Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2015
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XL,1 2015 La Querelle du Cid: la naissance de la politique culturelle frarn; aise au XVII e siede narr\f rilnck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Sommaire J örn S teigerwald Introduction : la Querelle du Cid ou la naissance de la politique culturelle française au XVII e -siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 l iliane P icciola Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid : les silences de la Querelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 J örn S teigerwald Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon . . . . 33 a ndrea g rewe Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes. Sur les dédicataires féminines du théâtre cornélien des années 1630 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 S arah n ancy « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde »-- Ce que le féminin dit du théâtre, et inversement . . . . . . . . 65 F abienne d etoc Chimène impudique ? Le statut éthique et esthétique de la pudeur féminine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 h endrik S chliePer Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue . . . . . . . . . . . . . . 93 J ean -y veS v ialleton L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux . . . . . . 103 S tePhanie b ung Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets . . 117 Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Introduction : la Querelle du Cid ou la naissance de la politique culturelle française au XVII e -siècle Jörn Steigerwald Université de Paderborn La Querelle du Cid marque un tournant décisif dans l’histoire de la littérature française. 1 Incitant la critique à prendre position par rapport au Cid de Corneille, elle contribue tout d’abord à la formulation des aspects centraux de la doctrine classique et jouit ainsi d’une influence notable sur l’esthétique et les genres littéraires de cette époque : 1° Elle sert de base à la réflexion sur les règles théâtrales, surtout sur les ‘trois unités’, mais aussi sur les concepts de la ‘vraisemblance’, de ‘l’utilité’, de la ‘bienséance’ et du ‘plaisir’. 2° Elle permet de problématiser la différence entre les genres mixtes, la tragi-comédie et la pastorale dramatique, et les genres purs, la tragédie et la comédie, et pose la première pierre de la doctrine classique qui vise aux formes pures. 3° Elle invite à réfléchir sur l’orientation de la tragédie vers l’histoire ou vers le fabuleux en général et à mettre la constitution du poème dramatique en relation avec celle du poème épique. Avec l’Énéide de Virgile, la discussion se réfère au modèle de la ‘roue de Virgile’, c’est-à-dire à son actualité et à ses possibilités. 2 4° De ce point de vue, la tragi-comédie du Cid est la pierre de touche qui fut nécessaire à l’établissement d’une tragédie réglée. Car ce furent ses défauts, mais aussi ses charmes qui donnèrent lieu à la querelle qui n’était, pour reprendre la formule de Chapelain, que la base d’une contestation des auteurs dramatiques dans leur orientation vers un idéal du théâtre français. 3 1 Cité d’après l’édition La Querelle du Cid (1337-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004. 2 Voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique [Aide-mémoire] », Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques, p.-172-223, surtout p.-187. 3 « Il seroit superflu de faire en ce lieu une longue déduction des innocentes & profitables querelles qu’on a veu naistre dans tout le Cercle des Sciences, entre 4 Jörn Steigerwald 5° C’est à travers la Querelle du Cid que le champ littéraire se constitue manifestement, car elle met en relation les stratégies d’écrivains avec l’émergence du public masculin et féminin et le rôle décisif de l’Académie française. Le pouvoir de la littérature se montre par la naissance de l’écrivain et par la fondation nouvelle de la rhétorique classique. Si l’on se focalise sur la politique menée par le régime absolutiste à l’égard de la littérature, son importance est également considérable, puisque l’intervention de Richelieu et de l’Académie française dans la Querelle consacrent une mainmise systématique (quoique non exempte de tensions) de la politique sur la littérature. 4 Mais la politique culturelle de Richelieu va plus loin : En 1634, il fonde l’Académie française et réunit en 1635 un groupe d’auteurs dramatiques nommé la ‘Société des Cinq Auteurs’, constitué de Boisrobert, L’Estoile, Rotrou, Colletet et Corneille. Ce faisant, Richelieu change visiblement l’orientation de la littérature, mais aussi de la culture française, si on compare la situation des années vingt avec celle des années trente. Marie de Médicis, qui s’exila en 1631, cultiva surtout les beaux-arts et commanda de nombreuses peintures à Guido Reni et Rubens, mais s’intéressa aussi à la littérature épique. 5 L’invitation du Cavalier Marin et la publication de son ‘épopée de paix’, L’Adone, en 1623 à Paris et à Venise, avec la lettre de Chapelain servant de ces rares hommes de l’Antiquité. Il suffira de dire que parmy les Modernes il s’en est esmeu de tres-favorables pour les Lettres, et que la Poésie seroit aujourd’huy bien moins parfaite qu’elle n’est, sans les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus célèbres Autheurs des derniers Temps. » Jean Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, dans La Querelle du Cid, p.-933. 4 Voir Jean Mesnard, La culture du XVII e -siècle, Paris, PUF, 1992, surtout le chapitre « Richelieu et le théâtre », p.- 168-181 ; Deborah Blocker/ Elie Haddad, « Protections et statut d’auteur à l’époque moderne : formes et enjeux des pratiques de patronage dans la querelle du Cid (1637) »,- French Historical Studies, 31, 3, 2008, p. 381-416, Deborah Blocker, « Theatrical identities and political devices : fashioning subjects through drama in the house of cardinal Richelieu (1635-1643) », Space and Self in Early Modern-European cultures, édité par David Warren Sabean/ Malina Stefanovska, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p.-112-133. 5 Voir p.ex. Sara Mamone, Paris et Florence, deux capitales du spectacle pour une reine : Marie de Médicis, Paris, Seuil, 1990 ; André Castelot, Maria de’ Medici - Un’italiana alla corte di Francia, Milano, Rizzoli, 1996 ; Jean-François Dubost, La France italienne, XVI e et XVII e - siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1998 ; Marc Fumaroli, Françoise Graziani et Francesco Solinas, Le ‘Siècle’ de Marie de Médicis, actes du séminaire de la chaire rhétorique et société en Europe (XVI e -XVII e - siècles) du Collège de France, Edizioni dell’Orso, 2003 ; Paola Pacht-Bassani (et al.), Marie de Médicis, un gouvernement par les arts, Paris, Somogy, 2004 et Benedetta Craveri, Amanti e Regine - Il potere delle donne, Milan, Adelphi, 2007. Introduction 5 préface à l’épopée, marqua un des points culminants de cette politique culturelle. 6 Richelieu, pour sa part, favorisa le théâtre et parraina la constitution d’un théâtre français au niveau des institutions, des auteurs et des pratiques théâtrales. Par là, il redirigea l’orientation culturelle française de l’Italie vers la France et exigea la fabrication de la culture française, ou plus simplement : d’un modèle culturel français qui se positionne non seulement dans le champ culturel, dominé jusqu’alors par le modèle italien et le modèle espagnol, mais qui sera le modèle hégémonique à venir. L’« édition critique intégrale » des documents de la Querelle de Jean Civardi (publiée en 2004) ainsi que les études de Georges Forestier, de Marc Fumaroli, d’Hélène Merlin, de Christian Jouhaud et d’Alain Viala, pour ne nommer que les plus connus, offrent une vue synoptique des discussions des contemporains de Corneille ainsi qu’un précis de la recherche actuelle sur le Cid. 7 Ces deux axes se concentrent sur les paradigmes de la doctrine classique qui se forment dans le sillage de la Querelle du Cid et par ce biais sur le champ littéraire naissant. Néanmoins, si on prend un peu de recul par rapport aux discussions de la Querelle du Cid, il se pose la question de savoir pourquoi cette querelle a eu lieu. Pour être plus précis, on peut se demander ce qui distingue la tragicomédie de Corneille de ses pièces ultérieures, mais aussi des drames de ses contemporains pour qu’ait pu éclater pour son Cid une querelle et non pas pour sa Médée, ni d’ailleurs pour la Sophonisbe de Mairet. La question se pose d’autant plus que la Sophonisbe de Corneille, elle, a plus tard déclenché une autre querelle menée par Donneau de Visé et l’abbé d’Aubignac. 8 Les Sentiments de l’Académie française compliquent encore une fois la situation, car Chapelain souligne que la Querelle du Cid s’inscrit dans la tradition des querelles qui a eu lieu en Italie : 6 Voir Deborah Blocker, Instituer un “art” : politiques du théâtre dans la France du premier XVII e - siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, et Jörn Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’“Adone“ du cavalier Marin », Littératures classiques 77 (2012), p.-281-295. 7 Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, surtout le chapitre « Condamner Corneille ? », p.- 112-117 ; Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, 1980 ; Hélène Merlin, Public et Littérature en France au XVII e - siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000 et Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985. 8 Voir Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac, édition critique par Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2014. 6 Jörn Steigerwald Il suffira de dire que parmy les Modernes il s’en est esmeu de tres-favorables pour les Lettres, et que la Poésie seroit aujourd’huy bien moins parfaite qu’elle n’est, sans les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus célèbres Autheurs des derniers Temps. En effect nous en avons la principale obligation aux agréables differens qu’ont produit la Hierusalem et le Pastor Fido, c’est à dire les Chef-d’œuvres des deux plus grands Poètes de de-là les Monts ; après lesquels peu de gens auroient bonne grâce de murmurer contre la Censure, et de s’offencer d’avoir une avanture pareille à la leur. 9 Si Chapelain se permet de mettre en relief la relation entre la Querelle de la Gerusalemme libarata, la Querelle du Pastor fido et la Querelle du Cid, on se demande à juste titre ce qu’il y a de nouveau dans la Querelle du Cid. Bernard Weinberg a souligné l’importance de cette question dans son étude classique sur le Literary Criticism in the Italian Renaissance : For it [i.e. the quarell over Guarini’s Pastor fido] the issues of this quarell, combines with its recency and freshness, that stimulated a birth of critical discussion in France before and after the publication of the Cid in 1636 [sic ! ]. The fact that it reopened all the questions pertinent to dramatic literature made it even more useful to the Frenchmen who, in the second quarter of the seventeenth century, were applying to tragedy and tragicomedy whatever they would find in the way of antecedent critical ideas. It is even possible that the documents of the Guarini quarrel were more influential in shaping dramatic theories during these years in France than the more elaborate and complete treatises of an earlier generation in Italy. 10 De ce point de vue, il semble qu’il y ait peu, sinon rien de nouveau dans la Querelle du Cid, à part le fait que cette querelle se déroule en France et non pas en Italie. L’étude de Weinberg, mais aussi celles de Deborah Blocker et de Laurence Giavarini 11 , me permettent de préciser la question de la nouveauté de la Querelle du Cid : 9 Chapelain, Sentiments, p.-933. 10 Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1961, chapitre XXI. The Quarrel over Guarini’s Pastor Fido, tome II, p.-1074. 11 Voir Deborah Blocker, « Jean Chapelain et les ‘lumières de Padoue’ : l’héritage italien dans les querelles françaises sur l’utilité du théâtre (1585-1640) », Littératures classiques, n°37, 1997, p.-97-116 ; idem, Costumi, virtù et onestà : la question des mœurs dans le Pastor Fido et sa querelle », Éthiques et formes littéraires à la Renaissance, actes de la journée d’études du Centre d’études Supérieures de la Renaissance de Tours, 19 avril 2002, édité par Bruno Méniel, Paris, Champion, 2005, p.- 133-152 et Laurence Gavarini, La Distance pastorale. Usages politiques de la représentation des bergers (XVI e -XVII e - siècles), Paris, Vrin, 2010 ; idem, « La Introduction 7 1° La Querelle du Pastor fido problématise la différence entre les genres mixtes d’un côté, la pastorale dramatique et la tragi-comédie, et les genres purs, la tragédie et la comédie, d’un autre côté. Ce fut le Tasse qui s’opposa à Guarini en optant pour les genres purs, car seuls ces derniers garantissent, selon le Tasse, l’observation nécessaire des règles de la ‘roue de Virgile’. 2° La discussion entre Guarini et De Nores vise à deux buts différents de la littérature, le premier plaidant pour le plaisir du lecteur ou du spectateur comme la plus grande vertu de l’œuvre d’art, tandis que le dernier considère l’utilité morale comme étant la plus grande valeur de la littérature. 3° La Querelle du Pastor fido permet de distinguer une approche poétique d’une approche rhétorique, car le concept de l’utilité de la littérature renvoie à la philosophie de Platon, la rhétorique de Cicéron et la politique d’Aristote, alors que ce dernier n’en parle pas dans sa Poétique, comme le souligne Guarini dans ses écrits. De ce point de vue, Scudéry s’inscrit dans la tradition rhétorique de la critique littéraire en analysant le Cid de Corneille, tandis que Chapelain essaie de mélanger la tradition rhétorique et la tradition poétique dans les Sentiments. 4° La Querelle se concentre sur les questions de la morale des actions et des personnages et sur le problème de la pudeur. De plus, ces questions renvoient à la querelle antérieure qui se déroula entre l’Arioste et le Tasse, à savoir entre l’Orlando furioso et la Gerusalemme liberata et la querelle postérieure de l’Adone du cavalier Marin. Il me semble au moins remarquable que toutes ces querelles aient eu lieu en Italie, et non pas en France, même si l’Adone fut publié à Paris en 1623 avec la lettre de Chapelain servant de préface. 12 5° Guarini souligne que les nouvelles formes mixtes comme la tragicomédie permettent d’établir des genres nouveaux qui s’intègrent parfaitement dans la poétique d’Aristote, même si ce dernier n’a rien écrit à ce sujet, car ils prennent une place qui était restée jusqu’alors libre. Ce faisant, il formule un argument cher à Chapelain, surtout dans sa Lettre querelle du Pastor Fido, un modèle pour les lettres françaises ? », Les Querelles dramatiques en France XVI e -XVIII e - siècles, actes du colloque de Reims (octobre 2006), édité par Emmanuelle Hénin, Louvain, Peeters, 2010, p.-25-39 ; voir aussi Il Compendio della poesia tragicomica [De la poésie tragi-comique] de Giambattista Guarini, introduction, traduction et notes par Laurence Giavarini, Paris, Champion, 2008. 12 Voir Weinberg, History of Literary Criticism, chapitre XIX, The Quarrel over Ariosto and Tasso et chapitre XX, the Quarrel over Ariosto and Tasso (Concluded), p. 954-1073 ; Jörn Steigerwald : « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et du Tasse », Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p.-233-259. 8 Jörn Steigerwald à M. Favereau, mais aussi dans les Sentiments. 13 Néanmoins, la doctrine classique préfère la tragédie à la tragi-comédie, même si elle élabore une conception de la littérature qui permet d’intégrer et de valider positivement les formes mixtes. 14 Je pourrais facilement continuer à discuter sur ce sujet en posant la question de savoir pourquoi il n’y a pas eu de Querelle de l’Astrée ou de L’Adone etc. Mais il me semble que ces questions nous emmèneraient trop loin de la discussion, qui se concentre sur la Querelle du Cid au sens propre, et qui s’approche probablement d’une manière problématique de celle-ci, ce qui est plus important. Bref, au lieu de poser la question de savoir qu’est-ce qui est nouveau dans la Querelle du Cid, il vaut mieux se demander si le contexte culturel, social et politique changea de manière radicale dans les années trente, de sorte que les textes de la Querelle du Cid reprendraient des notions clés et des concepts centraux des querelles italiennes du XVI e -siècle, en les adaptant à un contexte complètement différent et en changeant surtout leur signification. Notre réflexion se fonde par conséquent sur l’idée que la politique culturelle qui se fait jour lors de la Querelle du Cid s’articule autour des questions d’un intérêt primordial pour les contemporains de Corneille, alors reprises, voire peut-être même déclenchées, et discutées par l’intermédiaire du Cid. Il résulte de cette constellation, telle est la thèse qui guide notre réflexion et, par ce biais, la discussion de ce dossier, une configuration intégrant à la fois les domaines de la politique de la famille, de la relation entre les sexes et de la politique littéraire, qui, à son tour, sert de base à des débats ultérieurs et prolonge de la sorte la politique culturelle amorcée par la Querelle du Cid. Dans cette optique, il est possible de replacer la césure marquée par la Querelle du Cid dans son contexte culturel et historique et peut-être même de voir dans les discussions d’ordre littéraire et culturel développées dans la Querelle le moment initiateur d’un ‘siècle des querelles’. 15 13 Voir Steigerwald : La galanterie des dieux antiques. 14 Pour donner un exemple : Jean-François Sarasin nomme la tragi-comédie L’Amour tyrannique dans son Discours de la tragédie une ‘tragédie’ et met en relief pourquoi cette tragédie sert de modèle aux dramaturges contemporains : « Auparauant que de commencer à juger de ceste Tragedie, (c’est ainsi que nous l’appellerons & non pas Tragi-Comedie, pour les raisons que nous en apporterons en leur lieu) il faut voir quelle est la fin & l’vsage que se proposent ces Poëmes ; & ce que le Philosophe que nous suiuons en a enseigné. » Voir Sillac d’Arbois [i.e. Jean- François Sarasin], « Discours de la tragédie ou Remarques sur l’Amour tyrannique de Monsieur de Scudery », Georges de Scudéry, L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, p.-2. 15 Pour ne donner qu’un exemple classique : La Querelle du Cid va de pair avec la première étape de la Querelle sur la moralité du théâtre. Voir Marc Fumaroli, « La Introduction 9 1° La politique de la famille, des sexes et de la littérature qui apparaît avec le Cid et la Querelle peut être esquissée de la manière suivante : Le Cid de Corneille s’organise autour d’un conflit qui oppose une génération d’enfants à celle de ses pères, et qui remet en question leur qualité de modèle, voire même leur autorité (avec Don Gomès, Don Diègue et Don Fernand d’un côté et Rodrigue, Chimène et l’Infante de l’autre). Une analyse de cette confrontation et de ses répercussions dans la Querelle nous offre une idée de ce que les contemporains de Corneille entendaient par les concepts de ‘famille’ et de ‘maison’, ou par des concepts rivaux de ‘famille’ et de ‘maison’. 16 Pour être plus précis, la transformation d’une ‘maison fermée’ en une ‘maison ouverte’, qui s’est produite au cours de ces années, va de pair avec une problématisation de l’autorité du père et, ce qui est plus important encore, avec une nouvelle conception de l’espace social et concret de la maison. 17 Les années trente révèlent le conflit entre deux concepts de la maison qui coexistent jusqu’à la fin des années soixante sinon soixantedix : Les deux maisons d’Arnolphe dans la comédie L’École des femmes de Molière est probablement l’exemple le plus connu de cette cohabitation de la famille, voire de la maison. 18 Pour donner un exemple contemporain du Cid : Catherine de Vivonne fit reconstruire l’architecture de l’hôtel de son père, à savoir l’Hôtel de Rambouillet, pour avoir des salles plus adaptées aux réceptions. Ainsi, elle querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », RHLF, nov.-déc. 1970, p.- 1007-1030 ; idem, « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtre” en France de Corneille à Molière », idem, Héros et orateurs, rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990, p.-449-491 et Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997. 16 Voir Jack Goody, The Development of the Family and Marriage in Europe. Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Jean-Louis Flandrin, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ; The History of the European Family, dir. David I. Kertzer and Mario Barbagli, Vol. I, Family Life in Early Modern Times, 1500-1789, New Haven, Yale University Press, 2001. 17 Voir pour le contexte socio-historique Julie Hardwick, The Practice of Patriarchy. Gender and the Politics of Household Authority in Early Modern France, University Park, PA, Pennsylvania State University Press, 1998 ; pour la transformation architecturale de la maison voir Alexandre Gady, Les Hôtels particuliers de Paris du Moyen Âge à la Belle Époque, Paris, Parigramme, 2008, idem, « Distribution de l’hôtel particulier parisien », in Les Hôtels de Guénégaud et de Mongelas : rendez-vous de chasse des Sommer au Marais, dir. A. Gady et Jean-Pierre Jouve, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006, p.-271-283. 18 Voir Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’école des maris, L’école des femmes, La critique de l’école des femmes) », Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p.-337-361. 10 Jörn Steigerwald changea radicalement la conception de la maison, et conçut une maison qui n’intègre pas seulement et pour une des premières fois en France l’interaction des sexes dans des espaces privés, mais aussi une maison qui se distingue par l’échange entre les maisons et par la réunion de personnes d’autres maisons dans son hôtel. Le Cid de Corneille se base sur le même ordre domestique : Le fait que Chimène reçoive Rodrigue dans la maison de son Père dans la première scène du troisième acte présuppose la possibilité spatiale et architecturale de le faire honnêtement, à savoir l’existence de pièces dans la maison qui servent à recevoir des hôtes de l’autre sexe, sans que leur présence ne choque les mœurs ni compromette l’honneur de la famille. La critique de cette scène de la part de Georges de Scudéry souligne en même temps l’existence d’une maison ouverte et le problème de l’autorité traditionnelle du père dans cette maison nouvellement ouverte, le vrai scandale consistant en la réception de Rodrigue après le duel mortel avec le père de Chimène. Il s’agira alors d’examiner dans quelle mesure la crise d’autorité représentée par ce conflit de générations est à mettre en relation avec le changement profond que subit la famille française aux environs de 1630, et qui se définit non seulement par une restructuration de la maison, de l’« oikos », mais aussi par l’émergence d’un nouveau modèle de famille. La Querelle du Cid se concentre sur l’attitude et le comportement de Chimène et de Rodrigue avant et surtout après le duel entre Don Gomès et ce dernier, c’est-à-dire sur les devoirs des enfants envers leurs pères et à travers cela envers leurs familles. Toutefois, en critiquant les actions morales des enfants (Chimène et Rodrigue), Georges de Scudéry et d’autres produisent un double effet rétrograde, puisqu’ils mettent en relief d’un côté que leurs attitudes doivent être considérées plus précisément comme une réaction des enfants vis-à-vis des actions de leurs pères qui provoquent le conflit entre les deux familles et, par ce biais, le duel. D’un autre côté, la critique, parfois violente, des actions des enfants, plus particulièrement de Chimène, va de pair avec le silence complet envers le comportement des pères. Ce mutisme est au moins remarquable, car selon la tradition de la maison, de ‘l’oikos’, ce sont les pères qui sont responsables de l’estime et du prestige de la famille. Dans le Cid, par contre, Don Diègue et Don Gomès n’acceptent pas seulement la ruine de leur famille en insistant sur le fait que seul le duel puisse garantir leur honneur, mais ils accordent aussi plus de valeur à leur personne qu’à leur maison et s’opposent en cela aux lois de la famille qu’ils doivent garantir en tant que père de famille. La critique de Chimène et de Rodrigue met par conséquent sous les yeux un tabou du père qui se trouve au centre de la Querelle de Cid et qui organise la querelle sur la moralité du Cid. A cela s’ajoute le fait que la discussion sur les ‘trois unités’, surtout sur ‘l’unité de lieu’, se produit sur l’arrière-plan d’un changement fondamental Introduction 11 de la maison qui sert dès le Cid de cadre pour les tragédies. Racine privilégie plus tard le cabinet en tant qu’espace concret et symbolique de la tragédie, tandis que Corneille met en scène la tragédie Horace dans « une salle de la maison d’Horace » juste après la Querelle du Cid. 19 Néanmoins, il reste à savoir si la salle de la maison d’Horace garantit l’unité de lieu ou si, par contre, elle ne met pas en relief le fait que l’unité de lieu n’est qu’une notion traditionnelle impropre au théâtre de la première société de ‘la cour et la ville’ qui se base sur le modèle de la ‘maison ouverte’. 2° L’analyse de ces paramètres familiaux engage à son tour une réflexion sur la relation entre les deux sexes dans la pièce de Corneille. C’est tout particulièrement à la fin du Cid que ce sujet se dessine, lorsque Chimène demande grâce au Roi afin qu’il repousse l’échéance de son mariage avec Rodrigue. Devant assumer à la fois le rôle de fille, de dame de la Cour, de femme et d’(ancienne) amante de Rodrigue, elle montre qu’elle ne peut que repousser et non pas résoudre cette situation dans laquelle elle est enchevêtrée. Cette situation se caractérise plus concrètement par la cohabitation des trois amours qui vont de pair avec trois devoirs : Chimène doit un amour parental à son père, un amour souverain à son roi et un amour profane à son amant, sauf que la hiérarchie traditionnelle qui privilège l’amour souverain, puis l’amour parental et finalement l’amour profane, sur lequel insiste encore Georges de Scudéry, ne lui sert plus d’orientation. La poésie d’amour, les pastorales et les poèmes de paix inclus, visent dès le début du XVII e -siècle à une configuration de l’amour qui combine l’amour sacré aux deux amours profanes, à savoir l’amour souverain et l’amour profane des amants et sert ainsi de base à la galanterie française qui est justement en train de s’établir. 20 Ce qui est important dans le cas du Cid et de la Querelle du Cid, c’est que l’amour parental n’est pas exclu de la galanterie, même s’il n’y prend pas une place importante. La majorité des protagonistes féminines de l’esthétique galante se constitue de jeunes veuves et de jeunes orphelines, mais non pas de jeunes filles en général - je rappelle seulement les personnages de Clélie de Madeleine de Scudéry, d’Agnès de Molière et de la Princesse de Clève de Mme de La Fayette. 21 19 Pierre Corneille, Horace, Œuvres complètes I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, p.-844. 20 Voir Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs : La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118, 3 (2008), p.- 237-257 et idem, « Les arts et l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 69 (2009), p. 53-63. 21 Clélie est une des exceptions remarquables à cette règle dans la Clélie, qui oppose la protagoniste féminine à beaucoup d’autres personnes féminines du roman. 12 Jörn Steigerwald La violence des réactions des critiques face au comportement de Chimène et d’autres protagonistes, qu’ils n’hésitèrent pas à qualifier d’amoral et de contre-nature, indiquent que la relation entre les deux sexes, mais aussi la morale et l’identité sexuelle sont partie intégrante d’un processus de transformation de la société. Cette évolution a pour conséquence la recherche de nouvelles formes d’identité sexuelle, discutées dans la Querelle du Cid à l’exemple concret de la ‘femme’ (Chimène), de l’amant et du héros (Rodrigue) ainsi que du souverain (Don Fernand). 3° En focalisant la relation entre littérature et politique, on remarque que la Querelle du Cid réunit les domaines du public, du théâtre et de la poétique. Cette constellation conduit à des questions concrètes touchant à la moralité qui, déjà débattues dans le Cid (à l’exemple du mariage ou de l’honneur), sont reprises et deviennent des points de discorde centraux de la Querelle. Dans cette perspective politico-littéraire, il faudra se demander si la Querelle du Cid est à mettre en rapport avec d’autres querelles, telle que la Querelle de la moralité du théâtre, ou, si l’on se penche sur des questions de transfert culturel, avec les discussions engagées dans la Querelle des Suppositi qui analysent l’importance des modèles italien et espagnol et jouent un rôle décisif dans la constitution d’un modèle culturel français. 22 Partant de là, les différents textes qui trouvent leur origine au sein de la Querelle se laissent systématiser avec plus de précision : outre les écrits rédigés à des fins poétiques et poétologiques, c’est-à-dire ceux axés sur les problèmes posés par la vraisemblance et la bienséance, ou, en d’autres termes, ceux qui s’intéressent à la relation entre moralité et genre, on trouve également des textes à caractère « poiétologique ». Ces derniers sont le résultat d’une pratique artistique guidée par la théorie, tels que les pièces de certains protagonistes de la Querelle, pièces qui ne sont qu’une réaction productive aux critiques développées lors des débats. C’est par exemple le cas de Georges de Scudéry qui, en ajoutant à la critique explicite qu’il expose dans ses Observations sa tragédie Didon, un contre-modèle au Cid de Corneille, participe à la Querelle à un niveau à la fois poétologique et « poiétologique ». A cela s’ajoutent les pièces dramatiques au sens strict du mot. D’après mes connaissances, les études sur la Querelle du Cid se concentrent surtout sur les textes poétiques et ne prennent pas en considération les poèmes dramatiques - à l’exemple connu d’Horace de Corneille. Partant des Observations de Scudéry, qui cite plusieurs drames contemporains pour les opposer au Cid, on se demande si les auteurs s’orientent vers un modèle semblable 22 Jörn Steigerwald, “La querelle des Suppositi de l’Arioste”, Littératures classiques 81 (2013), p.-173-183. Introduction 13 au drame ou, par contre, s’ils expérimentent avec des modèles différents de la tragédie, voire de la tragi-comédie. Le conflit familial et domestique qui domine le Cid de Corneille, mais aussi la Didon et surtout L’Amour tyrannique de Scudéry et d’autres pièces de ces années, mène à la question de savoir si on peut parler d’une ‘tragédie de famille’ qui a émergé dans les années trente ou s’il y a d’autres approches qui permettent de saisir la conception de ces pièces. Cette question se pose d’autant plus si on considère le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin, autorisé par l’Académie française et publié en 1639 dans la première édition de L’Amour tyrannique de Scudéry, qui souligne que seuls les conflits familiaux peuvent toucher le spectateur : […] c’est à dire, il n’y a que les Maris, les Femmes, les Beaux-peres, les Beaux-freres, les Belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence : il n’y a que ceux que le sang & l’amitié ioignent, dont les mal-heurs nous donnent de la terreur & de la pitié. 23 A cela s’ajoute la question de savoir comment les auteurs dramatiques réagirent à la Querelle du Cid en ce qui concerne leurs propres pièces de théâtre. Pour être plus précis : Suivirent-ils tous strictement les règles nouvellement établies par l’Académie française, ces règles formaient-elles un cadre au sein duquel les auteurs dramatiques pouvaient s’orienter ou n’étaient-elles simplement des règles théoriques à des lieues de la pratique théâtrale de l’époque ? Finalement, il faudrait se demander si l’analogie entre le poème dramatique et le poème épique de la Querelle du Cid eut aussi des répercussions sur la production et surtout sur la conception des œuvres épiques voire romanesques. Les exemples de Georges de Scudéry ainsi que de Jean Chapelain invitent en outre à réfléchir sur l’influence que la Querelle du Cid a exercée sur l’esthétique galante. Il s’agira alors d’examiner dans quelle mesure la structure argumentative de la Querelle du Cid pourra avoir servi de base à des querelles postérieures, pour autant que celles-ci s’organisent autour des champs d’analyse introduits cidessus (pensons par exemple à la Querelle de l’Ecole des Femmes), mais aussi de poser la question de savoir, déjà chère à Guarini et au cavalier Marin, si la poétique et l’esthétique servirent de base à la production de meilleures pièces de théâtre, comme le réclame Jean Chapelain dans Les sentiments de l’Académie française, ou s’ile n’intéressèrent que les théoriciens, c’est-à-dire de simples critiques argumentant en dehors de toute pratique esthétique. Le silence de dramaturges comme Mairet, Rotrou ou Tristan l’Hermite me semble à cet égard remarquable. 23 Sarasin, Discours de la tragédie, p.-19. 14 Jörn Steigerwald Toutes ces questions - et il y en a beaucoup d’autres - montrent que la Querelle du Cid n’est pas du tout un champ de recherche sans actualité, mais qu’elle désigne plutôt une configuration de la politique culturelle qui vise à la politique de la famille, des sexes et du public et qui se trouve face à de nombreuses interrogations dont l’intérêt, même ou surtout aujourd’hui, reste majeur. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid : les silences de la Querelle Liliane Picciola Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense Parmi les reproches adressés au Cid par Mairet, ou l’un de ses défenseurs, sans doute le jeune Scarron, figurait celui d’une ignorance de l’histoire. Il n’avait pas tort lorsque, dans une Apologie pour Monsieur Mairet contre les calomnies du Sieur Corneille de Rouen- , il reprochait à Corneille d’avoir situé le siège de la Cour de Castille à Séville : « Si vous eussiez puisé votre sujet dans sa source, vous auriez vu que Séville était sous la domination d’un roi maure, nommé Almuncamuz et qu’elle ne fut soumise au Sceptre de Castille que sous le règne de Fernand ou Ferdinand Troisième quelques cent cinquante ou soixante ans après la mort de votre Roi Fernand 1 […] »). En fait, Corneille ne semble pas avoir fait preuve de désinvolture à l’égard de l’Histoire. Certains aspects du texte de sa tragi-comédie sont visiblement inspirés de la Historia general de España du Jésuite Mariana 2 ; d’autre part, dans l’Avertissement qui précéda Le Cid devenu tragédie dans l’édition de 1648, outre à Mariana, il se réfère sans le nommer à un historien français-auteur de l’Histoire générale d’Espagne : il s’agit de Turquet de Mayerne 3 . Pour ce qui est de Séville, dans l’Examen de 1660, il affirme savoir que « Don Fernand n’en a jamais été le maître » et qu’il « a été obligé à cette fal- 1 Lettre datée du 30 septembre 1637 et écrite de Belin. Armand Gasté la donne dans La Querelle du Cid, Pièces et pamphlets d’après les originaux, Paris, Welter, 1898, p.-329-330. 2 L’ouvrage parut d’abord en langue latine, en 1591, puis en langue espagnole dix ans plus tard, les deux versions ayant été rééditées en 1623. 3 Présenté dans l’Avertissement précédant Le Cid dans l’édition collective de 1648 comme « Celui qui a composé l’histoire d’Espagne en français » et « qui l’a notée [Chimène] de s’être tôt dans son livre de s’être tôt et aisément consolée de la mort de son père ». Cette précision sur une manchette du texte afférant à Chimène permet d’identifier l’auteur et l’ouvrage. L’Histoire de Turquet de Mayerne était gigantesque : elle compta d’abord vingt-sept livres, le début ayant été publié à Lyon en 1587 ; une nouvelle édition augmentée, de trente livres, parut en 1608 à Paris, chez Langelier, encore grossie en 1635 de six nouveaux livres chez Thiboust. L’histoire du Cid figurait déjà dans la première édition. 16 Liliane Picciola sification pour former quelque vraisemblance à la descente des Mores dont l’armée ne pouvait descendre si vite par terre que par eau ». Mais est-ce la seule raison pour laquelle il a commis cette entorse consciente à l’histoire ? En fait, nous estimons que Corneille a subrepticement déplacé dans le temps bien des aspects de l’histoire du Cid afin de la rendre plus agréable et plus intéressante pour ses contemporains. Une remarque de Don Fernand corrobore tous ce que disaient les voyageurs du XVII e - siècle : l’Andalousie n’est pas vraiment l’Espagne. Écoutons-le prononcer les vers 621-624 : Et ce pays si beau que j’ai conquis sur eux Réveille à tous moments leurs desseins généreux : C’est l’unique raison qui m’a fait dans Séville Placer depuis dix ans le trône de Castille. Les récentes lettres de Voiture, qui passa un an en Espagne (1633) à la demande, peu patriotique, de Gaston d’Orléans, présentent cette région comme un jardin, comme le pays d’une haute civilisation, celui de la poésie et des amours raffinées, ce qu’on appelle aujourd’hui la fin amor. En fait, deux périodes se confrontent dans Le Cid : l’ère médiévale, incarnée par Don Gormas et Don Diègue, l’ère moderne incarnée par Rodrigue, Chimène et, assez largement, par le roi Don Fernand. Les détracteurs de la pièce ont peu pris garde à cette combinaison, voire cette confrontation, de deux époques, et n’y ont évidemment pas prêté sens. On a pourtant globalement affaire à un adoucissement des mœurs peintes dans la comedia. Cet adoucissement nous paraît être passé par la manifestation, peu remarquée à l’époque, d’un conflit entre deux générations. Il passe aussi par la présence, parfois subtile, de marques d’affection insolites alors et par le ménagement d’un plus grand espace dévolu au for intérieur. Enfin, la tragi-comédie offre un dénouement en demi-teinte : la fin heureuse, loi du genre, mais qui, dans la comedia, paraît relever de pratiques dépourvues de délicatesse, mais peut-être pas si anciennes, cède la place à un espoir incertain, car la relation Rodrigue / Chimène recèle une éternelle fêlure ; on ne semble pas l’avoir perçue lors de la tempête de la Querelle du Cid bien qu’elle ouvrît la voie à une désignation ultérieure de la pièce comme tragédie, et qu’elle révélât une réticence à la toute-puissance du souverain sur les individus. La fracture générationnelle Parmi les indignations qui s’exprimèrent devant bien des aspects de la pièce, en 1637, le v. 996, prononcé par Rodrigue, n’a pas été commenté : « Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! ». Il formule cependant un reproche, marquent après l’effort hautement solidaire de Rodrigue, Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 17 une contestation des exigences paternelles, celles du monde du Comte et de Don Diègue, et d’une certaine conception des relations humaines. Rodrigue sous-entend qu’il existait une solution pour Don Diègue, celle que Chimène, qui ne dispose pas d’épée, adopte : recourir au Roi. C’est, au reste, ce que prouve la démarche de ce dernier, qui entend, par son autorité, contraindre le Comte à présenter des excuses à Don Diègue. Du côté du Comte, l’humilité et l’obéissance auraient voulu qu’il revînt sur son premier mouvement et qu’il ne manquât pas de présenter des excuses au Roi. L’un et l’autre ont réagi en féodaux, comme s’ils se souciaient peu de l’autorité supérieure susceptible d’intervenir dans leur conflit pour le régler et l’apaiser. La phrase amère de Rodrigue n’a pas son équivalent dans la scène où Rodrigo surgit chez Ximena. Elle se trouve peser plus lourd encore lorsque l’on constate que le héros français qui affirme, certes, qu’il doit tout à son père, ne considère rien en amont de cette filiation. Malgré les affirmations de Scudéry qui écrit « Le Cid est une Comédie Espagnole, dont presque tout l’ordre, Scène pour Scène, et toutes les pensées de la Française sont tirées », la manière dont Rodrigo pensait sa place dans la famille n’était pas du tout la même dans Las Mocedades del Cid. Corneille a pratiquement transformé en devoir affectif ce qui était devoir ontologique chez Guillén de Castro. Contre huit occurrences du mot père dans les stances - si toutefois on épargne les sonorités du verbe « perdre », dont un psychanalyste se régalerait- -, on trouve une occurrence du mot « maison », au v. 336 (qui a évidemment le sens de « race », terme que l’on trouve dans la bouche de Don Diègue, aux v. 221-222 : « Achève, et prends ma vie après un tel affront, / Le premier dont ma race ait vu rougir son nom »). Cette « race », on peut, tout compte fait, la trouver bien discrète dans Le Cid. Don Diègue lui-même, dans son monologue, ne parle que de ses propres exploits. Chez l’auteur espagnol, quand le vieux guerrier s’adresse à son épée, c’est pour reconnaître celle que son ancêtre Mudarra a portée : « De Mudarra tu es le vengeur 4 ». Il s’agit d’un nom célèbre dans le romancero (La Légende des sept infants de Lara) et dans le théâtre espagnol car Lope de Vega lui a consacré une magnifique comedia, mais qui n’entretient avec le Diego Lainez historique qu’un rapport poétique imaginé par Guillén de Castro. Les blessures infligées par l’épée de Mudarra, comme le rappelle Diego Lainez qui en a hérité après plusieurs générations, « ont vengé le meurtre de sept vies 5 » : c’est l’épée consacrée à la vengeance. Lorsqu’il demande à Rodrigo de venger son affront, Diego Lainez commence par louer le sang qui bouillonne dans ses veines et déclare 4 « De Mudarra el vengador / eres » (v. 382-383). Nous suivons l’édition de Las Mocedades del Cid procurée par Víctor Said Armesto, (Madrid, Espasa-Calpe, 1975), que nous traduisons nous-même. 5 « La muerte de siete vidas » (v. 386). 18 Liliane Picciola y reconnaître celui de son propre père, Laín Calvo (un des grands juges de la Castille), et celui de Nuño (il s’agit là de son oncle, donc du grand-oncle du Cid), qui avait, par un acte de bravoure extraordinaire, enlevé la place-forte de Maya. Ces hauts faits ne sont pas rappelés mais le nom seul des ancêtres valait récit dans la mémoire collective des Espagnols. Une fois seul, dans le monologue qui a inspiré les stances, Rodrigo lui-même se réfère au « sang de Laín Calvo » (v. 537), son grand-père, insulté par le geste du Comte. Par deux fois, il répète le nom de Mudarra quand, afin de s’encourager pour son premier combat, il saisit cette épée qui lui vient de son prétendu ancêtre : « Je me ceindrai de cette épée bien vieille / de Mudarra le Castillan 6 ») ; et il se perçoit, en la ceignant, comme un « autre Mudarra » (v. 571). En quelque sorte, son être se confond avec des figures qui appartiennent aux trois générations précédentes (on estime que c’est vers 990 que les frères Lara furent vengés par leur demi-frère devenu chevalier). Ce sont eux qui lui constituent une personnalité morale : il perpétue ce qu’ils furent. Aussi cette discrétion de la référence aux ancêtres dans la pièce française fait que le lien qui unit Rodrigue à son père est plus individualisé que celui qui existe entre Diego Lainez et Rodrigo. Soulager Rodrigue d’un peu du poids écrasant de ses ancêtres, c’était aussi lui accorder le droit d’être différent de son père, peut-être d’aspirer à l’intervention de la justice royale et non à la vengeance individuelle, c’était le rendre plus libre. Toutefois, l’ère n’était pas à la libération des fils. Au contraire l’autorité paternelle n’avait fait que se renforcer aux XVI e et XVII e -siècles, par des droits sur la personne des enfants et sur ses biens ; en pays de droit romain, ils se prolongeaient même au-delà de son mariage : les acquisitions faites par le fils revenaient au père ; il lui était très difficile d’emprunter sans autorisation paternelle. En pays de droit coutumier, au nord de la France, les droits du père s’arrêtaient toutefois au moment du mariage du fils et, même en l’absence de mariage, il existait une majorité émancipatrice, la plupart du temps à vingt-cinq ans ; le fils mineur pouvait posséder un patrimoine même si le père en conservait l’administration et la perception d’une part des revenus. On observait une évolution de toutes les régions françaises dans ce sens. En revanche, partout le pouvoir des pères sur la personne même des fils allait croissant, et incluait notamment celui « de châtier et incarcérer son fils d’autorité privée ». Le poids moral du père était donc écrasant. Dans Le Cid, Don Diègue fait acte d’autorité auprès de son fils, il se montre intraitable. Rédigeant les Sentiments de l’Académie, Chapelain estime d’une manière assez curieuse que Rodrigue est allé au-delà des souhaits de son père : « Il ne lui suffit pas de vouloir vaincre le Comte, pour venger l’affront fait à sa race, il agit encore comme ayant dessein de lui ôter la vie 6 « Llevaré esta espada vieja / de Mudarra el Castellano » (v. 562-563). Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 19 bien que sa mort ne fût pas nécessaire pour sa satisfaction ». Chapelain et ses collègues lisaient-il mal ? Rodrigue n’avait guère, en obéissant à Don Diègue, de possibilité d’éviter de tuer le père de Chimène. L’ordre prêté par Corneille au vieux père était formel : « Meurs ou tue » (v. 277). Autrement dit, il demandait un duel jusqu’au dernier sang. Chapelain souligne la clarté du choix de Rodrigue en écrivant : « Dans son transport il fait des choses qu’il n’était pas obligé de faire et cesse d’être Amant pour être seulement homme d’honneur ». Et aussitôt d’enchaîner sur Chimène qui, elle, aurait agi au-dessous de son devoir. Chapelain, dans le sillage de Scudéry, nous semble développer ici, sans l’expliciter, l’idée aristotélicienne si souvent reprise de l’opposition entre l’homme et la femme : Aristote, qu’on lit toujours beaucoup au XVII e - siècle, assurait : « la femme a plus de passion et moins de raison que l’homme », l’affirmant aussi « plus dépourvue de vergogne » que le mâle 7 . L’idée fut reprise par Bodin dans sa République 8 ; on la retrouve aussi sous une autre forme dans le Testament politique de Richelieu. On peut en effet y lire que les femmes étant « paresseuses et peu secrètes », d’où « peu propres au gouvernement », étant de surcroît « fort sujettes à leurs passions et, par conséquent, peu susceptibles de raison et de justice, ce seul principe les exclut de toute administration publique 9 ». Cette perception de Rodrigue comme d’un être sachant faire parler en lui devoir et raison par la voie de la délibération paraît avoir empêché de mesurer et de commenter d’une part les distances qu’il prend avec son père, d’autre part la ressemblance qu’il présente avec Chimène, qui pourtant ne délibère même pas avant d’assumer son devoir en réclamant au Roi la tête du coupable. Sans doute cette opposition artificielle entre le héros 10 et l’héroïne était-elle facilitée par certains comportements prêtés à Chimène : ses pleurs abondants, son évanouissement, sa colère désespérée contre Don Sanche, tous traits qu’un Marin Cureau de la Chambre estimait caractériser le tempérament féminin 11 . Scudéry remarque bien que Chimène s’exprime 7 Histoire des animaux, 608a24-b15, trad. Janine Bertier, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1994, repris dans Le-Grand Propriétaire, d’Aristote également (De proprietatibus rerum). Voir Marie-Claude Malenfat, Argumentaires de l’une et l’autre espèce de femme. 1500-1550, Presses de l’Université Laval, 2003). 8 Les Six livres de la République, Paris, Jacques Dupuis, 1576. 9 Publié pour la première fois à Amsterdam, chez Henry Desbordes en 1688. Dans l’édition procurée par Louis André (Paris, Robert Laffont, 1947), p.-328. 10 On notera toutefois que Chapelain parle de « transport » pour évoquer le ressentiment éprouvé par Rodrigue. 11 « […] les femmes et les enfants et toutes les personnes faibles sont si tendres aux larmes […] parce qu’ils veulent faire connaître leur faiblesse et le besoin qu’ils ont du secours d’autrui » (Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, Rocolet, 1640, tome 1, p.-2). 20 Liliane Picciola comme Rodrigue, mais au lieu de chercher le sens dans cette similitude, il y voit la preuve d’une facilité et d’une inadaptation de l’écriture. Scudéry, les Académiciens et même les défenseurs de Corneille se sont bien gardés d’apprécier d’importantes modifications opérées par l’auteur dans son adaptation de la pièce espagnole. En particulier, les vers de la scène 6 de l’acte III, sans équivalents dans la comedia, dans lesquels Rodrigue refuse de partager la joie de son père et réclame le droit de soupirer, ont été passés sous silence. Or le héros formule à l’égard de Don Diègue de vrais reproches, et devant lui cette fois. Dans la comedia c’est le père qui estime que son fils, par sa victoire, lui a rendu l’être qu’il lui avait donné : « Tu m’as bien payé l’être dont tu m’es obligé 12 ». Dans Le Cid, c’est Rodrigue qui fait remarquer qu’il a remboursé sa dette : « Ce que je vous devais, je vous l’ai bien rendu » (v. 1062). On notera combien la métaphore financière est adaptée aux droits des pères sur les fils que nous évoquions plus haut… Elle n’est pas exempte d’une certaine rudesse. Rodrigue s’exprime comme si le meurtre du Comte l’avait émancipé, comme si plus rien désormais ne le liait à son père. Il ose même mettre en avant sa propre personne, comme si elle lui appartenait désormais : l’expression « J’ose satisfaire à moi-même après vous » résonne comme un cri de révolte mais cette affirmation de son autonomie, paraît aussi enterrer son père de manière un peu précoce. Don Diègue est très vieux et ne peut plus livrer le moindre combat, même pour y être battu… Corneille, de surcroît, fait monter la tension entre les deux hommes quand Don Diègue évoque la perte de Chimène avec désinvolture : il n’était en rien question de Ximena dans les retrouvailles du père et du fils espagnols, nettement plus joyeuses. Corneille a donc voulu ici signifier quelque chose. Et le jeune homme de donner à son père une véritable leçon de comportement moderne, toute imprégnée de l’idéal de l’honnête homme et des personnages de L’Astrée ; il s’exprime même alors en sentences. Elles expriment une défense du sentiment amoureux que niait la prépondérance de l’autorité paternelle dans les affaires matrimoniales alors qu’elle fut justement et de plus en plus renforcée au XVII e -siècle. Ce qui renforce la perception de cette fracture entre le père et le fils, c’est le comportement symétrique prêté à Chimène, mutatis mutandis. Ayant appris le soufflet donné par son père, elle exprime d’emblée sa révolte devant l’Infante : « Maudite ambition, détestable manie, / Dont les plus généreux souffrent la tyrannie ». Il ne nous semble pas que les paroles prêtées à la jeune fille, elles aussi sans équivalent dans la comedia, la montrent préoccupée par sa seule passion. Ses propos et ceux de Rodrigue se renforcent mutuellement, dans leur prise de distance d’avec la génération précédente, même lorsque les deux amants ne se trouvent pas ensemble. 12 « Bien me pagaste el ser que me debiste » (v. 1238). Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 21 Dans les vers cités, le terme d’ambition nous paraît intéressant car, surtout depuis le succès du Prince de Machiavel, on le percevait comme lié au développement d’un pouvoir royal organisé, d’une Cour dans laquelle se distribuaient charges et honneurs. Or la rencontre de ce sentiment avec des pratiques guerrières médiévales, ainsi que l’exacerbation du moi et l’absence d’humilité qu’elles supposent, produisent des effets particulièrement désastreux. Scudéry n’a pas de mots assez sévères pour reprocher à Chimène sa compréhension à l’égard de Rodrigue s’il attentait à la vie de son père : « Comme quoi peut-il excuser ce vers où cette dénaturée s’écrie, parlant de Rodrigue, “ Souffrir un tel affront étant né gentilhomme 13 ” ? ». On ne sait pourquoi il voit une apologie de la vengeance dans le constat désabusé et pessimiste que fait l’héroïne, entrant dans les réactions des nobles de son temps : « Les accommodements ne font rien en ce point / Ces affronts à l’honneur ne se réparent point 14 » (v. 469-470) ; il lui refuse la lucidité dont elle fait preuve quand elle ajoute - Scudéry ne cite pas ces propos trop justes des vers 472-474 qui terminent pourtant la même tirade - : Si l’on guérit le mal, ce n’est qu’en apparence, La haine que les cœurs conservent au-dedans Nourrit des feux cachés mais d’autant plus ardents. Les termes qu’emploie Chimène alors annoncent ceux de l’héroïne éponyme de Rodogune : « La haine entre les Grands se calme rarement / La paix n’y sert souvent que d’un amusement 15 ». En fait, Scudéry refuse à Chimène toute forme de pensée. Quand elle incrimine ambition et manie, elle n’impute pas directement ces défauts à la conduite paternelle mais elle se réfère bien au Comte un peu plus loin avec l’expression « je connais mon père ». Sans doute l’approche que Scudéry avait faite du Comte, en l’assimilant à un Capitaine ridicule, n’est-elle pas pour rien dans sa cécité. Malgré la solidarité manifestée par Chimène à son père quand elle dépose sa plainte devant le roi, le refus profond des méthodes paternelles réapparaît bien vite : dès avant la visite de Rodrigue, dans la scène 2 d’acte III, elle écarte la proposition de Don Sanche, qui se met à parler le langage des pères, quand il lui promet « de sanglantes victimes », qu’il irait provoquer de son épée. Elle dit préférer s’en remettre à la justice du roi, qu’elle a déjà sollicité. Il nous semble qu’elle pas motivée par le seul respect d’un premier 13 Observations sur Le Cid. Ensemble l’Excuse à Ariste et le Rondeau, Paris, aux dépens de l’auteur, 1637, p.-29. 14 Ibidem, p.-28-29. 15 Vers 313-314, dans l’édition de Georges Couton (Corneille, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), établie d’après le texte princeps, p.-215. 22 Liliane Picciola engagement et que Corneille souligne là que l’appel à un champion pour assurer sa vengeance aurait été son premier réflexe si elle avait été de la même trempe que son père. Encore une fois il innove. Dans la comedia, c’est accompagnée de Peransules, cousin germain de son père, que Ximena rentre chez elle ; aucune proposition du type de celle de Don Sanche n’est faite à l’héroïne espagnole. Corneille, en ce début d’acte III, ne se contente pas de préparer la rapide réaction du jeune chevalier amoureux quand Chimène à l’acte IV cherchera un champion. Certes, Chimène recourt à un lexique extrêmement violent pour réclamer justice au roi après la mort de son père, s’écriant : « Vengezla par une autre et le sang par le sang / Sacrifiez Don Diègue et toute sa famille… » (v. 54-55) mais elle nomme bien Don Diègue en premier, comme le principal responsable, et peut-être pas seulement parce que Rodrigue est absent. Si, par cette demande, elle semble confondre justice et application d’une loi du talion (voir aussi le v. 748 : « Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse »), sa demande d’une médiation royale suppose néanmoins une interruption de la chaîne des violences assumées spontanément par les individus. On peut déceler une aspiration à une sorte d’amortissement des violences, à un adoucissement des mœurs qu’incarnerait le souverain. Rarement souligné, un début de satisfaction lui est d’ailleurs rapidement donné, car, comme chez Guillén de Castro, Don Diègue perd bien sa liberté : « Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison », déclare Don Fernand 16 (v. 746). D’autre part ce dernier prononce une parole qui n’est pas attribuée à son homologue espagnol : « Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui » (v. 682). Il ne s’agit pas là d’une parole anodine. Ainsi le Roi offre-t-il déjà à Chimène une réparation immédiate. Malgré le reproche fondamental formulé contre les pères, les deux héros ne s’inscrivent pas dans un monde aussi âpre que celui qu’évoquait la comedia de Guillén de Castro : Don Fernand rend la justice en donnant à l’affaire une réponse juridique qui se confond avec une marque d’affection familiale. Les marques d’affection familiale La comedia fait en effet apparaître de nombreuses tensions familiales liées à l’héritage : Diego Lainez a trois fils et une affection particulière pour l’aîné mais pourquoi ? Il l’énonce lui-même à Rodrigo. C’est parce que c’est à ce dernier que revient le mayorazgo c’est-à-dire l’héritage de tous ses biens et titres, selon une loi édictée par les Rois Catholiques en…1515 : on goûtera 16 Son modèle espagnol, lui, accepte que le prisonnier soit remis entre les mains bienveillantes du Prince Sancho, dont il est le précepteur. Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 23 l’anachronisme. Aussi le vieux père s’efforce-t-il, dans un premier temps, de ne pas lui confier sa vengeance de peur de remettre ce mayorazgo en d’autres mains 17 . Remarquons aussi que pour déceler lequel de ses trois fils a le sens de l’honneur le plus vif, Diego lainez use d’une méthode physique, serrant de toutes ses forces la main des deux plus jeunes, et mordant même le doigt de Rodrigo. Un père français disposant au XVII e -siècle de toute latitude pour corriger son fils, cette rude épreuve n’eût pas été impensable sur la scène française. Or Corneille écarte le geste, même en récit 18 . Par ailleurs le Prince Sancho manifeste devant le vieux Roi une étonnante impatience d’exercer le pouvoir et l’Infante Urraca se plaint, après la mort de la Reine, d’être destinée à ne rien hériter et de se voir contrainte d’épouser un prince étranger pour posséder quelque chose (ce qui lui déplaît, vu son attirance vers Rodrigo) : son père s’efforce d’apaiser ses craintes en évoquant de possibles partages grâce à ses conquêtes, dont il peut disposer comme il l’entend, mais il se heurte aux protestations du Prince. La famille est appréhendée au sens large ici : au moment de l’adoubement, le roi Fernando affirme honorer Rodrigo parce qu’il serait de même sang que lui ; Peransules est cousin germain du Comte, Arias est de la famille de Diego Lainez ; d’autres enfants du Roi sont mentionnés. D’où une atmosphère un peu étouffante, dans laquelle il est difficile aux sentiments de la nature de trouver leur place dans la cellule familiale réduite, telle qu’on la conçoit à l’époque moderne. Corneille, simplifiant fortement la cellule familiale autour de Don Diègue et Don Fernand, a considérablement réduit les tensions au sein de la famille du vieux gouverneur au profit d’une possibilité de libération et, si l’on peut parler de fissure dans les relations du père et du fils, il est sans doute excessif de parler de fracture. On peut même considérer que le poète a cherché à compenser les effets indirects sur leur relation en introduisant entre le père et le fils une véritable affection : Rodrigue apparaissant comme un fils unique, elle semble aller de soi, sans justification économique, sans souci d’héritage à transmettre autre que l’épée. Il n’est nullement question dans la comedia d’un quelconque accord des deux pères avec les sentiments 17 Il n’en est pas moins vrai que le vieux père espagnol exprime son affection à son fils avant de lui transmettre l’épée de la vengeance. Dans Las Mocedades del Cid, Rodrigo a deux jeunes frères, qui l’ont félicité après son adoubement par le Roi (encore un aménagement de la comedia que Scudéry n’a pas noté ! ) et dont leur père teste les réactions en leur serrant la main de toutes ses forces pour les faire souffrir ; ils ne réagissent qu’en se plaignant. Quant à Rodrigo, son père lui mord le doigt pour voir - mais là nous citons le texte français - s’il a du cœur et la réaction de cet aîné est violente contre son géniteur, qui y trouve un sujet de grande satisfaction. Il lui explique qu’il ne l’a appelé qu’en dernière position parce qu’il l’aimait le plus, et même qu’il l’adorait. 18 Le rôle épisodique des deux frères semblait exclure leur présence physique. 24 Liliane Picciola de leurs enfants respectifs : ils ne semblent pas même en avoir connaissance ; aussi Diego Lainez ne prend-il aucune précaution pour révéler à son fils le nom de l’adversaire qu’il devra affronter. Au contraire, alors qu’il avait déjà voulu adoucir les effets nuisibles produits par sa promotion sur le Comte en lui proposant de marier Chimène à son fils, Don Diègue retarde le plus possible la révélation à Rodrigue de l’identité de l’adversaire et il finit par le désigner par la périphrase « le père de Chimène » ? Certes, aussitôt après avoir confirmé « Je connais ton amour », il écarte vite l’idée que ce lien pourrait empêcher l’accomplissement de la vengeance. Plus loin, après la victoire de Rodrigue sur le Comte, Corneille imite une des beautés du texte espagnol, l’attente du vieux père errant dans la nuit et, laissant de côté l’évocation du lion auquel on a ravi ses petits, il rend le vers « Je vais embrassant des ombres, décomposé 19 » par « Je pense l’embrasser et n’embrasse qu’une ombre ». Lorsque Rodrigue arrive enfin, il prête encore au vieillard la même demande émouvante que celle que formule le vieux Lainez 20 : « Touche ces cheveux blancs », mais l’attitude du père qui s’accorde à certaines délicatesses montrées lors de l’acte I paraît plus naturelle, et donc plus touchante. Il n’était pas si fréquent qu’un père montrât son affection à ses enfants : le livre d’Élisabeth Badinter 21 , l’a bien montré. Comme le souligne Chistian Biet, Parce qu’elle met en cause les limites catégorielles dans lesquelles le droit enferme « ses » « sujets » la fiction littéraire invente alors des personnages et des stratégies qui modifient les frontières et ouvre la possibilité de ne pas exactement reproduire les rôles et le monde tel qu’il est, en principe, fixé par les normes du droit. Ainsi, lorsqu’elle soutient en apparence, en particulier dans ses dénouements, l’ordre juridique et social, la fiction littéraire affirme néanmoins qu’elle en fait le choix au nom de ses propres valeurs 22 . C’est pourquoi, après avoir joué le rôle d’opposant aux amours de son fils, mais il s’agit alors de celles d’un mineur, le vieux père joue un rôle éminemment positif lorsqu’il incite Rodrigue, rendu en quelque sorte majeur et par la détention de l’épée familiale et par son premier et illustre combat, à préférer l’action à la mort, non seulement pour obtenir le pardon du roi mais également pour sauver son amour. Cette étrange et délicate considération, 19 « Voy abrazando sombras decompuesto » (v. 1213). 20 V. 1239 : « Toca las las blancas canas que me honraste » (Touche mes blancs cheveux que tu as couverts d’honneur) ». 21 Élisabeth Badinter, L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel. XVII e -XX e -siècle, Paris, Flammarion, 1980. 22 « Le droit dans la littérature. La scène théâtrale du XVII e -siècle et la mise en scène du droit ». Clio-Thémis, revue électronique d’histoire du droit, n o -7. Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 25 qui n’existe nullement dans la comedia, et que renforce son intervention ultérieure auprès du roi pour l’informer que Chimène poursuit son fils et voudrait le sauver - comment le sait-il ? - n’a pas non plus été appréciée lors de la querelle. Parallèlement, Don Fernand peut s’intéresser en père-roi au bonheur de sa pupille et de son plus noble sujet… Notons toutefois que Don Diègue, en l’absence de son fils, ne cesse de prendre des décisions en ses lieu et place dans la scène 5 de l’acte IV, celle dans laquelle Chimène, comme pour compenser l’évanouissement que lui a causé la fausse nouvelle de la mort de Rodrigue, réclame qu’un champion choisi par elle combatte le meurtrier. La première scène de l’acte V révèle a posteriori un désaccord persistant, muet celui-là, entre père et fils, Don Diègue n’ayant pas mesuré suffisamment le déchirement de son fils entre pulsion de vie et de gloire et tentation de renoncement. À aucun moment, ni dans la comedia ni dans Le Cid, on ne voit l’héroïne en compagnie de son père, un homme occupé comme lui ne sachant perdre du temps avec un enfant du sexe faible, et elle-même paraissant trop intimidée pour parler de ses sentiments avec un homme aussi impressionnant. Scudéry reprochait aux personnages féminins du Cid de s’exprimer dans le même registre que les hommes : pour Chimène, il oublie manifestement l’acte I et la scène 3 de l’acte II, dans laquelle, certes, le niveau de langage commençait à s’élever. Dans la dernière scène de l’acte II, la Chimène qui vient de perdre son père est transformée. C’est que l’héritage du Comte de Gormas, selon l’expression utilisée alors, vient de « tomber en quenouille », Chimène n’ayant assurément pas de frères. À cet égard, Le Cid reproduit la situation créée dans la comedia. Il est donc logique de prêter à Chimène une fois orpheline un verbe altier. Corneille ne va pas toutefois jusqu’à placer dans la bouche du roi une appréciation qui rapprocherait Chimène de son père, comme le fait Guillén de Castro 23 . Notons que ce panache de Chimène devient impossible à percevoir si, comme Scudéry, l’on considère le Comte comme un Capitan de comédie. Bien que Chapelain ne partage pas cette appréciation, il ne porte au crédit de l’héroïne ni son langage ni son ton, incapable d’y voir une identification de la fille à son père, qui dirait son amour pour lui. On a beaucoup critiqué, en revanche, les images horribles, taxées par ailleurs d’incohérence, auxquelles Chimène recourt pour parler au nom de son père sans prendre garde que ces images, aussi bien celle des lèvres de la blessure articulant les mots du Comte que celle du sang traçant des lettres dans le sable disent la forte émotion et l’immense douleur d’une fille qui vient de voir mourir son père- et c’est encore sur le compte 23 Vers 1935-1938 : « Tiene del Conde Lozano / la arrogancia y la impaciencia. / Siempre la tengo a mis pies / Descompuesta y querellosa (Elle a du Comte Hardi / L’arrogance et l’impatience. / Toujours je la trouve à mes pieds / Décomposée et querelleuse) ». 26 Liliane Picciola du choc qu’on peut mettre une autre contradiction entre une évocation de son père mort à son arrivée et le souvenir du père mourant entre ses bras. Les effets d’une imagination traumatisée se font encore sentir quand elle croit voir le sang paternel dégouttant de l’épée que lui apporte Rodrigue alors qu’il paraît évident que le jeune amant ne saurait exhiber une arme ainsi souillée. L’identification de Chimène à son père et l’affection que son comportement exprime pour lui ont été sous-estimées tandis que le dévouement de Rodrigue au sien a été surévalué. Dans l’espace privé, Chimène dit encore son affection pour son père mais comme, à la différence de ses sentiments amoureux, l’expression de cet attachement n’a pas été brimée en public, elle occupe moins de place dans ses propos, qu’on peut considérer comme reflétant son for intérieur. Le droit à la distinction, affirmé à la fin du XVI e -siècle, entre fort intérieur et comportement public est implicitement reconnu à Rodrigue alors que les sentiments que Chimène, dans l’intimité, avoue à Elvire - son miroir, en sa qualité de confidente - ou à son amant sont considérés comme scandaleux. Pourtant le « soin de soi » par lequel passe la nécessaire connaissance de son être est recommandé par les moralistes néo-stoïciens et notamment le De la sagesse de Charron 24 : « intus ut libet, foris ut moris est 25 » . À lire Scudéry, à lire Chapelain, il faudrait que le for intérieur de Chimène soit si loin enfoui au fond d’elle qu’il ne pourrait même plus s’exprimer par les mots. C’est paradoxal à une époque où l’adjectif « intime », comme le souligne Véronique Montémont 26 , fait son apparition, dans le dictionnaire, le Thrésor de la langue française de Nicot 27 . On pourrait aussi rappeler que, dans L’Astrée, l’héroïne éponyme désapprouve Diane quand, par fidélité à un amant mort, elle ne veut même pas s’avouer à elle-même qu’elle aime Silvandre. Astrée la met en garde contre ce désaveu d’elle-même et les éclats que sa passion trop retenue risque un jour de produire au dehors 28 . Qu’auraient 24 Pierre Charron, De la sagesse, Bordeaux, Millanges, 1601, pour la première édition. On note une édition à Rouen en 1634. Édition moderne par Barbara de Negroni, Paris, Fayard, 1986. 25 Précepte latin : « À l’intérieur, comme il te plaît, à l’extérieur, selon la coutume ». 26 Véronique Montémont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique. 1606-2008, dans Itinéraires : littérature, textes, cultures, Open édition, 2009, 4, p.-15-38, notamment les p.-4, 15 et 21. 27 « intime , adject. […]. Est ce qui est au profond et en l’intérieur, comme, l’amitié intime que j’ay à vous, ou que je vous porte, Amor in visceribus conditus, ossibus medullisque haerens quo te prosequor, Intimus amor in te meus, Que l’Espagnol appelle Amor intrañable, et vient de Intimus, mot Latin, qui est superlatif, et signifie beaucoup ou grandement au-dedans » (Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne, Paris, David Douceur, 1606). 28 « […] Faites état que […] ces jeunes cœurs, qui aiment bien, s’ils ont de la prudence, cachent discrètement leurs affections, et n’en donnent la vue qu’à ceux Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 27 dit les détracteurs de Chimène si Corneille lui avait accordé tous ces apartés dans lesquels Ximena, en public, dément les propos qu’elle tient à haute voix contre Rodrigo ? Notre poète, avec sa répulsion pour les apartés 29 , a d’autant mieux séparé espace public et espace privé. On a entendu trop fort la voix de Rodrigue en Chimène et l’on n’a pas assez écouté celle du Comte. Chimène ajoute aux paroles l’ostentation de ses vêtements de deuil. Ainsi Corneille parvient-il à concilier une rupture réelle avec les valeurs des pères respectifs et la persistance d’une affection pour ces derniers, bien qu’ils se soient faits bourreaux objectifs de leurs enfants. Il convient enfin de ne pas minimiser la division qui sépare Rodrigue et Chimène, mal gré qu’ils en aient et malgré le mariage organisé par Don Fernand. Fêlures dans le couple En 1648, Corneille a désigné sa pièce comme une tragédie sans déclencher de nouvelles passions. C’est donc que, dès cette époque, on voulait bien concevoir que, même si un lointain mariage s’annonce entre Chimène et Rodrigue parce que le roi le leur a ordonné, on n’a pas affaire à une sorte de happy end de conte. L’interprétation défavorable à Chimène, accusée de comportement « dénaturé » dans la dernière scène parce qu’elle consentirait aisément à épouser Rodrigue nous paraît en fait liée à celle du vers 1566 servant de clôture à cette scène 1 de l’acte V et qui valut à Corneille les foudres de l’Académie comme de Scudéry : « Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix ». On peut interpréter la honte qu’elle ressent d’avoir prononcé cette phrase comme la conscience de l’incohérence qu’il y a dans son comportement puisqu’elle ne souhaite pas la victoire du chevalier qu’elle a pourtant désigné comme son champion ; ce n’est pas la même chose que d’offrir sa main à Rodrigue s’il est vainqueur. Or les vers 1710-1711, pourtant prononcés en privé, éclairent le profond sentiment de Chimène : « Non qu’une folle ardeur de son côté me penche, / Mais s’il était vaincu, je serais à Don Sanche ». Certes, lorsqu’on lui révèle que, contrairement à ce qu’elle croit durant toute la scène 6 de l’acte V, Rodrigue est sorti vainqueur du combat singulier, elle n’adresse pas une seconde fois au Roi la prière qui doivent en avoir connaissance. Mais quand ils sont trop heurtés, je veux dire quand une trop grande rigueur les outrage, ils sont si transportés de leur passion qu’il leur est impossible qu’ils la puissent dissimuler » (« Le Sixième livre de la Seconde Partie d’Astrée », éd. de L’Astrée procurée par Jean Lafond, Gallimard, Folio, 1984, p.-261). 29 Signalée dans l’Examen de La Veuve et de La Suivante. 28 Liliane Picciola qu’elle avait formulée pour échapper à l’accomplissement de la promesse faite à Don Sanche : De grâce, révoquez une si dure loi ; Pour prix d’une victoire […] Je lui laisse mon bien 30 , qu’il me laisse à moi-même ; Néanmoins il convient de rappeler que Corneille lui prête une vive réaction (v. 1470 : « Sire, c’est me donner une trop dure loi »)-à l’idée du roi Fernand de lui faire épouser non pas le vainqueur de Rodrigue mais le vainqueur du duel, quel qu’il soit, alors qu’il était fréquent au XVII e - siècle qu’un roi intervînt pour imposer un mariage quand l’intérêt de l’État était en jeu 31 et que, de surcroît, Don Fernand s’était investi de la puissance paternelle pour protéger Chimène (v. 682 : « Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui »). D’autre part, on doit rapporter à la vive expression de Chimène, à sa tendance à former des images fortes pour dire ses répulsions, les célèbres vers, si violemment critiqués de l’ultime scène : Sire, quelle apparence a ce triste Hyménée, Qu’un même jour commence et finisse mon deuil, Mette en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ? Il nous apparaît que Chimène forme l’image d’un mariage immédiat avec Rodrigue, auquel le Roi ne la contraint évidemment pas, non pas pour accepter un engagement de mariage un autre jour mais pour souligner le caractère choquant de pareille perspective. Scudéry a raison, pour une fois, lorsqu’il note que la promesse verbale vaut mariage, aux yeux de l’Église en tout cas. On ne voit pas en quoi le report de la cérémonie épargnerait à Chimène « le reproche éternel / D’avoir trempé ses [mes] mains dans le sang paternel ». Il est curieux qu’on n’ait pas prêté davantage attention à la violence de l’image recelée dans ces deux derniers vers de la tirade. Ce n’est qu’en 1660 que Corneille en a réécrit les premiers. En fait, il était déjà clair dans le texte de 1637 qu’aucun des deux amants n’a vraiment envie du bonheur proposé, tout simplement parce qu’il n’y a plus de bonheur possible. Avant la réplique de Chimène, Rodrigue se garde bien, contrairement au héros de Guillén de Castro, de réclamer le prix de sa victoire contre le champion de son amante ; il ne se précipite nullement sur le don qu’on lui fait de Chimène : « Madame, mon amour n’emploiera point pour moi / Ni la loi du combat, ni le vouloir du Roi » (v. 1805-1806), et semble bel et bien 30 Ici Chimène propose ce qui aurait constitué sa dot comme indemnité, pour non-respect d’un engagement de mariage, ce qui en dit long sur l’importance des considérations financières dans l’union de deux êtres à l’époque. 31 On sait que plus tard Louis XIV ne permit que fort tard à la Grande Mademoiselle, sa cousine, fille de Gaston d’Orléans, de se marier selon son cœur et encore ne le fit-il qu’avec de belles compensations… Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 29 renoncer au mariage. Libre au spectateur, au lecteur, ou au metteur en scène d’interpréter ce report comme tactique de courtoisie ou comme conscience de sa propre incapacité d’épouser une femme dont il a tué le père. Rodrigo, que le roi Fernando n’avait pas envisagé de lui-même d’imposer à Ximena comme époux au cas où il sortirait vainqueur du combat - fort douteux - avec le champion de l’Aragon, joue sur les mots : indiquant que Ximena n’avait pas précisé si c’était morte ou vive que la tête de Rodrigo valait promesse de mariage à son porteur, il exige de son amante soit qu’elle le décapite soit qu’elle l’épouse ; le Roi affirme officiellement la validité de ce raisonnement quelque peu spécieux, dans lequel le Jésuite Baltasar Gracián devait voir une agudeza, un de ces traits de d’esprit par lequel on se tirait brillamment d’une situation inextricable. Ximena proteste à peine dans un bref aparté (« Ah, c’est fait de moi ! La honte me retient 32 »). Le Prince Sancho, autre autorité, mais aussi Peransules, cousin de Ximena se considérant comme son oncle et donc caution familiale, prient la jeune orpheline d’accepter le mariage. Elle cède aussitôt en disant « Je ferai ce que le ciel ordonnera 33 ». Il y a là véritablement accord. On voit que le ton du Cid est beaucoup moins euphorique : il convient de ne pas désolidariser la réplique de Chimène de la longue tirade de Rodrigue dont elle prend le relais et qui revient en quelque sorte sur la parole donnée par le Roi : l’héroïne, disposant grâce à lui de la liberté de refuser le mariage, s’en saisit aussitôt. Lorsque le Roi reporte le mariage d’un an, Chimène ne répond pas. Corneille, évoquant son héroïne dans l’Examen de la tragédie, en 1660, rappelle son « opposition vigoureuse à l’exécution de cette loi qui la donne à son amant » et il ajoute, rappelant qu’elle se tait après le report du mariage : Je sais bien que le silence passe d’ordinaire pour une marque de consentement mais quand les rois parlent c’en est une de contradiction. On ne manque jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs sentiments et le seul moyen de leur contredire avec le respect qui leur est dû, c’est de se taire en espérant […] un empêchement qu’on ne peut encore déterminément prévoir 34 . Pour corroborer cette perception, on convoquera deux exemples : dans La Estrella de Sevilla, de Lope de Vega 35 , un jeune noble a dû tuer le frère 32 « ¡Ay de mí ! / Impídeme la vergüenza » (v. 2990). 33 « Haré lo que el cielo ordena » (v. 2994). 34 Examen du Cid dans l’édition de la pièce procurée par Georges Forestier, Paris, STFM, 1992, p.-123-124. 35 Lope de Vega, La Estrella de Sevilla, On peut lire cette comedia en espagnol dans Lope de Vega, Comedias escogidas, ed. F.C. Sainz de Robles, 5 a edición, Madrid, Aguilar, 1966, p.- 539-569 et en français dans Théâtre espagnol du XVII e- siècle, dir. R Marrast, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.-807-856 (traduction de Bernard Gille). 30 Liliane Picciola de son amante - et son ami - sur ordre du Roi. Quand ce dernier, pris de remords avoue l’ordre qu’il a donné et demande puis commande à Estrella d’épouser le meurtrier qu’elle aime, elle s’incline, de même que son amant, avec respect mais sans joie. « Que manque-t-il ? », demande le Roi. Réponse : la concorde. Et de s’avouer l’un à l’autre qu’ils se sentent incapables de vivre ensemble avec ce meurtre entre eux deux. Ils se rendent leur parole. Justement, l’action de La Estrella de Sevilla se déroule dans un Moyen Âge plus tardif que Las Mocedades del Cid, à la fin du XIII e - siècle, sous le règne de Sancho IV el Bravo… L’autre texte consiste en deux vers tirés d’Horace. Sabine, dont les trois frères albains ont été tués par son époux romain, Horace, dans le combat entre Rome et Albe dont ils étaient les champions respectifs, doit retrouver son mari et vivre avec lui. Elle s’écrie devant le roi Tulle : Quel horreur d’embrasser un homme dont l’épée De toute ma famille a la trame coupée ! Horace, c’est la tragédie que Corneille compose juste après Le Cid… Tout en paraissant accepter le délai d’un an, Rodrigue envisage, en fait, une durée beaucoup plus longue, voire indéterminée - qui peut assurer qu’un an plus tard il sera encore en vie, que la Castille dominera encore ? - : Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer, Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer. En fait, Rodrigue et Chimène envisagent déjà la vie comme les amants de Suréna : « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir », mais l’ennemi qui les empêche à jamais de s’unir n’est pas extérieur mais intérieur. Quand bien même on penserait que le mariage leur serait imposé par volonté royale dans le délai d’un an envisagé par Don Fernand, leur union pourrait encore grandir Chimène, comme le rappelle Corneille dans l’Avertissement de 1648 quand il présente le mariage de Ximena avec Rodrigo, exigé du Roi à titre de compensation par la jeune fille, comme « une action qui fut imputée à grandeur de courage par ceux qui en furent les témoins ». On ne saurait s’étonner que ces considérations-là n’aient pas été développées par Scudéry, Mairet ou une Académie surveillée par Richelieu, mais il semble même que Corneille, comme tétanisé par la Querelle, n’ait pu fournir les bons arguments contre les détracteurs du Cid, et particulièrement du personnage de Chimène qu’une fois la querelle liquidée par le succès définitif de Cinna. * * * Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 31 Ainsi la Querelle du Cid a-t-elle révélé une divergence profonde entre Corneille, grand poète, grand homme de théâtre, et les membres de l’Académie, ceux qui gravitaient autour d’elle, sans compter Richelieu, qui les aiguillonnait. Ceux-ci voulaient des pièces d’utilité morale, proposant des personnages idéalisés ou des méchants punis. Corneille, dès cette époque, et il le confirma dans l’épître précédant La Suite du Menteur, estimait que son théâtre n’était nullement contraint d’apporter un enseignement moral. Ce qu’il voulait, c’était toucher, et apporter du plaisir, notamment par la pitié, voire l’attendrissement. Aussi ses personnages, et les meilleurs, vivent-ils en se sentant « ensemble séparés », comme dit Aragon 36 , de ceux-là même qu’ils aiment, qu’il s’agisse de leur père, de leur amant, ou de leur amante. Cependant Corneille a fait en sorte que leurs souffrances reflètent des tensions entre un univers politique et social qui relève de la poésie autant que des rudesses de l’histoire médiévale, et la présence de mœurs nouvelles, parfois en conformité avec la réalité juridique et affective du XVII e -siècle, parfois en contradiction - littéraire - avec elle, voire en avance sur l’époque : c’est leur complexité qui rend les principaux personnages particulièrement vivants et qui leur permet d’atteindre la sensibilité du public. 36 Louis Aragon, Le Fou d’Elsa, Épilogue, « Journal de moi », Gallimard, 1963, p.-412. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon 1 Jörn Steigerwald Université de Paderborn Nous avons depuis longtemps l’habitude de considérer Georges de Scudéry comme le vainqueur vaincu de la Querelle du Cid. Il est celui qui initia la querelle avec Les observations sur le Cid, publiées au mois de mai 1637, et il est aussi celui qui introduisit les concepts clés de la discussion, à savoir la vraisemblance, les règles de la Poétique d’Aristote et la question de la morale, surtout de la morale féminine. L’échec de Scudéry résulte exactement de son approche aristotélicienne, car il se présente comme un docte qui insiste sur le fait qu’il faut observer les règles du Poème dramatique, même si ces règles ne garantissent pas l’éclat du drame ni l’enchantement du spectateur. La lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry vise à ce problème de manière évidente, en soulignant que la critique de Scudéry est complètement légitime, mais que personne ne voudrait le conforter, car sa critique ruine le plaisir que la tragi-comédie donne aux spectateurs au lieu de l’approfondir. 2 1 Cité d’après les éditions suivantes : Georges de Scudéry, « Observations sur le Cid », La Querelle du Cid (1637-1638), édition critique intégrale de Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004, p.- 367-431 et Didon à la scène. Scudéry, Didon 1637, Boisrobert, La Vraye Didon ou la Didon chaste (1643), textes établis, présentés et annotés sous la direction de Christian Delmas, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1992. Voir aussi les études d’Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz 1988, idem, Scudéry théoricien du classicisme, Paris, Seattle, Tübingen, Narr, 1991, et idem, « Scudéry et la querelle du Cid », XVII e -siècle n° 84-85 (1969), p.-61-78. 2 « Si le Cid est coupable, c’est d’un crime qui a eu recompense : s’il est puni, ce sera apres avoir triomphé : s’il faut que Platon le bannisse de sa Republique, il faut qu’il le couronne de fleurs en le bannissant, & ne le traite pas plus mal qu’il a traité autrefois Homere : Si Aristote trouve quelque chose à desirer en sa conduite, il doit le laisser jouyr de sa bonne fortune, & ne pas condamner un dessein que le succés à justifié. Vous [i.e. Georges de Scudéry] estes trop bon, pour en vouloir davantage : vous sçavez qu’on apporte souvent du temperament aux Loix, et que l’equité conserve ce que la justice pourroit ruïner. N’insistez point sur cette exacte & rigoureuse justice. Ne vous attachez point avecque tant de scrupule à 34 Jörn Steigerwald À cela s’ajoute le fait que Scudéry se présente dans la Querelle du Cid comme un concurrent envieux de Corneille, qui attaque son adversaire pour des raisons personnelles et non pas pour l’intérêt public. Les suites de la querelle mettent en relief la situation problématique de Scudéry, car ce fut Corneille qui donna au public la première tragédie classique du- siècle, à savoir Horace, et non pas Scudéry, qui compléta sa défaite avec la publication de la tragi-comédie L’Amour tyrannique en 1639. 3 L’appui du cardinal de Richelieu pour le drame ainsi que l’éloge de Balzac, qui placera cette pièce plus haute que le Cid, sont des effets éphémères qui ne changèrent ni la situation de Scudéry ni celle de Corneille : le premier resta le vainqueur vaincu, le dernier émergea par contre comme le vaincu triomphant sur le théâtre des années trente et suivantes. Une telle approche de la Querelle du Cid permet de reconstruire les règles de l’art du préclassicisme français, c’est-à-dire, elle permet d’analyser 1° les stratégies d’écrivains, 2° le fonctionnement des nouvelles instances et institutions de la vie littéraire, le public, le particulier et surtout l’Académie française et 3° l’établissement des règles théâtrales. Néanmoins, une telle approche de la Querelle du Cid poursuit le récit de Scudéry en tant que vainqueur vaincu, car elle considère la critique de Scudéry comme une critique négative d’un écrivain de théâtre concurrent et ne pose pas la question de savoir si Scudéry invoque aussi un argument positif, voire une critique positive qui sert de base à une conception alternative du poème dramatique de son temps. 4 la souveraine raison. Qui voudroit la contenter, & satisfaire à sa regularité, seroit obligé de luy bastir in plus beau Monde que celuy-cy : Il faudroit luy faire une nouvelle Nature des choses, & luy aller chercher des idées au dessus du Ciel. » « Lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry », La Querelle du Cid (1637-1638), éd. Civardi, p.-1091-1096, p.-1096. 3 Il faut distinguer le succès de Georges de Scudéry avant 1640, qui connut son plus grand éclat avec la publication de sa tragi-comédie L’Amour tyrannique, qui fit fortune à l’hôtel de Rambouillet et fut autorisée par le cardinal Richelieu, du grand succès de Corneille qui domine le théâtre dès la publication d’Horace. Même si la gloire des drames de Corneille fut régulièrement contestée et objet de critiques, voire objet de querelles. 4 Il me semble au moins remarquable que le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin, qui sert de préface à L’Amour tyrannique de l’édition de 1639 et qui fut autorisé, ce qui est plus important, par l’Académie française, n’est pas intégré dans l’édition de la Querelle du Cid de Jean-Marc Civardi, ni dans celle d’Armand Gasté (La querelle du Cid : pièces et pamphlets, publiés d’après les originaux avec une introduction par Armand Gasté, Hildesheim, New York, Olms, 1974), même Les deux critiques de Scudéry 35 Par conséquent, je ne veux pas reprendre de nouveau les critiques formulées par Scudéry à propos du Cid. Je me concentrerai, au contraire, sur la tragédie Didon pour m’approcher de la critique de Scudéry par son arrière-plan socio-culturel et esthétique, car ce dernier utilisa cette tragédie pour se positionner d’une manière spécifique dans le champ littéraire et culturel de son temps. C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet article qui s’interroge sur la critique culturelle et sociale de Scudéry dans la Querelle du Cid. En répondant à cette question, j’essaierai de montrer que Scudéry écrit sa tragédie Didon pour présenter son modèle idéal de la tragédie et pour réagir de sa manière à sa critique du Cid. Ce qui unit les Observations sur le Cid et la tragédie Didon, c’est qu’elles ont été publiées en même temps, au mois de mai 1637, c’est-à-dire quatre mois après la première du Cid au mois de janvier. De plus, Scudéry envoya les deux critiques à Guez de Balzac pour le persuader de son argumentation ou, du moins, pour avoir son appui dans la Querelle du Cid. 5 Les deux textes servirent tous deux à critiquer le Cid de Corneille, mais de manière différente : ils problématisent le choix du sujet ainsi que la conception théâtrale du sujet et surtout le traitement du sujet. En discutant les niveaux différents du sujet, Scudéry met aussi en relief qu’il n’existait pas encore un modèle français de la tragédie ni une conception française de la tragédie. À cela s’ajoute finalement le problème de l’orientation culturelle, c’est-à-dire de l’orientation vers le modèle espagnol, comme le fait Corneille avec le Cid, ou vers le modèle italien, comme le fait Scudéry avec sa Didon. 6 Cette orientation culturelle va de pair avec une orientation politique, qui était d’une si on doit le considérer comme un des produits les plus importants de cette querelle. De plus, Sarasin invoque un concept de la tragédie qu’on peut considérer comme une ‘tragédie de famille’ à travers la tragi-comédie de Scudéry. Voir « Discours de la Tragedie ou Remarques sur l’Amour tirannique de Monsieur de Scudery. Dediees a l’Academie françoise par Monsieur de Sillac d’Arbois [i.e. Jean-François Sarasin] », L’Amour tirannique, tragi-Comedie par Monsieur de Scudery, Paris, Courbé, 1639, p.-1-23. 5 « MONSIEUR, Vous ne vous estes pas conseillé aux Sages d’Italie, en la distribution de vos bien-faits. Ils vous eussent dit que vous les deviez verser goutte à goutte, & qu’il faut faire durer les graces. Mais la grandeur de courage dont vous faites profession, est bien au dessus de ces maximes peu genereuses : Elles espand le bien à pleines mains, & vous penseriez n’avoir pas donné, si vous n’aviez enrichy. J’ay trouvé dans un mesme pacquetvostre Lettre, vostre Requeste, Vostre Tragedie, & vos Observations sur le Cid. » « Lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry », La Querelle du Cid, éd. Civardi, p.-1091-1092. 6 La question de savoir comment le modèle français naissant doit s’orienter unit la Querelle du Cid à la Querelle des Suppositi qui eut lieu en 1639. Voir Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste ». Littératures classiques 81 (2013), p. 173-183. 36 Jörn Steigerwald grande importance pour l’image que la France avait d’elle-même, voire pour la fabrication de la France culturelle et politique des années trente. En combinant les Observations sur le Cid et la tragédie Didon, Scudéry façonna moins la Querelle du Cid au sens propre, mais posa la première pierre pour d’autres querelles à venir, comme la Querelle de l’École des femmes, en différenciant deux formes de critique possibles, à savoir une critique poétique et littéraire, c’est-à-dire une critique au niveau de la théorie, et une critique ‘poïétique’, à savoir une critique au niveau d’une pratique esthétique guidée par la théorie. 7 De ce point de vue, on ne peut plus considérer la Didon de Scudéry comme une simple tragédie de l’auteur, mais il vaut mieux la regarder comme un modèle de la pratique esthétique qui critique la tragi-comédie de Corneille en lui donnant un contre-modèle. Un modèle scudérien du poème dramatique qui met sous les yeux des spectateurs sa conception du sujet ainsi que sa conception de la tragédie dans la pratique théâtrale. Bref : les Observations sur le Cid sont une de ses réponses au Cid de Corneille, mais non pas la seule, car la Didon est la deuxième réponse. Pour mettre en évidence le statut et la fonction des deux critiques de Georges de Scudéry, il faut tirer au clair le modèle du poème dramatique scudérien et ses implications politico-culturelles. Pour cela, je me référerai d’abord aux Observations sur le Cid en analysant sa critique du choix du sujet. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur sa conception de la tragédie Didon, qui vise au combat entre l’amour et le devoir dans le cadre de la maison. Pour finir, je me focaliserai sur le modèle italo-français de la tragédie que Scudéry oppose consciemment au modèle hispano-français de Corneille, car Scudéry se réfère à une tradition spécifique de Didon qui combine la problématisation morale avec celle de la vraisemblance esthétique. 1. La critique poétique de Scudéry ou Les observations sur le Cid Scudéry prétend prouver contre le Cid et son auteur : Que le Subjet n’en vaut rien du tout, Qu’il choque les principales regles du Poeme Dramatique, Qu’il manque de jugement en sa conduite, Qu’il a beaucoup de mechans vers, Que presque tout ce qu’il a de beautez sont derrobees. 8 7 Pour le concept aristotélicien de la ‘poïesis’ voir Valeska von Rosen, « Poiesis. Zum heuristischen Nutzen eines Begriffs für die Künste der Frühen Neuzeit », Poiesis. Praktiken der Kreativität in den Künsten der Frühen Neuzeit, édité par idem, David Nelting, Jörn Steigerwald, Zürich / Berlin, diaphanes, p.-9-41. 8 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-372. Les deux critiques de Scudéry 37 Je me concentrerai sur les trois premières accusations en posant la question de savoir ce que critique Scudéry dans le Cid et, à travers cela, s’il oppose un modèle préférable au Cid. D’où résultent les questions de savoir pourquoi le sujet du Cid ne vaut rien et ce qu’est un sujet qui vaut quelque chose ? Scudéry commence ses Observations par une sorte de ‘captatio benevolentiae’ concernant les poèmes dramatiques antérieurs au Cid : Mais comme autrefois un Macedonien appella de Philippe préocupé à Philippe mieux informé, je conjure les honnestes gens de suspendre un peu leur jugement, et de ne condamner pas sans les ouyr les SOPHONIS- BES, les CAESARS, les CLEOPATRES, les HERCULES, les MARIANNES, les CLEOMEDONDS, & tant d’autres illustres HEROS, qui les ont charmez sur le Theatre. 9 Même si le Cid brille actuellement plus que les autres tragédies et tragicomédies de ses contemporains, il vaut bien, selon Scudéry, de ne pas les condamner. Par contre, il serait préférable de se demander pourquoi tous ces drames charmèrent et charment actuellement le théâtre et d’analyser ce qui produit le charme du théâtre. Il se pose plus précisément la question de savoir ce qui unit les poèmes dramatiques nommés par Scudéry et, par ce biais, ce qui les opposent au Cid. Une réponse à cette question pourrait être que Scudéry essaie de réunir en groupe des auteurs de théâtre pour former une sorte d’opposition dans le champ littéraire naissant. De ce point de vue, nous voyons Mairet, Rotrou, Tristan l’Hermite, du Ryer et Scudéry d’un côté et Corneille de l’autre. Néanmoins, les pièces Marc-Antoine ou la Cléopâtre de Mairet ainsi que Cléomédon de Du Ryer possèdent plusieurs défauts, défauts de mœurs, défauts d’unité et défauts de vocabulaire que Scudéry reproche dans les Observations au Cid de Corneille. Si Scudéry voulait fédérer un groupe d’auteurs préférables à Corneille dont les poèmes dramatiques sont mieux faits que le Cid, il choisit mal ses combattants et ses contre-exemples. L’argumentation se complique encore une fois si on envisage les exemples de la vraisemblance idéale que Scudéry présente dans les Observations : C’est pourquoy, ce Philosophe [i.e. Aristote] remarque, que les premiers Tragiques, ayant accoustumé de prendre des Sujets par tout, sur la fin, ils s’estoient retranchez à certains qui estoient ou pouvoient estre rendus vraysemblables : et qui presque pour cette raison, ont esté tous traittez, et mesme par divers Autheurs. Comme Medée, Alchmeon, Ædipe, Oreste, Meleagre, Thieste et Thelephe. Si bien qu’on voit, qu’ils pouvoient changer ces fables comme ils vouloient, et les accommoder à la vray-semblance. 10 9 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-369-370. 10 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-378. 38 Jörn Steigerwald Selon Scudéry, Médée doit être considérée comme un sujet qui convient pour un poème dramatique, car elle se base sur un sujet vraisemblable, sauf que la première tragédie que Corneille écrivit est la tragédie Médée. Si Scudéry voulait s’opposer à Corneille, ne devait-il pas donner d’autres exemples positifs de la vraisemblance dramatique et ne faudrait-il pas présenter d’autres pièces du théâtre français contemporain ? Car le sujet de Médée ne permet pas une opposition stricte à Corneille, ainsi que les pièces de Mairet et de Du Ryer ne donnent pas d’arguments valables contre les défauts du Cid. La question de savoir ce qu’est un sujet qui convient au poème dramatique semble rester ouverte. Cependant, Scudéry nous indique qu’il y a au moins une approche qui nous permet d’esquisser les contours d’un beau sujet et, à travers cela, d’un mauvais sujet. Il insiste à la fin de la première citation sur le fait que dans toutes les pièces, les personnages nommés sont des « illustres HEROS, qui ont charmez sur le Theatre ». 11 Un beau sujet consiste par conséquent en un héros qui est ‘illustre’, et qui sert de base au ‘charme’ du théâtre. Il reste ‘seulement’ la question de savoir qu’est-ce qu’un héros illustre et charmant ? Suivant l’argumentation de Scudéry, un héros peut être une femme illustre- - Sophonisbe, Marianne, Cléopâtre et Médée - ou un homme illustre - César, Hercule, Œdipe et autres. La qualité du héros dit ‘illustre’ résulte d’un côté de sa grandeur et de sa beauté, et de ses mœurs d’un autre côté. C’est pourquoi le poème dramatique ne doit pas choquer les bonnes mœurs de la société, par contre, comme le souligne Scudéry : Et pour connoistre cette vérité, il faut savoir que le Poeme de Théâtre fut inventé, pour instruire en divertissant ; et que c’est sous cet agréable habit, que se desguise la Philosophie, de peur de paroistre trop austère aux yeux du monde ; et par luy (s’il faut ainsi dire) qu’elle semble dorer les pilulles, afin qu’on les prenne sans répugnance, et qu’on se trouve guary presque sans avoir connu le remède. Aussi ne manque t’elle jamais de nous monstrer sur la Scène, la vertu recompensée et le vice tousjours puni. Que si quelquefois l’on y voit les meschans prospérer, et les gens de bien persécutez, la face des choses, ne manquant point de changer, à la fin de la Représentation, ne manque point aussi de faire voir, le triomphe des innocens, et le suplice des coupables : et c’est ainsi qu’insensiblement, on nous imprime en l’ame l’horreur du vice, et l’amour de la vertu. 12 En parlant de la « vertu recompensée » et du « vice tousjours puni », Scudéry se réfère au modèle de la justice poétique qui règne sur la scène du théâtre, déjà évoqué par Jean Chapelain à l’occasion de sa préface à l’Adone de Giovan 11 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-370. 12 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-384. Les deux critiques de Scudéry 39 Battista Marino en 1623. 13 Un illustre héros appartient alors aux « gens de bien », et combine la grandeur de sa morale avec la grandeur et la beauté de sa personne. Un tel caractère peut être persécuté, mais jamais être corrompu. Par contre, il met en évidence la grandeur de son âme dans toutes les actions et dans toutes les situations. Des personnages comme Médée ne sont pas exclues de cette règle, car elles « impriment », pour reprendre la formule de Scudéry, « l’horreur du vice », et à travers cela « l’amour de la vertu ». Il y a toutefois une différence entre les exemples antiques, que Scudéry nomme dans la deuxième citation, et les exemples modernes que je voudrais bien souligner. Les pièces de théâtre de Scudéry, de Corneille et de leurs contemporains, se concentrent sur le combat de l’honneur et de l’amour qui agit dans l’âme du héros illustre, mais ce qui distingue Corneille des autres, c’est qu’il ne respecte pas les règles de la justice poétique dans le Cid ; ce qu’il fit, par contre, dans sa tragédie Médée. À cela s’ajoute le fait que les tragédies et tragi-comédies françaises encadrent le combat du héros dans l’espace social de sa famille et de sa maison. 14 D’où résulte une relation triangulaire 13 Voir Jean Chapelain, « Lettre ou Discours en forme de préface à l’Adonis du chevalier Marino », Giovan Battista Marino, Adone, édité par Giovanni Pozzi, Milan, Adelphi, 1988, p.-11-45. De plus, ce qui unit Scudéry et Chapelain, c’est la combinaison des actions illustres et de l’amour dans une histoire tragique, même si Chapelain focalise l’épopée et Scudéry la tragédie au sens propre : « Et cependant formant l’idée de ceste nouvelle espece sur ce fondement d’action illustre advenüe durant la paix, je dirai qu’il faut que le subject du poëme à qui l’on voudra bailler cette forme soit illustre sans meslange de guerre. Illustre s’il se peut pour les personnes principales et sur tout illustre pour l’evenement : que le trouble particulier y soit aussi grand que le suject entrepris le peut permettre, mais sans s’esloigner du rapport qu’il luy convient avoir au repos de la paix et à ses evenements ordinaires ; que la constitution tenant ainsi de la simplicité plus que du trouble et les accidens s’y considerans principalement, à raison de la nature de la paix qui ne fournit point de substance, c’est-à-dire de diversité d’actions, tout l’effort se mette aux descriptions et à la particularité et ce plus des choses practiquées en paix que de celles dont on use en guerre, comme de palais, jardins, architecture, jeux et autres semblables, ne traictant de ce qui n’est pas tel que forcement et comme en passant ; que l’amour y ayt la plus grande part et que tout en sorte et y retourne, les autres matieres n’y estans que comme accessoires et comme servans à ceste là ; bref que les faceties y puissent avoir lieu, mais modestes ou modestement dittes. », ibid., p.-18-19. Voir aussi Jörn Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’Adone du Cavalier Marin », Littératures classiques 77 (2012), p.-281-296 et Anne Duprat, « Entre poétique et interprétation. Sur la Lettre-préface de Jean Chapelain à l’Adone de Marino (1623) », Littératures classiques 86 (2015), p.-117-128. 14 Voir : « […] c’est à dire, il n’y a que les Maris, les Femmes, les Beaux-peres, les Beaux-freres, les Belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence : il n’y a que ceux que le sang & l’amitié ioignent, dont les mal-heurs nous donnent de la terreur & de la pitié. » Sarasin, Discours de la tragédie, p.-19. 40 Jörn Steigerwald qui émerge évidemment si on regarde les héros de Corneille : Chimène et Rodrigue sont la fille et le fils d’une famille noble et doivent par conséquent se considérer comme une voire un représentant de leurs maisons spécifiques et comme un sujet de leur roi. Le devoir de Chimène et de Rodrigue est alors un double devoir, car ils doivent obéir aux règles de leurs familles et aux lois du roi, même si ce double devoir complique encore une fois le combat dans l’âme du héros. La critique de Scudéry renvoie à la justice poétique comme arrière-plan, pour esquisser un modèle du poème dramatique qui vise à ce qu’on pourrait appeler une ‘tragédie de famille’, à savoir une tragédie qui se base sur le combat entre le devoir familial, le devoir d’un sujet du roi et l’amour de ce même sujet pour quelqu’un d’autre. 15 Ce faisant, Scudéry exclut implicitement le théâtre saint de sa conception du poème dramatique ainsi que la tragédie de martyr. Mais en parlant du combat du héros et surtout de la morale du héros, il met en relief la hiérarchie du devoir et de l’amour. Le devoir du sujet de roi doit être toujours respecté, car c’est le plus important devoir d’un héros. Le devoir familial est à la deuxième place, car tout membre d’une famille voire d’une maison doit se considérer comme un représentant de sa famille et non pas comme un individu. 16 S’y ajoute le fait que la liberté de la femme dépend dans le cadre de la famille de son tuteur, à savoir de son père, de son mari ou de son frère. Il s’agit par conséquent d’une liberté limitée par la domination masculine de la maison. 17 L’amour d’un personnage doit par conséquent respecter les exigences de ses devoirs vers le roi et vers la famille, même si ou plutôt parce qu’il produit le combat entre le devoir et l’amour qui sert de base à la tragédie et la tragi-comédie. En ce qui concerne la vraisemblance du Cid et par ce biais du poème dramatique, il me semble que Scudéry soit moins rigoureux que Chapelain 15 La Didon ainsi que L’Amour tyrannique sont de ce point de vue deux versions de la ‘tragédie de famille’ : la première met en relief le combat entre le devoir familial, le devoir politique et l’amour de ce même sujet tandis que la deuxième s’organise autour de l’amour, voire de la passion amoureuse d’un roi qui devient sujet de son amour. 16 Voir pour le contexte historique de la famille Jack Goody, The Development of the Family and Marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Jean-Louis Flandrin, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ; Daniela Frigo, Il padre di famiglia. Governo della casa e governo civile nella tradizione dell « economica » tra Cinque e seicento, Rome, Bulzoni, 1985 ; The History of the European Family, dir. David I. Kertzer and Mario Barbagli, Vol. I, Family Life in Early Modern Times, 1500-1789, New Haven, Yale University Press, 2001. 17 Voir Jean Portemer, « Réflexions sur les Pouvoirs de la Femme selon le Droit Français au XVII e siècle », XVII e -siècle 144 (1984), p.-189-202. Les deux critiques de Scudéry 41 dans les Sentiments de l’Académie. Scudéry souligne le problème de la vraisemblance des sujets historiques, mais il ne les exclut pas, par contre : De-là, ce Philosophe monstre que le mestier du Poète, est bien plus difficile que celuy de l’Historien : parce que celuy-cy racompte simplement les choses, comme en effect elles sont arrivées, au lieu que l’autre, les représente [non pas comme elles sont] mais bien comme elles ont deub estre. C’est en quoy l’auteur du Cid a failly, qui trouvant dans l’Histoire d’Espagne, que cette fille avoit espousé le meurtrier de son Père, devoit considérer que ce n’estoit pas un sujet d’un Poème accomply, parce qu’estant historique, et par conséquent vray, mais non pas vray-semblable, d’autant qu’il choque la raison et les bonnes mœurs, il ne pouvoit pas le changer ni le rendre propre au Poème dramatique. 18 Un beau sujet peut être un sujet historique autant qu’il suit les règles de la justice poétique et à travers cela les règles de la vraisemblance morale. Tous les sujets invraisemblables, c’est-à-dire des sujets qui choquent, sont par conséquent des actions vicieuses des héros négatifs, qui ne respectent les devoirs ni envers le roi, ni envers la famille. La grandeur sociale d’un héros historique ne sert pas à une bonne tragédie, s’il n’observe pas ses devoirs. Les sujets fabuleux les respectent toujours ou, du moins, doivent toujours les respecter, c’est pourquoi, selon Scudéry, les anciens les prenaient pour la plupart : les poèmes dramatiques des anciens se concentrent sur des sujets de la mythologie antique, car ils garantissent la vraisemblance morale. Par contre, les modernes ont la possibilité de s’orienter vers les sujets fabuleux de l’antiquité, mais aussi vers les sujets de la Bible, qui garantissent souvent la vraisemblance morale, ou vers l’histoire ancienne ou moderne, autant qu’elle permet de présenter un sujet valable. 19 18 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-379-380. 19 Ce sera Corneille qui discutera plus tard dans l’examen de Polyeucte (1660) le problème de la vraisemblance morale des histoires bibliques en donnant l’exemple de l’histoire d’amour entre David et Bethsabée : « Je crois même qu’on en [de l’Évangile] supprimer quelque chose, quand il y a apparence qu’il ne plairait pas sur le Théâtre, pourvu qu’on mette rien en la place, car alors ce serait changer l’Histoire, ce que le respect que nous devons à l’Écriture ne permet point. Si j’avais à y exposer celle de David et de Bersabée, je ne décrirais pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l’image de cette nudité ne fît une impression trop chatouilleuse dans l’esprit de l’Auditeur ; mais je me contenterais de le peindre avec de l’amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se serait emparé de son cœur. » Pierre Corneille, « Polyeucte martyr, Examen [1660-1682] », Œuvres complètes I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, p. 979. 42 Jörn Steigerwald La Didon de Scudéry se base comme le Cid de Corneille sur le combat entre le devoir et l’amour, mais elle se distingue de plusieurs manières de la dernière et met plus évidemment sous les yeux la conception du poème dramatique du premier. 2. La critique ‘poïétique’ de Scudéry ou la tragédie Didon 20 La tragédie Didon se réfère à l’épisode fameux de L’Énéide de Virgile, c’està-dire à l’épisode de l’amour entre Didon et Énée. 21 Néanmoins, le combat entre le devoir et l’amour qui agit dans les âmes des héros illustres vise à un modèle différent du poème dramatique. Scudéry insiste sur le problème de la morale en parlant de Chimène : Mais tant s’en faut que la Pièce du Cid, soit faite sur ce modelle, qu’elle est de très-mauvais exemple : l’on y voit une fille desnaturée ne parler que de ses follies, lors qu’elle ne doit parler que de son malheur, pleindre la perte de son Amant, lors qu’elle ne doit songer qu’a celle de son père ; aimer encor ce qu’elle doit abhorrer ; souffrir en mesme temps, et en mesme maison, ce meurtrier et ce pauvre corps ; et pour achever son impieté, joindre sa main à celle qui dégoûte encor du sang de son père. 22 Si on compare la conduite de Chimène à celle de Didon, on remarque facilement les différences suivantes : 1° Virgile et Scudéry présentent une femme pudique, consciente de sa grandeur et de sa position en tant que reine des Carthaginois qui parle de son malheur quand elle réalise qu’Énée l’abandonnera. C’est dans la première 20 Pour le contexte historique de la Didon de Scudéry voir Christian Delmas, « Introduction, Didon à la scène », p.- IV-LXXX, surtout la « Deuxième partie, Les Didon de Scudéry et Boisrobert », p.- XLVIII-LXXVII. Il est au moins digne d’attention qu’il n’y ait, d’après mes connaissances, qu’une seule étude qui analyse la Didon de Scudéry, qui fut publiée après l’étude de Delmas. Voir Laetitia Vedrenne, Gender and Power : Representations of Dido in French Tragedy, 1558-1673, Durham University, 2009 (Durham E-Theses Online : http: / / etheses.dur.ac. uk/ 2037/ ). 21 Georges de Scudéry souligne dans l’avertissement la beauté double de l’épisode de Didon, qui résulte de l’Enéide de Virgile d’un côté et de sa réception de saint Augustin de l’autre : « Mais bien que ce fameux Auteur [i.e. Virgile] y soit [i.e. l’Enéide] y soit incomparable partout, il faut avouer qu’en ce qui regarde Didon, il s’est surpassé lui-même, comme ailleurs il a surpassé les autres. Saint Augustin dont le goût est si délicat pour les bonnes choses, confesse qu’il n’a jamais pu lire sans larmes, les plaintes de cette belle affligée ». Scudéry, Didon, p.-6. 22 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-385. Les deux critiques de Scudéry 43 scène du premier acte que Didon réfléchit sur sa situation et anticipe sa chute future an parlant de son mari mort : Oui, Pudeur, je souhaite et triste, et désolée, Que je meure plutôt que tu sois violée : Celui qui le premier me donna de l’amour, L’emporta toute entière abandonnant le jour ; Puisqu’il la tient encor (fuyant ces nouveaux charmes) Qu’il la garde au tombeau, satisfait de mes larmes. 23 Il me semble assez remarquable que Scudéry modélise sa Didon dès le début comme une veuve chrétienne, qui ne se marie pas après la mort de son mari, mais s’occupe de ses devoirs familiaux et domestiques. 24 En faisant cela, il s’inscrit dans la tradition de la christianisation de l’épopée virgilienne qui connaît son plus grand éclat avec la Gerusalemme liberata du Tasse. 25 Le projet de mariage de Didon résulte par conséquent de ses devoirs familiaux et de la raison politique, mais ce n’est pas Didon qui le propose, c’est sa sœur Anna qui insiste sur le fait que Didon a besoin de la protection masculine en tant que reine, membre féminin d’une famille et femme : Le mariage aspiré entre Didon et Énée sert alors de base à la ‘tragédie de famille’ de Scudéry. 2° Didon ne plaint pas la perte de son Amant, et songe à sa honte et à sa situation en tant que femme et reine trompée par les promesses d’amour d’Énée. C’est dans la première scène du quatrième acte que Didon réalise ce qui signifie le départ d’Énée pour elle et pour sa position en tant que femme et en tant que reine : J’ai perdu pour toi seul (ô funeste mémoire) Avesques la pudeur, et l’honneur, et la gloire. Cher hôte (car ce nom tout seul me doit rester, Après celui d’époux que tu viens m’ôter), Regarde en quel état une Reine demeure, Et s’il ne faudra pas que l’innocente meure, Et pourquoi vivrait-elle (ô Dieux- ! ) en ce malheur ? 26 23 Scudéry, Didon, I, 1, V. 25-30, p.-12. 24 Voir Roger Duchêne, « La veuve au XVII e - siècle. » idem, Onze études sur l’image de la femme dans la littérature française du XVII e -siècle, édité par Wolfgang Leiner, Tübingen, Narr 1978, p.-221-242 et Christian Biet, « De la veuve joyeuse à l’individu autonome », XVII e -siècle 187 (1995), p.-307-330. 25 Voir pour ce contexte Jörn Steigerwald, « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et du Tasse », Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p.-233-259. 26 Scudéry, Didon, IV, 1, V. 1073-1079, p.-53. 44 Jörn Steigerwald Didon se présente dans cette scène comme l’exemple contraire de Chimène, car elle prend conscience qu’elle perdit sa pudeur en tant que femme, son honneur en tant que membre d’une famille et sa gloire en tant que reine, mais aussi en tant que femme. D’où résulte qu’elle ne voit qu’une solution, à savoir la mort, même si elle se considère innocente. De ce point de vue, le mariage de Chimène doit être regardé comme une double transgression, car elle ne respecte ni ses devoirs féminins ni ses devoirs domestiques. Au lieu de ressentir de la honte, et d’agir selon les lois de la domination masculine qui règnent dans sa maison, elle ne se retire pas de la cour, mais, pire encore, elle reste amoureuse et en contact avec celui qui produisit la honte de sa maison : Rodrigue. 3° Dès le moment où Énée l’abandonne, Didon abhorre son amant ancien et commence à méditer une revanche. 27 4° Didon ne souffre pas la présence du trompeur dans sa maison, par contre, elle respecte ses devoirs familiaux : elle ne parle plus directement avec lui et ne le laisse plus entrer dans sa maison et rompt tout contact avec lui. 5° Didon connaît sa honte qui résulte des actions d’Énée et réagit de deux manières : elle prie aux Dieux de la venger et se sacrifie en même temps pour l’honneur de sa personne, sa maison et son règne. C’est dans la troisième scène du cinquième acte, l’avant-dernière scène dans laquelle Didon apparaît sur scène, qu’elle résume son combat entre le devoir et l’amour en optant pour le devoir et pour la vengeance de son amour trompé : O funeste, ô sanglant, ô nouveau sacrifice, Où la pauvre victime est offerte en ce jour, Par les mains de la rage, et par celles d’Amour. 28 À l’inverse de Chimène, Didon est une femme pudique qui respecte ses devoirs et, ce qui est plus important, considère que ses devoirs familiaux et domestiques sont plus importants que son amour. Elle observe ainsi la domination masculine et se présente même comme le meilleur sujet de celle-ci. 29 Cependant, le combat entre le devoir et l’amour dans le cadre de la famille unit non seulement les héros féminins, mais aussi les sujets de la Didon et du Cid. Les deux pièces se basent sur le modèle de la tragédie 27 C’est dans la cinquième et dernière scène du troisième acte qu’Énée avoue à Didon son projet de partir, tandis que Didon réfléchit sur sa situation et sur la honte qui résulte de l’action d’Énée dans la première scène du quatrième acte. 28 Scudéry, Didon, V, 3, V. 1581-1584, p.-72. 29 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998. Les deux critiques de Scudéry 45 familiale, qui vise au conflit tragique entre l’amour et le devoir ou plus précisément qui renvoie aux problèmes du mariage. Il y a notamment deux niveaux de ce problème du mariage, un problème au niveau de la justice poétique et un au niveau de la société contemporaine. Chimène et Didon sont des héros féminins, mais elles agissent dans l’espace social de la maison et de la famille, à savoir dans un espace dans lequel règne la domination masculine. Toutes deux sont des sujets de leurs pères qui doivent toujours respecter les règles de la famille et les lois de la maison. Ce qui distingue Scudéry de Corneille, c’est qu’il opte pour un modèle traditionnel de la maison, la maison fermée. 30 C’est pourquoi il critique la familiarité entre le Comte et la suivante, qui sert dans sa maison. C’est aussi pourquoi il insiste sur le caractère impudique de la situation alors que Rodrigue et le père mort de Chimène sont au même moment dans la maison de Chimène, car ce n’est pas la maison de Chimène, mais la maison de Don Gomès. Didon, par contre, respecte les règles de la domination masculine, se présente même comme la meilleure représentante de la maison fermée et se sacrifie par conséquent volontairement et consciemment pour le bonheur de sa maison. Corneille, pour sa part, met en relief les problèmes de la domination masculine dans la maison fermée en montrant les problèmes qu’une telle conception de la maison fermée produit pour ses sujets, surtout pour les sujets féminins. C’est pourquoi il choque, selon Scudéry, les bonnes mœurs, et pourquoi il transgresse les règles de la vraisemblance morale ainsi que les lois de la justice poétique, car toutes deux se basent aussi sur la domination masculine. La Querelle du Cid est alors aussi une querelle sur la conception de la maison au moment où celle-ci se transforme d’une maison fermée en une maison ouverte. 3. Le politique culturelle de Scudéry La Didon de Scudéry se réfère explicitement à l’épisode fameux de l’Énéide de Virgile à plusieurs niveaux : 1° Scudéry traduit plusieurs passages de l’épopée antique en intégrant le texte dans sa tragédie. 31 30 Pour la différence entre la ‘maison fermée’ et la ‘maison ouverte’ voir Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’école des maris, L’école des femmes, La critique de l’école des femmes) ». Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p. 337-361. 31 « C’est pourquoi, quelque gloire que puisse et doive recevoir cette Tragédie, je déclare que je n’y prétends autre part, que celle d’un traducteur fidèle : j’ai tâché de toutes les formes de mon esprit, d’élever en cette occasion la Poésie Française 46 Jörn Steigerwald 2° Il relie la tragédie à la tradition du poème épique en parlant du poème dramatique d’un côté et en prenant un sujet de l’épopée fameuse de Virgile pour sa tragédie d’un autre côté. 3° Il met en relief que les « choses fabuleuses » servent mieux à établir une vraisemblance morale que l’histoire, car la dernière vise au vrai et non pas au vraisemblable : en mettant en scène la tragédie Didon, Scudéry se concentre sur deux combats entre les devoirs et l’amour, à savoir le combat de Didon et celui d’Énée, qui, tous les deux, optent pour le devoir, et non pas pour l’amour. Même si, comme Chapelain le souligne dans les Sentiments de l’Académie, Didon vécut deux cents ans avant Énée, de sorte que l’épisode de l’Énéide n’est pas historiquement vrai, mais justement vraisemblable. 32 Cependant, en choisissant l’épisode de l’Énéide, Scudéry s’inscrit dans une double tradition, à savoir une tradition du poème épique et une tradition italienne et s’oppose en même temps à la tradition historique et espagnole. Christian Delmas analyse cette double configuration de la Didon dans l’introduction de son édition Didon à la scène en comparant la Didon de Scudéry à celle de Boisrobert. En écrivant une tragédie qui se réfère à l’Énéide de Virgile, Scudéry s’oppose alors de trois manières à Corneille : 1° Il opte pour des sujets fabuleux qui garantissent la vraisemblance morale 2° Il essaie d’anoblir la tragédie en la modélisant comme un poème dramatique, ce qui lui permet de distinguer la tragédie de la tragi-comédie et d’établir une analogie entre le poème dramatique et le poème épique.- 3° Il plaide pour une orientation du théâtre français vers la tradition italienne et non pas vers la tradition espagnole pour la fabrication du classicisme français. 33 Il est remarquable que Chapelain suive l’argumentation de Scudéry dans les Sentiments de l’Académie, car lui aussi renvoie plusieurs fois à l’Énéide de à la magnificence de la Latine ; j’ai cherché la pompe et la majesté des vers ; j’ai suivi les pensées de mon auteur (et peut-être aussi heureusement qu’aucun de mon temps ait pu faire), mais après tant de peines inutiles, quelque opinion qu’on veuille me donner de mes pinceaux, et de mes couleurs, j’avoue que je ne suis qu’un apprenti, qui travaille après Apelle. Mais comme le pays Latin est trop loin de la France pour y faire voyager les Dames, c’est ici qu’elles pourront voir au moins une légère idée de tant d’excellentes choses, que leur cache une langue, qui n’est plus que dans les livres. » Scudéry, Didon, « Avertissement », p.-6. 32 Jean Chapelain, « Les sentiments de l’Académie française », La querelle du Cid (1637-1638), éd. Civardi, p.-930-1009, p.-958. 33 Voir Christian Delmas, « Introduction », surtout la « Première Partie : Le thème de Didon dans le théâtre Européen », p.-XI-XXXIII. Les deux critiques de Scudéry 47 Virgile et, cela me semble plus intéressant, à l’épisode de Didon. De plus, ce sera Chapelain qui s’opposera à Vincent Voiture dans la Querelle des Suppositi en 1639, en votant pour la tradition italienne de la comédie et en s’opposant à la tradition espagnole. Scudéry, il faut le dire, ne réussit ni à devenir l’auteur dramatique du classicisme, ni le théoricien de cette époque, mais c’est quand même lui qui lança les bases du préclassicisme avec les Observations sur le Cid et Didon. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes. Sur les dédicataires féminines du théâtre cornélien des années 1630 Andrea Grewe Université d’Osnabrück Introduction La naissance du théâtre moderne en France au début du XVII e -siècle va de pair avec la formation du public de théâtre et de la critique littéraire au sens moderne. Dès les premières études, la critique a souligné le rôle important joué par les femmes dans la formation de ce ‘nouveau public’ de 1630 à 1636. 1 Face à cette présence des femmes au sein du public et à l’influence qu’on leur accorde, Robert Horville a même parlé du « Féminisme dans le théâtre français du XVII e - siècle », ce qu’il explique ainsi : « Le théâtre est une manifestation éminemment sociale et concerne notamment un public de cour et de salon, milieux dans lesquels la femme tendait à jouer un rôle grandissant, imposant par là même aux dramaturges soucieux de succès la nécessité d’introduire dans leurs œuvres des thèmes la concernant ». Et il ajoute : « C’est sous sa pression que s’imposent peu à peu les bienséances, impératifs indispensables pour lui permettre d’assister aux représentations théâtrales et, en particulier, aux spectacles comiques ». 2 C’est cette interaction entre un public féminin, ses attentes et les premières œuvres d’un auteur que Constant Venesoen a qualifié d’« apprenti féministe » qui retiendra mon attention dans ce qui va suivre. 3 Mais, au lieu de chercher 1 Cf. Maurice Descotes, Le public de théâtre et son histoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p.- 92s. ; et Charles Mazouer qui résume l’évolution depuis le début du siècle : « Un autre public est né - celui des salons et du beau monde, celui qui approuve les doctes, celui des honnêtes gens en un mot, où les femmes ont retrouvé leur place » (Le Théâtre français de l’âge classique. I : Le premier XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p.-174). 2 Robert Horville, « Le Féminisme dans le théâtre français du XVII e - siècle », dans Ordre et contestation au temps des classiques. Actes du Congrès du CMR 17, 1991, Papers on French Seventeenth Century Literature 73 (1992), p.-213-224, p.-213. 3 Constant Venesoen, Corneille « apprenti féministe ». De Mélite au Cid, Paris, Archives des lettres modernes, 1986. 50 Andrea Grewe à saisir l’influence sur l’œuvre de Corneille d’un public féminin difficile à définir, je me limiterai à un aspect plus circonscrit : en partant des cas dans lesquels Corneille a dédié un ouvrage à une destinataire, je me propose d’étudier, dans un premier temps, la fonction que ces dédicataires féminines remplissent dans le discours sur le théâtre que l’auteur pratique dans les différents péritextes ; dans un second temps, j’analyserai les relations qui se tissent entre les personnages féminins fictifs d’un côté et les dédicataires féminines de l’autre. Une telle approche me paraît d’autant plus justifiée que, malgré l’intérêt que, suite aux travaux de Gérard Genette, le péritexte théâtral trouve depuis quelque temps la question des dédicataires féminines a été négligée jusqu’à maintenant. 4 La pratique dédicatoire de Corneille Comme Wolfgang Leiner, auteur de la première grande étude consacrée à l’épître dédicatoire dans la littérature française du XVII e - siècle, l’a montré, la pratique dédicatoire de l’époque connaît une évolution significative. Tandis que, dans la première moitié du siècle, qui est l’âge d’or du mécénat aristocratique, les auteurs cherchent massivement la protection d’un grand seigneur, dans la seconde moitié du siècle, à l’époque du mécénat royal de Louis XIV, ils renoncent de plus en plus à une pratique considérée désormais comme ‘humiliante’. 5 Dans la pratique dédicatoire de Corneille, nous pouvons observer la même évolution. 6 Si, à partir d’Œdipe, publié en 1659, Corneille cesse complètement de dédier ses œuvres, signe non seulement d’une « certaine indépendance matérielle » mais aussi d’une « indéniable célébrité », 7 nous pouvons constater que, jusqu’à cette date, il accompagne toutes ses pièces d’une lettre dédicatoire, à l’exception de Nicomède et de Pertharite. Le fait que bon nombre de ces dédicaces (huit sur un total de vingt) s’adressent à des personnes non-identifiables, fictives, et qu’elles ne servent 4 Pour l’état des recherches, je renvoie à Littératures classiques 83 (2014) : Préface et critique. Le paratexte théâtral en France, en Italie et en Espagne (XVI e et XVII e -siècles), sous la direction d’A. Cayela, F. Cecroisette, B. Luvat-Molozay et M. Vuillermoz. 5 Cf. Wolfgang Leiner, Der Widmungsbrief in der französischen Literatur (1580-1715), Heidelberg, Winter, 1965, p.- 221-233 (chap.- « Der Strukturwandel des Mäzenatentums »). 6 Wolfgang Leiner [1965], « Corneille, auteur de lettres dédicatoires », dans id., Études sur la littérature française du XVII e - siècle, éd. par V. Schröder et R. Zaiser, Paris / Seattle / Tübingen, 1996, p.-219-231, p.-219. 7 Eve-Marie Rollinat-Levasseur, « Péritexte des œuvres théâtrales : société et dramaturge en miroir », dans PFSCL XXXIII, 64 (2006), p.-221-237, p.-231. Cf. aussi Leiner, Widmungsbrief, p.-276. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 51 donc pas à obtenir la faveur d’un protecteur concret souligne l’importance de ce texte liminaire pour Corneille qui peut ainsi « présenter sa pièce avec l’appareil liminaire qu’il convient et surtout, puisque le dramaturge n’omet jamais de signer ses dédicaces […], mettre en valeur son nom juste avant le début des textes dramatiques ». 8 Un tiers des douze épîtres qui restent, soit quatre lettres, a des dédicataires féminines, ce qui constitue un pourcentage conforme à la pratique courante de l’époque. Il s’agit à peu près de la même moyenne si nous prenons en compte la liste des ‘parrains favoris’ au cours du XVII e - siècle qui comprend au total trente-deux personnes dont dix femmes. 9 Le pourcentage des dédicataires féminines est pourtant bien différent lorsque nous nous limitons à la première période de la carrière dramatique de Corneille, période qui comprend neuf pièces écrites jusqu’en 1637 et publiées jusqu’en 1639. Quatre de ces pièces sont dédiées à des femmes (dont une est fictive). Trois des cinq pièces qui restent sont adressées à des dédicataires masculins fictifs ; dans deux cas seulement, l’épître dédicatoire s’adresse à un dédicataire masculin ‘non-fictif’, à savoir le duc de Longueville auquel est dédiée la tragi-comédie Clitandre publiée en 1632 et le duc de Liancourt, dédicataire de la comédie Mélite parue en 1633. Pendant cette première période le nombre de dédicataires féminines est donc même légèrement plus élevé que celui des dédicataires masculins. Il s’agit de Madame de La Maisonfort, dédicataire de la comédie La Veuve publiée en 1634, de Madame de Liancourt, dédicataire de la comédie La Galerie du Palais parue en 1637 et de Madame de Combalet à laquelle Corneille dédie Le Cid en 1637. À partir de 1641 par contre, il n’y a plus qu’une seule dédicataire féminine, à savoir la reine-mère et régente Anne d’Autriche à laquelle il dédie Polyeucte (1643) après la mort du dédicataire initialement prévu par Corneille qu’est Louis XIII. Comment expliquer le fait quelque peu surprenant que, pendant les premières années de sa carrière dramatique, Corneille choisisse de préférence des femmes comme dédicataires de ses œuvres ? Quels peuvent être les motifs de cette pratique dédicatoire et comment peut-on expliquer le fait qu’après avoir dédié ses premières pièces à deux grands seigneurs, il change de stratégie pour choisir des dédicataires féminines ? Les dédicataires féminines et le discours sur le théâtre Commençons par la première épître dédicatoire qui figure en tête de La Veuve, représentée pour la première fois pendant la saison théâtrale de 8 Rollinat-Levasseur, « Péritexte des œuvres théâtrales », p.-230. 9 Cf. Leiner, Widmungsbrief, p.-235-237. 52 Andrea Grewe 1631-1632 et imprimée en 1634. Elle s’adresse à une certaine Mme de La Maisonfort que la critique moderne a identifiée comme étant Rachel de Massué de Ruvigny (1603-1637). 10 Originaire d’une famille protestante, elle avait épousé Elysée de Beaujeu, sieur de La Maisonfort, qui mourut prématurément et la laissa veuve. Selon Tallemant des Réaux, elle fut « une coquette prude » aux « plaisants accès de dévotion » ; Conrart la jugeait « très belle et très vertueuse ». 11 Georges Couton résume les commentaires de ses contemporains en la décrivant comme une « dame très mondaine donc, et très entourée ». 12 Mme de La Maisonfort fait donc partie de la société mondaine de l’époque et est connue, voire ‘chantée’ par les auteurs liés à cette société. 13 C’est à elle que Corneille demande sa protection pour une comédie qui avait réussi à la « divertir » lors de sa représentation et à laquelle elle avait alors réservé un « bon accueil ». 14 En comparant La Veuve à la jeune veuve et en déclarant les « perfections » de la jeune femme infiniment supérieures à celles de la pièce, l’auteur obéit aux stéréotypes du genre de la lettre dédicatoire où « le jeu de la louange consiste en effet à présenter héros et héroïnes comme les faire-valoir des qualités des dédicataires ». 15 Ce qui rend le péritexte de La Veuve particulièrement intéressant, c’est qu’il ne contient pas seulement cette épître dédicatoire mais, en plus, un avis Au lecteur dans lequel Corneille formule une véritable poétique dramatique et développe sa conception de la comédie : « La Comédie n’est qu’un portrait de nos actions, et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance ». 16 Pour la deuxième fois après la Préface de Clitandre, Corneille discute ici publiquement les règles des trois unités et se prononce pour une certaine liberté dans leur application : « Ce n’est pas que je méprise l’antiquité, mais comme on épouse malaisément des beautés si vieilles, j’ai cru lui rendre assez de respect de lui partager mes ouvrages ». 17 Habilement, 10 Mario Roques, « Madame de La Maison-fort et la dédicace de La Veuve », dans RHLF 51 (1951), p.-461-467. 11 Pour les citations v. Georges Couton, « La Veuve ou le Traître trahi. Notes et variantes », dans Corneille, Œuvres complètes. Vol. I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, p.- 1253. Pour toutes les citations des pièces de Corneille, nous nous référons à cette édition citée dans la suite comme ŒC. 12 Ibid. 13 Cf. les vers composés en hommage à Corneille qui précèdent la pièce et parmi lesquels se trouvent aussi des vers faisant allusion à la ‘belle veuve’, dans ŒC, p. 204-215. 14 Corneille, « À Madame de La Maisonfort », dans ŒC, p.-201. 15 Cf. Hélène Baby, « Le péritexte théâtral des années Richelieu », dans Littératures classiques 83 (2014), p.-55-81, p.-70s. 16 Corneille, Au lecteur, dans ŒC, p.-202. 17 Ibid., p.-203. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 53 Corneille sépare ainsi la dissertation poétologique, qui s’adresse aux ‘savants’, de l’épître dédicatoire dans laquelle il souligne l’approbation que sa comédie a trouvée auprès d’un public mondain qui peut se reconnaître dans la société représentée sur scène et que Corneille lui-même définira plus tard, dans l’Examen de Mélite, comme étant la société des « honnêtes gens ». 18 Au lieu de croire, comme la critique l’a parfois supposé, que Mme de La Maisonfort était le modèle de la veuve Clarice, 19 il me paraît plutôt vraisemblable que Corneille, en lui dédiant sa comédie, a voulu l’instaurer en ‘juge’ de la « ressemblance » des portraits qu’il avait esquissés dans sa comédie, elle-même faisant partie de cette société mondaine. En évoquant « l’envie et la médisance » dont La Veuve aurait souffert, 20 Corneille se réfère éventuellement aux reproches que le mépris des règles lui a valus de la part des doctes et invoque, comme une sorte de remède à cette critique, l’approbation d’une dédicataire qui est la mieux placée pour juger du ‘réalisme’ de la pièce. 21 En 1637, Corneille dédie La Galerie du Palais, qui avait été représentée pour la première fois en 1632-1633 à Jeanne de Schomberg (1600-1674), marquise (plus tard duchesse) de Liancourt et sœur du maréchal de Schomberg. Après un premier mariage auquel elle avait été contrainte en 1618 et qu’elle avait réussi à faire annuler, elle se marie en 1620 avec Roger du Plessis, marquis de Liancourt. Le futur duc auquel Corneille avait dédié en 1633 sa première comédie Mélite, est l’un des grands mécènes littéraires des années 1630. 22 Parmi les écrivains qui fréquentent l’Hôtel de Liancourt à cette époque, on peut citer, outre Corneille, Jean-Pierre Camus, Alexandre Hardy, Gomberville et Saint-Amant dont le Moyse sauvé fut admiré par M. et Mme de Liancourt aux dires de Chapelain et de Balzac. 23 Chapelain vient y lire sa Pucelle d’Orléans. Dans les années 1620, par contre, « le marquis de Liancourt […] est connu pour la vie dissolue qu’il mène à la cour et en ville ; son amitié avec des libertins comme Théophile de Viau et ses activités adul- 18 Corneille, Examen, dans ŒC, p.-6. 19 Cf. Couton, « Notes et variantes », dans ŒC, 1254. 20 Corneille, « À Madame de la Maisonfort », dans ŒC, p.-201 21 Cf. aussi la conclusion de M. Roques (« Madame de La Maison-fort et la dédicace de La Veuve », p.-467) qui déclare : Qu’une mondaine en renom, qu’une dame de vertu certaine approuvât et applaudît Clarice, Corneille n’avait plus à redouter les rigoristes mondains, ni les moralistes scrupuleux, et c’était pour lui cause gagnée ». 22 Cf. Leiner, Widmungsbrief, p.- 235 : Il occupe le rang 18 parmi les 32 ‘parrains favoris’. 23 Cf. Jean Lesaulnier, « Les Liancourt, leur hôtel et leurs hôtes », dans Images de La Rochefoucauld. Actes du Tricentenaire 1680-1980, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p.-172 et p.-174. 54 Andrea Grewe tères font sa renommée. Il est exilé de la cour pour avoir provoqué en duel son beau-frère, dans la chambre même de Louis XIII ». 24 Entre 1638 et 1640, il devient dévot et se distingue dans la suite par les rapports étroits que sa femme et lui entretiennent avec Port-Royal. C’est sa femme qui, grâce à son amour pour son mari et à sa propre piété, joue un rôle considérable dans cette conversion. 25 Jeanne de Schomberg, femme d’exception dont le jésuite René Rapin loue « l’esprit grand, aisé, solide » tout en redoutant « la trop grande facilité qu’elle avait à comprendre les choses difficiles dans les sciences […] et une trop grande curiosité de savoir les questions les plus abstraites de la théologie », 26 est une des grandes dames de l’époque que tout - l’origine aristocratique, une éducation « bien au-dessus de son sexe » et une forte personnalité- - « prédestinait- à figurer au rang des femmes illustres ». 27 Elle est l’auteure de vers religieux et d’un ouvrage pédagogique destiné à l’instruction de sa petite-fille, écrit vers 1665 et publié à titre posthume en 1693 par les soins de l’abbé Jean-Jacques Boileau sous le titre Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** sa petite-fille, pour sa conduite, & pour celle de sa Maison. Colette H. Winn, l’éditrice moderne du texte, place cet ouvrage aussi bien dans la « longue tradition d’ouvrages didactiques à l’usage des femmes dans lesquels est tracé le portrait de la femme, de la mère idéale » que dans « une filiation de livres de piété adressés aux laïcs, et tout spécialement aux Dames de la noblesse » dont le modèle est l’Introduction à la vie dévote de François de Sales. 28 Pour Winn, l’ouvrage de la duchesse de Liancourt est profondément imprégné de la spiritualité salésienne et s’inscrit « dans le mouvement de revalorisation de la famille qui allait de pair […] avec le mouvement de réhabilitation du mariage et de la mère éducatrice ». 29 Dans la lettre dédicatoire que Corneille lui adresse percent le respect et l’admiration qu’une femme d’une telle stature intellectuelle et morale inspire. « Humblement », 30 l’auteur lui demande son approbation et sa 24 Claire Carlin, « Gérer son mariage au XVII e siècle : l’exemple de Jeanne de Schomberg », dans Dalhousie French Studies 56-(2001) (Le mariage sous l’Ancien Régime), p. 91-97, p.-92. 25 Cf. Avertissement par J.J. Boileau, dans Jeanne de Schomberg, Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** sa petite-fille, pour sa conduite, & pour celle de sa Maison avec un autre règlement que cette dame avoit dressé pour elle-mesme. Édition critique par Colette H. Winn, Paris, Champion, 1997, p.-47-74, ici p.-51-53. 26 Cf. Lesaulnier, « Les Liancourt, leur hôtel et leurs hôtes », p.-171. 27 Colette H. Winn, Introduction, dans Jeanne de Schomberg : Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** sa petite-fille, p.-7-42, p.-10. 28 Ibid., p.-12. 29 Ibid. ; Winn renvoie, entre autres, à Jean-Pierre Camus pour qui « convertir son mari à la dévotion est un devoir qui incombe à la femme » (p.-51, n. 1). 30 Corneille, « À Madame de Liancourt », dans ŒC, p.-301. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 55 protection pour une pièce dont il espère qu’elle contribuera à ses divertissements. En évoquant la possibilité que Mme de Liancourt puisse « désapprouver- la conduite » de la protagoniste de sa comédie, il met en relief la rigueur du jugement moral d’une personne réputée pour sa dévotion. 31 À la différence de son mari qui avait vu Mélite sur scène, elle n’a pas assisté à une représentation de La Galerie du Palais, signe peut-être d’un certain effacement en public qui pourrait aussi expliquer le fait que, contrairement à son mari et malgré l’estime dont elle jouit auprès des auteurs, deux ouvrages seulement lui furent dédiés. 32 Malgré « les acclamations publiques » que la pièce avait suscitées et qu’il n’omet pas de mentionner, Corneille cherche expressément l’approbation de la marquise de Liancourt comme ‘ultime’ affirmation de la « gloire » de sa comédie. 33 Son jugement sert donc à confirmer l’approbation générale et, vu la réputation morale de la dédicataire, à défendre sa pièce contre le reproche de l’immoralité. À peine un mois après La Galerie du Palais, Corneille fait imprimer Le Cid qu’il dédie à Marie-Madeleine de Vignerot, marquise de Combalet (1604-1675), la nièce de Richelieu. Sans aucun doute, le choix de cette dédicataire est motivé par ses liens étroits avec le cardinal : Corneille sait choisir des protecteurs. La dédicace publiée en tête du Cid en est une preuve éclatante. Cette épître à Mme de Combalet marque une étape : […] Choix révélateur enfin, du fait qu’il montre que Corneille procède avec prudence. C’est par personne interposée qu’il se signale à l’attention de la cour et de la ville, et avant tout à l’attention du grand protecteur des lettres : Richelieu. On sait l’influence que Mme de Combalet exerçait sur Richelieu, son oncle. 34 Mme de Combalet est certainement l’une des « créatures » du cardinal dont le sort est déterminé par les stratégies matrimoniales mises en œuvre par Richelieu et destinées soit à s’assurer des alliés politiques soit à favoriser l’ascension de sa famille parmi les maisons les plus illustres de la France. C’est Richelieu qui arrange en 1620 le mariage de Marie-Madeleine de Vignerot « avec le neveu du duc de Luynes, Antoine de Brimouard de Beauvoir du Roure, sieur de Combalet, afin de se ménager un appui auprès du favori de Louis XIII ». 35 Après la mort prématurée de son mari en 1622, 31 Ibid. 32 L’autre étant la tragi-comédie L’Indienne amoureuse (1631) du Sieur du Rocher, cf. Leiner, Widmungsbrief, p.-355. 33 Corneille, « À Madame de Liancourt », dans ŒC, p.-301. 34 Leiner, « Corneille, auteur de lettres dédicatoires », p.-222. 35 Cf. Julie Roy / Danielle Haase-Dubosc, « Marie-Madeleine de Vignerot », dans SIEFAR Dictionnaire des Femmes de l’ancienne France (2005) (http: / / www.siefar.org/ dictionnaire/ fr/ Marie-Madeleine_de_Vignerot ; accès : 03.09.15). 56 Andrea Grewe la jeune femme avait « songé à entrer au Carmel, mais son oncle en a fait la dame d’atours de Marie de Médicis ». 36 Dans la suite, Richelieu ne cesse de poursuivre d’autres prestigieux projets de mariage pour elle - dont celui avec le frère du roi, Gaston d’Orléans, dont on parle justement en 1636/ 37 - projets qui échouent pourtant. 37 La place importante que Mme de Combalet, duchesse d’Aiguillon depuis 1638, occupe ensuite dans la maison de son oncle auprès duquel « elle remplit les fonctions d’une sorte de ministre officieux de la charité, distribuant aumônes et secours », 38 ne serait pourtant pas possible si elle n’était pas aussi elle-même « une femme active, entreprenante » 39 motivée par une « ambition inassouvie » et qui « partage avec son oncle […] un goût du pouvoir auquel son sexe lui interdit d’accéder directement ». 40 Si, d’une part, elle soutient Saint Vincent de Paul et ses œuvres de charité et qu’elle contribue avec des subsides financiers à l’installation des Ursulines à Québec, de l’autre, elle fréquente l’Hôtel de Rambouillet et entretient un réseau d’alliances multiples parmi les dames influentes de l’époque, fait qui lui vaut le qualificatif de ‘précieuse’ par la critique moderne. 41 Jacques Du Bosq lui dédia les premiers volumes de L’Honneste Femme (1633) qui rapprochent la conception de l’honnêteté de celle de la civilité chrétienne. 42 Dans sa lettre dédicatoire, Corneille mentionne « la générosité » de Mme de Combalet- qui « ne s’arrête pas à des louanges stériles pour les ouvrages qui vous agréent », ce qui est peut-être une manière de la remercier pour une gratification reçue et pourrait renvoyer à son rôle auprès du cardinal. De même, la mention du « grand crédit que votre qualité et vos vertus vous ont acquis » 43 allude à son influence sur le cardinal. Ces références au cardinal mises à part, c’est Mme de Combalet elle-même et son discernement critique qui sont au centre de la lettre. Après avoir constaté « qu’après les éloges dont vous l’avez honoré, cet applaudissement universel ne lui pouvait manquer », l’auteur poursuit : 36 Cf. Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion, 2004, p.-155. 37 Ibid., p.-401. 38 Ibid., p.-155. 39 Madeleine Foisil, Art. « Richelieu », in : François Bluche (éd.), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p.-1337-1341, p.-1339. 40 Hildesheimer, Richelieu, p.-155. 41 Cf. Roy / Haase-Dubosc, « Marie-Madeleine de Vignerot » ; Hildesheimer, Richelieu, p. 156. 42 Cf. Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’ancien régime, Paris, Champion, 2005, p.-420. 43 Corneille, « À Madame de Combalet », dans ŒC, p.-691. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 57 Et véritablement, Madame, on ne peut douter avec raison de ce que vaut une chose qui a le bonheur de vous plaire : le jugement que vous en faites est la marque assurée de son prix ; et comme vous donnez toujours libéralement aux véritables beautés l’estime qu’elles méritent, les fausses n’ont jamais le pouvoir de vous éblouir (c’est l’auteure qui souligne). 44 En se vantant des ‘éloges’ dont Mme de Combalet a honoré la pièce, Corneille en souligne la valeur. En même temps, il exprime sa conviction que l’accueil favorable de la part de Mme de Combalet permet d’en déduire une approbation générale. Le jugement positif de la dédicataire est conforme à celui du public en général, ils se confirment réciproquement. C’est la validité de son jugement qui est approfondie dans la suite. En employant les termes de ‘vérité’ et de ‘raison’, l’auteur exclut l’idée selon laquelle Mme de Combalet puisse se tromper et être la victime d’une évaluation erronée de la pièce. Ce qui la distingue d’autres critiques, c’est qu’elle dispose d’un discernement infaillible qui ne se laisse pas « éblouir » par les « fausses-beautés » mais sait reconnaître les « vraies beautés » d’un ouvrage. Le champ sémantique de l’‘illusion’ qui sous-tend son argumentation et s’oppose au champ de la ‘vérité’ convient parfaitement - avec ces connotations religieuses - au milieu de la dévotion qui est celui de Mme de Combalet. Mais la portée des propos de Corneille ne se limite pas à l’éloge de la dédicataire. Avec cette distinction entre vraies et fausses beautés, il semble plutôt se référer à une discussion en cours dont témoigne aussi la critique de Mairet dans son Épître familière. Dans cette contribution à la Querelle du Cid, Mairet reprend l’argument de la « fausse gloire » du Cid, d’une gloire donc qui, selon lui, est due au fait que Corneille avait « le peuple & la plupart des femmes de [son] costé », un public donc dont la capacité de jugement est contestée non seulement par les doctes. 45 En répondant à la dévalorisation du public féminin (et populaire) entreprise par ses adversaires, Corneille dresse le portrait d’une protectrice qui dispose des lumières et de la stature morale nécessaires pour juger de la qualité esthétique et morale de son œuvre. Critique féminine et modernité littéraire Quelles conclusions pouvons-nous tirer des trois pièces liminaires que nous avons passé en revue ? L’examen des lettres dédicatoires destinées à des femmes met en évidence, outre des différences considérables, un certain 44 Ibid. 45 Cf. Jean-Marc Civardi, « La place des femmes », dans id., La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Champion, 2004, p.-139s. 58 Andrea Grewe nombre de points communs. Premièrement, nous pouvons constater que, du moins dans les lettres adressées à Mme de La Maisonfort et à Mme de Combalet, l’auteur fait allusion, d’une manière plus ou moins cachée, à des observations critiques qu’il a reçues ou qu’il redoute. Le bon accueil de la part des dédicataires lui permet de réfuter un tel jugement négatif comme mal fondé. La valeur particulière de leur approbation est légitimée par la ‘gloire’ dont les trois femmes jouissent parmi leurs contemporains - bien entendu, à des degrés différents. Si le jugement de Mme de La Maisonfort est précieux parce que celle-ci fréquente la société mondaine et peut juger de la ressemblance des ‘portraits’ peints par le dramaturge, l’autorité du jugement de Mme de Liancourt se fonde sur l’envergure morale de cette grande dévote ; et dans le cas de Mme de Combalet qui est appelée à juger d’un « Héros assez reconnaissable aux lauriers dont il est couvert » 46 , c’est, outre sa piété, sa familiarité avec la sphère politique et militaire qui légitime son jugement. Ce que, malgré ces différences, les jugements des trois femmes ont en commun, c’est qu’ils coïncident toujours et pleinement avec « l’applaudissement- universel » et « les acclamations publiques » du grand public cités par Corneille dans tous ses écrits poétologiques pour se légitimer à l’égard de la critique des doctes. 47 En faisant de préférence appel au jugement des femmes pour conforter celui du public et réfuter la critique des doctes, il participe d’un mouvement plus vaste qui se déroule entre 1630 et 1650 : la naissance de la critique féminine : « L’espace des « belles-lettres » devient, pour les femmes, un de ceux où l’on pourra devenir l’instance qui juge et qui prise, ou méprise, mais aussi se donner ou se voir donner du prix ». 48 Dans cette admission au champ littéraire, les femmes sont soutenues par les auteurs ‘modernes’ qui fréquentent les salons où « valent non les règles de la poétique et de la rhétorique, mais- le primat du plaisir et le critère du goût. Les « littérateurs » trouvent ainsi dans la ruelle leurs principales alliées contre les doctes, alliées d’autant plus importantes que Vaugelas a fait des femmes les arbitres naturels des différends portant sur l’usage ». 49 Nous avons vu que Mme de Combalet est aussi une des familières de l’Hôtel de Rambouillet. En lui attribuant, dans sa lettre dédicatoire, la compétence du jugement esthétique, Corneille prend position dans le débat sur la légitimité et l’autorité de la critique littéraire naissante. Contrairement 46 Corneille, « À Madame de Combalet », dans ŒC, p.-691. 47 Pour le recours au ‘succès auprès du public’ comme stratégie de légitimation cf. la Préface de Clitandre, l’avis Au lecteur de La Veuve et, en pleine Querelle, l’Épître de La suivante. 48 Myriam Dufour-Maître, « La critique des femmes : le cas des-« précieuses » », dans Littératures classiques 86 (2015), p.-157-168, p.-158. 49 Ibid. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 59 à ceux qui accordent cette compétence aux doctes ou aux spécialistes de la littérature seulement, Corneille la réclame pour un public beaucoup plus large qu’il définit, dans l’Excuse à Ariste, comme « peuple et courtisans » 50 et dont les femmes - au moins certaines grandes dames - forment une partie essentielle. 51 Dans le nombre élevé des dédicataires féminines dans la première période dramatique de Corneille, nous pouvons donc voir le reflet d’une évolution plus générale qui marque, d’une part, l’‘accès des femmes à la culture’ et, de l’autre, l’alliance des auteurs modernes et des femmes (‘précieuses’) dans la lutte pour une littérature moderne contre les ‘pédants’. 52 Le choix proportionnellement plus fort de dédicataires féminines est donc directement lié au caractère ‘moderne’, ‘irrégulier’ du théâtre de Corneille à l’époque. Personnages féminins fictifs et mécénat féminin - la voix publique des femmes À l’instar de la littérature pastorale dont l’influence profonde sur Corneille n’est plus à démontrer, les premières comédies cornéliennes mettent en scène des jeunes gens des deux sexes dont l’unique préoccupation est l’amour. 53 En créant des « pastorales urbaines », 54 Corneille s’inspire 50 Corneille, « Excuse à Ariste », dans ŒC, p.-780, v. 47. 51 M. Dufour-Maître décrit l’enjeux de ce débat pour les femmes : la critique moderne « d’une part, arrache le jugement des œuvres aux doctes et aux politiques pour le confier au goût raisonnable et à l’appréciation morale des honnêtes gens ; mais elle entend d’autre part enrayer la prolifération centrifuge des instances critiques […] et arrêter sur les seuls « auteurs » la capacité de la rhétorique à produire des discours reçus comme « littéraires » » (« La critique des femmes », p.-160). 52 Un bref regard sur la répartition des dédicaces entre destinataires masculins et féminins dans l’œuvre d’auteurs tels que Mairet et Georges de Scudéry donne, pour la première moitié du siècle, le même résultat : près de la moitié des ouvrages s’adressent à des femmes. Cf. Leiner, Widmungsbrief, p.-370 (Mairet), p.-393s. (G. de Scudéry). 53 Pour l’inspiration pastorale de Corneille, je renvoie à la liste des contributions essentielles établie par Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), Paris, SEDES, 1989, p.-22. 54 À propos de La Galerie du Palais qu’elle qualifie de « pastorale urbaine », Liliane Picciola constate : « Peu impliqués dans des responsabilités de pouvoir, ces nobles se trouvent, au cœur de Paris, essentiellement préoccupés de leurs affaires de cœur, comme des bergers. On est frappé par la perfection de la chaîne des amours qui se forme après qu’a eu lieu […] la rencontre de Dorimant avec Hippolyte ». (Liliane Picciola, « Introduction », dans Pierre Corneille, Théâtre. Tome I, sous la direction de L. Picciola, Paris, Classiques Garnier, 2014, p.-597-630, p.-607). 60 Andrea Grewe d’un genre qui correspond d’une manière particulière aux attentes d’un public féminin. 55 Car, la pastorale dramatique étant considérée comme beaucoup plus conforme à la bienséance que la comédie traditionnelle, les femmes peuvent y assister sans risquer leur bonne réputation et sans qu’on leur reproche de manquer à la bienséance. Le drame pastoral dans la tradition italienne de l’Aminte du Tasse et du Berger fidèle de Guarini est en outre caractérisé par une réflexion sur les rôles des sexes et leur rapport. Cette dernière aboutit à une conception nouvelle de l’amour qui unit, dans le mariage final des protagonistes, l’amour idéal, céleste, avec l’amour sensuel, terrestre. Une réflexion analogue sur l’amour et le mariage est poursuivie aussi dans les premières comédies de Corneille qui ne confrontent pas les protagonistes avec l’opposition de leurs parents à leur union, mais mettent à l’épreuve la constance et la fidélité de leurs sentiments amoureux. Le couple est alors mis en question de l’intérieur, c’est-à-dire par les doutes que les jeunes protagonistes ressentent eux-mêmes face au caractère indissoluble de leur lien. Dans La Galerie du Palais ou l’Amie rivale (1632-1633) et La Place royale ou l’Amoureux extravagant (1633-1634), les deux pièces formant une sorte de dyptique, nous assistons à une mise en question du sentiment amoureux de la part des amants mêmes qui risque de saper les fondements du mariage. Si, dans La Galerie du Palais, c’est la jeune Célidée qui commence à douter de ses sentiments pour son amant Lysandre, dans La Place royale, c’est Alidor, l’amoureux extravagant, qui se lasse de l’amour fidèle d’Angélique. Ainsi, Célidée confesse : « Mon cœur a de la peine à demeurer constant » (II, 5, v. 512) tandis qu’Alidor s’exclame : - « Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ? / Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ? / Les règles que je suis ont un air tout divers, / Je veux que l’on soit libre au milieu de ses fers » (I, 4, v. 209-212). Si, dans La Galerie du Palais, l’amour de Célidée sort vainqueur de l’épreuve de sorte que rien ne menace plus son mariage avec Lysandre, La Place royale rompt avec les règles de la comédie en faisant triompher le soif de liberté d’Alidor aux dépens d’Angélique qui choisit le couvent où elle trouve l’amour ‘éternel’ à même de vaincre l’inconstance terrestre qu’elle fuit. Marc Fumaroli a montré comment Corneille, dans La Place royale, a placé « la passion d’Angélique- sous le signe du mariage chrétien, indissoluble, 55 Cf. à cet égard Andrea Grewe, « Nel regno di Silvia. Sulla presenza del dramma pastorale italiano nel teatro comico francese tra Sei - e Settecento », dans Horizonte 10 (2007), p.-85-98, et Andrea Grewe, « Rollenspiele. Zum Wandel der Geschlechterrollen im Theater der Frühen Neuzeit », dans Susanne Rode-Breymann (éd.), Orte der Musik. Kulturelles Handeln von Frauen in der Stadt, Köln / Weimar / Wien, Böhlau, 2007, p.-186-199. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 61 soutenu par un serment d’absolue fidélité réciproque » ; 56 le dramaturge développe ainsi une conception de l’amour et du couple qui s’inspire de l’idéal post-tridentin du mariage tel qu’il avait été propagé en France par François de Sales, mais aussi par l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Cette conception qui triomphera définitivement avec le couple de Chimène et Rodrigue s’annonce déjà dans la Galerie du Palais, le pendant ‘positif’ de La Place royale qui, elle, finit sur la défaite du couple. En donnant à son amoureux ‘extravagant’ et, par conséquent, ‘ridicule’ les traits d’un ‘esprit fort’, Corneille prend ses distances à l’égard d’un ‘libertinage’ tel qu’il est représenté notamment par Théophile de Viau : - On se méprend sans doute sur le personnage d’Alidor en voulant reconnaître en lui un disciple d’Hylas, le berger inconstant de L’Astrée. En fait, son exigence de « franchise » absolue se rattache plus nettement à la morale aristocratique et dédaigneuse qui est au cœur de la philosophie libertine des années 1620. Corneille a campé Alidor en jeune homme de la bonne société qui subit la fascination des écrits de Théophile de Viau et de ses disciples, et qui veut conformer sa conduite à la vision de l’amour que l’on y trouve. Car le libertinage de Théophile est aussi un individualisme fondé sur une revendication éperdue d’autonomie, qui passe par un affranchissement général de toutes les contraintes pouvant naître des relations sociales. 57 Dans l’avis Au lecteur de Mélite, pièce dédiée à M. de Liancourt, Corneille s’était référé expressément à Théophile comme étant son modèle. En implorant la protection de Mme de Liancourt pour La Galerie du Palais et en stigmatisant, dans La Place royale, un libertinage dont son mari fut jadis proche, Corneille fait preuve d’une nouvelle orientation qui, au niveau des dédicaces, se reflète dans le remplacement des grands seigneurs associés à l’hérésie morale ou politique (Liancourt, Longueville) par les dédicataires féminines beaucoup moins suspectées de ‘libertinage’. Tout au contraire, la dédicace à Mme de Liancourt, dont l’œuvre et la vie sont inspirées de la spiritualité salésienne et dont la vie matrimoniale est basée sur le modèle de l’épouse parfaite prête à se mettre au service de son mari et de sa ‘maison’, 56 Cf. Marc Fumaroli- [1984], « Du Cid à Polyeucte : dramaturgie du couple », dans id., Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990, p. 399-413, p.-400. 57 Boris Donné, « D’Alidor à Alceste : La Place royale et Le Misanthrope, deux comédies de l’extravagance », dans Littératures classiques 58,3 (2005), p.- 155-175, p.- 171. Dans une note, Donné renvoie en outre non seulement aux épîtres dédicatoires à l’adresse de M. et de Mme Liancourt, mais il souligne également le fait que M. de Liancourt « fut un des amis et protecteurs les plus constants de Théophile de Viau » (ibid., p.-166 n. 37). 62 Andrea Grewe renvoie à l’importance que prennent la quête du couple idéal et le dépassement d’une position qui exalte l’autonomie. 58 Dans Le Cid, la mise en question du couple n’est pas d’ordre individuel et psychologique - elle n’arrive pas au nom de l’autonomie individuelle - mais elle est d’ordre social. C’est l’honneur de la famille qui s’oppose au mariage de Chimène et de Rodrigue après que celui-ci a tué le père de Chimène en duel pour venger l’offense que le comte avait infligé à son propre père. Dans la Querelle du Cid, le comportement de Chimène, qui continue à aimer celui qui a tué son père et finit même par accepter de l’épouser, est au centre de la critique formulée par Scudéry dans ses Observations sur Le Cid et reprise dans Les Sentiments de l’Académie- qui reprochent à Chimène de transgresser les lois de la nature et de la morale et de pécher ainsi contre la vraisemblance et la bienséance. Le procès que Scudéry fait à une Chimène jugée « fille desnaturée », « parricide- « et « impudique » 59 ne tient pourtant pas compte du fait que la transgression dont elle est accusée ne constitue un crime qu’à l’intérieur de l’ancien ordre féodal auquel sont encore attachés le comte et, à un moindre degré, Don Diègue. Le comportement de Chimène-- son amour pour Rodrigue et sa soumission aux vœux du roi qui ordonne leur mariage - cesse d’être un crime parce qu’il se fait au nom du nouvel ordre monarchique et d’un nouveau système de valeurs : Corneille a choisi Le Cid pour exprimer sa position politique au moment où la patrie en danger ne peut être sauvée que si les Grands cessent leurs complots contre Richelieu pour s’unir derrière lui. Le mariage de Chimène à l’instigation du roi est renoncement à l’affrontement des clans féodaux, et adhésion à l’union patriotique, intégration, soumission au compromis monarchique. 60 C’est le roi qui, selon ses propres dires, fait désormais office de père pour Chimène : « Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui / Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui » (II, 7, v. 681-682). Tandis que Chimène 58 C. Carlin souligne le paradoxe de l’existence de Jeanne de Schomberg : « L’apparente soumission morale est liée à une gestion pratique qui demande l’action et des qualités de leader qui vont à l’encontre des valeurs auxquelles Madame de Schomberg prétend adhérer » (« Gérer son mariage », p.-96). L’exemple de l’épouse parfaite salésienne fourni par Mme de Liancourt semble être la version féminine du héros aristocratique qui met toutes ses qualités au service de son pays et de son roi. 59 « Observations sur Le Cid », dans Civardi, La querelle du Cid, p.-384, 377, 385. 60 Jean Rohou [1991], « Le mariage de Chimène : Dépravation morale, transgression imaginaire ou intégration politique ? », dans Lectures du jeune Corneille : L’illusion comique et Le Cid, textes réunis par Jean-Yves Vialleton, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p.-113-126, p.-123. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 63 sort de cette façon de l’ancien ordre familial pour passer directement sous l’autorité du roi, Rodrigue « n’a plus pour définition d’être le fils de Don Diègue mais d’être le héros national, le chef, le Cid. […] Celui que Chimène va épouser n’est plus le meurtrier de son père, mais le sauveur de la patrie ». 61 Le refus que Chimène oppose jusqu’à la fin aux décisions du roi exprime combien le passage à l’ordre nouveau coûte à celle qui est encore profondément liée à l’ordre féodal et à l’importance que celui-ci accorde à la ‘famille’, la ‘maison’ aristocratique. C’est elle qui, en acceptant le mariage avec Rodrigue, doit rompre avec l’ordre ancien et donner son approbation à l’ordre nouveau. Dans un temps qui donne à la femme la tâche de veiller au ‘salut’ de son mari et de sa famille - comme le formule Mme de Liancourt dans son Règlement - il paraît fondamental de s’assurer de l’approbation des femmes à l’ordre nouveau. Le poids que Corneille donne à Chimène qui égale son amant à tous les égards, illustre l’importance qu’il accorde à ses spectatrices auxquelles il offre ainsi un modèle de comportement féminin à imiter. La même préoccupation transparaît aussi dans un autre aspect de l’œuvre, à savoir dans le rôle de l’Infante qui, jugé secondaire, fut également critiqué au cours de la Querelle. 62 Dans une analyse de la réécriture du Cid de 1660, Carine Barbafieri a montré que, dans la version retravaillée, l’Infante occupe une place essentielle visant à « concilier les deux mondes antagonistes que sont l’univers tragique et l’univers mondain ». 63 Il me semble pourtant que, dans la version originale, déjà, l’Infante occupe une place tout autre que secondaire. Car c’est elle qui doit persuader Chimène de renoncer à la poursuite de Rodrigue et qui se fait ainsi le défenseur le plus explicite et le plus éloquent de l’ordre nouveau : « Ce qui fut bon alors ne l’est plus aujourd’hui. / Rodrigue maintenant est notre unique appui […] Et si tu veux enfin qu’en deux mots je m’explique, / Tu poursuis en sa mort la ruine publique, / Quoi ? pour venger un père est-il jamais permis / De livrer sa patrie aux mains des ennemis ? » (IV, 3, v. 1185-1186 ; 1191-1194). Elle oppose expressément le « bien du pays » aux « intérêts du sang » et exhorte Chimène à sacrifier ces nobles liens « au public » (IV, 3, v. 1210, 1214). L’Infante s’approprie ainsi le rôle du porte-parole de la nouvelle idéologie monarchique. Loin d’appartenir exclusivement au roi et aux nobles de sa suite, le discours politique est assumé par une femme et la fonction 61 Ibid., p.-124. 62 Cf. « Les sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid », dans Civardi, La querelle du Cid, p.- 970s. : - « Nous sommes entierement de l’avis de l’Observateur, & tenons tout l’Episode de l’Infante condannable. Car ce personnage ne contribüe rien, ny à la conclusion, ny à la rupture de ce mariage ». 63 Carine Barbafieri, Tragédie et goût mondain : Le rôle de l’Infante dans la réécriture du Cid », dans Lectures du jeune Corneille, p.-39-55, p.-40. 64 Andrea Grewe monarchique partagée entre un représentant masculin et féminin. L’infante incarne alors l’autorité féminine (maternelle) nécessaire pour autoriser la transgression de Chimène. Dans l’épître dédicatoire du Cid, Corneille parle de la « satisfaction » que le « héros » de la pièce a donnée à Mme de Combalet. Celle-ci se voit de cette manière investie non seulement du rôle de juge de Rodrigue mais aussi du rôle de l’Infante qui place en premier lieu le « bien du pays » et exhorte Chimène - et les spectateurs masculins et féminins - à agir comme lui. Le fait que Corneille ait créé des personnages féminins si forts et qu’il leur ait donné une position-clef dans la dramaturgie de la pièce, prouve quel poids leur revient, à ses yeux, dans les décisions publiques, et cela non seulement dans la fiction. En passant des pièces liminaires aux textes dramatiques mêmes, notre analyse a confirmé la relation étroite qui existe entre les dédicataires féminines et les personnages fictifs. La voix que les pièces prêtent aux femmes correspond aux positions morales ou politiques représentées par les dédicataires : avec Mme de Liancourt, c’est le souci du salut de la maison et de la famille basée sur le couple, et avec Mme de Combalet, c’est le consentement au ‘bien public’ et au système monarchique qui sont articulés. En faisant de cette façon des personnages féminins les porte-paroles de positions éthiques et politiques du débat contemporain, Corneille accorde aux femmes une voix et une place qui leur sont refusées dans la vie politique de l’époque qui ne leur permet pas l’accès au pouvoir. La stratégie dédicatoire de Corneille s’articule donc sur deux niveaux : d’une part, elle érige les femmes-dédicataires en juges littéraires et leur confère ainsi la voix de la critique contre l’opposition de ceux qui cherchent à la réserver aux seuls spécialistes (masculins) ; de l’autre, à travers les personnages féminins de ses pièces, l’auteur leur accorde une voix pour participer aux discussions morales et politiques. La voix féminine - même si c’est par le truchement d’un auteur masculin - se fait ainsi entendre et rompt avec le silence imposé aux femmes en public. Le fait que les pièces de Corneille aient déclenché des débats aussi vifs que la Querelle du Cid s’explique donc peut-être aussi par le scandale que constitue - non seulement aux yeux de l’Eglise - cette prise de parole publique des femmes sur la scène et sur le papier. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » - Ce que le féminin dit du théâtre, et inversement Sarah Nancy Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 Chimène, telle Eris ou même Hélène, semant le trouble parmi des poètes désireux d’obtenir le prix de la beauté - c’est l’image qui naît sous la plume du rédacteur du « Souhait du Cid en faveur de Scudéry » 1 pour faire état des dissensions entre Corneille et son principal détracteur : « Chimene dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde… » 2 . Que l’« agreément »- de Chimène ait été cause de la querelle, il n’y a rien de plus vrai. Car c’est en grande partie sur ce personnage qu’a reposé l’immense succès rencontré par la pièce à sa création, en janvier 1637, cet immense succès qui a conduit Corneille à demander un privilège d’impression le 21 du même mois, Scudéry à s’offusquer de cette entreprise orgueilleuse - et ainsi de suite. La querelle était lancée. Les « Sentiments de l’Académie », dans leur tentative de bilan, témoignent bien de l’implication du personnage dans le succès. Ils notent que la « passion » amoureuse de Chimène « a esté le principal agréement de la Piece, & ce qui luy a excité le plus d’applaudissemens ». Ces applaudissements ont déjà été mentionnés par Scudéry à propos de la fameuse scène 4 de l’acte III où l’héroïne dévoile la persistance de son amour 3 et le sont à nouveau par Corneille, qui, dans son « Examen », se souvient pour cette même scène du « frémissement dans l’assemblée », signalant « une curiosité merveilleuse et un redoublement d’attention » 4 . Chimène est donc incontestablement l’héroïne de la querelle. Sa participation au succès est évidente, ainsi que, 1 « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry. Une paire de lunettes pour faire mieux ses Observations », dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, H.-Champion, 2004, p.-664.- 2 « Les Sentiments de l’Académie française », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-965. 3 La scène « a fait battre des mains à tant de monde, crier miracle, etc. », G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-398. 4 P. Corneille, Le Cid, « Examen », dans Œuvres complètes, tome I, G. Couton (éd.), Paris, Gallimard, 1980, p.-702. 66 Sarah Nancy logiquement, sa participation au scandale. Les formules de Scudéry sont célèbres, lorsqu’il développe le deuxième argument de ses « Observations » : Chimène aimant encore et malgré tout l’assassin de son père y est traitée de « parricide » 5 de « fille desnaturée » 6 , de « monstre » 7 , de « prostituée » 8 - ce que les « Sentiments de l’Académie », quoique plus modérés, ne désapprouveront pas : si Chimène pose un problème majeur de vraisemblance, c’est-àdire tant de cohérence que de morale, c’est parce qu’elle est « Amante trop sensible et Fille trop desnaturée » 9 . De manière intéressante, les partisans de la pièce se montrent moins soucieux de discuter véritablement cette question de la vraisemblance que de défendre les choix du personnage en un mouvement d’empathie : la persistance de son amour serait cautionnée par celui de l’Infante (« La Défense du Cid », attribuée à Camus 10 ), ou par un raisonnement circulaire, autorisée par le caractère irrépressible du sentiment amoureux. Les « Observations sur les Sentiments de l’Académie » s’indignent ainsi que l’on puisse taxer d’invraisemblable le consentement de Chimène au mariage, « comme si, poursuit le rédacteur, L’amour et La prudence se trouvoient en un mesme temps ». Et de citer Virgile : ‘‘Omnia vincit amor, et nos cedamus amori.’’ Dict le Poete [Virgile, Les Bucoliques] 11 . » Quant à Sorel, il déjoue avec humour les accusations en passant par une dégradation généralisée, alléguant qu’en matière d’immoralité, les héros et héroïnes cités par Scudéry n’ont rien à envier à Chimène 12 . Son intention n’est donc pas de rédimer le personnage ni d’excuser les défauts et extravagances de la pièce, mais de faire reconnaître l’approbation du public comme seul véritable critère, intention que partage le rédacteur du « Souhait du Cid en faveur de Scudéry », qui, face aux critiques portant sur le caractère déplacé des propos de Chimène, fait valoir la force du plaisir du spectateur / auditeur : « si elle en dit trop [dans la scène avec Don Sanche] […] c’est seulement au gré de ceux qui s’ennuyent d’entendre bien parler » 13 . Ainsi, dans leur grande majorité, les prises de position s’organisent autour de l’amour et des propos amoureux du personnage, tantôt dénoncés comme impudiques, tantôt défendus au nom de la beauté et du plaisir. En 5 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-376. 6 Ibid., p.-385. 7 Ibid., p.-388 8 Ibid., p.-402. 9 « Les Sentiments de l’Académie française », op.-cit., p.-960. 10 « La Défense du Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-465. 11 « Observations sur les Sentiments de l’Académie », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p. 1069. 12 « Le Jugement du Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-783. 13 Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry, op.-cit., p.-684. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 67 un sens, la querelle porte donc sur le fait d’aimer ou de ne pas aimer Chimène, ce que les dernières lignes du « Souhait du Cid » font bien entendre : « On me connaîtra assez si je dis que je suis celui qui ne taille point sa plume qu’avec le trenchant de son espée, qui hait ceux qui n’ayment pas Chimene… » 14 . * * * Or, on le voit, cette dimension affective communique avec une question théorique : dire son amour ou sa haine pour Chimène amoureuse, reconnaître la participation du personnage au succès pour l’approuver ou la condamner, c’est débattre des justes critères d’évaluation du genre dramatique. C’est évident chez Scudéry, dans le passage qui prolonge la citation déjà donnée - car, dit-il, si « cette passion de Chimène a esté le principal agréement de la Piece, & ce qui luy a excité le plus d’applaudissemens, […] ce n’est pas pource qu’elle est bonne, mais pource que, quelque mauvaise qu’elle soit, elle est heureusement exprimée » 15 . Le personnage est donc supposé avoir plu pour de mauvaises raisons : son « expression heureuse », c’est-à-dire la beauté superficielle des vers qu’elle prononce. Scudéry poursuit en effet : « elle a assés d’esclat & de charmes, pour avoir fait oublier les regles, à ceux qui ne les sçavent gueres bien, ou à qui elles ne sont gueres presentes » 16 . « Eclat » et « charme » : les deux termes renvoient au phénomène de la fascination- - c’est-à-dire à l’illusion consistant à prendre la laideur pour la beauté 17 - à la fois sur le plan visuel, avec l’idée de l’aveuglement produit par une trop grande lumière, et sur le plan auditif, le mot « charme » étant alors encore nettement associé à un effet magique de la poésie par le biais de son étymologie. Que la simple « expression heureuse » emporte l’adhésion n’est donc pas si simple, justement. La fascination, en effet, n’est pas qu’une appréciation esthétique erronée mais bien un égarement moral, un éloignement par rapport à la vérité, comme le fait entendre encore Scudéry dans sa « Lettre… à l’illustre Académie », considérant cette fois les représentations de la pièce au-delà du seul personnage. En se montrant si accueillant, le public s’est mépris ; il a cru estimable et belle une chose « qui n’avoit de beautez, que celle de ces agreables trompeurs… » 18 La métaphore, qui fait des comédiens les artisans de la fascination, sera reprise dans « L’Epistre familière » de 14 Ibid., p.-689. 15 « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-965. 16 Ibid. 17 « FASCINER […] On le dit aussi au figuré. Les passions nous fascinent l’esprit, et font paroistre beau ce qui est laid », A. Furetière, Dictionnaire Universel, La Haye ; Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, article « Fasciner ». 18 « Lettre de M. de Scudéry à l’illustre Académie », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p. 566. 68 Sarah Nancy Mairet, où celui-ci non seulement ironise sur l’incapacité du texte à se soutenir sans effets scéniques, suggérant de joindre au texte des gravures en « taille-douce » qui permettraient de retrouver « les gestes, le ton de voix, la bonne mine, & les beaux habits de ceux et celles qui les ont si bien représentées 19 », mais développe lui aussi de nombreuses métaphores de l’enchantement : « beautez apparentes & phantastiques » 20 , « brillante glace qui faisoit l’enchantement de vostre Cid » 21 . La publication aurait selon lui révélé la nature pauvre et laide, c’est-à-dire nocive, de la pièce et donc sa « réputation illégitime ». Il y a donc une homologie de structure entre les débats qui concernent Chimène et ceux qui concernent la valeur de la pièce. Dans les deux cas, les détracteurs de Corneille stigmatisent un dédoublement : d’une part celui du personnage en fille réclamant la vengeance et en amoureuse, dédoublement équivalant à une faute poétique et morale ; et d’autre part celui de la pièce en représentation scénique capable d’attirer le succès et en texte, qui, une fois donné à la lecture, révèle ses imperfections. Dans un cas comme dans l’autre, la division est réduite en erreur, comme le montre bien cette correction qu’apporte lui-même Scudéry à son analyse de l’acte III. Si au moins, explique-t-il, le temps était passé entre la mort du père de Chimène et l’aveu de son amour persistant ; mais c’est au contraire tout de suite que l’auteur « la fai[t] balancer entre ces deux mouvemens, ou plutost pancher tout à fait, vers celuy qui la perd & la deshonore » 22 . Pas de partage possible : « balancer », c’est déjà trop « pancher », se laisser séduire par les apparences, consentir à l’erreur. C’est au nom de ce principe que le personnage autant que le succès des premières performances sont jugés mauvais et illégitimes. * * * On voit donc que ce qui se dit au sujet de Chimène a à voir avec le genre dramatique dans sa spécificité, c’est-à-dire avec celui-ci comme genre de la « représentation seconde ». C’est pourquoi si, à la différence de ce qui se passera à partir des années 1660-1670, tous les textes de la querelle partagent le présupposé que le théâtre a la capacité d’être moralement bénéfique, ils n’en traduisent pas moins des conceptions du genre dramatique véritablement discordantes. Du côté des détracteurs, et notamment de Scudéry, le genre dramatique semble n’être acceptable qu’à condition de résorber toute division, tout dédoublement, comme on l’a vu tant avec la simplification qu’il opère 19 « Epistre familiere du Sr Mairet », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-804. 20 Ibid., p.-801. 21 Ibid., p.-802. 22 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-398. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 69 qu’avec son refus d’accorder toute valeur au succès de la performance. Cette conception se lit du reste dans d’autres de ses textes, et notamment dans l’Apologie du théâtre qu’il publie deux ans plus tard. Renvoyant au colosse de Thèbes, dont les historiens antiques racontent qu’il produisait un son sous l’effet des premiers rayons du jour, il y expose que les acteurs « ne doivent point oublier, qu’ils sont comme la Statuë de Memnon, qu’il falloit que le Soleil regardast pour la faire parler, eux ne pouvants rien dire sans les Poëtes 23 ». Avec cette conception de la voix des comédiens comme harmonique pur de l’intention d’un poète-soleil, il exprime bien sa méfiance à l’encontre des séductions de la scène, et, en-deçà, formule sa conviction que le poète est capable, voire obligé de confier un message moral clair à la pièce. Pour cette raison, il se déclare favorable à la lecture des textes de théâtre, ce qu’approuvera Chapelain, principal rédacteur des Sentiments de l’Académie française, dans une lettre qu’il lui adresse au sujet de sa Didon 24 . On comprend que, dans cette perspective, il soit primordial de réduire les détours et les ambiguïtés, même au détriment de la vérité historique. C’est ce que disent les « Sentiments de l’Académie française » lorsqu’ils défendent l’importance de la vraisemblance : « Il y a des verités monstrueuses, ou qu’il faut supprimer pour le bien de la société, ou que si l’on ne peut les tenir cachées, il faut se contenter de remarquer comme des choses estranges » 25 . L’essentiel, dans ces éventuelles omissions ou dans ces améliorations de l’Histoire est d’unifier le message moral au service du « bien » public 26 . De l’autre côté, celui du Cid et de ses partisans, on voit la promotion d’un théâtre qui admet la complexité des personnages, la multiplicité des espaces, et l’effet qui en résulte pour l’œil et l’oreille, au service de la plurivocité du message moral. Le rédacteur du « Souhait du Cid », se démarquant des défenses affectives évoquées plus haut,- soutient ainsi la possibilité que Chimène éprouve des sentiments contradictoires : « si elle eut voulu qu’il euut esté malheureux contre son père, elle peut desirer avec passion qu’il 23 G. de Scudéry, L’Apologie du théâtre, Paris, A. Courbé, 1639, p.-84. 24 « […] elle m’a ravi sur le papier qui est la pierre de touche de ces sortes de beauté, et […] je lui ai assigné dans mon cabinet le rang qu’elle tenoit autrefois dans le monde » (Lettres de Jean Chapelain, éd. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, tome- 1 [sept. 1632-déc. 1640], lettre- CVIII [juin 1637], « À M. de Scudéry », p.- 154). Sur cette valorisation du « cabinet » comme « vrai lieu de réception du poème dramatique », voir l’article d’Hélène Merlin-Kajman, « Effets de voix, effets de scène : Mondory entre Le Cid et La Mariane », dans O. Rosenthal (éd.), À haute voix. Diction et prononciation aux xvi e et xvii e -siècles : actes du colloque de Rennes des 17 et 18 juin 1996, Paris, Klincksieck, 1998, 155-176, notamment p. 162 ; voir aussi Hélène Merlin, Public et littérature en France au xvii e -siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, chapitre V. 25 « Les Sentiments de l’Académie française », op.-cit.,-p.-954. 26 Ibid., p.-961-962. La démonstration concerne Chimène. 70 Sarah Nancy ait du bon-heur contre les barbares qui taschent de s’emparer de l’estat » 27 . Le rapport ici sous-entendu est un rapport de compatibilité, de coexistence : Chimène « peut [à la fois] desirer… » le malheur et le bonheur de Rodrigue. Logiquement, cette conception prend en compte les prolongements que peuvent donner au texte son interprétation par les comédiens. C’est ce qu’on voit chez Sorel : en ne considérant comme argument valable que le succès des représentations, il donne toute sa légitimité à ce qui se produit lors de la performance. Mais c’est Camus, dans la « Défense du Cid » qui valide le plus explicitement ce dispositif de « charme » instauré par la scène : citant l’allégation de Scudéry selon laquelle les Sophonisbes, Césars, et autres héros sont des exemples de moralité qu’il ne « faut point condamner sans […] ouyr », il demande, surtout, « si ces pieces là ont peu charmer sans estre ouyes » 28 . Le jeu de mots sert le propos : du contexte judiciaire où « ouyr » signifie « accorder une attention impartiale », il passe à un emploi concret renvoyant à la représentation scénique. Cette écoute est pour lui le seul critère permettant de bien estimer les pièces. Quant au rédacteur du « Souhait du Cid », son ironie à l’encontre de la présomption de Scudéry à ne pas s’être laissé prendre aux impressions positives du spectacle 29 est bien le signe qu’il discrédite absolument une telle possibilité. Il faut alors rappeler que de telles positions favorables aux séductions de la scène sont aussi celles qu’exprime Corneille dans l’« Excuse à Ariste », ainsi que dans l’Excusatio trois ans plus tôt. Dans l’« Excuse à Ariste », il affirme se contenter du succès de ses seuls vers : « Mon travail sans appui monte sur le Théâtre… » 30 , et c’est dans l’Excusatio qu’il rend hommage à Mondory, l’éclatant créateur de ses premiers rôles : « toute sa personne contribue au succès, et de là peut-être le feu de mes vers […] 31 - Là sont mes limites, ne me cherchez pas en dehors : le théâtre fermé, il ne faut plus attendre de vers de moi. 32 » La publication hâtive du Cid est-elle alors le signe qu’il retire sa confiance aux aléas de la scène ? Non car sur un autre plan, celui de la fiction, Corneille, comme on l’a vu, a ménagé une complexité des points de vue qui laisse aussi se déployer - pour filer la métaphore - de multiples résonances morales. Cela tient bien sûr en grande partie à Chimène. Car à moins d’adopter, comme 27 « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry », op.-cit., p.-681. 28 « La Défense du Cid », op.-cit., p.-465. 29 « Tout le monde a esté abusé hormis Scudéry, qui le croira : il donnait des sentiments contraires à sa creance ; il faisoit semblant d’admirer une piece qui lui faisoit pitié parce qu’il est sans vanité, bon & courageux », « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry », op.-cit., p.-665. 30 P. Corneille, Excuse à Ariste, dans Œuvres Complètes, tome I, G. Couton (éd.), Paris, Gallimard, 1980, p.-780. 31 P. Corneille, Excusatio, v.-35-36, dans Œuvres Complètes, op.-cit., t.-1, p.-463-464. 32 Ibid., v.-39-40, p.-463-464. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 71 le font les détracteurs, une position de surplomb par rapport à l’intrigue (de narrateur omniscient, en quelque sorte), les contradictions du personnage, dépendantes des lieux et situations où il se trouve, font résolument obstacle à un message unifié. Du côté de Corneille et de ses partisans, il y aurait donc, conforme à la reconnaissance du caractère insaisissable des effets de la scène, la conception d’une portée morale du théâtre qui ne passe pas par la simple translation d’un message. C’est, semble-t-il, ce que salue Balzac, reprenant dans son discours « Du caractère et de l’instruction de la comédie » des arguments déjà avancés face à Scudéry pour défendre la valeur morale du plaisir pris au Cid. Contre un effet « promis » et garanti, un bénéfice indirect qui passe par le « plaisir » : Une tromperie si ingénieuse et si honnête est particulièrement tromperie en ce qu’elle enseigne sans dogmatiser […] O la bonne trahison que cellelà ! De faire le bien qu’on ne promet pas ; […] de renvoyer avec édification ceux qui ne cherchaient que du plaisir ; de les rendre non seulement plus joyeux et plus satisfaits, mais aussi meilleurs et plus vertueux 33 . Avec le personnage de Chimène, donc, se discutent et se disputent les enjeux du genre théâtral : la question est de savoir si le théâtre doit exploiter cette diffraction du message encouragée par la « représentation seconde », et « faire le bien sans le promettre », ou s’il doit, au contraire, limiter cette division, contrôler ces résonances, pour ne conserver qu’une séduction pédagogique au service d’une vérité unifiée. * * * Or tout indique que cette capacité de Chimène à cristalliser les enjeux de la querelle est à rapporter au fait qu’il s’agit d’un personnage féminin. On se rappelle l’évocation de l’épisode du mont Ida par le rédacteur du « Souhait du Cid ». Mais il y a plus explicite. Dans les « Sentiments de l’Académie », le problème de conformité poétique autant que morale du personnage est clairement rapporté au fait d’être une femme : Que s’il eust peu estre permis au Poëte de faire que l’un de ces deux Amans preferast son amour à son devoir, on peut dire qu’il eust esté plus excusable d’attribuer cette faute à Rodrigue qu’à Chimene. Rodrigue estoit un homme, & son sexe qui est comme en possession de fermer les yeux à toutes considerations pour se satisfaire en matiere d’amour, eust rendu son action moins estrange & moins insupportable 34 . 33 « Du caractère et de l’instruction de la comédie », mars 1639, Œuvres diverses, éd. R. Zuber, p.-130, cité par J.-M. Civardi, op.-cit., p.-1094, n.-7. 34 « Les Sentiments de l’Académie française », op.-cit., p.-964. Nos italiques. 72 Sarah Nancy L’idée sera ensuite reprise non plus selon une logique négative, en termes de manquement par rapport à un comportement attendu, mais de manière positive, en référence à un devoir-être du « sexe »- féminin : « son sexe exigeoit d’elle une sevérité plus grande » 35 . Cette question de l’identité féminine est aussi répercutée au niveau des effets sur l’assemblée théâtrale. Les spectatrices sont en effet considérées comme une catégorie spécifique dont les réactions seraient un indicateur de la moralité du personnage comme de la pièce. Dans sa « Lettre apologitique », Corneille oppose ainsi aux insultes de Scudéry le bon accueil réservé à Chimène par un public pourtant des plus exigeants : Quand vous avez traicté la pauvre Chimene d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre ; Ne vous estes-vous pas souvenu que la Reyne, les Princesses, & les plus vertueuses dames de la Cour et de Paris, l’ont reçeuë & caressée en fille d’honneur 36 ? Mairet, tout au contraire, considère que la réception favorable de la pièce par les femmes et le peuple ôte toute valeur à l’argument du succès remporté par les représentations 37 . Quant à la « lettre du sr. Claveret au sr. Corneille », elle suppose que les femmes - les « honnestes femmes », du moins - n’ont pu que se sentir blessées par la pièce, et, pour cette raison, en condamne la publication 38 . * * * Le fait que Chimène soit un personnage féminin est donc essentiel pour comprendre le trouble qu’elle provoque et le rapport d’homologie entre ce trouble et la question des effets du théâtre. En tant que telle, elle aiguise la question de la nécessité et de la possibilité d’un contrôle du message moral, notamment en raison de l’affinité qu’on lui suppose avec les autres femmes de l’assistance, que cette affinité témoigne en faveur ou en défaveur du personnage. Le maillon logique qui attache le « féminin » à ces enjeux se distingue alors : c’est que le « féminin » est un topos de la réflexion sur l’éloquence. Il dit quelque chose d’un rapport au langage, cela autant que le motif des « fausses beautés » que Civardi repère à juste titre 39 . L’un et l’autre sont d’ailleurs liés- - liés dans la tradition de réflexion sur l’ornement, comme l’emblématise l’espèce de fusion qui s’opère très tôt entre le traité de Tertul- 35 Ibid. 36 « Lettre apologitique du Sr. Corneille », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-513. 37 « Epistre famuilière du sieur Mairet », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-808. 38 « Lettre du sr. Claveret au sr. Corneille », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-538. 39 J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op.-cit., p.-88-91. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 73 lien sur la Toilette des femmes 40 et celui sur les spectacles 41 , et liés dans leur usage. Dans les deux cas, il s’agit de pointer le risque d’une émancipation intempestive du discours par rapport aux enjeux moraux. Omniprésents dans les rhétoriques latines, ces motifs combinés reviennent avec une intensité marquante au XVII e -siècle 42 . Sous cet angle, les prises de parole de Chimène acquièrent un nouveau relief. On voit que la question n’est pas seulement celle, à la fois psychologique et morale, de ce qui convient au personnage, mais celle de la possibilité, pour tout discours, de transmettre des valeurs. De fait, la parole de Chimène n’est pas une parole droite, pas une parole simple.- Scudéry le repère bien, qui, analysant la scène 4 de l’acte-III, stigmatise la manière dont elle s’épanche dans un « flux de paroles », puis « confesse », et « prononce » l’aveu fatal 43 : elle en dit trop, et pas au bon moment. La justifier sur ce point n’est d’ailleurs pas chose aisée. Ainsi, quand le rédacteur du « Souhait du Cid » objecte qu’elle « ne […] prononce qu’à moitié » ces « quelques paroles un peu libres », « corrig[ées] » du reste par « les vermillons de sa face […], retenant la couleur de la vertu 44 », il en dit déjà trop, lui aussi. Car si « balancer », c’est déjà « pancher tout à fait », ces « moitiés » de paroles et cette rougeur forment bien l’essentiel du problème. Et ce n’est pas Corneille qui gommera ces ambiguïtés. Entreprenant, dans son Avertissement joint à l’édition de 1648, de présenter le silence final de Chimène « en présence du roi et de l’infante » non comme une véritable approbation du mariage, mais comme une double résistance-- résistance à l’envie de dire oui, résistance à l’envie de rendre publique cette première résistance 45 - il ajoute aussitôt-que cette situation est alors à bien distinguer de celle où « elle est seule, ou avec sa confidente, ou avec son amant ». C’est alors « une autre chose » : « Ses mœurs sont inégalement égales, pour parler en termes de notre Aristote, et changent suivant les circonstances des lieux, des personnes, des temps et des occasions, en conservant toujours le même principe 46 . » Hommage à l’auteur de la Poétique ? Bien plutôt, Corneille semble exprimer ici sa conviction que la fonction du théâtre est bien de juxtaposer ces situations de parole différentes. 40 Tertullien, La Toilette des femmes, Paris, Les Éditions du Cerf, 1971. 41 Tertullien, Les Spectacles, éd. M. Turcan, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986. 42 Nous nous permettons de renvoyer à notre livre : La Voix féminine et le plaisir de l’écoute en France aux XVII e et XVIII e -siècles, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.-64. 43 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-403-404. 44 « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry », op.-cit., p.-683. 45 « Avertissement » (1648), dans Œuvres complètes, éd. A. Stegman, Paris, Éditions du Seuil, 1963, p.-216-217. Il cite, à l’appui, une autre pièce de Guillén de Castro. 46 Ibid. 74 Sarah Nancy Pour cette raison, nous avons pu proposer l’idée que Chimène était plus un personnage qu’une héroïne, au sens où sa parole, plus proche de la phônè - chargée de passions et impossible à fixer - que du logos, résonne dans différents espaces comme elle résonne sous le masque, ou persona 47 . Mais en adoptant une autre perspective, celle de l’éloquence (donc tendanciellement du logos), Myriam Dufour-Maître aboutit à une conclusion convergente 48 . Car même dans sa capacité à parler droit, au service d’un but moral, Chimène pose problème. La maîtrise de l’éloquence dont elle témoigne pour demander justice est perçue comme inconvenante, et ce, même pour certains défenseurs de la pièce. Ainsi dans « L’Innocence et le Véritable Amour de Chimène », le rédacteur se montre-t-il incapable de rendre compte de cet art du discours. Pour prouver que Chimène « donn[e] plus à la mort de son père qu’à son amour », il se base au contraire sur « ses pleurs et ses soupirs, qui f[ont] paraître davantage les tristes pensées de son âme, que des simples paroles », expliquant alors que « les paroles qui procèdent immédiatement du cœur sont des signes plus certains de nos douleurs que ne sont nos paroles ; vu même que les plus grandes douleurs sont muettes et qu’un triste silence est le langage ordinaire des affligés ». Favorable à Chimène, donc, mais incapable de comprendre sa capacité à adapter son discours, le critique n’a d’autre choix, selon les mots de M. Dufour-Maître, que de « refaire complètement la scène telle qu’elle aurait dû être, selon la conception d’un ethos féminin tout entier captif du pathos 49 ». * * * Autonome, protéiforme, insituable : la parole de Chimène a donc bien les caractéristiques que la tradition rhétorique épingle avec le paradigme du féminin ou de l’effémination, caractéristiques qui sont tout autant celles de Chimène comme personnage que celles du genre dramatique. La pièce de Corneille, en cela, se démarque bien d’une conception du théâtre comme genre soumis aux enjeux de l’éloquence. Son objectif n’est pas de garantir la circulation claire d’un message. Elle fait apparaître, au contraire, la pluralité des choix, des espaces, la diversité des ressources de la parole. Elle montre trop, en rendant beau cet excès, ce qui lui vaut d’être accusée de menacer, voire de saper les valeurs communes. 47 « Chimène et la voix du masque »,- dans Corneille : Héros- ou- personnages ? , dir. M. Dufour-Maître, Rouen, Presses de l’Université de Rouen et du Havre, p.-147-156. 48 M. Dufour-Maître, « Héroïnes de Corneille : des modèles rhétoriques féminins ? », dans Femmes, rhétorique et éloquence sous l’Ancien Régime, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012. 49 « L’Innocence et le Véritable Amour de Chimène », dans La Querelle du Cid, op.- cit., p.- 1123-1124, cité par M. Dufour-Maître, « Héroïnes de Corneille : des modèles rhétoriques féminins ? », art. cité, p.-107. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 75 Ce sont alors les travaux d’Hélène Merlin-Kajman que l’on rejoint, analysant comment la querelle du Cid donne l’occasion de formuler des désaccords autour de la redéfinition du commun, redéfinition rendue obligatoire par la formidable onde de choc des Guerres de religion et par ce qui, en France, en est la conséquence : le régime absolutiste et sa double séparation fondatrice (secret d’état, liberté de conscience religieuse). On voit bien comment les positions qui s’expriment par le biais de Chimène au sujet du théâtre comme lieu où, de fait, la parole est exposée publiquement, mobilisent des définitions concurrentes du public : d’une part, une définition nostalgique comme cohésion autour de valeurs transparentes à tous, que cette cohésion soit dotée de fondements naturels ou rationnels ; d’autre part, une définition fondée, au contraire, sur la volonté du « libre particulier » pouvant édicter ses propres règles pour les autres ou se rallier volontairement à d’autres particuliers 50 . La présence de la figure du monstre, tant pour qualifier Chimène que la pièce, semble symptomatique de cette interrogation sur la forme de public produite par telle ou telle forme de parole. C’est Chimène qui est « monstr[ueuse] » pour Scudéry 51 , et son consentement au mariage pour les « Sentiments de l’Académie » 52 . Quant au texte de « L’Anatomie… », il repose tout entier sur la comparaison du Cid avec un « corps tout plein de difformitez », « caché sous la robe qui les avait couvertes » 53 . Comment ne pas faire le rapprochement avec cette même hantise de la désarticulation, du démembrement, qui hante les réflexions sur l’éloquence tout au long du siècle, traduisant de manière à peine métaphorique les interrogations sur la capacité de la parole à soutenir un corps politique en morceaux 54 ? En mobilisant de telles images, les adversaires du Cid font bien entendre, eux aussi, la crainte d’une possible déliaison, d’une désagrégation du corps social par l’importance excessive accordée au « particulier » qu’emblématise la passion de Chimène. 50 Hélène Merlin-Kajman, L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p.-169-187. 51 « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-347. 52 « Les Sentiments de l’Académie », op.-cit., p.-947. 53 « L’Anatomie du Cid », dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op.-cit., p.-1141-1142. 54 L’image la plus frappante est sans doute celle que convoque Le Faucheur pour expliquer la nécessité, dans l’éloquence, de la bonne prononciation au service du contenu : « Ce que Dieu a fait en la création de l’Univers, lequel il a distingué en tant de différentes espéces qui s’y voyent, sans quoy ce ne seroit qu’une masse confuse & informe ; & en la production de nos corps qu’il a composez de tant de diverses parties, sans quoy ils ne seroient qu’une masse de chair laide & hideuse : nous le devons faire en nos Discours publics, non seulement pour l’Invention, pour la Disposition, & pour l’Élocution, mais aussi pour la Prononciation », M. Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste, Paris, A. Courbé, 1657, p.-82. 76 Sarah Nancy Du reste, les partisans de la pièce sont eux aussi amenés à mobiliser cette image, mais de manière positive, preuve qu’il s’agit bien de différents modèles en concurrence. Balzac, par exemple, n’hésite pas à défendre l’irrégularité de la pièce, en s’appuyant sur l’exemple du château de Fontainebleau : Il n’y a point d’architecte en Italie qui ne trouve des défauts en la structure de Fontainebleau, & qui ne l’appelle un Monstre de pierre. Ce monstre néanmoins, est la belle demeure des Rois, & la Cour y loge commodement. Il y a des beautez parfaites qui sont effacées par d’autres beautez, qui ont plus d’agrément et moins de perfection. 55 On repense à la formule du « Souhait du Cid » : Chimène plaît pour son « agréement », c’est-à-dire qu’elle en appelle à un assentiment par le plaisir, celui de chacun en son particulier, mais cela - telle semble être la conviction des défenseurs de la pièce - sans dénier la possibilité du commun qui est au fondement de sa demande de réparation. Elle est, pour cette raison, non pas « parfaite », mais complexe, composite. Mais l’image qui signale le plus clairement l’implication du théâtre dans cette préoccupation pour la capacité du discours à servir des valeurs communes est bien sûr celle de la « prostituée ». Le terme indique que Chimène incarne pour Scudéry l’une des émanations les plus délétères de ce « corps public » en pleine redéfinition : avec les libertins qui n’appartiennent qu’à eux, celles qui, appartenant à tous, n’appartiennent plus à personne 56 . On voit donc bien comment le « féminin » est, à travers Chimène, ce qui associe le personnage aux effets du théâtre, en faisant apparaître - cette fois dans le genre dramatique -, la réactivation de la crainte à l’encontre d’une parole déliée : la crainte que la parole publique alternative du théâtre ne soit réduite au rang de « femme publique », rebut de la « chose publique ». Il est alors possible de penser que Corneille est conscient de cet enjeu lorsqu’au début du « Rondeau » qu’on lui attribue, il parle de ses détracteurs comme de ceux qui ont « envoy[é] […] sa Muse au Bordel 57 ». C’est avant que le terme de « prostituée » n’ait été employé ; mais on peut supposer qu’avec cette métaphore renvoyant aux injures faites à ses compétences, il témoigne avoir compris qu’en l’accusant d’avoir donné trop vite son texte à l’impression, on l’accuse d’avoir visé le mauvais public, un public fait de la somme des passions et plaisirs particuliers, répondant en quelque sorte à son orgueil intempestif. * * * 55 J.-L. Guez de Balzac, « Lettre de Mr de Balzac à Mr de Scudéry, sur ses Observations du Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-1093. 56 Voir H. Merlin-Kajman, L’Excentricité académique, op.-cit., notamment p.-88-90. 57 L’énonciateur, qui se présente comme un ami de l’auteur, prend sa défense contre « Paris » qui « L’envoye [lui] au Diable, & sa Muse au Bordel ». « Rondeau », dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op.-cit., p.-344. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 77 C’est en ce sens que, dans la querelle, le féminin permet de parler du théâtre. Mais si cela est possible - et possible sans tautologie - c’est parce qu’il y a un mouvement inverse, comme le suggère notre titre : le théâtre, en retour, conduit au féminin, plus précisément au féminin comme ce qu’on se figure être une modalité spécifique du sujet. Chimène, pour reprendre les analyses d’H. Merlin-Kajman, est une « actrice » : elle se montre capable d’un « effort de composition, d’ajustement et de distinction à la fois, entre elle et elle-même, elle comme fille […] et elle comme amante ». Et bien sûr, c’est le dispositif qui permet cela : elle pleure, mais « ne pleure qu’en public : tel est le scandale que nous ignorerions peut-être si la scène ne nous la représentait qu’en public » 58 . De manière intéressante, M. Dufour-Maître montre que ce jeu de type théâtral - qu’elle repère quant à elle, on l’a vu, dans la maîtrise inhabituelle de l’éloquence par le personnage - va à l’encontre des attentes de l’époque relatives au « bien parler » féminin. Permettre ainsi à Chimène de s’emparer de ce modèle éloquent est une « contestation permanente de cet ethos supposé féminin qui s’offrait comme norme du ‘‘commerce’’ mondain. Non pour ramener les femmes et les filles à la parole rare et modeste que pouvaient souhaiter certains, non pour offrir des contre-modèles aussi stéréotypés que ceux qu’ils prétendent contester, mais au contraire pour affirmer […], la liberté de chaque sujet singulier de la parole. 59 » Donc, ce n’est pas seulement que Chimène cristallise les enjeux de la querelle, mais que la querelle signale le désarroi ou l’intérêt - c’est selon - que suscite une nouvelle conception du sujet : non plus comme entité unifiée et stable, mais comme construction, comme combinaison de rôles à travers différents espaces et différentes paroles. Chimène n’est ni complètement, ni naturellement fille (on se souvient qu’elle est qualifiée de « fille dénasturée » 60 ), ni fatalement amoureuse (puisqu’elle est capable de tenir, quand il le faut, le rôle de celle qui demande vengeance). Elle est capable de « composer » son visage, au sens qu’a le mot au XVII e -siècle 61 , et de se recomposer. On l’aura compris : ce que nous voudrions suggérer, c’est que sous l’égide du genre théâtral, dont la querelle montre bien qu’il est en 58 L’Absolutisme dans les Lettres et la Théorie des deux corps. Passions et Politique, Paris, H. Champion, 2000, p.-120. 59 M. Dufour-Maître, « Héroïnes de Corneille : des modèles rhétoriques féminins ? », art. cité, p.-110. Nos italiques. 60 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-384. 61 « COMPOSER, signifie encore en Morale, Regler ses mœurs, ses actions, ses paroles. C’est un homme qui sçait composer son visage et ses actions, suivant la profession qu’il a embrassée. Quelquefois il se prend en mauvaise part, et signifie, Faire l’hypocrite », A. Furetière, Dictionnaire Universel, op.- cit., article « Composer ». 78 Sarah Nancy plein bouleversement, et, en l’occurrence, sous l’égide du personnage de Chimène, s’élabore une définition du sujet par le genre - nous entendons par là-une définition de l’identité comme produit de facteurs moraux, sociaux, intellectuels sans rapport avec le sexe biologique. Inclassable et composite, Chimène serait donc l’exemple d’une manière de s’inventer, de se fabriquer une identité, ici féminine. Cela expliquerait qu’elle ait pu être perçue par ses détracteurs comme imparfaitement et en même temps excessivement femme, comme si la corruption était selon eux l’élément le plus essentiel de la nature féminine - leur hostilité traduisant alors la tentative de l’assigner à une identité fixe 62 . D’un autre côté, cela expliquerait qu’elle ait été tellement mise à l’honneur par les partisans de la pièce, comme s’ils avaient senti en elle une dynamique propre au théâtre, une dynamique d’invention, de combinaison, d’interprétation. A l’appui de cette hypothèse, on peut rappeler l’importance du paradigme théâtral dans l’histoire du concept de genre, analysée récemment par Anne E. Berger 63 . L’auteur fait bien apparaître comment une certaine idée de la performance comme accomplissement de ce qui n’a pas d’essence première (par exemple, une conception du costume comme opérateur de vérité) a pu servir à élaborer le concept d’identité genrée contre celui d’identité sexuelle. Et en soulignant que, des deux genres, le genre féminin est celui qui a le plus été pensé comme construit 64 , elle permet de comprendre que si la figure de Chimène est, dans la querelle, le vecteur des réflexions sur le théâtre, elle est aussi ce vers quoi reviennent, pour la définir comme sujet construit, les propositions nouvelles sur le théâtre faites par Corneille et certains de ses partisans. Pourrait-on alors voir dans ce moment si important pour le théâtre la préhistoire du concept de genre ? C’est loin d’être simple car si l’on adopte la perspective de Thomas Laqueur, qui situe l’apparition de l’idée de deux sexes distincts fondés en nature dans le courant des XVII e et XVIII e -siècles, on doit penser qu’on est, avec cette conception du sujet construit, encore 62 D’où cette impression, qui a fait l’objet de débats lors de la Journée d’étude, que les détracteurs détiennent la vérité du personnage, qu’ils la connaissent mieux que ce que la pièce en laisse voir. 63 A.E. Berger, Le Grand Théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, Belin, 2013. 64 Ibid., p.- 81-91. Nous passons ici bien trop rapidement sur une question fondamentale, celle de savoir comment penser cette propension du « féminin » à convoyer des valeurs d’ouverture, de déplacement, de remise en cause, sans le réduire à n’être que l’Autre du masculin. En ce qui concerne notre corpus, la relecture de l’ouvrage de Claire Carlin, Women reading Corneille. Feminist Psychocriticism of Le Cid (New York, Peter Lang Publishing, 2000), au prisme du concept de genre, pourrait constituer un point de départ fructueux. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 79 dans une pensée du continuum, qui n’est rien d’autre, selon lui, qu’une pensée du genre 65 . La radicalisation ultérieure de la manière de convoquer le féminin pour dire ce qui devient une véritable haine du théâtre à la fin du-siècle serait alors une conséquence de cette conception du genre devenue intolérable, et les rigoristes autant des réactionnaires que des artisans de cette « fabrique du sexe » qui passe par l’affirmation de la physis contre l’artifice. Mais replacer la querelle dans un système de valeurs opératoire depuis l’Antiquité avant que ne se produise l’« épiphénomène » de la pensée de la différence des sexes serait, on l’entend bien, nier de manière décevante la singularité des enjeux de la querelle, et ce qu’elle apporte à cette définition du sujet construit. Méfions-nous donc des approches téléologiques et contentons-nous d’affirmer que la querelle du Cid a été une occasion privilégiée d’aviver la tension sans cesse rejouée entre sexe et genre - preuve que pour penser le rapport entre la littérature et la « politique culturelle », comme nous y invitait le colloque, on ne peut se contenter de lire les œuvres et les débats auxquels elles donnent lieu comme de simples reflets des changements, mais qu’il faut, au contraire, les considérer comme les moteurs de ces réorganisations de valeurs - des moteurs peut-être d’autant plus puissants qu’ils sont en marge des entreprises pratiques de construction de la société - en marge comme Chimène en son particulier. 65 « Il faut à mon sens comprendre le sexe, ou le corps, comme l’épiphénomène, tandis que le genre, ce que nous prendrions pour une catégorie culturelle, était premier ou “réel” […] », T. Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992, p.-21-22. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Chimène impudique ? Le statut éthique et esthétique de la pudeur féminine Fabienne Detoc Université de Paderborn Dans ses Observations sur le Cid, Scudéry effectue en critiquant le manque de pudeur de Chimène un curieux rapprochement entre les règles du poème dramatique et les bonnes mœurs. Il dévoile ainsi combien les normes esthétiques et sociales sont, pour la société française du début du XVII e - siècle, intimement liées. Selon lui, et après s’être conduite de la sorte vis-à-vis de son défunt père, Chimène ne mérite que d’être qualifiée « d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre » 1 . Ce qui intrigue, c’est moins la véhémence des accusations que le fait que Scudéry voie dans le comportement de l’héroïne (et donc dans la transgression de règles sociales, de normes) une des raisons pour lesquelles Le Cid de Corneille « choque les principales regles du Poeme Dramatique » 2 . Certes, on peut avancer dans le sens que la conduite de Chimène ne s’accorde pas avec les règles de la vraisemblance et de la bienséance. Et pourtant, cette approche pose un réel problème. Selon Scudéry, les règles de la bienséance et de la vraisemblance doivent toujours s’accorder au gôut et aux mœurs du public en question, et ce que doit par exemple faire la Médée de Corneille ne peut correspondre à ce que fait celle de Sophocle au risque de choquer les règles de la bienséance, et donc de la vraisemblance. Si le comportement de Chimène choque, c’est alors parce qu’il est en contradiction avec la bienséance qui guide, ou plutôt doit guider les actions de la haute société française du début du XVII e -siècle. Mais comment alors expliquer que Le Cid ait tant plu au public, et surtout au public féminin, comme l’affirme Corneille dans sa Lettre apologétique de 1637, alors qu’il pose à Scudéry la question suivante : « Quand vous avez traicté la pauvre Chimene d’impudique, de prostituée, de parricide, 1 Pierre Corneille, Lettre apologétique du Sieur Corneille, contenant sa réponse aux Observations faites par le sieur Scudéry sur le Cid (1637), dans Jean-Marc Civardi (éd.), La querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Honoré Champion, 2004, p.-513. 2 Georges de Scudéry, Observations sur le Cid, dans Civardi (éd.), La querelle du Cid, op.-cit., p.-372. 82 Fabienne Detoc de monstre ; Ne vous estes vous pas souvenu que la Reyne, les Princesses, & les plus vertueuses Dames de la Cour et de Paris, l’ont receuë & caressée en fille d’honneur » 3 ? Deux solutions semblent s’offrir à ce problème : soit les dames de la Cour ont pu se laisser abuser « par ces beautez d’illusion » 4 (comme l’avance Scudéry dans les Observations), soit elles sont elles-mêmes dépravées et ne peuvent reconnaître ce qu’il y a d’impudique dans le comportement de Chimène. Sans même le savoir, ou peut-être consciemment et sous couvert de lancer à un auteur prisé des reproches qui concernent la pratique et la poétique du théâtre, Scudéry soulève une question d’ordre social qui, à mon sens, concerne moins Corneille en tant qu’individu que la société francaise du XVII e - siècle dans son ensemble. Il expose à quel point le théâtre, qui selon l’usage doit être utile à la société et montrer le bon exemple, est intrumentalisé par le pouvoir (représenté ici bien sûr par l’Académie française), qui tente de prescrire des normes sociales en les présentant comme des règles poétiques, mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici, il révèle par sa critique, qui prend le contre-pied de l’avis de nombreux spectateurs, un clivage qui se creuse entre l’autorité et le public, ici particulièrment le public féminin. Il s’agira alors de déterminer l’origine de ce clivage et d’analyer si non seulement l’autorité influe sur la société par la prescription de règles poétiques et l’utilisation du théâtre comme une instance de régulation, mais aussi si, par un effet rétrograde, le public et surtout les femmes ne contribuent pas à leur tour à modifier le visage de la tragédie. Pour illustrer cette thèse, je me pencherai dans un premier temps sur la critique du comportement de Chimène, sur son impudeur, telle qu’elle est formulée par Scudéry dans les Observations et par l’Académie sous la plume de Chapelain dans les Sentiments de l’Académie francaise sur la tragi-comédie du Cid, mais surtout sur la manière dont ce soi-disant manque de pudeur est mis en scène dans la tragédie. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur le fait que cette impudeur repose sur une conception traditionnaliste de la famille et de la maison en prise à des changements considérables à partir du XVII e -siècle et qu’il est possible de dévoiler cette évolution en analysant le comportement de Chimène en privé (dans sa maison) et en public. Dans un troisième point, j’essaierai de montrer que la conduite de Chimène est révélatrice de l’individu du début du XVII e - siècle, divisé entre une sphère publique et une sphère privée naissante et tenterai d’examiner quelles conséquences cette conception de l’individu engendre pour la poétique de la tragédie. 3 Pierre Corneille, Lettre apologétique du Sieur Corneille, p.-513. 4 Georges de Scudéry, Observations, p.-368. Chimène impudique ? 83 1. La pudeur féminine et l’impudeur de Chimène Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), la pudeur est définie comme une « Honneste honte, [un] mouvement excité par l’apprehension de ce qui blesse ou peut blesser l’honnesteté & la modestie. » 5 La pudeur implique donc une retenue, un mouvement de retour sur soi, elle incite à cacher et à garder pour soi des parties du corps ou des pensées. 6 Quel est alors le crime de Chimène ? Que révèle-t-elle qui devrait demeurer secrètement caché ? Si l’on compare la prise de position de la critique quant au comportement de Chimène avant et après la mort du Comte, on remarque que les reproches se focalisent sur l’après-duel, alors que Chimène, elle, ne fait avant et après le drame que preuve de constance dans son amour pour Rodrigue. Dès le premier acte du Cid, elle donne libre cours à l’expression de ses sentiments. Elle est enchantée que son père approuve son choix et se réjouit que bientôt le feu de son amour pour Rodrigue aura « la douce liberté de se montrer au jour. » 7 On voit clairement que, tant que ses sentiments n’entrent pas en contradiction avec les souhaits de l’autorité paternelle, Chimène n’a aucunement besoin de faire preuve de retenue. Cette concordance est exprimée à plusieurs reprises dans le premier acte du Cid. Ainsi, Le Comte : « Je me promets du fils ce que j’ai vu du père, / Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire » 8 . L’harmonie entre le père et sa fille est ici marquée par la conjonction de coordination. De même, c’est Elvire qui rapporte à Chimène : « Il [le comte] estime Rodrigue autant que vous l’aimez. » 9 Ou plus tard Chimène elle-même : « J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord. » 10 Personne n’accuse Chimène d’impudeur tant que ses sentiments correspondent aux vues de son père. La situation change, et ce aussi bien pour Chimène que pour Rodrigue, lorsqu’une dispute éclate entre les représentants des deux familles. Plus 5 Dictionnaire de l’Académie française, 1 ère édition de 1694, consulté le 12.07.15 sous http: / / portail.atilf.fr/ cgi-bin/ dico1look.pl ? strippedhw=pudeur&dicoid=ACAD16 94&headword=&dicoid=ACAD1694. 6 Sur la mise en scène de la pudeur dans la littérature du XVII e -siècle, voir l’article très riche de Michèle Rosellini, « Censure et ‘honnêteté publique’ au XVII e -siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », dans Littétature classiques, 2009 / 1, n° 69, p.-71-88. 7 Pierre Corneille, Le Cid, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes. Édition de Georges Couton, Tome I, Paris, Gallimard, 1980, Acte I, scène 1, v. 12, p.- 1488 [version à partir de 1660]. 8 Le Cid, Acte I, scène 1, v. 23f, p.-710. 9 Le Cid, Acte I, scène 2, v. 38, p.-710. 10 Le Cid, Acte II, scène 3, v. 454, p.-727. 84 Fabienne Detoc question pour les deux amants de s’aimer, et surtout, plus question pour Chimène d’exprimer son amour pour Rodrigue. Elle doit faire preuve de retenue, de pudeur, c’est ce qu’on attend de la bienséance de son sexe- et se plier aux lois dites ‘naturelles’ qui l’obligent à défendre l’honneur de sa famille. Scudéry et l’Académie affirment qu’elle manque à ses devoirs, et la disent impudique. Scudéry n’aura cesse de le répéter dans les Observations, Le Cid est pour lui un „très mauvais exemple » 11 . Il y voit « une fille desnaturée ne parler que de ses follies, lors qu’elle ne doit parler que de son malheur, pleindre la perte de son amant, lors qu’elle ne doit songer qu’à celle de son père. » 12 Les verbes utilisés dans cette citation pour décrire la conduite de Chimène (« parler » et « se plaindre ») méritent une attention toute particulière. Ils montrent en effet que ce qui est au Cœur de la critique, c’est, comme l’a admirablement montré Sarah Nancy, la voix de Chimène. 13 Il n’est pas dit qu’elle doive cesser d’aimer Rodrigue. Comme le note d’ailleurs Chapelain dans Les sentiments de l’Académie, « il n’est pas en la puissance d’une personne, de cesser d’aymer quand il luy plaist » 14 , mais la pudeur requise voudrait que Chimène se taise, ou, comme l’exemplifie l’Infante, qu’elle cache ses sentiments dès lors qu’ils contredisent ce que lui prescrit son rôle de fille. Dans le quatrième acte, c’est la retenue de Chimène dévoilée par le subterfuge de Don Ferdinand qui de même attise les flammes de Scudéry : Mais toute grossiere qu’est cette fourbe, elle fait pourtant donner cette criminelle dans le piege qu’on luy tend, et descouvrir aux yeux de toute la cour par un esvanouissement l’infame passion qui la possede. Il ne luy sert de rien de vouloir cacher sa honte, par une finesse aussi mauvaise que la premiere, estant certain que malgré ce quolibet qui dit, qu’on se pasme de joie, ainsi que de tristesse. La cause de la sienne est si visible, que tous ceux qui ont l’ame grande, desireroient qu’elle fust morte, et non pas seulement esvanouye. 15 Ce qui gêne la critique, ce n’est pas que Chimène continue d’aimer Rodrigue, mais qu’elle ose, cette fois, non par le biais de sa voix, mais bien de son corps, donner un langage à cet amour. Incontrôlable, l’amour de 11 Scudéry, Observations, p.-384. 12 Ibid. 13 Voir Sarah Nancy, « Chimène et la voix du masque », dans Corneille : Héros-ou-personnages ? Le personnel du théâtre de Pierre Corneille. Actes du colloque international de Rouen, 15-16 décembre 2008, dir. Myriam Dufour-Maître, Rouen, Presses de l’Université de Rouen et du Havre, p.-147-156. 14 Jean Chapelain, Les sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid, dans Civardi (éd.), La querelle du Cid, op.-cit., p.-961. 15 Scudéry, Observations, p.-402. Chimène impudique ? 85 Chimène est plus fort que sa pudeur et se manifeste par des signes corporels, des symptômes. 16 Elle ne peut le retenir, le maintenir caché qu’au prix d’un ultime effort qui se traduit par son évanouissement. La pudeur ne peut alors, contrairement aux apparences, être une émotion privée, vécue par un individu dans son for intérieur. Elle se définit obligatoirement au sein de l’espace social dans lequel une personne agit. Elle représente une maîtrise de soi, une ligne de conduite à ne pas dépasser et derrière laquelle des sentiments ou des pensées en désaccord avec les attentes sociales doivent restées enfouies. La pudeur est une attente, une convention. C’est ce que démontre la cinquième scène du dernier acte du Cid, dans laquelle Chimène, qui pense que Rodrigue est mort lors du duel avec Don Sanche et donc que l’honneur de son père est dorénavant vengé, ne se cache plus. Sa pudeur n’a pour elle plus lieu d’être puisque son amour a été sacrifié sur l’autel de l’honneur familial. Je cite ses mots : Chimène : Eclate, mon amour, tu n’as plus rien à craindre : Mon père est satisfait, cesse de te contraindre. 17 Puis quelques vers plus loin : Chimène : Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. 18 L’amour de Chimène, retenu si longtemps dans le carcan de la pudeur, éclate. Elle pense que les conditions actuelles ne la forcent plus à dissimuler ce qu’elle ressent pour Rodrigue, qu’elle a désormais droit de découvrir ce qui a dû rester enfoui sous le poids d’un systême répressif. Il est pourtant primordial de noter que dans cette scène tout comme celle de l’acte IV où Don Fernand laisse croire à Chimène que Rodrigue est mort lors du combat contre les Maures, c’est à nouveau sous l’effet de l’illusion que Chimène exprime librement ce qu’elle ressent pour Rodrigue. On remarquera que chaque fois que Chimène avoue son amour en public, elle ne le fait que sous l’effet de la tromperie, et j’ajoueterai même de la tromperie masculine. Dans aucun autre contexte et à aucune autre reprise dans la tragédie, elle n’avoue son amour pour Rodrigue ; si ce n’est lorsqu’elle se trouve dans un lieu particulier qui me conduit à mon deuxième point : sa maison. 16 On pensera dans ce contexte à la célèbre phrase de Phèdre « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » dans son combat pour masquer son amour pour Hippolyte. 17 Le Cid, Acte V, scène 5, vv. 1719-1720, p.-772. 18 Le Cid, Acte V, scène 6, vv. 1749-1750, p.-774. 86 Fabienne Detoc 2. La maison de Chimène C’est sans doute la raison pour laquelle Corneille a essuyé le plus de reproches de la part des critiques. Comme s’il ne suffisait pas que Rodrigue tue le père de Chimène et que les deux amants continuent de s’aimer. À deux reprises dans Le Cid, Rodrigue, les mains encore tachées du sang du défunt, rend visite à Chimène dans sa maison. Lorsque Rodrigue arrive la première fois chez Chimène (acte III, scène 1), elle est absente, et Elvire l’informe que Chimène est au palais. Tout comme Scudéry ou Chapelain, il s’agit alors de se demander pourquoi Rodrigue ne la cherche pas hors des murs de sa maison et doit, à l’inverse de ce qui se passerait dans une tragédie grecque qui se jouerait sur la place publique, rencontrer Chimène chez elle. L’explication la plus simple, c’est certainement qu’une dame de la condition de Chimène ne se promène jamais seule et qu’une rencontre en pleine rue exposerait les amants aux regards et à la médisance de tous. La deuxième raison, qui je pense nous mène beaucoup plus loin, frappe si on établit un rapport entre la maison de Chimène et la maison telle qu’elle est décrite (dans une analyse il est vrai très structuraliste) par Pierre Bourdieu dans son Esquisse d’une théorie de la pratique : L’opposition entre le dedans et le dehors, mode de l’opposition entre le sacré droit et le sacré gauche, s’exprime concrètement dans la distinction tranchée entre l’espace féminin, la maison et son jardin, lieu par excellence du haram, espace clos, secret, protégé, à l’abri des intrusions et des regards, et l’espace masculin, la thajma’th, lieu d’assemblée, la mosquée, le café, les champs ou le marché. D’un côté, le secret de l’intimité, toute voilée de pudeur, de l’autre, l’espace ouvert des relations sociales, de la vie politique et religieuse ; d’un côté, la vie des sens et des sentiments, de l’autre, la vie des relations d’homme à homme, du dialogue et des échanges. 19 On le voit, la maison est le lieu privé par excellence et forme une sorte de barrière contre l’espace public extérieur. C’est un lieu clos, secret et protégé, dans lequel les sentiments les plus intimes ont le droit d’exister. C’est d’ailleurs exactement ce que Chimène laisse entendre lorsqu’elle rentre chez elle après sa visite au palais : Chimène : Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte, De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ; Je puis donner passage à mes tristes soupirs ; Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs. 20 19 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p.-47. 20 Le Cid, Acte III, scène 3, vv. 803-806, p.-741. Chimène impudique ? 87 C’est tout le paradoxe de la situation. Dans la maison, ce lieu clos, privé, Chimène peut, à l’inverse de ce qu’elle oserait faire en public, s’ouvrir et laisser libre cours à l’expression de ses sentiments les plus intimes. Elle est chez elle et c’est donc, pour ainsi dire, son bon droit. Voici pourtant la réaction de Scudéry face à cette scène : [V]oyons à quoy sa solitude est employée. A faire des pointes execrables, des antitheses parricides, à dire effrontement qu’elle ayme, ou plutost qu’elle adore (ce sont ses mots) ce qu’elle doit tant hair. 21 Le problème qui se pose ici clairement, c’est que nous sommes au théâtre, et que, même si Chimène se sent chez elle en quelque sorte protégée, et que c’est seulement en ce lieu qu’elle peut avouer non seulement à Elvire, mais plus tard également à Rodrigue ce qu’elle ressent toujours pour lui sans craindre que cet aveu soit exposé aux yeux et aux oreilles de tous, les spectateurs eux, y compris un Richelieu ou un Scudéry, sont témoins de la scène. C’est le paradoxe de la maison au théatre. Un lieu privé, protégé et secret, mais présenté aux yeux de tous, et surtout de l’autorité. Si la tragédie classique a un rôle bien précis à remplir, celui d’être utile au public, c’est à dire de lui montrer le bon exemple à suivre, il semble alors être impossible d’y représenter des sentiments privés contraires à ce qui est attendu par l’autorité publique. Mais comment peut-on expliquer que cette rencontre entre les deux amants ait été, selon les dires de Scudéry, la scène « qui a fait battre des mains à tant de monde ; crier miracle, à tous ceux qui ne sçavent pas discerner, le bon or d’avec l’alchimie, & qui seul[e] a fait la fausse reputation du Cid » 22 ? Et comment comprendre, pour reprendre à nouveau l’expression de Corneille, que « la Reine, les Princesses, et les plus vertueuses dames de la Cour et de Paris [aient] reçue et caressée [Chimène] en fille d’honneur » ? Je pense que la réponse à cette interrogation se trouve dans la différence que le public établit entre un honneur public et un honneur privé, ce qui me conduit à mon troisième et dernier point. 3. Sphère publique et sphère privée au XVII e -siècle Au cours du XVII e -siècle, et suite à l’affaiblissement financier de l’ancienne noblesse vis-à-vis du pouvoir grandissant de la noblesse de robe et du monarque absolu (une tendance qui deviendra nette à partir du règne de Louis XIV), cette élite se voit dans l’obligation de renforcer la com- 21 Scudéry, Observations, p.-398. 22 Scudéry, Observations, p.-396. 88 Fabienne Detoc munication entre ses membres pour faire face à cet affaiblissement. 23 Ce renforcement se traduit par une augmentation des alliances entre les diverses familles, le plus souvent sous la forme de mariages. 24 Dans un deuxième temps, ou peut-être en parallèle, cet affaiblissement financier force la noblesse à s’affirmer par de nouvelles pratiques qui la distinguent, si ce n’est plus financièrement, du moins socialement, des autres couches sociales. 25 Ces pratiques distinctives s’expriment concrètement dans l’idéal de l’honnêteté, mais aussi dans la galanterie ou encore la préciosité. Ce qui est remarquable, c’est que ces pratiques, qui, sociales, ne peuvent être vécues qu’au sein du groupe, conduisent à changer le visage de la maison en tant que lieu de vie de ces familles. Si l’interaction entre les différentes familles est renforcée, elle est vécue par des rencontres, qui ont lieu tour à tour dans les maisons des membres de la noblesse. La maison, qui était jusqu’alors un espace clos et privé, s’ouvre aux autres familles et prend un caractère public. Ce changement de la maison n’est pas du tout à prendre dans un sens abstrait, mais se reflète dans les modifications architecturales que subissent les hôtels particuliers construits ou rénovés à partir des années trente du XVII e - siècle. 26 Ainsi, on note une diminution de la contruction protectionniste ‘entre cour et jardin’ au profit de ‘l’hôtel sur rue’, tout comme la naissance de nouvelles pièces telles que le cabinet, l’antichambre ou, plus tard, le salon. Ces pièces ne sont pas seulement fondamentalement représentatives, elles invitent aussi à un échange entre les sexes que, certainement même, elles encouragent. Il résulte de cette modification de l’intéraction entre les sexes que la femme devient pour l’homme un parte- 23 Sur l’affaiblissement de la noblesse sous l’Ancien Régime voir Niklas Luhmann, Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, Tome 1, Frankfurt / Main, Suhrkamp, 1980. 24 Sur le renforcement de l’intéraction entre les membres de la noblesse au XVII e -siècle voir Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Frankfurt / Main, Suhrkamp, 1983. 25 Nous renvoyons pour le concept de la distinction tout pariculièrement aux travaux de Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 et d’Alain Faudemay, La distinction à l’âge classique. Émules et enjeux, Paris, Honoré Champion, 1992. 26 Sur la transformation de l’architecture des hôtels particuliers parisiens voir Alexandre Gady, Les hôtels particuliers de Paris : du Moyen Age à la Belle Époque, Paris, Parigramme, 2008 ainsi que Alexandre Cojannot, Louis Le Vau et les nouvelles ambitions de l’architecture française, Paris, Picard Éditeur, 2012. Voir de même Joseph Girard, L’Hotel d’Angoulême (ou de Lamoignon) et ses abords, Paris, Honoré Champion, 1928 ; Alexandre Gady, « L’hôtel Lamoignon, 25 rue des Francs-Bourgeois et 22-24 rue Pavée », dans La Rue des Francs-Bourgeois, sous la dir. de Béatrice de Andia et A. Gady, Paris, 1992, p.-69-87 et Jean-Marie Pérouse de Montclos, Le Guide du Patrimoine, Paris, Hachette, 1994, Ministère de la culture, p.-269-273. Chimène impudique ? 89 naire de conversation à part entière, que l’on n’épouse pas seulement suite à la décision des chefs de famille, mais suite à une période plus ou moins longue d’approche, d’écoute et de séduction telle qu’on la retrouve dans la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry. 27 De tout ceci, et si l’on rapproche ces informations de la maison de Chimène, j’aimerais retenir que la visite de Rodrigue juste après la mort du père de Chimène, quoiqu’inappropriée, rappelle un idéal propagé dans la littérature galante. « Omnia vincit amor ». Tout comme chez Vergile, l’amour est plus fort que tout, et donc, plus fort que l’autorité paternelle, que les conventions sociales, et que la mort même. Si pour Georges de Scudéry la constance de Chimène devrait résider dans l’obéissance absolue aux lois dites naturelles, elle semble, pour un public féminin épris d’une littérature influencée par les nouvelles pratiques sociales, se révéler dans cet amour inébranlable. C’est peut-être une hypothèse pour permettre de comprendre pourquoi pour les spectatrices de Corneille, Chimène est une dame d’honneur. Mais cette explication n’est pas suffisante. Il s’avère plutôt que malgré les reproches qu’on lui adresse, Chimène reste fidèle à la fois à son père et à son amant. En public, elle ne montre jamais, si ce n’est lorsqu’elle est victime de la supercherie des hommes, qu’elle ne souhaite pas la mort de Rodrigue. Ce n’est que dans l’intimité de sa maison (qui n’est, après la mort du comte, pas à prendre dans le sens d’une demeure de représentation, mais bien comme un lieu clos et privé, puisque nous sommes en situation de deuil), qu’elle laisse entendre à son amant qu’elle l’aime toujours. Pas d’éclat donc. Chimène reste fidèle à Rodrigue, son comportement en public est, si ce n’est lorsqu’elle est trompée, irréprochable. C’est bien une dame d’honneur. C’est alors un problème qui touche au rôle des sexes dans la société que le clivage entre la critique de Scudéry et la réaction des dames de la Cour expose. Pour Scudéry, Chimène doit se plier aux lois naturelles, ou, autrement dit, à l’autorité paternelle et faire preuve de pudeur, c’est-à-dire, ne rien faire transparaître qui aille à l’encontre de ce dictat. Chimène est à la fois fille, mais aussi femme. La critique de Scudéry et de l’Académie traduit une vision traditionnaliste de la société dans laquelle femme et enfants doivent se plier aux souhaits du chef de famille. Au cours du XVII e -siècle, la vision de l’épouse et, un peu plus tard, celle des enfants 28 , subit de grands 27 Sur l’évolution du sentiment amoureux dans le mariage voir Maurice Daumas, Le mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 2004. 28 Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident, Paris, Seuil, 1981 et Familles. Parentés, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ainsi que Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960. 90 Fabienne Detoc changements. Par un effet rétrograde, les pratiques sociales que la noblesse cultive dans le cadre public entraînent la naissance d’une intimité entre les sexes. A force de jouer l’homme galant, on doit le devenir, puisque tout autre comportement serait barbare. Ce qui était un jeu devient une norme attendue. Le fait que la constance de l’amour de Chimène ait trouvé une résonnance positive surtout auprès du public féminin nous apprend que cette tendance était à l’époque du Cid déjà bien réelle et que les filles ou femmes ne voyaient rien d’impudique dans le fait d’avoir des sentiments différant de ceux du père de famille, tant qu’ils étaient exprimés dans un cadre privé. J’aimerais reprendre ici l’analyse de l’architecture des hôtels particuliers construits à partir de la deuxième moitié du XVII e - siècle, car elle fournit une aide précieuse pour confirmer l’hypothèse selon laquelle les individus de cette époque vivent clairement une différence entre homme ou femme public et privé. Les maisons sont à la fois demeures de vie et de représentation et utilisées à deux niveaux. On trouve les appartements de la famille, complètement privés, mais aussi en parallèle les appartements de parade, construits pour recevoir les invités. Cette répartition, nette, se fait soit par étages, soit par corps de bâtiment : L’appartement, qui se composait d’une séquence de pièces se commandant les unes les autres, allant du plus ouvert au plus fermé, se développe. En effet, à partir du milieu du XVII e - siècle, on voit ainsi se développer les appartements doubles. On peut rencontrer un appartement de parade, fait pour les réceptions et « qui comprend les grandes pièces du bel étage d’un logement » (D’Aviler, 1691), et un appartement de commodité, « de moyenne grandeur et qui est plus habité » (idem), soit un petit et un grand appartement comme chez le roi. 29 On le voit, l’homme public endosse souvent un costume d’acteur, sur la scène des appartements de parade, il paraît ce qu’on attend de lui. Et nous l’avons vu, c’est bien le mot ‘dissimulation’, tel qu’il est utilisé par La Rochefoucauld, que Chimène emploie pour qualifier ce que Scudéry nomme pudeur : « Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler / Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. » 30 Outre un problème social, c’est alors un problème d’ordre poétologique, pris en contresens de celui présenté par Scudéry dans les Observations, qui se dessine lors de la Querelle. Comment mettre en scène la constance absolue (donc indivisible), l’attache inconditionnée à des valeurs traditionnelles, 29 Alexandre Gady, p.-75. Sur l’essor de lieux intimes dans la maison à partir de la deuxième moitié du XVII e sièlce voir de même Annick Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, XVII e -XVIII e -siècles, Paris, PUF, 1988. 30 Le Cid, Acte V, scène 6, vv. 1749-1750, p.-774. Chimène impudique ? 91 telle qu’elle est voulue par la bienséance et attendue par Scudéry et les membres de l’Académie, si l’homme est tiraillé entre une sphère publique et une sphère privée qui gagne de plus en plus de terrain ? Corneille semble être conscient de cette impasse qui touche à la tragédie en tant que genre. Ne décide-t-il pas de nommer ses avant-derniers drames non pas tragédies, mais comédies héroïques ? Peut-être pourrait-on même rapprocher ce questionnement de l’essor des genres mixtes. Et c’est ce qui fait sans doute l’ironie de la Querelle du Cid. En tentant d’instrumentaliser des formes poétiques traditionnelles à des fins politiques conservatrices et d’assurer son assise, l’autorité affiche la différence entre une sphère publique et une sphère privée et laisse penser que le respect de la tradition patriarchale n’est qu’une performance, peut-être même une mascarade, qui est certes jouée devant les aïeux comme devant le roi, mais qui, finalement, ne correspond en rien à ce qui est ressenti et qui se dit dans les foyers. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue Hendrik Schlieper Université de Paderborn 1. À l’ombre de Chimène La recherche sur Le Cid de Corneille, tenant compte de la catégorie du genre (gender) 1 , porte un intérêt particulier à l’image de la femme dans la pièce ainsi qu’à la possibilité d’une lecture ‘féministe’ de celle-ci. Chimène, considérée comme l’incarnation des défis que lance Le Cid aux normes morales et esthétiques de son époque, y occupe une place prépondérante. 2 En revanche, les personnages masculins - Rodrigue inclus - sont jusqu’ici restés en arrière-plan, particulièrement dans les travaux dédiés explicitement à la fameuse Querelle provoquée par l’opus magnum cornélien. Dans ce contexte, je concentrerai mon attention sur les jugements portés sur Rodrigue au sein de la Querelle du Cid, analysant dans quelle mesure la virilité de ce personnage y fait l’objet. 3 Au sein de la Querelle du Cid, la virilité de Rodrigue constitue un problème double. Sur le plan socio-anthropologique, le protagoniste du Cid incarne une virilité en pleine transformation, les modèles traditionnels de la légitimation virile étant mis en question par une nouvelle éthique courtoise. Sur le plan du genre dramatique, la virilité de Rodrigue est mise en jeu dans la mesure où elle est inextricablement reliée à la question du parfait héros et donc au jugement esthétique de la pièce cornélienne. Sur ces deux plans, l’honnêteté, l’amour et l’honneur peuvent être identifiés 1 J’utilise le terme ‘genre’ dans le sens de ‘genre sexuel’ / ‘gender’ ; le ‘genre dramatique’ sera toujours nommé en tant que tel. 2 Voir p.- ex. l’ouvrage de Claire L.Carlin, Women Reading Corneille. Feminist Psychocriticisms of Le Cid, New York, Peter Lang, 2000 (Contemporary Critical Concepts and Pre-Enlightenment Literature, 4). 3 Je donne la préférence au terme ‘virilité’, me référant à la différenciation terminologique entre masculinité en tant qu’« état » et virilité en tant que « dynamique » de l’être de l’homme proposée par Christian Biet, « Équivocité des genres et expérience théâtrale », dans Alain Corbin / Jean-Jacques Courtine / Georges Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, t. I, Paris, Seuil, 2011, p.-323-361, ici p.-331. 94 Hendrik Schlieper en tant que termes-clés. Comment l’honnête homme à la cour, qui prend forme en tant qu’idéal viril à l’époque qui nous intéresse - pensons à L’honnête homme ou L’art de plaire à la cour que publie Nicolas Faret en 1630--, peut-il concilier l’amour et l’honneur ? Dans quelle mesure la conception de la tragédie changera-t-elle si l’amour se transforme en primum movens de l’action dramatique ? À travers Rodrigue et les jugements portés sur la conception genrée de ce personnage, voilà la thèse à discuter ici, ces questions s’affirment en tant que problèmes. En me référant à Corneille, à Georges de Scudéry et ses Observations sur Le Cid et aux Sentiments de l’Académie française, je présenterai trois prises de position différentes sur la problématique socioanthropologique et dramaturgique que le protagoniste du Cid fait émerger. Cette problématique se révélera fondamentale d’autant plus que la Querelle du Cid n’y offre aucune solution définitive. Mon argumentation se compose de trois parties. Je commencerai par quelques précisions sur l’idée d’une transformation de la virilité au début du XVII e -siècle qui mettent en relief son interférence avec le discours poétologique s’imposant à partir des années 30. J’analyserai ensuite la position de Scudéry en tant qu’adversaire de Corneille. Je me concentrerai pour ce faire sur la hiérarchisation de l’amour et de l’honneur telle qu’elle se présente chez les deux auteurs. Le troisième chapitre sera dédié à la sentence arbitrale de l’Académie française et examinera l’idée d’une position médiatrice des Sentiments. En guise de conclusion, je mettrai alors en perspective les aspects étudiés avec la position adoptée par Corneille en 1660 dans ses Trois discours sur le poème dramatique. 2. Virilité(s) transformée(s), nouveaux héros Le contexte socio-historique de la Querelle du Cid se caractérise par une mise en question fondamentale de la vision communément admise de la virilité. Cela résulte d’une nouvelle valorisation de « l’art de plaire et la cour », de la civilité, de la courtoisie, de la bienséance, de la politesse et de l’urbanité en tant que vertus sociales et idéaux de l’interaction entre les sexes. 4 Analysant le tournant du XVI e au XVII e - siècle, Georges Vigarello parle d’une « [r]upture marquante [et] complexe » dans l’histoire de la virilité, rupture lors de laquelle le viril court le risque de perdre « ce qu’il 4 Cf. Georges Vigarello, « La virilité moderne. Convictions et questionnements », dans Corbin / Courtine / Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, t. I, op.- cit., p.- 181- 189, ici p.- 181-183, et Hélène Merlin, « Les troubles du masculin en France au XVII e - siècle », dans Horacio Amigorena / Frédéric Monneyron (éd.), Le masculin. Identité, fictions, dissémination, Paris, L’Harmattan, 1998, p.-11-57. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 95 l’a toujours défini : rudesse et fermeté. » 5 Une coexistence des virilités (au pluriel) au début du XVII e -siècle et un désir social prononcé de concilier les différents idéaux virils en sont alors la conséquence. 6 La production littéraire de cette époque prend activement part à cette diversification de la virilité, d’autant plus qu’elle ne se limite pas à réfléchir de façon critique aux modèles de genre, mais que, bien plus, elle fait émerger ces modèles-mêmes. L’Astrée d’Honoré d’Urfé en est le premier exemple avec sa représentation « [d’]une matière de vade mecum de l’honnête homme ou [d’]un miroir de la culture du courtisan au temps de Henri IV et de Louis XVIII. » 7 L’« honnête amitié » exposée dans ce roman devient un idéal de l’interaction sociale des sexes. Plus concrètement, la coexistence des modèles concurrents de la virilité et la participation active de la littérature à la formation de nouvelles vertus viriles se manifestent dans « la vision nouvelle du héros » 8 , et en particulier dans celle du protagoniste masculin de la tragédie. La présence vivante de L’Astrée laisse supposer que la douceur - en tant que qualité liée à l’idéal de l’« honnête amitié » - devient, comme Carine Barbafieri l’avance, une condition sine qua non dans la conception du héros tragique. 9 Pourtant, la valorisation d’une virilité et d’un héroïsme ‘doux’ représente malgré tout un point litigieux. 5 Ibid., p.- 182. Même si les raisons historiques de cette rupture sont multiples, il faudra mentionner en premier lieu le processus de « curialisation » : selon la thèse bien connue avancée par Norbert Elias dans La société de la cour (1969), la transformation de l’homme féodal en courtisan rend les anciens modèles de légitimation virile, tels que la force guerrière (et donc le mérite militaire), la domination ou encore la réputation relative à l’arbre généalogique, obsolètes. 6 Il faut préciser ici que la diversification de la virilité telle qu’elle se présente historiquement a aussi des raisons conceptuelles : comme les études des virilités (Men’s and Masculinity Studies) le soulignent avec véhémence, la virilité, telle que la féminité, est une construction contingente (ce qui, d’ailleurs, échappe aussi aux approches gynocentriques de la Querelle du Cid) ; d’où sa diversification et le besoin de sa redéfinition perpétuelle. Pour une vue d’ensemble de ces aspects, voir l’introduction de Lewis C. Seifert à son étude Manning the Margins. Masculinity and Writing in Seventeenth-Century France, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2009, p.-1-18. 7 Delphine Denis, « Introduction générale », dans Honoré d’Urfé, L’Astrée. Première partie, éd. Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, 2011 (Champion Classiques, 18), p.-7-99, ici p.-51. 8 Vigarello, p.-182. 9 Cf. Carine Barbafieri, « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », dans Marie-Hélène Prat / Pierre Servet (éd.), Le doux au XVII e et XVIII e - siècles. Écriture, politique, spiritualité, Lyon, Université Jean Moulin-Lyon 3 / Centre Jean Prévost, 2003, p.-161-176, ici p.-161-162. 96 Hendrik Schlieper L’importance du Cid dans ce contexte s’explique par le fait que la mise en perspective de la conception traditionnelle de la virilité ne s’y fait plus dans un espace de projection idéalisé tel que l’univers pastorale de L’Astrée. Au contraire, cette mise en perspective acquiert chez Corneille une dimension ‘réelle’ à tel point que l’action dramatique du Cid est historiquement garantie et se déroule dans un monde familier au public. 10 3. Rodrigue-Céladon ? L’attaque de Georges de Scudéry (Observations sur Le Cid) « Rodrigue, as-tu du cœur ? » 11 Forcé par son père à se battre en duel avec Don Gomès, le protagoniste de Corneille articule son dilemme à travers ses fameuses stances : Il faut venger un père, et perdre une maîtresse, L’un échauffe le cœur, l’autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infame, Des deux cotés mon mal est infini. (Le Cid I, 7, vv. 305-307) Rodrigue est balancé entre son honneur familial et son amour pour Chimène. Pourtant, les stances aboutissent à une prise de position qui se manifeste dans la question rhétorique finale de cette scène : Oui, mon esprit s’était déçu, Dois-je pas à mon père avant qu’à ma maîtresse ? (Le Cid I, 7, vv. 343-344) À première vue, on peut considérer la résolution de Rodrigue comme une soumission exclusive au code d’honneur familial représenté par le père. De fait, Rodrigue se décide à défendre l’honneur de sa famille afin de se montrer digne - honnête - envers Chimène. « Il [sc. Rodrigue] doit servir son père avant sa maîtresse, parce que, s’il est parfait amant, il se doit faire passer la sauvegarde de son honneur avant la possession de sa maîtresse », tel que le précise André Georges situant Le Cid dans le contexte discursif 10 Cf. ici le jugement d’Hélène Merlin-Kajman, L’absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honoré Champion, 2000 (Lumière classique, 29), p.-211 : « Le Cid semble donc soulever, et résoudre de façon inédite, des questions névralgiques qui touchent à l’ensemble des préoccupations des contemporains. Autant dire qu’il s’agit […] d’une “vérité monstrueuse” [citation des Sentiments de l’Académie française, HS] contemporaine plus que d’une réalité historique passée et pour tout dire lontaine. » 11 Les citations du Cid sont tirées de l’édition des Œuvres complètes de Georges Couton, t. I, Paris, Gallimard 1980 (Bibliothèque de la Pléiade), ici I, 6, v. 263. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 97 de l’amour courtois. 12 Au vu de l’ensemble de l’action dramatique, le souci amoureux de Rodrigue l’emporte sur l’honneur, expliquant ainsi sa réapparition sur scène juste après le duel dans la maison de Chimène pour lui répondre de son amour en lui tendant son épée afin qu’elle le tue. 13 À l’égard de cette hiérarchisation amour-honneur, Georges de Scudéry adopte la position opposée. Dans ses Observations sur Le Cid, il fait une critique détaillée de la quatrième scène du troisième acte, vitupérant contre le comportement de Rodrigue qui y est mis en scène. Son apparition chez Chimène « avec une espee qui fume encor du sang tout chaut, qu’il [sc. Rodrigue] vient de faire respandre à son pere », c’est avant tout une « espouvantable procedure » 14 . À cela s’ajoute que le protagoniste cornélien, en mettant la défense de son père au service de sa relation amoureuse avec Chimène, faillit en tant que héros tragique. Le jugement apodictique de Scudéry - « quand Rodrigue prit la resolution de tuer le Comte, il devoit prendre celle de ne revoir jamais sa fille » 15 - met à jour sa conception de l’amour et de l’honneur qu’il comprend alors comme deux qualités de la constitution identitaire de l’homme diamétralement opposées ; d’où l’impossibilité d’instrumentaliser l’une pour l’autre. La critique scudérienne est aussi remarquable dans la mesure où elle relie la question du genre (le comportement viril de Rodrigue) à celle du genre dramatique, c’est-à-dire au rôle de Rodrigue dans le cadre de l’action tragique. Le désir de Rodrigue de se faire tuer par Chimène et donc l’idée cornélienne d’un protagoniste offrant sa propre vie à son amante est « une chose qui n’a point d’exemple ; & qui seroit supportable dans une Elegie à Philis, où le Poete peut dire, qu’il veut mourir d’une belle main, mais non pas dans le grave Poeme Dramatique, qui represente sérieusement les choses comme elles doivent estre. » 16 Aux yeux de Scudéry, un dévouement absolu du héros tel que celui déterminant le comportement de Rodrigue « seroit supportable dans une Elegie à Philis », donc approprié à l’univers romanesque de L’Astrée dont Philis est une des protagonistes. Cette remarque fait preuve de la présence vivante du roman d’Urfé et de l’éthique de genre qui y est exposée. En même temps, la remarque nous donne une idée du défi 12 André Georges, « Observations sur Rodrigue et Chimène », dans Les lettres romanes 62 (2008), p.-23-35, ici p.-24. 13 Cf. Le Cid III, 4, vv. 873-874. Surtout du côté de la psychocritique, la remise de l’épée de Rodrigue à Chimène - castration symbolique du héros-guerrier ? - a fait couler beaucoup d’encre ; voir Biet, p.-355-356, pour une vue d’ensemble. 14 Je cite à partir de l’édition des Observations sur Le Cid dans Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Honoré Champion, 2004 (Lumière classique, 52), p.-367-431, ici p.-396. 15 Scudéry, p.-396-397. 16 Scudéry, p.-397. 98 Hendrik Schlieper que lance la valorisation d’une virilité civilisée et douce au genre tragique. La conception dramaturgique cornélienne de Rodrigue conformément à l’ethos de L’Astrée - bref : l’idée d’un ‘Rodrigue-Céladon’ en tant que héros tragique - se heurte aux conventions théâtrales de son époque. Selon Scudéry, une vision de la virilité au centre de laquelle se trouve l’amour n’est possible que dans le genre romanesque ; elle est inadaptée au genre tragique-- « grave » et « sérieu[x] » - à l’intérieur duquel le héros doit se mesurer à la vision traditionnelle de la virilité reposant sur la force et la fermeté. Comment faut-il juger ce point de vue ? D’un côté, l’avis de Scudéry a une importance non négligeable : en effet, ce sera le roman (et surtout celui de la propre sœur de Scudéry) qui, dans les décennies suivantes, précisera les questions relatives à la diversification de la virilité, à la casuistique de l’amour et à l’interaction des sexes. 17 De l’autre, la vision traditionnelle de la virilité, une fois mise sur la défensive, l’incompatibilité de l’honneur et de l’amour ainsi que l’exclusion de ce dernier de l’idée de l’héroïsme telles que Scudéry les présente, ne peuvent être durables. C’est sur cette problématique que nous voulons nous pencher maintenant dans l’examen des Sentiments de l’Académie française. 4. « [C]esser d’estre Amant » : la prise de position de l’Académie française Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, ouvrage rédigé par Jean Chapelain sous la forme d’une sentence arbitrale à la Querelle du Cid, adopte une position médiatrice face à la hiérarchisation divergente de l’amour et de l’honneur telle qu’on la trouve chez Corneille et Scudéry. En se concentrant également sur la rencontre des deux amants dans la maison de Chimène juste après le duel, les Sentiments succèdent 17 Voir à ce propos les ouvrages de Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, 2001, et Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, 2008. Dans ce contexte, le rôle du roman collectif de Madeleine et Georges de Scudéry paru entre 1649 et 1653, Artamène ou le Grand Cyrus, sera à préciser. Dans leur préface, les deux auteurs conçoivent l’amour du protagoniste comme une « noble passion [qui] est plutôt une vertu qu’une faiblesse, puisqu’elle porte l’âme aux grandes choses et qu’elle est la source des actions les plus héroïques » (Madeleine et Georges de Scudéry, « Au lecteur », dans Artamène ou le Grand Cyrus, éd. Claude Bourqui / Alexandre Gefen, Paris, Flammarion, 2005 (GF,- 1179), p.- 55-59, ici p. 57). Cette conception suggère alors que ce roman marque un tournant et dans l’histoire de l’héroïsme viril et dans l’œuvre de Georges de Scudéry. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 99 aux Observations de Scudéry. À première vue, on remarque en effet une correspondance argumentative : Aussi n’est-ce pas le combat de ces deux mouvements [sc. de l’amour et de l’honneur] que nous desapprouvons. Nous n’y trouvons à dire sinon qu’il se termine autrement qu’il ne devroit, & qu’au lieu de tenir au moins ces deux interests en balance, celuy qui le dessus demeure est celuy qui raisonnablement devoit succomber. 18 Comme Scudéry, l’Académie critique le fait que dans Le Cid de Corneille l’amour l’emporte sur l’honneur. Pourtant, cette critique se rapporte au comportement de Chimène mettant en lumière que c’est elle qui « eust donné l’avantage à son honneur, sur [son] amour » 19 . À Rodrigue, par contre, on concède la « faute » de donner justement la priorité à son amour sur son honneur : Que s’il eust peu estre permis au Poëte de faire que l’un de ces deux Amans preferast son amour à son devoir, on peut dire qu’il eust esté plus excusable d’attribuer cette faute à Rodrigue qu’à Chimène. 20 Comparée à la position de Scudéry, cette phrase est particulièrement remarquable. L’auteur des Observations, comme nous l’avons vu, critique la sujétion amoureuse - qui sent le roman - de Rodrigue à Chimène. D’après les Sentiments, la préférence de l’amour sur l’honneur serait une faute ou plutôt une faiblesse excusable. Cela signifie qu’une telle préférence ne détermine pas le comportement de Rodrigue aux yeux de l’Académie. Ces jugements tout à fait divergents sur Rodrigue nous donnent une idée de la complexité du problème que soulève la conception cornélienne de son héros, d’autant plus que cette divergence argumentative n’est pas explicitement nommée en tant que telle dans le texte de Chapelain. Comment peut-on être héros ? La virulence de cette question s’intensifie dans la mesure où la critique, que formule l’Académie française envers la conception de Rodrigue, se révèle contradictoire. Tout d’abord, les Sentiments soulignent que la « faute », que représente la soumission à l’amour, ne poserait aucun problème à Rodrigue en tant qu’homme, le sexe viril étant sujet de son désir : 18 Je cite à partir de l’édition des Sentiments de l’Académie française sur la tragicomédie du Cid dans Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638), op.- cit., p. 930-1009, ici p.-963 ; je me réfère à la version imprimée des Sentiments qui se trouve à la colonne de droite de chaque page. 19 Sentiments, p.-962. 20 Sentiments, p.-963. 100 Hendrik Schlieper Rodrigue estoit un homme, & son sexe, qui est comme en possession de fermer les yeux à toutes considerations pour se satisfaire en matière d’amour, eust rendu son action [sc. celle de Chimène de préferer son amour à son honneur] moins estrange & moins insupportable. 21 La préférence de l’amour, initialement qualifiée de faute excusable, se transforme, dans la phrase suivante déjà, en une exigence à la conception du héros : Mais au contraire Rodrigue, lorsqu’il va de la vengeance de son Pere, tesmoigne que son devoir l’emporte absolument sur son amour, & oublie Chimene, ou ne la considère plus. […oe] ce mesme Rodrigue devenu ennemy de sa Maistresse, ennemy de soy-mesme, & plus aveugle de colere que d’amour, ne voit plus rien que son affront, & ne songe plus qu’à sa vengeance. Dans son transport il fait des choses qu’il n’estoit pas obligé de faire, & sans necessité cesse d’estre Amant, pour paroistre seulement homme d’honneur. 22 Expressis verbis, le texte de Chapelain comprend le comportement de Rodrigue comme n’étant motivé que par le « devoir » de venger son honneur familial. 23 En se livrant à sa soif de « vengeance », à la « colere », au « transport » et en oubliant Chimène, Rodrigue « cesse d’estre Amant ». En reprochant à Rodrigue d’être « seulement homme d’honneur », l’Académie disqualifie le protagoniste du Cid en raison d’une qualité que Scudéry lui aurait souhaité. Dans l’ensemble, les Sentiments font preuve d’une conscience prononcée de la revalorisation contemporaine de l’amour en tant qu’élément constitutif de l’identité virile et de l’interaction des sexes. Le passage cité ci-dessus laisse entrevoir une conception de l’Académie de l’(honnête) homme idéal qui sait unir et cumuler la qualité virile de l’amant et celle de l’homme d’honneur. Pourtant, les questions concernant le comment de l’établissement d’une telle union des qualités viriles et de leur mise en forme concrète sont laissées en suspens. Le héros mis en scène par Corneille ne correspond pas à cette image, voilà la seule chose que l’Académie dit avec certitude à ce propos. 21 Sentiments, p.-963. 22 Sentiments, p.-963-965. 23 Cela signifie que la question rhétorique que Rodrigue se pose à lui-même « Dois-je pas à mon père avant qu’à ma maîtresse ? » serait comprise ici au pied de la lettre comme une prise de distance absolue à l’égard de son amante - et non comme une résolution à se soumettre aux lois de l’honneur en ayant conscience de sa propre qualité d’amant dont il faut se montrer digne vis-à-vis de Chimène. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 101 5. Conclusion D’après les deux textes angulaires de la Querelle du Cid, Rodrigue faillit en tant que héros. Aux yeux de Scudéry, la conception dramaturgique de ce personnage s’oppose à la vision traditionnelle d’une virilité ‘de force’, indispensable à l’être héroïque. Incité par un public où les femmes et le goût des salons donnent le ton 24 , Corneille a peint un héros ‘doux’ dont le roman est le seul habitat approprié - ainsi peut-on résumer un des éléments constitutifs de l’invective scudérienne. Le texte de Chapelain, en revanche, donne à entendre que Rodrigue ne correspond pas à la conception plus ‘moderne’ de l’homme caractérisée par la revalorisation de l’amour en tant que qualité virile. Ainsi ce texte peut-il être situé dans le contexte plus ample d’un processus aboutissant au « complément de la virilité topique par l’intégration de qualités nouvelles » 25 . En n’offrant aucune solution concrète, aucun exemple d’une virilité ‘moderne’ et donc propice à l’idée contemporaine d’un héros, les Sentiments de l’Académie française laissent un blanc qui provoquera des réactions productives. La préciosité et la galanterie des années 1640 et 50, par exemple, donneront naissance à l’idéal d’une virilité centrée sur l’amour. En partant d’une telle ‘virilité tendre’ 26 se profile l’image que la société de cour se fait de ses acteurs virils. Pour la tragédie, l’idée d’une virilité ‘moderne’, telle que les Sentiments de l’Académie française l’impliquent, reste un problème significatif. Suite à la Querelle du Cid, l’intégration de l’amour à l’action dramatique de même qu’une conception correspondante du héros tragique sont de plus en plus réclamées ; d’où la vive discussion sur la possibilité d’une tragédie galante qui se répercutera même sur les tragédies de Racine. 27 La contribution de Corneille à cette discussion se cristallise dans ses Trois discours sur le poème dramatique, publiés en 1660 en tant que somme de ses réflexions poétologiques. Dans ce texte, notre auteur remarque à propos de la tragédie : 24 Voir les contributions d’Andrea Grewe et de Stephanie Bung dans ce volume. Voir aussi le chapitre dédié à la Querelle du Cid dans Faith Beasley, Salons, History, and the Creation of Seventeenth-Century France. Mastering Memory, Aldershot, Ashgate, 2006 (Women and Gender in the Early Modern World), p.-102-114. 25 Biet, p.-353. 26 J’emprunte ce terme à l’étude de Seifert, p.-12. 27 Voir Gilles Revaz, « Peut-on parler de tragédie ‘galante’ (1656-1667) ? », dans Dix-septième-siècle 216 (2002), p.-469-484, et l’étude dédiée à la tragédie de Racine d’Emmanuelle Hénin, « ‘Pyrrhus n’avait pas lu nos romans’ : le héros tragique à l’épreuve de la galanterie (1666-1676) », dans Papers on French Seventeenth Century Literature 64 (2006), p.-63-83. 102 Hendrik Schlieper Sa dignité demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang, et leur laisse le premier. 28 Ici, Corneille n’accorde à l’amour qu’un « second rang » au sein de la tragédie, ce qui, d’un côté, s’explique par le caractère défensif des Trois discours et par la volonté de leur auteur de se démarquer de l’esthétique galante si estimée par ses contemporains. De l’autre, Corneille, au zénith de son œuvre, adopte effectivement une attitude conservatrice. Le genre de la tragédie exige un autre héros que celui craignant « la perte d’une maîtresse », « l’amour » et le « mâle » s’excluent - voilà la prise de position de Corneille en 1660 qui nous renvoie à l’argumentation de Scudéry. Finalement, il est à la fois surprenant et révélateur que Corneille, 23 ans après la Querelle du Cid, adopte le point de vue de son adversaire le plus acharné. Comment peut-on être héros ? Même s’il a contribué décidemment à la virulence de cette question, Corneille refuse d’y donner une réponse claire. 28 Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, t. III, Paris, Gallimard, 1987 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 117-190, ici p.-124. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux Jean-Yves Vialleton Université Grenoble Alpes LITT&ARTS (RARE) La récente édition des textes de La Querelle du Cid ne propose pas seulement dans son introduction et ses notices une solide synthèse des études critiques, elle fourmille aussi de suggestions ouvrant de nouvelles pistes de recherche. C’est notamment le cas quand l’auteur de cette édition, Jean-Marc Civardi, s’interrogeant sur l’emploi dans ces textes de la notion de règles, note que celle-ci y est associée à l’image du maître-ouvrier : En fait, dans plusieurs libelles, il est tout simplement question des règles du métier, des règles de l’art au sens artisanal : l’image est bien celle du maître-ouvrier qui a longuement appris son savoir-faire 1 . Cette remarque nous fait prendre conscience de l’importance qu’ont dans ces textes la pensée de l’œuvre littéraire comme « production » et la pensée de l’activité littéraire comme « métier ». À partir de là, on peut relire ces textes non pas en les situant dans leur contexte politique, comme on l’a fait le plus souvent jusqu’ici, mais à la lumière de la pensé économique qui leur est contemporaine. Restera à mesurer le retournement qui s’est opéré depuis et qui nous a rendus aveugles à cette dimension majeure du texte. Le poète et l’artisan Dans son Épître familière sur la tragi-comédie du Cid, Mairet reproche à Corneille d’avoir comparé Le Cid à sa Silvie en ces termes : « je ne vous feray point excuse, d’avoir osé mettre en parallèle mon apprentissage et votre Chef-d’œuvre 2 ». Dans ce contexte, le mot chef-d’œuvre ne désigne bien sûr pas une œuvre d’une exceptionnelle réussite, mais s’inscrit dans un champ lexical concernant l’organisation contemporaine de l’artisanat. Avant de passer maître, on devait faire un temps d’apprentissage puis de compagnon- 1 La Querelle du Cid, éd.-J.-M.-Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004, p.-168. 2 Épistre familiere du Sr Mairet au Sr Corneille sur la tragi-comédie du Cid, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-802. 104 Jean-Yves Vialleton nage, temps parfois fixé par les règles de la corporation. Les corporations, apparues au XII e - siècle et codifiées au- siècle suivant, avaient introduit aux XIV e -XV e - siècles la pratique du chef-d’œuvre, c’est-à-dire la présentation d’un travail témoignant de la capacité de l’ouvrier à accéder au statut de maître (comme le rappellent les mots allemands meisterstük et meisterwerk). C’est bien en ce sens que Mairet emploie le mot. Après avoir rappelé le succès grand et durable de sa Silvie, il fait valoir que cette pièce n’était en outre qu’un « apprentissage », c’est-à-dire une pièce de jeunesse (il l’aurait écrite vers quinze ou seize ans), alors que le Cid est une pièce que Corneille a composée dans son âge d’homme. Le chef-d’œuvre était « synonyme d’ouvrage-type » 3 , et seulement en ce sens d’ouvrage qui pouvait servir de modèle. Le mot avait comme synonyme essai et c’est bien dans le sens d’ouvrage-type que Chapelain dans une lettre (12 janvier-1635) où il parle de la Comédie des Tuileries écrite pour Richelieu emploie ce dernier mot : « j’ai tâché par un effort de l’art de donner un essai de la parfaite comédie ». Beaucoup d’autres mots employés par les polémistes de la Querelle font écho avec le monde de l’artisanat et semblent appliquer à l’écrivain « l’image du maître-ouvrier ». Ces mots ne doivent cependant pas être considérés comme des métaphores. Ils indiquent plutôt que l’artisanat et la création littéraire sont également pensés comme des « métiers ». La Lettres apologétiques du Sr Corneille, pour répondre à Scudéry qui a accusé Corneille « d’ignorance en [s]on mestier », rappelle les « trente ans d’estude » de ce dernier et retourne l’accusation en disant que Scudéry ignore lui-même « les termes du mestier » (c’est-à-dire la terminologie de l’art poétique, comme « repos en l’Emistiche ») 4 . L’Apologie pour Monsieur Mairet renvoie Corneille aux auteurs de qui il apprendra « les regles & les preceptes de [son] mestier » et cite une lettre de Mairet où celui-ci accuse Corneille d’« ignorance crasse pour le mestier qu[’il] profess[e] » 5 . Qu’est-ce exactement qu’un métier au XVII e - siècle ? Le dictionnaire de Furetière donne cette définition- générale : « Profession qu’on choisit, à laquelle on s’applique, on tasche de réüssir » et donne des exemples où sont considérés comme métiers le métier de soldat (« La profession des armes est le mestier d’un Gentil-homme, c’est le mestier des honneste gens. ») ou d’avocat, mais aussi la poésie, la géométrie, la théologie. L’exemple concernant la poésie est : « Virgile & Homère ont esté en Poësie les Maistres du mestier. » Il contient une expression, maître du métier, 3 Étienne Martin Saint-Léon, Histoire des corporations et des métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, suivie d’une Étude sur révolution de l’idée corporative depuis 1791, troisième édition, Paris, Librairie Félix Alcan, 1922, p. 108. 4 Les Lettres apologétiques du Sr Corneille, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.- 513, p.-516, p.-515. 5 Apologie pour M. Mairet, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-872, p.-884. L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux 105 qui, comme celle de maître de l’art, apparaît dans les textes de la Querelle 6 . Le sens d’artisanat est donné comme une acception restreinte : métier « se dit plus particulièrement des arts mechaniques ». Sous le mot métier, nous mettons aujourd’hui une activité visant d’abord à gagner sa vie. Le TLF donne cette définition : « occupation, profession utile à la société, donnant des moyens d’existence à celui qui l’exerce » 7 . Au XVII e - siècle, la notion n’implique pas d’abord l’idée de profit, mais l’idée d’une tâche parfaitement accomplie grâce à un savoir acquis par l’effort. La réussite qu’on vise dans un métier selon Furetière n’est pas de gagner sa vie, mais d’acquérir un statut : le savoir du métier légitime celui qui le détient. Pour la première acception, il note : « On dit aussi à celuy qui se mesle de juger de quelque chose où il est ignorant, taisez-vous, ce n’est pas là votre mestier ». Pour la seconde, il décrit l’organisation de contrôle des corporations et finit par la phrase : « On dit qu’un homme entend bien son mestier, quand il sçait bien faire les choses, dont il se mesle. » La question n’est pas purement lexicale, elle renvoie à une conception du monde dont les historiens nous rappellent qu’elle domine aux XVII e et XVIII e -siècles, héritage de la « pensée médiévale, avec sa conception du travail bien fait, sa façon de faire de la qualité du produit un idéal et un honneur » 8 . Cette ancienne conception (conception disparue en réalité récemment et peut-être pas entièrement) rapproche l’art du poète et l’« art mécanique » de l’artisan dans une même économie de l’honneur. Mais les textes de la Querelle du Cid ne suggèrent pas seulement un rapport entre l’œuvre littéraire et l’objet manufacturé. Ils sont aussi parcourus par une tentative de penser la valeur de l’œuvre en la mettant en rapport avec l’échange marchand. La comparaison entre la pièce du Cid et le métal précieux trafiqué revient plusieurs fois dans les textes. Elle ouvre les Observations de Scudéry : « Tout ce qui brille n’est pas toujours précieux » 9 . Elle est développée par Mairet : Scudéry a déjà porté « son or à la coupe », à Corneille maintenant de se soumettre à une « Cour des monnoyes », où il ne pourra qu’être « condamné par les Maistres de l’Art à porter [son métal] au billon » 10 , c’est-à-dire à retirer son métal de la circulation, parce que de carat insuffisant. La Cour des monnaies sous l’Ancien régime était l’institution royale contrôlant dans le territoire relevant du Parlement 6 Par exemple Les Sentiments de l’Académie, Lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-936 et p.-1094. 7 Le Trésor de la langue française informatisé (http: / / atilf.atilf.fr/ tlf.htm). 8 Philippe Minard, « Réputation, normes et qualité dans l’industrie textile française au XVIII e -siècle », dans Alessandro Stanziani (dir.), La Qualité des produits en France (XVIII e -XX e -siècles), Paris, Belin, 2003, ch. 3, p.-72. 9 Observations sur le Cid, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-367-368. 10 Épistre familiere, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-809. 106 Jean-Yves Vialleton de Paris les métiers travaillant ou vendant les métaux précieux (orfèvres, changeurs…) 11 . L’image est reprise contre Mairet dans l’Avertissement au Besançonnais Mairet : l’acte de La Grande Pastorale écrit par celui-ci a été jugé de « bas aloy » par l’Académie puisqu’elle l’a corrigé 12 . Mairet dans son Épître familière compare le succès littéraire du Normand Corneille à Paris à une entreprise marchande (« vos Caravenes de Roüen à Paris ») aussi frauduleuse que les marchands européens abusant les peuples indiens d’Amérique en échangeant or et pierreries contre sonnettes, miroirs et « quinquaille » 13 . Les Sentiments de l’Académie française vont encore plus loin, car la référence à la marchandise ne s’y réduit pas à l’utilisation polémique d’une métaphore burlesque. Les premiers mots du texte justifient qu’on puisse critiquer une œuvre littéraire en opposant ce qu’on appellerait aujourd’hui après Marcel Mauss l’économie du don et l’économie de l’échange, et en mettant la littérature du côté de l’économie de l’échange. Les « productions de l’esprit » ne relèvent pas de la « libéralité », mais de l’« ambition » ; elles ne relèvent pas du don « que la bien-seance veut qu’on reçoive sans en considérer le prix » mais « d’une espèce de commerce ». Dans ce commerce, on a le droit de « rebuter » ce qu’on vous propose ou au contraire de « le prendre », il faut alors le « paye[r] de loüange » 14 . Les Observations esquissent donc une économie de la littérature et cette économie est une économie de la gloire, de l’œuvre en tant que « monnaie de renommée » 15 , une économie du capital symbolique. Règles de l’art et économie politique Les études sur la Querelle du Cid ont privilégié les enjeux politiques et ont imposé l’idée qu’elle était à comprendre dans le cadre de la « montée de l’absolutisme », absolutisme pensé comme la mise en place d’un ordre nouveau imposant à tous la soumission. C’est cette volonté de soumettre qui expliquerait la mise en place des « règles classiques ». Un livre paru en 2009 soutient par exemple la thèse selon laquelle « la diffusion de normes pour la représentation théâtrale s’est alors articulée à une tentative, de la part du pouvoir monarchique, pour imposer le théâtre dans l’espace-public 11 Jacques Bouclier, La Cour des monnaies de Paris à la fin de l’Ancien Régime, thèse de droit, Paris, Rousseau et Cie, 1924. 12 Advertissement au Besançonnois Mairet, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-861. 13 Épistre familiere, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-806. 14 Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-930-931. 15 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1924], éd.-F.-Weber, Paris, PUF, 2012, coll.-« Quadrige », p.-163. L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux 107 et en apprivoiser les pratiques à des fins politiques. 16 » La Querelle est moins vue comme une polémique entre hommes de lettres, en premier lieu Scudéry et Corneille, que comme un épisode confrontant l’écrivain Corneille et l’homme d’État Richelieu. Louis Battifol a eu beau dénoncer la « légende de la persécution du Cid » par Richelieu jaloux 17 , cette légende manichéenne est encore bien vivante. Plus récemment, Hélène Merlin a tenté de renouveler la perspective en s’appuyant sur la notion d’« espace public » telle que l’a définie Jürgen Habermas, et de montrer que l’absolutisme était en fait plutôt le moment où émerge en marge de l’État un espace des « particuliers » 18 . Mais la Querelle reste une sorte de mythe propre à figurer l’antagonisme intemporel entre l’État et l’écrivain, l’institution et le génie, plus largement entre le Pouvoir et l’Individu, entre l’Oppression et la Liberté, et même, dans une rêverie œdipienne, le Père contre le Fils 19 . Dans ce paradigme qu’on pourrait qualifier de libertaire, les règles, imposées par les doctes, s’inscrivent dans la volonté d’imposer la soumission, de réprimer la passion, de remplacer la sincérité par l’artifice. On reconnaît là l’héritage de la pensée romantique, allemande, puis française : pour le Stendhal de Racine et Shakespeare par exemple, il n’y a pas de vraies passions dans le théâtre de Racine, entièrement conditionné par un habitus courtisan. Norbert Elias, en pensant mettre en évidence un « processus de civilisation » lié à la « société de cour », semble avoir donné des arguments à ce vieux « scénario » critique. L’image du maître-ouvrier nous invite cependant à chercher des lumières non du côté de la politique (ni même du politique), mais bien de l’économie et de la société, et c’est d’une toute autre manière qu’on comprend alors l’enjeu, y compris l’enjeu politique, de la Querelle du Cid. Les Sentiments de l’Académie justifient la critique des œuvres quand celleci part « du zèle de l’utilité commune » 20 . Or c’est justement aussi au nom de 16 Déborah Blocker, Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2009, p.-15. 17 Louis Battifol, Richelieu et Corneille. La légende de la persécution du Cid, Paris, Calmann-Lévy, 1936. Le mot persécution est pourtant souvent repris, et notamment dans Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e -siècle [1948], rééd.-Paris, Alain Michel, 1997, t.-I, p.-518. 18 Hélène Merlin-Kajman, Public et Littérature en France au XVII e - siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1991 ; voir aussi id., L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passion et politique, Paris, Honoré Champion, 2000. 19 François Lasserre dans son introduction à l’édition de La Comédie des Tuileries et L’Aveugle de Smyrne, (Paris, Honoré Champion, 2008) force la lecture des pièces commandées par Richelieu aux Cinq Auteurs pour décrypter dans les relations qu’elles mettent en scène entre les pères et les fils un message « absolutiste ». 20 Sentiments de l’Académie française, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-931. 108 Jean-Yves Vialleton l’utilité commune qu’est organisé le système des corporations. « Le roi règle la police des métiers pour le “commun profit”, le “bien commun”, le “bien public”, qui est l’objet de la fonction du roi […] », écrit Roland Mousnier 21 . À propos des métiers, l’historien des institutions de l’Ancien Régime n’hésite même pas à parler de « service public » : Le métier doit assurer la vie de l’individu et de sa famille, mais aussi la vie des autres. Le bien commun constitue leur devoir d’état. Il faut que jamais le pain, le vin, les denrées, les habits, les ouvrages ne manquent, que jamais le travail ne s’arrête et que les produits en soient bons et bon marché. Les gens de métiers sont au service du public, ils assurent un service public 22 . La garantie de ce « service public » est, dans les « métiers jurés », les métiers organisés en corporations (car il y avait aussi des métiers « libres » dans des zones périphériques 23 ), assurée par le corps lui-même. Des « prud’hommes jurés », ou « gardes et jurés », contrôlent la fabrication et la vente, pour assurer la subsistance des membres du corps en même temps que le « service du public ». Ce sont des gens assermentés (d’abord au prévôt comme premier magistrat de la ville, puis à un procureur du roi), d’où leurs noms, mais appartenant eux-mêmes au corps des maîtres du métier (parfois même élus par eux), « véritables mandataires de tous les maîtres du métier, qui détiennent et exercent l’autorité au nom de la collectivité » 24 . C’est en somme un système autogéré, même si dès le XVI e- siècle apparaissent aussi dans ce rôle de « grands officiers » du roi 25 . Ce n’est que pour exécuter la peine en cas d’infraction ou en cas de litige entre deux corps qu’il est fait appel au pouvoir royal, au Châtelet et en seconde instance au Parlement de Paris. On a souvent relevé l’image du procès dans la Querelle, sans vraiment l’expliquer : il s’agit d’un procès de métier. Certes, les poètes ne relèvent pas bien entendu des « arts mécaniques », du travail manuel, et ils ne sont pas organisés en « métier juré » (comme l’étaient les peintres sculpteurs 26 ). Il n’en reste pas moins que, dans une société du type de celle de l’Ancien Régime, ils ne peuvent que se penser comme un corps : 21 Roland Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, Paris, PUF, 2005, coll.-« Quadrige », p.-335. 22 Ibid., p.-363. 23 Il peut s’agir des campagnes, mais aussi de terres seigneuriales et ecclésiastiques soustraites à la juridiction royale : voir Étienne Martin Saint-Léon, op.- cit., p. 161-162. 24 Ibid., p.-85, p.-122. 25 Ibid., livres IV et V (effort séculaire de la monarchie française pour faire des corporations des institutions d’état). 26 Ibid., op.-cit., p.-498-499. L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux 109 Le royaume de France et les pays, terres et seigneuries sous la domination du roi de France sont des sociétés de corps, de corporations, de collèges, de compagnies, de communautés, et mots équivalents 27 . Comme membre d’un corps, il est normal que le poète soit contrôlé par ses pairs au nom du « bien public ». Si ce contrôle est contesté, il y a litige et il est normal alors de recourir au pouvoir royal : l’Académie joue par rapport au corps des poètes le rôle que joue pour les corporations d’artisans et de marchands le Parlement. Cette perspective permet de comprendre autrement et mieux ce qu’il en est des fameuses « règles », si souvent évoquées dans la Querelle, car les règles et règlements sont au cœur du système des corporations. Le contrôle corporatif pour empêcher les malfaçons ou la mauvaises exécution doit s’appuyer sur des règles, qui constituent une normalisation impliquant une typologie des produits, définissent des standards de dimension (par exemple pour tel type de textile sont fixées la longueur, la largeur, la trame) et de qualité (interdiction par exemple aux cristalliers de mêler des pièces en simple verre aux pièces de cristal et de pierres fines) 28 . C’est le même rôle de contrôle de la qualité que permettent les règles dans le corps des poètes. On a souvent voulu lire la Querelle comme une dispute entre partisans des règles et partisans de la liberté, et c’est une erreur. La preuve en est que même les « irréguliers » parlent de règles. Le Discours à Cliton conteste la règle de l’unité de temps, l’acceptant à la limite pour la seule comédie. Cependant, il le fait non pas au nom de la liberté mais au nom de la recherche de la bonne règle : la règle de l’unité de temps n’est pas condamnée en tant que règle, mais que règle illégitime, « mauvaise » « loi » 29 . Et c’est d’ailleurs dans ce même Discours à Cliton que la comparaison entre la communauté littéraire et les métiers jurés est la plus explicite. L’auteur du Discours compare les mauvais auteurs aux artisans des « métiers libres », c’est-à-dire qui résident dans des villes sans corporation et dont les produits ne sont donc pas conformes aux normes de qualité : Or, comme en une Ville mal policée, les Artisans font ce qui leur plaist, & ne laissent pas de faire passer leurs manufactures pour bonnes, bien qu’ils travaillent sur de faux modelles. Beaucoup d’esprits qui ne connaissent point de maistrise au métier de Poësie, ont produit quelques ouvrages, mais non de tel poids, & de telle valeur qu’ils seroient si les Regles de l’Art estoient bien gardées 30 . 27 Roland Mousnier, op.-cit., p.-363. 28 Étienne Martin Saint-Léon, op.-cit., p.-148-149. 29 Discours à Cliton, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-604. 30 Loc. cit. 110 Jean-Yves Vialleton Mais la règle n’est pas seulement ce qui assure la qualité des produits et donc le bien public, elle est aussi un élément de politique économique. La pensée libérale née du capitalisme a présenté les règlements de métiers comme une absurde entrave à la libre entreprise. Dès le XVIII e -siècle, cellesci sont dénoncées comme un « carcan gothique ». Des historiens récents 31 ont montré au contraire la rationalité des règlements. Dans un État dont la puissance est liée à la quantité de métal précieux qui lui permet de faire la guerre, la « guerre d’argent » est rationnelle. Dans le mercantilisme français qui est déjà celui de Richelieu avant Colbert 32 , la stratégie est d’importer le moins possible de produits manufacturés et de faire entrer du métal précieux par la conquête des marchés étrangers. Les conditions d’un marché libre s’autorégulant n’étant pas remplies, l’enjeu est la nécessité de réduire l’incertitude. Le règlement et le contrôle de son respect deviennent alors la condition nécessaire d’une réussite à l’exportation : c’est ce contrôle de qualité qui permet d’assurer par exemple le succès au XVIII e - siècle des « toiles de Bretagne » sur le marché hispano-américain et c’est l’incertitude de qualité qui explique à l’inverse le déclin commercial d’autres produits 33 . L’État a donc intérêt à généraliser les corporations comme institutions royales (ce qu’il tente de faire dès le XVI e -siècle) et à codifier la marchandise pour en assurer la qualité, surtout la marchandise haut de gamme pour l’export, par des « règlements » et des produits marqués (c’est le sens du règlement colbertien de 1669 sur le textile) : La logique de l’intérêt collectif doit prévaloir sur l’intérêt individuel à court terme des manufacturiers ou des marchands, qui peuvent être tentés de s’enrichir au plus vite, en rognant sur la qualité des produits et en trompant les acheteurs, quitte à provoquer le discrédit de l’ensemble de la production nationale 34 . De fait, dans la Querelle, l’enjeu semble moins la production de littérature à consommation locale que la question de l’export. La référence de tous est la littérature italienne, avec laquelle il s’agit d’entrer en concurrence. C’est ce qu’explicite la péroraison de la Lettres de Mr de Scudéry à l’illustre Académie. 31 Jean-Yves Grenier, L’Économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996 ; Philippe Minard, La Fortune du Colbertisme, État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998 ; Id., « Réputation, normes et qualité dans l’industrie textile française au XVIII e -siècle », article cité, p. 69-89. 32 Sur le « colbertisme avant Colbert » : Henri Hauser, La Pensée et l’Action économique du Cardinal de Richelieu, Paris, PUF, 1944. 33 Philippe Minard, article cité, p.-76-77. 34 Ibid., p.-71. L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux 111 L’évaluation du Cid est une affaire nationale dans un marché européen dominé par l’Italie : Prononcez, O MES JUGES, un arrest digne de vous, & qui fasse sçavoir à toute l’Europe, que le Cid n’est point le chef-d’œuvre du plus grand homme de France […] Vous le devez, & pour vostre gloire en particulier, & pour celle de nostre Nation en général, qui s’y trouve intéressée : veu que les estrangers qui pourront voir ce beau chef-d’œuvre, eux qui ont des Tassos & des Guarinis, croyraient que nos plus grands Maistres ne sont que des apprentifs 35 . Scudéry vise juste. Chapelain a la même préoccupation : dans une lettre de 1637 à propos du Cid, il déplore l’état « barbare » du théâtre français par rapport à l’Italie 36 . Scudéry évoque le Tasse et Guarini, l’auteur du Pastor fido. Or cette dernière œuvre est par excellence une œuvre qui a su s’ouvrir un marché européen. Quand les Sentiments de l’Académie essaient de montrer les avantages que la littérature peut tirer d’une querelle, ils mentionnent justement la querelle déclenchée par cette pièce de Guarini, querelle qui a permis de poser et de résoudre des questions essentielles de poétique 37 . C’est dans ce cadre que prend tout son sens une remarque faite par Mairet dans son Épître familière, remarque qui peut sembler insignifiante et ridicule au lecteur d’aujourd’hui : Mairet pour se vanter de la réussite de sa Silvie dit qu’elle est devenue « le Pastor fido des Allemands, & des beaux Esprits de Province » 38 . Comme aujourd’hui tel État rêve de devenir un « pays numérique » en regardant avec envie du côté des États-Unis d’Amérique, la France de la Querelle du Cid rêve de devenir un grand pays de la littérature dramatique, en regardant du côté de Ferrare ou de Rome. Si la Querelle du Cid constitue bien les prémices du classicisme, ce n’est pas du tout en tant qu’elle donnerait un rôle nouveau aux règles : l’idée de la poésie comme τe ́ χνη, ars, c’est-à-dire comme système de lois tirées de l’expérience et permettant de réussir à coup sûr une œuvre, est antique 39 . C’est en tant qu’elle participe d’un projet national déjà fixé par la Pléiade, mais qui ne connaîtra le succès qu’au début du XVIII e -siècle (jusqu’à sa remise en ques- 35 Lettres de Mr de Scudéry, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-568. 36 Lettre à Guez de Balzac du 13-juin 1637, dans Chapelain, Lettres, éd.-Ph.-Lamizey de Larroque, t.-I, p.-156. 37 Sentiments de l’Académie, dans La Querelle du Cid, éd. cité, p.-933b (éd. or. p.-11). 38 Épistre familiere du Sr Mairet au Sr Corneille sur la tragi-comédie du Cid, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-806. 39 Sur la notion d’ars, voir Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik : eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, §- 1-31, en particulier §- 3 (« system of instructive rules, gained through experience… », trad. anglaise, Leyde-Boston- Cologne, Brill, 1998, p.-2). 112 Jean-Yves Vialleton tion par les romantismes européens), celui d’imposer à l’étranger la culture moderne nationale, et ce projet passe par une politique de la « qualité du produit » littéraire. Cette Querelle n’est pas, comme d’autres, une affaire de la République européenne des lettres, mais une affaire de la communauté des écrivains parisiens, écrivant en français, non en latin. Elle témoigne de ce que Ferdinand Brunetière appelait la « nationalisation » des littératures lors de la première modernité 40 et plus largement de cette concurrence économico-culturelle internationale décrite plus récemment pas Pascale Casanova 41 . Pensée de la littérature et pensée économique La règle à l’époque de la Querelle n’est donc pas une technique d’assujettissement ni une entrave à la nature, mais un moyen de garantir la qualité des productions humaines. À la limite, la connaissance des règles et l’existence de bons « patrons » permettraient de ne produire que des œuvres parfaitement accomplies, là où, en leur absence, la perfection ne peut être obtenue que de façon aléatoire et donc intermittente. Pour Voltaire, on le sait, c’est Corneille qui représente pour le théâtre la réussite intermittente et Racine celle de l’œuvre accomplie. Dans l’article « Rare » des Questions sur l’Encyclopédie (1770-1772), il explique que le grand succès de Corneille n’a été dû qu’à l’époque primitive, encore peu éclairée, dans laquelle il a fait jouer ces premières pièces, et où les réussites étaient rares : Pourquoi les beaux morceaux du Cid, des Horaces, de Cinna eurent-ils un succès si prodigieux ? c’est que dans la profonde nuit où l’on était plongé, on vit briller tout à coup une lumière nouvelle que l’on attendait pas. C’est que ce beau était la chose du monde la plus rare 42 . Mais le passage est suivi par une étrange rêverie dans laquelle Voltaire imagine une société si éclairée qu’elle ne produirait plus que des chefsd’œuvre : Mais supposons que toutes les églises de l’Europe égalent Saint-Pierre de Rome, que toutes les statues soient des Vénus de Médicis, que toutes les tragédies soient aussi belles que l’Iphigénie de Racine, tous les ouvrages de poésie aussi bien faits que l’Art poétique de Boileau, toutes les comédies 40 Ferdinand Brunetière, Manuel de l’Histoire de la Littérature française, Paris, Ch.- Delagrave, 1898, « La nationalisation de la littérature, 1610-1722 », titre du chapitre II. 41 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 2008, coll.-« Points histoire ». 42 Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs, t.-4, Genève, 1774, p.-330. L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux 113 aussi bonnes que le Tartuffe, et ainsi de tout genre, aurait-on alors autant de plaisir à jouir des chefs-d’œuvre, rendus communs, qu’ils vous en faisaient goûter quand ils étaient rares ? Je dis hardiment que non 43 . La réussite quoiqu’intermittente de Corneille donnait du plaisir en un temps obscur de rareté de la beauté, la perfection de Racine n’en donnerait pas si survenait dans une société future une crise de surproduction de la beauté. Cette esquisse de roman d’anticipation culturelle est un Gedankenexperiment au sens d’Ernst Mach, une expérimentation mentale, par laquelle Voltaire opère une révolution philosophique, remettant en cause l’équilibre entre la créativité et le bon goût, l’ingenium et le judicium, le donné et l’acquis, l’individuel et le collectif. Racine dépasse Corneille, comme Virgile dépasse Ennius, en ajoutant la polissure du judicium à la force brute de l’ingenium. Mais on peut imaginer un vendredi noir de la littérature et des arts et c’est alors le primitif qui prévaudrait sur l’accompli, la rareté sur le travail. C’est cette tentation primitiviste qu’on trouve déjà dans son Essai sur la poésie épique (1727 pour la première version en anglais, 1733 pour la version revue et en français). S’interrogeant sur l’absence de grandes œuvres épiques en France, Voltaire regrette que le « génie sage et exact » du français ne permette que d’« écrire aussi bien que Racine et Despréaux » et non de produire la sublime extravagance du Tasse ou de Milton. Dans les Lettres philosophiques (1734), il admire le « genre poétique des Anglais » en ce qu’il ressemble « à un arbre touffu planté par la nature » et qui ne supporterait pas les tailles qu’on fait à Marly 44 . Le chef-d’œuvre n’est plus acquis par un travail, il est donné à un individu singulier et à une langue particulière ; il ne relève plus de la culture, il relève de la nature. Ce retournement doit être mis en rapport lui aussi avec la pensée économique et son histoire. On sait qu’au mercantilisme, dirigiste, succède une nouvelle conception selon laquelle il faut « laisser faire les hommes, laisser passer les marchandises ». Cette nouvelle conception qui triomphera dans le libéralisme devenu aujourd’hui pensée dominante 45 est d’abord lancée par les physiocrates. De façon apparemment paradoxale, au moment la France vivait quasiment entièrement grâce à la production agricole avait prévalu le mercantilisme obsédé par la manufacture et maintenant que prenaient son essor la proto-industrialisation et le capitalisme marchand (des bénéfices duquel Voltaire a largement vécu) prévalait une pensée économique fondée sur les « lois de la nature ». Pour les physiocrates, la richesse n’est pas créée par l’artisanat et le commerce des villes, mais par la fécondité de la terre, 43 Loc. cit. 44 Voltaire, Lettres philosophiques, lettre-XVIII, « Sur la tragédie ». 45 Sur cet héritage, voir Yves Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate. Critique littéraire de l’économie politique, Paris, L’Harmattan, 2001. 114 Jean-Yves Vialleton c’est-à-dire par la nature, par Dieu. Celui qui dans la société est à la source de la richesse, ce n’est donc pas le maître-ouvrier mais le rentier terrien, celui qui a eu la chance d’hériter d’une propriété foncière. De même, l’œuvre d’art n’est plus la production de l’antique artiste artifex, mais le fruit du génie, de celui qui a eu la chance de recevoir un rare don de la nature. La langue n’est plus un matériau à façonner et perfectionner (comme elle l’était pour Du-Bellay aussi bien que pour la naissante Académie française 46 ), elle a un « génie » qui lui est naturel. Cette révolution trouve son prolongement dans l’esthétique telle qu’elle est formulée par l’idéalisme allemand. L’homme du XVII e - siècle français pouvait penser la poésie comme un métier. L’art va être pensé maintenant au contraire par opposition avec le métier. C’est ce que fait Kant dans la Critique de la faculté de juger : l’art est dit libéral, le métier est dit mercenaire. On considère le premier comme s’il ne pouvait obtenir de la finalité (réussir) qu’en tant que jeu, c’est-à-dire comme une activité en elle-même agréable ; on considère le second comme un travail, c’est-à-dire comme une activité, qui est en elle-même désagréable (pénible) et qui n’est attirante que par son effet (par exemple le salaire), et qui par conséquent peut être imposée de manière contraignante 47 . C’est aussi cette révolution qui nous empêche de comprendre comment ont pu être pensées les « règles de l’art » au temps de la Querelle. L’art va être conçu comme ce qui échappe à la règle conçue maintenant comme contrainte : En face d’un produit des beaux-arts, on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et non de la nature ; mais dans la forme de ce produit, la finalité doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature 48 . Au temps de la Querelle, faire et juger ne sont pas des activités disjointes pour le poète comme pour l’artisan. Pour passer maître, il fallait être capable de discerner la qualité exacte du produit et de reconnaître à quel type fixé il appartenait. Maintenant, les seules règles seront celles du génie, règles qui lui sont données par la nature : 46 L’Académie avait comme « principale fonction » de trouver pour le français « des règles certaines » pour le « rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (Statuts et règlements, article XXIV). 47 Kant, Kritik der Urteilskraft, § 43, 3, Critique de la Faculté de juger, trad. de l’allemand par A. Philonenko, Paris, J. Vrin, 1993, p.-200. 48 Ibid., §-45, trad. et éd.-citées, p.-202. L’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid et ses enjeux 115 Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art […]. Le génie est la disposition inné de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art 49 . Et ces règles ne sont pas un « secret » qui lui permet de « violer les règles de l’art », comme ce secret de Corneille auquel Guez de Balzac attribuait le succès de sa pièce 50 . Un secret peut être révélé par celui qui le détient, alors que les règles en art selon Kant sont sans concept et échappent au jugement. Le génie ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et […] au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle 51 . L’homme de génie est donc bien analogue au propriétaire terrien : il a reçu à titre individuel quelque chose de rare et c’est de cela que vient toute richesse. Le poète de génie ne peut plus être imaginé que comme un rentier de Dieu, faisant fructifier le don qui lui a été fait, vivant son activité comme un jeu et non une activité « mercenaire ». C’est ce retournement, retournement de la culture à la nature, qui fait que l’image du maître-ouvrier dans la Querelle du Cid nous est devenue étrangère. 49 Ibid., §-46, trad. et éd.-citées, p.-204. 50 Lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry, dans La Querelle du Cid, éd. citée, p.-1094. 51 Kant, Kritik der Urteilskraft, § 46, trad. et éd. citées, p.-205. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets Stephanie Bung Université de Duisburg-Essen La querelle du Cid inaugure la tradition des querelles dramatiques à l’âge classique. On l’a également comparée à la querelle qui tournait autour des Lettres de Balzac. 1 Mais on ne l’a jamais mise en parallèle avec une querelle qui avait eu lieu en 1649 et que les contemporains désignaient comme « la guerre des sonnets ». Cette omission est tout à fait compréhensible, vu que les deux querelles se déroulaient dans des contextes sociaux différents : celui de l’Académie française d’un côté, représentante d’une autonomie naissante du fait littéraire, celui du « Parnasse galant » de l’autre, espace mondain dont Delphine Denis a montré la logique ludique, signe d’une imbrication inextricable entre la pratique sociale de la haute aristocratie et les activités des hommes de lettres. 2 La guerre des sonnets relève effectivement de cette scénographie du jeu ; ce qui explique probablement pourquoi personne ne l’a jamais liée à la querelle du Cid. Or, tout en étant profondément « autre », l’agôn galant dont témoignent les sonnets n’est pas exempt de liens avec la fameuse décision de l’Académie française en 1637 3 et il permet d’élucider une dimension très peu connue de l’impact social de la querelle du Cid. Dans cette contribution, nous avancerons l’hypothèse suivante : la mise en parallèle de la querelle du Cid avec celle des sonnets, au sein même d’un champ littéraire en voie de formation, permet de différencier davantage les espaces socioculturels dont l’imbrication peut être plus ou moins étroite. Situer la guerre des sonnets dans le cadre des querelles littéraires de l’époque aide à mieux comprendre tout d’abord ce qu’elle n’est pas : à la différence de la querelle du Cid, dont la répercussion académique contribue à la gestion d’une politique culturelle concertée, la guerre des sonnets, relevant 1 Cf. Jean-Marc Civardi, La querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Honoré Champion, 2004, p.-62-71. 2 Cf. Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion 2001. 3 Le privilège des Sentimens de l’académie françoise sur la tragi-comédie du Cid est daté du 26 novembre 1637 (cf. Civardi, op.-cit., p.-927). 118 Stephanie Bung entièrement de la logique du patronage individuel, n’est pas censée régler le goût d’un public anonyme et hétérogène. Elle est, en revanche, tout à fait redevable au dernier combat de la haute aristocratie dont l’autonomie s’évapore sous les auspices de l’absolutisme. Dans ce qui suit, nous verrons donc comment la mise en parallèle de ces querelles fait ressortir leur divergence ainsi que leurs singularités respectives. Après une présentation de la guerre des sonnets, nous en étudierons deux caractéristiques qui permettent de la confronter à la querelle du Cid : le masque galant et une intervention « académique ». Dans la mesure où elles illustrent l’incommensurabilité des deux querelles en question, ces caractéristiques nous ramèneront - en guise de conclusion - à notre observation de l’éclosion du champ littéraire à l’époque de la Fronde. 1. La guerre des sonnets Sur la contestation entre le Sonnet d’Uranie et de Job Demeurez en repos, frondeurs et mazarins, Vous ne méritez pas de partager la France : Laissez-en tout l’honneur aux partis d’importance Qui mettent sur les rangs de plus nobles mutins. Nos Uranins ligués contre nos Jobelins Portent bien au combat une autre véhémence ; Et s’il doit s’achever de même qu’il commence, Ce sont Guelfes nouveaux, et nouveaux Gibelins. Vaine démangeaison de la guerre civile, Qui partagiez naguère et la cour et la ville, Et dont la paix éteint les cuisantes ardeurs, Que vous avez de peine à demeurer oisive, Puisqu’au même moment qu’on voit bas les frondeurs, Pour deux méchants sonnets on demande : « Qui vive ? » 4 4 Albert Mennung, « Der Sonettenstreit und seine Quellen », dans Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, XXIV, 1902, p.- 275-356, p.- 288. Bien qu’elle soit écrite au début du siècle dernier, cette étude est toujours ce qu’on trouve de mieux sur cette « guerre des sonnets ». En dehors d’une reconstruction minutieuse et d’une analyse conclusive, Mennung - qui à l’époque ne pouvait accéder aux manuscrits et aux publications qu’avec difficulté - rassemble pour la première fois tous les textes dont est constituée la querelle. Dans ce qui suit, les citations s’y référant renvoient à son étude. Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets 119 Ce sonnet de Corneille, tout en étant un bel exemple du ton ironique dont témoigne la guerre des sonnets dans son ensemble, permet aussi de la dater : elle bat son plein en 1649, entre la Fronde parlementaire et la Fronde des princes. 5 La paix dont il est question au premier tercet ne peut être que celle du 11 mars 1649, car, dès novembre 1650, la querelle des sonnets est mentionnée comme un événement du passé dans La muze historique de Jean Loret. 6 En 1653, dans son premier recueil galant, l’éditeur Charles de Sercy se souvient aussi de la querelle qu’il évoque de la manière suivante : Le soin que i’ay pris de recueillir toutes les Pieces suivantes ne vous sera pas desagreable, et ie m’asseure que toute la Cour s’estant partagée en faveur du Sonnet d’Uranie, que ie nomme le premier à cause de sa naissance, et de celuy de Job, on sera bien aise de voir les divers sentimens que plusieurs personnes de naissance illustre, de condition et de merite ont fait paroistre sur ce sujet. Cette querelle a fait tant de bruit, que les pensées toutes ingenieuses qu’elle a fait naistre, ne servent pas peu de relever la gloire de l’un et de l’autre. Si ie ne les ay pas imprimez dans ce Recueil, c’est qu’ils sont si communs, et qu’ils ont esté mis au iour en tant d’endroits, qu’il n’y a personne qui ne les sçache, ou ne les ait veus. 7 Sercy annonce ainsi trente-quatre poèmes issus de la querelle, réunis pour la première fois dans son recueil. En bon commerçant qui fait de la publicité pour son produit, il assure que « toute la Cour » était impliquée dans l’affaire. Or, la Cour n’étant retournée à Paris qu’en août 1649, il est peu probable que la querelle ait eu lieu avant cette date. 8 5 Cf. Mennung, op.-cit., p.-288. 6 Cf. La Muze Historique ou recueil des lettres en vers contenant les nouvelles du temps […], par Jean Loret, tome I (1650-1665), Paris 1857, p.-56 : « […] le beau Monsieur de Benserade / qu’on prit peine aussi de voler / Dont il ne se peut consoler. / À la clairté de la bougie / Il avoit fait une élégie / Que l’on tira de son gousset […] On luy pris aussi tout de gob / Son ravissant sonnet de Job, / Que, par raison ou par manie, / Pluzieurs aimoient mieux qu’Uranie ; [c’est moi qui souligne, S.B.] / Quelques vers pour la Saint-Mégrin, / d’autres pour monsieur Mazarin […] / ‘Pourtant, dit-il à ses valets / On ne m’a point pris mes poulets ; […]. » Même sans avoir lu tous les vers de cette anecdote, il est clair que Loret se moque ici de Benserade, victime d’un vol. Si l’on considère que Loret avait dédicacé sa Muze Historique à la duchesse de Longueville, qui à l’époque avait favorisé le sonnet de Voiture sur Uranie, cette prise de position n’est pas étonnante. Nous y reviendrons. 7 Poésies choisies de […], vol. I, Paris, chez Charles de Sercy 1653, p.-416. 8 Le phénomène « querelle » est toujours difficile à dater. Mennung - tout en restant très prudent - avance l’hypothèse que les premiers textes surgissent dès l’été 1648 (cf. Mennung, op.- cit., p.- 284-288 ; cette datation est reprise, mais sans que d’autres documents ne soient consultés : cf. Renate Kroll, Femme poète. Madeleine de Scudéry und die ‘poésie précieuse’, Tübingen, Niemeyer, 1996, p.-136 ; Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Honoré 120 Stephanie Bung Mais l’annonce de Sercy témoigne aussi du rôle important que jouent les pièces de circonstance dans le champ de la galanterie : en 1653, plusieurs années après l’événement et juste après la Fronde des princes, on est censé connaître les deux sonnets qui avaient déclenché la querelle, à savoir celui de Voiture, dit le sonnet d’Uranie, et celui de Benserade, dit le sonnet de Job. 9 Ces textes sont si connus qu’il suffit d’en citer les incipits et de renvoyer le lecteur du recueil aux œuvres respectives de leurs auteurs. 10 En revanche, la querelle même est documentée avec soin : encore aujourd’hui, ce premier volume des fameux « recueils de Sercy » constitue notre source principale de la guerre des sonnets. 11 Celle-ci est constituée d’un ensemble textuel cohérent dont la genèse collective signale son appartenance au régime galant. 12 Parmi les auteurs figurent en dehors de Corneille : Georges de Scudéry et sa sœur, Madeleine de Scudéry, Isaac de Benserade, l’auteur du sonnet de Job, Jean Chapelain, le marquis de Montausier, Jean-François Sarrazin ou Paul Scarron. D’autres poèmes sont anonymes, mais beaucoup de ces pièces sont dédicacées, la plupart d’entre elles à la duchesse de Lon- Champion, 1997, p.- 196). Or, nous n’avons que très peu d’informations sur ce qu’aurait pu déclencher la querelle (cf. la note en bas de la page suivante). Vu le sujet galant, la véhémence des textes ainsi que l’annonce de Sercy, il nous semble plus probable que la querelle est un produit de la trêve, et qu’elle s’est déroulée plus précisément entre le mois d’août 1649 et la fin de l’année. 9 On ne sait pas comment ces deux sonnets se sont retrouvés face à face pour initier la querelle : Voiture est mort en 1648, et il avait écrit le sonnet d’Uranie probablement dans les années trente. Le sonnet de Benserade est plus jeune ; on dit qu’il s’agit d’une dédicace galante pour un livre sur Job que l’auteur aurait envoyé à une dame de la haute société (cf. Mennung, op.- cit., p.-278-283). C’est possible, mais ils ne nous restent ni traces de l’exemplaire dédicacé, ni explication sur la raison pour laquelle cette dédicace a été mise en parallèle avec le sonnet de Voiture. 10 « Les Sonnets rivaux. / Uranie & Iob. / Uranie / Il faut finir mes iours en l’amour d’Uranie, / L’absence, &c. / Est imprimé dans les œuvres de Voiture, p.-52 de la dernière édition. / Iob / Iob de mille tourmens atteint, / Vous rendra &c. / Est en la page 417, dans la Glose sur le Sonnet, en lettres italiques. » (Poésies choisies de […], op.- cit., p. 417). 11 Une autre source importante est exploitée par Mennung : Antonii Hallaei, regii eloquentiae professoris et musei sylvani gymnasiarchae in academia Cadomensi Opuscula miscellanea. Caen 1675. 12 Le phénomène de la poésie galante est inextricablement lié à la mode des recueils collectifs. Cf. Denis, op.- cit., p.- 15 : « À la question centrale de l’auteur au XVII e - siècle, nos galants apportent une solution nuancée, mais périlleuse : ‘auteurs sans autorité’, selon la formule de l’un d’entre eux, c’est sur fond de sociabilité qu’ils prétendent énoncer. Le groupe semble ainsi garantir la parole galante - au risque de sa dilution, de sa dispersion, voire de son usurpation. » Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets 121 gueville. Notons aussi la présence dans ce corpus des trois protagonistes de la querelle du Cid, Corneille, Scudéry et Chapelain. Dans son annonce, Sercy parle d’une « querelle ». Le caractère querelleur de l’ensemble s’affirme, car la majorité des poèmes prend partie, soit pour le sonnet d’Uranie, soit pour le sonnet de Job. Certes, il y en a qui se contentent de commenter cette compétition, tel le sonnet de Corneille, mais ce n’est pas pour autant que l’impression d’une confrontation véhémente s’estompe, bien au contraire. Dans les vers cités plus haut, le vocabulaire relève directement du conflit militaire. Au niveau lexical, on trouve les mots « combat », « liguer », « qui vive » ; au niveau métaphorique est évoquée l’une des plus illustres guerres civiles de l’histoire : « Ce sont Guelfes nouveaux, & nouveaux Gibelins ». La comparaison la plus importante est pourtant la Fronde parlementaire dont l’expérience est encore toute récente. Bien entendu, elle est évoquée pour ironiser sur la querelle des sonnets, mais son évocation suggère aussi une certaine inquiétude. C’est comme si Corneille voulait dire : « Ne rallumez pas la guerre civile ! » Car, en 1649, l’atmosphère est explosive, les nerfs sont tendus, surtout au moment de la trêve. En témoigne la duchesse de Nemours qui écrit dans ses mémoires : « […] dans ce temps-là tout faisait de l’émotion. » 13 S’il est donc vrai que, dans les vers de Corneille, la situation historique et la querelle des sonnets s’accordent, l’imaginaire de la guerre relève aussi d’un topique. Les querelles savantes et littéraires des années précédentes puisaient déjà amplement dans une rhétorique extrêmement agressive. 14 Comme l’a montré Hélène Merlin, c’est le cas notamment pour la querelle du Cid. Après avoir analysé la polémique de Mairet, qui a recours à une métaphore guerrière, Merlin conclue : La métaphore filée est redoutable : elle assimile la querelle aux guerres de religion et Corneille au chef des protestants. Non seulement par là Mairet participe à la représentation guerrière de la querelle, mais il intervient lui-même comme acteur politique sur une scène de guerre civile, passant de l’argument critique au coup politique. » 15 La guerre des sonnets s’en souvient et ses métaphores militantes peuvent être considérées comme l’actualisation d’un lieu commun ; ce qui n’exclut pas - bien entendu - la lecture référentielle. Or, le balancement entre le topique et le référentiel est justement ce qui est constitutif de toute la que- 13 Mémoires de Marie d’Orléans, duchesse de Nemours (1625-1707) […], introduction, notes et index de Micheline Cuénin, Paris, Gallimard, 1990, p.-111. 14 Cf. Civardi, op.-cit., p.-63. 15 Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e - siècle, Paris, Belles Lettres, 1994, p.-200 [c’est l’auteur qui souligne]. 122 Stephanie Bung relle des sonnets. Cette oscillation est au cœur d’un jeu galant dont relève la grande majorité des sonnets en question. 2. Le masque galant 16 La galanterie est la raison d’être de la guerre des sonnets. Elle empreigne les sonnets qui sont à son origine : l’amour inassouvi pour une certaine Uranie déclenche le chant de Voiture, tandis que Benserade actualise le même topique du mal-aimé en se servant du masque de Job. À la différence de Voiture, décédé en 1648, Benserade peut reprendre ce masque pour intervenir lui-même dans la querelle dont son sonnet de Job est l’enjeu. Plainte de Job à Madame de Longueville Vous m’avez donc mis le dernier, Un autre a sur moy la victoire ; Moy qui m’en faisois tant à croire, C’est assez pour m’humilier. Ce malheur me va décrier Par tout le Temple de Mémoire, Et décheu d’une haute gloire, Je m’en retourne à mon fumier. J’avois pour moy de grands suffrages ; Mais à quoy bon ces avantages, Puis que ie n’ay point vostre voix ? Sur elle seule ie me fonde ; Et si je vous mens, que je sois Le plus meschant Sonnet du Monde. 17 Ce sonnet montre très bien comment, dans notre cas, l’acte de juger - au cœur d’une querelle littéraire - peut être mis au service de la galanterie. Le poème s’adresse à une dame qui, après avoir été le juge du sonnet de Job, est à l’origine des tourments de celui qui parle dans le sonnet actuel. Or, « Job », en tant que lieu d’énonciation, implique une double fiction. Plus précisé- 16 Le jeu de rôles est au cœur de la galanterie européenne du XVII e - siècle (cf. Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011 ; voir notamment p.- 90-96). Pour mon propos, j’emprunte l’expression « masque galant » - dans le sens de persona - à Delphine Denis pour désigner un rapport complexe du référentiel à la fiction (cf. Denis, op.-cit., p.-218). 17 Mennung, op. cit., p.-326. Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets 123 ment, il s’agit d’une figure qui oscille entre deux niveaux de fiction. D’un côté, elle fait référence à l’Ancien Testament, en s’appropriant notamment les emblèmes de Job : sa souffrance, l’humiliation et le fumier. De l’autre côté, la figure parle aussi en tant que sonnet, notamment au premier vers, où elle se présente comme le texte auquel on en avait préféré un autre. Le dernier tercet reprend ce rôle, mais en le transformant sensiblement. Ici, le texte joue avec son propre statut fictionnel : tandis que le premier vers du tercet implique une soumission (« je ne suis rien sans votre admiration »), les vers suivants impliquent la possibilité d’un mensonge (« je n’ai pas besoin de votre admiration pour être beau »). La fin du sonnet suggère ainsi de retirer la louange dont il est tributaire, débouchant sur une oscillation permanente entre la fiction galante et le message politique, car le poème est adressé à la duchesse de Longueville. Le message provocateur - surtout à l’époque de la Fronde - ne serait donc pas seulement « mon sonnet n’a pas besoin de votre admiration pour être beau », mais aussi « son auteur (Benserade) n’a pas besoin de votre protection ». 18 La métamorphose du texte, de l’éloge de la dame à sa dénonciation, reste pourtant inachevée : le ton de celui qui s’attribue la qualité de « plus meschant Sonnet du Monde » ne cesse jamais d’être ludique, et si provocation il y a, il ne faut pourtant pas surestimer l’intention politique du poème. 19 Car ce jeu de l’entre-deux est justement ce qu’on attend d’un poète galant, et Benserade est un excellent joueur. Charles Perrault, dans ses Hommes illustres, le caractérise de la manière suivante : Ces vers sont d’une espèce toute nouvelle, et dont il a été le premier inventeur. Avant lui les vers d’un ballet ne parlaient que des personnages que l’on y faisait entrer, et point du tout des personnes qui les représentaient. M. de Benserade tournait ses vers d’une manière qu’ils s’entendaient également et des uns et des autres : et comme le roi représentait tantôt Jupiter et tantôt Neptune, quelquefois le dieu Mars, d’autrefois le Soleil, rien n’était plus agréable ni plus admirable tout ensemble, que la finesse des louanges qu’il lui donnait sans s’adresser à lui. Le coup portait sur le personnage, et le contrecoup sur la personne ; ce qui donnait un double plaisir en donnant à entendre deux choses à la fois, qui belles séparément, devenaient encore plus belles étant jointes ensemble. 20 18 Selon Alain Génetiot, Benserade, de tous les poètes mondains de l’époque, est « assurément le plus proche de la cour, le plus lié à ses intrigues, mais aussi le plus fidèle à la reine et à Mazarin. » (cf. Génetiot, op.-cit., p.-530). 19 S’il est vrai qu’à partir de 1650, l’auteur travaillera sous la protection de la famille royale - il est notamment l’auteur d’un grand nombre de ballets d’inspiration mythologique (cf. Marie-Françoise Christout, Le Ballet de cour de Louis XIV, Paris, Picard, 1967) -, le sonnet en question n’en est certainement pas la cause. 20 Charles Perrault, Les hommes illustres, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p.-80. 124 Stephanie Bung Cette louange montre bien que, aux yeux des contemporains déjà, l’art de Benserade fait entendre « deux choses à la fois », visant et le personnage et la personne (« Le coup portait sur le personnage, et le contrecoup sur la personne »). La scénographie de la galanterie consiste justement dans ce télescopage de la fiction et de la réalité, 21 pratiqué non seulement par Benserade, mais aussi par la plupart des auteurs de la guerre de sonnets. Ainsi, le marquis de Montausier écrit-il par exemple à la duchesse de Longueville : Permettez, Princesse adorable, Que pour Job ie sois aujourd’huy, Car chacun aime son semblable, Et ie suis, loin de vous, malheureux comme luy. 22 D’autres poèmes sont dédicacés à d’autres personnes et il y en a qui ne portent pas de dédicace du tout. Cependant, c’est la duchesse de Longueville que les poètes choisissent le plus souvent comme cible galante, au point que le corpus entier semble être agencé autour de sa personne. Qu’en est-il de la querelle du Cid ? La galanterie y joue-t-elle un rôle comparable ? On dirait que non. Certes, le jeu galant n’est pas exclu du corpus hétérogène dont les textes d’une diversité extrême constituent cette affaire. Corneille même, dans sa fameuse Excuse à Ariste se sert du « masque galant ». Et le champion (anonyme) des dames qui écrit « L’Innocence et le véritable amour de Chimène », ne joue-t-il pas sur une oscillation analogue entre la fiction historique et le public actuel ? 23 Mais cette analogie n’est qu’apparente. Car même si ce geste galant n’était pas lié à un texte relativement marginal de la querelle du Cid, toujours serait-il qu’il n’a pas la même fonction, qu’il ne vise pas le même but. Il n’y a justement personne dans la querelle du Cid qui pourrait remplir le rôle que joue la duchesse de 21 Delphine Denis l’a montré à partir du nom à clef, « embrayeur référentiel, ouvrant - et non repliant - l’œuvre sur le monde, […]. » (op.-cit., p.-218). Le même télescopage galant peut être observé dans la Chronique du samedi, livre-manuscrit du cercle qui, en 1654, se forme autour de Madeleine de Scudéry (cf. Stephanie Bung, Spiele und Ziele. Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres, Tübingen, Narr, 2013, p.-266-350). 22 Mennung, op.- cit., p.- 333. Georges de Scudéry écrit le poème suivant pour la duchesse : « Job perdit enfans et troupeaux, / Ce Job que l’Histoire renomme ; / Job vit flamber tous ses Chasteaux, / Job souffrit mille et mille maux, / Et les souffrit en galant homme, / Mais estre condamné par vous, / Objet aussi puissant que doux, / Princesse, ornement de la France, / C’est un si grand malheur, que lors qu’il le sçaura, / Malgré toute sa patience, / Je croy que Job enragera. » (Mennung, op.-cit., p.-345). 23 Pour Jean-Marc Civardi, par exemple, il s’agit d’un « libelle galant » (cf. Civardi, op.-cit., p.-1113). Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets 125 Longueville dans la guerre des sonnets. Or, ce rôle, il convient de l’étudier d’une manière plus approfondie ; ce que nous nous proposons de faire dans ce qui suit à partir de la fin des querelles respectives. 3. L’intervention « académique » Dans ses Mémoires, la duchesse de Nemours, fille adoptive de la duchesse de Longueville, dessine le « portrait » suivant de celle-ci : M. le Prince [le Grand Condé ; S.B.], depuis la guerre de Paris, voyant que madame de Longueville gouvernait M. le prince de Conty, qu’elle avait du crédit auprès de monsieur son mari, et qu’elle était comme à la tête d’un gros parti, jugea qu’elle lui pourrait être utile, et avec la même facilité se porta à un accommodement avec cette princesse, pour qui il parut toujours depuis avoir bien de la considération. Il la fit entrer dans toutes les affaires les plus importantes, et ils n’agirent plus tous les deux que de concert. 24 Dans sa description des rapports entre le Grand Condé et la duchesse de Longueville au moment de la trêve, la duchesse de Nemours prend soin de montrer l’unanimité qui règne entre le frère et la sœur. Celle-ci, après avoir été dans le camp des frondeurs, s’était assez vite raccommodée avec son frère aîné qui - pendant la Fronde parlementaire - s’était solidarisé avec l’autorité royale. Ce témoignage est particulièrement précieux pour comprendre un poème anonyme qui figure dans le corpus de la guerre des sonnets. Car si la duchesse de Longueville se lie avec le Grand Condé dont les troupes viennent de libérer Paris, elle se range du côté du pouvoir. Et c’est ce que fait aussi l’auteur du poème en question, optant pour le sonnet de Voiture après avoir laissé entendre que la poésie en soi ne l’intéresse pas : C’est à faire à nos beaux esprits A décider par escriture, Si c’est Bensserade ou Voiture, Qui merite d’avoir le prix : Pour moy, qui ne fais point l’habile, Je seray tousiours du party De Madame de Longueville, Contre le Prince de Conty. 25 Certes, il s’agit toujours d’un poème galant destiné à la louange de la duchesse de Longueville. Mais à la différence des autres poèmes et d’une 24 Mémoires de Marie d’Orléans […], op.-cit., p.-103. 25 Mennung, op.-cit., p.-335. 126 Stephanie Bung manière très explicite, ces vers découvrent la logique fondamentale de cette querelle. Ce n’est pas un hasard si la majorité des poèmes est dédiée à la sœur du Grand Condé ! Elle a beau figurer dans le rôle d’un critique d’art, derrière ce masque, on apercevra toujours son statut social ainsi que son pouvoir. Et ce sont eux - le statut social et le pouvoir de la maison Condé / Longueville - qui représentent l’enjeu véritable de cette querelle. Le petit poème - ainsi que la compétition figurée dans son ensemble-- ne se laissent pourtant pas concevoir en dehors du « loisir mondain », expression empruntée à Alain Génetiot pour désigner non seulement le caractère ludique de la poésie galante, mais aussi un certain caractère exclusif du public premier : On peut dès lors définir le public comme une série de cercles concentriques autour de l’auteur : le public premier, celui de la mondanité, c’està-dire les amis et les relations à l’intérieur d’un même réseau de sociabilité (salon, académie ou clientèle), y compris les Grands avec lesquels les auteurs se trouvent dans cet espace dans un rapport de familiarité […]. 26 Le dernier vers du poème cité plus haut illustre cette structure autoréférentielle de la guerre des sonnets : Certes, dans l’arène politique de 1649, le prince de Conty, frère cadet de la duchesse de Longueville et censé représenter la cabale des Jobelins, ne représente peut-être pas autant que sa sœur un pôle d’attraction. 27 C’est pourquoi l’auteur de notre poème ne se range pas de son côté. Mais la différence n’est que graduelle : les protagonistes appartiennent (de nouveau) au même clan politique. La duchesse de Nemours, dans le passage cité de ses mémoires, l’affirme : « depuis la guerre de Paris », le Grand Condé, s’étant réconcilié avec sa sœur dont l’influence sur leur frère cadet peut lui être utile, se retrouve à la tête d’une famille réunie à la Cour. Jobelins ou Uranins ? Le plus important, c’est d’être impliqué dans un jeu patronné par celui qui peut offrir de la protection. Dans ces conditions, il est permis à tout le monde de se divertir et la querelle des sonnets peut ainsi être comprise comme une pièce galante, représentée au théâtre du patronage aristocratique. À la différence du Cid, pièce de théâtre dont le succès avait engendré une querelle au-delà du cadre fictionnel, la guerre des sonnets se déroule dans un espace clos, limité par la scénographie galante. Dès lors, il n’est pas nécessaire qu’on fasse appel à une instance extérieure pour la terminer. 26 Génetiot, op.-cit., p.-358-359. 27 Dans une lettre de Mazarin au Grand Condé, datée du 23. VI. 1649, le prince de Conty apparaît comme toujours un peu frondeur, peu enclin à se réconcilier avec le pouvoir royal (cf. Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, édité par Adolphe Chéruel, vol. III, Paris 1883, p.-354). Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets 127 Or, c’est justement ce que fait la duchesse de Longueville : elle suscite une intervention qui ressemble étrangement à celle de l’Académie française dans le cas du Cid. Probablement à la fin de l’année 1649, elle s’adresse à une petite « académie » de province pour qu’elle décide de son cas. 28 Albert Mennung cite la lettre que l’aumônier de la duchesse avait écrit en son nom. 29 Le destinataire est Antoine Halley (1595-1676), poète néolatin et professeur à l’Université de Caen, qui, à plusieurs reprises, avait été couronné par les Puys de Palinods de sa ville. Certes, ces Puys ne sont pas exactement une académie dans le sens où nous l’entendons. 30 Cependant, à une époque où l’Académie française est encore jeune, ces concours de belles-lettres peuvent être considérés comme ses précurseurs, aptes à la remplacer le cas échéant. Du moins, c’est ce que suggère la lettre que la duchesse de Longueville fait écrire à Antoine Halley : Je ne sçay si je dois me conjoür avec vous de l’honneur qu’on vous fait, ou s’il est expedient de plaindre l’embarras que ie vous vay donner de la part de Madame […]. Il s’agit de sçavoir lequel est le plus beau des deux Sonnets cy-joints ; la plûpart de nos Poëtes en ont dit leurs pensées, et les plus beaux Esprit s’y trouvent empeschez. L’Académie française en a voulu connoître, mais au lieu d’un Arrest, elle n’a qu’appointé les Parties à écrire. 31 La dernière phrase suggère que la duchesse de Longueville ait fait appel à l’Académie française. Mais l’avait-elle fait vraiment ? Il est permis d’en douter. D’abord, parce que Pellisson, dans son Histoire de l’Académie française, n’en parle pas. Ensuite, le style de la lettre laisse songeur : la dernière phrase citée est composée de termes techniques qui disent en langue de droit que l’Académie avait ajourné de prononcer un jugement. Or, le début de la lettre et cette phrase n’ayant rien en commun du point de vue stylistique ainsi que, ces termes techniques semblent relever de l’ironie, d’autant plus que la lettre se termine d’une manière assez remarquable : elle a recours, elle 28 La lettre même est sans date, mais l’académie envoie son jugement le 25. XII. 1649 (cf. Mennung, op.-cit., p.-324). 29 Mennung, op.-cit., p.-320. 30 Le problème de savoir ce qu’une « académie » avant 1635 est loin d’être résolu. Au XVI e - siècle, en France ainsi qu’en Espagne, l’expression peut effectivement désigner et une réunion périodique et un événement ponctuel comme un concours poétique (cf. Christine Bierbach, “Todos maestros, todos discípolos : Spanische Akademien vor 1700”, dans Karl Garber, Heinz Wismann (ed.), Europäische Sozietätsbewegung und demokratische Tradition. Die europäischen Akademien der Frühen Neuzeit zwischen Frührenaissance und Spätaufklärung. Bd. I. Tübingen, Niemeyer, 1996, pp.-513-533, p.-518). 31 Mennung, op.-cit., p.-320. 128 Stephanie Bung aussi, au topique de la guerre civile dont la « guerre des sonnets » serait une amplification. C’est pourquoi par son ordre [de la duchesse de Longueville] ie vous prie de vouloir, avec Messieurs vos Poëtes, et autres bons Esprits de Caën, les bien examiner [les sonnets], et de décider le fait ou en Vers ou en Prose, si bien que nul ne doute qu’elle n’ait eu raison de faire choix de vous, pour assoupir un Schisme qui trouble plus la Cour que nos dernières Guerres. Il y va de l’honneur de notre Nation, outre que son Altesse y est engagée ; ainsi ie me promets que vous agréerez tous ensemble ce travail, et que vous me croirés toujours comme ie suis, Monsieur, votre très-humble […]. 32 Ici, la guerre des sonnets est évoquée en termes de « Schisme qui trouble plus la Cour que nos dernières Guerres », on affirme, qu’il « y va de l’honneur de notre Nation ». Ces mots, ainsi que la requête dans son ensemble, sont clairement hyperboliques. La lettre de la duchesse de Longueville au jury des Puys de Palinods peut être considérée comme une partie intégrante du jeu qu’est pour elle la guerre des sonnets. Ce n’est certainement pas un hasard si la duchesse fait écrire cette lettre à une sorte d’académie normande, située à Caen, vu que son mari est le gouverneur de cette province. Et ce n’est pas non plus un hasard si cette académie « décide » en faveur du sonnet d’Uranie, le texte favorisé par la duchesse. À la différence du cas précédent, à savoir la querelle du Cid, cette intervention n’est justement pas située en dehors de la querelle. Elle en fait partie, tout en conduisant à un jugement définitif, mais d’un mode ludique. Le jugement de l’Académie française dans le cas du Cid considéré comme spectaculaire, la duchesse de Longueville - peut-être en guise de couronnement - englobe ainsi dans son jeu galant une intervention « académique ». C’est comme si, en réduisant la querelle du Cid à une citation, elle voulait « aromatiser » sa propre querelle. 4. Conclusion « Il y va de ma gloire ! » Ces mots célèbres de Chimène auraient pu être prononcés par la duchesse de Longueville, luttant avec opiniâtreté pour sa cause dans la guerre des sonnets dont il convient de préciser la qualité de « jeu » : jouer, se divertir dans le cadre du loisir mondain n’est pas un passetemps insignifiant. Le caractère ludique de la galanterie n’empêche pas que celle-ci soit pratiquée avec un acharnement sérieux. En fait, la dichotomie 32 Ibid. Une querelle à l’époque de la Fronde. Du Cid à la guerre des sonnets 129 ludique / sérieux ne s’applique pas à l’analyse de ces pratiques. 33 Si la guerre des sonnets n’est certainement pas une étape dans l’évolution de la Fronde, du moins pas au même titre que l’arrestation du Grand Condé et de son frère le 18 janvier 1650, 34 elle aurait très bien pu déclencher de nouveau les hostilités. La situation est fragile pendant la trêve, et le sonnet de Corneille le dit : « ne jouez pas avec le feu ! » Mais ce qui est plus important peut-être, c’est que l’enjeu d’une compétition figurée n’est jamais anodin : pour les protagonistes, il y va toujours de leur « capital social », comme dirait Pierre Bourdieu. La guerre des sonnets permet d’actualiser ce capital, celui des membres de la maison de France aussi bien que celui des hommes de lettres. Elle fonctionne selon une logique de patronage plutôt traditionnel tandis que la querelle du Cid indique une autre logique dont l’Académie française, cette nouvelle corporation au cœur d’un champs littéraire en voie de formation, sera l’emblème. Ces deux logiques existent pourtant l’une à côté de l’autre. Car n’oublions pas que la querelle du Cid devance la guerre des sonnets. Corneille et Scudéry - après s’être confrontés dans l’arène de l’Académie française - se retrouvent dix ans plus tard dans une autre arène, patronnée par une maison de la haute aristocratie. La mise en parallèle des deux querelles, tout en montrant la chronologie inverse des événements plus ou moins « modernes », a permis de différencier ces deux arènes. Dans cette perspective, il faut souligner la publication des sources : Il n’est pas sans importance de constater que la source principale de la querelle des sonnets, le premier volume des recueils de Sercy, date de 1653 seulement. Quand les textes sont donnés au public, la guerre des sonnets est déjà terminée. La querelle du Cid, au contraire, se déroule sous les yeux et avec la participation du grand public. L’hétérogénéité du corpus en est la conséquence, ainsi que l’intervention de l’Académie française. Selon Hélène Merlin, la querelle du Cid témoigne d’une solution inédite d’un problème fondamental : les limites qui séparent le public du particulier se déplacent, et c’est ainsi qu’une question d’ordre esthétique peut gagner en autonomie. 35 Comme Merlin l’a montré, « c’est à cette zone de turbulence que l’Académie va prêter le secours 33 C’est pourquoi la notion de « salon », dont la tendance à indiquer un espace irénique, situé en dehors de la sphère politique est très problématique, n’a pas été employée ici. Cf. Bung, op.-cit., p.-26-100. 34 L’interprétation d’Albert Mennung semble pointer dans cette direction : « In den darauf folgenden Monaten wurde der Hass durch neue Übergriffe Condés und seiner Partei mehr und mehr geschürt, bis die Katastrophe am 18. Januar 1650 erfolgte. Eine Welle dieser politischen Brandung ist der Sonettenstreit. Wer wollte da nachgeben ? » (Mennung, op.-cit., p.-318-319). 35 Cf. Hélène Merlin-Kajman, L’excentricité académique : littérature, institution, société, Paris, Belles Lettres 2001, p.-169-188. 130 Stephanie Bung d’une institution. » 36 La guerre des sonnets, en revanche, relevant du zèle ludique d’un particulier qui l’avait orchestrée, la duchesse de Longueville en l’occurrence, n’est jamais entrée dans cette zone de turbulence. 36 Ibid., p.-178. Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) S tePhanie b ung Französische Literaturwissenschaft Universität Duisburg-Essen Institut für Romanische Sprachen und Literaturen - Campus Essen Universitätsstr. 12 45141 Essen F abienne d etoc Institut für Germanistik und Vergleichende Literaturwissenschaft Universität Paderborn Warburger Straße 100 D-33098 Paderborn a ndrea g rewe Universität Osnabrück FB Sprach- und Literaturwissenschaft Institut für Romanistik/ Latinistik Neuer Graben 40 D-49069 Osnabrück S arah n ancy Littérature et Linguistique Françaises et Latines Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 13, rue de Santeuil F-75231 Paris Cedex 05 l iliane P icciola Centre des sciences de la littérature française Université Paris Ouest Nanterre La Défense 200, Avenue de la République F-92001 Nanterre Cedex h endrik S chliePer Institut für Germanistik und Vergleichende Literaturwissenschaft Universität Paderborn Warburger Straße 100 D-33098 Paderborn J örn S teigerwald Institut für Germanistik und Vergleichende Literaturwissenschaft Universität Paderborn Warburger Straße 100 D-33098 Paderborn J ean -y veS v ialleton Lettres et Arts du Spectacle Rhétorique de l’Antiquité à la Révulution (RARE) Université Stendhal-Grenoble 3 BP 25 F-38040 Grenoble Cedex 9 Les auteurs Raymond Baustert (Hrsg.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant, Juin 1687, II (Seconde partie) Biblio 17, Vol. 207 1. Auflage 2015, 522 Seiten € [D] 98,00 ISBN 978-3-8233-6874-8 Du 10 mai au 7 juin 1687, Louis XIV entreprend ce long voyage qui le conduit de Versailles à Luxembourg et vice-versa pour inspecter la ville conquise en 1684 par le maréchal de Créquy. La seconde partie du Mer-cure galant de juin 1687 développe sur 337 pages in- 12° ce déplacement royal aux multiples facettes. Ses origines, ses participants, ses étapes, surtout, qui donnent lieu à de nombreuses approches : les spécifi cités des lieux rencontrés, des institutions mentionnées, des événements relatés, constituent une véritable encyclopédie du XVIIe siècle vécu à travers tant de péripéties du Voyage et détaillé dans plus de mille notes fondées sur les sources les plus prestigieuses du temps. 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