Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2015
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XL,2 Lisibilites d'Edouard Glissant 2015 narr\f rilnck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Sommaire S amia K aSSab -C harfi Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 C atherine D elpeCh -h ellSten Lire le cœur de Malemort : « Tombé Lévé » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 a lioCha W alD l aSoWSKi Édouard Glissant, dialogue philosophique avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 b ernaDette D eSorbay De la dérision à la considération : Édouard Glissant face au bel usage . . 33 r aphaël l auro L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 e va b aehler Du « dévoyage » au « déparler » : Le lieu nomade dans La Terre magnétique d’Édouard Glissant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 f lorian a lix Le tremblement de l’écriture et les traces de l’oralité chez Édouard Glissant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 C élien K ottelat Un motif de la spirale glissantienne : l’arbre dans La Lézarde, Mahagony et Tout-monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 r omualD f onKoua Dire le monde : (re)penser la littérature. Glissant, mondialisation et littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 S amia K aSSab -C harfi Lire Glissant lire Faulkner : Digenèse de la lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Présentation Samia Kassab-Charfi Université de Tunis Lire Édouard Glissant n’est pas s’engager sur une terre plate sans obstacles, ni embûches. C’est entrer, accepter d’entrer dans l’emmêlement et la mangrove d’un univers transgénérique, obscur, opaque et souvent rétif à la réduction lectoriale. On se rappellera l’anecdote du premier contact avec l’écriture de Glissant dans l’Éloge de la créolité : « Nous restions devant ses textes comme devant des hiéroglyphes » 1 … Cette œuvre complexe demande beaucoup de son lecteur : elle le sollicite, l’implique, le sème, redit dans d’imperceptibles variations le détail du mot et ses possibles mutations, se met en doute pour inlassablement construire ses tremblantes cathédrales du sens. Or pour contourner le risque de la « Male-lecture », pour échapper à la mauvaise lecture, il faut partir en quête des prémisses. Aux sources du récit, il y a cette figure emblématique du « Premier conteur », dont Glissant honorait la mémoire dans Le Sel noir, celui-là même dont l’éclat de la voix étincelle au travers des profondeurs de cette œuvre-mangrove. Car c’est d’abord dans l’intelligente recréation de l’alliance entre oralité et écriture, oraliture et « littéroralité » 2 , laquelle signe l’inscription du souffle et du rythme dans le corps écrit, que le lecteur entrevoit les premières frondaisons d’une poétique singulière. En proposant aujourd’hui cet éventail des Lisibilités multiples d’Édouard Glissant, nous avons souhaité, outre de nous interroger sur les pierres angulaires de l’ombre, sur ces massifs ardents demeurés énigmatiques, pour ceux qui aiment cette écriture, réunir des chercheurs d’horizons variés. Ils ont proposé leur propre lecture, en connaissance et en émotion. Ils se sont penchés tantôt sur des œuvres spécifiques, tantôt sur les relations qu’entretenait Glissant avec des penseurs, philosophes, artistes appartenant à des univers culturels différents, nous procurant un éclairage nouveau ou des appoints inédits sur les croisements d’idées, les correspondances et 1 Bernabé, Jean/ Chamoiseau, Patrick/ Confiant, Raphaël. Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, [1993], 2004 (édition bilingue français/ anglais), p.-23. 2 Voir ici même l’article de Catherine Delpech-Hellsten. « Lire le cœur de Malemort : ‘Tombé Levé’ ». 4 Samia Kassab-Charfi interconnexions mentales qui ont pu fonder, dans le secret des maturations ou en illumination, l’avènement des poétiques de notre auteur. Dans sa lecture du chapitre central de Malemort, « Tombé Lévé », Catherine Delpech-Hellsten s’attache essentiellement à montrer comment cette œuvre majeure transpose dans sa « structuration cyclonique » la « folle désolation antillaise », la violence d’une société émiettée, divisée. L’émergence d’une parole circulaire, inspirée du « récit en boucle de la littérature orale antillaise », parole en « mimésis rythmique » portée en flux tendu vers l’élucidation du passé, de ce « temps éperdu » fait de traumatismes coloniaux est particulièrement analysée. Cette circularité est produite par l’effet accéléré du « Tombé Lévé », qui dialectise symboliquement le double mouvement du renoncement servile, puis de la mise debout, celle de la liberté conquise du marron insoumis. C’est cette tension entre l’abîme de l’aliénation et la tentation de la liberté qui conduit l’énergie du roman et le destin croisé des protagonistes, énergie propice à la « libération de la parole », à une « déflagration verbale hors-mesure ». Et c’est bien cette concentration et accélération des procédés narratifs qui produit ce que C. Delpech-Hellsten désigne comme étant une catharsis. Aliocha Wald Lasowski quant à lui élabore une mise en écho de la pensée et des engagements éthiques et politiques de Glissant avec ceux de Derrida. Il prouve aussi comment un peintre, Valerio Adami, peut assurer le lien d’intelligibilité entre les penseurs, apportant un éclairage nouveau sur les interrelations intellectuelles ainsi que sur ce fond commun d’art auquel les écrivains ont été sensibles, chacun à leur manière. Enfin, ce sont également les voix croisées de Glissant et celles de Deleuze et Guattari que répercute pour nous Aliocha Wald Lasowski, faisant valoir, outre leur « proximité politique », la manière dont ils génèrent un autre rapport au savoir, fondé en particulier sur cette « nouvelle image de la pensée », cette signifiante « géographie des relations » qu’est le rhizome. Le propos de Bernadette Desorbay est d’emblée introduit par cette question capitale : « Édouard Glissant désirait-il être explicite ? ». Cette question passe par l’exploration des figures de la dérision, de la parabase et de la considération. Elle envisage en particulier l’historique du « mimétisme colonial de la langue », estimant dans quelles mesures les manières gauches du langage, le bégaiement, la pratique du créole ont constitué une réponse à la langue dominante et comment, à l’instar de la parenthèse - forme de parabase -, elles signifient un détour, une riposte au langage (im)posé. Cette poétique de l’écart s’ancre résolument dans les figures de la dérision et de la considération, paradoxalement alliées ici pour définir un rapport au savoir sous-tendu par la surprésence d’une norme abusive, sorte de bel usage qui serait garant de l’acquisition d’une considération nouvellement gagnée. Présentation 5 Dans « L’œuvre-palimpseste d’É.- Glissant », Raphaël Lauro - qui a procédé au classement des archives d’Édouard Glissant - explore pour nous les différentes formes de réécriture qui exemplifient la dimension de l’œuvre glissantienne comme palimpseste, partant de la réécriture de l’Histoire jusqu’à celle des œuvres littéraires, du corpus philosophique et de la parole orale, pour enfin convenir d’une « réécriture de l’écriture », ou « perpétuelle réécriture » illustrant le fait que cette œuvre tend à réécrire absolument tout. Ce faisant, R. Lauro rappelle l’importance d’une forme de pacte de lecture qui inviterait le lecteur de cette œuvre à en sonder activement les sources non dites, et à tenter de reconstituer « le processus tremblant de la pensée » de l’auteur comme (re)compositeur de sa propre œuvre. Tremblement qui est un « vacillement » et un « devenir » opposant certes une résistance à la lisibilité mais qui en majore aussi, hors de tout esprit de saisie conquérante, les possibilités heuristiques. Partant d’une lecture de La Terre magnétique : les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques (2007), Eva Baehler entreprend de prendre la mesure, dans l’esthétique de Glissant, de ce « dévoyage » (puisque l’écrivain n’a pas pu se rendre physiquement sur l’île). Dévoyage qui est en vérité un « dévoiement du modèle du récit classique d’exploration » et se doit néanmoins de trouver corps dans une matière lisible, tangible malgré l’impossible transcription de l’opacité. Cependant, même si le récit semble s’élaborer dans le rejet de l’esprit du voyage d’exploration - l’entreprise même de navigation étant pour Glissant toujours liée à l’épisode de la Traite -, l’œuvre se construit par « une chaîne de relais intertextuels » qui n’écarte paradoxalement pas des ethnologues ou anthropologues tels qu’Alfred Métraux, mais qui surtout se dote d’une portée autobiographique se superposant au récit de voyage. Plus encore, elle trame avec les autres productions de l’auteur un réseau intratextuel qui unit en une même opacité, et de la géographie, et du dire, l’Île de Pâques et la Martinique. La complexité du dispositif énonciatif du récit contribue à approfondir la difficulté de dire cette terre magnétique, de la saisir, puisque « l’île demeure “écrite” dans une langue intraduisible ». Florian Alix s’attache pour sa part à recomposer la généalogie de la notion d’oralité dans les Antilles non seulement francophones, mais aussi anglophones, et les origines de la valorisation de cette pratique fondatrice. Selon lui, l’oralité peut parfois fonctionner comme une stratégie identitaire qui permet aux cultures composites de s’affirmer par rapport au mode occidental, différenciation dont il faut tout de même interroger la possible connotation folklorique et mesurer le risque d’enfermement dans une forme d’- « authenticité ». Florian Alix pointe le lien étroit qui unit chez Glissant l’oralité et la trace. Aussi la dynamique de tremblement introduite par l’oralité dans l’écrit procède-t-elle précisément de cette incorporation de la trace dans la culture fixée, tandis que l’implication du lecteur dans 6 Samia Kassab-Charfi l’acte - interlocutoire - d’écriture prend une importance exemplaire, dans la mesure où à la dichotomie traditionnelle proposée par R. Barthes entre texte lisible et texte scriptible, devrait selon F. Alix s’ajouter, s’agissant de l’œuvre de Glissant, la catégorie de texte audible. Car en effet, l’œuvre fait entendre la voix, la parole dessous l’écrit, l’une assurant la matière même de l’autre. C’est à l’arbre en tant que motif de la « spirale glissantienne » dans trois œuvres significatives d’Édouard Glissant, La Lézarde, Mahagony et Toutmonde, que Célien Kottelat s’intéresse, montrant que la symbolique du banyan et du rhizome « participe à une véritable démarche heuristique », tout comme elle travaille en puissance une poétique du monde, et ce bien avant que cette image du rhizome n’apparaisse dans l’univers philosophique à travers les travaux de Deleuze et Guattari.-C. Kottelat nous invite ainsi à nous interroger sur « Comment envisager l’arbre avant Tout-monde ? ». Cette contribution du motif de l’arbre à la lisibilité de l’œuvre glissantienne revêt différentes formes, incarnées dans plusieurs arbres, le flamboyant, le prunier moubin, le fromager, l’ébénier, le mahogani, chacun prenant diversement en charge la symbolique de l’unité ou de la tension, en somme les emmêlements et les paradoxes de cette communauté en quête incessante de son destin et de ses racines, figurant dans une spiralisation complexe, en lien avec le baroque, le devenir martiniquais. En médiatisant son exploration de la diction du monde chez Glissant par l’appréciation des passerelles unissant littérature et mondialisation, Romuald Fonkoua apporte un appoint très appréciable à la connaissance de la posture éthique de l’écrivain martiniquais. Cette posture de mise en doute entend, outre la réécriture de l’histoire, une nouvelle manière de penser le politique et le monde, manière qui envisage la différence existant entre l’intention de l’œuvre et son résultat comme l’inévitable épreuve de l’écrivain s’accomplissant. Aussi, les effets de répétition, d’enroulement sont-ils la trace de cette quête et l’indice même de cette impossible adéquation entre projet initial et réalisation, car « il n’est pas d’intention qui résiste à la poussée de l’imaginé », nous dit Glissant. Fondant l’écriture sur l’assise d’une incertitude fondamentale, celui-ci pose l’éthique de la littérature comme la nécessité d’éviter le parti-pris, l’erreur et la stérilité. Nommant l’écart qui crée la diversité, en contraste avec un hypothétique universel généralisé dépourvu de sens, le penseur antillais élabore à partir de là son esthétique, qui est « inouïe diversité des leçons de l’art dans le monde », avant de dériver vers le poème, ultime vérité et cœur battant des philosophies de la Relation. Enfin Samia Kassab-Charfi propose dans « Lire Glissant lire Faulkner : Digenèse de la lecture », une lecture de Glissant lisant Faulkner, attentif à sa poétique d’enroulement et de « révélation différée » de la « damnation du Sud » dans l’essai paru en 1996, Faulkner, Mississippi. La nécessité d’une Présentation 7 lecture radicalement « autre », par laquelle est signifié et rendu visible l’Autre du roman - le Noir -, ce dernier renvoyant lui-même à l’Autre de l’œuvre, est le fondement de cette approche. Aussi la critique participative de Glissant emprunte-t-elle des voies qui sondent trois notions capitales fonctionnant comme autant de grilles d’élucidation dans l’approche du monde : l’inextricable (en l’occurrence ici la multiculture, si problématique pour Faulkner), l’entour (ce « tourner autour » inféré par le caractère insaisissable de la diction, d’un faire qui renvoie aussi à un taire) et la répétition (technique fondamentale adjuvante de l’opacité de cette même diction). Lire donc, empruntant la « trace incertaine » et non la « route damée », en allégorie de la Relation, tel est le projet de cette lecture tremblée qui nous en apprend autant que les sources primaires sur la poïétique d’Édouard Glissant. Si l’œuvre d’Édouard Glissant est ici envisagée à la fois en profondeur et en étendue, un texte étant tantôt considéré dans ses divers états, ses « presciences » et ses métamorphoses, tantôt dans le dialogisme qui l’unit à d’autres œuvres, place a néanmoins été faite aux symboles, aux emblèmes dont la présence éloquente et têtue ponctue les essais, les romans, les poésies et les poétries de l’écrivain martiniquais - arbre, spirale, rhizome, langue en construction, créole, etc. Du tremblement des réécritures aux postures de déparler, du dévoyage à l’imaginaire des écrivains des Amériques, et ce Faulkner dont Glissant quête patiemment la douloureuse intelligibilité, l’incertaine et impossible vérité tout au long du somptueux Faulkner, Mississippi, ce sont les stations de clarté de ce cheminement remarquable que fut l’Écrire glissantien que les contributeurs ont voulu reconstituer ici, dans une recomposition qui doit beaucoup, outre à l’empathie qu’il peut y avoir entre ce lecteur et le monde d’Édouard Glissant - émotion -, à l’intuition et à la perspicacité intellectuelle du lecteur - connaissance -, à un esprit critique demeuré vigilant à replacer la lecture de l’œuvre dans le concert des littératures du monde. À l’heure où les archives d’Édouard Glissant viennent d’être classées « Trésor national » à la Bibliothèque nationale, et où l’événement a été officiellement relayé par les médias 3 , ce numéro d’Œuvres et critiques dote les chercheurs, par ces lectures vivifiantes et dynamiques, d’un arsenal critique de qualité pour l’observation et la réception active de cette œuvre qui, autant que la poésie dans la mission que lui donnait Saint- John Perse, nous aide à « mieux vivre ». 3 Le classement a été rendu public le 21 septembre 2015, jour anniversaire de la naissance de Glissant, à Paris à la Bibliothèque nationale, sous l’égide de la Garde des sceaux et Ministre de la Justice Christiane Taubira, de la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin et du Conservateur en chef de la Bibliothèque nationale, Bruno Racine. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Lire le cœur de Malemort : « Tombé Lévé » Catherine Delpech-Hellsten Université de Toulouse Jean-Jaurès/ Institut du Tout-monde S’il fallait choisir parmi les ouvrages d’Édouard Glissant celui où, plus que dans tout autre, se vérifie que « l’existence [comme] l’œuvre d’art est irréductible à toute objectivation » 1 , ce serait incontestablement Malemort. Le plus abrupt tient au rythme qui happe dès l’ouverture le lecteur, aux « respirations sans début ni fin » (TM, 62), cadencées par le seul balancement de Dlan, « porteur dans une descente de corps ». La lecture elle-même s’en trouve à ce point essoufflée qu’elle appelle l’examen non plus d’une littérarité de discours mais spontanément d’une littéroralité du récit. L’écrit se trouve plié par la respiration des corps, par la litanie funèbre, qui, immédiatement enveloppants, réveillent ensembles la parole chantée du griot et l’atmosphère du As I lay dying de W. Faulkner. Ici on ne cherche pas à forcer le sens. Si l’on veut qu’il se dévoile dans sa logique propre, il faut lâcher prise, se laisser entraîner par la marée, s’ouvrir à cette « altréïté » absolue, cet « autre de la pensée » (PR, 169). Tel est le seul pacte de lecture, informulé, de Malemort, dont on lira l’intention auctoriale en 1981, en ouverture du Discours antillais : « surprendre quelques aspects de notre usure collective et […] contribuer à ralentir cette usure, à contester le renoncement » ; « chanter l’histoire : impénétrable incomprise » ; « tenter aussi la façon d’un langage : dérision soufferte et lieu difficile » ; « crier le pays dans son histoire vraie : hommes et sables, cyclones et tremblements, végétations taries, bêtes arrachées, enfants béants » (DA, 14). Que l’on tâche de contextualiser Malemort au regard des événements historiques qui ont entouré sa parution (il faut presque à l’auteur une dizaine d’années pour publier ce troisième roman après Le Quatrième siècle) et l’on relève aussitôt le fond de son propos : la longue série des émeutes meurtrières en Martinique. En décembre 1959, quand trois jeunes martiniquais des quartiers populaires, Edmond Eloi dit Rosile (20 ans), Christian Marajo (15 ans) et Julien Betzi (19 ans), sont fauchés. L’épisode est évoqué dans-« Tombé Lévé » : 1 Maldiney, Henri. À voix nue, Entr. de M. Bénezet avec H. Maldiney. France Culture, émission diffusée en fév. 2002. 10 Catherine Delpech-Hellsten […] ils voulaient ces gardes nègres leur rentrer dans la gorge à ces vermines de voyous de nègres leurs grands airs leurs insultes la noël 59 ils s’en souviendraient les salauds le brigadier Tigamba était comme une ortie en éruption il criait il vomissait la rue était un détritus ravagé Tigamba ne voulait rien entendre il arma sans viser tira […] (MM, 127) Avec Malemort apparaissent les premiers personnages tricéphales de l’œuvre romanesque : « Dlan Medellus Silacier » (MM, 66), l’hydre à trois têtes de la misère quotidienne martiniquaise, et les trois marrons indissociables du chapitre central, « Tombé Lévé ». Mahagony en offrira une autre version, reliant les mésaventures tragiques de trois jeunes marrons, de trois époques différentes : Maho, Mani et Gani. La date de publication de Malemort, 1975, suit quant à elle l’année noire des évènements de février 1974 (évoqués aussi dans le dernier épisode de « Tombé Lévé »), au cours desquels un ouvrier agricole, encerclé par une escadre de gendarmes armés, appuyés par un hélicoptère, trouve la mort : […] déjà quelques-uns étaient tombés des balles partaient un homme sans défaillance marcha coutelas à la main et se fit tuer net sous le souffle de l’hélicoptère de surveillance il partit debout […] (MM, 132). La spirale mortifère de Tombé Lévé C’est ce bilan de la folle désolation antillaise que dresse Malemort : « la misère sur quoi s’était levée la folle ordure du vent » (MM, 67). La résurgence de la mémoire collective n’a plus l’élan constructif des romans précédents. Malemort dépeint le quotidien sordide (la mort, la faim, la violence, le trucage électoral), recense les fatalités de l’histoire et fait le triste procès d’une société névrosée, tombée dans « la rouille des existences » (MM, 68). La lente sédimentation épique et la reconstruction mémorielle des ouvrages antérieurs laissent place à l’« absence blême d’un parler » (MM, 69) : une longue « péripétie » disloquée et expressionniste, devenue (par voix et témoignages entremêlés)-un « concassement de mots arrachés à vif » (MM, 124). Sur fond d’enquête (« Qui a tué Nainfol ? »), sont inventoriées les « violences sans cause » de Silacier ou du brigadier Tigamba : le bienveillant policier de La Lézarde apparaît ici en fonctionnaire corrompu et violent. Avec Malemort se fait enfin le constat d’un processus irréversible : celui de « l’envasement de la trace » (MM, 189). Mathieu Béluse, élu par Longoué pour restaurer et perpétuer dans l’écrit la mémoire collective (La Lézarde, Le Quatrième siècle), ne fait qu’une apparition furtive. Dans cette parenthèse de la saga, qui renoue avec le dernier acte de La Lézarde (la campagne électorale de 1994-45), son rôle est désavoué par Silacier qui l’informe que son vote ira au profit de Monsieur Lesprit (MM, 94), rival politique du candidat Lire le cœur de Malemort 11 que Mathieu soutient avec ses amis. L’effort et la restitution de la mémoire échoue ici à réunir un pays scindé. Une réalité politique que D. Chancé observait encore lors des émeutes de 2010 : « Les uns se battront essentiellement pour que les lois françaises soient intégralement appliquées aux DOM, afin que l’assimilation soit totale, tandis que les autres verront dans ce terme d’“assimilation” le synonyme de la “Malemort” » 2 . Dans le roman les traces de la mémoire et de la lutte révolutionnaire s’amenuisent : les trois ébéniers, au creux desquels le Premier Longoué (le Négateur primordial) avait caché le coutelas qui devait le venger de Laroche, sont déracinés. Les indices mémoriels, devenus déliquescents, s’effilochent. La trace est frappée de discontinuité : « la trace- [est] perdue retrouvée perdue » (MM, 190). S’en vont aussi les vieux mots, et avec eux les anciennes réalités porteuses de l’histoire : […] les mots (et les significations) s’étaient pétrifiés comme d’une absence de quoi que ce soit à dire ou à désigner, […] toute volonté de se souvenir de la première nuit et du Négateur s’étaient comme dessouchée des têtes et des ventres […] le mot mantou et le mot calloge le mot vezou - sans compter tant d’autres qui avaient vécu la vie raide des êtres clandestins menacés secrets - avaient peu à peu terni et disparu. (MM, 67) Pour autant, comme le précise l’auteur dans Le Discours antillais, Malemort n’est pas, malgré cet inventaire de la désolation, le roman du renoncement. L’excès des personnages s’y révèle moins un signe de désespoir, qu’un acharnement à lutter et survivre ; le délire verbal, comme une « manifestation de compensation » (AC, 495). Au cœur du livre, la « péripétie » parabolique de « cent cinquante années » de révolte et de répression, qui font la diégèse hors norme du chapitre « Tombé Lévé », vient compenser l’impuissance de Silacier, que l’on voit dans le chapitre précédent essayer de « combler le trou blanc du temps et de l’absence blême d’un parler » (MM, 69). Les épisodes par flash de la mémoire collective, illustrés par des épisodes épars dans l’ouvrage convergent et se trouvent condensés chronologiquement au cœur du livre dans ce chapitre central, où se réveille « la pierre humaine » (MM, 41), et où-en un seul souffle « [se démènent] la voix et la mémoire en même temps, attelés au même cyclone de mots et de terres » (MM, 68). Le déroulement dramatique de Malemort s’ordonne sur ce qu’Édouard Glissant appelle une temporalité « éclatée », non chronologique, « par pans » 3 . Or dans « Tombé Lévé », au cœur de l’ouvrage, se ramassent chronologiquement 2 Chancé, Dominique. Édouard Glissant - un « traité du Déparler », Paris, Karthala, 2002, p.-33 (note n°-33). 3 Telle qu’elle est observée et décrite par É. Glissant dans Acoma (AC, 82-97). 12 Catherine Delpech-Hellsten près de deux siècles de révoltes et de répressions, sur la modalité d’une parole qui se détend en une seule fois dans l’espace d’un seul chapitre. La totalité des treize chapitres regroupés sous le titre « Datations », fait le corps principal de l’ouvrage. En préambule, chaque moment de cet ensemble se trouve présenté par un cours énoncé et réuni en liste dans un avant-texte, « Péripéties ». Symétriquement, le corps du texte « Datations » est suivi d’un glossaire (« Parlers »). En fin d’ouvrage, apparaît une « Table » où chaque moment se voit récapitulé par un titre accompagné d’une « datation » entre parenthèses - alors que dans le texte seules les datations figurent en tête des chapitres. En mettant en regard ces données et en les numérotant dans un tableau, la structure de Malemort apparaît, organisée autour du septième chapitre, dont la « datation » spécifique couvre celles des autres chapitres, répartis symétriquement de part et d’autre. Cette structuration, que l’on pourrait dire cyclonique, s’aligne sur un topic antillais réveillé ici par la forme et le fond du propos poétique : une parole circulaire, ouvrant démesurément le présent antillais sur une seule vision, vertigineuse, de son passé. « Tombé Lévé » figure ici l’œil du cyclone, soustrait au temps et à l’espace réel, et dont la place aménagée dans cet interstice, symboliquement au cœur du livre, permet l’écoute d’une parole collective immémoriale, détendue d’un seul coup. « Péripéties » « Table » 1 Dlan est porteur dans une descente de corps. Tontine (1940) 2 Dlan Médellus Silacier combattent le cochon de Colentroc. Billons (1941) 3 Médellus silacier cherchent Beautemps le fugitif Salines (/ 1936/ -1943) 4 Ce que du pays vit le Négateur, ce qu’en voit Dlan Médellus Silacier. Pays (1788) (1939) 5 Le défi électoral de monsieur Lesprit, que Silacier arbitra. L’urne (1945-1946) 6 Silacier en II CV de Gerbault à Calebassier en sept minutes et demie. Sept minutes et demie (1945) 7 Vision de ceux qui sans fin tombent et se relèvent fusillés. Tombé Lévé (1788-1974) 8 Madame Otoune voit un archange, Médellus fouille le trésor. Braises (1938/ 1958) 9 Médellus Monsieur Lannec s’affrontent par mots et silences. Une cure de silence (1940-1948) Lire le cœur de Malemort 13 10 La course sur l’autoroute : Dlan est tombé prêcheur. Baillons (1962-1973) 11 Le spectre des choses et gens sans ordre ni mémoire. Pays (1974) 12 Médellus chante sa réforme agraire ; il bute dans la SOMIVAG Terres noires (1944, 1960, 1973) 13 Silacier rêve l’Ennemi et caresse son coutelas. Le coutelas (1947) Alors que de part et d’autre de ce chapitre central le texte se disloque en fragmentations temporelles et présente un récit elliptique, qui appelle à une reconstitution à partir du « discours éclaté » 4 des personnages, « Tombé Lévé » offre la vision saisissante d’une chronologie des répressions coloniales, prise en charge par une parole une et continue. Le récit des évènements s’accompagne d’une description phénoménologique, d’un processus de réminiscence : « Ils commençaient à prendre conscience du temps écoulé » ; « [ils] cherchaient non pas seulement à dire quelque chose, mais à fixer au long du temps, le temps » ; « il partit debout non plus vers l’oubli mais peut-être vers quelque chose qui enfin commençait à ressembler à la connaissance et au souvenir ». Nulle part dans l’œuvre autant que dans « Tombé Lévé » ne se fait plus sentir cette urgence et « cette nécessité d’épuiser en une seule fois le champ de l’histoire déserte (dévastée)- […] et de précipiter la voix dans l’ici et maintenant, dans l’histoire à faire avec tous » (IP, 49). En huit séquences, le chapitre articule le récit itératif de trois personnages en fuite qui « dévalent » près de deux siècles d’histoire : nègres marrons, révoltés ou émeutiers selon les époques, sont à chaque fois rattrapés et exécutés par les forces coloniales, les milices des propriétaires terriens ou les forces gouvernementales (successivement « pisteurs », « milice à cheval », « les gendarmes », « un béké », « la gendarmerie », « Tigamba », « les gardes mobiles », « les CRS »). L’accumulation des verbes de mouvement et de déplacement, confère aux trois personnages, confondus dans une même dynamique, l’impression d’incarner un mouvement unique (celui du peuple martiniquais), modulé par des phases de ralentissement ou d’accélération, et toujours relancé par le même motif : « ils tombèrent/ ils marchèrent ». L’aspect sémantique du verbe « marcher », dynamique et imperfectif,- se complète ici d’une valeur temporelle rare, celle du passé simple itératif, caractéristique du récit en boucle de la littérature orale antillaise, et qui confère au passage entier le sens d’une moïra collective latente et lancinante, 4 Cf. DA, Livre III, « un discours éclaté ». 14 Catherine Delpech-Hellsten répétition dans le temps d’une même et tragique action sisyphéenne (répétée avec variantes) : […] ils tombèrent fusillés […] ils marchèrent […] ils coururent […] ils dévalèrent […] ils débouchèrent […] ils jaillirent […] ils s’engouffrèrent […] ils montèrent […] ils s’enroulèrent […] ils remontèrent […] ils quittèrent […] ils se dépêchèrent […] ils longèrent […] ils roulèrent […] ils s’infiltrèrent […] ils se rassemblèrent […] ils se séparèrent […] ils marchèrent […]. Les champs de monocultures qui selon le cas « aplatissent leurs feuilles leurs branches leurs pieds leurs racines et tous ceux qui s’y prennent », désignent l’espace dramatique de la « malemort » (littéralement la mauvaise mort), et dénotent aussi bien le lieu d’exploitation des esclaves, que le théâtre des émeutes et des répressions. La terre et les différents végétaux (tabac, cacao, manioc, cannes, ananas) qui font à chaque fois le nouveau linceul des protagonistes, produisent au contact de leur mort le même et inexorable pourrissement, dont la description, expressionniste, est rendue dans la déclinaison des circonstances et des détails : « coagulation », « odeur pourrie », « odeur qui entre avec la mort », « odeur de café pourrissant », « macération », « momification ». C’est l’espace où « tombent » systématiquement les personnages en fuite. Une dialectisation de l’espace se fait jour, qui dissocie d’une part la nature servile, associée à l’économie de système esclavagiste puis postcolonial, et de l’autre, la nature sauvage (la forêt) refuge des marrons, espace du refus et de la liberté. « Tombé » renvoie à une horizontalité, celle de la terre domptée et soumise, plaine aplatie, déboisée et exploitée par l’économie coloniale, espace de la condition-infrahumaine de l’esclave ; quand le mouvement « Lévé » relance au contraire, dans l’alignement vertical du morne, refuge de la liberté gagnée par le marronnage, la station debout, la posture de la dignité, du refus, de l’insoumission et de la révolte, propice aussi à la libération de la parole. Une autre image sert à dire la volonté et l’obstination à vivre et à refuser le destin, « l’arrachement » : « ils s’arrachèrent de leur amas de feuilles coagulées dans leur chair » ; « les feuilles granitiques arrachèrent leur chair » ; « ils se levèrent des griffures ». La « Malemort » doit s’entendre comme le cercle tragique où se reconduit la fatalité insurmontable d’un peuple maudit, mais aussi l’obstination sans faille de la résistance : « demain, lutter, demain lever, levé », scandera Mycéa dans Tout-monde (TM, 175). On notera d’ailleurs que l’expression « Tombé Lévé » sert à désigner les « taxis-pays » sans cesse relancés pour une nouvelle course, une analogie évoquée aussi dans le texte : « Trois fusillés, trois revenus. Depuis trois cents années massacrés. Qui peut-être mourront dans les emballages du monomag. Ou peut-être tomberont d’un taxi tombé-lévé, de préférence 504 ». Par Lire le cœur de Malemort 15 ailleurs, la répétition du schéma dramatique dans le passage, propre au conte antillais et qui a pour effet de ralentir le rythme dramatique, finit par créer une inversion syllabique. La répétition dans le texte de « ils marchèrent » renvoie implicitement à ce motif du conte connu de tout Antillais : « marché… chémar ». L’effet de boucle et le sens de la fatalité historique se voient renforcés sémantiquement par des locutions ou adverbes temporels ajoutant à l’aspect imperfectif des verbes, un sens duratif : « Vision de ceux qui sans fin tombèrent », « ils tombèrent infiniment », « ils moururent infiniment », « l’histoire les avait amenés où il fallait payer le prix éternellement réclamé ». Driver/ Déparler : « La parole est forme avant d’être signe » 5 Driveur et déparleur vivent le même manque, la même frustration, qu’ils compensent de façon différente et néanmoins similaire : l’un par une circumambulation démesurée, l’autre par une parole ininterrompue (un « délire verbal »). « Tombé Lévé » est à cette croisée, où dire l’indicible revient à faire l’infaisable : driver c’est agir son destin sans avoir les moyens de le réaliser, tout comme « déparler, c’est dire la poésie sans avoir les moyens de l’établir ». (IDL, 68-69). Dans le passage, la tentative de remédier à la fatalité se traduit par une volonté de communiquer avec l’agresseur par « de lourds gestes », par « mots détachés », puis par « cris », avant qu’ils n’explosent « à la gorge en un enchevêtrement sans suite ni logique » : […] il fallait parler aux jeeps dans le langage des jeeps c’est-à-dire expliquer devant les fusils les mitraillettes balancées à bout de bras que la langue ne permettait pas d’exposer les problèmes qu’il faudrait reprendre dans le parler qu’il aurait fallu reprendre dans le parler quel parler le dur mélange de terre rouge pointée d’épines amères de gras luisant en feuillage de sables empierrés de fruits en ortie, le concassement de mots arrachés à la douleur comme denture à vif sur la mâchoire des bois des cannes des cacaos des cafés, mêlés à l’orgeat au mabi amer, le trébucher de la bouche encombrée de boues pourries de crachats blancs, la saccade du corps soudain cambré dans l’impossibilité de dire quoi que ce soit et qui ne se déliait parfois que dans le goût strident d’un chantier interdit, ce goût oui torride de la lame du coutelas, la syncope du battement au sang des mains, tout cet interdit de mémoire accumulée qui soudain explosait à la gorge en un enchevêtrement sans suite ni logique, mais ils marchaient bien entendu sans agiter d’aussi confuses savantes paroles, ils n’étaient pour l’instant qu’un bloc de soleil qui fondait lentement dans le goudron rare de la rue […] (MM, 124) 5 Maldiney, Henri. Le legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, Lausanne, L’âge d’homme, 1974, p.-100. 16 Catherine Delpech-Hellsten Selon la classification des récits faite par Genette dans Figures III, « Tombé Lévé » appartiendrait au cas des récits (rares, comme nous l’avons vu plus haut, quand le temps utilisé est exclusivement le passé simple) où il s’agit de « raconter [en une seule fois] ce qui s’est passé n fois », sans recours à une formulation circonstancielle elliptique (du type « dix fois », « plusieurs fois »). On est précisément dans ce cas où la répétition doit produire un « effet stylistique délibéré » 6 . Quel est-il ici ? Le procédé d’accumulation du schéma diégétique (« ils se levèrent, ils marchèrent […] ils tombèrent »), en concentrant ainsi les épisodes tragiques de l’histoire antillaise, renforce et intensifie l’effet de catharsis. C’est le premier effet, évident et souhaité. Mais au-delà, ou en deçà, quelque chose d’autre se produit, un bouleversement plus fondamental. Dans ce terreau qu’est Malemort, une naissance se fait : celui d’un langage inédit, porté ici à fermentation. Encore faut-il jouer le jeu, capter et adapter son rythme à cet écrit démesuré : dix-neuf pages sans aucune ponctuation forte, et sans aucune marque typographique pour dissocier le récit des formes directes ou indirectes de discours. Ainsi va le flux de « Tombé Lévé » : pour cette raison, organique, de libérer la voix collective, de défouler sans interruption le trop plein des non-dits de l’histoire. Ici, pour le lecteur abasourdi, le cri détendu ne se lit pas, il s’écoute et s’éprouve. Les seules ponctuations servent à rythmer le récit, à aménager les accélérations ou les ralentissements. Aucune majuscule au premier mot du chapitre, ni de point final : dans cet excès quasi hypnotique de lecture, tout à coup une voix perce se fait entendre. Une vision obsédante (« ils marchèrent/ ils tombèrent »), dévidée par le phrasé délirant de la voix, émergée du silence des siècles, surgit. Ce qui semblait gronder en fond sonore depuis le début du roman, devient tout à coup audible, se voit soudain mis en relief, comme un chant de baleine, avant qu’il ne replonge dans la profondeur silencieuse des temps, ou qu’il ne s’éloigne, submergé à nouveau par le vacarme de l’espace ambiant et quotidien… au chapitre suivant. Ce type de narration n’est pas répertorié. Le procédé de « narrativisation de la pensée » (G. Genette), bien qu’existant aussi ponctuellement dans le passage, ne suffit pas à décrire l’ensemble du phénomène. Ici l’acte soutenu de lecture délivre une vocalité narrative. Quelque chose se déplie et se déploie qui outrepasse non seulement les conventions habituelles de l’écrit, mais aussi les limites de l’objet (le livre, la page), et qui, au-delà de la lecture, se propose à l’« écoute » : ce qu’H. Maldiney appellerait une « parole parlante » 7 . Le terme de « péripéties » atteint ici le plein sens d’une forme esthétique nouvelle (plutôt que d’un nouveau genre), qui remplit, au-delà des 6 Genette, Gérard. Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.-147. 7 Maldiney, Henri. Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1999, p.-52. Lire le cœur de Malemort 17 acceptions usuelles 8 , un champ vide : le sens premier, littéral contenu dans l’étymologie. Dans ce cas particulièrement le préfixe grec « péri » (autour) désigne la coïncidence entre la circularité du récit (la réitération du schéma dramatique) et le propos lui-même (la course effrénée des trois personnages principaux). C’est dans cette coïncidence que se noue le tragique et la spécificité orale du discours, dans une mimésis rythmique qui contamine l’acte de lecture : une mise en forme du halètement, mais aussi une caractéristique propre au souffle du conteur créole, qui « chante presque en racontant, […] jusqu’à la limite de son souffle », jusqu’à « s’épuiser lui-même » (VEG, 36). Relancé sans trêve dans le vertige toujours recommencé du même drame, le lecteur n’a d’autre choix que d’écouter jusqu’au bout la respiration haletante du corps textuel : la parole ininterrompue d’un corps essoufflé. Du mot « péripétie », le sème « pétie » issu de -peteia « action de tomber », réactualise le sens étymologique « d’événement imprévu » (celui précisément où se rejoue le suspens dramatique, soldé par la chute des protagonistes, à chaque fois- « fusillés »). Par cette « péripétie » exceptionnelle, Édouard Glissant nous happe dans ce « temps éperdu »,-déployé par une parole « aride », dans l’urgence de « [rattraper] à l’instant ces énormes étendues de silence où [son] histoire s’est égarée. […] le cri vécu dans la durée assumée, la durée vécue dans le cri raisonné ». (IP, 38) Ici, pour reprendre les mots de G. Genette, ce n’est pas que le récit n’est plus « fonctionnellement dépendant du récit singulier », ce n’est pas qu’il prend « une autonomie tout à fait inusitée » (comme chez Flaubert dans Madame Bovary) : l’itération a charge de donner corps à l’histoire, de dynamiser une historicisation, de pousser à une chronologisation des faits. Le récit de « Tombé Lévé » trace, scarifie dans l’écrit, une parole jusque-là retenue qui se libère tout à coup dans une déflagration verbale hors-mesure. Ici, c’est le récit itératif d’une tragédie sans cesse reconduite qui rend possible le « récit singulier » de l’histoire antillaise. Suivre sa trace c’est pour Édouard Glissant chercher la fréquence qui dans une incidence positive réunira la mémoire intuitive du passé et la parole hésitante- du futur… La fréquence d’une voix parvenue à s’élever à hauteur inverse des silences soufferts : « Nos folies s’“élucident” en malemort, mais elles nous créent aussi : par elles nous créons » (AC, 295). 8 « Revirement de l’action dans un sens inverse à celui de l’épisode précédent » (Gradus, Les procédés littéraires [Dictionnaire Bernard Dupriez], Paris, 10/ 18, 1984, p. 385). 18 Catherine Delpech-Hellsten Ouvrages référencés d’É. Glissant, et leur abréviation : TM : Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993. DA : Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981. IP : L’Intention poétique - Poétique II, Paris, Gallimard, 1997. IPD : Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996. PR : Poétique de la Relation - Poétique III, Paris, Gallimard, 1990. VEG : Visite à Édouard Glissant, par P. Couffon, Éditions Caractères, 2001. AC : Acoma 1-5 (1971-1973), Presses universitaires de Perpignan, 2005. AEG : S. Kassab-Charfi et S. Zlitni-Fitouri (éd.). Autour d’Édouard Glissant - Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation. Colloque de Beit Al Hikma, Bordeaux, PUB/ Académie tunisienne Beït Al- Hikma, 2009. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Édouard Glissant, dialogue philosophique avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari Aliocha Wald Lasowski Université catholique de Lille La déconstruction et la relation : deux philosophies du tremblement Tout au long de son parcours, à travers chacune de ses rencontres, Glissant élabore une pensée dont l’éclat et la diversité soulignent l’intensité de l’échange, la richesse du croisement des idées et des cultures 1 . De ses études philosophiques à la Sorbonne, jusqu’à sa rencontre- avec Gilles Deleuze et Jacques Derrida, Glissant construit sa philosophie de la relation. Associant perception sensible et proposition théorique, la philosophie de la relation s’inscrit sur trois fronts : dire la beauté fragile du monde, nommer la violence de l’histoire et viser une pensée de l’utopie. C’est dans la visée de ce triple projet qu’Édouard Glissant, alors directeur du Centre d’études françaises à la Louisiana State University de Bâton Rouge, y organise avec David Wills, du 23 au 25 avril 1992, le colloque « Renvois d’ailleurs » (Echoes from Elsewhere). Parmi les invités du colloque, Jacques Derrida est présent. Il y présente une réflexion qui mêle politique de la langue, poétique de la traduction, écarts du parler et infigurable langue de l’autre. La conférence de Derrida et les motifs qui y sont développés, sur la langue sacrée et la langue séculaire, donneront lieu au Monolinguisme de l’autre, publié en 1996. Dix ans auparavant, dans un séminaire de 1986 donné à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Jacques Derrida propose une analyse de la langue à partir du gouffre et du volcan, de l’abîme et de la terre, de l’air, du feu et de l’eau bouillonnante. Autant de thèmes déjà en dialogue avec la pensée d’Édouard Glissant, auteur par exemple d’une anthologie de la poésie du Tout-monde nommée La terre, le feu, l’eau et les vents (éd. Galaade, 2010). « Tout ce qui concerne le linguistique est en ébullition 2 », 1 Voir Wald Lasowski, Aliocha. « La philosophie d’Edouard Glissant », Critique, n°-750, novembre 2009, p.-970-980. 2 Derrida, Jacques. Les Yeux de la langue. L’abîme et le volcan, Paris, Galilée, 2012, p. 23. 20 Aliocha Wald Lasowski précise Derrida, dont l’image du volcan, présente dès les premiers mots du séminaire, désigne cette passion brûlante. Le philosophe conclut : « La langue sacrée est un abîme. Nous marchons en aveugles à sa surface 3 . » En juillet 1993, un an après le colloque « Renvois d’ailleurs », une soixantaine d’écrivains se réunissent à Strasbourg, à la suite de l’assassinat de l’écrivain algérien Tahar Djaout, à l’initiative du Carrefour des littératures animé par Christian Salmon. Ils décident de créer une structure internationale capable d’organiser une solidarité concrète avec les écrivains victimes de persécutions. Le « Parlement international des écrivains » voit ainsi le jour en novembre 1993, à Strasbourg, avant de se réunir à nouveau à Lisbonne, dès l’année suivante, en 1994. Au moment de sa création, en 1993, le Parlement international des écrivains organise à Strasbourg un colloque intitulé « Le droit à la littérature ». Le 4 novembre, ce colloque réunit Édouard Glissant, Octavio Paz, Adonis, Pierre Bourdieu, Susan Sontag, Mohammed Dib et Toni Morrison. Deux jours plus tard, le 6 novembre 1993, une journée de réflexion, sur le thème « La prose du monde », rassemble Giorgio Agamben, Glissant, Toni Morrison, Matta, Jacques Coursil, Paul Virilio et Luis Sepulveda. Dans la même journée un peu plus tard, une autre rencontre a lieu Place Kléber à Strasbourg. Un dialogue intitulé « Écritures du divers » réunit à nouveau, après le premier échange de Bâton Rouge, les deux penseurs, Jacques Derrida et Édouard Glissant. L’objectif de ces multiples rencontres est d’inventer de nouveaux espaces de liberté, d’échange et de solidarité pour défendre la liberté de création partout là où elle est menacée. Présidé successivement par Salman Rushdie (1994-1997), puis par Wole Soyinka (1997-2000) et par Russell Banks (2000-2003), le Parlement compte trois vice-présidents : Pierre Bourdieu, Édouard Glissant et Jacques Derrida. Après Strasbourg en 1993, le Parlement international des écrivains se réunit donc en 1994 à Lisbonne. Glissant y prononce, le 20 juin 1994, une conférence intitulée « La grand’scène du monde ». Il affirme : « Exils, errances, déracinements, ré-enracinements, citoyennetés multiples, désir de la nation, refus de la nation… sont autant de figures de la précipitation chaotique du monde actuel 4 . » En 1995, le Parlement international des écrivains intervient pour tenter de sauver l’écrivain et journaliste noir Mumia Abu-Jamal, condamné à mort aux États-Unis. Comme l’écrit Jacques Derrida, « la menace de mort qui pèse sur Abu-Jamal est analogue à celle qui, un peu partout dans le monde 3 Ibid., p.-36. 4 Glissant, Édouard. « La grand’scène du monde », conférence inédite prononcée le 20 juin 1994 à Lisbonne. Édouard Glissant, dialogue philosophique 21 aujourd’hui, tente de réduire au silence (par le meurtre, la prison, l’exil, la censure sous toutes ses formes) tant d’intellectuels ou d’écrivains 5 . » La même année, Derrida écrit la préface à En direct du couloir de la mort (Live from Death Row) de Mumia Abu-Jamal, avant de consacrer deux années à un séminaire sur la peine de mort (1999-2001). Avec l’appui de plus de 300 intellectuels, le Parlement international des écrivains organise à Strasbourg du 26 au 30 mars 1997 une rencontre intitulée « Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! » pour définir l’hospitalité, le refuge et le cosmopolitisme. Reprenant ce projet, Jacques Derrida demande : « Comment redéfinir et développer le droit d’asile sans rapatriement et sans naturalisation ? 6 » De Bâton Rouge aux États-Unis à Strasbourg en Europe, se dessine ainsi un parcours commun, un engagement similaire, un même combat politique entre le penseur archipélique des créolisations et le maître d’œuvre de la déconstruction. Autre rencontre, autre lieu, toujours en compagnie de Derrida et de Glissant. C’est au cours de l’année 2000 que le peintre Valerio Adami crée la Fondazione Europea del Disegno (Fondation européenne du dessin) en Italie, à Meina, sur le lac Majeur. Celui qui conçoit la peinture comme une interrogation sur le langage y invite Glissant et Derrida pour un séminaire, le 19 juillet 2004. Ensemble, peintres et philosophes organisent des journées sur la Pensée du Tremblement. Oui, pour le séminaire de l’été 2004, Glissant propose et choisit le thème : « Comment ne pas trembler 7 . » Si Glissant et Derrida participent ensemble au colloque de Bâton Rouge (1992), à la rencontre fondatrice du Parlement international des écrivains à Strasbourg (1993), Meina en 2004 est la dernière rencontre entre Glissant, Valerio Adami et Jacques Derrida, quelques semaines avant la mort de ce dernier. La conférence que donne Jacques Derrida sur le tremblement se termine par ces mots : « L’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble, c’est-à-dire où il ne sait pas, au fond, ce qui va lui arriver, où ce qui va arriver lui est dicté par l’autre 8 . » Le peintre Valerio Adami est au cœur de la relation entre Derrida et Glissant. En 2004, Glissant écrit un texte « Les entrées de l’artiste » pour le catalogue de l’exposition « Valerio Adami : préludes et après-ludes », qui 5 Derrida, Jacques. « “Write on ! ” Pour Mumia Abu-Jamal », Littératures, automne 1995, p.-19. 6 Derrida, Jacques. Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! , Paris, Galilée, 1997, p.-21-22. 7 « Valerio Adami », Stanze, Catalogo della mostra, coedizione Villa dei cedri (Bellinzona) e Pagine d’Arte, 2005. 8 Derrida, Jacques. « Comment ne pas trembler », Annali della Fondazione del Disegno, tome II, Milan, Bruno Mondadori, 2006, p.-97. 22 Aliocha Wald Lasowski se tient du 28 octobre au 31 décembre 2004 à la galerie Daniel Templon, à Paris. Le point de départ du texte est la prise en compte de la complexité de l’œuvre d’Adami. Glissant, à la fois poète des archipels et des créolisations et philosophe des montagnes et des hauts-plateaux, commence par remarquer que la portée de l’œuvre d’Adami va plus loin que les limites de la représentation. Ce qui compte alors, c’est de considérer l’emmêlé pictural, le démêlé artistique. Glissant montre combien la peinture d’Adami est nomade et voyageuse, portant avec elle une traversée sans horizon, une musique mêlée de murmures, de traces et d’échos : « Dans cette peinture réglée, comme domptée, l’ombre est souterraine, l’écho monte derrière le vent, le tremblement est partout. Nous entrons alors avec le peintre dans la mémoire tourmentée des humanités 9 . » De son côté, en octobre 1974, Derrida-rencontre Adami : le poète Jacques Dupin, responsable éditorial à la galerie Maeght, propose au philosophe de s’associer avec le peintre pour réaliser une sérigraphie mêlant le trait, la peinture et l’écriture. Adami réalise une série pour Glas, icône du déconstructivisme. Pour Derrida, penseur de la trace et de la promesse, de la différance et de l’écriture, le tableau d’Adami est défini comme « mémoire de la peinture ». L’exemple célèbre est l’Étude pour dessin d’après Glas de Jacques Derrida 10 . Publié initialement dans la série Derrière le miroir (1975), à l’occasion de l’exposition d’Adami intitulée Le Voyage du dessin (galerie Maeght), le texte de Derrida s’appelle « + R (par-dessus le marché) ». Derrida y analyse sept dessins du peintre (Étude pour un dessin d’après Glas, Concerto a quattro mani, Autobiografia, Elegy for young lovers, La piscina, La meccanica dell’avventura et Ritratto di Walter Benjamin). Plus tard, le visage de Derrida est dessiné sur le tableau Jacques Derrida, portrait allégorique, tracé par Adami le 27 janvier 2004. Le trait est flou (les cheveux), doublé et triplé (les yeux) ou fixe (la bouche). Aux quatre coins du tableau, comme quatre points cardinaux, on remarque : le chat (à gauche), les livres (à droite), la main qui écrit (en bas), le nom emporté dans le ciel (en haut). Pour Jean-Luc Nancy, ce tableau, « peinture vitrifiée 11 », rend la représentation incertaine, « pour la métamorphoser en volutes, en calligrammes, en graphes et autres glyphes, en suspensions de particules disséminées au sein de minces tourbillons vite soustraits au regard 12 ». La 9 Glissant, Édouard. « Les entrées de l’artiste », Valerio Adami. Préludes et après-ludes, Paris/ Bruxelles, Galerie Daniel Templon, 2004, p.-13. 10 Derrida, Jacques. La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p.-179. 11 Nancy, Jean-Luc. A plus d’un titre. Derrida. Sur un portrait de Valerio Adami, Paris, Galilée, 2007, p.-64. 12 Ibid., p.-65. Édouard Glissant, dialogue philosophique 23 fragilité des traits, le tremblement des contours et la multiplication des plis évoquent ce « supplément de traces et de ratures, de secrets et de strictures noués, tressés, griffés en guise de figure 13 ». Valerio Adami, lui, affirme : « Chaque tableau est une énigme 14 . » Pour les philosophes Glissant et Derrida, le lien entre la langue et la nation, la communauté et l’individu n’est ni simple ni naturel. D’un côté, Glissant écrit : « Les langues n’ont pas d’a priori 15 . » De l’autre, Derrida précise : « Il n’y a pas de propriété naturelle de la langue 16 . » C’est une lutte politique contre les discours d’appropriation et de maîtrise de la langue : « La langue dite maternelle n’est jamais purement naturelle […]. Il y a une aliénation essentielle dans la langue - qui est toujours de l’autre - et du même coup dans toute culture 17 . » Comme l’explique Bencherki Benmeziane, « poétique de la relation, terme d’Édouard Glissant, est utilisé par Derrida dans le sens de la politique de la relation 18 ». Glissant marque une défiance politique, non seulement devant le cosmopolitisme conquérant fondé sur l’humanisme universaliste et sur la fixité tyrannique, mais aussi à l’égard de l’État-nation et de sa souveraineté. La défense du lieu ouvert et de la relation est un contrepoids au principe d’universalité. Comme le rappelle Patrick Chamoiseau, Glissant défend le principe d’« une éthique complexe qui n’est plus à l’échelle d’un cadre national, d’une langue, d’une culture, d’une identité exclusive de l’Autre, mais articulée sur les démesures d’une totalité-monde. Ce que Glissant nomme le Tout-monde 19 ». La politique universelle des droits de l’homme doit être nuancée, explique Glissant : Je ne crois pas que les principes universels soient des principes qui permettent l’émancipation, en tout cas de peuples opprimés, parce qu’on n’a jamais vu une démocratie occidentale mue par ces principes-là accepter, ou proposer, ou prendre en main une décolonisation 20 . 13 Ibid., p.-17. 14 Adami, Valerio. « L’atelier de Valerio Adami », in Jean Borreil et Maurice Matieu (dir.), Ateliers I. Esthétique de l’écart, Paris, L’Harmattan, 1994, p.-177. 15 Glissant, Édouard. « Un marqueur de paroles », préface à Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard, 1988, p.-5. 16 Derrida, Jacques. Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p.-46. 17 Ibid., p.-112-114. 18 Benmeziane, Bencherki. « Derrida et l’épreuve de la mémoire », Derrida à Alger. Un regard sur le monde, Arles, Actes Sud, 2008, p.-161. 19 Chamoiseau, Patrick. « Poétique d’une démesure », La NRF, n°- 596, février 2011, p.-116-117. 20 Glissant, Édouard. Le Discours antillais [1981], Paris, Gallimard, 1997, p.-88. 24 Aliocha Wald Lasowski Si Glissant s’oppose à l’État-nation, c’est parce que l’État-nation est le reflet de l’Un, symbole de l’identité-racine. Glissant lui préfère l’identité-relation. Le rhizome et l’archipélique : deux poétiques du devenir Il s’agit de défier l’identité-racine en lui opposant une identité-relation, comme l’illustre, à sa façon, la figure du « rhizome » dans Mille Plateaux 21 de Deleuze et Guattari. Avec le rhizome, la circulation et l’échange procèdent par hybridation d’éléments hétérogènes, opérant un différentiel dans la rencontre. Les réseaux tissés, les alliances inédites et les rencontres aléatoires supposent à la fois la multiplicité et l’horizontalité. Pour Glissant, Deleuze et Guattari, le métissage, réglé et fondé sur l’universalisme abstrait, tend à faire disparaître l’étrangeté du monde. C’est pourquoi Glissant lui préfère le mot de créolisation, pour saisir un processus qui échappe à tout modèle 22 . La diversité africaine (langues, cultures, traditions…) rencontre la diversité amérindienne des îles (Caraïbes, Arawaks, Taïnos…). Les peuples se mêlent et ne sont pas des blocs à tendance monolithique. La créolisation désigne une hybridation imprévisible et rhizomatique. Le nomadisme caractérise ce déploiement multiple et diversifié. L’horizontalité et l’hybridation viennent déranger la polarité et la centralité. Glissant réhabilite la géographie des relations. La mobilité indéterminée des îles indique l’effritement des continents, leur fragmentation et leurs dérives. La relation archipélique n’est pas simplement géographique et spatiale, elle est d’abord imaginaire et culturelle. Chaque île, par sa relation possible aux autres, suppose qu’aucune ne joue le rôle de centre (comme le fait Java dans l’archipel indonésien). L’archipel devient un schème philosophique opératoire qui modifie la représentation des causalités et des liens. À la place de la racine, la notion de rhizome tient compte des déplacements, modifications et ramifications des cultures : « La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre 23 . » Identité faite de 21 Manifeste esthétique et politique d’une connexion qui met en jeu des régimes de signes différents et qui ne se ramène ni à l’un ni au multiple, mais à une navigation transversale et multidimensionnelle. 22 Dans Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, (éd. Philipe Rey, 2013), Patrick Chamoiseau écrit : « Qu’est-ce que Glissant appelle Créolisation ? C’est la mise en contact accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de conceptions du monde et de cosmogonies. Cette mise en contact se fera selon des dynamiques qui relèvent du choc et de la déflagration, un continu tissé de discontinuités. » (p.-18) 23 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-23. Édouard Glissant, dialogue philosophique 25 rapports et de relations, Glissant la rencontre dans la figure de l’errant, du nomade et de l’exilé. Contre la fixité répétée du rôle du bateau négrier, dont la raison d’être est de donner la mort, Glissant préfère l’image du bateau ivre en dérive. Ce zigzag est emblématique des expériences de mise en relation. Ainsi, grâce à un va-et-vient constant entre les concepts et le vécu réel des peuples, Glissant instaure une visée poétique et philosophique de la modernité, traces sociologiques, sédiments d’histoire et opacité philosophique, loin du discours théorique fermé. Dans « L’errance, l’exil », premières pages de Poétique de la Relation, Glissant rappelle l’un des célèbres concepts de Deleuze et Guattari, développé dans l’introduction (p.-9-37) de Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 (1980), publiée séparément quatre ans plus tôt, en 1976. Il commente le projet philosophique : Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre 24 . Glissant prolonge son propos par plusieurs exemples (le nomadisme des peuples arawaks, qui se déplacent d’île en île ; l’errance du troubadour ; le trajet déraciné de Frantz Fanon, de la Martinique à l’Algérie ; l’œuvre tragique de William Faulkner ou la pensée erratique de Saint-John Perse). À contre-courant du modèle totalitaire de la pensée unique et de l’emprise monolingue de la racine, Glissant définit le rhizome comme rapport multiple à l’autre, et la relation comme pensée multilingue du relatif, du relayé et du relaté. L’image du rhizome inspire une autre façon de voir l’identité et introduit à la pensée de l’errance : « L’errant récuse l’édit universel, généralisant, qui résumait le monde en une évidence transparente, lui prétendant un sens et une finalité présupposés. Il plonge aux opacités de la part du monde à quoi il accède 25 . » Ouverture au monde - en étendue, et non en profondeur ou en transcendance -, mise en avant d’un autre rapport au savoir : aux clartés 24 Ibid., p.-23. 25 Ibid., p.-33. 26 Aliocha Wald Lasowski platoniciennes, la culture doit intégrer les légendes homériques ; à la dialectique hégélienne, la pensée oppose le passage aux opacités du griot africain. Le vertige des profondeurs est soutenu par l’étendue d’une nouvelle poétique, ouverte aux errances et aux détours : l’oralité démultipliée devient une parole multilingue (le quetchoua, le kiswahily, l’indi, le chinois). Le monde, pour Glissant, est un effort des imaginaires pour tendre vers l’infini baroque, qui n’est pas enraciné mais enrhizomé. De Deleuze à Glissant, la pensée rhizomatique est la possibilité d’un plan de consistance et d’extériorité, ouvert à plusieurs dimensions : événements vécus, déterminations historiques, individus, groupes et formations sociales. La figure du rhizome est la combinaison entre segments stratifiés (« territorialisés ») et lignes de fuite (« déterritorialisées »). Dans Mille Plateaux, pour représenter l’association entre des devenirs hétérogènes qui s’enchaînent et se complètent, Deleuze et Guattari évoquent les mouvements contraires entre la guêpe et l’orchidée, célèbre image d’un schéma de différenciation. Entre Deleuze-Guattari et Glissant, le devenir-monde anti-généalogique passe d’un côté par l’alliance (Deleuze et Guattari) ou de l’autre côté par la relation (Glissant). Sous le terme de « rhizome » ou de « relation », se trouvent des concepts (l’aléatoire, l’hybridité, l’hétérogène, l’altération, la digenèse, la différenciation, le métissage, la diversité et l’imprévisible) qui associent le politique, le philosophique et l’esthétique. Pour éviter le dualisme dichotomique et l’opposition binaire, le système ouvert contre le système fermé, ou le modèle rhizomatique oriental (l’oasis ou la steppe) contre le modèle occidental de l’arbre (le jardin et la racine), le rhizome est une nouvelle image de la pensée qui évoque une autre forme de développement. Il s’agit d’une progression inédite, soit de principe à conséquence, soit du général au particulier : ni point d’origine ni principe premier, le rhizome est un mode de dérivation, affecté par la différence et le multiple, sans caractère a priori englobant : Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple […]. Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et il déborde. Il constitue des multiplicités linéaires, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance 26 . Pour Deleuze et Glissant, la relation rhizomatique n’est pas un principe de connaissance, mais une manière poétique d’expérimenter le réel ou d’aborder la vie, sous l’angle de plateaux multiples. 26 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. « Rhizome », Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p.-31. Édouard Glissant, dialogue philosophique 27 Sur le plan d’immanence de la vie - « une vie est faite de virtualités, événements, singularités 27 » -, des multiplicités se forment et se déforment, avec des points culminants ou des intensités provisoires et passagères. C’est aussi le modèle d’une communauté politique ou d’un peuple nomade, qui procède par variation, expansion, sans ordre prédéfini. Pour Deleuze et Guattari, le concept de ligne de fuite est un devenir sans début ni fin. Aux cultures centrées, aux systèmes polycentrés, à la communication hiérarchique et excluante, aux liaisons préétablies s’opposent l’identité-relation et le devenir-rhizome, qui sont des rencontres imprévisibles, des bifurcations en réseau et a-centrées. Ni hiérarchique ni signifiant, le rhizome est uniquement défini par une circulation d’états : « Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement alliance 28 . » Pour Glissant, l’esthétique rhizomatique passe par la réhabilitation d’une géographie-des relations : la valorisation de l’horizontalité et l’expansion en étendue. C’est pour déranger la polarité et modifier la centralité continentale que Glissant opère une valorisation de l’île : « une île, lieu par excellence conjectural 29 . » Là aussi, Glissant dialogue avec Deleuze et sa conception de la géologie, qui distingue plusieurs modalités d’île : d’un côté, « les îles continentales » (îles accidentelles et dérivées d’une désarticulation avec le continent), de l’autre côté, « les îles océaniques » (îles originaires, constituées de coraux ou issues d’éruption sous-marine). Il s’agit d’une hybridité archipélique, où la terre et la mer se rejoignent, en se différenciant par effritement, fragmentation, dérive ou créolisation, à partir de deux sortes d’île, originaire ou continentale : « Les unes nous rappellent que la mer est sur la terre, profitant de l’affaissement des hautes ; les autres, que la terre est sous la mer, et rassemble ses forces pour crever la surface 30 . » De l’intensité des îles (Deleuze) à la relation archipélique (Glissant), la poétique du devenir et de la relation souligne combien chaque île, par sa relation aux autres, déjoue l’opposition entre centre et périphérie, entre universalisme et particularisme. Avec Glissant, l’archipel devient un schème opératoire qui modifie la représentation des causalités et des liens, des identités et des origines. 27 Deleuze, Gilles. « L’immanence : une vie… », Critique, n°- 47, 1 er septembre 1995, p. 6. 28 Deleuze, Gilles et Guattari Félix. Mille Plateaux, op.-cit., p.-36. 29 Glissant, Édouard., Poétique de la Relation, op.-cit., p.-49. 30 Deleuze, Gilles. « Causes et raisons des îles désertes » [1953], L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p.-11. 28 Aliocha Wald Lasowski Chaque culture présente en son origine des éléments hétérogènes et archipéliques, et peut mettre en avant sa diversalité profonde, en étendue. Contre le territoire figé, nommé, institué ou gouverné, l’espacement archipélique favorise une pensée du passage, de la traversée, de la transversalité, de la surface et du lieu ouvert et infini. La philosophie nomade et errante de Glissant s’appuie sur la perception d’effets d’interaction, et passe par des relais culturels : « les agents-d’éclat » ou « échos-monde », qui travaillent à manifester les modes de la relation. Contre les tentatives réglées par l’idéologie et la généralisation (rôle du prolétariat, révolution permanente, mission civilisatrice d’une nation, défense universelle de la liberté, croisade idéologique), Glissant privilégie la singularité de la relation, qui n’est universelle que par la quantité absolue et définie de ses particularités : « Il est dans la nature des agents-d’éclat de maintenir la distance, de creuser l’écart entre cultures affleurantes et cultures d’intervention (c’est là une des formes “déréglées” de l’universel généralisant) 31 . » Pour aller plus loin dans l’indistinction des genres, et dans la création renouvelée, Glissant invente l’universalisant (qui désigne le processus ouvert de la relation), pour éviter d’opposer le particulier (l’autre) à l’universel (le même). Une culture n’est une totalité qu’en horizon, comme l’être n’est être, non pas dans l’opposition au non-être, mais dans les écarts entre les étants : « L’être du monde réalise l’être : - dans l’étant […]. La Relation est connaissance en mouvement de l’étant, qui risque l’être du monde 32 . » Le chaosmique et la créolisation : deux pensées de l’errance Glissant est un ami proche de Félix Guattari. Les deux hommes partagent la passion de la littérature et de la musique 33 , le goût de la rencontre et du voyage, le plaisir de l’errance et du décentrement, une volonté militante et politique de s’arracher aux espaces clos et fermés. Le psychanalyste précise, lors d’une émission radiophonique : « J’étais un passionné de la virtuosité au piano, l’aspect physique, musculaire des doigts 34 . » Si Guattari avoue n’aimer ni Beethoven ni Wagner, il admire l’intimité raffinée et la 31 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, op.-cit., p.-193. 32 Ibid., p.-201. 33 Voir Wald Lasowski, Aliocha. « Piano nomade, piano écosophique », Chimères, n°-76, 2011, p.-153-160. 34 Guattari, Félix. « Le Son de chose » (Radio-France), émission du 12 novembre 1985. Édouard Glissant, dialogue philosophique 29 hardiesse inattendue de l’âge d’or de la musique française, « Fauré, Debussy, Ravel 35 ». Sensible à la matérialité sonore, davantage qu’à l’aspect formel, Guattari développe une conception proche de Glissant, sur le thème du désenclavement hybride du musical, « véritable écologie du virtuel 36 », explique-t-il dans Chaosmose. Lors d’une conversation entre Félix Guattari, Georges Aperghis et Antoine Gindt, le 22 décembre 1991, réalisée pour l’Atelier Théâtre et Musique du théâtre des Amandiers à Nanterre, le psychanalyste rappelle sa conception du musical comme espace de déterritorialisation, que l’on peut rapprocher de la définition du processus de créolisation, chez Glissant : « Le déploiement d’un univers musical est, pour moi, toujours doublé d’une appréhension chaosmique qui constitue un territoire existentiel 37 . » Pour Guattari et Glissant, le territoire, synonyme de subjectivation fermée, peut se déterritorialiser, s’ouvrir et s’engager dans des lignes de fuite : « Un mouvement de déterritorialisation développe des champs de possible, des tensions de valeur, des rapports d’hétérogénéité, d’altérité, de devenir autre 38 . » Voilà ce qu’est pour Guattari « la révolution moléculaire 39 » : ni un programme ni un discours, mais l’émergence des rencontres, vécues et senties dans la mêlée des réflexions et des affects. En janvier 2005, un colloque évoque la proximité politique entre Glissant et Guattari 40 . Entre Ritournelles et Micropolitiques 41 , Guattari fait un voyage au Brésil en 1982, sur l’invitation de la psychanalyste Suely Rolnik, en pleine campagne pour les premières élections démocratiques, après plus de deux décennies de dictature militaire. La contribution de Guattari au projet d’une politique de santé mentale au Brésil est un jalon de la réforme psychiatrique, jusqu’au « Projet de loi Paul Delgado » approuvé à la Chambre des députés du pays en 1996. 35 Guattari, Félix. « Le groupe et la personne » [1968], Psychanalyse et transversalité, Paris, La Découverte, 2003, p.-154. 36 Guattari, Félix. Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p.-167. 37 Guattari, Félix. « L’hétérogenèse dans la création musicale », Chimères, n°-50, été 2003, p.-145. 38 Guattari, Félix. Chaosmose, op.-cit., p.-46. 39 Guattari, Félix. La Révolution moléculaire, Paris, Encres, 1977. 40 Voir Ljunggren Kullberg, Christina. « L’île qui capte et diffracte : rencontre entre la poétique d’Édouard Glissant et la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari », Gilles Deleuze, Félix Guattari et le Politique, sous la dir. de Manola Antonioli, Pierre-Antoine Chardel et Hervé Regnauld, Paris, éd du Sandre, 2006, p. 275-290. 41 Voir le compte-rendu des deux ouvrages d’Aliocha Wald Lasowski dans Europe (n°-942, octobre 2007, p.-373-374) et dans Chimères (n°-64, été 2007, p.-193-194). 30 Aliocha Wald Lasowski Guattari écrit un journal de bord, note des conversations à l’aéroport ou en taxi. Politique du désir, clinique de la subjectivité et visée des singularités : Rolnik et Guattari parcourent les régions du Brésil. Quelles sont les nouvelles formes de résistance de la réalité brésilienne, alors que la dictature militaire y est instaurée depuis 1964, alors que cinq cents ans d’histoire - coloniale, esclavagiste, dictatoriale, capitaliste - sont inscrits dans les subjectivités ? Après la victoire de Lula et du Partido dos Trabalhadores à la présidence de la République (en 2002), l’histoire politique du pays relance l’intérêt de la conversation entre Guattari et Lula dans les années 1980. Les deux hommes se rencontrent alors que Lula est candidat au gouvernement de l’État de S-o Paulo. Pendant ce voyage, Guattari évoque « cette déambulation dans différents espaces sociaux, déambulation trépidante 42 ». C’est à ce sujet que Guattari écrit une lettre à son ami Glissant, datée du 28 septembre 1982, et envoyée à son retour en France, depuis le « Domaine Vaugoin » (Dhuizon, 41220 La Ferté-Saint-Cyr » : Cher Édouard. Je viens de faire un voyage à travers le Brésil, pendant un mois, qui a été très important pour moi. Avec des amis brésiliens (et d’autres…), je voudrais lancer un Centre International de Recherche Alternative. Il faudrait peut-être que je t’en parle. Téléphone-moi pour que nous nous voyions. Et puis, il faut préparer notre expédition aux Indes ! Bises, Félix 43 . De son côté, Glissant évoque aussi une autre correspondance, avec Deleuze : Deleuze m’avait écrit une lettre justement à propos de Poétique de la relation où il me disait que la chose la plus importante - il estimait que c’est ce que je faisais dans ce livre - était de rendre conjoints et inaliénables l’un à l’autre le philosophique et le poétique 44 .- Avec Glissant, en effet, le poétique n’est ni la poésie ni les poèmes, mais une manière de vivre et d’agir, une façon d’imaginer et de faire entrer l’imaginaire dans la pensée. Le poétique est une puissance qui prend le concept ou l’idée, en fait voir toutes les applications possibles, au niveau du corps, de l’existence, 42 Guattari, Félix et Rolnik, Suely. Micropolitiques, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2007, p.-419. 43 Lettre inédite de Félix Guattari appartenant aux archives du Fonds Édouard Glissant. 44 « Mondialité, diversalité, imprévisibilité. Concepts pour agir dans le Chaosmonde. Entretien par Yovan Gilles et Federica Bertelli », Les Périphériques vous parlent, n°-14, été 2000, p.-21. Édouard Glissant, dialogue philosophique 31 de la durée, de la multiplicité des instants, moments de déséquilibre ou de tournoiement. C’est une nouvelle manière non pas de penser le monde, mais de le vivre. À l’image du poème chez Glissant, comme le définit Delphine Rumeau : « Le poème est constitué d’élans et de replis, d’impulsions enthousiastes et de déplorations, de projections utopiques et de révoltes critiques 45 . » Dans une émission radiophonique, Glissant précise cette dimension et cette démarche, au cœur de son œuvre : « La philosophie est là pour diffracter, ce n’est pas une méthode pour mieux voir ou pour mieux penser, c’est un tremblement, un éparpillement et un non-su pour mieux sentir 46 . » Dans son dialogue avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Édouard Glissant définit les conditions poétiques, philosophiques et psychiques, pour constituer une méditation, seule capable de divaguer la pensée. 45 Rumeau, Delphine. Chants du Nouveau Monde. Epopée et modernité (Whitman, Neruda, Glissant), Paris, Garnier, 2009, p.-677. 46 « Entretien par François Noudelmann », Les Vendredis de la philosophie, 10 avril 2009, France-Culture. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) De la dérision à la considération : Édouard Glissant face au bel usage Bernadette Desorbay Humboldt-Universität zu Berlin J’abuse des bienheureuses parenthèses : (c’est ma manière de respirer). Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969 Introduction Édouard Glissant désirait-il être explicite ? Quand il écrit, Dans Mémoires des esclavages (2007) préfacé par Dominique de Villepin 1 , que, face à l’histoire cachée, il convient de « dire sans le dire tout en disant » 2 , on pourrait croire à une précaution oratoire, voire à un imbroglio alors qu’il est surtout aux prises avec la nécessité de se mouvoir-dans les zones grises d’un refoulement collectif sur l’histoire de la Traite. Le mémorial du Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions dont Jacques Chirac, alors président, lui avait confié la mission en 2006, témoignait certes d’une disponibilité de la France à honorer son devoir de mémoire en reconnaissant une part obscure de l’histoire nationale, mais il restait à savoir comment s’y prendre étant donné que, comme le relève Glissant, « si la mémoire est oblitérée, aucune déclaration de principe ne la rétablira » ? 3 Le projet, né dans le cadre de la mise en place d’un Comité pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage (CPMHE), prévoit notamment la définition d’« une politique mémorielle vivante. » 4 Sachant qu’en la matière devoir n’est pas forcément 1 À l’époque premier ministre, Dominique de Villepin (RPR) fut lié par le mariage avec l’héritière d’une famille de la noblesse d’Empire originaire de la Martinique. 2 Glissant, Édouard. Mémoires des esclavages. La fondation d’un centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions. Paris, Gallimard/ La Documentation française, 2007, p.-56 à 63. 3 Ibidem, p.-171. 4 « Rapport de mandat du comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage », nov. 2013, p.- 18 http: / / www.ladocumentationfrancaise.fr/ var/ storage/ rapportspublics/ 144000074/ 0000.pdf (dernière consultation le 19 avril 2015). Le Comité sera finalement institué en 2009. 34 Bernadette Desorbay pouvoir, Glissant proposera depuis l’Institut du Tout-monde de lancer « une série de colloques pour envisager et préparer, avec l’appui des ONG et des gouvernements, l’installation d’un tribunal international qui aurait à juger des crimes contre l’esclavage moderne. » 5 En attendant, il lui importait de sortir la tragédie de la traite des particularismes obscurantistes véhiculés par les cultures monolingues, et de marquer les différences issues de l’ensemble des expériences historiques. Comme il l’énonce dans L’Intention poétique (1969), « l’être en effet ne s’élit plus dans la solitaire résonance d’une langue. » 6 Pour juger de l’intelligibilité d’une œuvre, il convient au même titre de tenir compte des influences transgénérationnelles et de cesser d’ériger en norme d’évidence ce qui n’a d’invariant que l’allure : « Si le mot soleil pour certains Français a pris un autre sens depuis Louis XIV, ou le mot sea un autre rayonnement pour certains Anglais après Trafalgar, je reste étranger à cette lente maturation qui finit par contaminer les usagers de la langue. » 7 J’aborderai les questions de la dérision, de la parabase et de la considération. La dérision Dans L’Intention poétique, Glissant, ayant vécu en situation diglossique entre langue maternelle créole et langue culturelle française, pointait la dérision à laquelle est exposé le locuteur d’une langue ‘empruntée’. La domination du français sur le créole en Martinique, crée ce que Lise Cauvin décrit avec lui comme « une non-coïncidence entre langue et langage, étant entendu que le langage signifie “l’attitude collective vis-à-vis de la langue utilisée”. » 8 Si le français est la langue apprise, la langue apprise à dû apprendre à parler son langage. Il s’est agi pour lui d’un travail de pionnier : « Je bâtis à roches mon langage » 9 , écrit-il pour conclure qu’il en résulte une « secrète mouvance : dans l’inadapté de ce langage à ceux qui d’abord eussent eût à l’entendre. » 10 Comme il le formule dans Le Discours antillais : « Nous sommes collectivement parlés par nos mots bien plus que nous ne les pratiquons, que ces mots soient français ou créoles, et que chacun pour 5 Glissant, Édouard. Mémoires des esclavages. op.-cit., p.-157. 6 Glissant, Édouard. L’Intention poétique. Paris, Seuil, 1969, p.-45. 7 Idem. 8 Gauvin, Lise. « L’Imaginaire des langues : tracées d’une poétique », in Chevrier, Jacques (éd.). Poétiques d’Édouard Glissant. Paris, Presses de l’Université de Paris- Sorbonne, 1999, p.-277 ; Gauvin renvoie à Glissant, Édouard. Le Discours antillais. Paris, Gallimard, 1997, p.-403. 9 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-50. 10 Idem. De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 35 soi les manie à la perfection ou non. » 11 Et s’il ramasse l’idée en termes de roches dans L’Intention poétique, c’est pour signaler la désertification dont il faut sortir par une foison d’histoire à faire ensemble, bien que la réaction minéralogique sur laquelle il a misé, soit d’abord destinée à donner un précipité de mots troubles : « Crispation et obscurité en résultent. » 12 Il manque en effet au public premier une forme d’expression qui aille de soi, soit que la misère l’en empêche, soit que l’instruction reçue, aboutissant à un savoir-dire de seconde main, prête à (sou)rire : « leur parler naturel est étouffé dans la misère ; et dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand sortis de la misère, leur parler emprunté est contraint à la dérision de l’usage langagier de l’autre. » Afin d’être sujet du langage, le sujet doit au contraire être su je (Lacan) échappant en l’occurrence à la loi du découvreur (post) colonialiste et (post)esclavagiste ainsi qu’à son désir perverti de le capter en tant qu’objet découvert, déporté, asservi, affranchi et assimilé. Pour reprendre ici les termes auxquels Denis Vasse recourt de façon générale dans « Violence et dérision » : Le désir pervers vise l’autre en tant qu’objet, comme une pulsion, et tente de le réduire au même dans la mesure où il le pose. Il ne le pose comme Autre que « pour de rire », juste assez pour qu’apparemment tout fonctionne selon la loi dans les rapports du moi et de l’autre. L’Autre du pervers n’est jamais qu’un semblant d’Autre (un Moi idéal), un Autre à la ressemblance du MOI. 13 Ce que Glissant dit sans le dire tout en disant, c’est aussi la dérision qui a cours dans le respect pluriséculaire d’un bel usage dicté au nom de l’Académie française par Vaugelas 14 , renvoyant ni plus ni moins à « celui de la Cour et des gens de qualité, fréquent[a]nt pour la plupart les salons parisiens et en particulier ceux de l’hôtel de Rambouillet. » 15 La préciosité qui naquit dans ce dernier eut beau être tournée en dérision par Molière 16 , le français demeurerait marqué par le prestige que la marquise et ses habitués - dont Malherbe, Corneille, Madame de Lafayette, Madame de Sévigné et Vaugelas - lui conférèrent de 1607 à 1671 en matière de bon goût et de bienséance. Il 11 Glissant, Édouard. Le Discours antillais, op.-cit., p.-481. 12 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-50 (idem cit. suiv.). 13 http: / / www.denis-vasse.com/ 2009/ 09/ violence-et-derision/ (dernière consultation le 25 avril 2015). 14 Cf. Vaugelas, Claude Favre de. Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Paris, 1647 [rééd. Paris, Champ Libre, 1981, p.-10, 19 et 33]. 15 Walter, Henriette. Le français dans tous les sens. Paris, Robert Laffont, 1988, p. 100-101. 16 Ceci dit, c’était l’un des rares salons à placer les femmes au devant de la scène. 36 Bernadette Desorbay en résulterait, pour les descendants de ladite communauté, des formations narcissiques inconscientes donnant lieu à d’éventuelles fixations phobiques et mégalomaniaques (Widlöcher). 17 Glissant en perçoit l’effet par déplacement sur le locuteur d’une langue dont il n’a pas la jouissance au sens notarial du terme. Quant à l’allure, Le Dictionnaire de l’Académie française, indique que l’adjectif ‘emprunté’ renvoie à des manières dépourvues d’aisance, de naturel, gauches, embarrassées, celles-là-mêmes que la compagnie entendait éradiquer au sein du Royaume. Or, la Fondation, en 1635, de l’Académie française par le cardinal de Richelieu coïncide avec celle de la colonisation de la Martinique, Richelieu étant l’un des principaux actionnaires de la fameuse Compagnie des Îles d’Amérique qui en confia la mission au corsaire normand Pierre Belain d’Esnambuc. Plus tard, l’objectif que s’était fixé l’Académie de préserver, en perpétuant le français du roi, la pureté et l’élégance du français ainsi que son aptitude à traiter des arts et des sciences, n’est pas remis en cause à la Révolution. Lorsqu’en 1794 l’Abbé Grégoire préconise à la Convention nationale l’usage d’une « langue unique et invariable » pour « une république une et indivisible » 18 , il n’a pas cessé, malgré les récentes visées égalitaires, d’être question du prestige que le français tire des manières de la Cour : Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours, à qui la France monarchique donnait des théâtres, des pompons, des modes et des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la route de la liberté. 19 Bien que prônant l’usage de ladite langue de la liberté, le mythe fondateur de la République française perpétue malgré lui des maniérismes monarchiques et des emphases comme celles que Glissant relève chez certains Français dans l’usage du mot ‘soleil’ après Louis XIV. Le mimétisme colonial aura pour sa part été à la source d’autant plus de comportements en trompe-l’œil en Martinique, qu’à l’exception de quelques poches autonomistes comme le Front Antillo-Guyanais dont Glissant fut le cofondateur en 1959 avec Paul Niger, la jouissance du maître y est restée incontestée. En résultent un sentiment d’infériorité pointé par Césaire dans Discours sur le colonialisme (1950) ainsi 17 Cf. Widlöcher, Daniel (dir.). Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 1994, p.- 435 : « fixation narcissique à des représentations de soi dans une relation phobique d’objet dans l’hystérie, formation mégalomaniaque et sadique dans la névrose obsessionnelle. » 18 Abbé Grégoire. « Notre langue et nos cœurs doivent être à l’unisson » http: / / www. assemblee-nationale.fr/ histoire/ Abbe-Gregoire1794.asp (dernière consultation le 17 avril 2015). 19 Idem. De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 37 qu’une névrose collective analysée dans sa portée linguistique et psychiatrique par Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952), sur laquelle Glissant revient dans Le Discours antillais (1981) dans cette suspension qui distingue l’ensemble de son œuvre. La parabase Comme le met en relief Georges Desportes, Glissant ne cache pas qu’il préfère « paraphilosopher autour de la science du chaos-monde » 20 et va jusqu’à dire : « C’est un travers dans lequel je tombe volontiers. » 21 Il aime en effet être ‘à côté de’ plutôt que ‘dans’ les grands systèmes issus du nomadisme en flèche, à savoir dans la relation à l’Autre plutôt que dans l’imposition d’un Même. C’est aussi pour rétablir l’élan archipélique refoulé par la nomenclature continentale, qu’il cultive son goût de la voix non-claire ainsi que du déparler dont il souligne la logique intrinsèque : […] Le déparleur, contrairement à ce que l’on croit, a sa rhétorique et […] cette rhétorique est absolument impeccable. Seulement, […] les gens dans la rue n’ont pas toujours les codes, ils n’en possèdent pas les clés, même si certaines personnes les ont sans être des « déparleurs ». J’ai entendu des dialogues dans mon enfance entre des « déparleurs » et des gens dans le public et cela donnait des dialogues d’une fulgurance absolument fantastique et parfaitement rhétorique au bon sens du terme. Et il me semble que c’est à partir de là que cette fonction du « déparler » m’a interpellé. 22 Détenteur d’une langue matricielle, le déparleur est en outre insensible à la dérision, car il parle « à la volée » et « ça lui est égal qu’on l’ait entendu ou qu’on ne l’ait pas entendu. » Le déparleur est en effet en deçà et au-delà de 20 Desportes, Georges. La paraphilosophie d’Édouard Glissant. Paris, L’Harmattan, 2009. 21 Glissant, Édouard. Introduction à une poétique du Divers. Paris, Gallimard, 1996, p. 82 ; en référence à l’ouvrage de vulgarisation de Bergé, Pomeau et Dubois- Gance, Des rythmes au chaos (1994) dont il s’est inspiré, Glissant-précise : « […]-les théories du chaos sont des théories de philosophie de la science […] assez ambiguës ; […] Je me sens tout à fait autorisé - depuis […] Soleil de la conscience, jusqu’à Poétique de la Relation, j’ai posé, pour moi et en ce qui me concerne, la problématique du chaos-monde - à paraphilosopher autour de la science du chaos. » 22 Cf. « La relation et le rhizome : du parler au déparler », in Kassab-Charfi, Samia ; Zlitni-Fitouri, Sonia ; Céry, Loïc, Autour d’Édouard Glissant : lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la relation, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, p. 347 (idem cit. suiv.). 38 Bernadette Desorbay la jouissance stérile qui guette par contre le locuteur captif de la diglossie : « Le respect fétichiste de la langue imposée contribue à stériliser la capacité créatrice collective : le pouvoir contraignant tâche d’éterniser le respect ; il y parvient par la création d’un groupe de semi-lettrés dont le rôle est ici fatal. » 23 Glissant dépasse de cette façon l’écriture difficultueuse, que Patrick Chamoiseau attribue à ceux dont « [l’]imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les [leurs] ? » 24 Quand Thierry Leclère lui demande s’il a le sentiment d’écrire en pays dominé, Glissant répond : Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Écrire, c’est souffrir sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu’une longue plainte aliénée. C’est la plainte d’auteurs issus d’une expérience intergénérationnelle de colonialisme ou de soumission à la cause française. Je pense ainsi à ce qu’en dit la jeune protagoniste de Moze, de Zahia Rahmani, lorsqu’elle se rappelle les instructions d’un père harki exerçant les membres de la famille à réciter ‘sans accent’ et selon ‘le bon usage’ franco-français : « Bonjour madame, bonjour monsieur ! » 25 Elle lance au père, assimilé jusqu’à en être devenu violent, un appel posthume à se libérer de la « ressemblance contrainte. Sans explication » qu’il leur aura imposée en écho à l’injonction contradictoire du colon français : « Ressemble-moi. Ressemble-moi. Ressemble-moi. C’est la seule chose que je supporte de toi ! Et toi, pauvre con, tu mimes ton maître. » Là où, comme en Martinique, la loi coloniale ne fut jamais abolie qu’en échange d’un autre pacte contradictoire - la départementalisation à laquelle Césaire avait œuvré dans la foi d’une République unie et diversifiée qu’eût garantie l’Union française prônée par Senghor 26 -, l’expression empruntera des chemins détournés et perpétuera notamment ceux dont l’esclave s’était doté face au maître à travers le créole. Glissant reprend ici l’hypothèse de la dérision systématisée avancée par Michel Benamou et Roland Sulévor : L’esclave confisque le langage que le maître lui a imposé, langage simplifié, approprié aux exigences du travail (un petit-nègre) et pousse à l’extrême de la simplification. Tu veux me réduire au bégaiement, je vais systématiser le bégaiement, nous verrons si tu t’y retrouveras. Le 23 Glissant, Édouard. L’Intention poétique. Op.-cit., p.-50. 24 Chamoiseau, Patrick. Écrire en pays dominé. Paris, Gallimard, 1997, p.-17. 25 Rahmani, Zahia. Moze. Paris, Sabine Wespieser, 2003, p.-67 (idem cit. suiv.). 26 Cf. Césaire, Aimé. Discours à l’Assemblée Nationale Constituante (12 mars 1946) et Léopold Sédar Senghor, Libertés II (1971). De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 39 créole serait ainsi la langue qui, dans ses structures et sa poétique, aurait assumé à fond le dérisoire de sa genèse. 27 Le parler martiniquais en aurait gardé les traces. Ce n’est pas pour rien que Chamoiseau reprend l’invitation de Glissant à préférer au retour à l’Afrique matricielle et au détour comme évitement, voire à ce que Samia Kassab- Charfi critique avec Roger Toumson comme « l’exigence […] d’opposer la chronique du dominé en cinglant contrepoint à celle du dominant » 28 , l’expression d’une autonomie créatrice source de plénitude : « Contre les fabriques de livres, fais de l’œuvre le principe orgueilleux de ta vie ; écris en devenir, et en écart, et fonde l’Écrire sur l’unique loi autonome de toi-même… » 29 S’il est question, par là, d’instaurer une nouvelle régulation narcissique (Widlöcher) entre Idéal du Moi et Moi idéal, Glissant ne conseille pas pour autant au sujet dominé de nourrir un contre-orgueil dans la solitude d’un Moi idéal (prestige) de rechange, mais bien de dépasser la pulsion mimétique en parlant pour lui-même tout en incluant le monde : Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est détruite ou déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau. Et moi, je lui dis : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. » 30 La section « Repères » du Discours antillais (1981) aborde la question en termes de psychiatrie transculturelle pour faire ressortir la double contrainte (Watzlawicz) 31 existant entre discours oral traditionnel brisé et vide du 27 Glissant, Édouard. Le Discours antillais. op.-cit., p.-32. 28 Kassab-Charfi, Samia. Et l’une et l’autre face des choses : la déconstruction poétique de l’histoire dans Les Indes et Le Sel noir d’Édouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2011, p.-190 ; en note, l’auteure renvoie à Roger Toumson, pour qui « il convient de “[…] déceler, à travers le discours dominé afro-antillais, une redite [du] discours dominant […]”. Elle ajoute qu’« il va d’ailleurs plus loin en affirmant qu’il “n’est aucune œuvre afro-antillaise qui ne puisse se concevoir comme imitation ou comme transformation et transgression d’un modèle.” » 29 Chamoiseau, Patrick. Écrire en pays dominé, op.-cit., p.-135. 30 Glissant, Édouard. « La pensée unique frappe partout où elle soupçonne de la diversité », 3- février 2011 : Entretien publié le 8 juillet 2010.) http: / / www.telerama.fr/ idees/ edouard-glissant-et-son-tout-monde,58073.php (dernière consultation le 12 avril 2013). 31 Cf. Watzlawick, Paul/ Helmick Beavin, Janet,/ deAvila Jackson, Donald. Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972, p.- 211-232- et p.- 212 : « Les effets du paradoxe dans l’interaction humaine ont été décrits pour la première fois par Bateson, Jackson, Haley et Weakland dans une communication intitulée “Vers une théorie de la schizophrénie”, publiée en 1956. » 40 Bernadette Desorbay discours élitaire, d’où surgit un discours délirant que le discours littéraire ne parvient pas toujours à signifier. Le procédé du dire sans le dire tout en disant passe ici par la mise entre parenthèses d’un quatrième terme faisant déborder la dialectique- mise en place : « (Le discours “littéraire” court de cette brisure à ce vide à ce tragique, tâchant d’en pratiquer une synthèse dépassante [mais] il arrive le plus souvent qu’il en hérite les manques, sans qu’il en dégage les significations). » 32 De cette impasse et des rapports avec la langue française - rapports « de domination, de fascination, de multiplicité ou de contagion, de complaisance ou de dérision, de tangence, de subversion ou d’intolérance » 33 évoqués par ailleurs dans Poétique de la relation -, Glissant retire en tout cas un sentiment d’étouffement, dont les parenthèses sont là pour le délivrer : « J’abuse des bienheureuses parenthèses : (c’est ma manière de respirer). » 34 Or, la parenthèse, digression que la rhétorique appelle parabase par analogie avec l’intervention du coryphée dans la comédie grecque, est, dans une optique plus métaphorique, ce qui permet d’opérer un décrochement par rapport à la phrase-matrice (acte de naissance), voire, quand elle contredit ce qui précède, de tuer la phrasemère (matricide). Elle est, chez Glissant, à la fois l’un et l’autre au sens où elle figure la volonté d’intercaler, dans l’écriture française transmise par l’instituteur français, le langage qui à la lettre l’institue. Après l’expérience de la dérision et le souffle repris dans l’écart parabasique, il reste à savoir comment fut franchie l’étape de la considération. La considération Il n’est peut-être pas indifférent de faire remarquer que l’entrée dans l’institution française (lycée) fut ponctuée par l’acquisition du nom du père : celui-ci « le reconnaîtra lors de sa réussite à l’examen des bourses, marquant son entrée au Lycée » 35 , après qu’il aura porté, pendant toute l’enfance, le nom de la mère. Dans son essai sur l’œuvre de Glissant, Dominique Chancé relève que la mère de Mathieu Béluse, témoin autobiographique à peine dissimulé, porte le nom de la mère de l’auteur. Ces deux personnages dont elle dit l’entremêlement depuis Mahagony (1987), sont habités - depuis la 32 Glissant, Édouard. Le Discours antillais, op.-cit., p.-165. 33 Glissant, Édouard. Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1991, p.-118. 34 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.- cit., p.- 50 ; il venait de dire : « J’écris certes, au sentiment de je ne sais quel scribe comme un instituteur de Fortde-France (ou peut-être de Fort-Lamy ? ) Mais c’est à la lettre mon langage qui m’institue. » 35 http: / / www.edouardglissant.fr/ enfance.html (dernière consultation le 22 avril 2015). De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 41 traite - par un savoir non su sur les origines. Cette nescience a creusé une crypte (Abraham et Török) 36 dont Chancé parle pour sa part en termes de gouffre matriciel. Ayant constaté que la mère porte, « dans plusieurs romans, le même prénom que le bateau négrier » 37 , elle souligne le rapport métaphorique entre la mère et le bateau- et l’impossible à dire que sont le « Réel du corps et de la conception et le Réel de la mort et de l’horreur. » Deux ‘ventres’, « deux origines, l’une abjecte, l’autre dont on ne sait rien […], mystères indépassables. » 38 Le registre non thétique des images et des visions est le plus à même d’approcher le non-symbolisable, dont l’ambivalence attachée à la nescience que Chancé appelle aussi les inconnus-absolus : « Si l’on en croit le rapprochement », observe-t-elle, « il faut admettre que le bateau-négrier porte la vie, enfante, […] tandis que la mère porte également l’abjection et la mort. » Il s’agit d’ailleurs là d’une récurrence dans l’œuvre de Glissant : La métaphore qui unit les deux gouffres n’est pas tout à fait nouvelle, car dans La Case du commandeur déjà, le trou du passé, le noir profond de la Traite était déjà rapproché du noir qui règne entre les cuisses de la femme. 39 Anatolie renaissait à la fois dans le cachot, trace de la Traite, et dans le giron de Liberté Longoué. Il semblerait qu’on soit donc revenu à ce qu’un Courbet désigna comme « l’origine du monde », mystère obscène et obsédant. 40 Le noir (peau) assume aussi des connotations abyssales dans l’œuvre de Glissant. C’est le cas notamment dans La Cohée du Lamentin (2005), là où il est dit d’Adrienne la mère, qu’elle « peut être considérée comme bien hardie d’avoir mis au monde un autre petit nègre. » 41 Le découvreur eurasien du ‘Nouveau Monde’ a voulu se tailler une place de maître en déniant aux déportés d’Afrique subsaharienne et à leurs descendants des propriétés 36 Un lieu clos où « le dire enterré d’un parent devient chez l’enfant un mort sans sépulture », Abraham, Nicolas et Török, Maria. L’Écorce et le noyau, Paris, Aubier- Flammarion, 1978, p.- 297 ; le fantôme, qui- n’est pas un parfait inconnu pour le fils, peut déclencher « phobies, folies et obsessions » s’il- « revient […] depuis l’inconscient et exerce sa hantise. » 37 Chancé, Dominique. Un « traité du déparler ». Essai sur l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant, Karthala, 2002, p.-260 (idem cit. suiv.). 38 Chancé précise que le narrateur a toujours représenté le bateau-négrier comme un ‘ventre’. 39 « C’est bien Liberté de Melchior qui enfonça ainsi Anatolie dans un état d’enfance qu’il n’avait jamais connu. Le ramena entre les cuisses de la femme pour le laisser là béant d’une innocence écarquillée », La Case du commandeur, p.-121. » 40 Chancé, Dominique. Un « traité du déparler », op.-cit., p.-260-261. 41 http: / / www.edouardglissant.fr/ enfance.html (dernière consultation le 25 avril 2015). 42 Bernadette Desorbay censées distinguer, en l’état actuel des sciences, l’homme de l’animal. Comme le relève Glissant- à propos de Faulkner : « Le monologue intérieur ne sera jamais propre au personnage noir, et ce qu’on surprendra le plus souvent de celui-ci ce sera un grommellement, et non pas des conduites mais des suites d’attitudes. » 42 Il fallait, pour étayer une thèse aussi hasardeuse, le concours des penseurs. Comme l’indique Glissant : Drame de l’intellectuel : la gamme complète des illusions (de soi) ne vaudra jamais l’assentiment d’un seul coupeur de cannes. Les intellectuels se croient. Voilà pourquoi, vendus ou pusillanimes, prétendument libres ou faussement aboyeurs, ils servent toujours ceux qui exploitent la canne. (Leur classe de lettrés fut créée à cette fin). 43 Faulkner fait partie de ces intellectuels dont on ne sera jamais sûrs qu’ils n’aient pas été racistes. 44 Il observe que-« […] tout Américain d’une manière ou d’une autre vit le vertige dont le racisme est une des données. »-Ajoutant qu’« en tuant des Nègres, en exterminant au nom du “monde libre” ou, comme Faulkner, en prenant dramatiquement à charge l’opacité de l’Autre pour soi », l’Américain agit ses phobies- et Faulkner, sa hantise : « L’opacité du Nègre pour Faulkner est, bien entendu, son impénétrabilité : autant que la peau noire, l’âme obscure. » La « négativité révélatrice » des personnages noirs de Faulkner, qui est à la fois leur force et leur damnation, relève d’une opacité terrible qui maintient l’Amérique dans la barbarie. Si la culture du bel usage n’empêcha pas la France de plonger dans l’abjection de la traite - les tenants des Lumières s’étant ensuite confondus en raisonnements chargés de double lien (ironie) -, le rêve américain n’aura pas non plus amené à « (convertir l’opacité brute en opacité consentie, mutuellement exercée). » Cet acte manqué, que Glissant énonce sur le mode parabasique en le liant au refus du Blanc de concevoir le ‘Nègre’ « quitte à le tuer » et à l’ambition du ‘Nègre’ de se confondre avec le Blanc, apparaît à l’état brut chez l’auteur de Absalom, Absalom ! : « […] telle est la force de l’opacité chez Faulkner qu’elle envahit tout le système de l’énoncé, lequel est bientôt et tout entier axé sur cette opacité, offerte à une tragique entreprise de dévoilement. » 45 Entre l’usage de la double contrainte et l’énoncé brut, Glissant pose la question essentielle de savoir « comment assumer la relation à l’Autre, quand on n’a pas (encore) d’opacité (savante) à lui opposer, à lui proposer ? » 46 42 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-176-177. 43 Ibidem, p.-189. 44 Cf. Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-176 (idem cit. suiv.). 45 Ibidem, p.-177. 46 Ibidem, p.-51. De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 43 Conclusion Par l’Autre, Glissant semble avoir compris tantôt une composante de la dialectique du Même, tantôt dans l’acception lacanienne alors dans l’air du temps, « ce champ de la vérité […] défini pour être le lieu où le discours du sujet prendrait consistance, et où il se pose pour s’offrir à être ou non réfuté. » 47 Dieu ne pouvant plus être invoqué comme chez Descartes, il n’existe plus « au champ de l’Autre possibilité d’entière consistance du discours. » Raison pour laquelle Lacan, grand maître d’opacité savante, parle de la vérité en termes de cri et non de protocole langagier. À l’inconvenance antiphilosophique (Badiou) 48 de Lacan répond l’irrévérence paraphilosophique (Desportes) de Glissant, qui s’autorise ce travers au même titre que l’abus des bienheureuses parenthèses. Il choisit en tout cas de se démarquer de la norme royaliste-esclavagiste du bel usage de la langue française, étant donné le prix que les artifices de la société normative ont coûté non seulement à l’esclave, mais aussi au maître en termes d’humanité. C’est du reste la préciosité à laquelle recourt le géreur dans Le Quatrième siècle (1997) pour parler de Béluse, l’esclave reproducteur : « C’est pour le bel usage, madame, dit-[il] en ricanant. » 49 La langue française fut pour Glissant un piège à déjouer-jusque dans l’usage créole, dans la mesure où- « les langues créoles francophones, si dangereusement asymptotes de la langue française, sont soumises à l’usage de production qui les autorise, et [que] si cet usage est faible ou se ralentit, alors elles se francisent. » 50 Il convient à ses yeux de préserver le potentiel à la fois dissociatif et associatif des « langues créoles [qui] sont aussi des instruments de propagation, de relation et de mesure des contacts entre deux ou plusieurs langues dans un lieu et un temps donnés et entre ces langues et toute créolisation possible. » Les retrouvailles à l’horizon de la créolisation avec la langue matricielle perdue, permettent d’envisager des modes de considération qui ne soient plus fonction que du bel usage que l’être parlant parviendra à faire de ce dont Glissant parle en termes de poétique de la relation. 47 Lacan, Jacques. Le Séminaire, livre XVI. D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.-24 (idem cit. suiv.). 48 Cf. Alain Badiou 1994-95 : Séminaire sur Lacan. (Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert). http: / / www.entretemps.asso.fr/ Badiou/ 94-95.htm (dernière consultation le 10 avril 2015). 49 Glissant, Édouard. Le Quatrième siècle, Paris, Gallimard, 1997, p.-79.- 50 Glissant, Édouard. Mémoires des esclavages, op.-cit., p.-111. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant Raphaël Lauro Université de Paris Ouest Nanterre La Défénse L’ancienne image du palimpseste illustre particulièrement bien l’œuvre littéraire d’Édouard Glissant. Non pas seulement au sens donné par Gérard Genette d’une dérivation de l’œuvre par rapport à une ou plusieurs œuvres antérieures 1 , mais en ce qu’elle donne littéralement à voir et à penser une superposition matérielle de textes, une construction de l’objet-œuvre en strates, élaborée au rythme de ce que Glissant concevait lui-même comme une « accumulation de sédiments » 2 . Ainsi, la métaphore conduit à imaginer le poète rivé sur son parchemin ou sa tablette d’argile, grattant les inscriptions plus anciennes laissées par d’autres ou par lui-même, préservant à dessein quelques traces, recouvrant sans cesse celles-ci d’une encre ou d’une terre nouvelle. Cela, à l’infini, du moins jusqu’à ce que s’arrête la main qui écrit ou que soit provisoirement atteint le dernier mot, ici fixé par l’intention poétique première inlassablement poursuivie. Ainsi prise dans son sens littéral, l’image du palimpseste ne nous renvoie pas tant à des types de textualités (inter-, intra-, trans-, méta-, archi-, hypo-, hyper) qu’à un processus d’écriture ou, pour le dire d’emblée, de réécriture qui correspond d’autant mieux à l’œuvre de Glissant qu’il laisse entrevoir un interminable mouvement d’effacement et de recommencement, promesse, pour le lecteur, d’une interminable archéologie du sens. Lire, réécrire Cette pratique de la réécriture par quoi l’on reconnaît un palimpseste se manifeste ici sous des formes distinctes. Au risque d’une caractérisation schématique, celles-ci pourraient être identifiées de la manière suivante : - Réécriture de l’Histoire. Forme de loin la plus connue des lecteurs et la plus étudiée par la critique, cette réécriture constitue depuis ses premiers 1 Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, « Points/ Essais », 1982. 2 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-45. 46 Raphaël Lauro écrits l’un des thèmes de prédilection de Glissant. On la repère pour l’essentiel dans les romans, notamment à travers les différents éléments textuels visant à proposer une lecture différente de ce que l’on appelle communément « l’Histoire avec un grand H » ou « l’histoire officielle ». Le meilleur exemple est sans doute Le Quatrième siècle, roman de 1964 dans lequel l’auteur retrace quatre siècles d’histoire coloniale à travers la généalogie imaginaire des Béluse et des Longoué, héros traversant quasiment toute la saga romanesque. Ou peut-être Sartorius. Le roman des Batoutos, dans lequel Glissant dit et pense à l’histoire d’un peuple imaginaire et invisible, en réalité à tous ceux d’Afrique et d’ailleurs que l’histoire du maître contribua à constituer en « minorité » ignorée, niée et dépossédée. Quant au texte ou poème de « La barque ouverte », il constitue lui aussi une réécriture, cette fois poétique, de l’histoire de l’esclavage et du « transbord ». En vérité, on pourrait avancer que toute l’œuvre de Glissant s’emploie à réécrire par-dessus l’écriture ou l’inscription coloniale. Le thème a d’ailleurs été suffisamment étudié pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici 3 . Disons donc simplement que cette strate historique et politique que recouvre l’écriture de Glissant invite potentiellement le lecteur à rechercher le substrat, c’est-à-dire les éléments écrits ou vécus de l’Histoire que l’auteur entendait recouvrir, augmenter, contredire, réévaluer ou penser autrement. - Réécriture des œuvres littéraires. Cette autre forme de réécriture constitue, comme on le sait, la matière idéale des études comparatistes. C’est à travers elle, en effet, que se dessine au fil des textes le paysage intérieur de l’écrivain et qu’apparaissent les œuvres par rapport auxquelles il se situe. Là encore, de nombreux travaux ont montré les influences, les liens, les échos ou les parentés qu’il y avait entre l’œuvre de Glissant et celles de ses contemporains parmi lesquels Faulkner, Perse, Césaire et Segalen figurent au premier plan. Notons toutefois que cette forme de réécriture, ou cette intertextualité somme toute assez « classique », est étroitement liée, chez Glissant, à la forme précédemment évoquée. En effet, les livres qu’il réécrit ou par-dessus lesquels il inscrit une parole nouvelle ont pour la plupart d’entre eux une dimension historique, du moins résolument épique. Le meilleur exemple est ici Les Indes, poème publié en 1956 dont Romuald Fonkoua, pour ne citer que lui, a suggéré qu’il était l’envers du Livre de Christophe Colomb, pièce de théâtre que Paul Claudel avait lui-même écrite d’après les récits et mémoires du 3 Samia Kassab-Charfi a récemment consacré un livre entier à cette question de la « réécriture » et de la « relecture du monde ». Voir Kassab-Charfi, Samia. « Et l’une et l’autre face des choses ». La déconstruction poétique de l’Histoire dans Les Indes et Le Sel noir d’Édouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2011. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 47 navigateur. De même pourrait être évoqué Le Sel noir, poème à peine plus tardif dans lequel plusieurs critiques ont vu des réponses ou des échos à Saint-John Perse, auteur de Vents, mais aussi de l’épopée d’Anabase. Cette propension à la réécriture prend son élan dès un poème inaugural de 1946 intitulé « Déroute des souvenirs » que l’on peut lire comme une réaction virulente implicitement adressée à l’auteur d’Éloges. On en retrouve également des traces dans un discours inédit du Franc Jeu prononcé la même année, à quelques jours du départ de Glissant vers la métropole 4 . Cette forme plus habituelle de la réécriture invite cette fois le lecteur à aller creuser dans la matière littéraire du Poème. Et pour cela, les premiers textes critiques, en particulier les articles monographiques écrits dans les années 1950 pour Les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau, constituent de précieux indicateurs. S’y dévoilent en effet des références que l’on retrouvera plus tard dans L’Intention poétique et indirectement ailleurs. C’est notamment le cas d’Aimé Césaire, de René Char, de Pierre Reverdy, mais aussi d’Yves Bonnefoy et, avec lui, de toute une génération de poètes que Jean Paris rassembla dans son Anthologie de la poésie nouvelle. - Réécriture du corpus philosophique. Tout aussi liée à la forme précédente que l’était celle-ci à la forme antérieure, la forme philosophique de la réécriture ouvre un terrain d’étude aussi passionnant que vertigineux. Celle-ci se révèle par exemple à travers l’emploi des notions d’« Être » et d’« étant » --emploi qui ouvre un chantier interminable si l’on se penche sérieusement sur la question- -, mais aussi à travers les références plus ou moins explicites à Hegel --en particulier lorsque Glissant puise dans l’Esthétique au moment de définir l’épique- -, ou encore au regard de la convocation récurrente des présocratiques. Là encore, cette forme de réécriture qui concerne aussi bien les textes philosophiques que leur réception invite à examiner les fondations de sa pensée. Et puisque le reproche fut souvent adressé à Glissant de ne pas citer ses sources, disons qu’il appartient désormais à ses lecteurs de les identifier, de les faire remonter à la surface, voire de les inventer, ce qui participerait aussi bien au travail de recherche et d’accomplissement du sens. - Réécriture de la parole orale. Comme son nom l’indique, cette autre forme de réécriture se manifeste à travers les transcriptions de l’oralité, 4 Une transcription de ce discours inédit figure dans les archives personnelles d’Édouard Glissant sous le titre « Dépouillée, vaincue ». En attendant que cellesci soient accessibles aux chercheurs, on se réfèrera à la version présentée dans la thèse de doctorat de Manuel Norvat intitulée « L’expression du Divers dans la philopoétique d’Édouard Glissant » (publiée sous le titre Le Chant du Divers. Introduction à la philopoétique d’Édouard Glissant, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2015. 48 Raphaël Lauro lesquelles constituent une autre particularité stylistique de l’œuvre. On la retrouve d’abord dans les romans, notamment à travers le style vocatif ou emprunté à la « parole du conteur » --tropisme de la littérature antillaise, marotte des études francophones. Dans ce cas, la réécriture vise à reproduire dans le texte écrit un élément culturel ici incarné à travers un style particulier de discours. Un tel geste contribue alors à surimprimer, sur le palimpseste original de la mémoire orale, une autre histoire, une autre fable dont de nombreuses images trouvent cependant leurs sources dans la culture populaire. La réécriture invite alors à découvrir ces images et à rechercher ce que l’auteur retient d’une telle tradition. Cependant, cette forme de réécriture se retrouve aussi de manière plus inattendue dans l’expression et l’écriture de la pensée, c’est-à-dire dans les essais. En effet, Édouard Glissant réécrivait, en vue de ce qu’il appelait un « vrai livre », ce qu’il avait d’abord écrit dans la perspective d’une présentation publique. Lui-même ajoutait d’ailleurs à la fin de ses ouvrages la liste des « occasions » au cours desquelles ces textes avaient été prononcés avant d’être réécrits. « Une des conditions d’exercice de l’écrit n’est-elle pas aujourd’hui qu’il se voit précédé du prétexte du discours ? » demandait-il dans Poétique de la Relation 5 . Le discours oral constituait donc littéralement pour lui un pré-texte que l’écriture allait recouvrir, déclenchant alors « d’autres prolongements, des radicelles, des écarts inédits » 6 . Soulignons à ce propos que le titre complet de sa thèse de doctorat était précisément : Le discours antillais. Le passage de l’oral à l’écrit en Martinique. Ce sous-titre a depuis lors été effacé, gratté, mais il indique en lui-même un thème cher à l’auteur. Aussi commun soit-il à de nombreux essayistes, ce geste laisse transparaître une autre forme de réécriture. Une réécriture qui, en soi, contribue à faire de l’œuvre un seul et même palimpseste. - Réécriture de l’écriture. Cette forme en partie dérivée de la précédente est invisible à qui découvrirait l’œuvre pour la première fois. Elle ne se révèle qu’au terme d’une immersion attentive dans les textes, quand, par exemple, le lecteur découvre une phrase qu’il pense ou sait avoir déjà lue ailleurs, dans un autre livre, voire à un autre chapitre de celui qu’il tient entre les mains. Cette réécriture d’un texte antérieur, ce ressassement, est l’une des particularités les plus singulières de Glissant. C’est à travers une telle répétition que se révèlent les « infimes déviances », que se dévoile, aussi, le travail plus secret de l’écriture, qui est ici d’effacement, de reprise et de recommencement. Glissant annonçait d’ailleurs 5 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-239. 6 Ibid., p.-239. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 49 lui-même ceci : « qu’à chaque édition d’un texte, la tentation viendra d’en modifier --d’en parfaire ? - la lettre, encore et toujours » 7 . Effacer, reprendre, recommencer Cette dernière forme de réécriture a ceci de particulier qu’elle installe d’emblée le lecteur au cœur de l’atelier ou de la fabrique du texte, lui donnant ainsi à voir le processus tremblant de l’écriture de la pensée. Et puisque les archives personnelles de l’écrivain vont bientôt rejoindre les collections de la Bibliothèque Nationale de France, il est de circonstance que l’on prête de nouveau attention à cette méthode. Non pas en se livrant à une étude génétique des textes, mais en soulignant ce geste plus étendu par lequel l’écrivain, poursuivant une « intention » originelle déclarée dès les premiers jalons, ne cessa de reprendre ses écrits, de reformuler son propos, de retoucher ses poèmes, en somme, de recomposer son œuvre. Or, cette perpétuelle réécriture ne se dévoile qu’à condition de gratter les couches du texte et de remonter vers les premières intuitions. Une telle lecture archéologique correspondrait d’autant mieux à l’œuvre que Glissant expliqua lui-même sa méthode à son lecteur -- à plusieurs reprises, évidemment--, comme ici, en 2005, dans La Cohée du Lamentin : Ce qui arrive le plus souvent est que les textes […]- qu’on a prononcés, se répètent, mais tout à fait différemment, dans la page retenue ensuite pour un livre […]. Il ne se rencontre pas que cette écriture soit simplement le résumé ou le rapport littéral de ce qui a été prononcé, il y a une aventure qui saute et se tord en plusieurs des rencontres de cette double modalité d’expression […], entre écriture et oralité les chemins ne mènent pas au même, n’allez pas essayer de les réduire ou de les étendre l’une à l’autre, le résultat est de l’inattendu, le passage de l’oral à l’écrit, ou de celui-ci à celui-là, est de l’ordre des créolisations. Le résultat est aussi un mélange profitable de ces textes. Vous répétez des passages entiers, d’un discours à l’autre, bien sûr, puisque vous n’avez pas mécaniquement ni studieusement rédigé par avance vos interventions, vous vous êtes satisfait d’un plan pas trop explicite, que vous avez rempli avec des feuillets retrouvés, vous répétez, sans même vous rendre compte que ce n’est d’ordinaire pas très bien vu dans les milieux où vous allez, et puis vous choisissez d’en faire un procédé, non, un processus, alors la méthode devient instinctivement un mode d’emploi, les hasards du discours se tournent en richesses rhétoriques de l’écrit, voilà le livre, soudain ou peu à peu, une unité de tant de disparités rêches, qui s’éprouvent solidaires et chatoient 8 . 7 Ibid., p.-239. 8 Glissant, Édouard. La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p.-253-254. 50 Raphaël Lauro L’idée d’un texte « inattendu » ou « créolisé », procédant du passage de l’oral à l’écrit et donc de la répétition avait déjà été exprimée quinze ans plus tôt, dans Poétique de la Relation, mais aussi dans d’autres essais, notamment dans le Traité du Tout-monde où était décrit le caractère « baroque » des Amériques : Pour l’art baroque, la connaissance pousse par l’étendue, l’accumulation, la prolifération, la répétition et non pas avant tout par les profonds et la révélation fulgurante. […] Dans les Amériques, le baroque est naturalisé 9 . En répétant -- en reprécisant sans cesse- - sa conception d’une écriture baroque, répétitive, cumulative, Glissant laissait entendre qu’un tel processus révèlerait de lui-même les mouvements du monde que sa pensée tentait d’expliquer. S’il reprochait à Mallarmé d’avoir voulu produire un « équivalent » du monde -- « le Livre, où tout sera dit, sans que rien soit rapporté »- -, s’il critiquait de même « la poétique de la structure » -- qu’il considérait comme un autre « renoncement au monde »--, Glissant réitérait malgré tout l’idée que la poétique de la Relation devait d’abord s’incarner dans les mouvements et les structures du texte 10 . « Si j’ai accumulé tant de lieux communs --disait-il--, j’ai pour excuse que l’entassement […] convient peut-être à l’approche de mon réel sujet- -- les emmêlements de la relation mondiale » 11 . Plus loin, il ajoutait : « Nous ne révélons plus en nous la totalité par fulguration. Nous l’approchons par accumulation de sédiments » 12 . Et plus loin encore : Je ressasse au long de ce livre cela qui pour moi, depuis si longtemps, figure les lignes de force d’une telle poétique [de la Relation]. […] Ce ressassement même indique à suffisance qu’une telle poétique ne s’achève pas en absolu qualitatif. Car la Relation en réalité n’est pas un absolu à quoi toute œuvre tendrait, mais une totalité qui par force poétique et pratique et sans arrêt cherche à se parfaire, à se dire, c’est-à-dire simplement à se compléter 13 . Ainsi, la forme même du ressassement indiquait « à suffisance » le fond de la pensée. Par conséquent, l’erreur de lecture consisterait à analyser l’œuvre à partir d’énoncés isolés ou à éclairer telle ou telle idée à la lumière d’une citation érigée en étendard de la pensée. Cela reviendrait en effet à fixer la pensée selon des axiomes en apparence définitifs quand ceux-là même 9 Glissant, Édouard. Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p.-116. 10 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-37-38. 11 Ibid., p.-44. 12 Ibid., p.-45. 13 Ibid., p.-47-48. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 51 se prononçaient en tremblant avant d’être corrigés, repris, reformulés. L’épigraphe de La Cohée du Lamentin est à ce propos explicite : Ce qui par force se répète, et se fond à l’obscur du monde, et y lève des intuitions : et tremblantes, et fracturées d’éclats. Parce qu’il relevait d’abord d’une recherche, le dire de Glissant procédait par « intuitions tremblantes et fracturées d’éclats ». Telle était en effet la condition pour témoigner du mouvement et de l’obscurité du monde. Cela, Glissant l’avait annoncé bien des années plus tôt, dès les premières pages du Discours antillais : L’intention en ce travail fut d’accumuler à tous les niveaux. L’accumulation est la technique la plus appropriée de dévoilement d’une réalité qui elle-même s’éparpille. Son déroulé s’apparente au ressassement de quelques obsessions qui enracinent, liées à des évidences qui voyagent. Le trajet intellectuel en est voué à un itinéraire géographique, par quoi la « pensée » du Discours explore son espace et s’y tresse 14 . Parce qu’il savait qu’il ne pouvait être question de « rendre compte de tout l’inextricable du monde, de toute cette chose qui nous entoure et nous donne le vertige » 15 , Glissant cherchait à en retranscrire les rythmes dans l’écriture. Une telle idée nous rappelle alors celle que son ami Kostas Axelos avait exprimée en 1964 à propos du « devenir-monde » de la philosophie : Personne et rien ne comprend jamais tout. On peut toujours ajouter, enlever, changer, dire et faire autrement. Aucune méthode ne parvient à immobiliser le cours du monde et le discours, et la fluidité ne se laisse totalement capturer par aucune conceptualisation 16 . Cette « fluidité » du « cours du monde » impossible à « immobiliser » devait donc se manifester à travers la forme du discours. Autrement dit, l’œuvre devait se construire avec et au rythme du monde, comme Deleuze et Guattari l’avaient annoncé : « C’est la même chose pour le livre et le monde : le livre n’est pas image du monde, suivant une croyance enracinée. Il fait rhizome avec le monde » 17 . De fait, parce qu’il voyait le monde comme un Tout composite, l’œuvre entière qu’Édouard Glissant rêvait de bâtir 14 Glissant, Édouard. Le Discours antillais, Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1981, p. 17. 15 Glissant, Édouard. Visite à Édouard Glissant, entretiens avec Claude Couffon réunis par Gérard Cléry, Paris, Éditions Caractères, 2001, p.-61. 16 Axelos, Kostas. Vers la pensée planétaire. Le devenir-pensée du monde et le devenirmonde de la pensée, Paris, Les Éditions de Minuit, « Arguments », 1964, p.-15. 17 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. « Rhizome », Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1980, p.-18. 52 Raphaël Lauro devait être littéralement composée par accumulation, agrégat et répétition. « Nous ne pourrons fréquenter cette totalité ni enfin espérer de nous y accorder vraiment si nous n’accumulons pas des différences et des rapports de différences » écrivait-il de nouveau dans Une nouvelle région du monde 18 . Comme chez ses amis philosophes, une analogie entre l’œuvre et le monde se dessinait, différente de celle de Mallarmé quoique proche en idée. Et s’il est évident que la méthode qu’elle entraînait s’est renforcée au rythme de conférences toujours plus nombreuses, celle-ci semble toujours avoir été sa méthode de prédilection. Glissant lui-même admettait avoir « toujours poursuivi » un même texte : Je ne sais plus à quel âge, dans mon très jeune temps, j’ai rêvé d’avoir développé un texte qui s’enroulait innocemment mais dans une drue manière de triomphe sur lui-même, jusqu’à engendrer au fur et à mesure ses propres sens. La répétition en était le fil, avec cette imperceptible déviance qui fait avancer. Dans ce que j’écris, toujours j’ai poursuivi ce texte 19 . Ces « imperceptibles déviances » rappellent sans doute les « petites différences, variantes et modifications » qu’évoquait Deleuze dès les premières lignes de Différence et répétition 20 . Telle est donc la raison pour laquelle la pensée de Glissant ne saurait en aucun cas être définie, résumée ou ramassée en quelques mots comme cela est souvent le cas aujourd’hui. Telle est aussi la raison pour laquelle lire son œuvre exige d’accorder une attention particulière aux détails. Loin de se laisser saisir en absolu, fût-ce à travers un axiome totalisant, celle-ci invite bien plutôt le lecteur à rechercher ce qui s’efface, se perd ou se crée au rythme des successives avancées. D’où la nécessité, pour la critique, de bien situer à quel moment de la pensée elle se réfère. En effet, Glissant considérait que sa prose ne pouvait demeurer qu’à l’état de « brouillon » 21 . « Nous sommes quelques-uns qui considérons la création […] comme la résultante au fur et à mesure perfectible de plusieurs avancées » annonçait-il dans la revue Acoma 22 , réaffirmant par là le caractère fragile et instable de la langue, imparfaite, vouée à la correction ou à la rature. Le meilleur exemple de cette perpétuelle réécriture est sans doute donné par le recueil des Poèmes complets. À chaque édition de ses poèmes, en effet, 18 Glissant, Édouard. Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, p.-22. 19 Glissant, Édouard. La Cohée du Lamentin, op.cit., p.-20. 20 Deleuze, Gilles. Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.-2. 21 Glissant, Édouard. Soleil de la conscience, Paris, Gallimard, 1997 [Seuil, 1956], p. 60. 22 Glissant, Édouard. Présentation de « Billons » et « Bois des Hauts », Acoma, n°- 3, février 1972, François Maspero, Presses Universitaires de Perpignan, 2005, p.-295. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 53 Glissant les corrigea, parfois substantiellement, jusqu’à cette réédition finale qui constitue en soi le dernier état du palimpseste. Pour comprendre cela, il faut se rappeler qu’en 1961, Glissant expliqua sans équivoque que le « travail de poésie » dans lequel il s’engageait ne visait nullement une « œuvre tendue, sourde, monotone ni plate à l’image de la mer qu’on sculpte sans fin ». Les poèmes qu’il présentait dans Le Sang rivé étaient à ses yeux « des éclats, accordés à l’effervescence de la terre […], toujours démis, toujours repris, hors de tout achèvement » 23 . Ce texte liminaire pourrait être aujourd’hui considéré comme le prélude de l’œuvre tout entière. En effet, Glissant y annonçait que la poésie ne peut être que « cela qui tremble, vacille et sans cesse redevient ». Ses poèmes n’étaient pas des « œuvres », mais « la matière elle-même dans quoi l’ouvrage chemine ». « Il n’est point de poèmes achevés » écrivait-il déjà en 1956, annonçant le caractère infini d’un tel cheminement 24 . Ce tremblement, ce vacillement ou ce devenir des textes tend de fait à rendre plus ardue la lisibilité de l’œuvre. Ou plutôt, il signale en lui-même ce qu’Abdelwahab Meddeb appelait son « illisible » : Il y a de l’illisible et de l’inaudible dans le tremblé de cette écriture où l’idiolecte, par son existence, est une illustration souveraine de l’archétype, c’est-à-dire de la langue en tant qu’essence. […] Il y aura toujours de l’illisible pour nous et entre nous. Que chacun soit éclairé par la pleine lumière de cette connaissance dont l’éclat n’abolira pas l’irréductible illisibilité, qui obscurcit l’approche de nous-mêmes et celle des autres 25 . En effet, cet « illisible » ou cet « inaudible » de l’écriture est immédiatement induit par la langue elle-même. Mais il relève également d’un geste qui invite le lecteur à soulever les strates formées par « accumulation de sédiments ». Cela, pour comprendre les mouvements de la pensée, mais aussi pour entrevoir cette « essence de la langue » qu’Abdelwahab Meddeb disait. Ainsi, le palimpseste que constitue en elle-même l’œuvre littéraire d’Édouard Glissant n’invite pas tant à chercher des traces de la présence d’autres auteurs --« un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite 23 Glissant, Édouard. Le Sang rivé. Poèmes, Paris, Dakar, Présence Africaine, 1961, p.-9. 24 Glissant, Édouard. Soleil de la conscience, Paris, Gallimard, 1997 [Seuil, 1956], p. 42. 25 Meddeb, Abdelwahab. « Lumière de l’obscur », Autour d’Édouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, Samia Kassab-Charfi et Sonia Zlitni-Fitouri (dir.), avec la collaboration de Loïc Céry, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, Carthage, Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 2008, p.-17 et p.-19-20. 54 Raphaël Lauro jusqu’à la fin des textes » disait Genette 26 -- qu’à gratter sa matière entassée, laquelle signifie le caractère interminable du travail de la langue et conduit l’expression à l’infini, en vue d’un inachevable et impossible accomplissement. 26 Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré, op.- cit., page de quatrième de couverture. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Du « dévoyage » au « déparler » : Le lieu nomade dans La-Terre magnétique d’Édouard Glissant Eva Baehler Université de Neuchâtel Le principe d’opacité est bien connu des lecteurs d’Édouard Glissant, puisque l’écrivain s’est précisément employé à l’illustrer, à travers sa stylistique même 1 , tout au long de son œuvre. Habité par les souvenirs du conteur antillais et de Segalen, il oppose à l’exigence de clarté et au fantasme profondément occidental de maîtrise de l’inconnu ce qui constitue pour lui à la fois « un rite de protection du domaine culturel et de la matière identitaire, toujours obscure et indistincte » et une « manière d’esquiver la réduction à une dangereuse transparence » 2 . De tous ses essais, La Terre magnétique : les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques (2007) est peut-être celui qui exprime le plus en détail l’un des paradoxes fondamentaux de la poétique de la Relation, où l’« errant, qui n’est plus le voyageur ni le découvreur ni le conquérant, cherche à connaître la totalité du monde et sait déjà qu’il ne l’accomplira jamais […] » 3 . L’Ile de Pâques constitue en effet un défi de taille pour Glissant en ce qu’elle incarne, pour lui, l’essence de l’altérité historique et géographique à laquelle il était par ailleurs habitué à identifier les Antilles, par opposition à la France métropolitaine. Elle le contraint en outre à adopter un point de vue exogène, propre à celui de l’explorateur, point de vue qui est par définition menacé par la tentation de l’exotisme, ou par celle de résorber l’altérité dans la ressemblance ou la conquête. Dès lors, l’incapacité dans laquelle il se trouve de se rendre physiquement sur les lieux 4 constitue une circonstance opportune ; elle 1 A ce sujet, voir Aranjo (1992), et Kassab-Charfi (2011 ; 149sq.). 2 Kassab-Charfi (2011 ; 151). 3 Glissant (1990 ; 33). 4 Il est utile de rappeler ici que La Terre magnétique (désormais abrégée « TM » pour les références dans le corps du texte) est une commande de la collection « Peuples de l’eau », dirigée par Glissant, et qui « publie les textes des écrivains partis sur le trois-mâts La Boudeuse à la rencontre de peuples accessibles par seule voie d’eau. » (Glissant, 2007, quatrième de couverture). Comme il l’explicite dans les premières pages du livre, des problèmes de santé empêcheront l’écrivain d’entreprendre le voyage lui-même, d’où la collaboration avec sa femme, Sylvie Séma, qui effectue le déplacement seule. 56 Eva Baehler permet en effet au « rêveur lointain » (TM 10), par la contrainte de la distance spatiale, de développer une stratégie du détour, qui passe notamment par le « dévoiement » du modèle du récit viatique d’exploration, et par l’adoption de procédés intertextuels et polyphoniques. La Terre magnétique adopte donc un mouvement d’oscillation constant entre l’impossibilité d’écrire l’opacité qui, par définition « échappe à tout mode de représentation ou d’explication et […] par conséquent renvoie toujours à une absence » 5 , et les ressources du texte poétique qui parvient, notamment par la mise en relief de ses contradictions, à constituer une représentation artistique de l’Ile de Pâques qui s’accorde avec la pensée et l’esthétique glissantiennes. L’inscription du texte d’Édouard Glissant dans la collection « Les Peuples de l’eau » dessine donc un « horizon d’attente » ambigu, puisqu’il « se trouve déterminé pour partie par l’objectif assigné aux écrivains-chroniqueurs, à savoir “témoigner” de leur participation à l’une des expéditions de La Boudeuse […] » 6 , qui n’est autre qu’une reproduction de la goélette sur laquelle s’embarqua Bougainville pour son tour du monde (1766-1769). La Terre magnétique se voit ainsi d’emblée associée non pas en premier lieu aux récits de voyages d’écrivains, mais aux grandes circumnavigations de la seconde moitié du XVIII e siècle. Si, pour Jean-Xavier Ridon, « Voyager “sur la trace de” n’implique pourtant pas ici de refaire à l’identique le parcours du premier explorateur mais bien plutôt de se situer dans un héritage textuel » 7 , il n’en reste pas moins que cet héritage, tant textuel qu’historique, est problématique. Car sans même parler des expéditions de conquête, aucun voyage maritime n’est dissociable, chez Glissant, du souvenir de l’esclavage, comme il l’évoque dans « La barque ouverte » : « Ainsi toute navigation sur la splendeur verte d’océan […] suggère-t-elle, avec une évidence d’algues, ces bas-fonds, ces profonds, ponctués de boulets qui rouillent à peine. » 8 On comprend donc la distance qu’Édouard Glissant prétend prendre avec le genre, et plus particulièrement avec le récit d’exploration et de conquête, et l’expédition scientifique. De fait, La Terre magnétique s’affranchit tout à fait de la forme « consacrée » du carnet de voyage de l’explorateur, et mis à part l’encadrement du texte par l’arrivée et le départ de Sylvie sur l’île, la progression linéaire, les dates ainsi que la dimension géographique du voyage sont évacuées, comme le souligne Cavallero 9 . En outre, si le récit n’a pas la priorité sur le voyage, l’acte d’écrire, chez Glissant, n’est pas subordonné à 5 Ridon (2015 ; 152). 6 Cavallero (2011 ; 63). 7 Ridon (2015 ; 149). 8 Glissant (1990 ; 18). 9 Cavallero (2011 ; 65). On peut noter ici que Sylvie Séma n’est jamais qualifiée de « voyageuse », mais bien de « visiteuse » (TM 12 ; 74). Du «dévoyage» au «déparler» 57 l’acte de voyager, contrairement à ce qui définit le récit d’exploration au XVIII e siècle ; écriture et voyage sont complémentaires, puisque Sylvie et lui travaillent « en relais » (TM 9). Malgré cette prise de distance avec le voyage, l’héritage de la tradition des « voyageurs-menteurs » 10 et des « voyageurs-lecteurs », à l’instar de Chateaubriand 11 , a tout de même laissé des traces dans le texte de Glissant, qui ne fait en l’occurrence pas exception à la règle. En effet, si tout voyageur est aussi, et peut-être avant tout, un lecteur, « toute écriture du voyage porte les marques d[’]autres récits » 12 . Bien que l’écrivain ait ses raisons de vouloir échapper à ce que Montalbetti a appelé la « grille générique », laquelle « fournit une structure a priori de l’expérience [qui] la rend prévisible, comme aussi pré-écrite ; pré-lisible […] » 13 , il ne s’inscrit pas moins dans une chaîne de relais intertextuels qui remonte immanquablement à Cook et à La Pérouse 14 . Or, même si l’empreinte directe de ces navigateurs sur le texte de Glissant, et a fortiori sur l’île, est moindre, et avant tout d’ordre toponymique 15 , il est fait mention à de nombreuses reprises des « conquérants » ayant approché Rapa Nui ; mais ceux-ci sont toujours confondus dans une foule, un temps et un lieu indistincts 16 , et souffrent d’une incapacité fondamentale à « voir » cette terre, c’est-à-dire à accepter son opacité : Depuis longtemps, les approches de cette terre s’étaient présentées de la même manière incertaine. Beaucoup des navigants de cette immensité n’ont pas voulu voir la côte de brume devant eux, comme s’ils étaient las d’une divination qui leur refermait les yeux, d’autres se confièrent à leurs instruments, étrangement déréglés par ce magnétisme, quelques-uns ont considéré tout simplement que l’accostage n’en valait pas la peine […] (TM 14). 10 Voir à ce sujet la fameuse citation de Bougainville : « Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur […] », et Anne-Gaëlle Weber, A beau mentir qui vient de loin : savants, voyageurs et romanciers au XIX e siècle, Paris, H. Champion, 2004. 11 « Si Chateaubriand peut se permettre aussi facilement d’inventer des lieux de voyage qu’il n’a nullement visités, c’est que, comme ses prédécesseurs, il se fonde, pour raconter ses pérégrinations, sur toute une série de lectures qui structurent sa perception ou son imagination de l’espace et s’interposent entre le monde et lui. Sa rencontre avec les pays est fondamentalement intertextuelle », Pierre Bayard (2012 ; 55). 12 Pasquali (1994 ; 32). 13 Montalbetti (1997 : 61). 14 Dont Glissant a peut-être même lu les récits : « C’est ce que rapportaient les vieux mémoires, journaux de bord, récits de voyageurs et autres traités de l’ailleurs » (TM 20). 15 Voir par exemple la « Baie de La Pérouse » (TM 103 ; 110). 16 « Les premiers arrivants venus de n’importe où, l’occident du monde est toujours n’importe où, n’ont cessé de mésentendre le bruit de cette terre […] » (TM 55). 58 Eva Baehler Cette pauvreté sensorielle est thématisée au long de l’essai poétique- et annonce les touristes rencontrés par Sylvie, selon lesquels « il n’y a rien à voir une fois que vous avez fait le tour prudent d’un ou deux moaï […] » (TM 114). C’est que les explorateurs et les colonisateurs, comme certains « visiteurs occasionnels », n’éprouvent finalement que peu d’intérêt pour ce lieu dont ils ne peuvent rien emporter, pour ces indigènes dont on ne peut rien retirer : « […] on souffrait de n’y relever rien qui vous tienne […] et puis toutes ces têtes, qu’il était impossible de déplacer ou d’emporter […] » ; et plus bas : -« Les gens de terre ne disent rien. Quand ils parlent, vous ne savez pas si c’est ringardise ou rigolade ou déguisement ou dégoût de vérité » (TM 20). Le brouillage de l’identité des explorateurs contraste cependant avec les nombreuses mentions de l’anthropologue Alfred Métraux, dont l’ouvrage relate une expédition scientifique menée à l’Ile de Pâques en 1934. Glissant entretient avec ce texte un rapport apparemment plus ambigu qu’avec les récits d’exploration puisqu’il l’utilise comme l’une de ses sources documentaires principales concernant de nombreux faits historiques et ethnologiques, alors même que l’anthropologue perpétue à sa façon une vision fortement paternaliste, voire coloniale de l’île et de ses habitants. En effet, il ne cache pas son admiration pour les grands navigateurs du passé 17 et insiste comme eux sur le caractère « avide » et « voleur » des indigènes 18 , un trait qui rappelle fortement les stéréotypes associés au « sauvage » du XVIII e siècle : Ce larcin nous fit plaisir. Nous étions du coup transportés dans l’ancienne atmosphère de l’Ile telle qu’elle se dégage des récits des premiers navigateurs. Tout comme les marins de Cook ou de La Pérouse, au même endroit, nous devions nous prémunir contre le goût du vol que les Pascuans montrèrent dès leur premier contact avec les blancs 19 . Par ailleurs, l’informateur de Glissant est davantage intéressé par la splendeur mythique d’une civilisation disparue que par les réalités de l’île actuelle, devenue, selon lui, « un corps sans âme » 20 . Il est permis de supposer dès lors que la raison pour laquelle Glissant octroie une place importante à Métraux, et à ce cortège d’explorateurs rendus anonymes, réside peut-être dans le fait qu’il partage en bonne partie leur incompréhension de cette terre et de son peuple, qui ne lui font « aucune ouverture » et qui rendent régulièrement, de son propre aveu, l’écriture impossible 21 : « La 17 Par exemple : « C’est tout naturellement que je donnai alors une pensée à M. de La Pérouse qui, comme nous, était parti jadis pour l’Ile de Pâques sur un navire de guerre dont le vent du large faisait claquer les flammes » (Métraux, 1999 ; 9). 18 Voir Métraux (1999 ; 12, 14, 17). 19 Métraux (1999 ; 14). 20 Métraux (1999 ; 19). 21 Voir aussi TM 25 et 42. Du «dévoyage» au «déparler» 59 terre magnétique n’avait aucun souci de sa propre permanence, et elle ne convenait pas de vous en faire confidence. En quoi vous ne changez guère de tant d’arrivants tout-puissants, jadis et hier encore » (TM 47 ; 25). Cette dimension réflexive de l’écriture, omniprésente dans La Terre magnétique, s’accompagne d’un ton parfois très personnel, voire confidentiel, comme en attestent quelques extraits des premiers chapitres du texte où Glissant laisse deviner un certain abattement, voire une forme de fatalisme face à l’hermétisme pascuan, décidément trop tenace, et les contradictions qu’il éveille. Ainsi l’écrivain ne s’est-il peut-être jamais aussi ouvertement dévoilé que dans cette éprouvante « méditation sur Rapa nui » qui, « [é]crite au crépuscule de sa vie, […] resitue l’œuvre tout entière face à l’immensité du Temps » 22 . Rapa Nui est en effet l’« île dernière » 23 , « le point ultime, absolu, le réceptacle de toutes ces énergies ramassées au long de l’errance » (TM 17-18), errance de l’île et de son peuple, mais aussi celle de l’écrivain. Ce parallèle à la fois rapproche et distingue le texte de Glissant du récit de voyage puisque celui-ci, comme c’est le cas pour certains passages de La Terre magnétique, « apparaît comme une forme particulière de l’autobiographie et participe de son statut ambivalent, entre discours de soi, confession, observation et fictionnalisation de la réalité » 24 . Le retour sur soi s’inscrit certainement parmi les stratégies que les voyageurs s’emploient à développer, selon Christine Montalbetti, afin de saisir au mieux leur objet, de se l’approprier et de le rendre le plus lisible possible ; nous y reviendrons. Or, on se souvient que c’est bien le but inverse que poursuit Glissant, qui par l’identification métaphorique avec l’île accoste malgré la brume, si l’on peut dire, et fait basculer l’essai dans le récit poétique. C’est précisément là que l’écrivain se distingue des figures de voyageurs mentionnés ci-dessus : « Plus l’autre résiste dans son épaisseur ou sa fluidité (sans s’y limiter), plus sa réalité devient expressive, et plus sa relation féconde » 25 . Le point de vue des « navigateurs » est donc contrebalancé par les textes poétiques et les romans qui eux aussi traversent La Terre magnétique. Nous ne nous étendrons pas sur les références à Pablo Neruda 26 , à Melville 27 ou à Alain Borer 28 , puisque, comme le relève Cavallero, 22 Madou (2013 ; 109). 23 On notera ici l’allusion à un vers du recueil de poèmes Les Indes, publié plus de quarante ans auparavant : « La dernière île fut hier peuplée de cartographes, d’ingénieurs,/ On a sur les statues de Pâques mesuré la profondeur dernière », Glissant (1994 ; 162). 24 Wolfzettel (1986 ; 10) cité par Pasquali (1994 ; 92, trad. 147). 25 Glissant (1997b ; 24). 26 Voir TM 54, 80, 61. 27 TM 13, 14. 28 TM 12. 60 Eva Baehler [l]a résonance intertextuelle de ces textes demeure […] limitée, tandis que les allusions aux propres publications de l’auteur se font beaucoup plus prégnantes d’un chapitre sur l’autre. Cette intertextualité restreinte, par laquelle l’écriture tisse ses liens avec l’ensemble de la « poétique de la relation », mérite naturellement qu’on s’y arrête 29 . La Terre magnétique appartient en effet au grand réseau intratextuel que Glissant a mis en place dès La Lézarde. Sans nous arrêter sur les références ponctuelles 30 aux ouvrages théoriques, aux poèmes et aux romans, on peut mentionner certains parallèles qui nous semblent particulièrement intéressants en ce qu’ils constituent un élément essentiel pour la « compréhension » de l’opacité, telle qu’elle se manifeste chez Glissant, et son articulation avec le Tout-monde. Ainsi, la formulation du mode de cheminement du Pascuan Joseph 31 renvoie-t-elle sans aucun doute possible à un syntagme énigmatique de La Case du Commandeur, souvent repris et décliné au long du chapitre « Mémoire des brûlis » : « Nous sautons de roche en roche dans ce temps » 32 . Selon Dominique Chancé, cette phrase constitue à son tour un écho à un passage clé de L’Intention poétique : « Je bâtis à roches mon langage » 33 . D’après elle, cette assertion contiendrait « [l]’idée d’une poétique du morcellement, de la roche brisée […] à l’opposé d’une esthétique de la fluidité, de la transparence, du cours ininterrompu d’une rivière ou d’un récit » 34 . En outre, la roche, comme la pierre, est un motif récurrent chez l’écrivain, et renvoie notamment aux pratiques des Caraïbes et des Arawaks que leur nomadisme circulaire portait à parcourir l’archipel antillais d’île en île 35 ; de la même manière, la végétation pascuane, aride et clairsemée excepté aux alentours des points d’eau, évoque malgré leur dissemblance celle de la Martinique : Des jardins. […] Peut-être obéissent-ils au même principe qui a permis la survie des jardins créoles : le mélange des espèces qui se protègent mutuellement […]. Ils communiquent aussi entre eux par les fissures de la roche où circule l’eau de pluie. Les lieux de l’île sont reliés par un réseau souterrain de canaux creusés par la lave, où passe l’énergie qui emporte avec elle les rêves des hommes et des femmes. (TM 41) 29 Cavallero (2011 ; 66). 30 Évocation des Batoutos (TM 19), du Tout-monde (TM 10, 11, 63), de la Relation (TM 69), du rhizome (TM 81)… 31 Lequel « va nu-pieds, ne supportant pas les sandales en plastique. Il saute de roche en roche. Il plonge à mort dans cette mer » (TM 73) (c’est nous qui soulignons). 32 Glissant (1997a ; 118 et le chapitre entier 117-123). 33 Glissant (1997b), cité par Chancé (2001 ; 182). 34 Chancé (2001 ; 182). 35 Voir notamment Glissant (1990 ; 24). Du «dévoyage» au «déparler» 61 L’image du réseau souterrain est similaire à celle des dessous de la mangrove tels qu’ils apparaissent dans Tout-monde 36 , en même temps qu’elle rappelle, par symétrie, les traces et les tatouages présents à la surface de l’île. Ces exemples illustrent la manière dont sont reliés les paysages de l’Ile de Pâques et de la Martinique, lieu à partir duquel Glissant a développé sa poétique. Grâce à l’intratextualité, l’opacité apparaît donc ici comme « un facteur affectant aussi bien le paysage géographique que la forme narrative » 37 . Malgré son isolement fondamental 38 , Rapa Nui intègre ainsi la « trame » de la Relation 39 par le biais du paysage qui devient, selon Jean-Pol Madou, l’incarnation même de l’opacité, en ce qu’il « exhausse […] toutes les contradictions de l’imaginaire glissantien : la mesure et la démesure, l’Un et le Multiple, le dicible et l’indicible, […], l’instant et la durée, […], la finitude de l’île et l’infinie ouverture de l’archipel […] » 40 . On peut cependant s’interroger, à la lumière de l’ouvrage de Montalbetti, sur ce retour sur soi : par la référence même à ses textes, et au lieu, toujours incontournable, d’où il les émet, Glissant ne ramène-t-il pas à lui la terre magnétique ? Par le procédé de la comparaison des Antilles et de l’Ile de Pâques, et des textes qui leur sont liés, n’adopte-t-il pas l’une des ressources utilisées par les voyageurs « aveuglés » confrontés à l’opacité ? En effet, Chaque fois que l’objet résiste à la description, ou que la description ne suffirait pas à épuiser sa forme, et que l’ignorance dans laquelle le lecteur se trouve de cet objet en perturberait toute lisibilité, il s’agit de remplacer cet objet (indescriptible pour le narrateur, illisible pour le narrataire) par un objet dont le lecteur […] connaît la forme, dont alors il se remémore […]. 41 Il ne s’agit pas de répondre de manière définitive à ces questions ; ceci dit, il nous paraît que l’usage que Glissant fait de l’oralité et de la polyphonie 36 « Il voyait, au nord du pays, le feu de la montagne Pelée bouillonner dans son secret de volcan, et les laves toucher de loin l’eau douce et l’eau salée tour à tour, et cette eau double coulait sous la terre de Martinique pour remonter dans la mangle du Lamentin, à la rencontre d’une autre eau qui descendait souterrainement depuis la montagne du Vauclin au sud, dont on ne savait généralement pas qu’elle était elle aussi un volcan. […] L’eau du volcan faisait rivière dans la géographie tourmentée de ces fonds marins, entre les îles, et peut-être raccordait-elle en une Eau immense le continent au continent […] » Glissant (2010 ; 262-263). 37 Kassab-Charfi (2011 ; 152). 38 Madou (2013 ; 105). 39 Jean-Pol Madou a montré la manière dont Glissant insère l’Ile de Pâques dans la Poétique de la Relation, notamment par le biais du mot-valise « échoées » (2013 ; 108). 40 Madou (1996 ; 80). 41 Montalbetti (1997 ; 177). 62 Eva Baehler concurrence ce que Montalbetti, reprenant Genette, qualifie d’« architexte » des récits de voyage, en même temps qu’il équilibre les références aux propres textes de l’écrivain. On se souvient en effet que l’aspect le plus original, et le plus important, du récit de Glissant réside bel et bien dans cette écriture en « relais » 42 avec Sylvie Séma, ce qui, pour Bayard, constitue un « facteur de flou et de brouillage » 43 . L’intérêt de ce procédé, selon lui,- « ne tient pas seulement à ce qu’il apporte, mais aussi à ce qui se perd avec lui, comme s’il y avait une véritable fécondité dans cette pratique de l’imprécision » 44 . L’autorité du récit de voyage, comme les références interet intratextuelles, sont également remises en question par le fait qu’elles ne constituent pas la seule source d’information, mais sont complétées par les médias hétérogènes que sont les « notes, impressions, dessins, films et photos […] » (TM 9) réunis par Sylvie. La prégnance du narrateur Glissant, qui ne coïncide donc pas avec celle de la « visiteuse », est elle aussi nuancée puisque les voix de l’écrivain et de sa femme semblent parfois se confondre, jusqu’à ce qu’on ne sache plus véritablement qui parle, ni- à qui 45 . De plus, à travers ou à côté de la parole de l’informatrice résonne aussi celle des Pascuans, le tout constituant ce que Bayard appelle un « dispositif de transmission polyphonique » 46 . Par intermittence, le lecteur entend donc, par le biais du discours rapporté ou du discours direct, Betty Rapu, guide de Sylvie sur l’île, Papa Kiko, « chanteur » de la mémoire, ou encore Ammy, en quête de ses origines ; « comme si [Glissant] les avait effectivement rencontrés, qu’ils lui étaient devenus familiers au point de participer à l’écriture du livre en disparaissant en lui, et qu’il soit à la fin indiscernable de savoir qui s’exprime » 47 . Et pour complexifier le dispositif, on a parfois le sentiment que l’île-corps elle-même prend la parole et « s’émancipe […] de son assujettissement au regard […] » 48 . Personnifiée tout au long du texte, notamment par la métonymie des corps tatoués des Pascuans et des moaï (TM16), de la « peau de l’île » elle-même (TM 26), ou encore par l’entremise 42 Dans La Case du Commandeur, la « correspondance à l’envers » qu’entretiennent Mathieu Béluse, parcourant le monde, et Marie Celat, restée en Martinique, évoque le dispositif mis en place par Edouard Glissant et Sylvie Séma : « Il est difficile de fréquenter le monde entier. Marie Celat voyageait ainsi, sans quitter ses repères. Mathieu protestait qu’elle avait l’esprit critique à bon compte. Elle lui décrivait les endroits qu’il visitait, il convenait qu’elle voyait juste. » Edouard Glissant, (1997a ; 174-175). 43 Bayard (2012 ; 49). 44 Ibidem. 45 Voir notamment TM 76 et 96. 46 Bayard (2012 ; 45). 47 Ibid., (46). 48 Madou (1996 ; 79). Du «dévoyage» au «déparler» 63 de la « pierre qui parle » (TM 80 ; 117 ; 118), elle se déplace, au sens propre et au sens figuré (voir TM 10 et 48), comme pour venir à la « rencontre » de Glissant, qui d’ailleurs privilégie ce terme, avec celui de « relations », pour qualifier la visite « conjointe » que Sylvie et lui rendent à Rapa Nui. Ce lexique anthropomorphique contribue donc à faire de l’écrivain et de son épouse les interlocuteurs de la terre magnétique, et, par analogie, de ses habitants, pareillement errants, pareillement nomades. Et si l’île demeure « écrite » dans une langue intraduisible, c’est bien parce qu’elle ne représente plus un territoire à annexer, l’objet d’un savoir, ni même un sujet poétique, mais incarne en quelque sorte la pensée paysage et celle de la Relation en devenant précisément l’actrice d’« une relation à double sens et réciproque entre l’homme et le cosmos », où « le dualisme sujet/ objet, anthropos/ cosmos » est dépassé 49 . Le langage de La Terre magnétique se fait ainsi « démesure », voire « déparler », comme l’a montré Dominique Chancé, « délire verbal » où la démultiplication des voix et le désordre de l’énonciation s’associent aux contradictions, à l’absence de linéarité, ou encore à l’accumulation des informations pour interroger l’autorité du discours et du point de vue du voyageur comme de l’écrivain. Mais ce sont aussi les contradictions du principe d’opacité tel qu’il a été défini dans ses œuvres théoriques qui sont ici en jeu, opacité que Glissant entend précisément contourner par le « déparler », et qu’il contribue dans le même temps à renforcer pour le lecteur. Si la tentative de maintenir l’opacité est présente de la première à la dernière page de ce texte, hermétique par moments, elle est donc à la fois amplifiée et nuancée par l’écriture même, qui se fait, comme souvent chez Glissant, autoréflexive. Car l’Ile de Pâques, cette terre oxymorique qui « n’a cessé de vouloir vivre, de vouloir mourir », devient le lieu de la « contradiction vécue » (TM 53), « comme si tout ce qui paraissait obscur, et qui tenait sa valeur de cette obscurité même, relevait aussi d’une explication primordiale, et comme si la densité originelle des profondeurs se renforçait dans la diversité des étendues du monde » (TM 104). En définitive, cette île ne peut être appréhendée que par l’écriture et la lecture en relais, à travers le « montage de genres, de voix [et] de textes 50 », puisque c’est peut-être bien ce qui se tisse d’imprévisible au cours du détour ou de l’errance qui importe : « des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes » 51 . La Terre magnétique se révèle autant une méditation sur les errances de Rapa 49 Collot (2001 ; 499). 50 Antoine (2002 ; 5). 51 Glissant (1990 ; 204). 64 Eva Baehler Nui que sur celles d’Édouard Glissant, pour qui elle devient ce qu’on pourrait appeler, à la suite d’Alain Roger et de Pierre Bayard, un « dévoyage » 52 . À la fois « non-voyage » et réécriture de l’expérience viatique « qui vise, dans un fantasme de toute puissance, à maîtriser l’inconnu […] » 53 , ce « dévoiement » rejoint malgré tout par moments le sillage du récit de voyage, lorsque celui-ci se montre « prêt à accueillir l’ensemble des discours du monde » 54 . Bibliographie Antoine, Philippe (éd.). Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. Aranjo, Daniel. « L’opacité chez Édouard Glissant ou la poétique de la souche », in Favre, Yves-Alain et Ferreira de Brito, Antonio (dir.). 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Par la suite, l’oralité devient progressivement le signe non seulement de l’originalité, mais aussi de la modernité de la littérature antillaise. Selon Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, l’apparition du conteur créole, le « Papa de la tracée littéraire dedans l’habitation » 2 , est totalement nouvelle. En effet, les auteurs de Lettres créoles présentent les populations européennes comme purement extérieures à cette innovation culturelle, puisqu’elles sont dans un premier temps incapables de penser culture et littérature en dehors de la tradition métropolitaine. Le rôle de fondateur échoit alors au conteur créole : s’il conserve le souvenir du « griot africain », il n’arrive à construire « son langage » qu’en déportant cette « parole africaine » vers des stratégies neuves de résistance adaptées au nouveau contexte où il se trouve et en la mâtinant de « vestiges caraïbes » 3 . En d’autres termes, le conteur créole n’imite ni la culture métropolitaine où se cantonnent les békés, ni l’oraliture africaine d’avant l’esclavage ; il invente, à partir de bribes issues de divers univers culturels, une nouvelle culture orale, tout à fait spécifique au paysage culturel et social où il se trouve, et moderne du fait même de cette innovation. 1 Maximin, Colette. La Parole aux masques. Paris, Éditions caribéennes, 1991, p.-19. 2 Chamoiseau, Patrick et Confiant, Raphaël. Lettres créoles. Paris, Gallimard - « Folio Essais », 1999, p.-43. 3 Ibid., p.-46. 68 Florian Alix Spécificité et modernité sont deux maîtres mots d’autres conceptions des origines orales des littératures antillaises. Ainsi, Edward Kamau Brathwaite promeut l’idée d’une « langue nationale dans les Caraïbes » 4 . S’il la voit à l’œuvre avant tout dans les Antilles anglophones, il insiste sur le fait que le processus qui a conduit à l’avènement de cette langue est le même dans toute la Caraïbe. Or ce processus s’initie à partir de 1492, non pas tant chez les populations européennes qui, à la suite de Colomb, viennent peupler l’archipel antillais, mais chez les Africains déportés qui doivent s’adapter à de nouvelles - et violentes - structures sociales en inventant une « nouvelle structure linguistique » 5 . La spécificité de la littérature antillaise vient donc de cette « langue nationale », moderne - puisqu’elle est une création récente - et fondée sur l’oralité - puisque Brathwaite la définit d’abord en termes de « rythme et de timbre » 6 . On retrouve alors l’idée d’un langage antillais qui s’exprimerait de manière similaire à travers les différentes langues de « l’univers de la Caraïbe », dont nous parle Édouard Glissant dans Introduction à une Poétique du Divers en citant l’écrivain cubain Alejo Carpentier 7 . D’une île à l’autre, on conçoit la littérature antillaise comme le résultat d’un travail sur les langues qui débouche sur une réalité langagière originale, propre à l’archipel, une construction culturelle qui émerge à l’époque moderne. Or cette particularité caribéenne du langage s’articule très étroitement à une oralité fondatrice, que les littératures tentent de retrouver. Jean Jonassaint, dans son étude sur la poétique du roman haïtien, montre que, dans son corpus, à des degrés divers, « l’affirmation de l’haïtianité des instances du récit » passe par l’« inscription d’un simulacre d’oralité » 8 . L’oralité devient ainsi un enjeu idéologique : on la relie à une culture de masse perçue comme « une ressource qu’il est possible d’exploiter » 9 pour une définition de soi et de sa littérature. Mais ne gomme-t-on pas ainsi des tensions inhérentes aux sociétés et aux cultures caribéennes ? Plus encore, l’oralité ne comporterait-elle pas dans la définition d’une culture caribéenne le même risque qu’y décèle Cyril Vettorato à propos de sa relation 4 Brathwaite, Edward Kamau. « History of the Voice », in Roots.- Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1993, p.-265. 5 Ibid., p.-261. 6 Ibid., p.-266. 7 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers. Paris, Gallimard, 1996, p. 42-43. 8 Jonassaint, Jean. Des romans de tradition haïtienne. Montréal/ Paris, CIDIHCA/ L’Harmattan, 2002, p.-161. 9 Maximin, Colette. Dynamiques interculturelles dans l’aire caribéenne. Paris, Karthala, 2008, p.-174. Du «dévoyage» au «déparler» 69 avec la blackness, celui d’enfermer les écrivains et les productions culturelles dans la « prison » de l’authenticité 10 ? La question de l’oralité en effet est souvent traitée par le biais d’une fable d’origine. Edward Kamau Brathwaite inscrit l’avènement de la « langue nationale » caribéenne dans le prolongement du récit historique de la « découverte » de l’archipel par Christophe Colomb ; Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant font eux aussi une narration de l’apparition du conteur créole. La chronologie d’un récit fait de l’oralité une origine de la culture antillaise. D’une certaine manière, on retrouve ce trait chez Édouard Glissant pour qui il y a « passage » 11 ou « succession » 12 de l’oral à l’écrit. Cependant, les cultures antillaises sont aux yeux de l’auteur de Traité du Tout-Monde des « cultures composites » : leur modernité réside dans le fait qu’elles ne donnent pas naissance à un récit unique de création, mais qu’elles procèdent d’une « digenèse » 13 , c’est-à-dire qu’elles conçoivent leur formation sous l’angle conjoint de ruptures et de réunions d’éléments disparates préexistants. C’est pourquoi la question du rapport entre l’oral et l’écrit est si importante aux yeux de Glissant. Dans la relation de ces deux termes, ce n’est pas la mise en jeu d’une seule question, mais de deux problématiques qui sont liées : la première est l’expression de sa communauté dans un rapport à la totalité-monde et la deuxième est l’expression de sa communauté dans une quête qui est à la fois d’absolu et de non-absolu, ou d’écriture et d’oralité. 14 Selon Glissant, en effet le passage de l’oralité à l’écriture s’est fait de manière originale et moderne aux Antilles, mais ce processus n’est pas propre à cet espace, il s’est produit dans d’autres sociétés de manière similaire. Et à chaque fois, l’écriture a d’abord cherché à conserver « les grandes œuvres de l’oralité » 15 , si bien que l’écrit a toujours partie liée avec l’oral.-Mais l’originalité d’une culture composite comme la culture antillaise réside dans le fait que cette relation perdure, que l’écrit porte toujours les traces de l’oralité fondamentale, qu’il ne se fixe pas. Se lier à la culture orale n’est donc pas, 10 Vettorato, Cyril. « Blackness poétique et « altérité intime » : les enjeux de l’oralité dans les poésies africaines américaines », Revue de littérature comparée, n°- 332, 4-2009 (octobre - décembre 2009), p.-456-457. 11 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers. Op.-cit., p.-38. 12 Glissant, Édouard. « Le Chaos-Monde, l’oral et l’écrit », Ludwig, Ralph (dir.). Ecrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise. Paris, Gallimard - « Folio Essais », 1994, p.-112. 13 Glissant, Édouard. Traité du Tout-Monde. Paris, Gallimard, 1997, p.-195. 14 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers. Op.-cit., p.-39. 15 Glissant, Édouard. « Le Chaos-Monde, l’oral et l’écrit », art. cit., p.-113. 70 Florian Alix chez Glissant, une recherche de genres ou de formes à revivifier, comme les auteurs de la créolité peuvent se tourner vers les contes ou Brathwaite vers certaines formes poétiques ou musicales ; l’écriture de Glissant travaille plutôt les « traces » de l’oral. L’écrivain résiste ainsi aux « pièges du folklorique » pour proposer, suivant les mots de Jacques Berque, « une violente projection du souterrain et du matriciel dans l’anticipé » 16 lorsqu’il retrouve ces « traces » dans un texte qui sera dès lors pris entre deux logiques, celle de l’oral et celle de l’écrit - toutes les deux liées, chez Glissant, moins à des définitions identitaires que métaphysiques et ontologiques. En effet, aux yeux d’Édouard Glissant, dans la dichotomie de l’oral et de l’écrit, le premier est « le royaume de l’existant, de l’étant », le second « le domaine exclusif de l’être » 17 . Pourtant cette distinction est une création historique puisque les premiers écrits tendent à restituer une littérature orale. Cette dernière apparaît donc alors qu’une culture se fixe, se fige dans un désir d’unité. Cependant, si ce figement prend la forme d’une pensée de la route, la culture reste sillonnée selon Glissant par une « pensée de la trace », c’est-à-dire par les rémanences de « la divagation de l’existant » 18 , des éléments de culture orale qui nourrissent cette culture. Ces traces de l’oral peuvent certes demeurer inconscientes dans le processus de création, mais, pour l’écrivain baignant dans une culture composite comme la culture antillaise, elles se présentent à lui comme un matériau pour l’écriture. L’écrivain caribéen aurait donc une propension à se tourner vers la « trace » pour composer sa pensée, cette « poussée tremblante du toujours nouveau », ce « penchant tout organique à une manière autre d’être et de connaître » 19 . On peut comprendre en ce sens l’analyse de Marilia Marchetti qui voit dans la poétique d’Édouard Glissant la recherche d’une « synthèse » qui « conteste essentiellement la supériorité des langues écrites, pour souligner la richesse de l’expression orale » 20 . Mais l’efficacité de cette contestation provient du fait qu’elle a lieu dans cette logique scripturaire qui fige et qui fixe : il s’agit pour Glissant de la subvertir, voire de la pervertir, par une autre logique, fondée sur le mouvement et le changement. 16 Berque, Jacques. « Préface », in Glissant, Édouard. Le Sel noir. Paris, Gallimard - « Poésie », 1983, p.-14. 17 Idem. 18 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers, op.-cit., p.-69. 19 Idem. 20 Marchetti, Marilia. « La déchirure linguisitique et les poétiques du chaos-monde : Les Grands Chaos d’Édouard Glissant », Kassab-Charfi, Samia, Zlitni-Fitouri, Sonia et Céry, Loïc (dir.). Autour d’Édouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation. Pessac/ Carthage, Presses Universitaires de Bordeaux/ Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 2008, p. 278. Du «dévoyage» au «déparler» 71 L’écrit glissantien est donc marqué par une forme d’hésitation, ou plus exactement de tremblement : il affiche discontinuités et ruptures, répétitions et corrections. C’est en ces termes qu’il présente son recueil de « poétries », ces pièces de théâtre qui ne peuvent être représentées dans un décor, avec des acteurs. Pourtant, leur simple existence sur le papier n’est pas suffisante : elles nécessitent une forme de dramatisation qui implique une présence physique, une participation particulière du lecteur. On remarque donc une continuité de l’oral à l’écrit : la langue littéraire d’Édouard Glissant est sillonnée et divisée par ces deux formes de langage 21 . Elle procède à la fois d’une opposition et d’une fusion entre oralité et écriture : la littérature selon Glissant n’est exclusivement ni d’un côté, ni de l’autre, mais permet justement de saisir la construction culturelle sous ces deux versants 22 . On peut tenter d’appréhender cette poétique glissantienne en déplaçant la question vers la dichotomie qu’établit Roland Barthes entre le lisible et le scriptible. Le texte lisible conduit le lecteur à « une sorte d’oisiveté, d’intransitivité » 23 ; il est classique dans la mesure où il est institué comme littérature ; il est immuable et le lecteur ne peut plus que le recevoir (ou le rejeter), sans lui apporter de modification et sans s’y impliquer activement. Le texte lisible serait entièrement, dans les termes de Glissant, du côté de l’écrit : forme fixe qui institue la littérature comme une formulation de l’être. À l’inverse, « est scriptible le texte que je lis avec peine, sauf à muter complètement mon régime de lecture » 24 : ce second type de texte nécessite donc l’activité du lecteur. On peut alors l’entendre comme la création, par le texte lui-même, d’une situation d’interlocution : le texte prend son lecteur à partie et lui impose d’être actif. Pourtant cette activité est conçue par Barthes comme une activité d’écriture, entièrement individuelle. Le texte scriptible ne peut donc pas rendre entièrement compte de l’activité littéraire d’Édouard Glissant 25 . Il faudrait penser un texte audible. On n’entend pas par là un texte qui mimerait simplement une parole, une oralité, mais un 21 Glissant, Édouard. Le Monde incréé. Paris, Gallimard, 2000, p.-7-8. 22 Anny Dominique Curtius considère que cet effort de la poétique glissantienne est un de ses points communs avec la dub poetry jamaïcaine - et on pourrait éclairer en ce sens le néologisme « poétrie » que l’auteur du Monde incréé forge pour définir ces textes. Voir « Lorsque la rastalogie, la dub poetry et l’Antillanité-Tout- Monde d’Édouard Glissant entrent en relation », Revue des Sciences Humaines, n°-309, 1/ 2013, p.-59. 23 Barthes,-Roland. S/ Z (1970). Paris, Seuil - « Points Essais », 1976, p.-10. 24 Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil - « Écrivains de toujours », 1975, p.-122. L’auteur souligne. 25 Celia Britton relève elle aussi les limites de la dichotomie barthesienne pour rendre compte des phénomènes d’écriture propres à la littérature antillaise dans l’Introduction de Language and Literary Form in French Caribbean Writing (Liverpool, Liverpool University Press, 2014, p.-8-9). 72 Florian Alix texte qui nécessite l’activité du lecteur, qui doit retrouver et décoder les traces d’oralité qui parcourent l’écrit. L’écrit et l’oral dans la mise en scène romanesque En effet, le texte audible influence l’activité du lecteur en lui donnant l’illusion d’être en présence de voix, d’un échange oral. Les romans de Glissant construisent souvent leur énonciation sur des récits enchâssés où un personnage de l’intrigue raconte une histoire à quelqu’un. Ainsi la relation entre l’auteur et le lecteur est dédoublée et trouve un reflet dans l’univers fictionnel. Nous pouvons analyser cette mise en scène énonciative en nous appuyant sur les remarques de Sophie Rabau à propos de la relation du conteur à son auditeur dans la fiction romanesque : « dans cette rencontre est valorisée, plus que l’histoire, la transmission de l’histoire ; par ce face à face, une narration en présence est figurée dans le roman » 26 . Le Quatrième Siècle s’ouvre ainsi sur la parole d’un des deux protagonistes principaux, Papa Longoué. Son discours porte les marques traditionnelles du discours direct : un tiret à l’initial et une incise (« dit Papa Longoué ») 27 . Or dans son propos, le personnage n’entre pas directement dans une intrigue ; il décrit la situation d’interlocution : le face à face qui l’oppose et le met en dialogue avec le jeune Mathieu Béluse qui « vient là sans parler » 28 et les circonstances de ce dialogue, avec l’évocation du vent. Se met ainsi en place le cadre du roman : la transmission d’une parole, d’un vieil homme, fort d’une mémoire orale, à un jeune homme soucieux de connaître le passé. L’incipit fait de cette transmission un élément au moins aussi important que l’histoire qui va être racontée. Et ceci d’autant plus que, dans la confrontation des deux personnages de ce récit-cadre, Papa Longoué se situe du côté de la « tradition orale », tandis que Mathieu Béluse, dans sa fonction d’historien, s’inscrit dans « une tradition écrite assez modeste et de provenance très suspecte car il s’agit des traces laissées par le blanc, conquérant et esclavagiste » 29 . Pourtant à la suite de cet exorde de Papa Longoué, un narrateur omniscient prend la parole et réitère cette mise en situation des deux personnages : c’est alors l’occasion de brouiller les rôles. En effet, le narrateur use pour désigner « le vieillard et l’enfant » d’une troisième personne du pluriel : 26 Rabau, Sophie. Fictions de présence. La narration orale dans le texte romanesque du roman antique au XX e siècle. Paris, H. Champion, 2000, p.-95. 27 Glissant, Édouard. Le Quatrième Siècle (1964). Paris, Gallimard, 1997, p.-13. 28 Idem. 29 Biondi, Carminella. « Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant ou le vertige de la mémoire », Francofonia, n°-28, Printemps 1995, p.-132. Du «dévoyage» au «déparler» 73 il les met ainsi sur un même plan, en les montrant en position de méditation, chacun d’eux sur le point de « “penser à haute voix” un mot, une phrase, une parole qui marquerait une nouvelle étape du chemin » 30 . Ainsi une « muette recherche » semble unir deux personnages qui « redoutaient surtout l’irrémédiable puissance des mots dits à haute voix » 31 : c’est sans doute dans ce silence où s’élabore un texte dans les éléments fondamentaux de la langue (« un mot, une phrase ») que réside le terreau commun de l’oral et de l’écrit. L’oral permet alors de prendre conscience de ce que le discours « conquérant et esclavagiste » a tu, mais l’écrit permet de le conserver et de le mettre en scène. Ainsi s’explique cet incipit où, à la parole de Papa Longoué succède une narration qui apparaît comme écrite, distanciée, et qui met l’oralité en perspective, en insistant sur le silence. On peut comparer cette dichotomie brouillée à ce que l’on peut lire dans la première partie du roman Mahagony, « Le trou-à-roches ». Le récit-cadre est cette fois confié à Mathieu Béluse qui parcourt le paysage martiniquais et confie au papier ce que les arbres lui disent. On retrouve ainsi le schéma suivant lequel l’oral vient s’inscrire dans la logique scripturaire. Mais le personnage imagine alors « d’autres paroles et, pourquoi pas, d’autres écrits » 32 : puisque la parole des arbres est métaphorique, elle est en même temps cette « chose écrite » 33 à laquelle elle s’oppose. Or, au cœur de cette première partie, le lecteur suit d’abord la parole d’Eudoxie, esclave sur une plantation martiniquaise, dans un chapitre très marqué par divers procédés d’oralité : usage de proverbes, forme de la prière à Dieu impliquant de nombreuses tournures d’adresse, calques de la langue créole. Par la suite, le roman reproduit les fragments d’une sorte de journal fictif tenu par Hégésippe, le mari d’Eudoxie, dont on a appris qu’il avait appris à écrire et qu’il passait ses nuits à noircir des pages : cette fois, Édouard Glissant adopte un « style ancien régime », marqué par des expressions juridiques, pour bien ancrer le propos d’Hégésippe dans la logique scripturaire. Pourtant, cette opposition n’est pas si évidente. En effet le discours d’Eudoxie s’ouvre sur ces mots : « Couchée dans ma cabane j’écoute, je vois » 34 . Une fois encore, le discours s’initie sur un silence, celui de l’écoute et de la pensée. Or cette disponibilité au monde extérieur est mise en parallèle avec l’écriture puisque dans la phrase suivante, Eudoxie évoque son mari : « Hégésippe est tourmenté de son écrire » 35 . Il semble donc bien y 30 Glissant, Édouard. Le Quatrième Siècle. Op.-cit., p.-14. 31 Ibid., p.-15. 32 Glissant, Édouard. Mahagony (1987). Paris, Gallimard, 1997, p.-18. 33 Idem. 34 Ibid., p.-41. 35 Idem. 74 Florian Alix avoir une équivalence entre le discours muet d’Eudoxie - qui s’apparente au monologue intérieur, technique de littérature écrite moderne - et le journal d’Hégésippe. Un parallèle que la lecture de ce journal confirmera : tout d’abord, Hégésippe y raconte, comme le faisait son épouse, les souffrances de l’aliénation esclavagiste ; ensuite, son texte est parcouru de dialogues, et de ce fait contaminé par l’oral ; enfin, l’imparfaite maîtrise de l’écriture qu’Hégésippe confesse au début de son propos conduit parfois son orthographe à évoquer celle du créole, situé dans l’univers du roman du côté de l’oral. Finalement, la dichotomie de l’oral et de l’écrit n’est pas tant une opposition qu’une interaction : en effet, oral et écrit servent à articuler une parole qui s’est élaborée dans le silence et qui emprunte des chemins mixtes pour s’exprimer. On peut comprendre en ce sens la phrase d’Hégésippe : « N’avait parole qui ne porte à trembler » 36 . Au-delà des craintes que lui inspirent les discours, oraux et écrits, qui pèsent sur lui dans sa situation d’aliénation, cette phrase renvoie aussi sans doute à un tremblement dans le langage luimême : la parole est en perpétuelle oscillation entre ce qui fige et ce qui met en mouvement, entre logique orale et logique scripturaire. Du vent dans le feuillage : l’oralité de l’écriture poétique glissantienne Un même tremblement se retrouve dans la poésie de Glissant. D’une part, le poète y use de différents procédés liés à l’oralité. Le lyrisme glissantien est une caisse de résonance de différentes voix : discours directs, évocations et invocations animent la lettre des poèmes d’une puissance vocale. D’autre part, ces différents procédés relèvent de conventions d’écriture (usage des « ô » d’invocations lyriques, jeux d’enchâssement de discours) et apparentent la poésie de Glissant à une tradition d’écriture poétique classique. Cette oscillation serait logique dans la mesure où le genre majeur avec lequel cette poésie dialogue est l’épopée, qui est aux yeux de Glissant le genre où l’oralité originaire et plurielle se fige en un écrit unique 37 . La poésie glissantienne serait une forme écrite parcourue de traces d’oralité, ou encore une forme écrite qui revivifie les traces de cette oralité originaire, sans y fonder une unicité. Deux vers du début des Indes peuvent éclairer cette idée : O lyre d’airain et de vent, dans l’air lyrique des départs, L’ancre est à jour… […] 38 36 Ibid., p.-54. 37 Voir Glissant, Édouard. Introduction à une poétique du Divers. Op.-cit., p.-35 et sq. ; et aussi Glissant, Édouard. « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art. cit., p.-113. 38 Glissant, Édouard. Les Indes (1955). Paris, Seuil - « Points », 1985, p.-69. Du «dévoyage» au «déparler» 75 La dérivation lexicale autour du mot « lyre » ainsi que la mention du « vent » et de « l’air »-- avec la syllepse sur le double sens aérien et musical - renvoient à une poésie du son, de la parole, du chant. Associés au « départs », tous ces termes prennent des connotations dynamiques et mouvantes. En même temps, l’« airain » et l’« ancre » évoquent la fixité de l’écrit, notamment parce que « l’ancre » rappelle au lecteur son homonyme « encre ». Or quelques vers plus loin, le poète déclare : Cependant que la foule fait silence ; et elle entend la suite de l’histoire… 39 Une fois de plus, tout s’initie sur un silence, riche de cette parole que le poème déclinera en un écrit parcouru de traces d’oralité. D’une certaine manière, le poème écrit par Glissant semble avoir pour fonction première de faire entendre cette « histoire » qui est restée dans le silence. Odile Gannier observe à propos du rôle du poète chez Édouard Glissant : « Si l’aède est ici un seul homme, il n’est que le porte-parole - qui ne s’exprime pas en son nom - d’un Chant qui parle, lui, tout seul » 40 . Le poète s’efface donc derrière la parole de ceux que le Chant non seulement dépeint, mais fait aussi entendre dans une structure dialogique. On peut retrouver les échos de ce souci à l’avant-dernier chant de la section des Indes intitulée « Les Héros ». Alors qu’il évoque des esclaves marrons prêtant serment, rappelant les révoltes aux protagonistes anonymes qui ont marqué l’histoire de l’archipel, le poète s’interroge : Qu’ont-ils besoin de cette voix où je m’efforce, de la neige de ce chant, Sinon que toute sève a consenti à leur office, et qu’aux forêts où je [pénètre maintenant Le feuillage prochain tremble à la pointe de ce souvenir ? 41 L’expression « la neige de ce chant », qui se rapporte au texte que nous lisons, nous semble pouvoir s’interpréter comme une double allusion : d’une part au figement que l’écriture fait subir à l’oralité - le chant serait fixé dans les neiges -, d’autre part, au climat européen - le chant de Glissant porterait en lui les traces de cette logique scripturaire des « cultures ataviques ». Dès lors, en effet, de quelle utilité serait cet écrit pour les héros antillais ? Plusieurs nuances doivent être apportées. Tout d’abord, quoique de neige, le chant n’en demeure pas moins lié à la voix : il conserve son oralité, 39 Idem. 40 Gannier, Odile. « D’Un champ d’îles aux Indes d’Édouard Glissant : “ce que le Chant dira” », Michel, Laure et Rumeau, Delphine (dir.). Les Poésies de langue française et l’histoire au XX e siècle. Rennes, Presses Universitaires de Rennes - « Plurial », 2013, p.-153. 41 Glissant, Édouard. Les Indes. Op.-cit., p.-120. 76 Florian Alix qui n’est que trempée de cette neige de l’écrit sans s’y confondre totalement. Ensuite, le troisième de ces vers oriente notre compréhension de la fonction de ce texte, mi-chant, mi-chronique, que crée le poète. En effet, le tremblement, que la place centrale du verbe au sein du vers met en valeur, entre l’écrit et l’oral, entre la neige et le chant, se reformule ici comme une oscillation entre le souvenir et l’avenir (« le feuillage prochain »). Ainsi, la fonction du poète dans l’écriture est une fonction de transmission : il s’agit de maintenir vivante, par un écrit portant les traces de l’oral, un passé. Cette fonction est d’autant plus importante que le poème est écrit comme un éloge de héros passés sous silence. L’effort du poète vise à faire entendre, face aux écrits de la « Conquête » européenne (titre du troisième chant), chroniques et récits de voyages aux Indes, une « contre-voix » 42 : l’écrit sert à mettre aux prises deux chants, celui des conquérants et celui des esclaves ; il permet de faire résonner deux voix antagonistes et deux logiques distinctes, de mettre en dialogue des inconciliables. Poème après poème, le recueil des Indes effeuille la chronique en sens inverse, en poursuit les traces occultées, remontant les raccourcis obliques, dénonçant les appropriations dénaturantes, le grimage de la prédation acharnée en épreuve loyale et initiatique. 43 La fonction du poème n’est pas uniquement tournée vers le passé et sa conservation. Le « feuillage prochain » évoqué dans ces vers ne réfère pas seulement au paysage, mais aussi aux pages qui suivent, à travers un jeu de syllepse autour du mot « feuillage »/ « feuilles - feuillets ». En effet, après la section consacrée au « Héros », le poète consacre son texte à la « Relation ». Cette dernière section du poème offre de mettre en perspective voix et contre-voix en insistant sur ce qui les unit. Le mot « douve » 44 permet de penser cette relation à la fois comme une séparation et comme ce qui fait lien. On pense ici à la place qu’à ce mot dans le recueil d’Yves Bonnefoy de 1953, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, où le poète, devant un paysage où « de grands chiens de feuillage tremblent », voit la figure de Douve naître puis « à chaque instant mourir » 45 . Édouard Glissant reprend l’image de Douve, à la fois immobile et mouvante, entre la vie et la mort, et il en fait une figuration de « l’atlantique noir », compris - à la suite de Paul 42 Kassab-Charfi, Samia. « Et l’une et l’autre face des choses ». La déconstruction poétique de l’Histoire dans Les Indes et Le Sel noir d’Édouard Glissant. Paris, H. Champion - « Essais », 2011, p.-32. 43 Ibid., p.-33. 44 Glissant, Édouard. Les Indes. Op.-cit., p.-125 et sq. 45 Bonnefoy, Yves. Poèmes. Paris, Mercure de France, 1986, p.-26. Du «dévoyage» au «déparler» 77 Gilroy 46 , mais sur un mode proprement poétique - comme un incessant parcours entre les continents africain, européen et américain ; il fait aussi de cet océan-douve une image poétique permettant de saisir l’étant en train de se figer en être dans l’imaginaire. Les Indes se conclut sur ces deux vers : L’âpre douceur de l’horizon en la rumeur des flots Et l’éternelle fixation des jours et des sanglots. 47 Le poème capte donc le jeu constant entre le mouvement des « flots » et la « fixation » d’une vision, entre la sonorité de « sanglots » dans une voix et l’image fixe de l’horizon de l’écriture. Édouard Glissant se fait le scribe de ce miroitement, en marquant son écriture du sceau de ce tremblement dans le chant. Alain Ménil voit dans « la démarche poétique d’Édouard Glissant » une manière de « travailler à l’inquiétude de nos certitudes » : « Son exploration du passé comme du présent invite à traverser des strates oubliées, à traverser des failles, par où l’oubli se révèle comme déni » 48 . L’oralité dans l’œuvre n’est pas de l’ordre d’un simulacre qui permettrait de renouer avec une forme d’authenticité ou simplement d’identité. Au contraire, l’oralité est la matière de l’écriture : l’écrivain est celui qui inscrit plusieurs voix dans son texte, qui fait résonner voix et « contre-voix » ; le poète est alors celui qui orchestre cette polyphonie et, par là, ouvre sur un avenir de conciliation des inconciliables dans l’imaginaire de la relation. En cela, Édouard Glissant, cet écrivain si soucieux du collectif et si méfiant à l’égard de l’individualisme, prouve néanmoins sa singularité ; et on peut dire que chez Glissant comme chez Barthes, « la voix humaine est en effet le lieu privilégié (eidétique) de la différence » 49 . 46 Voir Gilroy, Paul. L’Atlantique noir. Modernité et double conscience (1993). Paris, Éd. Amsterdam, 2010. 47 Glissant, Édouard. Les Indes, op.-cit., p.-130. 48 Ménil, Alain. Les Voies de la créolisation. Essai sur Édouard Glissant. Saint Vincent de Mercuze, De l’incidence, 2011, p.-431. 49 Barthes, Roland. L’Obvie et l’obtus. Paris, Seuil - « Tel Quel », 1982, p.-247. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Un motif de la spirale glissantienne : l’arbre dans La-Lézarde, Mahagony et Tout-monde Célien Kottelat L’ouverture de Tout-monde (1993) donne à l’arbre un statut central - les « Banians », trônant en titre du premier chapitre, en témoignent. Éléments typiques du paysage martiniquais, ces arbres à racines rhizomatiques et aériennes accompagnés de leur semblable, le figuier maudit, apparaissent donc sous l’égide explicite du rhizome de Deleuze et Guattari 1 . Dans ce chapitre, le narrateur Mathieu Béluse, s’interrogeant sur le réel, utilise ces arbres dépourvus de racine-souche comme clé pour décrypter le monde qui l’entoure. Il faut ainsi admettre qu’à partir de Tout-monde, la problématique de l’arbre ne se pose plus sans le concept philosophique du rhizome. Cette observation pose d’emblée une question quant à l’utilisation littéraire de l’arbre chez Glissant : sachant que les théories philosophiques du rhizome ne sont publiées qu’à partir de 1980 2 , qu’en est-il des arbres dans l’œuvre romanesque qui précède Tout-monde ? Considéré comme la mise en récit de sa Poétique de la Relation (1990), ce roman marque en effet une nouvelle ère, voire l’apogée, de la pensée poétique de Glissant. L’auteur, on le sait, se plaît cependant à placer son œuvre sous le signe d’une recherche continue et cohérente ; comment, dès lors, envisager l’arbre avant Tout-monde ? Comment ce motif évolue-t-il notamment sur le plan symbolique ? À partir de La Lézarde (1958) et jusqu’à Mahagony (1987), l’arbre se décline sous de nombreuses formes et l’ouvrage de Burton l’a déjà montré 3 . En émettant l’hypothèse que ces deux romans signent le début et la fin 1 Glissant, Édouard. Tout-monde, Gallimard, « Folio », 1995, p.-62 : « Puis, l’étendue, la multiplication du rhizome, que les philosophes des Mille Plateaux, Deleuze et Guattari, établiraient plus tard dans le paysage de l’imagerie, une sorte de prescience du Tout-monde […] ». Pour La Lézarde et Mahagony nous utilisons les éditions du Seuil, respectivement de 1958 et 1987. Nous abrégeons désormais comme suit : Tout-monde (Tm), La Lézarde (L) et Mahagony (Mh). 2 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, « Critique », 1980. 3 Burton, Richard D.E. Le roman marron : études sur la littérature martiniquaise contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1997, notamment les pages 105 à 147. 80 Célien Kottelat d’un cycle pré-Relation, il devient intéressant d’y interroger l’omniprésence de la figure arborescente et d’y étudier le travail de symbolisation opéré autour d’elle. Il sera ensuite envisageable de questionner la nouveauté de l’interprétation de l’arbre dès la Poétique de la Relation en regard des romans précédents. L’arbre ne participerait-il pas à la cohérence et à la lisibilité d’un discours qui se répète en se cherchant,-ou qui se cherche en se répétant ? Dans La Lézarde, le problème de l’arbre (et de sa racine) se manifeste avec une certaine insistance. Il est à plusieurs reprises utilisé comme motif privilégié dans la description des personnages, dont il révèle l’identité. Ainsi Thaël est-il plusieurs fois comparé à un arbre 4 et Garin devient-il un arbre qui cherche à s’enraciner dans la source de la Lézarde pour en « usurper la fécondité […] » [L 96]. Mais il faut surtout observer les chapitres d’ouverture et de fin, clés de compréhension du roman, et l’utilisation dans chacun d’eux des trois arbres que sont le flamboyant, le prunier moubin et le fromager. Burton souligne la valeur « signalétique » 5 de ceux-ci : selon lui, ils servent de points de repère pour les personnages qui cherchent un ancrage dans leur pays. Bien que parfaitement pertinente, cette approche ne doit cependant pas nous conduire à négliger la fonction symbolique - voire initiatique, suggérée par leur triple présence - propre à ces arbres. Ils marquent les trois étapes que le protagoniste Thaël doit franchir pour passer du morne à la plaine. Ce faisant, il laissera derrière lui les légendes rattachées à la montagne, et dont les arbres gardent encore le souvenir. C’est là que se situe toute l’histoire obscure et non maîtrisée des marrons qui, grâce à leur « suprême-vocation du refus » [12], se sont protégés de l’aliénation esclavagiste de la plaine en s’enfuyant dans les mornes. Descendre vers la ville revient à quitter ce monde de légendes, dernière attache à la racine africaine 6 , pour retrouver le monde du colon inconnu à Thaël, comme le lui signalent les arbres : « Il aperçut bientôt, dais du pont d’eau, la masse du prunier qui, à cette place, marque de jaune (c’est un prunier moubin) la limite extrême du connu » [11]. La descente du morne, qui prend des airs de grande découverte, est donc bien plus symbolique que descriptive ici, et les arbres sont là pour nous l’indiquer. En quittant les hauteurs de sa maison, le personnage « s’arrache » de la splendeur du flamboyant pour s’enfoncer dans la « boue » [11]. Le flam- 4 L, p.- 90 : « Il est comme une branche de l’arbre universel ». Voir aussi p.- 185 : « Thaël avait poussé tout seul comme un arbre dans la montagne ». 5 Burton, op.-cit., p.-116. 6 Papa Longoué est le personnage qui incarne le mieux cette attache de la montagne à l’Afrique, L, p.-220 : « Papa Longoué est mort. […] la vieille Afrique s’en va ». Un motif de la spirale glissantienne 81 boyant et la boue : le narrateur décrit l’arbre « comme l’argile de l’espace, le lieu où les rêves épars dans l’air se sont rencontrés » [11]. Il est ce lieu d’unité qui concentre dans sa flamboyance les rêves d’une racine commune, d’une unité nationale nécessaire pour s’affirmer face au colon. Car en descendant, Thaël fait fonction de passeur entre deux lieux, deux pôles, deux peuples, celui des marrons et celui des esclaves, qu’il cherche à unifier. Les arbres sont là pour figurer le rêve d’unification face à un colon envahisseur et aliénant. La Lézarde est bel et bien le récit d’une quête d’unité, le flamboyant se faisant le symbole du rêve d’une terre solidifiée, boue rendue argile. Les arbres à racine unique de l’incipit symbolisent donc l’unité, la splendeur limpide des montagnes, opposées à l’aliénation, aux misères de la plaine : Et Thaël, comparant cette monotonie, ce pont plat, et l’usine, aux détours de sa première route, aux trois arbres qui en avaient marqué les étapes (flamboyant, prunier moubin, fromager : l’arbre de gloire, l’arbre des misères, l’arbre des contes - rouge, jaune pâle, gris lointain), confrontant cette banalité présente et la splendeur du souvenir, Thaël pensa qu’à la fin il avait quitté la légende, qu’il était entré, oui, dans les espaces ingrats du quotidien, qu’il allait apprendre non pas la démesure de la souffrance, mais enfin la rigueur des misères communes. [72] Il se trouve que le flamboyant est l’arbre avec lequel s’ouvre le récit mais aussi celui sur lequel il se clôt. Lorsqu’il remonte chez lui accompagné de Valérie c’est le même arbre qui attend Thaël : L’arbre apparaissait sur un fond de verdure plus pâle et sur un écran de ciel : si bien qu’autour de lui la nuit semblait plus claire et qu’ainsi on pouvait (phénomène d’abord incroyable dans une telle noirceur) distinguer l’éclat de sa moisson de fleurs, dont le soleil ferait demain une flamme.-[247] Halo dans la nuit, le flamboyant est témoin lumineux dans ce trou noir qu’est l’origine des Martiniquais. Mais l’intérêt de ces lignes réside surtout dans les mots « éclat » et « flamme », les deux termes reprenant les titres de la première et de la dernière partie du roman 7 . Conventionnellement, un éclat voué à devenir flamme dès le lendemain devrait symboliser l’énergie positive qui anime les idées politiques des jeunes gens de la première partie. Pourtant, ce retour de la flamme marque plutôt ici une relativisation de la victoire électorale racontée dans la troisième partie : symbole du désir 7 « La flamme », p.-9-83 et « L’éclat », p.-233-251. 82 Célien Kottelat d’un « pays » martiniquais, cette flamme 8 devra sans cesse être réalimentée, rallumée dans l’esprit du peuple. Cette victoire n’est donc pas réellement satisfaisante puisque le vrai problème identitaire des Martiniquais demeure non résolu. La quête est sans cesse à recommencer. Thaël, dans son dernier discours, le dit d’ailleurs au cadavre de Valérie : « Combien c’est mentir que de croire que nous avons tout fini. Nous commençons à peine » [250]. Le flamboyant renferme en lui cette origine qui s’échappe constamment 9 , et qui semble empêcher la création d’une identité commune. A priori rassurant 10 , l’arbre cache, en réalité, une forme d’inquiétude ; le paradoxe trouve son expression culminante dans l’épisode des chiens qui tueront Valérie. Abrités par les racines de l’arbre, ceux-ci rejouent le drame de la chasse aux marrons telle qu’elle était pratiquée par les colons. Revenir vers le flamboyant, vers l’origine, c’est se risquer au souvenir douloureux de la Traite. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les chiens dorment « entre les racines », « le léger tapis rouge sur la terre noire » étant « leur vraie demeure » [248] : retrouver ses racines africaines, pour un Martiniquais, c’est retrouver, au comble de la violence, le sang des ancêtres 11 . La tentative de concilier le haut et le bas, de trouver l’unité symbolisée par les arbres se solde donc par un échec ; Valérie n’a pas « vu le ciel au-dessus du fromager ni l’eau sous le prunier moubin, elle ne vit pas la terre noire au pied du flamboyant » [248]. À l’image de Valérie, les Martiniquais ne parviennent pas à s’enraciner dans cette terre qui n’est pas vraiment la leur. L’unification signalée par les arbres n’est pas atteinte et demeure un rêve splendide. La prétendue victoire des élections ne fait que rappeler aux Antillais qu’ils sont bloqués entre leur passé muet et l’avenir incertain : la béance de l’origine n’est pas résolue. Intimement lié à l’arbre, le problème de la racine intervient dans les délibérations des jeunes gens : « Thaël a trouvé la terre, c’est déjà un paysan. 8 C’est le personnage de Mathieu qui représente le mieux cette flamme, L, p.-27 : « Oui, cette passion, ce désir de percer tout horizon possible, de dépasser le temps ! […] Ne faut-il pas, avant d’aimer, brûler cette fièvre en nous ? ». Puis, il semble même être comparé à une flamme lors des délibérations, L, p.-66, « Il veut aider Mathieu, personne ne peut aider personne : c’est le tumulte, c’est la voix sauvage, c’est la flamme […] ». 9 On touche ici à la dimension prospective de l’origine chez Glissant. 10 L, p.-248 : « Pour lui, l’arbre était plus que la maison : était le foyer où brûlait la vie d’en haut. […] Oui le flamboyant était le toit par excellence ». 11 L, p.-240 : -« Le lieu, dit Thaël. Et nous l’avons découvert. Nous pouvons dire qu’il est à nous. Hier, il a eu le sang de nos pères, aujourd’hui il a notre voix ». Avant que la fin tragique ne le ramène à la réalité, Thaël est ici dans l’illusion de la victoire politique. Un motif de la spirale glissantienne 83 Il a raison, nous trouverons la racine » [66]. Or, après la victoire des élections, le narrateur s’interroge sur cette racine devenue parole : Le lieu. La cuve, la chaudière ; et l’ébullition ! Oui, la mer qui bout et les îles qui sont l’écume de la mer. La terre qui est un seul rire, un seul jour dans les jours, une naissance. Un cri d’abord noué, obscur, et qui bientôt s’éclaire et sème. J’ai entendu cette parole, et elle était en moi fichée : c’était une racine. J’ai connu Mathieu et Thaël, et tous leurs amis : et ils furent mes frères, ils furent mes tuteurs dans la montée vers le monde et la vérité. J’ai connu Valérie, et voici, il y a en moi cette racine que je tente d’arracher, mais son attache est plus puissante et mes forces me trahissent. Quand j’aurai pris mes mains sur le corps rugueux, quand j’aurai tiré avec le poids irrésistible ; quand le souvenir sera tranquille et fort, éparpillé en mots, et riche de saveurs : alors le lieu pour moi aura paru, dans la précise qualité qui est la sienne ; et toutes les misères dont aucun bilan n’épuisera le compte, et toutes les beautés que voici décimées par la nécessité de combattre et de naître, tout cela paraîtra sur la grève du vaste monde, comme un feuillage qui sur sa sève tire doucement ; comme un banyan qui entoure la mer selon le vœu multiple de ses branches.-[204] Ce passage, en filant la métaphore de l’arbre, évoque bien la difficulté de remonter jusqu’à la racine. En même temps, cette dernière représente le passage obligé pour pouvoir s’élever et s’ouvrir au monde comme un arbre. En comparant cette racine à une parole, le narrateur exprime le besoin de s’ancrer par le langage et non par une prétendue victoire politique. Pour créer une identité commune, les Martiniquais doivent trouver leur langage. Burton utilise la racine pour montrer qu’à la fin de La Lézarde, l’image traditionnelle et négritudiniste de l’arbre est dépassée 12 . S’il utilise bel et bien des arbres uniques - à l’instar du Kaïlcédrat de Césaire 13 - Glissant semble vouloir, à ce stade précoce, figurer déjà la difficulté que la racine implique face à la complexité du problème identitaire 14 . Mais ce problème est également perceptible dans la symbolisation du flamboyant et le paradoxal recommencement imposé par la flamme qu’il rallume chaque jour. D’apparence cyclique, le retour vers le flamboyant de la fin marque en fait déjà un mouvement de spirale, avec la nuance qui le caractérisera dans les romans ultérieurs. 12 Burton, op.-cit., p.-116-119. 13 Césaire, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1983, p. 47 : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale/ elle plonge dans la chair rouge du sol/ elle plonge dans la chair ardente du ciel/ elle troue l’accablement opaque de sa droite patience/ Eia pour le Kaïlcédrat royal ! ». 14 La racine est déjà marquée par la « prolifération » dans La Lézarde, p.-136. 84 Célien Kottelat Mahagony agit comme une sorte d’anagramme simplifiée de « mahogani », espèce américaine d’acajou présente en Martinique. Le titre résume à lui seul une part importante de la problématique de l’arbre. Contraction des noms des trois marrons de l’histoire (Gani, Maho et Mani), le mot « mahogani » scelle encore une fois la figure de l’arbre à la figure du rebelle qui a refusé la domination et conservé sa racine africaine. L’inversion des deux lettres « a » et « o » nous suggère également, à nous lecteurs, de changer notre perception de l’arbre, de l’arbre unique, devrions-nous préciser. Ce détournement fait enfin apparaître le mot « agony », la pensée de l’arbre unique s’infléchissant clairement vers la souffrance aiguë de l’absence d’origine. Glissant semble faire ici le même constat que Deleuze et Guattari : Nous sommes fatigués de l’arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres, aux racines ni aux radicelles, nous en avons trop souffert. Toute la culture arborescente est fondée sur eux, de la biologie à la linguistique. Au contraire, rien n’est beau, rien n’est amoureux, rien n’est politique, sauf les tiges souterraines et les racines aériennes, l’adventice et le rhizome. 15 Comme dans La Lézarde, c’est autour des arbres que le narrateur (Mathieu) décide de commencer l’enroulement de son récit. À nouveau, on en met en scène toute l’ambiguïté, eux qui pratiquent « dans leur grand âge de profonds mélanges de bonheur et de calamités » [Mh 13]. L’arbre est donc encore une fois celui qui rassure mais qui blesse en même temps par son impénétrabilité : Un arbre est tout un pays, et si nous demandons quel est ce pays, aussitôt nous plongeons à l’obscur indéracinable du temps, que nous peinons à débroussailler, nous blessant aux branches, gardant sur nos jambes et nos bras des cicatrices ineffaçables.-[13] Si la problématique que le flamboyant avait permis de soulever ré-émerge ici, la splendeur de l’arbre unique ne s’accompagne plus seulement de voisins comme le prunier moubin ou le fromager 16 , mais également d’ébéniers. À partir de là, deux mondes bien distincts vont se profiler : celui des ébéniers, caractérisé par un emmêlement, un « embroussaillage » 17 , et 15 Deleuze et Guattari, op.-cit., p.-24. 16 Le prunier disparaît mais le fromager survient à deux reprises dans ce premier chapitre, accompagnant le mahogani comme arbre unique à la fois transparent et opaque. Mh, p.-34, par exemple : « Le fromager me ramena au mahogani, à sa simplicité sans leurre, mais rétive ». 17 Mh, p.-17-20 : « Les ébéniers avaient éclaboussé leurs branchages et leurs racines partout […]. Derrière l’embroussaillage des ébéniers […]. Et quoiqu’on pût donc, d’un même point de vue, apercevoir les broussailles géantes nées des ébéniers ». Un motif de la spirale glissantienne 85 celui du mahogani, qui s’élève dans la « solitude du ciel » [20]. Le chaos, la déroute, opposés à l’unicité, à la simplicité : Alors je me raccrochais à l’arbre unique, pour me sauver par une si belle évidence. Je reprenais le texte du chroniqueur, mais il ne faisait que me rabouter à mon premier tourment et chaos comme si moi aussi je tournais dans l’espace entre les ébéniers.-[16] Les arbres deviennent ainsi le lieu d’une tension et d’une opposition entre une force d’étouffement et de recouvrement représentée par les ébéniers, et la résistance à cet étouffement, une « poussée de lumière » face aux « obscurités » [34], symbolisée par le mahogani. Mais la « si belle évidence » de cet arbre traduit surtout l’illusion d’une telle résistance : la racine unique demeure inatteignable. Dans Mahagony, l’arbre est la trace qui met en relation temporelle et spatiale les histoires qui fondent l’antillanité. Il est le Pays, car il réunit les hommes entre eux, mais un pays insaisissable, opaque, « rétif », comme le dit Mathieu. Le problème de l’arbre n’est donc pas encore réglé, à ce stade, même si le narrateur a conscience qu’il contient la solution pour s’ouvrir au monde : « Le bord du monde est là, il n’est que de le toucher en avançant la main comme une feuille » [35]. Mahagony est déjà une sorte de pré-réflexion, une « prescience », à la Relation et au Tout-monde, annoncé par le titre de la troisième partie 18 . L’image simpliste et illusoire de l’arbre est intégrée dans une symbolique complexe, qui tente de traduire au mieux la réalité du monde. Ce mouvement trouve son apogée dans Tout-monde, la notion de rhizome marquant enfin l’accord entre enracinement et ouverture au monde - ce que Glissant appelle l’- « errance enracinée » 19 . L’arbre unique est ici définitivement abandonné pour laisser place au banian et au figuiermaudit. À l’ouverture de « Banians » et des arbres rhizomatiques répond la mangrove du dernier chapitre de la première partie de Tout-monde 20 . En effet, l’arbre ne suffit plus pour figurer le pays martiniquais, désormais comparé à une mangrove, lieu de réunion de la mer, de l’eau, de la terre, des arbres et des végétaux, ou microcosme martiniquais réunissant passé et présent, bref : un « Tout », une mise en abyme du roman lui-même. On apprend d’ailleurs à la fin de cette errance dans la mangrove que « c’est tout ce qui 18 Mh, « Le Tout-Monde », p.-167-252. Sur cette prescience du Tout-Monde, Mathieu Béluse dit- de manière éloquente à la toute fin du roman, Mh, p.- 252 : « Nous méditons ensemble ce mahogani, multiplié en tant d’arbres dans tant de pays du monde ». L’arbre est une piste à suivre vers le Tout-Monde. 19 Glissant, Édouard, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-49. 20 Tm, p.-255-271. 86 Célien Kottelat restait du détroit de la Lézarde » [Tm 270]. Ce delta qui fascinait dans le premier roman, parce qu’il symbolisait l’ouverture vers le monde 21 , connaît dans Tout-monde une fin équivoque. La mangrove subit désormais les effets néfastes et uniformisateurs de l’ouverture vers le monde dont le bétonnage du « grand quimbois du management » [267] concrétise la portée. Même si l’identité rhizomatique s’accomplit dans la mangle du Tout-monde 22 , Glissant met en garde contre le nouveau danger de la mondialisation qui menace les singularités identitaires. L’évolution de ces figures arborescentes se trace donc de manière assez mouvementée et nous n’avons procédé ici qu’à une ébauche de la question. L’on peut, malgré tout, admettre l’idée d’une évolution, en renonçant à la percevoir dans un sens linéaire, comme une métamorphose complète, un changement total de la figuration du motif des premiers aux derniers romans, pour se tourner plutôt vers ce qu’il conviendrait d’entrevoir comme une spiralisation du motif de l’arbre. En effet, déjà dans La Lézarde, les emmêlements rhizomatiques se présentent face à la problématique de l’arbre à la manière d’une « prescience », pour reprendre un terme qu’affectionne Glissant. Le rhizome, sans être nommé, est déjà invoqué lorsque Thaël a l’impression d’être « une branche de l’arbre universel qui a proliféré là » [L 90]. Ou encore, dans ce long passage cité plus haut où nous retrouvons le « banyan » comme figure totémique d’ouverture au monde, « selon le vœu multiple de ses branches » [L 204]. Ce passage contient aussi - et déjà - l’ébullition que l’on retrouvera dans la mangrove du Tout-monde. Mahagony, nous l’avons vu, témoigne également d’une réflexion qui annonce par bien des aspects la Relation. L’arbre y apparaît comme ce motif autour duquel le narrateur doit tourner pour tenter d’en démêler les secrets : « L’être même du vieil arbre se dérobe, tant qu’on n’a pas tenté de faire le tour, de reprendre par quelque bout d’écorce et de reconstituer l’entière mâture. Ce que j’entreprends ici » [Mh 14], annonce Mathieu dans l’incipit du roman. Tout comme Thaël qui, en revenant vers le flamboyant, en avait découvert les revers, l’auteur revient à la figure de l’arbre, il tourne autour de son tronc, creuse autour de son mystère et affûte progressivement sa perception. Glissant lui-même mentionne souvent cette esthétique baroque 21 L, p.- 216 : « la barre resplendissante ». Sur la symbolique de la barre, voir Dash, Michael, « Ile Rocher/ Ile Mangrove. Éléments d’une pensée archipélique dans l’œuvre d’Édouard Glissant », in Chevrier, Jacques (Textes réunis par), Poétiques d’Édouard Glissant, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1998, p.-19. 22 De manière parlante, la Lézarde est comparée à une « petite branche du rhizome » dans Tout-monde, p.-68. Un motif de la spirale glissantienne 87 de la spirale - que Deleuze métaphorise en « pli » 23 - par exemple lorsqu’il envisage sa Poétique de la Relation-comme « l’écho recomposé, ou la redite en spirale » 24 de son Discours antillais et de L’Intention poétique. Une répétition qui accueille à chaque fois une « imperceptible déviance qui fait avancer » 25 . Plus que jamais la figure de l’arbre participe activement à cette « redite », que le fromager incarne par la forme même de ses racines : Au sortir de ce bourg […] se dressait, à l’amorce d’une montée qui menait à Pays-Mêlés, un fromager. Ce géant pousse ses racines hors de terre avec une puissance en spirale et comme une rondeur qui donne le vertige. Son surgissement est aussi éperdu que nos mémoires rétives.-[Mh 14] L’écrivain est semblable au fromager - « l’arbre des contes », comme le précise le narrateur de La Lézarde - qui s’offre en symbole de l’enroulement du récit tel que l’opèrent les conteurs antillais. Madou établit un parallèle entre l’emmêlement des arbres et l’opacité de l’écriture de Mathieu dans Mahagony 26 : le style en spirale figure cette dialectique entre transparence et opacité, entre arbre unique et broussailles. Outre ces considérations stylistiques, il s’agit pour nous de montrer combien la symbolique de l’arbre participe à une véritable démarche heuristique de compréhension du monde et ceci dès La Lézarde. Dans les romans d’avant la Poétique de la Relation, l’arbre est donc une image explorée qui contient déjà, ici ou là, les germes d’un rhizome qu’elle accueillera définitivement dans Tout-monde. Un élément du paysage que Glissant a utilisé comme repère, fil rouge et symbole pour l’élaboration de sa vision inédite de notre monde. 23 Deleuze, Gilles. Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, « Critique », 1988, p.-5 : « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. […] Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini ». 24 Poétique de la Relation, p.-28. 25 Glissant, Édouard. « Paysage », texte inédit présenté dans Biondi, Carminella et Pessini, Elena, Rêver le monde écrire le monde. Théorie et narrations d’Édouard Glissant, Bologne, CLUEB, 2004, p.-132. 26 Madou, Jean-Pol, Édouard Glissant : de mémoire d’arbres, Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 94-96. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Dire le monde : (re)penser la littérature Glissant, mondialisation et littérature Romuald Fonkoua Université Paris-Sorbonne Dans ses écrits, Édouard Glissant s’inquiète des conséquences de l’avènement du « nouveau monde » issu des découvertes, des esclavages et des colonisations. Chez ces peuples qui font une entrée remarquée sur la scène de l’histoire (mondiale) - pour reprendre l’expression du poète martiniquais Aimé Césaire -, au cours du XX e siècle, dire le monde consiste tout autant à penser une nouvelle politique qu’à inventer une littérature. 1 Le dire du monde est inséparable de la lettre de sa fabrique ou d’une réflexion sur la nature et le statut de celle-ci. La création littéraire s’accompagne d’un discours constant sur la littérature. On a déjà montré, ailleurs, que le premier roman de Glissant était une mise en scène de l’écrivain et une interrogation sur le statut de celui-ci. 2 On a aussi montré comment « rhétorique » et « poétique » se redistribuaient dans l’œuvre pour résoudre- le problème de la création 3 . Il faut revenir à cette ancienne et importante question sartrienne, « qu’est-ce que la littérature ? » 4 , qui préoccupe l’essayiste martiniquais depuis L’Intention poétique 5 et qui prend une autre dimension dès- lors qu’il s’agit de l’articuler aux conditions historiques de la mondialisation. La littérature et son intention Évoquant l’œuvre d’Albert Béville qui avait choisi un nom de plume, Paul Niger, en souvenir du plus long fleuve de l’Afrique de l’Ouest, Glissant 1 Sur une problématique semblable avec des implications différentes, lire Courtine-Denamy, Sylvie. Le souci du monde. Dialogue entre Hannah Arendt et quelquesuns de ses contemporains, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 1999. 2 Voir Fonkoua, Romuald. Édouard Glissant. Essai sur une mesure du monde, Paris, Champion, 2002. 3 « Édouard Glissant : poétique et littérature. Essai sur un art poétique », in Revue Littérature. Édouard Glissant et la pensée du Détour, n°-174, juin 2014, 5-17. 4 Sartre, Jean-Paul. Situations II, Qu’est-ce que la littérature ? , Paris, Gallimard, 1948. 5 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, Paris, Seuil, coll. « Pierres Vives », 1969. 90 Romuald Fonkoua constate ceci dans L’Intention poétique : « La difficulté à concevoir le littéraire fut peut-être une des données de notre « littérature » s’ébauchant ». Il ajoute, plus loin : Quand le projet littéraire est incertain - l’acte de littérature n’est pas naturel à l’être collectif qui n’est pas évident à l’être - l’effort douloureux de la conscience met en cause à la fois l’être et la littérature. Celle-ci devient impossible : étrangère.- Pour nous, fils de conteurs - de parleurs - la littérature est une tentation : fleurie chez les satisfaits, inquiète et imparfaite chez les aigus. 6 Vue du sud, c’est-à-dire de la position des vaincus de l’histoire ou des peuples découverts, une autre histoire de la rencontre des peuples et des civilisations invite à réinterroger la « planétarisation » pressentie par plusieurs philosophes, penseurs et poètes européens. Pour Glissant, l’avènement de ces mondes nouveaux implique autant une autre façon de penser le politique comme le voulait en son temps Alexis de Tocqueville, qu’une autre manière de penser la littérature et son statut. Dans le contexte de la mondialisation qui se caractérise par le déséquilibre entre les cultures, les peuples et les nations, Glissant s’intéresse à la légitimité de la littérature chez les peuples vaincus. Il rappelle que la rencontre des peuples et des civilisations révèle deux attitudes contraires mais d’égale valeur : la méconnaissance des liens au monde nouveau qui a fait son incursion dans le monde ancien - comme le disait Montaigne dans « Les Coches » 7 , et l’ignorance des conséquences de la sortie du monde traditionnel africain. (Consigner la « planétarisation » de la pensée, c’est donc avouer l’homme dans une inédite situation : en prise avec lui-même - avec sa « totalité » - pour la première fois ; conscient ou troublé de toutes les parts de lui-même qu’il avait pu - Occidental - jusque-là méjuger, voire ignorer, ou - non occidental - ignorer, subir. 8 6 Intention poétique, p.-195. 7 Montaigne. « Les coches », Les Essais, III, 6. « Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous garantit que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ? ) non moins grand, plein et fourni de membres que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c ; il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourricière et ne vivait que par les moyens qu’elle lui fournissait. Si nous concluons bien quand nous disons à la fin de notre monde, et si ce poète fait de même au sujet de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer dans la lumière quand le notre en sortira. L’univers tombera en paralysie ; l’un des deux membres sera perclus, l’autre en pleine vigueur. » 8 Intention poétique, p.-27. Dire le monde 91 Pour le Martiniquais, cette réalité nouvelle modifie l’intention poétique qui souffrait déjà d’une inefficacité (probable) de sa performance. La direction (l’intention) peut ne pas coïncider avec l’œuvre (sa réalisation). Glissant note alors que la première (l’intention) comme la seconde (la littérature) se découvrent incertaines à mesure que le monde s’élargit. Face à l’intention, l’écriture peut être un pis-aller, et l’écrivain se révéler inutile. Ainsi, pour l’écrivain, ce qu’il écrit n’est peu à peu que le brouillon de ce que désormais (là sans cesse) il va écrire. Mieux, ce qu’il écrira ne sera que l’ombre de ce qu’il devrait écrire (de ce qu’en éternité il eût été destiné à écrire, si l’éternité lui appartenait). 9 L’insatisfaction intimement liée à la création se double aussi de l’écart qui sépare désormais l’œuvre réalisée de l’intention qui l’a conduite. À mesure que l’être s’approche de la réalisation de l’intention, remarquet-il encore, il découvre que cette réalité créée n’est pas à proprement parler- celle qu’il avait ambitionnée, et que la vérité de l’intention mûrissait moins dans la conscience intentionnelle que dans la masse inconsciente de données sous-tendues par l’intention. L’œuvre qui réalise son propos dévoile un autre propos (caché) de l’auteur, et qui reste ouvert : à accomplir. L’écrivain est toujours le fantôme de l’écrivain qu’il veut être. 10 Malgré ces incertitudes sur la réalisation de l’intention par la littérature, sur le statut de l’écrivain et sur le travail de ce dernier, Glissant reconnaît que « l’écriture, comme l’Un, est un manque consenti. L’œuvre qui ne souffre pas cette absence, par-là même témoigne qu’elle est bornée ; les ouvrages de plaisance sont achevés. Cela est frappant quand l’écrivain a eu le temps […] de mener l’œuvre à sa “fin” projetée. » 11 Le paradoxe de l’écriture ici est manifeste : entre le produit fini (le livre, l’ouvrage) et l’acte qui l’accomplit (l’écriture), il y aura toujours la distance qui sépare l’œuvre de son intention. L’impuissance d’écrire, remarque-t-il, ne provient pas d’un tarissement, d’un bout de course de l’être qui a épuisé en lui les merveilles et les phantasmes, - pas davantage elle ne relève d’un désarroi (impossibilité à ordonner ou désordonner les formes) - mais, en ce qui nous concerne, d’une hésitation devant l’acte décisif, qui dans l’ordre littéraire aussi consiste à bâtir une nation. 12 9 Intention, poétique, p.-35. 10 Intention poétique, p.-35-36. 11 Intention poétique, p.-35. 12 Intention poétique, p.-185. 92 Romuald Fonkoua Il se dégage de ce constat la nécessité d’une œuvre qui fait perpétuellement retour sur elle-même ; d’une œuvre qui ne peut se construire que dans la reprise et par la répétition ; d’une œuvre qui serait l’équivalent de l’action sans être son substitut. La nécessité d’écrire ne suppose pas la fin ultime de l’écriture, et moins encore la certitude de sa réalisation définitive. Si Glissant accorde foi en la littérature et reconnaît là son utilité certaine, il reconnaît aussi les limites de son efficacité. C’est bien une approche portée par le doute qui anime Glissant et soutient son approche de la littérature. Telle qu’elle est envisagée dans L’Intention poétique, la littérature emprunte les réflexions de Sartre sur le sujet de la littérature et l’engagement. « Nous estimons, écrivait le philosophe de l’existentialisme, que l’écrivain doit s’engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte […] mais comme une volonté résolue et comme un choix, comme une totale entreprise de vivre que nous sommes chacun » 13 . Pour Glissant qui considère, à la manière de Sartre, l’acte d’écrire comme une « entreprise », la littérature « se pose avant que les œuvres qui devront la “composer” se fassent ». La littérature est « volontaire », « c’est-à-dire, qu’elle se fixe un propos » 14 , en essayant d’éviter trois écueils qui la guettent : le « parti pris, qui rapetisse et sclérose, qui va oblitérer les saveurs, dénaturer les fruits de la terre, noyer la floraison sous le flot tyrannique d’une intention trop générale s’il se trouve erronée » ; « l’erreur- qui consiste à forcer la vérité […] d’un pays, vers une totalisation d’expression, même si l’expression (c’est-à-dire la connaissance pour soi et la reconnaissance par l’autre) est désormais vitale » 15 ; la « stérilité […] qui parfois provient d’une suite trop mécanique de projets, d’une théorie trop monotone de réalisations, d’une carence de la spontanéité, ou d’une agonie du cœur ». La stérilité pourrait néanmoins être repoussée par le « flux d’une histoire hier méconnue et qui, à mesure qu’elle est dévoilée, fertilise l’être d’un flot de possibles insoupçonnés, d’espoirs neufs. 16 » Dans le second chapitre de Situations II, « Pourquoi écrire ? », Sartre pensait que « chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est “dévoilante”, c’est-à-dire que par elle “il y a” de l’être […] 17 ». Pour Glissant, la littérature se situe du côté de l’être écrivant. Elle se caractérise par la « conscience pressentie, alors qu’elle balbutie encore, si on ne considère que la réalité formelle de ce qui la constituera » ; 13 Sartre, Jean-Paul. Situations II, op.-cit., p.-84. 14 Intention, p.-186. 15 Intention, p.-186. 16 Intention, p.-187. 17 Sartre, Situations II, op.-cit., p.-89. Dire le monde 93 par l’absence de toute codification préalable, puisque celle-ci « résultera de l’effort du corps collectif que nous ne sommes pas encore » ; par sa dimension « systématique, puisqu’elle exige le travail de conscience qui en nous n’est pas (là) explicite, mais taraude. 18 » Ces trois critères ramènent la littérature à une conscience du sujet et la posent d’emblée comme un en-avant des œuvres, comme leur préface en quelque sorte ; la condition de possibilité de leur invention ; située entre la conscience d’une action à faire et la transmutation de celle-ci en un imaginaire. Il n’est pas d’intention qui résiste à la poussée de l’imaginé. Mais il n’est pas d’œuvre qui, s’élaborant, ne s’arme d’une seule inaltérable et souvent incommunicable intention. Celle-ci, à s’accomplir, aussitôt se masque ; ce centre, éclairé, s’étoile. Dans le même temps le projet, d’être diffus et bientôt diffusé, se ramasse, se fortifie. Double volée : l’imaginé déporte le propos, le propos fixe peu à peu l’imaginaire et le somme. 19 L’intention poétique prend d’autant plus d’importance et de valeur que la littérature procède des mots, de leur emprise sur l’imaginaire, et surtout de l’incertitude de leur possession ou de leur maîtrise par ceux qui ont subi l’histoire. Faire appel à l’intention poétique est une manière pour Glissant de se dégager précisément de la gangue de la langue française et de sa sujétion. On comprend alors la multiplicité des précautions oratoires qui parcourent l’essai et précèdent l’œuvre. Les unes portent sur la nature du langage qui doit être forgé dans la langue et par l’écrit. Je bâtis à roches mon langage. J’écris certes, au sentiment de je ne sais quel scribe, comme un instituteur de Fort-de-France (ou peut-être de Fort-Lamy ? ). Mais c’est la lettre de mon langage qui m’institue. 20 Ou encore : (Qu’importe la langue quand il faut du cri de la parole mesurer là l’implant. Dans toute langue autorisée, tu bâtiras ton langage.) 21 Les autres portent sur la justification du métier d’écrivain ; de laboureur du verbe : Nous voici quelques-uns, seuls, à l’avancée exaspérée du mot. Tremblants de l’énorme privilège de notre limité savoir. Nous appelons la nation future et déjà ne pouvons respirer qu’avec elle. Car elle n’est pas seulement État, elle est pour nous Poétique de l’être qui se trouve. 22 18 Intention, p.-193. 19 Intention, p.-35. 20 Intention, p.-50. 21 Intention, p.-45. 22 Intention, p.-51. 94 Romuald Fonkoua La littérature se donne à voir ici comme une action, plus qu’un simple agrégat de mots, le signe de l’éveil d’une conscience. Nouveau monde, nouvelle littérature, nouvelle esthétique ? Après ses propositions sur l’intention qui lui ont permis de régler la perception de la littérature et de légitimer (entre autres) sa pratique, Glissant va se pencher sur la question plus générale de l’esthétique en littérature. Reprenant dans Une autre région du monde le constat établi déjà dans L’Intention poétique sur l’écriture-monde, il pense, d’abord, que le monde est désormais fait de Relation. Contrairement à la division qui s’était jusqu’ici opérée dans sa perception (monde des vainqueurs VS monde des vaincus), le monde se présente sous la forme d’un chaos où les questions esthétiques se posent différemment. Entrer en monde, c’est aussi bien y demeurer qu’y dévirer, y dériver. Les points d’ancrage et les points de flottaison ne s’y distinguent que par le choix des poétiques ou par le laisser-faire (ce refus d’assigner des rôles) propre aux philosophies, et du moins quand ces points ne sont pas imposés par les terribles assauts de la misère des peuples et de leur extermination. Le monde est Tout-monde, d’abord, par la distension et le détail de ses situées et de ses dévirées. Pour chacun, c’est la leçon qui s’illumine là (ici) : de son détail, c’est-à-dire, de ses poétiques, aux détails de tous, où se dessinent des politiques. Le politique est l’accord révélé du détail dépouillé à la totalité ouverte, sans qu’il faille pousser aux crimes des idéologies généralisantes. 23 Il pense ensuite que dans ces conditions, « nous […] ne figurons jamais le monde comme un tableau ni comme une représentation. 24 » Il précise enfin ceci dans Philosophie de la Relation. Poésie en étendue. Les littératures (les arts), qui disent le monde ne sauraient être ramenées à des séries d’illustrations, de tendances ou de particularités qui, à des moments annoncés à point, auraient poussé jusqu’à être généralisées ou sublimées : les littératures ne fluent pas uniformément, ni de manière consécutive, elle sont de rupture, d’inspirations bouillonnantes, de contestations et d’inventions tout à fait imprévisibles, c’est-à-dire que leurs intentions divergent, et que ces divergences ne naissent pas des tensions de généralités (qui eussent mené à universel) : mais plutôt des confirmations d’écart, relationnel (qui porteraient à diversités), même là où ces littératures s’alentissent encore en identités fermées, dans les 23 Philosophie de la relation, poésie en étendue, p.-39. 24 Une nouvelle région du monde. Esthétique I, Gallimard, 2006, p.-33-34. Dire le monde 95 langues et les formes dont elles ont usé, qui s’en trouvent maintenant détournées du monde. 25 L’intention justifiait la préséance de la littérature. Ici, on a affaire à ce qu’il appelle une « prédiction d’esthétique » et qu’il redéfinit ainsi dans Une nouvelle région du monde. Esthétique I : Une esthétique, c’est le pouvoir d’être égaré par des roches et des terres et des eaux et des écumes en forme d’interrogation et d’exclamation, ou plutôt la suspension infinie que fait cet égarement quand il s’accroche aux mots fous et aux matières sereines de l’art, ou peut-être un cri encore une fois, toute cette esthétique, toutes ces esthétiques, que vous ne distinguez pas les unes des autres, dont vous ne voyez pas les géographies répandues autour de tant de mers, c’est le cri qui prend l’air encore une fois à partir de nos étincelles de brousse, et avec des lianes bleuies et des algues en arc-en-ciel, et toujours sur de tels lieux, avancés dans l’infini, les cris tombent en emmêlements et recommencent des chaos. 26 Cette proposition renouvelle « l’esthétique du divers » qu’il avait conçue précédemment à partir d’une relecture de l’essai de Victor Segalen. L’esthétique relève de cette « inouïe diversité des leçons de l’art dans le monde ». 27 La diversité pour nous est la façon unique et innombrable de figurer le monde et de rallier ses peuplants, sa multiplicité est le principe en effet de son unité. De l’infinité de ses lieux du monde, jadis les humanités ont cherché d’une infinité de manières, à retrouver la liaison magnétique. Et aujourd’hui, lire et invoquer et imiter et vivre et représenter et deviner, et partir et demeurer, se rejoignent ici et partout ailleurs, et nous avions franchi le gouffre, sous les augures des mêmes arts épars et convergents et démultipliés de ces mêmes humanités, nous ne discernons pas encore par quelle grâce cela s’est fait, ni pour quels dépassements. Ce serait à coup sûr l’engagement d’une esthétique nouvelle, celle peut-être de l’autre région du monde que voici là, tout ici. 28 Cette diversité est « la matrice-motrice du chaos-monde » 29 . Les « littératures de la Relation » s’opposent aux « littératures de l’universel ou de l’unique ». Elles « expriment l’intuition que cette multiplicité est d’abord un champ d’agrégation (et non de ralliement mais de frottement), (le frottement revient à la lettre, qui est littérature), de tous les arts. Nous proposons, à ceux que tant d’indéchiffrable inquiète, que ce sont là les rudes pas, c’est- 25 Philosophie de la relation, poésie en étendue, p.-39. 26 Une Nouvelle région du monde, p.-17. 27 Une Nouvelle région du monde, p.-36. 28 Une Nouvelle région du monde, p.-36-37. 29 Une Nouvelle région du monde, p.-63. 96 Romuald Fonkoua à-dire les cheminaisons premières, de la Poétique de la Relation. » 30 Si les littératures de la Relation « rompent contre » l’universel, 31 elles « rompent aussi désormais “avec” lui ». 32 Tout se passe comme si la poussée de la relation, implacable, apaisait Glissant face à l’évolution des mondes et le rendait confiant en l’avenir des rencontres imprévisibles. Il se réalise alors que la relation n’a pas de morale, elle crée des poétiques et elle engendre des magnétismes entre les différents. Pour la première fois de leur histoire les humanités sont seules face à cette présence : de devoir susciter d’elles-mêmes, de leurs éthiques, et plus communément de leurs morales, sans le providentiel recours de pouvoir les conduire d’abord, ou de pouvoir les déduire d’à travers les barèmes d’histoires que ces mêmes humanités se seraient racontées (la « morale » d’une histoire), ou de fictions qu’elles auraient bâties autour de leurs conceptions systématiques du monde et de la vision de leur propre nature, et cela tout uniment dans le but d’introduire ou de légitimer ces éthiques ou, chaque jour, ces morales. 33 En déplaçant le propos de la littérature vers l’art et vers la diversité, Glissant recentre sa préoccupation vers la beauté. Celle-ci est « tout à la fois le reflet, le signe dans l’œuvre, et l’intuition, la prémonition en nous, de cette tractation d’une différence qui s’est confirmée en s’ouvrant au probable et de cette attraction d’une différence qui se dépassera en s’offrant de la même sorte, la tractation tourne en attraction, c’est le grand cirque du monde, et l’Être, nous l’avons deviné et répété, est tout de suite la connaissance et la reconnaissance absolues de leur rencontre […] Oui la beauté est à ce rendezvous. » 34 Glissant essaie d’éviter surtout les ambiguïtés de la représentation et de la fiction en littérature, ou, plus exactement, les significations que l’histoire a accordée à leurs spécificités. La leçon de ces entassements et de ces alchimies, très repérables dans les histoires de ces humanités, est que la beauté est le réceptacle secret de toutes les différences, et qu’elle les annonce à qui veut savoir. Elle leur consacre la tension qui dans toute œuvre, ou dans tout donné du monde, élu par nous, la manifeste. Celui ainsi qui a conçu l’œuvre des différences concevra aussitôt les œuvres de l’art, ou du moins une partie de leurs finalités incertaines. 35 30 Philosophie de la relation, p.-40. 31 Philosophie de la relation, p.-42. 32 Philosophie de la relation, p.-43. 33 Philosophie de la relation, p.-73. 34 Une Nouvelle région du monde, p.-45-46. 35 Une Nouvelle région du monde, p.-60. Dire le monde 97 Cette situation nouvelle modifie en profondeur le sens qu’il accordait jusqu’ici au mot « littérature ». Du singulier, celui-ci devient pluriel.- Il désigne désormais non plus ce qui précède et donne corps aux œuvres, mais une généralité des arts. L’esthétique, ainsi autonome, augure d’une éthique, pousse à définir les conduites morales, et d’autre part nous met à même de façonner les achèvements de l’art, marqueurs et témoins des entracements du monde (raison pour laquelle nous disons tout court littératures pour désigner ces arts, terme générique), sans que ces deux interférences-là, morale et artistique, dont les temps sont si obscurément contemporains, se déduisent ni même se recommandent l’une de l’autre. 36 Dans cette défense et illustration des littératures comme beauté, Glissant prend garde de la confondre au beau. Celui-ci est le « spectacle » de l’autre. Par essence « universalisant », il est une « sécrétion du système », un « dérèglement », un « figement » de la beauté. Cette dernière est le « lieu commun des rencontres et des différences ». 37 Poésie et mondialisation Face aux ambiguïtés de la représentation, de la fiction, des langues, des identités, face au caractère sans cesse changeant des mondes, la poésie, le poème apparaissent tout au long de l’histoire comme les seules constantes. Plus que l’épique auquel il pourrait être comparé, la poème tire sa force de son adéquation aux caractères de la poétique prônée par Glissant. Les poétiques relatent, elles ne racontent pas, elles disent. La Relation se renforce quand elle (se) dit. Ce qu’elle relate, de soi-même et par soi-même, n’est pas une histoire (l’histoire), mais un état du monde, un état de monde. Les histoires des peuples en sont partout les reflets consécutifs. La relation n’est pas le récit, et cet état de monde n’est en rien le révélé d’une fiction. Nous tremblons à le penser […] 38 On comprend encore l’intérêt de Glissant pour ce genre lorsqu’il resitue la pratique de la littérature (des littératures) et son (leur) utilité dans la concurrence des langages. Dans L’Intention poétique, il écrivait ceci : 36 Philosophie de la relation, p.-74. 37 Philosophie de la relation, p.-77. 38 Philosophie de la relation, p.-72-73. 98 Romuald Fonkoua La poésie en son intention soutient que l’être couvre sa terre sans que gens d’ordre lui enjoignent de prouver ; qu’il s’alarme et refuse sans que le docte le décrie d’alacrité ; qu’il aille le monde par la sente ardue entre tous les langages ; - mais qu’il pèse aussi au vertige non-allé de sa densité. 39 Par sa fonction, le poème dépassait de loin la question paralysante de la langue pour permettre que s’établisse un langage autonome-chez les peuples privés d’une langue reconnue : La barrière de la langue tombe ; dans une telle fonction c’est le langage qui opère. Je choisis ou j’élis : c’est poème que là je maçonne. Chaque langage : sillon, faisceau de rapports par-dessus (et dans) les diverses langues et leurs obstacles. La poétique n’exige plus l’adéquat de la langue, mais le feu précis du langage. Autrement dit : je te parle dans ta langue et c’est dans mon langage que je te comprends. 40 Pour Glissant, « seuls les poètes […] furent à l’écoute du monde, fertilisèrent par avance. On sait le temps qu’il faut pour qu’on entende leurs voix. Seuls les poètes, répète-t-il ». 41 Contrairement à ce qui s’était énoncé jusque-là dans les manuels de vulgarisation de l’histoire littéraire en France, Glissant place sur une même chaîne poétique, Aimé Césaire et Victor Segalen, Paul Mayer et Paul Niger, Stéphane Mallarmé et Saint-John Perse, Baudelaire et Walt Whitman, Michel Leiris et André Breton, Léon-Gontran Damas et Paul Claudel, entre autres. Cette première histoire littéraire mondiale présente une autre caractéristique. L’identité de sujets est aussi une égalité de sommation. La préoccupation unique des poètes dépasse de loin les histoires individuelles de chacun d’eux. Inventer un monde là où rien n’est plus possible, forger une parole quand tout n’a été que silence, donner corps à un réel informe. Quels que soient son envergure, son lieu, son origine, la poésie est l’espace du possible. Son caractère universel se joue de toutes les marginalités, de toutes les infériorités. Glissant en avait conclu alors, on s’en souvient, qu’ils étaient « quelques-uns à l’avancée exaspérée du mot », c’est-à-dire, que les poètes forment cette minorité agissante capable par leur force créatrice d’inventer (de réinventer) le monde. L’infinie diversité s’évoque ou se raconte ou est illustrée ailleurs, mais elle ne se dit qu’au poème. Pourquoi ? Parce que la parole poétique éclate dans l’inlassable éblouissement du ressouvenir des terres qui s’effondrent, elle s’alentit aussi aux ombrages des forêts, qui font en 39 Intention, p.-34. 40 Intention, p.-53. 41 Intention, p.-42. Dire le monde 99 même temps caverne et lumière, dehors dedans. Le poème ainsi envahit la clarté de l’obscur recommençant le geste des temps premiers. Il est (il chante) le détail, et il annonce aussi la totalité. Mais c’est la totalité des différences, qui jamais n’est impérieuse. 42 En plus d’être une entreprise de légitimité de la poésie, cette entreprise critique de mondialisation de la littérature est encore une manière de justifier de la philosophie du poème. […] Nous découvrons émerveillés que la langue des philosophies est d’abord celle du poème. Les beautés ou les incertains révélés dans les poétiques se rencontrent là, aux lieux où les différences s’assemblent, se séparent, s’équivalent, pour des résultantes toujours inattendues. Les beautés des différences (des différents) sont les premiers témoins et les acteurs décidés des résistances à la nuit de l’esprit et à toute oppression. 43 La poésie et le langage du poème maintiennent vivants les êtres et les choses, les mondes des découverts et ceux des découvreurs d’hier, les mutations sans cesse opérées dans leurs évolutions historiques. La lettre du poème présente la force de ce « génie du lieu » dont parle Butor et que Glissant reprend à son compte, évoquant sa présence insidieuse dans ses propres productions discursives éparses. À quels moments, et selon quels motifs, le poème avait-il ainsi tenté de paraître derrière ces variantes, chacune de celle-ci colorée selon le génie du lieu […], où elle s’était aventurée, mais surprise aussi du ton monotone de l’ensemble de ces idées envers quoi elle s’engageait ? Peut-être est-ce là un nouveau processus d’écriture ? Comment le poème a-t-il pu figurer en poème ou en image du poème, dans cet ensemble […] ? 44 Le poème s’insinue ainsi partout et donne à Glissant l’occasion de montrer qu’il est, tout à la fois, présent et absent, pressenti et présentable, insidieux et sourd. Il est un frein au monde de l’ailleurs « qui s’imposait à suffisance » et un véritable « soulagement des malfaçons » du « monde d’ici qui hésitait à se reconnaître ». 45 Au total, on assiste dans l’œuvre de Glissant à une extension du domaine de la poésie. La lettre du poème est la forme ultime de l’éloge de la littérature, de la défense de la philosophie,-de l’éthique de la relation. Elle contient le germe et la maturité, le détail et la totalité, l’ici et l’ailleurs, l’absence et la présence. 42 Philosophie, p.-83. 43 Philosophie, p.-87-88. 44 Philosophie, p.-92. 45 Philosophie, p.-93. 100 Romuald Fonkoua Le germe : le su de la naissance, la croissance qui se voit croître. La maturité : l’outil, l’arme, l’à-propos, le moment, la liberté. Nous n’avons certes pas absolue conscience ni total pouvoir du comment ni du quand : nous forçons à débrouiller la toile où le monde nous prend. Mais nous avons conscience de la conscience : le germe se connaît et s’éprouve. 46 46 Intention, p.-43. Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Lire Glissant lire Faulkner : Digenèse de la lecture Samia Kassab-Charfi Université de Tunis « Genèse y est en mémoire, digenèse en perspective » (FM 296) 0. En seuils Écrire, c’est amasser un mystère : voilà ce que nous dit Glissant de Faulkner, dans la quatrième de couverture de Faulkner, Mississippi 1 . Le contraire même, donc, d’une élucidation. En retour, et pour ainsi dire en miroir, la lecture suivrait le trajet inverse d’une genèse : ne remontant à aucune origine, à aucune raison primitive de l’écrire, elle ne recomposerait pas de mythe fondateur explicatif. La spirale plonge alors dans des ténèbres où, pour toute pratique, s’impose un tourner autour, des détours, une « errance circulaire » (FM 276). En lisant Faulkner, Glissant a l’intuition d’une écriture qui, pour des raisons qu’il cherche tout au long de l’essai à mettre au jour, s’enroule sur elle-même. Cette intuition motive une lecture qui va sonder les plis et replis d’une poétique qui s’efforce de se frayer un chemin vers la digenèse, vers cette origine composite - « “origine” d’une nouvelle sorte » nous dit d’ailleurs Glissant -, qui définit précisément dans cet essai le concept original de « digenèse ». 1. En lisant en écrivant (Julien Gracq). Le tremblement de la lecture Dé-composer les raisons de l’écriture, les motivations d’une poétique, tel semble être le projet glissantien de Faulkner, Mississippi. Mais il ne s’agit pas tant pour Glissant, et c’est ce que nous tenterons de montrer ici, d’exalter le talent d’écrivain de Faulkner que de prouver que l’« accomplissement » de l’œuvre faulknérienne ne peut avoir lieu que « par une lecture radicalement “autre” » (FM 80), l’Autre du roman - le Noir - disant en miroir l’Autre de l’œuvre, sa part si péniblement discernable. 1 Glissant, Édouard. Faulkner, Mississippi [Stock, 1996], Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1998. Dans l’article, l’essai sera désigné au moyen de l’abréviation FM. 102 Samia Kassab-Charfi Cette tentation d’une critique que l’on pourrait qualifier de participative ne doit pas étonner chez Glissant, dont l’approche de lecteur-scrutateur des lieux de littérature emprunte souvent des entrées insolites, dédaignant de marcher dans l’empreinte solennelle pour flairer alentour l’indice d’apparence faiblement probant. Privilégiant les portes étroites, sa lecture ne scénarise pas, au sens où elle ne joue pas une scène de monstration du sens, un quelconque making-of du roman, imaginé en fantaisie lectoriale digne d’un grand écrivain. S’il nous a semblé stimulant de lire Glissant en train de lire cet essai, c’est bien parce que ce principe de lecture en abyme convient particulièrement au tourbillon glissantien, lequel requiert en renfort de sa propre énergie la stimulation de courants adjacents. Aussi relire Glissant à la lumière de sa propre lecture de Faulkner, une lecture éclairant l’autre, correspond-il pour nous à cette quête d’une intelligibilité qui ne se cantonne pas à l’évidence première de l’œuvre et de ses détails mais la désinstalle, se nourrissant d’abord de la dénormalisation de cette évidence initiale. Nous nommerons ici quelques-uns- de ces détails, qui peuvent correspondre à autant de stylèmes 2 propres à l’atmosphère stylistique et esthétique glissantienne : l’inextricable auquel se confronte Faulkner - « l’inextricable : l’héritage ethnique et en même temps la multiculture » (FM 343) - l’entour, notion capitale, à la fois politique, écologique mais aussi métaphorique au sens où elle désigne « le corps fuyant du dicible » (FM 16) et qui rappelle par ses sinuosités l’inaccessibilité du vrai, le caractère tragique de son informulable par un Faulkner qui ne fait que « rôder », demeurant désespérément à la périphérie des Noirs 3 ; la répétition enfin, en lien avec l’entassement, cette « nécessité organique » (FM 193) de l’œuvre, répétition qui acte la tentative d’enracinement d’une diction peinant à s’affirmer selon une intention différente de l’épopée, puisque celle-ci désormais « a tari » (FM 71) et que « l’écriture a vaincu le fatum » (FM 298). L’essai s’ouvre par un retour sur les lieux. Nous sommes au moment où Glissant, alors professeur à l’Université d’État de la Louisiane, amorce l’anabase faulknérienne. Le volet liminaire porte le titre d’« Errant vers Rowan Oak » (FM 11). Évidemment, Faulkner ne pouvait d’abord être envisagé par Glissant qu’en compagnie de Saint-John Perse - les « deux békés » (FM 11) tutélaires sont observés, dès la première page de l’essai. Glissant décrit la posture, le port de tête de chacun d’eux, sans les toiser. Il les médite, les « consulte », les « ausculte » (FM 12) même, dans cette contemplation pro- 2 Dans le lexique de la stylistique, le stylème est un trait caractéristique définitoire du style d’un écrivain, de son profil stylistique (Cf. Molinié, Georges. Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992). 3 « Aussi bien Faulkner, qui n’entre jamais “dans” la conscience des Noirs, se risque-t-il, dans Descends, Moïse, à rôder autour de cette conscience-ci, sans vraiment y substituer la sienne » (FM 127). Lire Glissant lire Faulkner 103 fondément questionnante. Pas de lecture sans mise en relation. Bientôt un troisième auteur rejoint le duo, Camus, qui est aux Arabes d’Algérie ce que les « deux békés » sont aux Amériques plantationnaires - Faulkner n’écrit-il pas à propos d’Albert Camus : « Nous partagions la même angoisse… ». Et de quelle angoisse pourrait-il s’agir ? […] : d’avoir à concevoir la justice et à ne pas la crier (quitte même à la séparer de la vérité) puisque ce serait contre les vôtres » (FM 92) ? Mais c’est la gestion littéraire propre à Faulkner du renoncement à l’ordre ancien du monde qui intéresse Glissant, et c’est à lire ce renoncement et ses aléas, ses atermoiements et ses accidents que l’auteur de Poétique de la relation nous invite dans l’essai. Dès la page d’ouverture, en murmure prémonitoire, se pose « l’inlâchable question de la race » (FM 11) - « Mais comment ne pas en tenir compte ? » (FM 13). Le mode d’approche glissantien- de l’œuvre est respectueux, laquelle semble avoir été conçue par « un architecte qui eût massé tout un monument autour d’un secret à connaître, mais l’indiquant et le dérobant tout ensemble » (FM 14). Ici, pas de clos à pénétrer. Le visiteur martiniquais y entre en errance, comme dans le domaine de William Faulkner, « entre Louisiane et Mississippi » (FM 17). L’accès est toujours indirect, pudique, tremblant. Assurément, on ne trouvera ici nulle image d’une quelconque « conquête » du sens, la lecture ne se vivant pas comme un triomphe au bout du chemin, car celui que Glissant imagine relève de la trace plutôt que du parcours de type colonial : « Un chemin, qui serait trace incertaine et non pas route damée » (FM 139). Toutefois cette manière d’amorcer l’abord de l’œuvre ne ressortit pas à une éthique de l’accompagnement tiède et déférent. Pour autant que l’œuvre soit tenue à distance, comme en respect de son cœur vivant, il ne s’agit pas non plus de s’en tenir à un effleurage en restant à l’in-signifiante surface des choses. Le lecteur Glissant, qui ne pratique pas le forçage, se heurte tout de même à la résistance de l’écriture, à ses cadenassages. Arriver à Rowan Oak est d’ailleurs aussi ardu que d’entrer dans Faulkner, Glissant soulignant explicitement le parallélisme des deux démarches : Comme si nous avions à traverser une épreuve avant d’accéder à ce Rowan Oak : tout de même que, pour entrer dans les significations de l’œuvre […], il fallait passer par l’épreuve de sa « difficulté », se frayer une trace, comme à l’épais d’une brousse, dans ce qu’on ne peut appeler que sa « révélation différée » (FM 20). Il faut insister ici sur cette épaisseur de brousse de l’œuvre, miroir de ce « pays toujours inventé » (FM 16). Le premier abord en est même rebutant, à la fois attirant et fermé : les « avancées » y sont « pesantes » (FM 16), et face à « l’avalanche », à la « dévalée de roches », il ne semble y avoir « aucun endroit où percer une “entrée”, de Sartoris à Absalon ! Absalon ! » (FM 16). La géographie du comté revisité offre de troublantes similitudes avec celle de l’œuvre, 104 Samia Kassab-Charfi cette dernière devenant à son tour, autant que la nature, un monument historique 4 . Mais la fascination de l’entrée tient également à ce que l’œuvre est, quelque part, la maison d’un béké. Glissant, fils de la Martinique et descendant d’esclaves nous le rappelle, ému : Quelle fascination nous avait retenus en un tel lieu, sinon l’inconsciente assurance que c’était là le théâtre encore pas mal spectaculaire d’une si énorme tragédie, dont nous portions en nous l’atteinte - nous qui n’avions de notre vie pénétré dans pas une maison de béké de Guadeloupe ou de Martinique ? (FM 26) Le projet sera ainsi de suivre les « traces hasardeuses » (FM 34) qui balisent la logique damée de l’œuvre faulknérienne, bâtie sur ce « fond de ténèbres » (FM 37) qu’est le Sud esclavagiste, cette « damnation » (mot très fortement récurrent dans l’essai) que Faulkner « cherche à dire » (FM 190), « damnation qui proviendrait de soi, qui surgirait de sa propre faute » (FM 208), tour à tour interrogeant et perdant toute prise sur ce que Glissant nomme « l’inexplicable de toute littérature » (FM 41). Faulkner ne reconstitue pas, il ne trouve pas, tout comme Glissant, visiteur marchant dans les pas de l’écrivain du Sud, ne trouve ni la tombe de Faulkner ni sa maison. C’est cette absence régnant au cœur du lieu (géographique et scriptural) qui fait énigme. Même si le projet de l’essai, nettement annoncé dès le premier volet, est d’arriver à « se représenter à soi-même, dans l’extrême pureté de l’abstraction, ce que l’écrivain William Faulkner s’est attaché, avec une si sauvage ténacité, à occulter tout en le révélant : le différé de la damnation du Sud » (FM 28), la démarche est toute d’hésitation, de divagation, parce qu’il n’est pour Glissant de lecture que tremblée : Toute cette divagation que fut notre voyage, dès ce moment où nous avons raté l’autoroute qui monte vers le nord de l’Etat du Mississippi, jusqu’à l’arrivée à Oxford où nous avons tourné sans le savoir autour de Rowan Oak, jusqu’à la fin de cette journée où nous avons erré dans ce cimetière gris et blanc, n’était-ce pas le signe même, en tout cas l’équivalent, de l’hésitation à « comprendre » qui dérive notre lecture de Faulkner alors que, déportés dans l’œuvre et transportés en même temps, nous tardons à mettre ensemble tant de vertige suggéré, tant de connaissance éparpillée, dérobée, dont chacun sait pourtant qu’il lui faudra bien à la fin faire la somme ? (FM 46) Or dans la logique de notre lecteur, ce tremblement procède de deux principes : le désordre et le Chaos, dont les liens sont affirmés dès l’épigraphe placée en exergue de l’essai et signée d’un « Anonyme du XX e siècle » : « Le 4 « Dans nos pays en proie à l’Histoire, où les histoires des peuples se joignent enfin, les ouvrages de la nature sont les vrais monuments historiques » (FM 25). Lire Glissant lire Faulkner 105 ressassement est à l’exégèse ce que le Chaos est au désordre ». En opérant cette analogie, Glissant fait valoir la dimension génératrice du ressassement, figure par laquelle le sens est pourvu, nourri. La répétition est ainsi d’emblée posée comme une action non seulement positive car pourvoyeuse, mais aussi fondatrice, motrice. Cette motricité impulsée par le « lancinement » (FM 166), motricité dont nous verrons un peu plus tard qu’elle fonctionne par diffusion et propagation, entre pleinement en relation d’équivalence avec le vivant du monde et son pré-ordonnancement, tout comme l’est le Chaos dans les théories de physique aussi bien que dans les textes de la Genèse. Mais c’est le rapport que Glissant établit entre « ressassement » et « exégèse » qui doit particulièrement retenir l’attention, dans la mesure où ce rapport institue en quelque sorte une nouvelle poétique de la Relation entre deux opérations dont le lien est, originellement, un lien de contradiction. Car en effet, si « exégèse » réfère étymologiquement à une sortie du point de Départ, à un exode interprétatif qui n’est rien d’autre qu’une ex-cursion hors du Texte initial et l’initiation d’un périple autour de Lui en vue de l’élucider, autrement dit de le soumettre à une autre lumière du sens fût-elle contradictrice, « ressassement » quant à lui correspondrait plutôt à une posture de répétition ne s’accompagnant d’aucun « déplacement ». La localisation statique habituellement inférée par la notion de ressassement semble ainsi être en conflit avec la liberté heuristique à laquelle invite l’exégèse, dans l’écart que celle-ci suggère d’accomplir relativement à l’œuvre. Or ne voilà-t-il pas que, via cette analogie, Glissant fait du ressassement un principe initiateur de l’énergie exégétique, antérieur à l’installation d’un nouvel ordre - cosmique - de lecture, désordre d’un autre type ? 2. « À portée » de lecture : où « percer une entrée » (FM 16) ? La répétition comme connaissance Ce principe énergétique contribue ainsi - et ce n’est pas le moindre de ses effets - à infiltrer au cœur de l’idée première de retour statique suggérée par l’image mentale inhérente au « ressassement » la possibilité d’un mouvement, lequel, à l’instar de celui qui secoue les cultures composites, dé-compose pour « recomposer » (FM 156). Car du coup le ressassement, par contamination avec la traîne sémantique associative de « Chaos », se met à avoir partie liée avec un incubateur, espace d’ouverture des possibles, de fécondation de ce qui, précisément, rompt avec l’idée de fixité pour regarder vers une altérité paradoxale, altérité elle-même engendrée par l’altération même de la représentation que nous nous faisons, nous lecteurs, du « ressassement », et sans doute proche de ce que Glissant nomme « le tremblement faulknérien » (FM 162), « le bougement, l’hésitation » (FM 311). 106 Samia Kassab-Charfi Cet incubateur singulier que serait le ressassement génère une autre raison « heuristique » glissantienne : pas d’accès au vivant du sens sans cette gymnastique de l’enroulement et de « l’enhalement », du battement répété si compatible avec la lecture que préconise Glissant, avançant par « traces incertaines, obstinées » (FM 197). La répétition est cette « manière d’errance circulaire dans la profération […] » (FM 276), errance qu’emprunte d’ailleurs la lecture lorsqu’elle s’attache aux détails d’une écriture qui est celle du « risque d’un dévoilement » (FM 195). L’exercice relève non pas de l’invocation oraculaire d’un hypothétique au-delà du sens mais de la reconduction d’un questionnement dérangeant, celui des « certitudes de l’édit »-(FM 276). Glissant le souligne vers la fin de l’essai : « Cette écriture concerne ceux qui mettent en question l’Histoire, qui se méfient humblement de l’orgueilleux récit, qui tâchent d’entasser, de démultiplier, de briser et de raccommoder, de mesurer et de démesurer […] » (FM 312). Comme si l’oracle, en lieu et place de proférer une énigme, se voyait mis dans une position de diction répétée, l’ineffable étant confronté à cette poétique et à cette pragmatique du lancinement, et Glissant s’amusant à transgresser les codes de la rhétorique occidentale en instituant la répétition comme valeur stylistique et heuristique hautement recommandable. Quel lien peut-on alors dégager entre cette singulière définition par analogie (ressassement/ exégèse/ / Chaos/ désordre) et la poétique de Faulkner telle que cherche à la cerner Glissant ? Dans la quatrième de couverture, Glissant souligne que l’œuvre de Faulkner « engendre sa technique » de « l’amassement d’un mystère », de l’« enroulement d’un vertige », lequel surgit d’ailleurs de la forme même de l’écriture : « La dense végétation des grands Bois », note Glissant, « est davantage signifiée dans le resserrement et la profusion de la prose de L’Ours que par aucune description formelle. […] C’est le livre tout entier qui est une brousse » (FM 216). Il ne s’agit pas d’autre chose ici que de lire en baroque, en tramant sur le canevas du texte les multiples possibilités de lister le réel, la liste étant l’« un des vecteurs de la pensée baroque » (FM 271) : L’accumulation (le listage des modes du réel) est la manière la plus familière de décrire pour tout conteur. Il entasse par ce procédé les composantes dudit réel, ou au moins les éléments dont il peut surprendre la présence. C’est une volonté d’aller en extension, ou en étendue ; de prétendre dire le vrai par entassement de données, et non par une vision fulgurante de son essence. Décrire ou présenter ce qui existe en multipliant le détail de ses constituantes revient à récuser la prétention à pénétrer d’un trait le sens des choses. La liste est un des vecteurs de la pensée baroque, et qui s’oppose à la « recherche » de la profondeur (FM 271). Lire Glissant lire Faulkner 107 Mais Glissant opère un distinguo entre accumulation et répétition. Le premier procédé est associé à ces « économies de l’oralité » (FM 275) qui diffusent, dans l’étendue et comme en réseau, l’infinie variété du réel. De fait, il est étroitement lié à la propagation, à la diffraction. Cette technique « pollénique » (FM 339) ressortit chez Glissant à une philosophie dans laquelle l’acquisition de la connaissance se fait par traces et par saisies prismatiques, à l’inverse d’une révélation : « disperser le connaissable dans l’espace, ou le rassembler en un point dont on multiplie les angles d’approche, c’est renoncer à la révélation, à la visitation par l’Esprit » (FM 274). Ce diffracté convient parfaitement à la manière faulknérienne : « Faulkner écrit en rhizome » (FM 244), constate Glissant qui lui-même, ne lit pas en révélation, mais égrène, dans l’espace ouvert de sa lecture, les détails du texte faulknérien, émiettant puis superposant les répliques, les portraits, la vaste famille des personnages de l’écrivain étasunien. Simultanément, il renonce à toute conquête appropriatrice de ce texte, à toute pénétration du cœur central, de l’« essence » et du Sens de l’œuvre : « Plus en effet on accomplit la connaissance d’un objet par l’accumulation de ses attributs ou de ses situations, moins on consent (plus on renonce) à une « essence » de cet objet » (FM 276). La répétition consiste quant à elle en « un procédé contraire, par quoi un élément isolé du réel, ou un aspect de la pensée, reviennent avec insistance dans le discours. Il s’agit d’un retour dont le rythme est la caractéristique » (FM 275). Procédé illustré par le « I have a dream » de Martin Luther King, dont le « discours a été prononcé sur le mode des homélies des pasteurs noirs des Etats-Unis » (FM 275). Définie comme un trait majeur du style et comme la scansion d’un motif essentiel, la répétition s’inscrit du point de vue de la poétique dans le pourtour imprécis de l’œuvre, de ce qu’elle entend signifier en aval - ce « difficile-à-dire » (FM 77). Du coup l’abord du sens ne peut s’amorcer sans une sérieuse prise en compte de ce « vivant » du répété, de ce lacis - labyrinthe vers le sens ? - ponctué de lancinances qui, outre qu’il donne matière et corps à l’opacité, représente pour Glissant la signifiante topographie du lieu littéraire. Dans le modèle de société esclavagiste, la répétition est un point commun fédérateur d’une série d’actions : récoltes, gestes perpétuellement reproduits du fruit cueilli, dimension temporelle éternellement tenue par les mêmes cadences de l’économie de Plantation, par les mêmes tempos de l’humain se déshumanisant dans les cases-à-nègres. C’est la course - the race - perpétuellement reconduite. Mais comment discerner un lien, s’il y en a, entre cette économie du faire et une économie de l’écrire, elle-même génératrice chez Glissant d’une économie de lecture du « tourbillon faulknérien » (FM 39), lecture d’autant plus ardue que ce tourbillon tournoie autour d’un « taire » ? S’agit-il, pour Glissant, de démêler ce qui dans les plis de la poétique faulknérienne pointe « l’impossible fondation » (FM 156), 108 Samia Kassab-Charfi c’est-à-dire cet échec radical d’une épopée glorieuse du Sud esclavagiste ? Lire n’est-il, après avoir posé « cette question tremblante de la légitimité » (FM 39), qu’advenir progressivement avec Faulkner à l’abandon de l’idée d’accomplissement sociétal, d’édification épique ? Car voilà, « l’œuvre est une méditation sur l’impossibilité de l’épique » (FM 169), le sud faulknérien souffrant de ne pouvoir faire le deuil terrible de sa légitimité. « Faulkner », nous dit Glissant, « a illustré, par ces situations extrêmes où il figure l’extrême du monde, que la tension de l’épique traditionnel, qui réordonnait toute communauté particulière autour de son exclusive, ne peut plus jouer pour nous » (FM 304). C’est donc peut-être ici que l’on peut tenter - non pas des réponses,- puisqu’« il n’y pas de réponse donnée à ces questions primordiales » et que de surcroît « elles restent questions, non explicites et non résolues » (FM 37) -, mais une élucidation plus ou moins partielle de cet obscur : lire, c’est essentiellement, après avoir tâtonné dans l’entour de l’œuvre - éprouvant les gémellarités, les lieux ambiants, les escamotages d’actes et de noms, à commencer par le Falkner qui devient Faulkner -, pressentir ce qui dans l’œuvre n’est pas dit mais hurle d’une incessante présence. Lire revient alors à montrer ce qui n’est pas dit : cela même vers quoi regarde, justement, la répétition, car répéter rend monstrueux au sens premier, étymologique, c’est-à-dire survisible, évident. Montrer quoi ? La « disharmonie généralisée » (FM 13), le couac infiniment répété, le lancinant dégoût de cette société-là, porteuse, à l’instar de Lucas Beauchamp, du rêve stérile d’être « lui-même son propre ancêtre, ne descendant que de lui-même » (FM 173). Donner voix à ce qui est silencié, traduire de la langue d’écriture à la langue de lecture le cri secret, ainsi en est-il de la muette « monstration » de l’esclavage - et comment pouvait-il en être autrement pour Glissant lecteur de Faulkner ? Il y a quelque chose de pourri, tant qu’on s’y accroche, dans l’appropriation et la colonisation, dans la Plantation et dans ce qu’elle installe alentour : l’esclavage et sa dérivée irrémissible, le métissage, fondé d’abord sur le viol. Faulkner ne le dit jamais (le criant si souvent, obscurément), parce qu’il souffre dans sa chair (dans son Sud) de le penser vraiment (FM 181). Voilà donc de quoi se nourrit le cœur battant de l’œuvre : de cette répétition qui dérègle la conception initiale, celle de l’installation donnée du monde, de son établissement. Glissant exprime ainsi cette conviction : « Quelle que soit l’attitude qu’il aura adoptée dans son rapport à l’Autre, et quelle que soit la vision globale qu’il s’en est donnée, l’écrivain n’a d’autre recours que de perturber cette vision par l’œuvre […] » (FM 13). À réception, la lecture est de fait conçue comme mesure de la relation - voire de la distance - entre le narré et l’indicible : « Faulkner a inventé comme naturellement un langage Lire Glissant lire Faulkner 109 qui en même temps assume les deux fonctions, qui décrit et en même temps cherche à dire cela qui est indicible dans la description et qui pourtant signifierait pleinement […] le décrit » (FM 190) 5 . Cet indicible, c’est en particulier l’impossible conjonction des races, les « exclusions mutuelles » (FM 245) de tout ce qui, pourtant « a géhenné sur cette même terre » (FM 264). Quoiqu’il en soit, et en dépit des « touchers de conscience » (FM 242) dont sont éclairés par moments les personnages, ces sortes d’illuminations follement éphémères, « la vérité est lointaine, inaccessible, différée de toute manière » (FM 242). Pour autant, la répétition actée dans la chair du texte faulknérien est là au service de « cette réclamation toujours avortée : l’exigence d’une Genèse, et son tragique déni » (FM 266). À l’horizon de la lecture glissantienne, l’écriture en rhizome de Faulkner esquisse tout compte fait un projet érigé envers et contre l’idéal de fondation sudiste, ce que l’on pourrait désigner comme une généalogie contrariée, en accord tacite avec la philosophie même du conte dont l’intention poétique essentielle est, en suggérant d’autres modes de création du monde 6 , de « contester […] l’absolu et le sacré de toute genèse. Ou au moins de ne pas lier une pensée de l’absolu ou du sacré à ce commencement mythique » (FM 267). Faulkner le sait, qui a lu les contes créoles de la Louisiane : Faulkner savait hautement que la parole du conte […] n’était pas celle qui est héritée d’une pensée de la Genèse, et qu’elle s’organisait au contraire selon des modes qui s’opposent et qu’il a opposés au rêve consumant de la Fondation : modes du listage et de l’accumulation, de la répétition, de la circularité, lesquels régissent le conjectural, tellement contraire à l’acte prophétique, décisif et décidé, d’une création du monde (FM 266). Ces modes stylistiques du récit se nourriront ainsi d’une joie à répéter - « Il naît un secret contentement à pratiquer la répétition » (FM 276) -, cette manière devenant l’un des nutriments du renouvellement jubilatoire de la lecture, de sa régénération par « errance circulaire ». Le procédé inclut certes chez Faulkner l’encastrement d’histoires, les interférences d’un roman à l’autre, roman dont Glissant signale qu’il « pourra être épars, décentré, démultiplié » (FM 286). Il cite à cet égard plusieurs exemples : « La structure des Invaincus ou de Descends, Moïse est aussi novatrice que celle du roman révolutionnaire type, Le Bruit et la Fureur » (FM 286). Mais là encore cette « errance circulaire » puise essentiellement son efficacité dans l’idée même 5 Les italiques sont dans le texte. 6 « Les contes créoles des Antilles, par exemple, mettent en question ou en vertige le mythe de la Création. On y voit un dieu tâtonnant s’y reprendre à plusieurs fois pour créer l’Antillais, selon le temps que ce dieu laisse dans son four cosmique la boue dont il veut faire un être : trop brûlé, ou pas assez, ou trop peu cuit » (FM 267). 110 Samia Kassab-Charfi que la vérité ne peut être contenue dans une Annonciation brutalement et magistralement unique : « la vérité ne se découvre pas ainsi […], elle est différée à l’infini de toutes les étendues envisageables […], on ne l’approche que par des saccades de dévoilement […] » (FM 312). Et si Glissant lit Faulkner au plus près des hésitations et dérades de l’écrit, il a le souci d’articuler sa lecture à l’exigence d’une intelligibilité accrue de l’histoire des humanités et du lien à l’Autre, qu’il faut endurer. 3. De « la forme déformante de l’Autre » (FM 49) à l’Autre de l’œuvre : la mesure de l’opacité « Endurer », le mot est dit. Tout l’essai est rythmé par les variations de ce leitmotiv faulknérien : « they endured » : « ils endurèrent » (FM 41) ; puis plus loin, évoquant le remarquable Appendice Compson de Faulkner - « la merveille » (FM 64) ainsi que la nomme Glissant -, le constat formulé par la « servante noire des Compson » : - « Ils enduraient » » (FM 64), et plus tard encore, à plusieurs reprises, sur tous les tons - « « They endured. » Ils enduraient. Ils endurèrent. […] ils enduraient, ils duraient dans » (FM 87). « La durée, l’en-durée » (FM 88). Assurément, Glissant prend soin de remettre l’« endurement » (FM 322), cette vertu - à moins que ce ne soit un vice, puisqu’« Ici, en Yoknapatawpha, les Noirs supportent pour que les Blancs pensent […] » (FM 235) - dans son contexte : « L’expression et l’idée d’« endurer » sont purement puritaines » (FM 322). Les deux maux, puritanisme et racisme,- sont pour lui étroitement liés : tous deux sont « ténèbres ardentes » (FM 64). Faulkner « hauturier » (FM 329), fort d’une « misogynie tranquille » (FM 331), « conservateur et rétrograde » (FM 331) n’est hélas pas en reste lorsqu’il s’agit des Noirs. Il faut pour Glissant sonder en cet « apprenti Planteur » (FM 331) l’abîme du refus de l’Autre : « Le refus de la créolisation déporte vers ce nouvel abîme : les divagations du monde sudiste et du monde entier, travaillés du même refus, du même trouble, celui de l’Autre » (FM 138). C’est à ce propos que revient de nouveau, quasiment en clôture de l’essai, l’évocation réunie des trois auteurs du début, Faulkner, Saint-John Perse, Camus. Ils ont, tous trois, la particularité d’appartenir à des « mondes-frontière » (FM 308)- et vivent conjointement « la dispute dramatique entre un humanisme nécessaire et le refus de condamner cela qui l’offusque en racisme et intolérance - c’est la position inconfortable, l’angoisse, de Faulkner, de Perse, de Camus » (FM 309) 7 . La lecture de Faulkner est clairement ici l’occasion d’un procès que Glissant fait à ce sud « mortifère » (FM 232), vicié par un « racisme animal » (FM 94) : « […] la chosification des nègres n’est pas affaire d’idéologie. Elle vient d’instinct. 7 Les italiques sont dans le texte. Lire Glissant lire Faulkner 111 Le racisme est dans les tréfonds » (FM 94). Glissant passe en revue, dans la littérature faulknérienne, les « actes de violence collective », « esquissés plutôt que décrits » (FM 233), les « scènes de lynchage » qui « sont,- dans la sèche concision de leur récit, comme des cérémonies sacrificatoires » (FM 233). Cette sauvagerie si impossible à dire est d’ailleurs ce pourquoi William Faulkner « entre silencieusement en haute et puissante schizophrénie » (FM 40), son alcoolisme étant comme l’affrontement que livre son propre corps à cet improférable auquel il lui faut pourtant s’appliquer à donner quelque forme verbale - morcelée, cachée. Ce que Glissant nomme « les tourments du retirement sur soi » (FM 49) semblent être une résultante majeure de la réticence raciale, à la fois leur raison et l’effet malheureux qui en découle, puisque, avec l’inceste, l’un des impossibles majeurs signifiés dans l’œuvre est bien ce « sang mêlé » (FM 199), inconcevable, « indésirable » (FM 49) mais pourtant si répandu : « Beaucoup de ces Noirs faulknériens, de manière surprenante, sont des produits mélangés. C’était la coutume, jamais avouée dans le Sud, mais on s’étonne que Faulkner l’ait à ce point retenue » (FM 117). Même si Faulkner dédie à sa nourrice noire, Mammy Bar, son Descends, Moïse (FM 114), la peur panique du métissage, « le refus damné de tout ce qui approcherait la mixité » (FM 305) dominent l’ensemble de son univers romanesque, dont pourtant chaque versant intègre ces mélangés. Partout dans l’œuvre court cette terreur d’un composite qui constamment menace, composite dont Faulkner pressent l’avènement comme un futur inévitable, sans le dire, sans même se permettre d’y faire allusion lors des entretiens, hors de l’œuvre : « La créolisation est cela même qui offusque Faulkner. Le mélange, le métissage, plus l’imprévu des résultantes » (FM 117). Et parce qu’il ne peut concevoir une race « métissée » (FM 119), Faulkner s’ingéniera à « invent[er] une surprenante synthèse », rêvant une étrange « race unique, noire-et-blanche » (FM 119), très commode parce qu’elle le dispense de devoir penser la rencontre, un quelconque mélange avec les Noirs, mais surtout parce qu’elle lui évite de devoir renoncer à la confortable idée d’absolu : Faulkner a besoin des Noirs comme absolu, pour conduire le questionnement de l’absolu. L’apparition (comme on dit pour les miracles) d’une race noire-et-blanche, qui accorderait deux absolus en faisant l’économie du détestable métissage, maintiendrait […] une intégralité du Sud- (FM 120). En mentionnant l’existence de certains ouvrages marquants parus au milieu du XX e siècle américain, comme « Native Son » et « Black Boy, de Richard Wright, qui dépeignaient la véritable condition des Noirs » (FM 90), Glissant signale clairement le désengagement de Faulkner, son repli stratégique : « Il a peut-être convenu- que le cri de révolte des Noirs allait de soi, mais 112 Samia Kassab-Charfi décidé aussi que ce n’était pas à lui de le reprendre à son compte » (FM 91). Toutefois ce désengagement a pour pendant un transfert que Faulkner ne peut s’empêcher d’opérer : si la Nancy Mannigoe de Requiem pour une nonne « endure », cette endurance n’est pas seulement personnelle, elle est vécue comme une rédemption par procuration, la passion de Nancy exemplifiant très paradoxalement celle du Sud … blanc : « cette personne va au bout de ce que Faulkner (dans l’œuvre) attend des Noirs : assumer l’invraisemblable déréliction des Blancs » (FM 131). C’est alors que la lecture, suivant le « courant de conscience » (FM 242) de l’écriture et non les traces documentaires du vécu sudiste dans les années 1930, revient donner sa juste place à la littérature, ou du moins à ce que celle-ci devrait être selon Glissant. Car il ne s’agit pas de tomber dans le témoignage, impasse où se serait fourvoyé Faulkner s’il avait simplement voulu se faire le héraut de valeurs progressistes et contestataires. Malgré le tragique de la situation, malgré l’évidence d’un « début de système d’apartheid » (FM 93), Glissant nous dit que Faulkner n’avait pas à prendre parti. Quelque part Glissant « endure », au bénéfice de la littérature, l’aveuglement de Faulkner. Par-delà la dénonciation attendue du « raturage-de la mémoire collective » (FM 223) des Noirs, écrire était d’abord pour lui tenter de parcourir « cette région trouble où chacun de nous dans le monde se tient menacé des atteintes d’il ne sait trop quoi d’informe et de dénaturant, qu’il pense être la forme déformante de l’Autre » (FM 49). Parcours qui est l’objet même de cette épreuve qu’est l’écriture, et bien sûr la littérature, que Glissant distingue ici clairement du témoignage : « La littérature prévaut sur le témoignage ou la prise de position, non parce qu’elle excède toute appréciation possible du réel, mais parce qu’elle en est l’approche la plus approfondie, la seule qui vaille finalement » (FM 92). Autre assomption, la lecture devient également une allégorie de la Relation, comme si elle parachevait ce que l’écriture a laissé en suspens, ou ce qu’elle s’est presque épuisée à rendre : « la solitude damnée d’un refus qui n’a pas à se dire » (FM 49). Car Glissant ne peut pas dénier à Faulkner l’opacité qu’il revendique pour lui-même. Paradoxe de cette lecture qui tout à la fois se nourrit du suspens et prend appui sur les effets échoïques instaurés-par la répétition et qui aboutissent à une plus grande signifiance : Listes d’attributs dévalant le réel, accumulations, circularités, répétitions lancinantes de lieux communs (où notre pensée, que nous avions crue originale et unique, est soudain reprise, relayée, répercutée par combien d’autres échos dans le monde, à quoi nous faisons à notre tour écho), nous entendrons pour finir que ce sont là des modes nouveaux de la connaissance […] (FM 263). Lire Glissant lire Faulkner 113 Et c’est à elle en effet, à la lecture, qu’il revient d’« avoir à nommer ensemble ceci et cela, qui ne se conviendraient pas » (FM 236), d’ajointer les possibilités d’abord impensables du sens, raboutant des extrêmes, accordant des inconciliables de l’exégèse. Car l’Autre de l’œuvre n’est pas seulement ce Noir souffrant et endurant dont l’ombre traverse de part en part le paysage des romans de Faulkner. C’est aussi l’Autre du sens convenu, un Autre à deux matrices, à l’instar du personnage faulknérien de Sam Fathers « (Avaitdeux-pères) », qui est « nègre et indien » et « peut se tenir en plusieurs endroits à la fois, chasseur chocktaw et esclave noir, selon qui le regarde et croit le « saisir », et à quel moment » (FM 110). Sans doute, en créant de tels personnages Faulkner ménage-t-il confusément une sorte d’issue dialectique, une échappée lui permettant de passer outre « l’étonnant et apparent impossible du rapport, que nous nommerions en poétique la Relation, entre ces gens, Blancs, Noirs, Indiens, pris dans la trappe de ce système » (FM 104). « Trappe » qui devient trame élaborée en tâtonnements afin d’absorber les chocs de « l’idée insoutenable que le-monde envahit le pur Pays et le chamboule » (FM 337) - créolisation « où un épique nouveau (d’ouverture et de partage) eût pu prendre naissance » (FM 330).-Or cette trame au final sauve le monde de Faulkner en le soustrayant au convenu : « Une métaphysique du vertige dérobe ce peuple faulknérien, l’absout de toute convention dite romanesque et l’amasse en dehors des normes du récit à plat » (FM 100). Glissant n’a de cesse d’ailleurs de recourir à ce mot de vertige pour qualifier le dérèglement consécutif à la confrontation avec l’Autre : « mise en vertige de la question de la filiation » (FM 69), « […] tant de vertige suggéré, tant de connaissance éparpillée, dérobée » (FM 46). Vertige qui est le point de départ de ce devenir dont Glissant dote la lecture- de Faulkner : un différé qui déplace l’horizon d’attente de la réception de l’œuvre et la décentre vers une digenèse du sens, écart magistral hors d’une lecture attendue, convenue, dont il faut désormais « souffrir la perte » (FM 68). L’analogie avec le positionnement respectif des personnages de Faulkner est ici particulièrement frappante. En attirant l’attention sur le fait que les protagonistes noirs des romans de Faulkner n’ont presque jamais de monologue intérieur, Glissant pointe l’existence d’une étrange médiation : « C’est dans la conscience des personnages blancs que les attitudes et les conduites de ces personnages noirs répercutent et se traduisent, de loin en loin, en débats de morale » (FM 98). Or c’est justement sur un principe de lecture inverse que Faulkner, Mississippi est bâti, où une œuvre d’écrivain blanc (Faulkner) en passe par le filtre de la conscience lectoriale d’un écrivain noir (Glissant). Ce faisant, en aval et comme en retour, l’œuvre même de Glissant (cet essai, en l’occurrence) s’élabore à l’aide de l’œuvre de Faulkner, laquelle fait office de Nègre hypotextuel, tout comme en amont l’œuvre de Faulkner se construit avec mais aussi malgré le Sud et sa « damnation » (FM 37). L’erratique démarche 114 Samia Kassab-Charfi de lecture - « se frayer une trace, comme à l’épais d’une brousse » (FM 20), avec ses à coups, aboutit-elle à conférer une meilleure lisibilité aux tenaces tâtonnements de ce « redoutable engouffreur d’alcool » (FM 51) que fut William Faulkner, à sa poétique paradoxale, souvent oppressive, se débattant dans et avec l’opacité des êtres ? Pour celui qui eut « l’énorme ambition » d’« élever l’œuvre loin au-dessus de sa personne » (FM 78), le projet aura au fond été celui-ci : « à toutes forces fonder en métaphysique l’obscur de la relation entre les Noirs et les Blancs » (FM 99). Glissant alors sait qu’à lire Faulkner, il s’avance à lire l’obscur de l’humain même, dans les silences des personnages et leur « opacité infranchissable » (FM 126). 4. Au bout du chemin En vérité la « bibliothèque-salle de travail » (FM 27) de la maison de Faulkner que pénètre le visiteur Glissant, devient salle de travail au sens obstétrique du mot. L’avènement de ce qui s’appelle lire est bien la tortueuse mise au jour de cet « indésirable », de cet « inexplicable » (FM 41) à quoi s’emploie l’écriture de Faulkner. À chaque étape, Glissant hésite, délibère, pressentant Faulkner non en « romancier tout-puissant », mais « en poète pythique et abyssal, titubant au gouffre de la Connaissance » (FM 137), Faulkner qui sait qu’un écrivain se doit de « tenter l’impossible » (FM 207) - ce qu’il reproche d’ailleurs à Hemingway de ne pas avoir osé faire. C’est d’ailleurs cette question de l’impossible qui est au bout du chemin de lecture de Glissant, aussi bien que de Faulkner : Il y a les possibles, ce qu’il faut faire pour continuer de vivre, pour plaire à ceux qu’on aime, pour obtenir le suffrage de ses semblables, pour aider ceux qui en ont besoin, et il y a l’impossible, dans lequel on est seul debout - sachant déjà qu’on ne pourra rien étreindre, ou si peu, de ce qui bat ainsi autour de vous. Sachant aussi que rien ne vaut si ce n’est d’essayer cela (FM 207). Le refus de concevoir l’écriture et la lecture comme des modes de la Révélation est le signe même de la formidable extension dont bénéficie la notion de digenèse chez Glissant, pour qui les « suspens d’écriture » (FM 283), les régulières répétitions dans Faulkner attestent d’une expérience du détour, non de la vérité imparable et proclamée : « Des procédés ainsi démultipliés ne mènent pas aux révélés absolus de l’alchimie d’une Genèse, ce sont les détours infinis par quoi une digenèse trame ses traces et entre dans le conjectural du monde » (FM 284). En montant son théâtre de souffrances humaines, d’échecs, de silences, Faulkner fait lever la « leçon à venir de toute digenèse à la règle déjà dictée d’une Genèse souveraine » (FM 285). Faulkner qui inspirera, en postérité, la « dense brousse de la prose » Lire Glissant lire Faulkner 115 d’Alejo Carpentier, l’« ambiguïté lourde » des personnages de William Styron, la « circularité vertigineuse » d’un Gabriel Garcia Marquez, tous en « parentage » (FM-345) avec sa magnitude, « communauté-monde » (FM 305) d’écrivains en rhizome. C atherine D elpeCh -h ellsten 34 bis, Rue du Mas Tarté F-66690 Sorède a lioCha W alD l asoWski 4, Allée Van Gogh F-59100 Roubaix B ernaDette D esorBay Tristanstrasse 15 D-14109 Berlin r aphaël l auro 90 rue de Belleville F-75020 Paris e va B aehler Rue des Bercles 1 CH-2000 Neuchâtel F lorian a lix Résidence Le Sully 3 allée de Sully F-91170 Viry Chatillon C élien k ottelat Pré d'Amédée 38 CH-1950 SION (VS) r omualD F onkoua Directeur du Centre International d’Études Francophones (CIEF) Université Paris-Sorbonne Galerie Gerson, Escalier G, 3 e étage, bureau J-327 1, rue Victor Cousin F-75230 Paris Cedex 05 s amia k assaB -C harFi 2 rue Médinat Khazrej - 2037 Nasr 2 Tunis Tunisie Les auteurs
