Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/0601
2016
411
Abonnements 1 an : € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Sommaire R aineR Z aiseR Introduction : où vont les études sur le classicisme ? . . . . . . . . . . . . . . . . 3 a lain G énetiot Modernité du classicisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 l aR Ry F. n oRman Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer . . . 29 H élène m eRlin -K ajman Classicisme : éloge intempestif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 D elpHine R eGuiG Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante . . . . . . . . . . 59 D elpHine D enis Pour un Sainte-Beuve : la littérature galante, de l’histoire littéraire à l’analyse de discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 R alpH a lbanese La Bruyère à l’École républicaine : la réception critique des Caractères (1880-1940) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 s tella s pRiet Représenter les grandes passions raciniennes : la scène de Daniel Mesguich. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 G illes D ecleRcq Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 R aineR Z aiseR « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? Mécanismes de réception du théâtre racinien au XX e -siècle . . . . . . . . . . 137 Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Introduction : où vont les études sur le classicisme ? Rainer Zaiser Pour un large public, le mot « classicisme » suscite aujourd’hui encore l’image des règles, de l’ordre, de l’homogénéité, de l’universalité, du grand. Ceci n’empêche pas que ce classicisme, prôné et propagé par l’historiographie des siècles durant, soit tombé en disgrâce dans la faveur de nombreux critiques littéraires de notre époque. Ce sont justement les valeurs conférées longtemps en termes élogieux aux œuvres classiques qui sont tombées en désuétude en nos temps postmodernes régis par les concepts de la diversité, de l’instabilité, du fragmentaire et de l’hybride. Il va de soi que ces concepts sont incompatibles avec ce que l’on est convenu de considérer comme les traits essentiels du classicisme. Mais déjà depuis la fin des années cinquante du siècle passé, des voix, quoique isolées encore, se sont exprimées à contrecourant des poncifs de l’historiographie littéraire en relevant des marques du classicisme qui vont bien au-delà de ses descripteurs habituels. Entrent ici en ligne de compte les études de E.B.O. Borgerhoff 1 , de Jules Brody 2 , de Marc Fumaroli 3 et de Roger Zuber 4 qui ont été les premiers à placer le XVII e -siècle dans un contexte poétique autre que celui décrit par René Bray sous le nom de la doctrine classique 5 . Dans l’esprit de ces études, les premières tentatives de repenser le classicisme et de le considérer au pluriel ont vu le jour lors de la dernière décennie du XX e -siècle 6 . En outre, depuis le début de ce XXI e -siècle, 1 The Freedom of French Classicism, New York, Russell & Russell, 1958. 2 Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958. 3 L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980. 4 Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e - siècle français, préface de Georges Forestier, Paris, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1997. 5 René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Hachette, 1927. 6 Voir David Lee Rubin, John D. Lyons, éds., Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews, New York, AMS Press, 1989 ; Aron Kibédi-Varga, Les poétiques du classicisme, Paris, Aux Amateurs des Livres, « Théorie et critique à l’âge classique », 1990 ; Alain Viala (dir.), Qu’est-ce qu’un classique, Littératures classiques, n°- 19, 1993 ; Georges Forestier, Jean-Pierre Néraudau, dir., Un- classicisme ou des classicismes ? Actes du colloque international organisé par le Centre de recherches 4 Rainer Zaiser les études sur la mondanité, la galanterie, l’honnêteté, la préciosité, le sublime, la grâce, le goût et la rhétorique dans la littérature du XVII e - siècle se multiplient, en ouvrant des horizons nouveaux sur un classicisme autre que celui des règles. Cette nouvelle voie qu’empruntent les études dixseptiémistes se répercute également dans l’historiographie littéraire savante de ces dernières années. C’est ainsi que Georges Forestier et Emmanuel Bury, par exemple, terminent la partie consacrée au XVII e - siècle dans le premier volume de l’ouvrage collectif La littérature française : dynamqiue et histoire par un chapitre sur les « Libertés du classicisme français : la doctrine à l’école du goût 7 ». Compte tenu de ces tendances dans la recherche récente sur le XVII e - siècle, il paraît opportun de revaloriser et de réajuster la notion de classicisme et d’explorer les acceptions qui lui sont conférées dans les débats de l’époque actuelle. Le volume que nous présentons ici rassemble des études qui font le point sur la question et montrent des perspectives qui s’offrent aux futures études sur le classicisme. Alain Génetiot souligne que le XVII e - siècle a déjà forgé avant la lettre l’idée d’un classicisme littéraire accessible à des dynamismes esthétiques, aux désordres des passions, à un humanisme mondain, à l’art d’agréer et à la modernité avant toute chose. Ces traits ont été redécouverts par la critique moderne au fur et à mesure que cette dernière s’est aperçue au cours de la deuxième moitié du XX e -siècle des limites d’un classicisme des règles et de la raison, projeté par le dix-huitième siècle sur l’âge de Louis XIV et canonisé par le XIX e dans l’enseignement scolaire qui en fait ensuite sa doxa tout au long du XX e - siècle. C’est ainsi qu’est née l’image d’un classicisme français qui fait exception dans les littératures européennes du XVII e -siècle, comme Larry Norman le signale dans son article du présent volume. Le constat de cette exception ressort notamment des travaux des romanistes allemands Hans Robert Curtius, Leo Spitzer et Erich Auerbach qui, comme Larry Norman le met en lumière, examinent le classicisme français dans une perspective transnationale en le considérant, à cause de sa rigueur esthétique, comme un phénomène isolé dans le contexte du dynamisme poétique de la littérature européenne du XVII e -siècle. Alors que Curtius juge le classicisme français hostile à toute hybridation littéraire et coupé de toute tradition renaissante et médiévale, Spitzer et Auerbach s’aperçoivent que la littérature française du XVII e - siècle n’est pas dépourvue de ces tendances dites baroques qui prédominent les littératures des autres pays européens sur les classicismes antiques et modernes, Université de Reims, 5, 6 et 7 juin 1991, Publications de l’Université de Pau, 1995. 7 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Frank Lestringant, Georges Forestier, Emmanuel Bury, La littérature française : dynamique et histoire, I, sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2007, pp.-616-670. Introduction: où vont les études sur le classicisme? 5 de l’époque. Force est de préciser ici que ce constat d’Auerbach et de Spitzer vaut également pour les œuvres littéraires et dramatiques du règne de Louis XIV. Or, si l’on contextualise le classicisme français dans le baroquisme de la littérature européenne du XVII e -siècle, comme le font Auerbach et Spitzer, il en résulte que les deux courants que l’on est convenu de considérer comme des antithèses ne sont pas exempts de convergences. À cela s’ajoute que les concepts de cette concordia discors 8 sont déjà préconçus à l’époque qui sert de modèle au classicisme des temps modernes. Sous les termes d’atticisme et d’asianisme, les études rhétoriques de la deuxième moitié du XX e - siècle ont distingué dans les res literaria de l’Antiquité un style mesuré et précis d’un style recherché et fleuri en signalant que tous les deux ont influencé la littérature de l’âge classique en France 9 . Les études dix-septiémistes de Spitzer (surtout son article sur l’effet de sourdine 10 ) et celles d’Auerbach 11 anticipent en effet la nouvelle mise en perspective du classicisme, effectuée ces dernières années par la critique littéraire et permettant désormais de rassembler sous cette dénomination non seulement la poétique rigide des règles, mais aussi la concomitance et l’alliance des styles, des genres, des esthétiques, soit qu’ils puisent dans le réservoir textuel de l’Antiquité, soit qu’ils s’avèrent innovateurs, modernes. Hélène Merlin-Kajman forme dans ce volume (p.- 51) et ailleurs 12 la notion de « classico-baroque » pour souligner que le discours littéraire du XVII e -siècle ne se scinde pas en deux mouvements contradictoires dont l’un (le classicisme) succède à l’autre (le baroque), mais qu’il tient en équilibre des tendances hétéroclites qui coexistent, se croisent, s’entremêlent, 8 Voir à propos de ses nombreuses occurrences dans la littérature française du XVII e -siècle Benoît Bolduc, Henriette Goldwyn, éds., Concordia discors. Choix de communications présentées lors du 41 e congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, New York University, 20-23 mai 2009, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°-194/ 195 », 2011, 2 vols. 9 Voir Fumaroli, L’âge de l’éloquence, op.-cit. ; Zuber, Les émerveillements de la raison, op.-cit., notamment le chapitre 5 : « Atticisme et classicisme », pp.-139-149 ; Volker Kapp, « L’apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui se moque de la rhétorique », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, Paris, PUF, 1999, pp.-707-786. 10 « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », dans Leo Spitzer, Études de style, précédé de « Leo Spitzer et la lecture stylistique » de Jean Starobinski, traduit de l’anglais et de l’allemand par Éliane Kaufholz, Alain Coulon, Michel Foucault, Paris, « Collection TEL », Gallimard, 1970, pp.-208-335. 11 Voir à ce propos mon article « Autour de quelques méthodes de la recherche dix-septiémiste en Allemagne : le style de Spitzer, la mimésis d’Auerbach et l’anthropologie négative de Stierle », XVII e -siècle, n° 254, (2012/ 1), pp.-7-27. 12 Voir Hélène Merlin-Kajman, « Un siècle classico-baroque ? », XVII e - siècle, n°- 223 (2004/ 2), pp.-163-172. 6 Rainer Zaiser divergent tout au long du XVII e - siècle. Ces modulations du discours littéraire sont ancrées selon Hélène Merlin dans la conscience du nouveau qui s’est imposée à l’individu à la suite des nouveaux acquis au seuil de la première modernité : « la nouvelle religion » dite réformée, le « Nouveau Monde », « l’astronomie nouvelle » (pp.- xx). Dans ce contexte épistémologique, qui nourrit de prime abord l’angoisse, l’insécurité et le doute face à l’inconnu, naît une littérature traitant des questions fondamentales de l’homme et donnant par là à la société de l’époque des œuvres « digne[s] de devenir un bien public » (pp.- xx), car ces œuvres s’avèrent susceptibles de réagir de façon symbolique aux problèmes existentiels des membres de cette société et de former ainsi leurs mythes identitaires. Sont donc œuvres classiques celles qui sont capables de captiver le public contemporain grâce aux questions perturbantes qu’elles soulèvent et celles qui réussissent en outre à réactualiser ces mêmes crises auprès des générations postérieures, ne fût-ce que pour stimuler ces dernières à poser de nouvelles questions résultant de leurs propres expériences de la vie. C’est justement sur ce dynamisme sémantique que sont axées les réflexions que Delphine Reguig a consacrées aux traits spécifiques des œuvres du classicisme. En analysant les articles que Roland Barthes a écrits sur cette problématique (notamment dans Plaisir aux classiques et dans ses Réflexions sur un manuel), elle constate que le maître de la sémiologie a résolument libéré les œuvres du XVII e -siècle de la « langue morte » du métadiscours tautologique de l’histoire littéraire. Sont notamment « morts » selon Barthes les lieux communs d’un classicisme répandu par les manuels et institutions scolaires, parce qu’ils ne tiennent aucunement compte de la richesse des significations émanant des œuvres littéraires du XVII e - siècle. C’est pourquoi Delphine Reguig plaide pour une redéfinition du terme « classique » d’après la proposition de Barthes qui, lui, ne rejette pas du tout ce terme, mais confère à son acception devenue creuse une nouvelle force qui, quant à elle, découle de l’œuvre et non pas d’un processus monotone de la réception. Entre dorénavant en ligne de compte la « langue vivante » du texte littéraire, encline à générer au fil des siècles des significations multiples auprès des lecteurs, car le langage littéraire parle à ces derniers, les fait réfléchir et leur fait découvrir dans l’œuvre quelque chose qui est en rapport avec eux-mêmes et le monde dans lequel ils vivent. Il en résulte que les œuvres classiques sont celles dont les signes sont suffisamment ouverts à l’interprétation autant à l’époque de leur création qu’aux siècles suivants, parce que les problèmes qu’elles abordent sont profondément humains. Et la littérature du XVII e -siècle abonde de telles œuvres. Les contributions qui suivent les articles soulignant la nécessité de réévaluer les termes de « classique » et de « classicisme » dans la critique littéraire de notre époque montrent chacune à son tour combien la récente extension Introduction: où vont les études sur le classicisme? 7 des acceptions de ces termes est utile à la compréhension du statut classique du XVII e - siècle et de ses œuvres littéraires. Avec son plaidoyer « Pour un Sainte-Beuve », Delphine Denis découvre dans les Causeries du Lundi et les Portraits littéraires un critique qui se montre déjà bien conscient du caractère hétéroclite du discours littéraire de l’âge classique, car il inclut dans ses observations sur cette époque des écrivains et des genres longtemps tenus pour des minores dans l’historiographie littéraire. La prise en considération des mémoires et des correspondances, de la littérature galante et féminine met en lumière l’intérêt porté par Sainte-Beuve non seulement au caractère littéraire de ces genres, mais aussi aux contextes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. C’est ainsi qu’il remplace la méthode positiviste de l’histoire littéraire, qui néglige en grande partie les données des textes mêmes, par une analyse du discours littéraire et de son rapport avec la société de son temps. Cette approche amène Sainte-Beuve à enrichir le champ littéraire du XVII e -siècle d’œuvres qui, à son époque, n’ont pas encore droit de cité dans la république des lettres. Ralph Albanese explore à partir des Caractères de La Bruyère les raisons pour lesquelles cet auteur est considéré dès le début du XIX e - siècle comme « un maître de style » et « un modèle de la prose classique » (p.- xx) dans l’enseignement scolaire, et figure incontournablement dans les programmes de l’École de la Troisième République. Les résultats de son étude montrent une fois de plus que la canonisation d’un auteur comme classique est plutôt favorisée par la polyvalence sémantique que par la forme esthétique de son texte. L’analyse d’un bon nombre d’histoires littéraires et de manuels scolaires en usage à l’École française entre 1880 et 1940 amène Albanese à conclure que les portraits anthropologiques du moraliste se prêtent alternativement à des interprétations d’ordre éthique, politique et chrétien. C’est dire que le succès des Caractères dans l’enseignement scolaire de la Troisième République s’explique moins par l’exemplarité du style de l’auteur que par le potentiel herméneutique de son langage. Cette disponibilité de l’ouvrage de La Bruyère à l’interprétation est particulièrement propice à sa réception dans la période en question, où, comme le signale Albanese, l’enseignement confessionnel se dispute avec « une société en voie de laïcisation » (p.-96) et les adhérents autant de l’un que de l’autre système éducatif trouvent dans les textes des Caractères les valeurs respectivement conformes à leur vision cléricale ou laïque du monde. À l’article focalisé sur La Bruyère succèdent trois contributions consacrées à la fortune qu’a connue dans la critique et sur la scène des XX e et XXI e- siècles l’auteur dramatique par excellence du classicisme français, Jean Racine. Toutes les trois études mettent en lumière que, dans le cas de Racine, il convient également d’élargir le concept du classicisme pour appréhender les données complexes de son théâtre, qui dépassent de loin 8 Rainer Zaiser les stéréotypes généralement attribués aux pièces de l’auteur. Stella Spriet fait observer que ce sont surtout les metteurs en scène de la deuxième moitié du XX e - siècle, comme Antoine Vitez, et à sa suite son élève Daniel Mesguich, qui ont libéré le théâtre de Racine de son image monolithique de « classique des classiques » (p.-100). En se concentrant sur les mises en scène, entretiens et essais de Mesguich, elle souligne que ce metteur en scène est bien susceptible de jouer les vibrations, les ruptures et les contradictions du texte racinien, de sorte qu’il met « la notion de “classicisme” … à l’épreuve de la scène contemporaine. » (p.-113) Placé sous le signe d’une « improbable rencontre », Gilles Declercq aborde « la question de la transmission de la tragédie du XVII e - siècle dans notre modernité » (p.-xx), et ce à partir d’un exemple bien concret, à savoir de la réalisation de la Phèdre racinienne par Patrice Chéreau aux Atéliers Berthier en 2003. La rencontre de « Chéreau/ Racine » paraît à première vue improbable à cause de l’écart entre l’esthétique de retenue de l’auteur ancien et l’esthétique d’ostentation du metteur en scène moderne n’hésitant pas à ensanglanter la scène pour rendre visible la cruauté de la tragédie classique. Mais cette rencontre a pourtant eu lieu. Le fait que Chéreau a visualisé le fameux récit de Théramène en présentant sur scène le corps d’Hippolyte couvert de sang semble transgresser non seulement la règle classique de la bienséance mais aussi l’effet de sourdine par lequel Leo Spitzer a voulu justifier la présentation barbare de la mort d’Hippolyte, qu’il estime atténuée chez Racine par le simple récit de cet incident, c’est-à-dire par sa limitation à la rhétorique des mots et à l’imaginaire du spectateur. Gilles Declercq révèle, par contre, que dans la tragédie classique du XVII e - siècle, l’imaginaire et la perception visuelle ne forment pas de stricts opposés, mais tendent à converger. Par conséquent, le récit d’une scène d’horreur est conçu pour faire naître chez le spectateur du XVII e -siècle la même impression que si la scène se passait sous ses yeux. Il y a donc moins d’écart entre Chéreau et Racine qu’entre les doctes du XVII e - siècle bannissant l’horreur des yeux du spectateur et les auteurs dramatiques de l’époque cherchant à activer le visuel du spectateur quand ils font appel à son imaginaire avec la rhétorique de leur langage dramatique. En montrant sur scène le corps ensanglanté d’Hippolyte, Chéreau fait, en réalité, simplement ressortir un effet suggéré par les vers de Racine dans le récit de Théramène. Moins sensible à la parole qu’au visuel, le spectateur du XXI e - siècle a cependant plus besoin du spectacle que son homologue du XVII e croyant voir de ses propres yeux les scènes d’horreur que la parole de l’acteur suscite dans son imagination. C’est ainsi que Chéreau/ Declercq révèlent une dimension ambivalente du principe de la bienséance : même si les scènes d’horreur ne sont que rapportées sur scène, elles visent à faire voir l’horreur au spectateur, ne serait-ce que dans son imagination. Leur objectif est que l’imaginaire et le Introduction: où vont les études sur le classicisme? 9 visuel aillent de pair à ce moment-là. Cette ambivalence qui, quant à elle, remonte également au théâtre de l’Antiquité, a été passée sous silence par la plupart des doctes du XVII e - siècle et par les historiens de la littérature des siècles suivants, qui ont repris d’une manière stéréotypée les principes poétologiques élaborés par les théoriciens du théâtre de l’âge classique. En partant de la formule « Racine est Racine » avec laquelle Roland Barthes a dénoté ironiquement le statut classique de l’auteur dramatique, notre article, qui clôt ce volume, se propose d’expliquer pourquoi l’image de Racine auteur classique par excellence s’est maintenue obstinément jusqu’aujourd’hui dans l’opinion publique malgré les révisions qu’ont connues les notions de « classicisme » et de « classique » ces dernières décennies dans la critique savante. Compte tenu de cet objectif, nous considérerons moins les faits concrets de la réception du théâtre racinien que les mécanismes qui ont contribué à la construction et au maintien de l’image de Racine auteur classique lors de la réception de son théâtre au XX e -siècle. A y regarder de plus près, c’est notamment l’instruction publique qui transmet cette image d’une génération à l’autre et l’inscrit dans la mémoire collective et le patrimoine culturel de la France. En revanche, dès les années 1960, la critique savante a affranchi l’image de Racine des règles pour révéler sa véritable portée comme classique : un auteur dont l’œuvre s’adresse et agrée au public, invite à la lecture, anime la réflexion, touche le cœur, ouvre de riches perspectives sur l’homme, la vie, la société ou le monde, toujours lisibles à plusieurs niveaux, que ce soit aux siècles passés ou à l’époque actuelle. Il va de soi que la littérature française du XVII e - siècle dispose d’un corpus riche en œuvres qui remplissent ces fonctions à leur lecture, indépendamment de la question de savoir si elles s’accordent ou non avec la doctrine classique. Néanmoins, il reste à souligner que considérer le long XVII e - siècle français comme une époque classique se justifie également par le fait que la plupart de ses œuvres sont en effet nées sous l’impact du premier classicisme, celui de l’Antiquité grecque et latine. Or, cet impact ne se laisse pas cantonner dans la poétique aristotélicienne et horatienne, mais englobe toute la richesse et diversité d’une littérature et culture qui, quant à elles, s’étendent à plus de siècles que l’ensemble des époques des temps modernes de la Renaissance jusqu’à présent. Compte tenu de ce fait, il n’est pas étonnant que le classicisme du XVII e -siècle s’avère un phénomène hétérogène et complexe admettant de nombreux discours littéraires tantôt convergents, tantôt divergents, influencés, certes, par les modèles antiques, mais toujours soucieux de les actualiser, ne fût-ce que sur le plan d’un humanisme moderne qui correspond à celui du XVII e -siècle. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Modernité du classicisme Alain Génetiot Université de Lorraine Le classicisme a-t-il toujours mauvaise presse comme je l’écrivais en commençant mon essai il y a plus de dix ans ? 1 Assurément le sujet continue de porter un lourd passif historiographique tant la question est piégée par l’usage scolaire fait de la notion aux XIX e et XX e - siècles. Mais la première théorie du classicisme -- sans le mot, postérieur- - remonte aux contemporains eux-mêmes. Car, en dépit de sa référence constante à l’imitation de l’Antiquité, le classicisme est une littérature contemporaine de son public qui opère un transfert culturel en direction du présent, une acclimatation du trésor antique aux données anthropologiques de la modernité. La recherche des cinquante dernières années, en ancrant le classicisme dans le baroque européen 2 , loin de désacraliser en l’historicisant cette exception culturelle française, montrait au contraire la spécificité d’un modèle qui cristallise une dynamique historique, la mondanisation de l’humanisme qui se dépouille du latin délaissé comme pédant et évince l’italien dont il a capté l’héritage. C’est qu’avait déjà démontré René Bray en 1925 dans son fameux ouvrage sur La Doctrine classique en France dont seul le titre était malencontreux puisqu’il semblait accréditer l’idée traditionnelle d’une « doctrine » concertée et d’une codification préalable à l’écriture des œuvres alors que l’ouvrage mettait en évidence, dans une perspective comparatiste nouvelle, l’immense dette du classicisme français envers l’humanisme italien qu’il prolonge en l’adaptant et en l’acclimatant. Dans la reconfiguration actuelle des études sur la littérature du XVII e -siècle se fait jour une idée de modernité qui n’est plus antinomique du classicisme puisque ce dernier est non seulement une notion moderne, historiquement construite par la réception, mais une littérature moderne, porteuse des valeurs nouvelles de purisme et de galanterie pour plaire aux honnêtes gens. À l’occasion de ce réexamen je proposerai un rapide survol de l’état de la question à la lumière des directions récentes prises par la recherche depuis les vingt 1 Alain Génetiot, Le Classicime, Puf, 2005, « Quadrige ». 2 Déjà Francis Ponge, dans Pour un Malherbe, Gallimard, 1965, p.-189, caractérisait le classicisme comme « la corde la plus tendue du baroque ». 12 Alain Génetiot dernières années dans le prolongement des travaux fondateurs sur l’histoire de la rhétorique, en particulier ceux de Bernard Beugnot auxquels rend hommage le présent volume. 1. Le classicisme, une idée (de) moderne C’est désormais une évidence, nos classiques français du XVII e - siècle, imitateurs des classiques de l’Antiquité, c’est-à-dire partisans des anciens dans la querelle des Anciens et des Modernes, sont eux-mêmes des écrivains modernes, reconnus et célébrés précisément comme tels par les Modernes. Là où la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay inaugurait en 1549 la concurrence de la littérature française invitée à greffer la littérature antique sur la française qui allait devenir elle-même en se l’assimilant, les Modernes du temps de Richelieu et de Louis XIV, de Desmarets de Saint- Sorlin à Charles Perrault, estiment non seulement accomplies la translatio studii et l’assimilation des classiques de l’antiquité, mais proclament, dans un présentisme caractéristique de la modernité 3 , la supériorité du présent siècle qui dépasse tous ceux qui l’ont précédé. Ainsi « Le Siècle de Louis-le- Grand » (1687) commence par relativiser le prestige de l’Antiquité 4 avant de proposer un palmarès des meilleurs auteurs du siècle parmi les auteurs décédés, qu’il répute aussitôt consacrés par la postérité : Donc quel haut rang d’honneur ne devront point tenir Dans les fastes sacrés des siècles à venir Les Régniers, les Maynards, les Gombauld, les Malherbes, Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes, En sortant de leur veine et dès qu’ils furent nés, D’un laurier immortel se virent couronnés ? Combien seront chéris par les races futures Les galants Sarasins, les aimables Voitures, Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans, Et cent autres encor délices de leur temps ? 5 Dans son panégyrique, Perrault systématise ainsi le recours aux listes et aux palmarès par lesquels ses récents prédécesseurs, comme Pellisson dans 3 Voir Larry F. Norman, The Shock of the Ancient, University of Chicago Press, 2011. 4 Charles Perrault, « Le Siècle de Louis-le-Grand », dans La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. Anne-Marie Lecoq, Gallimard, 2001, « Folio classique », p.-257 : « La belle Antiquité fut toujours vénérable,/ Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable./ Je vois les Anciens sans ployer les genoux,/ Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ; / Et l’on peut comparer sans craindre d’être injuste/ Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste. » 5 Ibid., p.-263. Modernité du classicisme 13 sa Relation contenant l’Histoire de l’Académie française (1653), avaient déjà engagé le processus de canonisation du temps présent 6 . Avec le recul, il est intéressant de constater, en mesurant la fortune critique de ces auteurs cités, combien le canon est dynamique, puisque certains auteurs comme Voiture ou Tristan L’Hermite ont dû quitter le premier rang et d’autres disparaître, comme Sarasin et Godeau 7 . Boileau lui-même, le rival de Perrault dans la querelle, qui a régné en « régent du Parnasse » est devenu aujourd’hui un classique mineur, que l’on se met à reconsidérer de nouveau 8 ; Malherbe, qui a perdu de son aura, mérite réappropriation 9 et Bossuet, longtemps parangon de l’éloquence, a passé tout le XX e -siècle après la loi de séparation de l’Église et de l’État dans un relatif désintérêt, en tout cas éditorial, avant que de nouvelles études commencent à le reconsidérer 10 . Mais Perrault va plus loin que Du Bellay quand, dans le tome II de son Parallèle des Anciens et des Modernes (1690), il reprend l’argument du progrès pour donner l’avantage décisif à la littérature française moderne sur celle des siècles passés, au nom de la politesse des mœurs, argument qui servira de leitmotiv pour le camp des Modernes dans toute la querelle : Je ne dis point que les siècles d’Alexandre et d’Auguste aient été barbares, ils ont été autant polis qu’ils le pouvaient être, mais je prétends que l’avantage qu’a notre siècle d’être venu le dernier, et d’avoir profité des bons et des mauvais exemples des siècles précédents, l’a rendu le plus savant, le plus poli et le plus délicat de tous. 11 Si l’on remplace l’opposition esthético-morale entre politesse des mœurs et barbarie par une opposition plus radicale entre paganisme et christianisme, 6 Voir Emmanuelle Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse. Naissance de l'« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e siecles, Champion, 2006. 7 Voir Alain Génetiot, « Des hommes illustres exclus du panthéon, les poètes mondains et galants (Voiture, Sarasin, Benserade) », dans Littératures classiques, n°-19, 1993, Qu'est-ce qu'un classique ? , dir. Alain Viala, p.-215-235. 8 Boileau poète, dir. Emmanuel Bury, dans Papers on French Seventeenth Century Literature, vol.- XXXI, n°- 61, 2004 ; Nicolas Boileau (1636-1711) - diversité et rayonnement de son œuvre, Œuvres et critiques, XXXVII, 1, 2012,-dir. Rainer Zaiser ; Delphine Reguig, Boileau poète. « De la voix et des yeux… », Classiques Garnier, « Lire le XVII e Siècle », 2016 ; colloque La Figure de Boileau : représentations, institutions, méthodes (XVII e -XXI e - siècles), 24-26 mars 2016, dir. Delphine Reguig et Christophe Pradeau, à paraître. 9 Voir Pour des Malherbe, dir. Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos, Presses Universitaires de Caen, 2008 ; Relire Malherbe, dir. Alain Génetiot, XVII e -siècle, n°-260, juillet-septembre 2013. 10 Voir Gérard Ferreyrolles, Béatrice Guion et Jean-Louis Quantin, avec la collaboration d'Emmanuel Bury, Bossuet, PUPS, 2008 ; Revue Bossuet, dir. G. Ferreyrolles. 11 Cité dans La Querelle des Anciens et des Modernes, op.-cit., p.-367. 14 Alain Génetiot c’est déjà le thème du Génie du christianisme par où Chateaubriand inaugure, sans le mot, la modernité romantique. On le voit, le classicisme est une notion construite par la réception et, comme telle, un enjeu idéologique et d’évaluation. Né dans le cadre de la première modernité, en cette phase de laïcisation de la littérature en vernaculaire décrite, d’après Marc Fumaroli, par Pascale Casanova 12 , -- période qui va de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay au « Siècle de Louis le Grand » de Perrault en passant par Malherbe et Vaugelas--, le classicisme correspond à la conquête de l’hégémonie française en Europe qui se traduira au XVIII e - siècle par l’universalité du français, « latin des modernes » 13 . Mais le « classicisme français du XVII e - siècle » en tant que construction rétrospective est avant tout le produit de la phase suivante de classicisation aux XVIII e et XIX e - siècles, c’est-à-dire de canonisation qui le fait entrer dans les classes comme modèle à imiter 14 de sorte que la question du classicisme est celle du XIX e -siècle, de Sainte-Beuve et Nisard à Brunetière et Lanson. C’est dans cette perspective de réception que des travaux récents réexaminent le processus de canonisation du XVIII e et XX e -siècle 15 . C’est que le classicisme est à l’heure actuelle devenu un sujet pour les études modernistes tandis qu’à l’inverse, les dixseptiémistes ne cessent de se projeter dans l’après en renouvelant les études de « fortune » et de réception 16 . Le second XIX e -siècle et le début du XX e ont fait un usage politique d’une notion polémique créée comme repoussoir par les romantiques mais qui s’est vue récupérée par l’institution scolaire pour valoriser les traits supposés nationaux de la littérature française (la clarté, l’ordre, les règles, la raison). Or ce discours antimoderne, accordé au nationalisme de la III e République dans une période de concurrence avec l’empire britannique et la puissance prussienne, a longtemps véhiculé une image qui a fini par se retourner contre le classicisme lui-même, fixant à rebours une 12 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, Points, 2008, « L’invention de la littérature », p.-75 sqq. Marc Fumaroli, « Le génie de la langue française », dans Les Lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, III, Les France, t.- 3 De l’Archive à l’emblème, Gallimard, 1992, p.- 911-973, repris dans Trois institutions littéraires, Gallimard, 1994, « Folio Histoire », p.-211-314. 13 Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, op.-cit., p.-236 et Quand l’Europe parlait français, Éditions De Fallois, 2001. 14 Sur cette canonisation par l’institution scolaire au XIX e -siècle, voir Daniel Milo, « Les classiques scolaires », dans Les Lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, Gallimard, 1986, tome II, La Nation, 3 La Gloire, les mots, p.-517-562. 15 Stéphane Zékian, L’Invention des classiques, CNRS, 2012 ; Le classicisme des modernes, dir. Jean-Charles Darmon et Pierre Force, RHLF, n°- 2-2007 ; Le XIX e -siècle face aux canons littéraires, dir. José-Luis Diaz, RHLF, n°-1-2014. 16 Outre le colloque La Figure de Boileau déjà cité, voir la dernière livraison de la Revue Bossuet (2015, n° 6) consacrée aux Réceptions de Bossuet au XIX e -siècle. Modernité du classicisme 15 nouvelle doxa de littérature dogmatique, nationaliste et réactionnaire, et créant les préjugés dont nous souffrons encore aujourd’hui. La phase actuelle qui commence après la deuxième guerre mondiale et la décolonisation et qui correspond à la révolution de la contre-culture en occident puis de la mondialisation est aussi celle qui déconstruit le mythe du « Grand Siècle » en valorisant non seulement le baroque et les auteurs écartés par Lanson dans son chapitre « Attardés et égarés » 17 , mais plus généralement la contestation de l’ordre en esthétique -- la variété bigarrée du baroque-- comme en morale, avec un regain d’intérêt pour le libertinage face à l’orthodoxie. Bien plus si, pour les Français eux-mêmes, le classicisme est une question de réception, la question se pose encore plus à l’étranger, où le classicisme, littérature de l’hégémonie de la langue française proposée comme modèle à l’Europe du XVIII e - siècle, a servi de repoussoir aux nationalismes littéraires du XIX e -siècle à partir de Herder. Il en va de même des débats critiques comme la célèbre querelle Barthes/ Picard sur Racine dont le XIX e - siècle avait fait le modèle insurpassable du classicisme. Dans la victoire de la « nouvelle critique » de Roland Barthes sur l’érudition de la « vieille Sorbonne » de Raymond Picard, on a un peu oublié la question, non posée, de ce qui a constitué à l’origine Racine comme « classique », tant le débat a été déplacé vers la revendication de nouvelles méthodes pour la critique textuelle. Le décloisonnement des disciplines traditionnelles dans la postérité de Michel Foucault, l’usage des sciences sociales, comme la psychanalyse dans le Sur Racine de Barthes, puis la sociologie de Pierre Bourdieu ou les philosophies du langage et de l’image chez Louis Marin par exemple ont indéniablement contribué à ouvrir la critique littéraire sur les œuvres du XVII e -siècle 18 . Dans le sillage de la contre-culture, une partie de la critique américaine a investi le champ académique avec des questions inédites posées à la littérature classique, comme celles du gender, tandis que les études de rhétorique réconciliaient histoire littéraire et poétique en en renouvelant les méthodes et les objets. S’interrogeant sur le sens du mot « classique » aujourd’hui, John D. Lyons souligne la disparition du sens exclusivement évaluatif et transcendant et corrélativement l’historicisation de la notion 19 . Si la critique actuelle refuse une évaluation sans périodisation, elle ne banalise pas pour autant l’exceptionnalité d’un moment historique à la fois factuel --une constellation de chefs-d’œuvre accumulés 17 Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Hachette, 1895, p.-362-385. 18 Voir XVII e - siècle et modernité, dir. Hélène Merlin-Kajman, XVII e - siècle, n°- 223, avril-juin 2004. 19 John D. Lyons, « What Do We Mean When We Say « classique » ? », dans Racine et/ ou le classicisme, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Narr, 2001, Biblio 17 n°-129, p.-497-505. Voir aussi Littératures classiques, n°-19, 1993, Qu'est-ce qu'un classique ? , dir. Alain Viala. 16 Alain Génetiot sur une brève période-- et construit rétrospectivement. Comme le concluait déjà Curtius en 1956, Nous ne pouvons plus nous passer du concept de « classicisme » et nous n’avons du reste aucune raison de renoncer à lui. Mais nous ne voulons pas davantage renoncer au droit d’expliquer historiquement les catégories esthétiques. C’est là un élargissement de notre horizon, dont nous sommes reconnaissants à l’historisme des XIX e et XX e -siècles. 20 Ainsi la modernité du classicisme vient-elle de ce que ce sont les Modernes, qui, depuis Perrault, ont inventé l’idée de classicisme. 2. Un public moderne Car les auteurs du XVII e -siècle devenus nos « classiques » ont été eux-mêmes des modernes, accordés au public de leur temps pour avoir tiré les conclusions de la mondanisation des lettres en écrivant une littérature au goût du jour, de sorte que si c’est la modernité qui a inventé le classicisme, on peut donc dire tout aussi bien que c’est le classicisme qui a inventé la modernité. La littérature classique est une littérature moderne au sens où elle répond, en français, à l’évolution des goûts d’un public qui s’élargit et qui, par ses préférences, donne le ton à la vie littéraire. Les études sociologiques sur la notion de public(s) ont bien mis en évidence la naissance d’une opinion publique littéraire qui légitime en retour celle de l’écrivain 21 , au moment où Corneille, attaqué par les doctes dans la querelle du Cid, leur oppose le succès public de ses pièces dans sa triomphante Excuse à Ariste : « Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit » 22 . Le passage d’un public humaniste à un public d’honnêtes gens multiplie les espaces nouveaux pour les belleslettres en voie de constitution qui sort de la sphère propre des doctes pour être débattue dans les hôtels particuliers et ruelles et ce que le XVIII e -siècle appellera les salons mondains 23 . Le rapport entre la Cour et la Ville s’en trouve ainsi complexifié et l’historiographie contemporaine tend à relativiser le rôle des institutions officielles - l’Académie française et le mécénat d’État 24 - dans la création et repère à l’inverse des logiques autonomes comme le mécénat privé de Fouquet qui a lancé La Fontaine et Molière et 20 Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Puf, 1956, rééd. Agora, 1991, p.-394. 21 Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Minuit, 1985. 22 Voir Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid, Champion, 2004. 23 Emmanuel Bury, « Espaces de la république des lettres : des cabinets savants aux salons mondains », dans Les Classicismes, op.-cit., p.-88-116. 24 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, Gallimard, 2000. Modernité du classicisme 17 relancé la carrière théâtrale de Pierre Corneille 25 . En entrant dans la sphère publique, en participant à un ordre politique, la littérature prend part à la constitution d’une opinion publique 26 et engage un débat au sein de la cité. La critique littéraire s’étend aux lecteurs qui alimentent Le Mercure galant et participent à la querelle de La Princesse de Clèves puis à celle des Anciens et des Modernes, notamment la querelle d’Homère. Le goût se mondanise et se féminise, à telle enseigne qu’une querelle des femmes peut ainsi se développer entre Boileau et Perrault au sein de la querelle des Anciens et des Modernes. La prise en compte du rôle social des femmes dans la réception de la littérature et proprement de la femme écrivain 27 entraîne la réévaluation de la question de la préciosité 28 débarrassée tant du préjugé évaluatif --type ridicule ou idéal de sophistication-- que des querelles sur l’extension quantitative du phénomène. La littérature s’ouvre ainsi aux honnêtes gens non-latinistes (et a fortiori non-hellénistes) et en particulier aux dames, même si d’authentiques femmes savantes font partie de l’élite humaniste qui n’est pas exclusivement masculine, de Marie de Gournay à Anne Dacier 29 . Cette mondanisation de la littérature française qui s’émancipe du modèle latin après l’avoir assimilé suppose l’intervention de passeurs et de traducteurs. Ceux que Lanson appelait les « ouvriers du classicisme » comme Guez de Balzac et Chapelain se font les passeurs des débats humanistes en latin notamment chez les Italiens du XVI e - siècle 30 . Ainsi le public moderne fait preuve d’un goût éclectique qui va des classiques de l’Antiquité à la littérature contemporaine italienne et française, dont témoigne La Fontaine dans son épître à Huet. Il faut donc considérer que l’influence de l’Antiquité sur le public des classiques s’est exercée par la médiation de la traduction et de l’adaptation où les passeurs ont joué le rôle capital d’initiateurs, à la manière de Gilles Ménage auprès de Mme de Lafayette et Mme de Sévigné. Cette acclimatation du 25 Marc Fumaroli, dans Le Poète et le roi, Éditions De Fallois, 1997, montre ainsi comment toute la carrière de La Fontaine, de Fouquet à Mme d’Hervart en passant par la duchesse de Bouillon et Mme de La Sablière, a trouvé des appuis à la Ville auprès de mécènes privés. 26 Voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e -siècle, Les Belles Lettres, 1994. 27 Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture, Champion, 1993. 28 Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses : naissance des femmes de lettres en France au XVII e -siècle, Champion, 1999, 2 e éd. 2008 ; voir la mise au point par Delphine Denis dans « Classicisme, préciosité et galanterie », dans Les Classicismes, op.-cit., p.-117-130. 29 Voir les actes du colloque sur les époux Dacier dans Littératures classiques, n°-72, 2010 dir. Christine Dousset-Seiden et Jean-Philippe Grosperrin. 30 Voir Anne Duprat, Vraisemblances : poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Champion, 2009. 18 Alain Génetiot savoir accomplit pour les honnêtes gens une véritable translatio studii qui répond à l’intention de Balzac de « civiliser la Doctrine en la despaïsant du College, & la delivrant des mains des Pedans, qui la gastent & la salissent en la maniant (…) ». 31 - Ce qui est significatif par rapport à l’époque humaniste, c’est la naissance d’une critique littéraire de goût 32 , en français, adressée à un public élargi d’honnêtes gens et de dames, en rupture avec la controverse humaniste en latin désormais assimilée au pédantisme. En évoquant Guez de Balzac, Chapelain, Ménage, Bouhours, Saint-Évremond, Méré, Guéret, on mesure le passage de relais des savants humanistes aux néo-doctes et des néo-doctes aux mondains et galants qui permet l’acclimatation mondaine et la mise en circulation dans ce qu’au XVIII e -siècle on appellera les salons, importantes sources d’opinions littéraires, des débats théoriques des humanistes italiens et du Nord en posant les questions fondamentales de la théorie de la fiction du point de vue de sa réception par un public à séduire en vertu d’une esthétique de l’illusion mimétique. Paradoxe d’un art savant à destination des mondains et qui donc doit surmonter sa tendance à l’exhibition du savoir pour faire simple, transparent, naturel, la littérature du classicisme est un humanisme mondanisé. Un des apports majeurs de l’historiographie récente a ainsi consisté à faire émerger la catégorie esthétique de la galanterie 33 qui informe la constitution du classicisme, permettant de rendre compte des comédies mondaines de Molière qui, après Corneille, mettent en scène des honnêtes gens dans leur particulier ou les problématiques amoureuses sophistiquées des tragédies de Racine redevables à la pastorale pour leur élaboration psychologique. La galanterie, entendue comme une- anthropologie- -- l’aboutissement de la civilisation des mœurs depuis l’Italie de la Renaissance- - et une stylistique -- la douceur- - fonde ainsi la norme de comportement vis à vis de laquelle sera jugé tout comportement, c’est ainsi que se comprend l’esthétique du ridicule chez Molière comme écart à la norme du naturel 34 . 31 Guez de Balzac, Lettre à Richelieu (1630) dans Œuvres, Louis Billaine, 1665, I, p.-324. 32 Voir Jean-Pierre Dens, L'Honnête homme et la critique du goût, Lexington, Kentucky, French Forum, 1981. 33 Voir Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, Champion, 1997 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant, Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante, Puf, 2008. 34 Voir Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, 1992, 2 e éd. 2002. Modernité du classicisme 19 3. Une langue moderne C’est dans cette même perspective de la mondanisation du public des « classiques » que l’on peut interpréter le modèle philologique puriste qui est au cœur même de la définition du classicisme français 35 . Or, loin de l’attribuer exclusivement au rôle normatif de l’Académie française et à sa vocation de purger la langue de ses ordures, la recherche actuelle privilégie la contextualisation en temps long dans la perspective de la translation studii du latin vers le français qui devient aussi bien la langue officielle de la cour que celle de la société polie et par conséquent de la littérature. C’est dans la perspective des études sur la rhétorique 36 que s’est élaborée une réflexion sur la notion d’atticisme pour caractériser la sobriété du style classique, enjeu de transposition en français des qualités du latin -- clarté, densité, euphonie 37 -- dans une recherche du bien dire en français illustrée par Malherbe en poésie et Balzac dans la prose. La perspective rhétorique atteste des continuités entre le premier XVII e -siècle et la période retenue par l’histoire littéraire pour incarner le classicisme dans la première moitié du règne de Louis XIV, moment où va se manifester la précellence du français lors de la querelle des inscriptions qui est déjà un premier temps de la querelle des Anciens et des Modernes, dès lors que, pour Le Laboureur et Charpentier, le français prétend dépasser le latin comme langue d’immortalisation du roi. Langue du roi et de l’imperium, le français opère ainsi la captation du prestige du latin et devient au XVII e - siècle aussi la langue savante du studium, comme en témoigne la vulgarisation de la philosophie en français par Descartes dans le Discours de la méthode qui en appelle au « bon sens », c’est-à-dire aux lumières naturelles de la raison, mais aussi de la foi comme l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales adressée aux mondains pour fonder une honnêteté chrétienne. Le français qui deviendra la langue des auteurs du classicisme s’avère ainsi tissé bien en amont, et avant même l’intervention au Grand Siècle des grammairiens et de l’Académie. Il s’agit à la fois d’un transfert du latin au vernaculaire et d’une transposition de l’oral à l’écrit, en particulier de l’oral spontané et moins officiel de la conversation des honnêtes gens au moment où l’âge de la conversation succède à celui de l’éloquence 38 . La catégorie du « naturel » amorce la redirection de la littérature vers le privé en attendant l’intime, dans les lettres badines de Voiture jusqu’à la marquise de Sévigné. Les Provinciales de Pascal étendent 35 Voir Emmanuel Bury « Le classicisme et le modèle philologique. La Fontaine, Racine et La Bruyère », dans L’Information littéraire, 1990, n°-3, p.-20-24. 36 Pour une synthèse historique, voir l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), dir. Marc Fumaroli, Puf, 1999. 37 Marc Fumaroli, dans Trois institutions littéraires, p.-261. 38 Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation, Gallimard, 2002. 20 Alain Génetiot l’exigence stylistique du naturel jusqu’aux controverses théologiques, permettant de rallier à la cause minoritaire de Port-Royal le grand public des honnêtes gens, qui sera aussi la cible de l’apologiste dans les Pensées. La critique actuelle va rechercher l’imaginaire de la langue classique chez les « remarqueurs » Vaugelas et Bouhours 39 , le premier ayant théorisé l’usage en s’appuyant sur la parlure de « la plus saine partie de la cour », et le second ayant fixé le mythe de la clarté rationnelle dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène 40 . En particulier la catégorie stylistique de la douceur, consubstantielle au modèle galant, qui s’articule à l’anthropologie de la politesse mondaine, à l’esthétique de la pastorale et à la spiritualité salésienne jusqu’à Fénelon a fait l’objet de réexamens récents 41 . Ainsi le fameux style doux-coulant des poètes du Louvre, bien plus héritiers de Desportes que Malherbe n’a voulu le faire croire, engagent-ils la langue poétique dans la voie de l’euphonie et de la netteté. La transposition des qualités de l’oral à l’écrit entraînent un assouplissement de la langue poétique dont l’instrument privilégie est l’alexandrin, devenu lui aussi un « vers altiloque » depuis l’Abrégé de l’art poétique de Ronsard, mais qui est resté le vers le plus proche de la conversation par sa longueur qui permet toutes les souplesses d’articulation au-delà de l’apparente rigidité du tétramètre symétrique, et que les dramaturges sauront exploiter. Ainsi recontextualisée dans la mondanisation des belles lettres et rattachée au modèle informel et naturel de la conversation des honnêtes gens, la question de la langue échappe à son tour au dogmatisme de la « doctrine » grammairienne. 4. Modernité de l’esthétique régulière Une semblable mutation historiographique s’observe au cœur même de l’esthétique classique, l’esthétique régulière, longtemps essentialisée et idéa- 39 Voir Gilles Siouffi, Le Génie de la langue française, Champion, 2010 ; « De la Renaissance à la Révolution », dans Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française, Perrin, 2007. 40 Voir l’édition Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Champion, 2003. 41 Voir Le doux aux XVI e et XVII e -siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, dir. Marie-Hélène Prat et Pierre Servet, Université Jean-Moulin-Lyon 3, 2003, Cahiers du GADGES, n° 1, en particulier Delphine Denis, « La douceur, une catégorie critique au XVII e - siècle », p.- 239-260 ; pour des prolongements musicaux dans l’air de cour, voir La Fabrique des paroles de musique en France à l’âge classique, éd. Anne-Madeleine Goulet et Laura Naudeix, Wavres, Mardaga, Centre de musique baroque de Versailles, 2010, en particulier Stéphane Macé, « La musique d’air de cour au prisme de l’analyse rhétorique et stylistique », p.- 77-86 ; La Douceur en littérature de l’Antiquité au XVII e -siècle, éd. Hélène Baby et Josiane Rieu, Classiques Garnier, 2012. Modernité du classicisme 21 lisée au nom des valeurs d’ordre, de symétrie, d’harmonie qui lui conféreraient sa vocation à l’universel et à l’intemporalité. Or les études rhétoriques ont là aussi permis de montrer combien les œuvres classiques, loin de se fonder dogmatiquement sur une doctrine imposée, procédaient en réalité d’un art d’agréer. À partir du moment où l’on comprend la devise « instruire et plaire » comme un « plaire pour instruire », on s’aperçoit que les règles sont autant de recettes pragmatiques utiles pour fédérer l’adhésion du public en fonction de ses goûts et de ses attentes, l’horizon d’attente du public classique étant plus cohérent et plus intransigeant qu’il ne le deviendra après le symbolisme. L’enjeu consiste à se faire agréer, à convaincre, à séduire, ce qui entraîne la promotion dans la fiction théâtrale ou romanesque de la vraisemblance comme fondement de l’illusionnisme, d’où les unités de temps et de lieu, ce qui la distingue des romans baroques ou des tragi-comédies des années 1620. Pour bien juger de l’esthétique régulière, il faut percevoir les règles non pas comme un « carcan » comme l’entendait Victor Hugo, mais comme de simples recettes pragmatiques pour plaire au difficile public mondain, en particulier au théâtre où il faut satisfaire son goût du romanesque par des intrigues amoureuses et répondre à son souci de bienséances dans une euphémisation de la violence, désormais intériorisée et non plus représentée sur scène. Vraisemblance et bienséances ne sont donc pas un absolu érigé en idéal mais des modulations doxales permettant la captation du public, son adhésion, pour le conduire au plaisir et éventuellement à l’instruction 42 . De même la littérature moraliste doit user de la même stratégie du détour séduisant pour s’adresser à un public qu’il faut convaincre comme Pascal ou séduire comme La Fontaine. La question des bienséances est intimement liée aux deux grandes querelles de la vraisemblance, celle du Cid et celle de La Princesse de Clèves, puisque la critique d’une situation incroyable -- l’amour de Chimène pour le meurtrier de son père ou l’aveu de Mme de Clèves à son mari-- procède d’une réprobation sociale d’un acte moral jugé impossible. Corneille aura soin, en représentant un Œdipe pour le public galant autour du surintendant Fouquet, d’effacer la violence et de procurer un épisode galant précisément pour s’accorder au goût dominant des dames 43 . Et longtemps Racine devra, à l’inverse, répondre de l’accusation de galanterie attachée à ses pièces, effet d’un langage raffiné qui tient 42 Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques, Puf, 2003, rééd. A. Colin, 2010 ; Christian Delmas, La Tragédie de l’âge classique, Seuil, 1994. 43 Corneille, Examen d’Œdipe, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Gallimard, « La Pléiade », III, p.-20 : « Je reconnus que ce qui avait passé pour merveilleux en leurs siècles pourrait sembler horrible au nôtre ; que cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, qui occupe tout leur cinquième acte, ferait soulever la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire et qu’enfin l’amour n’ayant 22 Alain Génetiot en respect le tragique archaïque et monstrueux auquel il se confronte de La Thébaïde à Athalie en passant par Phèdre. C’est donc au nom du grand principe rhétorique antique de la convenance entre l’œuvre et son public qu’il faut entendre le respect des règles et non comme une norme idéale et transcendante. En ce sens le classicisme fait œuvre moderne en cherchant à s’adresser au public de son temps, ce que Stendhal appelle être romantique 44 et dont il gratifie Racine. En étant de son temps le classicisme français peut ainsi réinventer pour un public moderne l’effet des œuvres antiques, en retrouvant, face aux fades Modernes qui ne sont que de leur temps et donc vite démodables, le « choc de l’ancien » 45 . 5. Une littérature des passions Car le classicisme invente la modernité littéraire 46 précisément en ce que, par son retour à l’antiquité, en particulier grecque, il anticipe le grand mouvement de retour à la « barbarie » archaïque des Grecs de la fin du XVIII e -siècle chez un André Chénier ou dans le Sturm und Drang allemand, en attendant le romantisme. Loin de se cantonner à des règles extérieures dont tous les créateurs - de Corneille à Racine et passant par Molière, La Fontaine et Boileau - proclament qu’elles ne sont qu’indicatives et qu’elles sont surpassées par la règle suprême qui est de plaire au public des honnêtes gens, le classicisme organise le dépassement des règles pour un gain supérieur en terme d’effet pathétique et de plaisir. Ainsi L’Art poétique de Boileau, dans lequel on a enfin cessé de voir un recueil prescriptif de « régent du Parnasse » multiplie les appels à une esthétique du sentiment et du cœur, qu’il s’agisse du poème lyrique 47 ou de la tragédie 48 , tandis que l’horizon du poème lyrique reste le « beau désordre » 49 de l’ode pindarique. Mais, dans le point de part en cette tragédie, elle était dénuée des principaux agréments qui sont en possession de gagner la voix publique. » 44 Stendhal, Racine et Shakespeare, ch. III, éd. Roger Fayolle, Garnier-Flammarion, 1970, p.- 71 : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. » 45 Larry F.Norman, The Shock of the Ancient, op.-cit. 46 Annie Becq, Genèse de l’esthétique moderne, J. Touzot, 1984, rééd. Albin Michel, 1994. 47 Boileau, L’Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Poésie/ Gallimard, 1985 : « C’est peu d’être poète, il faut être amoureux. » (II, v.-44) ; « Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie. » (II, v.-90). 48 Ibid., III, v.-15-16 : « Que dans tous vos discours la passion émue/ Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. » 49 Ibid., II, v.-72. Modernité du classicisme 23 même volume des Œuvres diverses en 1674, à L’Art poétique fait pendant la traduction du Traité du sublime attribué à Longin, augmentée d’une préface qui définit le sublime comme le merveilleux dans le discours qui « enlève, ravit, transporte ». C’est dire combien la finalité de l’œuvre est à chercher du côté de l’effet pathétique et du plaisir, dans une esthétique du sentiment et du goût 50 . En faisant ce constat, qui réévalue la place de l’émotion et de l’imagination face à la raison dont on a trop longtemps surestimé la toute puissance, la critique actuelle s’inscrit ainsi dans le sillage des travaux fondateurs de Jules Brody et E.B.O. Borgerhoff dans les années 1950 pour insister sur le naturel, les agréments, l’art caché d’une part, et la grâce, le sublime 51 d’autre part, le je ne sais quoi qui a fait l’objet d’une récente mise en perspective 52 . Dans ce que Patrick Dandrey a nommé la double esthétique du classicisme français 53 , c’est ce second pôle qui a fait l’objet d’un profond renouvellement, pôle le plus spirituel au double sens du terme, le terme polysémique de grâce renvoyant aussi bien aux agréments mondains qu’à l’action mystérieuse du Dieu caché, comme le rappelle l’entretien de Bouhours sur le « je ne sais quoi ». De son côté l’augustinien Pierre Nicole célèbre le goût comme moyen de dépasser la raison humaine déchue et d’apercevoir la beauté dans sa perfection : Cette idée et cette impression vive, qui s’appelle sentiment ou goût (…) fait apercevoir des beautés qui ne sont point marquées dans les livres : c’est ce qui nous élève au-dessus des règles, qui fait qu’on n’y est point asservi. 54 On retrouve ainsi l’intuition fondatrice de Jules Brody dans son article « Platonisme et classicisme » 55 , celle d’un augustinisme platonicien explorée ensuite par Jean Lafond et Philippe Sellier. Ainsi le classicisme, esprit de finesse, est-il relié au romantisme par-delà le post-classicisme des « géomètres ». Qu’on en juge par la profession de foi moderne d’un Fontenelle qui fait frémir les tenants de l’humanisme dans sa vaine prétention à la « scientificité » 50 Voir Béatrice Guion, « « Un juste tempérament » : les tensions du classicisme français », dans Les Classicismes, op.-cit., p.-131-154. 51 Sophie Hache, La Langue du ciel, Champion, 2000 ; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Champion, 2009. 52 Richard Scholar, Le je ne sais quoi, Puf, 2010. 53 Voir Patrick Dandrey, « Les deux esthétiques du Classicisme français », dans Littératures classiques, n°-19, 1993, p.-145-170. 54 Pierre Nicole, préface au Recueil des poésies chrétiennes et diverses, dans La vraie beauté et son fantôme, éd. Béatrice Guion, Champion, 1996, p.-144. 55 Jules Brody, « Platonisme et classicisme », repris dans Lectures classiques, Charlottesville, Rookwood Press, 1996, p.-1-16. 24 Alain Génetiot des discours littéraires 56 . Un tel scientisme post-classique n’est assurément pas celui du mathématicien Blaise Pascal, attaché à l’esprit de finesse et au style naturel des honnêtes gens, ni même du rationaliste Descartes écrivant son Discours de la méthode dans un style de « bon sens » pour le plus large public. Car ce qui caractérise le classicisme et lui donne cette aura d’universalité, c’est son caractère profondément humain, sa volonté de « peindre d’après nature », mot d’ordre d’une comédie de la ressemblance chez Molière, et d’explorer le labyrinthe du cœur humain chez Racine ou Mme de Lafayette 57 , en proie au désir et à la violence larvée sous les conventions polies que les moralistes ont percé à jour. Le classicisme est moderne en ce que, après Montaigne, il place le moi individuel et ses passions au cœur de ses préoccupations, pour tenter de les décrire et les critiquer. L’exigence de vérité morale, qui transcende tout réalisme descriptif pour tenter de saisir un caractère universel, engage les travaux récents à aborder les œuvres dans la perspective anthropologique et l’étude d’un imaginaire 58 . Dans une perspective plus large qui était déjà celle des Morales du Grand Siècle de Paul Bénichou, il s’agit de s’intéresser aux variations du modèle anthropologique et de chercher la définition de nouvelles valeurs au sein de la crise de l’héroïsme aristocratique où la perspective socio-politique rejoint l’histoire des mentalités 59 . Si la littérature classique continue d’être une littérature aristocratique, la « démolition du héros » détruit moins la morale aristocratique de l’exceptionnalisme qu’elle ne la réinvente en proposant un héroïsme paradoxal de la douceur honnête, issu du modèle pastoral. Bien plus les études sur l’épicurisme, le libertinage et l’hétérodoxie amènent à repenser des œuvres aussi canoniques que celles de La Fontaine et Molière 60 , dans un élargissement du propos moral qui en montre toute l’ambivalence. 6. Actualités du classicisme Dès lors, à partir des années 1970, après la mise en évidence par le structuralisme de la pertinence d’une approche formaliste des textes, les études de rhétorique appliquées aux œuvres littéraires ont conduit à un renouvellement de l’histoire littéraire savante dans le sillage des travaux de Jules 56 Fontenelle, « Préface sur l’utilité des mathématiques », 1694, dans Œuvres complètes, éd. Alain Niderst, Fayard, « Corpus », tome VI, p.- 44 : « Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d’éloquence, en sera plus beau, toutes choses d’ailleurs égales, s’il est fait de main de géomètre. » 57 Voir Benedetta Papasogli, Le Fond du cœur, Champion, 2000. 58 Voir Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement, Gallimard, Folio, 1996. 59 Voir Jean Rohou, Le XVII e -siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002. 60 Voir Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e - siècle en France, Puf, 1998 ; Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, Champion, 2005. Modernité du classicisme 25 Brody, Aron Kibédi Varga, Marc Fumaroli, Roger Zuber, Bernard Beugnot ou de l’ouvrage pionnier de Peter France sur la rhétorique de Racine 61 . Il n’est désormais plus possible d’étudier les textes du XVII e -siècle en faisant l’économie de la référence à la rhétorique, qu’il s’agisse des tragédies de Corneille et Racine 62 , de la comédie de Molière, de la poésie de La Fontaine 63 ou de l’écriture de Pascal 64 . L’approche rhétorique en effet ne consiste pas en une simple étude formaliste, stylistique ou générique, mais correspond à une appréhension globale du contexte culturel qui réconcilie théorie et histoire littéraires en montrant combien les règles et les normes esthétiques se définissent par rapport à un goût du public en rapide évolution, notamment avec les valeurs de politesse mondaine et d’honnêteté. Mais si ces dernières imposent aux écrivains des présupposés consensuels qui écartent certaines formes comme la satire obscène, la farce grossière ou la représentation de la violence, le classicisme, loin d’être une littérature aseptisée, continue à suggérer leur sourde présence 65 en arrière-plan tout en tenant en respect leur inquiétante étrangeté 66 . Deux perspectives me semblent caractériser les approches actuelles des textes classiques : une réflexion sur la périodisation et la révision du canon, qui entraîne une vague de rééditions savantes. La réémergence des auteurs mineurs entraîne une révision et un élargissement du canon des grands auteurs, qui s’accompagne parallèlement d’une mise à disposition d’auteurs jusque là laissés de côté. Un élargissement du « Grand Siècle » aux libertins, aux auteurs mondains, et à des genres comme la pastorale 67 , la tragi- 61 Jules Brody, Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958 ; Aron Kibédi-Varga, Rhétorique et littérature, Didier, 1970, rééd. Klincksieck, 2002 ; Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, 1980, rééd. Albin Michel, 1994 ; Roger Zuber, Les Émerveillements de la raison, Klincksieck, 1997 ; Bernard Beugnot, La Mémoire du texte, Champion, 1994 ; Peter France, Racine’s Rhetoric, Oxford, Clarendon Press, 1965. 62 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996 ; Introduction à l’analyse des textes classiques, Nathan, 1993, collection « 128 » ; Racine, Théâtre-Poésie, éd. G. Forestier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999. 63 Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, 1992 et La Fabrique des fables, Klincksieck, 1991. 64 Laurent Susini, L’Écriture de Pascal. La lumière et le feu : la « vraie éloquence » à l'œuvre dans les Pensées, Champion, 2008. 65 C’est ainsi que l’on peut comprendre le fameux « effet de sourdine » décrit par Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », dans Études de style, Gallimard, 1970, « Tel », p.- 208-335. Voir Christian Biet, La Tragédie, Armand Colin, 1997. 66 Michel Jeanneret, Éros rebelle, Seuil, 2003 ; Versailles, ordre et chaos, Gallimard, 2012. 67 Jean-Pierre Van Elslande, L’Imaginaire pastoral du XVII e -siècle, Puf, 2009. 26 Alain Génetiot comédie 68 , le roman héroïque 69 , le récit de voyage 70 et même l’histoire 71 permet ainsi de mieux contextualiser l’horizon d’attente par rapport auquel interpréter les « classiques » et mesurer l’influence de ces œuvres sur ceux qui ne se contentent pas d’imiter l’antiquité mais qui sont proprement en dialogue avec leurs contemporains. Du point de vue de la périodisation, si l’on peut légitimer une périodisation fine héritière de la grande histoire littéraire d’Antoine Adam, c’est en ayant bien présent à l’esprit la stabilité des modèles qui justifient l’inclusion du XVII e -siècle dans un ensemble plus vaste. De plus, la chronologie varie selon les genres : en poésie le purisme malherbien impose sa réforme depuis 1605 non seulement à ses « écoliers », mais à tous les poètes, y compris Théophile de Viau malgré ses dénégations 72 , si bien qu’à partir des années 1620 la poésie est malherbienne, et c’est le burlesque, genre parodique, qui est à comprendre comme une transgression ludique d’une norme bien établie. Au théâtre, c’est la querelle des irréguliers des années 1628-1630 qui donne naissance au théâtre régulier dès les années 1630. Il faut attendre en revanche les années 1660 pour que le roman se convertisse à la brièveté dense, passant du long roman baroque en plusieurs volumes à la nouvelle galante ou au petit roman classique. Mais la comédie-ballet moliéresque et l’opéra lulliste sont, en plein « classicisme », des formes « baroques ». À l’opposé on peut aussi dégager un « siècle de deux cents ans » 73 , de la Pléiade qui instaure l’imitation de l’Antiquité à Voltaire qui fait l’histoire du Siècle de Louis XIV. Ce qui est en revanche un peu sorti du champ critique à l’heure actuelle -- peut-être un effet de mode passager ? - - c’est la notion même de « baroque », si opératoire dans les années 1950-1980 pour repenser un XVII e - siècle en dehors de la stricte norme « classique » telle qu’on la pensait alors, siècle qui s’avère en définitive, selon la juste expression d’Hélène Merlin-Kajman,- « classico-baroque » 74 . Plus précisément le génie de la littérature classique française semble résider dans la concordia discors qui aboutit à la promotion du style moyen 75 , beau 68 Hélène Baby, La Tragi-comédie, Klincksieck, 2000. 69 Marie-Gabrielle Lallemand, Les longs romans du XVII e - siècle. Urfé, Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry, Garnier, 2013. 70 Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité, PUPS, 2012. 71 Béatrice Guion, Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique à l'âge classique, Champion, 2008. 72 « Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui » : « Élégie à une dame », v.- 72, Œuvres poétiques, éd. Guido Saba, Garnier, 2008, p.-116. 73 Un Siècle de deux cents ans ? Les XVII e et XVIII e - siècles : continuités et discontinuités, dir. Jean Dagen et Philippe Roger, Desjonquères, 2004. 74 « Un siècle classico-baroque ? », dans XVII e - siècle, n°- 223, avril-juin 2004, p.-163-172. 75 Bernard Beugnot, « La précellence du style moyen », dans Histoire de la rhétorique en Europe, op.-cit., ch.-12. Modernité du classicisme 27 style simple plus orné qui joue de toute la gamme des registres rhétoriques, sous le signe de la variété. On rejoint ainsi le classicisme du « juste tempérament » dont parle La Fontaine dans la préface de Psyché, fusion heureuse qui permet le mélange des genres et l’alliance des contraires, comme l’intégration des traits baroques et burlesques dans les comédies de Molière ou les Fables de La Fontaine. Par son dialogue avec l’hétérodoxie esthétique et morale, le classicisme français est de notre temps, là où dans son dialogue avec l’Antiquité il se rattache à l’humanisme, tandis que sa conception du goût et du sublime préfigure l’esthétique romantique. Le nouveau visage du classicisme au début du XXI e -siècle procède donc d’un décloisonnement des questionnements rhétoriques, poétiques, anthropologiques et d’histoire des mentalités ainsi que d’une périodisation plus longue qui, inspirée par l’histoire de la rhétorique, replace les évolutions dans le temps long --mise en perspective qui conduit à une redéfinition du canon, reconnu comme toujours dynamique. Conséquence de cette inversion des perspectives historiographiques, c’est la question de l’évaluation qui passe aujourd’hui au second plan ou se joue sur d’autres présupposés alors qu’elle a longtemps été centrale dans la définition étymologique du « classique » comme modèle scolaire. Mais on ne peut faire l’économie du souci de la postérité et de la vocation à l’immortalité qui anime précisément les œuvres -- « Ce que Malherbe écrit dure éternellement » 76 . Si le classicisme n’est plus considéré comme une « doctrine » homogène, mais un ensemble de convergences esthétiques suspendues à la bonne réception de l’œuvre et que l’on peut aisément outrepasser, il faudrait plutôt rechercher son point focal - contre le maniérisme des baroques et la pauvreté géométrique des Modernes - dans l’adéquation entre aisance maîtrisée de la forme et profondeur de la suggestion. Voilà pourquoi on n’aura jamais le dernier mot avec le classicisme : son ambition idéaliste vers la perfection anhistorique du monument ne nous empêche pas de continuer à étudier les références historiquement datées à la culture de son époque, au sein d’un XVII e -siècle qui nous apparaît aujourd’hui de plus en plus diversifié, ni de lui poser des questions en fonction de notre propre point de vue post-moderniste, qui est appelé lui aussi à évoluer à son tour. En ce sens le classicisme français du XVII e - siècle est véritablement actuel en ce qu’il renouvelle la tradition sur laquelle il se fonde et dont il se nourrit pour recréer et réinterpréter les grands lieux communs de la littérature antique en acclimatant leur expression au goût français moderne. 76 Malherbe, Sonnet au Roi, « Qu’avec une valeur à nulle autre seconde », v.-14. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer Larry F. Norman University of Chicago Henri Peyre publie à deux reprises en France son célèbre ouvrage Qu’est-ce que le classicisme ? : la première édition de 1933 est suivie trente ans plus tard par une deuxième, qui, quoique revue et augmentée, porte le même titre 1 . C’est en revanche sous un titre modifié qu’il le publie entre ces deux dates, cette fois-ci non en France, mais aux États-Unis. Loin de son pays natal, le livre a besoin en cette occasion d’une précision importante : il faut expliciter de quel classicisme il s’agit. Le titre se transforme ainsi en Le Classicisme français 2 . Car en anglais, comme dans les autres langues européennes, le « classicisme » se réfère, de façon abstraite, à une notion largement transhistorique et transculturelle, ou, plus concrètement, à une périodisation très restreinte, celle du premier « classicisme », le modèle de tous les avatars postérieurs, à savoir l’antiquité gréco-romaine. En revanche, dire en français « le classicisme », c’est dire « le classicisme français », autrement dit, la littérature et les arts sous Louis XIV (ou plus largement des XVII e et XVIII e - siècles). Nous sommes loin de la tradition critique anglo-saxonne, où toute application spécifique du terme de « classicisme » (hors de la référence à l’antiquité) exige - comme le témoigne l’édition américaine de l’ouvrage de Peyre - la mention explicite d’un cadre national et historique. En outre, pour désigner une telle application postérieure à l’antiquité, la critique anglo-saxonne n’ose plus guère employer le terme « classicisme », même en le qualifiant d’un adjectif historicisant ; la précision scientifique requiert en outre l’ajout du préfixe « néo » pour distinguer la variante moderne du modèle gréco-romain. C’est ainsi qu’une des études de référence sur la poétique britannique des XVII e et XVIII e - siècles commence par la distinction terminologique entre « ce que nous appe- 1 Notons pourtant que le sous-titre change d’une édition à l’autre : Qu’est-ce que le classicisme ? Essai de mise au point, Paris, Droz, 1933 ; Qu’est-ce que le classicisme ? Édition revue et augmentée, Paris, Nizet, 1964. 2 Le Classicisme français, New York, La Maison Française, 1942. 30 Larry F. Norman lons néoclassicisme et ce que les Français, moins modestes, appellent classicisme » 3 . Ce manque de « modestie » pose problème pour la réception de la littérature française à l’étranger. Le problème ne se limite d’ailleurs pas à la gêne suscitée chez les critiques par l’association étroite (qu’elle soit juste ou non) entre l’appellation de « classicisme français » et une réglementation prétendument tyrannique de la création littéraire. De telles questions de fond concernant l’esthétique et l’idéologie désignées par cette appellation sont certes importantes, mais c’est aussi le simple recours au terme, brutalement employé sans qualificatif ou préfixe atténuants, qui dérange. Au lieu d’affilier la littérature du XVII e - siècle à un héritage antique largement partagé par toutes les littératures européennes, l’usurpation de l’appellation de « classicisme » par un seul pays semble effacer le modèle universel au profit d’un de ses émules. Ce qui gène n’est donc pas que les modernes en général surpassent les anciens, ou que la première modernité européenne ose se hisser au rang d’un passé grec ou latin. C’est plutôt la prétention d’une seule nation moderne de se substituer au modèle perçu comme la source commune d’une culture transeuropéenne, voire mondiale. Voilà de quoi embarrasser profondément toute approche de l’histoire littéraire qui se veut antinationaliste et cosmopolite. Ce sont justement ces questions idéologiques qui dominent à un moment particulièrement transformateur dans la réception internationale du classicisme français, et qui sera l’objet de cette étude : celui du second quart du XX e - siècle 4 . La glorification du siècle de Louis XIV érigé en « âge classique » s’avère particulièrement problématique pendant ces années où 3 « […] what we call neoclassicism, and the less apologetic French call classicism ». Emerson R. Marks, The Poetics of Reason : English Neoclassical Criticism, New York, Random House, 1968, p.-viii. 4 Les études sur la réception de la notion historique et esthétique de « classicisme français » sont trop nombreuses pour les énumérer ici ; je ne noterai donc qu’une sélection d’ouvrages qui m’ont été particulièrement utiles : Emmanuel Bury, Le Classicisme. L’avènement du modèle littéraire français, 1666-1680, Paris, Nathan, 1993 (surtout pp.-5-12) ; Patrick Dandrey, « Qu’est-ce que le classicisme ? », L’État classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVII e - siècle, dir. H. Méchoulan et J. Cornette, Paris, Vrin, 1996, pp.- 43-67 ; Jean-Charles Darmon et Michel Delon, « Avant propos », Histoire de la France littéraire (tome 2) : Classicismes, XVII e -XVIII e - siècles, Paris, PUF, 2006, pp.- 1-38 ; Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, 2005 (surtout pp.-9-75) ; John Lyons, « What Do We Mean When We Say ‘classique’ ? », Biblio 17, n° 129 (2001), pp.- 497-505 ; Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n° 19 (1993), pp.- 13-31 ; René Wellek, « The Term and Concept of Classicism in Literary History » [1966], Discriminations : Further Concepts of Criticism, New Haven, Yale University Press, 1970, pp.- 55-89 ; Stéphane Zékian, L’invention des classiques, Paris, CNRS, 2012 ; Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 31 l’Europe est déchirée par les nationalismes et les idéologies autoritaires 5 . Dans ce contexte tumultueux, trois grands critiques austro-allemands, gravement affectés par ces conflits, en élaborent des analyses particulièrement riches et influentes : Ernst Robert Curtius, Leo Spitzer et Erich Auerbach. Leurs approches sont particulièrement fécondes, car tous trois déploient leur génie - et leur formidable érudition - à défendre une vision humaniste et internationale de l’histoire littéraire au moment où cet idéal est gravement menacé. Et leurs réflexions sont singulièrement conséquentes car ces romanistes, qui s’appliquent au renouveau de- la vieille science philologique, sont parmi les figures les plus influentes pour l’évolution d’après-guerre de la « littérature générale et comparée » comme discipline, ainsi que de la « nouvelle critique » comme mouvement méthodologique 6 ; là aussi, ces trois critiques concourent à définir la place que tiendra le classicisme français dans le nouveau paysage critique de la seconde moitié du XX e -siècle. Malgré les différences notables entre leurs approches, quelques grandes préoccupations partagées se dessinent dans ces trois analyses du classicisme français. Les trois critiques sont tous fort méfiants à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme les dangers idéologiques posés par le classicisme français, ou au moins par la tradition critique élaborée autour de ce concept. C’est ainsi que la tension idéologique entre une esthétique classique qui se veut universelle et une périodisation étroitement nationale, voire chauvine, fait irruption dans leurs analyses et brise la surface tranquille d’une érudition Hartmut Stenzel, « Le classicisme français et les autres pays européens », Classicismes, XVII e -XVIII e -siècle, op.-cit., pp.-39-78. 5 Rappelons à cet égard la phrase de Roland Barthes : « Le classique latin, c’est le pouvoir latin ou romain ; le classique français, c’est le pouvoir monarchique » (« Réflexions sur un manuel », Œuvres complètes, éd. E. Marty, 3 vol., Paris, Seuil, 1993-1995, vol.-2, p.-1243) ; voir les réflexions d’Hélène Merlin-Kajman sur cette formule dans La langue est-elle fasciste ? (Paris, Seuil, 2003, p.-63). 6 Parmi les nombreuses études sur l’influence de ces romanistes sur l’avenir de la critique, voir Emily Apter, « Global Translatio : The “Invention” of Comparative Literature, Istanbul, 1933 », Critical Inquiry, vol.- 29, n° 2 (2003), pp.- 253-281 ; Erich Auerbach, La littérature en perspective, dir. P. Tortonese, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009 ; Ernst Robert Curtius et l’idée d’Europe, dir. Jeanne Bem et André Guyaux, Paris, Champion, 1995 ; Hans Ulrich Gumbrecht, Vom Leben und Sterben der großen Romanisten. Karl Vossler, Ernst Robert Curtius, Leo Spitzer, Erich Auerbach, Werner Krauss, Munich, Carl Hanser Verlag, 2002 ; James I. Porter, « Introduction », Time, History, and Literature : Selected Essays of Erich Auerbach, Princeton, Princeton University Press, 2014, pp.- ix-xlvi ; Rainer Zaiser, « Autour de quelques méthodes de la recherche dix-septiémiste en Allemagne : le style de Spitzer, la mimésis d’Auerbach et l’anthropologie négative de Stierle », Dixseptième siècle, n°-254 (2012/ 1), pp.-7-27. 32 Larry F. Norman magistrale et détachée. Car la question s’impose : appeler la littérature du second XVII e -siècle français « le classicisme », n’est-ce pas soustraire la France à l’Europe ? Voire favoriser un certain nationalisme littéraire ? En réponse, Curtius dresse un réquisitoire implacable contre le classicisme français, qui laisse très peu d’espoir quant à l’utilité future de cette notion ; Spitzer et Auerbach proposent en revanche quelques plans de sauvetage, tout en modulant de manière significative le concept - le premier en y apportant un humanisme radicalement dépaysant, le second en y mêlant l’esthétique du « baroque » - afin d’ouvrir de nouvelles voies à la critique. Curtius : classicisme et nationalisme Le chapitre que Curtius consacre à la notion de « classicisme » dans La littérature européenne et le Moyen Âge latin lui offre l’occasion de développer ses réflexions les plus élaborées - et cinglantes - sur sa variante française 7 . Publiée en 1948,-cette somme est chronologiquement la dernière étude dans la série examinée ici, mais l’auteur, qui l’a publiée à l’âge de soixante-deux ans, est en fait l’aîné de nos trois critiques, et l’œuvre représente le travail de toute une carrière, déjà florissante dans les années 1920. A la différence des deux autres comparatistes - qui ont fui le Nazisme et se sont refugiés d’abord à Istanbul avant d’immigrer aux États-Unis où ils finirent leur carrière dans des universités américaines - Curtius est resté en Allemagne, tout en se retirant de la vie publique et en maintenant, non sans risque, sa réputation d’europhile et de francophile. Ces deux tendances chez Curtius, son cosmopolitisme et son admiration particulière pour la culture française, allaient souvent de pair 8 . Son interrogation du classicisme révèle néanmoins des tensions entre ces aspects fondamentaux de son œuvre, car l’idée d’un « Grand siècle » résiste, selon lui, à toute intégration européenne : Seule la France possède un système littéraire classique au véritable sens du mot. La volonté d’une réglementation « systématique » est en effet la caractéristique du XVII e - siècle français. Boileau met Malherbe bien au-dessus de Villon et de Ronsard, car, à ce qu’il prétend, il a été le premier à écrire des vers corrects […]. Boileau, auteur borné et banal, s’est élevé lui-même au rang de législateur du Parnasse. […] Il dégradait la poésie en une correcte mise en rimes, fixait la tragédie d’après les prétendues « règles » de l’aristotélisme italien. Ce système n’aurait jamais pu se maintenir s’il n’avait correspondu aux tendances de l’esprit français 7 Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. J.-Bréjoux, Paris, PUF, 1956. 8 Voir Jeanne Bem, « En manière d’introduction », Ernst Robert Curtius et l’idée d’Europe, op.-cit., pp.-7-11. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 33 qui, justement à cette époque, sous la domination de Louis XIV, parvenait à une haute expression, soutenu qu’il était par l’hégémonie de la nation sur l’Europe. Le classicisme français n’est pas une imitation artificielle des modèles antiques […] mais au contraire un produit spécifique du caractère national […]. 9 Deux tendances critiques se distinguent dans ce passage et méritent notre attention : l’une, littéraire et esthétique, porte sur la « réglementation » et la rationalisation poétiques ; l’autre, idéologique, porte sur la « domination » monarchique et « l’hégémonie » française. Pour comprendre l’approche littéraire et esthétique, il faut situer cette critique du classicisme français dans le projet plus global de Curtius, qui est largement résumé par le titre : il s’agit d’une approche de « la littérature européenne » comme ensemble cohérent, où les courants nationaux et linguistiques ne présentent que des variations sur des topoï éternellement récurrents. Ces topoï, hérités de l’antiquité païenne et de la tradition biblique, ont été diffusés en Europe par l’intermédiaire de ce qui constitue le second terme du titre, « le Moyen Âge latin ». Toute la littérature européenne est donc à comprendre comme se déroulant le long de ce vaste continuum. Or rien n’est plus antinomique, voire antipathique, à cette approche humaniste et éclectique que les principes attribués par Curtius au classicisme français : la réglementation poétique et le purisme linguistique représentent pour lui des efforts visant à couper la littérature française de la libre circulation transnationale des formes et des thèmes littéraires. De plus, Curtius s’alarme de la conscience aiguë que ce classicisme a de son propre moment historique, de sa tendance à se définir par une périodisation rigidement délimitée, en l’occurrence celle de l’âge de Louis XIV, cloisonné et artificiellement coupé d’un passé médiéval et renaissant qu’il se plait à dédaigner. Ainsi, ce passage de Curtius comporte une allusion au fameux « enfin Malherbe vint » de Boileau. L’isolationnisme esthétique du classicisme français s’allie donc à un narcissisme historique. À ce classicisme qui veut se détacher à la fois de son passé historique et de ses voisins européens, Curtius oppose l’heureux exemple de l’Espagne du « Siècle d’Or ». Lope de Vega, Cervantès, et Calderón se distinguent selon Curtius par leur goût pour le mélange libre et exubérant des genres et des styles, par leur ouverture aux influences étrangères (y compris celles du monde arabe et des Amériques) et finalement par leur recyclage ingénieux des modèles médiévaux. Il s’agit en somme d’une ouverture d’esprit et d’une hybridité littéraire présentant un contre-modèle exemplaire à l’arrogance culturelle et au présentisme qui caractérisent selon lui l’esprit classique 9 Curtius, op.-cit., pp.-321-322 (italiques ajoutées). 34 Larry F. Norman français 10 . Ce n’est pas que Curtius fasse ici l’éloge des attitudes politiques espagnoles : il sait que la monarchie des Habsbourg a, à beaucoup d’égards, servi de modèle à l’absolutisme des Bourbon. Mais il remarque tout de même que l’Espagne a sagement choisi de désigner sa période classique, non par le nom d’un des ses monarques (par exemple, « l’âge de Philippe II »), mais plutôt par le recours à un topos véritablement « classique » au meilleur sens du terme : le thème, hérité d’Hésiode et d’Ovide, de « l’âge d’or » : el siglo de oro 11 . Les Espagnols ont ainsi, selon Curtius, choisi de rendre hommage à l’âge classique gréco-romain, plutôt que d’usurper son titre ; ils ont préféré la continuité littéraire au clivage historico-politique. L’examen esthétique que Curtius fait du classicisme français, et de la systématisation hermétique qui le coupe de toute fécondation transculturelle, s’allie donc à son analyse idéologique. Il serait utile à cet égard de considérer sa critique de l’esprit classificateur des Français, de leur penchant pour la création de dichotomies figées, telles que classique/ baroque ou classique/ romantique : La seule littérature et la seule histoire littéraire modernes, où [les classifications historiques et stylistiques] soient encore conservées dans toute leur rigidité, comme s’il s’agissait d’entités métaphysiques, c’est la littérature française. Cela s’explique par l’engourdissement, la pétrification du système classique en France, à laquelle ont travaillé des générations de critiques doctrinaires, depuis La Harpe jusqu’à Brunetière, en passant par Nisard. Cette pétrification se trouva encore renforcée du fait de l’interférence d’idéologies politiques […]. 12 Selon Curtius, ces « idéologies » sont anciennes, puisqu’il attribue la naissance du classicisme français à une alliance entre réglementation littéraire et domination monarchique. Le siècle des Lumières ne fait que solidifier et renforcer cette alliance politico-littéraire, en y associant les autres arts afin d’ériger une structure culturelle globale fondée sur la gloire royale. Pour l’illustrer, Curtius cite le cas de Voltaire : [Sous Louis XIV], pour la première fois, l’idéal classique est considéré comme un idéal commun à tous les arts […] Dans son Siècle de Louis-XIV (1751) Voltaire traite de la littérature classique dans le chapitre « Des beaux arts ». On y lit : « Le Siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X, d’Auguste, d’Alexandre ». Voltaire intègre quelque peu arbitrairement le classicisme du siècle de Périclès dans le siècle d’Alexandre. Il rattache les grandes périodes artistiques à de grands 10 Ibid., p.-326. 11 Ibid., p.-325. 12 Ibid., p.-328. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 35 souverains, introduisant ainsi de nouvelles notions historiques indépendantes du terme « classique ». 13 En soulignant la substitution anachronique d’Alexandre à Périclès, Curtius nous rappelle qu’au même moment où Winckelmann fait l’éloge de l’Athènes démocratique et de sa liberté artistique et politique, Voltaire veut ensevelir la gloire républicaine de cette période sous l’ombre d’un guerrier autocrate, d’un Alexandre qui serait le précurseur du monarque français. Pourtant, ce n’est pas tout à fait « la faute à Voltaire ». Curtius croit que le philosophe ne fait ici que suivre une évolution historique qui va s’aggraver dans les siècles à venir. Les critiques plus tardifs qu’il qualifie de « doctrinaires » (La Harpe, Nisard, etc.) seront autrement plus coupables. Mais plus sinistre encore sera ce que Curtius décrit comme « l’interférence » des idéologies politiques de la première moitié du XX e - siècle. A cet égard, il nomme explicitement l’Action Française 14 . Curtius est hanté par la vision nationaliste que Maurras promeut du classicisme français, posé comme renfort rationnel, masculin et autoritaire contre la décadence littéraire et politique. La classicophilie de Maurras est renforcée par Pierre Lasserre dans son essai polémique Le Romantisme français, où ce dernier explique ce phénomène par une « pathologie culturelle, venue de l’étranger (de l’Allemagne) pour affaiblir-le viril maniement de la forme qui caractérise l’esprit classique - c’est-à-dire français » 15 . Ce néoclassicisme réactionnaire pèse toujours sur les débats de l’entre-deux-guerres ; il est essentiel pour comprendre le malaise ressenti par les trois critiques allemands à l’égard du culte du « Grand Siècle ». Mais il est aussi combattu par une autre reconfiguration de la tradition classique française, celle élaborée notamment par les auteurs de la Nouvelle Revue Française. Gide est sans doute la figure emblématique de ce mouvement prônant un classicisme consciemment « moderne » qui, tout en s’inspirant des traditions françaises, veut rejeter le chauvinisme nationaliste 16 . 13 Ibid., pp.-322-323. 14 Ibid., p.-328. 15 C’est la formule qu’utilise Suzanne Guerlac (« La poltique de l’esprit et les usages du classicisme à l’époque moderne », RHLF, vol.- 107, n° 2, [2007], pp.- 401-412, p.-405) pour décrire la thèse de Lasserre dans Le Romantisme français, essai sur la révolution dans les sentiments et les idées au XIX e- siècle (Paris, Mercure de France, 1907). 16 Pour un examen de ces divers courants, voir le numéro de la Revue d’histoire littéraire de la France consacré au « Classicisme des Modernes » (vol.-107, n° 2, [2007]), et surtout les articles de Suzanne Guerlac (art.- cit.), Michel Jarrety (« Valéry : du classique sans classicisme », pp.-359-369) et Michel Murat (« Gide ou-‘le meilleur représentant du classicisme’ », pp.-313-330). 36 Larry F. Norman Il n’est donc pas surprenant que, même dans ses dénonciations les plus féroces du classicisme français et de ses admirateurs modernes, Curtius exempte Gide de sa critique : La France doit beaucoup à son classicisme, mais elle l’a payé cher, car elle reste liée à des formes de conscience qui sont devenues trop étroites pour l’esprit européen. Gide est une sublime exception. (324) Cet éloge de Gide s’accompagne de celui que Curtius fait d’un autre auteur associé à la NRF, Valéry Larbaud, considéré ici comme le modèle même de ce qu’il appelle le « cosmopolitisme littéraire » et qu’il cite longuement à la fin de son chapitre sur le classicisme. C’est ainsi que Curtius jongle, par ainsi dire, entre sa francophilie et sa classicophobie. Mais cette impartialité affichée ne prévient pas une dernière attaque cinglante contre le culte construit autour du siècle de Louis XIV, considéré en fin de compte comme le dernier refuge des antihumanistes et des anti-européanistes. Le mot de la fin est assassin. L’attachement de la France au classicisme du XVII e -siècle se révèle comme une position de combat opiniâtrement défendue contre l’européisme. 17 Spitzer, ou comment défamiliariser le classicisme Cette dernière affirmation montre bien qu’il n’est pas aisé de défendre la cause du classicisme français, vu comme symptôme du repliement national, dans le contexte européen où se trouvent nos trois auteurs. Mais c’est exactement ce projet apologétique qui se dessine chez Leo Spitzer et Erich Auerbach. Il faut remarquer que dans leurs analyses du classicisme français, Spitzer et Auerbach se penchent surtout sur les œuvres classiques elles-mêmes, analysant leurs formes et leur ancrage dans leur contexte historique ; ils apportent donc moins d’attention à leur réception dans l’histoire littéraire. Néanmoins, les deux critiques ne peuvent pas occulter complètement- les débats que nous avons évoqués, et leurs analyses se terminent toutes deux par des épilogues résolument méta-critiques. Ce sont ces excursions quasi-polémiques que j’examinerai ici. C’est dans la conclusion de son célèbre article sur Racine, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », publié d’abord en 1931, que Leo Spitzer développe ses réflexions les plus élaborées sur la place du classicisme français dans l’histoire littéraire 18 . Le titre de l’article indique clairement 17 Op.-cit., p.-330. 18 Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », Études de style, trads. E.-Kaufholz, A. Coulon et M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, pp.-208-335. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 37 son projet de mener une analyse formelle - grammaticale, rhétorique et poétique - du dramaturge français. Spitzer situe ainsi Racine moins dans un courant national ou dans un moment historique que dans un vaste ensemble transhistorique de procédés littéraires. Il est important de noter à cet égard que le titre de l’étude ne désigne- pas « le classicisme français » mais plutôt-« le style classique » : Racine ne constitue qu’un cas représentatif d’une catégorie esthétique dénationalisée et atemporelle. C’est ce que soutient Spitzer dès les premières lignes de son article : Si j’ai associé, dans mon titre, le mot passe-partout de « classique » au terme de « sourdine », c’est parce que c’est précisément cet effet de sourdine qui crée dans le style de Racine l’impression de retenue et d’équanimité, que l’histoire littéraire attache à l’idée de classicisme. 19 Cette « idée de classicisme » n’est donc pas en soi française : il s’agit d’une esthétique épurée et sereine qu’on associe depuis le XVIII e- siècle aux Grecs antiques et à leurs émules. C’est ainsi que Sptizer situe d’abord l’effet de sourdine non dans une école française du XVII e -siècle, mais dans un vaste courant international : le classicisme de Racine évoque-« l’impression qu’un Allemand qualifie de ‘classique’ en pensant à une œuvre comme Iphigénie de Goethe » 20 . Spitzer doit pourtant avouer que si les « effets d’atténuation » qu’il examine font tous partie d’un réservoir de procédés littéraires remontant à l’antiquité, on trouve tout de même dans leur déploiement chez Racine quelque chose d’idiosyncratique. C’est que le dramaturge porte ce style jusqu’à un point extrême, voire à un raffinement suprême dont la subtilité n’est pas à la portée de la plupart des lecteurs. Nous ressentons toujours chez Racine, en dépit du lyrisme contenu et de la profondeur psychologique, quelque chose d’un peu froid, une distance, une sourdine. […] Il faut […] une intelligence spécialement formée aux expressions chastes et réservées, pour sentir toute l’ardeur cachée dans les pièces de Racine. 21 Spitzer prépare ici le lecteur en vue d’une conclusion radicalement hétérodoxe. En soutenant que la difficulté des vers de Racine ne peut pas être automatiquement surmontée par le biais d’une éducation française, ou avec l’aide d’une oreille formée à la culture française, Spitzer rejette le lieu commun critique selon lequel le classicisme représente quelque chose d’éternel et d’inaliénable à « l’esprit français ». L’appartenance nationale ne fournit pas en elle-même un passeport pour ce monde poétique foncièrement éloigné de notre vie quotidienne. 19 Ibid., p.-209. 20 Ibid., p.-209. 21 Ibid., pp.-308-309. 38 Larry F. Norman La sourdine mise par Racine dans son style lui ferme aussi le cœur des Français aujourd’hui. Il me semble permis d’affirmer que le Français […] n’a pas, dans les retranchements de son cœur, autant d’autels fumant pour Racine que voudraient nous le faire croire les panégyriques officiels, perpétués par l’école et l’opinion […]. 22 C’est justement cet éloignement qui attire l’intérêt d’un public cosmopolite ; le Français, selon Spitzer, ne bénéficie pas d’une intimité spéciale avec Racine, mais il peut être captivé, tout comme un lecteur non-français, par sa séduisante étrangeté. De plus, cette défamiliarisation n’est pas en fin de compte fondamentalement culturelle, elle est avant tout littéraire, elle découle d’un choix stylistique fait par l’auteur lui-même, un parti pris de difficulté poétique : « cet éloignement précisément est un élément de poétique » 23 . Pour souligner la thèse principale de sa conclusion, Spitzer ajoute en lettres toutes majuscules : Pour ma part, je dirais : RACINE NOUS RESTE (aux Français, et à tout le monde de la littérature) ÉTERNELLEMENT PROCHE, PARCE QU’IL RESTE ÉTERNELLEMENT ÉLOIGNÉ DE NOUS. […C]e dépaysement nous invite à le surmonter. […] Je vois dans l’éloignement, la distance volontaire de la langue racinienne un rempart contre toute promiscuité vulgaire, contre une excessive approche, génératrice de dégoût. 24 Afin d’expliquer le pouvoir des vers raciniens, Spitzer rejette ainsi tout recours à la stabilité de l’identité nationale, tout comme l’héritage prétendument glorieux du siècle de Louis XIV. Il n’est donc pas surprenant que Spitzer, tout comme Curtius, polémique dans ses notes avec Maurras et le classicisme réactionnaire 25 . Mais si ces querelles restent en général hors du corps principal du texte, c’est justement parce que Spitzer veut soustraire Racine au cadre idéologique. C’est donc un travail de décontextualisation, du moins au niveau politique, social et culturel (et non poétique ou d’ailleurs philosophique ou psychologique, où Spitzer essaierait de resituer Racine dans un tout autre - et bien plus large - contexte). On peut dire que- la voie est ainsi frayée pour le projet que Roland Barthes lance en 1960 avec son Sur Racine, visant à sauver Racine de l’histoire, et à le soumettre à une étude structuraliste, bien que cette dernière soit plus anthropologique que stylistique. Il reste une distinction importante à marquer ici. Si Spitzer déracine, pour ainsi dire, Racine, s’il dénationalise et dépolitise le classicisme fran- 22 Ibid., p.-314. 23 Ibid. 24 Ibid. 25 Ibid., pp.-332-333. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 39 çais, il ne le dé-historicise qu’à moitié. Car tout en rejetant l’autonomie culturelle du siècle de Louis XIV, Spitzer considère la création des tragédies raciniennes comme un événement dans la tradition poétique européenne. Le style dit classique n’est donc pas un produit de l’absolutisme - ni par ailleurs du jansénisme, que Spitzer balaie avec insouciance, ou de tout autre courant socio-politique du XVII e -siècle français. Ce classicisme est en revanche déterminé par tout un autre réseau d’influences, celles-ci transhistoriques et humanistes : Lorsqu’on examine l’ORIGINE des divers procédés de style dans le style « en sourdine » du classicisme racinien, on est presque toujours ramené à l’antiquité […]. Il est entièrement dans la lignée de l’antiquité (métamorphosée par le pétrarquisme). […] Donc, j’affirmerais […] le « caractère érudit et humaniste » de l’œuvre racinienne. 26 En effaçant l’aspect « français » du « classicisme français » - en affirmant que son style est rendu presque anachronique par son imitation de la poésie grecque et latine- - Spitzer y réaffirme la présence du premier classicisme, celui de l’antiquité. Cette antiquité est de plus relayée par l’Italie de la Renaissance, par le « pétrarquisme » toujours influent au XVII e - siècle. La coupure malherbienne dénoncée par Curtius n’a donc pas eu lieu. Ainsi s’agit-il d’un humanisme profondément dépaysant, dans le double sens où cet humanisme éloigne le classicisme français de son contexte national et où il nous désoriente (et nous éblouit) par son style consciemment artificiel et par la « distance volontaire » qu’il prend vis-à-vis de la norme linguistique de sa nation et de son temps. Inviolé par le pouvoir monarchique et l’esprit nationaliste, le classicisme français se débarrasse de son article défini, et se retrouve ainsi, dans son propre intérêt, réduit à un classicisme, propre à l’esprit européen et cosmopolite. Auerbach : classicisme et baroque Outre ce dépaysement humaniste, il existe un autre courant transnational que Spitzer signale comme déterminant pour le classicisme français : le « baroque » paneuropéen. C’est dans une note en fin de texte que Spitzer développe cette idée ; il cite notamment le travail d’un jeune chercheur allemand qui vient de publier en 1927 un article soulignant les aspects foncièrement baroques de l’œuvre de Racine. Il s’agit d’Erich Auerbach 27 . 26 Ibid., pp.-311-312. 27 Ibid., pp.- 333-334. « Disons le clairement : le classicisme français n’est pas un classicisme comme nous [les Allemands] l’entendons ; il est baroque ». Spitzer cite ici un discours prononcé en 1929 à Marburg par Auerbach et qui développe les 40 Larry F. Norman Auerbach revient à ce sujet dans le chapitre (« Le Faux Dévot ») qu’il consacre au classicisme français dans Mimésis 28 . Comme on le sait, le siècle de Louis XIV pose problème à Auerbach en raison de sa séparation rigide des styles et des genres, et de son élimination de toute représentation sérieuse (et non purement farcesque) de la réalité quotidienne 29 . Le classicisme français constitue donc un obstacle majeur au développement du réalisme littéraire en Occident. Par son respect des bienséances et par son élimination de toute réalité concrète et corporelle, Racine est l’exemple même de cet obstacle. Mais Auerbach voit aussi dans cette claustration du monde tragique le secret de la postérité du dramaturge : il s’agit d’une représentation condensée des passions et d’une intensité affective qui résistent au passage des siècles. C’est justement par le biais de la « violence » de ces passions sublimes qu’Auerbach réussit à transformer l’idée même de classicisme français, et à l’associer à ce grand courant européen du XVII e - siècle que l’histoire de l’art a récemment commencé à désigner par le terme de « baroque ». C’est dans cette optique qu’Auerbach insiste sur le primat de l’exaltation chez Racine. Le dramaturge « grandit à l’extrême le personnage tragique [….] ; le personnage se trouve toujours dans une situation sublime » 30 . Il en résulte un langage passionnel « plei[n] d’effets de style baroques » 31 qui, s’il peut être encore qualifié en quelque sorte de « classique », ne l’est pas dans le sens français d’une retenue châtiée. Ce qui frappe ici, c’est qu’Auerbach n’oppose pas « baroque » et « classique ». Loin de jouer sur l’antithèse, l’auteur de Mimésis essaie au contraire d’opérer l’association de ces deux notions esthétiques. Cette synthèse novatrice s’opère d’abord au niveau socio-politique. Au lieu de voir dans l’absolutisme louis-quatorzien une exception française, Auerbach l’associe étroitement à une exaltation baroque qui serait typique de toutes les cours européennes de l’époque. Auerbach comprend que la frénésie émotionnelle qu’il associe au baroque ne semble pas à première vue s’accorder avec thèses énoncées dans l’article de ce dernier, « Racine und die Leidenschaften », Germanisch-Romanische Monatsschrift, n o- 14 (1927), pp.-371-380. Sur les origines dans les années 1920 de l’application du terme baroque à l’âge classique français, et notamment sur le rôle qu’aurait joué Walter Benjamin, voir Jane O. Newman, « Afterword : Re-animating the Gegenstück, or the Survival of French Trauerspiel in the German Baroque », Yale French Studies, n° 124 (2013), pp.-152-170. 28 Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1968. 29 Les travaux sur le rapport entre Auerbach et le classicisme français sont trop nombreux pour les citer ici, mais je noterai surtout ceux de Rainer Zaiser (op.-cit.) et d’Hèlene Merlin-Kajman dans « Le public au XVII e- siècle et au-delà selon Auerbach », Erich Auerbach : La littérature en perspective, op.-cit., pp.-91-115.- 30 Mimésis, op.-cit., p.-377. 31 Ibid., p.-379. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 41 l’esprit discipliné et rationaliste qui caractériserait le deuxième XVII e -siècle français. Il soutient néanmoins que la transformation de la cour, censée être le centre du pouvoir, en une arène imaginaire de passions sublimes se conforme en fait parfaitement avec la centralisation et la bureaucratisation du pouvoir sous l’ancien régime. La noblesse, dépourvue de pouvoir réel, est théâtralisée. Privée de responsabilité politique, la cour devient un monde profondément intériorisé 32 . Cette dynamique entre pouvoir monarchique et esthétique baroque se joue pour Auerbach sur une scène non seulement française mais plus généralement européenne, dans le cadre d’une évolution transnationale qui de plus remonte au Moyen Âge : Une autre caractéristique de l’esprit de ce temps, l’âge baroque, est l’exaltation des personnages princiers. Dès le XVI e - siècle, le métaphorisme de l’antiquité et de la littérature courtoise du moyen âge sont [sic] mis au service de l’absolutisme naissant, et à l’ère du baroque les traits qui avaient caractérisé le surhomme de la Renaissance devinrent ceux du monarque. La cour de Louis XIV constitue l’apogée de l’absolutisme, aussi bien objectivement que formellement. 33 Auerbach applique la même synthèse entre classicisme et baroque au domaine poétique et esthétique. Il faut rappeler que, dès son institution comme terme scientifique incontournable, avec la publication des Principes fondamentaux de l’histoire de l’art d’Heinrich Wölfflin en 1915, le baroque est définitivement identifié au dix-septième siècle européen 34 . Le classicisme, son antithèse, est en revanche résolument identifié à la haute Renaissance du seizième siècle. C’est un paradigme européen où la France a du mal à entrer ; rien d’étonnant donc à ce que Wölfflin fasse notoirement l’économie de la France dans son étude fondatrice. C’est ce défi qu’Auerbach relève dans ses réflexions sur le classicisme français. Mais il est notable que les qualités les plus « baroques » (l’exaltation des passions dramatiques, par exemple) résultent selon Auerbach des procédés considérés antérieurement comme foncièrement « classiques ». C’est en effet la réglementation poétique inhérente au classicisme - l’épuration du monde tragique assurée par les bienséances, la stricte séparation des registres et la hiérarchisation des genres - qui produit les transports qualifiés par Auerbach de baroques. La voie est ainsi préparée pour Arnold Hauser, par exemple, qui soutiendra en 1951 que le classicisme et l’absolutisme français ne sont que des variantes nationales appartenant au mouvement socio-culturel transeuro- 32 Ibid., p.-381. 33 Ibid., p.-390. 34 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trads. C. et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1952 (voir surtout pp.-19-21). 42 Larry F. Norman péen nommé « baroque » 35 . On connaît les fortunes qu’aura cette approche dans les années 1950, y compris dans les études dix-septiémistes 36 . On ne s’étonnera pas qu’un des chefs de file de ce mouvement, Jean Rousset, a passé cinq ans de sa formation universitaire en Allemagne 37 , ni qu’il vante plus tard l’ouverture comparatiste de la littérature française, accomplie grâce à l’apport « cosmopolite » du baroque 38 . Considérés dans leur ensemble, ces efforts pour intégrer le « Grand Siècle » à l’Europe, quoique très différents chez Auerbach et chez Spitzer, sont en fin de compte parfaitement complémentaires. Le baroque recontextualise le classicisme synchroniquement, en resituant le XVII e -siècle français dans l’Europe des cours princières et de la Contre-Réforme qui lui étaient contemporaines, tandis que la rhétorique et la poétique humanistes soulignées par Spitzer le recontextualisent diachroniquement, en incluant le classicisme français dans toute une série d’autres appropriations culturelles de l’antiquité. C’est ainsi que ce classicisme français, plus héritier que jamais des anciens et de l’humanisme renaissant, mais dénationalisé et replacé dans sa culture cosmopolite, verra s’ouvrir devant lui des avenues critiques qui auraient surpris un sceptique comme Curtius, mais qui réaliseront les ambitions audacieuses de Spitzer et d’Auerbach. 35 « Le courant classique est présent dans le baroque dès le départ […] mais il ne prévaut pas jusqu’aux environs de 1660, sous des conditions sociales et politiques régnant à cette époque en France » (Arnold Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, [1951] Paris, Le Sycomore, 1982, t.- 2, p.- 154). Sur les frontières floues entre ces deux catégories, voir Hélène Merlin-Kajman, « Un siècle classicobaroque ? », XVII e - siècle, n o - 223 (2004/ 2), pp.- 163-172 ; sur les fortunes dans la critique allemande de ce couple conceptuel, voir Volker Kapp, « Baroque et classicisme dans la philologie romane de langue allemande », XVII e -siècle, n°-254 (2012/ 1), pp.-109-116. 36 Voir par exemple Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1953 ; Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, José Corti, 1955 ; Victor L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Plon, 1957 ; Philip Butler, Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine, Paris, Nizet, 1959. Pour la réception en France dès les années 1940 (et surtout dans les années 1950) du concept de baroque, voir Jean-Claude Vuillemin, « Épistémè baroque » : le mot et la chose, Paris, Hermann, 2013, pp.-176-201. 37 Voir Newman, op.-cit., p.-156. 38 « La France du XVII e- siècle, même si elle conduit son jeu à part, ne peut être dissociée d’une culture cosmopolite et d’un art international à prédominance italienne. […] C’est même l’une des vertus de la nouvelle notion [de baroque] de nous obliger à prendre une plus nette conscience de cette situation européenne et à recourir davantage aux méthodes comparatistes » ( Jean Rousset, « Le baroque en question : esquisse d’un bilan », L’Intérieur et l’extérieur, Paris, José Corti, 1968, p.-254). Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Classicisme : éloge intempestif Hélène Merlin-Kajman Universtié Nouvelle Sorbonne-Paris 3, EA 174 Depuis au moins un demi-siècle, les héritiers de l’ère du soupçon et des avant-gardes esthétiques et politiques vivent dans la conviction qu’une partie des récits, descriptions ou catégories dans lesquels nous ont été transmis les modèles linguistiques ou littéraires sont des mythes. Ainsi en va-t-il par exemple du classicisme. J’ai partagé avec un grand nombre de chercheurs l’idée suivante : puisque aucun écrivain du XVII e -siècle ne s’est proclamé « classique » ni aucun mouvement ne s’est reconnu sous ce terme, il n’est pas pertinent de qualifier les « grandes » œuvres du XVII e - siècle de « classiques », ni pertinent d’étudier, du point de vue d’une histoire réelle du XVII e - siècle, un mouvement appelé « classicisme ». En 1993, Alain Viala résumait cette critique alors partagée par bien des historiens de la chose littéraire, qu’ils soient des chercheurs en littérature ou des historiens, critique que Roland Barthes avait déjà émise dans un texte célèbre dès 1969 1 : Depuis fort longtemps […] on a fait comme si « être classique » (si l’on peut ainsi dire) relevait d’une logique de la production, de la création. On sait bien pourtant qu’il n’en est rien, que les auteurs « classiques » du XVII e - siècle n’usaient pas du terme pour se l’appliquer à eux-mêmes, et qu’ils n’ont été ainsi nommés qu’un bon siècle après, et plus… […] [C]ette qualification de classique relève au contraire d’une logique fondamentale de la réception. 2 L’idée symétrique est que, côté réception, quiconque parle du « classicisme » comme d’une « esthétique transcendantale » 3 ne fait jamais que participer à un processus de classicisation, processus lui très réel et historiquement observable reposant sur un jugement de valeur porté a posteriori sur les œuvres dites « classiques ». Les penseurs qui célèbrent des œuvres pour 1 Roland Barthes, « Réflexions sur un manuel », dans Œuvres complètes, tome III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, éd. E. Marty, Paris, Seuil, 2002, p.-945. 2 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », dans Littératures classiques n° 19, automne 1993, p.-12. 3 Ibid., p.-31. 44 Hélène Merlin-Kajman leur classicisme, fait-on observer, leur attribuent des valeurs telles que la raison, l’ordre, la mesure, l’harmonie, comme s’il s’agissait de leurs qualités intrinsèques, qualités leur permettant de résister à l’usure du temps, ce qui justifierait leur transmission ininterrompue et finalement leur valeur de modèles. Mais, poursuit Alain Viala, la mise en avant d’une valeur supposée résister à l’usure du temps repose sur un déni de l’histoire et de sa dynamique, un refus du nouveau et des conflits. Or ce déni peut lui aussi être historicisé. Car si ladite valeur classique ne dépend pas de qualités intrinsèques à l’œuvre, il faut en conclure qu’elle dépend d’une catégorisation opérée par les thuriféraires du classicisme dans leur propre présent, opération de classicisation se déployant, quant à elle, dans l’histoire (quoique contre elle) par le fait d’acteurs sociaux en position dominante dans les institutions littéraires et intéressés à faire durer un tel mythe. Et c’est par là qu’après avoir été lié au pouvoir monarchique, le « classicisme » continuerait sa belle vie de quasi idéologie dominante jusqu’à notre époque comprise. Comme Alain Viala le suggérait, reprendre le dossier du simple point de vue de l’histoire devait donc constituer la seule façon d’attaquer ce modèle visant à faire croire que l’histoire, précisément, n’existait pas : Légitimation, consécration, perpétuation, patrimonialisation même : tous ces phénomènes inscrivent l’espace des classiques dans la partie dominante du champ littéraire, dans la sphère où agissent les détenteurs de pouvoirs symboliques. Donc les acteurs qui ont le pouvoir d’énoncer les traits par lesquels une collectivité s’identifie. Ce qui conduit […] à souligner l’importance qu’il y aurait à faire l’histoire des classiques, de la classicisation, de la réception du classicisme et des transformations du corpus et des modèles ensuite, au fil de l’histoire culturelle en France. Disons en un mot que les classiques me semblent bien plus une invitation à réfléchir sur l’histoire que des illustrations d’une esthétique transcendantale. 4 La critique la plus habituelle de la catégorie du classicisme lui oppose donc rien moins que l’histoire. Et il est sûr que cette critique a produit des effets positifs sur la recherche. Si je prends mon propre exemple, lorsque j’ai commencé à travailler sur la notion de « public », je me trouvais face à une typologie des œuvres à deux termes voire à trois, telle qu’on la trouve par exemple chez Genette dans « Vraisemblance et motivation » ou chez Lyotard dans Au juste. Pour ce dernier, est classique l’œuvre qui répond aux attentes de son public (et il donne pour exemple Corneille) ; est moderne celle qui anticipe sur un destinataire à venir (par exemple le peuple pour le roman- 4 Ibid., p.-31. Classicisme : éloge intempestif 45 tisme) ; est postmoderne, enfin, l’œuvre qui obéit à la logique de la bouteille à la mer, c’est-à-dire celle qui ne se préoccupe pas de son destinataire mais dont l’évidence ou la force le fait surgir comme son corrélat nécessaire (et de façon très intéressante quoique très proche d’une indication d’Auerbach dans Mimésis, Lyotard donne pour exemple Montaigne tout autant que Butor). Dans mon livre Public et littérature en France au XVII e -siècle où j’étudie de près la querelle du Cid et celle de La Princesse de Clèves, je crois avoir montré à quel point cette typologie ne résistait pas à l’examen des formes de destination invoquées au XVII e -siècle, lesquelles non seulement comprennent plus de cas de figure que ces trois possibilités, mais encore imposent de complexifier ces dernières. J’ai pu montrer aussi (et surtout), combien était à la fois erronée sur le plan historique, et insatisfaisante sur le plan théorique, la signification généralement accordée au mot « public », à savoir l’ensemble des destinataires-récepteurs-consommateurs de l’œuvre d’art. Cette signification serait présente dès la fin du XVII e - siècle selon Jürgen Habermas qui lui oppose un public de représentation, un public seulement cérémoniel pour la période antérieure 5 . Mon livre conteste fortement cette perspective d’Habermas. C’est que, du XVI e au XVIII e - siècle, même si le spectre sémantique du mot se transforme nettement pendant cette période, le mot « public » peut renvoyer à l’ensemble du paradigme de la respublica comme l’avait parfaitement entrevu Auerbach 6 . Il soutient de ce fait des argumentations qui conservent la mémoire de débats (théologico-) juridico-politiques et non pas spécifiquement littéraires : en gros, le public, c’est d’abord le collectif, voire le peuple, dont les définitions, les modèles, les fins (bien public ? utilité ? ordre ? plaisir ? etc.) sont en débat. Un tel collectif englobe évidemment l’auteur, ce qui trouble l’opposition entre la création et la réception : le terme pose donc la question de ce que Jean-Luc Nancy a pu appeler « l’en-commun » de la littérature 7 . Ma démarche critique était partie de l’hypothèse, sensiblement différente de la perspective sociologique bourdieusienne adoptée par Alain Viala, selon laquelle le classicisme était une construction nécessaire à la valorisation contraire de la modernité : son repoussoir axiologique. En un sens, j’historicisais moi aussi la catégorie de « classique », mais en liant cette historicisation à celle des positions de la modernité, auxquelles la position 5 Jürgen Habermas, L'Espace public, Paris, Payot, 1978. 6 Erich Auerbach, « La Cour et la Ville », dans Le culte des passions. Essais sur le XVII e - siècle français, Paris, Macula, 1998. Cf. mon article « Le public au XVII e - siècle et au-delà selon Auerbach », dans Paolo Tortonese (éd.), Erich Auerbach, la littérature en perspective, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009. 7 Pour aller au-delà de ce bref résumé, cf. mon livre, Public et littérature en France au XVII e -siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. 46 Hélène Merlin-Kajman d’Alain Viala se rattache selon moi. Mais l’historicisation radicale à laquelle invite ce dernier en suggérant de détacher purement et simplement le « classicisme » d’un ancrage historique dans le XVII e -siècle pour l’analyser à partir des enjeux de pouvoir (politiques, symboliques) contemporains aux acteurs institutionnels intéressés dans la promotion idéologique, culturelle, scolaire, desdits « classiques », cette historicisation radicale produit deux points aveugles, me semble-t-il. D’abord, l’opposition établie entre l’illusoire stabilité du classicisme et le mouvement réel de l’histoire nie, au moins implicitement, la pertinence du syntagme « âge classique » pour désigner une période historique (en gros, le second XVII e - siècle, lequel parfois s’étend au XVII e - siècle entier en amont, au XVIII e - siècle en aval) considérée à partir de certaines de ses caractéristiques synchroniques. C’est ainsi que Michel Foucault oppose l’épistémé classique fondée sur la représentation à l’épistémé renaissante fondée sur la ressemblance et à l’épistémé moderne fondée sur la signification et une nouvelle définition de l’homme, objet-sujet du savoir ; ou que Jacques Rancière oppose le régime classique des arts, aristotélicien, au régime esthétique caractéristique de la modernité : derechef, la période classique se caractérise par le primat esthétique accordé à la représentation. « Classique », dans cette perspective, n’est en rien un attribut an-historique qualifiant une « esthétique transcendantale » mais un attribut utile pour circonscrire, décrire et analyser une séquence historique douée de traits distinctifs et remarquables sous un certain nombre de rapports qui ne se laissent pas totalement appréhender par l’histoire événementielle ou par l’histoire sociale. En fait, dans cette dernière perspective, « classique » synthétise et photographie, si l’on peut dire, la dominante de la période désignée par cet adjectif : et cette caractérisation « historique » qui identifie la période l’oppose en même temps à d’autres (au minimum, celle d’avant, celle d’après…) non seulement en la délimitant et la dé-finissant chronologiquement, mais en la modélisant par opposition avec d’autres périodes, elles aussi modèles : l’âge classique fait paradigme tout comme la Renaissance ou les Lumières. C’est à cette logique que je voulais échapper dans ma recherche sur le public, en me contentant, pour base de ma propre périodisation, du découpage séculaire, lequel se coule de plus dans une séquence historiquement pertinente : celle qui va de la fin des guerres de religion et de l’Édit de Nantes à sa Révocation et à la fin du règne de Louis XIV, marqué par les guerres et l’évidence d’une tyrannie monarchique accrue, dénuée de la nécessité politique que l’absolutisme avait eue au début du XVII e -siècle. Cette précision suggère combien il est tentant, face à la question de la périodisation, d’adopter le point de vue anglo-saxon et d’appréhender le XVII e - siècle dans une séquence plus large, celle du « early modern ». L’illusoire exception française du classicisme, son arrogance un peu gro- Classicisme : éloge intempestif 47 tesque, saute alors aux yeux ironiquement. Comme le souligne Mitchell Greenberg, la période en question - au-delà des débats soulevés par sa définition et son extension - se caractérise par une crise, presque un chaos, ou à tout le moins, un ébranlement majeur des repères symboliques de la culture occidentale : impossible, donc, d’y soutenir l’hypothèse d’une présence de la littérature purement stabilisée et harmonieuse que seule la France connaîtrait. Pour Mitchell Greenberg, les textes du XVII e -siècle, tout particulièrement les textes théâtraux, témoigneraient de l’émergence tourmentée du sujet moderne, tourments dans lesquels nous pourrions encore nous reconnaître : « early modern », le sujet le serait parce qu’il serait tout à la fois notre prédécesseur historique et notre miroir continué et éloquent 8 . Mais c’est ici que l’on tombe, à mon sens, sur le second point aveugle généré par l’opposition entre l’illusion du mythe classique et sa nécessaire historicisation. Faire du classicisme une catégorie idéologique chargée de nier l’historicité de l’histoire, c’est dénoncer une essentialisation, certes, mais au nom d’une autre, moins visible : celle du concept, typiquement moderne, d’histoire. En effet, la dénonciation du mythe classique, tout comme l’insertion du XVII e - siècle dans une période nommée « early modern » (que l’on traduise cette expression par « pré-modernité » ou par « première modernité »), s’appuient sur un certain modèle de l’histoire, luimême anachronique par rapport au XVII e - siècle. Comme l’ont montré les travaux de Reinhart Koselleck, puis de François Hartog, la conscience que les hommes ont de vivre dans le temps, et la façon dont ils résolvent la question du changement des sociétés, convoquent des régimes d’historicité différents. Le XVII e - siècle ne se pense pas encore comme une période prise dans un telos, dans un temps orienté dont l’intelligibilité peut se comprendre à partir de ce dont il accouche ou ce vers quoi il va : l’accusation d’anachronisme à l’égard de la catégorie de « classique » peut rejaillir sur l’histoire au nom de laquelle elle est portée. Lorsqu’Alain Viala étudie la « naissance de l’écrivain », c’est-à-dire aussi la naissance du champ littéraire, il repère au XVII e -siècle des pratiques, des situations, des événements, dont la signification se révèle a posteriori à partir de leur intégration ultérieure dans un résultat achevé (autonomie du champ littéraire comme caractéristique de l’âge moderne) : le devenir qu’il allègue dépend d’un cadre d’intelligibilité progressif et même progressiste, puisque le marché littéraire permet de passer selon lui d’une hétéronomie de la production littéraire, jusque-là 8 Mitchell Greenberg, « ‘Early modern’ : un concept problématique ? », dans Transitions, rubrique « Intensités », « Transition n° 7 ». Cf. le débat qui s’en est suivi, notamment le texte collectif « Transition n° 10 » de Lise Forment, Sarah Nancy, Anne Régent-Susini et Brice Tabeling, « Early modern (or not ? ) - Une réponse à Mitchell Greenberg » (www.mouvement-transitions.fr). 48 Hélène Merlin-Kajman dépendante du pouvoir, à son autonomie. L’histoire est processuelle et rationnelle ou du moins rationalisable, elle est animée par un moteur qui permet de la déchiffrer : lutte des classes et luttes pour l’appropriation symbolique des appareils idéologiques. Lorsque Mitchell Greenberg étudie l’émergence du sujet moderne, il étudie une configuration signifiante qui présente des traits annonciateurs et révélateurs de l’état actuel de nos propres subjectivités de « modernes ». Dans mon livre L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique 9 , qui succède à Public et littérature en France au XVII e - siècle, je me suis moi aussi intéressée de très près au « moi », analysé à partir de la catégorie du « particulier », l’antonyme du « public ». Continuant à m’appuyer sur le grand livre de Reinhart Koselleck Le Règne de la critique 10 (que personne ne citait au moment de la publication de Public et littérature en France au XVII e - siècle, et dont je crois avoir nettement déplacé un bon nombre de conclusions, pour les périodes des XVI e et XVII e - siècles du moins), j’ai essayé de montrer comment le moi était le résultat, on pourrait même dire le résidu victorieux, d’une série de décrochements, de discordances et d’altérations : au sens propre du mot (prudemment rangé au placard de la langue après le procès de Théophile de Viau), le moi est un produit libertin : il présuppose la valorisation d’un espace propre, excentrique, un espace de liberté individuelle ou particulière soustrait à l’impératif de se consacrer au public. Il se développe unanimement, et s’expérimente diversement, voire contradictoirement, grâce aux représentations littéraires 11 . Il devient tellement incontournable que Pascal doit le déclarer « haïssable ». C’est que le moi est un nouveau venu 12 , dont la nouveauté est indissociable de la valorisation, nouvelle, … du nouveau. Et c’est là que, pour comprendre cette arrivée en majesté du « moi » sur la scène de la culture occidentale, il faut aussi comprendre le régime d’historicité propre au XVII e - siècle : un régime d’historicité désorienté, voire désœuvré. Pour résumer les choses de façon schématique, jusqu’au XVI e - siècle et même au-delà, deux grandes conceptions du temps coexistent. La première, qui vient de l’Antiquité, est cyclique et lie l’histoire à la nature : on peut l’illustrer par le sens du mot « révolution », qui signifie le mouvement spatial décrit par les astres depuis un point de départ jusqu’à leur point de retour 9 L’Absolutisme dans les Lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000. 10 Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, Paris, Minuit, 1979. 11 De Montaigne au « Mi star Mufti » du Bourgeois gentilhomme en passant par tout Corneille ou par « l’État c’est moi », sans oublier bien sûr le « Je pense, donc je suis »… 12 Cf. Terence Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999. Classicisme : éloge intempestif 49 à la même place dans le ciel, ou par celui de « période », « durée de la course d’un astre qui revient au même point du Ciel » selon le dictionnaire de Furetière : le « période » définit pour le temps ce que la « révolution » définit pour l’espace. La seconde conception du temps repose sur une distinction majeure entre temps profane et temps sacré : l’avènement du Messie a introduit une rupture, celle du salut qu’il annonce et rend possible. Sur le plan profane, rien de changé (donc rien de nouveau possible). Mais sur le plan sacré, le Nouveau Testament accomplit ce que l’Ancien annonçait de façon figurative et annonce la fin des temps. Le nouveau n’est donc pas nouveau au sens où nous l’entendons : il réalise ce qui était déjà compris dans la figure des événements passés et annonce le Jugement Dernier qui mettra fin au temps profane, toujours considéré comme le résultat de la Chute au regard de l’éternité. Bref, à part la nouveauté très spéciale du Nouveau Testament (révélation et accomplissement de la promesse contenue dans l’Ancien), le nouveau est encore regardé avec horreur, comme menace diabolique, par bien des dévots du XVII e -siècle. Pourtant, le nouveau est devenu incontournable, ne serait-ce qu’en raison de la nouvelle religion qu’est la « religion prétendûment réformée » - sans même parler du Nouveau Monde ou de l’astronomie nouvelle. Mais ce nouveau, qui (exactement comme le libertinage, qu’il soutient) n’est évidemment pas gouverné par un plan providentiel, ne s’ordonne pas pour autant (on est tenté d’écrire : pas encore - mais ce serait fausser l’appréhension des hommes du XVII e - siècle) à une fin historique. Le nouveau est lié à l’accident, à l’imprévisibilité de ce qui arrive, au cas et à l’exception - bref, à la singularité et à l’extraordinaire qui ouvrent le champ du possible aux investissements humains. Pas tout le possible, en raison de la conjoncture politique : de ce côté, l’asservissement plus ou moins librement consenti pour réaliser la paix civile est au rendez-vous. Mais la conjoncture a une contrepartie : si l’État n’est plus un corps politique, s’il fait reposer son ordre sur la coercition et le contrat, la police et l’administration, plutôt que sur la participation, cette situation, qui n’est pas celle d’un totalitarisme, dégage du possible pour les sujets désincorporés, décrochés des fins publiques : possibilités de liens nouveaux (amoureux, civils, privés…) et d’activités nouvelles (littéraires, économiques, sociales…). En somme, le XVII e - siècle, qui commence sous le signe de l’éclatement de l’Église et de la fin du cosmos hiérarchisé, se déroule dans une espèce de suspension « entre » deux modèles d’historicité : avant lui, le temps cyclique de la nature déchue joint au temps eschatologique de la Chrétienté ; après lui, l’Histoire, la grande, et les diverses versions de son irrésistible progrès. Malgré ses querelles des Anciens et des Modernes, le XVII e - siècle n’est pas pris dans le face à face agonistique (historiquement finalisé) du classicisme 50 Hélène Merlin-Kajman et de la modernité. C’est pour cette raison que j’ai préféré appeler ce « nouveau » classico-baroque : le choix de ce mot composé et double mais explicite, humoristique, discrètement contestataire, au moins dans mon esprit, était destiné à lui donner toutes ses chances critiques 13 sans annuler les ressources des autres concepts critiques : baroque, classicisme, modernité… Il présente un immense avantage à mes yeux : il ne respecte pas l’axe chronologique processuel qui veut que se succèdent, en France, le baroque puis le classicisme. Au nombre des acteurs cruciaux de l’arrivée conquérante du moi dans la culture occidentale, on rencontre, après Montaigne, Guez de Balzac, surnommé Narcisse par ses adversaires lors de la querelle déclenchée par la publication, en 1627, du premier recueil de ses Lettres, qui place résolument son énonciation à la fois dans le sillage de Montaigne (sur un mode très théâtralisé) et dans le sillage de la nouveauté : Je prends l’art des anciens comme ils l’eussent pris de moi si j’eusse été le premier au monde […] si je ne me trompe, j’invente beaucoup plus heureusement que je n’imite ; et comme on a trouvé de notre temps de nouvelles étoiles qui avaient jusques ici été cachées, je cherche de même en l’éloquence des beautés qui n’ont été connues de personne. 14 Au-delà de cette déclaration fracassante qu’on peut rapprocher de celle de l’Excuse à Ariste de Corneille, ou encore, sur un autre plan, de l’énonciation (et de l’énoncé) héroïqe(s) du cardinal de Retz, la question du nouveau, jointe à celle de la publication du privé, s’est trouvée agitée sous tous ses aspects, dans tous ses enjeux, pendant la querelle 15 . Les adversaires de Balzac l’ont accusé d’empoisonner le public : de le décomposer, de l’altérer. Ils avaient raison : l’enjeu est bien celui d’une altération. Les représentations littéraires du XVII e - siècle sont moins des re-présentations de l’existant que des explorations de toutes les zones de friction résultant de ces nouveautés structurelles : elles nourrissent le sentiment de soi en en exacerbant l’existence et les difficultés non moins que les plaisirs. 13 Cf. notamment, outre L’Absolutisme dans les lettres […], mes deux articles : « Un siècle classico-baroque ? », XVII e - siècle, n°- 223 (2004/ 2) et « Un nouveau XVII e - siècle », Revue d’Histoire Littéraire de la France, janvier-mars 2005, n°- 1 ; et mes deux livres L’Excentricité académique. Institution, littérature, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001 ; et La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003. 14 Jean-Louis Guez de Balzac, Lettres, Paris, 1624, dans Les premières Lettres de Guez de Balzac, 1618-1627, éd. par H. Bibas et K.-T. Butler, Paris, Droz, 1933, Lettre XXXIV, « A Monsieur de Boisrobert », p.-147. 15 Cf. L’Excentricité académique […], op.-cit. Classicisme : éloge intempestif 51 J’ai donc appelé « classico-baroques » cette expérience subjective et sociale nouvelle de la distinction du public et du particulier, de l’altération du corps collectif et de l’histoire, et ses représentations : configuration moins typée certes, moins nette, plus intrinsèquement contradictoire, et en un sens moins belle et moins exaltante, que celle du baroque, où le sujet s’affronte à son propre vide en s’exposant héroïquement au vertige des apparences et à la disparition des fondements ; et que celle du classicisme, où le sujet, réassuré sur ses bases par le dialogue avec la culture du passé, trouve un équilibre dans une unité harmonieuse établie entre lui-même et les autres. Mais configuration désorientée qui peut entrer en écho avec nos propres désorientations et les dédramatiser. En un sens, ce que j’appelle de la sorte « classico-baroque » consonne largement avec la façon dont, à la fin de sa vie, Roland Barthes avait renouvelé son éloge des « classiques », auquel il avait mis un évident bémol depuis son texte écrit en 1944, « Plaisir aux Classiques » 16 . Éloge, cette fois, avancé comme une critique des dérives dogmatiques et de « l’arrogance » de la modernité : Notre attitude, notre décision : nous n’avons plus à concevoir l’écrireclassique comme une forme qu’il faut défendre en tant que forme passée, légale, conforme, répressive, etc., mais au contraire comme une forme que le roulement et l’inversion de l’Histoire sont en train de rendre nouvelle […] Autrement dit, nous devons concevoir aujourd’hui l’Écriture Classique comme déliée du Durable, dans lequel elle était embaumée […] il faut la travailler, cette Écriture Classique, afin de manifester le devenir qui est en elle. 17 Mais, dans ce passage, on lit une trace de la suspicion systématique des Modernes à l’égard de toute idée de durée. Or, c’est là que la catégorie de « classique » m’a, plus récemment, paru moins monolithique et plus complexe dans son rapport au temps que ce que cette suspicion nous 16 Cf. sur cette question la thèse de Lise Forment, L’Invention du post-classicisme de Barthes à Racine. L’idée de littérature dans les querelles entre anciens et modernes, soutenue le 5 décembre à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sous ma direction. La thèse de Lise Forment introduit des perspectives capitales sur le classicisme : en remontant de la querelle Barthes-Picard aux querelles du début du XX e -siècle, puis, de là, à la Querelle des Anciens et des Modernes, elle montre comment le classicisme ne peut être défini en dehors d’un champ polémique qui porte sur les enjeux de la transmission : quels auteurs passés transmet-on, pourquoi et comment ? La question accompagne celle du classicisme, qui désigne donc une zone de conflictualité plus qu’une zone de stabilisation autoritaire des modèles littéraires. 17 Roland Barthes, La Préparation du Roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003, p.-374. 52 Hélène Merlin-Kajman donne à penser. Le classicisme n’est peut-être pas tant un mythe qu’une catégorie qui force à penser le temps de la transmission sans le faire jouer par opposition avec le devenir, le nouveau ou l’histoire : la transmission exige de comprendre que l’histoire n’est pas seulement régie par une économie temporelle processuelle : elle obéit à un temps dédoublé, celui du changement et des événements bien sûr, et celui qui relie constamment le passé non pas seulement au présent, mais encore à l’avenir. La transmission ne présuppose pas une durée qui serait l’attribut illusoire d’œuvres qu’on se passerait intactes de générations en générations, mais l’organisation spécifique d’une strate temporelle destinée à relier les générations les unes aux autres afin de donner à celles qui arrrivent le sens de ce qu’il convient de faire pour faire durer la société, qui n’est pas un donné de nature, et sans laquelle les hommes ne peuvent tout simplement pas vivre. La catégorie de « classique » est à cet égard révélatrice. Loin d’opposer une essence à ce qui n’en serait pas une, elle nous renseigne sur certaines modalités spécifiques de l’histoire des sociétés en nous présentant une solution (parmi d’autres) au problème, irréductible, de la perpétuation, de la mémoire et de la transmission. Je ne reviendrai pas sur l’histoire de l’adjectif « classique » : on l’a beaucoup fait - trop pour que cette histoire soit aujourd’hui parlante, pour qu’elle ne nous fasse pas buter sur de nouveaux poncifs critiques. Je me contenterai de rappeler que pour le dictionnaire de l’Académie française (1694), est classique « un auteur ancien fort approuvé et qui fait autorité dans la matière qu’il traite » : par exemple « Aristote, Platon et Tite-Live ». Furetière, comme toujours, est un peu plus prolixe : CLASSIQUE […] ne se dit guères que des auteurs qu’on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui y ont grande autorité. Saint Thomas, le Maître des Sentences, sont des auteurs classiques qu’on cite dans les Écoles de Théologie. Aristote en philosophie, Cicéron et Virgile dans les Humanités, sont des auteurs classiques. Aulu-Gelle dans ses Nuits Attiques met au rang des auteurs classiques ou choisis Cicéron, César, Salluste, Virgile, Horace, etc. Ce nom appartient particulièrement aux auteurs qui ont vécu du temps de la République et sur la fin d’Auguste où régnait la bonne Latinité, qui a commencé à se corrompre du temps des Antonins. Ce rappel philologique invite certes au relativisme critique que j’ai évoqué au début de ma réflexion. Il révèle l’étroite connexion entre les classiques et l’institution scolaire ou universitaire qui les sélectionne et les autorise. Il semble donc montrer comment le classicisme résulte d’un processus de consécration institutionnelle et d’une logique de patrimonialisation indissociables de stratégies sociales et d’intérêts politiques. Mais ce soupçon Classicisme : éloge intempestif 53 n’épuise pas une dimension suggérée par ces définitions et qui apparaît plus clairement dans les citations suivantes. Les deux premières concernent ce que nous appelons aujourd’hui la littérature, et je les dois à la lecture du beau livre d’Emmanuelle Mortgat, Clio au Parnasse 18 . En 1548, dans son Art poétique, Sébillet évoque « la lecture des bons et classiques poètes français comme sont entre les vieux Alain Chartier, et Jean de Meun » 19 , tandis qu’un siècle plus tard, Chapelain écrit à Ménage à propos de l’auteur du Lancelot : « Quelque mauvais auteur que vous estimiez ce livre, c’est un auteur classique pour vous ; son antiquité l’autorise, et la différence qu’il y a entre son langage et le nôtre ne prouve que trop son antiquité. » 20 Les deux autres citations concernent la langue. Dans un texte publié pour la première fois en 1648, c’est-à-dire un an après les Remarques de Vaugelas, Jean-Louis Guez de Balzac s’interroge ironiquement sur le sérieux des débats de mots caractéristiques du mouvement puriste : Surtout je m’imaginais que si un jour la langue française devenait langue classique et qu’elle s’enseignât au collège, il pourrait aussi y avoir divers partis pour le Gros Guillaume et pour Guillaume le Gros (…). 21 Un siècle et demi plus tard, l’abbé Grégoire ouvre son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » présenté devant la Convention en 1794 par ces mots : La langue française a conquis l’estime de l’Europe, et depuis un siècle elle y est classique (…). 22 Or, ces quatre textes présentent un trait commun remarquable : ils qualifient de « classiques » des objets (langue ou auteurs) envisagés dans un autre temps que le leur. Dans trois cas, le rapport est rétrospectif, et les objets en question doivent leur qualité « classique » à leur ancienneté, même si, pour Grégoire, cette ancienneté va jusqu’à se prolonger dans le présent. En revanche, dans la phrase de Balzac, la qualité « classique » de la langue 18 Emmanuelle Mortgat, Clio au Parnasse. Naissance de l’« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e -siècles, Paris, Champion, 2006. 19 Thomas Sébillet, Art poétique, cité par Emmanuelle Mortgat, op.-cit., p.-42. 20 Jean Chapelain, La Lecture des vieux romans, cité par Emmanuelle Mortgat, op.-cit., p.-239. 21 Jean-Louis Guez de Balzac, Le Barbon, dans Les Oeuvres, Paris, Louis Billaine, t.-II, 1665, p.-711. 22 Abbé Grégoire, « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française », dans Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Gallimard, 1975, pp.-300-317, p.-300. 54 Hélène Merlin-Kajman française est envisagée comme une hypothèse future, du reste légèrement burlesque. On voit ainsi que l’adjectif « classique » ne désigne pas exactement une qualité indifférente au temps ou à l’histoire. Il ne s’agit pas d’une qualité figée dans un modèle. Il est donc erroné de penser que nous commettons un anachronisme lorsque nous qualifions le XVII e - siècle de « classique » : c’est même toute la question de l’anachronisme qui s’en trouve déplacée. L’absence d’une auto-désignation des lettrés du XVII e -siècle par ce terme ne suffit donc pas à nous interdire de l’utiliser comme une catégorie pertinente pour identifier leur production. En effet, puisque ce n’est qu’avec le temps, rétrospectivement, qu’on peut qualifier une œuvre de « classique », a contrario, ce n’est que comme projet que cette qualité peut se présenter à ceux qui le défendent. Est classique non pas l’œuvre que les institutions font durer par l’artifice des rapports de force du présent (version bourdieusienne) 23 , mais celle dont l’adresse n’épuise pas sa puissance de destination dans le présent de sa production, caractéristique accueillie par une société pour qui une telle adresse vaut et qui sait organiser sa propagation dans le temps. Pour mieux comprendre dès lors en quoi il n’est pas indifférent que le XVII e -siècle ait été le-siècle du classicisme, commençons au contraire par un propos qui paraît se situer aux antipodes de tout désir de durée. Il s’agit de la célèbre affirmation de Montaigne concernant ses Essais : J'écris mon livre à peu d'hommes et à peu d'années. Si c'eût été une matière de durée, il l'eût fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivi le nôtre jusques à cette heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d'ici à cinquante ans […] C'est aux bons et utiles écrits de le clouer à eux, et ira son crédit selon la fortune de notre État. 24 Voici une indifférence affichée paradoxale (à laquelle les modernes soupçonneux pourront ne pas croire). L’essai porte sur la vanité. Montaigne a commencé par évoquer la vanité de la grammaire pour excuser celle de l’écriture des Essais. La grammaire : « [t]ant de paroles pour les paroles 23 Lorsque je relis l’article d’Alain Viala, je suis à chaque fois frappée par sa pertinence : en faisant du classicisme, et des classiques, l’objet d’une interrogation à l’égard de leur fonction, Alain Viala a remarquablement repéré et décrit les enjeux socio-politique de la transmission. Mon désaccord avec lui est de deux sortes : c’est d’abord un désaccord de style ou d’affect esthético-politique (de partage du sensible, pourrait-on dire) ; c’est ensuite un désaccord dû à la différence d’échelle à laquelle se situent nos perspectives : sociale, au sens de la sociologie, pour Alain Viala ; anthropologique, pour moi. La société n’a pas la même définition pour Alain Viala et pour moi-même. 24 Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, 2007, p.-1028. Classicisme : éloge intempestif 55 seules 25 ». On notera ce mépris, récurrent, qui explique aussi le ton burlesque de Balzac quand il évoque l’hypothèse d’un avenir classique de la langue française. Pour Montaigne, ces activités oiseuses qui tournent autour des mots s’expliquent par les troubles civils : à défaut de pouvoir s’occuper du bien public, on s’occupe de choses inutiles. D’où ce choix paradoxal : Montaigne, comme les grammairiens, se range du côté de la vanité, du particulier et du trouble (de l’histoire) non seulement en écrivant, mais en écrivant en français. Il opte de la sorte pour son propre temps, c’est-à-dire pour la mutabilité des choses, et ceci signifie quitter le latin, ce langage qui eût été « plus ferme » : pour lui, pas de « belle Latinité », pour reprendre l’expression de Furetière. De même que, dans son avis au lecteur, il tourne le dos aux attentes publiques à l’égard d’un livre utile, Montaigne tourne résolument le dos à tout souhait « classique ». Et il renvoie, ou remet la « fermeté » de la langue française, purement conjecturale, à deux facteurs : bonté et utilité de l’écrit qui la clouera à soi ; et « fortune de notre État », bien menacée. On pourrait aisément trouver dans cette position une illustration du jugement de Lyotard : Montaigne est post-moderne. Ou l’on pourra conclure que Montaigne se situe ici dans une perspective typiquement baroque. Ou, comme je l’ai fait, classico-baroque. Mais il faudrait se demander pourquoi, ou comment, il est aussi pour nous, aujourd’hui, un auteur classique. Revenons à Balzac, né plus de soixante ans après Montaigne et qui écrit une quarantaine d’années après lui. Quoique, comme Montaigne 26 , Balzac découvre son moi dans ses Lettres (et, de façon infiniment problématique, celui de ses interlocuteurs), un « Avis de l’imprimeur au lecteur » souligne l’« excellence » de ces lettres et précise : « je serais un ingrat si je ne les donnais au public pour en profiter ». Ici, le modèle de Montaigne ne fonctionne plus : l’auteur des Essais avait expressément déclaré, avec provocation, qu’il n’écrivait pas pour le « service » du lecteur ou pour sa propre « gloire », mais pour une fin « domestique et privée » : le lecteur n’y trouverait rien du profit habituellement attaché à la publication d’un livre. Autant dire que Montaigne disait implicitement qu’il n’écrivait pas pour le public. Pour comprendre le déplacement opéré de l’avis au lecteur de Montaigne à l’avis de l’imprimeur au lecteur des Lettres de Balzac, il convient de se souvenir que le mot « public » renvoie au paradigme de la respublica et contient en mémoire tous les débats théologico-politiques dont Ernst 25 Ibid., p.-990. 26 Il y a beaucoup à redire à cette affirmation trop générale. Mais pour se défendre, Balzac se recommande de Montaigne. Cf. mon article « Guez de Balzac ou l’extravagance du moi entre Montaigne et Descartes », Rue Descartes. Les dispositifs du sujet à la Renaissance, Paris, PUF/ CIP, 2000. 56 Hélène Merlin-Kajman Kantorowicz a retracé l’histoire 27 . Le public est non seulement la respublica christiana, communauté supérieure qui incorpore les fidèles mais aussi la personne fictive qui est le vrai détenteur du domaine inaliénable de la Couronne, définie comme une res quasi sacra et incarnée par le roi. Autre nom du peuple, le public ne meurt jamais, comme la dignité royale : c’est du reste parce qu’elles sont publiques que les dignités ont une existence perpétuelle qui dépasse l’existence mortelle des personnes qui en sont investies. Le public nomme donc la permanence instituée de la société. « Donner un texte au public », c’est dès lors remplir ses obligations de membre en offrant à la communauté un texte jugé digne de devenir un bien public. Ce geste de donation a d’abord concerné les textes de théologie, de philosophie, de droit, de médecine, etc., ces textes nommés en premier comme « classiques » par le dictionnaire de l’Académie française ou par celui de Furetière. Ce n’est donc pas, ou pas seulement, désirer s’immortaliser, comme les poètes de la Renaissance par exemple, désir d’immortalité qui passe par le don à un Mécène - à condition qu’il existe 28 . Le don au public doit plutôt se comprendre à partir de la typologie des biens dont l’anthropologue Maurie Godelier a relevé l’existence dans toutes les sociétés, parce qu’aucune société ne peut se passer d’eux pour exister : les biens marchands, les objets de don, et les choses sacrées, « inaliénables et inaliénées » 29 , qui représentent quelque chose que les membres de la société tiennent pour « indispensable à leur existence et qui doit circuler pour que tous et chacun puissent continuer d’exister », quelque chose par quoi « s’affirme une identité historique qu’il faut transmettre » 30 . Pour les désigner, Maurice Godelier emprunte le nom des sacra romains, lesquels lui fournissent donc le paradigme de ces choses inaliénables et inaliénées qu’aucune société ne manque de transmettre pour assurer sa reproduction 31 , signes performatifs de sa perpétuité. Au XVII e - siècle, le public est précisément le nom général de ces biens sacrés tout autant que celui de la personne fictive chargée de les garder. Ceci signifie donc que c’est aussi au XVII e -siècle que la littérature en tant que sim- 27 ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, 1988. 28 Mais l’exemple du couronnement de Pétrarque rend cette restriction discutable, et les choses sont plus cmplexes, comme on le comprend en lisant les livres capitaux de François Cornilliat, « Or ne mens ». Couleurs de l'éloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994 ; et Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses arguments, Paris, Droz, 2009. 29 Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, op.-cit., p.-88. 30 Maurice Godelier, L’Énigme du don, Paris, Fayard, 1996, p.-100. 31 Maurice Godelier rappelle sans cesse que l’homme est un animal qui ne peut survivre sans la société : il a inventé la société pour vivre plus qu’il ne vit en société. Classicisme : éloge intempestif 57 plement belle, et simplement actuelle, s’intègre, non sans conflits, aux sacra. S’ouvre donc pour elle la possibilité de devenir classique. Les Belles-Lettres acquièrent alors une fonction symbolique capitale, non seulement celle d’établir un contact continué complexe (émotionnel, cognitif, esthétique, critique…) de cette société avec le passé et les morts, mais encore celle d’établir des contacts entre les vivants appartenant à la même société, fonction plus proprement culturelle que l’École républicaine amplifiera. Et ce geste n’a rien de consensuel, la querelle des Lettres en témoigne. En quoi un recueil épistolaire, qui regroupe ici des lettres toutes adressées en privé et mobilisent si ostensiblement un ton si familier, une gratuité si spectaculaire, peuvent-elles prétendre à une valeur publique ? Plus généralement, en quoi le plaisir pris à ces vanités littéraires peut-il intéresser le public ? Je ne développerai pas la (les) réponse(s) possible(s) à cette énorme question, me contentant de souligner que la création de l’Académie française, qui met les écrivains de belles-lettres relativement à l’abri d’un processus judiciaire analogue à celui que Théophile de Viau venait de subir, signale l’autorisation d’un espace de publication littéraire appelé à durer. Avec les Belles-Lettres, l’enjeu des « classiques » se déplace en partie vers la question du « beau » (c’est-à-dire du plaisir), suffisamment entremêlé désormais à la question du « bon », et la troublant suffisamment pour que la censure du Cid par l’Académie française soit non pas une censure politique (ou théologique), mais une critique. La critique, c’est-à-dire l’altération immédiate de l’autorité du seul texte, s’institue en même temps que s’institue l’espace des Belles-Lettres : elle profane et sacralise dans le même temps. Sacralisation, donc : mais une sacralisation qui ne mythifie en rien la littérature. Il faut au contraire plutôt concevoir que l’intégration des Belles- Lettres aux sacra produit une perturbation, une ouverture critique de ces derniers : l’exemple de Guez de Balzac, accusé de rire de la religion, ou de Corneille, accusé de représenter une fille manquant aux devoirs sacrés de la piété filiale, bref, tous deux accusés de libertinage, le montrent assez. Je résume mon trajet. L’ère du soupçon moderne (à laquelle j’appartiens pleinement) a suspecté, à juste titre, la catégorie de « classique » de dissimuler une entreprise de sacralisation ou de mythification de la littérature au profit d’une classe dominante redoublant sa domination économico-politique d’une domination symbolique. La perspective anthropologique invite à distinguer « sacralisation » et « mythification » : tout comme les dogmes religieux, les mythes constituent une certaine sorte de choses sacrées. Les textes littéraires, qui s’accompagnent aussitôt de la liberté critique d’en débattre, en constituent une espèce bien différente. Que l’École les fasse lire en classe transmet à la fois la valeur de leur adresse, des liens pluriels qu’ils sont capables de faire naître, et la liberté de les commenter. 58 Hélène Merlin-Kajman Entre Balzac et Montaigne, je n’hésite pas une seule minute à préférer, et de loin, Montaigne : mon goût s’accorde avec l’institution, signe que l’institution, par hypothèse, ne fonctionne pas que sur la base des intérêts socio-politiques des dominants du moment. Entre Montaigne et Corneille, en revanche, la question de la préférence perd toute signification : tous deux sont pour nous aujourd’hui des « classiques ». Mais la réflexion précédente voudrait suggérer que Montaigne l’est devenu sous l’effet de deux facteurs différents : les Essais, « bons et utiles écrits » malgré la déclaration liminaire de l’auteur au lecteur, ont su « clouer à eux » leur propre langue. On pourrait tenir l’expression pour la définition juste de ce qu’il en est d’une écriture dans sa force singulière. Mais les Essais ont aussi bénéficié de l’entrée des belles-lettres, au XVII e - siècle, dans les « sacra », sous l’effet de la double perpétuation de la langue française et des œuvres littéraires par le biais de la reconnaissance de leur importance, de leur utilité publiques. Pour sortir du présentisme caractéristique, selon François Hartog, de notre rapport contemporain à l’histoire, la catégorie du classicisme pourrait se révéler utile puisque les œuvres « classiques » se donnent pleinement dans l’histoire - dans sa force de lien. Le devenir classique de la littérature, qui suppose d’accorder de la valeur à l’épreuve du temps et de la mémoire, semble d’autant plus digne d’être défendu qu’il s’accompagne d’emblée d’une zone de turbulence et d’effervescence critiques : loin qu’ils soient « embaumés », les classiques font parler et débattre, ils font que s’établissent des relations - des intelligences. Quand la question des classiques disparaît, renvoyée au nom d’une histoire atrophiée ou applatie à une illusion trompeuse, le centre de gravité des sacra se déplace, comme on le constate aujourd’hui. On peut observer que la zone de turbulence se durcit et s’appauvrit : se font face la communication sous toutes ses espèces, et les sacra à nouveau occupés par des Textes sacrés et des mythes (Nation, État, etc.). Ne conviendrait-il pas plutôt de retrouver un rapport joyeux à la durée littéraire, pour la liberté et les assises subjectives qu’elle fournit ? Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante Delphine Reguig Université Paris IV-Sorbonne, CELLF - UMR 8599 Dans un texte de jeunesse bien connu, « Plaisir aux Classiques », Roland Barthes-évoque les écrivains phares du classicisme en affectant leur mention d’un certain nombre d’opérations sémantiques et logiques-remarquables. Il cite ainsi « […] les Corneille, Racine, Boileau, etc., dont la guirlande un peu rêche a bordé la trame de nos études ou orné le fronton poussiéreux d’un amphithéâtre de Sorbonne » et écrit qu’ « ils sont aussi les signes déformés mais nécessaires d’un événement général, le Classicisme 1 ». À la lecture de la première formulation, on retient la pluralisation des noms propres par laquelle les identités d’auteurs se voient confondues dans une identité collective et pourvues d’une autorité commune : l’auteur classique n’existe pas pour lui-même parce que son nom est immédiatement pris dans un fonctionnement paradigmatique. L’image de la « guirlande » déplace le regard vers l’univers de l’architecture et construit la classe des classiques comme un monument scolaire : c’est le contexte pédagogique qui enchaîne les noms des classiques entre eux pour en fantasmer l’unité et la continuité. Le jugement de valeur n’est pas absent d’une telle représentation, même s’il est discret ; il se manifeste dans les qualificatifs- - « un peu rêche », « poussiéreux » - qui privent l’univers des classiques de lumière, de mouvement et d’actualité. Cette existence immobile permet l’adjonction paradoxale (aussi) d’une énergie particulière : une force symbolique attachée à un surgissement historique. Ces noms figés en succession contrainte signalent la rupture installée par un fait aux conséquences importantes : en qualifiant le classicisme d’« événement », Barthes rapporte un phénomène historique long à une durée courte et lui confère l’effet d’une apparition ponctuelle. 1 « Plaisir aux Classiques », Œuvres complètes, éd. É. Marty, Paris, Seuil, 1993, t.- I, p.-60 ; toutes nos références renverront désormais à cette édition notée OC. Sur le rapport de R. Barthes au classicisme, nous renvoyons à la thèse de Lise Forment, L’Invention du post-classicisme de Barthes à Racine. L’idée de littérature dans les querelles entre Anciens et Modernes, soutenue le 5 décembre 2015 à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle sous la direction d’Hélène Merlin-Kajman. 60 Delphine Reguig Là encore, le geste va dans le sens d’une unification, d’une intégration immédiate des individus à une réalité abstraite qui les renferme. Sans doute cette intégration est-elle la source et la cause de la force symbolique de ces « signes » dont Barthes écrit qu’ils sont à la fois « déformés » et « nécessaires ». Quelle « déformation » se trouve-t-elle en jeu ? De quelle « nécessité » s’agitil ? Et comment cette description nous permet-elle de réfléchir aujourd’hui aux enjeux engagés par la notion de « classicisme » ? Afin de creuser ces questions, nous proposons de nous interroger sur la permanence du vocabulaire métalinguistique dans la réflexion de Barthes sur le classicisme 2 . Cet usage critique est en soi fortement signifiant. D’abord parce que les auteurs concernés par le propos du critique ont eux-mêmes été contemporains d’une lecture renouvelée de la sémiotique augustinienne, ce qui intériorise la qualification de Barthes à son propre objet : parler du classicisme comme d’une langue, c’est parler le langage même du classicisme. Ensuite parce qu’il est possible que nous puissions en tirer quelque profit pour notre lecture actuelle du classicisme. L’exploration du lien entre le classicisme comme système et la langue du classicisme, relation trouble, nécessaire et contraignante, est un élément précisément indispensable pour réévaluer le classicisme aujourd’hui, c’est-à-dire le convertir du vocable quasi mort qu’il est devenu à un signe véritablement relationnel et en usage. Le classicisme, langue morte Pour évoquer le classicisme comme « événement général », Barthes use donc du terme de « signe » ; il use aussi de celui de « nom » et, plus tard, de « monème 3 ». Si nous tentions une glose, nous pourrions écrire que les individus intégrés dans le classicisme le sont au titre d’unités minimales porteuses de sens au sein d’un système de signification global. Lorsqu’il écrit « Plaisir aux Classiques », Barthes n’est certes pas encore le sémiologue qu’il sera 4 . C’est vingt ans plus tard, dans les Éléments de sémiologie, qu’il définit le signe par sa situation imprécise et sa capacité de relation : 2 Comme l’explique Philippe Roger, le terme s’impose malgré les difficultés qu’il soulève : « Reste que cette terminologie qu’il récuse : classique, classiques, classicisme, Barthes ne s’en défait pas, il la conserve et la perpétue. », « Barthes post-classique », RHLF, 2007/ 2, vol.-107, p.-276. 3 Réflexions sur un manuel, OC, t.-III, p.-945. 4 Gilles Philippe explique que Barthes est « emblématique d’une époque qui, en substituant la question “quand y a-t-il littérature ? ” à la question “qu’est-ce que la littérature ? ”, a opposé une méthodologie d’inspiration sémiotique à une interrogation grammaticale sur les textes. » Il ajoute néanmoins qu’ « on trouve en effet dans l’œuvre de Barthes deux conceptions concurrentes de la littérarité : la définition strictement sémiotique qu’il a pu occasionnellement avancer (est lit- Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante 61 Or, ce terme de signe, présent dans des vocabulaires très différents (de la théologie à la médecine) et dont l’histoire est très riche (de l’Évangile à la cybernétique), ce terme est, par là même, très ambigu ; aussi, avant d’en revenir à l’acception saussurrienne, il faut dire un mot du champ notionnel où il occupe une place, d’ailleurs, comme on va le voir, flottante. Signe s’insère en effet, au gré des auteurs, dans une série de termes affinitaires et dissemblables : signal, indice, icône, symbole, allégorie sont les principaux rivaux du signe. Posons d’abord l’élément commun à tous ces termes : ils renvoient tous nécessairement à une relation entre deux relata ; ce trait ne saurait donc distinguer aucun des termes de la série. 5 Cette définition du signe comme « composé de signifiant et de signifié » et donc comme « relation », est clairement référée à Augustin dans une note qui le cite ainsi : « Ce qu’a exprimé très clairement saint Augustin : Un signe est une chose qui, outre l’espèce ingérée par les sens, fait venir d’elle-même à la pensée quelque autre chose. » Barthes - qui invoque Augustin à plusieurs reprises dans son œuvre -, glose ici un passage capital du De Doctrina christiana 6 dont l’intérêt est de synthétiser le rôle articulatoire du signe 7 . Cette articulation entre deux ordres hétérogènes (corps et esprit) fonde seule la langue en raison et Augustin dénie toute légitimité à une parole qui la négligerait : « Mais quand nous n’avons rien à signifier, c'est pure sottise que de proférer un mot 8 ». Le maniement de toute langue implique toujours le risque de voir se défaire l’articulation entre son et sens et par téraire un texte qui donne les signes conventionnels de la littérature) a toujours été concurrencée par une définition sémantique (le texte littéraire correspond à un mode particulier, indirect, de signification), qui autoriserait, voire exigerait, le retour à une description grammaticale des textes. », Sujet, verbe, complément.-Le Moment grammatical de la littérature française, Paris, Gallimard, 2002, p.-196-197. 5 OC, t.- II, p.- 655. Julien Piat présente Barthes comme la figure privilégiée d’un « moment linguistique »- où le Cours de Saussure est devenu le modèle heuristique dominant, « Roland Barthes et la langue littéraire vers 1960 », La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, dir. G. Philippe et J. Piat, Paris, Fayard, 2009, p.-491-534. 6 « Le signe est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée », « Bibliothèque augustinienne », Paris, Institut d’Études Augustiniennes, Desclée de Brouwer, II, I, 1, « B.A. » 11/ 2, 1997, p.-136-137 : « Signum est […] res præter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire ». 7 Dans le De Magistro, Augustin écrit encore que « le mot [est] ce qui est proféré comme un son de voix articulé avec une signification », De Magistro, « B.A. », 4, 8, 6, 1976, p.- 62-63 : « ut verbum sit quod cum aliquo significatu articulata voce profertur ». 8 « Sed quando non habemus quid significemus, amonino stulte verbum aliquod promimus » (ibid., 2, 3, p.-50-51). 62 Delphine Reguig conséquent se détruire le processus de signification. Convoquer Augustin avant Saussure- permet d’intégrer à la notion de signe la dialectique entre présence et absence que Barthes applique à la notion même de classicisme. La classicisation 9 des auteurs est une opération pragmatique qui consiste à faire d’eux des signes et, du même coup, à interposer entre leurs textes et leurs lecteurs un système de signification second. Que le classicisme soit représenté - fantasmé -, comme un système de signes, une langue où des signes mettent en place des relations symboliques et activent en réseau des énergies sémantiques, engage une lecture particulièrement déterminée 10 . On l’a vu, il n’est pas question, dans une telle optique, de dissocier Corneille de Racine, ni de Boileau : « ils forment entre eux une confrérie 11 ». Et, paradoxalement, une telle lecture du classicisme comme chaîne continue engage à fragmenter les œuvres en formules : le classicisme est à la fois une liste suivie et un corpus de morceaux choisis. En somme, concevoir le classicisme comme système de signes entraîne qu’on ne puisse - ou révèle qu’on ne peut -, lire le classicisme que si l’on renonce à lire les textes classiques. Plus les auteurs se trouvent dépendre les uns des autres pour former un ensemble où la valeur de chacun retentit sur celle des autres, plus leurs œuvres cessent de dépendre d’eux-mêmes pour vivre autrement, dans l’éclatement isolé de fragments dont l’anthologie qui ferme « Plaisir aux Classiques » est exemplaire et qui sont voués à devenir des lieux de mémoire. Dans ce système à la fois clos et ouvert, organisé et rompu, les noms d’auteurs constituent autant d’emblèmes et c’est parce qu’ils possèdent ce statut iconique 12 qu’ils font sens. Le classicisme ainsi s’indexe pour se montrer : l’énergie des noms d’auteurs constitués en signes se reverse entièrement à la catégorie qui se met à exister, du point de vue sémantique, aux dépens d’eux. D’où le fait que ces signes soient à la fois « déformés » et « nécessaires » : leur potentiel relationnel a, en quelque sorte, été dévoyé, détourné de leur signifié immédiat vers un signifié médiat, celui du mot « classicisme » lui-même, qui fait désormais l’économie des référents premiers des signes, c’est-à-dire des textes, pour participer à l’élaboration d’un 9 Sur ce terme, voir l’article d’Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n°19, 1993, p.-11-31. 10 Claude Coste propose cette formulation éclairante : « Un pont s’établit ainsi entre la rhétorique classique et le structuralisme linguistique pour faire de la langue à la fois un modèle et une praxis. », « Roland Barthes ou la hantise du XVII e -siècle », Postérités du Grand Siècle, dir. S. Guellouz, Elseneur, 15/ 16 (2000), p.-393. 11 « Plaisir aux Classiques », op.-cit., p.-60. 12 Sur cette notion d’icône, voir les analyses de Frédéric Briot, « Boileau ou la voie libre », Postérités du Grand Siècle, dir. S. Guellouz, Elseneur, 15/ 16 (2000), p.-137-147. Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante 63 signifié global. Pour que cette diversion soit possible, il a fallu l’intervention d’une force d’annexion, celle de l’institution. L’opération insiste toujours sur la nature scolaire du cadre dans lequel elle est menée : on s’initie au classicisme qui s’apprend, on se trouve « introduit » « dans cet art ancien » aux « arcanes étranges, ignorés de beaucoup 13 », un peu comme l’on apprend une langue étrangère. La clôture joue comme réserve et comme exigence. Le classicisme est un système de signes parce qu’il est le produit de la culture scolaire qui l’a construit comme un objet à enseigner. La relation causale s’expose dans la conférence - prononcée en 1969 et publiée en 1971 - que Barthes consacre à l’examen d’un manuel à l’usage de l’enseignement secondaire, le Lagarde et Michard. C’est dans ce texte que Barthes assume explicitement le procédé qui consiste à assimiler une discipline particulière, l’histoire littéraire tout entière, au maniement d’une langue : l’historien de la littérature utilise des « objets qui se répètent, qui reviennent tout le temps, qu’on pourrait presque appeler monèmes de la langue méta-littéraire ou de la langue de l’histoire de la littérature ; ces objets, ce sont bien sûr les auteurs, les écoles, les mouvements, les genres et les siècles 14 ». Le propre de cette langue est d’être tautologique : elle ne parle que d’elle-même, en quelque sorte, son pouvoir signifiant est entièrement retourné vers la manifestation de sa propre existence : les « monèmes » de l’histoire littéraire renvoient à une réalité qui est celle que fabrique l’histoire littéraire elle-même. Barthes analyse ces mécanismes d’autoproduction en soulignant les effets de combinaison et de fixation « de traits ou de prédicats 15 » pour structurer des paradigmes constants que les manuels d’histoire de la littérature se contentent d’opposer en couples aussi simples que rigides dans leur structure. Ainsi « le paradigme archétypique de toute notre littérature » est l’opposition romantisme-classicisme, paradigme « parfois à peine compliqué en romantisme-réalisme-symbolisme, pour le XIX e -siècle 16 ». L’analogie linguistique est encore une fois remarquable : l’histoire littéraire parle en signes disjoints, distincts, qui se combinent et se substituent les uns aux autres du point de vue de la fonction qu’ils remplissent dans le système dont dépend leur existence en tant qu’« individus littéraires 17 ». Dans ce système de signification, l’énergie relationnelle est limitée tant elle est close sur elle-même. Car l’usage de cette langue s’est substitué à l’expérience de la littérature : c’est, aux yeux de Barthes, une habitude spécifiquement fran- 13 « Plaisir aux Classiques », op.-cit., p.-57. 14 Réflexions sur un manuel, OC, t.-III, p.-945. 15 Ibid., p.-946. 16 Ibid. 17 Ibid. Comme exemple de ces unités de sens, Barthes prend les siècles littéraires, chacun associé à un trait sémantique : « le XVI e , c’est la vie débordante ; le XVII e , c’est l’unité ; le XVIII e , c’est le mouvement, et le XIX e , c’est la complexité ». 64 Delphine Reguig çaise que d’« assimiler la littérature à l’histoire de la littérature », c’est-à-dire à un usage médiat et scolaire des textes. L’histoire littéraire comme langue construit donc un « objet essentiellement scolaire, qui n’existe précisément que par son enseignement »-(« La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout 18 »). Dans cet imaginaire critique, le classicisme organise des signes euxmêmes réduits à n’exister qu’en tant que souvenirs scolaires ; c’est en tant que langue morte, langue disparue avec l’enfance, qu’il devient l’objet privilégié du « petit programme d’exploration de cette mythologie de notre histoire de la littérature » envisagé par Barthes 19 . La démarche passe par l’étude du fonctionnement des signes comme « individuations stéréotypées », l’identification des « paradigmes mythiques », de l’utilité de ces derniers dans les processus de mémorisation et de leur « rentabilité idéologique 20 ». Le motif critique selon lequel l’écriture de l’histoire impliquerait la production d’une langue se redouble dans un autre motif, celui qui intègre la progression historique à l’usage de la langue. Il apparaît dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), d’abord voilé par une autre notion massive, celle de Nature : « On sait que la langue est un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque.-Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir 21 -[…] ». Que la langue constitue « l’étendue rassurante d’une économie », qu’elle soit « un objet social par définition, non par élection », se rémunère en force de contrainte : « Nul ne peut, sans apprêts, insérer sa liberté d’écrivain dans l’opacité de la langue, parce qu’à travers elle c’est l’Histoire entière qui se tient, complète et unie à la manière d’une Nature 22 ». La comparaison filée de la Nature à l’Histoire dit cette détermination par la langue, par la nécessité de l’insertion dans la langue. Nous ne sommes pas libres de ne pas parler le classicisme parce qu’il est une langue qui nous insère dans une histoire qui agit sur nous avec la force d’une nature, parce qu’en parlant nous nous logeons « confortablement dans la servitude des signes » : « en 18 Ibid. 19 Dans sa conférence intitulée- L’Aventure sémiologique, Barthes définit rétrospectivement la sémiologie comme l’« analyse fine des processus de sens grâce auxquels la bourgeoisie convertit sa culture historique de classe en nature universelle ; la sémiologie m’est apparue alors, dans son avenir, son programme et ses tâches, comme la méthode fondamentale de la critique idéologique » ; le classicisme entre dans le cadre du « système symbolique et sémantique de notre civilisation, dans son entier », OC, t.-IV, p.-522 et 525. 20 Réflexions sur un manuel, op.-cit., p.-946. 21 OC, t.-I, p.-177. 22 Ibid. Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante 65 chaque signe dort un monstre, un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue 23 ». Parler du classicisme comme d’un système de signes, c’est donc immédiatement renvoyer à l’occultation des œuvres ou à la mort de leur lecture. L’idée de mort est contenue dans la pratique scolaire de l’histoire littéraire telle qu’elle fonctionne de manière tautologique, en constituant « la littérature en objet culturel défini et clos, qui aurait une histoire interne à lui-même » et qui perpétuerait des « valeurs » « comme des sortes de fétiches, implantées dans nos institutions 24 ».-Dans les Éléments de sémiologie (1964), alors qu’il tire de Saussure la définition de cette science comme celle « de tous les systèmes de signes », objet qu’il s’agit de « reconstituer empiriquement », Barthes évoque la langue en des termes analogiques, comme le fruit d’une abstraction qui fait d’elle « un pur objet social, ensemble systématique des conventions nécessaires à la communication », « à la fois une institution sociale et un système de valeurs 25 ». C’est encore en ce sens que l’expression « signe du classicisme » est étonnamment productive : elle fait de la catégorie le résultat d’« un contrat collectif, auquel, si l’on veut communiquer, il faut se soumettre en bloc », un « produit social » que Barthes décrit comme « autonome, à la façon d’un jeu, qui a ses règles, car on ne peut le manier qu’à la suite d’un apprentissage 26 ». Impossible, dans une langue, de disjoindre « l’aspect institutionnel » de « l’aspect systématique » : la langue comme « système de valeurs contractuelles » échappe aux choix individuels et, à ce titre, résiste comme « institution sociale 27 ». Lire le classicisme à travers Corneille, Racine, Boileau, ce n’est précisément pas lire les textes de Corneille, Racine, Boileau ; c’est parler une langue où chaque signe renvoie à un signifié déterminé par la relation visée avec un certain nombre de valeurs ; c’est s’inscrire dans un cercle. Et ce cercle s’inscrit lui-même dans une autre structure circulaire- que décrit la leçon inaugurale au Collège de France en 1977 28 et que recouvre ce « classico-centrisme »-construit à partir de « l’idée classique de la langue » comme « idée politique 29 . Assimiler le classicisme à une langue, c’est l’assimiler à la violence symbolique-par laquelle se produit l’identification de « la littérature avec le roi », et par laquelle le pouvoir de l’un reflète celui de l’autre. Et cette « structure centrée de notre histoire de la littérature » a pour bénéfice secondaire la production d’« une identification nationale » puisqu’elle résulte d’un jugement qui promeut 23 Leçon inaugurale au Collège de France, OC, t.-V, p.-432. 24 Entretien avec L’Express, OC, t.-III, p.-674. 25 OC, t.-II, p.-637 et 639. 26 Ibid. 27 Ibid., p.-640. 28 OC, t.-V, p.-431-432. 29 Réflexions sur un manuel, op.-cit., p.-949. 66 Delphine Reguig certaines « valeurs typiquement françaises ou des tempéraments typiquement français 30 ». Nouvelle circularité symbolique dans laquelle les signes renvoient toujours à ce qui les a constitués eux-mêmes en signes 31 . Contre ces fixations, Barthes propose de « secouer une bonne fois l’idée même de littérature » en se demandant notamment « ce qu’est la littérature 32 », c’est-à-dire en posant la question du corpus concerné par cette réalité, en substituant à la manifestation des signes de l’histoire littéraire l’étude historique de l’« idée de littérature 33 », en deçà donc des images qui peuvent la représenter. L’entreprise implique de renoncer au système symbolique caché sous l’évidence des signes fabriqués par l’histoire littéraire. Refaire des classiques des textes que l’on lit, et non plus des signes que l’on apprend et manie, tel est le projet qui s’élabore à rebours de la symbolisation des classiques. L’analyse de Barthes a beau elle-même mettre en jeu un prisme en grande partie fantasmatique, elle conserve une force d’alerte et peut nous engager sur la voie d’une renaissance de la force symbolique du classicisme, par-delà son extinction comme langue. La langue vivante du classicisme L’argumentation de Barthes, en somme, rend contradictoires la représentation du classicisme comme langue et son usage vivant pour l’approche des textes classiques. De fait, comme l’explique Philippe Roger, avec d’autres, chez Barthes le « mauvais classicisme est patrimonial : il thésaurise sous le nom de “littérature classique” les “objets de son passé” national, au lieu de 30 Ibid. 31 Philippe Roger- synthétise cette position ainsi : « Telle est la ligne générale de Barthes anti-classique. Le “classicisme” sera réputé n’être ni une “école”, ni un corpus, ni même une poétique, mais un geste politique de codification autoritaire et de confiscation sociale de la langue. », art.- cit., p.- 278. Hélène Merlin-Kajman, dans La Langue est-elle fasciste ? , a procédé à un efficace examen critique du processus logique qui assimile ainsi le classicisme comme imaginaire linguistique à la domination socio-politique. Elle écrit notamment : -« La langue française inaugurée par la réforme malherbienne n’est pas marquée au sceau de l’absolutisme royal : cette légende qui enchaîne, dans une même trame narrative […], l’ordonnance de Villers-Cotterêts, Malherbe, la création de l’Académie française, Vaugelas et le bon usage, l’imposition de l’ordre de la représentation avec Port-Royal et la politique de l’éloge sous Louis XIV, et, à la fin des fins, la répression des dialectes par la Révolution française, cette légende n’a aucun fondement historique sérieux », Paris, Seuil, 2003, p.-67. 32 Entretien avec L’Express, op.-cit., p.-674. 33 Réflexions sur un manuel, op.- cit., p.- 948 : « l’histoire de la littérature devrait être conçue comme une histoire de l’idée de littérature, et cette histoire ne me semble pas exister pour le moment. » Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante 67 les “décrire de nouveau pour savoir ce qu’il peut en faire 34 ” ». Cette dernière procédure, que Barthes valorise contre le discours autoréférentiel de l’histoire littéraire, peut nous servir de guide pour savoir comment remotiver les signes du classicisme et réorienter leur pouvoir relationnel. La première démarche consiste en un décentrement : le classicisme, pour effacer les noms qui le réduisent au silence et laisser place à des œuvres vivantes, ne doit plus être considéré comme le centre de l’histoire littéraire, le centre au sens de point focal « des normes et des valeurs 35 » et au sens d’origine chronologique de ces mêmes normes et valeurs. Faire du classicisme un centre, c’est forcément l’absorber dans cette fonction législatrice et normative, c’est préférer le discours systématique, encore une fois, à l’expérimentation décloisonnée, c’est faire de la diachronie une échelle de valeurs au lieu d’en faire le guide d’une lecture interne. Or, l’usage du métalangage linguistique pour évoquer le classicisme n’est pas seulement le symptôme d’un détour symbolisant : il sert aussi l’expression d’un rapport personnel avec les textes classiques qui est le fait de Barthes lui-même. Ce choix terminologique relève en effet pleinement d’une décision subjective et éclaire ce que Claude Coste nomme « l’impressionnisme barthésien » défini « comme équilibre entre le présent et le passé, la critique littéraire et la confession déguisée, la pertinence analytique et la projection personnelle 36 ». Un tel métalangage est un choix stylistique non seulement de critique mais aussi d’auteur. En décrivant le classicisme et l’histoire littéraire comme systèmes symboliques, Barthes assume, en tant qu’écrivain, la « responsabilité de la forme » qu’il analyse dans Le Degré zéro de l’écriture et qui consiste bien à trouver une écriture libre au sein d’une détermination culturelle contraignante. La proximité que Barthes laisse percevoir à l’égard des classiques est sans doute là, dans l’intensité de cette conscience qui entend bien écrire dans une langue qui se choisit. C’est pourquoi les termes de « Plaisir aux Classiques » peuvent nous orienter si l’on prend désormais ce texte comme un texte littéraire et non plus seulement métalittéraire. Les termes de ce texte dessinent l’image d’un classicisme miroir où rayonnent les signes de soi et où l’on s’approprie son propre style : il faut, écrit Barthes à propos des classiques, « les lire dans un dessein tout personnel » en cherchant, « sous la généralité de leur art, la flèche qu’à travers les siècles, ils m’ont décochée 37 ». L’image de la flèche mérite qu’on s’y arrête : elle est propre à remotiver l’énergie transactionnelle du signe linguistique. De signe tordu, le nom classique peut être transformé 34 Critique et vérité, OC, t.-II, p.-759. 35 Réflexions sur un manuel, op.-cit, p.-949-950. 36 « Roland Barthes ou la hantise du XVII e -siècle », art.-cit., p.-392. 37 Op.-cit., p.-57. 68 Delphine Reguig en flèche vibrante, traversant les siècles, transperçant les systèmes. Ce premier texte est l’antidote aux développements postérieurs sur la sclérose des signes du classicisme. Par anticipation, il substitue à la mythologie des manuels scolaires l’« adoration » en quoi consiste l’« interprétation » des classiques, « divinités » dont l’obscurité équivoque préserve la liberté d’une lecture particulièrement intime parce qu’elle est faite de « complicité flatteuse »-entre l’écrivain et le lecteur : Écho d’un Narcisse qui ne sait pas parler, c’est mon double inspiré ; sa confidence m’illumine ; mais ses révélations sont si décentes, il chante ce chant individuel avec tant d’à-propos, avec une beauté si pleine mais si modeste, que je n’ai pas à en rougir, et qu’au plaisir d’avoir été deviné, j’ajoute celui de n’être pas trahi. Plus le lecteur aura de passion, plus il se retrouvera dans les Classiques. Il ne pourra en lire une page sans y reconnaître quelque chose de lui-même, et bien que la parenté proposée par les Classiques soit entre leurs créatures et nous plutôt qu’entre nous et eux, je ne vois que des lecteurs sans cœur et sans imagination pour rester froids devant ce pur miroir enflammé par nous-mêmes. 38 Le lyrisme est puissant. Il permet, dès l’origine, de mener l’opération d’extraction des « noms propres historiques fortement personnalisés et appropriés », opération consistant à « les déproprier 39 » que Barthes évoque avec Jean Ristat dans l’entretien de 1973 au sujet du texte Le Lit de Nicolas Boileau et Jules Verne. Alors que Jean Ristat évoque sa formule limite « Boileau c’est moi » comme un « coup de force », un « cogito », Barthes renchérit : « L’entreprise ne peut être radicale que si, précisément, elle part de lieux très appropriés, comme le dénotent tous ces noms de notre littérature et de notre histoire 40 ». Ce « travail de l’écriture comme effraction ou vol »-- selon l’expression de Jean Ristat - qui est celui de l’écrivain, permet de retrouver la transitivité du signe, de s’introduire « dans un monde référent très fort et très consistant, qui est ou l’histoire de France ou l’histoire de la littérature 41 ». Cette subversion des signes permet de retrouver un objet vers lequel écrire à son tour. Les classiques en donnent eux-mêmes l’exemple, en tordant les pronoms personnels de telle sorte qu’ils deviennent susceptibles d’ouvrir le fonctionnement linguistique vers une pluralité référentielle ; les classiques « ne parlent jamais d’eux, jamais de nous. Ils ont mis leur art dans l’économie des pronoms personnels. Penser et faire penser je, mais dire ils ou on, quelle tyrannie, mais aussi quelle majesté ! On peut désormais tout 38 Ibid., p.-57-58. Nous soulignons. 39 « L’inconnu n’est pas le n’importe quoi » sur Le Lit de Nicolas Boileau et Jules Verne, OC, t.-IV, p.-401-sq. 40 Ibid., p.-402. 41 Ibid. Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante 69 dire ou plutôt tout laisser entendre 42 ». Dans le silence ménagé par le texte classique, on peut faire entendre son propre monde. C’est donc être un esprit « véritablement vivant » que de « cultiver [c]e passé 43 ». Lire et écrire depuis les classiques permet d’ouvrir la référence du signe du classicisme mais sur le mode même de l’incomplétude du signe dont le propre est toujours de renvoyer à ce qu’il n’est pas. Le développement si frappant de Barthes sur l’éternité du propos classique tient à la description de cette incomplétude : La force classique repose sur cette distinction ; les Classiques furent clairs, d’une clarté terrible, mais si clairs que l’on pressent dans cette transparence des vides inquiétants dont on ne sait, à cause de leur habileté, s’ils les y ont mis ou simplement laissés. Un classique ne dit pas tout, tant s’en faut […] ; il dit un peu plus que ce qui est évident, et encore ce supplément d’inconnu, le dit-il comme s’il était évident, en sorte qu’à force de clarté, il n’y a nulle part de plus fatigante obscurité, de silence plus térébrant que la pensée classique. Mais cela fait penser, et penser indéfiniment. […] Enfermées dans les limites de la perfection, les œuvres classiques sont des objets finis, complexes et admirables ; mais elles sont aussi des trames, des ébauches, des espoirs où l’on peut indéfiniment ajouter. 44 Dans son texte sur La Bruyère (1963), le critique insiste sur les mêmes traits de « modernité 45 ». Le propos mobilise à nouveau la terminologie sémiotique pour définir l’usage littéraire du langage comme « indirect 46 », usage qui consiste à « désigner le monde comme un répertoire de signes dont on ne dit pas ce qu’ils signifient 47 ». Cette fois le point de vue est celui de l’écriture du texte classique et non plus de sa constitution en signe. Cette fois l’énergie transitive du signe est non seulement intacte mais exhibée comme telle dans une sorte d’emploi absolu. Dans Le Degré zéro de l’écriture, Barthes définissait déjà l’« économie du langage classique » comme « relationnelle » en précisant que « les mots y [étaient] abstraits le plus possible au profit des rapports » : « Aucun mot n’y est dense par lui-même, il est à peine le signe d’une chose, il est bien plus la voie d’une liaison.-Loin de plonger dans une réalité intérieure consubstantielle à son dessin, il s’étend, aussitôt proféré, vers d’autres mots, de façon à former une chaîne superficielle 42 « Plaisir aux Classiques », op.-cit., p.-58. 43 Ibid. 44 Ibid., p.-59-60. 45 OC, t.-II, p.-487. 46 Ibid., p.-483. 47 Ibid. 70 Delphine Reguig d’intentions 48 ». En séparant « la chose de sa signification », le texte classique emplit l’écriture d’énergie de signification, une énergie qui subsiste dans l’éloignement même du référent : « La plupart des caractères sont ainsi construits comme une équation sémantique : au concret, la fonction du signifiant ; à l’abstrait, celle du signifié, de l’un à l’autre un suspens, car l’on ne sait jamais à l’avance le sens final que l’auteur va tirer des choses qu’il manie 49 ». Et les Caractères « peuvent peut-être le plus nous toucher » par cette « expérience de la littérature » que mène leur auteur dans le langage 50 . Cette recherche tout empirique procède d’une « certaine réflexion sur l’être de cette parole singulière que nous appelons aujourd’hui littérature », d’un « engagement de l’écrivain dans les mots » pour assumer la « responsabilité de l’écriture 51 ». La fréquentation du texte classique permet donc de définir la littérature comme « une pensée formée par les mots, un sens issu de la forme 52 » ainsi qu’une distance à l’égard du discours complet, formé, direct ; la parole de l’écrivain, et du classique en particulier, « est seulement là pour désigner un trouble » : car la fonction de la littérature « n’est pas de répondre directement aux questions que le monde se pose, mais, à la fois plus modestement et plus mystérieusement, d’amener la question au bord de sa réponse, de construire techniquement la signification sans cependant la remplir 53 ». Cet usage des signes est aussi remarquable chez Racine dont Barthes écrit qu’il est, « sans doute » « le plus grand écrivain français », « si la littérature est essentiellement, comme [il le croit], à la fois sens posé et sens déçu ». Cet « art inégalé de la disponibilité 54 », règne du signe ouvert et dynamique 55 , permet de retrouver toute la vie de la parole : « Passent le marbre, le fleuve, les lois et les mœurs, mais la parole est la plus longue à survivre, et des civilisations mortes rayonnent encore par leur seule voix 56 ». L’aboutissement de l’itinéraire réflexif de Barthes répond précisément à cette notation inaugurale de « Plaisir aux Classiques ». Dans l’un de ses derniers textes, La Préparation du Roman, le critique appelle à renoncer à 48 OC, t.-I, p.-197. 49 OC, t.-II, p.-483. 50 Ibid. 51 Ibid., p.-487. 52 Ibid. 53 Ibid. Gilles Philippe explique qu’à ce moment précis de la réflexion de Barthes, « la littérature s’analyse en termes de signal plus que de signification. », op.- cit., p.-207. 54 Sur Racine, OC, t.-II, p.-54. 55 Barthes rattache la « spécialité » et la « très grande beauté » de la langue classique à la mobilité et à l’ambiguïté de ses métaphores « qui sont à la fois concept et objet, signe et image. », ibid., p.-103. 56 « Plaisir aux Classiques », op.-cit., p.-61. Les « signes » du classicisme : langue morte, langue vivante 71 concevoir « l’écrire-classique comme une forme qu’il faut défendre en tant que forme passée, légale, conforme, répressive, etc., mais au contraire comme une forme que le roulement et l’inversion de l’Histoire sont en train de rendre nouvelle […]. » Il en appelle au contraire à une conception actuelle de « l’Écriture classique comme déliée du Durable, dans lequel elle était embaumée […] il faut la travailler, cette Écriture classique, afin de mani fester le devenir qui est en elle 57 ». Le signe classique remplace le signe du classicisme : il abolit sa plénitude mortifère pour réactiver une insuffisance dynamique ; il répond à ce que Judith Schlanger identifie comme la nature même de l’« attente esthétique » : une « demande vitale d’événément 58 » qui est « d’abord de l’ordre de l’expérience 59 ». Cette vitalité propre à l’écriture classique - le « pouvoir explosif » de « cette admirable langue des XVII e et XVIII e -siècles, dont aucun écrivain moderne ne peut se dessouvenir 60 »-- fait que la lecture des classiques plaît à « ceux qui tiennent la vie pour intéressante-- en dehors des livres 61 ». L’éprouver et la transmettre, c’est rendre possible une lecture vivante des classiques, par-delà les signes du classicisme. * * * L’analyse de Barthes, dans ses outils mêmes, peut nous permettre de contribuer à décrisper l’approche française du corpus classique à travers la catégorie de « classicisme ». Dans la pensée de Barthes, le classicisme se trouve au carrefour de trois notions : l’histoire, la langue, la littérature. Sortir le classicisme de « l’ordre sacral des Signes écrits », celui qui « pose la Littérature comme une institution et tend évidemment à l’abstraire de l’Histoire », pour écrire « l’histoire des Signes de la Littérature 62 » doit rendre possible la collaboration d’une lecture à la fois sémiotique et sémantique des classiques. La première, à son niveau, tendrait à examiner les anciennes scléroses qui ont réduit les classiques au silence en les transformant en signes. La deuxième, à un autre niveau, veillerait à rendre aux textes classiques leur force d’adresse, à manifester l’usage vibrant qu’ils font des signes 63 . L’on pourrait alors, 57 La Préparation du Roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003, p.- 374. A. Compagnon analyse dans ce texte l’expression du regret des classiques au moment où s’installe chez Barthes l’angoisse de voir disparaître la langue française et la littérature, Les Antimodernes, p.-404-440. 58 La Mémoire des œuvres, Paris, Verdier, 2008, p.-51. 59 « Plaisir aux Classiques », op.-cit., p.-62. 60 Ibid., p.-61. 61 Ibid., p.-62. 62 Le Degré zéro de l’écriture, op.-cit., p.-171. 63 Pour prolonger cette réflexion, on se reportera aux développements de la Leçon inaugurale au Collège de France : « La littérature et la sémiologie en viennent 72 Delphine Reguig non pas reconstituer un corps de doctrine, mais éprouver un corpus de textes. Le texte originel de 1944 partait de l’intuition du classicisme comme une « promesse », d’une anthologie de textes présentés comme autant d’« amorces »- dont « l’important, c’est qu’elles promettent 64 ». La promesse elle-même est celle d’un plaisir, celui du titre et celui qui habite tout le texte dédié « aux Classiques 65 » que l’on pourrait reverser au « classicisme » luimême en rendant le terme énergiquement signifiant, c’est-à-dire vivant 66 . ainsi à se conjuguer pour se corriger l’une l’autre. […] le signe doit être pensé - ou repensé - pour être mieux déçu. », OC, t.-V, p.-441. 64 « Plaisir aux Classiques », op.-cit., p.-63. 65 Barthes présente son anthologie personnelle des « fragments de textes classiques comme ces friandises multiples qui précèdent les repas des Mille et Une Nuits, et où l’on puise au hasard pour se donner faim. » ; c’est une manière de confirmer que pour lui, la lecture des classiques est une « question de plaisir », ibid., p.-63 et 62. 66 La Leçon inaugurale au Collège de France soutient l’idée selon laquelle la sémiologie « se déploie hors de la mort » et assimile le sémiologue à un « artiste », op.-cit., p.-443. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Pour un Sainte-Beuve : la littérature galante, de l’histoire littéraire à l’analyse de discours Delphine Denis Sorbonne Universités-Paris Sorbonne EA 4509 « Sens, texte, informatique, histoire » Plaider pour Sainte-Beuve après le célèbre essai de Proust 1 n’est pas chose nouvelle : sa réhabilitation critique a déjà été opérée depuis l’étude pionnière que Raphaël Molho avait consacrée en 1972 à ce grand lecteur du XVII e- siècle 2 . Tel ne sera pas directement notre propos, même si la cause à défendre mérite encore les approfondissements auxquels invite cette contribution. L’ouvrage au titre provocateur de Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust, ou la fin de la Littérature 3 en sera ici le relais. Un détail typographique serait-il négligé dans son intitulé que le propos de l’auteur resterait tout à fait inaudible. Or, le diable se niche dans les détails : la lettre capitale en quelque sorte infligée à la littérature ne vise nullement à dénier la réalité d’un corpus tout aussi instable et indéfini (le nom de littérature ne succède qu’au milieu du XVIII e siècle aux anciens belles-lettres 4 ) que consa- 1 Son Contre Sainte-Beuve ne connaît de publication que posthume (en 1954, chez Gallimard) : le texte fut rassemblé par Bernard de Fallois à partir de feuillets rédigés par l’auteur vers 1908-1910. 2 L’Ordre et les Ténèbres, ou la naissance d’un mythe du XVII e -siècle chez Sainte-Beuve, Paris, A.- Colin, 1972. Deux titres parus dans les décennies suivantes font signe vers une relecture de son œuvre : si le Pour Sainte-Beuve de J.- Cabanis (Paris, Gallimard, 1987) ne propose, comme l’auteur s’en explique, qu’une « école buissonnière » hors des sentiers battus (p.- 59), l’article de Fr.- Rigolot s’attarde sur ce « découvreur du seizième siècle » (« Pour Sainte-Beuve (1804-1904-2004) : propos d’un seiziémiste », RHLF, 2004/ 1, p.- 3-24). Voir encore les actes du Colloque de Cerisy de 1994 (« Sainte-Beuve ou l’invention de la critique ») parus dans Romantisme, n°109, 2000, ainsi que les ouvrages de R.-Verona, Les « Salons » de Sainte-Beuve. Le critique et ses muses, Paris, H.- Champion, 1999, et M.- Brix, Sainte-Beuve ou la liberté critique, Jaignes, Chasse au Snark, 2002. 3 Paris, Belin, 2006. 4 Voir Ph.- Caron, Des “belles-lettres” à la “literature”. Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Louvain-Paris, 1992. 74 Delphine Denis cré par l’institution scolaire, les instances éditoriales, et du même coup les pratiques de lecture. S’agissant de la période ouverte dans les années 1630-1640, cette Littérature, qui n’est pas encore en majesté, s’est deux siècles plus tard cristallisée par la constitution en éon 5 d’un classicisme aux désignations elles aussi successives, et, partant, problématiques. Avant que le terme ne s’impose comme repoussoir polémique à la relève romantique, ce second XVII e -siècle idéalisé et hautement sélectif aura connu les vicissitudes que l’on sait (du « Siècle de Louis XIV » au « Grand Siècle ») et des périodisations si concurrentes qu’elles ne peuvent que révéler leurs enjeux, plus souvent politiques et idéologiques que proprement littéraires 6 . Au milieu du XX e - siècle, l’ouvrage pionnier de E.B.O. Borgerhoff 7 a frayé la voie à une approche renouvelée d’un classicisme sans sclérose, rendu à une « liberté » dont les contemporains n’avaient cure, ignorants des catégories où ils seraient ensuite piégés. Le pluriel bien souvent assorti depuis lors au classicisme est le signe de cette salutaire ouverture 8 . L’histoire de ces sédimentations tout comme l’impérieuse nécessité d’interroger cette notion selon les questions qu’elle a suscitées au fil du temps, et qu’elle pose à notre actualité, se précisent peu à peu : les articles réunis dans cette livraison en témoignent. La perspective ici adoptée procède d’une autre démarche, susceptible d’accompagner ce renouvellement du regard sous un angle méthodologique : le passage de l’histoire littéraire à une approche relevant de l’analyse du discours peut se faire en effet sans complète solution de continuité. En rendant le fait littéraire à ses conditions 5 Le terme, d’origine grecque ( αἰών ), appartient au vocabulaire platonicien : dans un célèbre essai publié en 1935 (Du Baroque), Eugenio d’Ors le transpose dans le domaine de l’histoire de l’art pour désigner la vie des formes, transcendante à toutes les époques où elle s’incarne. Le débat reste ouvert entre les partisans de cette approche « essentialiste » et les tenants d’une appréhension historique des œuvres. 6 D’une bibliographie pléthorique, on ne retiendra pour un tel questionnement que quelques titres récents : « Qu’est-ce qu’un classique ? », dir. A.- Viala, Littératures classiques, 19 (automne 1993) ; J.- Lyons, « What do we mean when we say “classique” ? », Racine et/ ou le classicisme, dir. R.W. Tobin, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, Tübingen, Narr, « Biblio 17, 129 », 2001, p.-497-505 ; « Le classicisme des modernes : représentations de l’âge classique au XX e -siècle », dir. J.-Ch. Darmon et P.-Force, RHLF, 2007/ 2, et S.-Zékian, L’Invention des classiques. Le « Siècle de Louis XIV » existe-t-il ? , Paris, Éd. du CNRS, 2012. 7 The Freedom of French Classicism, Princeton University press, 1950. 8 Voir Un Classicisme ? ou des classicismes ? , dir. G.-Forestier et J.-P.-Néraudeau, Publ. de l’Univ. de Pau, 1995. Pour un Sainte-Beuve 75 d’exercice, sur fond de sociabilité et dans sa dimension collective 9 , Sainte- Beuve rend possible un tel déplacement. Aussi nous servira-t-il de discret fil rouge. Revenir à la « question galante » ne vise nullement à documenter une fois de plus ce classicisme élargi et assoupli. Depuis les années 1990, l’enquête sur cette catégorie a permis de défricher de nombreux champs de recherche et de remettre sur les chemins de la lecture textes et auteurs sous-classés voire oubliés 10 . Le temps est révolu où l’on pouvait à juste titre s’inquiéter de la portion congrue réservée à la littérature galante, qui traverse pourtant l’ensemble de la période classique 11 . Sa pleine intégration dans l’orbe d’un classicisme ainsi complexifié est désormais un fait acquis, et le paradoxe n’est pas moindre que de rétablir une catégorie instituée comme telle pour cette époque 12 au sein d’une autre fabriquée près de trois siècles plus tard. L’auteur, l’œuvre et leur contexte Mais peut-être n’a-t-on pas encore pris la pleine mesure des conséquences induites par le paradigme galant sur des notions aussi fondamentales pour nos pratiques de lecture que l’auteur, l’œuvre, et leur contexte. La démarche de Sainte-Beuve, successivement contestée par Lanson 13 puis par Proust (pour des raisons diamétralement opposées), n’est pas tout à fait obsolète 9 Cette approche trouve son aboutissement dans le Port-Royal : entreprise de longue haleine, cette œuvre en cinq forts volumes ne verra le jour qu’en 1869. La même démarche avait guidé la rédaction de Chateaubriand et son groupe littéraire (1861). 10 Gustave Lanson, à côté d’autres « excentriques » (au sens littéral du terme), en avait regroupé un certain nombre comme autant d’« Attardés et Égarés » : Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1895, ch.-II, notamment p.-368-386. 11 Pour A.-Viala, cela semble encore le cas en 1997 : « Qui t’a fait minor ? Galanterie et Classicisme », « Les “minores” », dir. Ph.- Hourcade, Littératures classiques, 31 (automne 1997), p.- 115-134. Pour un état de la question dix ans plus tard, voir D.- Denis, « Classicisme, préciosité et galanterie », dans Histoire de la France littéraire, tome II, Les Classicismes, dir. M. Delon et J.-Ch. Darmon, Paris, PUF, 2006, p.-117-130. 12 Voir D.-Denis, Le Parnasse galant.-Institution d’une catégorie littéraire au XVII e -siècle, Paris, H.- Champion, 2001, et A.- Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008. 13 Sainte-Beuve ne s’attache en effet nullement à la recherche des sources érudites ni des filiations, dont il s’effraie de la part croissante prise dans l’histoire littéraire alors naissante comme discipline, depuis les travaux de Victor Cousin. Gustave Lanson lui rendit la monnaie de sa pièce, l’accusant d’avoir fait « de la biographie presque le tout de la critique » et du coup, « faussé gravement la méthode » (Hommes et livres : études morales et littéraires, Paris, Lecène, Oudin, 76 Delphine Denis à cet égard, pour datée qu’elle soit 14 . Sans en faire bien évidemment le précurseur qu’il ne saurait être, plus d’une intuition de cette figure majeure de la critique littéraire au XIX e -siècle mérite qu’on lui prête quelque crédit 15 . Paradoxalement, son fameux article publié en 1850, au titre promis à une longue postérité - « Qu’est-ce qu’un classique » 16 -, n’est pour ce propos d’aucune utilité. C’est dans les pages des Portraits littéraires, et plus encore dans les chroniques des Causeries du Lundi, que s’exerce empiriquement une méthode critique qu’aucun ouvrage ne théorise comme telle. La prédilection notoire de Sainte-Beuve pour les Mémoires, les ouvrages d’un La Rochefoucauld ou d’un La Bruyère, mais aussi les correspondances, les « petits genres » littéraires 17 et les plumes féminines de moindre prix 18 , n’obéit pas seulement au souci, par ailleurs bien réel, de mettre l’accent sur la portée morale des œuvres de l’âge classique. Elle vise aussi, voire surtout comme il s’en explique à l’occasion de telle ou telle étude, à en restituer patiemment le milieu d’élaboration, fût-ce au prix de l’accent mis sur la dimension biographique que Proust devait s’employer à récuser vigoureusement, au nom de l’irréfragable partition entre moi « extérieur » 19 et moi créateur. Sainte-Beuve s’était, de fait, refusé à une telle césure entre la création littéraire et son ancrage social. L’étroite intrication propre à la littérature galante entre auteurs et public, et plus encore, la réversibilité de leurs rôles, ne sauraient que lui donner raison. Mais la vaste fresque historique minutieusement tracée dans ses études ne pouvait à cette époque que demeurer aux entours du fait littéraire. Il faut aller plus loin. En réalité, nul dehors et nul dedans : la littérature 1895, p.-VII et VIII) : « Au lieu d’employer les biographies à expliquer les œuvres, il a employé les œuvres à constituer des biographies » (ibid., p.-VIII). 14 Voir Ph.- Labarthe, « Les Lundis de Sainte-Beuve : une poétique vieillie ? », dans Livres anciens, lectures vivantes : ce qui passe et ce qui demeure, dir.-M.-Zink et P.-O. Jacob, 2010, p.-291-328. 15 Sur Sainte-Beuve et le XVII e - siècle, voir R.- Molho, op.- cit., et B. Diaz, « Sainte- Beuve : “le XVII e - siècle en toutes lettres” », Elseneur, 15-16 (février 2000), p.-191-206. Pour une étude d’ensemble de la critique et de l’histoire littéraire au XIX e - siècle, voir A.- Compagnon, La Troisième République des Lettres. De Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983, J.-Th.- Nordmann, La Critique littéraire française au XIX e - siècle (1800-1914), Paris, Le Livre de Poche, 2001, et L.- Fraisse, « La littérature du XVII e - siècle chez les fondateurs de l’histoire littéraire », XVIIe Siècle, 218 (janv.-mars 2003), p.-3-26. 16 Causeries du Lundi, Paris, Garnier frères, t.-III, p.-38-55 (21 octobre 1850). 17 Notamment dans « Une ruelle poétique sous Louis XIV », Revue des Deux Mondes, 15 oct.-1839. 18 Voir B.- Diaz, « “Écrire à voix basse”. L’écriture féminine selon Sainte-Beuve », Romantisme, 109 (2000/ 3), p.-81-97. 19 Contre-Sainte Beuve, éd. B. de Fallois, Paris, Gallimard, [1954] 1987, p.-128. Pour un Sainte-Beuve 77 s’inscrit bien sûr dans un contexte qu’il appartient au chercheur de documenter aussi précisément que possible. Elle le représente - ce qui n’est en rien le refléter - et lui donne forme tout autant qu’elle en est informée. Mais avant tout, elle y fait acte 20 . Dans un tout autre cadre de réflexion que celui de Sainte-Beuve, et près d’un demi-siècle auparavant, Mme de Staël avait fait d’un tel postulat le projet de son essai De la littérature : « je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des loix sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les loix » 21 . Cet effet de boucle touche aussi aux procédures de légitimation dont doit « s’autoriser » l’énonciation littéraire : pour ce faire, il lui faut élaborer ellemême les scénarios qui en instituent la valeur, et mettre en place l’espace de représentation à même d’en soutenir le projet 22 . Celui des œuvres galantes, enté sur le principe de l’échange conversationnel au sein d’une sociabilité généralisée 23 , s’appuyait nécessairement sur un art de plaire dont l’agrément fut le maître-mot. Bien loin de l’orgueilleuse clôture du texte et de l’autarcie revendiquée qui devaient aboutir, dans le tournant du XIX e -siècle, au « Sacre de l’Écrivain » 24 , la littérature galante relève d’un régime discursif dont seule une approche pensée en ces termes est susceptible de rendre compte. Parole adressée, elle est du même coup fortement embrayée sur l’espace social dont elle procède. Poésies de circonstance, épîtres, romans à clé, « questions galantes », énigmes etc., en témoignent sur le plan générique. Le discours littéraire : une situation « paratopique » En contrepoint de cette indexation, les textes galants traduisent plus nettement que d’autres la « paratopie » constitutive de la littérature, c’est-à-dire son inassignable lieu d’énonciation : quoique pleinement située, elle vient en excès (ou en défaut) de ce cadre. Cette « appartenance désancrée » 25 est d’autant plus sensible que les productions lettrées s’inscrivent dans 20 Nous relayons ici aussi la réflexion de D.- Maingueneau : voir Le Contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, et Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004 ainsi que Trouver sa place dans le champ littéraire, Paratopie et création, Paris, L’Harmattan, 2016. 21 De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Paris, Maradan, 1800, avant-propos, n. p. 22 Voir D.- Maingueneau et Fr.- Cossutta, « L’analyse des discours constituants », Langages, 117 (mars 95), p.-112-125. 23 Sur ce « pacte scripturaire », voir D.-Denis, Le Parnasse galant, op.-cit., 237-254. 24 P.- Bénichou, Le Sacre de l’Écrivain : 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, J. Corti, 1973. 25 D.-Maingueneau, Contre Saint Proust, op.-cit., p.-69. 78 Delphine Denis une époque où leur valeur intrinsèque et leur autonomie ne sont en rien assurées 26 . Les cercles mondains illustrent exemplairement cette situation. Échappant pour partie aux appartenances familiales ou confessionnelles, au poids des institutions, ils se veulent fondés sur de tout autres critères : ceux du mérite personnel, des liens d’amitié, des affinités, dès lors tout aussi informels que soudés par des pratiques, des références et des modèles communs. On peut aller plus loin : en recourant massivement à des procédures de fictionnalisation, les œuvres galantes ne réfèrent alors à leur contexte que par la médiation de scénographies, convertissant les identités civiles en figurations poétiques. Transparents pour le cercle des initiés où ils circulent, voire au-delà, les « noms galants » - qui ne se confondent pas avec de véritables pseudonymes - ne masquent en rien ceux à qui ils renvoient : Sapho vaut bien pour Madeleine de Scudéry, Arthénice pour la marquise de Rambouillet, etc. Mais il faut en passer par le truchement d’une persona, permettant alors, le cas échéant, une signature littéraire compatible avec le statut paradoxal de ces « auteurs sans autorité », selon l’heureuse formule de l’un d’entre eux 27 , aux antipodes des « écrivains de profession » tant décriés. Empruntés à des lectures communes, les noms galants confortent, par ces connivences, le sentiment d’appartenir à une même culture. Il en va de même des désignations adoptées collectivement. Les académies privées en avaient emprunté le chemin en Italie, un siècle plus tôt 28 : mais ici sans statuts ni conférences, nombreux sont les cercles qui assurent leur cohésion en procédant non seulement à de tels baptêmes onomastiques, mais encore en adoptant des rituels de rencontre et d’écriture, 26 Voir A.- Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985 et Chr.- Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. 27 « C’est de mon propre mouvement, mon cher Lecteur, que je vous donne mes petits Ouvrages, et par la seule demangeaison que j’ay de m’ériger en Autheur. Je sçay assez que ce glorieux titre n’est pas trop bien deû à un Homme qui n’a fait que des Sonnets, des Madrigaux et des Lettres. Mais […] celuy qui fit un Chariot, qu’une Mouche couvroit de ses aîles, cet autre qui enferma l’Iliade d’Homère dans une coque de noix, les Peintres qui n’ont excellé qu’en Mignature, les Hantses et les Petitots, n’oseroient-ils se vanter d’avoir fait quelque chose de grand, quoy qu’ils n’ayent jamais travaillé qu’en petit ? Mais encore, quand par cette raison je ne meriterois pas le nom d’Autheur, j’ay crû que dans un temps où les titres sont à si bon marché, dans un temps où chaque Gentil-Homme a nom Monsieur le Marquis, […] je pouvois bien aussi m’appeller Monsieur l’Autheur. J’ay crû enfin que dans un Païs où l’on soufre des Marquis sans Marquisats, […] on pourroit bien aussi souffrir des Autheurs sans authorité » (René Le Pays, Amitiez, Amours, et Amourettes, Grenoble, P. Charuys, 1664, préface n. p.). 28 Voir Fr. Yates, Les Académies en France au XVI e -siècle, Paris, PUF, [1947] 1996. Pour un Sainte-Beuve 79 enjoués et légers. L’« Académie des parfaits Amants » à laquelle s’adresse dans deux épîtres liminaires Marin Le Roy de Gomberville en 1626, dans sa continuation de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, n’a sans doute d’existence qu’imaginaire. Mais elle en dit long sur la puissance d’attraction de ces représentations où investir les formes fictionnelles. Dans les mêmes années, et plus sérieusement cette fois, se réunit dans des demeures privées au cadre champêtre le groupe des « Illustres Bergers » : le recueil poétique inséré dans la narration en prose composée par leur chef de file, Nicolas Frénicle, présente leurs productions comme une émanation collective, où à chacun pourtant est restituée sa voix propre 29 . Ni Godeau, Colletet, Malleville, Conrart ou Richelet n’y figurent sous leur nom civil, trouvant dans L’Astrée, source décidément féconde, le réservoir onomastique appelé par ces poésies qui se cherchaient un relais moderne pour assurer leur ancrage dans la tradition pastorale. Une décennie plus tard, c’est aux Amadis, héritage encore récent des anciens romans de chevalerie, que font référence les « Paladins de la Table ronde » où se retrouvent Tallemant des Réaux, Furetière, Maucroix, Pellisson, Charpentier, Cassandre, La Fontaine et quelques-uns de leurs aînés. Au croisement des cercles mondains et des cénacles savants, et même de la jeune Académie française, ce groupe échange épîtres et poésies sous la forme distanciée du pastiche qu’avait inaugurée Voiture à l’hôtel de Rambouillet. Très majoritairement manuscrites, dispersées dans des portefeuilles privés, elles n’en portent pas moins trace d’une invention commune, à destination privée ou tout au moins réservée. Il en va de même, quelques années plus tard, du recueil des Chroniques du Samedi tenu par Pellisson dans un registre manuscrit, émanation du petit groupe que Madeleine de Scudéry accueille dans sa demeure du Marais 30 . La « Journée des Madrigaux » composés dans une effervescence générale le 20 décembre 1653 31 , à côté des nombreux billets et poésies échangés par les amis de l’« Illustre Sapho », y est scrupuleusement mise en récit et consignée par le « chroniqueur » en titre de ces samedis rue de Beauce. La critique littéraire n’est pas en reste : en se présentant bien souvent sous la forme de fictions allégoriques, elle relègue paradoxalement la plus vive actualité dans le hors-temps et le non-lieu de Parnasses ou de royaumes 29 Voir M. Cauchie, « Les églogues de Nicolas Frenicle et le groupe littéraire des Illustres Bergers », Revue d’histoire de la philosophie, 1942, p.-115-133, et l’édition critique qu’en a procurée S.-Macé : L’Entretien des illustres Bergers, Paris, H.-Champion, 1998. 30 Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, Les Chroniques du Samedi. Suivies de pièces diverses (1653-1654), éd. A.-Niderst, D.-Denis et M.-Maître, Paris, H.-Champion, 2002. 31 Éd. cit., p.-166-182. 80 Delphine Denis imaginaires 32 . Auteurs bien réels, mis en scène, cités ou imités, y dialoguent, s’invectivent dans le plus grand désordre, mènent bataille en rangs serrés, défilent à la barre des plaignants ou viennent plaider leur cause devant le tribunal d’Apollon et de ses Muses. Le régime allusif de ces fictions, parfois compensé par un appareil de notes marginales visant à en élucider les références, suppose un public sinon au fait des tensions qui agitent le champ littéraire, à tout le moins curieux de l’état des forces en présence. L’élection de cette parole oblique qu’est l’allégorie témoigne d’une nécessité de parler autrement du fait littéraire : ces narrations fabuleuses 33 donnent corps, c’està-dire figure, à la situation paratopique de son énonciation. Loin de régler les conflits, en dépit des « arrêts » ou règlements qui les concluent parfois, ces récits se font l’écho d’une inquiétude à l’égard des palmarès comme des instances d’évaluation (doctes vs mondaines, qui plus est féminines). Ce procès d’une littérature en cours d’institution, divisée en modèles concurrents, lui interdit toute consécration en majuscule, c’est-à-dire aussi toute cristallisation, fût-elle tardive, en Classicisme. Pour une lecture pragmatique La prise en compte des œuvres galantes au sein d’une histoire littéraire renouvelée à la faveur de l’analyse de discours, en reconfigurant la relation entre texte et contexte, permet d’éclairer notre lecture d’autres corpus. Mémoires et correspondances en appellent au premier chef à une telle 32 L’inventaire détaillé de ces textes reste à faire. Maillon tardif de cette tradition ouverte en France depuis le milieu du XVI e- siècle, la Relation d’une assemblée tenue au bas du Parnasse, pour la réforme des belles-lettres (1739) de Gachet d’Artigny prend appui sur les modèles offerts par la Nouvelle allégorique de Furetière (1658), les deux ouvrages de Guéret (Le Parnasse réformé, 1668 et La Guerre des auteurs Anciens et Modernes, 1671), enfin par L’Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes de Caillières (1688). À quoi s’ajoutent notamment, pour la même période, La Pompe funèbre de Voiture composée par Jean-François Sarasin (1649), la réplique de Charles Sorel au texte de Furetière (Relation véritable de ce qui s’est passé au Royaume de Sophie, 1659), le « songe d’Hésiode » publié au tome VIII de la Clélie de Madeleine de Scudéry (1658), l’« Extrait d’une lettre écrite du Parnasse » de Jean Donneau de Visé, paru dans le tome III de ses Nouvelles nouvelles (1663), « Le Nouveau Parnasse ou les Muses galantes » de Charles Sorel, au tome I de ses Œuvres diverses (1663), Le Mont-Parnasse de Jacques Grille d’Estoublon (1663). 33 Récit dont l’argument est vrai mais représenté sous la forme d’une fiction : cette catégorie, mis en place par Macrobe dans son Commentaire au songe de Scipion (I, 2, 6-9), affinait la tripartition instaurée par la Rhétorique à Hérennius (I, 13), distinguant l’argumentum (discours vraisemblable mais inventé) de la fabula (pure fiction) et de l’historia (discours véridique des faits passés). Pour un Sainte-Beuve 81 approche, qui ne congédie en rien, bien au contraire, le travail érudit dont ils font l’objet. Mais à les mobiliser comme sources et documents ancillaires, on les dérobe à un traitement per se dans cette perspective. L’« École des Annales », du côté des historiens eux-mêmes, a depuis deux décennies mesuré le risque inhérent à cette traversée objectivante : Longtemps l’historien est resté persuadé de l’innocence de ses lectures. Ce qu’il déchiffrait répondait docilement aux questions informées qu’il posait : les textes étaient pour lui des sources, une forme spécifique de document offert aux « explications de textes » historiques. Aujourd’hui, le texte, dans la complexité de ses enracinements, de ses fonctionnements, fait retour là où on ne l’attendait guère : […] tout texte serait-il finalement littéraire ? 34 Il est un autre écueil, symétrique du danger d’une annexion sans reste de ces témoignages. En faire le support d’une analyse littéraire, aussi fine soit-elle et attentive à leurs déterminations génériques, ne nous dit en définitive que peu de choses sur la manière dont ils firent acte 35 . Or, dans le geste d’écriture dont ils portent trace, s’inventent bien souvent de nouvelles manières de faire, de penser ou de ressentir 36 . Qualifier de « rabutinage » les échanges épistolaires entre la marquise de Sévigné et son cousin, comme le font les intéressés en forgeant ce néologisme à leur usage, n’est-ce pas signaler l’inflexion donnée à la tradition civile de l’« honnête raillerie », héritière d’anciennes recommandations rhétoriques ? Rien ne va ici sans quelque audace, et le style des deux correspondants en est la signature. De même, la maîtrise des contraintes propres à l’épistolographie fournit le cadre que les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan s’emploient à réaménager pour y accueillir un ordre du cœur inédit, placé sous le signe de la « tendresse », au carrefour des pratiques culturelles et de l’avènement du for privé 37 . Les très nombreux commentaires méta-discursifs qui émaillent cette longue correspondance de la mère à la fille attestent cette conscience 34 R.-Chartier et Chr.-Jouhaud, « Pratiques historiennes des textes », dans L’Interprétation des textes, éd. C.-Reichler, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p.-53-79, ici p.-52. Voir D.- Denis, « Documents, textes, discours ? », dans Au plus près du secret des cœurs, dir. J.-P. Bardet et Fr.-J. Ruggiu, Paris, PUPS, 2005, p.-63-71. 35 À titre d’exemple d’une telle poétique des genres pour l’écriture mémorialiste, voir E.- Lesne : La Poétique des Mémoires (1650-1685), Paris, H.- Champion, 1996. Pour une analyse pragmatique du même corpus, voir J.- Nollez, Rhétorique des Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris, Classiques Garnier, 2014. 36 Voir M.-De Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », [1980] 1990. 37 Voir C.-Lignereux, Une écriture de la tendresse au XVII e -siècle. Pour une étude stylistique des Lettres de Mme de Sévigné, thèse soutenue en 2009 à Paris-Sorbonne (dir. D.-Denis), à paraître aux éditions Classiques Garnier. 82 Delphine Denis d’une nouvelle manière d’écrire, qui vient remettre en jeu, sans les dénier, les pratiques conventionnelles du genre. Les Historiettes de Tallemant des Réaux invitent à pareille réflexion. Tant qu’on les considère, comme on l’a longtemps fait, comme une littérature scandaleuse où l’« envers du Grand Siècle » montrerait ses coutures de peu glorieuse façon, ou qu’on y puise des matériaux pour l’histoire littéraire, on prend le risque de passer à côté de leur propos. Non seulement en effet ce recueil - publié, rappelons-le, en 1834, au grand émoi d’un Victor Cousin parmi tant d’autres 38 - vint en son temps démystifier l’image d’un classicisme de récente invention, mais encore, par la mise en récit exacerbée du contexte social des productions lettrées de son temps, il témoigne d’une distance prise par rapport aux jeux de pouvoir de toute nature, dont il met à nu les ressorts 39 . Ainsi rapportée à ses conditions d’expression parfois triviales, et qui plus est ravalées au rang d’anecdotes 40 , la « littérature » en minuscule y circule d’une page à l’autre, comme pratique sociale certes singulière, mais pratique sociale malgré tout. Corollairement, c’est aux genres littéraires que Tallemant emprunte bien souvent, pour mettre en forme ses récits factuels : nouvelles, histoires tragiques ou comédies lui procurent ici ou là des modèles d’écriture, dans le même temps où l’historiette prétend livrer la source de tel ou tel texte contemporain 41 . Que ces Historiettes aient 38 Voir M.-G.- Lallemand, « 1834 : Les Historiettes de Tallemant des Réaux font scandale », Elseneur, 15-16 (février 2000), p.-173-189. 39 Voir M.- Farrell, « Tallemant des Réaux : Portraitist, Gossip, Historian, Social Critic ? », Actes d’Athènes. Tristan l’Hermite. Tallemant des Réaux, les Historiettes, dir. Fr.- Assaf, Paris/ Seattle, Papers on French Seventeenth Century Literature, vol.- XX, 1993, p.- 129-134 et R.- Descimon, « L’exemplarité sociale des Historiettes de Tallemant des Réaux », dans Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e -siècles), dir.-L.-Giavarini, Éd. universitaires de Dijon, 2008, p.-181-195. 40 Sur l’avènement de ce genre, voir K.-Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai. De Tallemant des Réaux à Voltaire (1650-1750), Paris, Classiques Garnier, 2015. 41 Ainsi de l’histoire du Père Joseph (Historiettes, éd. A.- Adam, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-1961, t.-I, p.-295-296) : l’exclamation qui scande ce récit (« Le pauvre homme ! ») aurait selon Tallemant fourni à Molière sa célèbre réplique du Tartuffe. Le même aller et retour entre littérature et fait réel s’observe encore - et ce n’est pas un hasard - chez Mme de Sévigné, recourant quant à elle au genre romanesque : voir R.- Duchêne, « Signification du romanesque : l’exemple de Madame de Sévigné », RHLF, mai-août 1977, p.- 578-594 ; L.- Depretto, Informer et raconter dans la Correspondance de Madame de Sévigné, Paris, Classiques Garnier, 2015, p.- 285-295, et L. Charles, « Les grands romans de Mme de Sévigné », Exercices de rhétorique [En ligne], 6- |- 2016, mis en ligne le 10- février 2016, consulté le 14 février 2016. URL : http : / / rhetorique.revues. org/ 433. Pour un Sainte-Beuve 83 été soustraites à un lectorat indifférencié ne saurait enfin surprendre : issues d’un espace social caractérisé, elles avaient vocation à s’y adresser quasi exclusivement 42 . Auteur, acteurs, lecteurs voient ici encore leurs rôles s’interchanger, et le recueil, bruissant de ces voix multiples 43 , ne fait œuvre que collectivement. Revenons à Sainte-Beuve. Deux siècles plus tard, c’est au nom d’une critique « désencombrée de ses absolus » 44 qu’il s’était tourné vers les minores de l’âge classique, jusqu’au point-limite de leur annexion à la littérature : « Les écrits dont j’ai parlé ne sont pas proprement de la littérature, ce sont des témoignages de société » 45 . Semblable méfiance, et pour la même raison, s’exprime encore chez lui envers le « Grand siècle » : Il y a eu toute une école poétique au XVII e -siècle et au commencement du XVIII e , pour laquelle, à certains égards essentiels, le siècle de Louis-XIV n’a pas existé ; elle se continue avec le goût Louis XIII et de la première Régence, et finit à la seconde, sous La Motte et Fontenelle. Elle part de Voiture, Saint-Évremond ; elle est assez d’accord avec la première manière de La Fontaine ; elle se cantonne, durant Boileau et Racine, à l’hôtel Bouillon, chez les Nevers, les Des Houlières, Hesnault, Pavillon, Charles Perrault ; voici l’anneau trouvé avec Fontenelle. 46 Quant aux modalités éditoriales de ses publications, livrées semaine après semaine, elles ne sont pas, loin s’en faut, que l’effet de la vogue montée en puissance des périodiques. D’une part, elles révèlent sa méthode tacite de lecture, imaginée comme une conversation continue : « il faut avoir causé avec des personnages comme Retz, Grammont, Mme de Sévigné, M. de La Rochefoucauld. On le peut en les lisant » 47 . Proust ne s’y trompe pas, qui l’accuse de donner à « ses livres […] l’air de salons en enfilade où l’auteur a invité divers locuteurs, qu’on interroge sur les personnes qu’il a connues, qui apportent leur témoignage destinés à en contredire d’autres » 48 . D’autre part, et de manière significative, elles perpétuent la sociabilité de ce « siècle 42 Sur le statut de ce recueil, voir M.-Th.- Ballin, « Les Historiettes de Tallemant des Réaux : manuscrit privé ou clandestin ? », RHLF, 2013/ 2, p.-259-278. 43 Voir V.-Maigne, « Les Historiettes de Tallemant des Réaux : un immense discours rapporté », Actes d’Athènes, op.-cit., p.-135-141. 44 Ph.-Labarthe, art.-cit., p.-301. 45 Causeries du Lundi, IX, p.-180 (Le Moniteur, 28 novembre 1853). 46 « Une ruelle poétique sous Louis XIV », art.-cit., p.-366-367. 47 Cours… de Liège, Collection Spoelberch de Lovenjoul, D 528, f°- 311, cité par R.-Molho, op.-cit., p.-368. 48 Contre Sainte-Beuve, éd.-cit., p.-134. 84 Delphine Denis de deux cents ans » 49 et en font entendre la voix perdue jusque dans le style adopté - celui d’un entretien familier entre honnêtes gens. Dans ces conversations prolongées par-delà les époques, le goût s’exerce à rebours de l’esprit de système prôné par les premiers promoteurs d’une histoire littéraire scientifique. Les « causeries » de Sainte-Beuve et autres « portraits » rejouaient ainsi, en toute conscience, les formes même sous lesquelles se présentaient les textes qu’il commentait. Qu’au nom d’une pensée de la Littérature comme Absolu 50 , elles aient quelques décennies plus tard fait l’objet d’une radicale contestation est bien l’indice que Sainte-Beuve ne l’y cherchait nullement. Toutes désuètes qu’elles nous semblent aujourd’hui, et sans reconduction possible à l’identique, ses analyses ont leur prix : elles nous rappellent ce que la littérature peut gagner à perdre sa lettre capitale, qu’elle n’est « classique » que sous condition historique, régulièrement et salutairement actualisée. Dans le moment instable et conflictuel de leur émergence, les œuvres galantes, désormais partie prenante d’un classicisme sans crispation, avaient posé avec acuité la question de leur légitimité : elles nous enjoignent aujourd’hui de nous saisir de ces enjeux pour enrichir, si ce n’est modifier, nos manières de lire. 49 Un Siècle de deux cents ans ? Les XVII e et XVIII e -siècles : continuités et discontinuités, dir. J.-Dagen et Ph.-Roger, Paris, Desjonquères, 2004. 50 Voir Ph.-Lacoue-Labarthe et J.-L.-Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Éd. du Seuil, 1978. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) La Bruyère à l’École républicaine : la réception critique des Caractères (1880-1940) Ralph Albanese The University of Memphis Au début de son essai sur La Bruyère, Barthes reconnaît la place primordiale du moraliste dans le système scolaire français : l’École républicaine « … met en maximes son art, son rôle historique en sujets de dissertation » 1 . Culturellement « déshérité, » La Bruyère échapperait, selon lui, à la modernité et sa vie posthume ne s’avérerait guère remarquable. Toutefois, dans la mesure où le moraliste fait figure d’- « anachronisme, » il a droit à s’inscrire dans l’héritage culturel des Français grâce au « poids de la culture scolaire » (222). Nourri par l’image mythique du Grand Siècle, Barthes évoque alors le statut ambigu de La Bruyère dans le canon scolaire républicain. Afin de sonder la place des Caractères dans le canon pédagogique du XIX e -siècle, il convient de noter que dans les classes de seconde et de rhétorique, La Bruyère est présenté comme un maître de style, car l’enseignement s’appliquait à amener les élèves à reproduire l’écriture formelle du moraliste 2 . Dans les programmes de français avant 1880, La Bruyère apparaît comme un modèle de la prose classique, et les morceaux choisis font partie des programmes de la classe de rhétorique à partir de 1803. En fait, il faut remonter à 1697 pour témoigner de l’utilisation scolaire des Caractères par un oratorien dans son cours de latin (730). La Bruyère représente donc le classique par excellence des écoliers et ses passages se prêtaient parfaitement au découpage en morceaux choisis. Etant donné la portée éducative de l’écriture moraliste, on ne s’étonne guère que Lanson voie en La Bruyère un auteur canonique dans l’enseignement secondaire. C’est ainsi qu’il constate la prédominance du discours scolaire sur le moraliste : « Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, etc. (« Des Biens de Fortune, » 78) ». Le lecteur trouvera, s’il veut poursuivre, dans n’importe quel recueil de Morceaux choisis, cette page fameuse, que tous les élèves de tous les lycées de France ont admirée à tour de rôle, depuis qu’il y a des 1 « La Bruyère, » dans Essais critiques, Paris, Seuil,1964, p.-221. 2 A. Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e -siècle, Paris, Retz, 2006, p.-432. 86 Ralph Albanese lycées. C’est de la rhétorique ; mais c’est de la rhétorique pittoresque, et non morale : ce n’est plus le lieu commun, c’est le pompier. Et ce fut neuf à son jour. 3 Outre leur valeur documentaire, les Caractères en viennent à représenter, au cours du XIX e -siècle, « … un recueil d’exercices littéraires. » 4 Symbole-exemplaire de l’enseignement à l’École républicaine, Lanson témoigne de l’impératif littéraire de la pédagogie de la Troisième République 5 , qui visait à canoniser laïquement La Bruyère en mettant en évidence ses valeurs morales et idéologiques. À cela s’ajoute l’autorité morale propre au style même de cet auteur 6 . Nous allons ainsi tenter de comprendre l’enjeu de la transformation de la critique universitaire sur les Caractères (Sainte-Beuve, Nisard, Taine, Lanson et Brunetière, parmi d’autres) en discours scolaire, telle qu’elle se révèle dans les manuels laïques et catholiques entre 1880 et 1940. Dans son Génie du christianisme (1802), Chateaubriand loue la diversité ainsi que le style de La Bruyère. Il le tient avec Pascal pour un des grands apologistes de la religion chrétienne 7 . À l’en croire, s’il revenait au monde, le moraliste serait choqué de voir à quel point le christianisme a été dégradé au cours du XVIII e - siècle. Compte tenu de la déperdition du code de l’honnêteté mondaine et de la politesse du siècle classique, tous les vices abordés par La Bruyère se manifestent avec encore plus de force dans une époque post-révolutionnaire marquée par l’impiété, et le noble vicomte cite ce passage des Caractères : Si ma religion était fausse, je l’avoue, voilà le piège le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer : il était inévitable de ne pas donner tout au travers, et de n’y être pas pris. Quelle majesté, quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle innocence de vertus ! quelle force invincible et accablante des témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, 3 L’Art de la prose, Paris, Fayard, 1923, pp.-118-119. 4 R. Picard, Génie de la littérature française, Paris, Hachette, 1970, p.-34. 5 Voir M. Jey, La Littérature au lycée. Invention d’une discipline (1880-1925), Metz, Centre d’Études Linguistiques, 1998. 6 Il convient de citer, à ce sujet, A. Fouillée, professeur de philosophie à la Sorbonne : « Considérée philosophiquement, la grammaire a sa moralité », L’Enseignement du point de vue national, Paris, Hachette, 1909, p.- 305. Le propos de Fouillée met en valeur le rapport fondamental entre le culte de la langue et de la littérature françaises (y compris les normes classiques de la correction et de la clarté) et la mise en place d’une morale républicaine. Voir M. Martin Guiney, Teaching the Cult of Literature in the French Third Republic (New York, Palgrave Macmillan, 2004, pp.-177-181). 7 Génie du christianisme, II, Paris, Garnier, 1926, p.-22. La Bruyère à l’École républicaine 87 les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! (Des Esprits Forts, 34). 8 Aux antipodes du jugement de Chateaubriand, Sainte-Beuve met en doute l’intention apologétique de La Bruyère en matière de christianisme (1844). Il attribue plutôt au moraliste « un spiritualisme fortement raisonné » et considère son dernier chapitre, « Des Esprits Forts, » comme « une précaution ménagée d’avance contre les attaques qui n’ont pas manqué, et à une conviction profonde. » 9 À l’instar de Molière, La Bruyère s’en prend au règne grandissant de la fausse dévotion. Par ailleurs, il a dû, d’après Sainte- Beuve, s’efforcer de ne pas s’en tenir aux modèles esthétiques de Pascal et de La Rochefoucauld en faisant preuve d’innovation stylistique. Sainte-Beuve admire le premier chapitre des Caractères, « Des Ouvrages de l’Esprit, » qu’il considère comme « son Art poétique et sa Rhétorique » (1013). Il exalte, en particulier, le souci du moraliste de cultiver-« le mot juste ». Dans son effort pour se distinguer nettement du style de Pascal et La Rochefoucauld, La Bruyère témoigne, dans les Caractères, d’un rajeunissement formel. Sainte- Beuve prône également l’esthétique « minimaliste » du moraliste : « le mieux dans le moins, c’est sa devise » (1021). En privilégiant, chez La Bruyère, la forme sur le fond, l’auteur des Nouveaux Lundis semble s’orienter vers un idéal moral républicain, c’est-à-dire, aux antipodes de la morale chrétienne. Le cas de Sainte-Beuve illustre à quel point la critique universitaire va s’appliquer à intégrer la problématique du style de La Bruyère au sein de la morale positiviste et républicaine. Après avoir évoqué le danger inhérent à la satire, le critique exalte- « la hardiesse et l’adresse » de l’auteur des Caractères 10 . Il se livre alors à l’éloge de son livre qui, dans sa version définitive de la cinquième édition (1690), met en valeur « l’esprit français à l’étranger » : … c’est … un des livres les plus substantiels, les plus consommés, que l’on ait, et qu’on peut toujours relire sans jamais l’épuiser, un de ceux qui honorent le plus le génie de la nation qui les a produits. Il n’en est pas de plus propre à faire respecter l’esprit français à l’étranger… (239). Sainte-Beuve observe par la suite que les Caractères font ressortir l’image royale de Louis le Grand, située au beau milieu de l’œuvre. Malgré la 8 Toute référence aux Caractères renvoie à l’édition d’E. Bury, Paris, Livre de Poche, 1995, p.-586. 9 « Portraits littéraires, » dans M. Leroy, éd., Œuvres, Paris, Gallimard, 1956, p.-1012. 10 « La Bruyère, » dans La Littérature française des origines à 1870, Paris, Renaissance du Livre, 1926, p.-232. 88 Ralph Albanese sincérité de sa foi, le critique estime que la pensée du moraliste côtoie les courants philosophiques « rationalistes, néo-cartésiens, éclectiques » propres à ceux qui « … auront des tendances et des convictions religieuses intellectuelles plus encore que des croyances. … cette pointe finale vers le Ciel était, après l’éloge du roi, un second paratonnerre » (241). Bien qu’il admire la variété des sujets abordés dans les Caractères, ouvrage nettement tourné, dit-il, vers l’avenir, Sainte-Beuve reproche à La Bruyère son soutien de la Révocation de l’Édit de Nantes (245). Directeur de l’École Normale Supérieure dès 1857, Nisard a joué un rôle significatif dans la formation des professeurs sous le Second Empire et encore au-delà grâce à son Histoire de la littérature française, paru en 1840, qui constitue la première histoire systématique des lettres françaises. Nisard juge, d’abord, que la popularité de La Bruyère réside dans le fait qu’il vise à améliorer le sort d’une humanité imparfaite par sa morale - c’est-à-dire, des préceptes de convenance - qui s’inspire de Montaigne, de Molière et de La Fontaine 11 . Cette morale, « plus philosophique que chrétienne, » prend une dimension universelle et repose d’ailleurs sur une justice rémunératrice. Conformément à Sainte-Beuve, Nisard met en question l’inspiration chrétienne de La Bruyère. Sur un autre plan, il soutient que le moraliste, en raison de sa prise exceptionnelle sur la cour et sur la ville, peut s’interroger sur les travers humains alors que La Rochefoucauld s’attaquait aux « grands vices » (225). Loin d’examiner des caractères mus par de grandes passions, La Bruyère traite les manières quotidiennes et les habitudes de divers types. « Moraliste littérateur, » il adopte une philosophie éclectique qui fait songer à Victor Cousin. Aussi invite-t-il ses lecteurs à envisager « la vérité toute nue » comme la conséquence de leur propre sagesse (229). S’adressant davantage à l’imagination de son lecteur plutôt qu’à sa raison, ses portraits finissent par enseigner mieux que la morale plus dogmatique de Pascal et de La Rochefoucauld. Nisard affirme alors que « (les chapitres de la première édition des Caractères) comprennent à peu près toute la morale pratique dans une société monarchique et chrétienne » (231). Ayant loué l’enrichissement du texte grâce à ses multiples éditions, le critique estime que les Caractères, à l’instar du théâtre de Molière, permettent aux lecteurs de s’identifier à tous les divers types dépeints. On se rend compte alors de la valeur morale des portraits de La Bruyère, qui se répercutent à travers les classes sociales. C’est ainsi que Nisard définit la démarche critique du moraliste : « Philosophe, écrivain satirique, moraliste chrétien, esprit mordant, libre, fier, d’une indépendance qui ne fléchit que sous le devoir, il est tour à tour sévère jusqu’à une certaine amertume et enjoué jusqu’au caprice » (235). 11 Histoire de la littérature française, Paris, Didot, 1857, p.-220. La Bruyère à l’École républicaine 89 Dans cette optique, La Bruyère voit avec lucidité et parfois avec une sobre indignation les vices des Grands. Soucieuse d’éviter le dogmatisme qui tend à ennuyer le lecteur, sa morale s’apparente à celle de La Fontaine dans la mesure où La Bruyère n’offre aucun remède aux divers maux de la condition humaine. Son enseignement étant raisonnable, tout se passe comme si le moraliste s’appliquait à rehausser la pensée de son lecteur. Si Nisard exalte la richesse de ses portraits, c’est pour démontrer que ceux-ci tendent à fortifier l’esprit français de la médisance (240). Afin de créer une série remarquable de types comiques, La Bruyère fait preuve aussi d’un degré considérable de variété, à savoir « la finesse, l’originalité des formes et des tours » (241). Voilà ce qui constitue, selon Nisard, la nouveauté de son style. Fondée sur le déterminisme scientifique, la doctrine de Taine a exercé une influence notable sur l’Université française sous la Troisième République. Tous les lycéens de l’époque ont dû rédiger des dissertations sur « … les sentiments qu’on appelle aujourd’hui démocratiques » tels qu’ils apparaissent dans les Caractères de La Bruyère 12 . Dans ses Nouveaux Essais de critique et d’histoire (1886), Taine s’interroge sur la vie personnelle du moraliste et fait ressortir le dédain « brutal » et « farouche » que son patron, le grand Condé, lui a témoigné ainsi que la méchanceté de Mme la Duchesse (41). Il signale par ailleurs le mépris souverain des Grands envers le peuple et les gens de lettres. À cause de sa condition subalterne, La Bruyère a été marqué, selon Taine, par un vif ressentiment qu’il serait possible de noter dans le portrait de Chrysante et Eugène (« Des Biens de Fortune, » 54), illustrant dans quelle mesure l’inégalité sociale finit par corrompre les rapports entre des individus de rangs différents (42-43). Rapprochant à maintes reprises le cas de La Bruyère de celui de Rousseau, Taine met en évidence le décalage frappant entre « … leur génie et leur fortune » (43). Dans cette perspective, on s’aperçoit qu’en faisant la morale, La Bruyère ne peut s’empêcher d’être emporté par la colère. Du reste, sa souffrance rend compte de sa compassion envers les pauvres. Victime de l’oppression sociale attribuée à l’Ancien Régime, La Bruyère aurait pressenti alors « L’esprit de la Révolution » ; (voir notamment « De l’Homme, » 128 et « Des Grands, » 25) : « L’oppression produit toujours la révolte, et l’on aime l’égalité cent ans d’avance, lorsque cent ans d’avance on a souffert de l’inégalité » (44). Dans cet ordre d’idées, le portrait sympathique qu’il brosse du-moraliste se montre révélateur : « Par son christianisme, la Bruyère est du dix-septième siècle. Par sa tristesse et son amertume, il est notre contemporain » (45). 12 Ce sujet découle du propos de Taine (Nouveaux Essais de critique et de littérature). Voir « La Bruyère était-il un démocrate ? , » dans M. Morel, et al., La Composition française, Paris, Nathan, 1964, pp.-156-157. 90 Ralph Albanese Bien que le style de La Bruyère ait été caractérisé par la verve, il lui manquait, d’après Taine, l’esprit de synthèse car il s’en tient aux « vérités de détail » (45). Par rapport aux grands moralistes du XVII e -siècle, l’originalité faisant défaut à l’auteur des Caractères, il ne parvient pas à s’adresser à l’humanité. Toutefois, Taine en arrive à transposer la critique socio-politique de cette œuvre aux « sentiments démocratiques » de la Troisième République. Il termine son analyse en insistant sur la nécessité qu’éprouvait La Bruyère de se rabattre sur l’art d’écrire. « Né chrétien et Français » 13 , il ne lui restait plus qu’à se livrer exclusivement-à sa seule passion pour l’écriture : « Là est sa dernière tristesse et son dernier mot » (50). Maître de la critique universitaire sous la Troisième République, républicain et dreyfusard, Lanson a fondé sa notion d’histoire littéraire sur l’idéal d’érudition scientifique et positiviste. Il envisage La Bruyère comme un véritable artiste de la prose (1923). Selon lui, l’esthétique formaliste de cet auteur l’amène à répugner aux clichés 14 . Au demeurant, La Bruyère excelle à mettre en relief l’ensemble des figures de rhétorique. Quant au chapitre sur « Des Esprits Forts, » Lanson valorise sa dimension laïque : « Le chapitre des Esprits forts n’est autre chose que le catéchisme philosophique d’un honnête homme qui ne pense pas par lui-même sur ces matières, et qui a lu Descartes. » 15 Éditeur de la Revue des deux mondes sous la Belle Époque et professeur à l’École Normale Supérieure, Brunetière voue, à l’instar de Nisard, un culte au classicisme. Il considère La Bruyère comme un écrivain de transition, bref, un satirique (1912) 16 . S’inscrivant dans la tradition moraliste de Pascal et La Rochefoucauld, l’auteur des Caractères cherche avant tout à édifier ses lecteurs tout en faisant œuvre utile (610). Soulignant la primauté, chez lui, des qualités de style, Brunetière affirme : « … les Caractères sont le répertoire de la rhétorique classique » (611). Le critique dogmatique rejette catégoriquement la boutade célèbre de La Bruyère portant sur la « contrainte » qu’éprouverait le moraliste né « chrétien et Français » dans le registre satirique (« Des Ouvrages de l’Esprit, » 65). Étant donné la mise en vigueur de la satire sociale et politique dès la quatrième édition (1689), aucun groupe social - courtisans et grands, magistrats et partisans, dévots et libertins - 13 « Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus : il les entame quelque fois et se détourne ensuite sur de petites choses, qu’il relève par la beauté de son génie et de son style » (« Des Ouvrages de l’Esprit, » 65, les Caractères, éd. E. Bury, p.-154). 14 L’Art de la prose, 124-125. 15 « Influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française, » dans H. Peyre, éd., Essais de méthode de critique et d’histoire littéraire, Paris, Hachette, 1965, p.-220. 16 Histoire de la littérature française classique, II, Paris, Delagrave, 1912, p.-603. La Bruyère à l’École républicaine 91 n’échappe à cette critique. Une telle visée communément répandue sert, selon Brunetière, à conforter l’idéal humanitaire du satirique. Quoiqu’il ait un tempérament « frondeur, » on ne peut guère traiter La Bruyère de révolutionnaire (614). Se réclamant de Taine, le critique estime en plus que la pensée systématique fait défaut au moraliste, qui « ne découvre que des vérités de détail »-(615). Les limites de cet essai nous empêchent de tenir compte de l’ensemble de la critique exégétique sur La Bruyère sous la Troisième République 17 . Cependant, nous voudrions examiner le discours critique de J. Benda pour nous faire une idée plus complète des perspectives universitaires sur le moraliste à cette époque. Dans son analyse des Caractères, J. Benda discerne chez le moraliste un esprit progressiste (1939). Se référant explicitement au discours scolaire de la Troisième République sur La Bruyère, il se fait une image laïque et républicaine d’un écrivain qui a pris à partie « les privilèges du sang » et a témoigné d’une compassion sincère à l’égard des pauvres 18 . Sur le plan politique, le critique fait remarquer dans les Caractères l’idée qu’un régime démocratique relevait au XVII e - siècle de l’utopie sociale (160). Aussi Benda voit-il en La Bruyère un moderniste avant la lettre, un maître laïque qui avait le goût de la stylisation ou, plus précisément, « La religion de l’effet littéraire » (166). Dans son éloge, le critique va jusqu’à prêter un statut « métaphysique » à l’écriture de La Bruyère, c’est-à-dire, qu’il admire chez lui la finalité de l’art, la primauté absolue de la forme par rapport au fond (168). D’où son exaltation des multiples innovations stylistiques de La Bruyère : « … vous êtes bien le père de nos impressionnistes, de nos stendhaliens, de nos nietzschéens, de nos gidiens, de tous nos miliciens de l’écriture sporadique » (162). Tout se passe comme si Benda finissait par s’approprier l’écriture du moraliste : « vous êtes des nôtres par votre style » (167). Remarquons que le critique finit par mettre en question la validité du discours scolaire sur La Bruyère puisqu’il évoque les maîtres et les manuels qu’ils ont utilisés pour transmettre une image conventionnelle de l’apport politique des Caractères. Après avoir signalé l’ensemble des problèmes sociaux de son époque abordés par La Bruyère (cf. « Des Biens de Fortune, »- « De la Ville, » « De la Cour » et « Des Grands »), Benda constate- la décadence de l’idéal classique dans 17 Voir notamment V. Fabre, Éloge de La Bruyère, 1810 ; M. Pellisson, La Bruyère, 1891 ; A. Rébelliau, « Les Moralistes : La Rochefoucauld et La Bruyère, » dans Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française, 1898 ; A. Vinet, Moralistes des seizième et dix-septième siècles, 1904 ; M. Lange, La Bruyère critique des conditions et des institutions sociales, 1909 ; G. Michaut, La Bruyère, 1936 ; et F.-Taver, L’Idéal moral et l’idée religieuse dans-les ‘Caractères’ de La Bruyère, 1940. 18 « La Bruyère, » dans Tableau de la littérature française, II, Paris, Gallimard, 1939, p.-156. 92 Ralph Albanese les Caractères. Par ailleurs, il situe le « problème politique » au sein des réflexions du moraliste (158). Dans son édition des Caractères, le critique soutient que cette œuvre marque un tournant réel dans l’histoire littéraire française 19 . Dans « Du Souverain et de la République, » il décèle une mise en accusation du régime louis-quatorzien : le despotisme du Roi a pour effet, selon lui, de nuire au sentiment patriotique. Alors que La Bruyère dénonce le luxe cher à la bourgeoisie montante, il privilégie le salut de l’État par rapport à sa louange de la figure royale. Benda érige La Bruyère, en définitive, en écrivain politique. Si l’écriture de La Bruyère s’avère peu méthodique aux yeux du critique, c’est que le moraliste est mû par son humeur capricieuse. Comme on l’a vu, Benda voit en lui le précurseur de l’esthétique impressionniste. Il fait remarquer que la modernité de La Bruyère se manifeste, plus précisément, par l’importance qu’il attache aux gestes (xx). Marqué par les dogmes chrétiens, le moraliste estime que son œuvre devait viser à l’édification des Chrétiens de son temps. Enfin, la vraie modernité de La Bruyère réside, selon Benda, dans le fait qu’il annonce l’écriture moderne (xxii). Le discours scolaire qui relève des manuels de cette époque met en évidence une mise en opposition entre les valeurs laïques et les valeurs cléricales. Cet antagonisme reflète, de toute évidence, les « guerres culturelles » du XIX e - siècle. Il convient d’examiner maintenant quelques exemples des manuels et éditions ecclésiastiques qui faisaient partie intégrante des programmes de l’enseignement confessionnel. Dans l’ensemble, ces livres scolaires visaient à rattacher La Bruyère à la tradition catholique et monarchique et envisageaient le christianisme comme le fondement exclusif de la morale. Dans ses Leçons de littérature française classique (1867) 20 , L. Pylodet estime que La Bruyère, soucieux avant tout de démontrer la vérité, fait preuve d’une vision chrétienne qui l’amène à se livrer au combat contre l’athéisme et l’impiété. À ses yeux, c’est la religion qui soutient la « saine morale » de La Bruyère (332) ; il va de soi, dans cette optique, que la base de la vertu s’inscrit dans le christianisme. Conformément aux prédicateurs, le moraliste livre bataille contre l’incrédulité (cf. « Des Esprits Forts, » 2, 12, 13). Quant à son écriture, elle échappe à l’imitation puisque sa force-stylistique s’avère la plus originale. Dans son édition des Œuvres de La Bruyère (1818) 21 , G.B. Depping affirme qu’en tant que moraliste, La Bruyère se tenait à l’écart de la société mondaine. En raison de sa piété profonde, il soutenait l’expulsion des 19 La Bruyère, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1951, p.-xvii. 20 L. Pylodet, Leçons de littérature française classique, New York, Holt, 1867. 21 G.B. Depping, éd., Œuvres de La Bruyère, Paris, Belin, 1818. La Bruyère à l’École républicaine 93 hérétiques à la suite de la Révocation de l’Édit de Nantes. Par ailleurs, ses croyances religieuses l’ont empêché de pousser sa critique sociale à la limite. Honnête homme exemplaire, les observations de La Bruyère se montrent susceptibles d’être utiles aux jeunes gens désireux de s’engager dans une carrière littéraire (vii). Enfin, son insistance sur les problèmes contemporains des Grands qui appartiennent au « grand monde » marque l’évolution des mœurs à la fin du XVII e -siècle. Professeur de rhétorique, l’auteur anonyme (P.M.) témoigne d’une perspective chrétienne et monarchique sur les Caractères (1889) 22 . Quant à la variété exceptionnelle des tours stylistiques dans cette œuvre, il observe que Littré trouve chez La Bruyère « un inventaire des richesses de notre langue » (192). P.M. met en valeur alors la profondeur de la foi chrétienne du moraliste : les travers et les vices de son siècle s’expliquent chez les divers caractères, selon lui, en fonction de leur « oubli de Dieu » (196). Se réclamant de Chateaubriand, il fait remarquer que la démarche apologétique de La Bruyère dans les « Esprits Forts » n’atteint guère l’envergure rhétorique de Pascal (194). P.M. exalte, enfin, la vision aristocratique, voire anti-démocratique qui se manifeste dans les Caractères : La peinture de la Bruyère sera lue avec intérêt et profit, aussi longtemps qu’il y aura en France une société digne de ce nom, tant que la démocratie, avec son grossier sans-gêne, n’aura pas prévalu sur ces traditions de savoir-vivre et de bon ton que nos pères nous ont léguées « et qui, mieux peut-être que leurs victoires et que leurs livres, ont assuré la prépondérance de l’esprit français en Europe » (202). À l’encontre des manuels d’inspiration cléricale se trouvent les ouvrages de P. Albert, F. Hémon et E. Faguet qui illustrent, à des degrés divers, la perspective laïque et républicaine sur les Caractères. Dans La Littérature française au dix-septième siècle (1873), P. Albert affirme que La Bruyère dévoile les divers abus des puissances établies : « Gouvernement, religion, état social, voilà les causes premières de cette décadence dont les preuves surabondent… » (391). Cette prise de position suppose une critique de la flagornerie des courtisans : « … contre les vices des hommes tout est permis ; le roi voit sans déplaisir ses sujets critiquer ses sujets, mais à une condition, c’est que lui et les siens, le trône et l’autel, ces maîtres, ces princes de l’édifice, nul n’y tombera qu’avec les genoux et en se prosternant » (391). Dans cet ordre d’idées, il n’était pas question d’émettre des doutes sur la vision idéalisée du Roi. Notons, à cet égard, qu’Albert fait un rapprochement idéologique de La Bruyère et de Bossuet (393). Après avoir observé que La Bruyère s’est livré 22 Études littéraires sur les auteurs français, Paris, Delhomme et Briguet, 1889. 94 Ralph Albanese à la satire tout en restant un subalterne respectueux (394), le critique fait ressortir les aperçus pertinents du moraliste sur la misère des pauvres (398). F. Hémon envisage La Bruyère en tant que précurseur des Lumières qui met en cause les abus des Grands, portés le plus souvent à faire le mal : « La Bruyère ne s’emporte pas ; il analyse froidement, précisément, scientifiquement les motifs de haine que, vers 1690, au milieu des souffrances et de la misère croissantes, un bon chrétien croit avoir contre les grands qui environnent le prince. » 23 En plus, le moraliste fustige le dédain des Grands à l’égard des bourgeois ainsi que leur oppression du peuple. Quant à la Cour, il s’y adonne à une critique virulente. D’autre part, La Bruyère a bien noté l’idolâtrie royale, mais il ne l’a guère mise en question (20). À cela s’ajoutent la décadence de la noblesse besogneuse et le déplacement de l’idéal aristocratique par suite de la primauté de l’argent (21). E. Faguet décèle une compassion réelle de la part de La Bruyère quand il évoque le sort des paysans de son époque (cf. « De l’Homme, » 128 : « L’on voit certains animaux farouches… ») ; (« Des Grands, » 25 : « Faut-il opter ? … je veux être peuple ») 24 . Ensuite le critique, qui a occupé une chaire de poésie française à la Sorbonne (1905), signale la situation paradoxale dans laquelle se trouve La Bruyère qui, malgré son statut laïque, s’est appliqué à défendre le christianisme 25 . Après avoir perçu que la volonté de réforme sociale rapproche le moraliste des partisans de la démocratie, voire du socialisme, Faguet le traite de « propagateur laïque » qui se donne pour tâche de vulgariser les propos des sermonnaires catholiques du XVII e - siècle, que le critique tient pour « démocrates, » « anticléricaux » et « socialistes » (795). On s’aperçoit alors que La Bruyère aurait repris à son compte l’ensemble des « idées subversives » mises en avant par les prédicateurs chrétiens. Aux yeux du critique, il s’agit d’une vision nettement laïque de la pauvreté et de la misère. D’où sa formule parodique : « Au Clergé catholique du XVII e -siècle la Révolution reconnaissante. » Aussi le moraliste s’engage-t-il personnellement dans ce plaidoyer social : « Il y a dans La Bruyère un peintre avant tout ; puis un psychologue, un critique, un philosophe, un sociologue, un théologien même, un elégiaque aussi et quelquefois charmant, - et enfin il y a un ambitieux déçu qui fut envieux » (802). Vivant dans une résignation hargneuse, La Bruyère éprouve, dans cette optique, une jalousie inextinguible à l’égard des Grands. On aurait intérêt, en fin de compte, à relever quelques sujets de composition portant sur les Caractères ; il s’agit, bien évidemment, d’une pratique scolaire communément admise tant dans l’enseignement confessionnel 23 Cours de littérature, II, Paris, Delagrave, 1894, p.-17. 24 Dix-septième siècle, Paris, Boivin, s.d. 25 « De la démocratie dans La Bruyère, » Revue des deux mondes, 52 (1909), 795-808. La Bruyère à l’École républicaine 95 que dans l’enseignement laïque. On peut se pencher d’abord sur un sujet tiré des Nouveaux Essais de critique et d’histoire de Taine : « La Bruyère était-il un démocrate ? » 26 Dans son plan de dissertation, M. Morel fait remarquer que malgré la grossièreté du peuple, La Bruyère admire sa bonté foncière. Bien que le moraliste mette en évidence l’inégalité des fortunes, il s’en remet avec sérénité à la vision traditionnelle de la hiérarchie sociale. De même, quoiqu’il dénonce les abus dans les institutions de son temps, La Bruyère n’est guère pour autant mû par une idéologie révolutionnaire (157). Un autre sujet de baccalauréat, proposé à Paris en 1931, reprend le propos de Jules Lemaître qui soutenait que La Bruyère est « l’homme le plus intelligent du XVII e -siècle » et « … de tous les écrivains de ce temps-là, celui qui, revenant au monde, aurait le moins d’étonnement. » 27 Dans les conseils qu’il offre aux élèves, D. Mornet juge que Molière s’avère bien plus moderne que La Bruyère puisqu’ « il enseigne une morale toute laïque » (118). Dépourvu du modernisme moliéresque, l’auteur des Caractères,- « un chrétien très convaincu, » a mené, par contre, une vie bien plus méditative et peu conforme à l’idéal laïque. Les sujets suivants s’apparentent davantage à l’enseignement laïque. Voici que Vauban, économiste et ingénieur militaire, remercie La Bruyère d’avoir attiré l’attention de ses lecteurs sur l’existence misérable des paysans français : « Vauban écrit à La Bruyère pour le féliciter d’avoir, dans son livre des Caractères, appelé l’attention de ses lecteurs sur le sort misérable des paysans de France » (Baccalauréat ès lettres, Paris, 1884) 28 . À propos d’un passage tiré de « La Société et de la Conversation » (82, « Nicandre s’entretient avec Élise… il veut se remarier ») 29 , M. Jasinski explique aux élèves que La Bruyère distribue avant tout des leçons de morale ; le moraliste illustre, dans ce portrait, le principe fondamental de l’inégalité sociale : La Bruyère nous peint des gens de son temps ; il met en présence deux castes de la nation, différentes par les sentiments, l’éducation, le costume même. Mais, en quoi il est bien du XVII e -siècle, il fait aussi une peinture morale, d’un intérêt éternel : l’opposition de la jeunesse pauvre, mais belle et fine, et d’une vieillesse désillusionnée, cupide, au cœur bas, qui, pour arriver à ses fins, tâche d’éveiller des sentiments vils dans le cœur d’autrui. 30 26 M. Morel, et al., La Composition française, op.-cit., p.-156. 27 D. Mornet, La Littérature française enseignée par- la dissertation, Paris, Larousse, 1936, pp.-117-118. 28 Cité par A. Chervel dans La Composition française au XIX e -siècle dans les principaux concours et examens de l’agrégation au baccalauréat, Paris, INRP, 1995, p.-315. 29 Bury, éd., Les Caractères, pp.-257-258. 30 La Composition française au baccalauréat, Paris, Vuibert et Nony, 1907, p.-78. 96 Ralph Albanese Dans le sujet suivant, le candidat au bac est invité à réfléchir à la honte en tant que phénomène social : lorsqu’on assiste aux souffrances d’autrui, n’est-il pas normal d’éprouver de la compassion ? Plus précisément, le moraliste valorise ici la primauté des « devoirs sociaux » : La Bruyère a dit dans son chapitre De l’homme : « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères » - 1) Vous montrerez la valeur morale de cette pensée et vous donnerez des exemples qui en prouvent la justesse. - 2) Vous chercherez d’où naît ce sentiment de ‘honte’ dénoncé par La Bruyère, quels devoirs sociaux il nous rappelle et quels principes de conduite nous en devons tirer » (Faculté de Nancy, août 1897). 31 Malgré la grande divergence des perspectives critiques sur La Bruyère, il est évident qu’il occupe une place privilégiée dans le Panthéon scolaire de la Troisième République. Les Caractères témoignant souvent des éléments constitutifs d’une société en voie de laïcisation, il importe de faire ressortir, en guise de conclusion, l’apport du moraliste à l’évolution des mentalités à la fin du XVII e -siècle 32 . A. Rébelliau invoque l’éloge de Basnage, un écrivain protestant de l’âge classique, qui a décelé dans les Caractères « une noble intrépidité » évoquant « la liberté d’un républicain. » 33 Plus proche de nous, R. Pomeau considère La Bruyère comme « (un) conservateur critique - sinon révolutionnaire » 34 et signale, en plus, dans une formule paradoxale, son « monarchisme d’inspiration républicaine » (136). Si l’on admet, avec Barthes, que les Caractères s’apparentent à une série de fragments, il faut-reconnaître qu’il existe, dans cet ouvrage, un équilibre précaire sinon un enchevêtrement perpétuel entre les fragments monarchiques et les fragments républicains. En soulignant la mise en place d’une écriture fragmentaire, Barthes rattache La Bruyère à la modernité. Grâce à une vision du monde moderniste, le moraliste s’engage sur le plan éthique et politique 35 . Outre la mise en question implicite de la doxa monarchique, Barthes estime que le lecteur des Caractères doit s’appliquer à déchiffrer la signification sous-jacente à cette « écriture du discontinu » chère au moraliste (134). La forme étant, chez La Bruyère, le véhicule du sens, Barthes finit, à en croire J. Brody, par revaloriser « le discontinu radical-du 31 Chervel, La Composition française …, p.-431. 32 Voir sur ce point F.-X. Cuche, Une Pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère et Fénelon, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p.-509. 33 Les Auteurs français du brevet supérieur, Paris, Hachette, 1909, p.-xxxi. 34 « La Bruyère, » L’Âge classique, III, Paris, Arthaud, 1971, p.-132. 35 C. Coste, Roland Barthes moraliste, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p.-55. La Bruyère à l’École républicaine 97 langage ». 36 Le critique juge, d’autre part, que le moraliste opère une sorte de découpage anthropologique de la société monarchique. S’ouvrant sur la littérature dans les « Ouvrages de l’Esprit, » - c’est-à-dire, le classicisme scolaire qui repose sur une culture laïque -, les Caractères s’achèvent sur la religion (cf. l’apologétique chrétienne propre aux « Esprit Forts ») 37 . L’imaginaire de La Bruyère étant fondé sur la notion de la « clôture » sociale, le moraliste en arrive à dégager le « partage économique » dont témoignait le règne de Louis XIV (227). La Bruyère s’avère assujetti, dans cette perspective, au culte royal et dispose seulement de son écriture comme arme principale, et l’on songe finalement à la réflexion de Taine. L’immobilité du « regard du roi-dieu » se ramène alors, en dernière analyse, à une contrainte intellectuelle (231)- et Sainte-Beuve et Taine, parmi d’autres, parviennent, en fait, à récupérer les valeurs du Grand Siècle au nom de la laïcité 38 . 36 J. Brody, Du style à la pensée. Trois études sur-« Les Caractères » de La Bruyère, Lexington, French Forum, 1980, p.-58. 37 Essais critiques, p.-223. 38 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney de leurs excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Représenter les grandes passions raciniennes : la scène de Daniel Mesguich Stella Spriet University of Saskatchewan, Saskatoon De nos jours, si la notion de « classicisme » reste opératoire, elle est toutefois vivement contestée-et doit être réinterrogée : il s’agit en effet d’une reconstruction idéologique dont les différents paramètres évoluent en fonction des nouvelles perspectives critiques et des textes qui sont exhumés. Ainsi, divers découpages chronologiques 1 sont, par exemple, régulièrement proposés et, alors qu’il était d’usage d’envisager principalement la période comprise entre 1660 et 1680 - période considérée comme l’apogée du « classicisme »-- à rebours, d’aucuns, à l’instar de Roger Zuber, préconisent désormais d’appréhender un spectre plus large, qui s’étend de 1594 à 1715 2 . Le choix effectué par ce dernier suppose de privilégier la pluralité, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage : « classicismes littéraires du XVII e - siècle français », au détriment de la recherche d’une essence, d’une unité parfaitement artificielle. De telles décisions ont bien entendu une incidence sur le corpus car, à côté des « réguliers », d’autres auteurs sont progressivement réintégrés à l’histoire 3 . De même, de nombreuses reconsidérations idéologiques, sociologiques ou esthétiques mettent en relief les points sur lesquels achoppe la « doctrine » classique 4 et engendrent une nécessaire remise en question de la vision stéréotypée ; les termes communément associés d’ordre, de clarté, d’universalité doivent dès lors être repensés. Ces multiples changements mettent en évidence d’importantes tensions puisqu’apparaissent, comme le note Jean-Charles Darmon, « sous les idéaux d’équilibre et d’harmonie, performés par certains écrits théoriques, des luttes sourdes et d’une rare vio- 1 Voir La périodisation de l’âge classique, Jean Rohou dir., Littératures classiques, n° 34, 1998. 2 Roger Zuber, dans Les émerveillements de la raison (Klincksieck, 1997), distingue,- trois périodes : l’ère de l’imagination (1594-1643), l’ère du goût (1624- 1675), trop d’esprit ? (1675-1715). 3 Sur la nécessaire réintégration des marges à l’Histoire, voir Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969. 4 Voir René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Hachette, 1927. 100 Stella Spriet lence parfois, des choix peu évidents et risqués » 5 . De nombreux paradoxes sont soulevés, comme le développement, d’une part, d’un modèle normatif et réglé qui permet théoriquement d’atteindre la perfection et, d’autre part, celui d’une esthétique plus mystérieuse, celle du sublime ; deux orientations qui semblent difficilement conciliables 6 . Sur la scène de théâtre, où les textes sont sans cesse réactivés, la notion de « classicisme » évolue également, ce qui est particulièrement repérable en examinant les représentations de l’auteur canonique par excellence, le « classique des classiques 7 » : Racine. Si dans la première moitié du XX e - siècle, ses pièces sont généralement considérées comme injouables 8 (Copeau constate le semi-échec de sa mise en scène de Bajazet (1937), Vilar ne cache pas sa préférence pour Corneille…), quelques metteurs en scène, comme Jean-Louis Barrault, proposent toutefois des créations peu conventionnelles qui vont marquer leur époque. La Bérénice de Planchon (1966) mérite également d’être évoquée parce qu’elle a la particularité de reprendre la thèse formulée par Roland Barthes et offre le portrait d’un empereur qui a renoncé à sa passion pour la reine de Palestine avant même le lever du rideau. Le véritable renouveau est cependant apporté par Antoine Vitez 9 qui transforme notre conception de ces pièces. Plus proche de nous, son élève, Daniel Mesguich, s’inscrit dans cette même voie et monte deux Andromaque (La Métaphore de Lille, 1992 et La Comédie-Française, 1999 10 ), Bérénice 5 Jean-Charles Darmon et Michel Delon, dir., Histoire de la France littéraire, t.- II, Classicismes. XVII e -XVIII e -siècles, PUF, 2006. 6 Pour E.B.O. Borgerhoff, The Freedom of French Classicism, Princeton University Press, 1950 : « […] generally speaking, as they argued for simplicity and for naturalness and ease, they were combatting a dogmatic Scholasticism and dry professionalism as much as they were reacting against renaissance mannerism. For they appreciated the inexplicable in art and the élan of the artist.-They feared the effect of certain restrictions as much as they agreed on certain principles. They knew the force of hidden beauty and secret charm ; they knew the mystery of the sublime. They knew also the reality of instinctive emotional judgment ». 7 Pour Voltaire déjà (Le siècle de Louis XIV, 1751) « Racine passa de bien loin les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir », dans Jules Brody, French Classicism : A Critical Miscellany, Prentice Hall, Englewoods Cliffs, 1966, p.-2. 8 Roland Barthes souligne : « Je ne sais s’il est possible de jouer Racine aujourd’hui. Peut-être, sur scène, ce théâtre est-il aux trois-quarts mort. » dans Œuvres Complètes, Seuil, 2002, p.- 174. Voir aussi Anne-Françoise Benhamou, « Racine, de Copeau à Vitez : des rencontres sous le signe du paradoxe », dans Jean Racine 1699-1999, Gilles Declercq et Michelle Rosellini dir., PUF, 2003, pp.-41-52. 9 Antoine Vitez met en scène de très nombreuses pièces de Racine, jouant sur les conventions théâtrales et s’opposant à la vision traditionnelle de ces textes. 10 Celle à laquelle nous nous référons ici. Représenter les grandes passions raciniennes 101 (La Métaphore de Lille, 1994), Mithridate (La Comédie-Française, 1999) et Esther (Espace Rachi, 2001). Il propose de relire ces œuvres du XVII e - siècle au prisme du postmodernisme, lui qui a noué un dialogue fructueux avec Jacques Derrida, souvent cité dans ses écrits théoriques. Corollairement, le philosophe a commenté la mise en scène de deux de ses créations afin de montrer les rapports entre le théâtre et la philosophie : Marie Tudor 11 en 1989, et Bérénice en 1998 12 . En mettant en scène les grandes passions raciniennes, Daniel Mesguich tente de faire émerger des sens nouveaux et multiples : il valorise la pluralité, les variations et surtout la contradiction, d’où la convergence de son travail avec les écrits d’auteurs comme Jean-François Lyotard 13 , qui opèrent une réévaluation philosophique du concept de « sublime ». L’analyse de ses créations fera apparaître comment différentes notions traditionnellement associées au « classicisme », comme celles de perfection formelle 14 , d’unité, de vraisemblance et de bienséances, sont reprises à nouveaux frais. I. La scène de la langue : le vers classique, un écran au jaillissement des émotions Dans les tragédies de Racine, la force des passions submerge les personnages, d’où les diverses techniques oratoires convoquées par l’auteur pour traduire l’emportement, ainsi que le recours à un champ lexical de la « fureur » qui innerve les discours des protagonistes 15 . Sur la scène, l’acteur est chargé de traduire l’intensité qui sous-tend la majorité des répliques et, au XVII e -siècle, ces pièces étaient servies par des acteurs dont la déclamation supposait une très importante dépense d’énergie. Montfleury par exemple, créateur du rôle d’Oreste, était connu pour sa « voix tonitruante » 16 , et il se voyait souvent confier « Non les rôles tendres et doux/ Mais de transport et de courroux » 17 . Robinet note également, dans une gazette du 19 Novembre 1667 : 11 Ce texte sert de préface à l’essai de Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, Verdier, 2006. 12 Conférence donnée à Créteil en 1998. 13 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Minuit, 1979. 14 Selon Diane Meur, le- classicisme français est le « produit d’un apogée absolutisme, aristocratique et formel », dans Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le 17 e -siècle français, Paris, Macula, 1998, p.-24. 15 Pour une étude sur la véhémence dans les œuvres de Racine, voir Gilles Declercq, « L’imprécation de Clytemnestre. Véhémence et performance sur la scène racinienne », dans Racine et la rhétorique, exercices avec trois pièces, site web RARE - Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution, 2011. 16 Georges Mongrédien, Les Comédiens français du XVII e -siècle, Paris, CNRS, 1981. 17 Ibidem. 102 Stella Spriet Et cet Oreste frénétique Là personnage épisodique Est figuré par Montfleury Qui fait mieux que feu Mondori 18 . La légende qui s’est progressivement forgée, veut que le trop grand effort de voix effectué lors de l’interprétation de ce personnage ait été fatal à l’acteur, comme en atteste cette fable publiée dans le Parnasse réformé : Qui voudra savoir de quoi je suis mort, qu’il ne demande point si c’est de la fièvre, de l’hydropisie ou de la goutte, mais qu’il sache que c’est d’Andromaque. Nous sommes bien fous de nous mettre si avant dans le cœur des passions qui n’ont été qu’au bout de la plume de messieurs les poètes ! 19 De même, dans une lettre adressée au Comte de Lionne, Saint-Évremond, souligne que la mort de Montfleury a beaucoup nui aux représentations d’Andromaque « car [la pièce] a besoin de grands comédiens qui remplissent par l’action ce qui lui manque » 20 . Il considère, a contrario, que l’Attila de Corneille a bénéficié de la mort de cet acteur puisque « [un] grand comédien eût trop poussé un rôle assez plein de lui-même, et eût fait faire trop d’impression à sa férocité sur les âmes tendres […] » 21 . Dès le siècle suivant, cette déclamation des alexandrins pose problème comme le note Martine de Rougemont en analysant l’évolution de la diction. Elle constate effectivement que le sens des mots s’impose aux dépens de la prosodie 22 et que les théoriciens commencent à s’interroger sur la monotonie de ce vers. Le code figé des passions va alors céder la place à l’interprétation personnelle et la variation rythmique est recommandée, ce que confirment les indications données par Voltaire à Melle Clairon. Selon lui, il n’est plus nécessaire de 18 Voir Robinet, La Muse historique. Montdory fait également partie des acteurs considérés comme véhéments. Il est resté célèbre en particulier pour son interprétation du personnage d’Hérode dans La Mariane de Tristan. La Champmeslé, la plus grande actrice du XVII e - siècle, est morte suite à la représentation de la Médée de Longepierre. 19 G. Guéret, Le Parnasse reformé, T. Jolly, 1688. 20 Saint-Evremond, Œuvres mêlées, Pierre Mortier, 1706. 21 Idem, nous soulignons. 22 Elle ajoute : « Lekain lui-même, encore qu’il paraisse aux étrangers bien français et déclamateur, s’applique à mettre en valeur le sens, tout le sens, au risque de devenir pesant.- […] On porte dans le jeu de la tragédie ce que Molière n’avait pu faire admettre que dans celui de la comédie : une référence à la réalité transposée, élaborée, agrandie, mais toujours présente. » Martine de Rougemont « La déclamation tragique en France », Cahiers d’histoire des littératures romanes, 2002, p.-460. Représenter les grandes passions raciniennes 103 respecter la pompe des vers : « Encore une fois, débridez, avalez les détails, afin de n’être pas uniforme dans les récits douloureux » 23 . Les débats sur l’alexandrin, perçu longtemps comme la forme poétique la plus achevée, traversent le XIX e -siècle 24 et perdurent au XX e- siècle. Dans « Dire Racine », Roland Barthes commence par déplorer que l’intérêt porte désormais essentiellement sur la fable (plus précisément sur le personnage) aux dépens de la langue. Il analyse différentes formes de jeu et, après avoir rappelé le lien fondamental entre la tragédie classique et la musicalité du vers, il ajoute : « […] dans un langage aussi “distant” que celui de la tragédie classique, le choix de la diction domine de très haut le choix de l’interprétation : on pourrait dire que l’on n’a plus à interpréter Racine une fois que l’on a choisi la façon de le “dire” » 25 . Le paradoxe instauré entre la forme et le fond est parfois difficile à résoudre, certains acteurs préférant insister sur le signifié et tentant, à tort selon Barthes, de « mettre en rapport une psychologie et une linguistique, conformément au préjugé indéracinable qui veut que les mots traduisent la pensée » 26 . La forme doit ainsi être prise en considération, mais comment cependant concilier la violence des transports qui animent les personnages et une forme poétique qui fait écran au jaillissement des émotions, car, à certains égards, en effet, le vers classique a bien « l’allure d’un homme qui discute, qui distingue et qui explique. » 27 Les metteurs en scène contemporains qui ont monté Racine ont proposé diverses solutions. Klaus Michael Grüber, dans sa célèbre mise en scène de Bérénice (1984), souhaite par exemple- faire entendre « le grattement de la plume sur le papier » et choisit un décor et un jeu minimaliste, les personnages effectuant très peu de mouvements. Cet extrême dépouillement, cette forme dé-théâtralisée permet de faire entendre le vers avec une puissance rarement atteinte. A l’inverse, lorsque Patrice Chéreau monte Phèdre (2004), l’unique pièce qu’il propose d’un auteur qu’il avoue ne pas aimer, une diction plus « naturelle » est choisie. Il cherche, lui aussi, à éviter la monotonie de l’alexandrin 28 et précise : Je ne suis pas sensible à cette fausse musique, effrayante, que j’entends chaque fois que j’entends une tragédie. C’est-à-dire cette musique à laquelle on est habitué dès le lycée, qui est “tatata, tatata, tata ta, tatata”. Et ça recommence 1 600 fois. Le problème est qu’on n’entend rien, 23 Voltaire, Lettre à Melle Clairon, 12 janvier 1750. 24 Ce que montrent les réflexions de Hugo et de Mallarmé notamment. 25 Roland Barthes, Sur Racine, dans Œuvres complètes, op.-cit.-p.-170. 26 Idem, p.-168. 27 Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, Folio, 1993, p.-24. 28 Patrice Chéreau : transversales, Jean Cléder, Timothée Picard et Didier Plassard dir., Coll. « Art en paroles », Au bord de l’eau, 2010. 104 Stella Spriet avec cette musique. Rien ne parvient du sens, à part pour deux ou trois personnes qui connaissent bien la pièce. Voilà pourquoi je n’aime pas la tragédie française classique. Avec Phèdre, j’ai donc essayé de me dire, naïvement : « Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que je comprends ? Qu’est-ce que je ne comprends pas ? 29 - Il lui semble inconcevable de s’arrêter à l’hémistiche ou à la fin des vers, ce qui, selon lui, perturbe la bonne compréhension du spectateur. C’est une autre voie qu’ouvre Daniel Mesguich, pour qui le théâtre est une aventure de la langue, dépliée, mise en acte. Dans ses mises en scène, la forme versifiée sert à montrer que les personnages ne peuvent pas s’exprimer librement par souci de bienséances. Il souligne : « S’ils parlent en vers, c’est que la parole en prose, libre, spontanée, leur est interdite. Le vers, ce n’est pas leur “manière de s’exprimer”, c’est plutôt ce qui vient, en eux, empêcher qu’ils “s’expriment” » 30 . Il ne s’agit donc plus ici d’un simple artifice, critiqué parce qu’il s’oppose à la vraisemblance, mais d’un élément signifiant, qui met en évidence le voilement. Mesguich précise également, au sujet d’Andromaque : « ce cauchemar se tisse en vers, qui sont à entendre a la fois comme une ciselure et une brutalité, comme la préciosité d’une langue première, et la monotonie de la plus grande variation » 31 . La tragédie devient alors le lieu d’« une écriture qui vient “souffler” une parole […] 32 : la violence tapie au fond des discours ne peut donc percer directement. Cette profonde retenue peut être rapprochée de la « pédale du piano » évoqué par Leo Spitzer 33 pour définir l’effet de sourdine. Dans la mise en scène, Mesguich demande aux acteurs de faire une très courte pause à la fin de chaque vers : le blanc devient alors audible 34 . 29 Entretien avec Brigitte Salino, 2008, nous soulignons. 30 Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, op.-cit.-p.-14. 31 Programme d’Andromaque. 32 Ibidem. 33 Léo Spitzer, Études de style, Gallimard, 1970. 34 La réflexion sur le langage « naturel » apparaît au XVIII e- siècle, sous la plume de Marmontel- par exemple : « En un mot, pour rendre cette diction mesurée plus naturelle, il ne faut s’appliquer qu’à réciter des phrases plutôt qu’a déclamer ou cadencer des vers […]. D’Hannetaire, dans ses Observations sur l’art du comédien et sur d’autres objets concernant cette profession en général, complète ces propos : “Je vous vois accabler un homme de caresses/ Et témoigner pour lui des dernières tendresses.” On voit, par cet exemple, la façon de lier les vers et de les enjamber l’un sur l’autre, sans en altérer le sens. De quelle insipidité ne serait pas à l’oreille cette fréquence éternelle des rimes, surtout dans les vers redondants, dont le second n’est souvent qu’une répétition du vers qui précède. Au lieu qu’on en sauve la superfluité et la monotonie, en les liant et en les récitant tous les deux comme s’il n’y en avait qu’un seul. Il faut même en ce cas ne porter l’inflexion Représenter les grandes passions raciniennes 105 Au cours d’un débat avec Michel Deguy 35 au sujet de la représentation de Bérénice, ce dernier avoue avoir été déconcerté par cette rupture. La question du sens revient alors au premier plan parce que cette pause vient rompre le déroulement de la phrase et la continuité psychologique. Cependant, l’effet produit rappelle plutôt la description de Claudel : On a souvent parlé de la couleur et de la saveur des mots. Mais on n’a jamais rien dit de leur tension, de la tension de l’esprit qui les profère dont ils sont l’indice et l’index, de leur chargement. Pour nous le rendre sensible, il suffit d’interrompre brusquement une phrase. Si par exemple vous dites : « Monsieur un tel est une canaille », j’écoute dans un état de demi-sommeil. Si au contraire vous dites : « Monsieur un tel est une… » mon attention est brusquement réveillée, le dernier mot prononcé, et avec lui toute la rame des vocables précédents qui y sont attelés, devient comme un poing qui heurte un mur et qui rayonne de la douleur, je suis obligé de passer de la position passive à la position active, de suppléer moi-même le mot qui manque. 36 La technique employée renforce constamment la tension et, grâce à la rime notamment, la séparation des alexandrins apparaît aussi bien que ce qui les lie. L’unité psychologique est affectée, mais cela participe de la réflexion du metteur en scène sur la notion de « personnage » qu’il considère comme un poncif éculé. Dans ses représentations, tout est fait justement pour que le spectateur n’adhère pas à la fiction, qu’il n’y croie pas, et les ruptures de l’illusion sont dès lors très nombreuses. Le vers et ses infinies variations deviennent les éléments principaux de la tragédie. Mesguich cite par exemple ce vers d’Antiochus pour expliciter les modulations suggérées à l’acteur : « Mais enfin, succombant à ma mélancolie » (Bérénice, I, 4), et il insiste sur la faible coupure qui rend possible la mise en relief du terme « mélancolie » conformément au rythme de l’alexandrin 3 - 3 - 2 - 4. Ceci permet de jouer qu’une courte hésitation intervient dans le discours du personnage, comme s’il cherchait ses mots. Grâce à ces variations, des sens toujours nouveaux peuvent être proposés, que sur le dernier mot de la phrase, et couler sur la pénultième rime, afin qu’elle soit comme absorbée dans le vers subséquent.- […] il se trouve quelquefois des tirades ou le sens est renfermé dans chaque vers ; auquel cas on ne peut pas se dispenser, malgré qu’on en ait, de faire entendre la rime. » Il ajoute cependant qu’il serait « impossible de suivre partout à la rigueur cette méthode, principalement dans le tragique dont la marche et le débit sont presque toujours plus lents que dans le comique ». Ribou, 1776, p.-292. 35 Débat à La Métaphore de Lille, 1994. 36 Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, op.-cit.-p.-15. 106 Stella Spriet comme le souhaitait Antoine Vitez - dont les partis pris sont identiques - au sujet de Britannicus : Chaque année on donnerait une tragédie de Racine. Je ne sais pas si c’est vraiment possible ici, mais j’en rêve. Jouer, rejouer, reprendre, varier infiniment le vers alexandrin. L’entendre sans cesse. Comme font les musiciens tout à fait. On ne se lasse pas de jouer Mozart. On recommence toujours. […] La seule chose que je ne pourrai jamais abandonner, c’est le vers […]. 37 Ainsi, puisqu’une place centrale est accordée au vers, les passions et l’emportement des protagonistes devront être traduits par les variations rythmiques et par la gestuelle. II. La tension des personnages : la valorisation des contradictions Si la fureur tragique suppose généralement le recours au genus sublime dicendi que Racine, en bon lecteur de Quintilien, maîtrise parfaitement, il va cependant opter pour un style simple 38 . La disjonction entre le sujet et le style ainsi créée, associée à la rhétorique du sublime, engendre l’inscription d’une tension au cœur du texte et celle-ci va devoir être réinscrite sur la scène. Barrault soulignait- déjà que l’envol qu’il relevait au cœur des tragédies raciniennes « ne [pouvait] se faire sans l’intermédiaire d’un passage normal » 39 . Des seuils existent donc, mais Mesguich va les exacerber, privilégiant les ruptures. Selon lui, il est en effet préférable, plutôt que-« de jouer je ne sais quel “sentiment” entre amour et haine, [de montrer] l’amour, le plus possible, et tout de suite après la haine, le plus possible ; la caresse et tout de suite après la gifle. A l’addition nous préférons la contradiction, au résultat le processus, l’analyse à la synthèse 40 ». Le déchirement des personnages raciniens permet de montrer aux spectateurs « l’émotion du sujet à la limite », qu’analyse Jean-Luc Nancy 41 , en tentant de réinterroger, au XX e - siècle, le concept de sublime. Cette esthétique du coup de foudre, qui suppose un dessaisissement du sujet, une non maîtrise, est généralement associée à la syncope, à la suspension du souffle. De ce fait, les effondre- 37 Antoine Vitez, Ecrits sur le théâtre, Gallimard, 1995, p.-216, nous soulignons. 38 Voir Gilles Declercq, « Représenter la passion : la sobriété racinienne », Littératures classiques, n° 11, 1989 et « Alchimie de la douleur : l’élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique », Littératures classiques, n° 26, 1996. 39 Jean-Louis Barrault, Mise en scène de Phèdre, Seuil, 1946, pp.-54-55. 40 Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, op.-cit.-p.-54. 41 Jean-Luc Nancy, « L’offrande sublime », dans Jean-François Courtine, Michel Deguy et al., Du sublime, Belin, 2009, p.-63, nous soulignons. Représenter les grandes passions raciniennes 107 ments physiques sont nombreux, en particulier dans la représentation de Bérénice où, lorsque le prince, l’empereur ou la reine doivent annoncer qu’ils renoncent à leur amour, leur défaillance est très marquée : le choc est si violent que leur corps ploie et chaque fois, une même bande-son stridente accompagnée de flashs lumineux accentuent l’intensité de ces moments. La résistance des corps apparaît également quand Titus et Bérénice sont dans le même espace car, même si leur inévitable séparation est au cœur de tous leurs discours, ils s’enlacent et semblent bien souvent sur le point de s’embrasser. Ils s’écartent cependant brusquement, leur devoir se rappelant alors à eux. Quant à Antiochus qui annonce continuellement sa volonté de partir, dans la mise en scène, il quitte réellement l’espace scénique… mais ce n’est que pour revenir immédiatement, ce qui prouve bien son incapacité à s’en tenir à sa décision. Les nombreuses hésitations des personnages fragmentent à leur tour l’œuvre et se manifestent principalement grâce à la répétition de séquences identiques ou grâce à des effets de miroir que développe Mesguich entre les personnages et leurs confidents. Dans Mithridate, Monime ayant appris le retour du roi, doit, théoriquement, s’empresser d’aller le retrouver, comme le rappelle Phœdime : « Quoi ! Vous êtes ici quand Mithridate arrive ! / Quand, pour le recevoir, chacun court sur la rive » (II, 1). Dans la représentation, elle est allongée sur un drap, se relève légèrement pour regarder l’heure une première fois, puis se recouche tranquillement. Quand elle se redresse une seconde fois, une rupture est introduite par un changement de rythme musical (une musique rapide succède à une musique lente). Monime se lève alors brusquement, commence à se vêtir très rapidement, se fige, repose sa robe puis retourne se coucher - la musique initiale reprend. Ces mouvements sont répétés au total cinq fois, et scandent le dialogue au cours duquel Monime exprime ses réticences à revoir le roi : trois fois, il s’agit d’un jeu identique de la part de Monime, une fois, Phœdime et Monime font ensemble les mêmes gestes et finalement, la confidente répète, seule, ces mouvements. Les revirements de Monime transparaissent donc à travers la reprise de mêmes jeux de scène, qu’ils soient parfaitement identiques ou qu’une variation soit introduite. La contradiction est finalement visible à travers la construction complexe des rapports entre les protagonistes et leurs confidents, et par la proxémique de ces personnages. Selon le metteur en scène : Le « personnage » de théâtre, comme vous, comme moi, n’est jamais seul, n’est jamais simple : complexe, donc, c’est-à-dire en relation ; en lui ; avec ce qui n’est pas lui, ils traversent plusieurs rôles. Dans Andromaque, comme dans toutes les tragédies de Racine, chaque protagoniste est sans cesse accompagné de son « suivant ». Si l’on ne s’interroge pas […], sur cette particularité, on en vient généralement à considérer ces rôles 108 Stella Spriet comme ceux de serviteurs améliorés, confidents sans passion de grandes amours et de fiévreuses alarmes. Pourtant, ne sont-ils pas plutôt cette part sourde en chacun qui s’écoute soi-même et se répond ? Cette part blessée qui au grand jour reste muette et ne prend la parole que dans la secrète intimité du cœur ? Plutôt que des « suivants », ne sont-ils pas très exactement des doubles, parfois inversés, parfois identiques, de leurs « maîtres » ? Dès lors, ne faut-il pas considérer qu’il y a, par exemple, (au mieux) deux Hermione, dont l’une est appelée Cléone ? 42 La gémellité entre un personnage et son confident est renforcée par le fait qu’ils sont tous deux habillés de façon identique : Hermione et Cléone portent en effet une même robe de mariée et tiennent un bouquet de roses entre leurs mains. Le confident incarne ici la partie raisonnable et raisonnante, alors que le protagoniste représente la partie désirante ; leur dialogue ressemble donc plus à un monologue à lire comme l’extériorisation d’un conflit intérieur. Au début de la scène 1 de l’acte II d’Andromaque, Hermione et Cléone sont assises sur un lit d’enfant, dans des postures inversées : le corps d’Hermione est légèrement fléchi vers la cour et celui de Cléone vers le jardin. Peu à peu, les déplacements et le débit de Cléone deviennent très rapides, ce qui s’oppose à la lenteur de la prononciation d’Hermione qui reste assise sur le lit et pleure. Pour Mesguich la présentation de ces deux attitudes contradictoires, l’agitation et la lamentation, permet à la scène de rester aussi ouverte que le texte de théâtre. Peu après, Cléone, en précisant : « Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire » (II, 1), pointe son doigt vers la princesse, comme si elle la sommait de s’expliquer. Le parallélisme entre ces deux personnages invite donc l’audience réceptrice à comprendre qu’Hermione se met en garde contre elle-même. Par la suite, quand Oreste mentionne le meurtre de Pyrrhus (V, 3), le désespoir d’Hermione est signalé par le cri retentissant qu’elle pousse, alors que se font entendre les rires détachés de Cléone. Puis Hermione, prostrée, se recouvre du voile de mariée comme s’il s’agissait d’un suaire, pendant qu’Oreste et Cléone semblent savourer leur victoire et s’enlacent gaiement. La même construction apparaît avec les couples Oreste-Pylade et Pyrrhus-Phoenix, mais l’inévitable défaite de ce dernier confident est annoncée avant même le dénouement de l’œuvre : il est malade-et plus Pyrrhus affirme son désir d’épouser Andromaque, plus ses quintes de toux sont fréquentes. Les contradictions sont donc multiples, qu’il s’agisse du rapprochement de gestes théoriquement incompatibles, de l’écart qui se creuse entre la langue et les corps, des revirements des personnages ou du mélange savamment articulé de ressemblances et de différences qu’entretiennent les 42 Programme d’Andromaque. Représenter les grandes passions raciniennes 109 protagonistes avec leurs confidents. Il en résulte une déconstruction de la fable qui brise la traditionnelle impression d’unité. III. Jouer la douleur et la fureur : l’extrême retenue des personnages Les bienséances imposent une certaine retenue qui est parfaitement conservée par Daniel Mesguich et il n’y a donc pas, dans son travail, de véritables éclats. Quelle que soit la situation, les personnages tentent de faire face, le plus dignement possible, à l’inattendu et à l’inacceptable. Les scènes d’aveux, qui scellent la rupture entre Pyrrhus et Hermione et entre Titus et Bérénice sont, en ce sens, significatives. En effet, paradoxalement, l’apparente absence de pathos et l’élimination de toute manifestation théâtrale, renforce l’intensité de la douleur. En cela, la représentation s’accorde parfaitement avec le texte de Racine comme le confirme le dialogue entre Cléone et Hermione, au sujet du comportement d’Oreste : Hermione : Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ? Cléone : La douleur qui se tait n’en est que plus funeste. (III, 3) Il en va de même des propos de Pyrrhus tentant de susciter une réponse de la part d’Hermione : « Je crains votre silence et non pas vos injures » (IV, 5) ou de ceux de Bérénice à Titus : « N’attendez pas ici que j’éclate en injures » (IV, 5). Sur la scène, il y a une véritable économie du signe et seul le silence se fait entendre : la violence du coup coupe la parole aux personnages et empêche toute réponse. Cependant, derrière l’absence de réaction apparente, le corps réagit violemment, ce que montrent quelques signes dissimulés. Ainsi, quand Pyrrhus déclare, en parlant d’Astyanax : « Perdez un ennemi d’autant plus dangereux/ Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux. » (I, 2) Oreste, qui comprend que le roi d’Épire choisit Hermione, ne bouge pas, mais le bruit d’un verre qui se brise se fait entendre : celui qu’Oreste tenait en main. De même, lorsque le roi annonce à Hermione qu’il s’apprête à épouser Andromaque (IV, 5), la princesse continue à se maquiller, assise devant un miroir brisé posé au sol. Pendant toute la première partie de la réplique, elle tourne le dos à Pyrrhus et ne le regarde pas. Par la suite, elle se retourne à quelques reprises, mais chaque fois, le roi regarde dans une direction opposée et leurs yeux ne se croisent jamais. Comme il mentionne son inconstance, chaque mot qu’il prononce est inévitablement un coup de poignard pour la princesse, mais son apparente tranquillité tranche avec le vers suivant : « Après cela, Madame, éclatez contre un traître. » Seuls sont visibles quelques mouvements avortés, comme si la princesse pensait faire ou dire telle ou telle chose, puis se ravisait : elle se retourne par exemple brusquement et semble vouloir parler, puis elle reprend sa position initiale. 110 Stella Spriet Par ailleurs, la tirade de Pyrrhus est entrecoupée de pesants silences, comme s’il attendait sans cesse une réponse de la part d’Hermione, mais il ne parvient pas à la faire réagir. A un moment, elle se lève et se dirige vers lui, comme si elle allait finalement lui répondre, mais après quelques allées et venues, elle prend son bâton de rouge à lèvres et reprend sa place, en faisant tout de même quelques mouvements brefs avec cet objet qu’elle cogne contre son visage. C’est au moment où il va apparemment quitter la scène qu’elle prend enfin la parole. Elle se regarde dans le miroir et semble s’adresser à elle-même, comme le suggère le doigt tendu vers son reflet. Puis elle se lève, rajuste le costume de Pyrrhus, avant de se détourner de lui, sans l’avoir même regardé. Après qu’elle a formulé ses reproches, la princesse et le roi sont dans les bras l’un de l’autre et c’est à une Hermione qui verse finalement quelques larmes en silence, qu’il parle d’indifférence. A la fin de la scène, elle conclut « Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée, » en s’agenouillant devant le miroir et en continuant à se maquiller, comme si rien ne s’était passé. Elle fait cependant une grande croix sur une partie de son visage avec son rouge à lèvres. De même, quand Titus s’apprête à annoncer à Bérénice qu’il la quitte, cette dernière prépare le thé. Au moment de l’aveu, elle regarde à terre et remue très longuement son thé. Un seul bruit se fait entendre : celui de la cuillère qui heurte la tasse. L’aphasie caractérise donc ces personnages incapables de réagir face à l’événement qui les foudroie. Comme la douleur, chez Mesguich 43 , la violence est suggérée et esthétisée bien plus que montrée. Ainsi, les imprécations de Mithridate (III, 1) révèlent la fureur de ce dernier lorsqu’il découvre la trahison de son fils. Le tranchant de la langue est ici extériorisé car le père, se tenant derrière Pharnace agenouillé à l’avant-scène, fait comme s’il brandissait un poignard imaginaire et plonge la lame dans son dos à quatre reprises, ce qui met parfaitement en évidence l’anaphore de « ni » : Mithridate : […] Ton amour criminel Prétendait l’arracher à l’hymen paternel. Ni l’ardeur dont tu sais que je l’ai recherchée, Ni déjà sur son front ma couronne attachée, Ni cet asile même où je la fais garder, Ni mon juste courroux n’ont pu t’intimider. Traître ! pour les Romains tes lâches complaisances N’étaient pas à mes yeux d’assez noires offenses ; 43 Voir Fabien Cavaillé, « Au théâtre, on n’immole pas », dans Reprises et transmission : autour du travail de Daniel Mesguich, Mireille Calle-Gruber, Gilles Declercq et Stella Spriet dir., Presses Sorbonne Nouvelle, 2012. Représenter les grandes passions raciniennes 111 Le fils s’effondre et se redresse chaque fois, suivant le mouvement de la lame et le rythme du vers. Cette mise à mort symbolique se poursuit une seconde fois dans la suite de la réplique, mais bien entendu, il n’y a, en réalité, aucune violence réelle, aucun corps maculé de sang, et Pharnace se relève à la fin de cette réplique. Par ailleurs, certains objets peuvent évoquer la violence comme dans Andromaque où le symbole de la rose, disséminé tout au long de la pièce, est généralement associé à la fois à l’amour et à la mort. Des « lignes de fuite » apparaissent puisqu’Oreste va par exemple brandir la fleur comme un poignard en s’affirmant prêt à devenir le meurtrier de Pyrrhus par amour pour Hermione (IV, 4). Plus tard, la princesse va elle-même détruire, pétale après pétale un bouquet de roses lorsqu’elle apprend que Pyrrhus s’est finalement rendu au temple pour épouser Andromaque (V, 2). Sa fureur, révélée notamment par cette attitude, annonce sa vengeance prochaine. Enfin, dans la dernière scène, lorsqu’Oreste sombre dans la folie, Pyrrhus et Hermione sont présents au fond de la scène, sur les cadres de théâtre renversés qui constituent le décor, et jettent des pétales de roses, comme un ruisseau de sang sur le prince. IV. Éloignement et proximité Thomas Pavel note que, dans les fictions du XVII e - siècle, il est nécessaire de créer un effet d’éloignement car, « [l]’univers du spectacle n’exerçait sa séduction que dans la mesure où, ayant le privilège de l’asymétrie, il brillait d’un feu plus lumineux et plus intense que l’actualité, se montrant plus intelligible et plus émouvant qu’elle » 44 . La vraisemblance et les bienséances permettaient alors de recouvrir le tout « d’un vernis qui attire l’œil et le garde à distance » 45 . De nos jours, il constate cependant que les paramètres de la fiction ont changé et que les mondes imaginaires et réels coexistent bien plus fréquemment. La mince frontière qui les sépare est au centre du travail de Mesguich : ce dernier incorpore en effet à l’univers fictif de l’œuvre des éléments contemporains qui semblent familiers aux spectateurs. En effet, si certains objets et costumes rappellent l’époque de création de la pièce, Mesguich en ajoute de nombreux autres qui font partie de l’univers quotidien du récepteur. Ainsi, Pyrrhus regarde une photo (celle d’Hermione ? d’Andromaque ? ) posée sur un buffet, Titus partage un verre de scotch avec Antiochus, Monime fume en mentionnant son désespoir à Phœdime… Tous ces gestes sont bien entendu anachroniques, mais le metteur en scène 44 Thomas Pavel, L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Folio, 1996, p.-52. 45 Idem, p.-54. 112 Stella Spriet part du principe selon lequel il n’y a de théâtre qu’au présent. Il ne cherche pas à récréer une pièce du siècle de Louis XIV, mais propose plutôt de voir dans quelle mesure une telle œuvre peut encore toucher un spectateur des XX e / XXI e - siècles. Il lit ainsi les textes de Racine comme si l’auteur n’était pas devenu un classique, et tente de leur injecter la brûlance du présent. La constitution de certains décors va en ce sens, d’où notamment le décalage entre les dires d’Antiochus et ce que le spectateur a sous les yeux à l’ouverture de Bérénice. Arsace découvre en effet « ce cabinet superbe et solitaire » et est étonné par « la pompe de ces lieux » (I, 1), mais il n’y a, sur la scène, que deux fauteuils du XVII e -siècle orientés de façon opposée : l’un est tourné vers le jardin et l’autre vers la cour. Ils sont tapissés d’un velours sur lequel sont imprimées des fleurs de lys, et légèrement séparés par une petite table ; une carafe et deux verres à whiskey y sont posés. Ce décor minimaliste, choisi pour renforcer la présence de l’acteur, s’oppose donc à « la pompe » suggérée par le texte. De plus, certaines propositions établissent bien qu’il s’agit d’un théâtre joué ici et maintenant, ce qui engendre plusieurs modifications par rapport à l’idée traditionnelle d’une pièce classique, comme la soudaine réintégration de la sphère privée. Cet aspect tranche notamment avec la solennité qui émane généralement des pièces. Ainsi, lorsque Titus va parler à Bérénice, il commence par enlever symboliquement sa perruque. De plus, à certains moments, l’empereur et la reine sont allongés par terre l’un près de l’autre et rient comme s’ils étaient étendus sur un lit représenté par un drap ; il y a donc bien des moments d’une extrême sensualité. Puis, Bérénice commence à préparer le thé qu’ils vont partager et interrompt l’empereur par un ensemble de petits gestes familiers ponctués de sourires qui font comprendre à ce dernier qu’il doit apporter les tasses puis le sucre. De même, après l’annonce de sa fausse mort, Mithridate rentre, sa valise à la main. Tout en parlant à Arbate, il quitte quelques minutes la scène et revient en peignoir, comme s’il venait de prendre une douche. S’absentant de nouveau quelques instants, il réapparaît cette fois en costume et finit de nouer son nœud papillon. Sont donc incorporés de nombreux gestes quotidiens, comme lorsque Phénice relève les cheveux de Bérénice, mais corollairement, sur la scène, tous ces gestes simples deviennent tragiques, ce qui suppose également de réinterroger cette notion. Si Mesguich crée des effets d’étrangeté, si à la suite de Barthes et de Vitez il s’attache à « distancer » Racine par divers effets, il est évident que, dans le même temps, il cherche aussi à le rapprocher. Ceci apparaît notamment à travers la vision anthropologique qu’il développe puisqu’il conçoit les personnages comme des éclats des spectateurs : J’entends dire parfois […] que Phèdre est un monstre ; ou Hermione ; ou Néron, qu’Andromaque ou Bérénice sont de grandes amoureuses, que Représenter les grandes passions raciniennes 113 toutes ces femmes, ces hommes, sont- « extraordinaires », tellement plus « grands » que nous les spectateurs, que nous les acteurs. Mais non ; c’est le contraire ! Monstres, peut-être, mais bien plus « petits » que tel ou tel sur la scène ou dans la salle, puisqu’ils ne sont, ces personnages, qu’une des parties, qu’une des composantes - mais chaque fois nouvelle, inouïe, et pourtant très ancienne et reconnaissable - de n’importe quelle personne (même la plus « petite », la plus piètre, la moins intéressante d’entre nous). […] Les personnages, donc, s’avancent, sous les feux, comme autant de figurants de la nuit qui est en chacun de nous 46 . La façon dont il lit la fable montre qu’il recherche une universalité. Pour Bérénice par exemple, une lecture philosophique sous-tend son travail puisque c’est l’indécidable, le double bind qui l’intéresse. En effet, à la mort de son père, Titus fait plus que de représenter les lois de Rome, il devient la loi. Sur la scène, un large globe terrestre représente métaphoriquement Rome et Paulin le fait tourner chaque fois qu’il est question de l’Empire : son omniprésence au sein des discours est de la sorte manifeste. A un moment, Titus, évoquant son amour pour la reine à son confident, place symboliquement la veste de Bérénice par-dessus, pour en dissimuler provisoirement la présence. Plus que l’amour d’un empereur de Rome et d’une reine de Palestine, le metteur en scène s’interroge sur l’essence de la relation amoureuse puisque, selon lui : « dans tout amour entre un homme et une femme, il y a une sorte de Rome qui gêne. C’est alors qu’il s’agit vraiment de philosophie et de pensée, et pas d’intrigue à se raconter, pas d’histoire qu’on raconterait en plus » 47 . Pour conclure, grâce à la représentation des pièces de Racine, la notion de « classicisme » est mise à l’épreuve par la scène contemporaine. Si la perfection formelle des pièces classiques est attestée, plusieurs metteurs en scène ont désormais renoncé à l’alexandrin qui, selon eux, nuit à la continuité de l’intrigue et à la bonne compréhension du spectateur. La perspective de Daniel Mesguich diffère car, pour lui, comme pour son maître Antoine Vitez, le vers sert à montrer que les personnages sont incapables de s’exprimer librement, ce qui est à la base de la tragédie. Il considère de plus la langue dans sa matérialité même et s’efforce de faire progressivement perler le sens et surgir de l’imprévu. L’horizon d’attente du spectateur est alors déjoué, d’autant qu’il multiplie l’inscription des ruptures et des contradictions au cœur de son travail, ce qui s’oppose à l’unité de la fable. Autre caractéristique : il n’y a pas chez lui de volonté de théâtraliser la fureur 46 Daniel Mesguich, « À propos de Racine », Revue d’Histoire du théâtre, 1999. 47 Entretien avec Daniel Mesguich dans Jean Racine 1699-1999, Gilles Declercq et Michèle Rosellini dir., op.-cit., p.-57. 114 Stella Spriet ou le désespoir. Ces scènes qui sont d’une extrême intensité, montrent un personnage qui s’abîme dans le silence et reste aphasique ou qui mime la violence sans passer à l’acte. Mesguich tente enfin de toucher son spectateur en créant des scènes familières qui sont aisément identifiables. Son principal objectif est de tirer de ses pièces une réflexion philosophique et universelle. Il importe finalement de noter que la métathéâtralité est au centre de son travail, ce que met en évidence la présence, sur la scène, de très nombreux objets se rapportant au théâtre. Dans cette optique, les dénouements de certaines pièces méritent d’être examinés : à la fin de Mithridate, le roi expire juste après avoir scellé l’alliance entre Monime et Xipharès. Son corps gît sur le sol, au milieu des amants qui s’écartent progressivement et rejoignent les coulisses. A cet instant, alors que le spectateur attend la fermeture du rideau, le roi-spectre se relève et part, seul, vers les coulisses. Chez Mesguich, tout n’est donc que théâtre et à la fin de la représentation, les acteurs se relèvent. Ainsi, plus que le classicisme, plus que Racine même, c’est le genre théâtral et l’exploration de ses nombreuses possibilités qui intéresse le metteur en scène. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre Gilles Declercq Institut de recherche en études théâtrales de la Sorbonne nouvelle Un mort sur la scène Du 15 janvier au 20 avril 2003, Patrice Chéreau met en scène Phèdre de Jean Racine aux Ateliers Berthier : cet ancien entrepôt de décors de spectacle pour l’Opéra de Paris sert alors de salle provisoire pour le Théâtre de l’Odéon dont le site principal est en restauration. Patrice Chéreau inaugure ainsi un espace encore marqué par sa fonction originelle : sol en béton à la surface inégale, simples gradins répartis selon le dispositif bifrontal précédemment utilisé pour mettre en scène Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Un choix qui n’est pas sans rappeler celui de Peter Brook mettant en scène Timon d’Athènes (1974) au Théâtre des Bouffes du Nord pour son délabrement a fin de déconstuire la salle de théâtre traditionnelle. Le dispositif bifrontal va en ce sens : il déstabilise le theatron (le spectateur est autant regardé que regardant, et l’acteur est regardé de tous côtés) et rend poreuse la frontière entre espace scénique et espace spectatorial. Sur le plateau dénudé, quelques chaises rudimentaires. Seule exception à ce dépouillement, à l’une des extrémités du plateau, un haut mur à l’antique - réalisé par Richard Peduzzi, scénographe attitré de Chéreau -, que perce une porte basse par laquelle Phèdre va surgir. Plongé dans une semi-obscurité bleutée, le plateau de jeu saisit par de brusques et fortes douches de lumière les mouvements des acteurs. Ceux-ci sont vêtus de robes ou capes d’étoffe grossière aux couleurs tranchées : noir (Phèdre), bleu (Hippolyte, Aricie), rouge (Thésée) - et, dans l’interstice des vêtements, la blancheur tentatrice de la chair. Minimaliste, cette scénographie expose crûment les spectateurs tout proches au brutal affrontement des corps et des voix. Un dispositif rompt cependant cette extrême sobriété : tandis que se déploie le récit de Théramène, auquel Michel Duchaussoy prête corps et voix - action oratoire magistrale d’un grand professionnel du Français - on voit progressivement descendre du « ciel » du théâtre, par un monte-charge bordé d’une cage métallique, le corps ensanglanté d’Hippolyte, habits déchiquetés. Reposant sur un plateau d’acier roulant, semblable à une table de dissection de morgue, le corps est poussé en scène par deux machi- 116 Gilles Declercq nistes 1 . Tandis qu’il évoque l’entravement mortel du jeune guerrier, Théramène s’approche du corps ensanglanté et y appose sa main, dans un geste mêlé de piété, d’horreur et d’affection. Aricie paraît alors, hébétée, les mains ensanglantées. Puis Phèdre s’avance, avoue et expire en scène. S’approchant enfin du plateau funéraire, Thésée dépose aux pieds de son fils, dans une mare de sang, l’épée fallacieusement accusatrice 2 ; il effleure de la main le corps d’Hippolyte, puis se couvrant le visage du sang de ce dernier, il lève vers les cieux la face, littéralement cruelle, d’un roi archaïque et barbare, abattu par un deuil qu’il a lui-même causé. Filmée en présence du public par Stéphane Metge, la captation de la représentation s’arrête sur cette image sanglante 3 . Théramène (M. DUCHAUSSOY) contemplant sur scène le corps mutilé d’Hippolyte (E. RUF). Captation S. METGE, éds ARTE DVD, 2004 (2h09’46’’). Tous droits réservés. 1 Distribution actoriale : Phèdre, Dominique Blanc ; Thésée, Pascal Greggory ; Hippolyte, Eric Ruf ; Aricie, Marina Hands ; Oenone, Christiane Cohendy ; Ismène, Agnès Sourdillon ; Panope : Nathalie Bécue. Outre le dossier en ligne de l’Odéon, voir, entre autres, le compte rendu de Mathilde La Bardonie (« Cette Phèdre sidère », site web de Libération,-Culture/ Next, 24 janvier 2003) et l’analyse comparée des mises en scène contemporaines de Phèdre par Chéreau et Rist (Christian Biet, Encyclopedia universalis). À noter que, dans Les Visages et les corps, ouvrage que Chéreau co-rédige en novembre 2010 en tant que Grand Invité du Louvre, la première séquence iconographique inclut la photographie de deux corps sur des tables de morgue (pp.-16-17). Références bibliographiques en fin d’article. 2 Sur la fonction scénique que Chéreau donne à l’épée, v. Declercq, « L’épée d’Hippolyte. Étude d’une image palimpseste ». 3 Captation éditée en DVD par Arte. Chéreau coupe les quatre derniers vers de la tirade de Thésée évoquant sa réconciliation avec Aricie. Il centre ainsi le drame sur la catastrophe. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 117 Point d’orgue spectaculaire de cette mise en scène, la séquence semble opposer en tous points esthétique chéraldienne et esthétique racinienne : alors que retenue et sobriété constituent, au jugement fortement argumenté de Leo Spitzer 4 , les traits spécifiques du style racinien, l’art de Patrice Chéreau prend appui sur la crudité spectaculaire du corps ensanglanté. Quoi de commun dès lors entre l’atticisme racinien, la sobre dignité de la tragédie régulière du XVII e -siècle français, et l’exhibition d’un corps dénudé et meurtri, dans le droit fil de films qui ont marqué la carrière cinématographique de Chéreau : La Reine Margot (1994), sanglant au point d’être jugé « gore » par la critique américaine ; Intimité (2001), qui choqua par sa représentation crue de la sexualité - sans oublier au théâtre, la mise en scène macabre de Massacre à Paris de Marlowe (1972) où les acteurs pataugeaient dans une eau noire de sang 5 . C’est néanmoins sur cette improbable rencontre du plus « classique » des poètes dramatiques et d’un metteur en scène majeur de notre temps, simultanément novateur et dérangeant, et sur l’écart apparemment irréconciliable de leurs esthétiques, que nous ferons porter notre réflexion, déterminée par la question de la transmission de la tragédie du XVII e -siècle dans notre modernité. Blesser les yeux Ce divorce ésthétique était prévisible, car Chéreau l’a dit et écrit : il n’aime pas Racine, ou plus exactement, ne se sent aucune affinité avec un théâtre « classique » dont il dénonce la forme contrainte, qu’il perçoit comme figée et monotone, d’un alexandrin dont il prescrira à ses acteurs de le briser pour en libérer le sens 6 . Réciproquement, il est aisé de condamner la mise en scène chéraldienne de la mort d’Hippolyte en donnant la parole aux doctes de l’âge classique, tel Morvan de Bellegarde : 4 L. Spitzer, « L’Effet de sourdine dans le style classique : Racine ». Sur l’atticisme racinien, v. Declercq, La- Rhétorique entre évidence et sublime (1650-1675), dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, dir. M. Fumaroli, ch. 14. 5 Sur l’image dans le travail de Chéreau, v. Benhamou, « La traversée des images », Patrice Chéreau. Figurer le réel, pp.-17-48. 6 Nous renvoyons ici aux déclarations consignées dans le dossier en ligne de l’Odéon, où l’argument sur le vers, manifestement d’humeur, relève plus de la pétition de principe (« je suis archi-contre… ») que de l’analyse. Chéreau se distingue ainsi de metteurs en scène qui, avant lui, tel Vitez (Phèdre, 1975) ou Grüber (Bérénice, 1984) ont inversement focalisé leur attention sur le travail du vers dans le discours théâtral racinien. 118 Gilles Declercq Le Spectateur sait bon gré au Poète, de lui épargner la vue des corps sanglants de ces Héros blessés à mort, et expirants sur le Théâtre, mais un Auteur qui-se défie de la faiblesse de son génie, et qui craint de ne se pas assez soutenir dans sa narration, pour produire de grands sentiments dans l’esprit de ses auditeurs, leur met sous les yeux, des corps percés de coups, de mourants, pour les émouvoir par la vue de ces horribles spectacles. Il imite en cela certains Avocats, qui manquant d’art et de génie pour exciter la compassion dans l’esprit de leurs Juges, faisaient peindre les malheurs de leurs clients, pour obtenir par ces représentations muettes, ce qu’ils ne croyaient pas pouvoir obtenir par la force de leurs raisons, et de leur éloquence 7 . Chéreau paraît ainsi au lointain de l’esthétique classique. Là où Racine estompe la mutilation du corps d’Hippolyte par un recours aux figures du mythe et de l’épopée afin de substituer à l’horreur une scène de terreur et de pitié, Chéreau, par la monstration scénique d’un corps mort et sanglant, « blesse- les yeux » du spectateur, car, au dire de La Mesnardière, c’est « une faute notable et qui choque autant les règles qu’elle travaille les yeux, que de choisir un sujet qui ensanglante trop la scène » 8 . Là où d’Aubignac prescrit un théâtre de l’illusion absolue, postule le primat du dire sur le voir, et soumet le signe scénique au double principe de vraisemblance et de bienséance, Chéreau semble faire le choix d’un signe théâtral « réaliste » dont la visualité agressive concurrence et contamine le discours de Théramène, au risque de « rabattre le signe sur la chose » 9 . Avant d’analyser plus spécifiquement cette séquence spectaculaire, il importe de l’appréhender dans la logique d’une représentation moderne 7 « Lettre à une dame de la cour… », 1707, p.- 208. Bellegarde écrit au moment où l’exigence de bienséance prend le pas sur la problématique initiale de vraisemblance dans la question de l’ensanglantement de la scène (V. Cavaillé, Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVII e - siècle, 1 ère partie). Sur la question générale de la monstration scénique, v. les collectifs Visible/ Invisible au théâtre, Fr. Lecercle, éd. (1999) ; Réécritures du crime : l’acte sanglant sur la scène (XVI e -XVIII e -siècles), L. Marie, Z. Schweitzer, éds. (2008) ; sur le regard au XVII e -siècle, L’œil classique, S. Guyot et T. Conley, éds. (2013). 8 Poétique, Paris, Sommaville, 1640, p.- 33. La Mesnardière est l’un des nombreux théoriciens à user de l’expression « blesser les yeux » qu’emploie Corneille dans l’Examen d’Horace à propos du meurtre de Camille : « Voyons si cette action n’a pu causer la Chute de ce Poème que par là, et si elle n’a point d’autre irrégularité que de blesser les yeux » (éd. M. Escola, p.-62). Sur les enjeux de cette formulation, v. Cavaillé, ouvr. cit., 1 ère partie et E. Hénin, « Faut-il ensanglanter la scène ? les enjeux d’une controverse classique », Réécritures du crime, pp.-11-32. 9 Nous empruntons cette heureuse expression à Fabien Cavaillé : « “Au théâtre, on n’immole pas” : violence et théâtralité dans Titus Andronicus (1989-1992) », dans Reprises et transmission. Autour du travail de Daniel Mesguich, p.-134. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 119 et contemporaine de Phèdre. A cet égard, plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer le choix de Chéreau : - La première est la nécessité d’adaptation à la sensibilité du public contemporain - ce dont se souciaient déjà les poètes dramatiques du XVII e- siècle. Mais là où ces derniers récusaient la monstration de l’action violente et sanglante, récurrente dans le répertoire antique, l’impératif inverse s’impose à Chéreau. Car l’impératif de l’esthétique moderne, comme l’a souligné Paul Veyne, est l’intensité 10 . Toucher le spectateur moderne impose de frapper son imaginaire - or celui-ci, imprégné de culture médiatique audiovisuelle, est plus sensible aux images qu’aux mots. L’image, notamment cinématographique, structure nos représentations mentales, et l’horreur, autant et plus que la terreur, tient une part majeure dans notre réception de l’opsis 11 . L’abondance du sang, voire sa surabondance, et la vivacité - souvent excessive - de sa rougeur, sont également la marque d’une esthétique d’origine cinématographique, mais que la mise en scène théâtrale contemporaine s’est massivement appropriée. 12 - Une seconde raison - qui concerne les appareils mécaniques utilisés pour amener sur scène le corps d’Hippolyte -, procède d’un trait récurrent aux adaptations chéraldiennes, qui confèrent une résonnance sociopolitique aux œuvres en les situant dans un contexte industriel. Un choix qui fit la force et le scandale de sa mise en scène du Ring, et qui se traduit ici par l’introduction d’un dispositif technique moderne (cage d’ascenseur, plateau de morgue). - Une troisième et dernière raison est liée plus spécifiquement à la part que l’artiste met de lui-même dans son travail, de l’aveu même de Chéreau : « au départ, quand on est très jeune, on est préoccupé par son propre monde, et on le met dans les spectacles, quoi qu’il arrive. On force la pièce à rendre gorge, à accepter notre réalité » (Des visages et des corps, p.-97). De fait, il y a bel et bien un-« univers chéraldien » qui, 10 En conclusion de L’élégie érotique romaine, p.-203. 11 L’image d’un cadavre, corps gisant monstrueux, hissé et descendu par un monte-charge de laboratoire, trouve notamment un possible paradigme dans la saga cinématographique de la créature de Frankenstein. Significativement, cette scène où la créature est exposée à la foudre, est un ajout propre à l’adaptation cinématographique de James Wales (Frankenstein, 1931) qui s’inscrit elle-même dans la longue série des Universal Monsters produits par Universal Pictures de 1923 à 1960. 12 Sur cette question, v. Cavaillé, « Au théâtre, on n’immole pas ». D. Mesguich qui rejette l’usage du sang sur scène en optant pour une représentation symbolique et intellectualisée, dénonce ainsi la séduction d’un spectaculaire empruntant « à un réalisme de cinéma décadent » (p.-128). 120 Gilles Declercq en ses constantes et variations, s’est imposé au fil du travail théâtral, opératique et cinématographique 13 . Parmi ses constantes : le corps, présence physique oppressante, désirante et désirée. Simultanément intime et impudique, ce corps exsude et saigne. Tel le corps malade dans le film Son Frère (2003), contemporain de la mise en scène de Phèdre où l’impudeur et l’intime culminent dans l’exhibition du sein de Phèdre sur lequel appuie la pointe de l’épée d’Hippolyte 14 . De même, la confrontation violente est le mode d’interaction récurrent de la scénographie et dramaturgie chéraldiennes : violence physique et verbale, qui caractérisait avec éclat les rapports des personnages dans l’emblématique mise en scène de la Dispute (1974) ; une violence qui sous-tend encore l’adoption par Chéreau du théâtre de Bernard-Marie Koltès. Dans Phèdre, semblablement, la confrontation d’Hippolyte et de Thésée (IV, 2) est marquée par une véhémence verbale extrême et une gestique violente Thésée écrasant sous son pied le visage de son fils et le menaçant d’un glaive dressé en un geste sacrificiel 15 . Sous la Phèdre de Racine Ce bref aperçu des données propres aux mises en scène chéraldiennes ne doit cependant pas prêter à confusion. Le créateur n’aborde pas Racine en barbare iconoclaste, ou s’il y a iconoclastie, celle-ci procède d’un savoir lettré, qu’il révèle en commentant son travail sur Phèdre : L’idée du mur, et l’idée de la porte, est évidemment née de l’obsession que j’avais - qui était, derrière Racine, de retrouver le théâtre antique. Derrière Racine, il y avait deux grands modèles du théâtre antique, l’Hippolyte d’Euripide et la Phèdre de Sénèque, qui d’une certaine façon - et les répétitions sont venues de cette tension-là - sont des pièces qui sont plus proches de nous. L’Hippolyte d’Euripide raconte la même histoire, à peu près, de façon souvent plus familière, souvent plus simple ; étrangement, alors qu’elle date de beaucoup plus longtemps, plus proche de nous, celle de Sénèque aussi. Celle de Racine est repartie de loin, à cause de la forme extrême de la tragédie française, et je crois que tout le travail 13 Sur cette notion d’univers chéraldien, voir, entre autres, Benhamou, Patrice Chéreau. Figurer le réel ; et Valérie Nativel, La représentation de l’intimité dans le travail de Patrice Chéreau, 1982-2010. 14 « Quand avec la pointe de cette lame, le fils vierge de Thésée effleure le sein droit de la marâtre qui se croyant veuve est sortie de son silence, il la menace vraiment.- Ce n’est pas elle qui le force. Il y a danger. Hippolyte, là, pourrait la tuer. Offerte. La pointe de la lame imprime dans la chair, dans la pâleur du sein nu de Dominique Blanc, un léger creux ». (M. La Bardonie, compte rendu cité). 15 V. Declercq, art.-cit., « L’épée d’Hippolyte ». Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 121 que j’ai fait, dans mon souvenir, est d’essayer à tout prix de-retrouver la tragédie antique dans la pièce de Racine 16 . À l’instar des poètes dramatiques du XVII e - siècle, Chéreau lit la Phèdre de Racine comme la couche affleurante d’un palimpseste dont les couches premières renvoient à un théâtre antique avec lequel il se sent davantage en affinité. Une affinité qui tient notamment à ce que les versions antiques ne répugnent pas à la monstration du sang et des morts - comme l’explicite Morvan de Bellegarde : Nous n’aimons pas voir la scène ensanglantée, et nous sommes en cela beaucoup plus humains, que les Anciens, qui faisaient massacrer leurs Héros sur le Théâtre. Ces spectacles sont odieux, et ressemblent plus à des combats de gladiateurs, qu’à des- querelles de Héros. Je ne doute point que Sophocle n’eût fait combattre sur le Théâtre devant tout le monde, les trois Horaces contres trois Curiaces ; il faut que le Spectateur apprenne par des récits ces aventures cruelles, qui ne lui causent que des sentiments douloureux, et qui ne lui donnent que de l’horreur. C’est avec raison qu’on a blâmé Euripide-d’avoir représenté Médée, qui égorgeait ses propres enfants ; il faut avoir l’âme barbare pour pouvoir souffrir un spectacle si horrible. La cruauté qu’Ulysse exerça contre Astyanax ; les- massacres que Pyrrhus fit des enfants de Priam, les parricides- d’Atrée et de Tantale ; toutes ces actions pleines d’horreur, qui étaient si- fort au goût des Anciens, ne seraient pas maintenant souffertes sur notre Théâtre, et il faut les dérober aux yeux du spectateur. Eschyle, ni Sophocle n’y ont pas regardé de si près ; ils ont représenté Oreste poignardant-Clytemnestre sa mère, sur le Théâtre : quelque sujet qu’il eût de la haïr, il n’y a point de raison, qui puisse autoriser un fils à commettre un parricide, et à tremper ses mains dans le-sang de sa propre mère. (ouvr. cit., ibid.) Le critique résume ici un siècle de débats sur la question du spectacle. Il est en cela plus doxographe que théoricien. L’étonnante hypothèse d’un Sophocle « réécrivant » Corneille réfère à la « querelle d’Horace », qui porte sur la fragmentation du récit du combat, mais aussi sur la réalisation scénique, à vue, du meurtre de Camille 17 ; la froide exécution de Clytemnestre 16 Entretien, dans Dernières répétitions, captation vidéo précitée, DVD 2, 0h13-14, nous transcrivons. 17 Sur cette querelle, v. G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, pp.-215-18 (le respect de la bienséance répond en fait au souci de ne pas compromettre l’indispensable sympathie du public pour le premier acteur) ; M. Escola, Présentation d’Horace, éd. cit.- (qu’il n’existe, à propos du meurtre de Camille, aucune convergence théorique entre d’Aubignac qui, en critique, raisonne en terme de bienséance et Corneille qui, en poéticien, raisonne en termes de nécessité et vraisemblance. V. encore H. Merlin, « Réécriture cornélienne du crime : le cas d’Horace », dans Réécritures du crime, pp.-101-114. 122 Gilles Declercq par Oreste est critiquée par Corneille dans ses Discours en des termes qu’en l’occurrence Morvan paraphrase 18 . L’évocation des massacres de la guerre de Troie, par delà Euripide et Sénèque, renvoie au traitement narratif de ce topos dans l’Andromaque de Racine, où une hypotypose majeure (la « nuit cruelle ») évoque l’horreur sans la produire sur scène. Et la mention de Médée fait écho au multa tolles ex oculis de l’Art poétique d’Horace, sentence qui renforce et durcit ce qui n’était qu’esquissé chez Aristote - la proscription de l’opsis liée à l’horreur 19 . Cependant cette énumération des scènes d’horreur du théâtre antique, par sa longueur et sa précision, n’est pas sans manifester sur le mode de la dénégation à quel point l’imaginaire du siècle « classique » demeure hanté, voire fasciné par le spectaculaire de l’horreur, au moment même où celui-ci est officiellement proscrit des plateaux 20 . C’est cette tension paradoxale, feutrée mais nodale, entre imaginaire spectatorial et « réel » scénique, que le récit est sommé de prendre en charge à l’âge classique : C’est en quoi le Poète fait paraître son génie, lorsqu’il produit dans les esprits, les mêmes effets par de simples récits, que par des spectacles réels. Le récit que Théramène fait de la mort de son maître, dans la Phèdre de M. Racine est si pathétique et si touchant, que le Spectateur est autant attendri par cette narration, que s’il voyait de ses yeux Hippolyte traîné par ses chevaux, et Aricie pâmée auprès du corps de son Amant, qui expire, et qui est tellement défiguré, qu’à peine peut-elle le-reconnaître. (Bellegarde, ouvr. cit., ibid.) Acmé de toutes les versions dramatiques de la fable de Phèdre et Hippolyte, et que Racine connaît, tout autant que les sources antiques non dramatiques 18 Corneille discute d’Electre de Sophocle dans la Préface (1647) et l’Examen (1660) de Rodogune et du meurtre de Clytemnestre dans le Discours de la tragédie (1660) où il propose une version adoucie du meurtre (par « accident », Clytemnestre s’interposant alors qu’Oreste s’apprête à frapper Egisthe). Sur les enjeux de cette révision, v. Fumaroli, « Une dramaturgie de la liberté : tragique païen et tragique chrétien dans Rodogune », Héros et orateurs, p.-171 ; et à nouveau G. Forestier (ibid.), et M. Escola (id., pp.- 31-32). V. encore dans l’édition des Trois Discours de B. Louvat et M. Escola, la note 60, pp.-118-119. 19 Ad Pisones, v. 183-84. Sur les équivoques d’Aristote sur l’opsis, à la fois force centrifuge par rapport au drame, et medium nécessaire du theatron, voir Fr. Lecercle, « Apologie du spectacle et mise en scène de l’invisible », Visible/ Invisible au théâtre, pp.-5-21. 20 Sur cette ambivalence de la dramaturgie classique envers l’opsis, et plus précisément sur la rémanence d’un imaginaire empreint de scènes « d’horreur », v. Declercq, « Malséances raciniennes. Réflexions sur l’hétérodoxie de l’imaginaire racinien », éditions de l’université de Coïmbra, à paraître, 2017. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 123 (Ovide (Métamorphoses, XV, 479-551 ; et Philostrate, Images, Tableau IV) 21 , ce récit est à la racine de la discordance esthétique entre Racine et Chéreau. Discordance qui porte sur la question de la prise en charge de l’horreur et de l’opsis. Dans l’histoire théâtrale de Phèdre, le récit de la mort d’Hippolyte est en effet le lieu d’une question majeure d’esthétique de la représentation, lieu d’articulation et de partage entre dire et montrer, faire voir et donner à imaginer, entre horreur scénique et terreur dramatique. Récit au sens fort problématique, tant pour l’écriture dramatique - mise au défi d’émouvoir sans montrer- -, que pour la réalisation scénographique - sommée de choisir entre les arts oratoires et les arts visuels. C’est pourquoi la version racinienne du récit de Théramène fait l’objet, dès sa création, d’une intense glose critique 22 . Et ce d’autant plus que dans le cours du 17 e s., les doctes ont radicalisé sur le mode de l’exclusion la relation du dire et du montrer au théâtre. En effet, pour d’Aubignac, au-delà de la proscription de l’horreur, c’est toute l’action qui doit être donnée à voir par la seule puissance du verbe, lequel invite le spectateur à construire une scène mentale à haute intensité passionnelle, résultante d’une parole-action : [Dans] cette sorte de poème, on trouvera que les Actions ne sont que dans l’imagination du Spectateur, à qui le Poète par adresse les fait concevoir comme visibles, et cependant qu’il n’y a rien de sensible que le discours 23 . La formulation restrictive qui clôture cette définition de l’action théâtrale est révélatrice de la visée idéologique qui anime la pensée de d’Aubignac. Il 21 Racine connaît de près l’ensemble de ces versions : de Sophocle, jusque Pradon son concurrent immédiat (1677), en passant par Sénèque, Garnier, et ses prédécesseurs en son siècle - La Pinelière (1635), Gilbert (1647) et Bidar (1675). Il sait aussi quasi par cœur l’œuvre d’Ovide. Quant aux Images et Suite des Images des deux Philostrate, auteurs du 3 e - siècle ap.- J.C. et praticiens de l’ekphrasis, elles sont connues au XVII e notamment par la traduction et l’édition illustrée qu’en donne Blaise de Vigenère en 1615. 22 Sur ces critiques, rassemblées puis discutées par l’auteur, v. Fontanier, Études de la langue française sur Racine, Paris, Belin, 1818, pp.- 560-68. La critique au XX e -siècle se cristallise autour d’un article majeur de Leo Spitzer - « Der Bericht des Théramène in Racines Phèdre » (1948) - avec lequel dialoguent encore les analyses récentes. Parmi celles-ci : J. Berchtold, Des Rats et des ratières, ch. 5, 1992 ; L. Norman, « Theatrical Violence in Performance and Print Illustrations. From Montléon’s Thyeste to Corneille and Racine », 2005 ; J. Cherbulliez, « “Et que méconnaîtrait l’œil même de son père“ » : Les limites du savoir oculaire dans la description tragique », 2013. 23 La Pratique du théâtre, « Des Discours en général » (IV, 2, p.- 408, éd. H. Baby, Champion, 2011). Sur cette notion de scène mentale, voir Fr. Lecercle, « La question du spectacle », préambule au volume précité, Visible/ Invisible. La sentence Parler c’est agir est à l’initale de ce chapitre de La Pratique (p.-407). 124 Gilles Declercq faut pour cela revenir sur une sentence antérieure - Car ici Parler c’est agir - qui est encore aujourd’hui au fondement de sa notoriété. On prête souvent à d’Aubignac l’intuition de la nature performative du langage qu’il applique ici à la parole tragique. Et de fait, celle-ci est bien le vecteur essentiel de la consécution dramatique, en raison de la nature essentiellement délibérative de la rhétorique en tragédie 24 . Mais la visée de d’Aubignac est autre : il ne se contente pas de constater qu’en tragédie, la parole est action, ce que postulait déjà Aristote en subordonnant le logos tragique au système concaténatif des faits ; il veut surtout - c’est-à-dire prescrit - que toute l’action de la tragédie ne soit que dans la parole. C’est pourquoi il précise qu’il n’y a rien de sensible que le discours. C’est écarter, d’une lapidaire et impérieuse formule, toute la dimension physique de la représentation et consécutivement, réduire les acteurs à des orateurs. En témoigne l’indifférence dédaigneuse qu’il affiche envers les comédiens : « On ne doit pas attendre ici des instructions pour ceux qui jouent la Tragédie, ou la Comédie ; je regarde en ce Discours le Poète seulement, et non pas les Histrions »(éd. cit., p.- 391). Déclaration qui met, à tout le moins, en porte-à-faux le projet d’un ouvrage intitulé Pratique 25 . L’autorité accordée à d’Aubignac - largement liée à la modalité sentencieuse de ses définitions (prescriptives plutôt que problématiques) - et sa mise à l’écart de la dimension scénique et actoriale (en quoi il diffère de La Mesnardière, plus attentif à la physique du théâtre) a pesé lourdement, et continue de peser, dans la conception figée de la représentation des tragédies du 17 e -siècle comme performance oratoire d’acteurs faisant face au public 26 ; elle obère de même la juste évaluation de l’horizon scénique des tragédies, raciniennes notamment. Aussi lorsque Chéreau fait référence à la forme « contrainte » de la Phèdre de Racine (dont il cherche à s’émanciper en recherchant, sous la Phèdre racinienne, les Phèdres antiques, non soumises à la censure d’un dire et d’un montrer bienséants), est-ce moins de la tragédie racinienne effective qu’il s’éloigne, que des prescriptions assignées par 24 La conscience de la performativité de la parole au XVII e - siècle (qui deviendra au XX e - siècle l’axiome des linguistiques pragmatiques) n’est pas l’apanage de d’Aubignac. Cette même conscience anime les débats sur le sublime de Boileau, Saci et Huet autour de l’interprétation du fiat lux (v. Declercq, « Boileau-Huet.-La querelle du fiat lux »). Sur le délibératif comme genre oratoire recteur de la tragédie, v. Declercq, « L’identification des genres oratoires en tragédie française du XVII e -siècle (Iphigénie ; Cinna) ». 25 Sur les équivoques de ce projet, voir Fr. Leclercle, art.- cit., « Apologie du spectacle… ». 26 Sur la révision patiente et décisive de cette très tenace doxa, nous renvoyons à l’ensemble des travaux d’Anne Surgers et Pierre Pasquier sur l’espace théâtral au XVII e -siècle en France. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 125 d’Aubignac à la parole tragique, qu’en critique doctrinaire, il veut exclusive de toute physique scénique. Une leçon de cruauté antique Cet affranchissement de la « doctrine classique » par les tragédies d’Euripide et de Sénèque, Chéreau le trouve dans deux traits de la tragédie antique : - le premier est stylistique et esthétique et consiste en la crudité descriptive des récits antiques ; - le second est dramaturgique et procède du retour sur scène d’Hippolyte, comme agonisant (Euripide), ou comme corps mutilé (Sénèque) 27 . La leçon de crudité narrative se trouve chez Sénèque, qui reprend en l’amplifiant la sanglante description de la mutilation d’Hippolyte dans Les Métamorphoses d’Ovide. Chéreau trouve là matière à composer une scène d’horreur, où le sang coule d’un corps brisé, broyé et disloqué : Je suis éjecté de mon char, tandis que les rênes me retiennent : / Alors on pouvait voir mes chairs-traînées vivantes à terre,/ Mes muscles accrochés à une souche, mes membres emportés,/ Ou retenus et laissés sur place, mes os se brisant à grand bruit,/ Mon âme expirant épuisée. On n’aurait pu reconnaître/ Aucune partie de mon corps : tout n’était qu’une plaie. ( Métamorphoses, XV, 524-29, tr. A.-M. Boxus et J. Poucet) Sénèque renchérit en décrivant longuement la dislocation du corps déchiqueté dilapidé par les rocs et les épines tranchantes, anéantissant toute trace d’humanité et de beauté 28 . Pour le spectateur familier de l’œuvre de Patrice Chéreau, ce topos d’une mort cruelle et deshumanisante trouve 27 La comparution scénique du corps d’Hippolyte est reprise par Garnier et La Pinelière. Chez ce dernier, la monstration du cadavre fait l’objet d’un rituel macabre, commandé par Phèdre, et précisé par une didascalie : « Phèdre seule dans son Cabinet tendu en deuil, ayant devant elle un cercueil ouvert accommodé de noir, et entouré de cyprès où sont les membres d’Hippolyte. » (V, 2, éd. A.-Wood., p.-135). 28 La campagne est sillonnée de traînées sanglantes/ Sa tête rebondit sur les pierres et se brise/ Ses cheveux restent accrochés aux ronces/ Son visage est réduit en bouillie sous les chocs/ Sa beauté périt/ Hachée de mille blessures/ Le char continue à courir, traînant des lambeaux moribonds/ Jusqu’à ce que son corps soit arrêté par une souche/ Un tronc calciné/ qui se plante en plein dans l’aîne/ L’attelage s’immobilise retenu par son maître-empalé/ Mais les deux chevaux tirant chacun de son côté/ Déchirent en deux Hippolyte qui les retarde/ Puis les- broussailles et les ronces déchiquètent le reste/ Chaque buisson au passage reçoit sa part de cadavre. (Phaedra, tr. Fl. Dupont Théâtre complet, I, p.-89). 126 Gilles Declercq écho dans La Reine Margot, dans les scènes de massacre et d’amoncèlement des cadavres lors de la Saint-Barthélemy. C’est encore chez Sénèque que Chéreau trouve la seconde leçon des Phèdres antiques : la production scénique du corps mutilé d’Hippolyte, où le spectaculaire théâtral cherche à susciter chez le spectateur les émotions les plus fortes. Une leçon que reprendront les Phèdres ultérieures-- jusqu’au premier tiers du 17 e -siècle inclus 29 . Antérieure, la leçon euripidienne diffère de la tradition sénéquienne, et quoique faisant réapparaître sur scène Hippolyte agonisant, elle a davantage d’affinité esthétique et rhétorique avec la version racinienne. Euripide semble même fournir aux futurs partisans de la bienséance un argument éthique majeur lorsque, Artémis, descendue sur scène pour consoler Hippolyte, s’enfuit avant que celui-ci n’expire en se justifiant ainsi : « Il ne m’est pas permis de contempler ce que flétrit la mort et de souiller ma vue au spectacle d’un corps expirant (et je vois que déjà tu es au bord de l’abîme) [Artémis disparaît emportée par la méchané] » 30 . Mais ce tabou visuel ne s’applique qu’à la déesse, et non aux personnages ni aux spectateurs qui, tout au long d’une scène précédente, ont vu exposé le corps de Phèdre morte, corps-argument qui rend par son écrasante présence toute réfutation impossible de la part d’Hippolyte 31 . Le théâtre d’Euripide fait donc lui aussi place au corps mort sur scène, en lui conférant un rôle dramatique et rhétorique aussi oppressant qu’éminent. Cependant, le récit de la chute d’Hippolyte revêt un tout autre sens que chez Sénèque. Euripide n’évoque que brièvement la mutilation corporelle, mais donne une large place au discours de lamentation et de souffrance d’Hippolyte 32 . Euripide préfère donc à l’opsis un pathétique de la terreur et 29 Sur cette esthétique, voir l’anthologie Théâtre de la cruauté et récits sanglants (fin XVI e -début XVII e -siècles), et l’essai précité de F. Cavaillé. V. encore Fl. De Caigny, Sénèque le tragique en France (XVI e -XVII e -siècles) ; et, du même auteur, « Narration ou mise en scène ? Héritage et transformation des crimes sénéquiens » ; et Chr. Biet, Ch. Bouteille, S. Chevallier, R. Jobez, : « L’Écriture du crime dans le théâtre de la cruauté et les récits sanglants français de la fin du XVI e au début du XVII e -siècle ». 30 Hippolyte, tr. H. Berguin et G. Duclos, GF, p.- 215. Sur les rapports singuliers du jeune homme et de la déesse, voir les analyses de J.-P. Vernant, notamment dans Mythe et pensée chez les Grecs. 31 Thésée à Hippolyte : « pourquoi vais-je argumenter contre toi, quand ce cadavre est là, comme un témoin, et le plus irrécusable », éd. cit., p.- 201. Sur le jeu du visible (le corps mort) et du caché (la mort) dans la tragédie grecque, v. Loraux, « Epouses tragiques, épouses mortes », p.-50. 32 « Le malheureux Hippolyte, embarrassé dans les rênes, est traîné sur le sol, serré d’un lien inextricable ; son aimable tête est meurtrie contre les rocs ; ses chairs sont déchirées ; il pousse des cris à fendre l’âme ! - « Arrêtez, ô coursiers qu’ont Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 127 de la pitié-dont l’acmé est l’ultime embrassement sur scène du père et du fils expirant 33 . Or l’embrassement de l’agonisant est une image récurrente dans l’œuvre de Chéreau ; elle intervient notamment par deux fois dans La Reine Margot. Nourrie par la culture picturale de Chéreau, cette posture de piété christique, est en affinité avec l’image finale de la mort d’Hippolyte chez Euripide ; elle entre à ce titre dans le palimpseste de la mémoire tragique dont se nourrit Chéreau pour sa mise en scène 34 . Un palimpseste qui se révèle composite puisqu’il conjoint aux scènes de cruauté sénéquiennes le pathétique euripidien de la terreur et de la pitié, que manifestent l’attouchement compassionnel du corps d’Hippolyte par Théramène et Thésée. Enfin, la technique de la tragédie antique nous donne l’une des origines des machines qui, chez Chéreau, apportent sur scène le corps d’Hippolyte : la méchané par lequel descend le corps et l’eccyclème qui l’expose au regard des spectateurs. A l’univers industriel moderne se superpose dans la machinerie théâtrale antique - processus d’hybridation typique des scénographies de Chéreau 35 . Ambivalences de la dramaturgie classique Dans un article-hommage, François Regnault rappelle le propos qu’il tint à Chéreau lors de la création de Phèdre : Je lui fais remarquer, le jour de la générale, qu’il avait monté, non peutêtre la Phèdre de Racine, mais l’Hippolyte d’Euripide (qui l’intéressait), mais comme si Racine en avait réécrit un ! Qu’on se rappelle le chariot antique ramenant à la fin le corps déchiqueté d’Hippolyte 36 . nourris mes propres- crèches ; ne broyez pas mon corps. Oh ! cruelles- imprécations paternelles ! Qui veut-venir au secours du plus innocent des hommes ? »,-éd. cit., p.-209. 33 « Hélas ! sur mes yeux déjà des ténèbres descendent.- Prends-moi, mon père, redresse mon corps. […] Toute lutte pour moi est finie, je meurs, père ; vite, recouvre d’un voile mon visage ! » (éd. cit., p.-215). 34 Voir notamment la reproduction dans Les Visages et les corps, p.-89, de sainte Irène soignant saint Sébastien, par Francesco del Cairo (c. 1635, Tours, Musée des Beaux Arts). L’embrassement d’un corps ensanglanté intervient par deux fois dans La Reine Margot : lorsque Margot soutient son amant blessé la nuit du massacre (0h56’06’’), puis lorsqu’elle tient dans ses bras, le roi son frère, qui exsude son propre sang sous l’effet du poison qui le ronge (2h18’33’’). 35 Sur cette hybridation, v. Benhamou, « La Traversée des images », pp.-19-20. 36 « Traits singuliers », in Patrice Chéreau. Un musée imaginaire, p.- 89, nous soulignons. 128 Gilles Declercq Cette heureuse formulation du travail de réécriture qui fonde la poiëtique des tragédies de la première modernité invite à renverser la perspective qui a été la nôtre jusqu’à présent : non plus souligner l’éloignement de la mise en scène chéraldienne envers le texte racinien, mais envisager au contraire leur affinité cachée. Ce qui suppose de remettre en question la rupture esthétique que les doctes du siècle ont prononcé entre théâtre antique et théâtre classique. Rapprocher esthétiquement Chéreau de Racine suppose ainsi de mettre en lumière quelques ambivalences autour des principes de vraisemblance et bienséance auxquels les poètes dramatiques, progressivement depuis 1630, systématiquement à partir de 1660, déclarent se soumettre. Plus spécifiquement encore, il s’agit de pointer les- équivoques tapies dans le respect de l’interdit portant sur la présence de morts en scène. Au demeurant, la liste de ces équivoques a déjà été dressée, par François Lecercle, en conclusion d’un collectif consacré à la question de l’acte sanglant sur la scène 37 . Il rappelle tout d’abord que la proscription du meurtre à vue procède d’une question de vraisemblance plutôt que de bienséance : l’acte violent scénique est un défi, souvent technique, qui met en péril l’illusion théâtrale par le grotesque et le ridicule. Le crime odieux (tel l’infanticide de Médée) frappe la crédibilité du spectacle par son invraisemblance anthropologique (le meurtre contre nature) : il faut donc considérer la bienséance comme une sous-catégorie de la vraisemblance. Et dans la poïétique des auteurs, la vraisemblance (impératif dramaturgique interne) prévaut systématiquement sur la bienséance (impératif éthique externe). Le cas d’Horace est à cet égard paradigmatique, par son Examen qui met en évidence l’altérité de raisonnement entre d’Aubignac proposant au nom de la bienséance de transformer le meurtre de Camille en accident, et Corneille s’y refusant en raison du caractère vraisemblable de la fureur patriotique d’Horace et de la nécessité en tragédie de l’effet violent 38 . Aussi la gestion dramatique et scénique de l’acte sanglant procède-t-elle à l’âge classique d’un jeu complexe. Un jeu tout d’abord au sens mécanique d’une structure : un tel jeu existe entre le triangle articulant les prescriptions des doctes, la poïétique des auteurs et la pratique scénique des acteurs professionnels. Un jeu ensuite au sens que Valéry donnera à la contrainte poétique, entendue comme défi au renouvellement créateur. Ainsi fonctionne au 17 e -siècle, la proscription scénique du meurtre : Cet interdit, qui a surtout pesé là où la tragédie à l’antique a fait fortune, n’a pas eu les effets négatifs qu’on pourrait croire, puisque, loin d’appauvrir le spectacle, il a stimulé l’inventivité des dramaturges, qui ne se sont pas laissé enfermer dans le choix entre récit et représentation en 37 Réécritures du crime, Postface, pp.-247-250. 38 Sur les analyses correspondantes de G. Forestier et M. Escola, v. ci-dessus, note 17. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 129 action. La plupart des exemples analysés dans ce volume montrent que les dramaturges apparemment les plus respectueux des règles classiques on- trouvé le moyen d’introduire, au sein même du récit, une violence et des coups d’éclat dont on le croirait a priori- peu capable, et que les autres - qu’ils aient œuvré au sein d’une tradition ignorant interdits et entraves, ou qu’ils aient voulu s’en affranchir - ont souvent évité une représentation trop directe, non parce qu’elle aurait choqué mais parce qu’une tragédie plus retorse était plus rentable pour aiguiser-l’appétit-du public. D’où, à côté des- formes traditionnelles d’ellipse qui réduisent l’action sanglante à un récit, un étonnant éventail de dispositifs pour élaborer des compromis qui concèdent juste assez à la représentation du meurtre pour en capter l’énergie, mais en la détournant vers d’autres objets. (Lecercle, art. cit., p.-248) La question du meurtre de Camille dans Horace illustre ces deux sens du jeu. L’Examen définit ainsi l’écart d’interprétation théorique entre le docte et le poète, mais il énonce également la distance pratique, malicieusement gérée par Corneille, entre le poète qui affiche son respect des bienséances en renforçant ses didascalies au fil des éditions pour prescrire l’exécution de l’acte sanglant « derrière la scène », et les acteurs qui s’affranchissent des bienséances pour ne pas perdre le potentiel d’intérêt lié à la dimension spectaculaire de l’acte violent 39 . J. Scherer interprète cette surenchère de didascalies bienséantes comme la preuve du désaveu du jeu des acteurs par les auteurs et le public 40 . Nous sommes plutôt tenté de les lire à l’inverse comme le signe de la résistance (ouverte) des acteurs aux prescriptions des doctes, et d’une complicité (officieuse) entre auteurs et acteurs ; en témoigne ce sibyllin propos de l’Examen : Tous veulent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord : mais je ne sais si tous en savent la raison. On l’attribue communément à ce qu’on voit cette mort sur la Scène, ce qui serait plutôt la faute de l’Actrice que la mienne, parce que quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur si naturelle au sexe lui- doit faire prendre la fuite et recevoir le coup derrière le théâtre, comme je le marque dans cette impression. D’ailleurs, si c’est une Règle de ne point ensanglanter le théâtre, elle n’est pas du temps d’Aristote qui nous apprend que pour 39 J. Scherer a relevé la façon dont Corneille passe d’une didascalie originelle qui prescrit à l’acteur de produire l’épée aux yeux des spectateurs - mettant- l’épée à la main- - à une didascalie qui ne fait qu’esquisser ce geste désormais supposé s’accomplir hors vue - mettant la main à l’épée---(Dramaturgie classique, p.-418). 40 « Malgré ces précautions, l’actrice qui jouait Camille mourait en scène, et mécontentait ainsi les spectateurs attachés aux bienséances » ; « Les indications scéniques de tous ces auteurs montrent bien qu’on s’ingénie à ne pas-« ensanglanter la scène » par des meurtres » (ibid.). 130 Gilles Declercq émouvoir puissamment, il faut de grands déplaisirs, des blessures et des morts en spectacle. (éd. cit., p.-61) Comme le souligne finement Georges Couton, Corneille, dans ce texte de 1660, ne semble pas vraiment scandalisé par les libertés que prennent les acteurs quant à la réalisation à vue du meurtre de Camille. Il se contente de s’en distancier par des didascalies atténuant a posteriori la violence que son texte programme 41 . Une duplicité qui demeure au dernier acte dans l’incertitude relative au lieu où se trouve le corps de Camille qui semble positionné à la frontière d’une scène qu’il menace d’envahir 42 . À en croire Jacques Scherer, la donne serait tout autre, à l’époque où Racine crée sa Phèdre : En général, dans la deuxième moitié du siècle, les flots de sang et les détails horribles sont bannis du dialogue aussi bien que de la représentation, et les morts des personnages, rapportées en termes-généraux, sont aussi incolores que possible. (ouvr. cit., p.-417) Effectivement, le corps d’Hippolyte est absent de la scène. Racine, à l’instar d’Euripide, donne la parole à Hippolyte agonisant, et il confère au dire une ampleur inégalée en faisant du discours de Théramène l’illustration combinée du genre épidictique (l’hommage épique au guerrier mort au combat) et du genre judiciaire (le reproche indirect adressé à Thésée). Mais cette inflexion judiciaire s’accroît précisément à proportion que Théramène dépeint l’atrocité de la chute d’Hippolyte. Prenant appui sur la puissance visualisante de l’hypotypose, et concentrant celle-ci sur des détails dont la précision ne permet pas d’esquiver l’horreur (« les ronces dégouttantes ») 43 , Racine convoque dans son récit les sources les moins bienséantes - ovidiennes et sénéquiennes. C’est à Sénèque en particulier qu’il emprunte le topos du corps méconnaissable qu’il développe longuement lorsque paraît Aricie 44 . 41 « Il semble bien au reste que Corneille se résignait sans trop de peine à ce que la scène fût ensanglantée » (éd. Gallimard, Pléiade, t.-I, p.-1552, n. 2). 42 Le vieil Horace, entrant en scène, s’écrie « Retirons nos regards de cet objet funeste » (V, 1, 1403) ; et dans la scène suivante, Valère fait des blessures du corps de Camille un argument extrinsèque, menaçant ses interlocuteurs de produire sur la scène le corps et ses blessures : « Je pourrais demander qu’on mît devant nos yeux/ Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux./ Vous verriez un beau sang pour accuser sa rage/ D’un frère si cruel rejaillir au visage/ Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir/ Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir. » (V, 2, 1513-18). 43 Sur ce détail, à fonction métonymique, par lequel il signe sa lecture d’Ovide, v. notre article à paraître, « Malséances raciniennes ». 44 Sur l’aporie du langage descriptif et de la visualisation dans le récit de Théramène, et consécutivement sur la mise en question du primat du visuel dans la Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 131 Le récit racinien prend ici ses distances avec le principe spitzérien d’assourdissement 45 ; il semble plutôt porteur d’une horreur latente qui investit l’imaginaire du spectateur à mesure que le récit se déploie - ou pour reprendre la lecture que Jacques Berchtold fait de ce même récit à la lumière de l’ambivalence symbolique du blason des Racine - un rat que surplombe un cygne -, le rat semble ici vouloir l’emporter sur le cygne dans cette allégorie d’un monde sombrant dans un désordre aussi macabre que fatal 46 . Latence textuelle et manifeste scénique Au terme de ce parcours, l’improbable rencontre s’accomplit selon une double logique. Du côté de Chéreau, l’image choquante produite sur le plateau prend appui sur la mémoire palimpsestique du texte racinien - selon un principe d’hybridation qui ne limite pas l’emprunt au spectaculaire et à l’horreur sénéquienne, mais se complexifie par l’inscription, notamment dans les gestes de pitié des personnages, du pathétique euripidien ; couches antiques elles-mêmes redoublées par le filtre artistique de la peinture renaissante (paradigme de la piéta) et d’un imaginaire mécanique qui redonne vie et fonction aux machines du théâtre antiques (méchané et eccyclème). Du côté de Racine, le texte paraît hanté par l’horreur latente de la monstruosité et de la cruauté, topique de l’opsis avec laquelle la tragédie régulière ne cesse de jouer, la proscrivant pour mieux la faire poindre à la frontière du texte et de la scène. Il importe de surcroît de corriger notre description initiale : le corps ensanglanté ne redouble pas le récit de Théramène. Récit et Tableau relèvent de deux temporalités distinctes : l’image de plateau ne mime pas le récit, mais en incarne la résultante selon un rituel funèbre. Tandis que le narration classique, voir Cherbulliez, « “Et que méconnaîtrait l’œil même de son père“ » : les limites du savoir oculaire dans la description tragique », L’œil classique, pp.-173-86. 45 Au demeurant, il faudrait étudier les dissonances entre la thèse de la sourdine défendue par Spitzer en 1931 et la convocation par le même Spitzer en 1948, de la notion de « baroque » pour rendre compte de l’écriture du désordre et de l’horreur dans le récit de Théramène. 46 Berchtold, Des Rats et des Ratières, chapitre 5, « L’auteur tragique entre rat et cygne » : « Nous voudrions articuler cette relation de correspondance singulière entre le relâchement lexical remarquable du Récit de Théramène et l’événement narré par ce récit, l’irruption du monstre et la mort d’Hippolyte, avec une réflexion plus générale sur la nature fondamentalement paradoxale de la tragédie racinienne. La- « biformitas » de la tragédie racinienne réside donc dans l’inadéquation qui existe entre le poli de sa forme et de son vocabulaire et la hideur des passions monstrueuses qui s’y présentent dans une nudité qui devrait- précisément les rendre-insoutenables à la représentation. » p.-191. 132 Gilles Declercq récit dit et peint la chute fatale d’Hippolyte, l’image met en scène le deuil qui lui succède, dans la logique de l’image douloureuse dont Théramène se déclare à jamais captif. Il n’y a donc pas concurrence, mais convergence des signes. Et c’est pourquoi l’apparition du corps qui intervient durant le récit de Théramène n’en interrompt pas le cours. L’oratoire et le visuel déploient en simultané leur puissance propre, sans contrariété. Au demeurant, il y a longtemps qu’en 2003, Chéreau a renoncé au règne sans partage de l’image ; et l’ascèse qui touche progressivement son plateau, fait inversement une place croissante au verbe : Soumission- à l’écrit sont des mots que j’ai lus un jour dans un article à propos- d’Orson Welles. […] Oui, c’est une chose que les gens qui ont travaillé avec moi savent bien : une soumission totale au texte. Aux mots. Le pouvoir des mots, celui d’une construction, d’une musique secrète, la facture littéraire de ce que je fais, les mots qui ouvrent vers quelque chose, une autre chose. […] Soumission n’a rien à voir avec respect : inventer les mots, les réinventer, revenir à ce que m’a inspiré le roman, mais en analysant le texte. […] Tous les soirs, techniquement, comme un exercice pratique, comme ce que j’ai fait avec Koltès, comme ce que je fais avec Romain Duris ces jours-ci pour La Nuit juste avant les forêts-au Louvre, ce que j’ai fait avec Phèdre, ce que je fais avec la musique et les opéras. Et les livrets d’opéra. (Les Visages et les corps, pp.-101-102). Se soumettre au texte pour le réinventer : dans ce travail sur Racine, réinventer doit s’entendre au sens de l’ancienne rhétorique, c’est-à-dire redécouvrir ; et dans la logique du processus qui mène du texte théâtral à la scène, rendre manifeste l’imaginaire latent du texte par l’exploration de son palimpseste mémoriel. Dès lors, le corps d’Hippolyte sur scène ne trahit pas le drame racinien, mais en révèle l’image latente, tapie dans l’ambivalence esthétique de la tragédie de l’âge classique, dont le récit de la mort d’Hippolyte est pour Racine l’occasion d’explorer les limites. Bibliographie Ouvrages cités b enHamou , a nne -F R ançoise . Patrice Chéreau. Figurer le réel, Les Solitaires intempestifs, 2015. b eRcHtolD , j acques . Des Rats et des ratières. Anamorphoses d’un champ métaphorique de saint Augustin à Jean Racine, Droz, 1992. b iet , c HRistian , b outeille , c HaRlotte , c HevallieR , s ybile , j obeZ , R omain . « L’écriture du crime dans le théâtre de la cruauté et les récits sanglants français de la fin du XVI e au début du XVII e - siècle », in Réécritures du crime : l’acte sanglant sur la scène (XVI e -XVIII e -siècles), L. Marie, Z.-Schweitzer, éds., Littératures classiques, n°-67, 2008/ 3, pp.-231-245. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 133 c availlé , F abien . Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVII e -siècle, Classiques Garnier, 2016. -. « “Au théâtre, on n’immole pas” : violence et théâtralité dans Titus Andronicus (1989-1992) », in Reprises et transmission. Autour du travail de Daniel Mesguich, M. Calle-Gruber, G. Declercq, S. Spriet, éds., Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, pp.-127-138. c HeRbullieZ , j uliette . « “Et que méconnaîtrait l’œil même de son père” : les limites du savoir oculaire dans la description tragique », S. Guyot et T.- Conley éds., L’œil classique, in Littératures classiques, n o - 82, A.- Colin, 2013, pp.-173-86. c HéR eau , p atRice , & v. Huguet et Cl. Hervieu-Léger (coll.). Les Visages et les corps, Skira Flammarion, Louvre éditions, 2010. c oRneille , p ieR R e . Horace, éd. M. Escola, GF-Flammarion, 2011. -. Trois Discours sur le poème dramatique, B. Louvat et M. Escola éds., GF-Flammarion, 1999. -. Œuvres complètes, éd. G. Couton, Tome I, Gallimard, Pléiade, 1980. De c aiGny , F loR ence . Sénèque le tragique en France (XVI e -XVII e - siècles), Classiques Garnier, 2011. -. « Narration ou mise en scène ? Héritage et transformation des crimes sénéquiens », Réécritures du crime, L. Marie, Z. Schweitzer, éds., Littératures classiques, n o -67, 2008/ 3, pp.-85-100. D ecleRcq , G illes . « L’épée d’Hippolyte. Etude d’une image palimpseste », L’Esprit et les lettres. Mélanges offerts à Pierre-Alain Cahné, éd. Fl. Leca, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2011. -. « Malséances raciniennes. Réflexions sur l’hétérodoxie de l’imaginaire racinien », Mineurs, Minorité, Marginalités au Grand Siècle, Actes du XIV e Congrès international du CIR 17, éditions de l’université de Coïmbra, à paraître, 2017. -. « Boileau-Huet. La querelle du fiat lux », Pierre-Daniel Huet (1630-1721), éd. S. Guellouz, Biblio 17, P.F.S.C.L., Tübingen, 1994, pp.-237-262. -. « L’identification des genres oratoires en tragédie française du 17 e -siècle (Iphigénie ; Cinna) », dans Theatrum mundi, Rookwood Press, éd. Cl. Carlin et K. Wine, 2003, pp.-230-238. e uRipiDe . Théâtre complet, tr. H. Berguin et G. Duclos, Garnier-Flammarion, vol.-4 (Hippolyte, pp.-167-217) F ontanieR , p ieR R e . Études de la langue française sur Racine, Paris, Belin, 1818. F oR estieR , G eoRGes . Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996. F umaRoli , m aRc . « Une dramaturgie de la liberté : tragique païen et tragique chrétien dans Rodogune », in Héros et orateurs, Droz, 1990, pp.-171-208. H oR ace . Epitres, éd. tr. François Villeneuve, Epitre aux Pisons, ou Art poétique, Les Belles Lettres, 1934/ 1967, pp.-201-226. H éDelin D ’a ubiGnac . La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Champion, 2011. l a b aRDonie , m atHilDe . « Cette Phèdre sidère », site web de Libération, Culture/ Next, 24 janvier 2003. 134 Gilles Declercq l eceRcle , F R ançois . « Apologie du spectacle et mise en scène de l’invisible », Visible/ Invisible au théâtre, revue Textuel, n o 36, 1999, pp.-5-21. l oRaux , n icole . « Epouses tragiques, épouses mortes », in La Femme et la mort, G.R.I.E.F., Presses de Toulouse le Mirail, 1984. m oRvan De b elleGaRDe . « Lettre de Mr- l’Abbé de Bellegarde à une dame de la cour qui lui-avait demandé quelques réflexions sur les pièces de théâtre », Lettres curieuses de littérature et de morale, 2 e éd., Amsterdam, Henri Schelte, 1707. n ativel , v aléRie . La représentation de l’intimité dans le travail de Patrice Chéreau, 1982-2010, thèse de doctorat, dir. G. Declercq, U. Sorbonne Nouvelle, 1 er -décembre 2012. n oRman , l aRRy . « Theatrical Violence in Performance and Print Illustrations. From Montléon’s Thyeste to Corneille and Racine », in Intersections, ed. F. Beasley and K. Wine, Biblio 17, 161, 2005, pp.-143-56. o viDe . Métamorphoses, tr. A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2009, Bibliotheca classica selecta, site en ligne. s cHeReR , j acques . La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1956. s pitZeR , l eo . « Die klassische Dämpfung in Racines Stil », Romanische Stil- und Literaturstudien, Margburg, « Kölner Romanistische Arbeiten », 1931. Tr. fr. A. Coulon, « L’Effet de sourdine dans le style classique : Racine », Études de style, Gallimard, 1970. -. « Der Bericht des Théramène in Racines Phèdre », Französiche Literatur von Ronsard bis Rousseau, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1948 ; tr. anglaise- in Linguistics and Literay History. Essays in Stylistics, Russel & Russel, New York, 1962, pp.-87-134. s énèque . Théâtre complet, tr. Fl. Dupont, Imprimerie nationale, 2004, vol.-I. v eRnant , j ean -p ieRRe . Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1965. v eyne , p aul . L’Élégie érotique romaine, Seuil, 1983. W ooD , a.G. Le mythe de Phèdre. Les Hippolyte français du dix-septième siècle. Textes des éditions originales de La Pinelière, de Gilbert et de Bidar, A.G. Wood éd., Champion, 1996. Collectifs Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), M. Fumaroli, dir., PUF, 1999. Patrice Chéreau. Un musée imaginaire, catalogue de l’exposition d’Avignon, 11-juillet - 11 octobre 2015, Collection Lambert. Musée d’art contemporain, Actes Sud, 2015. Réécritures du crime : l’acte sanglant sur la scène (XVI e -XVIII e - siècles), L. Marie, Z.-Schweitzer, éds, Littératures classiques, n° 67, 2008/ 3. Reprises et transmission. Autour du travail de Daniel Mesguich, M. Calle-Gruber, G. Declercq, S. Spriet, éds., Presses Sorbonne Nouvelle, 2011. Théâtre de la cruauté et récits sanglants (fin XVI e -début XVII e - siècles), ouvr. coll., Chr. Biet dir., R. Laffont, 2006. Visible/ Invisible au théâtre, Fr. Lecercle, éd., revue Textuel n° 36, 1999. Chéreau/ Racine : l’improbable rencontre 135 L’œil classique, S. Guyot et T. Conley, éds., Littératures classiques, n° 82, A. Colin, 2013. Filmographie P hèdre . Une pièce de Jean Racine, mise en scène par Patrice Chéreau (2003), filmée par Stéphane Metge, enregistrée en avril 2003 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe aux Ateliers Berthier, coproduit par ARTE France, Azor Films, l’INA, Love Streams, Odéon-Théâtre de l’Europe, RuhrTriennale. 2-h-20-min. (2DVD). Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? Mécanismes de réception du théâtre racinien au XX e -siècle Rainer Zaiser Christian-Albrechts-Universität zu Kiel Racine est un auteur classique. Rares sont les cas où ce constat est mis en question. La fameuse formule de Roland Barthes « Racine est Racine », titre d’un texte de deux pages parues dans ses Mythologies 1 , souligne ce constat, ne fût-ce que de façon ironique. Selon Barthes, la classification de Racine comme un auteur classique est pour un très large public tellement hors de doute qu’une explication du pourquoi est tout à fait superflu. C’est le sens de la phrase « Racine est Racine ». D’après Barthes, ce jugement est fermement ancré dans la pensée de la petite-bourgeoisie qui préfère les classements figés d’un auteur aux questionnements flous et indécis qui explorent les détails d’une œuvre. Barthes, quant à lui, considère ce classement comme une « sécurité admirable du néant », une évidence qui n’est en vérité aucune, mais qui est rassurante parce qu’elle « dispense d’avoir des idées » à propos de la compréhension du texte racinien et évite les embarras gênants des interprétations flottantes « des Racine-adjectifs » tels que les « Racine-Poésie Pure », les « Racine-Passion », les « Racine-peint-les-hommes-tels-qu’ils-sont, etc. ». Somme toute, dans la tradition exégétique de son œuvre, « Racine est toujours quelque chose d’autre que Racine ». Ce fait suscite, selon Barthes, un certain malaise auprès du grand public préférant la « ‘simplicité’ » aux « vanités de l’exégèse intellectuelle » d’une œuvre. La tautologie « Racine est Racine » est l’expression symbolique de cette simplicité qui est du reste difficile à déterminer. Ce que l’on peut tout de même retenir, c’est le fait que la simplicité de l’œuvre d’art résulte au dire de Barthes de quelque chose de « ‘concret’ » qui se manifeste dans « Racine tout seul » ou dans « le degré zéro de Racine », à savoir dans le « dépouillement esthétique » de ses tragédies, ce qui signifie sans doute dans leur style sobre et leur forme régulière. Il va de soi que les résultats obtenus par Barthes sur la réception de Racine par la petite-bourgeoisie de son époque ne sont fondées sur aucune 1 Voir Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, pp.- 109-11. Toutes les citations suivantes sont tirées de cette édition. 138 Rainer Zaiser enquête statistique ni constituent un jugement défavorable sur « l’anti-intellectualisme » du large public. Certes, Barthes met en exergue à son texte intitulé « Racine est Racine » une citation tirée de Bouvard et Pécuchet, « Le goût, c’est le goût » en soulignant par là une fois de plus « la paresse » intellectuelle de ceux qui expliquent les choses par la rhétorique de la tautologie, mais il nous semble que cette référence intertextuelle au roman satirique de Flaubert vise moins à évoquer la médiocrité de la pensée bourgeoise dont se moque l’auteur de Madame Bovary en fait abondamment dans son œuvre, mais à rappeler que les deux protagonistes de ce roman sont profondément imbus d’idées reçues. La formule « Racine est Racine » se réfère donc seulement à un poncif né d’un mythe qui s’est formé à long terme autour de l’auteur dramatique et qui s’est inscrit gratuitement dans l’opinion publique des années 1950 desquelles date l’essai de Barthes. D’après l’auteur des Mythologies, Racine en tant qu’auteur classique compte à cette époque parmi les mythes de la vie quotidienne. Le nom de Racine, synecdoque de son œuvre, figure ici au même rang que « Le vin et le lait » (83-86), le steak frites (87-89) 2 , « Le Tour de France » (125-35), « La Dame aux Camélias » (202-04) et « La Nouvelle Citroën », surnommée « La Déesse » (169-71). Voilà donc que Racine est devenu un objet de culte de tout le monde, un mythe national qui est né et s’est conservé indépendamment de la question de savoir si le grand public a jamais vu ou lu les pièces de Racine ou non. Retenons donc qu’à un moment donné, disons au milieu du vingtième- siècle, la figure de Racine est entrée en ligne de compte dans les mythes de la culture populaire. Cependant, ceci n’a pas empêché que l’œuvre racinienne a joué en même temps un rôle tout autre dans la critique savante qui s’est alors ouverte vers de nouveaux horizons d’interprétation ancrés dans les savoirs scientifiques de disciplines multiples : la linguistique, la sociologie, la psychanalyse, la philosophie, pour ne citer que les plus importantes. Barthes, lui aussi, nous le savons, a contribué à ce développement avec son livre Sur Racine 3 , qui se lit, en dernière analyse, comme une antithèse aux lieux communs nourris par son petit bourgeois imaginaire à propos de l’auteur de Phèdre, même si son approche strictement formaliste réduit le théâtre racinien à un petit nombre d’éléments récurrents dont la simplicité aurait dû plaire, du moins dans l’abstrait, au grand public de son temps. Quoi qu’il en soit, Racine a attiré en tout cas l’attention de la nouvelle critique des années 1960 comme aucun autre auteur de la littérature française. C’est ainsi que sont nés de nouveaux mythes raciniens très différents de l’image qu’avait en même temps le large public de Racine et de son statut 2 L’intitulé exact est « Le Bifteck et les frites ». 3 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, « Essais », 1963. « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 139 d’auteur classique. Dans ce qui suit, nous ne voudrions pas répéter les positions prises dans cette nouvelle querelle des Anciens et des Modernes qui a éclaté autour de Racine dans le sillage de ces nouvelles approches critiques 4 . On en a beaucoup parlé et les synthèses de cette querelle abondent 5 . Ce qui nous intéresse davantage ici, c’est la question de savoir comment ces images diverses de l’œuvre racinienne se sont constituées au cours du XX e -siècle et quels sont les mécanismes qui ont contribué à faire prévaloir celle de Racine auteur classique. À ce propos, il est indispensable d’apporter tout d’abord quelques précisions concernant la notion de réception avant d’avancer quelques thèses sur les causes et effets de la réception du théâtre racinien au XX e -siècle. Quand la critique s’adonne à la réception d’une œuvre littéraire, elle est régulièrement enclin à considérer des groupes de lecteurs/ lectrices assez homogènes pour documenter la fortune de tel ou tel auteur. On se demande par exemple comment les philosophes des Lumières ont vu le-siècle de Louis XIV, comment la critique littéraire de la fin du XIX e -siècle a jugé les écrivains et courants littéraires contemporains, comment les écrivains du XX e ont lu les auteurs classiques ou quel est l’état de recherche universitaire relative à un certain auteur à l’occasion de la célébration de tel ou tel centenaire. Tout ceci est bien sûr utile et occupe une place importante dans les études littéraires, mais les résultats individuels de ces recherches ne répondent pas suffisamment à la question de savoir pourquoi un auteur ancien s’est imposé comme un auteur classique à un moment donné et comment il est parvenu à le demeurer à long terme. Le simple fait que Diderot a considéré Racine comme « le plus grand poète qui ait jamais existé » 6 et que le jeune Marcel dans la Recherche de Proust est 4 Voir du côté des « Anciens » qui, en tant qu’historiens de la littérature, s’opposent aux approches extra-littéraires et extra-biographiques des adhérents de la nouvelle critique : Raymond Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Utrecht, Pauvert, 1965 ; Raymond Picard, « Racine et la- ‘nouvelle critique’ », Revue des Sciences humaines, 117 (1965), pp.- 29-49 ; René Pommier, Roland Barthes ras le bol ! , Paris, Éditions Roblot, 1987 ; René Pommier, Le Sur Racine de Roland Barthes, Paris, SEDES, 1988. 5 Voir Alfred Bonzon, La nouvelle critique et Racine, Paris, Nizet, 1970 ; Wolfgang Theile, « Methoden und Probleme der Racine-Forschung (1950-1968) », Romanistisches Jahrbuch, Vol. XIX (1968), pp.- 102-132 ; Wolfgang Theile, Racine, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, « Erträge der Forschung », 1974, pp.-81-97 ; Jean Rohou, Jean Racine. Bilan critique, édition revue et corrigée, Paris, Nathan, 1994, pp.-19-27. 6 Denis Diderot, Correspondance, III (Novembre 1759-Décembre 1761), recueillie, établie et annotée par Georges Roth, Paris, Minuit, 1957, Lettre « À Sophie Volland [2 au 6 ou 8 novembre 1760] », p.-237. 140 Rainer Zaiser « toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma » 7 dans le rôle de Phèdre n’a certainement pas contribué à la formation du mythe de Racine auteur classique auprès de la petite-bourgeoisie à l’époque de Barthes. Ces exemples éclairent d’ailleurs un autre problème qui se pose quand on utilise la notion d’« auteur classique », à savoir son ambiguïté entre un auteur-modèle s’inscrivant dans la tradition antique dans la plupart des cas et un auteur canonisé, constamment relu et connu par la postérité 8 . Nous y reviendrons. Résolvons tout d’abord notre premier problème, à savoir celui des mécanismes de réception qui sont à l’œuvre quand un auteur est élevé au rang d’un auteur classique au XX e - siècle. Dans ce contexte, il faudrait tenir compte de la complexité des mécanismes qui y contribuent et qui se déroulent effectivement à plusieurs niveaux. Ces derniers se rapportent à des groupes divers de thuriféraires dont le pouvoir d’influer sur ce processus est d’envergure différente. Nous l’avons déjà mentionné, l’influence exercée par les éloges des écrivains sur la canonisation d’un de leurs prédécesseurs est de moindre importance. Ce sont notamment les institutions concrètes et abstraites, telles que l’école et l’université, les théâtres et les médias, les célébrations nationales et la préservation du patrimoine culturel ainsi que l’histoire littéraire qui concourent tous et toutes à faire d’une œuvre littéraire un lieu de mémoire collective. Souvent tributaires les unes des autres, ces institutions ne sont certes pas susceptibles d’opérer en même temps et chacune avec la même intensité dans le cas particulier de tel ou tel auteur, mais leur rôle reste tout de même primordial quand il s’agit de mettre en avant un écrivain sur la liste de ceux qui méritent de porter la couronne de laurier. Nous devons à Ralph Albanese plusieurs études qui démontrent par exemple comment l’école républicaine a veillé entre 1880 et 1950 à ce que Corneille, Molière, La Fontaine et Racine 9 figurent sans cesse dans les programmes de l’enseignement secondaire comme auteurs-modèle de la littérature française. Dans son étude la plus récente, il souligne que 7 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p.-395. 8 Voir l’histoire et les différentes acceptions du terme « classique » dans l’« Introducion » et les chapitres « L’invention du classicisme » et « Un objet construit par la réception » du livre d’Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, « Quadrige », 2005, pp.-1-75. 9 Voir Ralph Albanese, Molière à l’école républicaine. De la critique universitaire aux manuels scolaires (1870-1914), Saratoga, Anma Libri, 1992 ; La Fontaine à l’école républicaine. Du poète universel au classique scolaire, Charlottesville, Rookwood Press, 2003 ; Corneille à l’école républicaine. Du mythe héroïque à l’imaginaire politique en France, 1800-1950, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Racine à l’école républicaine ou Les enjeux socio-politiques de la tragédie classique (1800-1950), Paris, L’Harmattan, 2013. « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 141 malgré les discordes dont témoigne la critique savante depuis la Révolution de 1789 sur « le déchiffrement » du théâtre racinien (253), l’auteur de Phèdre s’est imposé à l’enseignement secondaire et universitaire de la première moitié du XX e - siècle comme « maître suprême du goût classique ». (255) On remarque ici tout de suite que c’est le Racine des règles qui est entré par l’intermédiaire de l’éducation scolaire dans la mémoire du large public, voire de la nation entière. Cette image de Racine est justement celle qui court au moment où Barthes a rédigé son essai « Racine est Racine ». Jetons un bref coup d’œil sur un manuel scolaire qui date de cette époque et qui représente aujourd’hui encore l’ouvrage classique par excellence du manuel scolaire dédié à l’histoire de la littérature française. Il s’agit du Lagarde et Michard, paru pour la première fois en six volumes entre 1948 et 62, sous-titrés Les grands auteurs du programme. Les pages consacrées à Racine dans le troisième volume publié en 1951 contiennent un sous-chapitre sur « Le système dramatique » de l’auteur. Ce chapitre débute par la remarque « La doctrine classique, lentement élaborée entre 1620 et 1660, trouve son expression la plus parfaite dans la tragédie racinienne 10 », remarque suivie de paragraphes appliquant les principes essentiels de cette doctrine à l’œuvre de notre auteur. « Fidélité aux sources » antiques, « Le principe de la vraisemblance » (288) et de « La bienséance » (288), la « Simplicité de l’action » (289), « La ‘Logique’ des caractères » (290), « La progression continue », (290) ce sont après tout les points de repère avec lesquels Lagarde et Michard cantonnent l’ensemble des tragédies de Racine dans le format de « la tragédie racinienne » au singulier auquel désormais ne pourront plus échapper aucun élève ni étudiant ni le large public susceptibles de se fier à ce que disent et écrivent les autorités de l’instruction publique. Pour cette raison, il n’est pas surprenant que le lien entre Racine, son œuvre et les règles de la tragédie classique se soit établi avec la logique d’une équation mathématique dans la mémoire collective à long terme, logique que l’on peut facilement remplacer par la tautologie « Racine est Racine », car cela revient au même dans l’un ou dans l’autre des cas. La longévité de l’opinion commune qui se résume en un « je sais bien que Racine est l’auteur suprême de la tragédie classique en France » est affirmée par une étude qui date de l’année du tricentenaire de la mort de l’auteur et a pour sujet la présence de Racine dans l’enseignement secondaire à la fin des années 1990. Sous le titre « L’hyperclassique (Racine à l’école) », Michel Schmitt a fait le bilan de plusieurs enquêtes menées auprès des lycéens et collégiens de quelques écoles choisies de Paris et de la 10 André Lagarde, Laurent Michard, XVII e - siècle. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1970, p.-286. 142 Rainer Zaiser France métropolitaine sur leur connaissance de Racine et de ses pièces 11 . Les résultats sont étonnants. Michel Schmitt résume comme suit : « Le nom de Racine est connu de la quasi totalité des lycéens. La moitié d’entre eux a eu l’occasion d’étudier cet auteur en œuvre intégrale ou sous forme d’extraits. Le tiers l’a lu à titre personnel. 12 » Mais rien à triompher quant à nous, les raciniens, car le revers de la médaille nous ramène à la réalité : les enquêtes révèlent aussi que « les trois quarts des élèves ne manifestent aucun goût pour Racine ! 13 ». Force est donc de constater que la présence de Racine dans l’enseignement secondaire est de nos jours une affaire forcée par les institutions de l’éducation. L’enthousiasme de ceux ou de celles pour qui Racine est mis au programme des cours est, au contraire, bien modeste. Parmi les élèves, les pièces de Racine ont la réputation d’être difficiles, démodées, ennuyeuses. Mais qui peut les contredire quand on regarde de plus près les devoirs que le Lagarde et Michard propose à leurs professeurs de leur faire faire, comme par exemple à propos de la scène 6 de l’acte IV de Phèdre, où « la fille de Minos et de Pasiphaé » éclate en fureur à cause de l’amour d’Hippolyte envers Aricie. Le/ la pauvre élève doit « Étudier : a) L’harmonie entre la composition logique et la spontanéité de la passion ; - b) La variété du ton et des tableaux » et c)-« Montrer comment la versification traduit le désarroi de Phèdre. » Bel exercice, réponses suggérées à l’instar d’un « Appréciez bien le style et la forme de la tragédie racinienne 14 », mais devoir en effet très loin de la réalité des élèves de jadis et de naguère, sans parler de ceux et de celles d’aujourd’hui. Quant à l’enseignement universitaire, on ne peut pas non plus espérer aujourd’hui que Racine compte parmi les auteurs de prédilection des étudiants qui ont choisi de leur libre arbitre la discipline des lettres modernes. C’est ainsi que quelques raciniens britanniques déploraient avec regret le déclin de la présence de Racine dans les cours universitaires de leurs pays à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à Santa Barbara en 1999 pour commémorer le tricentenaire de la mort de l’auteur. Il suffit de citer les titres de leurs communications qui sont, eux seuls, significatifs à cet égard : John Campbell, « Enseigner Racine, mission impossible ? », Peter Bailey, « Let’s Dump Classicism », William Brooks, « Racine ; or, the Triumph of Irrelevance 15 ». Racine risque donc de perdre de plus en plus son statut d’auteur 11 Voir Michel P. Schmitt, « L’hyperclassique (Racine à l’école) », dans Volker Schröder (dir.), Présences de Racine, Œuvres et Critiques, XXIV, 1 (1999), pp.-281-292. 12 Voir ibid., p.-282. 13 Voir ibid., p.-287. 14 Lagarde/ Michard, XVII e -siècle, p.-299. 15 Voir Ronald W. Tobin, éd., Racine et/ ou le classicisme. Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 143 classique enseigné à l’école et à l’université, et ceci malgré les efforts qu’ont fait ces mêmes institutions pour le placer sans cesse au siège des écrivains immortels du Panthéon. Ironie du sort : l’importance de Racine comme auteur classique va diminuant à cause du classicisme qui fut attribué à son œuvre au fil du temps et qui est finalement tombé en désuétude vers la fin du vingtième siècle. Inutile de réfléchir ici sur les causes de cette déchéance du goût des lecteurs/ lectrices contemporains pour un ouvrage dans les bonnes règles de la doctrine classique. Dans le cadre de notre propos, il est plus intéressant de se demander si le caractère classique de l’œuvre de Racine se laisse vraiment limiter à l’esthétique du classicisme, ce qui nous ramène à la question de savoir qu’est-ce qu’au juste un auteur classique. Il va sans dire que j’ai utilisé jusqu’ici le terme de classique dans le sens d’un auteur canonisé. Or, dans le champ de l’histoire de la littérature, la canonisation est un processus de réception qui se déroule indépendamment du fait qu’un auteur imite les anciens ou non, qu’il suit leurs règles concernant un genre ou non. Shakespeare est un auteur classique de la littérature anglaise comme l’est Calderon pour la littérature espagnole sans que ni l’un ni l’autre ait jamais pensé à respecter la moindre règle des anciens. Racine, par contre, a certes observé les règles, mais il n’était pas vraiment soucieux de les appliquer strictement. Il s’est intéressé aux conflits psychologiques de ses personnages plutôt qu’aux incidents qui en étaient la cause et ceci lui a permis d’enfermer facilement son action dramatique « en un Lieu », « en un Jour », en « un seul Fait accompli », comme l’a revendiqué Boileau dans son Art poétique 16 . L’observation des règles n’est donc guère une nécessité esthétique chez Racine mais une conséquence qui résulte quasi fortuitement des sujets qui lui sont chers. Au fur et à mesure que l’opinion publique a immobilisé l’image de Racine dans le lieu commun de l’auteur des règles, les études raciniennes se sont diversifiées en des approches multiples de son œuvre. En même temps que Barthes a fait courir la formule « Racine est Racine » signalant par là que le large public connaît, certes, le nom de l’auteur, mais résiste de plus en plus à lire son œuvre, la petite communauté des critiques littéraires, essayistes et universitaires, a découvert le corpus racinianum comme source inépuisable de nouvelles interprétations et lectures qui vont bien au-delà des commentaires purement esthétiques en usage jusqu’à cette époque-là. C’est ainsi que sont nées à partir des années 1950 les 1999, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°- 129 », 2001, respectivement pp.- 249-260 (Campbell), pp.-261-264 (Bailey), pp.-265-274 (Brooks). 16 Voir Boileau, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, Art poétique, « Chant III », p.-170. 144 Rainer Zaiser études de Lucien Goldmann 17 , de Charles Mauron 18 et de Roland Barthes même 19 qui ont ouvert, chacun à sa guise, un nouveau potentiel herméneutique de l’œuvre racinienne, que ce soit sur la base d’une approche sociologique, psychanalytique ou structuraliste du texte. À cela succèdent jusqu’à la fin du XX e - siècle d’innombrables lectures qui nous initient soit aux secrets d’un Racine archaïque 20 , mythique 21 , cérémoniel 22 ou transcendant 23 , soit aux arcanes d’un Racine politique 24 , anthropologique 25 ou existentialiste 26 . Les contributions réunies et éditées par Gilles Declercq et Michèle Rosellini à l’occasion du tricentenaire de la mort de Racine 27 donnent un beau panorama de ces tendances de la critique racinienne du dernier tiers du XX e - siècle. Facile d’ailleurs d’élargir cette liste d’épithètes caractérisant les différentes approches auxquelles s’est vu soumis le texte 17 Voir Le dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955 ; Racine. Une interprétation marxiste d’un grand classique, Paris, Éditions de l’Arche, 1956. 18 Voir L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Jean Racine, Paris, Ophrys, 1957. 19 Voir Sur Racine, op.-cit. 20 Voir Solange Guénoun, Archaïque Racine, New York, Peter Lang, 1993. Cette étude explore les structures archaïques du théâtre racinien sous l’angle de la psychanalyse lacanienne. 21 Voir Marc Eigeldinger, La mythologie solaire dans l’œuvre de Racine, Neuchâtel, Faculté des Lettres, 1969 ; Revel Elliot, Mythe et légende dans le théâtre de Racine, Paris, Minard, 1969 ; plus récemment et dans une perspective psychanalytique Mitchell Greenberg, Racine. From Ancient Myth to Tragic Modernity, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2010. 22 Voir Jacques Schérer, Racine et/ ou la cérémonie, Paris, PUF, 1982. 23 Voir Roland Racevskis, Tragic Passages. Jean Racine’s Art of the Threshold, Lewisburg, Bucknell University Press, 2008. 24 Voir le chapitre sur Racine dans Jean-Marie Apostolidès, Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1985, pp.-90-131 ; Volker Schröder, La-tragédie du sang d’Auguste. Politique et intertextualité dans Britannicus, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n o- 199 », 1999 ; Catherine Spencer, La tragédie du prince. Étude sur le personnage médiateur dans le théâtre tragique de Racine, Tübingen, PFSCL, « Biblio 17, n o -32 », 1987. 25 Voir Karlheinz Stierle, « Die Modernität der französischen Klassik : Negative Anthropologie und funktionaler Stil », dans Fritz Nies, Karlheinz Stierle, éds., Französische Klassik. Theorie-Literatur-Malerei, München, Wilhelm Fink, 1985, pp.- 81-133, notamment pp.- 100-112 à propos de Racine ; Matei Chihaia, Institution und Transgression. Inszenierte Opfer in Tragödien Corneilles und Racines, Tübingen, Narr, « Romanica Monacensia », 2002. 26 Annika Charlotte Krüger, Lecture sartrienne de Racine. Visions existentielles de l’homme tragique, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n o -92 », 2011. 27 Voir Jean Racine 1699-1999. Actes du colloque Île de France-La Ferté-Milon, 25-30 mai 1999. Actes réunis par Gilles Declercq et Michèle Rosellini, Paris, PUF, 2003. « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 145 racinien 28 , mais nous en passons. Concluons simplement par la remarque, essentielle quant à notre propos, que le caractère classique de l’œuvre d’un auteur consiste ni dans son classicisme ni dans quelle esthétique que ce soit, mais dans le fait qu’une telle œuvre est susceptible d’engendrer sans cesse de nouvelles lectures. Nous sommes convaincus que les tragédies de Racine ont la disposition de stimuler un tel processus de réinterprétation continue qui fait de lui un auteur classique. Pour terminer, nous nous permettons de relire la formule de Barthes de façon tant soit peu autre que le maître de la sémiologie l’a proposé lui-même. Si l’on entend le propos « Racine est Racine », dans le sens que Racine n’est ni Mairet, ni Corneille, ni Quinault, mais en fait Racine même et incomparable, on souligne la singularité de son œuvre et cette singularité est fondée sur la polyvalence sémiotique du texte racinien qui n’a cessé et ne cessera à l’avenir d’inviter son lecteur/ sa lectrice à l’interprétation variée et variable de son langage dramatique. Racine infiniment, comme Jean Emelina l’a suggéré dans le titre d’un de ses livres 29 , est donc la devise qui explique le phénomène de Racine auteur classique de jadis et de naguère et, espérons-le, de demain aussi. 28 Voir à ce propos les états de recherche suivants : Alain Viala, « Racine et la critique moderne », dans Jean Racine, Théâtre complet, éd. Jacques Morel et Alain Viala, édition revue et mise à jour, Paris, Dunod, 1995, pp.-763-778 ; Pierre Ronzeaud, « Présentation », dans Racine Britannicus, éd. Pierre Ronzeaud, Paris, Klincksieck, « Parcours critiques », 1995, pp.- 3-21 ; Georges Forestier « Jean Racine : approche bibliographique », dans Pierre Ronzeaud, Patrick Dandrey, Alain Viala, éds., Les tragédies romaines de Racine. Britannicus, Bérénice, Mithridate, Littératures classiques, n o -26 (janvier 1996) ; Volker Schröder, « Situations des études raciniennes : histoire et littérature », dans Declercq/ Rosellini 2003, op.-cit., pp.-11-24. 29 Voir Jean Emelina, Racine infiniment, Paris, SEDES, « Questions de littérature », 1999. Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Bibliographie sélective établie par Rainer Zaiser a lbanese , Ralph. Molière à l’école républicaine. De la critique universitaire aux manuels scolaires (1870-1914). Saratoga, Anma Libri, 1992. a lbanese , Ralph. La Fontaine à l’école républicaine. Du poète universel au classique scolaire. Charlottesville, Rookwood Press, 2003. a lbanese , Ralph. Corneille à l’école républicaine. Du mythe héroïque à l’imaginaire politique en France, 1800-1950. Paris, L’Harmattan, 2008. a lbanese , Ralph. Racine à l’école républicaine ou Les enjeux socio-politiques de la tragédie classique (1800-1950). Paris, L’Harmattan, 2013. a ueRbacH , Erich. Le culte des passions. Essais sur le XVII e siècle français, introduction et traduction par Diane Meur. Paris, Macula, 1998. a ueRbacH , Erich. « Le faux décot », dans Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim. Paris, Gallimard, 1968, pp. 365-394. b aby , Hélène, R ieu , Josiane (éds.). La douceur en littérature de l’Antiquité au XVII e -siècle. Paris, Classiques Garnier, 2012. b aRtHes , Roland. « Racine est Racine », dans Roland Barthes, Mythologies. Paris, Seuil, 1957, pp. 109-11. b aRtHes , Roland. « Plaisir aux Classiques », dans Roland Barthes, Œuvres complètes, t.-I, éd. Éric Marty. Paris, Seuil, 1993, pp. 45-53. b aRtHes , Roland. « Réflexions sur un manuel », dans Roland Barthes, Œuvres complètes, t.-II, éd. Éric Marty. Paris, Seuil, 1994, pp. 1241-46. b easley , Faith E., W ine , Kathleen (éds.). Intersections. Actes du 35 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Dartmouth College, 8-10 mai 2003. Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°-161 », 2005. b euGnot , Bernard. La Mémoire du texte. Essais de poétique classique. Paris, Champion, 1994. b euGnot , Bernard. « La précellence du style moyen (1625-1650) », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950. Paris, P.U.F., 1999, pp. 539-599. b olDuc , Benoît, G olDWyn , Henriette (éds.). Concordia discors. Choix de communications présentées lors du 41 e congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, New York University, 20-23 mai 2009, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°-194/ 195 », 2011. 2-vols. b oRGeRHoFF , E.B.O. The Freedom of French Classicism. New York, Russell & Russell, 1958. 148 Rainer Zaiser b Ray , René. La formation de la doctrine classique en France. Paris, Hachette, 1927. b RoDy , Jules. Boileau and Longinus. Genève, Droz, 1958. b RoDy , Jules. French Classicism. A Critical Miscellany. London, Prentice-Hall, 1966. b RoDy , Jules. « What Was French Classicism ? », dans David Lee Rubin, John D. Lyons (éds.), Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989, pp. 51-77. b uRy , Emmanuel. « Le classicisme et le modèle philologique. La Fontaine, Racine et La-Bruyère », L’Information littéraire, 1990, n°-3, pp.-20-24. b uRy , Emmanuel. Le classicisme. L’avènement du modèle littéraire français 1660- 1680. Paris, Nathan, 1993. b uRy , Emmanuel. « Traduction et classicisme », Littératures classiques, n°-19, 1993, pp. 129-143. b uRy , Emmanuel. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580- 1750). Paris, PUF, 1996. b uRy , Emmanuel. « Espaces de la République des Lettres : des cabinets savants aux salons mondains », dans Jean-Charles Darmon et Michel Delon (dir.), Histoire de la France littéraire, tome II, Classicismes. XVII e -XVIII e siècles. Paris, P.U.F., « Quadrige », 2006, pp.-88-116. b uRy , Emmanuel. « Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : “un manifeste du classicisme” ? », Œuvres et Critiques, XXXVII, 1 (2012), pp.-75-86. b utleR , Philip. Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine. Paris, Nizet, 1959. c RonK , Nicholas. The Classical Sublime. French Neoclassicism and the Language of Literature. Chralottesville, Rockwood Press, 2002. D aGen , Jean, R oGeR , Philippe (dir.). Un siècle de deux cents ans ? Les XVII e et XVIII e -siècles : continuités et discontinuités. Paris, Desjonquères, 2004. D anDRey , Patrick. « Les deux esthétiques du classicisme français », Littératures classiques, n°-19, 1993, pp. 145-170. D anDRey , Patrick. « Qu’est-ce que le classicisme ? », dans Henry Méchoulan et Joël Cornette (dir.), L’État classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVII e -siècle. Paris, Vrin, 1996, pp.-43-67. D aRmon , Jean-Charles, D elon , Michel (dir.). Histoire de la France littéraire, tome II, Classicismes. XVII e -XVIII e siècles. Paris, P.U.F., « Quadrige », 2006. D enis , Delphine. Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle. Paris, Champion, 2001. D enis , Delphine. « Classicisme, préciosité et galanterie », dans Jean-Charles Darmon et Michel Delon (dir.), Histoire de la France littéraire, tome II, Classicismes. XVII e -XVIII e siècles. Paris, P.U.F., « Quadrige », 2006, pp. 117-130. D enis , Delphine. « La douceur, une catégorie critique au XVII e siècle », dans Marie-Hélène p Rat et Pierre s eRvet (dir.), Le doux aux XVI e et XVII e siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité. Université Jean-Moulin-Lyon 3, 2003, Cahiers du GADGES, n° 1, pp. 239-260. D ens , Jean-Pierre. L’honnête homme et la critique du goût. Lexington, Kentucky, French Forum, 1981. Bibliographie sélective 149 D uFouR -m aîtRe , Myriam. Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle. Paris, Champion, 1999. D upRat , Anne. Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670). Paris, Champion, 2009. F oRestieR , Georges, n éRauDau , Jean-Pierre (dir.). Un classicisme ou des classicismes ? , Actes du colloque international, Université de Reims, 5, 6 et 7- juin 1991, Centre de recherche sur les classicismes antiques et modernes. Pau, Publications de l’Université de Pau, 1995. F oRestieR , Georges. « Littérature et classicisme », dans Roger Zuber, Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, préface de Georges Forestier. Paris, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1997, pp. 27-43. F oRestieR , Georges, b uRy , Emmanuel. « XVII e siècle », dans Jacqueline c eRqui - Glini -t oulet , F RanK l estRinGant , Georges F oRestieR , Emmanuel b uRy , La littérature française : dynamique et histoire, I, sous la direction de Jean- Yves Tadié. Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2007, pp. 457-691. F oRestieR , Georges. Passions tragiques et règles classiques. Paris, P.U.F., 2003, rééd. A.-Colin, 2010. F Raisse , Emmanuel. « Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau », Le français aujourd’hui, 1/ 2001 (n o 172), pp. 11- 24. F Raisse , Luc. « La littérature du XVII e siècle chez les fondateurs de l’histoire littéraire », XVII e siècle, n o 218 (2003/ 1), pp. 3-26. F Rance , Peter. Racine’s Rhetoric. Oxford, Clarendon Press, 1965. F oRment , Lise. « Roland Barthes et l’actualité du ‘théâtre classique’. La transhistoricité de la littérature mise en spectacle », Revue Roland Barthes, n o 1, juin 2014 [en ligne]. URL : http : / / www.roland-barthes.org/ article_forment.html [Site consulté le 13 août 2016]. F umaRoli , Marc. L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique. Genève, Droz, 1980. G énetiot , Alain. Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine. Paris, Champion, 1997. G énetiot , Alain. Le classicisme. Paris, P.U.F., « Quadrige Manuels », 2005. G uion , Béatrice. « ‘Un juste tempérament’ : les tensions du classicisme français », dans Jean-Charles Darmon, Michel Delon, (dir.), Histoire de la France littéraire, tome II, Classicismes. XVII e -XVIII e siècles. Paris, P.U.F., « Quadrige », 2006, pp. 131-154. H acHe , Sophie. La langue du ciel. Le sublime en France au XVII e siècle. Paris : Champion, 2000. H aRtH , Erica. « Classical Discourse : Gender and Objectivity », dans David Lee Rubin, John D. Lyons (éds.), Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989, pp. 151-173. j eanneRet , Michel. Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique. Paris, Les Éditions du Seuil, 2003. 150 Rainer Zaiser j eanneRet , Michel. Versailles, ordre et chaos. Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2012. K app , Volker. « L’apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui se moque de la rhétorique », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950. Paris, P.U.F., 1999, pp. 707-786. K ibéDi -v aRGa , Aron. Les poétiques du classicisme. Paris, Aux Amateurs des Livres, « Théorie et critique à l’âge classique », 1990. K ocH , Erec R. (éd.). Classical Unities : Place, Time, Action. Actes du 32 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tulane University, 13-15 avril 2000. Tübingen, Narr, « Biblio 17, n o -131 », 2002. l ecoq , Anne-Marie (éd.). La Querelle des Anciens et des Modernes XVII e - XVIII e siècles, précédé d’un essai de Marc Fumaroli, suivi d’une postface de Jean-Robert Armogathe. Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001. l yons , John D. « What Do We Mean When We Say « classique » ? », dans Ronald W. Tobin- (éd.), Racine et/ ou le classicisme. Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999. Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°-129 », 2001, pp.-497-505. m acé , Stéphane. « Pointes baroques contre douceur classique : les ambiguïtés de Boileau », Œuvres et Critiques, XXXVII, 1 (2012), pp. 9-21. m eRlin -K ajman , Hélène. Public et littérature en France au XVII e siècle. Paris, Les Belles Lettres, 1994. m eRlin -K ajman , Hélène. L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique. Paris, Champion, 2000. m eRlin -K ajman , Hélène. L’Excentricité académique. Institution, littérature, société. Paris, Les Belles Lettres, 2001. m eRlin -K ajman , Hélène. La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement. Paris, Seuil, 2003. m eRlin -K ajman , Hélène. « Un siècle classico-baroque ? », XVII e siècle, n°- 223 (2004/ 2), pp.-163-172. m eRlin -K ajman , Hélène. « Un nouveau XVII e siècle », Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 105, (2005/ 1), pp. 11-36. m ilo , Daniel. « Les classiques scolaires », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome II, La Nation, 3. La Gloire, les mots. Paris, Gallimard, 1986, pp.-517-562. m oRtGat -l onGuet , Emmanuelle. Clio au Parnasse. Naissance de l’« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e siecles. Paris, Champion, 2006. n elson , Robert J. « French Classicism : Dimensions of Application », dans David Lee Rubin, John D. Lyons (éds.), Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989, pp. 79-104. n iDeRst , Alain. « Les Classicismes : les mots et les choses », dans David Lee Rubin, John D. Lyons (éds.), Continuum : Problems in French Literature Bibliographie sélective 151 form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989, pp. 105-118. n oRman , Larry F. The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France. Chicago and London, The University of Chicago Press, 2011. p apasoGli , Benedetta. Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e -siècle. Paris, Champion, 2000. p avel , Thoms. L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique. Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1996. p eyRe , Henri. Qu’est-ce que le classicisme ? Édition revue et augmentée. Paris, Nizet, 1964 (1 e éd. Paris, Droz, 1933). R eGuiG , Delphine. Boileau poète. « De la voix et des yeux… ». Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle », 2016. R oHou , Jean. Le XVII e siècle, une révolution de la condition humaine. Paris, Seuil, 2002. R ubin , David Lee, l yons , John D. (éds.). Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989. s cHmitt , Michel P. « L’hyperclassique (Racine à l’école) », dans Volker Schröder (dir.), Présences de Racine, Œuvres et Critiques, XXIV, 1 (1999), pp.-281-292. s cHolaR , Richard. The Je-ne-sais-quoi in Eary Modern Europe : Encounters with a Certain Something. Oxford : Oxford University Press, 2005. (Trad. fr. : Le je-ne-sais-quoi. Enquête sur une énigme. Traduit de l’anglais par Thomas Constantinesco. Paris, P.U.F., 2010. s cHRöDeR , Volker. « Classique par anticipation : Boileau et le fol esprit de l’immortalité », Œuvres et Critiques, XXXVII, 1 (2012), pp. 125-141. s pitZeR , Leo. « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », dans Leo s pitZeR , Études de style, précédé de « Leo Spitzer et la lecture stylistique » de Jean Starobinski, traduit de l’anglais et de l’allemand par Éliane Kaufholz, Alain Coulon, Michel Foucault. Paris, Gallimard, « Collection TEL », 1970, p. 208-335. s tanton , Domna C. « Classicism (Re)constructed : Notes on the Mythology of Literary History », dans David Lee Rubin, John D. Lyons (éds.), Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989, pp. 1-29. s tenZel , Hartmut. « Le classicisme français et les autres pays européens », dans Jean-Charles Darmon, Michel Delon (dir.), Histoire de la France littéraire, tome II, Classicismes. XVII e -XVIII e siècles. Paris, P.U.F., « Quadrige », 2006, pp.-39-78. s tieRle , Karlheinz, « Die Modernität der französischen Klassik : Negative Anthropologie und funktionaler Stil », dans Fritz Nies, Karlheinz Stierle (éds.), Französische Klassik : Theorie, Literatur, Malerei. München, Fink Verlag, 1985, pp. 81-133. s usini , Laurent. L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées. Paris, Champion, 2008. 152 Rainer Zaiser t apié , Victor-Lucien. Baroque et classicisme. Paris, Hachette, « Pluriel », 1980. t obin , Ronald W. (éd.). Racine et/ ou le classicisme. Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999. Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°-129 », 2001. t RémolièRes , François. Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité. Paris, Champion, 2009. v iala , Alain. Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris, Minuit, 1985. v iala , Alain. La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution. Paris, P.U.F., 2008. W elleK , René. « The Term and Concept of Classicism in Literary History » [1966], dans René Wellek, Discriminations : Further Concepts of Criticism. New Haven, Yale University Press, 1970, pp. 55-89. W osHinsKy , Barbara. « Classical Uncertainties », dans David Lee Rubin, John D. Lyons (éds.), Continuum : Problems in French Literature form the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Volume 1 : Rethinking Classicism - Overviews. New York, AMS Press, 1989, pp. 133-149. Z aiseR , Rainer (dir.). Écrivaines du XVII e siècle, Œuvres et Critiques, XXXV, 1 (2010). Z aiseR , Rainer. « Autour de quelques méthodes de la recherche dix-septiémiste en Allemagne : le style de Spitzer, la mimésis d’Auerbach et l’anthropologie négative de Stierle », XVII e siècle, n o 254, (2012/ 1), pp. 7-27. Z aiseR , Rainer (dir.). Nicolas Boileau (1636-1711) : diversité et rayonnement de son œuvre, Œuvres et Critiques, XXXVII, 1 (2012). Z éKian , Stéphane. L’invention des classiques. Le « siècle de Louis XIV » existe-t-il ? Paris : CNRS Éditions, 2012. Z ubeR , Roger, c uénin , Micheline. Littérature française, 4. Le Classicisme 1660- 1680. Paris, Arthaud, « Collection Littérature française/ Poche », 1984. Z ubeR , Roger. Les « belles infidèles » et la formation du goût classique, nouvelle édition revue et augmentée, postface d’Emmanuel Bury. Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1995 ( 1 1968). Z ubeR , Roger. Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, préface de Georges Forestier. Paris, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1997. Numéros de revues consacrés au classicisme D aRmon , Jean-Charles, F oRce , Pierre (dir.). Le classicisme des modernes. Représentations de l’âge classique au XX e siècle, Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 107 (2007/ 2). D iaZ , José-Luis (dir.). Le XIX e siècle face aux canons littéraires. Persistance, remises en cause, transformations, Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 114 (2014/ 1). m eRlin -K ajman , Hélène (dir.). XVII e siècle et modernité, XVII e siècle, n°- 223 (2004/ 2). Bibliographie sélective 153 n epote -D esmaRRes , Fanny (dir.). Excellence classique et marginalité au XVII e siècle, XVII e siècle, n o 224 (2004/ 3). R oHou , Jean (dir.). La périodisation à l’âge classique, Littératures classiques, n o 34, 1998. v iala , Alain (dir.), Qu’est-ce qu’un classique, Littératures classiques, n o 19, 1993.
