eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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XLI,2 2016 Les Histoires comiques et la modemite de l' ecriture narr\f rilnck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Sommaire F rancis a ssaF Introduction Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . 3 M athilde a ubague « Il faut écrire à la moderne » : l’impératif de modernité chez Théophile de Viau et Charles Sorel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 M elinda a nn c ro Antiroman ou métaroman ? Extravagance, fragmentation et métafiction dans l’histoire comique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 s alMa l akhdar et F rancine W ild Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion . . . . . . . . 33 J ean l eclerc et a lex b elleMare Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique . . . . . . . . . . 45 c écile t oublet La Chair du héros, jalon du roman moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 b arbara W oshinsky La Modernité du Roman bourgeois de Furetière : les mots et les choses . . 69 d idier s ouiller La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme. . . . . . . . . 83 Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Introduction Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture Francis Assaf The University of Georgia Ce numéro d’Œuvres et critiques a choisi pour thème la modernité de l’écriture. Nier que modernité et réalisme aillent main dans la main est vain ; la thèse de Jean Serroy Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e - siècle qui, depuis 1981, fait autorité et a servi et continue de servir de pivot à de nombreuses études sur l’histoire comique, l’atteste abondamment et de manière péremptoire. La fourchette dans laquelle se situe ce que nous considérons comme « histoires comiques » se situe entre les années 1612 et 1666, dates respectives des Histoires comiques, ou entretiens facetieux… (1612) de François Du Souhait (15…-1615 ? ) au Roman bourgeois (1666) d’Antoine Furetière (1619-1688). Plusieurs de nos collègues ont eu l’amabilité de répondre à l’appel à contributions. La diversité de leurs approches ne le cède en rien à celle de leurs parcours respectifs, qui vont du doctorant au professeur émérite chevronné. Dans quelle mesure les histoires comiques reflètent-elles dans leur régime d’écriture la valorisation du moderne et surtout l’évolution de cette notion durant - grosso modo - la première moitié du XVII e siècle (avec les ramifications possibles pour le roman du XVIII e ). Ces textes ne se cantonnent pas dans de simples descriptions ou analyses critiques, mais s’efforcent de dégager la place qu’occupent une ou plusieurs œuvres dans le corpus des histoires comiques et leur importance quant à la modernité, c’est-à-dire ce départ des notions d’écriture « anciennes », départ dont un Théophile de Viau ou un Charles Sorel se font les avocats les plus fervents. Titulaire depuis 2012 d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Bourgogne, Mlle M athilde a ubague focalise son travail sur l’Histoire comique de Francion (1623-1626-1633) et Première journée (1623), respectivement de Charles Sorel et Théophile de Viau. Mlle Aubague a très bien su distinguer les structures esthétiques du maniérisme de celles de la modernité chez ces deux auteurs. Selon elle, ces dernières engagent écriture et langage, mais aussi - et surtout - l’être et l’agir du personnage central et « re-présentent » (rendent à nouveau présente) la figure auctoriale aussi bien 4 Francis Assaf dans le texte proprement dit que dans les paratextes. Sans mentionner la préface de S/ Z, de Barthes, elle affirme que la scriptibilité d’un texte et la fusion auteur-personnage-lecteur sont à la fois composantes et garanties de sa modernité, à la fois idéologie et déontologie. Titulaire depuis 2010 d’un doctorat ès lettres françaises de l’université de Géorgie (USA) et professeur à Kansas State University (permanentisée au niveau « Associate Professor » cette année même), Mme M elinda c ro s’appuie sur, entre autres, Habermas et Baudelaire pour voir la modernité comme une forme de révolte contre le passé, pour ne pas avoir à le répéter. Les contributions anglaise et espagnole à la modernité du roman d’Ancien Régime ne passent pas toutefois inaperçues dans le travail de Mme Cro, mais constituent un apport appréciable. Deux « extravagants », Le Berger extravagant de Sorel (1627), et Le Gascon extravagant, d’O.S. de Clairville (1637) constituent les pôles de son interrogation sur la modernité, avec une échappée vers le roman des Lumières, dont elle prend Jacques le fataliste et son maître (1775-1784) comme l’exemple le plus probant de la narration auto-consciente, pilier de la modernité dans le roman d’Ancien Régime. De son analyse des « extravagants » comme de ses considérations sur Jacques, nous pouvons discerner la modernité dans le récit fragmenté, récit où l’auteur rappelle constamment au lecteur le pacte de lecture. Mlle s alMa l akhdar , titulaire depuis le 28 novembre 2016 d’un doctorat de l’université de Caen, et Mme F rancine W ild , sa directrice de thèse, émérite de la même université, ont collaboré à un article sur l’invention de Francion en tant que personnage moderne de roman. Et donc qui dit personnage moderne dit roman moderne. Les auteures identifient Francion comme archétype de la modernité du personnage littéraire dans l’histoire comique. Or, ce qui constitue selon elles cette modernité est ce qu’on appelle en anglais « double-bind », c’est-à-dire à la fois la complexité intérieure du personnage et sa difficulté à comprendre le monde. Elles se basent sur l’analyse d’Yves Giraud, qui montre Francion comme étant essentiellement un être contradictoire, à l’identité vacillante. Ce jugement est confirmé non seulement par des citations de Henri Coulet et de Jean Serroy, mais aussi par une analyse serrée et systématique du comportement du personnage, qui semble bien « éclaté », surtout dans l’écart entre les idéaux auxquels il dit souscrire et ses actions. Le rapport de Francion à la société est d’emblée problématique, selon les auteures, dès sa sortie du milieu familial. Ses expériences au collège, sous la férule du pédant Hortensius, ne le font voir que trop. La faim et les privations n’en composent qu’une partie ; c’est surtout l’abandon forcé du français et l’étude d’un fatras scolastique qui déstabilisent son rapport au monde. La conclusion est sans surprise et cependant incontestable : le personnage de Francion exprime et résume les contradictions d’une époque Introduction : Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture 5 en pleine mutation, aussi bien du point de vue des valeurs littéraires que socio-économiques. L’article conjoint de MM. J ean l eclerc , « Associate Professor » à l’University of Western Ontario et d’a lex b elleMare , doctorant à l’Université de Montréal, se focalise sur Le Roman comique et spécifiquement sur le rire des personnages. Il ne s’agit pas des passages qui provoquent le rire du lecteur, mais de l’expression du rire dans le texte et de sa signification, dans le contexte de la modernité. Pour les auteurs, le roman, qui mérite bien son titre, comporte une forte composante théâtrale, non seulement parce qu’il traite des aventures d’une troupe de comédiens ambulants dans la ville du Mans, mais à cause de plusieurs de ses personnages, dont notoirement Ragotin, qui se réduit à une suite de gags, comme l’ont constaté par ailleurs d’autres critiques. Les auteurs vont cependant plus loin : ils démontrent que Scarron non seulement représente textuellement le rire de façon consciente, mais l’imprime pour ainsi dire dans la conscience du lecteur par des remarques et commentaires. Les auteurs justifient leur titre en inscrivant le rire dans une « logique scénographique » en le proposant à l’appréciation du lectorat, public forcément distancié puisqu’en dehors de la diégèse. Ce travail est intelligemment nuancé, présentant le rire comme un phénomène adapté à la dynamique diégétique du roman. L’article se conclut sur un tour d’horizon du rire dans l’histoire comique, depuis ses débuts carnavalesques (Francion) à une variété plus « érudite » (Le Roman bourgeois). Mme c écile t oublet , qui vient de soutenir une thèse de doctorat en Sorbonne sur l’histoire comique, étudie dans son article le corps du personnage de l’histoire comique. Comme MM. Leclerc et Bellemare, elle note le rire comme élément narratif, mais plutôt relié au corps que faisant partie de la diégèse en soi. Le corps des personnages est souvent difforme et grotesque ; si elle ne cite jamais Callot, ses descriptions et analyses font irrésistiblement penser au maître-graveur lorrain. C’est le corps qui non seulement crée la narration mais crée et manipule la réalité, que ce soit une réalité grossie dans le Francion ou au contraire oblitérée par l’imagination pervertie de Lysis. Elle note, entre autres, que le corps du héros éponyme de L’Orphelin infortuné est soumis à toutes sortes d’avanies, peut-être plus que celui de tout autre héros d’histoires comiques. Ce qui « entoure » le corps (vêtement, nourriture, boisson, actes sexuels même), participe à la création de la narration, dit Toublet. Et c’est cet engagement dans la réalité, résultat du rejet de la « désincarnation » du corps dans le roman héroïque et sentimental, qui génère la modernité, même et surtout chez un Furetière, qui refuse de décrire la belle (et sotte) Javotte, alors qu’il ne rechigne ni à décrire son père, le crasseux Vollichon, ni son soupirant, le fat Nicodème. Toublet relève aussi le même trait chez Scarron, qui nous présente la véritable montagne de chair qu’est Madame Bouvillon, et la hideuse Madame Ragonde 6 Francis Assaf que décrit Sorel dans Polyandre. C’est dire que la corporalité non seulement génère la narration, mais est la narration, fait que la narration existe, ce qui en fin de compte constitue l’antithèse du maniérisme. Sa conclusion ne fait que confirmer cela. Émérite de l’University of Miami, Mme b arbara W oshinsky examine Le Roman bourgeois. D’emblée, son introduction en fait ressortir le caractère paradoxal : incompris à sa parution, selon Alain Rey (et bien après - un éminent professeur de la Sorbonne l’appelait il y a quelques années « mal fichu »), il a fallu de nombreuses lectures et des réflexions ardues pour en dégager non seulement la modernité, mais aussi la postmodernité et la nature méta-romanesque. Mme Woshinsky évoque avec pertinence la mainmise formelle du pouvoir sur la langue (avec, bien entendu l’institution de l’Académie française comme jalon incontournable de cette mainmise). Épuration ou appauvrissement ? Le déclin progressif du pouvoir économique nobiliaire se voit, dit-elle, compensé en quelque sorte par une monopolisation du « beau langage », ce qui expliquerait le désir d’intégration de la noblesse de robe, aux racines roturières, à la vieille aristocratie d’épée. Le recours aux normes langagières de Vaugelas fut considéré par cette nouvelle classe comme le moyen sine qua non d’être vue comme noble à part entière. Ce que critique Furetière, selon Mme Woshinsky et ses sources, c’est justement ce côté « bas », cette inconscience d’un sens plus élevé à la vie, que ce soit en matière de relations amoureuses (inexistantes et remplaceés par des questions d’intérêt), ou plus simplement de soucis terre-à-terre que leur rendaient inaccessible le véritable raffinement. Plusieurs passages du Roman bourgeois, qu’elle cite, confirment cette carence. Or c’est justement ce contre quoi Furetière exerce sa vis satirica et c’est en cela que Mme Woshinski fait résider la modernité de l’écriture furetièrienne, qu’elle nomme « protoréalisme », notant bien que les termes de réalisme et de réalistes n’existaient pas au XVII e siècle. Cependant, les citations qu’elle inclut dans son texte font bien voir cette modernité « proto-réaliste », encore qu’un tant soit peu caricaturale. Mme Woshinsky fait l’effort louable de relier entre elles les deux œuvres majeures de Furetière : Le Roman bourgeois et le Dictionnaire universel, démontrant qu’à l’encontre du Dictionnaire de l’Académie française, celui de Furetière cherchait surtout à décrire « les choses désignées par les mots » (Alain Rey dixit), c’est-à-dire s’inscrivant dans la même perspective sémiologique et lexicale que le roman de 1666. Et, de fait, une comparaison entre les exemples donnés dans le Dictionnaire universel et ceux du Dictionnaire de l’Académie française démontre la richesse socio-linguistique du premier en comparaison avec la sécheresse du second, chose que confirme une citation d’Alain Rey (q.v.). L’ouverture de la modernité dans l’histoire comique vers les périodes plus tardives, Mme Woshinsky la voit dans le roman du XIX e siècle, en Introduction : Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture 7 particulier chez Balzac, chez qui elle retrouve un écho de la vis satirica de Furetière, à qui elle reconnaît la même universalité que Balzac. Enfin, le dernier article de ce volume est de la plume de M. d idier s ouiller , professeur de littérature comparée, émérite de l’université de Bourgogne. Il englobe l’ensemble des principales histoires comiques, de La Vie généreuse des mercelots, gueux et Bohémiens (Péchon de Ruby, 1596), au Roman bourgeois (Furetière, 1666). Forcément plus long que les précédents, il se révèle fort complexe, faisant appel à de nombreux textes d’autres littératures européennes pour montrer non seulement les similitudes, mais aussi inscrire dans une matrice théorique les filiations d’idées et d’idéologies qui unissent ces romans à leurs homologues européens. Un point capital que fait remarquer M. Souiller, c’est que ce que nous nommons réalisme en littérature, souvent sans trop réfléchir aux implications esthétiques du terme - et dont, selon lui, l’époque était profondément consciente, en fonction de la Poétique - est en fait une recomposition du réel (Souiller dixit). C’est-à-dire que le réalisme ne consiste pas à imiter le réel, mais à rendre compte du fonctionnement de ce réel, selon l’éternel principe du theatrum mundi. Bien entendu, M. Souiller est parfaitement conscient du fait que le rôle de la littérature du monde des gueux est de servir de repoussoir à la littérature aristocratique (il faut inclure là-dedans le roman héroïque et sentimental). Les bases sur lesquelles il s’appuie sont irréfutables, la conclusion de cette déclaration se trouvant abondamment confirmée dans le Francion. En fait l’article de M. Souiller est une étude en profondeur de la situation socio-historique telle qu’elle existait dans la première modernité et telle qu’elle se reflète non seulement dans la fiction narrative en prose, mais aussi dans le théâtre, et cela à travers les grandes littératures européennes. Il prend soin, vers la fin de son article, de préciser que le réalisme en tant que fidèle représentation du réel se trouve plutôt dans des ouvrages (quasi) documentaires comme Il Vagabondo ovvero sferza de’Bianti e Vagabondi ou le Liber Vagatorum. Il est très important de lire la typologie des personnages-clichés qui reviennent dans pratiquement toutes les histoires comiques et dont il dresse la liste à partir du Gascon extravagant : femmes rusées et trompeuses, actrices vénales, auteurs vaniteux, juges et autres gens de justices véreux et corrompus, membres du clergé indignes et/ ou miséreux, pédants et autres cuistres. Avec beaucoup d’à-propos, il cite le parcours de Gil Blas, qui regroupe pratiquement tous ces « caractères », devenus essentiellement topoï en eux-mêmes, pour faire voir à quel point l’histoire comique et le roman picaresque en France sont tributaires de la littérature du Siglo de Oro. L’article de M. Souiller met un point d’orgue à ces travaux sur la modernité en englobant toutes les histoires comiques (sauf Le Page disgracié, pour l’exclusion duquel il donne ses raisons) dans une étude. Je l’ai placé sciem- 8 Francis Assaf ment en dernier non seulement pour en souligner la portée, mais aussi pour encourager lectrices et lecteurs à revenir sur les articles précédents, qui font chacun preuve d’une lecture originale et d’une perspective personnelle sur le genre (ou le sous-genre ? ). Il ne reste qu’à espérer que ce numéro provoquera un regain d’intérêt pour ce versant peut-être un peu négligé de la littérature du XVII e siècle. Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) « Il faut écrire à la moderne » : l’impératif de modernité chez Théophile de Viau et Charles Sorel Mathilde Aubague Université de Bourgogne (Dijon) L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, et la Seconde Partie des Œuvres du sieur Théophile, qui s’ouvre sur Première Journée 1 , paraissent toutes deux chez Pierre Billaine en 1623. Le privilège accordé à Sorel est daté du 5 août 1622, celui à Théophile du 8 avril 1623. Sorel et Théophile se connaissaient, au moins pour avoir collaboré au Ballet des Bacchanales, et il est possible de trouver une proximité certaine dans les thématiques, l’écriture, la forme qu’ils emploient respectivement dans ces deux récits, malgré une évidente disparité dans le volume des textes (presque neuf cents pages pour le Francion de 1623, trente et une pour Première Journée) et la situation des écrivains. Ces textes témoignent de la transition entre une période de liberté intellectuelle et morale tolérant le libertinage érudit - liberté relative, comme le prouvent le premier exil de Théophile en 1619 et son « Avis au lecteur » de 1623 - et une période de durcissement marquée par les deux procès intentés à Théophile en 1623 et 1625. Après ces procès et l’entrée au pouvoir de Richelieu en avril 1624, Sorel retravaille le Francion : des modifications paraissent dans les réécritures de 1626 et 1633. Tout hypocrites qu’elles soient, elles manifestent une attitude apparente de conformation aux volontés des pouvoirs en place. Ces deux récits thématisent la conscience d’appartenir à un moment particulier de l’histoire sociale, morale et littéraire ; ils mettent en avant la nécessité d’une modernité qui participe à la fois de l’écriture et de l’attitude, du langage, de l’être et de l’agir du personnage principal et de la figure auctoriale présente dans les paratextes. L’incipit de Première journée de Théophile de Viau s’ouvre de façon retentissante sur une formule antiphrastique qui instaure la première personne et le caractère satirique du texte : 1 A ce titre est ajouté en 1632, probablement par Georges de Scudéry, la qualification générique Fragments d’une histoire comique. 10 Mathilde Aubague L’Élégance ordinaire de nos écrivains est à plus près selon ces termes : « L’Aurore toute d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, paraissait aux portes de l’Orient ; les étoiles, éblouies d'une plus vive clarté, laissaient effacer leur blancheur et devenaient peu à peu de la couleur du ciel » (11) L’ouverture d’une section narrative réalisée à travers la description maniériste d’un moment de la journée, chère aux auteurs de romans héroïques, fait également l’objet d’un pastiche de la part de Charles Sorel - mais bien plus modéré que celui de Théophile - qui choisit d’ouvrir ainsi le premier livre du Francion : « Les voiles de la nuict avoient couvert tout l’Orison, lorsqu’un certain vieillard qui s’appelloit Valentin, sortit d’un Chasteau de Bourgongne avec une robbe de chambre… 2 » (66). L’intention satirique est perceptible par la chute comique que provoquent l’indéfinition du personnage, les détails prosaïques de la référence à sa tenue et le commentaire ultérieur du narrateur externe qui intervient soudain directement pour souligner son incompréhension face à l’absence inhabituelle des lunettes de Valentin (« encore ne sçay je pourquoy il n’avoit point ses lunettes, car c’estoit sa coustume de les porter tousjours à son nez ou a sa ceinture » 66). Le narrateur de Première journée rejette ce type d’écriture pour affirmer de façon péremptoire, dans une modalité de discours déontique, les principes de ce que doit être l’écriture « moderne » : Il faut que le discours soit ferme, que le sens soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu’on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne. Démosthène et Virgile n'ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux. (11) L’ouverture de ce récit s’inscrit d’emblée dans une entreprise démonstrative : la thèse du je-narrateur est explicite : il institue un art d’écrire pour son temps. Cette écriture « à la moderne » vise à favoriser le sens, à promouvoir un langage clair et adapté à son époque. De la même façon, Sorel valorise le sens du discours et exige la clarté langagière. Comme le je-narrateur de Théophile, Francion rejette le style ampoulé et vieilli des mauvais poètes, qu’il qualifie de « façon de parler extremement sottes » imitées d’un « vieux resveux » (231). Si Francion exprime durant sa jeunesse le désir d’apprendre « comment il falloit escrire selon le siecle » (227), tous ceux qui le fré- 2 Ce pastiche est renouvelé à l’ouverture du Cinquième Livre : « Quand le Soleil eut chassé les ombres de la nuit par son retour, le Seigneur du Chasteau estant habillé desja, ne manqua pas de venir voir si Francion avoit bien reposé » (227). «Il faut écrire à la moderne» 11 quentent s’accordent lorsqu’il est adulte à le reconnaître comme le héros de la bonne parole, claire et adaptée à son époque (321-322). La critique du maniérisme dans Première journée se réalise au nom du refus d’une écriture en rupture avec son temps parce qu’imitée des Anciens. Elle affirme que la littérature doit être adaptée à son époque. L’imitation littérale des Anciens - alors que le fait de s’inspirer d’eux est respectable - est condamnée parce qu’elle implique l’excès des figures, la recherche de vocables ou d’étymologies (les auteurs qui veulent « paraître docte[s] » (11) rendent la langue obscure) et surtout l’invocation déplacée de divinités païennes. Le narrateur de Théophile oppose à cette dernière pratique un argument d’orthodoxie religieuse, un peu trop bien-pensant pour paraître sincère : C’est une dévotion louable et digne d’une belle âme que d’invoquer au commencement d’une œuvre des puissances souveraines ; mais les chrétiens n’ont que faire d’Apollon ni des Muses (11). À la face des poètes, Francion se moque insolemment de cette pratique en jurant « par la mort du destin », « par la teste du sort » ou « ventre des Parques » (232). Cependant, si la référence aux croyances païennes lorsqu’il est question de jurer déclenche aussi une comparaison avec la foi chrétienne, c’est cette fois pour dénoncer le libertinage des poètes : [N]e voyez vous pas que je jure en Poète ; vous autres qui croyez moins en Dieu que Diagoras, ny que Vanini, vous ne jurez que par luy a tous les coups, comme si vous estiez des Chrestiens fort devots, qui voulussent tousjours avoir son nom a la bouche. Notez que je leur disois cecy encore, parce que la pluspart estoient libertins, mais leur humeur franche et qui vrayement est louable en ce poinct, ne s’offença pas de ce que je leur reprochois 3 . (232-233) Le défaut fondamental de cette écriture passée est, selon Théophile, de nuire à la connaissance, de ne pas profiter au lecteur : « Ces extravagances ne font que dégoûter les savants et étourdir les faibles » (11), et in fine de parvenir à invalider à la fois les deux exigences de l’utile dulci : « toutes ces singeries ne sont ni du plaisir ni du profit d'un bon entendement » (11). En revanche, la valeur de l’écriture moderne est de servir la connaissance, de lutter contre la crédulité et « l’ignorance publique ». Les auteurs qui écrivent dans le style maniériste des poètes ou des auteurs de romans héroïques sont 3 Une référence à Théophile semble être lisible ici, d’autant que la valorisation (rare) par Francion du fait que ces poètes libertins acceptent aisément la critique fait écho à l’épître « Au Lecteur » de Théophile où ce dernier commente sa propre capacité à accepter les reproches qui lui sont faits et à en profiter (7). 12 Mathilde Aubague tout uniment renvoyés à leur fonction de faiseurs impertinents : « faiseurs de livres » (11) chez Théophile, « faiseurs de Romans à la douzaine » (1263), « ceux qui se meslent d’escrire » (63) chez Sorel. Une idéologie de la modernité apparaît donc bien dans les propos des personnages ; elle rejette un style renvoyé au passé, inadapté au moment présent, sans pertinence : elle promeut une écriture porteuse de sens. En pratique, cette lutte contre l’inintelligibilité du sens se réalise de façon paradoxale et ludique dans une écriture libre et revendiquée comme telle, ainsi que l’affirme le narrateur de Première journée : Mais, comme j'avais dit, il était jour. Or ces digressions me plaisent, je me laisse aller à ma fantaisie, et, quelque pensée qui se présente, je n'en détourne point la plume. Je fais ici une conversation diverse et interrompue, et non pas des leçons exactes, ni des oraisons avec ordre : je ne suis ni assez docte ni assez ambitieux pour l'entreprendre. (12) Si l’écriture digresse, s’il n’y a pas d’ordre ou de leçon, le sens ne risque-t-il pas lui aussi de se perdre ? Après avoir remis en cause la structure de son texte et le corollaire de celle-ci qu’est sa fonction édifiante, le narrateur renvoie ironiquement à la liberté qui est aussi celle du lecteur : Mon livre ne prétend point d'obliger le lecteur, car son dessein n'est pas de le lire pour m'obliger, et, puisqu'il lui est permis de me blâmer, qu'il me soit permis de lui déplaire. (12) Le « je » de Première journée est bien un auteur, assurément plus libre dans ses propos que ne l’est celui de l’épître « Au lecteur ». Ce narrateur rejette de façon provocante les topiques de la captatio benevolentiae en rappelant avec humour les conditions de la publication et de la réception de son œuvre, en renvoyant aux motivations et aux libertés de la lecture. C’est ici un coup de force qui invalide les topoï de l’exorde littéraire, revendiquant une liberté réciproque de l’auteur et du lecteur. Sorel développe ce jeu argumentatif - et absurde, eu égard à la position même de ce propos dans l’œuvre - dans l’« Advertissement d’importance au lecteur » de 1626, placé après la fin du récit : Que si mes excuses ne servent de rien, et que vous ne trouviez rien dans mon livre qui vous plaise, qui que vous soyez, Lecteur, ne le lisez pas deux fois, aussi bien n’est ce pas pour vous que je l’ay faict. Ne l’acheptez point, je ne m’en soucie pas, si ce n’est pour l’interest du Libraire. Que si vous l’avez et qu’il vous desplaise entierement, jettez le au feu ; et s’il n’y en a qu’une partie desagreable, deschirez la, ou l’effacez : Que si quelques mots seulement vous sont a contre cœur, je vous donne toute licence d’en escrire d’autres au dessus, tels qu’il vous plaira, et je les approuveray. Je pense qu’il y a fort peu d’Autheurs qui disent cecy, et encore moins qui «Il faut écrire à la moderne» 13 le vueillent, aussi n’ont ils pas tous appris de la Philosophie a mespriser la vanité du monde. (1265) Cette feinte indifférence revendiquée par l’auteur du texte - paradoxale, car pourquoi publier un livre si ce n’est avec l’objectif qu’il soit lu ? - fait partie d’une ruse auctoriale et d’un jeu de mystification du lecteur que Sorel mène bien plus loin que Théophile. Mais, dans les circonstances où fut publié Première Journée, la prudence de Théophile est compréhensible. La modernité fonctionne ici en pratique ; elle s’affirme comme liberté d’exercice mise en œuvre par l’auteur, mais le lecteur est aussi invité - ironiquement - à s’y adonner. Le texte lui-même, par le ton du ou des narrateur(s), par sa structure digressive et accumulative manifeste cette liberté que les auteurs héritent des récits picaresques 4 et de la prose baroque (Assaf, « Francion : écriture moderne, écriture baroque »). La négligence affirmée est une donnée de cette écriture, comme le prouvent les paratextes des œuvres : Théophile y présente son volume comme un « petit ramas de [s]es dernières fantaisies » (7-8). Sorel dans l’« Advertissement » de 1623 affirme que son récit est écrit sans soin : Je n’ay pas composé moins de trente deux pages d’impression en un jour, et si encore a ce esté, avec un esprit incessamment diverty à d’autres pensées ausquelles il ne s’en faloit guere que je ne me donnasse entierement. Aucunes fois j’estois assoupy, et à moitié endormy, et n’avois point d’autre mouvement que celuy de ma main droite. L’on peut juger que si je faisois alors quelque chose de bien, ce n’estoit que par accoustumance. Au reste à peine prenois-je la peine de relire mes escrits, et de les corriger, car à quel subjet me fussé je abstenu de ceste nonchalance ? On ne reçoit point de gloire pour avoir faict un bon livre, et quand on en recevroit, elle est trop vaine pour me charmer. Il est donc aysé à cognoistre par la negligence que j’advouë selon ma sincerité conscientieuse quel rang pourront tenir justement les ouvrages où sans m’espargner je voudray porter mon esprit à ses extremes efforts. (63) Cette négligence apparaît pourtant peu vérifiable à l’issue de la lecture de leurs ouvrages. La persona qu’adoptent ces deux auteurs dans les liminaires de leurs récits respectifs est donc très différente. La négligence (feinte) que Sorel exhibe est une provocation, d’autant que, peu avant, il distingue son texte de ceux qui « entasse[nt] paroles sur paroles » (63), alors que c’est justement la genèse que semble indiquer la description supra. Pourtant il affirme, péremptoire « je n’escry que pour mettre en ordre les conceptions 4 Voir les références au picaresque dans le Francion (438) et la Bibliothèque françoise (192-193) ; voir aussi pour l’histoire comique Bibliothèque françoise (194, 399, 408). 14 Mathilde Aubague que j’ay euës long temps auparavant » (63). L’absence d’ordre affirmée, son absence de concentration ne seraient donc que les preuves d’une capacité supérieure, la promesse, présomptueuse même s’il s’en défend, d’œuvres dont la valeur serait inégalée s’il voulait bien se contraindre à se concentrer. Ni Théophile ni Sorel n’écrivent pour la gloire. Le poète n’est pas mû par « l’ambition d’accroître [s]on honneur », mais, de façon plus pathétique, par « la nécessité de le sauver » (8). Théophile retrouve des formules voisines de la rhétorique de l’exorde avec l’affirmation d’un ethos d’humilité, mais le caractère topique de cette humilité est annihilé par la fonction de plaidoyer de son propos et par l’assurance qu’il regrettera son ouvrage : [Q]uoi qui me puisse aujourd’hui réussir de favorable pour un ouvrage si peu étudié, je ne m’en flatterai pas beaucoup : car je sais bien qu’un jour je me repentirai de ce loisir que je devais donner à quelque chose de meilleur, et, d’une raison plus mûre considérant les folies de ma jeunesse, je serai bien aise d’avoir mal travaillé en un ouvrage superflu et de m’être mal acquitté d’une occupation nuisible. (8) A contrario, Sorel regrette de publier son ouvrage dès le paratexte, de façon très affectée, non parce qu’il anticipe comme Théophile un état futur de sagesse, mais par peur que son ouvrage soit mal compris : Mais mon Dieu : quand j’y pense, à quoy me suis je laissé emporter, de mettre en lumiere cet ouvrage ? y a t’il au monde des esprits assez sains pour en juger comme il faut ? (62) Si les inquiétudes qu’exprime Théophile dans son épître « Au Lecteur » remettent en cause l’idée d’une liberté auctoriale qui s’exercerait sans réserve, les présomptions affichées de Sorel l’exhibent. La modernité paraît cette fois sous les traits d’une liberté mise en pratique dans l’écriture, et qui se justifie chez Sorel - qui ne peut plus l’être pour Théophile - d’une « philosophie » assurément libertine. Dans l’Histoire comique de Francion, le protagoniste affirme à plusieurs reprises vouloir rompre avec les croyances aliénantes du passé ; il veut proposer une nouvelle philosophie. D’abord, en réaction aux mauvais savoirs acquis au collège, il décide de se former lui-même, apprend plus « en trois mois » qu’en « sept ans au College » où les pédants lui ont « perdu le jugement » : Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement, je le remplis d’une meilleure doctrine, et m’estudiay a sçavoir la raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentimens en toutes occasions, sans m’arrester aux opinions vulgaires. (213-214) «Il faut écrire à la moderne» 15 Au sortir du collège, il fonde donc sa philosophie sur un naturalisme élitaire et anticonformiste. La formulation évoque trop clairement la libre-pensée, et est diluée en 1633 en un savoir général et désintéressé-(« je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme qui ne vouloit faire profession d’aucune particulierement » 1282). Par la suite, sa philosophie se réalise dans la méditation, démarche épicurienne orientée vers la tranquillitas animae. Son objectif est de trouver comment faire vivre les hommes « en repos », démarche louable et philanthrope à laquelle il parvient jusqu’au point d’avoir trouvé « le moyen de les faire vivre comme des Dieux, s’ils vouloient suivre [s]on Conseil 5 » (244). Cette philosophie rappelle l’épicurisme de Lucrèce, le naturalisme de Naudé, de La Mothe Le Vayer. Michèle Rosellini et Geneviève Salvan postulent pour justifier l’indétermination de cette philosphie une visée herméneutique de l’œuvre (119). Nous souhaitons y lire une démarche ironique et mystificatrice de la part de Sorel. L’ironie touche ici plusieurs aspects : d’une part le contenu de cette doctrine miraculeuse n’est jamais clairement défini ; d’autre part l’altruisme de Francion s’exprime de façon extrêmement rare dans le récit, le personnage se caractérise par une éthique exclusive et élitiste. Enfin, la réussite du projet philosophique de Francion est conditionnée par le fait que l’humanité accepte de se soumettre à ses idées - ce qui peut paraître réalisable si sa doctrine est si efficace - mais justement le récit enregistre dans le même temps la découverte de Francion et son échec : « Toutefois puisqu’il faut essayer d’estouffer le desir des choses qui ne se peuvent, je ne songeay plus qu’a procurer le contentement de moy seul » (244-245). Cette phrase est immédiatement suivie d’une manifestation d’hypocrisie qui n’a plus rien à voir avec la droiture et la franchise dont il se réclamait auparavant. La philosophie de Francion est avant tout illustrée par son comportement, or celui-ci est instable. Le cheminement philosophique du héros vers un accomplissement ontologique se réalise de façon plutôt ponctuelle que continue ; il se révèle davantage par des affirmations claironnantes ou des commentaires élogieux de ses admirateurs que par l’expression claire d’une véritable morale pratique. Au Deuxième Livre, on peut prendre l’exemple de sa conversation avec le chirurgien qui le soigne dans l’auberge. Face à ce chirurgien, dont il se moque, Francion affirme sa propre valeur de façon hyperbolique - est-il surprenant qu’il le fasse après que le chirurgien s’est mis à « discourir en termes de son art barbares et inconnus, pensant estre au supreme degré de l’eloquence », donc à faire le pédant, et que se soit engagé entre eux un duel à qui aurait l’âme la plus ferme, résolu par l’expression 5 En 1626 le postulat est euphémisé en « vivre comme des petits Dieux », éd. Fausta Garavini (288), variante absente de l’édition d’Adam. Sorel euphémise son propos mais ne le supprime pas. 16 Mathilde Aubague de l’admiration du chirurgien ? (88-89) Il faut noter aussi l’hiatus entre l’affirmation par le héros de sa distanciation à l’égard de ses mésaventures et la considération des pertes matérielles qu’il a faites, dans un discours qu’il tient à son serviteur ; lorsque celui-ci tente maladroitement de le consoler, Francion lui rappelle qu’il souffre. La seule réponse qu’il tolère semble être l’admiration (91-92). Le narrateur de Première journée donne de lui-même et se voit conféré par ses amis un naturel valeureux, qui fait penser à celui de Francion. Clitiphon exprime sa stupeur face à son équanimité car le narrateur ne semble pas souffrir de son exil et développe longuement une morale stoïcienne, au milieu de laquelle il assure que son comportement n’a rien à voir avec la philosophie : Ce qui ne me touche, lui dis-je, ni le corps ni l'âme ne me donne point de douleur ; je me porte, Dieu merci, assez bien de l'un et de l'autre ; si les bannissements faisaient effort à quelqu'un des sens, tu me verrais atteint de tous les déplaisirs dont la nature et la raison sont capables. Je ne résiste point par philosophie aux atteintes du malheur (13. Voir aussi 14-15). Le refus de l’asservissement thématisé par Théophile et Sorel participe de cette éthique libertine : dans ce long passage, le narrateur de Première Journée décrit, sinon sa philosophie, du moins sa façon d’être. Il y énumère ce qu’il aime en assurant ne jamais s’y soumettre entièrement (14). Il pratique de façon raisonnable l’amour, les livres, le vin et ce à mesure qu’il s’éloigne de sa jeunesse. L’amour même - et c’est là une différence fondamentale d’avec le Francion, laquelle s’explique encore de la part de Théophile comme une mesure de précaution face aux menaces qui pesaient sur lui - est présenté comme « un dessein qui engage les hommes aux affaires les plus importantes de la vie » (28). Il implique donc nécessairement le mariage (Théophile se fait le chantre de l’ordre social). Le refus de l’asservissement apparaît chez Sorel dans les deux « Advertissements » de 1623 et 1626 : Francion est quant à lui le héros de la franchise (93, 98, 111, 251, 264, 436) : lorsqu’il cherche la protection d’un noble, il refuse de s’asservir à quelqu’un qui ne soit pas digne de commander (245). Enfin, lorsqu’il entre au service de Clérante, les rapports de pouvoir s’inversent et c’est Francion qui domine celui qui le pensionne (249 seq.). Outre le fait que ces personnages soient philosophes - qu’ils s’en défendent ou non - ils se caractérisent par leur scepticisme et par une capacité inhérente à déceler les feintes et l’hypocrisie. Ces deux personnages critiquent les défauts de leur époque au nom d’un naturalisme élitaire : le narrateur de Première Journée décrit (com)plaisamment la façon dont il démasque la fausse possédée au chapitre trois, vitupère les affectations de politesse et de sociabilité au chapitre cinq, souligne son bonheur de ne pas céder à la passion, toutes choses qu’il doit à son naturel. Francion est «Il faut écrire à la moderne» 17 conscient depuis l’enfance de sa propre valeur et exerce sur toutes choses son esprit d’examen ; il condamne la société dans laquelle il vit au nom d’une éthique qui promeut l’individu en tant que membre d’une élite, prenant la forme du retour souhaité à un « ordre naturel » (212). Or, le naturel et la naïveté sont aussi des critères de qualité littéraire, notamment en termes d’efficacité : le narrateur de Première Journée l’invoque pour pousser Clitiphon à écrire lui-même des vers d’amour à la sœur du magistrat, l’assurant que sa sincérité séduira bien davantage qu’un poème d’emprunt. L’« Advertissement » de Sorel en 1623 affirme avoir « représenté aussi naifvement qu’il se pouvoit faire, les humeurs, les actions, et les propos ordinaires de toutes les personnes [qu’il a] mises sur les rangs » (62), et justement il met en scène, comme Théophile, un personnel très éloigné de celui des romans héroïques. Or le naturel et la liberté d’exercice ont partie liée chez ces auteurs. Ces textes présentent un fonctionnement argumentatif, proposant une ou des thèses et les illustrant par des exemples. Le premier chapitre de Première Journée énonce l’impératif de modernité et le développe sous forme d’une idéologie. Quand bien même le narrateur reconnaît la valeur littéraire de Ronsard, la conclusion de la description péjorative de l’écriture maniériste qu’exemplifie ce dernier est sans appel : « On appelle cette façon d'usurper des termes obscurs et impropres, les uns barbarie et rudesse d'esprit, les autres pédanterie et suffisance. »-(11) Or, le pédant est justement le contre-exemple absolu des protagonistes et des valeurs positives que porte le récit. Sydias et Hortensius font du latin un usage dégradé, dévoyé, maladroit, impertinent. Sydias accumule les défauts : il produit un discours où s’entremêlent constamment français et latin - ce dernier souvent fautif par ailleurs. Les commentaires de Clitiphon ou du narrateur soulignent sa contre-exemplarité (« c’est le plus orgueilleux pédant qui soit en son métier » - 15) ; il est curieux, impoli, intempérant, colérique. Hortensius est lui aussi un mauvais orateur, qui ne maîtrise pas les codes du discours, qui veut séduire Frémonde en utilisant le langage des romans mais ne réussit qu’à produire un discours grotesque (189-190), alors que Francion peu auparavant avait brillamment démontré sa capacité à pasticher ce style maniériste (174-175). Les pédants sont les doubles révélateurs des qualités des héros. En 1626, Sorel fait d’Hortensius un double dévoyé de Francion, excessif et caricatural : Hortensius, après Francion, veut trouver « tous les remedes imaginables contre l’ignorance du siecle » (426), de façon très ambiguë il équivoque à son tour sur le nom de Francion pour désigner sa franchise (quelle est la valeur du compliment d’un pédant- devenu fou ? N’invalidet-il pas par contrecoup la valeur des qualifications antérieures de franchise attribuées à Francion ? ). Francion affirme « qu’il n’y avoit personne qui pust 18 Mathilde Aubague escrire plus naïfvement que luy » (436) ; le critère positif de la naïveté est attribué à l’écriture d’Hortensius, en une radicale inversion des valeurs. Plus encore, à l’issue de la proposition délirante d’Hortensius qui suggère d’écrire l’histoire de Francion, la Franciade, qui « vaudroit bien celle de Ronsard » et ferait de Francion le père des Français, Raymond propose sérieusement à Francion de mettre ce projet en œuvre, ainsi que de publier les ouvrages qu’il a écrits. Francion alors affirme ne pas vouloir reconnaître la paternité d’œuvres qui lui ont été attribuées, devenant le miroir de Sorel, auteur anonyme du texte qui refuse de donner son nom dans l’« Advertissement » de 1626 et produisant un discours qui évoque celui de l’« Advertissement » de 1623 cité plus haut : « quel plaisir aurois je a faire imprimer un livre sous mon nom, veu qu’aujourd’huy il y a tant de sots qui s’en meslent ? » (Éd. Adam 436). Il est à noter que le narrateur de Théophile aussi bien que Francion chez Sorel partagent des traits communs avec leurs personnages. Première Journée doit servir comme un portrait à décharge pour Théophile et le narrateur est une projection fictionnalisée de l’auteur, il n’est donc pas surprenant que les propos satiriques présents dans le récit le soient également dans les liminaires : Théophile souligne que « la coutume du siècle est contraire à [s]on naturel » avant de critiquer les dérives de la sociabilité comme hypocrites, rejoignant les propos du narrateur, au motif qu’elles « répugnent à [s]on humeur »-(7) ; Sorel explique lui aussi que « La corruption de ce siecle où l’on empesche que la verité soit ouvertement divulguée » (62) l’oblige à donner des traits plaisants à la satire qu’il veut écrire. Les points de contact entre le portrait que Sorel donne de lui dans les liminaires du Francion et son protagoniste sont nombreux. La liberté des auteurs et la modernité de leurs textes repose donc aussi sur la difficulté d’attribution des discours. Si Sorel les pousse à l’extrême dans les réécritures qu’il publie en 1626 et 1633, dans le paratexte comme à l’intérieur de la diégèse, le tour autobiographique qu’adopte Théophile contribue aussi à créer un flou générique et un jeu de feinte avec le lecteur. Chez Sorel, le lecteur est confronté à un texte dont le sens n’est pas fixe, qui affirme son caractère insituable et revendique un jeu sur la fiction. Une expérimentation générique, moderne puisqu’innovante et consciente d’être innovante (des choses que « personne n’a eu la hardiesse de dire » 62) apparaît à travers l’autoréflexivité du texte, l’assimilation ponctuelle de l’auteur au personnage et du personnage à l’auteur. Elle se développe dans le refus de l’auteur d’assigner un sens fixe au texte, ce qui aboutit à déléguer constamment au lecteur la responsabilité de l’interprétation. Si Théophile ne va pas aussi loin que Sorel dans l’expérimentation, il conserve néanmoins une ouverture interprétative. La fonction défensive de son texte ne suffit pas à justifier de son existence. Preuve s’il en fut que le texte ne peut être réduit à «Il faut écrire à la moderne» 19 cette fonction, c’est qu’elle s’avéra inopérante lors de son procès, Théophile fut même interrogé sur son récit en 1624. Cet interrogatoire montre aussi que le procureur reçut ce texte comme une véritable autobiographie, même si elle est largement fictionnalisée. Ces ouvrages sont porteurs d’une idéologie et même d’une déontologie de la modernité : ils thématisent et exemplifient ce que doit être la modernité littéraire dans le premier tiers du XVII e siècle. Sorel va plus loin que Théophile (il en eut le loisir), mais tous deux proposent une entreprise de libération à la fois ludique et démonstrative des conventions littéraires, au moyen de l’histoire comique. Le libertinage à proprement parler semble cependant réservé à la jeunesse, comme en témoignent dans Première Journée la maturité raisonnable acquise par le narrateur et dans le Francion le retour à l’ordre social et moral de Francion après son mariage. Ouvrages cités ou consultés Assaf, Francis. « Francion : écriture moderne, écriture baroque », Œuvres et critiques, XXXII, 2, 2007 : 81-107. Assaf, Francis. « Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture », PFSCL, XLI, 81, 2014 : 303-314. Garavini, Fausta. La Maison des jeux, Science du roman et roman de la science au XVII e siècle, Paris : Champion, 1998. Greiner, Frank, Véronique Sternberg, Gabriel Conesa. L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, Paris : SEDES, 2000. Jeanneret Michel. Éros rebelle : littérature et dissidence à l’âge classique, Paris : Seuil, 2003. Rosellini, Michèle, Geneviève Salvan. Le Francion de Charles Sorel, Neuilly-sur- Seine : Atlande (Clefs concours Lettres), 2000. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, Paris : Gallimard (Folio-classique), 1996. -. Histoire comique de Francion. In Romanciers du XVII e siècle, Antoine Adam, éd. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958. Viau, Théophile de. Œuvres complètes, tome II, éd. Guido Saba, Paris : Champion, 1999. Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Antiroman ou métaroman ? Extravagance, fragmentation et métafiction dans l’histoire comique Melinda Ann Cro Kansas State University « Modernity revolts against the normalizing functions of tradition ; modernity lives on the experience of rebelling against all that is normative » - c’est ainsi que Jürgen Habermas décrit la modernité dans son essai « The Discipline of Aesthetic Modernity. » (q.v.) Pour Baudelaire, la modernité, « c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » qui évite la paresse typique des peintres de son époque qui « ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspirent (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël » dont le résultat sera une « œuvre fausse, ambiguë et obscure » (tiré du Peintre de la vie moderne). Bref, une façon de comprendre la notion de modernité est comme une forme de révolte contre le passé, une tentative de reconsidérer les frontières du passé afin de les reformuler à la lumière des goûts du présent. D’autre part, Anthony Cascardi note que la fragmentation de l’individu est au cœur de la notion de la modernité et propose que le roman soit la forme artistique qui la représente par excellence. Comment comprendre, alors, la notion de la modernité de l’écriture de l’histoire comique au XVII e siècle et les ramifications possibles pour le roman du XVIII e ? Il s’agit de comprendre quelle est la tradition contre laquelle se sont révoltés ces écrivains et d’évaluer la manière dont cette rébellion s’est exprimée dans leurs romans. L’histoire comique se présente à la fois au sein et aux marges de l’histoire du roman, dont l’évolution reste problématisée dans la critique. Certains, comme Ian Watt, constatent la prédominance de la tradition anglaise dans « l’ascension » du roman, en particulier à travers les figures de Richardson, Fielding et Defoe. Philip Stewart note la faiblesse de cet argument (il n’est pas le seul). D’autres identifient le Don Quichotte comme l’un des premiers romans modernes (Ortega y Gasset, Schlegel, Bakhtine, Ioan Williams), ce qui remet la date en question 1 . Encore d’autres proposent que notre perspec- 1 Schmidt offre une étude minutieuse et fascinante de l’importance de l’œuvre de Cervantès dans la construction théorique de notre conception du roman et de la modernité. Pour une étude de l’importance du Don Quichotte pour Sorel et Diderot, voir Leblanc. 22 Melinda Ann Cro tive même est problématique. C’est le cas de Nicholas Paige qui, dans son ouvrage récent Before Fiction : the Ancien Régime of the Novel (2011), note qu’on est tenté de comprendre l’évolution du roman comme une série de romans exemplaires qui ont révolutionné le genre parce qu’ils ressemblent à notre conception du roman aujourd’hui. Il propose plutôt une compréhension anthropologique de la notion de fiction, dont il identifie trois régimes : l’aristotélicien (période dominée par la Poétique d’Aristote, qui privilège l’emprunt de l’histoire), le « pseudo-factuel » (période qui date de 1670 au XIX e siècle où l’auteur se présente comme éditeur qui ‘découvre’ le manuscrit présenté) et le fictionnel (période qui correspond à notre notion de la fiction moderne et qui ne commence qu’au dix-neuvième). Nonobstant la pluralité d’opinions sur ce qui constitue le roman et le moderne, un aspect de l’histoire du roman qui nous intéresse est le rapport entre l’histoire comique et la genèse de l’anti-roman, un point en commun qui nous semble très à propos pour la question de la modernité de l’écriture, en particulier en considérant la base polyphonique du roman reconnue par Bakhtine et Kristeva. Plusieurs notent l’importance de la notion de l’anti-roman, terme inventé par Charles Sorel en référence à son roman Le Berger extravagant (1627-1628, 1633 sous le titre L’Anti-roman), mais employé beaucoup plus récemment par Sartre dans son introduction au Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1977), pour le développement du genre romanesque, en particulier quand on considère Jacques le fataliste et son maître (1778-1780) de Diderot. Toutefois, qu’est-ce qui caractérise l’écriture d’un antiroman ? De plus, s’en agit-il vraiment d’un, ou pourrait-on dire que la catégorie générique que propose Sorel ressemble beaucoup à ce qu’on appellerait un méta-roman, un roman qui examine ce que c’est que d’être un roman ? Nous nous proposons d’examiner la notion de l’antiroman chez Sorel afin d’élaborer notre affirmation que c’est plutôt dans la fonction d’un méta-roman qu’il faut voir Le Berger extravagant, en nous appuyant sur le paratexte du Francion et les « Remarques » de l’auteur sur son propre antiroman dont la figure de l’extravagant sera la clé de notre compréhension. Ensuite, nous démontrerons comment Onésime Sommain de Clairville s’est inspiré du même concept en construisant son histoire comique, Le Gascon extravagant (1637). Finalement, nous expliquerons l’importance qu’un tel changement de perspective offre pour notre compréhension du développement du roman de l’Ancien Régime. « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable » (Diderot 47). Ainsi, Diderot entrecoupe-t-il son ‘roman’, Jacques le fataliste, et signale au lecteur que ce récit ne procédera pas d’une façon attendue. En fait, on pourrait même dire que c’est la Antiroman ou métaroman? 23 fragmentation du récit même qui à la fois le sépare et l’unifie car c’est à travers une série d’interruptions et de digressions continuelles qu’on fait la connaissance des personnages principaux. Grâce à l’hésitation perpétuelle du narrateur, ou encore celle de l’écrivain, à raconter chronologiquement et d’une manière précise leur histoire, le lecteur comprend très bien dès le début du roman le fatalisme de Jacques. Le roman se construit, donc, dans un espace négatif dans lequel l’auteur nie constamment l’existence du même et ne permet jamais au lecteur d’oublier son rôle actif de lecteur face à une « fable » ou une fiction qui hésite à se construire. Toutefois, nonobstant l’originalité du roman qui ne l’est pas, ou du roman en procès, on retrouve quelques précédents dans l’histoire comique du dix-septième siècle, et en particulier dans l’œuvre de Charles Sorel. Ce dernier se préoccupe le long de son premier roman, l’Histoire comique de Francion, de la réception du même par le lecteur, indiqué dès le début dans son « Advertissement » : […] il y a des hommes si peu curieux qu’ils ne les [les préfaces] lisent jamais, ne sçachans pas que c’est plutost là que dans tout le reste du livre, que l’Autheur monstre duquel esprit il est pourveu. […] Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains, ne facent pas ainsi s’ils me veulent obliger à les avoir en quelque estime. (49) Dans Le Berger extravagant, Sorel annonce un nouveau niveau de préoccupation métalittéraire. L’« Anti-roman », dont le style narratif se caractérise, comme celui de Diderot, par des interruptions perpétuelles qui entourent la figure de l’extravagant, raconte l’histoire de Lysis, un jeune bourgeois épris de romans (en particulier de L’Astrée d’Honoré d’Urfé), qui se perd dans sa fantaisie et décide de vivre comme s’il était vraiment un berger « tiré » des pages romanesques. Le cas générique de l’antiroman semble suggérer un renversement et un rejet des caractéristiques et conventions qui constituent le roman. Richard Hodgson identifie deux courants dans l’histoire de l’évolution du roman français de l’Ancien Régime : le roman conventionnel et l’antiroman qui parodie les structures narratives du roman et ridiculise les topoi traditionnels (« The Parody » 340-41). Toutefois, Pierre-Olivier Brodeur souligne la difficulté de définir le concept de l’antiroman face à des catégorisations parfois trop restrictives (comme la conceptualisation genettienne de l’antiroman) ou trop expansive (comme celle de Sartre) (29). Dans sa note sur la question de l’antiroman, il souligne l’importance du ludisme et du « discours méta-romanesque » dans la théorie de l’antiroman qui, d’après lui, est une forme « spéculaire d’intertextualité » qui se caractérise par une « violence et une agressivité constitutives » parce que l’antiroman ne cherche pas de commenter mais d’attaquer les autres œuvres (30). Finalement, il note la nature paradoxale de l’antiroman qui cherche à la fois à 24 Melinda Ann Cro détruire et à réinventer le roman (31). Nous proposons que comprendre l’antiroman comme une forme de méta-roman nous aidera à mieux tisser la fonction de l’antiroman que Sorel et, dans un certain sens, tous les auteurs des histoires comiques cherchent à établir. C’est-à-dire, l’histoire comique se présente comme un avertissement au lecteur sur la nature de la fiction. Emmanuel Desiles argumente que le dessein de l’écrivain de l’histoire comique est d’avertir le lecteur au sujet de la « fiction du langage, et plus généralement des signes » (330), ce qui souligne l’importance de la conception du « lecteur discret » proposé par Alemán dans sa préface au Guzmán de Alfarache et évoqué par Sorel dans son « Advertissement d’importance aux lecteurs » dans le Francion. Ainsi, dès l’origine de l’histoire comique, l’auteur exprime une double- préoccupation : examiner la nature du genre romanesque traditionnel et apprendre au lecteur de l’époque l’importance de lire avec discrétion en se méfiant du contrat fictionnel que lui propose l’auteur du roman. Une lecture métalittéraire de l’histoire comique, en s’appuyant sur la notion de la métafiction élaborée par Patricia Waugh, nous aidera à mieux comprendre la fonction des choix d’auteur, en particulier dans Le Berger extravagant de Sorel et Le Gascon extravagant de Clairville. Waugh explique que la métafiction est une manière de souligner le statut du texte comme objet fabriqué afin d’examiner le rapport entre la fiction et la réalité : Metafiction is a term given to fictional writing which self-consciously and systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose questions about the relationship between fiction and reality. In providing a critique of their own methods of construction, such writings not only examine the fundamental structures of narrative fiction, they also explore the possible fictionality of the world outside the literary fictional text. (2) Waugh identifie la parodie et le sens du jeu comme centraux à la conception de la métafiction afin de répondre à une crise ressentie par l’écrivain : M]etafiction represents a response to a crisis within the novel - to a need for self-conscious parodic undermining in order to ‘defamiliarize’ fictional conventions that have become both automatized and inauthentic, and to release new and more authentic forms. Parody, as a literary strategy, deliberately sets itself up to break norms that have become conventionalized-(65). Elle dit que la métafiction « seeks to avoid a radical break with previous ‘literary’ traditions. Instead it ‘lays them bare’ and realigns the still viable components with elements considered to be ‘popular’, but perhaps also having extreme relevance for a contemporary readership » (66). Une telle Antiroman ou métaroman? 25 perspective oriente différemment notre lecture de l’antiroman. Au lieu de le comprendre comme un refus de ce qui a constitué le roman au passé, l’antiroman comme l’a conçu Sorel ressemble beaucoup plus à la notion de métafiction qui cherche à recycler et défamiliariser les conventions romanesques afin de provoquer une lecture plus active et moins conforme. Sorel ne veut pas ignorer complètement le roman comme il l’est à l’époque. Au contraire, selon Leonard Hinds, Sorel complète une série de transformations narratives de l’Astrée, ce qui a exigé sans doute une lecture méticuleuse du roman pastoral. Tandis que R. Hodgson souligne certaines conventions romanesques que plusieurs antiromans parodient (telles que le commencement in medias res et l’emploie du récit intercalé), L. Hinds se concentre sur les figures poétiques, le travestissement (figuré et littéral), le débat, l’emblème et l’image du tombeau comme image de la mort et de la naissance de la littérature. Selon notre lecture, Sorel respecte et conserve les éléments structuraux de la pastorale comme on les voit exemplifiés dans L’Astrée : une structure complexe en plusieurs couches qui incorpore de nombreuses histoires intercalées ; un personnage principal qui se présente à la fois comme centre de la réception de l’action et, par métonymie, comme emblème du livre même ; une poétique de fragmentation à travers laquelle l’intrigue principale est entrecoupée par plusieurs histoires ou aventures insérées ce qui repousse la résolution de la question initiale posée au début du roman ; une histoire d’amour semée d’embûches ; et, finalement, une longueur qui correspond à la richesse et à la complexité attendues du lecteur de l’époque. Ainsi, il ne s’agit pas d’un rejet du roman (fait affirmé, on le verra, par l’auteur dans son paratexte), mais plutôt d’une reconfiguration des conventions littéraires qui semblent inauthentiques et qui ne représentent pas la réalité dans laquelle se trouve le lecteur. C’est-à-dire que Sorel désire mettre en garde le lecteur contre la nature des signes fictionnels du roman (pastoral, sentimental et héroïque) afin d’exiger une lecture engagée. Dans l’épître « Aux lecteurs » qui figure au début de la deuxième édition du roman, Sorel souligne l’objectif didactique de l’auteur en écrivant : Ceux qui aiment les Livres pleins de doctrine et d’utilité se faschent de voir que plusieurs personnes perdent leur temps dans la lecture de ces autres Livres qui leur sont fort contraires que l’on appelle des Romans, au lieu qu’ils se pourroient employer à une meilleure occupation. […] les hommes mondains ne s’amusent guere à voir les Livres de devotion, de sorte que cela ne leur profite pas. Il faut les attirer par quelque chose qui ne soit pas si severe, et qui leur plaise d’abord, afin qu’ils puissent reconnoistre insensiblement leurs erreurs. L’histoire du Berger Lysis est fort propre à cela. Ses Advantures sont arrangées comme celles des Romans, afin qu’elles attirent ceux qui les aiment. (3) 26 Melinda Ann Cro Sous couvert d’une préoccupation moralisante, Sorel propose son texte comme la réponse aux problèmes inhérents du roman. Il insiste tout au long du roman sur l’importance de plaire au lecteur afin de l’instruire, un traitement qui fait parallèle à celui proposé par Anselme pour Lysis dans Le Berger. D’ailleurs, il souligne au début du premier livre ce qui est, d’après lui, le noyau de la différence entre le roman et l’antiroman - la notion du véritable : « [C]e nom de Roman que l’on donne à ces Histoires pleines de charmes et de delices, meriteroit bien d’estre donné à la sienne qui est toute delicieuse et toute charmante, mais neantmoins l’on l’appelle l’Anti-Roman, pour ce que d’ordinaire les Romans ne contiennent que des choses feintes, au lieu que l’on nous donne cette Histoire pour veritable » (7). Une telle orientation semble préfigurer celle de Diderot. Sorel s’adresse directement au lecteur et proclame qu’il ne veut pas le tromper mais le « tirer » de ses « erreurs ». La préface du premier livre conclut d’une façon théâtrale en invitant le lecteur à découvrir la scène où joue l’histoire de Lysis : « Prestez seulement de l’attention et du silence. Voila la Scene qui s’ouvre, et nostre Berger qui paroist et qui parle » (8). La théâtralité d’un tel commencement, et du roman entier, a déjà été notée par la critique 2 . Toutefois, nous nous permettons de souligner l’importance qu’une telle attitude symbolise : la distanciation du lecteur du texte fictif et l’exhortation au lecteur d’observer un acte de fiction comme une pièce de théâtre. En évoquant le théâtre, Sorel essaie de souligner le besoin de se rappeler du fait que le lecteur, en lisant, entre dans un domaine fictif qui ne devrait pas se confondre avec le réel. C’est précisément le problème central de notre protagoniste : Lysis (ou Louis) s’est perdu dans ses romans préférés et n’est plus capable de distinguer la différence entre ce qui est « vrai » et ce qui est « faux », une position qui ne lui permet pas d’apprécier la beauté du vraisemblable, un concept clé à la théorie poétique, théâtrale et romanesque de l’époque. Dans les « Remarques sur le premier livre », Sorel s’insère formellement afin de pouvoir s’adresser aux lecteurs : « Arrestez-vous ici, Lecteurs, n’ayez pas si haste de voir le second Livre de l’Histoire de Lysis, que vous ne voyez auparavant les Remarques qui sont faites sur le premier »- (59). L’insertion mine le contrat fictionnel en entrecoupant le récit d’une façon qui à la fois évoque et repousse la convention structurale des histoires intercalées car il ne s’agit pas d’une fiction à l’intérieure d’une fiction mais plutôt d’une réflexion critique sur la fiction déjà présentée. La fonction déstabilisante des remarques, qui fragmentent et unifient le récit, préfigure le style de Jacques le fataliste où le narrateur/ auteur s’insérera à plusieurs reprises afin de protester que ce qu’il écrit n’est pas un roman. La déstabilisation du récit, soulignée au niveau structural par les insertions critiques telles que 2 Voir Serroy (311-13), et la note de Spica à la même page de l’édition citée (note 5). Antiroman ou métaroman? 27 les remarques, se trouve à l’intérieur du récit autour de la figure de Lysis, l’extravagant. Un véritable Don Quichotte français, l’histoire de notre extravagant se définit par la fragmentation du moi, rappelée dans la structure narrative du roman. Dès le début du roman, Lysis est une figure double qui se caractérise par la métamorphose et le paradoxe. Fils d’un marchand de soie (donc appartenant à la bourgeoisie parisienne), Louis trouve la fiction et les romans beaucoup plus intéressants que les livres de droit que son gardien et cousin, Adrian, veut qu’il étudie. Finalement, passionné par les pièces de théâtre qu’il a vu jouer, Lysis décide de se convertir en berger. Par extension, tout ce que Lysis/ Louis voit dans le monde qui l’entoure subit un procédé de transformation romanesque : les maisons deviennent des temples ; la servante, Catherine, devient sa bergère bien-aimée, Charite ; ses vêtements de marchand doivent être échangés contre ceux du berger ; les rejets accidentels pris à tort pour cadeaux chéris. De plus, les « aventures » les plus ratées sont réinterprétées par Lysis dans un style romanesque et il les raconte de nouveau à ses compagnons qui, sachant la vérité, s’émerveillent de la manière dont se leurre Lysis. L’exemple le plus connu serait dans livre- X (« Avanture magique de Lysis ») où Carmelin interrompt fréquemment le récit de Lysis afin de le « corriger ». À plusieurs reprises dans le texte on identifie l’extravagance de Lysis comme une « maladie ». Adrian veut l’enfermer, une attitude qui semble annoncer l’évolution de l’asile et la période du « grand renfermement » que Foucault relie à l’établissement de l’Hôpital général en 1656 (77). Toutefois, Anselme propose une autre manière de « guérir » l’extravagance de Lysis : « Il vaut mieux luy laisser voir les compagnies ; il se divertira et se tirera de beaucoup d’erreurs, qui ne luy sont venuës en la pensée, qu’à faute d’avoir apris comment l’on vid dans le monde » (Le Berger extravagant 26). C’est précisément ce que propose Sorel aux lecteurs « mondains » quand il écrit l’épître paratextuelle. Dans les « Remarques », Sorel discute la nature extravagante de son protagoniste et indique une fonction extra-diégétique (et métalittéraire) pour son comportement : S’il leur [aux lecteurs] semble que les imaginations de Lysis sont fort fantasques, c’est là que je les veux tenir, car ce sont les mesmes qui ont fait acquerir tant de gloire à nos conteurs de mensonges. Que s’ils l’estiment fou de parler comme il fait, et de s’estre déguisé de fille, ou d’avoir crû estre metamorphosé en arbre […], il faudra donc qu’ils avoüent aussi que ceux qu’il imite en tout cela ont esté encore moins sages, car ce sont eux qui en ont parlé les premiers, et ils ne devoient pas escrire des choses qui ne sçauroient estre ny celles que l’on ne doit pas faire. (61) 28 Melinda Ann Cro Ainsi, Lysis se présente-t-il à la fois comme un personnage qui ressemble au lecteur trop confiant et au roman même contre lequel écrit Sorel. Cette métonymie, comme on l’a déjà remarqué, a été employée par d’Urfé dans L’Astrée, l’œuvre que Sorel imite et critique. Dans le Livre IV, quand il se travestit en bergère (Amarylle) et se trouve fasciné/ e par sa propre image au miroir (ce qui rappelle le mythe de Narcisse et préfigure l’histoire de Fontenay dans le livre VII), Sorel semble indiquer que le genre romanesque s’aime trop - au lieu de créer quelque chose de nouveau, les auteurs du roman (en particulier du roman pastoral) reprennent les mêmes topoï et idées. Le dédoublement au niveau de signes dans le personnage de Lysis mène, ainsi, à son extravagance qui ne sera guérit qu’en reconnaissant la réalité qui l’entoure à la fin du roman (et la vraie nature du roman même). Le Berger extravagant est un roman qui traite de la manière d’écrire un roman, une critique de ce qui arrive quand le roman traditionnel se retrouve face à une société aux aspirations intellectuelles auxquelles il n’est plus en mesure de répondre, ou encore incapable ou peu capable d’embrasser un nouveau continuum langagier et esthétique, d’assumer une langue autoréférentielle et hypersensible (c’est-à-dire, fictionnelle). À travers la figure de l’extravagant, figure emblématique par excellence du procédé du méta-roman parce qu’il se trouve à la fois en marge de la société, selon une compréhension foucauldienne de la folie, et au centre du récit, l’écrivain de l’histoire comique déstabilise le roman conventionnel et les normes sociales. Une autre histoire comique qui imite cette fonction de l’extravagant est Le Gascon extravagant de Clairville. Pourtant, le « roman conventionnel » qu’il cherche à examiner est l’histoire comique même. Œuvre souvent considérée comme fragmentaire et incomplète, Le Gascon extravagant offre le même enjeu métafictionnel et paradoxal dans son protagoniste. Dans la préface, « l’auteur » (il faut noter que la préface est attribuée à un « ami de l’auteur », une attribution que Robello voit comme une façon de distancier le vrai auteur du texte) insiste sur la nature fictive du Gascon. Toutefois, on lui dédie un poème, ce qui unifie une double conception du personnage comme étant à la fois un personnage fictif et le roman même : Merveilleux objet de nos sens, Dont les discours sont ravissans […] Ne tarde plus, parois au jour, Charme le vulgaire et la Cour […]. (54) Comme le note Francis Assaf, la figure de l’auteur s’entremêle avec celle du Gascon (288), et ainsi le diégétique et l’extra-diégétique s’unifient dans le même signe. Dans un autre exemple de la conscience métalittéraire Antiroman ou métaroman? 29 de l’auteur, le texte commence par le gentilhomme-narrateur qui, ayant entendu des cris dans les bois, quitte le château le matin afin d’offrir du secours. Il trouve dans la grande allée entre le jardin et le bois une « femme tout éperdue » qui se trouve dans une rage furieuse. Le gentilhomme, qui n’est jamais identifié mais qui narre à la première personne l’histoirecadre, essaie de la comprendre et la source qu’il mentionne évoque à la fois la science et la littérature : « Alors je rassemblé tous mes esprits, et ma mémoire, consultant les histoires que j’avois autrefois leues, je me souvins enfin qu’en parcourant un jour les opuscules d’un certain personnage, j’avois veu dans ses écris un trait pareil à celuy que l’occasion me présentoit » (56). Comme le note Robello, la référence aux opuscules pourrait avoir un contexte médical ou pourrait être une allusion aux Œuvres de Théophile de Viau (publiées en 1623 et incluant Première journée, texte important pour la genèse de l’histoire comique). Cette affirmation offre une double possibilité : le gentilhomme essaie de comprendre ce qu’il voit à travers les lectures qu’il a faites, lectures des autres histoires comiques ; l’auteur signale que le narrateur vient d’entrer dans l’imaginaire, dans le domaine des romans et il est confronté à un personnage romanesque 3 . Ensuite, le narrateur entend « un cliquetis d’armes » et le Gascon entre sur scène : […] je laissé cette furieuse, et m’acheminé vers le lieu où j’entendois du bruit, je monté sur le haut d’un fossé, afin de découvrir de plus loin, et je vis incontinent un homme armé de bourguignotte, de corselet, et de tassettes, qui faisoit avec une longue gaule l’exercice de la picque. (57). Le choix de l’exercice de la « picque » évoque le terme « picaro » de l’espagnol et la première harangue qu’offre le Gascon, en dialecte gascon, évoque à la fois l’espagnol et le français (grâce, sans doute, au substrat basque d’un point de vue linguistique). Ce personnage peut symboliser la transition du picaresque de l’espagnol au français, et il semble que l’auteur désire réclamer la tradition romanesque du picaro dans un contexte français. En commençant par la rencontre entre le narrateur et le personnage de la possédée et l’allusion à Théophile de Viau, l’auteur offre un discours métalittéraire sur les origines de l’histoire comique et se situe au sein de cette histoire. Les personnages romanesques arrivent sur scène comme si le narrateur participe au théâtre et le dialecte employé sert de masque verbal qui distancie le lecteur et réunit l’œuvre avec ses origines espagnoles. Comme dans l’œuvre de Sorel, on discute l’extravagance comme une « maladie », mais la nature de cette maladie est mise en question. Le titre identifie le Gascon comme étant l’extravagant, mais il y a aussi la question 3 Démoris note aussi la nature romanesque de ces personnages, et de la nature théâtrale du premier rencontre (34). 30 Melinda Ann Cro de la jeune possédée, question qui unifie le récit en se présentant comme le débat central entre l’ermite et le Gascon. Le gentilhomme-narrateur, qui sert de modèle du lecteur discret, se trouve abordé par les deux camps opposés : la croyance qu’elle est possédée d’un démon (la part de l’ermite) ou l’affirmation qu’elle fait semblant de l’être (la part du Gascon). La question de l’extravagance est liée inextricablement avec celle de la fiction grâce à cette dichotomie principale. La figure de l’extravagant, le Gascon, oscille entre la voix libertine de la raison et une parodie exagérée et comique du héros romanesque. Toutefois, bien que le Gascon soit une figure importante pour la conception théorique du roman, la possédée se présente, de façon paradoxale, comme unifiante du roman. Comme les personnages du Berger extravagant qui se réunissent autour de Lysis afin de le guérir, les personnages du Gascon extravagant sont réunis afin de comprendre la nature de la « maladie » de la femme. Elle incarne la fiction, de façon beaucoup plus frappante que le Gascon car ce dernier choisit d’être extravagant afin de pouvoir contester les normes sociales (Hodgson, « Du Francion » 36). En fait, les deux personnages offrent deux aspects de la conception de la folie à l’époque : celle de la folie comme un « dérèglement » de l’esprit et comme une forme de sagesse. Clairville reprend la notion de l’extravagance afin d’élaborer une poétique de l’histoire comique où la présence déstabilisante de l’extravagant lui permet de commenter l’importance du genre pour la formation de l’esprit libertin (et vice versa). L’histoire comique se réalise à travers deux aspects structurels : le style fragmenté et entrecoupé du récit et la figure de l’extravagant, comprise comme procédé métafictionnel qui, loin de se révolter contre la forme du roman de l’époque comme on s’y attendrait de la part d’un antiroman, réutilise certaines structures du roman conventionnel mais les réaménage afin de correspondre aux besoins de l’auteur. Tandis que Le Berger extravagant reprend les topoi et conventions du roman pastoral, Le Gascon extravagant reprend ceux de l’histoire comique même. À travers la figure de l’extravagant, le régime de l’écriture de l’histoire comique se réalise. L’extravagant, figure de négation de la raison (et du conformisme), fragmenté et entrecoupé, mène le lecteur à une position de tension avec le texte. Dans cette position d’opposition, l’auteur ne permet jamais au lecteur de se perdre dans le récit. À chaque reprise, quand le lecteur tente d’entrer dans le « bois fictif » comme Umberto Eco a identifié l’imaginaire fictif d’après une image de Jorge Luis Borges, il est repoussé, renvoyé, rejeté et l’auteur rappelle au lecteur la nature incomplète et fictionnelle du récit. À travers cette méthode, l’auteur altère le continuum dans lequel le lecteur essaie d’entrer. La figure de l’extravagant sert de mise en abyme à ce style de fragmentation, qui marginalise le lecteur et le distancie du régime de l’imaginaire, procédé qui souligne la modernité de l’écriture du genre même. Antiroman ou métaroman? 31 Ouvrages cités ou consultés Assaf, Francis. « Le miroir dans le labyrinthe : préfaces d’histoires comiques. » Papers on French Seventeenth Century Literature 18.35 (1991) : 283-302. Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978. -. Rabelais and His World. Trans. Helene Iswolsky. Cambridge, MA : The M.I.T. Press, 1968. Baudelaire, Charles. 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Les jugements sont contrastés. Francion est-il héros ou anti-héros ? Est-il un faisceau de contradictions ? Évolue-t-il ? Y a-t-il une clé ? serait-il à l’image de Théophile, ou du jeune Sorel 1 ? Ces interrogations sur le personnage, et les réponses apportées, débouchent sur des conclusions quant à la place que tient l’Histoire comique de Francion 2 dans l’histoire du genre romanesque : pour les uns, Sorel serait un épigone de Rabelais sans en avoir le génie, ou un émule des conteurs du XVI e siècle ; pour d’autres il ouvre la voie à l’histoire comique alors émergente, et par là au roman moderne que les histoires comiques préfigurent. Ces divers points de vue posent directement, à propos du personnage du héros, la question de la modernité de l’œuvre. Leur variété incite à réinterroger le texte : en quoi le personnage de Francion, qui n’est pas constamment au centre de la narration mais constitue pratiquement le seul lien entre les épisodes et entre les personnages secondaires, inaugure-t-il, ou du moins permet-il d’entrevoir, une conception moderne du personnage ? Nous partirons d’une définition assez grossière du personnage de roman : le roman moderne se construit autour de l’intériorité d’un individu fictif, qu’on analyse et qu’on accompagne notamment dans ses difficultés d’insertion sociale et amoureuse. L’accent mis sur son itinéraire mène au roman dit d’apprentissage, l’accent mis sur le contexte dans lequel il évolue fait le roman dit de mœurs. Le double aspect de la complexité intérieure et de 1 L’hypothèse d’un Francion-Théophile est notamment suggérée par Antoine Adam (q.v., 150) ; l’hypothèse d’un Francion double de l’auteur est examinée par presque tous les critiques, avec des réponses diverses. 2 L’édition A. Adam (v. bibliographie), contestable de l’avis même de l’éditeur, mais qui n’a pas été vraiment remplacée, sera ici abrégée en Francion. 34 Salma Lakhdar et Francine Wild la difficulté à comprendre le monde, surtout social, est déterminant pour évaluer la modernité d’un personnage. Nous étudierons donc Francion sous ces deux angles, en cherchant d’abord à analyser les signes de sa complexité à partir des lectures de la critique ; puis nous montrerons Francion face à la société et verrons l’évolution de ses rapports avec elle ; nous insisterons sur l’aspect « philosophique » du personnage et ce qu’il véhicule de contestation, discrète ou non. Un personnage à l’identité vacillante La question de la moralité de Francion dans ses actes, ses discours, ses réflexions, est une de celles qui divisent les critiques. Dans son article sur le « double jeu » de Francion 3 , Yves Giraud commence par citer une collection de louanges des « qualités exceptionnelles » et de l’idéal « de liberté et de justice » de Francion, lues dans divers travaux critiques, dont il prend ensuite systématiquement le contrepied en montrant comment le héros, méchant garnement dans son enfance, devient - et reste - un homme plein de prétentions, aigri par l’insuccès, rancunier, un hypocrite surtout, le contraire même des valeurs qu’il revendique. Il y a à l’évidence une part de provocation dans cette démonstration qui aboutit à la conclusion sévère que le jeune Sorel multiplie « les inconséquences et les incohérences » (Giraud 48). Mais le seul fait qu’on puisse avoir du comportement du personnage des lectures aussi diamétralement opposées confirme la difficulté de le cerner. Même si on fait abstraction des jugements moraux, le personnage de Francion ne se laisse pas aisément définir. Déjà Henri Coulet reconnaissait la complexité du personnage, « à la fois sentimental et grossier, généreux et égoïste, jouisseur et stoïque » (196). Jean Serroy, qui admet d’emblée que Francion n’a pas l’exemplarité morale d’un « héros », reprend cette idée de complexité : « il est faible parfois, malgré son courage, et ne résiste pas toujours à l’appel des sirènes. Il a les faiblesses d’un homme, et il en a la complexité » (152). Il introduit cependant la dimension temporelle, suggérant l’idée d’apprentissage : « C’est en se penchant sur son passé qu’il apprend luimême à mieux se connaître » (152) ; il établit une structuration de l’œuvre autour de l’évolution du personnage, déjà présente dans la première version : le héros, polarisé sur la conquête de la belle Laurette dans les sept premiers livres, se tourne, avant même la fin de cette quête, vers Nays dont il a vu le portrait, et la suite raconte sa quête nouvelle et l’aboutissement de celle-ci. Francion quitte finalement le libertinage et trouve la paix intérieure. Les 3 Giraud, Yves. « ‘Mais j’étais un grand trompeur…’. Franchise et tromperie ou le double jeu de Francion » (q.v.) Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 35 commentaires moralisateurs du narrateur dans la version de 1633 renforcent cette perspective, mais elle est déjà présente dans la version de 1623. Ces quelques repères pris dans une littérature critique abondante suffisent à démontrer que tous les auteurs perçoivent le personnage comme complexe. C’est une innovation : les héros de roman, résume Jean Serroy, sont alors « des êtres de fiction et d’idéal, désincarnés » ou, dans le conte, « des types plus que des individus » (146). C’est encore le cas, dans le Francion, de tous les personnages autres que le héros : Laurette et Valentin, Hortensius, Clérante, Agathe ou Raymond. Sorel n’a pas créé le roman moderne ; il ne l’a que préfiguré. Seul le héros éponyme apporte une véritable nouveauté. Sur un point, Francion présente des contradictions évidentes. Il s’agit de l’écart entre les actes et la parole, ce qui permet à Y. Giraud de le taxer d’hypocrisie : Francion, qui par son nom et par ses professions répétées de franchise devrait être le plus droit et le plus transparent des hommes, ne cesse de mentir, de dissimuler, de se déguiser aussi. Certes il faut faire la part du jeu, de la burla, voire de la comédie, car tous trompent et sont trompés, l’épisode initial le prouve et le récit d’Agathe le confirme ; on ne peut non plus reprocher à un noble, à cette date, de tromper les manants et de collectionner les femmes ; qu’un jeune homme pauvre comme l’est Francion ménage un protecteur comme Clérante ne peut davantage surprendre : il « démonstr[e] doucement » à Clérante qu’il devrait se cultiver un peu, et par ailleurs lui exagère sa pauvreté : « je me fis encore plus pauvre que je n’estois en effet, afin de l’induire a m’assister » (251), ni que le héros dissimule à Nays (mais pas au lecteur ! ) les conquêtes amoureuses qui ont fait de lui le « taureau banal » d’un village (370) ; mais Francion n’est loyal ni envers les « généreux », ni envers Clérante, avec qui il devrait l’être : il exploite à son profit les valeurs d’indépendance, de franchise, de libéralité, de courage qu’il prétend partager avec eux. Avec la bande des « généreux », il joue de la légitimité que lui donne sa noblesse pour entretenir des « jeunes hommes de toutes sortes de qualitez » dans une illusion d’égalité. Il en tire un profit, ce qui revient à faire commerce de sa noblesse tout en prétendant « ne regard[er] qu’au mérite » (241). Quant à Clérante, il le trahit clairement auprès de Luce, puisqu’il saisit au passage la bonne fortune qu’il était supposé obtenir pour son maître. La transgression est assez patente pour que Francion donne une justification, qui n’a guère de consistance : Si quelque Reformé m’entendoit, il diroit que j’estois un perfide, […] mais quelle sotise eussé je faite, si j’eusse laissé eschapper une si rare occasion ? […] mon plaisir ne me devoit il pas toucher de plus pres que celuy d’un autre ? (266) 36 Salma Lakhdar et Francine Wild Juger moralement n’aurait guère de sens, mais on remarque que, dans les deux cas et à quelques pages d’intervalle, Francion manifeste une complaisance sans équivoque pour ses plaisirs immédiats. Sa franchise se dégrade alors en cynisme. N’est-ce qu’une phase de son « apprentissage » ? La question se pose. Diverses considérations liées à l’écriture permettent d’expliquer ce qu’on a pu considérer comme des incohérences. La complexité du personnage de Francion est due pour une part à l’éclatement de la narration entre des genres différents. Sorel cherche idées et inspiration dans tous les genres narratifs, le roman « grec » 4 , les recueils de contes, le roman picaresque. Adoptant de passage en passage le ton d’un genre différent, il donne aussi à son personnage des traits de caractère correspondants, et le lecteur, adaptant sa lecture aux horizons d’attente du genre où le récit s’installe, tend à amplifier cet effet. Lorsque Francion est l’acteur d’un bon ou mauvais tour, il agit donc avec cynisme, trompe et humilie sans scrupule - qu’on pense à Valentin (66-70), ou à la noce paysanne (277-278) 5 . Dans la cour qu’il fait à Nays, en revanche, il endosse le personnage du parfait gentilhomme, professe un amour éthéré et exprime ses désirs avec la discrétion d’un amant soumis (355-357). Ailleurs on le voit changer de lieu, de situation, de costume, avec la légèreté d’esprit qui caractérise le picaro : il acquiert d’un soldat qu’il rencontre « un méchant haut-de-chausses rouge et un pourpoint de cuir fort gras », et utilise la laisse du chien qu’il avait lorsqu’il était berger « pour pendre son épée en écharpe » (395). La discontinuité générique dans l’écriture entraîne ainsi, plutôt qu’une véritable complexité, une discontinuité du personnage. Cette discontinuité a été sévèrement jugée par les critiques qui l’étudiaient dans la perspective du roman moderne : Francion apparaissait comme une ébauche mal maîtrisée. Pour Henri Coulet, l’Histoire comique de Francion est « une enfilade d’anecdotes, de plaisanteries, de mystifications, de scènes de la rue, de mots de caractères » et « n’a pas réussi à être l’histoire d’une vie ou d’une âme » (193). Depuis une quarantaine d’années, on l’a vu comme un modèle du héros baroque par son identité fluctuante : Jean-François Maillard souligne « [s]a relation ambiguë [à] l’apparence », ainsi que le flottement de son idéal entre une aristocratie du mérite et celle de la naissance (153-154). Même lorsqu’ils ne font pas appel à la catégorie du baroque, les critiques actuels voient en lui un préfigurateur de toutes les ruptures romanesques du XX e siècle. Éclatement de la person- 4 Le roman grec, présent en France depuis la traduction de celui d’Héliodore, Théagène et Chariclée (publiée sous le titre L’Histoire aethiopique en 1547, par Jacques Amyot), dicte surtout la structure, le début in medias res et le récit personnel qu’il implique, et la poursuite d’une femme uniquement aimée. 5 Les effets du laxatif que Francion a mis dans le plat de riz sont décrits par lui avec complaisance. Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 37 nalité et discontinuité du moi deviennent des signes de modernité extrême. Ainsi, Mathilde Aubague fait-elle de l’incohérence du caractère de Francion l’un des procédés par lesquels l’écrivain refuse au lecteur « le confort de l’illusion référentielle » (25). Une autre source de complexité réside dans le récit à la première personne, que Sorel emprunte au roman picaresque mais qu’il utilise de manière très différente. En raison de sa noblesse, Francion est doté d’une estime de lui-même et d’une capacité de réflexion dont ne jouit aucun picaro. Le récit de sa vie d’écolier et de jeune gentilhomme est pour lui l’occasion de comparer le moi présent et le moi d’autrefois ; il repère des constantes qui deviennent ainsi ses valeurs personnelles, quasi innées : la vaillance, l’attrait pour les choses de l’esprit, le besoin de liberté, la fierté : « J’avois desja je ne sçay quel instinct qui m’incitoit a hayr les actions basses […] » (169), dit Francion au moment où il commence à raconter ses premiers exploits d’écolier dans son village. Peu après, comme l’a noté René Démoris (23-24), Raymond, destinataire du récit, le compare aux picaros mais indique que c’est la qualité du personnage d’aujourd’hui qui fait l’intérêt du récit d’enfance : Ignorez vous que ces actions basses sont infiniment agreables, et que nous prenons mesme du contentement a ouïr celles des gueux et des faquins 6 , comment n’en recevray je point a ouyr celles d’un Gentilhomme escolier, qui fait paroistre la subtilité de son esprit et la grandeur de son courage des sa jeunesse ? (180). Le récit personnel fait du point de vue d’aujourd’hui récapitule et met en perspective les actes et les discours du passé. Ce n’est pas encore l’aboutissement de l’évolution du héros ; après le Livre VI, elle se poursuit dans un récit cette fois assumé par le narrateur, mais éclairé par tout ce passé. Nous sommes bien dans l’histoire de Francion. Cette temporalité nouvelle complexifie nécessairement le héros, pour un temps sujet et objet du récit, qu’on voit appliquer ses valeurs, les relativiser, voire les trahir, de façon bien différente selon les phases de sa vie. On n’y prend souvent pas garde à la lecture, en raison du contenu facétieux des épisodes : le héros n’est pas un simple lien entre les épisodes successifs, il évolue lui-même. C’est une innovation encore timide, assez maladroitement réalisée, mais promise à un long avenir. 6 L’édition de 1626 ajoute ici « comme de Guzman d’Alfarache et de Lazaril de Tormes ». 38 Salma Lakhdar et Francine Wild Le héros et la société La société à laquelle se heurte le héros apparaît en premier lieu, du fait du choix « comique » de l’auteur, sous la forme de la satire, et cela, chronologiquement, avant même la naissance de Francion, puisque le récit de celui-ci débute par les embarras judiciaires de son père, qui se règlent par son mariage avec la future mère de Francion. On retrouve la satire avec les récits sur la vie au collège, et plus encore avec le monde littéraire rencontré dans les librairies de la rue Saint-Jacques, la Cour, le monde des Grands : ces aspects s’étoffent dans les éditions de 1626 et 1633. Chaque milieu fréquenté étale ses ridicules et ses faiblesses au héros de plus en plus déçu. Sorel a fait de son héros un noble provincial, catégorie sociale alors en voie de déclassement. Une des sœurs de Francion épouse un conseiller au Parlement, et pour lui on envisage une carrière de magistrat, à laquelle la mort du père le fait échapper. Sûr de son droit à la maîtrise, il est pourtant exclu des cercles dominants par le manque d’argent. Au sortir de la douceur du milieu familial, la découverte du monde se fait avec l’arrivée dans un collège parisien : « Qu’il m’estoit estrange d’avoir perdu la douce liberté que j’avois chez nous […] » (170). Francion découvre la contrainte, la privation, l’injustice. Il se console en rêvant avec des romans de chevalerie et en devenant « un vray poste d’ecolier » (175), adaptation à la fois par le rêve et par la réalité. D’autres épreuves attendent Francion ; celle de la pauvreté, lorsque Raymond lui a volé son argent, est la plus dure. C’est alors que la désillusion est à son comble : « je me vy frustré de toutes les esperances que j’avois tellement nourries en mon âme » (224-225). Le retour à une relative prospérité permet au héros d’entamer une lente ascension, dans un cercle de jeunes gens puis auprès de Clérante, qui le mène jusqu’à la Cour et à la fréquentation familière du roi. Tout au long de son récit, il dit son jugement sur ce qu’il observe, mêlant les impressions d’alors et les réflexions faites à l’occasion du récit. Son point de vue est remarquablement stable. La vanité fait qu’on le méprise mal vêtu et qu’on l’admire lorsqu’il a enfin un habit neuf : « Quand je pense à la vanité des hommes… » (234).-Il la dénonce dans les deux cas, au nom du mérite authentique. L’argent et l’intérêt, valeurs bourgeoises, suscitent constamment son mépris. Aristocrate, il est fidèle à la valeur de gratuité, qu’il cultive par la générosité, la fête et la prodigalité, ainsi que par l’érotisme, comme l’a remarqué J.-F. Maillard (148). Mais Francion n’est pas qu’un bloc de stabilité : il évolue, à la fois du point de vue théorique et du point de vue pratique. Par l’étude et la réflexion il maîtrise de mieux en mieux sa compréhension du monde humain, il élabore sa philosophie. Celle-ci est construite loin des enseignements du collège et contre eux : Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 39 Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement, je le remplis d’une meilleure doctrine, et m’estudiay a sçavoir la raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentiments en toutes occasions, sans m’arrêter aux opinions vulgaires (214) 7 . Par l’étude, Francion découvre les règles de l’écriture poétique, qui lui apporte une consolation lors de sa période de pauvreté : « Apres avoir descrit mon mal, je ne le sentois plus si violent, encore que j’en apperceusse les plus vifs acces naifvment representez » (225). Puis il approfondit la philosophie et élabore une doctrine personnelle capable de faire vivre les hommes « comme des dieux » (244). C’est précisément à ce moment, où on s’attendrait à le voir devenir un sage libéré du monde, qu’il décide de se conformer au monde pour y réussir. Il renonce à la posture de redresseur de torts - sauf au Livre IX avec l’avare Du Buisson, pour de seules raisons d’identité sociale (334-351). Il n’hésite pas à se livrer à la médisance lorsque c’est sans risque : Me deliberant de suivre en apparence le trac des autres, je fis provision d’une science trompeuse, pour m’acquerir la bienveillance d’un chacun. Je m’estudiay a faire dire a ma bouche le contraire de ce que pensait mon cœur, et a donner les compliments et les loüanges a foison, aux endroits où je voyois qu’il seroit necessaire d’en user, gardant tousjours neantmoins ma liberté de mesdire de ceux qui le meritoient […] (245). La suite montre la mise en œuvre concrète de ce projet. Francion pratique des compromissions indispensables mais de plus en plus importantes, qu’il avoue et même justifie. Auprès de Clérante il ne tarde pas à « gouverner » son maître : « j’estois au service d’un maistre qui me nourrissoit, et me bailloit bon appointement, et si je prenois de l’authorité sur luy, et luy commandois qu’il s’abstint de beaucoup de choses » (253) 8 . Sa réussite, qui l’amène à fréquenter les Grands et le roi lui-même, lui donne raison. Dans cette citation, toutes les explications données par le personnage ou par le narrateur sur ses choix et sur sa situation tiennent compte de son intérêt. La suite le confirme. Lorsque Nays le rejette en raison de son infidélité, il est « tout chagrin, car il sçavoit bien que c’estoit un bon party pour lui que Nays. Il estoit fasché de le perdre et de le perdre encore avec honte » (485). 7 Dans l’édition de 1633, à partir de « doctrine », on a : « et m’estant mis a revoir mes escrits de Philosophie que nostre Regent nous avoit dictez, je les conferay avec les meilleurs autheurs que je pus trouver, si bien que par mon travail je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme qui ne vouloit faire profession d’aucune particulierement ». La rupture avec l’enseignement reçu est moins radicale. Notons au passage que sous le nom de philosophie, on entend alors surtout les sciences de la nature. 8 N’oublions pas que et si signifie « et pourtant » : Francion gagne sur tous les tableaux. 40 Salma Lakhdar et Francine Wild Le « double jeu » repéré par Y. Giraud entre valeurs proclamées et valeurs pratiquées est bien là. C’est l’apprentissage de la société par Francion qui le détermine et le roman, surtout en raison du discours à la première personne, met cet avilissement du personnage à la charge du monde perverti dans lequel il vit. Par ailleurs la façon dont s’adapte Francion, grâce à son talent littéraire et poétique et à son esprit autant que grâce à la souplesse morale qu’il adopte, atteste qu’un âge de l’aristocratie est terminé : ce n’est pas par son épée - Francion gagne ses duels mais ne va jamais à la guerre - qu’il se fait une place enviée, mais par une mise en œuvre courtisane de sa culture et de son talent poétique 9 . L’itinéraire de Francion dans la société est l’histoire d’une réussite ponctuée par des phases de désillusion et d’apparent échec. En amour, son évolution est encore moins rectiligne. Il a un comportement de Don Juan, stimulé par l’obstacle, repartant en chasse dès la possession obtenue : « Mon ame s’enflammoit au premier objet qui m’apparoissoit, et de cinquante beautez que j’avois le plus souvent dedans ma fantaisie, je ne pouvois pas discerner laquelle m’agreoit le plus » (240), reconnaît-il. Plus loin il laisse entendre qu’il aspire à un amour parfait : « Je ne pouvois mettre entierement mon amour en pas une Dame, parce que je n’en trouvois point qui meritast d’estre parfaitement aymée, et si presque toutes celles qui s’offroyent a moy, me charmoient la raison » (268), dit-il, apparemment surpris de l’incohérence de son propre comportement. La conquête de Laurette achevée ne marque nullement la fin des conquêtes éphémères : « il fallait songer à en pourchasser une autre (325). Amoureux déclaré de Nays, il ne se prive pas de séduire au passage de nombreuses paysannes, la jeune bourgeoise Joconde, et tente sa chance auprès d’Émilie. Il faut sans doute lier cet appétit insatiable du plaisir à la « philosophie » de Francion, car lui-même, lors de l’orgie du livre VII, relie son « tremblement » à celui du monde : « mon souverain plaisir c’est de fretiller, je suis tout divin, je veux estre tousjours en mouvement comme le Ciel » (319). « Cette formule pourrait avoir été écrite par le moniste Giordano Bruno », écrit J.-F. Maillard (158). L’amour est le mouvement même de l’Être. Même déjà lié à Nays, Francion trouve naturel de chercher à séduire Émilie, et ne comprend pas que Dorini le lui reproche : « Pensez-vous que j’aye cessé d’estre ce que j’estois […] ? Ne sçavezvous pas que nous avons tousjours vescu dedans cette liberté […] ? » (484). Il abandonne pourtant ses chasses amoureuses lors du mariage. Son humeur 9 Le personnage de Francion est très proche dans cette partie du roman de ce que fut la carrière de Théophile : celui-ci fut au service de Candale à partir de 1615 environ, puis de Luynes en 1620-1621. Luynes mort (15 décembre 1621), Théophile passe au service de Montmorency (qui a quelques traits communs avec Clérante. Voir Tallemant des Réaux 362-364). Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 41 devient « grave » : « l’on n’eust pas dit que c’eust esté lui-mesme » (527). Ce n’est pas une évolution mais une conversion subite. On comprend que le héros ne fait plus seulement semblant de « suivre le trac des autres », il le suit pour de bon, et se conforme à l’ordre moral plutôt qu’à l’ordre cosmique, même en matière amoureuse. Apparemment singulier, cet itinéraire de la dépendance familiale et scolaire à la liberté intellectuelle avec ses dangers, puis à une hypocrisie qui assure la sécurité, avant de rentrer finalement dans le rang sans regret, représente particulièrement bien l’itinéraire d’un libertin de cette génération. Francion ne dit presque rien de sa quête philosophique, mais il est significatif qu’il veuille chercher la connaissance par lui-même (214), qu’il dise plus loin avoir trouvé une doctrine permettant aux hommes de vivre « comme des dieux » (244), qu’enfin il décide de ne plus répandre ses idées que certains taxent de « folie » mais de les garder comme un « trésor caché » (269). Quelques allusions à la nécessité de ne pas être naïf nous incitent à remarquer ces indices de libertinage. Ce qu’on doit aussi remarquer est la présence du danger et les emprisonnements successifs que subit Francion : dès le début il doit fuir, et son songe la nuit suivante, plein de scènes de poursuite angoissantes, nous prépare à le voir affronter des dangers ; devenu courtisan il échappe de justesse à une tentative d’assassinat de la part de Bajamond qu’il a offensé involontairement (296-299) ; ses rivaux auprès de Nays le font tomber par traîtrise dans « une large fosse » où il est supposé « mourir là en langueur » (363-366) ; immédiatement après la conquête de Joconde, un quiproquo le fait arrêter, interroger, il est menacé de la potence (392-394) ; enfin le livre-XII est consacré en grande partie à une affaire de fausse monnaie montée de toutes pièces où Francion risque gros, la police et le juge étant complices de ses ennemis. Ces moments dramatiques ont été ignorés de la critique, surtout parce que Francion les affronte avec une humeur égale, voire joyeuse : au gouverneur qui le prend pour un fomenteur de troubles, il répond de façon bouffonne, et le quiproquo est vite levé. Lorsqu’il doit fuir les assassins en se déguisant en marchand d’oublies, son dialogue avec le portier suisse « a demy ivre et a demy endormy » (298) de Clérante qui refuse d’ouvrir est tout à fait comique. On oublie presque qu’il a des assassins à ses trousses. L’angoisse n’est pourtant pas loin. Les écrivains de ce temps troublé évoquent volontiers les angoisses à l’approche de la mort : Théophile a composé des stances saisissantes sur les affres du condamné à mort (Œuvres poétiques 107-108) ; quinze ans plus tard dans L’Illusion comique, Corneille fait exprimer à Clindor emprisonné une vision hallucinée de la scène de son futur supplice (669). Sorel est loin de cet état d’esprit, il a fait de Francion - sans doute en raison de son identité aristocratique - un personnage dynamique et courageux, dont l’attitude néo-stoïcienne acclimate, mutatis mutandis, 42 Salma Lakhdar et Francine Wild le flegme qui caractérisait le picaro. Mais avec insistance il nous montre le héros menacé, poursuivi, obligé de fuir, mis en prison 10 . Une hantise qui peut expliquer bien des compromissions, celles de Francion comme celles des libertins que connaît bien l’auteur. Alors que les personnages de Rabelais semblent surtout conçus pour représenter une persona dans le récit et une voix dans le dialogue, Sorel donne à son personnage principal une consistance inédite. Il lui confère une intériorité. Francion se raconte lui-même en s’interrogeant sur sa personnalité, sur sa place dans le monde ; il fait des choix, mûrit, et le mariage auquel il aboutit avec Nays, l’installant dans un bonheur stable et dans l’opulence à laquelle le destinait sa naissance, symbolise sa réussite. C’est pourtant une réussite ambiguë comme l’est celle de la plupart des picaros : installé, arrêté dans sa course et désormais sans aventures, le personnage semble se renier lui-même. Quel message nous propose-t-il par cet itinéraire ? Son caractère garde jusqu’au bout des aspects contradictoires. Ceux-ci nous interrogent. Maladresse d’un très jeune écrivain ? C’est possible, mais on ne peut se satisfaire de cette explication. Esthétique éclatée, pour exprimer les incertitudes d’une époque de mutation ? C’est une lecture légitime, quoiqu’anachronique, qui plaque un point de vue d’aujourd’hui sur un texte conçu dans une tout autre culture. Les irrégularités du personnage et ses contradictions par rapport à ses propres valeurs expriment à coup sûr celles d’une société où l’idéologie aristocratique bien présente est minée par la progression de la bourgeoisie riche. Elles se présentent aussi comme une incitation à décrypter un ensemble d’affirmations très hardies, cachées sous le voile du songe ou de la folie, réparties entre toutes les voix présentes dans le roman, excusées par la tradition carnavalesque reprise des contes. Le brouillage du sens est renforcé par l’allongement et les modifications du texte au fil des écritures. Derrière la continuité du récit et la présence affirmée du personnage, qui annoncent le roman moderne, les points de discontinuité nous signalent le libertinage qui ne peut se montrer. L’hypocrisie (et peut-être le cynisme) de Francion nous parlent de tous les libertins de son temps. La modernité est bien là, mais sous deux aspects, l’un formel et l’autre caché dans le texte, qui nuisent chacun à la visibilité de l’autre. Ouvrages cités ou consultés Adam, Antoine. Histoire de la littérature française du XVII e siècle. T. I. Paris : Éd. Mondiales, 1962 [1949]. 10 Dans la Première Journée, Théophile décrit aussi un personnage menacé par une foule fanatique (2, 22). Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 43 Aubague, Mathilde. « L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel. La nouveauté comme étape dans la formation du roman moderne ». Questions de style n° 8, 2011 : 13-28. Corneille, Pierre. L’Illusion comique. In Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), T. I, 1980. Coulet, Henri. Le roman jusqu’à la Révolution, T. I : Histoire du roman en France. Paris : Armand Colin (Collection « U »), 1967. Démoris, René. Le Roman à la première personne, du classicisme aux lumières. Genève : Droz, (Titre courant), 2002 [Édition originale Armand Colin, 1975]. Giraud, Yves. « ‘Mais j’étais un grand trompeur…’. Franchise et tromperie ou le double jeu de Francion » Littératures classiques n° 41, 2001 : 41-48. Maillard, Jean-François. Essai sur l’esprit du héros baroque (1580-1640). Le même et l’autre. Paris : Nizet, 1973. Serroy, Jean. Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e siècle, Paris : Minard, 1981. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. Éd. A. Adam. In Romanciers du XVII e -siècle. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958. Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes. Éd. A. Adam. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), T. I. 1960. Viau, Théophile de. Œuvres complètes, éd. G. Saba. Paris : Champion, 1999. Viau, Théophile de. Œuvres poétiques, éd. Guido Saba. Paris : Classiques Garnier, 2008. Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique Jean Leclerc University of Western Ontario Alex Bellemare Université de Montréal L’une des scènes les plus drôles du Roman comique se trouve au chapitre dixneuf de la première partie, au moment où Ragotin tente de monter à cheval avec une carabine en bandoulière (158-159). La critique scarronienne s’est beaucoup intéressée au personnage en question. Pour Dominique Froidefond, « Ragotin incarnera ce fantoche réductible à un pli caricatural, à un enchaînement de gags, de “disgrâces” qui vont rythmer l’intrigue tout en témoignant de la rencontre de la farce et du roman, du théâtre et de la vie, c’est-à-dire du renouvellement du genre romanesque » (« Le Ragotin de Scarron, etc. » 115-126) Comme la plupart de ses « disgrâces 1 », celle-ci se déroule devant de nombreux témoins, incluant la troupe des comédiens, l’opérateur et sa femme, tous en route vers un mariage à l’extérieur de la ville : « Tout cela se passa à la vue des carrosses qui s’étaient arrêtés pour le secourir ou plutôt pour en avoir le plaisir. » (160). Cette hésitation entre l’action de le secourir et l’attitude passive de profiter du spectacle se résorbe lorsque Ragotin abandonne son cheval au poète Roquebrune, qui est aussi maltraité par « ce malencontreux animal » et obligé de dévoiler ses « parties de derrière » : L’Accident de Ragotin n’avait fait rire personne, à cause de la peur qu’on avait eue qu’il ne se blessât ; mais celui de Roquebrune fut accompagné de grands éclats de risée que l’on fit dans les carrosses. Les cochers en arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl et tous les spectateurs firent une grande huée après Roquebrune. (160) 1 Sur cette question, voir aussi Serroy (514). Ragotin n’est cependant pas qu’un pantin désarticulé et sa présence réifiée au cœur d’épisodes farcesques provoque des réflexions autrement plus sérieuses sur les enjeux complexes du rire. 46 Alex Bellemare Ce commentaire du narrateur appelle une série d’observations qui serviront d’introduction à notre propos sur la modernité du rire dans Le Roman comique. Il faut d’abord noter le clivage entre le rire des personnages et celui du lecteur : l’affirmation selon laquelle « l’accident de Ragotin n’avait fait rire personne » contredit l’expérience du lecteur qui, s’il n’a pas ri aux éclats, n’a sans doute pas pu s’empêcher de sourire et de laisser échapper quelques ricanements lors de la découverte du passage. Le contexte fictionnel et l’esthétisation grotesque du personnage de Ragotin libèrent le lecteur de préoccupations comme la peur « qu’il ne se blessât », atténuant la sensibilité et la pitié que l’on aurait pour lui grâce à une distanciation où le roman « comique » crée un espace de connivence et de complicité propre à l’épanouissement réitéré du rire du lecteur. La modernité de Scarron en matière de comique romanesque se situe dans le commentaire et la réflexion qui accompagnent les représentations textuelles du rire. Cette réflexion inclut non seulement des indices des sensibilités de l’âge classique en matière de raillerie et de ridicule, mais s’inscrit en même temps dans une longue tradition de penseurs qui ont théorisé le rire et ses rapports avec les autres passions. Par exemple, les assistants ne rient pas de la disgrâce de Ragotin « à cause de la peur qu’on avait eue qu’il ne se blessât », ce qui trace une frontière entre une situation comique et une autre qui ne l’est pas. Le rire a donc ses limites et peut être entravé par d’autres passions. Le roman fait écho à la fois aux théories contemporaines des passions présentes chez des médecins ou des philosophes comme René Descartes (1596-1650) ou Marin Cureau de La Chambre (1594-1669), mais aussi à la définition aristotélicienne du comique, conçu comme « un défaut et une laideur qui n’entraîne ni douleur ni dommage » (90 ; 1449b). Scarron décrit des témoins sensibles au critère d’innocuité du comique établi depuis la Poétique, intuitivement conscients de la ligne de fracture qui fait basculer du rire au non-rire. Le rire représenté dans Le Roman comique est par-dessus tout un phénomène social qui répond à une logique scénographique, impliquant l’acteur d’une action ou d’une parole perçue comme comique par un public distancié capable d’en juger. Ici les rires des cochers et des occupants des carrosses convergent vers une situation dédoublée en deux séquences, deux chutes causées par une même bête et dont les conséquences sont divergentes. L’on a peur pour Ragotin, l’on se moque du poète. Scarron ne développe pas les raisons qui provoquent cet éclat : peut-être s’agit-il de la dimension scatologique de la scène qui s’inscrit dans l’imaginaire carnavalesque, peutêtre que l’aspect sériel des deux chutes consécutives rattache le passage à un comique de la répétition, procédé comique maintes fois utilisé par l’auteur. Quoi qu’il en soit, la scène du « trébuchement de Ragotin » montre que ce dernier n’est pas toujours le dindon de la farce et qu’il n’excite pas systéma- Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 47 tiquement le rire de ses compatriotes, un rire méchant justifié par le ridicule et la grossièreté de ce bouc émissaire. De plus, le rire n’est jamais universel chez Scarron et implique toujours la présence d’un tiers exclu qui ne rit pas pour différentes raisons, comme le poète dans cette scène, ce qui permet de poser l’hypothèse que le partage du rire serait toujours inégal dans le roman. Il appert que la dynamique sociale du rire n’est pas aussi figée qu’on le croit et qu’elle renouvelle les rapports entre un ou des rieurs, un ou des moqués, en fonction de situations qui sont décrites et analysées par le narrateur. Il s’agira donc d’analyser les traces d’une scénographie du rire dans le roman et d’en décliner les implications sociales et morales, la distribution des rôles (rieur/ moqué), la relation au pouvoir, et de tenter d’expliquer en quoi et pourquoi le partage du rire n’est pas distribué équitablement. Ces analyses nous amèneront à étudier les difficultés de narrer une histoire drôle auprès d’un public qui n’a pas nécessairement envie de rire. Ce tour d’horizon devrait permettre de faire mieux comprendre la modernité du rire de Scarron, et d’établir une meilleure connaissance des modes d’inscription des théories du rire et des sensibilités de l’âge classique dans une œuvre qui prétend non seulement faire rire son lecteur, mais peut-être aussi le faire réfléchir sur ses défis. Le rire du Roman comique ne possède pas la dimension collective et universelle que Bakhtine percevait chez Rabelais (Bakhtine 20). Scarron représente plusieurs personnages empêchés de rire par des émotions contraires à la joie, même dans les circonstances les plus cocasses. La Rancune est rongé par l’envie et est décrit par le narrateur comme un « de ces misanthropes qui haïssent tout le monde, et qui ne s’aiment pas eux-mêmes et j’ai su de beaucoup de personnes qu’on ne l’avait jamais vu rire » (58). Le narrateur se plaît alors à répéter que La Rancune ne rit pas même s’il est l’ingénieur de plusieurs plaisanteries, ce qui devient une source de comique en soi, autant lors de l’aventure du pot de chambre 2 que celle des brancards : « Cela les fit rire de bon courage, excepté la Rancune qui ne riait jamais, comme je vous ai déjà dit » (66), ou lorsque Ragotin casse un verre pendant une de leurs débauches : Enfin il [Ragotin] le [son verre] jeta par-dessus sa tête et tira La Rancune par le bras afin qu’il y prit garde, pour ne perdre pas la réputation d’avoir cassé un verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune n’en rit point ; 2 À noter que cette scène, mobilisant un comique du bas corporel, n’est pas scandée par des éclats de rire. Au contraire, personne ne rit : ni La Rancune, concepteur de la ruse, ni le marchand qui en subit les contrecoups, ni l’hôtesse qui enrage à cause du tapage. La Rancune est, de façon apparemment contradictoire, un joueur de tours qui ne s’inquiète pas de leur réception (à l’inverse d’autres personnages cherchant parfois trop activement le rire qui, ce faisant, tombe à plat). 48 Alex Bellemare mais, comme je vous ai déjà dit, il était plutôt animal envieux qu’animal risible. (92) À l’opposé, le Sieur de La Rappinière, pourtant qualifié de « Rieur de la ville du Mans » (51), rit rarement dans le roman. D’ailleurs, il est tellement frappé de colère et de jalousie dès le quatrième chapitre qu’il ne réussit pas à changer sa confusion en moquerie après avoir pris une chèvre pour sa femme pendant la nuit (58). La colère est ainsi la passion la plus éloignée du rire et de la joie, et ces passions semblent s’exclure mutuellement, comme dans le cas de la « civilité » de Ragotin auprès des comédiennes, au dixseptième chapitre. Tandis qu’Angélique « riait comme une folle » (145), les autres personnages souffrent de l’initiative de Ragotin, surtout au moment où le sac d’avoine se rompt, entraînant une propagation de la colère soulignée par la répétition du verbe « enrager » : L’hôte y arriva, qui pensa enrager contre son valet, le valet enrageait contre les Comédiennes, les Comédiennes enrageaient contre Ragotin qui enrageait plus que pas un de ceux qui enragèrent, parce que Mademoiselle de L’Étoile, qui arriva en même temps, fut encore témoin de cette disgrâce. (145) Une telle scène montre à quel point les passions n’agissent pas seules pour créer une barrière au rire, mais que l’intérêt y joue un rôle important, que ce soit l’intérêt matériel et financier de l’hôte ou l’intérêt plus galant de Ragotin, qui souhaitait paraître avantageusement auprès de celle qu’il voulait séduire 3 , mais qui se moque de lui à la fin, comme le montre ce passage : « L’Étoile lui dit que Dieu l’avait punie [La Caverne] de lui avoir ravi Monsieur Ragotin, qui l’avait retenue devant la Comédie pour la ramener, et ajouta qu’elle était bien aise de ce qui était arrivé au petit homme, puisqu’il lui avait manqué de parole » (145). Scarron se plaît à décrire des scènes où la dynamique du tiers exclu est mise en valeur. Même quand l’expression « la compagnie » se rencontre, il y a toujours un personnage qui ne rit pas dans le roman. Dans la scène du combat nocturne au douzième chapitre, quand le Destin trousse une grosse servante et lui donne des claques sur les fesses, « L’Olive, qui vit que cela faisait rire la compagnie, en fit autant à une autre » (99) ; on devine que les deux servantes fessées ne partagent pas l’envie de rire de la compagnie. 3 La chute de Ragotin peut également se lire figurativement : il ne grimpe les escaliers que pour mieux en dégringoler, de la même façon qu’il chute brutalement du statut de gentilhomme qu’il s’était fabriqué pour séduire L’Étoile. Les disgrâces de Ragotin sont le plus souvent bâties sur ce modèle : chaque fois qu’il tente de se rehausser, soit par ambition littéraire, soit par galanterie, chaque fois il trébuche. Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 49 L’euphorie comique qui gagne l’assistance à la vue du claquage de fesses agit comme un retour à l’équilibre. La fête burlesque inaugurée par le Destin réussit à désamorcer une situation pour le moins explosive. Le rire apparaît alors comme un instrument de régulation sociale, mais devient aussi objet de convoitise : c’est l’effet comique engendré par le déculottage et la fessée que recherche L’Olive en reproduisant mimétiquement le geste de Destin, qu’il avait lui-même réifié jusqu’à la mécanisation (« plus de cent claques »). On commente la réception favorable de la plaisanterie de Destin tout en restant muet sur celle de L’Olive. A-t-on ri de bon cœur de la farce redoublée ? Les frontières poreuses entre le rire et le non-rire sont donc aussi sujettes à des effets de variance qui tiennent, pour l’essentiel, à l’arbitraire de la réception. Ailleurs, c’est une gageure audacieuse et surprenante du poète Roquebrune qui provoque l’hilarité générale : « “Je gage cent pistoles que non”. Ce défi de gager, fait si à propos, fit rire toute la compagnie et le fit sortir hors de la chambre » (142), mais l’on devine que ni La Rancune ni le poète n’ont envie de rire en ce moment, La Rancune parce qu’il perd l’occasion de raconter une historiette bien médisante, le poète parce qu’il a eu peur de voir dévoiler son passé. Le seul moment de la première partie où le rire est véritablement universel comporte tout de même assez de complexité pour être lu attentivement. À la fin du chapitre dix, une discussion s’engage sur la possibilité d’adapter la nouvelle de Ragotin au théâtre (il s’agit de L’Amante invisible, lue au chapitre précédent). Les comédiens s’opposent à cette idée notamment en raison de la difficulté de représenter « un grand portail d’Église au milieu d’un Théâtre, devant lequel une vingtaine de Cavaliers, tant plus que moins, avec autant de Demoiselles, feraient mille galanteries 4 » (89), scène impossible à monter par une troupe professionnelle en raison du manque de figurants. Le malicieux La Rancune vient alors en aide à Ragotin et propose de remplacer ces figurants par des pantins de carton : « Ce bel expédient de carton de la Rancune fit rire toute la compagnie ; Ragotin en rit aussi et jura qu’il le savait bien, mais qu’il ne l’avait pas voulu dire » (90). Le rire de Ragotin est ici décalé, en retard par rapport à celui de la compagnie en raison de son incapacité à percevoir l’hyperbole de La Rancune quant à une solution ridicule qui ne fait que souligner l’incompétence de Ragotin en matière théâtrale. Celui-ci ne rit que parce qu’il ne voit pas qu’on se moque de lui et qu’on prend « plaisir à lui faire dire des choses si judicieuses » (89), ou encore parce qu’il ne veut pas perdre la face dans une conversation impliquant les comédiennes. 4 Cette phrase est dite par Ragotin lui-même, qui ne voit pas la difficulté dans cela, prouvant bien sa naïveté. 50 Alex Bellemare Notons au passage que le rire représenté n’apparaît presque jamais dans les nouvelles espagnoles et les récits analeptiques et se concentre pour l’essentiel dans le récit-cadre qui compte, quantitativement, pour moins de la moitié de l’ensemble du roman. Un exemple mérite tout de même d’être abordé puisqu’il illustre à merveille le partage inégal du rire. Lors de l’arrivée de Léonore, de sa mère et de Destin à Orléans au chapitre dix-huit, une troupe de faquins s’offre à porter leur minuscule bagage, créant une scène carnavalesque où le roi des fous est suivi d’une foule de mauvais plaisants : « Toute la canaille qui était sur le port se mit à rire et nous fûmes contraints d’en faire autant » (150). Tandis que le Destin et Mlle de La Boissière enragent d’être pris en otage de la sorte, Léonore prend la chose à la légère et « riait si fort qu’il fallait malgré moi que je [Destin] prisse plaisir à cette friponnerie » (150). Le rire est d’abord une question de pouvoir dans cet extrait, où le grand nombre donne un avantage aux crocheteurs et facilite leur « friponnerie » commise sur trois victimes faciles. Ce n’est qu’avec une addition de contre-pouvoirs que les trois voyageurs peuvent se libérer de l’emprise de la canaille : la situation retrouve son équilibre et évite de se dégrader grâce aux menaces sérieuses de Destin, à la compensation monétaire qu’il leur donne et à l’aide de l’hôte et de l’hôtesse où ils logent. C’est encore une question de pouvoir qui explique le partage du rire dans la fameuse scène du chapeau de Ragotin au chapitre dix (87 ss) 5 . Certes, ce dernier est d’abord la cible des rires au moment où on lui subtilise son livre et qu’il s’épuise à le reprendre, mais la scène bascule vers la violence et la colère qui mettent fin aux rires : « le pauvre Ragotin, qui vit que tout le monde s’éclatait de rire à ses dépens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa confusion et lui donna quelques coups de poing dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant pas aller plus haut » (86). Il est encore le seul à ne pas rire quand on lui enfonce son chapeau sur le nez et qu’on finit par le lui retirer : Aussitôt que l’on eut donné l’air à son visage, toute la compagnie s’éclata de rire de le voir aussi bouffi que s’il eût été prêt à crever pour la quantité d’esprits qui lui étaient montés au visage et, de plus, de ce qu’il avait le nez écorché 6 . La chose en fût pourtant demeurée là, si un méchant 5 Soulignons aussi que, conformément à la logique scénographique du rire, cette scène sollicite massivement le vocabulaire de la dramaturgie par le biais d’expressions topiques comme « représentez-vous » et « voyez » Ces interpellations du lecteur cherchent surtout à rendre visuelles les déconfitures de Ragotin. Ce faisant, il apparaît significatif que Ragotin devienne aveugle lorsqu’on lui enfonce son chapeau sur sa tête. Les spectateurs qui s’amusent de l’accoutrement du petit avocat voient exactement ce que Ragotin ne peut pas voir : son ridicule. 6 Cette scène nuance également l’hypothèse selon laquelle la frontière entre le rire et le non-rire soit une question d’intégrité physique. Ragotin, qui étouffe, Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 51 railleur ne lui eût dit qu’il fallait faire rentraire son chapeau. Cet avis hors de saison ralluma si bien sa colère, qui n’était pas tout à fait éteinte, qu’il saisit un des chenets de la cheminée […]. (88) Cette colère réanimée fait monter la violence d’un degré : Ragotin n’est plus inoffensif avec des pieds et poings qui n’atteignent que le ventre, et donc ridicule par le fait même, mais devient un véritable danger auquel les assistants répondent par la fuite causée par un sentiment de frayeur. Cette acquisition nouvelle d’un pouvoir sur la compagnie et le désordre de leur fuite provoquent en retour l’hilarité de Ragotin : « Ragotin se mit à rire à son tour, ce qui rassura tout le monde ; on lui rendit son livre et les Comédiens lui prêtèrent un vieux chapeau » (88). Le rire de Ragotin laisse croire que sa volonté de destruction est désamorcée, ce qui permet la conclusion de cette double crise causée par un livre et un chapeau. Si Ragotin a été la cible des rires collectifs pendant presque toute cette scène, c’est tout de même lui qui rit le dernier après avoir renversé la situation du pouvoir par un rapport de force momentanément favorable. Cette scène ne montre pas seulement la faculté de Ragotin de se mettre dans des situations désavantageuses qui exploitent son caractère minable et inférieur : elle révèle une dynamique fluctuante d’inclusion et d’exclusion, où les tentatives du godenot de se faire accepter par la troupe de comédiens sont accueillies par un rire ambivalent servant à la fois de repoussoir et de sceau d’acceptation pour ce qu’il est, c’est-à-dire une source de divertissement. À un autre niveau, les comédiens sont aussi aux prises avec un phénomène similaire d’exclusion et d’acceptation. En effet, le premier rire représenté dans le Roman comique rend exemplairement compte de sa fonction régulatrice. Le Destin présente à des bourgeois rassemblés sur la place publique du Mans la troupe de comédiens dont il fait partie : [il] lui dit qu’ils étaient Français de naissance, Comédiens de profession ; que son nom de Théâtre était le Destin, son vieux camarade, la Rancune, et la Demoiselle qui était juchée comme une poule au haut de leur bagage, La Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns de la compagnie ; sur quoi le jeune Comédien ajouta que le nom de Caverne ne devait pas sembler plus étranger à des hommes d’esprit que ceux de La Montagne, La Vallée, La Rose, ou L’Épine. (51) ne suscite aucunement la sympathie. Il y a cependant une gradation dans les disgrâces de Ragotin, du moins dans la première partie, et c’est peut-être l’accumulation des déconvenues du petit avocat qui excite la pitié des spectateurs lors du trébuchement à cheval. La scène conclusive du bélier abolit d’ailleurs cette frontière puisqu’on rit sans s’inquiéter du danger auquel Ragotin fait face : « L’action du Bélier surprit tellement ceux qui la virent qu’ils en demeurèrent comme en extase, sans toutefois oublier d’en rire » (312). 52 Alex Bellemare Ce premier rire, nous semble-t-il, est programmatique à plus d’un égard. Il naît de l’ignorance, voire d’une certaine condescendance, de la part d’un petit nombre de bourgeois, sans doute les moins sagaces, qui s’isolent ainsi de l’ensemble du groupe, qui méconnaissent ou méprisent l’esprit des noms de scène que les comédiens de province se donnaient à l’époque. Notons brièvement ici que les pseudonymes étaient couramment employés par les comédiens au XVII e siècle, mais ceux du Roman comique sont souvent à double-entendre. L’aspect équivoque du nom de La Caverne relève certainement de la satire de l’allégorie néo-platonicienne que Scarron pratiquait déjà dans le Virgile travesti. En cela, le rire des bourgeois signale peut-être aussi une convoitise, qui transforme la comédienne, à ce moment juchée au sommet d’une montagne de malles et de coffres, en objet de désir. Le rire provoqué par le nom de La Caverne résulte de l’ignorance d’abord puisqu’il s’agit bien du caractère bizarre du nom de La Caverne qui surprend, étonne et stupéfie, excitant ce faisant le rire. Cette bizarrerie se comprend d’une part comme une étrangeté langagière (le nom inusité fait rire) et une difformité sociale d’autre part (la condition de comédien appelle le risible). De la condescendance ensuite, puisque le différent, l’autre et l’excentrique, plutôt que d’inspirer de l’intérêt, inquiètent. Le rire de ces « quelques uns de la compagnie » (51) trahit simultanément comme une contrariété refoulée ainsi qu’un sentiment de supériorité. Le rire qui triomphe ici s’avère celui des ignorants, ceux-là mêmes que le Destin provoque en les nommant narquoisement « hommes d’esprit » (51). Car, comme le souligne Bruno Roche, le « rire peut aussi masquer, sous une supériorité apparente, des craintes et des souffrances ». (20) Ces « plus gros bourgeois de la ville » (50), pour qui « la nouveauté de l’attirail, et le bruit de la canaille qui s’était assemblée autour de la charrette » (50) étaient aussi prodigieux qu’inattendus, rient des comédiens nouvellement arrivés, les dévaluent a priori, les rabaissent et découragent la considération et l’admiration qu’on aurait pu éventuellement leur accorder. Ces bourgeois, en riant du métier de comédien, se distinguent également d’eux, les mettent à distance et les repoussent au plus bas de la hiérarchie sociale. « Signe d’une supériorité ou masque d’une faiblesse » (Roche 20), cette première représentation du rire est le témoin de l’ambivalence du phénomène comique, non seulement parce que le rire des bourgeois est double (supériorité/ faiblesse), mais aussi par le fait que le Destin raille immédiatement ceux qui s’étaient moqué de lui et de ses amis (le rire est passager et à double tranchant). Le rire moqueur et intéressé des bourgeois engendre finalement une bagarre, des cris et des blasphèmes : « La conversation finit par quelques coups de poing et jurements de Dieu que l’on entendit au devant de la charrette » (51). Ces altercations préfigurent déjà le difficile équilibre social que suscite le rire : le rapport de force qui se dessine en faveur des rieurs est contrebalancé par la Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 53 violence physique. La représentation textuelle du rire est ainsi l’indice d’un pouvoir que l’on a ou que l’on s’arroge sur les autres, pouvoir qui répond à des tensions fondées sur des mouvements de rejet et d’acceptation. Le pouvoir s’ajoute donc aux questions de passions et d’intérêt déjà évoquées faisant du rire un phénomène social impossible à déployer universellement dans le cadre d’un roman comique, trois facteurs décrits, étudiés et analysés par un auteur motivé par l’idée de faire rire et de faire participer le lecteur aux modalités de cette communication par le rire- - et des échecs de cette communication. L’une des marques les plus explicites de la modernité de Scarron est sans doute le complexe dispositif textuel qu’il construit où s’enchâssent, souvent à un rythme frénétique rappelant celui du théâtre farcesque, des épisodes comiques et des commentaires, originaux et peu imités dans le genre de l’histoire comique, sur les conditions de possibilité du rire. L’une des réflexions les plus abouties sur le fonctionnement du rire se rencontre au chapitre trois de la deuxième partie, alors que La Caverne, dont la fille vient d’être enlevée, raconte une histoire qui illustre de manière exemplaire les difficultés inhérentes à la narration d’une anecdote comique. Ce fait divers met en scène un « grand Page » qui joue un petit rôle dans une tragi-comédie de Robert Garnier (v. 1545-1590), Roger et Bradamante (1582), et qui, incapable de retenir les deux seuls vers de son rôle, en remplace l’original- « Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez/ Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos pieds » par une version de son cru : « Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez/ Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos jambes » (203). Le défaut de mémoire du page, qui confond pieds et jambes sans se soucier de la rime, fait rire l’assistance. Le contenu de l’anecdote de La Caverne cristallise les enjeux discursifs et rhétoriques d’un discours comique malgré les intentions de son émetteur. La bourde du page met en évidence une utilisation atypique du langage qui, elle, débouche sur un comique qu’on pourrait dire rhétorique. Sa défaillance mémorielle se double en effet d’une méconnaissance des codes qu’impose le langage dramatique. La rime masculine minimale qui est attendue (tombiez/ pieds) se détraque (tombiez/ jambes). Celui qui ne maîtrise pas les lois du langage s’expose au ridicule. Dans un XVII e siècle obsédé par les règles, la représentation théâtrale, ainsi soumise à des impératifs formels, esthétiques et idéologiques aussi rigides qu’indépassables, requiert qu’on les respecte à tout moment au risque de troubler l’immersion fictionnelle et l’adhésion du public. Lorsque la structure de la représentation éclate, lorsque le page contrevient aux principes élémentaires qui régissent le théâtre, voilà que les comédiens et les spectateurs éclatent à leur tour, mais cette fois d’un rire unanime et volcanique. Les rieurs, c’est-à-dire tous ceux qui sont présents au théâtre hormis le malheureux page dont on se gausse, 54 Alex Bellemare manifestent par leur rire un sentiment de supériorité qui, pour reprendre les mots de Thomas Hobbes, provient d’un « mouvement subit de vanité par une conception soudaine de quelque avantage personnel, comparé à une faiblesse que nous remarquons actuellement dans les autres, ou que nous avions auparavant » (72-73). Le page, qui n’est pas comédien de profession, subit l’ascendant des rieurs dont l’éclat de risée crée une communauté temporaire et élitaire ayant droit de châtier et d’inférioriser une maladresse finalement excusable. Ceux qui partagent le rire départagent en définitive ceux qui peuvent faire partie ou non de la communauté des rieurs dont l’exclusion renvoie au ridicule. Or, le récit de La Caverne échoue complètement à égayer son interlocutrice, la comédienne L’Étoile. La Caverne répète pourtant le verbe et le substantif « rire » dans ses descriptions, insistant avec obstination sur le fait que les personnes présentes riaient de la mésaventure du page : « je vous assure qu’elle fit bien rire toute la compagnie et que j’en ai bien ri depuis, soit qu’il y eût véritablement de quoi en rire ou que je sois de ceux qui rient de peu de choses » (203). Remarquant assez tard que sa seule auditrice ne trouve pas dans ce petit incident grande matière à rire, La Caverne comprend bien que l’effet comique se voit différé et atténué par sa mise en récit : J’ai grand-peur, ajouta alors la Caverne, d’avoir fait ici comme ceux qui disent : « Je m’en vais vous faire un conte qui vous fera mourir de rire » et qui ne tiennent pas leur parole, car j’avoue que je vous ai fait trop de fête de celui de mon Page. (204) À trop faire attendre le rire et en promettant de grands éclats, le conteur risque de diluer l’effet du comique, mais une remarque de L’Étoile permet de dépasser ce constat simpliste : Il est bien vrai que la chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la virent qu’elle ne le sera à ceux à qui on en fera le récit, la mauvaise action du Page servant beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le lieu et la pente naturelle que nous avons à nous laisser aller au rire des autres peuvent lui avoir donné des avantages qu’elle n’a pu avoir depuis. (204) Les remarques de l’Étoile révèlent le décalage et les modulations qui existent entre le rire vécu et le rire rapporté. Deux éléments au moins se dégagent de sa réflexion sur le rire. D’une part, la jeune actrice insiste sur le caractère hic et nunc du rire. Ce dernier est un spectacle : il fallait être là, il fallait voir la scène pour en apprécier la drôlerie. D’autre part, La Caverne ponctue son récit de nombreuses allusions à son propre rire ainsi qu’à celui des spectateurs de la scène comique. La Caverne s’imagine que le rire est reproductible et transférable à l’envi. Elle s’entête à justifier le caractère farcesque de son récit en surdéterminant les rires qu’il a occasionnés. Dans cette dialectique Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 55 du spectaculaire, le rire repose bien plus sur un phénomène de communion et de contagion que sur le véritable potentiel comique de l’erreur du page. L’acharnement de La Caverne à témoigner du bonheur des rieurs abolit aussi toute possibilité de rire encore de l’évènement. Charles Sorel, dans les abondantes remarques qui accompagnent Le Berger extravagant, condamnait déjà cette fâcheuse manie qu’avaient certains romanciers de souligner de façon exagérée, voire pléonastique, les endroits où les lecteurs devaient rire : « l’Autheur mettoit quand il faloit pleurer & quand il faloit rire de peur que l’on ne s’y trompast, si bien qu’après vn bon mot, il y auoit tousiours quelques interiections qui exprimoient une risee generale » (748). Sorel conspuait pareille mise en exergue du rire parce qu’elle impliquait un partage artificiel de l’effet comique en forçant mécaniquement le rire du lecteur. Scarron, en mettant narrativement en pratique la technique que Sorel réprouvait, montre que le rire entraîne des réactions différenciées selon les publics visés. En promettant une histoire qui déride, on émousse la surprise et on empêche a priori le plaisir pour ainsi dire subjectif du rieur qui doit alors passivement accepter le rire des autres. Dans l’introduction d’un numéro d’Études françaises consacré au rire romanesque, Mathieu Bélisle souligne « que le rire est inséparable du roman ou, pour le dire autrement, qu’il apparaît, un peu comme Sancho Pança auprès de don Quichotte, comme son compagnon privilégié » (9). Il nous semble important de souligner que le rire, tel qu’il essaime dans l’histoire comique du XVII e siècle, subit, du Francion de Sorel au Roman bourgeois de Furetière, une transformation importante, autant dans la mise en scène du comique que dans ses implications narratives. De façon générale, les représentations du rire dans l’histoire comique se sont progressivement déplacées du corps vers l’esprit, c’est-à-dire que le rire de tradition rabelaisienne, célébrant entre autres le bas corporel et l’inversion des hiérarchies sociales, a lentement laissé place à un rire plus oblique, ironique, bref un rire que nous pourrions qualifier de métacritique. Le Roman comique constitue, à ce titre, une proposition hybride, se situant entre un rire carnavalesque débordant, à la manière du Francion 7 , et un rire plus sérieux, plus érudit et ce faisant 7 C’est bien dans l’Avertissement au lecteur que Sorel établit la parenté entre la poétique de la comédie et l’histoire comique alors en émergence : « Puisque l’on a fait cecy principalement pour la lecture, il a fallu descrire tous les accidens et au lieu d’une simple Comedie, il s’en est fait une Histoire comique que vous allez maintenant voir » (379). La présence plus ou moins massive du modèle dramaturgique est peut-être aussi, finalement, un indice de la transformation de l’histoire comique qui, en prenant un tour plus autoréflexif avec Furetière, intériorise peu à peu le rire. 56 Alex Bellemare moins rassembleur, comme celui qui irrigue Le Roman bourgeois 8 . L’objet du rire glisse alors d’un personnage bouc émissaire ou stéréotypé, quel qu’il soit pourvu qu’il incarne un archétype caricatural qui rassemble les rieurs, vers la littérature comme telle : ce sont désormais des archétypes littéraires qui deviennent les véritables cibles que l’on raille. Les représentations textuelles du rire sont en effet beaucoup moins nombreuses et éclatantes dans le Roman bourgeois. Certes, Furetière reprend quelques topoï consacrés de l’histoire comique, comme la traditionnelle mise en ridicule des « mauvais poètes », mais peu de scènes égalent le grotesque et le burlesque de Sorel et de Scarron. La dimension proprement carnavalesque du rire semble disparaître au profit d’un rire réflexif dont la focalisation est la littérature elle-même. Ouvrages cités ou consultés Aristote. Poétique, Paris : Librairie générale française (Coll. « Le Livre de Poche »), 2008. Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris : Gallimard (Coll. « Tel »), 1970. Bélisle, Mathieu. « Présentation : en quête du rire romanesque », Études françaises, vol.-47, n°-2, 2011 : 5-20. Froidefond, Dominique. « Le Ragotin de Scarron ou la vitalité du comique de répétition », Études littéraires, vol.-38, n°-2-3 : 115-126. Hobbes, Thomas. De la nature humaine ou exposition des facultés, [1650]. Tr. Emmanuel Roux. Arles : Actes Sud (Coll. « Babel : Les philosophiques »), 1997. Moyes, Craig. « Juste(s) titre(s) : l’économie liminaire du Roman bourgeois », Études françaises, vol. 45, n° 2, 2009 : 25-45. Roche, Bruno. Le rire des libertins dans la première moitié du XVII e siècle, Paris : Honoré Champion, « Coll. Libre pensée et littérature clandestine », 2011. Scarron, Paul. Le Roman comique. Éd. Claudine Nédélec, Paris : Classiques Garnier, 2010. Serroy, Jean. Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e siècle. Paris : Librairie Minard, 1981. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. Livres I à VII. Éd. Yves Giraud, Paris : Garnier-Flammarion, 1979. -. Le Berger extravagant [1627]. Genève : Slatkine Reprints, 1972. 8 C’est peut-être aussi ce qui explique l’échec retentissant du livre auprès d’un public habitué à un comique plus outrancier. Craig Moyes résume ainsi l’attitude de la critique à l’égard d’un texte bien souvent mal aimé : « il est donc en général considéré comme une œuvre plus ou moins bâclée, un burlesque de deuxième ordre, racheté seulement, çà et là, par les quelques touches de description “réaliste” qu’il recèle » (26). Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) La Chair du héros, jalon du roman moderne Cécile Toublet Université de Paris-IV Sorbonne Le rôle des histoires comiques dans l’évolution du genre romanesque est maintenant bien établi grâce aux travaux de ces dernières années qui, à la suite de Jean Serroy, ont mis en avant les pièges et les paradoxes de ces « antiromans », miroirs satiriques de la production de leur époque. Si leurs auteurs purgent fièvre et humeur noire par l’écriture enjouée, ils y voient surtout un remède pour les esprits vicieux et l’imagination déroutée par la lecture des mauvais romans. Leur catharsis comique repose sur un rire véhément auquel invite la représentation de corps grotesques, souvent déformés par l’hilarité. Cette présence corporelle ostentatoire et exubérante, point de rencontre poétique et générique des histoires comiques, concentre les enjeux d’une écriture qui intègre la tradition facétieuse et pose les jalons du roman moderne. Le corps, ou plus exactement la vie corporelle, constitue en effet le fonds des récits comiques : il est l’objet de courtes narrations, héritées des facéties du XVI e siècle et relayées par les recueils du XVII e . Les mésaventures digestives, l’humiliation d’un praticien souillé par ses patients, l’exposition des organes génitaux composent la matière bouffonne de ces divertissements brefs et immédiats tirés de la grossièreté et de la surprise. Créateur de situations narratives par son dynamisme naturel, le corps est l’objet d’une série de bourles farcesques qui sont recueillies et recomposées à partir de bribes littéraires déjà existantes et d’une perception grossie de la réalité. Dans le Francion, les quiproquos, gesticulations et aventures sexuelles, saynètes assurant le caractère comique, théâtral et plaisant, de l’œuvre, sont arrimés à la vie du héros. Le narrateur pose Francion, comme il se posera lui-même, en témoin des spectacles domestiques déclinés par la tradition comique. Dans Le Berger extravagant, cette accumulation s’inscrit dans la dynamique plus large de l’illusion et de la désillusion : les bourles jouées à Lysis démontrent la faiblesse des sens aveuglés par une imagination pervertie. Chez Scarron, le net comique de gestes des apparitions du petit Ragotin est renforcé par quantité d’autres scènes où l’on constate la prédilection de l’auteur pour les moments d’ivresse, les mêlées et la chute des corps. Oudin de Préfontaine invite à considérer le héros éponyme de son roman comme une entité physique malmenée par « de fâcheux incidents », blessures, 58 Cécile Toublet désordres alimentaires et bachiques. Ainsi l’histoire comique cultive-t-elle une représentation naïve du corps, refusant de trier l’exemplaire et favorisant l’exhaustivité. Elle dresse, avec franchise, l’inventaire des aspects de la vie physiologique et sociale, montrant que les personnages partagent le même univers que le lecteur. Mieux, elle intègre ces éléments dans la disposition du récit : ils deviennent les étais de sa structure temporelle et le cadre de véritables scènes. Mais le corps est aussi ce qui menace de briser l’illusion. Il parasite la cohérence romanesque par l’irruption de l’imprévu et de l’anormal ; ses mouvements sont outrés jusqu’à l’invraisemblance pour provoquer le rire. Dans cette surenchère, se dessine une complicité autour d’un texte conçu comme un mets savoureux, qui ne dédaigne pas les formes littéraires nées de la fréquentation des tripots et de la boisson, telle la blanque, sorte de loterie que définit ainsi Furetière : « Espece de loterie, ou jeu de hasard où l’on achete un certain nombre de billets, dans lesquels il y a quelcun noir, ou marqué de quelque meuble qui est à l’étalage, on en profite. S’il n’y en a point, on perd son argent. […] » (Dictionnaire universel I, 239). Mentionnons aussi les noces grotesques - et l’almanach. Ces « dérapages » gonflent le texte de digressions jusqu’à composer un corps monstrueux, aux membres inégaux et épars. En cela, l’histoire comique propose une narration qui applique les traits du grotesque pictural : « la profusion ornementale, le goût du trompe-l’œil et la confusion des ordres (végétal/ animal/ humain, nature/ culture) (Nédélec 251) ». Cette profusion joue avec les attentes d’un lecteur sensible au plaisir de la variété. Les auteurs élisent la corporalité comme matière de choix d’abord pour son abondance : l’inventaire d’un grand nombre de vêtements et de mets donne lieu à des tableaux burlesques. La sensorialité conduit également à la mise en jeu des perspectives visuelles par des descriptions trompeuses : le corps est grossi, hypertrophié. L’imagination fantasque prend le pas sur la perception raisonnée pour inviter le lecteur à se figurer les limites de son humanité : sous l’effet de l’illusion provoquée par le sommeil ou la folie, les membres prennent des formes inquiétantes, végétales ou animales, jusqu’à la monstruosité. Cette tension entre la difformité nécessaire à l’objectif facétieux et l’idéal naturel, témoin d’une écriture romanesque réfléchie, informe le personnel narratif. Son incarnation paradoxale nous paraît novatrice dans le paysage romanesque du XVII e - siècle ; nous nous proposons d’en dessiner les contours et de comprendre comment, par l’assimilation et la transformation de la tradition comique, elle annonce le roman moderne. Le souci de « naïveté » des romanciers comiques impose d’abord de déconstruire le personnage conventionnel des narrations longues de la première partie du siècle. Ils refusent la désincarnation prônée par de nombreux théoriciens et, lorsque le héros est dépeint physiquement, le conformisme de son apparence. C’est donc de la parodie d’un corps La Chair du héros, jalon du roman moderne 59 héroïque, idéalisé et normé, miroir d’un caractère exceptionnel que naît le personnage comique. Furetière rechigne à faire le portrait de la belle quêteuse au profit d’une adresse au lecteur, où il déroule les topoï physiques des jeunes héroïnes : N’attendez pas pourtant que je vous la décrive icy, comme on a coustume de faire en ces occasions ; car, quand je vous aurois dit qu’elle estoit de riche taille, qu’elle avoit les yeux bleus et bien fendus, les cheveux blonds et bien frisez, et plusieurs autres particularitez de sa personne, vous ne la reconnoistriez pas pour cela, et ce ne seroit pas à dire qu’elle fût entierement belle ; car elle pourroit avoir des taches de rousseurs ou des marques de petite verole. Témoin plusieurs heros et heroïnes, qui sont beaux et blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et bien basanez en chair et en os et à découvert (Le Roman bourgeois 906-907). Dans Le Chevalier hipocondriaque, l’apparence extraordinaire du héros est mise à mal tout au long du roman par sa folie et les aventures farcesques qu’elle entraîne : « Ses perfections furent rares, son visage n’estoit gueres moins aggreable que celuy d’un ange, sa taille estoit belle, il estoit adroit & courtois, il avoit l’esprit excellent, & sa conversation estoit des plus aggreables du monde. » (Du Verdier I, 3). Les histoires comiques exhibent, moqueuses, les symptômes de l’aegritudo amoris, embrasement, pâleur, maigreur, larmes, insomnie, rougeurs et soupirs. Le jeûne des amants hypocondriaques Lysis et don Clarazel contraste plaisamment avec l’abondance alimentaire incarnée par leurs valets gourmands, Carmelin et Gandalec. Du Verdier compare les sanglots de son héros à ceux d’« un enfant qui vient de recevoir dix ou douze coups de fouet sur les fesses (Du Verdier XII, 254) ». Dans Les États et Empires du Soleil, les amants du Royaume des amoureux répandent des « océans de pleurs » et provoquent un déluge qui facilite la fuite de leur maîtresse. Dans leur cheminement subversif, les histoires comiques parcourent les lieux du corps héroïque pour en proposer un reflet déformé ou inversé. D’un côté, le romancier tourne en ridicule le chapelet d’images du discours galant - le portrait grotesque de Charite par le Berger extravagant en est l’exemple le plus savoureux ; de l’autre, il remet en perspective le corps féminin en soulignant les effets falsificateurs du regard amoureux. À la parodie s’ajoutent de nombreux contreblasons, morceaux de bravoure placés çà et là dans la bouche de personnages déviants, rendant le corps à sa matérialité, ne fût-ce qu’une matérialité grotesque et hautement parodique, telle que seul peut l’exprimer un Collinet. Il ne faut donc pas s’étonner que Luce ne s’offusque point des propos du fou, desquels Clérante l’avait avertie d’avance : 60 Cécile Toublet Vostre teint surpasse les oignons en rougeur. Vos cheveux sont jaunes comme la merde d’un petit enfant. Vos dents, qui ne sont point empruntées de la boutique de Carmeline, semblent pourtant avoir esté faictes avec la corne du chaussepied de mon grand Prince. Vostre bouche qui s’entr’ouvre quelquesfois, ressemble au trou d’un tronc des Pauvres enfermez. Enfin Phoebus, estant a souppé a six pistoles pour teste chez la Coiffier, n’a pas mangé de meilleurs pastez de beatilles 1 que ceux dont j’ay tasté tantost. (Francion 260) Par ailleurs, l’abbé de Chalivoy fustige ainsi les mensonges des poètes : Ceux qui ne l’avoient veuë que par ce miroir trouble et sous cette fausse peinture ne l’auroient jamais reconnue : car, en effet, elle ne ressembloit au soleil que par la couleur que luy avoit donné la jaunisse : elle ne tenoit de la lune que d’estre un peu maflée, ny de l’aurore que d’avoir le bout du nez rouge. O ! que les pauvres lecteurs sont trompez quand ils lisent un poète de bonne foy, et qu’ils prennent les vers au pied de la lettre ! Ils se forment de belles idées de personnes qui sont chimériques, ou qui ne ressemblent en aucune façon à l’original (Le Roman bourgeois 990). À sa suite, les auteurs du XVIII e - siècle accentuent la déprogrammation des habitudes lectorales en détournant constamment l’érotisme, en l’investissant dans des lieux corporels incongrus comme le genou de Jacques, ou en substituant au contreblason une page blanche 2 . Cependant, il serait réducteur de cantonner les histoires comiques à la parodie des stéréotypes : leur charge offensive s’accompagne d’une quête de vraisemblance, soutenue par la volonté de rapprocher le héros du lecteur. D’abord, elles prennent soin de caractériser physiquement la plupart des personnages qui entrent sur la scène narrative, quelle que soit leur importance dans l’histoire. Le trait physique individualise le personnage ; il fonctionne comme le marqueur du héros, clef de son identification, repère dans la lecture. On découvre donc le personnage au travers d’une grille sémiotique à plusieurs niveaux : l’alliance traditionnelle entre beauté, esprit et vertu d’une part, laideur, bêtise et vice de l’autre ; les acquis de la physiognomonie passés dans l’imaginaire collectif ; le rapprochement entre le visage de l’homme et le faciès de l’animal. L’auteur comique retient surtout le fait marquant, l’arête qui donne à la figure son relief. Madame Bouvillon est « une des plus grosses femmes de France, quoy que des plus courtes » avec ses « trente quintaux de chair.. » (Le Romant comique 706-707). 1 Furetière définit ainsi les béatilles : « Petites viandes delicates dont on compose des pâtez, des tourtes, des potages, des ragoûts, comme ris de veau, palais de bœuf, crêtes de coq, artichaux, pistaches, etc. » (T. I, 214). 2 Sterne se décharge ainsi de la description de la veuve Wadman dans Tristram Shandy. La Chair du héros, jalon du roman moderne 61 Vollichon a la bouche bien fendue, les petits yeux vifs et l’oreille affutée des chicaneurs ; Madame Ragonde a la bouche « tortuë », le nez gros, les yeux rouges et chassieux (Polyandre 291). De la sorte, l’histoire comique fait défiler une farandole de figures aisément identifiables : la courtisane, vieille ; l’amoureux universel, roux ; le jeune galant, blondin ; le poète, en guenilles ; le solliciteur, de noir vêtu ; le Gascon, panaché ; la coquette, fardée ; l’opérateur, barbu ; le barbon, ventru ; l’écolier, assoiffé ; le sergent, affamé ; le rustre, poilu ; la servante, ivrogne ; le fou, émacié… Plus le genre avance dans le siècle, plus le regard moral pèse sur la narration : l’ambition satirique est donc à la fois ce qui stimule l’incarnation du personnage et ce qui la borne. De plus, la caractérisation vraisemblable est régulièrement mise à mal par la visée ludique des histoires comiques. Les parties du visage ou du corps rivalisent de laideur et de disproportion. La surdétermination corporelle du personnage le réduit à l’état de caricature : la physionomie de la vieille maquerelle ou du parasite, types déjà saturés par la tradition facétieuse, est le support fantaisiste d’une véritable inventio grotesque. Le doute jeté sur le personnage de roman se poursuit à la charnière des deux siècles dans Le Philosophe sérieux, dont l’auteur consacre un chapitre à l’« ébauche d’un personnage vraiment neuf », le maître à rire des petites Anglaises : Monsieur Cachinnous étoit un grand individu, transparent de maigreur, tel à-peu-près que Voltaire, ou certain grand seigneur de la Cour. Ses joues concaves, ainsi que chez ces deux grands hommes ne réfléchissoient point ce rire sardonique que dardent des yeux d’aigle. Son austère décharnement figuroit plutôt la gravité Espagnole du héros de la Manche. (44). Pour la rendre plus naturelle, Sorel présente parfois la description comme le fruit du regard que les personnages portent les uns sur les autres. L’excès des mots s’explique alors aisément par la colère, la jalousie ou l’humeur badine du locuteur. Le croisement des regards révèle enfin la relativité du jugement humain sur le corps d’autrui et exprime l’inquiétude des auteurs devant la facticité croissante de l’être social. Pour être vraisemblable, le personnage romanesque doit également partager les mêmes besoins physiologiques avec le lecteur : « […] vous avez parlé de vostre maistresse comme d’une chose divine, encore que vous puissiez bien sçavoir que c’est une fille mortelle, qui boit et mange comme nous », dit Clarimond à Lysis (Le Berger extravagant 174). Les thématiques corporelles traditionnellement abordées par le récit facétieux, se trouvent ainsi mises au service de l’élaboration du caractère naïf. Le Gascon extravagant mentionne, par exemple, la faim d’un prêtre : « Le Pere, qui commençoit d’avoir le gozier aride, ne fut pas faché de voir qu’on me vint dire deux ou trois fois, que toutes les viandes estoient froides, & qu’il y estoit long-temps 62 Cécile Toublet apres midy […]. » (223-224). Ailleurs, un épisode scatologique rappelle au lecteur une nature partagée : En attendant qu’on nous vint ouvrir la porte, il me prit envie d’aller à mes necessitez de Nature, & j’en estois si fort pressé que j’en perdois quasi contenance. Mon nez jugeoit bien que le lieu ne devoit pas estre si loin, mais je ne pensois pas qu’il fut dedans la Chambre (383-384). Le Gascon exprime la gêne physique qui le tenaille : « la matiere me pressoit ». Scarron décrit la chute de La- Rancune sur les cornes d’une chèvre du point de vue de son personnage : « il se sentit enfoncer dans l’estomac quelque chose de pointu ». (540) Le romancier exerce ainsi le pouvoir de l’écriture sensorielle sur son propre lecteur. Le corps intervient aussi ponctuellement pour appuyer ou exprimer les sentiments des personnages. Les variations de carnation constituent un outil commode ; elles traduisent la culpabilité chez telle femme de chambre accusée d’avoir échangé des nourrissons (« Histoire de la naissance de Philidor » dans « Le Carnaval ». In Recueil des pièces en prose, etc. 322) ou la colère chez un huissier incarcéré : « [il] changea plusieurs fois de couleur, tantost il fut pasle, tantost presque tout violet, & enfin rouge comme de l’écarlate ; (reçois cette comparaison, cher Lecteur, car je n’en sçay pas de meilleure) (La Prison sans chagrin 233).- Sorel se démarque de ses contemporains par l’usage d’images modernes et parfois domestiques : « Le cœur me battoit dedans le sein plus fort que cette petite rouë qui marque les minutes dans les monstres (Francion, I, 94). » L’auteur file la métaphore mécanique : « […] je remüois mes yeux languissamment, et par compas, comme un Ingenieux feroit tourner ses machines (237). » La phénoménologie de l’émotion, à la jointure de l’âme et du visage, est plus aboutie encore dans le Philosophe sérieux qui annonce la quête du sensible par les romanciers du siècle suivant. Tout l’intérêt de cette « histoire comique » réside en effet dans le travail des expressions, avec subtilité lorsqu’elle évoque la naissance du sourire sur le visage d’une jeune Anglaise flegmatique : « l’énergique expression de son bonheur vient embellir de son brillant coloris, ce visage où jusqu’alors elle n’avoit jamais osé se peindre (Le Philosophe sérieux, XIX, 57). » La palette des sentiments conduit l’héroïne, Sémillante, d’un délire presque hystérique à un état stupide, puis à un « someil léthargique ». Ainsi, la vraisemblance de l’histoire comique réside moins dans la thématisation du corps du personnage pour lui-même que dans son implication dans la narration, c’est-à-dire dans la représentation du corps actif. Le héros narratif s’incarne véritablement lorsque l’action progresse par ses sens, lorsque les aventures sont dramatisées par ses perceptions. Au seuil de L’Heure du berger, l’auteur plonge le personnage et le lecteur dans le mystère d’une nuit noire : La Chair du héros, jalon du roman moderne 63 […] ainsi, marchant à tâtons, et supputant à l’avanture toutes les éphémérides par ses doigts, avec tout le chagrin et la mauvaise humeur d’un homme qui n’a pas accoustumé d’aller à pied la nuict sans chandelle, et sans cadran au soleil en dépit de la lune : Il apperceut de loin quelque chose de noir qui venoit à luy, et entendit rouler en même temps un carrosse dans une rue voisine, d’où ce quelque chose de noir venoit de sortir (Le Petit 5). Ce « quelque chose de noir » se trouve être une demoiselle masquée, « ou plustost un beau masque de velours sur le visage d’une demoiselle ». Le suspens est ainsi entretenu par la privation sensorielle du héros. Le narrateur se place en retrait : « Comme je n’estois pas avec luy pour avoir remarqué de quel œil il vit cette surprise, je ne sçay de quel esprit il la supporta et je ne vous en diray ny bien ny mal […]. » (15) L’incipit de la Prison sans chagrin se construit également sur l’adoption d’un point de vue interne, mis en évidence par les sens des personnages. Le lecteur suit le regard ignorant de l’assistance. Ce principe est reconduit à chaque nouvelle arrivée. Enfin, les impressions sensorielles, sources régulières d’erreurs, sont génératrices de situations comiques, de quiproquos calqués sur le modèle théâtral 3 . Le narrateur se cantonne dans un rôle de témoin visuel et justifie avec humour les lacunes de son récit : Il faudroit avoir le don de Prophetie pour deviner quels réves firent ces Messieurs, mais le Maistre de la machine ronde ne m’ayant jamais fait de pareils presens, vous aurez la bonté de m’épargner le recit d’une chose où j’avouë mon ignorance : Il y a toutes les apparences que Morphée ne se plaisant gueres en ces lieux, s’envola de bonne heure, & que par consequent du Corps, la Satyre, & Grand-Terme, furent éveillez trèsmatin (La Prison sans chagrin 223). Il se limite à ce qu’il peut observer, aux manifestations physiques des sentiments éprouvés, aux signes tangibles : « Du-Corps, à qui si on eût taté le poulx, on auroit trouvé de la fiévre, ne parloit qu’à battons rompus. » (75) Ce refus d’omniscience revient sous la plume de Furetière, qui occulte sciemment le statut démiurgique de l’auteur de romans. Dès la première partie du Roman Bourgeois, il restreint le cadre de ses interventions et de son savoir : Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire car toutes les particularitez que j’en pourrois sçavoir, si j’en estois curieux, ce seroit d’apprendre combien un tel jour on a mangé de dindons à SaintCloud chez la Durier, combien de plats de petits pois ou de fraises on a consommées au logis du petit Maure à Vaugirard […]. (940) 3 Dans le Francion, l’avare Du Buisson s’imagine que les secousses suscitées par les ébats de sa fille sont des assauts donnés à ses coffres (346-347). 64 Cécile Toublet C’est un Sorel « assagi » qui, en 1671, soit cinq ans après la parution du Roman bourgeois, expose formellement dans De la Connoissance des bons livres le rapport auteur-personnage (mais en était-il vraiment besoin ? ) : Ne sçait-on pas que les Autheurs des Romans disposent tout cela comme ils veulent, & qu’ils font de leurs personnages comme les Basteleux de leurs Marionnettes, qu’ils tiennent tantost pour parestre les unes & tantost les autres, & faisant qu’elles se rencontrent diversement à leur plaisir. » (116-117) Enfin, le héros déroge parfois à la vraisemblance : si la plupart des personnages ont un physique en adéquation avec leur esprit et agissent de manière prédictible, Francion est un individu fort inconstant. Héros malléable, il endosse les habits et les rôles nécessaires à ses rencontres : « […] nos voix estoient bien differentes de celles que nous avions prises a la nopce par fiction, et nos visages, bien polis, ne lui estoient pas recognoissables. » (183). Ce travestissement met en échec le système de reconnaissance par la physionomie et par la tenue. Ses multiples métamorphoses sont interprétées, au XVII e siècle, comme un défaut d’être. Faute d’une identité stable, le personnage manquerait cruellement de consistance. Notons que Sorel ne décrit pas le héros comme les autres personnages. On saura seulement qu’il a une mine agréable, gage de qualité pour ceux qu’il rencontre, et qu’il se démarque par la taille de son membre viril. Au portrait se substitue une myriade de remarques sur ses sensations. Aussi, son corps, rarement thématisé, devient-il objet de tension lorsqu’il souffre ou qu’il désire. De tels passages, fréquents lorsque Francion raconte lui-même ses aventures, convient le lecteur à se reconnaître dans une intimité corporelle, si fugace et si grotesque soit-elle. La sensation décrite n’est parfois que le souvenir cuisant d’une correction reçue enfant : « mon Regent […] me dechiqueta les fesses avecque des verges plus profondement qu’un Barbier ne dechiquette le dos d’un malade qu’il ventouse. » (188) Elle peut également dramatiser le récit d’un songe. Dans le cadre onirique, une blessure fantasmée - causée par un coup de cornes de Valentin-- permet au héros d’évaluer sa chair avec un regard extérieur : Je m’en allay coucher dans le cabinet des roses où je me mis à contempler mes boyaux et tout ce qui estoit aupres d’eux de plus secret. Je les tiray hors de leur place et eus la curiosité de les mesurer avecque mes mains, mais je ne me souviens pas combien ils avoient d’empans de long. Il me seroit bien difficile de vous dire en quel humeur j’estois alors, car quoy que je me visse blessé, je ne m’en attristois point, et ne cherchois aucun secours (152). Mais, le plus souvent, Francion est surtout un corps mis en mouvement par les manifestations du désir amoureux en particulier aux Livres-VII et IX. Il La Chair du héros, jalon du roman moderne 65 exprime, au cours du festin chez Raymond, la multiplicité des appétits qui le tenaillent, plus nombreux que les « grains de sable en la mer ». La fécondité de son imagination sensorielle conserve sa vivacité jusqu’au dernier chapitre du roman où, malgré son engagement auprès de Nays, Francion évoque auprès de Raymond la difficulté qu’il éprouve à résister aux tentations visuelles. Le personnage affirme la permanence de son caractère dans son rapport conscient à la chair. Comme l’a noté Martine Debaisieux dans Le Procès du roman (8), Sorel rejoint la vision de Montaigne 4 qui envisage l’être humain comme une succession d’instants, de naissances, d’aventures et de rebondissements, et non comme une essence stable sur laquelle viendraient s’imprimer les accidents et les affections de la vie. Francion connaît les effets du vin sur son corps et refuse d’être « brutalement assoupy » au point de ne plus obtenir avec les femmes « qu’un plaisir lent et douloureux » (318). Il prend le relais de la narration pour communiquer avec sa propre voix la jouissance provoquée par le tremblement dont il est saisi lors de son union avec Laurette. Comme hors de lui-même, il constate les manifestations de l’extase sur sa physiologie : « Mon esprit et mon corps tremblent tousjours a petites secousses, l’on en a veu tantost une preuve, car à peine ay je pû tenir tantôt mon verre dedans ma main, tant j’avois de tremblement en tout mon bras. » (319) La conscience que Francion a de lui-même traduit le rejet sorélien du modèle picaresque : le héros se sait supérieur à son entourage parce qu’il tire profit des plaisirs charnels sans y être asservi, en bon libertin. Ainsi, l’entrelacement des voix narratives dans le Francion met en évidence le rôle de la première personne dans l’élaboration d’un personnage complexe. Là où, bien souvent, la voix des personnages est tributaire de leur appartenance sociale, Sorel entrevoit la possibilité d’un caractère personnel et crée l’illusion fugace d’une intériorité 5 . Dans Les Aventures de M.- Dassoucy ou Première Journée de Théophile de Viau par exemple, la première personne offre le moyen de résoudre l’éclatement de l’être narratif en diverses personae. De prime abord, le lecteur peut être frappé par le contraste entre l’absence flagrante d’un autoportrait physique du héros - narrateur et l’impression tenace d’une omniprésence corporelle. Ce paradoxe est d’autant plus fort que le corps 4 « De l’inconstance », Essais, II, i . 5 Nous insistons sur cette fugacité. Guiomar Hautcœur a démontré que la notion de psychologie est inopérante pour étudier les personnages du XVII e et XVIII e - siècles : elle repose sur une conception du moi conçu comme intériorité inaliénable, bien distincte du monde extérieur, conception qui n’est pas encore stable. Francion, parmi d’autres personnages romanesques de son temps, n’est qu’une manifestation d’une réflexion anthropologique en cours sur la question du sujet, « un sujet qui n’est pas envisageable sous les espèces du sujet intériorisé caractéristique de la modernité » (203). 66 Cécile Toublet semble être un élément essentiel à la vraisemblance de la première personne romanesque et à sa définition par rapport au monde qui l’entoure. La question de l’identité et de sa manifestation par le corps est cruciale dans les histoires comiques : la physionomie peut être le reflet exact du caractère et de ses émotions comme une toile sur laquelle se projettent les préjugés collectifs ou encore un masque social. Or les textes à la première personne permettent de l’aborder autrement : ils engagent un retour réfléchi sur soi et expliquent les distorsions mélioratives ou péjoratives infligées à la réalité perçue. Les épisodes carcéraux de Dyrcona, du Gascon et de Dassoucy en sont un bon exemple : le désespoir se nourrit de la douleur physique, l’angoisse s’accroît de la privation des sens, l’imagination s’emballe et fait voir ce qui n’est pas. Dès lors, la description se détourne du corps comme objet de contemplation, pour s’attacher aux sens et à ce qui les stimule. Le héros ressent dans sa chair le contact avec les autres et le monde ; le sujet se fait réceptacle, attitude motivée par la tradition picaresque chez Oudin de Préfontaine, par une éthique hédoniste chez Dassoucy. Cet accès offert à la conscience de soi est prolongé par une réflexion philosophique sur le rôle du corps dans la pensée et la connaissance. Chez Cyrano, le corps du narrateur est essentiel à l’exploration scientifique car il la dramatise : « Avant d’examiner ce qu’il voit et d’y appliquer sa réflexion, il éprouve qu’il lui arrive quelque chose qui modifie ses rapports habituels avec la réalité. Il traduit ce qu’il ressent et qui pourrait paraître utile au sens de l’allégorie. À cette allégorie, le héros non seulement donne corps, mais il donne son propre corps […]. » écrit René Démoris (50-51). Le personnage narrateur dépasse ainsi la simple réception des impressions charnelles : il explore les limites de son propre corps et apprend à se connaître tout en cherchant à connaître la nature. Or ce désir de fouiller les savoirs du corps n’est pas exclusif à Cyrano : il affleure dans l’ensemble des histoires comiques. En somme, la présence corporelle du personnage comique révèle les contradictions-du genre. Les histoires comiques lui accordent une attention particulière, par opposition au massif romanesque (héroïco-sentimental) du premier XVII e siècle dont elles parodient les stéréotypes. Elles le rapprochent du lecteur en le choisissant ordinaire et imparfait, en soulignant ses défauts et en s’appuyant sur une nature partagée comme sur les acquis physiognomoniques. Mieux caractérisé et plus vraisemblable, le personnage s’épuise aussitôt dans le divertissement produit par sa surdétermination corporelle ou les références intertextuelles qu’il porte immanquablement. Il oscille entre la silhouette de l’être réel et la stylisation du type. La recherche du trait singulatif borne considérablement la complexité du caractère. Ce nivellement des personnages est dépassé par un travail du sensible, par l’expression de la perception et de l’émotion. L’analyse du corps de Francion fait apparaître une intuition moderne chez Sorel : le héros complexe se passe La Chair du héros, jalon du roman moderne 67 de portrait parce qu’il est moins important de l’appréhender de l’extérieur que de donner accès à ce qu’il perçoit. Or cette perception est tributaire des sens et de l’imagination. L’affirmation de l’être passe par une forme de conscience corporelle qui constitue un élément novateur et essentiel à la représentation de l’homme moderne. Il n’y a là qu’une esquisse de la subjectivité : le point de vue individuel est toujours fugace, mais il permet d’atténuer la dichotomie entre fiction et réalité. Ouvrages cités ou consultés Sources primaires Anon. Gibeciere de Mome ou le Thresor du ridicule. Contenant tout ce que la Galanterie, l’Histoire facétieuse, & l’esprit égayé ont jamais produit de subtil & d’agreable pour le divertissement du monde, Paris : Jean Gesselin, 1644. Anon. La Prison sans chagrin, histoire comique du temps, Paris : Claude Barbin, 1669. Anon. Le Bouffon de la cour, ou remède préservatif contre la mélancolie, Paris : Claude Barbin, 1695. Anon. Le Philosophe sérieux. Histoire comique. Londres : [s.n.], 1761. Anon. Recueil des pieces en prose les plus agreables de ce temps. Composées par divers Autheurs (5 parties). Paris : Charles de Sercy, 1659-1663. Bontemps, Gérard. La Gallerie des curieux contenant en divers Tableaux les Chefsd’œuvres des plus excellens Railleurs de ce siecle, Paris : Cardin Besongne, 1646. Clairville, Onésime Sommain de. Le Gascon extravagant. Histoire comique, Paris : Cardin Besongne, 1637. (L’attribution à Louis Moreau Du Bail est obsolète. Voir l’édition de Felicitá Robello. Abano Terme : Piovan, 1984). Cyrano de Bergerac, Savinien. Les États et Empires de la Lune [1657]. Les États et Empires du Soleil [1662]. In Libertins du-XVII e -siècle, T. I. Éd. Jacques Prévot. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) 1998. Dassoucy, Charles Coypeau. Les Aventures de Monsieur Dassoucy, Les Aventures et les Prisons, [1677]. Éd.- Dominique Bertrand. Paris : Honoré Champion, 2008. Donneau de Visé, Jean. Les Diversitez galantes, Paris : Jean Ribou, 1664. Du Moulinet (Le S r .). Facecieux devis et Plaisans Contes, Paris : I. Millot, 1612. Du Verdier, Antoine. Le Chevalier hipocondriaque. Paris : Pierre Billaine, 1632. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel, etc. Seconde édition, revue, augmentée et corrigée par Monsieur Basnage de Beauval. T. I (A-H). La Haye et Rotterdam : Arnoud et Reinier Leers, 1702. - Le Roman bourgeois. Ouvrage comique [1666]. In Romanciers du XVII e- siècle. Éd. Antoine Adam, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), 1958. Le Petit, Claude. L’Heure du berger. Demy-roman comique ou roman demy-comique [Paris : Antoine Robinot, 1662]. Éd. Philomneste junior. Paris : Bassac, 1993. 68 Cécile Toublet Préfontaine, César-François Oudin de. L’Orphelin infortuné ou le portrait du bon frère. Histoire comique & veritable de ce temps. [Texte établi sur l’édition de Paris : Cardin Besongne, 1660]. Éd. Francis Assaf (introduction et notes). Toulouse : Société de Littératures Classiques, 1991. Scarron, Paul, Le Roman comique [1655]. In Romanciers du XVII e -siècle. Éd.-Antoine Adam, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958. 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Bien que l’insuccès d’une œuvre ne signifie nullement sa modernité, Rey prend le roman pour tel : en un oxymoron hyperbolique, il appelle Le Roman bourgeois « le ratage le plus significatif de la littérature d’époque classique » (72). D’autres critiques ont relevé non seulement la modernité du roman, mais sa post-modernité. Par exemple, reprenant l’expression de Sorel à propos de son Berger extravagant, Ignacio Inarrea las Heras écrit : « Le Roman bourgeois apparaît ainsi comme un anti-roman… dans lequel Furetière effectue « une opération réflexive sur le genre romanesque » (57-58). La structure explosée du roman, les interventions du narrateur, « les dénouements qui ne dénouent pas » (63) détruisent l’illusion de la réalité 2 . C. Giardina étend cet argument : « Finalement, l’intérêt de ce livre, qui marque une date importante dans la crise du roman, vient de ce qu’il est un discours, une théorie sur le roman : il prend pour objet la narration elle-même. » (76). Pourtant, il y a une distinction à faire. A la différence de Barthes ou de Sarraute, Furetière ne détruit pas le roman héroïque pour mettre un 1 Je tiens à remercier mon ami et collègue Francis Assaf de son aide et encouragement. 2 Parmi d’autres œuvres traitant de la modernité du Roman bourgeois on trouve : Francis Assaf, « Le Roman bourgeois ou la modernité de l’écriture » ; Dianne Guenin-Lelle, « Framing the Narrative : the Roman bourgeois as Metafiction » ; Jean Serroy, Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e siècle ; et J.A.G. Tans, « Un Sterne français : Antoine Furetière : La Fonction du Roman bourgeois. » 70 Barbara Woshinsky « nouveau roman » à sa place ; au contraire, son intention est de démolir le roman tout court. Donc, au lieu de chercher la modernité du livre dans ses techniques narratives, je me propose de l’examiner du point de vue lexical et mimétique. Dans un premier temps, je passerai en revue l’étonnante modernisation de la langue classique qui, tout en la rendant encore très lisible 400 ans plus tard, en a radicalement limité la gamme. Dans un deuxième temps, j’étudierai Le Roman bourgeois par rapport aux principes révolutionnaires du dictionnaire de son auteur. Finalement, je comparerai Furetière au maître du réalisme du XIX e siècle, Honoré de Balzac. I Entre la fin du XVI e siècle et les premières décennies du XVII e , la France a subi une transformation sociolinguistique radicale. Les mots « bas » (sentant les métiers), dialectaux (sentant la province), archaïques (faisant partie de l’ancien ordre que supplantait le nouveau régime), ou simplement considérés comme vulgaires, disparurent en masse du bon usage. Cette « purge » linguistique aida à former l’identité culturelle française au moment de la première modernité. L’exode des Huguenots de France, suite à la révocation de l’Édit de Nantes, renforçant un agenda plus explicitement politique, attendra la fin du siècle. (Comme nous verrons, cette politique influera sur le sort du Dictionnaire universel de Furetière.) Les résultats étonnants de cette révolution méritent d’être répétés ici. Elle a créé un français standard indifférencié en grande partie de la langue écrite d’aujourd’hui ; elle a intronisé la langue française comme arme principale de la politique culturelle ludovicienne ; enfin, elle a érigé l’estrade familière du classicisme sur laquelle Racine et Lafayette exécutèrent leurs exquises pirouettes : leur art contraint a profité immensément de ces contraintes. Pourtant, comme résultat de cette « épuration » linguistique, la plupart de la réalité fut, sinon bannie de la littérature, au moins occultée ou transformée. Comment peut-on expliquer le « raffinement », au sens presque littéral du mot, qui caractérise le discours français dit classique - la sélectivité consciente avec laquelle les auteurs triaient, choisissaient et éliminaient une multitude de mots et d’expressions ? Malgré son image immobiliste (mage d’ailleurs obsolète depuis longtemps), le « Grand Siècle » fut un temps de changements sociaux dynamiques. La terre, base traditionnelle de la richesse nobiliaire, avait perdu une grande partie de sa valeur. En même temps, la distribution des charges judiciaires et administratives aux membres de la haute bourgeoisie, pratique inaugurée dès la fin du moyen âge, s’était beaucoup accrue (Descimon/ Haddad 17). Sur ce terrain social instable, ce qui paraissait étayer la position nobiliaire était moins le rang et l’argent que la parole. Ce critère linguistique fut La Modernité du Roman bourgeois de Furetière: les mots et les choses 71 reconnu assez tôt par Claude Favre de Vaugelas (1585-1650). L’auteur des Remarques sur la langue française venait lui-même des marges géographiques et linguistiques : « étranger et Savoyard », son propre usage ne se conformait pas toujours à ses recommandations. Vaugelas fut admis à l’Académie Française en 1637, peu après qu’elle fut fondée. L’ouvrage qui l’a rendu célèbre parut dix ans plus tard, les Remarques sur la langue française, resta un bestseller jusque bien avant dans le dix-huitième siècle. La recherche de Wendy Ayers-Bennet sur les listes de libraires démontre que l’œuvre fut particulièrement appréciée par la noblesse de robe - les hauts magistrats qui acquirent un statut noble en achetant des offices royaux. Depuis Henri-IV - c’est-à-dire au début de l’époque en question - ces officiers avaient reçu le droit de transmettre leur rang et leur charge nobles à leurs héritiers. La noblesse de robe fut souvent dédaignée par les membres de la noblesse d’épée, dont les ancêtres s’étaient distingués par leur service militaire à la couronne 3 . Les officiers ambitieux qui cherchaient à être reçus dans le haut monde se tournaient vers les Remarques de Vaugelas pour apprendre à briller dans la conversation polie. Celui-ci les avertit que, pour réussir dans le monde, il fallait éviter à tout prix les expressions vulgaires : « Car il ne faut pas oublier cette maxime, que jamais les honnestes gens ne doiuent en parlant vser d’un mot bas ou d’vne phrase basse, si ce n’est en raillerie » (Ayers- Bennet 25, R. 123). Vaugelas augmente l’inquiétude sociale de ses lecteurs ambitieux en disant : « Il ne faut qu’un mauvais mot pour faire mepriser une personne dans une Compagnie » (Ayers-Bennet 196, R. ix.2). Les quelques fortunés qui gagnèrent entrée aux lieux sacrés de la cour ou des salons essayèrent tout de suite de retirer l’échelle. Selon Ayers-Bennet : Both the old nobility and the anoblis, once they had achieved the social integration desired, strove to exclude the entrance of new members to their ranks. Wishing to remain an elite, they aimed at an increasingly refined use of language which would distance them from their social inferiors (200). D’ailleurs, cette « élite » avait souvent les mêmes origines sociales que ses « inférieurs ». Passant du domaine de la sociolinguistique à celui de la littérature, Erich Auerbach a démontré avec autorité comment, en France au dix-septième siècle, l’exclusion sociale se traduisait par la séparation des styles. L’Art poétique de Nicolas Boileau, cité par Auerbach, exprime cette apartheid littéraire en termes spatiaux : 3 En pratique, les distinctions entre robe et épée étaient moins nettes. Quelques nobles d’épée occupaient des postes gouvernementaux, tandis que quelques robins servaient même dans l’armée. Cette rivalité pour des emplois semblables faisait peu pour réduire les tensions entre les deux groupes. 72 Barbara Woshinsky Le Comique, ennemi des soupirs et des pleurs N’admet point en ses vers de tragiques douleurs ; Mais son emploi n’est pas d’aller dans une place De mots sales et bas charmer la populace. Il faut que ses acteurs badinent noblement (Art poétique III, 391-405). L’usage des métaphores spatiales pour désigner les « ghettos » sociolinguistiques sera repris par Charpentier qui, dans son invective à propos du Dictionnaire de Furetière, dira : « Il ne proposait jamais que des phrases basses et traînées dans les halles » (cité dans Roy, 94). Auerbach poursuit en plaçant la critique de Boileau dans le contexte d’une distinction de styles tripartite : le style élevé de la tragédie, le style intermédiaire de la comédie et le style bas et vulgaire de la « populace » 4 . Boileau a critiqué son ami Molière pour avoir mêlé les styles bas et intermédiaires ; car le public de « la cour et la ville » - la noblesse et la haute bourgeoisie qui l’imitait - prétendait ignorer les fondements physiques et économiques de son existence. Comme la jeunesse dorée de l’époque edwardienne en Angleterre, ils devaient créer l’impression de vivre, à l’acrobate, « without visible means of support ». Malgré la critique de Boileau, la position de Molière n’était pas tellement différente de celle de son ami. Selon Auerbach : [Molière] did not avoid the farcical and the grotesque, yet with him too, representation of popular classes, even in such a spirit of aristocratic contempt as Shakespeare’s, is as completely out of the question as it is with Boileau (365). Comme l’a dit Vaugelas, les sujets ou personnes « bas » ne peuvent être représentés qu’en « raillerie ». II Il n’est pas étonnant que la raillerie de la bourgeoisie se trouve au centre du Roman bourgeois puisque cette pratique est omniprésente dans la production littéraire de la première modernité. Comme le remarque Paul E. Corcoran dans « The Bourgeois and Other Villains », « [I]t is clear that by the seventeenth century the term [bourgeoisie] came to serve an almost exclusively pejorative function ». Dès cette époque, le bourgeois était devenu « the image of the crude, ridiculous, materialistic, grasping and uncultivated boor. » (480). Furetière, comme son ami Boileau et tous 4 Quoiqu’il ne le mentionne pas, on peut supposer que l’histoire comique tomberait dans cette troisième, « basse » catégorie. La Modernité du Roman bourgeois de Furetière: les mots et les choses 73 les autres écrivains voulant plaire au public de leur âge, souscrivait à cette idéologie antibourgeoise. Pourtant, la posture de Furetière vis-à-vis de la bourgeoisie est « contradictoire et ambiguë » (Riou 478). Il naquit à Paris en 1619 dans un milieu tout à fait bourgeois. Son grand-père maternel fut apothicaire, son père secrétaire de la Chambre du Roi. Pour monter dans la société, la plupart de ses parents devinrent avocats ; un oncle et parrain à lui fut procureur. Plus tard, des libelles accuseraient le père de Furetière d’être un ancien laquais et - presque aussi honteux - clerc d’avocat (Rey 11). La véracité de ces accusations mise à part, elles devaient peser lourdement sur l’écrivain : Antoine lui aussi fut avocat, avant de se libérer du travail rémunéré en devenant procureur de plusieurs abbayes et abbé lui-même. En outre, pendant une partie de son enfance, sa famille vivait dans les environs de la place Maubert qui, comme on verra, fournit le cadre initial du Roman bourgeois. Ainsi le roman présente-t-il une critique railleuse des prétentions et du mauvais goût de la classe à laquelle il appartenait lui-même, dans le quartier ou il avait grandi. Le titre de l’article de Riou, « Antoine Furetière : bourgeois malgré lui » (478) résume bien ces contradictions. Une partie de cette critique prend la forme de généralisations désobligeantes, telles que les bourgeois sont insensibles aux véritables sentiments : […] l’amour n’est pas opiniastre dans une teste bourgeoise comme il l’est dans un cœur héroïque ; l’attachement et la rupture se font communément et avec grande facilité ; l’interest et le dessein de se marier est ce qui regle leur passion (1009). Furetière admet pourtant que quelques jeunes bourgeoises sont capables d’être éduquées : C’est dommage qu’elle [Lucrèce] n’avoit pas esté nourrie à la Cour ou chez des gens de qualité, car elle eût esté guérie de plusieurs grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort à son bel esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu ou elle avoit esté élevée (918). Le plus souvent, les femmes ne sont pas traitées avec tant d’indulgence. Le dénigrement de Collatine dans la seconde partie du roman est à la fois comique et dévastateur : « elle ne craignait non plus de marcher de nuict que le loup-garou » (1030). Dans un autre passage amusant, Furetière critique certains parents bourgeois pour avoir gardé leurs enfants avec eux pendant qu’ils recevaient des invités : « [C]ar c’est la coustume de ces bons bourgeois d’avoir toujours les enfants devant les yeux… [et] d’en faire le principal sujet de leurs conversations… » (967). Il se montre particulièrement scandalisé par le spectacle d’un père de famille qui monte un manche à balai et se promène « à cheval » autour de la salle avec son fils. Ce détail, qui paraît plus touchant que 74 Barbara Woshinsky ridicule à un lecteur actuel, fournit le sujet du frontispice gravé par François Chaveau pour l’édition de 1666 (Rey 120-121). Le narrateur se moque aussi de l’hôtesse d’avoir parlé de matières vulgaires, comme les dépenses de la maison et la difficulté de garder des domestiques. Il compare ces conversations aux « caquets » entendus dans la chambre de l’accouchée. La coutume de rendre visite aux femmes nouvellement accouchées avait fourni un sujet de satire depuis le quinzième siècle, notamment dans les Cent nouvelles nouvelles. Furetière pourrait aussi avoir pensé au Recueil general des caquets de l’accouchée de 1623, une œuvre parodique qui satirisait le milieu social et politique de l’époque (v. Momberg). Cette comparaison met en relief une tendance misogyne sous-jacente à la satire de Furetière, en suggérant que les réalités financières sont aussi déplaisantes aux honnêtes gens (et surtout aux honnêtes hommes) que le seraient les réalités biologiques féminines. Comme l’affirme le narrateur : « [P]armi le beau monde, il ne falloit parler que de livres et de belles choses » (971). On peut presque sentir les contraintes imposées par Boileau et exposées par Auerbach 5 . Pourtant, la satire ouvre la voie à l’aspect moderne du Roman comique que je compte examiner de près : son proto-réalisme. A la différence de « satire » et d’« anti-roman », le mot « réalisme » ne paraissait pas au dix-septième siècle, même dans le dictionnaire de Furetière. En préface à son roman, il utilise plutôt la métaphore mimétique du « portrait » (Au lecteur, 901). Si l’on veut corriger les mœurs - objectif auquel Furetière, comme tout écrivain de l’époque, doit au moins prétendre- - « Il faut… que la nature des histoires et les caractères des personnes soient tellement appliqués à nos mœurs, que nous croyions y reconnaistre les gens que nous voyons tous les jours » (901). Que l’on croie ou non à son authenticité, ce but moralisateur permet à l’auteur de contourner les objections classiques à la description détaillée qu’on appellerait aujourd’hui « réaliste ». L’absence du mot « réaliste » des dictionnaires classiques n’a pas empêché les critiques d’en discuter à propos du Roman bourgeois. Selon Jean Serroy : [O]n insiste, avec raison, sur le caractère documentaire du Roman bourgeois ; aucune œuvre romanesque n’est aussi précise, en son temps, dans la présentation du milieu bourgeois. Par l’acuité du regard, par le souci du détail […] le romancier entend vraiment « reproduire » la réalité (613). 5 Il n’est pas mon intention de suggérer que les écrivains suivaient littéralement les « ordres » de Boileau ; plutôt, sa vision représente la « ligne » esthétique de l’époque. A mon avis, les avertissements de Boileau révèlent aussi une inquiétude sur la possibilité de tenir cette ligne. En réalité, elle n’a été tenue que pendant un temps limité. La Modernité du Roman bourgeois de Furetière: les mots et les choses 75 Tout en soulignant le caractère documentaire du roman, Antoine Adam met en question l’usage du terme réaliste dans le contexte du dix-septième siècle : Ne les appelons pas romans réalistes, comme les historiens ont pris la mauvaise habitude de le faire. Ce mot forme un anachronisme, et qui n’est pas sans inconvénient, car il suggère de ces œuvres anciennes une définition très inexacte. Les hommes du XVII e siècle les appelaient des romans comiques (16-17). En effet, le sous-titre de l’édition originelle du Roman bourgeois était « ouvrage comique ». Dans cette étude, j’utilise les termes réaliste ou réalisme par commodité, tout en reconnaissant leur anachronisme. Quoi qu’on l’appelle, la description du réel entre dans le roman de Furetière par la voie de la satire. Au service de son « entreprise sociocritique », l’auteur utilise des détails concrets à effet burlesque, voire grotesque (« Le personnage de Nicodème… », 145). Par exemple, il se moque des « souliers de vache retournée » des bourgeois avant de se lancer dans une longue et lassante disquisition sur la nécessité de lois somptuaires pour limiter les excès vestimentaires des classes moyennes (Le Roman bourgeois 929-33). La satire vestimentaire se concentre sur Jean Bedout, l’avocat avare que la famille de Javotte a choisi à leur fille comme époux. Selon l’esthétique classique de la généralité, un médecin ou un avocat ne peut être dépeint qu’à travers un écran satirique épais : « professional specialization […] came to be socially and esthetically impossible ; only in the category of the grotesque could it appear as the subject of literary representation » (Auerbach 324). Puisque la satire crée une distance entre le lecteur et la scène présentée, les lecteurs venant des professions libérales pouvaient jouer sur deux tableaux : s’amuser à lire une description de leur milieu familier, tout en s’imaginant supérieurs à « ces bons bourgeois » que dépeint Furetière. Pour retourner à l’infortuné Jean Bedout, Furetière commence en caricaturant sa façon habituelle de s’habiller, qui traduit simultanément son avarice et son goût démodé : Son chapeau estoit plat, quoy que sa teste fust pointue ; ses souliers estoient de niveau avec le plancher, et il ne se trouva jamais bien mis que quand on porta de petits rabats, de petites basques, et des chausses estroites : car comme il y trouva quelque épargne d’étoffe, il retint opiniastrement ces modes. (955) La toilette plus soignée qu’il crée pour rendre visite à Javotte est presque aussi risible, par sa singerie pathétique des atours des courtisans : Il se mit donc sur sa bonne mine ; il fit lustrer son chapeau et le remettre en forme ; il mit un peu de poudre sur ses cheveux. Il augmenta sa manchette de deux doigts ; il mit mesme des canons, mais si petits, qu’il 76 Barbara Woshinsky sembloit plutost avoir des bandeaux sur les jambes que des canons […] Enfin, a force de soins, il devint un peu moins effroyable qu’auparavant. (956) La description de la maison de Bedout, par contre, dévie de ce modèle uniquement satirique : Sa chambre était une vraye sale des antiques. Son buffet et sa table estoient pleins de vieilles sculptures, et si delicates (j’entends la table et le buffet) qu’elles n’eussent pu souffrir les travaux du demenagement… Sa cheminée estoit garnie d’un ratelier chargé d’armes qui estoient rouillées dès le temps de la Ligue, et à sa poultre estoient attachées plusieurs cages pleines d’oyseaux qui avoient appris à siffler sous lui. (953-4) La première impression faite par cette description est certainement satirique. Les vieux meubles fragiles et les ornements rouillés expriment encore une fois l’avarice et le conservatisme de Bedout. Les « oyseaux qui avoient appris à siffler sous lui » ajoutent une note parodique par leur rappel du vers du Cid : « Je vous ai vu combattre et commander sous moi (III.1) » 6 . Enfin, « les armes rouillées du temps de la Ligue » font contraster le courage militaire de la noblesse ancienne avec la faiblesse de la bourgeoisie de robe. Pourtant, le simple poids de la description perce l’écran satirique. La description même devient un objet du regard : si le personnage reste caricatural, l’objet vit 7 . Un autre exemple particulièrement savoureux vient d’un discours sur les manières de table, prononcé par la mère de Javotte, Mme Vollichon : [I]il n’est que trop vray que le monde est bien perverti ; quand nous estions filles, il nous falloit vivre avec tant de retenue […] nous observions tout ce qui estoit dans notre Civilité puerile, et par modestie, nous n’aurions pas dit un petit mot à table ; il falloit mettre une main dans sa serviette, et se lever avant le dessert. Si quelqu’une de nous eûst mangé des asperges ou des artichaux, on l’auroit monstrée du doigt (1012). Comme son gendre putatif, Mme Vollichon est évidemment une bourgeoise ridicule, rendue encore plus grotesque par ses opinions démodées. Pourtant, les artichauts et les asperges prennent racine dans l’imagination du lecteur. Ces légumes serviront de transition, ou de hors d’œuvre, à d’autres détails 6 Cette intertextualité est renforcée par le fait qu’en même temps qu’il rédigeait Le Roman bourgeois, Furetière a participé à la composition d’une parodie du Cid intitulée « Chapelain décoiffé. » Cette piècette contient les vers : « Ne les mérite pas, moi ? - Toi. - Ton insolence,/ Téméraire vieillard, aura sa récompense. ([La Serre] lui arrache sa perruque. » Dans une lettre de 1701, Boileau attribue la plupart de cette œuvre à Furetière (Rey 67-69). 7 Roberta Thiher est une des premières à avoir reconnu cette bizarre « vie des objets » chez Furetière, qu’elle lie à la mécanisation de la comédie bergsonnienne. Cette voie de recherche a été peu suivie. La Modernité du Roman bourgeois de Furetière: les mots et les choses 77 descriptifs qui semblent échapper à la nécessité satirique. Un exemple vient de la première partie du roman. Un jeune marquis, qui suit Lucrèce dans la rue, est couvert d’ordure par un carrosse et arrive chez elle tout crotté. Ce genre d’incident s’insère dans la tradition du roman burlesque et comique. Mais regardons le passage de près : [U]n petit valet de maquignon poussait à toute bride un cheval qu’il piquoit avec un éperon rouillé attaché à son soulier gauche ; et comme la ruë estoit estroitte et le ruisseau large, il couvrit de bouë la carrosse, le marquis et la demoiselle (924, italiques ajoutées). Ce qui retient l’œil, c’est le détail de l’éperon rouillé. Cet adjectif a aussi été utilisé dans la description du salon de Bedout et figure plusieurs fois dans le Dictionnaire de Furetière en intertexte avec les entrées pour ronger et verdir (vert-de-gris). Sur le plan satirique, ces termes appartiennent à une classe désignant l’usure et le délabrement. Pourtant, dans cette instance-ci, la rouille semble échapper à l’intention satirique. Un second exemple où est rejetée l’idéalisation vient du portrait initial de Bedout : « [I]l se nommoit Jean Bedout, gros et trapu, un peu camus, et fort large des épaules » (953). Laid sans grotesquerie, ce profil n’atteint pas la caricature. On verra mieux la distinction si l’on compare la description de Bedout à celle de Vollichon, où l’intention satirique est évidente : « C’était un petit homme trapu, grisonnant, et qui était de mesme age que sa calotte. Il avait vieilli avec elle… » (913). Jusqu’ici, on a identifié certains moments dans Le Roman bourgeois où la description concrète perce l’écran satirique et d’autres où le détail descriptif lui-même atteint une certaine autonomie. Pour élargir la perspective, on va considérer le roman dans le contexte de l’œuvre majeure de Furetière, son Dictionnaire Universel. Un peu d’histoire : le projet d’un dictionnaire officiel fut prévu par Richelieu dès la création de l’Académie française en 1635. Ce travail lexicographique s’avéra interminable : entre la décision de rédiger un dictionnaire de l’Académie, et sa parution en 1694, devaient s’écouler presque 60 ans ! Le projet fut d’abord confié à Vaugelas, qui y œuvra jusqu’à sa mort en 1653 sans accomplir grand-chose. Quand Furetière fut élu à l’Académie en 1662, le dictionnaire était toujours en chantier : le labeur continuait de façon irrégulière. En 1672, Colbert décida de reprendre les rênes de l’Académie et de faire redémarrer le projet du dictionnaire ; en 1674, l’Académie obtint un privilège royal exclusif pour l’ouvrage. Pourtant, les sessions de travail furent peu suivies. Rey attribue ce manque d’industrie à « l’indifférence des Quarante à l’égard d’un travail collectif, donc anonyme et mal rémunéré » (88). Seul Furetiére y fut assidu. C’était sans doute vers cette époque qu’il commença à rédiger son propre dictionnaire tout en travaillant sur celui de l’Académie. 78 Barbara Woshinsky Ce projet, ennuyeux en apparence, déclencha tout un drame. En surface, la « bataille des dictionnaires » des années 1680 concerne la violation du privilège royal. Furetière avait obtenu un privilège pour son propre dictionnaire en disant qu’il traitait uniquement des Arts et des Sciences. Pourtant, quand des extraits en sont parus, il devint évident que le dictionnaire « universel » de Furetière empiétait sur le terrain académique. Son privilège fut révoqué, et Furetière fut accusé de plagiat et expulsé de l’Académie en 1685. La disposition satirique et querelleuse de l’auteur fut avivée par ces contretemps : en réponse, il écrivit de nombreux factums, des diatribes contre son ex-ami Charpentier, et une satire intitulée Les Couches de l’Académie 8 . Plus en profondeur, cette querelle des dictionnaires met en lumière une différence fondamentale entre deux conceptions lexicographiques à l’époque classique. Le dictionnaire de l’Académie, ainsi que l’institution même, était une création politique, conçue pour faire partie intégrante de l’idéologie royale : dans la formule parodique de Rey, « un roi, une Académie, un dictionnaire » (89). Le but de cet ouvrage était de faire la sélection des « meilleurs mots français en vue d’un discours noble, brillant et illustrant la grandeur de la France louisquatorzienne - but explicite de tout travail sur la langue à l’époque » (Rey 94). Furetière, comme presque tous ses contemporains, souscrit à un certain purisme de la langue, mais sa pratique dit le contraire. Ce qui l’intéresse, dans la fiction comme dans la construction du dictionnaire, c’est la description des « choses désignées par les mots » (Rey 94). Son Dictionnaire Universel vise à capturer le monde du français en entier, dans ses aspects sociaux tant que techniques. Plus encore, il rend compte de la circulation de la langue à travers les barrières imposées par les divisions de rang : le dictionnaire de Furetière contient des « Mots, Phrases et Proverbes qui appartiennent autant au moindre Bourgeois qu’aux Premiers Princes du Sang. » » Par contre, l’Académie « ne regarde que la pureté de la langue, et… ne contient que les mots qui sont à la mode et dans le bel usage » (Furetière, Placet au Chancelier, 30 août 1686, cité dans Rey 156). Épuisé peut-être par ces polémiques, Furetière meurt en 1688. Son dictionnaire est tout de suite repris et publié en Hollande en 1690, avec une introduction élogieuse de Pierre Bayle. Né en 1665, récemment exilé pour sa foi protestante, Bayle appartient à une nouvelle génération qui produira des dictionnaires ouvertement critiques, précurseurs de l’Encyclopédie. Ce n’est pas un accident que les Provinces-Unies, refuge des Huguenots et d’autres 8 Pour une revue détaillée de la « bataille » des dictionnaires, voir le livre savant et divertissant d’Alain Rey, Antoine Furetière : le précurseur des Lumières sous Louis XIV (q.v.). La Modernité du Roman bourgeois de Furetière: les mots et les choses 79 intellectuels fuyant l’intolérance et la censure courantes en France, devait accueillir l’ouvrage moderne et quasi « démocratique » de Furetière. III [Le dictionnaire de Furetière est un] miroir des institutions et des activités, description des croyances et des connaissances, où les mots ne sont que des médiateurs. (Rey, 19 italiques ajoutées) Cette citation, rappelant la métaphore du miroir du Rouge et le Noir (Stendhal 557) nous invite à sauter deux siècles : nous réexaminerons le « proto-réalisme » de Furetière au moyen d’une comparaison entre Le Roman bourgeois et Le Père Goriot. Quoique fructueuse, une étude de la réception des œuvres du dix-septième siècle par les romanciers du dix-neuvième dépasserait les limites de ce travail. Pour en donner quelques jalons : Selon Sarah Mombert, Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier trouve sa source dans Le Roman comique de Scarron et l’œuvre gravé de Jacques Callot. Ainsi, Gautier « propose… une véritable relecture romantique du XVII e siècle. » (Mombert 314). Balzac lui-même, dans Le Père Goriot, fait référence aux Caractères de La Bruyère en les transposant sur un plan symbolique. Rastignac avait adopté la vie dissolue des aristocrates : « [I]l s’y roulait en se faisant, comme le Distrait de La Bruyère, un lit dans la fange du fossé ; mais, comme le Distrait, il ne souillait encore que son vêtement. » (235). Ce passage fait contraste avec la description de Vollichon citée plus haut : tandis que Balzac « épaissit » le personnage de Rastignac, lui laissant une liberté morale, Vollichon reste collé à ses habits comme une poupée en papier : « car la chicane s’étoit emparée du corps de ce petit homme » (913). Sorel et Furetière, comme Balzac après eux, avaient choisi des localisations parisiennes ou banlieusardes précises et adaptées aux intrigues de leurs œuvres : pour Sorel, il y a St-Cloud, « lieu proche de Paris ou tous les Parisiens viennent d’ordinaire » (Le Berger extravagant, 117), et la rue St-Denis à Paris ; pour Furetière, la place Maubert, appelée le quartier le plus bourgeois de Paris et lieu bien connu de l’auteur. Cette locale met en évidence les ambiguïtés de Furetière déjà signalées. Comme l’ont noté plusieurs critiques, le début du roman est une anti-description, destinée à la fois à démolir les romans héroïques et à obscurcir ses propres origines. Pourtant, en satirisant le lieu de son enfance, Furetière le fait revivre. Plus libre de contraintes esthétiques ou personnelles que Furetière, Balzac décrit la pension et son propriétaire de façon précise : « Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Sant-Marceau » (3). Cette phrase paraît 80 Barbara Woshinsky présenter une tranche de vie réaliste. Pourtant, le mode descriptif balzacien, comme celui de ses confrères du dix-septième siècle, est foncièrement satirique. Par exemple : « La façade [de la pension Vauquer], élevée de trois étages et surmontée de mansardes, est bâtie en moellons et badigeonnée avec cette couleur jaune qui donne un caractère ignoble à presque toutes les maisons de Paris » (6, italiques ajoutés.) Le mot « ignoble », traduit en anglais par « dingy », porte d’autres connotations, plus morales. Un commentaire semblable encadre la description du rez-de-chaussée : Rien n’est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe à raies alternativement mattes et luisantes… La cheminée en pierre, dont le foyer atteste qu’il ne s’y fait de feu que dans les grandes occasions, est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une pendule en marbre bleuâtre du plus mauvais goût (7-8, italiques ajoutées). Ainsi que Furetière, Balzac couche des détails vifs dans un contexte férocement satirique. Le râtelier dans le salon de Bedout, « chargé d’armes qui estoient rouillées dès le temps de la Ligue », mutatis mutandis, ne serait pas hors de place dans le salon vieillot de Mme Vauquer. De plus, les fleurs artificielles « encagées » rappellent les oiseaux emprisonnés de M. Bedout. En sortant du salon, d’autres ressemblances sautent aux yeux. Par exemple, Balzac insiste sur le délabrement des meubles dans la chambre de Goriot : « Un méchant secrétaire, […] un fauteuil foncé de paille, […] une mauvaise bande d’étoffe […] » évoquent sa pauvreté (207). En plus, le père Goriot, comme Bedout, est rendu ridicule par son ancien métier de producteur de « pâtes d’Italie. » Ce n’est que peu à peu que nous apprécions la grandeur tragicomique de ce marchand de spaghetti - une grandeur que les personnages de Furetière n’atteignent jamais. En conclusion, quoique les univers moraux respectifs d’un Furetière et d’un Balzac soient bien divergents, ils se rencontrent sur les objets. L’auteur du dictionnaire « universel », à la différence de ses collègues académiciens, sentit l’impulsion de capturer le monde entier sur papier, avec ses asperges, ses artichauts et ses éperons rouillés. C’est dans cette relation entre les mots et la vie exprimée par l’objet que l’œuvre de Furetière, annonçant celle de Balzac, trouve une grande part de sa modernité. Ouvrages cités ou consultés Assaf, Francis. « Le Roman bourgeois ou la modernité de l’écriture. » In Brooks, William (éd. et intro.) ; Zaiser, Rainer (éd. and intro.) ; Theatre, Fiction, and Poetry in the French Long Seventeenth Century/ Le Théâtre, le roman, et la poésie à l’âge classique. Oxford, England : Peter Lang, 2007 : 33-46. La Modernité du Roman bourgeois de Furetière: les mots et les choses 81 -. « Le Personnage de Nicodème (et quelques autres) dans Le Roman bourgeois de Furetière : image et hypotypose. » Rivista di Letterature moderne e comparate. LXVI nuova serie Fasc. 2 (2013) : 143-58. Auerbach, Erich. Intro. Edward W. Said. Mimesis : The Representation of Reality in Western Literature. Princeton : Princeton UP, 2013. Ayers-Bennett, Wendy. Vaugelas and the Development of the French Language. 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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme Didier Souiller Université de Bourgogne (Dijon) Un simple panorama de la production romanesque du XVII e siècle semble a priori opposer une veine idéaliste, de L’Astrée à La Princesse de Clèves, à un certain nombre de récits, sans doute moins prestigieux, mais qui font signe vers la littérature espagnole picaresque et paraissent vouloir opérer un retour au « réel » ou au quotidien, loin des grands sentiments et des exploits d’une aristocratie qui se rêve elle-même : de La Vie des Mercelots ou du Gascon extravagant jusqu’à Gil Blas, en passant par Le Francion ou Le Roman comique, sans oublier cette sorte d’autofiction à la mode picaresque qu’est Le Page disgracié 1 . Déjà, Antoine Adam s’interrogeait : « Devant cette vogue du roman picaresque, faut-il dire que le réalisme est à la mode ? … Mais il a d’abord appris à nos écrivains la valeur pittoresque de la réalité la plus triviale… Bien différente de cette veine pittoresquement ordurière, il existe, vers 1620, une tradition de véritable réalisme. Elle est, par son origine, toute française. Elle remonte aux propos de Noël du Fail (1547) ». (I, 138-140) Et de passer, après ces propos d’un nationalisme rassurant et abrité derrière l’éternelle référence à une prétendue « veine gauloise », à l’examen du Francion. Plus nuancé, Maurice Lever, consacre un chapitre à « la tentation du réel » à « l’âge baroque » dominé par le Francion et préfère, dans un nouveau chapitre surtout consacré à Scarron et Furetière, parler du « monde tel qu’il est ? » ; le point d’interrogation faisant allusion à l’inadéquation de nos concepts critiques, car « le roman dit vraisemblable ne se définit donc pas comme un miroir fidèle de la réalité, mais comme la projection de cette réalité sur le champ de la littérature » (147). Plus récemment, Roger Zuber, à propos de ce même Francion, semble prendre parti - pour se rétracter aussitôt : « De ‘réalisme’, nous n’avons pas voulu parler. C’est un terme trompeur pour l’étude de cette époque. Mais on voit bien que les œuvres dont nous constatons la si faible présence sont de celles qu’on désigne communément 1 Son statut ambigu fait qu’on lui préférera d’autres œuvres dans le cadre de cet article. 84 Didier Souiller ainsi. » (125). Liliane Picciola, enfin, consacre un développement au « réalisme » de Furetière dans Le Roman bourgeois- et conclut : « Il serait sans doute risqué de comparer le réalisme de Furetière à celui d’un Balzac ; mais son désir manifeste, sinon régulièrement efficace, de bouleverser la forme du roman nous fait songer aux expériences de Diderot en ce domaine ». Ce mais permet de passer à une question de narratologie moins épineuse, d’autant plus que le développement suivant est intitulé : « le réalisme grotesque du Roman comique de Scarron » (179). Jean Sgard, dans sa synthèse, sera tout aussi prudent et peut-être même éprouve-t-il un certain malaise devant l’automaticité du terme réalisme à propos du roman de Sorel : « Le réalisme dont on l’a souvent crédité s’épanouit en vision truculente… c’est par cette abondance, par ce goût du détail, par ce tableau souvent burlesque des groupes sociaux qu’il appartient au réalisme, mais un réalisme associé au comique : l’époque classique n’en connaît guère d’autre. » (41). A coup sûr, les adjectifs grotesque et burlesque permettent d’éviter l’inadéquation née des connotations balzaciennes du simple terme de « réalisme » et le reproche immédiat d’anachronisme ; cependant, on l’a vu, la tentation demeure omniprésente de voir dans les histoires comiques au moins comme une étape dans la marche vers le réalisme, au sens que donnera le XIX e siècle scientiste et positiviste à ce terme. Or, pour qu’il y ait réalisme il faut que se rencontrent, comme pour Balzac, à la fois une volonté d’inventorier le réel et une méthode permettant de mettre sur le même plan études sociales et sciences de la nature : « je vis que sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces zoologiques » (I, 51). Une telle rencontre était, au sens propre, impensable au XVII e siècle. Semblable erreur, pourtant, était déjà dénoncée du point de vue méthodologique par l’historien Lucien Febvre, que heurtait une lecture de Rabelais trop avide d’y retrouver les critiques adressées, au nom du rationalisme, à la religion durant le premier tiers du XX e siècle. Son avertissement était clair : il convient de n’interpréter les écrits d’une époque donnée qu’à partir des seuls outils intellectuels à la disposition des contemporains de l’œuvre en cause. La question du rationalisme, voire de l’athéisme au XVI e siècle, ne saurait se poser en ces termes, s’agissant de Rabelais : « Chaque époque se fabrique mentalement son univers. Elle ne le fabrique pas seulement avec tous les matériaux dont elle dispose, tous les faits (vrais ou faux) dont elle a hérité ou qu’elle vient d’acquérir. Elle le fabrique avec ses dons à elle, son ingéniosité spécifique, ses qualités, ses dons et ses curiosités, tout ce qui la distingue des époques précédentes » (12) La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 85 […] et suivantes, serait-on tenté d’ajouter… En conclusion, « ni Rabelais, ni ses contemporains n’avaient encore la pierre de touche, la seule qui pût leur permettre de choisir, la bonne balance à peser les opinions : une forte méthode scientifique. Donnons-lui ses deux noms : la méthode expérimentale et la méthode critique » (426). Il en va de même pour le terme de réalisme, qui renvoie à une conception de la littérature contemporaine de l’affirmation de la méthode scientifique : de Balzac à Zola, elle fournissait un langage, des concepts et une ambition. Tel ne pouvait être le cas au XVII e siècle, puisque la démarche de la littérature de fiction n’était comprise qu’à partir de deux cadres, l’un théologico-philosophique, l’autre aristotélicien, qui l’enfermaient dans la notion restrictive, sinon péjorative, d’imitation/ représentation. L’influence de la philosophie platonicienne demeure importante, même si elle n’est plus ce qu’elle était à la Renaissance, dans la mesure où la dévalorisation de ce monde qu’implique l’idéalisme se trouve reprise et intégrée dans la vision construite lors des premiers siècles de la religion chrétienne ; on assiste ainsi à une dépréciation systématique de ce monde au profit des arrière-mondes, seuls doués de réalité et auquel aspire le chrétien au cours de son parcours terrestre, conçu comme une épreuve avant admission éventuelle dans l’au-delà. Dès lors, décrire scrupuleusement un monde dépourvu ontologiquement de substance ne présente guère d’intérêt, si ce n’est pour en dénoncer les tromperies et la vacuité. On ne saurait minorer la prégnance de l’allégorie de la caverne dans les mentalités, « en assimilant au séjour dans la prison la région qui se présente à nous par l’entremise de la vue » et, d’autre part, en instituant « dans la région du connaissable, tout au bout, la nature du Bien, qu’on a de la peine à voir, mais qui, une fois vue apparaît au raisonnement comme étant en définitive la cause universelle de toute rectitude et de toute beauté » (1105). La logique platonicienne aboutit à l’éviction du poète hors de la Cité (République, III, 398, a), car il n’est qu’un imitateur qui crée des simulacres et oublie la recherche de la chose en soi : l’essence contre l’immanence trompeuse de ce monde. Au XVI e siècle comme au XVII e , il ne faut pas perdre de vue que la religion, de même que l’idéologie sociale, est foncièrement idéaliste, au sens philosophique du terme. Décrire le sordide de l’existence ne s’entend (par contraste systématique) que par rapport à l’ethos aristocratique et pour mieux dénoncer les illusions du monde ; d’où le desengaño (désabusement) sur lequel s’achève le parcours de Guzman de Alfarache ou du Simplicius de Grimmelshausen. Dans l’Europe latine en général et au XVII e siècle, en particulier, au moment d’un retour à la pensée de saint Augustin, à la cité des hommes s’opposera toujours la Cité de Dieu : « Ainsi, le souverain bien de la Cité de Dieu étant une paix éternelle et parfaite, non cette paix que traversent les mortels dans le passage de la naissance à la mort, mais une paix 86 Didier Souiller en laquelle ils demeurent immortels et à l’abri de toute adversité ; qui nierait que cette vie future ne soit une souveraine béatitude, et que la vie actuelle, même comblée de tous les biens extérieurs, de tous les avantages possibles du corps et de l’âme, ne soit en comparaison un abîme de misère ? » (132) Le deuxième élément qui conditionne la compréhension de la littérature de fiction est évidemment l’héritage aristotélicien qui, rappelons-le, prétend ignorer le type de récit auquel appartient l’histoire comique. Des trois catégories d’art « mimétique » que retient la Poétique 2 , seuls peuvent aider à une définition de type aristotélicien de la fiction en prose, l’épopée (mais en en renversant les valeurs) et la comédie, définie très allusivement (puisque ne nous est parvenue que l’analyse de la tragédie) : « La comédie est, comme nous l’avons dit, la représentation d’hommes bas » (49a32) et si « la tragédie est la représentation d’une action noble » (49b24), la comédie représentera une action ignoble. Pour éviter toute équivoque concernant le statut du lien avec le réel, critiques et traducteurs récents ont renoncé à traduire mimèsis par imitation, mais plutôt par représentation 3 , formule précieuse qui, loin de renvoyer à une naïve objectivité, tient compte de la transposition par le biais de médias tels que le langage et l’image (scénique ou linguistique). Quoi qu’il en soit, au théâtre, on assiste à la représentation d’hommes en action, soit dans un registre tragique (noble), soit dans un registre comique (ignoble) et « L’épopée s’accorde avec la tragédie en tant qu’elle est une représentation d’hommes nobles » (49b9). Or, puisque romans picaresques et récits de fiction, tels que les histoires comiques, « n’existent pas » selon la Poétique, ils doivent se construire en marge : avec les personnages et le registre de la comédie et en opérant comme un renversement des valeurs de l’épopée. C’est pourquoi Jean Serroy relève « cette caractéristique essentielle de l’Histoire comique qui est de faire d’une humanité moyenne, de personnages communs, les nouveaux ‘héros’ de roman » (82). D’où la justesse de la thèse d’Alexander A. Parker (19) 4 : en Espagne, le roman picaresque est contemporain d’un mouvement littéraire critique à l’égard du modèle épique et des romans de chevalerie, soit au nom de la vraisemblance, soit dans la perspective de l’héroï-comique ; l’ignoble, l’anti-honneur donnent lieu à des conquêtes dérisoires dans le sordide : on se bat pour une saucisse, 2 À savoir : épopée, tragédie, comédie. 3 C’est le choix de R. Dupont Roc et J. Lallot dans leur édition ; ils s’en expliquent en p. 17-20 de l’ Introduction : étymologiquement, « la famille de mimèsis s’enracine dans une forme de représentation, au sens théâtral du mot […] Mimèsis désigne ce mouvement même qui partant d’objets préexistants aboutit à un artéfact poétique et l’art poétique selon Aristote est l’art de ce passage ». 4 « Les premiers romans espagnols peuvent en effet être considérés, historiquement, comme des réactions contre le roman pastoral et le roman de chevalerie »*. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 87 une grappe de raisin ou un morceau de pain ; au rebours des romans de chevalerie, le picaro, anti-héros, étale une somptueuse généalogie dans l’ignominie, tel Lazarillo, fils d’une sorcière et d’un meunier voleur (1553). On a pu parler à ce propos d’une « épopée de la faim » (Souiller, q.v.). Penser fiction picaresque et histoire comique en inversant le fonctionnement de l’épopée aboutit à cantonner les protagonistes dans le registre bas, c’està-dire comique, et oblige à se servir des procédés comiques traditionnels proches de la farce. Il s’ensuit une déformation qui n’a rien de réaliste pour susciter le rire. Henry IV de Shakespeare (1597) fournit-un excellent exemple de ce partage des genres avec la répartition sociale et stylistique des personnages : l’histoire de l’Angleterre est traitée sur le mode épique, avec ses batailles et ses héros ou son lieu de référence : le palais ; à la taverne d’East Cheap, les ivrognes, les prostituées et l’énorme Falstaff, objet du montage farcesque du faux hold-up de Gadshill. Si l’on évoque une sorte de classe moyenne provinciale avec Shallow et Silence, ceux-ci sont parfaitement ridicules et objets de caricature. Le choix épique du prince Hal et son reniement de Falstaff (Deuxième partie, V, 5) est aussi celui d’un style de représentation : la suite (Henry V) sera l’épopée fondatrice de la grandeur de l’Angleterre (bataille d’Azincourt). C’est ainsi que l’on voit apparaître le rôle de la convention idéologique et littéraire dans l’évocation des personnages et des rôles sociaux. Cervantès, dans les Nouvelles exemplaires, présente un recueil qui offre un second exemple des limites qui déterminent a priori le regard d’un écrivain à l’aube du XVII e siècle 5 , grâce à son balancement entre nouvelles idéalistes et dites « réalistes », c’est-à-dire inscrites dans le registre « bas » du picaresque ; bref : don Quichotte ou Sancho ? Aux protagonistes nobles de La Force du sang ou de L’Illustre laveuse de vaisselle s’opposent les deux peu reluisants protagonistes du Mariage trompeur ou les deux anti-héros picaresques de Rinconete et Cortadillo : « assez décousus, loqueteux et mal en point », ils compensent, de manière parfaitement conforme à l’esthétique héroï-comique, la misère de leur apparence par un langage des plus courtois : « De quel pays est votre grâce, seigneur gentilhomme, et où vous mène votre bon vent ? » (158-159). Préjugés sociaux et préceptes littéraires se rejoignent donc pour cantonner les romans picaresques espagnols comme les histoires comiques françaises dans un cadre et un registre- bien précis : « la règle classique de la séparation des styles, qui devint influente au XVI e siècle, stipulait en pratique que tout ce qui appartient à la vie quotidienne (classes sociales et occupations, les événements communs de la vie dans des endroits réels, 5 Au sens où ce regard est étudié par Carl Havelange (q.v.) avant la mutation du monde sensible qu’opère la progressive constitution d’un savoir scientifique au cours du XVII e siècle. 88 Didier Souiller effectivement nommés et décrits) devait être écrit en style « bas », ce qui signifiait qu’en théorie on ne pouvait en parler à aucun autre niveau que comique » (Parker 25)*. De plus, à l’opposé de notre conception banale du réalisme en littérature, l’époque, suivant toujours Aristote, renvoie le souci de vérité et de réalité du côté de la chronique (ce que nous appelons plus volontiers l’Histoire), pour mieux affirmer que l’art opère une recomposition du réel : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire […] c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. » (51a36-b5). En définitive, qu’est-ce que représenter le monde (ou la société) dans ces conditions ? C’est imiter, non le réel, mais ce qui rend compte du fonctionnement du réel, conformément à l’idée que l’on se fait du monde, à savoir le mécanisme du théâtre, suivant la métaphore partout reprise à l’époque baroque (implicitement ou explicitement) du theatrum mundi. Comme il s’agit, dans les histoires comiques, de représenter la vie quotidienne, il s’en suivra que la vie sera assimilée à une comédie : « La vie est une comédie, le monde un théâtre, les hommes des acteurs, Dieu l’auteur ; à Lui, il revient de répartir les rôles et aux hommes de les bien représenter » (Quevedo395 ab)*. Le regard subit ainsi la médiatisation d’un artefact (Forestier 10) 6 . Si, selon la formule qui ornait l’entrée du Globe de Shakespeare, totus mundus agit histrionem, il convient que les personnages des récits comiques s’ordonnent selon la logique de rôles bien établis et convenus. Il ne s’agit pas d’observer pour mieux décrire, mais de s’inscrire dans une tradition ; dès lors, ce qui va provoquer le rire relève d’abord des procédés de la farce et, à l’échelle européenne, de la commedia dell’arte avec ses personnages attendus, toujours les mêmes jusqu’à la fin du XVIII e s. : caricature, grossissement, scatologie, coups de bâtons et chutes spectaculaires etc. vont nourrir les romans comiques. La métaphore du theatrum mundi s’impose à tel point que, lorsqu’un auteur comme O.S. de Clairville se laisse aller à décrire une scène satirique des pratiques sociales contemporaines (le jeu de paume), il ne parle pas de tableau, ce qui pourrait induire une visée réaliste avant la lettre, mais trouve sa référence au théâtre : « quasi tous se rencontraient dans le dessein de médire », si bien qu’ « on y voyait une comédie fort agréable » (200). On connaît la polysémie révélatrice du titre du roman de Scarron, Romant comique : d’abord, de nombreux passages veulent provoquer le rire ; 6 G. Forestier parle d’un « postulat [qui] aboutit à une littérature à la fois illusionniste et aréaliste (au sens où il s’agit d’un réalisme médiatisé à chaque niveau de la production du discours ». La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 89 puis, roman des « comiques », c’est-à-dire des acteurs, puisque le chapitre premier raconte ainsi l’événement déclencheur- du récit : « une trouppe de comédiens arrive dans la ville du Mans ». Mais roman comique, enfin, car les événements rapportés relèvent du registre bas de la comédie, au point que Scarron fait mine parfois de trouver son style trop élevé : « j’ai peur que la comparaison ne soit ici trop magnifique » (243). Cet ensemble d’outils intellectuels, au sens de Lucien Febvre, s’impose sans discontinuer dans la littérature fictionnelle française, à travers l’héritage picaresque et au fur et à mesure de la genèse des histoires comiques, car : « On peut alors considérer, se basant sur Adam et Démoris, que l’avatar français du picaresque au XVII e siècle, c’est l’histoire comique. » (Assaf, Introduction XIII). Un tel héritage culturel va peser lourd sur le regard que les écrivains français jettent sur le monde, puisqu’il les rend tributaires d’une idéologie idéaliste tout comme de traditions et de lieux communs littéraires. En effet, la question du prétendu réalisme devient la suivante : s’agit-il vraiment d’un nouveau champ d’observation ouvert à la littérature avec le roman picaresque et son adaptation française 7 dans les histoires comiques ? Peut-on même parler d’un nouveau regard descriptif sur le monde et la réalité ? En fait, il ne s’agit pas de découvrir ou de décrire un pan de la réalité sociale, mais, d’abord, de dresser le tableau du monde des gueux comme d’un repoussoir à l’idéologie aristocratique, telle qu’elle s’exprimait dans la tradition des romans de chevalerie. Loin de l’objectivité attendue, tout concourt à établir une démonstration conformiste. « Bon sang ne saurait mentir » : cet adage de la société d’Ancien Régime se vérifie constamment dans l’histoire comique ; qui est né infâme le restera, mais, à l’inverse, un noble caché ou qui ignore son identité porte d’emblée sur lui son origine. Le gueux, à la manière du Pablos de Quevedo (Le Buscon), est un imitateur des aristocrates authentiques ; il « représente » ceux qu’il envie : « j’avais toujours en l’âme que je devais être un jour quelque grand personnage » (Le Gascon 74), déclare le protagoniste éponyme, qui joue trop bien son rôle dans un salon galant de province (235 ss) et en livre du même coup une caricature. Tout le Francion peut être lu comme une réflexion sur la vraie noblesse ; le futur marquis de la Porte frappe son compagnon, dès l’épisode de l’auberge, par « sa bonne mine qu’il avait remarquée où il éclatait je ne sais quoi de noble » (I, 81). Cependant, si le but est d’acquérir une indépendance d’esprit permettant de « vivre comme des dieux » (254), conformément à l’idéal des « généreux », il s’agira aussi de rentrer au service 7 Il n’est pas question ici de rappeler ce que furent l’influence et la réception du roman picaresque en France ; on en aura une idée précise et documentée en consultant la somme de José Manuel Losada Goya (q.v.) 90 Didier Souiller d’un grand sans aliéner sa liberté : « Il m’offrait un appointement honnête que j’acceptai pourvu que j’eusse toujours ma franchise » (261). Pareillement, dès la première apparition de Destin, le lecteur se doute qu’il est bien né : « un jeune homme aussi pauvre d’habits que riche de mine » (65) ; le personnage, d’ailleurs, se comporte selon la logique noble qui veut que le paraître informe de l’être : « J’étais assez bien vêtu, comme il est nécessaire de l’être à ceux de qui la condition ne peut faire excuser un méchant habit » (p. 168) et il en va de même pour l’Etoile. Dans Le Roman comique, la répartition des personnages fonctionne selon la logique-héros et contre-héros : la perfection de Destin contre Ragotin, nabot ridicule. « On devine que Destin aurait été reconnu comme fils du comte des Glaris, victime d’une substitution perpétrée par Garigues, et que l’identité du père de L’Etoile, noble ambassadeur à la carrière mouvementée, aurait été révélée » 8 , si le roman de Scarron avait été achevé. A l’être noble (on est comme on naît) s’oppose le thème de la chute dans les excréments, représentation de l’abjection extrême et symbole du caractère « ignoble » (au sens étymologique) du protagoniste picaresque, qui vient s’ajouter au grossissement systématique de la crasse, des habits rapiécés et des poux à propos de la prison du Gascon (Livre IV) ou de la vie chez le pédant Hortensius du Francion (Livres III et IV). L’initiation par les excréments est une sorte d’onction rituelle à l’envers : « chassant l’excrément de mon corps, je le jetai sur le visage d’un prisonnier qui dormait là » (Gascon, IV, 219) ; l’horreur crasseuse et puante de la prison n’obéit pas à une intention descriptive, mais au dessein d’instituer un pendant burlesque à la descente aux Enfers du héros épique. C’est lorsque Francion, en compagnie de Clérante, se déguise en gueux de cuisine qu’il met dans le potage « une certaine composition laxative » (p. 285) avec les conséquences que l’on imagine sur la noce. Mais les victimes ne sont que bourgeois et paysans, ainsi contraints d’offrir aux deux mauvais plaisants (nobles) le spectacle de « la plus plaisante chose du monde » (p. 291). Dans le Roman comique au chap. VI, « l’aventure du pot de chambre » ou la chute dans « l’égout du tripot » (p. 316) concerne Ragotin, tandis que l’Orphelin reçoit « non seulement un bonnet de merde, mais l’habillement complet » (p. 77). Le monde infâme des gueux se donne à lire comme une anti-société, voire une société inversée, qui reproduirait comme dans un miroir les institutions contemporaines, mais au bénéfice du milieu des hors de la loi, suivant en cela une démarche inaugurée par Cervantès dans la nouvelle Rinconete et Cortadillo-avec la cour de Monipodio, « parrain » des truands de 8 Y. Giraud, Préface de l’édition GF, p. 26 ; fin bien romanesque, mais qui rappelle aussi les reconnaissances qui achèvent certaines pièces de Molière comme L’Avare ou L’École des Femmes. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 91 Séville. Dans La vie généreuse des Mercelots (1596), le protagoniste suit un parcours, sorte de cursus honorum inversé ; reçu « blesche », puis intronisé lors de l’épisode des Etats-Généraux près de Fontenay-le-Comte (59), on y voit « le grand Coesfre », lequel punit un crime de lèse-majesté avant la réception des nouveaux, parodie de cérémonie d’entrée dans la chevalerie, avec rappel solennel de la morale à rebours qui s’impose à tous : « les maximes que nostre Général nous faisait entretenir » (71). Finalement, la hiérarchie des classes parcourues est conforme à l’idéologie officielle qu’elle confirme : il y a les « vrais » nobles, les bourgeois lâches et faciles à duper et le monde paysan aux dépens duquel on vit. Ce regard, fidèle à l’idéal aristocratique, ignore splendidement le fonctionnement de l’économie marchande et la vraie nature de ceux qui s’y consacrent, pour mieux les confondre dans un mépris sans nuance. Si le Gascon passe du bon temps avec la femme d’un avocat, c’est afin de montrer la lâcheté sans nuance du mari (133) ; les plus mauvais traitements, l’Orphelin les reçoit chez deux marchands ruinés (chap. V). Dans les histoires comiques, le poids de l’idéologie dominante est tel que les clichés tiennent lieu d’observation sociale, tandis que reviennent médecins ignares, prêtres indignes, sergents corrompus, duègnes sensuelles, gens de lettres vaniteux, femmes séductrices et trompeuses etc. Il serait fastidieux de dresser la liste du retour des mêmes caractéristiques définitoires de chaque type social dans les différentes histoires comiques ; qu’il suffise de montrer combien Le Gascon extravagant propose déjà une suite de clichés : - Les femmes, toujours dangereuses et trompeuses : « un homme est sage qui peut éviter les charmes et les appâts des femmes… entre toutes les créatures vivantes, la femme en est la plus mauvaise » (134) ; son art est tromperie et maîtrise des apparences : -« je confesse qu’elles étaient extrêmement industrieuses et qu’elles avaient des artifices particuliers pour couvrir les défauts de leurs visages » (305) - Le monde du théâtre mêle la satire des actrices, « elles se servent d’artifices pour attirer dans leurs filets ceux qui n’ont pas l’esprit de se démêler de leur ruse » (299), à celle des auteurs : « les poètes ont bien autant de vanité que de vers en l’esprit » (298) ; - Les gens de justice, les sergents comme les « procureurs, qui entendent parfaitement bien les termes de la volerie » (p. 275), sont d’aussi grands voleurs que ceux qu’ils emprisonnent ; - Indignité et misère des membres du clergé, tel ce pauvre curé qui s’enivre avec le Gascon (275) ; - Les médecins, toujours ignorants et dangereux par là-même (V, 260) ; - Les « pédants » et autres cuistres se révèlent incapables de galanterie et avares au dernier point ; venus du Buscon (le licencié Cabra de Quevedo, chap. III), ils affament leurs élèves ; on les retrouve inchangés dans L’Orphelin infortuné (chap. III) et Le Francion (Livres III et IV). 92 Didier Souiller Ce n’est certes pas un hasard si la liste pourrait convenir, sans le moindre changement, au parcours social de Gil Blas, au début du XVIII e siècle, tant l’histoire comique et le roman picaresque à la française, en fait de description « réaliste », demeurent tributaires des topoi hérités de la littérature espagnole du Siècle d’Or. Ces clichés n’interviennent pas seuls pour déterminer les limites du regard des auteurs d’histoires comiques sur la société contemporaine : en fait, puisque « le monde est un théâtre », les histoires comiques abondent en procédés venus de la farce et du burlesque, lesquels reposent sur la caricature et le grossissement des traits, loin de tout « réalisme », suivant le modèle déjà proposé du nez de l’aveugle et de la saucisse avalée dans le Lazarillo (Traité I). Désormais, une vieille sera toujours une horrible vieille, plus ou moins maquerelle, mais toujours portée sur le sexe, comme l’Agathe du Francion, à la suite de cet autre modèle que fut la Célestine de Rojas (1499). Ce n’est pas le réel, mais le théâtre qui est l’objet d’une imitation dans la littérature « comique » et il se pourrait que le rire de la farce fût la meilleure réponse à apporter à un monde dont le sens échappe : « quand je songe aux advantures qui me sont arrivées ce jour cy, je me représente si vivement l’instabilité des choses du monde qu’à peine me puis je tenir d’en rire » (Francion 79). « Vous seriez bien attrapé, s’il n’y avait rien de vrai en ce livre et que ce fût seulement d’un esprit enjoué. » (Préfontaine 142) : l’auteur revendique une liberté de création afin de susciter le rire ; unique finalité, non dans le but de rendre compte du réel avec ce regard « naïf » 9 , revendiqué ostensiblement, mais pour, finalement, n’introduire des personnages appartenant aux basses classes que pour mieux s’en moquer. Scarron, que l’on sait par ailleurs soucieux de formuler quelques réflexions sur son écriture à la manière du Diderot de Jacques le Fataliste, ne s’est pas privé (II, 16) d’ironiser contre toute exigence réaliste par trop scrupuleuse et finalement stérile : « l’affaire est assurément difficile à deviner,… je ne l’ai su depuis peu de temps que par hasard et lorsque je l’espérais le moins […] Quelqu’un m’accusera peut-être d’avoir conté ici une particularité fort inutile » (308-309). Il y a abondance des procédés farcesques dans Le Roman comique, qui reviennent d’ailleurs régulièrement au long du livre comme pour en mieux souligner l’artificialité ou le côté mécanique, comme pour ces chutes en série : « le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, qui fut renversé sur un autre, qui fut aussi, renversé sur un autre, et ainsi de même jusqu’où finissaient les sièges » (315). Les aventures de Ragotin forment une suite ininterrompue de « disgrâces » : mis dans un coffre par une servante, 9 « j’ai représenté aussi naïvement qu’il se pouvait faire », dit Sorel dans son Avertissement, après avoir avoué s’être « amusé » à « écrire une histoire qui tinst davantage du folastre que du sérieux », p. 46 et 45. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 93 fessé par l’Olive, il termine en mettant le pied dans un pot de chambre (II, 7). « Avec Scarron, le lien entre farce et roman, entre comédie et roman, commence d’exister » (Picciola 182). Le tout s’achevant fréquemment dans une bagarre générale (I, 3 ; I, 12) et l’indignité burlesque des armes continuant d’opérer le retournement de l’épopée : « on commençait à se saisir des broches et des meubles qui se peuvent jeter à la tête » (244). Trivialité et caricature que l’on peut rapprocher en peinture des scènes de genre ou « bambochades » 10 qui concentrent les traits sordides pour faire rire et nourrir le mépris, alors que, de nos jours, nous voulons, là encore, y voir un souci de réalisme. De manière générale, l’écriture des histoires ne se prive pas de recourir aux procédés du théâtre ; le hasard, qui rend compte des « coups de théâtre » fait bien les choses : dans l’auberge du Francion, le protagoniste partage sa chambre avec ce Raymond qui lui avait dérobé son argent ; Destin, partant pour l’Italie, retrouve, « par une heureuse rencontre », Mlle de l’Etoile à Nevers (p. 169) et l’Orphelin hérite opportunément de son frère (chap. XIX) pour interrompre la suite de ses infortunes. L’abondance des quiproquos est digne d’une comédie espagnole du Siècle d’Or, dont on sait l’influence sur la littérature dramatique française à l’époque de Richelieu : si Sorel y a recours dès le livre I (Laurette s’accommode d’un voleur qu’elle prend pour Francion, tandis que ce dernier est précipité au bas du château par « Catherine », un autre voleur travesti - 61), Scarron ne s’en prive pas- non plus : le jaloux La Rapinière, croyant poursuivre sa femme dans la nuit, se saisit d’une chèvre- (I, 4) ; un chien, pris pour un fantôme, suscite une belle panique (II, 3) ; un flambeau qui s’éteint entraîne une belle confusion dans la nouvelle des « Deux frères rivaux » (II, 19). Le quiproquo nocturne ou bedtrick est un procédé qui repose sur la confusion des partenaires sexuels dans l’obscurité ; il vient de la nouvelle italienne, mais est également utilisé au théâtre par Shakespeare (All’s well that ends well). On voit le Gascon en profiter joyeusement : « il reconnut bien que ce n’était pas Dorphise, mais espérant recevoir d’elle le contentement d’une bonne fortune, il la pressa fort » (250). Bien plus, puisque ce monde est un théâtre, régi par les lois de la scène comique, il importe de savoir jouer - son rôle ou un rôle d’emprunt, pour mieux duper les autres. Le Gascon sera donc un parfait acteur comme tous les picaros européens qui excellent à paraître ce qu’ils ne sont pas. La Préface par un des amis de l’autheur qui précède Le Gascon extravagant, Histoire comique, précise que le personnage s’est « déguisé » pour « parler librement », car « tout est permis aux fous ». Cependant, le livre s’achève, comme pour 10 Voir l’œuvre de Pieter van Laer ou Andries Both, La Chasse aux poux à la lumière d’une chandelle, Magyar Szépmüvészeti Múzeum, Budapest. 94 Didier Souiller Hamlet, pour reconnaître « qu’il n’était extravagant qu’alors qu’il voulait lui-même se faire croire tel » (307) et le parcours du Gascon est constitué d’une succession de rôles : « je contrefaisais le petit messager » (74) ; « il m’est arrivé d’autrefois, et principalement quand j’entrais dans une bonne ville, de contrefaire l’astrologue et le mathématicien » (81) ; « j’avais la parole assez libre et n’arrangeais pas mal mon discours, ce qui faisait incontinent douter le libraire que j’étais homme de lettres » (95). A la suite de cette facilité, le Gascon en vient à s’interroger : « je fus longtemps à balancer à part moi quelle vacation je prendrais pour y subsister hors de la nécessité » (112). Le noble Francion, après s’être enfui dans la boutique d’un pâtissier, change d’apparence : « j’avais pris tout l’équipage d’un Oublieux, et m’en allay criant par les rues » (312). D’ailleurs, ses déguisements pour complaire à son maître Clérante (« mon principal soin était de le faire vivre joyeusement », 283) le conduisent à cet aveu qui le ramène, un temps, au niveau d’un parfait picaro ou d’un acteur de la commedia dell’arte : « je faisais des grimasses, des gestes et des postures, dont tous les bouffons de l’Europe seroient bien ayses d’avoir de la tablature pour en gaigner leur vie » (290). Dans ces conditions, le parcours du protagoniste se doit de culminer avec la rencontre et l’intégration dans une troupe de comédiens ; l’itinéraire symbolique aboutit inévitablement au théâtre : le Gascon entre d’abord au service d’un charlatan (« monter sur le théâtre et débiter la marchandise que nous étions en résolution de produire », 293), puis, étape suivante : « je fus immatriculé dans la troupe des comédiens » (300). Francion est victime d’une mascarade où il doit « jouer une tragédie où il représenterait le personnage de quelqu’un que l’on avait mis à mort, le temps passé » (début du livre VII, 325) et il est inutile d’insister sur le métier de Destin et de L’Etoile. La conclusion du narrateur du Gascon rejoint celle de Chapelain 11 : « quant à moi je demeure confus et pense que c’est un Protée qui peut prendre toute sorte de formes » (106). La pseudo-autobiographie qui prévaut dans les histoires comiques (La Vie généreuse des Mercelots, L’Orphelin infortuné), parfois sans l’unité narrative du Lazarillo, mais grâce à de nombreux passages où le personnage principal fait le récit de sa vie (Le Francion, Le Roman comique), ne doit pas conduire à penser que le « réalisme » se réfugierait dans la présentation fidèle d’un caractère. Force est de constater, d’ailleurs, que ce que nous nommons (avant la lettre) psychologie, n’est pas la motivation première de l’auteur d’histoires comiques : il faudra attendre le XVIII e -siècle, la généralisation de l’empirisme et l’émergence de la notion d’adoles- 11 « Le gueux n’est plus un gueux. C’est un Protée à cent visages et cent formes diverses », Avertissement au lecteur de la traduction du Guzman de Alfarache. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 95 cence 12 , pour que l’apprentissage (et donc l’évolution) de l’individu ait un sens. Au risque de rappeler de simples évidences historiques, le personnage des histoires comiques s’inscrit dans un temps qui précède, à la fois, l’intégration anthropologique du cogito cartésien, la description narrativisée de l’éthopée, telle qu’élevée à la dignité d’un genre littéraire par La Bruyère, le renouveau de l’empirisme à partir de Locke et, bien entendu, le personnage sociologique légué par Balzac. Or, tous ces apports culturels interfèrent (dans des proportions variables et plus ou moins prégnantes) dans notre lecture du personnage des histoires comiques. Au contraire, afin de cerner le jeu de l’acteur et sa signification, il faudrait se contenter, pour l’actio, de ces codes décrits par Florence Dupont (q.v.) ; ils passent dans le jeu de la commedia dell’arte et éclairent, par exemple, la première apparition problématique du Gascon aux yeux du narrateur : « je voyais des effets prodigieux et dont je n’en savais point de cause, cela tourmentait extrêmement mon esprit » (I, 60). Culturellement, le protagoniste des histoires comiques participe de la conception incertaine du moi qui prévaut à l’époque baroque et que l’on pourrait résumer par quelques formules célèbres de Montaigne- pour qui l’homme est « partout vent » : « Et nous et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse » (II, 12, 601), si bien que, perdu dans le monde, il se révèle « le badin de la farce » (III, 9, 1001). En parfait écho, Francion observe : « ce que l’on prend ordinairement pour la plus grande sagesse du monde n’est rien que sottise, erreur et manque de jugement. Même nous autres… nous verrons que nous sommes des fous » (332). Il serait donc vain de chercher une causalité rationnelle ou une unité dans le comportement du protagoniste : tout au plus, il suivra la logique multiple du désir (sexuel), de l’envie de parvenir et, fort prosaïquement, le besoin d’échapper à la faim. Ce que résume Francion : « j’ai plus de désirs qu’il n’y a de grains de sable en la mer » (335). C’est pourquoi il est bien difficile de faire la synthèse du Gascon, lequel tient sa place dans un salon galant de province, s’acoquine avec un prêtre ivrogne ou se prend pour le roi Arthur ; il se proclame tour à tour indifférent à l’honneur, « sans m’attacher à cette apparence d’honneur qui pipe quasi tout le monde » (72), puis assoiffé d’honneur : « je suis naturel Gascon, plus jaloux d’acquérir de l’honneur que tous les biens du monde » (98). Le narrateur avoue sa perplexité : « cet homme parle tantôt dans une extravagance et incontinent après il a les 12 On pense évidemment au Chérubin de Beaumarchais et de Da Ponte/ Mozart, mais il ne faut oublier ni le couple qui achève la malédiction du Sopha de Crébillon ni les réflexions de Rousseau dans l’Émile et Les Confessions. 96 Didier Souiller meilleurs discours du monde : d’où peut procéder ce changement ? Quant à moi, je demeure confus » (106). Suivant le poids de l’idéologie, puisque « mauvais sang ne saurait mentir », la naissance infâme-crée un destin : le Gascon hérite de la lâcheté de son père, illustrée par l’histoire du duel (67), et inversement, les qualités des pères passent dans le couple Destin-Mlle de l’Etoile.- Les étapes picaresques des différents emplois ou aventures se trouvent souvent scandés par une brusque formule proche de la métamorphose : « [ J]e me résolus de quitter entièrement leur fréquentation » (Préfontaine 126), tout comme la naissance de l’amour, qui obéit à la logique dramatique du love at first sight, à la manière de Roméo et Juliette. Francion avoue : « Mon âme s’enflammait au premier objet qui m’apparaissait » ; belle inconstance, qui le rattache au donjuanisme du héros de Tirso (Le Burlador, 1619, q.v.) : « je ne pouvais pas discerner laquelle m’agreoit le plus ; je les poursuivois toutes ensemble » (249). L’histoire s’achève quand Francion s’éprend (toujours aussi brutalement) du portrait de Nays (343), ce qui le décide à partir pour l’Italie. La désinvolture dans la motivation des personnages fait surgir une nouvelle question- relativement à la conception des « caractères » dans les histoires comiques : puisque la découverte de la société implique le recours au mimétisme-de l’acteur, à force de s’adapter, le protagoniste ne serait-il qu’un homme sans caractère ? La stratégie du caméléon laisse subsister en creux l’énigme de la nature exacte de la personnalité du personnage, lequel se métamorphose plus qu’il n’évolue, à la manière de Francion, qui passe d’une intrigue adultère avec la femme du portier du château (I) à la souveraine supériorité de celui qui châtie une épouse querelleuse et adultère, avant de poursuivre son voyage vers l’Italie (VII). Le protagoniste de L’Orphelin infortuné, devenu maître d’hôtel, en vient significativement à s’interroger : « je vous laisse à juger quelle souplesse il faut avoir pour vivre avec tous ces gens, bien heureux qui s’en peut tirer sans y perdre l’esprit » (141). Souplesse, voilà un mot juste qui traduit bien l’équivoque de la situation de celui qui se plie (trop ? ) aux circonstances et s’adapte à son public. Que faut-il penser de Francion qui, malgré ses prétentions à la noblesse, trouve un temps auprès du roi un emploi bien proche de celui de bouffon, grâce à ses réparties : « le Roy m’affectionna plus que jamais » (VI, 317) ? Le futur « généreux » connaît, au sortir de ses « aventures scholastiques » (185), pour un temps, la tentation de la vie picaresque auprès de « certains fripons d’escholiers de la ville » (228) ; il en gardera une tendance au mimétisme de complaisance : « Me délibérant de suivre en apparence le trac des autres, je fis provision d’une science trompeuse, pour m’acquérir la bienveillance d’un chacun » (254). A multiplier les masques de complaisance, c’est l’unicité du moi qui devient problématique. De là, l’évacuation de la notion de responsabilité, que le héros des histoires comiques partage avec le picaro espagnol ; l’achar- La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 97 nement de la Providence sert d’excuse pour l’Orphelin : « Mais la Fortune, déesse absolue de l’heur et du malheur, en disposa autrement […] malgré la contrariété des temps et de ma mauvaise fortune » (74-75). On croirait entendre Lazarillo se lamenter. Sur de multiples plans, la notion de réalisme est ainsi largement anachronique, car elle provient d’une époque qui a un projet scientifique (rendre compte expérimentalement du réel) et elle ne saurait s’appliquer à cette période de la modernité encore géocentrée et aristotélicienne que fut la première moitié du XVII e siècle. Quoi qu’on dise, la persistance (souterraine, au mieux) de l’idée de progrès dans l’histoire de la littérature contraint artificiellement les romans comiques à rentrer dans le moule du rôle de première étape d’une hypothétique évolution linéaire vers le réalisme conçu comme un aboutissement - avant de célébrer sa remise en cause, du « nouveau roman » à la post-modernité. L’exactitude historique oblige à reconnaître seulement un souci réaliste, non dans les romans comiques, mais dans des sortes de documents que le canon universitaire semble exclure de la « vraie » littérature. On mentionnera ainsi, dès le XVI e siècle, mais sans volonté d’exhaustivité, le Liber Vagatorum (Luther, vers 1528),- qui énumère 28 classes de mendiants (tandis que Il Vagabondo ovvero sferza de’Bianti e Vagabondi de Rafaele Frianoro,Venise, 1627, en compte 34) ou, dans le domaine élisabéthain, The Fraternity of Vagabonds (1561) de John Awdeley, A Caveat or Warning for Common Cursitors (1566) de Thomas Harman 13 , le Coneycatching de Greene (1592), avant Thomas Dekker (1570-1632) dans ses pamphlets (The Seven Deadly Sins of London, The Bellman of London, par exemple), plus que dans ses pièces à tendance moralisatrice comme The Shoemaker’s Holiday. C’est alors, et dans cette perspective, qu’il faudrait à nouveau mentionner une histoire comique française, puisque La Vie généreuse des Mercelots s’achève sur une « table » des plus « signalés mots de Blesche » (107 à 117) ; néanmoins, l’adresse « aux lecteurs » qui suit la « table » semble insister plus sur le projet moral que descriptif : « ce n’estoit mon intention de faire cognoistre la langue, ains leur façon de faire… toutesfois je n’ay laissé, ne désirant gratifier ceste vermine » (119). Il est donc vrai qu’il demeure difficile- d’apprécier sans anachronisme culturel le projet d’écriture que révèlent les histoires comiques, si l’on veut bien renoncer (enfin) à parler de réalisme, pour ne plus se contenter de formules ambiguës telles que réalisme burlesque ou grotesque ; assurément, les lecteurs de ce type de récit n’étaient ni des gueux ni des gens de peu, de même qu’au Moyen Age les lecteurs de fabliaux étaient les mêmes que les lecteurs de romans courtois (Zink 7). Histoires comiques de même que romans picaresques, nous proposent une énigme identique à celle formée 13 Voir le recueil de documents contemporains : The Elizabethan Underworld, etc. 98 Didier Souiller par les peintres contemporains de « bambochades », si appréciés de l’aristocratie romaine et décriés par les « grands » peintres (Briganti, q.v., Haskell 252-253) : en effet, on voit mal ces nobles amateurs raffinés se préoccuper d’admirer le « réalisme » de la représentation de paysans et de miséreux qu’ils méprisaient dans la réalité ; peut-être percevaient-ils confusément que la peinture ne pouvait se cantonner dans les grands genres de l’Histoire et des sujets religieux. Pareillement, le lecteur français du XVII e s. manifestait obscurément sa lassitude à l’égard de l’épopée et des romans précieux ; peutêtre ressentait-il plus d’intérêt pour le devenir du sujet « problématique » dans son combat quotidien que pour « ces héros imaginaires de l’Antiquité qui sont quelquefois incommodes à force d’être trop honnêtes gens » (Scarron 185). Ouvrages cités ou consultés Adam, Antoine. Histoire de la littérature française au XVII e siècle. T. I. Paris : del Duca, 1962. Aristote. La Poétique, trad. R. Dupont Roc et J. Lallot. Paris : Éditions du Seuil, 1980. Augustin d’Hippone. La Cité de Dieu, Tr. L. Moreau, Livre XIX, § XX. T. 3. Paris : Éditions du Seuil, 1994. Balzac, Honoré de. Avant-propos de La Comédie humaine, « L’Intégrale », T. I. Paris : Éditions du Seuil, 1965, p. 51. Briganti, Giuliano. The Bamboccianti : the Painters of Everyday Life in Seventeenth- Century Rome. Rome : Ugo Bozzi, 1983. Cervantes Saavedra, Miguel de. Nouvelles exemplaires. Tr. J. 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