Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2017
421
Derniers fascicules parus XL, 1 (2015) La Querelle du Cid: la naissance de la politique culturelle au XVII e siècle Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XL, 2 (2015) Lisibilités d’Édouard Glissant Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLI, 1 (2016) Revaloriser le classicisme Coordonnateur : Rainer Zaiser XLI, 2 (2016) Les Histoires comiques et la modernité de l'écriture Coordonnateur : Francis Assaf Fascicule présent XLII, 1 (2017) La contribution de l’archéologie à la genèse de la littérature moderne Coordonnateur : René Sternke Prochains fascicules XLII, 2 (2017) Le poète Bernard Vargaftig Coordonnateur : Philippe Richard XLIII,1 (2018) L'œuvre de Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLIII,2 (2018) Fénelon Coordonnateur : François-Xavier Cuche XLII,1 XLII, 1 La contribution de l'archéologie à la genèse de la littérature moderne Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule René Sternke 52. A rchéologie . Galvanisme des Antiques, leur matière - Revivification de l’Antiquité. Religion merveilleuse les entourant - leur* histoire - la philosophie de la sculpture - gemmes - pétrifications humaines - peinture - portrait - paysages - l’homme a toujours exprimé dans ses œuvres et par ses faits et gestes une philosophie symbolique de son être - Il s’annonce lui-même et son évangile de la nature. Il est le Messie de la nature - les Antiques sont à la fois des produits de l’avenir et d’un passé éloigné. Gœthe contemple la nature comme un Antique - Caractère de l’Antique - les Epigrammes - les Antiques sont d’un autre monde - Ils sont comme tombés du ciel. Quelque chose sur la Madonne. Pour finir quelques poèmes. La contemplation des Antiques doit être savante (physique) et poétique. Existe-t-il un Antique central - ou un esprit universel des Antiques ? Sens mystique pour les formes. Les Antiques ne touchent pas à un sens, mais à tous nos sens, à l’humanite tout entière. Novalis. Le Brouillon général, traduit de l’allemand, annoté et précédé de Encyclopédie et combinatoire par Olivier Schefer. Paris, Éditions Allia, 2000, pp. 29-30. * chez Schefer : son Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Abonnements 1 an : € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Sommaire R ené S teRnke L’archéologie et la genèse de la littérature moderne. Prolégomènes . . . . 3 A lAin S chnApp Le futur est-il derrière nous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 V olkeR k App Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand. . . . . . . . . . . . 63 e lenA c AlAndR A Stendhal, ou l’invention des fouilles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 S eRgeS l inkèS « Mais j’aime le beau et non le rare », ou pourquoi Stendhal ne fut pas archéologue à Corneto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 l uc B onenfAnt L’ancien comme ambition de la modernité. Gaspard de la Nuit, antiquaire non par état mais par goût . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 S ylVie l écuyeR Vestiges du passé et quête des origines : de l’exploration archéologique à l’élaboration mythique dans l’œuvre de Gérard de Nerval . . . . . . . . . 127 p AScAle h ummel -i SR Ael Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres : le cas d’Arria Marcella de Théophile Gautier (1852) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 t hieR Ry p oyet « Quelque chose entre le bohème et le pédant » : Flaubert, naissance et mort de l’écrivain-chercheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 c ecilA h uRley Un dieu errant : Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 2 Sommaire y Ann m oRtelette La poésie archéologique des Parnassiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 h enning h ufnAgel « Disiecta membra » : Archéologie, art et science dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo. Avec l’esquisse d’un modèle théorique du Parnasse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 k lAuS W. h empfeR La poésie lyrique des Parnassiens, ou le contre-positivisme esthétique . 279 m AuR zio h AR ARi « À qui étrusque disait peu de chose… » Étrusques perdus et retrouvés à travers Ruskin et la Recherche . . . . . . . 303 m Aciej j unkieRt L’archéologie sans objets et la poésie des objets : romantisme et postromantisme polonais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313 Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) L’archéologie et la genèse de la littérature moderne. Prolégomènes René Sternke Hommage à Kordelia Knoll Un nouvel espace d’empiricités : une nouvelle approche de l’objet matériel Pendant la dernière décade du XVIII e siècle, le vieux système universitaire des trois facultés - médecine, jurisprudence et philosophie - vécut une crise. Kant formula la protestation et la volonté d’insurrection de la faculté inférieure 1 . La philosophie s’était déclarée la science des sciences 2 . Au cours des décennies suivantes, nous assisterons à une transformation totale du système des sciences et à l’apparition de sciences nouvelles. D’après Foucault, « l’Analogie et la Succession » devenaient les « principes organisateurs » d’un nouvel « espace d’empiricités » 3 . La thèse qui sert d’idée de départ à la présente publication maintient que ce nouvel espace d’empiricités se caractérise également par une nouvelle approche de l’objet matériel, par une approche directe et visuelle qui ne passe pas par le détour des textes et qui le conceptualise comme un objet digne d’être étudié par la science ou plutôt par une nouvelle science qui se dédie exclusivement à son étude, l’archéologie. Cette approche se réalisa aussi en dehors de l’archéologie, la littérature la mit également en œuvre. Walter Benjamin atteste au XIX e -siècle une « représentation chosiste de la civilisation » qui « correspond à un point de vue qui compose le cours du monde d’une série illimitée de faits figés sous forme de choses » 4 . 1 Kant, Immanuel. Der Streit der Facultäten in drey Abschnitten, Königsberg, Nicolovius, 1798. 2 Fichte, Johann Gottlieb. Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre als Handschrift für seine Zuhörer, Leipzig, Gabler, 1794. 3 Foucault, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p.-230. 4 Benjamin, Walter. « Paris, Capitale du XIX e siècle. Exposé », dans id. Das Passagen- Werk, éd. Rolf Tiedemann, t.-1, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1982, pp.-60-77, ici p.- 60. Corinne Saminadayar-Perrin observe un « hypnotisme de l’objet » autour de 1850 et chez les historiens et chez les romanciers. « Salammbô et la querelle du “roman archéologique“ : l’objet, le récit, l’histoire », Revue d’histoire littéraire de la France, 2011, n o -3, pp.-605-620, ici p.-612. 4 René Sternke La thèse centrale du présent volume maintient que l’archéologie contribua de manière décisive à la genèse de la littérature moderne. Elle le fit de différentes manières. D’un côté, l’archéologie fournit à la littérature aussi bien des méthodes et des pratiques que des objets de la représentation ; de l’autre, l’objet archéologique devint la préfiguration de l’œuvre d’art moderne. La littérature moderne fut le fruit de la liaison du traitement archéologique des objets matériels et de la conception de l’œuvre d’art comme œuvre autonome. Ces deux composants de la littérature moderne surgirent en Allemagne déjà vers la fin du XVIII e siècle, mais ils y restèrent séparés. Winckelmann et l’identité de l’œuvre d’art et de l’objet archéologique Si nous voulions considérer Winckelmann comme le fondateur de l’archéologie, nous devrions aussitôt admettre que Winckelmann, ancien étudiant de l’inventeur de la science esthétique qui se dédie à la connaissance par les sens (cognitio sensitiva) 5 , Baumgarten, avait fondé l’archéologie sous la forme de l’histoire de l’art. Une telle approche privilégia l’aspect esthétique et exclut un grand nombre d’objets matériels du passé du domaine de l’archéologie. Dans la perspective winckelmannienne, l’objet archéologique et l’œuvre d’art sont identiques. Pourtant, dans le sillon de l’antiquarianisme, l’archéologie s’intéressa aussi à des objets que l’on ne pouvait pas considérer comme des œuvres d’art. De tels objets déplaisaient et dérangeaient les adeptes du classicisme. Pensons à Goethe qui lava son âme avec du bon vin et avec la vue du ciel et de la mer des impressions bizarres et à moitié désagréables qu’y avaient laissées toutes ces petites choses bigarrées d’un goût puéril et d’une imagination effrénée qu’il avait dû voir à Pompéi en 1787 6 . Dans le présent cahier, Serge Linkès cite le jugement exprimé en 1834 par un connoisseur qui avait choisi le nom de la ville natale de Winckelmann pour pseudonyme, face à l’art étrusque : « Mais j’aime le beau et non le rare » (infra, p.-103). Le roman Le Dieu Pepetius de 1858, dont Cécilia Hurley nous offre l’analyse, contient la description d’une statuette étrusque d’un dieu on ne peut plus laid, dont un jeune amateur anglais tombe amoureux (infra, pp.-201-202). 5 Baumgarten, Alexander. Aesthetica, Traiecti cis Viadrvm, Kleyb, 1750, p.-7. 6 Gambino, Renata. « Italienerfahrung und Antikenrezeption bei Karl Philipp Moritz », dans Veit Rosenberger (dir.), « Die Ideale der Alten ». Antikenrezeption um 1800, Stuttgart, Steiner, 2008, pp.-29-37, ici p.-35. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 5 La nouvelle conception de l’œuvre d’art de l’idéalisme allemand En 1785, Karl Philipp Moritz définit l’œuvre d’art comme « l’achevé en soi » 7 . Dès 1797, les Épanchements d’un moine ami des arts de Friedrich Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck initièrent à la religion de l’art 8 . En 1800, Friedrich Schlegel publia dans sa revue Athenaeum le texte « Sur l’incompréhensibilité » 9 , dans lequel il défendit cette qualité littéraire, ainsi qu’un « Discours sur la mythologie » 10 , dans lequel il affirmait l’inséparabilité de la poésie et de la mythologie et réclamait la création d’une nouvelle mythologie par l’idéalisme, cette grande révolution qui irait embrasser toutes les sciences et tous les arts. Les romantiques allemands employèrent déjà le procédé poétique de la synesthésie. « Tous les sens ne sont à la fin qu’Un sens », déclare Novalis 11 , et Clemens Brentano chante : - « À travers la nuit qui m’étreint/ La lumière des sons me regarde. 12 » Rien de tout cela ne perça en France. L’Allemagne de Madame de Staël ne contient qu’un seul poème romantique, « Mélodies de la vie » d’August Wilhelm Schlegel, et y traduit « un phénix-fleurissant 13 » par « un phénix brillant » 14 . Pourtant, toutes ces novations allemandes ne s’écartaient pas encore du principe de l’imitation de la nature dans la mesure où elles permettaient encore une interprétation psychologique. La philosophie de Schelling ouvrit cependant, dès 1800, la possibilité d’aller plus loin. Il ne s’agirait pas d’imiter la nature créée (natura naturata), mais la nature qui crée (natura 7 Moritz, Karl Philipp.- « Versuch einer Vereinigung aller schönen Künste und Wissenschaften unter dem Begriff des in sich selbst Vollendeten », Berlinische Monatsschrift, V (janvier à juillet 1785), pp.-225-236. 8 [Wackenroder, Friedrich Heinrich et Tieck, Ludwig.] Herzensergießungen eines kunstliebenden Klosterbruders, Berlin, Unger, 1797. 9 [Schlegel, Friedrich.] « Ueber die Unverständlichkeit », Athenaeum. Eine Zeitschrift von August Wilhelm Schlegel und Friedrich Schlegel, III, 2 (1800), pp.-335-352. 10 [Id.] « Rede über die Mythologie », ibid., III, 1 (1800) pp.-94-105, ici pp.-96 et 97. 11 « Alle Sinne sind am Ende nur Ein Sinn. » Novalis. « Heinrich von Ofterdingen. Zweiter Theil. Die Erfüllung », dans Novalis Schriften, éd. Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck, t.- 2, Berlin, Buchhandlung der Realschule, 1802, pp.- 1-73, ici p.-39. 12 « Durch die Nacht, die mich umfangen,/ Blickt zu mir der Töne Licht. » Brentano, Clemens. Die Lustigen Musikanten. Singspiel, Frankfurt am Main, Bernhard Körner, 1803, p.-23. 13 Schlegel, August Wilhelm. « Lebensmelodieen », dans August Wilhelm Schlegels poetische Werke, Upsala, Em. Bruzelius, 1812, pp.-47-51, ici p.-50 : « Ein blühender Phönix ». 14 Staël-Holstein, M me la baronne de. De l’Allemagne, Londres, John Murray, 1813, pp.-351-353, ici p.-353. 6 René Sternke naturans), « toute production esthétique étant dans son principe une production absolument libre 15 » [« da alle ästhetische Hervorbringung ihrem Prinzip nach eine absolut freye ist 16 »] : On voit ainsi le cas qu’il faut faire de l’imitation de la nature présentée comme principe de l’art, puisque, loin que ce soit la nature, belle seulement d’une beauté purement accidentelle, qui donne des règles à l’art, c’est plutôt ce que produit l’art dans sa perfection, qui fournit le principe et la règle (norma) pour juger de la beauté de la nature. (Ibid.) La genèse de la littérature moderne se résume principalement comme transition d’une littérature qui vise à une représentation de la nature à une littérature qui se réalise en tant que production absolument libre. Pour Schelling l’art fut le seul moyen de donner une forme objective à la connaissance. Il formula l’exigence de la production d’une nouvelle mythologie par les poètes qui aura à exprimer le savoir de la philosophie et des autres sciences de manière objective : Mais si l’art seul peut parvenir à rendre objectif avec une valeur universelle, ce que le philosophe ne peut présenter que subjectivement, il faut en conclure encore que, née de la poésie et nourrie par elle dans l’enfance des sciences, la philosophie et toutes les sciences avec elle que la poésie détourne de la perfection, retourneront néanmoins après leur achèvement comme autant de courants isolés, dans l’océan général de la poésie d’où ils étaient partis. Par quel moyen s’accomplira ce retour de la science à la poésie ? Il n’est pas difficile de l’indiquer en termes généraux, puisqu’il a existé dans la mythologie avant que n’eût lieu cette scission inconciliable en apparence. Mais comment naîtra une mythologie nouvelle, qui puisse être l’invention non d’un poète isolé, mais d’une nouvelle race agissant comme un seul poète ? C’est un problème dont il ne faut attendre la solution que des destinées futures du monde et du cours de l’histoire. (Ibid., p.-368) Le rendez-vous sans suite de l’idéalisme et de l’archéologie Le 24- août 1798, les archéologues Wilhelm Gottlieb Becker et Karl August Böttiger ainsi que plusieurs membres du groupe romantique, parmi eux les frères Schlegel, Karoline Schlegel et Novalis, visitèrent ensemble la galerie des antiques de Dresde. Par la lueur de la torche, les statues furent vivifiées. L’apogée de la visite fut l’agenouillement devant la statue de Vénus dans la 15 Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph. Système de l’idéalisme transcendental, trad. Paul Grimblot, Paris, Librairie philosophique de Ladrance, 1842, p.-360. 16 Id. System des transccendentalen Idealismus, Tübingen, Cotta, 1800, p.-467. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 7 dernière salle, « le sacraire de cette collection » 17 . Après, on attendait une conférence d’August Wilhelm Schlegel sur la galerie des antiques, mais en vain 18 . Les traces de cette visite se trouvent surtout dans le Brouillon général de Novalis, qui conceptualise un système des sciences et dans lequel il y a plusieurs fragments qui projettent une archéologie. Malheureusement, Novalis mourut en 1801 et la première édition des fragments du Brouillon général, publiée en 1802 par les soins de Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck, ne contint pas les fragments mentionnés 19 . Nous citons l’un de ces fragments sur la deuxième de couverture du présent cahier. Novalis y parla du galvanisme des antiques et de leur matière, y prévit une revivification de l’Antiquité et une contemplation des antiques qui soit et savante (physique) et poétique. Nous allons retrouver ces idées dans la pensée de plusieurs écrivains français du XIX e siècle et particulièrement dans celle d’Aloysius Bertrand, analysée dans le présent cahier par Luc Bonenfant. L’archéologie sous la tutelle de la philologie - son lent détachement de l’histoire de l’art et son rattachement à l’histoire des religions L’archéologie ne se développa donc pas sous les auspices de l’idéalisme allemand, mais ce furent l’esthétique et la philologie qui fournirent à l’archéologie leurs méthodes. Lors de la visite mentionnée de la galerie des antiques de Dresde en 1798, Karl August Böttiger réussit ainsi à distinguer les ajouts baroques des parties originales des sculptures romaines, en combinant la méthode philologique de la critique qui analyse les relations entre les parties et l’ensemble, et la méthode esthétique qui différencie par les sens le caractère organique du Beau et le caractère disharmonieux du Laid. En Allemagne, ce furent des pédagogues qui disposaient d’une formation philologique qui se penchèrent sur les collections et les publications d’antiques déjà existantes pour les traiter scientifiquement, en appliquant les méthodes de la philologie, c’est-à-dire la critique et l’herméneutique, aux objets matériels. Dans la préface de son Musée archéologique de 1801, Böttiger rejette l’énumération des monuments selon leur type, et propose leur analyse selon les thèmes mythologiques qu’ils offrent 20 . Un tel passage de la 17 Böttiger, Karl August. Die Dresdner Antikengalerie mit Fackelbeleuchtung gesehen den 25. August 1798, s.l., s.d., p.-7. 18 Lettre de Böttiger à Karl Simon Morgenstern du 7 septembre 1798, Tartu Ülikooli Raamatukogu, F3 Mrg. CCCXLII, kd. 2, 1.11-32. 19 Novalis. « Fragmente vermischten Inhaltes », dans Novalis Schriften, op.- cit., t.- 2, pp.-247-552. 20 Böttiger, Karl August. Archäologisches Museum zur Erläuterung der Abbildungen aus dem classischen Alterthume für Studirende und Kunstfreunde. Erstes Heft : Ariadne, Weimar, Verlag des Industrie-Comptoirs, [1801], pp.-10-11. 8 René Sternke classification à l’exégèse menait doucement à un détachement de l’archéologie de l’histoire de l’art et à son rattachement à l’histoire des religions, puisque la fonction originaire des antiques grecs n’avait pas été esthétique, mais religieuse. Böttiger présenta en 1808 une mythologie de l’art, à laquelle la mythologie devait fournir la matière et l’art la forme 21 . Creuzer publia à partir de 1810 la Symbolique et mythologie des peuples anciens, surtout des Grecs 22 . Une telle perspective devait déplaire aux adeptes d’un classicisme winckelmannien tel que Goethe, puisque l’Antiquité perdait beaucoup de sa splendeur et de sa clarté apolliniennes. Dans sa dissertation La Vêpres d’Isis. D’après une peinture herculanéenne de 1808, Böttiger expliqua que l’esthétisation des représentations religieuses à l’époque de l’empereur Auguste avait fait partie d’une sécularisation de l’art 23 . Dans une telle perspective, la valeur esthétique ne constituait pas l’aspect le plus important d’un objet archéologique. Nous citons la traduction anonyme utilisée par Nerval dans son article « Le temple d’Isis. Souvenir de Pompéi », publié en 1845 et analysé dans le présent ouvrage par Sylvie Lécuyer (infra, pp.-133-139) : Jupiter et Junon, Apollon et Diane, et tous les autres habitants de l’Olympe pouvaient encore être invoqués, et n’avaient pas encore perdu leur crédit dans l’opinion publique. Leurs autels fumaient encore à certains jours solennels de l’année ; leurs images étaient encore portées en grande pompe par les chemins, et le temple et le théâtre se remplissaient, les jours de fêtes, de spectateurs nombreux. Mais ces spectateurs étaient devenus étrangers à toute espèce d’adoration. - L’art même, qui se jouait en d’idéales représentations des dieux, n’était plus qu’un appât raffiné pour les sens. Aussi, le petit nombre de fidèles qui existaient encore avaient-ils la conviction que la divinité habitait seulement dans les vieilles images de forme raide et sèche, - appartenant à la théogonie primitive 24 . 21 Id. Ideen zur Kunst-Mythologie. Erster Cursus. Stammbaum der Religionen des Alterthums. Einleitung zur vor-homerischen Mythologie der Griechen. Aus den für seine Zuhörer bestimmten Blättern herausgegeben, Dresden/ Leipzig, Arnoldische Buchhandlung, 1826, pp.-1-2. 22 Creuzer, Friedrich. Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen. In Vorträgen und Entwürfen, t.-1, Leipzig/ Darmstadt, Karl Wilhelm Leske, 1810. 23 Böttiger, Karl August. « Die Isis Vesper. Nach einem Herculanischen Gemälde », Minerva. Taschenbuch für das Jahr 1809, Leipzig, Friedrich Fleischer, [1808], pp.-93-131. 24 Nerval, Gerard de. « Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi », La Phalange. Revue de la science sociale, XXVI e année, t.-II, 1845, pp.-468-480, ici p.-469. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 9 L’extension du champ des objets de l’archéologie et le changement du visage de l’art classique Pendant les premières décennies du XIX e siècle, l’archéologie étendit son champ d’action. L’Égypte et l’Étrurie attiraient l’attention des spécialistes et du public et corrodèrent l’esthétique classiciste, bien qu’on eût une idée assez vague de l’art étrusque. Les vases étrusques trouvés par Mérimée à Aix (infra, p.-28) et le vase étrusque dans sa nouvelle éponyme furent probablement des vases grecs. Maurizio Harari constate encore par rapport à Ruskin et aux caquets des salons proustiens : « L’étrusquité […], c’est une catégorie mentale, non une représentation historique. » (infra, p.-309) Winckelmann avait développé son esthétique normative à partir des copies romaines des œuvres grecques à une époque où la Grèce, se trouvant sous la domination ottomane, était difficilement accessible. L’arrivée des marbres d’Elgin en Grande-Bretagne à partir de 1802, l’exposition de la Vénus de Milo au Louvre depuis 1821 et d’autres événements du même genre changèrent l’idée que l’on s’était faite de l’art grec de manière décisive. Les recherches de Quatremère de Quincy sur la matérialité et la polychromie des antiques qui furent continuées par des investigations entreprises par de jeunes architectes sur place montraient que l’image d’une Antiquité en marbre blanc était erronée 25 . Mais la base matérielle de l’archéologie crût également de manière quantitative. On procédait à la recherche intentionnée d’objets archéologiques. Elena Calandra caractérise la méthode des fouilles de l’époque à partir du roman La Chartreuse de Parme : « l’excavation par tranchée permettait […] d’identifier et de documenter les structures avec un degré de précision remarquable et de récupérer des matériaux sans respecter cependant l’unicité et la complexité du contexte » (infra, p.-86). L’état fragmentaire et décontextualisé des antiques « Les Antiques sont d’un autre monde » - ce mot de Novalis (supra, deuxième de couverture) se réfère à l’état fragmentaire et décontextualisé des antiques. Le défraîchissement, les concrétions qui les ont couvertes et leur nettoyage de manières mécanique et chimique les ont décolorés. Leur sens s’est obscurci par le manque d’une ou de plusieurs parties et par la perte de leur contexte. Ils ont perdu leur fonction originaire. Leurs propriétés, y compris leur matérialité, renvoient à elles-mêmes. Leur sens symbolique reste au moins partiellement énigmatique. Au moins partiellement incom- 25 Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostôme. Le Jupiter olympien, ou l’art de la sculpture antique considérée sous un nouveau point de vue, Paris, de Bure frères, 1815. 10 René Sternke préhensibles, ils invitent le spectateur à une relation esthétique. Sous bien des rapports les antiques anticipent les œuvres d’art modernes. Les archéologues créèrent une esthétique du fragment. Déjà au XVIII e - siècle, Giovanni Battista Casanova réussit par une blague à faire décapiter un Mercure de la collection de Dresde, parce que les ustensiles à ses côtés le désignaient d’athlète 26 . En 1814, Böttiger loua les plus beaux antiques à Tarskoïe Selo et à Pavlovsk qui n’avaient pas été complétés 27 . En 1825, Heinrich Meyer fit publier une lettre dans laquelle il déclarait que les torses produisaient toujours un plus grand effet que les statues entières 28 . Si la Vénus de Milo ne fut pas complétée, cela tenait aussi à l’incertitude sur la manière dont elle devrait l’être (infra, p.- 49). Mais un tel argument n’avait pas retenu les sculpteurs et les marchands au XVII e siècle. À partir de 1822, Böttiger, directeur de la galerie des antiques de Dresde, fit dé-restaurer une Minerve archaïsante. Il en fit faire une copie en plâtre et fit compléter cellelà par le sculpteur Christian Daniel Rauch. En 1825, les deux œuvres furent exposées l’une à côté de l’autre 29 . L’introduction de la méthode de l’autopsie dans la littérature Le 12 août 1793, le jeune poète Heinrich Stephan Kunze, né en 1772, envoya au célèbre écrivain Christoph Martin Wieland, né en 1733, un fragment de son épopée Henri le Lion, en le priant de le publier dans le Nouveau Mercure Allemand. Il lui fit savoir qu’il lui fallait entreprendre un voyage au bord de la mer pour terminer son épopée. Wieland ne publia pas le texte qui lui avait été envoyé ; il paraît qu’il n’a même pas répondu à la lettre reçue 30 . La même année, il accueillit chez lui le jeune Lütkemüller qui appartenait à la même génération que Kunze et allait devenir son secrétaire. Trouvant Lütkemüller un jour devant un tableau qui représentait une tempête maritime, Wieland 26 Böttiger, Karl August. Erinnerungen an Dresden. 1798. 1802., SLUB Dresden, h 37, II Vermischtes 4°, VIII. Capsel, n o 16. 27 Id. Ueber die Dresdener Antiken-Galerie. Eine Vorlesung, im Vorsaale derselben gehalten den 31. August 1814, s.l., [1814], p.-11. 28 Lettre à Böttiger, s.d., dans Karl August Böttiger (dir.), Amalthea oder Museum der Kunstmythologie und bildlichen Alterthumskunde, Leipzig, Georg Joachim Göschen, t.-3, 1825, pp.-XVII-XVIII, ici, p.-XVII. 29 Knoll, Kordelia. « Vorstellungen und Visionen von einem idealen Antikenmuseum. Böttigers Texte zur Dresdner Antikensammlung », dans René Sternke (dir.), Böttiger-Lektüren. Die Antike als Schlüssel zur Moderne. Mit Karl August Böttigers antiquarisch-erotischen Papieren im Anhang, Berlin, Akademie Verlag, 2012, pp.-159-208, ici pp.-203-206. 30 Wielands Briefwechsel, vol.-12, éd. Klaus Gerlach, Berlin, Akademie Verlag, 1993 et 1995, t.-12.1, pp.-29-30 et t.-12.2, pp.-24-25. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 11 lui expliqua que le peintre avait su fixer le mouvement d’une manière si heureuse, qu’il se présentait à l’imagination comme un vrai mouvement. Il n’avait jamais vu la mer, et ce ne fut pas nécessaire. Il suffit d’imaginer une assiette remplie d’eau, et en l’étendant de plus en plus tout autour, jusqu’à ce qu’on ne voie plus que le ciel et l’eau, on se trouve au milieu de l’océan. Puis vous faites monter une tempête, la mer se ride, produit des vagues de plus en plus hautes, il y a des éclairs, il tonne violemment, le bateau danse entre le ciel et l’enfer, les planches craquent… 31 Au début de son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand rend compte de la genèse de son épopée Les Martyrs : J’avois arreté le plan des Martyrs : la plupart des livres de cet ouvrage étoient ébauchés ; je ne crus pas devoir y mettre la dernière main sans avoir vu les pays où ma scène étoit placée 32 . Le poète avait intégré le principe de l’autopsie dans le processus de la création, parce qu’il ne trouvait pas les ressources en lui-même 33 . La critique lui reprochera d’avoir rédigé un voyage au lieu d’une épopée, en substituant l’autopsie et la description à l’invention et à l’imagination : Le critique s’écrie : « L’auteur est allé là, une description ; l’auteur est allé ici, son héros y passera. 34 » Dans le présent ouvrage, Volker Kapp analyse la relation entre Les Martyrs et L’Itinéraire et défend Chateaubriand contre les reproches qui lui ont été faits, précisément à cause de sa modernité qui consiste dans l’intégration d’une recherche archéologique dont les composants sont une érudition philologique qui comprend l’étude des realia, et une autopsie des vestiges matériels, dans le processus de la création poétique. Les Martyrs permettent au lecteur d’assister à une interaction entre un sujet observant et des objets matériels du passé. Décontextualisons l’une des descriptions, celle du Colisée, de la narration, en procédant, pour un moment, comme le critique, qui réduisit l’épopée au voyage : 31 Lütkemüller, Samuel Christoph Abraham. « Wieland », dans Berühmte Schriftsteller der Deutschen, t.- 1, Berlin, Vereins-Buchhandlung, 1854, pp.- 153-246, ici pp.-157-158. 32 Chateaubriand, François-René vicomte de. Itinéraire de Paris-à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, et revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne, t.-1 er , Paris, Le Normand, 1811, p.-1. 33 Ibid., pp.-1-2. 34 Id. Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne. Précédée d’un examen avec des remarques sur chaque livre, et des fragmens du voyage de l’auteur en Grèce et à Jérusalem, t.-1 er , Paris, Le Normand, 3 1810, p.-72. 12 René Sternke […] j’entre dans l’amphithéâtre ; je m’enfonce dans les galeries obscures et solitaires. Nul bruit ne s’y faisoit entendre, hors celui de quelques oiseaux effrayés qui frappoient les voûtes de leurs ailes. Après avoir parcouru les divers étages, je me repose un peu calmé, sur un siége, au premier rang. Je veux oublier, par la vue de cet édifice païen, […] 35 . La description archéologique autoptique (amphithéâtre, galerie, voûtes, étages, sièges, rangs, édifice païen) est vérifiable et les actions du sujet agité qui cherche à se calmer en interagissant avec le monument (entrer, s’enfoncer, parcourir, se reposer, vouloir oublier) sont répétables et psychologiquement probables. Si nous faisons abstraction du contexte et des intentions de l’auteur, nous obtenons un « réalisme » difficilement égalable. L’analyse de Volker Kapp qui situe Les Martyrs à l’intérieur de l’histoire du genre, y compris celle des règles de ce genre, nous permet de comprendre l’évolution qui se déroulera au cours du XIX e siècle et qui aboutira à une transformation fondamentale du système générique. La méthode de la description archéologique dans la littérature En 1796, Karl August Böttiger, qui avait publié l’année précédente en collaboration avec le peintre Johann Heinrich Meyer vivant dans le ménage de Goethe, son premier ouvrage archéologique, fit paraître, en plein Weimar goethéen, dans son Journal du Luxe et des Modes une série de six articles qui décrivaient le lever d’une dame romaine 36 . Il s’agissait d’un travail archéologique basé sur des objets anciens qui se trouvaient dans des musées et que Böttiger connaissait surtout par des gravures. Le personnage fictif de la Romaine Sabine avait la double fonction de démontrer l’emploi des objets et de rendre la lecture agréable à un public non-spécialiste, particulièrement à un public féminin. En 1797, Goethe allait lire à Böttiger, connaisseur de l’Antiquité, son épopée moderne Hermann et Dorothée, et personne n’aurait cru que le travail d’occasion de Böttiger allait contribuer de la même manière à la genèse de la littérature moderne que les œuvres du grand poète. Également en 1797, Böttiger entra en contact avec Aubin-Louis 35 Id. Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne, t.- 1 er , Paris, Le Normand, 1809, p.-135. 36 Böttiger, Karl August. « Morgenbesuche im Ankleidezimmer einer alten Römerin. Erster Besuch », Journal des Luxus und der Moden, juillet 1796, pp.-329-346 ; « Zweiter Besuch », août, pp.-385-400 ; « Dritter Besuch. Züchtigungen. Nagelputzerin », septembre, pp.-437-459 ; « Vierter Besuch. Blick in die Garderobe. Anlegung der Tunika », octobre, pp.- 537-552 ; « Fünfter Besuch. Schmuck. Perlengeschmeide. Ringe », novembre, pp.-537-552 ; « Morgenausgang einer alten Römerin. Strafbefehl. - Sänfte. - Abkühlungen. - », décembre, pp.-587-597. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 13 Millin, rédacteur du Magasin encyclopédique, journaliste et archéologue comme lui, et proposa à l’émigré Auguste Duvau de traduire ses articles sur la toilette romaine 37 . Millin, qui déclina ces offres, commença pourtant en 1801 à publier plusieurs articles de Böttiger sur des sujets semblables, traduits par le conseiller de la légation du Duc de Hesse-Darmstadt à Paris, Friedrich Johann Bast. Ces études archéologiques de Böttiger, comme celle Sur les souliers à échasses des anciennes Grecques 38 , nourrirent la mode de l’Empire. En 1801 Millin écrivit à Böttiger : vous verrez que M. Bast s’occupe à faire connoître à nos français vos excellentes dissertations et nous faisons nos efforts pour repandre votre reputation autant qu’elle le merite mais nous attendons impatiemment les autres dissertations sur les toiletes des athéniennes pour les joindre aux premieres 39 . Plus tard, il écrira par rapport aux études sur la matinée d’une dame romaine : Je pense comme vous que les matinées romaines pourront faire un petit volume séparé avec des figures réduites et si Bast y consent, ce qui je crois n’est pas difficile à présumer, je trouverai facilement un libraire pour cette publication 40 . Ces dissertations furent cependant publiées dans le Magasin encyclopédique dans les années 1803 et 1805. Honoré Joseph Marie Benezech, archéologue et maire de Vieux Condé, les fit relier en cuir, en y ajoutant celle Sur les souliers à échasses et celle qui s’intitule Carte, ou Menu d’un repas de l’ancienne Rome 41 . En Allemagne, la version originale avait été publiée en 1803 sous forme de livre. Ce fut un vrai succès auprès du grand public. En 1806 parut une édition augmentée en deux volumes. Une traduction française de l’ouvrage entier par Alexandre Clapier ne parut qu’en 1813 42 . Le poème Le 37 Lettre écrite entre le 12 février et le 6 mars 1797, dans Karl August Böttiger, Briefwechsel mit Auguste Duvau, éd. Klaus Gerlach et René Sternke, Berlin, Akademie Verlag, 2004, n o 10. 38 Böttiger, Karl August. Sur les souliers à échasses des anciennes Grecques. Dissertation traduite de l’allemand par F.J. Bast. Avec les notes du traducteur, Paris, Didot, 1801. 39 Lettre du 26 mai 1801, dans- Geneviève Espagne/ Bénédicte Savoy (dir.), Aubin- Louis Millin et l’Allemagne. Le Magasin encyclopédique - Les lettres à Karl August Böttiger, Hildesheim/ Zurich/ New York, Olms, 2005, p.-395. 40 Lettre du 16 novembre 1801, ibid., p.-399. 41 Bibliothèque de Valenciennes, cote : B z 15 25, 8. 42 Böttiger, Karl August. Matinée d’une dame romaine à sa toilette, à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Pour servir à l’histoire de la vie privée des Romains et à l’intelligence des auteurs anciens. Traduit de l’allemand, Paris, Maradan, 1813. 14 René Sternke Bain d’une Dame romaine. Fragment d’un poeme d’Alfred de Vigny, daté par le poète « Le 20 mai 1817 », y fait écho : …………………………………………….. Une Esclave d’Égypte, au teint luisant et noir, Lui présente, à genoux, l’acier pur du miroir ; Pour nouer ses cheveux, une Vierge de Grèce Dans le compas d’Isis unit leur double tresse ; Sa tunique est livrée aux Femmes de Milet, Et ses pieds sont lavés dans un vase de lait. Dans l’ovale d’un marbre aux veines purpurines L’eau rose la reçoit, puis les Filles latines, Sur ses bras indolens versant de doux parfums, Voilent d’un jour trop vif les rayons importuns, Et sous les plis épais de la pourpre onctueuse La lumière descend molle et voluptueuse : Quelques unes, brisant des couronnes de fleurs, D’une hâtive main dispersent leurs couleurs, Et, les jetant en pluie aux eaux de la fontaine, De débris embaumés couvrent leur souveraine, Qui, de ses doigts distraits touchant la lyre d’or, Pense au jeune Consul, et, rêveuse, s’endort 43 . Vigny recombine à loisir les éléments empruntés- à la Sabine de Böttiger. L’esclave dont la spécialité est de tenir le miroir n’est pas égyptienne dans la source, mais originaire d’Éphèse, et elle n’est pas née dans la servitude 44 . C’est la fleuriste qui est égyptienne, puisque l’Égypte est « la patrie des fleuristes » 45 . « Le miroir d’acier » correspond à un « miroir de métal » ou un « miroir d’argent » chez Böttiger 46 , mais ne représente pas d’anachronisme, puisque l’acier était déjà connu par les Anciens. L’esclave qui met l’épingle d’Isis dans les cheveux de Sabine n’est originairement pas une « Fille de Grèce », mais « une jolie négresse » 47 . Comme le rendez-vous adultère de la dame romaine avec le jeune consul, qui est préparé par cette toilette matinale décrite sur 406 pages, aura lieu dans le temple d’Isis, la confidente de la dame lui suggère de réunir ses cheveux par une épingle d’Isis, une épingle grecque : 43 Vigny, comte Alfred de. Poèmes. Seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Charles Gosselin, 1829, pp.-81-84. 44 Böttiger, Matinée, op.-cit., pp.-101 et 211-212. 45 Ibid., pp.-138 et 160. 46 Ibid., pp.-17 et 51. 47 Ibid., p.-83. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 15 L’adroite Cypassis prit aussitôt une autre épingle également belle ; c’était l’ouvrage d’un orfèvre grec, représentant la déesse de l’Abondance […]. Sa tête était surmontée de deux cornes, symbole de la déesse Isis ou de la Lune. Sabine avait coutume de porter cette épingle quand elle allait publiquement au temple d’Isis. Dans le moment présent, cet ornement avait pour la confidente une autre signification. « Veux-tu que je te mette dans tes cheveux l’épingle d’Isis ? » demanda Cypassis à sa maîtresse, en souriant ; celle-ci comprit la finesse de son esclave, et lui fit signe d’approbation 48 . Vigny ne se contente pas de reprendre des mots rares de son hypotexte, mais forge lui-même un néologisme, en appelant « compas » l’épingle, « dont la tête est formée par une petite figure d’Isis 49 » bicorne. En retravaillant le texte de Böttiger, Vigny réutilise les éléments de sa source en les modifiant. Le motif du lavage au lait apparaît deux fois chez Böttiger, lors du démaquillage après le sommeil et lors du lavage des mains après le petit déjeuner 50 . La Sabine de Böttiger ne prend pas de bain lors de sa toilette. À plusieurs reprises, le lecteur apprend qu’elle se rend régulièrement aux bains (publics). Vigny crée donc une scène nouvelle. Comme nous avons vu, Vigny remplace les matériaux que Böttiger mentionne par d’autres. Tandis que Böttiger s’efforce à reconstruire les matériaux, les formes et les couleurs de la manière la plus authentique possible, en évoquant dans les notes les objets respectifs dans les musées et en citant les passages pertinents des auteurs antiques, Vigny recrée cette matérialité librement. L’ovale du miroir retourne comme celui de la baignoire, le pourpre de la tunique et de la litière réapparaît comme celui des veines du marbre. Vigny reproduit toute l’atmosphère voluptueuse, molle, moelleuse et douceâtre dont la Sabine de Böttiger s’entoure. Mais il supprime les traits de la cruauté raffinée avec laquelle celle-ci maltraite ses esclaves. Il nous épargne la description de la laideur de babouin de la dame romaine qui sort chauve, édentée et malodorante de son lit. En présentant sa Sabine rêveuse, il transforme toute la situation en une douce rêverie à laquelle il nous invite à participer. Et telle paraît être la signification de ce morceau, une rêverie du poète. Le poème fut publié pour la première fois dans les Annales romantiques de 1827-1828. André Jarry suppose qu’il a été créé peu avant cette date, puisqu’il n’a pas été intégré dans les recueils antérieurs 51 . Si nous 48 Ibid., p.-85. 49 Ibid., p.-401. 50 Ibid., pp.-16 et 283-284. 51 Vigny, Alfred de. Poèmes antiques et modernes. Les Destinées, éd. Alfred Jarry, Paris, Gallimard, 1973. 16 René Sternke avons cité le poème d’après l’édition de 1829, c’est parce que Jarry supprime le sous-titre Fragment d’un poeme et la première ligne qui indique à quel endroit le texte est fragmenté. C’est un texte auquel manque le début, qui ne sait pas d’où il vient, mais qui sait où il va. Le recueil de 1829 se compose du « Livre antique » en trois parties et du « Livre moderne », comprenant huit poèmes. Le « Livre antique » contient les parties « Antiquité biblique » et « Antiquité homérique » et une troisième partie, consistant en deux mystères. L’« Antiquité biblique » et l’« Antiquité homérique » contiennent chaque fois quatre poèmes. Le Bain d’une Dame romaine. Fragment d’un poeme clôt le cycle homérique et forme le pendant de Le Bain. Fragment d’un poeme de Suzanne. Ce dernier fragment se présente également comme partie finale d’un poème. De toute l’histoire de la Suzanne au bain, racontée dans le livre Daniel, le fragment n’offre que la description du bain. Ce poème réalise la même esthétique que celui du Bain d’une Dame romaine. Il y a un étalement de matières précieuses. Le manuscrit fut daté en 1821 et publié pour la première fois en 1822. Contrairement à Jarry, nous croyons que Le Bain d’une Dame romaine a en effet été composé avant Le Bain. Fragment d’un poeme de Suzanne, comme l’auteur le déclare, parce que le premier Bain suit le livre de Böttiger et que le second est calqué sur le premier, en offrant une structure et des éléments similaires comme la description des servantes et l’étalage des matériaux précieux. Tandis que le lecteur peut compléter le fragment du poème sur Suzanne, parce qu’il connaît l’histoire, il ne peut pas compléter Le Bain d’une dame romaine. Dans les deux cas, Vigny réalise une esthétique du fragment, en reprenant une histoire fragmentaire ou en fragmentant une histoire complète. Si la Sabine de Böttiger est un début d’histoire - Sabine se préparant à un rendez-vous -, auquel Böttiger voulait donner une suite, qui est pourtant restée fragmentaire 52 , Vigny transforme ce début en fin. Comme on ne sait pas comment compléter ce fragment, cette œuvre devient, d’une certaine manière, incompréhensible et obscure. Cette incompréhensibilité et cette obscurité font partie de la poétique du fragment. Le procédé de Böttiger de présenter une reconstruction archéologique sous la forme d’une fiction fut déjà critiqué à l’époque où Böttiger entreprit cette œuvre, et Böttiger s’en excusa. Vigny présente son objet esthétique à la manière dont Böttiger présente son objet archéologique. Vigny emprunte son esthétique à l’archéologie. Il le fait à la même époque où l’on commence à ne plus compléter les fragments antiques et à dé-restaurer des œuvres complétées, c’est-à-dire à un moment où certains archéologues commencent à propager une esthétique du fragment. 52 Böttiger, Karl August. « Sabina an der Küste von Neapel », dans id. Kleine Schriften, éd. Julius Sillig, t.-3, Dresden/ Leipzig, Arnold, 1838, pp.-243-301. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 17 Le Bain d’une dame romaine anticipe, d’une certaine manière, les poèmes des Parnassiens, que Yann Mortelette, Henning Hufnagel et Klaus W. Hempfer analysent de manière exemplaire dans l’ouvrage présent. Le locuteur ne parle pas de lui-même, il ne se manifeste que par son langage. Il ne confronte pas son objet dans un état prédéterminé, comme le fait le personnage d’abord agité, puis se calmant, dans le passage des Martyrs que nous avons cité plus haut, mais en s’ouvrant complètement à la perception et en s’abandonnant entièrement à son objet. Son état émotionnel est déterminé par les qualités esthétiques de l’objet de la perception. Il semble ressentir l’ambiance sensuelle qui entoure la baigneuse, et la transmet au lecteur du poème par la mélodie de son discours et par les images qu’il lui offre, en incitant le lecteur à activer ses souvenirs d’expériences qu’il a eues avec tous ses sens. L’indolence, la passivité et la distraction de la baigneuse annoncent le concept de l’impassibilité. La description que Vigny réalise dans Le Bain d’une dame romaine est une description archéologique dans la mesure où elle n’a pas de fonction à l’intérieur d’un récit. L’esthétique du matériel et du fragmentaire est également empruntée à l’archéologie. La réutilisation et la réinterprétation des mythes représentés sur les objets archéologiques par la littérature L’exemple de la nouvelle Un vase étrusque de Prosper Mérimée montre de quelle manière l’intérêt pour les objets archéologiques comme porteurs de sujets mythologiques contribuait à la genèse de la signification symbolique de l’œuvre d’art moderne. Elena Calandra a rapproché la Vénus de l’Ille, dans le conte éponyme, de la Vénus d’Arles, exposée au Louvre 53 . Le vase étrusque dans la nouvelle du même nom, publiée en 1830, n’est pas caractérisé d’une manière assez détaillée pour que l’on puisse l’identifier à un objet concret qui lui aurait servi de modèle. D’après le peu que nous en apprenons, il pourrait bien s’agir d’un vase grec : C’était une pièce rare et inédite. On y voyait peint, avec trois couleurs, le combat d’un Lapithe contre un centaure 54 . La peinture de ce vase est une mise en abyme de la nouvelle. Auguste Saint- Clair a une liaison secrète avec la comtesse Mathilde de Coursy. Pendant « un déjeûner-dîner avec plusieurs jeunes gens de sa connaissance » (p.-87), 53 Calandra, Elena. « La Vénus d’Ille tra realtà e finzione », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Saint- Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, pp.-165-175. 54 Mérimée, Prosper. « Le vase étrusque », Revue de Paris, t.- 11, Paris, Bureau de la Revue de Paris, 1830, pp.-83-108, ici p.-107. 18 René Sternke son ami Alphonse de Thémines prétend que la comtesse « s’est donnée » au feu Massigny, qui avait été « [l]e plus bête des hommes et le plus sot » (p.-92). « La chose passait pour sûre », déclare Thémines (p.-93). Dans l’imagination de Saint-Clair « un certain vase étrusque » devient la pièce à conviction prouvant la faute de sa maîtresse : Comme il parlait, il se rappela avec horreur un certain vase étrusque qu’il avait vu cent fois sur la cheminée de la comtesse à Paris. Il savait que c’était un présent de Massigny à son retour d’Italie ; et, circonstance accablante ! - ce vase avait été apporté de Paris à la campagne ; - et tous les soirs, en ôtant son bouquet, Mathilde le posait dans le vase étrusque. La parole expira sur ses lèvres : il ne vit plus qu’une chose ; il ne pensa plus qu’à une chose : - le vase étrusque ! (p.-93) La passion - « quand une passion nous emporte » (p.-94) - pousse Saint-Clair à provoquer Thémines en duel. La veille du combat il apprend que ses soupçons ne sont pas justifiés. La comtesse détruit le vase. Voulant « essuyer le feu de Thémines avant de lui faire des excuses », Saint-Clair exige que son adversaire tire en premier et est tué (p.-104). Quelle est la relation de l’action au mythe ? Homère raconte ce dernier de manière suivante : Apprends la destinée du fameux centaure Eurytion, venu chez les lapithes ; le vin le rendit furieux dans le palais du grand Pirithoüs ; au milieu de sa démence, il ébranla le palais de ce chef, et y commit d’horribles ravages […] 55 . La lecture morale du mythe est claire : la fable condamne l’ébriété. Mais quels sont le statut ontologique et la signification des centaures, si l’on ne croit pas, comme l’empereur Claude, à l’existence de ces êtres mi-homme mi-cheval ? L’interprétation prédominante, à l’époque à laquelle Mérimée publiait la nouvelle, fut encore l’exégèse évhémériste. Elle fut adoptée par Böttiger, Millin, Otfried Müller, etc., plus ou moins telle que l’abbé Banier la donne : « Les Centaures, ces Monstres dont le corps étoit moitié Homme & moitié Cheval, étoient les premiers Cavaliers de la Thessalie » 56 . Mérimée cite le motif de l’ébriété lors du déjeuner-dîner mentionné. On venait de déboucher une autre bouteille de vin de Champagne ; je laisse au lecteur à en déterminer le numéro. Qu’il lui suffise de savoir qu’on en était venu à ce moment, qui arrive assez vite dans un déjeûner de garçons, où tout le monde veut parler à la fois, où les bonnes têtes commencent à concevoir des inquiétudes pour les mauvaises. (p.-87) 55 Homère. Odyssée, éd. Paul Jérémie Bitaubé, t.-3, Paris, Dentu, 3 1804, pp.-209-210. 56 Ovide. Les métamorphoses. Nouvelle édition, éd. Abbé Banier, t.-1 er , Paris, Nyon et al., 3 1738, p.-113. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 19 Il cite le motif de l’homme-cheval lors de la provocation au duel : Il ne se coucha pas, et se promena à cheval dans les bois pendant toute la matinée. Dans une allée du bois de Verrières, il vit un homme monté sur un beau cheval anglais, qui de très-loin l’appela par son nom et l’accosta sur-le-champ.-C’était […] Thémines. […] J’ai dit que l’allée était étroite. À toute peine les deux chevaux pouvaient y marcher de front ; aussi n’est-il pas extraordinaire que Thémines, bien que très-bon cavalier, effleurât le pied de Saint-Clair en passant à côté de lui. Celui-ci dont la colère était arrivée à son dernier période ne put se contraindre plus long-temps. Il se leva sur ses étriers et frappa fortement de sa badine le nez du cheval de Thémines. (pp.-101-102) Ni le fait d’avoir bu lors du déjeuner ni celui d’être à cheval ne distingue Saint-Clair de Thémines. Seul le fait qu’il commet par colère une agression injustifiée et qu’il est tué à cause de cela le met en parallèle avec le centaure. Pourtant, l’ivresse n’est pas la cause de l’agression. Chez Ovide, ce sont l’amour et le vin (ebrietas geminata libidine) qui font commettre au centaure la transgression de la loi : Un des fils de la nue, un Centaure sauvage, Eurite, ivre à-la-fois et d’amour et de vin, Enlève Hippodamie au milieu du festin. On voit en un instant les tables renversées. Ses frères ont suivi ses ardeurs insensées. Les femmes sont en proie à ces monstres sans loix 57 . Pour Properce c’est la passion (amor) - le narrateur de la nouvelle cite ce mot - qui pousse le centaure au combat : Ah ! d’un amant en proie à ses transports jaloux, Tu ne sais pas, ami, jusqu’où va le courroux : À mon propre assassin je pourrais faire grâce ; Mais qu’un autre, à mes yeux, étroitement l’embrasse, Qu’il possède le bien qui me fut destiné…. Voilà ce que l’amour n’a jamais pardonné. Jadis Agamemnon, par sa folle tendresse, Dans un deuil inouï plongea toute la Grèce : Ce sont là de tes coups, fatale passion ! Toi seule as renversé les remparts d’Ilion ; Par toi l’affreux Centaure, aveugle en sa poursuite, S’arma contre l’époux de la belle Lapithe 58 . 57 Id. Les métamorphoses, éd. Ange-François Fariau Desaintanges, t.-2 d , Paris, Crapelet, 1800, p.-262. 58 Properce. « Livre II. Élégie VII. À un ami », Seule traduction complète en vers français, éd. Chevalier Jean-Pierre de Saint-Amand, Paris, Louis Janet, 1819, pp.-151 et 153. 20 René Sternke Comme les centaures sont les fils de la Nue, l’esprit de Saint-Clair est également nuageux : « Le galop impétueux de son cheval l’empêchait de suivre nettement ses idées. » (p.- 96) Le galop impétueux de son cheval est l’équivalent et le symbole de son état d’âme. Dès le début, Saint-Clair est dessiné comme une nature double. Sous un extérieur froid, il cache une imagination inquiète : Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui attira les railleries de ses camarades. Il était fier, ambitieux ; il tenait à l’opinion comme y tiennent les enfans. Dès lors il se fit une étude de supprimer tous les dehors de ce qu’il se reprochait comme un vice. Il atteignit son but ; mais sa victoire lui coûta cher. Il put cacher aux autres les émotions de son ame trop tendre ; mais en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant ; et dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourmens d’autant plus affreux, qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne. (p.-84) Dans une version ultérieure, Mérimée remplacera « un vice » par « une faiblesse déshonorante » 59 . Mérimée utilise le symbole du centaure pour représenter la face cachée et refoulée de la psyché humaine, dont la suppression se venge par sa révolte. Comme Freud le fera plus tard (voir l’article d’Alain Schnapp, infra, pp.-61-62), Mérimée utilise les figures mythologiques pour représenter les conflits à l’intérieur du sujet. Cette re-fonctionnalisation des mythes antiques intervient à peu près au moment où l’interprétation évhémériste de ces mythes cède le pas à l’exégèse symbolique, telle que Guigniaut la propose dans le sillage de Creuzer : M. Schwenck penche, au contraire, avec M. Creuzer, avec M. Welcker, à voir dans les Centaures une création originairement, sinon exclusivement, symbolique et mythique. Leur naissance de la Nue, leur amour pour le vin, sont des traits primitifs et ineffaçables de leur caractère. Le cheval étant le symbole de l’eau, et l’eau étant enfantée par les nuages, rien n’est plus vraisemblable que de considérer les hommes-chevaux, fils de la Nue, comme des personnifications de l’élément aquatique […] 60 . 59 Mérimée, Prosper. « Le vase étrusque », dans id. Mosaïque, t.-11, Paris, H. Fournier Jeune, 1833, pp.-203-254, ici p.-205. 60 Guigniaut, Joseph-Daniel. « Addition aux notes et éclaircissements sur le livre septième », dans Frédéric Creuzer, Religions de l’Antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, t.- 3, 3 e partie, Paris, Didot, 1851, p.-1031. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 21 L’étude de Sylvie Lécuyer sur la genèse de la mythologie nervalienne décrit le passage de l’exploration archéologique à l’élaboration mythique de manière précise (infra, pp.-127-146). Ces exemples ne sont pas isolés. La réutilisation et la réinterprétation des symboles sur les objets archéologiques par la littérature La poésie de Bouilhet est une poésie transitoire entre celle du romantisme et celle du Parnasse. Dans « La Plainte d’une Momie » 61 , il relie une attitude romantique, celle de la plainte,- à un objet archéologique, donc à un sujet parnassien. Le locuteur, qui parle dans les trois premières strophes qui précèdent les vingt strophes de la plainte, garde la distance de l’observateur parnassien ; mais le contraste entre son impassibilité et la sentimentalité romantique de la momie donne à ces trois strophes une couleur humoristique : Aux bruits lointains ouvrant l’oreille, Jalouse encore du ciel d’azur, La momie, en tremblant, s’éveille Au fond de l’hypogée obscur. Elle soulève sa poitrine Et sent couler de son œil mort Des larmes noires de résine Sur son visage fardé d’or ! Puis au cercueil de planche peinte Heurtant ses colliers de métal, Elle pousse une longue plainte, Et miaule comme un chacal. L’imagination fantastique d’une momie qui écoute, éprouve des sentiments, bouge, parle et gémit, transforme la description détaillée et archéologiquement correcte d’une momie (hypogée, résine, visage fardé d’or, cercueil de planche peinte, couleur de métal) qui traverse le poème entier, en une fantasmagorie onirique. Dans le deuxième vers de la première strophe de sa plainte, la momie annonce le thème de la poésie : « Oh ! dit-elle avec sa voix lente, Être Mort, et durer toujours ! Heureux la chair pantelante Sous l’ongle courbe des vautours ! 61 Bouilhet, Louis. « La Plainte d’une Momie », dans id. Poésies. Festons et astragales,-Paris, Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat & C ie , 1859, pp.-77-83. 22 René Sternke Le thème romantique de l’Ondine qui sacrifie son immortalité pour acquérir une âme (qui dure toujours), y trouve son inversion. La momie est même jalouse de la chair torturée et souffrante, parce que celle-là est vivante. Mais la momie qui se plaint d’être morte et de ne pouvoir vivre ni souffrir, se trouve perpétuellement dans une contradiction performative, puisque l’acte de se plaindre la montre souffrante et vivante. Pourtant la réflexion que cet être ridicule présente, est sérieuse : la technique de la momification qui sert à protéger le corps de la pourriture s’avère comme une mesure qui empêche le corps de rentrer dans le cycle de la vie et de la mort, de sorte que la matière morte est isolée et n’a pas la possibilité de regagner la vie, en se mêlant à la nature et en prenant des formes nouvelles. Les strophes 6 à 8-illustrent cette idée : « Heureux trois fois ceux qu’on enterre Tout nus, dans les sables mouvants, Et dont le corps tombe en poussière Qui tourbillonne aux quatre vents ! « Ils vivront ! ils verront encore, À la nature se mêlant, Les frissons roses de l’aurore Sur le lit bleu du ciel brûlant ! « Et, sous des formes inconnues, Oublieux du néant glacé, Ils secoûront au vent des nues Les cendres noires du passé ! La réflexion de la momie est une poésie d’idées sérieuses, mais présentée d’une manière dérisoire, puisqu’elle est exprimée par une momie. L’ambiance de dérision qui est créée de cette manière, est censée, à notre avis, contribuer à la ridiculisation de l’acte de la momification, acte que le poème ne cherche pas à rendre plausible par une herméneutique historique. La momie mentionne les « symboles religieux » qui recouvrent sa poitrine, elle regarde « Le sphinx de pierre, aux froides griffes, Accroupi dans mon antre obscur, Avec l’oiseau des hiéroglyphes Qui ne s’envole pas du mur ! Cependant elle ne cherche pas à déchiffrer les symboles, les êtres mythologiques et les hiéroglyphes, mais les interprète comme des symboles de l’obscurité et de l’immobilité. À première vue, ce traitement de la mythologie antique rappelle plutôt l’approche du siècle des Lumières que celle de l’archéologie du siècle suivant. Pourtant, on peut y voir également L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 23 un recyclage des symboles, y compris la momie, en vue d’une nouvelle mythologie de la vie et du progrès. Le poème ne conclut pas par la vision de la destruction de la momie et de sa libération, mais par celle de sa mise au musée qui perpétue son enfermement dans la mort. Nous citons les trois dernières strophes, puisque la première d’entre elles ouvre peut-être une piste à une lecture du poème comme œuvre politique. Quoi qu’il en soit, les procédés archéologiques de la mise au musée et de la conservation y sont perçus comme des procédés ridicules, absurdes, passéistes et vaniteux : « Ah ! sois maudite, race impie, Qui de l’être arrêtant l’essor Gardes ta laideur assoupie Dans la vanité de la mort ! « Un jour, les peuples de la terre Brisant ton sépulcre fermé, Te retrouveront tout entière, Comme un grain qui n’a pas germé ! « Et, sous quelque voûte enfumée, Ils accrocheront, sans remords, Ta vieille carcasse embaumée, Auprès des crocodiles morts ! … » Le mélange des registres qui les transforme en parodies d’eux-mêmes et qui déstabilise le lecteur, de sorte qu’il ne sait pas trop quoi penser de ce poème, est certainement le trait le plus moderne de cette œuvre. « La plainte d’une Momie » fut dédiée au sculpteur Auguste Préault qui avait créé plusieurs monuments funèbres, dont le plus célèbre est celui pour Jacob Roblès sur le cimetière du père Lachaise, intitulé Le Silence. Les exemples de Mérimée, de Nerval et de Bouilhet montrent de quelle manière la liaison entre l’archéologie et l’histoire de la mythologie modifie la façon dont la nature de l’objet archéologique influe sur celle de l’œuvre d’art. Ce n’est plus la beauté de la forme de l’objet archéologique qui intéresse avant tout, mais la richesse de sa signification symbolique. La subordination de l’œuvre d’art à l’objet archéologique Le Roman Notre-Dame de Paris 1482 de Victor Hugo est une véritable entreprise archéologique. Les antiquités nationales avaient formé un objet de curiosité depuis le début de l’époque moderne, mais elles étaient restées longtemps dans l’ombre des antiquités grecques et romaines qui constituaient des modèles à imiter et à adapter. Ce fut la Révolution française qui éveilla la préoccu- 24 René Sternke pation et l’intérêt pour ces monuments menacés par la destruction. Déjà en 1790, Aubin-Louis Millin commença une édition qui visa à inventorier l’ensemble des antiquités nationales à protéger 62 . De 1790 à 1798 parurent chez Drouin à Paris cinq gros volumes d’Antiquités nationales, ou Recueil de monumens pour servir à l’histoire générale et particulière de l’Empire françois, tels que tombeaux, inscriptions, statues, vitraux, fresques, etc., tirés des abbayes, monastères, châteaux et autres lieux devenus domaines nationaux. La tournure « pour servir à l’histoire » dans le titre de l’ouvrage signale qu’il ne s’agissait pas seulement d’un répertoire pragmatique, mais également d’une entreprise scientifique. Comme l’archéologie en tant que science autonome n’était pas encore constituée, elle fut ici rattachée à l’histoire, comme elle le fut ailleurs à la philologie. Mais Millin ne fut pas le seul à s’engager en faveur de la conservation des antiquités nationales. En 1795, Alexandre Lenoir fonda le Musée des monuments français. De 1800 à 1806, il fit imprimer par différents imprimeurs parisiens six volumes de son Musée des monumens français : ou Description historique et chronologique des statues en marbre et en bronze, bas-reliefs et tombeaux des hommes et des femmes célèbres, pour servir à l’histoire de France et à celle de l’art. Victor Hugo publia en 1825 un article sous le titre « Guerre au démolisseurs » qu’il réédita en 1834 63 dans Littérature & philosophie mêlées, accompagné d’un autre article plus long portant ce même titre, qui avait paru en 1832 dans différentes revues 64 . Le second des articles renvoie au roman Notre-Dame de Paris 1482 comme faisant partie de la guerre aux démolisseurs. La « Note Ajoutée à l’édition définitive (1832) » de cette œuvre expose une esthétique du fragment. Le roman aurait originairement été publié sans trois chapitres qui s’étaient perdus. Hugo assure que les trois chapitres dont l’édition de 1832 est augmentée, ne furent pas ajoutés « après coup » : […] l’auteur ne comprendrait pas qu’on ajoutât après coup des développements nouveaux à un ouvrage de ce genre. […] Votre livre est-il manqué ? tant pis. N’ajoutez pas de chapitre à un livre manqué. Il est incomplet ? Il fallait le compléter en l’engendrant. Votre arbre est noué ? Vous ne le redresserez pas. […] Votre drame est né boiteux ? Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois 65 . 62 Pour cette entreprise voir Hurley, Cecilia. Monuments for the people : Aubin-Louis Millin’s Antiquités Nationales, Turnhout, Brepols, 2013. 63 Hugo, Victor. Œuvres complètes. 1819-1834. Littérature & philosophie mêlées, t.- 2, Paris, Eugène Renduel, 1834, pp.-145-153. 64 Ibid., pp.-155-187. - Revue des Deux Mondes, t.-5, 1832, pp.-607-622. - Bibliothèque de l’homme du monde et de l’homme politique, 1 e année, t.-1, 1832, pp.-234-241. 65 Id. Notre-Dame de Paris 1482, éd. Gabrielle Chamarat, Paris, pocket, 1998, pp.-23-24. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 25 L’argumentation à laquelle Hugo recourt est la même que, par exemple, l’archéologue Böttiger emploie pour protester contre les ajouts qui étaient attachés aux antiques de Dresde pour les compléter. Le fragment est incomplet, mais conserve encore la structure organique et l’harmonie de l’œuvre. L’ajout postérieur, qui semble compléter le fragment, détruit, en éliminant cette structure organique, l’harmonie de l’œuvre ; il la mutile 66 . La théorie d’Hugo est plus radicale que sa pratique, puisque les parties perdues ne sont pas indispensables à la compréhension de la trame du roman. Pourtant, elles sont nécessaires à la compréhension de la philosophie et de l’esthétique de l’auteur. Ces deux aspects sont liés, le système de l’historien et le but de l’artiste formant une unité : Mais il est peut-être d’autres lecteurs qui n’ont pas trouvé inutile d’étudier la pensée d’esthétique et de philosophie cachée dans ce livre, qui ont bien voulu, en lisant Notre-Dame de Paris, se plaire à démêler sous le roman autre chose que le roman, et à suivre, qu’on nous passe ces expressions un peu ambitieuses, le système de l’historien et le but de l’artiste à travers la création telle quelle du poète. (Ibid., p.-24) Si Hugo se comprend comme historien et non comme archéologue ou antiquaire, comme on disait à l’époque, c’est parce que son argumentation se situe dans le sillage de celles de Millin et de Lenoir qui défendent les monuments comme pièces d’épreuve à conserver pour servir à l’histoire. Cependant la conservation des vestiges du passé est une des tâches de l’archéologie. L’œuvre permet deux lectures : l’une, superficielle et exotérique, qui n’offre que le roman, l’autre, profonde et ésotérique, qui dévoile la pensée cachée et le but de l’auteur. La « Note Ajoutée à l’édition définitive (1832) » n’hésite pas à expliciter le message caché : […] conservons les monuments anciens. Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale. C’est là, l’auteur le déclare, un des buts principaux de ce livre ; c’est là un des buts principaux de sa vie. (Ibid., p.-25.) En parlant d’amour pour les antiquités nationales, Hugo attribue aux objets archéologiques les propriétés d’un sujet. Ils ne sont pas considérés comme un moyen de susciter de l’amour pour la nation ; mais ils sont eux-mêmes dignes d’amour, constituent une valeur absolue et portent leur but en euxmêmes. Ils sont conçus de la manière dont les penseurs allemands de la fin du siècle précédent avaient conçu l’œuvre d’art autonome. Cependant, Hugo ne conçoit pas l’œuvre d’art de cette façon. Le roman n’est qu’un moyen qui sert à atteindre un but qui se trouve en dehors de lui. 66 Böttiger, Die Dresdner Antikengalerie mit Fackelbeleuchtung gesehen, op.-cit. 26 René Sternke Dans la mesure où le chapitre médiologique « Ceci tuera cela », un des trois chapitres « retrouvés », conceptualise l’architecture comme forme d’expression, il présente également un concept d’une archéologie qui est essentiellement sémiologique. Les monuments sont conçus comme les composants d’une langue : L’architecture commença comme toute écriture. Elle fut d’abord alphabet. On plantait une pierre debout, et c’était une lettre, et chaque lettre était un hiéroglyphe, et sur chaque hiéroglyphe reposait un groupe d’idées comme le chapiteau sur la colonne. […] Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre à la pierre, on accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons. Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus étrusque, le galgal hébreu, sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois même, quand on avait beaucoup de pierre et une vaste plage, on écrivit une phrase. L’immense entassement de Karnac est déjà une formule toute entière. Enfin on fit des livres. (Ibid., pp.-223-224) L’archéologie hugolienne opère avec les deux principes organisateurs de la nouvelle épistémè que Foucault indique, l’analogie et la succession. Mais elle utilise également celui que nous considérons comme aussi important : l’approche directe de l’objet matériel. Il n’est pas nécessaire de recourir aux textes que telle ou telle civilisation nous a laissés pour comprendre cette civilisation et ses monuments, mais les monuments sont directement lisibles. Rappelons-nous : en 1826, le philologue Gottfried Hermann, qui combattait l’idée d’une archéologie conçue en tant que ‘philologie des choses’ (Sachphilologie), avait déclaré que les ouvrages de l’esprit seuls justifieraient que l’on s’occupe d’une civilisation et qu’il serait ridicule de s’intéresser au peuple des Bachkires qui ne disposait pas de culture littéraire 67 . Nous avons dit que l’objet archéologique, tel que Hugo le conçoit, a les caractéristiques d’une préfiguration de l’œuvre d’art moderne autotélique, tandis que le roman n’est que de la littérature engagée. Structurellement, le monument et le livre se ressemblent, puisqu’ils sont tous les deux « une écriture », mais l’objet archéologique a perdu sa fonction de message actuel, car il ne signifie plus que lui-même et ne sert plus qu’à réaliser l’injonction : « Il faut relire le passé-sur ces pages de marbre.-Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture » 68 . Si Anne Ubersfeld et Guy Rosa pensent que « le symbole surtout de Notre-Dame évidée par l’histoire et devenant ici un livre » est une des 67 Hermann, Gottfried Johann Jakob. Ueber Herrn Professor Böckhs Behandlung der Griechischen Inschriften, Leipzig, Gerhard Fleischer, 1826, p.-9. 68 Hugo, Notre-Dame de Paris, op.-cit., p.-235. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 27 « manières de dire que l’histoire recompose ce qu’elle semble détruire » 69 , ils inversent le sens du livre qui ne veut pas prendre part à la démolition des monuments historiques, en la justifiant et en offrant un ersatz pour ce qui disparaît, mais déclarer la guerre aux démolisseurs ! La conservation des objets anciens est l’une des préoccupations de l’archéologie. En effet, on pourrait être tenté de reprocher à Hugo de remplacer l’archéologie par une archéo-fiction qui couvre et fait disparaître ce qui nous est matériellement transmis. Mais le roman n’offre pas seulement une reconstruction du monument, dont la valeur pourrait être contestée, mais constate l’état des choses, tel qu’il s’offre à l’autopsie : Si nous avions le loisir d’examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimées à l’antique église, […] Et d’abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où successivement et à la fois les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; […] Revenons à la façade de Notre-Dame, telle qu’elle nous apparaît encore à présent, […] Trois choses importantes manquent aujourd’hui à cette façade : d’abord le degré de onze marches qui l’exhaussait jadis au-dessus du sol ; ensuite la série inférieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la série supérieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier étage, à partir de Childebert jusqu’à Philippe-Auguste, tenant en main « la pomme impériale ». (Ibid., pp.-143-145) En documentant l’état du monument autour de 1830, le roman possède une valeur archéologique. - En attribuant une valeur autotélique à l’objet archéologique (la cathédrale) et en refusant une telle valeur à l’œuvre d’art (le roman), Hugo subordonne l’œuvre d’art à l’objet archéologique. 69 Ubersfeld, Anne et Rosa, Guy. « Hugo », dans Jean-Pierre de Beaumarchais, Dictionnaire des littératures de langue française, t.-2., Paris, Bordas, 1987, p.-1127. 28 René Sternke La familiarité des écrivains avec l’archéologie La contribution de Volker Kapp nous fait reconnaître aussi bien la maîtrise de l’autopsie de Chateaubriand que les larges connaissances archéologiques, philologiques et historiques que cet écrivain possédait ; celle d’Elena Calandra nous montre la familiarité de Stendhal avec la pratique des fouilles. Son ami Prosper Mérimée disposait des mêmes compétences. Il écrivit sur la ville d’Aix : C’est là qu’on voit encore quelques restes d’une enceinte qui a pu avoir une demi-lieue de tour. Les débris de murs qui s’élèvent de quelques pieds au-dessus du sol, se composent de pierres très grosses à peine taillées, superposées les unes aux autres, par assises irrégulières, sans ciment qui les lie. Derrière, est une espèce d’agger épais, formé de pierres de moindre dimension et de terre. […] À l’intérieur des murs, on observe une grande quantité de pierres semblables au parement que je viens de décrire, amoncelées par les habitans du voisinage lorsque ce terrain a été défriché. Parmi ces pierres et à la surface du sol, on trouve aussi une immense quantité de débris de poteries, quelques-uns assez grands pour qu’on puisse juger de la forme des vases dont ils proviennent. […] Nous trouvâmes un morceau d’un vase plat portant quelques restes de peintures et une petite rosace moulée à l’intérieur. Nous ramassâmes encore un autre fragment d’un vase de terre noire. La pâte de l’un et de l’autre était très fine. M. Artaud, à qui je les envoyai, a reconnu dans le premier tous les caractères de la poterie étrusque 70 . Prosper Mérimée devint inspecteur général des monuments historiques en 1834. Alexandre Dumas fut conservateur du Musée archéologique de Naples en 1860. Sylvie Lécuyer nous apprend que Nerval brigua également un tel poste (infra, pp.-142-143). Comme la France était riche en antiquités nationales et en vestiges des époques grecques et romaines, l’archéologie y pouvait devenir une pratique très répandue. La contribution de Luc Bonenfant nous fait découvrir les activités des académies provinciales vouées aux trésors de leur région, dont Aloysius Bertrand fut le témoin (infra, pp.- 109-121). Sylvie Lécuyer rappelle les fouilles à Mortefontaine qui initièrent le jeune Nerval dès sa prime enfance à l’archéologie (infra, pp.- 127-133). Théophile Gautier se fit aider lors de l’élaboration du Roman de la Momie par son ami l’archéologue et romancier Ernest Feydeau. Ce dernier résuma : 70 Mérimée, Prosper. Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris, Fournier, 1835, pp.-236-238. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 29 Il était si bien parvenu à connaître la vieille Égypte, que les rôles se trouvaient parfais renversés entre nous. Mon élève était peu à peu devenu mon maître. Il m’expliquait ce qui était resté obscur pour moi dans le monde des Pharaons 71 . Sophie Basch caractérise la transformation littéraire du savoir archéologique par Gautier, sa ‘reconfiguration’ de l’Orient, comme elle s’exprime, comme « un Orient à domicile » 72 . Ce fait ne doit cependant pas nous tromper sur les compétences archéologiques de Gautier. Des témoignages que les chefs-d’œuvre de la peinture grecque avaient été transportées à Rome et à Byzance Karl August Böttiger déduisit en 1811 qu’il ne s’agissait pas de peintures murales, mais de peintures sur mur 73 . Désiré Raoul-Rochette reprit cette thèse. En 1833, il écrivit à Böttiger : vous recevrez bientôt aussi, vous et lui [i.e. Creuzer], une petite dissertation, que j’ai rédigée pour le Journal des savants, et que je ferai tirer à part ; il s’agit de la peinture Sur mur, chez les anciens. Je tache d’y combattre l’opinion qui tend à s’accréditer chez nos Artistes et même nos antiquaires, que la peinture historique des Grecs fut appliquée à la décoration des murailles 74 . Au moyen de ce débat scientifique public Raoul-Rochette visait à exclure les artistes du discours archéologique. De l’autre côté, les philologues, qui contestaient à l’archéologie le droit d’exister comme science autonome, réclamaient ce sujet à eux, parce qu’il n’y avait pas de trace matérielle des chefs-d’œuvre en question dont l’existence était uniquement attestée par des textes. Raoul-Rochette se vit bientôt attaqué de son côté par les philologues Gottfried Hermann et Antoine-Jean Letronne, collègue de Raoul- Rochette à l’Institut de France. Raoul-Rochette essayait même de trouver des preuves matérielles. Il fit faire une analyse chimique des portraits d’une famille gréco-égyptienne de Thèbes, exécutés à l’encaustique sur des planches de cèdre ou de sycomore 75 et essayait de recevoir des témoignages d’autoptes sur les murs du Théséion. Böttiger lui écrivit le 19 novembre 1834 à cet égard : 71 Feydeau, Ernest. Théophile Gautier. Souvenirs intimes, Paris, Plon, 1874, pp.-93-94. 72 Gautier, Théophile. L’Orient, op.-cit., « Préface », pp.-7-35, citations pp.-18 et 9. 73 Böttiger, Karl August. Ideen zur Archäologie der Malerei. Erster Theil. Nach Maasgabe der Wintervorlesungen im Jahre 1811, Dresden, Walthersche Hofbuchhandlung, 1811. 74 Lettre du 7 juillet 1833, dans Karl August Böttiger, Briefwechsel mit Désiré Raoul- Rochette, éd. Klaus Gerlach et René Sternke, Berlin, de Gruyter, 2017, n o 60, l.-86-91. 75 Lettre à Böttiger du 4 décembre 1834, ibid., n o 72, l. 75-86. 30 René Sternke M Semper ne croit pas que cet enfoncement dans les murailles de Theseon, dont M. Thiersch Vous a parlé, puisse confirmer Votre opinion sur l’encadrement des tableaux peints sur bois 76 . Raoul-Rochette défendit son opinion dans Peintures antiques inédites et Letronne la sienne dans Lettres d’un antiquaire 77 . Bien que le point de vue de Böttiger et de Raoul-Rochette dût s’avérer le bon, le XIX e siècle donnait raison à Letronne. - Citons un extrait de la description de la Pinacothèque à Athènes par Gautier : On a beaucoup disserté sur ce point, à savoir si les peintures dont parle Pausanias étaient des peintures murales ou des peintures exécutées sur des panneaux fixés aux parois de la Pinacothèque. L’examen même peu attentif des lieux montre que jamais ces murailles n’ont été préparées pour recevoir l’enduit que nécessite toute peinture à la fresque ou à l’encaustique ; elles sont trop lisses pour qu’aucune impression ait pu tenir. Toute muraille revêtue jadis de peintures de ce genre a dû être piquée à la pointe et non aplanie à la gradine. Quant à la supposition de sujets exécutés sur des boiseries fixées avec des tenons de fer ou de bronze, elle tombe d’elle-même, car il n’y a pas un seul clou dans les murs de la Pinacothèque. Les tableaux vus par Pausanias étaient peints sur bois de cèdre ou de laryx femelle, suivant l’usage des artistes de l’antiquité, et complètement indépendants de l’édifice où ils étaient rassemblés comme les chefs-d’œuvre d’une galerie 78 . Gautier fut donc au courant de la discussion archéologique, de sorte qu’il put entreprendre une autopsie, en partant des différentes hypothèses énoncées par les spécialistes. En recourant à son savoir de peintre et de critique d’art, il sut analyser ce qui se présentait à ses yeux. Il fut en mesure de prononcer un jugement autonome qui ne correspondait pas à l’opinion dominante. Le savoir appliqué, qu’il avait pu puiser dans les Peintures antiques inédites, est d’origines archéologique et philologique. Les tableaux sur bois de cèdre sont observables au Louvre, ceux sur bois de mélèze témoignés par Théophraste 76 Ibid., n o 81, l. 79-81. 77 Raoul-Rochette, Désiré. Peintures antiques inédites précédées de recherches sur l’emploi de la peinture dans la décoration des édifices sacrés et publics, chez les Grecs et chez les Romains ; faisant suite aux Monuments inédits, Paris, Imprimerie Royale, 1836 ; Letronne, Antoine-Jean. Lettres d’un antiquaire sur l’emploi de la peinture historique murale dans la décoration des temples et des autres édifices publics et particulier chez les Grecs et les Romains ; ouvrage pouvant servir de suite et de supplément à ceux qui traitent de l’histoire de l’art dans l’antiquité, Paris, Heideloff et Campé, libraires, 1836. 78 Gautier, Théophile. « Excursion en Grèce », dans id. L’Orient, op.-cit, pp.-103-155, ici pp.-125-126. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 31 et Pline 79 . La contribution de Pascale Hummel-Israel témoigne également de la haute qualification de Gautier. L’expérimentation littéraire avec l’objet archéologique Les articles de Luc Bonenfant, Sylvie Lécuyer et Pascale Hummel-Israel montrent que les vestiges archéologiques menaient les écrivains à entreprendre des expériences littéraires en partant aussi bien de l’aspect extérieur que du continu symbolique de ces objets. Ces études rendent visibles de quelle manière Bertrand, Nerval et Gautier dépassèrent l’esthétique archéologique de Victor Hugo. Les imaginations de Bertrand s’élaborent à partir de la matérialité et de l’état fragmentaire des objets archéologiques. Ces expériences de revivification et de galvanisation des antiques réalisent le projet de Novalis (supra, deuxième de couverture) d’une manière nouvelle. La littérature propage de nouvelles pratiques et de nouvelles attitudes vis-à-vis des objets matériels. Le promeneur, rêveur solitaire du romantisme, cède la place à un flâneur observateur qui, tel un archéologue, part à la recherche d’un objet visuel qui lui fournira la base de son travail (infra, pp.-111-113). Ce sont particulièrement les textes de Nerval qui font voir comment les pratiques religieuses des Anciens sont reconstruites et répétées à partir d’objets archéologiques. Dans sa conférence de 1810, Böttiger avait expliqué que la plupart les coutumes de mariage n’étaient que la répétition mimique du premier t°low, du sacrement de mariage entre Zeus et Héra en Crète 80 . Dans l’Iséum de Pompéi, Nerval et la jeune femme qui l’accompagne miment les cérémonies d’Isis, en jouant Isis et Osiris, d’après la reconstruction du culte que Böttiger avait fournie à partir d’une peinture herculanéenne. Dans les Écrits de Böttiger, qui contiennent aussi La Vêspres d’Isis, on retrouve presque tous les symboles antiques réemployés dans Les Chiméres, y compris le mythe d’Antéros, vengeur de l’amant malheureux et suicidaire, qui anticipe le suicide du poète 81 . 79 Raoul-Rochette, op.-cit., pp.-243-244 et p.-27. 80 Böttiger, Karl August. Ideen zur Kunst-Mythologie. Zweiter, dritter und vierter Cursus. Jupiter, Juno und Neptunus, Amor und Psyche, éd. Julius Sillig, Dresden/ Leipzig, Arnoldische Buchhandlung, 1836, pp.-252-253. 81 Sternke, René. « Böttiger, der archäologische Diskurs und die moderne Dichtung », dans Rosenberger (dir.), « Die Ideale der Alten », op.-cit, pp.-93-112, ici pp.-108-109. 32 René Sternke La césure au début de la seconde moitié du XIX e siècle Benjamin cite Le Saint-Simonisme dans la Poésie française 1825-1868 de Carel Lodewijk de Liefde de 1927 : Baudelaire … écrit encore en 1852 dans la préface aux Chansons de Dupont : « L’art est désormais inséparable de la morale et de l’utilité » et y parle de la « puérile utopie de l’art pour l’art »… Cependant il change bientôt après 1852 82 . Au début de la seconde moitié du XIX e siècle, il y aura donc un glissement de la subordination de l’œuvre d’art à l’objet archéologique vers une coordination de l’œuvre d’art et de l’objet archéologique dont chacun de son côté trouverait désormais son but en lui-même. L’exploitation esthétique de l’objet archéologique Maxime Du Camp n’était pas un archéologue, mais un écrivain-voyageur. Il approche partiellement les mêmes objets qu’un archéologue, mais il le fait avec une superficialité extrême. Il constate l’existence d’inscriptions, mais il ne les transcrit ni les traduit ni les commente. Il ne se pose pas la question, si elles sont connues ou publiées. Il traite les sculptures de la même manière. Le passage suivant le caractérise bien : Je dis à Flaubert : « Veux-tu nous faire une collection de dieux égyptiens ? Restons ici et fouillons ; ceci n’est pas un mouvement de terrain, c’est un tumulus qui recouvre un palais ou un temple ; nous y retrouverons peut-être la lampe d’Aladin ou le bâton des patriarches. » Flaubert me répondit : « Tu as un fonds de facéties inépuisable. » Un an ne s’était pas écoulé que Mariette arrivait près de cette colline, l’éventrait et y découvrait le Sérapéum 83 . Voici tout un paradigme : la lampe d’Aladin - le bâton des patriarches - le Sérapéum. Du Camp n’est pas à la recherche du savoir, mais à la recherche de la sensation, de l’impression, de l’atmosphère, du jamais vu, de l’émerveillement. Et il sait très bien rendre tout cela. Nous croyons qu’il est proche des peintres impressionnistes. Du Camp parle tout le temps de lui-même, et lorsqu’il approche un objet archéologique, il décrit l’impression qu’il fait sur lui et s’en détourne avant de risquer d’ennuyer le public non-spécialiste avec des détails trop 82 Benjamin, Passagen-Werk, op.-cit., t.-1, p.-302. 83 Du Camp, Maxime. « Souvenirs littéraires. XIII. Au Caire », Revue des Deux Mondes, 3 e période, t.-48 (1881), pp.-564-599, ici p.-580. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 33 techniques. Pourtant, il sait savourer la musique des termes exotiques, et il sait même transformer un texte archéologique en texte poétique : Près de la demeure du cheikh se dressent les ruines élégantes du temple d’Hermontis. Cinq colonnes reliées par une architrave, un pied droit de porte, un fragment de muraille appuyé contre un pilier et un sanctuaire obscur, actuellement converti en étable, voilà tout ce qui reste. C’était un mammisi construit sous le règne de Cléopâtre, fille de Ptolémée Aulète, en commémoration de la naissance de Ptolémée Césarion, fils de Jules-César. Des sculptures emblématiques décorent le sanctuaire et représentent la déesse Ritho, femme du dieu Mandou, mettant au monde le dieu Harphré. La gisante, dit Champollion le jeune, est soutenue et servie par diverses déesses du premier ordre. L’accoucheuse divine tire l’enfant du sein de la mère ; la nourrice divine tend les bras pour le recevoir, assistée d’une berceuse 84 . Les observations qui précèdent la citation proviennent de la même source 85 , et offrent un savoir de seconde main. Du Camp apparaît à nos yeux comme un goûteur du grand public, comme quelqu’un qui fraie le chemin pour les touristes. Des remarques comme « Ce passage est le seul qui offre quelques difficultés 86 », montrent qu’il pense à la commodité de ceux qui le suivront. Et il sait consoler ceux qui ne peuvent pas le suivre, comme le poème « À Maxime Du Camp » de Louis Bouilhet, dont nous citons le début, l’exprime : Lorsque tu sortiras des ondes libyennes, Le front tout jaune encore des baisers du soleil, Et roulant dans ton cœur mille choses lointaines À raconter, le soir, près du foyer vermeil ! Poëte aux pieds légers, aux courses vagabondes, Nous qui restons ici, nous te demanderons La tente, et le désert tordant ses vagues blondes, Et les grands aigles roux qui volent par les monts 87 ! Les jugements esthétiques de Du Camp reprennent les catégories d’une esthétique normative. Pourtant, il aime décrire des choses qu’il appelle laides pour créer quelque chose de beau à partir de cette prétendue laideur. La beauté reste absente dans ce qui est représenté, mais elle est quelque part 84 Id. « Le Nil. Lettres sur l’Égypte et la Nubie. Quatrième Lettre », Revue de Paris, vol.-2, 1 er octobre 1853, pp.-593-636, ici p.-606. 85 Champollion, Jean-François. Lettres écrites d’Égypte et de Nubie, en 1828 et 1829, Paris, Firmin Didot frères, 1833, pp.-104-105. 86 Du Camp, « Le Nil », op.-cit., Première Lettre, pp.-5-54, ici p.-46. 87 Bouilhet, Louis. « À Maxime du Camp », dans id. Poésies, op.- cit., pp.- 85-87, ici p.-85. 34 René Sternke sensible dans la musique de la représentation qui exprime une soif de la beauté absente ou une nostalgie de la beauté disparue : Dans les sculptures de mauvais style qui apparaissent encore mutilées sur une de ses faces, on aurait grand’peine, sans une inscription explicative, à reconnaître l’empereur Théodose accompagné de ses deux fils Honorius et Arcadius. Plus loin s’élève une ruine chancelante, laide, sans caractère, qui a figure d’un pilier carré haut de quatre-vingts pieds : construite, je crois, par Constantin Porphyrogénète, c’était jadis une belle colonne revêtue sur ses quatre côtés de plaques en bronze doré. Les Turcs ont enlevé le cuivre, et il ne reste plus qu’un triste assemblage de moellons mal cimentés, désunis, cuits au soleil et remués par le vent 88 . Parfois, la représentation du laid sert à construire un arrière-plan devant lequel le beau peut apparaître et duquel il peut, par contraste, se détacher. Mais la beauté reste à être devinée ; les formes des objets de la représentation, des formes florales, sont énumérées, mais leur beauté doit reposer sur la manière dont elles sont représentées : Mais ces sculptures sont lourdes, d’une décadence outrée, papillotantes à l’œil et d’un effet désagréable. Les chapiteaux sont différents ; les uns ont la forme du palmier, les autres celle du lotus ; un d’eux représente un enlacement de ceps de vigne encore garnis de leurs racines 89 . La recherche de l’effet met l’esthétique normative entre parenthèses. L’esthétique de l’absence de la beauté est une esthétique moderne. L’application des méthodes archéologiques à des objets non-archéologiques La relation entre les recherches archéologiques et les autres travaux littéraires d’Ernest Feydeau n’a pas encore été étudiée. Jules Janin les rapproche, dans la préface du roman Fanny, grand succès à scandale : L’auteur est un archéologue qui s’est déjà fait connaître de l’Europe savante, par un gros livre intitulé : Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens, en trois gros tomes dans le format in-4 o , rien que cela ! Même on dit que son livre n’a pas la tristesse de son titre, et qu’il ressemble à ces momies des ancêtres que l’Égyptien promenait 88 Du Camp, Maxime. Souvenirs et paysages d’Orient. Smyrne - Éphèse - Magnésie - Constantinople - Scio, Paris, Arthus Bertrand, 1848, pp.-267-268. 89 Id. « Le Nil », op. cit., Seconde Lettre, pp.-204-235, ici p.-223. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 35 autour de la table de ses festins, plutôt pour instruire la vie que pour rappeler la mort 90 . La représentation des mœurs dans les deux ouvrages pourrait être un des éléments qui permirent de les rapprocher. Lors de la représentation des usages funèbres chez les anciens aussi bien que lors de celle de l’adultère chez les modernes, Feydeau supprime tout jugement moralisateur sur les mœurs représentées et procède à leur esthétisation. Apollinaire confirme le jugement de Janin, en citant Barbey d’Aurevilly : « C’est, disait Barbey d’Aurevilly à propos de Feydeau, un archéologue qui se permet d’avoir du style, ce qui est assez audacieux pour un archéologue 91 ». Feydeau classifia plusieurs de ses livres, que l’on pourrait attribuer à des genres différents, tels que Fanny, Alger, L’art de plaire ou La comtesse de Chalis ou Les mœurs du Jour - 1867 -, par leur sous-titre, d’‘Études’ 92 . Ce qui leur est commun est l’attitude de l’auteur vis-à-vis des choses représentées. En discutant, si l’on devrait qualifier Fanny de ‘réalisme’, Janin relève deux autres critères y reliés qui rapprochent les études énumérées d’une étude archéologique : la description et la vérité qu’elle promet de garantir : Que ce livre, en effet, soit de l’école réaliste, il nous serait impossible de le dire avant que l’on ait inventé un mot plus français que ce réalisme. Ah ! les barbares qui font ces barbaries et qui les expliquent avec des paroles dignes des plus hideux faubourgs ! Réalisme ! à savoir les filles crottées, les bains dans la boue, et les enterrements vineux. À ce compte, il n’y a pas dans tout le charmant petit livre que je vous offre un seul coin de réalisme. Mon livre est net, élégant, bien vêtu. La dame est parée à ravir ; elle porte à merveille son manteau couleur de muraille ; elle a de belles jupes, de beaux mouchoirs et des gants frais ! Réalisme ! As-tu jamais porté une fleur à ta main ? Réalisme. Au milieu de ce bel appartement, où tout est clair et sombre à la fois, dont l’horloge impatiente a sonné les belles heures du Versailles de Louis XIV, dont le fauteuil couvre encore la molle empreinte des bergères de Trianon ; où tout rit ; où tout resplendit dans le hanap d’argent, dans le verre à facettes, dans le miroir biseauté à 90 Janin,- Jules. « À Madame Armande Bernard au Tréport », dans Ernest Feydeau, Fanny, Paris, Amyot, 1858, pp.-i-xvi, ici p.-v. 91 Feydeau, Ernest. Souvenirs d’une cocodette, écrits par elle-même. Introduction, essai bibliographique par Guillaume Apollinaire, Paris, Bibliothèque des curieux, s.d., « Introduction », pp.-1-3, ici p.-3. 92 Id. Alger. Étude, Paris, Michel Lévy Frères, 1862 ; id. La comtesse de Chalis ou les mœurs du jour - 1867 -. Étude, Paris, Michel Lévy Frères, 1868 ; id. L’art de plaire. Études d’hygiène de goût et de toilettes, dédiées aux jolies femmes de tous les pays du monde, Paris, Michel Lévy Frères, 1872. 36 René Sternke Venise, encadré à Florence ; où tout sonne, où tout chante en des tons si câlins ; où l’ivoire et l’ambre, la laine et la soie et la vitre au carreau, et le tableau sur la tenture ont des chatoiements ineffables, ne redoutez pas le réalisme ; faites plus : attendez-vous à beaucoup de vérité 93 ! La paraphrase de Janin fait entrevoir que l’esthétisation par Feydeau passe par la distinction de l’objet et du mot rares, exquis et travaillés, par la décontextualisation et recontextualisation d’objets venant d’ailleurs, souvent de loin et d’une autre époque, dont la matérialité est précisée et mise en relief et qui s’accumulent dans une sorte de musée privé. Dans ses Souvenirs intimes de Théophile Gautier, Feydeau souligne que Flaubert, Gautier et Feydeau n’étaient « jamais divisés en rien dans les questions d’art 94 ». Nous est-il permis de qualifier leur esthétique commune de ‘moderne’ ? L’intégration des Souvenirs d’une cocodette dans Le Coffret du bibliophile par Apollinaire semble nous y autoriser. Quoi qu’il en soit, ce ne sera qu’une dénomination a posteriori, puisque ces trois esthètes, euxmêmes, se voyaient loin « des laideurs modernes 95 ». Fétichisme La contribution de Thierry Poyet montre l’ubiquité du nouveau rapport des individus vis-à-vis des objets matériels dans le monde flaubertien. L’auteur et ses personnages sont pareillement attirés et hantés par les objets. L’écriture se transforme également en objet. L’autopsie la plus objective côtoie la mystification des objets : « Il est un véritable fétichisme flaubertien qui trouve à s’exprimer en d’autres circonstances aussi, parfois plus érotiques » (infra, p.-172). Dans son analyse du roman Le Dieu Pepetius, Cecilia Hurley confirme que la perspective adoptée par Thierry Poyet n’est pas anachronique. Elle rappelle les origines du concept de fétichisme dans les travaux ethnologiques et archéologiques de Charles de Brosses et constate : « Lacroix, ici, présente le cas d’un des premiers textes où se marque un déplacement de signification en direction du fétichisme esthétique » (infra, p.-198). Dans ses conférences sur la mythologie de l’art de 1808, Böttiger décrit comment l’homme naturel essaie de se procurer un moyen apotropaïque qui le protègerait contre des puissances nocives. N’importe quel objet qui excite son imagination au point de l’imaginer habité par un esprit, peut lui servir d’amulette ou de talisman. D’après Böttiger, qui suit d’ailleurs de 93 Janin, op.-cit., pp.-viii-ix. 94 Feydeau, Théophile Gautier, op.-cit., p.-95. 95 Ibid., p.-96. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 37 Brosses, de tels objets sont à l’origine du fétichisme qui est, de son côté, à l’origine de l’art grec 96 . Des extraits manuscrits de plusieurs pages 97 prouvent que Karl Marx dut son concept du fétichisme de la marchandise à la Mythologie de l’art de Böttiger : Là [dans la région nuageuse du monde religieux] les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production 98 . Le concept du fétichisme est un concept archéologique qui, au cours du XIX e siècle, étendit son champ d’application. Dans la mesure où les œuvres d’art sont considérées comme « des choses douées d’une vertu divine », elles correspondent à la définition des fétiches de de Brosses 99 . Les différents types du roman archéologique au milieu du XIX e siècle La notion de roman archéologique surgit d’abord comme une insulte pour caractériser un travail archéologique dans lequel l’imaginé l’emporte sur le positif et le vérifiable. Dans son Archéologie Égyptienne, Ivan Alexandrovitch Goulianof désigne la théorie des signes phonétiques enseignée par Champollion de « roman archéologique » 100 . Un tel emploi du terme se trouve encore dans l’essai sur « Le Roman archéologique en France 101 » publié en 1862 par l’archéologue Christian Eduard Ludwig Wilhelm Fröhner alias 96 Böttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie. Erster Cursus, op.-cit., p.-6. 97 Marx, Karl. « Exzerpte aus Charles De Brosses : Ueber den Dienst der Fetischengötter, und aus Karl August Böttiger : Ideen zur Kunst-Mythologie », dans id., Friedrich Engels, Exzerpte und Notizen bis 1842, Berlin, Dietz Verlag, 1976, pp.-320-334 et 837-838. 98 Id. Le Capital. trad. M. Joseph Roy, entièrement révisée par l’auteur, Paris, Maurice Lachatre & C ie , [1872], t.-1, p.-29. 99 Brosses, Charles de. Du culte des dieux fétiches, ou Parallèle de l’ancienne Religion de l’Egypte avec la Religion actuelle de Nigritie, s.l., 1760, p.-11. 100 Goulianof, Ivan Alexandrovitch. Archéologie Egyptienne ou recherches sur l’expression des signes hiéroglyphiques, et sur les éléments de la langue sacrée des Egyptiens, t.-2, Leipzig, Barth, 1839, p.-62. 101 Frœhner, Guillaume. « Le Roman archéologique en France », Revue contemporaine,-1862, 11 ème année, t.-30 (LXV de la collection), pp.-853-870 (15 décembre 1862). 38 René Sternke Guillaume Frœhner, qui y place un catalogue rédigé par un collègue 102 sur-le même plan que Le Roman de la Momie de Gautier et Salammbô de Flaubert. Il y range aussi des ouvrages tels que le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire publié par Barthélemy à partir de 1788 (infra, pp.- 59-60, 75-79 et 188-189), la Sabine de Böttiger (supra, p.-10-14), Le Palais de Scaurus 103 de Mazois, paru en 1819, et le Gallus 104 , publié en 1838 par Becker. Ces livres servirent à transmettre un savoir archéologique qui consistait en des recherches nouvelles. La forme de la fiction fut choisie pour sucrer la pilule afin d’atteindre un public plus large. Bien qu’un Böttiger profitât de cette forme pour y insérer de la satire sociale, il s’agissait en premier lieu de livres scientifiques et didactiques. Il est nécessaire de connaître cette référence comparative pour comprendre la critique dont la cible fut Salammbô, une œuvre qui, d’après les notions de l’époque, ne fut ni figue ni raisin. En analysant Le Dieu Pepetius de Lacroix, Cecilia Hurley nous présente un autre type de roman archéologique, le roman méta-archéologique qui lui permet d’évaluer le statut de l’archéologie au début de la seconde moitié du XIX e siècle. Le rejet de l’archéo-fiction par l’archéologie au milieu du XIX e siècle En 1810, Chateaubriand se défendit : « Le même critique a dit encore que les Martyrs étoient un voyage, et toujours un voyage. 105 » En 1862, dans sa critique de Salammbô, Théophile Gautier déclarera : « ce n’est pas un roman, c’est un poème épique ! 106 » Au cours d’un demi-siècle, la situation avait changé entièrement. Flaubert avait essayé de composer un roman, en s’appuyant sur les méthodes de l’archéologie. Il avait entrepris de vastes études philologiques et s’était rendu sur les lieux pour réaliser une autopsie des vestiges matériels. Cecilia Hurley nous rappelle la critique de ce roman archéologique par l’archéologue Frœhner (infra, pp.- 188-189 et 206). Ce 102 Dujardins, Antoine Émile Ernest. Notice sur le Musée Napoléon III, et promenade dans les galeries, Paris, Michel Lévys frères, 2 1862. 103 [Mazois, Charles François.] Le Palais de Scaurus, ou description d’une maison romaine. Fragment d’un voyage fait à Rome, vers la fin de la république, par Mérovir, prince des Suèves, Paris, Firmin Didot, 1819. 104 Becker, Wilhelm Adolph. Gallus oder Römische Scenen aus der Zeit Augusts. Zur Erläuterung der wesentlichsten Gegenstände aus dem Leben der Römer, t.- 1, Leipzig, Fleischer, 1838. 105 Chateaubriand, Les Martyrs. Précédée d’un examen, op.-cit., p.-72. 106 Gautier, Théophile. « Salammbô », dans id. L’Orient, op.- cit., pp.- 438-462, ici p.-462. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 39 dernier ne critique d’ailleurs pas l’application du principe de l’autopsie par Flaubert. Au contraire, il loue le romancier d’avoir, dans Madame Bovary, complètement saisi et admirablement rendu « ces mille petites choses familières de la vie qui nous environnent » : « la fleur qui s’accroche à la robe de la fiancée, la goutte d’eau qui tombe sur son ombrelle, la première gelée mangée par une convalescente » 107 . Frœhner reproche au romancier d’avoir traité un objet archéologique et d’avoir ainsi accaparé un sujet qui appartenait à la science : Pour le lecteur d’à présent, la distance entre le roman du jour et l’émigration des Israélites est trop grande pour qu’il puisse la franchir volontiers sans péril, et la nature des peuples modernes, plus volcanique que celle des prêtres eunuques de Salammbô, a quelque peine à emboîter le pas solennel des théories. Rappeler une vie imparfaite et disparue, une société éteinte, est l’affaire de la science, et l’on ne franchit pas impunément le seuil sacré du sanctuaire. L’antiquité est une enceinte close pour celui qui n’y cherche qu’un amusement frivole ; la science ne fait pas de concessions, elle secoue tout ce qui lui est étranger. Plaignez-vous de la roideur de sa forme, de la sécheresse et de la pédanterie de ses recherches, vous n’aurez jamais que le petit succès du moment. Le romancier a son terrain à lui ; il brille où le savant s’éclipse ; son apanage est le jeu mobile de la vie contemporaine. L’histoire des temps reculés est pour lui comme une muraille où la science ne lui permet pas de charbonner ses figures 108 . Tandis que le critique de Chateaubriand reproche à son auteur d’avoir rendu son expérience visuelle personnelle au lieu d’avoir fait travailler son imagination au service de l’invention, celui de Flaubert fait des remontrances au sien d’avoir inventé et imaginé des choses au lieu de décrire ce qu’il avait sous le nez. Frœhner blâme Flaubert de n’avoir « eu recours aux trésors de son imagination que par indigence de connaissances acquises » 109 ; pour lui, l’invention est en contradiction avec la vérité : « Selon M. Flaubert, une statuette bleue à trois têtes serait l’image de la vérité ! Cette vérité-là est une jolie invention de l’auteur. 110 » Véronique Krings a, il y a quelques années, tenté de défendre Flaubert contre les attaques de Frœhner et relu « Salammbô à l’épreuve de l’antiquité ». Au reproche de Frœhner que Flaubert avait dû forcer « son imagination pour remplir les vides de la tradition », elle réplique : -« Ce que ne dit pas Froehner, c’est que, de son temps, les savants procèdent selon un mode opératoire 107 Frœhner, « Le Roman archéologique en France », op.-cit., p.-855. 108 Ibid., p.-870. 109 Ibid., p.-858. 110 Ibid., p.-860. 40 René Sternke étonnamment proche de celui du romancier. 111 » Mais cela n’infirme d’aucune manière l’exigence de Frœhner d’appliquer des modes opératoires plus scientifiques. D’ailleurs, Frœhner accuse dans le même article son collègue, l’archéologue Ernest Desjardin, de faire du roman archéologique dans sa Notice sur le Musée Napoléon III. Si Krings proclame « En historienne de Carthage » que Flaubert « a transcendé les sources pour toucher à l’âme de Carthage » et que « le génie de Flaubert a pressenti et rendu la complexité de Carthage » 112 , ces remarques d’une telle autorité ne doivent pas nous faire oublier que les archéologues de l’époque de Flaubert faisaient des efforts pour imposer des méthodes scientifiques qu’ils croyaient supérieures à celles des historiens et plus performantes que la transcendance des sources et le pressentiment. Donnons la parole au Monsieur Pigeonneau d’Anatole France, caricature de l’archéologue, dont la comparaison entre archéologie et histoire ne met ni l’une ni l’autre des deux disciplines à l’abri de l’ironie de l’auteur : Car l’histoire n’est qu’un art, ou tout au plus une fausse science. Qui ne sait aujourd’hui que les historiens ont précédé les archéologues, comme les astrologues ont précédé les astronomes, comme les alchimistes ont précédé les chimistes, comme les singes ont précédé les hommes 113 ? Martine Lavaud déduit « le statut scientifique » de Salammbô du « simple fait que l’archéologue Froehner choisisse de ferrailler avec Flaubert », « puisque après tout on ne discuterait pas ainsi d’une pure fantasmagorie » 114 . Avec un tel argument, on pourrait attribuer un statut scientifique à tout énoncé qui ait jamais été nié ou rejeté par un représentant de la science. Il faut bien avouer que tout essai de reconstruction scientifique contient un élément hypothétique et fictif. Mais dans le cadre de notre problématique, cet élément, c’est-à-dire l’archéo-fiction, n’est pas l’aspect le plus intéressant, puisque ce n’est pas l’élément fictif qui distingue les archéo-fictions essentiellement des autres fictions. Pascale Hummel-Israel remarque que l’archéo-fiction Arria Marcella n’est qu’un double du conte fantastique La Cafetière (infra, p.-163). Alain Schnapp, qui constate que la recherche du futur dans le passé, s’était réalisée depuis des milliers d’années, met l’accent sur les années 111 Krings,-Véronique. « Salammbô à l’épreuve de l’antiquité », dans Martine Lavaud (dir.), La Plume et la pierre. L’Écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie Éditions, 2007, pp.-151-184, ici p.-162. 112 Ibid., pp.-172-173. 113 France, Anatole. « M. Pigeonneau », dans id. Balthasar, Paris, Calman-Lévy, éditeurs, [1898], pp.-41-70, ici p.-45. 114 Lavaud, Martine. « Introduction », dans ead. (dir.), La Plume et la pierre, op.- cit, pp.-11-28, ici p.-18. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 41 pendant lesquelles la recherche archéologique se conformait aux « exigences d’une approche globale » pour s’affirmer comme- « la ‘science du passé’ qui étudie les vestiges sous tous leurs aspects » (infra, p.- 61). Pour s’imposer comme science, elle dut s’émanciper de « la triple tutelle du philologue, de l’artiste et du collectionneur » (infra, p.- 61). L’exclusion du romancier du discours archéologique, déjà remarquée par Stendhal, se plaignant « du charlatanisme et de la camaraderie » des savants (infra, p.-100), fit partie de cette émancipation. Ce fut l’abandon du projet de Novalis exigeant que les antiques fussent explorés et de manière savante et de manière poétique. Pourtant au début des années 1990, les écrivains Jean-Marie Gustave Le Clézio, Jamal Abu Hamdan, Anne Wade Minkowski, Jabra Ibrahim Jabra, Tahar Ben Jelloun, Nabil Naoum, Abdelwahab Meddeb, Adonis, Claude Ollier, Abdessalam Al-Ujayli, Michel Butor et Gamal Ghitany furent invités à Pétra pour créer autour de ce lieu un imaginaire dont le manque s’était fait sentir 115 . La description comme noyau de l’autoréférentialité de l’œuvre Si l’archéologue Frœhner défend au romancier de toucher à l’objet archéologique, il lui permet d’utiliser les méthodes archéologiques de l’autopsie et de la description. Dans la célèbre dissertation Raconter ou décrire ? de 1936, qui se comprenait comme une contribution au débat sur le naturalisme et le formalisme et dont la devise marxienne et marxiste « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même » ne plaisantait pas à une époque où le stalinisme battait son plein, Georg Lukács condamna la description qui s’émancipe du thème principal 116 . Dans une telle perspective, Flaubert passait pour un romancier réaliste de second ordre qui n’arrivait pas à rendre la dynamique des forces motrices sociales aussi bien que Balzac et Stendhal 117 . En effet, à mesure que la description s’émancipe du thème du roman, elle renvoie à elle-même, peut atteindre une qualité esthétique autonome ou même devenir obscure. Dans L’Attila du Roman, où Michel Brix substitue l’examen moral de l’auteur partout à l’évaluation esthétique de l’œuvre, Flaubert est 115 Cardinal, Philippe (dir.). Petra. Le dit des pierres, Amman, Almada, 1997. 116 Lukács, Georg. « Erzählen oder Beschreiben ? », dans id. Kunst und objektive Wahrheit. Essays zur Literaturtheorie und -geschichte, éd. Werner Mittenzwei, Leipzig, Reclam, 1977, pp.-113-165. 117 Fischer, Jan O. et al. « Romantik und Kritischer Realismus », dans Rita Schober (dir.), Französische Literatur im Überblick. Nach der von einem tschechischen Autorenkollektiv unter Leitung von Jan O. Fischer herausgegebenen Francuská literatura (2. Auflage Prag 1964), Leipzig, Reclam, 1970, pp.-179-272, ici pp.-265- 266. 42 René Sternke de nouveau débiné. Une telle démarche ne lui est pas adéquate. Pourtant si Thierry Poyet considère l’entreprise de l’écrivain-chercheur Flaubert comme un échec, nous devons le suivre, puisqu’il juge Flaubert, qui avait maladroitement défendu son archéologie dans une anti-critique 118 , d’après ses propres critères et exigences. Leconte de Lisle - le poète comme chercheur et comme martyr Leconte de Lisle semble reprendre presque littéralement le programme schellingien (supra, p.- 6) dans un passage souvent cité de la préface aux Poèmes antiques qui, dans le présent recueil, se voit interprété différemment par Henning Hufnagel et Klaus W. Hempfer (infra, pp.-234, 245 et 290-291) : L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée : c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres 119 . Voici la question que pose en entrée la traduction de la Symbolique de Creuzer : Est-il vrai que les premiers peuples de l’ancien monde, éclairés tout d’un coup des plus vives lumières de l’intelligence, non-seulement se soient élevés comme d’eux-mêmes aux notions les plus abstraites, mais n’aient connu d’autre moyen d’exprimer ou de communiquer leurs idées qu’un langage simple et nu, dépouillé de figures et d’images, si bien que l’expression la plus directe était toujours la mieux assortie à la clarté lumineuse de leur entendement 120 ? Par ces mots, Creuzer et Guigniaut caractérisent l’exposition lumineuse des idées par des notions abstraites de la science moderne que les peuples de l’ancien monde ne pouvaient pas encore atteindre. Pendant « la période 118 « M. Gustave Flaubert et M. Frœhner à propos de Salammbô », Revue contemporaine,- 1863, 12 ème année, t.- 31 (LXVI me de la collection), pp.- 413-424, ici pp.-413-419 : lettre de Flaubert à Frœhner du 21 janvier 1863. 119 Leconte de Lisle. « [Préface des Poëmes Antiques] », dans id. Œuvres complètes,- éd. Edgard Pich, t.-V, Paris, Honoré Champion,-2015, pp.-13-18, ici p.-16. 120 Creuzer, Friedrich. Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques ; ouvrage traduit de l’allemand du D r Frédéric Creuzer, refondu en partie, complété et développé par J.D. Guigniaut, t.- 1 er , 1 ère- partie, Paris, Treuttel et Würtz, 1825, p.-1. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 43 du sacerdoce » 121 , les prêtres devaient traduire le savoir abstrait en images : « C’était donc une révélation et nullement une exposition développée, que cette antique méthode. 122 » Pourtant, Leconte de Lisle ne veut pas, comme Schelling le demande, traduire le savoir moderne en images à l’instar des prêtres anciens ; il entreprend un travail herméneutique, « la reconstitution des époques passées et des formes multiples qu’elles ont réalisées » 123 . Sa critique des interprétations des mythes par les mythologues contemporains 124 confirme qu’il s’agit d’un projet herméneutique. Pour Leconte de Lisle, le poète est un chercheur. En même temps, Leconte de Lisle identifie le poète au martyr : « si la Poésie est souvent une expiation, le supplice est toujours sacré » 125 . La mise en scène de l’écrivain comme chercheur et comme martyr rapproche Leconte de Lisle de l’écrivain-chercheur Flaubert qui se sacrifie également dans le cadre d’un culte. Sérénité de l’âme - liberté de l’âme - impassibilité Du bonheur impassible ô symbole adorable, Calme comme la Mer en sa sérénité, Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable, Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté. La sixième strophe du poème Vénus de Milo de Leconte de Lisle, interprété par Henning Hufnagel (infra, pp.-248-252), cite le plus célèbre passage des Réflexions sur l’Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture de Winckelmann : Parmi les traits de perfection les plus frappans qui distinguent les productions des artistes Grecs, il y en a un qui mérite une attention particulière, parce qu’on le remarque dans toutes les meilleures statues, & qu’il seroit difficile de le rencontrer ailleurs : je veux parler de cette noble simplicité, de cette grandeur tranquille, qu’on admire dans les attitudes & dans l’expression. Comme le fond de l’océan reste calme & immobile pendant que la tempête trouble sa surface, de même l’expression qui règne dans une belle figure Grecque, peint une ame toujours grande & 121 Ibid., p.-4. 122 Ibid., p.-6. 123 Leconte de Lisle, op.-cit,-p.-15. 124 « l’ignorance des traditions mythiques et l’oubli des caractères spéciaux propres aux époques successives », « Les théogonies grecques et latines […] confondues », « Des idées et des sentiments étrangers au génie homérique, empruntés aux poètes postérieurs », ibid. 125 Ibid., p.-18. 44 René Sternke tranquille au milieu des secousses les plus violentes & des passions les plus terribles 126 . Le parallèle entre le calme de la mer et la sérénité de l’âme se retrouve dans un autre écrit moins connu du même auteur, dans lequel il précise que cette sérénité était la marque de la supériorité et de la dignité de l’homme : Dans les figures antiques, la joie n’éclate jamais ; elle n’énonce que le contentement & la sérénité de l’ame. Sur le visage d’une Bacchante, on ne voit briller, pour ainsi dire, que l’aurore de la volupté. Dans la douleur & l’abattement, l’ame est l’image de la mer, dont la profondeur est tranquille quand la surface commence à s’agiter. Au milieu des plus grands maux, Niobé paroît toujours cette héroïne qui ne vouloit point céder à Latone ; car l’ame peut être réduite, par l’excès de la douleur, à un état d’insensibilité & d’apathie, qui ne lui permet plus d’appercevoir la grandeur de son infortune. Les artistes ainsi que les poëtes de l’antiquité, ont représenté leurs personnages hors de l’action, quand l’action n’étoit propre qu’à faire naître la terreur, la désolation & le désespoir ; & cela, pour conserver la dignité de l’homme qu’ils vouloient montrer supérieur aux situations les plus accablantes & les plus douloureuses 127 . Dans ces deux passages, les critères esthétiques et éthiques sont étroitement liés. Cette sérénité de l’âme que Winckelmann observe en contemplant les personnages représentés par les statues les plus parfaites de l’Antiquité grecque, les représentants de la littérature classique allemande la réclament par rapport au récepteur des œuvres d’art. Dans ses Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme de 1795, Schiller déclare que « c’est méconnaître la nature d’un esprit que d’attribuer aux passions sensibles la puissance d’opprimer positivement la liberté de l’âme » 128 . L’artiste doit agir en sorte : Dans une œuvre d’art vraiment belle, le fond ne doit rien faire, la forme tout ; car, par la forme, on agit sur l’homme tout entier ; par le fond, au contraire, rien que sur des forces isolées. Ainsi donc quelque vaste et quelque sublime qu’il soit, le fond exerce toujours sur l’esprit une action restrictive, et ce n’est que de la forme qu’on peut attendre la vraie liberté esthétique. Par conséquent, le véritable secret du maître consiste à anéan- 126 Winckelmann, Johann Joachim. « Réflexions sur l’Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture », dans id. Recueil de différentes pièces sur les arts, Paris, Barrois l’aîné, 1786, pp.-1-62, ici pp.-29-30. Sur l’importance de Winckelmann et de l’idéalisme allemand pour le Parnasse cf. Mortelette, Yann. Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p.-76. 127 Id. « De la Grace dans les Ouvrages de l’Art », ibid., pp.-283-295, ici p.-289. 128 Schiller, Friedrich. « Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme », dans Esthétique de Schiller, trad. Adolphe Régnier, Paris, Hachette, 1862, pp.- 183-306, ici p.-259. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 45 tir la matière par la forme, et plus la matière est par elle-même imposante, ambitieuse, attrayante, plus elle se fait valoir et tient à produire l’effet qui lui est propre, ou encore, plus celui qui la considère est tenté d’entrer directement en rapport avec elle : plus grand aussi est le triomphe de l’art qui la dompte et maintient sa domination sur ceux qui jouissent de son œuvre. Il faut que l’âme du spectateur et de l’auditeur reste parfaitement libre et intacte ; il faut qu’elle sorte pure et entière du cercle magique de l’artiste, comme des mains du créateur 129 . Il faudrait essayer de reconstruire la réception et l’adaptation des idées du classicisme allemand de manière plus exacte. La traduction par Régnier de l’ouvrage de Schiller que nous venons de citer date de 1862, et le premier Parnasse contemporain parut quatre années plus tard. Mais on trouvera des idées très proches dans des œuvres de Schelling, de Goethe et de Victor Cousin qui avaient paru auparavant. De telles idées étaient dans l’air du temps. La différence entre l’esthétique de l’idéalisme allemand et celle du Parnasse consiste dans la plus grande valeur attribuée au côté matériel de la forme de l’œuvre d’art. Afin de déterminer les stratégies des Parnassiens pour « anéantir la matière par la forme », nous nous appuyons sur le modèle de la poésie parnassienne que Klaus W. Hempfer expose dans le présent cahier. Passage d’une esthétique d’imitation à une esthétique de production libre - coordination de l’objet archéologique et de l’œuvre d’art Dans son interprétation du Poème de la femme de Gautier, Klaus W. Hempfer montre que l’objet de la mimésis, ce que Schiller appelle la matière (dans ce cas : une visite au théâtre, le déshabillement de la femme, l’acte d’amour et la remembrance de tout cela), disparaît quasiment, parce que la mimésis se manifeste sous forme de mimésis de la mimésis. Dans un article de 1993, Klaus W. Hempfer avait « déjà essayé d’établir le lien systématique entre, d’une part, le passage de la prédominance de la fonction émotive du langage à une prédominance de sa fonction référentielle et, d’autre part, la forme spécifique de cette dernière en tant que mimésis au second degré » (infra, p.-279). Il y avait énuméré cinq caractéristiques d’un texte parnassien de type idéal : 1. la dé-subjectivation, 2. la prédominance de la fonction référentielle du langage sous forme de description ou de narration, 3. la construction de l’objet représenté sous forme de rare objet exquis, 4. le mètre comme icône du rare objet exquis, 5. la complication de la réception et la perturbation 129 Ibid., p.- 272. Schiller continue : « Le sujet le plus frivole doit être traité de telle sorte, que nous demeurions disposés à passer de là immédiatement au sérieux le plus sévère. » Nous pensons que « À Vénus de Milo » de Banville réalise également le concept de la liberté de l’âme : - « J’adore […] d’une tranquille joie », etc. (infra, pp.-252-257). 46 René Sternke de la mimésis. Il avait évidemment gagné ces critères par une analyse de la communication à l’intérieur du poème : 1. l’attitude du locuteur vis-à-vis de lui-même, 2. son attitude vis-à-vis de son sujet, 3. la nature de ce sujet, 4. le rapport entre le langage et ce sujet, 5. le rapport de ce sujet au monde extratextuel. Ces éléments sont dans une corrélation fonctionnelle. Appliquons ce modèle au poème À un triomphateur de Heredia, que Yann Mortelette interprète différemment (infra, pp.-217-218). Le locuteur parle à un triomphateur et l’incite à construire un arc de triomphe pour éterniser sa gloire, non sans ironie, parce qu’il prédit la destruction du monument. Le locuteur ne parle pas de lui-même. Bien que la fonction appellative du langage ne soit pas absente, la description de l’arc à construire et la narration de son déclin font prévaloir la fonction référentielle. L’arc de triomphe richement orné constitue un rare objet exquis. Par sa construction régulière et harmonieuse, le sonnet ressemble à l’arc de triomphe. Mais c’est la mimésis sous forme de mimésis au second degré qui sape tout. La description de l’arc de triomphe invite le lecteur à feuilleter le catalogue de son musée imaginaire pour visualiser cet arc de triomphe, en se souvenant de tels arcs, de la colonne Trajane qui montre « Des files de guerriers barbares, de vieux chefs/ Sous le joug », etc. Mais tout ce que le poème montre de manière assez concrète, n’existe que dans un discours, n’est qu’à construire ou n’a qu’à se passer dans un futur incertain, sans posséder aucune substance. « Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre » dit le locuteur à l’« Imperator illustre » qui doit nécessairement être ou l’un ou l’autre. N’est-il donc pas connu ? Nous n’apprenons rien sur lui. Il n’a pas plus de substance que son arc. Tout se dissout. Il ne reste que la voix du locuteur. Le parallèle entre l’arc à imaginer et le poème, souligné par le mot « trophée » (infra, p.-218), indique que ce poème, vide d’objets en dehors de lui-même, est autoréférentiel et autotélique. Le locuteur, c’est le poète qui parle à lui-même, triomphateur souriant de la vanité de son entreprise. Tout ce qui reste est la beauté du sonnet qui triomphe dans la matérialité des sonorités et des images avant de se volatiliser. Ce sonnet est un jeu schillérien et une production libre schellingienne. Mais d’autres interprétations, comme celle de Yann Mortelette qui ouvre la voie à des lectures moraliste, philosophique, historique et archéologique, ne sont pas à exclure, ce qui accroît encore l’obscurité de ce chef-d’œuvre. Quelle est la place de l’objet archéologique à l’intérieur du modèle hempférien ? À l’instar de l’œuvre d’art, il entre dans le paradigme des rares objets exquis que l’on rencontre d’un côté comme objets de référence du poème et de l’autre comme ses équivalents. Henning Hufnagel ne reconnaît pas la corrélation fonctionnelle entre les éléments du modèle hempférien auquel il reproche « la concentration sur la mimesis » (infra, pp.-240-241). Il isole les éléments de ce modèle pour L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 47 les réorganiser différemment, en y ajoutant des critères qui ne sont pas applicables à un texte isolé. Au lieu de la corrélation fonctionnelle entre la prédominance du langage et la mimésis au second degré, il aperçoit une tension/ un clivage entre « la suggestion de référentialité et la problématisation de la mimesis » (infra, p.-235). - Mais y a-t-il tension, si l’abondance de choses représentées masque le vide de la représentation ? Voici la question. La mimésis dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo Henning Hufnagel remarque : « justement chez Leconte de Lisle, la problématisation de la mimesis paraît beaucoup moins importante » (infra, p.-240). Dans son analyse du poème Vénus de Milo de Leconte de Lisle, il observe pourtant : « le poème crée […] une ambiguïté entre le vivant et l’inerte, entre une œuvre d’art et le corps d’une femme-déesse, entre la mimesis de l’art et la mimesis d’un corps » (infra, p.-250). En fait, la statue de la Vénus de Milo en elle-même présente déjà une mimésis à plusieurs degrés : un artéfact qui représente une femme qui représente une déesse. Portant le même nom que la statue, le poème y ajoute encore un degré. Plusieurs poèmes parnassiens consacrés à la Vénus de Milo créent cette ambiguïté. Ils confondent les différents degrés de la mimésis, en les mettant sur le même niveau. Ils se réfèrent à la Vénus en même temps comme à une statue, à une femme, à une déesse et même comme à une représentation. On pourrait y voir un procédé pour faire anéantir la matière (la réalité à l’état brut) par la forme (la mimésis). - Cependant, on pourrait se demander si le poème Essais de peinture de Coran, qui ironise ce procédé - Hufnagel parle d’auto-ironisation (infra, p.- 269) -, est encore un poème parnassien, si l’on part de ce critère pour définir le paradigme. À plus forte raison, on pourrait poser cette question par rapport au sonnet La Vénus de Milo de Sully Prudhomme qui retourne à la mimésis de la belle nature : -« ce modèle, ô Grèce, est la fleur de ta race » (infra, p.-272). Une telle opinion est le contraire de la doctrine de l’idéalisme formulée par Victor Cousin, concevant l’idéal comme production libre : Le procédé véritable de l’art grec a été la représentation d’une beauté idéale que la nature ne possédait guère plus en Grèce que parmi nous, qu’elle ne pouvait donc offrir à l’artiste. Cet idéal lui vint d’ailleurs, et avant tout de son génie 130 . La discussion que la controverse entre Klaus W. Hempfer et Henning Hufnagel ne manquera pas de provoquer, n’est qu’en train de commencer. Ce que nous devons retenir dans le cadre de notre propre projet, c’est que, 130 Cousin, Victor. Du Vrai, du Beau et du Bien, Paris, Didier, 1853, p.- 191. Cf. Winckelmann, « Reflexions », op. cit., pp. 13-14. 48 René Sternke dans le cas où la mimésis est mise entre parenthèses par une mimésis au second degré qui tend à éclipser la réalité, l’objet archéologique peut servir et d’objet de référence et de modèle de l’œuvre d’art, dans la mesure où il réalise déjà, de son côté, une mimésis au second degré. C’est, par exemple, le cas dans le poème À un triomphateur où l’arc est le média d’une mimésis qui est en vérité mimésis au second degré et construction : « le bruit de ta vertu ». La matérialité dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo Nous avons posé à Ludovic Laugier, conservateur des sculptures grecques au Louvre, quelques questions concernant la Vénus de Milo, visant, en guise d’autopsie, à la connaissance de la matérialité et des conditions d’exposition historiques de cette sculpture, pour pouvoir évaluer dans quelle mesure les Parnassiens tinrent compte de cette matérialité et de ce contexte. Quelle est la couleur de la statue ? Aujourd’hui blanche comme le marbre de Paros l’est toujours, légèrement blondie par la patine des siècles. Durant l’Antiquité, polychrome, comme la plupart des statues de l’époque hellénistique : polychromie dont nous n’avons plus la trace aujourd’hui. Probablement pour la chevelure, le visage et l’himation. Ajouter à cela un bracelet de bras et des boucles d’oreille. Comment interagit le marbre avec la lumière ? Est-il très reflétant ? Le marbre est une roche métamorphique cristalline : la lumière y brille assez bien. Comment était présentée la statue au XIX e siècle ? Au XIX e siècle, la statue était installée dans une salle du rez-de-chaussée de l’aile Sully, où nous l’avons d’ailleurs délibérément réinstallée en 2010. Elle était placée sur un socle haut qui pouvait être actionné pour tourner sur lui-même si nécessaire. Il y avait une haute barrière de mise à distance en laiton. Comment était illuminée la statue au XIX e siècle ? Lumière naturelle la plupart du siècle. Quelles sont les autres statues de Vénus qui étaient déjà exposées au Louvre au XIX e siècle ? La liste est fort longue : citons la Vénus d’Arles et la Vénus Capitoline de la collection Borghèse. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 49 Pourrait-on attribuer les différentes représentations de Vénus mentionnées dans le poème Vénus de Milo de Leconte de Lisle aux différentes représentations de Vénus exposées au Louvre ? Peut-être bien. Comment cette statue grecque se distingue-t-elle stylistiquement de ces autres représentations de Vénus, qui sont, si je ne me trompe pas, des œuvres romaines ? C’est une statue sculptée en Grèce même, dans les Cyclades : elle s’inspire du type de la Vénus de Capoue (Naples, MAN, copie romaine d’un original grec disparu du IV e siècle av. J.-C.). La caractérisation stylistique de cette statue dans le poème À Vénus de Milo de Théodore de Banville de 1842 (flanc nerveux, front correct, rudes cheveux, grands yeux, etc.) est-elle réussie ? Non, statue classique, au visage apaisé. Les côtés du bloc inférieur sont assez raides, là Banville n’a pas tort. Quatremère de Quincy écrit que la statue avait été restaurée à l’Antiquité ? Est-ce correct ? C’est une vraie question, peut-être pour le bras droit, coupé net. De quelle manière la statue a-t-elle été restaurée au cours des deux siècles passés ? Très peu, car on hésitait sur l’aspect à donner aux bras. On dit souvent que c’est l’un des premiers exemples de marbre antique laissé délibérément sans restauration. C’est négliger à tort l’importance de ces hésitations. On a ajouté un pied gauche en plâtre dans les années 1821-1830. Le bout du nez et une partie de la lèvre inférieure sont restaurés en plâtre depuis 1821. Quand les ajouts de la première moitié du XIX e siècle ont-ils été retirés ? Le pied gauche, à la fin du XIX e siècle. La statue faisait-elle partie d’un groupe ? Probablement pas. Hypothèse de Félix Ravaisson-Mollien, abandonnée depuis. Dans les poèmes exemplaires présentés par Henning Hufnagel, nous trouvons des traces d’autopsie et d’érudition archéologiques. La dé-contextualisation de l’objet de son cadre muséal faisait partie du jeu. Sa couleur - « Son 50 René Sternke ton ressemble à celui de l’ivoire 131 » dit Quatremère de Quincy - est réduite à une blancheur absolue qui n’interagit pas avec la lumière. Cette imprécision par rapport à la matérialité peut être causée par le jeu de la transformation du marbre en chair et vice-versa. Aucun œil critique ne remarque les ajouts - « tes pieds », « vos pieds », « tes lèvres » -, tandis que l’état fragmentaire de la statue est toujours pris en compte. L’hypothèse que la statue faisait partie d’un groupe, abandonnée aujourd’hui, mais fort discutée au XIX e siècle, apparaît au moins dans l’interprétation de Henning Hufnagel du poème de Banville (infra, p.- 256) : en effet, Quatremère de Quincy pensait que la statue faisait partie d’un groupe Vénus et Mars 132 . Leconte de Lisle compare la statue aux autres représentations de la déesse ; comme Quatremère de Quincy, il la trouve supérieure et adopte l’interprétation de la statue par le célèbre archéologue comme Vénus victorieuse 133 . Les descriptions, parfois détaillées, restent discutables. Il serait difficile à dire si une certaine homogénéisation de la représentation était due à un retour à Winckelmann. Rappelons le refus de suivre l’archéologie formulé par Victor Cousin : Je m’incline devant l’autorité de l’antiquité ; mais, peut-être faute d’habitude et par un reste de préjugé, j’ai quelque peine à me représenter avec plaisir des statues composées de plusieurs métaux, surtout des statues peintes. Sans prétendre que la sculpture n’ait pas jusqu’à un certain point son coloris, celui d’une matière parfaitement pure, celui surtout que la main du temps lui imprime, malgré toutes les séductions d’un grand talent contemporain, je goûte peu, je l’avoue, cet artifice qui s’efforce de donner au marbre la morbidezza de la peinture. La sculpture est une Muse austère ? elle a ses grâces à elle, mais qui ne sont celles d’aucun autre art. La vie de la couleur lui doit demeurer étrangère : il ne resterait plus qu’à vouloir lui communiquer le mouvement de la poésie et le vague de la musique ! Et celle-ci que gagnera-t-elle à viser au pittoresque, quand son domaine propre est le pathétique 134 ? Pour caractériser l’incompétence du philologue Jean Antoine Letronne dans le domaine de l’archéologie, Raoul-Rochette écrivit déjà en 1834 à Böttiger : « Il ne sait rien, absolument rien, de l’histoire de l’art ; il en est à Winckel- 131 Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostôme. Sur la statue antique de Vénus découverte dans l’Ile de Milo en 1820 ; transportée à Paris, Par M. le Marquis De Rivière, ambassadeur de France à la cour ottomane. Notice lue à l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, Paris, Debure frères, 1821, p.-12. 132 Ibid., pp.-17-24. 133 Ibid., pp.-20, 22 et 32. 134 Cousin, Du Vrai, du Beau et du Bien, op.-cit., pp.-208-209. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 51 mann » 135 . On pourrait interpréter un tel retour à Winckelmann comme un symptôme du divorce de l’archéologie et de la littérature qui avait déjà commencé à s’annoncer. La poésie archéologique des Parnassiens La contribution de Yann Mortelette montre que l’on peut aussi prendre un autre chemin que celui d’une analyse structurelle des textes pour déterminer la nature du Parnasse, celui d’une herméneutique qui part des opinions, des convictions, des espérances, des attentes, des illusions, des aspirations et de la mentalité d’un groupe, telles qu’elle les décèle dans les textes. Dans cette perspective, l’attitude des Parnassiens vis-à-vis de l’objet archéologique ressort avec la même netteté. Un large corpus de poésies de nature archéologique peut être déterré. On voit que le divorce de la littérature et de l’archéologie n’était pas encore consommé. La référence du texte à l’objet archéologique pourrait être prise en considération comme une caractéristique de la poésie parnassienne. Paris, capitale du XIX e siècle La philologie protestante avait fourni les premières méthodes scientifiques à l’archéologie. Plusieurs contributions, particuliérement celles de Serge Linkès et de Cecilia Hurley, témoignent et de la supériorité des archéologues allemands et de la moquerie dont les pédants allemands devinrent l’objet. L’esthétique et la littérature allemandes furent en mesure de donner des impulsions à la littérature française durant tout le XIX e siècle. Mais la synthèse entre l’esthétique idéaliste et l’archéologie ne put avoir lieu qu’à Paris, dans un creuset qui permettait de rapprocher ce qui était éloigné dans son pays d’origine. L’afflux d’antiques, leur accessibilité dans les musées, les conférences publiques, les salons, les expositions d’art, le journalisme, les progrès de l’imprimerie et de la lithographie, la transformation rapide de la ville, tout cela contribua au rapprochement de l’archéologie et de la littérature et à la genèse de la littérature moderne. La genèse de l’archéologie moderne fut un évènement européen. Le Dieu Pepetius donne, sous forme caricaturale, la répartition des rôles-(infra, p.- 195) : les collectionneurs excentriques anglais, les amateurs superficiels français, les érudits pédants allemands, les marchands malhonnêtes italiens. Dans des recueils précédents, on a voulu capter la dimension euro- 135 Lettre du 10 septembre 1834, Böttiger, Briefwechsel mit Raoul-Rochette, op.- cit., n o -70, l. 109-110. 52 René Sternke péenne de l’entrée de l’objet archéologique dans la littérature. On s’y est toutefois restreint aux pays des musées et des collectionneurs, de sorte que ni la particularité française ni la complexité du système ne sont devenues visibles. La compétition entre les ‘grandes’ nations, dans laquelle la Grande Nation grâce à la combinaison de missions militaires et archéologiques excellait, restait en marge et de la littérature et de la recherche littéraire. Pour élargir le champ de vision, nous avons intégré dans notre cahier la contribution d’un spécialiste de la littérature polonaise. L’article de Maciej Junkiert montre les difficultés d’une nation sans État, qui ne pouvait ni répertorier ni magasiner ses antiquités nationales et ne trouvait ni de devanciers ni de modèles parmi les grandes nations de l’Antiquité. L’intégration de cet article dans le présent volume est d’autant plus justifiée que les poètes polonais les plus importants de l’époque en question vivaient dans l’exil parisien. On pourrait parler d’une littérature française en langue polonaise, s’il ne s’agissait pas là des classiques de la littérature polonaise. Ces poètes polonais se trouvèrent dans un échange avec leurs collègues français et travaillèrent dans les mêmes conditions. Les objets archéologiques leur offrirent la possibilité de localiser la situation actuelle de leur propre nation dans le cadre de l’histoire universelle. À partir d’une assiette exposée dans un musée, Cyprian Norwid évoque ces peuples tristes et anciens qui n’ont pas laissé de merveilles, mais uniquement quelques pots de terre, ces peuples pour lesquels on n’exprime aucun regret, quand ils s’effacent dans l’immensité des siècles, comme une domestique après avoir servi une assiette à une honorable dame. Bien que Norwid publiât en 1851 à Paris chez Martinet son Promithidion et en 1863 à Leipzig chez Brockhaus ses Poezye, la vraie découverte de ce poète n’eut lieu qu’au XX e siècle. Hans Robert Jauß reconnut dans Norwid un poète de l’envergure de son contemporain Baudelaire, qui avait cependant frayé un chemin esthétique vers la modernité différent de la voie de la dé-subjectivation et de la dés-objectivation suivie par Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé 136 . Conclusion des prolégomènes : la contribution de l’archéologie à la genèse de littérature moderne Le nouvel espace d’empiricités qui s’ouvre à partir des années 1790 se caractérise par une approche directe et visuelle de l’objet matériel du passé qui entraîne la genèse de l’archéologie. Cette nouvelle approche de l’objet matériel du passé comprend l’application des méthodes de l’archéologie 136 Jauß, Hans Robert. « Vorwort zur ersten deutschen Ausgabe von Norwids Vademecum », dans Cyprian Norwid, Vade-mecum. Gedichtzyklus (1866). Polnisch/ Deutsch, éd. Rolf Fieguth, München, Wilhelm Fink, 1981, pp.-13-21. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 53 telles que l’autopsie, la description, l’herméneutique, etc. dans le domaine de la littérature. L’archéologie s’émancipe de l’histoire de l’art, adopte les méthodes de la philologie et entre dans une liaison avec l’histoire des religions, ce qui amène à une dévalorisation de l’aspect esthétique de l’objet archéologique et à une valorisation des aspects religieux et symbolique de cet objet. Dans la mesure où le classicisme avait identifié l’objet archéologique et l’œuvre d’art, les propriétés de l’œuvre d’art sont contaminées par les nouvelles propriétés de l’objet archéologique, restant le modèle de l’œuvre d’art. Vers la fin de la première moitié du XIX e siècle, on verra surgir une esthétique du fragment, une esthétique de la matérialité, une esthétique de l’artificiel, une esthétique de l’artéfact, une esthétique de la signification symbolique et d’une nouvelle mythologie, ainsi qu’une esthétique de l’obscurité. L’archéologie enrichit la littérature d’objets et de mots. Pendant la première moitié du XIX e siècle, l’objet archéologique réalise à cause de sa dé-contextualisation et de sa fragmentation la structure autoréférentielle et autotélique que l’œuvre d’art ne réalise pas encore à ce moment historique. Suite à la propagation de la doctrine idéaliste de l’art pour l’art, l’objet archéologique devient au cours de la seconde moitié du siècle et objet de référence et équivalent structurel de l’œuvre d’art. À l’instar de l’objet archéologique, l’œuvre d’art devient objet d’un culte. L’objet archéologique se révèle préfiguration de l’œuvre d’art moderne. Dans une dernière phase, que ce cahier ne traite plus, l’œuvre d’art s’émancipera de l’objet archéologique et deviendra production parfaitement libre, mais gardera néanmoins les caractéristiques de l’objet archéologique. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Le futur est-il derrière nous ? Alain Schnapp Nul n’est allé plus loin que le poète argentin José Luis Borges dans l’utilisation du passé comme une source d’inspiration littéraire. Borges n’a pas écrit de roman historique ou archéologique mais ses contes et ses récits comme ses poèmes sont tous marqués de l’empreinte des temps révolus, de la conscience de la brièveté de la vie humaine face à la succession des cultures et des œuvres. Borges, l’écrivain qui fut aussi le directeur de la Bibliothèque Nationale argentine, traverse la « bibliothèque de Babel » avec le sentiment de son infinité et la conviction du caractère dérisoire de chaque œuvre humaine aussi ambitieuse, aussi déterminée soit-elle. Face à la succession des cultures, des œuvres et des générations, toute ambition créative doit être ramenée à l’impermanence structurelle de la vie singulière de chaque être humain. Toutes les œuvres sont destinées à l’érosion, à l‘oubli et à la perte. La fascination des ruines telle qu’elle s’exprime depuis l’aube de l’humanité est profondément liée à ce sentiment du caractère transitoire de nos vies individuelles. Diderot l’a magnifiquement exprimé dans ses Salons : Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir 1 ! Le génie de Diderot est d’établir une relation entre la chute des civilisations et les bouleversements de l’histoire de la terre telle qu’un observateur attentif peut les observer. Diderot retrouve ainsi la vieille idée des stoïciens qui considèrent les ruines des civilisations et celles de la nature comme un phénomène identique. Face à l’immensité de ce qui est advenu, seule l’humilité permet à l’homme d’affronter les révolutions de la nature et 1 Diderot, Denis. Salons (1767), Paris, Hermann, 1995, t.-III, p.-338. 56 Alain Schnapp la succession des cultures. La réflexion de Diderot, comme la passion de Borges pour l’infinité des mondes et des œuvres, encadre en quelque sorte notre moderne rapport au passé. Nous savons que le passé est proprement inconnaissable et insaisissable, mais nous nous appliquons à le reconstruire et à l’évoquer, et cette évocation elle-même nous paraît aussi fuyante qu’instable. Dans Funes il Memorioso, Borges relate la vie sans espoir d’un de ses amis qui souffre, non d’une absence de mémoire, mais d’un trop-plein de mémoire. Ce jeune homme accablé par la masse de ses souvenirs gît sur un lit de paraplégique après un terrible accident-et déclare : « J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir tous les hommes depuis que le monde est monde » 2 . Face à l’image dévorante de l’oubli qui engloutit les êtres et les choses, surgit la figure proliférante de la mémoire dont l’extension sans borne recouvre les activités de l’esprit au point d’empêcher toute pensée : « Penser c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails presque immédiats » 3 . La parabole borgésienne est bornée par deux excès aussi risqués l’un que l’autre : sans mémoire pas de pensée, mais trop de mémoire nuit à la pensée. Cette réflexion nous pouvons la rapprocher de l’attitude des anciens Mésopotamiens face aux temps révolus. Pour les Mésopotamiens, le passé est devant nous et le futur est derrière nous, ce qui signifie qu’on ne peut examiner le futur qu’à travers le prisme de ce qui est advenu. Un roi n’est grand que s’il connaît les actions et les œuvres de ses prédécesseurs, un scribe ne peut exercer son office que s’il est capable de déchiffrer les inscriptions de ceux qui l’ont précédé. La représentation du temps est ainsi au cœur des comportements sociaux et des actions des rois et de leurs collaborateurs. Une fois qu’il a pris connaissance de ce qui a eu lieu avant lui, le roi peut se retourner pour contempler le futur et prendre les décisions qui s’imposent. On comprend ainsi pourquoi les Mésopotamiens et les Égyptiens ont les yeux tournés vers le passé : les souverains et leurs servants doivent se placer dans la continuité des règnes qui les ont précédés. Leurs scribes et leurs mémorialistes ont pour charge de préparer la perpétuation de leur souvenir, et pour ce faire, de laisser de multiples témoignages de leurs actions sur des tablettes de métal précieux et de terre, d’encastrer dans le sol des briques de fondation inscrites, de couvrir les murs des palais, des temples ou des sépultures, d’inscriptions qui relatent hauts faits et actions. Si puérile, si égotique, si dérisoire qu’elle soit, la passion du passé trouve son aliment dans cette compétition entre les morts et les vivants. Le souverain qui érige la plus monumentale pyramide, qui construit le plus 2 Borges, Jorge Luis. « Funes ou la mémoire », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1993, p.-514. 3 Ibid., p.-517. Le futur est-il derrière nous ? 57 impressionnant des « palais sans rival », qui fait composer les textes les plus convaincants à la mémoire de ses actions, sait que d’autres contempleront ses œuvres ou les liront, et il prend en quelque sorte le futur à témoin. L’antiquarisme, la collection, l’exhumation, l’excavation et la restauration des œuvres du passé est donc une des dimensions de l’existence des sociétés qui fait que chacune, même celles qui ne maîtrisent pas l’écriture, doit inventer des stratégies de remémoration qui passent par la tradition orale et rituelle comme par la conservation d’objets et de monuments qui viennent d’une époque plus ou moins lointaine. Quand ces traces viennent à manquer, on peut les substituer par d’autres, imitations ou reproductions, dont le rôle n’est pas moindre que les reliques-‘authentiques’-dans la chaine de la transmission. Mais cette transmission doit être opérée par des moyens adéquats. Si elle s’affranchit de certaines règles, elle devient aussi dangereuse que la mémoire proliférante de Funes. Borges, encore lui, en a exploré les risques. Dans la « Muraille et les livres » il se penche sur le sort du premier empereur de la Chine unifiée : J’ai lu, ces derniers jours, que l’homme qui ordonna la construction aux frontières de la Chine, d’une muraille presque infinie fut ce même empereur, Chi Hoang-ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui 4 . Pour mieux marquer son règne le souverain mégalomane fait détruire tout ce qui existait avant lui, rien ne subsiste qui pourrait distraire ses successeurs de son œuvre fondatrice. Mais la destruction, l’érosion totale ne saurait suffire ; en édifiant le plus longue des murailles, la plus folle des œuvres humaines depuis Babel, le premier empereur entend bien inscrire son règne comme un commencement absolu, comme une origine à laquelle aucun antiquaire ou historiographe du futur ne saurait négliger de se référer. Pour maîtriser le futur il faut s’emparer du passé. À défaut de le modeler à sa guise, le premier empereur entreprend de le détruire avec la même férocité qu’un vainqueur qui ravage les forteresses et les temples de son prédécesseur, en excavant jusqu’aux fondations elles-mêmes. Chi Hoang-ti incarne aux yeux de Borges la folie sans limite du plus absolu des pouvoirs. Il n’est pas intérêt de rappeler que quelques années avant Borges, Kafka, qui comme lui était fasciné par la Chine, avait tiré une leçon diamétralement opposée de l’aventure en donnant la parole à un contremaître chargé de l’édification d’une partie de la muraille : 4 Ibid., « Autres inquisitions », p.-673. 58 Alain Schnapp Sans la Direction, ni notre sagesse scolaire ni notre intelligence humaine n’auraient suffi pour accomplir l’humble fonction qui était la nôtre à l’intérieur du grand Tout. Dans la pièce où se tenait la Direction - aucun de ceux que j’ai interrogés ne sait, aucun n’a pu me dire où était cette pièce ni qui y siégeait - dans cette pièce tournait sans doute toutes les pensées et tous les désirs des hommes, et en sens opposé, tous les objectifs humains et leur accomplissement. […] La direction a sans doute […] existé de tout temps et, de même que la décision de construire une muraille. Innocents peuples du Nord qui croyaient en être la cause, vénérable et innocent empereur qui croyait en avoir donné l’ordre. Nous autres les constructeurs du mur nous savons qu’il n’en est rien et nous gardons le silence 5 . La muraille n’est pas la conséquence de la volonté démentielle d’un empereur mégalomane, mais un projet collectif imaginé par une direction politique anonyme qui vise à inscrire les efforts de la population de la Chine entière dans le cadre étroitement déterminé d’une entreprise sociale et nationale. La muraille n’entend pas être un commencement, un monument si grand que son ombre recouvre le futur, elle représente un perpétuel effort, toujours recommencé, qui vise à emprisonner les Chinois dans les murs, invisibles ceux-là, d’une identité dont on ne peut s’échapper. La muraille bien réelle n’est pas dressée contre de potentiels envahisseurs mais contre tout ce qui pourrait porter la société chinoise à la contestation et à la critique. Le projet du premier empereur tel que l’interprète Borges est une opération mémoriale qui vise à prendre le contrôle du futur par un commencement auquel nul ne saurait se soustraire. La muraille trouée et pourtant sans cesse recommencée de Kafka est un immémorial. Elle échappe au temps puisqu’elle se confond avec lui, elle est une construction infinie au service d’un pouvoir qui se veut lui-même infini. Égyptiens, Mésopotamiens et Chinois voyaient donc dans la connaissance du passé une activité nécessaire et qui relevait des plus hautes autorités. Les scribes s’employaient par mille récits à maintenir les traditions, soient qu’ils compilent, traduisent et recopient des traditions anciennes, soient qu’ils rédigent des chroniques ou des contes de ce qui s’était passé dans les temps les plus anciens. D’une certaine façon, pour les antiquaires de l’Orient, la fiction est la continuation de la connaissance historique par d’autres moyens que ceux de la philologie, de l’étude des écritures anciennes ou l’excavation de monuments. Le conte de Satni-Khaemois, qui date de l’époque saïte, est attribué à un prêtre fils de Pharaon du XIII e siècle avant J. C. dont nous connaissons l’intérêt pour les antiquités, la recherche 5 Kafka, Franz. « Lors de la construction de la muraille de Chine », Œuvres Complètes, t.-II, Paris, Gallimard, 1980, pp.-479-481. Le futur est-il derrière nous ? 59 d’inscriptions anciennes et la restauration des monuments : cet expert des périodes passées est présenté comme un magicien capable de faire revivre les temps les plus reculés. Les magiciens, les devins, les scribes, incarnent un pont entre le passé et le présent. Ce genre de récit n’est pas seulement lié à l’Orient ancien ; dans la tradition gréco-romaine de nombreux textes prétendument découverts dans des bibliothèques anciennes ou au cours d’excavation sont censés relater des événements très anciens qui renvoient aux périodes les plus mal connues. Ces récits prospèrent à côté d’autres qui se présentent comme des chroniques ou des histoires. Même si l’histoire revendique un statut rationnel et déroule une trame dont les preuves peuvent être vérifiées en étudiant les documents, en collectant des témoignages, en observant les monuments, bien d’autres textes témoignent d’un intérêt pour le passé. Il s’agit de récits divers qui, sans souscrire aux règles de la méthode historique, font parfois de larges emprunts à ses traditions et à ses techniques. Les Grecs eux-mêmes ne voyaient pas de contradiction entre ce qu’il appelaient le muthos et ce qu’ils dénommaient l’historia (étymologiquement l’« enquête ») ; le premier comme la seconde relevaient d’un genre de discours d’un ordre différent qui visait d’autres résultats et d’autres effets. La tradition médiévale occidentale distinguait aussi les chroniques historiques comme celles de Grégoire de Tours et les poèmes, ou ce qu’on appellera plus tard les « chansons de gestes ». Même si celles-ci ne prétendent pas à reconstituer l’histoire elles constituent un témoignage historique sur les valeurs et les traditions de la société médiévale, elles se déroulent dans un monde qui est encore largement influencé par les mœurs et les techniques antiques. Et d’une certaine façon le premier texte antiquaire de la Renaissance L’hypnerotomachia de Polyphile qui raconte le combat de l’amour et du sommeil sur un fond d’architectures antiques, est une savante combinaison de tradition antique et d’intrigue amoureuse. L’hypnerotomachia est un conte antiquaire dont les luxueuses gravures ont captivé des générations de lecteurs et d’érudits. Elle préfigure bien des œuvres de l’Âge de Raison et des Lumières, qui mêleront l’Antiquité et l’imagination. La plus célèbre d’entre elles, au moins en langue française, est le Voyage d’Anacharsis du fameux antiquaire français de la seconde moitié du XVIII e siècle, l’abbé Barthélemy. Publié en 1788, ce « voyage » d’un jeune Scythe descendant du philosophe Anacharsis place l’action au milieu du IV e siècle avant J.C. et fait découvrir au lecteur toutes les gloires de la Grèce ancienne. Cet ouvrage fut un incroyable succès d’édition pendant plusieurs décennies, il eut des traductions en allemand, en italien, en anglais et en russe, et pas moins de 42 éditions en langue française. Le coup de génie de l’abbé Barthélemy fut d’utiliser son immense savoir pour créer une sorte de roman initiatique doublement distancié. Il plaçait son lecteur dans le contexte historique de 60 Alain Schnapp la Grèce du IV e siècle tout en utilisant un observateur lui-même extérieur. Le jeune Anacharsis, si pétri de culture grecque, n’est pas Grec lui-même, il parle et observe avec- la distance d’un jeune « barbare », philosophe de surcroît et héritier d’un autre philosophe dont les Grecs considérait qu’il avait été l’un des étrangers qui avait le mieux pénétré le caractère de la civilisation hellénique. Depuis Diogène Laërce qui avait dressé le portrait d’Anacharsis, le « regard éloigné » est un des moyens canoniques de porter un regard critique sur sa propre culture, ainsi les fameuses lettres de L’espion du grand seigneur, célèbre recueil de lettres d’un faux ambassadeur ottoman en Occident publié à la fin du XVII e siècle, ou les encore plus fameuses Lettres persanes publiées en 1721 par Montesquieu, et qui comptent sans doute parmi l’une des plus féroces attaques contre l’Ancien Régime. Pour être efficace dans la critique des temps présents, il faut donc un observatoire, une distance qui est liée à l’espace et à la position culturelle et sociale du narrateur. Mais le temps lui-même peut offrir un excellent point de vue pour décrire la société. En 1771 le publiciste Louis Sébastien Mercier publiait L’an 2240, rêve s’il en fut jamais, un roman d’anticipation qui racontait l’aventure d’un homme qui s’étant endormi sous le règne de Louis XIV se réveille en 2240 pour contempler avec tristesse l’état de ruine morale et matérielle de la France du XVIII e siècle. Un vieillard décrépit le reçoit dans les ruines de Versailles : ce n’est autre que le Roi-Soleil qui se repent de tous ses excès. On le voit, depuis qu’il y a des clercs capables de porter un regard sur le passé, il existe une littérature antiquaire, une série de récits qui établissent un lien entre autrefois et maintenant, en jouant des différences et des écarts pour produire des effets inquiétants, ironiques ou comiques. Le passé est nécessaire car qui ne connaît pas le début ne peut entendre la fin. Saint Augustin affirmait dans la cité de Dieu : « in omni enim motu actionis suae qui non respicit initium non prospicit finem »- (dans toute activité de l’homme, qui n’en regarde pas le début ne peut en apercevoir la fin) 6 . Depuis les lumières il s’est passé beaucoup de choses dans l’histoire de la discipline archéologique. Non seulement avec Boucher de Perthes l’Antiquité s’est enrichie de plusieurs centaines de milliers d’années en faisant place à la préhistoire, mais la recherche antiquaire est devenue au même titre que la géologie une science positive. Ouverte par l’expédition d’Égypte en 1799, continuée par l’expédition de Morée en 1828 et par la fondation de l’Ecole Française d’Archéologie d’Athènes en 1846, la soif de découvertes archéologiques de l’Occident débouche sur une compétition internationale qui associe tous les musées et les institutions scientifiques 6 Saint Augustin. De Civitate Dei 7, 7. Le futur est-il derrière nous ? 61 d’Europe, et bientôt des Amériques, dans l’exploration et le fouille des sites anciens les plus prestigieux. On notera que c’est en 1828, l’année même de l’expédition de Morée, qu’était fondé par une libre association de savants et d’aristocrates éclairés l’Instituto di Corrispondenza archeologica qui entendait doter l’archéologie classique d’une institution chargée, selon les mots de son fondateur Eduard Gerhard, d’émanciper l’archéologie de la triple tutelle du philologue, de l’artiste et du collectionneur. L’Instituto, d’abord institution internationale largement subventionnée par le Royaume de Prusse, deviendra en 1871 l’Institut Archéologique Allemand, le modèle d’une nouvelle science positiviste qui associe la curiosité antiquaire aux exigences d’une approche globale la recherche archéologique. Avant l’archéologie, les antiquaires savaient souvent classer des objets, parfois déterminer leurs fonctions et plus rarement, observer les strates dans lesquelles ils étaient découverts. Mais faute de combiner systématiquement ces trois types d’approche typologie, technologie et stratigraphie ils ne pouvaient percer, suivant l’expression de l’archéologue britannique Glyn Daniel, « le brouillard et le déluge ». Conçue comme une discipline unifiée de la préhistoire de l’homme aux temps moderne, l’archéologie s’affirme comme la « science du passé » qui étudie les vestiges sous tous leurs aspects. L’antiquaire ramassait des objets et dessinait les monuments, il allait parfois comme Lord Elgin jusqu’à les dépouiller. L’archéologue s’identifie dans le courant du XIX e siècle comme l’homme de la pioche et de la truelle qui n’hésite pas à se lancer dans de périlleuses excavations. Il devient aux côtés de l’explorateur et du savant un des personnages de l’épopée moderne, au point que Freud lui-même, la définit comme un paradigme scientifique qui préfigure la psychanalyse : Admettez qu’un chercheur en voyage arrive dans une région peu connue dans laquelle un champ de ruines avec des restes de murs, des fragments de colonnes, des tablettes aux signes graphiques estompés et illisibles, éveilleraient son intérêt. Il peut se contenter de regarder ce qui est étalé en plein jour, puis de questionner les habitants, peut-être à demi barbares, demeurant dans les environs, sur ce que la tradition leur a fait savoir de l’histoire et de la signification de ces restes monumentaux, de consigner leurs informations et de continuer son voyage. Mais il peut aussi procéder autrement : il peut avoir apporté avec lui pioches, pelles et bêches, il peut déterminer les habitants à travailler avec ces outils, s’attaquer avec eux au champ de ruines, déblayer les gravois et à partir des restes visibles mettre à découvert l’enseveli. Si le succès récompense son travail, ses trouvailles se commentent d’elles-mêmes ; les restes de murs appartiennent à l’enceinte d’un palais ou d’une trésorerie, à partir des ruines de colonnes un temple se complète, les inscriptions trouvées en grand nombre, bilingues dans les cas heureux, dévoilent un alphabet et une langue, et le déchiffrement et la traduction de ceux-ci donnent 62 Alain Schnapp des renseignements insoupçonnés sur les événements des premiers âges, à la mémoire desquels ces monuments ont été édifiés. Saxa loquuntur 7 ! La science antiquaire, de la Renaissance aux Lumières, s’était enrichie mais elle ne s’était pas radicalement transformée ; l’archéologie a bouleversé les règles et les enjeux d’une quête trop dépendante du goût artistique et des collections princières et privées 8 . Avec l’archéologie, les Etats et leurs institutions entrent massivement dans une compétition féroce pour s’approprier le passé. Déjà dans la Chine du XVI e siècle ou dans la France du XVII e - siècle comme dans la Rome du siècle d’Auguste l’antiquaire était l’objet de dérision mais l’avènement du nouveau paradigme scientifique crée autant d’admiration que d’ironie. Les petits travers, les erreurs et les prétentions de l’archéologue, qu’il soit l’orgueilleux membre d’une société savante de province ou le solennel académicien de Paris ou de Berlin, provoquent le comique que les romans archéologiques d’un Alphonse Allais, d’un Anatole France, d’une George Sand ou d’un Arnold Van Gennep et bien d’autres ont saisi avec une ironie mordante 9 . Paul Petau, « Conseiller du roi en ses conseils », affirmait gravement sur le frontispice de son catalogue d’antiquités publié à Paris en 1612 : « nihil nisi prisca peto » (je ne veux rien qui ne soit antique). Les hommes et femmes de diverses plumes qui on ont rêvé le passé lui ont souvent donné les couleurs du présent : drôle, imprévu et parfois même inquiétant. C’est ce qui explique le succès d’un genre, le roman archéologique. 7 Freud, Sigmund. « Sur l’étiologie de l’hystérie », Œuvres Complètes I, II, Paris, PUF, 1989, p.-150. 8 Voir Voisenat, Claudie (dir.). Imaginaires archéologiques. Nouvelle édition [en ligne], Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, <http : / / books. openedition.org/ editionsmsh/ 3406>. ISBN : 9782735118946. DOI : 10.4000/ books.editionsmsh.3406. 9 Saminadayar-Perrin, Corinne. « Pages de pierre. Les apories du roman archéologique », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle, de la science à l’imaginaire, Saint-Étienne, édition des cahiers intempestifs, 2001, pp.- 123-146 et le volume à paraître de Claire le Guillou et Gérard Coulon. La pioche et la plume. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand Volker Kapp Dans l’Examen des Martyrs, Chateaubriand riposte au reproche, d’après lequel Les Martyrs ne traiteraient que d’un voyage. Il se défend d’une part en rappelant que le thème du voyage est également dominant dans L’Odyssée, épopée rangeant pour la poétique néo-classique de l’époque parmi les modèles du genre, et répond d’autre part par un constat surprenant-sur les rapports entre fiction et réalité. Ses adversaires lui imputent d’avoir entrepris son voyage à Jérusalem dans l’espoir de pouvoir élaborer ensuite son épopée. Ce soupçon a le tort de supposer que son imagination ait besoin d’une impulsion biographique. Dans le contexte du romantisme naissant, cette hypothèse pourrait sembler vraisemblable, mais Chateaubriand la récuse par un renversement des causalités : Les Martyrs étaient achevés en grande partie, principalement le récit d’Eudore, lorsque je suis parti pour l’Orient […]. Ainsi ce n’est point Eudore qui voyage en Egypte, en Syrie, en Grèce, parce que j’ai voyagé dans ces contrées célèbres, mais c’est moi qui suis allé voir les bords que mon héros a parcourus 1 . Un personnage littéraire tel qu’Eudore, retenu par Chateaubriand pour être libéré du poids des faits connus, alors qu’un personnage comme l’empereur Constantin est le protagoniste, doit son existence au poète, qui a la possibilité d’imaginer des traits de caractère et des actions comme par exemple un voyage qu’il lui fait entreprendre. Les limites de l’imagination sont tout au plus imposées par la poétique que l’auteur est censé appliquer lors de l’élaboration de son épopée. D’après Chateaubriand, le côté anecdotique d’un voyage serait une base insuffisante de l’inventio des Martyrs et des péripéties de son protagoniste. Eudore suit une logique inhérente à l’action du poème, et la question de la priorité du voyage imaginé ou du voyage réel se réduit à 1 Œuvres romanesques et voyages II. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1969, p.- 85. Toutes nos citations des Martyrs proviennent de cette édition. Nous nous contentons donc d’indiquer la page entre parenthèses. 64 Volker Kapp une vaine dispute de principes difficiles à vérifier dès qu’on cherche à discriminer la réalité de l’imaginaire. Aussi la critique littéraire n’a-t-elle pas pu trouver des preuves inébranlables de la vérité biographique de l’énoncé cité dans l’Examen. Le poète est le seul témoin autorisé à informer sur la genèse de son ouvrage, et nous ne pouvons contester en aucun cas ses affirmations sauf en traduisant une contradiction dans les différents témoignages qu’il nous fournit. Chateaubriand s’est prononcé à plusieurs reprises sur le but de son voyage et sur les deux ouvrages qui en sont les fruits. Nous allons examiner ces remarques pour mettre en évidence les présupposées et les implications de la boutade de l’Examen (I). Les bases historiques des descriptions permettent de cerner la complémentarité des Martyrs et de l’Itinéraire (II). Le statut de ces descriptions se précise dès qu’on focalise l’attention sur ce que Chateaubriand qualifie d’« innovation » de son poème en prose (III), qu’il faut juger dans l’optique des innovations littéraires et méthodologiques de l’archéologie de l’époque. Notre conclusion devra discriminer la conscience claire qu’a Chateaubriand d’innover dans l’utilisation des données archéologiques et historiques pour l’imaginaire littéraire de son effort fourni pour prouver la concordance de son poème en prose avec la poétique néoclassique du genre épique. I La troisième édition des Martyrs (1810) n’est pas seulement précédée d’un Examen mais enrichie à la fin de chaque livre, de nombreuses Remarques, qui fournissent des justifications variées. La naissance de l’Examen et des Remarques des Martyrs ne doit pas seulement au tempérament de leur auteur, mais aussi aux attaques de ses adversaires. Avant Les Martyrs, le Génie du christianisme, violemment pris à partie, est l’objet de La défense du Génie du christianisme qui justifie son esthétique littéraire par une abondance d’arguments et de réflexions. Chateaubriand sait qu’il modifie par-là une des pratiques du monde littéraire, et sa réflexion sur les règles du travail poétique détaille une gamme très large de ressources de l’inventio du poème. Quant aux Martyrs, la critique de ses adversaires n’est pas pertinente parce qu’elle méconnaît tant la poétique de son épopée que celle de son récit de voyage. Elle est incorrecte en ce qui concerne le ressourcement de son imaginaire aussi bien que son attitude de voyageur, qui n’est pas à confondre avec celle d’un touriste ignorant, désireux de satisfaire sa curiosité et se contentant du regard superficiel sur les lieux visités. Son Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris aussi bien que ses Remarques ne cessent d’indiquer beaucoup de livres dont ses développements dans les deux ouvrages se nourrissent et qui déterminent son voyage sur les traces d’Eudore. À en Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 65 croire leur auteur, rien n’est dû à l’improvisation parce que l’exactitude de tout énoncé est couverte d’une étude préalable de la matière traitée. En effet, la richesse des informations concernant l’inventio de l’épopée et du récit de voyage est un des mérites incontestables de Chateaubriand. La Présentation de l’édition critique de l’Itinéraire insiste sur le côté opposé à la boutade de l’Examen des Martyrs, à savoir sur le fait qu’on attendait de Chateaubriand « qu’il enrichisse la littérature française grâce aux fruits de son voyage. C’était bien son intention puisqu’il déclarait entreprendre ce périple pour écrire Les Martyrs » 2 . Une telle attente se comprend aisément face à son exploration de l’Amérique par sa fiction littéraire. La préface d’Atala parle de « l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature, ou de peindre les mœurs des Sauvages, en les liant à quelque événement connu ». D’après Chateaubriand, ce projet nécessita de se rendre sur les lieux de l’action : « […] je m’aperçus bientôt que je manquais des vraies couleurs, et que si je voulais faire une image semblable il fallait, à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulais peindre » 3 . Philippe Antoine tire de cet aveu la conclusion que, sur « cette question, Chateaubriand n’a guère varié, depuis la préface d’Atala » 4 . La référence à Homère et le désir de trouver les « vraies couleurs » en visitant les lieux et les peuples restent identiques, mais la poétique s’enrichit à bien des égards. Au début de l’Itinéraire, il déclare : « […] d’autres ont leurs ressources en eux-mêmes ; moi j’ai besoin de suppléer à ce qui me manque par toutes sortes de travaux » 5 . Notons bien que l’auteur parle de « toutes sortes de-travaux ». L’article « Quelques détails sur les mœurs des Grecs, des Arabes et des Turcs », publié dans le Mercure de France d’août 1807, confirme la préface d’Atala quand l’auteur déclare avoir voulu, « pour me servir du langage des anciens, me guérir de mon ignorance. Depuis quelques années, occupé d’un ouvrage qui doit servir comme preuve au Génie du Christianisme, j’ai cru devoir reconnoître-les lieux où je place mes personnages » 6 . « Reconnaître les lieux » où il place les personnages de son épopée, ne signifie pas simplement faire la connaissance des lieux de l’action, qui pourrait déjà exister dans les parties élaborées des Martyrs selon la boutade de l’Examen citée ou être simplement un fruit de ses lectures multiples dont témoignent les Remarques. 2 Chateaubriand, Œuvres complètes. Sous la direction de Béatrice Didier, VIII. IX. X. Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris. Édition critique de Philippe Antoine et Henri Rossi, Paris, Champion, 2011, p.-8. 3 Œuvres romanesques et voyages, vol.-1, p.-16. Ces voyages d’Homère font partie du mythe de ce poète. 4 « Fiction et récit de voyage. Les Remarques des Martyrs », Patrizio Tucci (dir.), Chateaubriand réviseur et annotateur de ses œuvres, Paris, Champion, 2010, p.-220. 5 Itinéraire, p.-207. 6 Ibid., p.-879. 66 Volker Kapp Toutefois, le savoir livresque lui semble insuffisant pour bien achever son projet. Le but primordial de son entreprise n’est pas d’élaborer un récit de voyage. Dans la- préface de la première édition de l’Itinéraire, il nie avoir « fait un voyage pour l’écrire ». Tout au contraire, il a rempli « son dessein » dans Les Martyrs ; il nuance le propos en disant qu’il allait « chercher des images ; voilà tout » 7 . Dans le prolongement de cette remarque, la lecture de l’Itinéraire nous invite à réfléchir sur ce que Chateaubriand se propose en cherchant des images. D’après l’article, « guérir son ignorance » signifie « reconnaître les lieux » où il place ses personnages, et la préface de l’Itinéraire explique que cette reconnaissance égale une recherche d’images, ce qui ne signifie pas qu’il espère trouver simplement des ornements littéraires. À la fin de « la description de l’Égypte idolâtre », une Remarque affirme qu’il n’y a « pas une phrase, pas un mot qui ne soit appuyé sur une puissante autorité ». Le déplacement d’accent est évident quand il ajoute- que, dans « la description de l’Égypte chrétienne », il aurait pu « s’en rapporter à [ses] propres yeux, et [que son] témoignage suffisait, comme celui de tout autre voyageur ». Cependant, il lui importe que ses « récits [soient] confirmés par les relations les plus authentiques » (614). Peut-on avancer l’hypothèse que cette Remarque sert à documenter l’authenticité des images ? Philippe Antoine semble le penser quand il souligne : « L’Itinéraire est le complément d’une œuvre de fiction ; les deux ensembles se répondent et forment un tout, même s’ils relèvent de régimes génériques on ne peut plus dissemblables » 8 . Dans le prolongement de l’hypothèse formulée tout à l’heure, cette affirmation invite à développer les présupposées et les suites de cette complémentarité. II La mise en valeur de ce qu’on attendait à l’époque de l’auteur, qui, contre toute attente du monde littéraire, publia deux ouvrages, une épopée en prose et un récit de voyage, risquerait de nous égarer dans les contradictions des différents témoignages et des hypothèses que les spécialistes en déduisent, si la présentation de l’Itinéraire ne rappelait l’importance de « l’Histoire » 9 dans la poétique du genre littéraire du voyage et dans l’optique de notre voyageur. Selon nous, cet appel à « l’Histoire » tient compte du fait que l’humanisme se modifie alors profondément et que cette évolution du domaine des humanités nécessite une transformation du genre de l’épopée, dont, s’inspirant d’Aristote, la poétique insistait sur les liens de l’épopée 7 Ibid., p.-137. 8 « Fiction et récit de voyage », p.-218. 9 Itinéraire, p.-20. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 67 avec l’Histoire. Mieux que tout autre, Chateaubriand a compris que le poète ne peut plus s’en tenir aux concepts anciens de l’historiographie, mais qu’il doit faire valoir les nouvelles possibilités d’explorer l’univers historique. Le monde imaginaire de la fiction s’enrichit de cette manière aussi bien que notre connaissance des civilisations anciennes. L’Orient profite à cette époque de l’intérêt des gens de lettres désireux, de se familiariser avec les côtés peu connus de la préhistoire de l’Europe et, dans ce contexte, les fouilles archéologiques gagnent de l’importance. On peut illustrer ce phénomène par deux personnalités qui n’appartiennent pas à la vie littéraire. D’abord, Jean-François Champollion (1790-1832) qui n’avait pas encore décrypté les hiéroglyphes de l’ancienne Égypte au moment où notre voyageur part pour cette région, mais dont la passion pour la civilisation égyptienne confirme cette prédilection, et on sait le profit qu’en tirera le musée du Louvre. Puis, vers la fin du siècle, Heinrich Schliemann (1822-1890), homme d’affaire, qui réalisera des travaux inspirés dès sa jeunesse par ses lectures d’Homère. Son désir de découvrir les vestiges de la Troie d’Homère peut éclairer certains côtés de la mentalité de Chateaubriand, par exemple qu’il tient à « examiner le tombeau auquel on a donné le nom de tombeau d’Agamemnon » 10 . Chateaubriand se passionne pour les monuments archéologiques. Dans l’article sur les mœurs des Grecs, il rapporte qu’une fièvre violente « ne put tenir contre les souvenirs de Troie » quand le vaisseau passa devant le château des Dardanelles. Il se traîna sur le pont et distinguait « deux tumulus, les tombeaux d’Achille et de Patrocle » 11 . À la différence de beaucoup de voyageurs qui se hasarderont à effectuer eux-mêmes des fouilles sans se contenter de visiter ce que les spécialistes ont découvert, Chateaubriand n’a pas la prétention d’être archéologue. Il s’en tient à la vision qu’on a alors de cette discipline, qui focalise l’attention sur les objets décrits et discutés dans une optique livresque. Ce concept lui permet d’épouser facilement l’optique de cette discipline et de rester fidèle à ses dons littéraires en suivant les traces des civilisations anciennes de la Grèce et de l’Orient, dont la plus prestigieuse est à ses yeux celle de la Terre-Sainte. Conformément à la conviction des Pères de l’Église et à l’humanisme chrétien, il ne sépare jamais la civilisation de la Terre-Sainte de l’Antiquité païenne. Les trois civilisations nommées dans la boutade sont au centre de l’Itinéraire. Nous verrons que, dans Les Martyrs, il s’ingénie y inclure les origines de la France. 10 Ibid., p.- 291. L’éditeur de l’Itinéraire commente : « Tombe à coupole, sorte de tumulus appelé tholos, découverte avec d’autres, par Schliemann » (p.-291), mais beaucoup plus tard ! 11 Ibid., p.-882. Cet épisode se retrouve dans l’Itinéraire (Ibid., p.-409). 68 Volker Kapp Comparant l’Itinéraire au Voyage en Égypte et en Syrie (1787) de Volney, la présentation de l’édition critique de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris souligne que « le genre viatique […]-peut être considéré comme une des branches de l’Histoire » 12 . Pour Chateaubriand, le présent que le voyageur a devant les yeux, nécessite de confronter ce qu’on voit, avec ce que la lecture d’ouvrages consacrés à ces lieux fait découvrir, afin que la visite fasse revivre le passé. Il met en évidence l’insolite d’un tel intérêt, que nous qualifions d’archéologique, en le confrontant à une mentalité différente. Se rendant à Sparte, il tient à y « reconnaître la cité de Lycurgue » 13 , à la surprise de son guide indigène qui n’en a aucune idée 14 . Arrivé sur place, les vestiges du passé devenu invisible lui font venir les larmes aux yeux, « en fixant [ses] regards sur cette misérable cabane qui s’élevoit dans l’enceinte abandonnée d’une des villes les plus célèbres de l’univers, et qui servoit seule à faire reconnaître l’emplacement de Sparte » 15 . À la fin de la partie sur la Grèce, il revient à l’argument : On voit que je ne me livrois point, sur le cap Sunium à des idées romanesques ; idées que la beauté de la scène auroit pu cependant faire naître. Près de quitter la Grèce, je me retraçois naturellement l’histoire de ce pays ; je cherchois à découvrir dans l’ancienne prospérité de Sparte et d’Athènes la cause de leur malheur actuel, et dans leur sort présent, les germes de leur future destinée 16 . Cette conclusion de la partie sur la Grèce importe beaucoup pour évaluer la poétique des Martyrs. Le voyageur et le poète se distancient « des idées romanesques » en faveur de l’exploration de « l’histoire de ce pays ». Au lieu de vagabonder dans un univers purement fantaisiste, la fiction littéraire sert autant à connaître la réalité, bien que différemment, que les humanités. Tant le voyage réel que le voyage imaginaire contribuent à « découvrir » les leçons qu’on peut et qu’on doit tirer de l’Histoire et des témoignages qui s’y rattachent. Le genre viatique autorise le poète à se hasarder sur des terrains à explorer tout en profitant des ressources littéraires pour rendre ces richesses présentes. Arrivé à Jérusalem, il évoque « la surprise […] à la première vue » de cette ville : 12 Ibid., p.-20. 13 Ibid., p.-266. 14 Chateaubriand invente un dialogue avec son « cicerone » grec ignorant (Ibid., pp.-267-268). 15 Ibid., p.-268. 16 Ibid., pp.-367-368. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 69 Je puis assurer que quiconque a eu comme moi la patience de lire à peu près deux cents relations modernes de la Terre-Sainte, les compilations rabbiniques, et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. Je restais les yeux fixés sur Jérusalem […] les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’Homme, et cherchant vainement ce Temple, dont il ne reste pas pierre sur pierre 17 . La stupéfaction ne provient pas simplement de l’impression visuelle. Le voyageur fixe ses yeux « sur les souvenirs de l’histoire » qu’il avait auparavant scrutés dans les sources livresques dépouillées avec patience. Ni Abraham ni le Fils de l’Homme, ni Godefroy de Bouillon ni le Temple ne peuvent être vus par celui qui arrive alors à Jérusalem, mais leur présence le bouleverse bien qu’il ne puisse pas la percevoir de ses propres yeux. Les deux composantes se nécessitent mutuellement. Le regard du touriste est anodin tant qu’il est dépourvu de toute familiarité avec le patrimoine culturel. Les « souvenirs de l’histoire » étudiée dans une bibliothèque abondante restent purement livresques s’ils ne sont complétés par une visite des lieux qui doit les ressusciter. Cet énoncé paradoxal, qui se trouve dans le récit de voyage, dépasse le côté documentaire du genre viatique et débouche sur le terrain littéraire. Conscient de la dimension culturelle du lieu visité, Chateaubriand utilise les spécificités du discours littéraire pour décrypter les témoignages des civilisations disparues afin de les faire revivre grâce aux moyens de la connaissance du monde littéraire, et son épopée en prose les explore afin de saisir leur vraie signification. Avant de terminer cette partie de notre analyse, il faut noter que Chateaubriand avertit qu’il utilise des « innovations » poétiques qui incluent des aspects historiques sans toucher au domaine archéologique. À propos du Livre huitième, il souligne par exemple qu’il offre « une innovation dans l’art qui n’a été remarquée de personne » (577). Il croit être le premier « qui ait osé mettre le pauvre aux enfers » (579), et il avoue qu’avant « la révolution, je n’aurais pas eu cette idée » (579). Il invente un « démon de la fausse sagesse » (240) qu’aucun poète n’avait dépeint avant lui, et il justifie cette idée par le fait que ce démon est « mieux connu de notre temps que par le passé » (582). Cette Remarque adhère à « l’historisation et la politisation du poème épique » 18 à la suite de La Henriade de Voltaire, « œuvre novatrice, posant la question fondamentale de la portée de la fiction poétique lorsqu’elle s’empare de l’Histoire » 19 . Malgré les divergences entre les deux auteurs dans 17 Ibid., p.-446. 18 Roulin, Jean-Marie. L’épopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, Voltaire Foundation, 2005, p.-84. 19 Ibid., p.-87. 70 Volker Kapp le domaine religieux, Chateaubriand ne cesse d’invoquer Voltaire parmi les modèles de son poème épique en prose. III Pour revenir à l’intégration des vestiges archéologiques dans son Itinéraire et ses Remarques, il faut cerner l’enjeu de ce procédé. Il est significatif que Chateaubriand prétende expliquer l’énoncé poétique du Livre quinzième des Martyrs par une lecture d’un épisode de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris : Je remplacerai les notes de ce livre par un long morceau de mon Itinéraire : il servira de commentaire au voyage d’Eudore. (636) En commentant le voyage imaginaire d’Eudore par le récit du voyage réel du poète, ce témoignage ne nous révèle pas seulement la poétique du genre viatique mais également celle du poème épique. Prenons des exemples pour illustrer cette donnée. Des deux chemins de Sparte à Argos, Chateaubriand prend celui qui « traverse les montagnes » et qui « étoit, dans l’antiquité, ce qu’il est encore aujourd’hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce » 20 . Dans Les Martyrs, Eudore erre-également « sur des sommets arides » (338). Le narrateur commente : « Tous ces lieux encore remplis des noms d’Hercule, de Pélops, de Clytemnestre, d’Iphigénie, n’offraient que des débris silencieux » (338). Les noms connus de la littérature grecque ancienne sont les « débris silencieux » dans le monde imaginaire des Martyrs, qui est toutefois marqué par ces souvenirs livresques. Le poète aurait pu prêter une voix à ces « débris silencieux » grâce au procédé rhétorique de l’hypotypose, mais il se résigne à évoquer le silence éloquent des vestiges de l’Antiquité, s’il ne construit pas des scénarios ou des épisodes avec ces « débris ». Dans l’article « Voyage pittoresque et historique de l’Espagne ; par M. de Laborde », publié dans le Mercure de France du 4 juillet 1807, Chateaubriand dit des « Voyages » qu’ils « tiennent à la fois de la poésie et de l’histoire », et il ajoute que « les ruines et les tombeaux révèlent souvent des vérités qu’on n’apprend point ailleurs » 21 . Dans le voyage de la fiction littéraire, Eudore « foulait le patrimoine du Roi des rois » et « voit ensuite […] la tombe ignorée d’Agamemnon » (338), tandis que l’imagination du voyageur Chateaubriand, « frappé par la vérité » est « attristée » en visitant « les restes du palais d’Agamemnon, les débris du théâtre et d’un aqueduc romain ». Il 20 Itinéraire, p.-901. 21 Ibid., p.-864. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 71 aime « voir jusqu’à la moindre pierre qu’avoit pu remuer la main du roi des rois » 22 . On reconnaît les similitudes des deux textes et surtout l’identité de tournures comme « roi des rois » désignant Agamemnon. Les vestiges invisibles du passé glorieux sont ressuscités par l’imaginaire de la conscience culturelle, qui les transforme en lieux de mémoire. Les deux textes se ressourcent donc de données archéologiques sans qu’on puisse se décider à en conclure que le voyage importe plus pour la fiction des Martyrs que l’étude précédente des informations sur la Grèce ancienne pour l’Itinéraire. C’est sur ce plan que Chateaubriand exprime l’énoncé paradoxal affirmant qu’il avait entrepris son voyage dans les régions célèbres d’Egypte, de Syrie et de Grèce sur les traces de son héros. Face à cette explication du voyage, le critique littéraire est invité à identifier les principes poétiques qui justifient la transposition d’un tel voyage- réel dans un voyage imaginaire de son protagoniste. On pourrait s’en tenir aux caractéristiques du protagoniste de l’épopée. Évoquant une étude de Marc Fumaroli 23 , Jean-Marie Roulin rappelle que « Chateaubriand déplace la perspective du grand genre : au personnage historique - Henri IV ou Christophe Colomb - il substitue un héros fictif, installant Constantin à l’arrière-plan » 24 . Ce déplacement lui permet d’inclure dans son poème en prose une longue péripétie thématisant les origines de la France, que Roulin analyse sur le plan de l’histoire des idées. Dans cette optique, « le parcours d’Eudore, tour à tour esclave et chef militaire, apparaît comme une exploration des voies modernes de la liberté » 25 . Cependant, cette lecture, qui rend manifeste un des grands mérites littéraires des Martyrs, ne répond pas à la question soulevée par la boutade citée de Chateaubriand. Mais Roulin envisage ensuite ce point névralgique en analysant la description de la France ancienne. Il caractérise bien le « montage narratif » de l’auteur adoptant « le regard d’un étranger qui assiste au conflit entre les Gaulois, assimilés à Rome, et les Francs » 26 . Son interprétation est confirmée par la dernière Remarque au livre dixième qui, envisageant la lecture des livres consacrés à la préhistoire de la France, explicite ce programme poétique : Ici se terminent les chants pour la patrie. J’ai peint notre double origine ; j’ai cherché nos coutumes et nos mœurs dans leur berceau, et j’ai montré la religion naissante chez les fils aînés de l’Église. En réunissant ces six 22 Ibid., p.-903. 23 « Ut pictura poesis : Les Martyrs, chef-d’œuvre de la peinture d’histoire ? », Société Chateaubriand : bulletin 38 (1995), pp.-35-46. 24 Roulin, L’Epopée de Voltaire à Chateaubriand, p.-202. 25 Ibid., p.-202. 26 Ibid., p.-203. 72 Volker Kapp livres et les notes de ces livres, on a sous les yeux un corps complet de documents authentiques touchant l’histoire des Francs et des Gaulois. (604) Ici, le poète renvoie à deux branches de l’archéologie, telle qu’il la conçoit, celle de l’identité nationale et celle de sa poétique du christianisme esquissée dans le Génie du christianisme. Il associe donc l’étude des origines d’une civilisation à la tradition du genre épique et renoue ainsi avec les débats littéraires sous l’Ancien Régime qu’il faut se tenir présents à l’esprit pour saisir la portée de son innovation dans le genre épique. Son poème en prose se détache des épopées françaises du XVII e siècle. Si ses prédécesseurs insistaient sur l’historicité de l’action du poème, la préface d’Antoine Godeau à son Saint Paul (1654) se contente de vanter la « matière » sainte qui le dispense de se « servir de la fable » 27 , c’est-à-dire de la mythologie païenne. Le rapport entre la mythologie païenne et le christianisme sera l’objet de la Querelle du merveilleux chrétien, que l’auteur du Génie du christianisme met sur un autre plan en développant une poétique du christianisme. Dans la préface d’Alaric, ou Rome Vaincue (1654), Georges de Scudéry insiste sur un autre élément en soulignant avoir « choisi Alaric pour [son] héros ; lui, dont les grandes actions sont particulièrement décrites dans Procope […], dans Orose […] et dans Ritius » 28 . Chateaubriand se conforme à la règle du genre, dérivée d’Aristote, quand il déclare que la peinture poétique des origines de la France se nourrit « de documents authentiques », qui assument une fonction analogue aux sources livresques évoquées par le voyageur arrivé à Jérusalem. Mais il transpose dans l’action d’un voyage fictif les informations tirées des historiens sur les époques anciennes de la France. Conformément au programme du Génie du christianisme, son esthétique littéraire se hasarde sur des terrains contestés ou ignorés. Elle cherche à explorer ou à ressusciter des espaces du domaine culturel tombés dans l’oubli ou redécouverts grâce aux travaux des historiens, dont profitent Les Martyrs. Passons en revue quelques exemples de ces innovations. La poétique de l’exorde des Martyrs évoque l’épopée du Tasse comme hypotexte. Conformément aux principes propagés par le Génie du christianisme, Chateaubriand commence l’exposition de son poème en prose par l’invocation de la « Muse céleste » (105), dont le modèle est fourni par la Gerusalemme liberata du Tasse (501), épopée vilipendée dans le monde littéraire français du XVII e siècle. Quand l’exorde passe à l’annonce du thème, le poème évoque la « persécution nouvelle » (106) et la Remarque avertit qu’un ouvrage historique d’Eusèbe de Césarée sert d’hypotexte parce que ce Père 27 Les poétiques de l‘épopée en France au XVII e siècle. Textes choisis, présentés et annotés par Giorgetto Giorgi, Paris, Champion, 2016, p.-19. 28 Ibid., p.-144. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 73 de l’Église « a donné la même raison de la persécution sous Dioclétien » (501). D’après l’auteur, « cette exposition fort courte et fort simple, contient absolument tout le sujet » (501) de son poème en prose qui suit le modèle des prédécesseurs en les adaptant aux nécessités de son projet poétique. Cet énoncé est donc une invitation pour le lecteur à évaluer la structure du texte et à juger la réussite poétique de l’alinéa qu’il est en train de lire. Les poètes chrétiens sont les héritiers des épopées païennes, et les nombreuses citations grecques et latines n’ont pas pour seul but de documenter la familiarité de Chateaubriand avec les langues anciennes mais, par ailleurs, de prouver sa conformité avec les modèles reconnus du genre. Cette stratégie de défense de la régularité du poème pourrait sembler banale parce qu’elle dérive d’un principe incontesté parmi les poètes cherchant à justifier leurs épopées. Les législateurs français du poème épique au XVII e - siècle ne cessent pas de se référer également à ces modèles. D’après la Dissertatio peripatetica de epico carmine (1652) de Pierre Mambrun, « le sujet du poème épique doit être bref » 29 , et ce jésuite illustre cette règle par l’Odyssée d’Homère : […] le poète promet d’écrire une histoire brève et simple, celle d’Ulysse qui, après avoir tué les prétendants, reprend possession de sa femme Pénélope. Il séduit donc par la brièveté l’âme de l’auditeur, qu’il charme ensuite avec différents épisodes et embellissements, de sorte qu’il le retient tout en allant à la hâte, et finit par le conduire agréablement […] vers le but prévu et établi […] 30 . La prétendue brièveté de l’Odyssée est censée confirmer une des règles de la Poétique d’Aristote auxquelles ce jésuite souscrit toujours. Son épopée Constantinus, sive idolatria debellata (1658), qui « chante les exploits de ce protecteur zélé de la religion chrétienne » 31 , respecte les vues d’Aristote, et Mambrun critique les « erreurs du Tasse » parce que « la reconquête de Jérusalem », l’action de son poème, « s’éloigne » du modèle grec en privant Godefroy, au profit de Renaud, de « la gloire suprême qui est due au seul héros » 32 . Chateaubriand qualifie « d’erreur » la conviction « que le héros d’une épopée doit être nécessairement roi ou fils de roi » (82). D’après lui, l’action de L’Odyssée est « domestique » parce que « c’est un mari qui retrouve sa femme dans une petite île obscure » (82). Celle d’Eudore « tient à une action publique, mais elle est privée ; elle produit ensuite le règne de Constantin et le triomphe de la Religion » (82). Sans rappeler un théoricien 29 Ibid., p.-124. 30 Ibid., p.-124 (traduction de G. Giorgi). 31 Ibid., p.-109. 32 Ibid., pp.-114-115. 74 Volker Kapp tel que Mambrun, il évoque l’action de L’Odyssée afin de justifier la spécificité de sa poétique du genre épique. Dans la Préface de Moyse sauvé, Saint-Amant illustre le mélange d’éléments païens et chrétiens par une image saisissante : Une grande et vénérable chaise à l’antique a quelquefois très bonne grâce et tient fort bien son rang dans une chambre parée des meubles les plus à la mode et les plus superbes, […] je ne crois pas que les Homères et les Virgiles ne les trouvassent pauvres et défectueuses à comparaison de la richesse et de l’abondance de leurs pensées. […] comme certaines étoffes, pour avoir été tissues par des mains païennes, ne laissent pas d’être employées à l’embellissement des autels chrétiens, ainsi se peut-on servir de tout ce que l’Antiquité a laissé de rare et de beau pour le convertir en un usage saint et légitime […] 33 . Saint-Amant met ainsi « en valeur la Bible comme une source littéraire ‘moderne’ sinon supérieure du moins équivalente à Ovide » 34 . Le personnage de Démodocus est inventé suivant une logique différente. Dans la troisième Remarque au livre premier, Chateaubriand déclare avoir « adopté la tradition qui convenait le mieux à [son] sujet » (501). Un tel choix pourrait sembler tellement évident que la Remarque risque d’être banale. Mais elle fournit des informations qui mettent l’imaginaire poétique en rapport avec les sources de l’inventio. Démodocus est « le dernier descendant d’une de ces familles Homérides » (106). L’éclaircissement suivant lequel « les Homérides étaient des Rhapsodes qui récitaient en public des morceaux de L’Iliade et de L’Odyssée » (501), correspond à ce qu’un bon commentaire littéraire enseigne au lecteur. Ne prétendant pas faire concurrence aux critiques, ses informations concernent la structure poétique du texte : Le nom de Démodocus est emprunté de L’Odyssée. Démodocus était un poète aveugle qui chantait aux festins d’Alcinoüs : on croit qu’Homère s’est peint sous la figure de ce favori des Muses. Par la fiction de cette famille d’Homère, j’ai pu faire remonter les mœurs jusqu’aux siècles héroïques sans trop choquer la vraisemblance. Il est assez simple qu’un vieux prêtre d’Homère […] ait gardé, pour ainsi dire, les mœurs de sa famille. (501) Le nom du personnage, son origine littéraire, ses affinités avec Homère garantissent « la vraisemblance » en expliquant la logique inhérente aux « mœurs » de son personnage et de son caractère. Ces données, qu’on pour- 33 Ibid., p.-135. 34 Scholl, Dorothee. Moyse sauvé. Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint- Amant, Paris/ Seattle/ Tübingen, Biblio 17, 1995, p.-138. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 75 rait rattacher à l’intertextualité, relèvent dans l’optique de Chateaubriand de l’archéologie, qui rallie « la fiction » à l’Histoire. À ses yeux, elles se situent sur un plan analogue à l’évocation de monuments historiques. Le Livre neuvième évoque « une de ces roches isolées que les Gaulois appellent Dolmin » (253), et la Remarque combine une source livresque avec un souvenir personnel : « J’ai vu quelques-unes de ces pierres auprès d’Autun, deux autres en Bretagne, dans l’évêché de Dol, et plusieurs autres en Angleterre » (594). Les deux sources se complètent mutuellement pour transposer une donnée archéologique de la France ancienne qu’on peut toujours visiter, dans l’énoncé littéraire, qui intègre ainsi ce « document authentique ». Auparavant, Les Martyrs avaient évoqué « les- plus beaux monuments de l’architecture grecque et romaine » (249) au milieu des bois sauvages. Une Remarque précise : « Le pont du Gard, l’amphithéâtre de Nîmes, la Maison-Carrée et le Capitole de Toulouse » (589). Les célèbres vestiges de la domination romaine forment donc l’arrière-plan du monde imaginaire du Livre neuvième. À ce point de notre analyse, nous pouvons situer- l’innovation de Chateaubriand dans la tradition littéraire et archéologique. En dépeignant au début du Livre dix-septième la navigation de Cymodocée, le poète mentionne le beau temple de Sunium, dont « les colonnes de marbre blanc semblaient se balancer dans les flots avec la lumière dorée des étoiles » (374). Une Remarque évoque la visite de Chateaubriand au cap Sunium : Je me fis mettre à terre, et je passais la nuit assis au pied des colonnes du temple. Le spectacle était tel que je le peins ici. Le plus beau ciel, la plus belle mer, un air embaumé, les îles de l’Archipel sous les yeux, des ruines enchantées autour de moi, le souvenir de Platon, etc. Ce sont là de ces choses que le voyageur ne trouve que dans la Grèce. (642) Le voyage imaginaire de Cymodocée et le voyage réel de Chateaubriand mettent sous les yeux du lecteur une donnée que les connaisseurs ne cessent de souligner. L’Itinéraire vante à ce propos le fait que les « Grecs n’excelloient pas moins dans le choix des sites de leurs édifices, que dans l’architecture de ces édifices mêmes » 35 . Par cet éloge, son auteur se conforme également à un modèle littéraire qu’il évoque lors de la visite d’Éleusis. À cette occasion, il renvoie au Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788) de Jean-Jacques Barthélemy 36 , qui lui est familier depuis l’Essai sur les révolutions. Il l’a bien étudié puisqu’il y corrige une erreur d’impression concernant une comparaison 35 Itinéraire, p.-358. 36 Ibid., p.-307. 76 Volker Kapp d’Aristote 37 . L’auteur des Martyrs trouve chez Barthélemy une justification de l’intégration du genre viatique dans le genre romanesque : J’ai composé un voyage plutôt qu’une histoire, parce que tout est en action dans un voyage, et qu’on y permet des détails interdits à l’historien 38 . Ce programme ne pouvait être indifférent à Chateaubriand parce que cette idée du voyage lui permet de focaliser toute l’attention sur l’action en enrichissant sa fiction de « détails interdits à l’historien ». Peut-être le Voyage du jeune Anacharsis l’encouragea-t-il aussi à inclure l’Égypte dans son exploration de la Grèce et de la Terre-Sainte, parce que l’Orient est le berceau de la civilisation grecque. L’éloge de Cécrops, fondateur mythique d’Athènes, rend présente une conviction humaniste, chère aux admirateurs d’Homère : Si Cécrops avoit été l’auteur de ces mémorables institutions […] il auroit été le premier des législateurs et le plus grand des mortels ; mais elles étoient l’ouvrage de toute une nation attentive à les perfectionner pendant une longue suite de siècles. Il les avoit apportées d’Égypte 39 . À la différence de Barthélemy cependant, Chateaubriand ne le mentionne qu’en tant que fondateur mythique d’Athènes. Lorsque lui-même énumère « les sages qui ont visité l’Egypte » il s’en tient à Diodore de Sicile qui allègue « Homère, Lycurgue, Solon, Platon, Pythagore, Eudoxe, Démocrite, Œnopidès » (612). Comme dans le Génie du christianisme, il y joint « les grands personnages de l’Écriture » (612). Il corrige les affinités de Barthélemy avec le paganisme en sous-entendant un ouvrage publié plus tôt, qui documente une révolution de l’archéologie au XVIII e siècle : L’Antiquité expliquée et représentée en figures (1719, 10 vol.-et 1724 5 vol. de supplément) de Bernard de Montfaucon. L’Itinéraire ne le mentionne pas, mais, lors de la visite du château de Jérusalem, les notes manuscrites publiées sous le titre de Journal de Jérusalem lui empruntent les informations sur « une chambre remplie 37 Chateaubriand. Essai sur les révolutions. Génie du christianisme. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1978, p.-197. Dans le Génie du christianisme, il vante le siècle de Léon X en rappelant que Barthélemy « l’avait d’abord préféré à celui de Périclès, pour sujet de son grand ouvrage : c’était dans l’Italie chrétienne qu’il prétendait conduire un moderne Anacharsis » (Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, p.- 1049). L’Avertissement de la cinquième édition (1809) explique le mérite du Génie du christianisme en disant que « depuis le Voyage du jeune Anacharsis aucun livre sérieux n’a eu un succès aussi général et aussi soutenu » (Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, p.-1291). 38 Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire. Troisième édition, Paris, De Bure l’ainé, 1790, vol.-1, p.-VII. 39 Ibid., p.-9. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 77 de vieux casques de fer » 40 . Ce bénédictin se détourne des humanités, qui, selon le modèle oratoire de la critique, remplissent leurs publications volumineuses de discussions infinies et controversées sur les litterae ou sur les étymologies des mots grecs ou latins, et il focalise l’attention sur les objets matériels et les données concrètes. La préface du premier volume de L’Antiquité expliquée et représentée en figures esquisse le programme- de ce bénédictin : […] je reduis dans un corps d’ouvrage toute l’antiquité ; par ce terme d’antiquité j’entens seulement ce qui peut tomber sous les yeux, & ce qui se peut representer dans des images ; cela ne laisse pas d’être d’une trèsvaste étenduë. Si ce qui regarde les loix, le gouvernement & la police des villes & des republiques, y entre quelquefois, ce n’est que par occasion. J’en dis de même de la chronologie & de la geographie 41 . Cette focalisation de l’attention sur les vestiges concrets des civilisations anciennes renverse les principes de l’étude de l’Antiquité à partir des litterae en faveur du savoir archéologique. Comme Chateaubriand explore l’origine des civilisations en suivant le modèle du genre viatique de Barthélemy, ainsi, selon le programme de Montfaucon, il intègre dans son voyage ou réel ou imaginaire l’attention à ce qui « peut tomber sous les yeux ». Il combine donc une innovation des humanités avec une innovation du genre viatique, mais il justifie ses procédés en commentant souvent la fiction des Martyrs avec une abondance de Remarques renvoyant aux modèles littéraires et à l’Histoire. À propos des chants pour la patrie, il déclare : « Dans ce combat des Francs, où l’on n’a vu qu’une description brillante, on saura maintenant qu’il n’y a pas un seul mot qu’on ne puisse retenir comme un fait historique » (566). Il insiste donc sur l’authenticité du nœud de l’action inventée et sur l’historicité du monde fictif. N’est-ce pas une manière de rendre caduque l’importance accordée aux données archéologiques ? Nous ne le pensons pas, et, afin de confirmer ce résultat de notre analyse, nous concluons en rappelant l’impact de la poétique néo-classique du genre épique sur son Examen et ses Remarques des Martyrs. Une analyse des quelques exemples permettra d’y voir plus clair. 40 Itinéraire, p.-981. Le Génie du christianisme range Montfaucon parmi les plus versés « dans les antiquités chrétiennes » (Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, p.- 954). Une Remarque le cite pour affirmer « qu’il y eut plusieurs Pharamond » (558). 41 Bernard de Montfaucon, L’Antiquité expliquée et représentée en figures. Tome premier. Les Dieux des Grecs et des Romains. Les Dieux du premier, second & troisiéme rang, selon l’ordre du tems, seconde édition revue et corrigée, Paris, Florentin Delaulne et autres, 1722, p.-VI. 78 Volker Kapp Dans Les Martyrs, le personnage de Zacharie s’offrant comme esclave « en échange » (219) d’un père de famille chrétien reproduit une information fournie dans un chapitre du Génie du christianisme 42 . Les Remarques au livre septième évoquent « plusieurs exemples de chrétiens qui se font faits esclaves pour délivrer d’autres chrétiens », par exemple « saint Vincent de Paul » (568). Auparavant le poète place « avec Fleury, Tillemont et Crevier, le martyre de saint Denis, premier évêque de Paris, sous Maximien, l’an 286 de notre ère » (568). Les trois historiens sont censés garantir la fiabilité de la fiction littéraire, qui se conforme à la poétique du christianisme du Génie du christianisme. Zacharie, personnage fictif incarnant une donnée historique authentique, lui permet d’inventer une péripétie du voyage d’Eudore, qui relie les Antiquités païenne et chrétienne aux origines de la France. Selon le programme de la poétique du christianisme, Chateaubriand profite de l’optique d’un étranger, qui est « témoin-d’un des plus grands miracles de la charité évangélique […] c’est un prêtre chrétien de cette même Gaule » qui rappelle Eudore « à la vraie religion » (604-605). Il a besoin du personnage de Zacharie pour rendre vraisemblable le retour d’Eudore dans sa patrie et la glorification de la religion chrétienne par son martyre. Il se réjouit d’avoir réussi ainsi à ce que « du moins sous un rapport, le héros des Martyrs, quoique étranger, se trouve rattaché à notre sol » (605). En se basant sur l’Histoire, Chateaubriand décrit les coutumes et les mœurs « des Francs et des Gaulois » dont la France qualifiée de « partie » tire son origine. Afin de cerner la spécificité de cette utilisation de l’Histoire, on peut évoquer L’Astrée, où, au livre 11 de la deuxième partie, Honoré d’Urfé attribue les fruits de ses lectures au druide Adamas, dont les discours sur l’histoire byzantine convertissent « la matière historique en mémoire collective » 43 . Au lieu de recourir à la forme du discours, Chateaubriand transpose ses sources livresques en action ou en cadre de cette action. Ce procédé détermine son Itinéraire aussi bien que Les Martyrs, même si l’auteur attribue cette innovation plutôt au premier qu’au deuxième ouvrage. Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, il souligne le mérite de cette innovation littéraire en reproduisant la lettre dans laquelle le cardinal de Beausset le félicite de la publication de l’Itinéraire. Ce grand spécialiste de Bossuet et de Fénelon identifie une spécificité de ce récit de voyage : Je connais maintenant les monuments d’Athènes comme on aime les connaître. Je les avais déjà vus dans de belles gravures, je les avais 42 Quatrième partie, livre sixième, chap.-II. 43 Denis, Delphine. « Introduction » à L’Astrée. Deuxième partie. Édition critique par Jean-Marc Chatelain, Delphine Denis, Camille Esmein-Sarrazin, Laurence Giavarini, Frank Greiner, Françoise Lavocat et Stéphane Macé, Paris, Champion, 2016, p.-18. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 79 admirés, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte, des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l’âme et le génie qui ont conçu les pensées de ces grands monuments 44 . Conforme aux principes d’archéologie de Montfaucon, la réflexion de Beausset part des « belles gravures » pour arriver à « l’âme et le génie » concevant les « grands monuments ». Cet éloge présuppose que les vestiges de l’Antiquité sont connus grâce aux ouvrages consacrés au monde antique, qui intègrent la description des objets archéologiques dans leurs discours historiques. Les planches ornant Le voyage du jeune Anacharsis de Barthélemy et les images de L’Antiquité expliquée et représentée en figures de Montfaucon, qui familiarisent les lecteurs avec les vestiges archéologiques, prolongent le discours historique. C’est pourquoi le cardinal situe les descriptions de l’Itinéraire au même plan que les ouvrages de Montfaucon et de Barthélemy, sans les mentionner. Il atteste à Chateaubriand d’avoir réussi à ressusciter l’esprit des « grands monuments » grâce à son innovation qui consiste dans la pratique de leur description. Les Mémoires d’Outre-Tombe confirment son jugement sans mettre en relief que ce type de description caractérise ses Martyrs. Ce silence s’explique facilement dès qu’on tient compte du fait que Chateaubriand ne cesse de souligner la conformité de son poème en prose avec la poétique néo-classique de l’épopée. Selon les principes du néoclassicisme, les Remarques établissent souvent un lien entre un élément de la fiction et une information provenant d’une source littéraire. Au livre quatrième, Pausanias lui sert de garant dans la comparaison étrange de la Grèce avec une « statue de Thémistocle, dont les Athéniens de nos jours ont coupé la tête pour la remplacer par la tête d’un esclave » (156). La Remarque renvoie à l’auteur de l’Itinéraire de la Grèce d’après lequel, en son temps, on avait mutilé quelques statues des grands hommes d’Athènes […] pour mettre sur leurs bustes la tête d’un affranchi, d’un athlète » (539). Par-là, Les Martyrs restent fidèles au monde antique. Leur conformité avec les grandes épopées est mise en relief quand la dernière Remarque au livre sixième avertit les lecteurs « qui parcourent en quelques heures un ouvrage en apparence de pure imagination » de l’effort qu’il a coûté à l’auteur de le faire « en conscience »-(566). Il prétend suivre l’exemple de Virgile qui « employa un grand nombre d’années à rassembler les matériaux de L’Énéide » (566). Virgile a ici une fonction analogue à Homère dans la préface d’Atala citée plus haut. Chateaubriand minimise la divergence des doctrines parce que la conformité avec les modèles antiques est plus importante pour lui. Il souligne qu’il « faut beaucoup imiter les anciens et 44 Mémoires d’Outre-Tombe. Nouvelle édition critique, établie, présentée et annotée par Jean-Claude Berchet, vol.-II, Paris, Bordas, 1992, p.-263. 80 Volker Kapp fort peu les modernes ; on peut suivre les premiers en aveugle, mais on ne doit marcher sur les pas des seconds qu’avec précaution » (583). L’évocation des sources historiques se légitime dès qu’elle s’en tient aux modèles les plus prestigieux du genre épique. L’exemple de Virgile l’autorise à s’excuser : « Je me serais bien gardé de montrer le fond de mon travail, si je n’y avais été forcé par la dérision de la critique » (566). Au lieu de s’en tenir à la « description brillante », Chateaubriand invite le lecteur à se rendre compte « qu’il n’y a pas un seul mot qu’on ne puisse retenir comme un fait historique » (566) et que les « descriptions n’interrompent jamais la narration » (647). On comprend sa volonté de prouver la régularité néo-classique des Martyrs, mais cette stratégie ne nous empêche pas de souligner son caractère innovant lorsqu’il exploite les fruits de ses lectures d’historiens et l’étude des objets archéologiques, dont témoignent tant les Remarques que l’Itinéraire, pour les métamorphoser en descriptions poétiques dans Les Martyrs. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Stendhal, ou l’invention des fouilles Elena Calandra In memoria di mio padre, che amava Stendhal Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur 1 . Par ce début fulgurant Stendhal, collaborateur et admirateur profond de Napoléon, trace les coordonnées géographiques et chronologiques de l’aventure humaine de Fabrice del Dongo, cadet rebelle d’une noble et vieille famille conservatrice de souche lombarde. Le roman est devenu l’objet d’une imposante tradition d’études toujours en essor 2 , et le vécu mouvementé de son protagoniste a rencontré diverses transpositions cinématographiques, parmi lesquelles on mentionnera ne seraient-ce que le film de Christian-Jaque de 1947, marqué par les traits profonds et tourmen- 1 Stendhal. La Chartreuse de Parme, Édition de référence : Éditions Rencontre, Lausanne, 1967, p.-10, La Bibliothèque électronique du Québec Collection. À tous les vents, volume 809 : version 2.0. 2 Pour l’œuvre de Stendhal voir Del Litto, Victor (dir.). Bibliographie stendhalienne générale, 8 vol., Moncalieri, Centro Interuniversitario di Ricerche sul Viaggio in Italia, 1999-2007. Voir aussi le site continuellement actualisé : http : / / www.armance.com/ , consulté le 4- février 2017, auquel il est renvoyé in toto, limitant la bibliographie mentionnée exclusivement aux aspects de stricte pertinence archéologique. Concernant le succès de Stendhal en Italie, voir aussi les sites http : / / www.digitami.it/ stendhal/ index.htm, sous la direction du Centro Stendhaliano di Milano, et http : / / www.fondazioneprimoli.it/ patrimonio/ fondo_stendhal.htm, sous la direction de la Fondazione Primoli di Roma, tous deux consultés le 4-février 2017 ; l’exposition récente La grande arte di essere felici. Stendhal, Milano, la bellezza, Biblioteca Sormani - Scalone monumentale della Sala del Grechetto, du 13- septembre 2016 au 31- octobre 2016, sous la direction de Modenesi, Marco. - Pour les aspects liés au voyage en Italie, voir la volumineuse bibliographie dans Bertrand, Gilles. Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie (milieu XVIII e siècle - début XIX e siècle), Collection de l’École Française de Rome, 398, Rome, Publications de l’École Française de Rome, 2008, pp.-708-719. 82 Elena Calandra tés du visage de Gérard Philipe, et le feuilleton télévisé de Mauro Bolognini de 1982, diffusé à plusieurs reprises, dans lequel l’élégance du protagoniste fut incarnée par Andrea Occhipinti. La parabole du jeune noble, né en 1798 et vivant sous la fascination du rêve napoléonien, victime d’un enchaînement fortuit d’événements, se dévide sur un échiquier politique national et international en constante évolution, efficacement éclairé par Stendhal : Milan, centre d’une culture surtout théâtrale et musicale, préféré à tous les autres par l’écrivain, apparaît ici dans ses composants réels à travers sa beauté et sa vivacité 3 , tandis que le pôle opposé se situe dans la principauté absolue de Parme, invention totale de l’écrivain, dans laquelle le prince régnant, Ranuce Ernest IV, obscurantiste et craintif, se trouve au milieu d’une cour qui se nourrit d’intrigues et de médisance. Plus loin d’autres lieux, la résidence de Grianta, cadre étriqué de la noblesse provinciale des marquis del Dongo, et la ville de Naples, séjour tranquille de Fabrice pendant ses quatre années d’études théologiques. Abstraction faite de l’intrigue du roman, d’ailleurs bien connue, et de son douloureux finale, il est intéressant de s’attarder à ce propos sur un aspect particulier, en l’occurrence de réfléchir sur le mécanisme de l’invention littéraire que le moment archéologique déclenche. Mélangeant les plans du vrai, du vraisemblable et de l’imagination, l’écrivain façonne en effet une image complète, absolument crédible, du gentilhomme qui devient prêtre par contrainte (il est en fait destiné à la carrière ecclésiastique à cause des erreurs émanant de sa juvénile ardeur napoléonienne), à l’éducation élevée bien qu’aux compétences pas particulièrement approfondies, dont la panoplie culturelle intègre la passion pour les antiquités. Fabrice del Dongo est dépeint comme un archéologue sur le modèle des aristocrates qui se dédient pour leur plaisir aux fouilles et à la collection 4 : à travers ses aspirations à une vie future dans la richesse, le jeune homme espère disposer de quelques écus pour entreprendre des fouilles et former un « cabinet » 5 , avec, à l’horizon, le désir bien ancré de retourner visiter les champs de Waterloo 6 . 3 Bertrand, op.-cit., pp.-285-289 et 329-338. 4 Une allusion aux fouilles dans la Chartreuse se trouve dans Carandini, Andrea. Storie dalla terra. Manuale di scavo archeologico, Saggi, 752, Torino, Einaudi, 2 1991, p.-5. 5 La Chartreuse de Parme, p.- 340. Quant au « cabinet », il suffit de penser à la célébrissime institution en France : http : / / www.bnf.fr/ fr/ la_bnf/ dpt_mma/ s. collections_monnaies_medailles.html ? first_Art=non, consulté le 24 décembre 2016. 6 Pour l’influence de Napoléon sur le roman voir « Le mythe napoléonien dans La chartreuse de Parme de Stendhal » : http : / / alain.cerri.free.fr/ index15.html, consulté le 24- décembre 2016, et, plus généralement : « L’avventura e il mito di Stendhal, ou l’invention des fouilles 83 En même temps, le romancier accomplit une opération intellectuelle et créatrice raffinée, dans la mesure où il transfuse dans le roman les connaissances personnellement acquises au cours de ses voyages en Italie, qui constituent le tissu de l’œuvre entière. Contrairement à son personnage, taxé à plusieurs reprises d’ignorance ou d’une culture lacunaire au fil des pages du roman, Henry Beyle avait une formation solide et complète qui lui permettait des fréquentations élevées, dont ses mémoires livrent largement le témoignage 7 ; excellent connaisseur de l’histoire, de l’architecture et de l’histoire de l’art, mais aussi de l’antiquité classique 8 , il était animé par le désir de voyager systématiquement pour connaître et pour étudier, si bien que le temps de son consulat à Civitavecchia exerça une grande influence sur la passion pour l’étrusquité (etruscità), ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de la recherche 9 . Peu nombreuses et éparses dans la Chartreuse, les références aux antiquités sont certainement marginales, vu l’intérêt prépondérant de l’auteur pour l’époque moderne. Peu après son arrivée à Parme, la duchesse de Sanseverina, la tante de Fabrice, visite la citadelle Napoleone », dans Colesanti, Massimo et Fasoli, Silvia (dir.), Per uno Stendhal “Romano” libri idee immagini, catalogue de l’exposition, Roma, Palazzo Primoli, 24 octobre-9-décembre 2002, Roma, Storia e Letteratura, 2002, pp.-87-98. 7 Un specimen de la polymathie de l’écrivain est présenté dans le volume Per uno Stendhal “Romano”, op.-cit. 8 Citons au moins : Gallo, Daniela (dir.). Stendhal historien de l’art, Collections Arts et Société, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. Dans le catalogue de la bibliothèque milanaise de Stendhal, transférée au Centro Stendhaliano di Milano, figure sous le n°-950 la fiche suivante : « Histoire de l’Art chez les anciens, par M. Winckelmann ; traduite de l’allemand par M. Huber. Nouvelle Édition, revue et corrigée. Tome Premier. À Paris, Chez Barrois l’ainé, Libraire, quai des Augustins, n°-19. Savoye, Libraire, rue Saint-Jacques, n°-12. M.DCC.LXXXIX. 203 x 127 ; pp.-[4], CIX, [4], 212 ; dorso in tela. Note ; firma alla p.-212 ». 9 Hus, Alain. « Stendhal et les Etrusques » dans Mélanges offerts à Jacques Heurgon. L’Italie préromaine et la Rome républicaine, Rome, École française de Rome, 1976, pp.- 437-469 ; bibliographie complète concernant le rapport entre Stendhal et l’Étrurie dans Zevi, Fausto et Cagiano, Elena. « Stendhal, archeologo malgré tout », dans Colesanti, Massimo, de Jacquelot, Hélène, Norci Cagiano, Letizia et Scaiola, Anna Maria (dir.), Arrigo Beyle “Romano”. 1831-1841. Stendhal fra storia, cronaca, letteratura, arte, Atti del convegno internazionale, Roma, 24-26 ottobre 2002, Roma, Storia e Letteratura, 2004, pp.-203-235 ; Bottacin, Annalisa. « Stendhal ‘archeologo’ nell’antica Etruria meridionale. La nascita di una grande passione (1831-1835) », Studi Francesi, a. LII, - fasc. II, n°. 155 (mai-août 2008), pp.- 286-323 ; sur le rapport avec la région de Viterbe voir Casini, Federica. « Personaggi e luoghi farnesiani della Tuscia viterbese nell’opera di Stendhal », Rivista di Letterature moderne e comparate, vol.- LXV, fasc. 3, juillet-septembre 2012, pp.-277-300. 84 Elena Calandra dans les environs 10 : l’ensemble, inventé par l’auteur, est caractérisé par une haute tour, dont le modèle déclaré est le mausolée d’Hadrien et qui est datée dans le roman du début du XVI e siècle comme œuvre des Farnèse, népotes de Paul III 11 . L’allusion à Rome, bien que fugace, rétablit un lien historique vraisemblable entre la maison ducale des Farnèse qui régna en effet pendant de nombreuses années à Parme avant de s’éteindre en 1731, et sa descendance fictive dans le roman. Deux épisodes surtout sont de stricte pertinence archéologique, les fouilles de Misène et celles de Sanguigna, dans les alentours de Parme, même s’il faut tout de suite souligner que l’archéologie ne revêt certainement pas une position prééminente dans la vie du jeune protagoniste, occupé par des amourettes, des divertissements et la chasse. Les fouilles de Misène, auxquelles le roman ne fait guère qu’allusion, possèdent une valeur ponctuelle et peu incisive pour la continuation de la trame : alors qu’il fréquente l’académie ecclésiastique à Naples, Fabrice se dédie avec peu de passion et beaucoup d’ennui à quelque amourette (se plaignant à plusieurs reprises de ne pas être amoureux : l’amour, le tragique et le vrai, sera celui pour Clélia Conti, entremêlé avec des sentiments intentionnellement freinés pour la tante), mais il s’enflamme pour l’archéologie : « cette passion avait presque remplacé celle des chevaux », explique le narrateur, à tel point qu’il vend ses chevaux pour financer les fouilles à Misène, lors desquelles il trouva un buste du jeune Tibère, « qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l’antiquité 12 ». Cet épisode qui a attiré une certaine attention de la recherche a été mis en rapport avec la biographie stendhalienne, puisque l’écrivain possédait en effet un portrait romain provenant de Misène qu’il identifiait par erreur comme portrait de l’empereur 13 . 10 La Chartreuse de Parme, pp.-243-244. 11 Norci Cagiano, Letizia.- « Presenza di Roma nella Chartreuse », dans Arrigo Beyle “Romano”, op.-cit., pp.-295-310, relève justement à la p.-295 que Rome est présent dans le roman, « ma in modo così capillare da eludere qualsiasi indagine metodica » ; le renvoi de la citadelle de Parme au château Saint-Ange est explicite, alors que le parallélisme entre Alexandre Farnèse et Fabrice del Dongo se lit entre les lignes (p.-296). 12 La Chartreuse de Parme, pp.-270-271. 13 Ample discussion, précédée d’une bibliographie, dans Colesanti, Massimo. « Stendhal da turista ad archeologo. Il Vesuvio, Pompei e il busto di Tiberio », dans Il Vesuvio e le città vesuviane, 1730-1860, Atti del convegno di Napoli, 28-30-marzo 1996, Napoli, CUEN, 1998, pp.-257-272. Le portrait est mentionné dans le cinquième et dans le sixième des quatorze testaments de Stendhal : Cordier, Auguste. Comment a vécu Stendhal, Genève, Slatkine Reprints, 1998, republication de l’édition de Paris, Villerelle, 1900, pp.-4, 32-35 et 35-37 : le cinquième testament est daté du 18-janvier 1832, le suivant des 11 et 12-décembre de la même année : le portrait, hypothétiquement identifé comme celui de Tibère, Stendhal, ou l’invention des fouilles 85 Si la circonstance de la possession de la sculpture romaine fait du personnage, au moins pour un moment, le double de l’écrivain, les événements autour des fouilles de Sanguigna, qui sont associés à l’akmé de l’action et la marquent d’une manière irréversible, sont d’une toute autre envergure du point de vue narratologique, mais aussi inventif 14 . Ayant terminé ses études à Naples, et une fois rentré pour revoir les lieux familiaux, Fabrice retourne à Parme pour entamer sa carrière ecclésiastique. Pendant le peu de temps qu’il passe dans la résidence de la principauté, le jeune homme se déclare prêt à surveiller les fouilles du comte Mosca, l’amant de la Sanseverina, en échange de la bienveillance que ce dernier lui avait témoignée. Cette proposition suscite la tendre jalousie de la tante : il semblerait que le jeune homme y trouve un prétexte pour s’éloigner d’elle. Le tournant psychologique est en réalité important : Fabrice se mesure à ses sentiments pour la Sanseverina, prenant conscience de ceux-ci pour la première fois de manière adulte, et décide de ne pas affronter le sujet, même pas en son for intérieur, l’étouffant par des manifestations d’affection pour la tante ; bien au fait de la situation émotive ainsi créée, il s’invoque un prétexte en demandant de pouvoir s’éloigner. Dans les mêmes circonstances, chez la Sanseverina, le jeune homme apprend par le comte Mosca la nouvelle que l’archevêque lui a offert la charge de premier vicaire général et, une fois ses vingt-quatre ans révolus (c’est-à-dire peu de temps après), celle de coadjuteur destiné à lui succéder. Le destin, pourtant, en disposera autrement. La proposition d’aider aux fouilles du comte Mosca, qui partage la passion du jeune homme pour l’archéologie 15 , contient déjà des éléments utiles pour comprendre le site, se trouvant dans une localité nommée Sanguigna (dont le nom fait peut-être écho à celui de la Tour Sanguigna à Rome, ce qui n’est toutefois qu’une pure suggestion 16 ), du reste non identifiable : deux jours avant, explique Fabrice, le comte a parcouru douze lieues est acquis par Stendhal au mois de janvier de la même année au prix de quatre écus, et laissé en héritage au comte Molé, et, en cas de la mort de celui-ci, à sa fille. L’exécuteur testamentaire pour l’œuvre est Prosper Mérimée, auquel seront payés cent francs pour la livraison au domicile du comte (p.-33), dans le château duquel, où il est toujours référencé, le portrait demeurera (dernièrement : Bottacin, Annalisa. « L’amicizia di Stendhal con i marchesi Potenziani e i principi di Torella. Con documenti inediti », Rivista Storica del Lazio, 18 (2003), pp.-139-171, mentionne à la page 140, note 5, le château de Champlâtreux, dans les environs de Paris, propriété des descendants du comte de Molé, les ducs de Noailles). 14 La Chartreuse de Parme, pp.-371-372 et 379-380. 15 Ibid., p.-287. 16 Krautheimer, Richard. Roma. Profilo di una città, 312-1308, traduction italienne, Rome, Edizioni dell’Elefante, 2009, p.-375. 86 Elena Calandra au galop, pour y passer deux heures ; un tel voyage était dû à la peur que les ouvriers qui travaillaient près du fondement du temple antique découvert ne volassent quelque fragment d’une statue récupérée. Après la visite due à l’archevêque, le jeune homme propose de se rendre sur place le soir même, pour profiter de la fraîcheur du soir, et d’y passer trente-six heures à surveiller la marche des opérations. En réalité, l’excursion a lieu deux jours après, et la description des lieux, sur quelques pages qui se succèdent, est plus circonstanciée : Sanguigna se trouve vis-à-vis de la commune de Colorno, existant jusqu’à nos jours, définie comme « le Versailles des princes de Parme », et à une vingtaine de kilomètres de celle-ci. Les fouilles se réalisent dans la plaine, près de la route la plus importante qui mène de Parme au pont de Casalmaggiore, première ville autrichienne (effectivement située aujourd’hui dans la province de Crémone). Dans le but de trouver un deuxième temple, les ouvriers sont en train de creuser une longue tranchée, qu’ils font la plus étroite possible, d’une profondeur de huit pieds, donc un peu plus de deux mètres et demi, si l’on part de l’hypothèse qu’un pied mesure 0,324 m 17 . La mention de l’étroitesse de la tranchée renvoie à l’application extensive du système plus ancien et rapide, utilisé lors des investigations archéologiques 18 , dans la mesure où l’excavation par tranchée permettait aussi d’identifier et de documenter les structures avec un degré de précision remarquable et de récupérer des matériaux sans respecter cependant l’unicité et la complexité du contexte 19 . Les fouilles visaient en particulier à découvrir, justement, un autre temple qui, selon la tradition orale rapportée par Stendhal, existait encore au Moyen Age au bord de la voie romaine. Cet élément est également très vraisemblable : il existait souvent, dans le passé, un souvenir de monuments disparus à un certain moment, dont il restait quelque indication permettant de retrouver les vestiges antiques ; à plus forte raison, il semble, selon le romancier, que la route de liaison entre Parme et le Po calquait un axe routier antique, ce qui ajoute de la vraisemblance à ce complexe cadre topographique. Néanmoins, il y a cette remarque concernant le mécontentement des paysans qui voyaient leurs propres champs traversés par cette tranchée très 17 Croci, Giovanni. Dizionario universale dei pesi e delle misure in uso presso gli antichi e moderni con ragguaglio ai pesi e misure del sistema metrico, Milano, presso l’Autore, 1860, pp.-21 et 99. À Corneto, Donato Bucci creusait des tranchées profondes de 6 à 8 pieds, ayant acquis des propriétaires le droit de creuser dans leurs champs : Zevi, Cagiano, op.-cit., p.-229, avec renvoi à « Une visite à Donato Bucci » dans Del Litto, Victor et Abravanel, Ernest (dir.), Mélanges II. Œuvres complètes, Genève/ Paris, Slatkine Reprints, 1986, vol.-46, pp.-289-290. 18 Carandini, op.-cit., p.-42, à propos des fouilles de Sanguigna. 19 Ibid., p.-5. Stendhal, ou l’invention des fouilles 87 longue et qui s’imaginaient, Stendhal parle bien au pluriel, qu’elle visait à la découverte de trésors. Le topos de l’archéologie comme recherche de biens d’une valeur inestimable retrouve plus loin un autre témoignage. En ce sens, la présence du jeune aristocrate a pour but d’éviter des désordres, mais aussi des vols : lorsque « quelque médaille », selon la terminologie antiquaire typique, est mise au jour, Fabrice la réquisitionne aussitôt. Des informations ultérieures concernant les modalités des excavations sont fournies plus loin dans le roman, dans une reconstruction des faits a posteriori 20 : il y avait au total trente-quatre ouvriers employés dans les fouilles, dont deux, au moment le plus grave, étaient à l’extérieur pour donner l’alarme. Le nombre plutôt élevé des participants, qui a rapport à la profondeur de la tranchée, indique que la campagne avait été planifiée par le comte avec une certaine précision, avec une abondante main-d’œuvre en prévision. Le rôle de directeur des fouilles s’arrête, finalement, presque aussitôt pour le jeune homme. Del Dongo superpose en effet au passe-temps des fouilles une autre passion aristocratique, la chasse : à six heures du matin et de temps en temps, pendant qu’il surveille les fouilles, il tire sur quelque alouette, jusqu’à ce qu’une tombe sur la route. En allant ramasser la proie, Fabrice voit s’approcher une voiture qui transporte Marietta, l’actrice avec laquelle il a depuis quelque temps une liaison, avec l’acteur Giletti, on ne peut plus être jaloux d’elle, et la vieille qui fait semblant d’être sa mère. L’acteur croit que Fabrice s’est posté délibérément si près de la frontière : il s’ensuit une rixe à la fin de laquelle Fabrice tue Giletti avec un couteau de chasse, et s’enfuit dans la même voiture. À partir de ce moment-là, la vie du jeune homme prendra une tournure complètement différente, dont l’issue, de fuite en fuite jusqu’à la prison et à la retraite finale, est connue. Stendhal dépeint la scène avec le détachement dû : comme il a eu soin de déclarer dans l’« Avertissement » (pourtant romanesque de son côté, anticipant en 1830 la composition du roman qui n’intervient qu’en 1839 21 ), l’auteur a laissé aux personnages les défauts de leur caractère, qu’il blâme moralement en tant que personne. Le jeu littéraire est évident, mais sert à l’écrivain à se mettre à l’abri de l’équivoque d’être identifié, surtout au niveau moral, avec ses propres personnages. Bien loin d’être le connoisseur expert et méthodique que fut Stendhal, Fabrice s’en écarte : la légèreté avec laquelle il mélange les deux passe-temps, la chasse et les fouilles, le perd à jamais. Comme il a été proposé sur le plan de l’argumentation, le meurtre de Giletti et les personnages impliqués dans la fuite de Fabrice ont proba- 20 La Chartreuse de Parme, pp.-438-439. 21 Ibid., pp.-5-8. 88 Elena Calandra blement leur origine dans le vécu de Stendhal qui, en tant que consul de Civitavecchia, était lié d’amitié avec le prince de Canino. Selon le rapport du 6- mai 1836, signé par le remplaçant du consul Beyle, Galloni d’Istria, deux fils de Lucien Bonaparte, Pierre et Antoine, attaquent dans une rixe sur la place de Canino un garde-chasse ; Pierre tue carrément le lieutenant à la tête des gendarmes envoyés pour les arrêter et est ensuite incarcéré dans le Château Saint-Ange, condamné, puis exilé. Les ressemblances entre les deux événements ne font aucun doute ; ceux-ci sont connectés également par le fait commun de la chasse qui est très récurrent dans la Chartreuse : la proximité se retrouve aussi dans l’emploi des noms de baptême des compagnons de fuite de Fabrice, amis du cocher Ludovic, Pierre Antoine et Charles Joseph : les Bonaparte impliqués sont Pierre et Antoine, tandis que Charles et Joseph sont également des noms en usage dans cette famille 22 . Si le fait de la chronique est filtré par la lumière de l’invention poétique, rares sont cependant les points de tangence entre l’écrivain et les personnages qu’il évoque, à l’exception d’un moment, où l’un des personnages, le jeune voyageur anglais, montre qu’il fait confiance exclusivement aux indications du guide de madame Starke, s’attirant de cette manière l’ironie du romancier 23 . Ce qui intéresse ici, bien sûr, est l’aspect archéologique même en ce qu’il est enchevêtré avec les événements du roman. Le site de Sanguigna, en effet, est inventé, mais comme il a été dit, dans le cadre d’une situation topographique réelle, et il possède toutes les caractéristiques de la vraisemblance par les modalités avec lesquelles il est exploité. Non loin des lieux apparaît un site archéologique toujours existant, Veleia, dans la commune de Lugagnano Val d’Arda, dans la province de Plaisance : la petite municipalité fut systématiquement enquêtée à partir de 1760 sous le duc de Parme Philippe de Bourbon, en concurrence avec son frère Charles-III qui, dans les mêmes années, entamait les fouilles de Pompéi 24 . Le lien entre les deux états bourbons réapparaît à la lumière des fouilles qui les rapprochent, et ce n’est peut-être pas par hasard que Stendhal, connaisseur profond de l’histoire italienne, entreprend un jeu intellectuel avec les deux grandes maisons : si les Farnèse, éteints en réalité, continuent à vivre dans le règne fictif, les Bourbons prêtent le milieu pour les fouilles, dans le royaume de Naples et dans le duché de Parme, mais dans un esprit 22 Cirrincione d’Amelio, Ludovica. « Stendhal e i prìncipi di Canino e Musignano », dans Arrigo Beyle “Romano”, op.-cit., pp.-81-91, particulièrement pp.-86-88. 23 La Chartreuse de Parme, pp.-482-483. 24 De la bibliographie interminable citons au moins le tableau expressif de Zevi, Fausto. « La storia degli scavi e della documentazione », dans Pompei 1748-1980. I tempi della documentazione, a cura dell’Istituto Centrale per il Catalogo e la Documentazione, Roma, Multigrafica Editrice, 1981, pp.-11-21. Stendhal, ou l’invention des fouilles 89 de variatio, géographique et chronologique. Il y apparaît en effet Misène et non Pompéi, mais Naples reste quand même cardinal : la Sanseverina, devenue comtesse Mosca, rêve de la vie napolitaine avec ses concerts et ses conversations, parlant de fouilles menées à bien par son mari évidemment dans une cité vésuvienne, dépensant mille francs par mois et faisant venir des Abruzzes les ouvriers qui lui coûtaient seulement vingt-trois sous par jour 25 . Certes, c’est Sanguigna qui apparaît et non Veleia, projetée sur un scénario différent, dans la plaine. Les fouilles du centre de l’Appenin furent particulièrement soignées et bien documentées, et porteront à la lumière, après la trouvaille fortuite de la célébrissime Tabula Alimentaria en 1747, un complexe public de dimensions très limitées, dont la basilique livra l’un des cycles statuaires Julio-Claudiens les plus complets et les mieux conservés de l’antiquité 26 . Le souvenir des découvertes de Veleia ne manquait certainement pas au bagage culturel de Stendhal, même si le lien n’est que générique, en tant qu’il n’y a pas de rapport entre les deux temples présumés et découverts lors des fouilles du comte Mosca et le petit complexe public fouillé à Veleia ; et la découverte des médailles et des fragments de statue ne se laisse pas rapporter à un lieu spécifique. L’écrivain fut cependant plusieurs fois à Parme et dans sa région entre 1801 et 1824, où il put entrer en contact avec la réalité archéologique locale 27 . Toutefois il n’aura pas négligé l’intérêt pour celle-ci, ni sous l’administration française (1802-1815) ni durant les années de Marie Louise d’Autriche jusqu’à la mort de cette dernière en 1847. Pendant la période française, plusieurs pièces de Veleia, parmi lesquelles la Tabula Alimentaria, sont enlevées et transportées à Paris en 1803, d’où elles seront rapportées seulement lors de l’établissement de Marie Louise en 1816 ; entre 1803 et 1805 une série de campagnes de fouilles sous la direction de De 25 La Chartreuse de Parme, p.- 987. Les ouvriers du royaume de Naples recevaient pourtant vingt-trois baiocchi ou vingt-cinq soldi par jour (Zevi, Cagiano, op.-cit., p.- 229, avec renvoi à la lettre à mademoiselle Sophie Duvaucel du 28- octobre 1834, dans Stendhal. Correspondance générale, éd. Victor Del Litto, Paris, 1997-1999, 6 vol., ici vol.-V, n o 2394). 26 http : / / www.treccani.it/ enciclopedia/ velleia (Enciclopedia-dell’-Arte-Antica)/ , voir Guido Achille Mansuelli, consulté le 10- novembre 2016 ; l’édition fondamentale des fouilles de la basilique sous la direction de Saletti, Cesare : Il ciclo statuario della basilica di Velleia, Milano, Ceschina, 1968. Le site archéologique de Veleia peut être visité : www.archeobologna.beniculturali.it, consulté le 10-novembre 2016. 27 Miranda, Silvana. « Gli scavi di Veleia nell’immaginario della prima metà del XIX secolo », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint- Étienne, 2001, pp.-279-295, particulièrement pp.-294-295. 90 Elena Calandra Lama, directeur des fouilles puis préfet, poursuivent les investigations précédentes sans apporter de nouvelles découvertes substantielles, mais sont soutenues d’une bonne documentation 28 . L’arrivée de Marie Louise à Parme marque le commencement d’une politique protectionniste des antiques et une ferveur renouvelée pour les fouilles, en cette même année 1816 et en 1824, puis de nouveau sous la direction du nouveau directeur des fouilles, Michele Lopez, surtout entre 1842 et 1847. Les résultats sont cependant pour le moins décevants par rapport aux découvertes spectaculaires du XVIII e siècle et produisent une documentation de niveau inférieur 29 . Si, comme il a été soutenu, il n’y a pas de certitude quant à une inspiration possible des fouilles de Sanguigna par celles de Veleia, il est pourtant impossible d’ignorer qu’en 1819 et 1822 paraissent à Milan les deux volumes de la publication de Giovanni Antonio Antolini, Le rovine di Veleia misurate e disegnate : si l’on calcule les temps dans le roman, les fouilles menées par Fabrice à Sanguigna semblent avoir lieu en 1823, ce qui ne paraît pas être une coïncidence, abstraction faite de la connaissance directe, au moins, du site archéologique de Veleia de la part de Stendhal. Le début des années 20 du XIX e - siècle verra pourtant un fort intérêt pour les antiquités, aussi en termes législatifs, notamment là où celles-ci prévalaient, à Rome : de 1820, date l’édit du cardinal Pacca, acte fondamental destiné à protéger l’État Pontifical qui put passer inaperçu aux yeux de l’écrivain et ne pouvait certainement pas être en vigueur dans le Parme imaginé ; cependant, l’impact de la nouvelle aile (Braccio Nuovo) des Musées du Vatican, inaugurée en 1822 30 , fut bien plus fort. Le nom de Veleia apparaît pourtant à plusieurs reprises dans le roman, c’est dans sa chartreuse que Fabrice se retire 31 , et c’est le lieu d’exil de la marquise Raversi, qui y possède un château dans lequel elle est contrainte de résider par le prince, lorsque les intrigues de la cour à propos de Fabrice lui sont défavorables 32 . Dans cette modalité apparaît la capacité d’invention de Stendhal, qui joue sur les plans du réel (les fouilles de Veleia) et du vraisemblable (la chartreuse et le château) pour créer complètement une situation comme celle des fouilles de Sanguigna. L’invention complexe de celles-ci, au contraire, semble se configurer comme une métaphore de la création littéraire même : c’est le même Stendhal qui prononce dans les Souvenirs d’égotisme le célèbre aphorisme : « Il n’y a de vérité que dans le roman ». 28 Miranda, op.-cit., pp.-282-285. 29 Ibid., pp.-285-289. 30 Dernièrement Paolucci, Antonio. Il braccio nuovo. I volti del restauro, Città del Vaticano, Musei Vaticani, 2016, pp.-7-12. 31 La Chartreuse de Parme, pp.-402 et 949. 32 Ibid., pp.-513, 527 et 614. Stendhal, ou l’invention des fouilles 91 Sur le plan archéologique, la citation des fouilles de Misène et le récit de celles de Sanguigna, sous le signe de la vraisemblance à des degrés divers, rendent bien la mentalité aristocratique et privée, fort éloignée de toute idée de jouissance publique, à la base des fouilles 33 . Le modèle semble être ravivé d’une manière précise dans la famille de Napoléon à qui l’on doit in primis la conscience du pouvoir évocateur des œuvres d’art : par la création du Musée qui porte son nom, il fixe une ligne de partage politique et culturelle très marquante à ce moment-là et aux conséquences durables dans le temps 34 . En même temps, l’architecture ainsi que la production artistique changent, formées par le contact rénovateur et direct avec les manifestations artistiques de l’antiquité, mais aussi l’ameublement et la mode seront conditionnés pour toujours par le style Empire, qui, imitant les antiquités et notamment celles des cités vésuviennes, décline en formes pures les intérieurs, le mobilier et les vêtements 35 . 33 Pour le collectionnisme à l’époque du néoclassicisme- voir Gualandi, Giorgio. « Dallo scavo al museo », dans I Musei, Capire l’Italia, Milano, TCI, 1980, pp.- 81-119, particulièrement p.- 85, et Gualandi, Giorgio. « Il collezionismo e le realizzazioni museali dall’antichità all’età neoclassica », dans Cristiana Morigi Govi et Giuseppe Sassatelli (dir.), Dalla stanza delle Antichità al Museo Civico. Storia della formazione del Museo Civico Archeologico di Bologna, Bologna, Grafis, 1984, pp.-87-98, particulièrement pp.-94-96. 34 Pour l’impact des campagnes napoléoniennes voir Bertrand, op.-cit., pp.-369-395. Pour l’enlèvement forcé des œuvres d’art de l’Italie et ses conséquences voir Haskell, Francis et Penny, Nicholas. L’antico nella storia del gusto. La seduzione della scultura classica, Torino, Saggi, 674, 1984, pp.-132-140, traduction italienne ; Pucci, Giuseppe. Il passato prossimo. La scienza dell’antichità alle origini della cultura moderna, Roma, La Nuova Italia scientifica, 1993, pp.- 21-25 et 29-34 ; Coliva, Anna, Fabréga-Dubert, Marie-Lou et Martinez, Jean-Luc (dir.), I Borghese e l’Antico, catalogue de l’exposition, Roma, Galleria Borghese, 7- dicembre 2011-9- aprile 2012, Milano, Skira, 2011 ; des observations intéressantes se trouvent dans Slavazzi, Fabrizio. « Laocoonte al Moncenisio. Viaggi di opere d’arte in età napoleonica », dans Elisa Panero (dir.), In viaggio. Viaggi e viaggiatori dall’antichità alla prima età contemporanea, La Morra, Associazione Culturale Antonella Salvatico Centro Internazionale di Ricerca sui Beni Culturali, 2011, pp.-67-78 ; dernièrement Curzi, Valter, Brook, Carolina et Parisi Presicce, Claudio (dir.). Il Museo universale. Dal sogno di Napoleone a Canova, catalogue de l’exposition, Roma, Skira, 2016 : pour l’aspect archéologique- particulièrement : Parisi Presicce, Claudio. « Da memoria antiquaria a patrimonio della nazione in età napoleonica. Quale archeologia ? », pp.-33-45. 35 Pour l’omniprésence de l’antiquité voir Rosenblum, Robert. Trasformazioni nell’arte. Iconografia e stile tra Neoclassicismo e Romanticismo, traduction italienne, Roma, Carocci 1984 ; cfr. http : / / www.treccani.it/ enciclopedia/ stile-impero/ , consulté le 20 décembre 2016. 92 Elena Calandra Il n’est donc pas difficile d’entrevoir le modèle dans Lucien Bonaparte prince de Canino, emblème d’une tradition qui empruntait beaucoup aux fouilles de ces années-là sur le sol italien et qui porte même, comme dans le cas du frère de Napoléon, à se servir des fouilles aussi comme moyen de se procurer des biens à vendre pour apurer le patrimoine : comme il est notoire, Lucien avait les fouilles en Étrurie à partir de la fin des années 20, et il était donc bien présent pour Stendhal au moment de l’élaboration du roman, composé au cours de quarante journées fébriles en 1839 36 . Plusieurs membres de la famille de Napoléon se délectaient pourtant d’archéologie, de collectionnisme et de fouilles, et ceux-ci représentent certainement une référence immédiate pour l’écrivain : la première femme de Napoléon, Joséphine, était une collectionneuse attentive aux arts antique et moderne ; Joseph, le frère de l’empereur, collectionnait des vases, tout comme la sœur, Caroline Murat, qui promouvait également les fouilles et les illustrations des monuments à Pompéi ; la passion de l’archéologie animait aussi une autre sœur moins connue, Élise princesse de Lucques et de Piombino, qui menait des fouilles à Populonia et, après l’exil de Napoléon, dans la propriété de Villa Vicentina, près d’Aquileia 37 . L’étoile de Napoléon, désormais tombée, a fait des antiquités la source d’une fierté pour le moins controversée, et son émule et admirateur Fabrice del Dongo n’en est qu’un écho romantique. Traduction : René Sternke 36 Stendhal. La Certosa di Parma, traduction de Camillo Sbarbaro, Torino, 3 1953, introduction, pp.-VII-X. 37 Pour la passion archéologique des membres de la famille de Napoléon voir Slavazzi, Fabrizio. « La fortuna dei vasi antichi dell’Italia meridionale nell’Ottocento : i Bonaparte, le collezioniste », dans Gemma Sena Chiesa (dir.), Vasi immagini collezionismo, Giornate di studio La collezione di vasi Intesa Sanpaolo e i nuovi indirizzi di ricerca sulla ceramica greca e magnogreca, Milano, 7-8-novembre 2007, Milano, Cisalpino-Monduzzi, 2008, pp.- 117-138, précédé d’une bibliographie abondante ; pour Caroline Murat voir Gasparri, Carlo. « Il Museo della Regina. Collezionismo di antichità e politica dell’antico nel decennio francese a Napoli », dans Cioffi, Rosanna et Grimaldi, Anna (dir.), L’idea dell’Antico nel Decennio francese, Atti del Terzo seminario di studi “Decennio francese” (1806-1815), Napoli-Santa Maria Capua Vetere, 10-12- ottobre 2007, Napoli, Giannini, 2010, pp.- 149-156 ; Irollo, Alba. « Carolina Murat, François Mazois e l’antico », dans Buccaro, Alfredo, Lenza, Cettina et Mascilli Migliorini, Paolo (dir.), Il Mezzogiorno e il Decennio architettura, città, territorio, Atti del Quarto seminario di studi Decennio francese, Napoli-Caserta, 16-17-maggio 2008, Napoli, Giannini, 2012, pp.-253-273. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « Mais j’aime le beau et non le rare », ou pourquoi Stendhal ne fut pas archéologue à Corneto Serge Linkès Les découvertes - ou redécouvertes - étrusques du début du XIX e siècle ne furent pas pour les Français qu’une affaire de spécialistes de l’antiquité - bientôt appelés archéologues mais rappelons que le terme ne fut officialisé qu’à partir de 1835 lors de son apparition dans le Dictionnaire de l’Académie. Donnant de l’Italie l’image d’une terre culturelle mais aussi aventureuse, elles firent de ce pays le passage obligé des intellectuels, des savants et des curieux français de ce début de siècle 1 . L’écho de ces découvertes dans l’art ne se fit pas attendre, y compris dans la littérature 2 : Chateaubriand, Gautier, Mérimée et Flaubert pour ne citer qu’eux, incorporèrent le « thème » étrusque à leur œuvre que ce soit sous la forme d’une remotivation du classicisme ou d’une nourriture romantique. Mais, Stendhal, le plus impliqué d’entre eux sur le terrain, fut-il pour autant le plus inspiré par ce qui allait devenir la « mode » étrusque ? Pour être honnête, malgré son pseudonyme certainement inspiré par la ville allemande de Stendal où naquit Johann Joachim Winckelmann qui fut l’un des inspirateurs de l’archéologie germanique, Henri Beyle semble, dans ce domaine, bien plus Français qu’Allemand. René Sternke, qui est spécialiste des échanges scientifiques entre les savants européens de cette époque, souligne cette différence sensible entre les pratiques archéologiques germaniques et françaises de ce début de siècle ; les premières étant d’ores et 1 Sur ce point voir l’ouvrage Voyageurs, amateurs et savants à l’origine de l’archéologie moderne, textes édités par Manuel Royo, Martine Denoyelle, Emmanuelle Hindy- Champion, … [et al.], éditions De Boccard, 2011. 2 Sur les répercussions de l’archéologie dans les arts en général et plus particulièrement la littérature, voir Martine Lavaud (dir.), La plume et la pierre : L’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Lucie Editions, collection « Essai littérature », 2008 ; Valérie-Angélique Deshoulières et Pascal Vacher (dir.), La mémoire en ruine, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000 ; Eric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001 ; Sophie Basch (dir.), La Métamorphose des ruines. L’influence des découvertes archéologiques sur les arts et les lettres (1870-1914), École d’Athènes, 2004. 94 Serge Linkès déjà ancrées dans les institutions universitaires et la tradition philologique alors que les secondes reposaient encore sur un modèle plus « amateur » fourni par les antiquaires 3 . Il semble que malgré le caractère extraordinaire et encore mystérieux de ces explorations et l’impression que purent laisser ces nécropoles étrusques sur Stendhal, elles lui donnèrent principalement l’occasion de se distraire du profond ennui dans lequel il avait sombré depuis sa prise de fonction au Consulat des États Romains de Civitavecchia. En effet, au-delà de l’intérêt intellectuel porté par l’auteur à la civilisation étrusque en tant que modèle du libéralisme antique notamment, « l’aventure » archéologique de Stendhal semble avoir été avant toute chose une distraction, à défaut d’être « gourmand ou chasseur » et malgré l’intérêt qu’il portera aux fouilles - et notamment à celles qui furent menées près de Civitavecchia auxquelles il participa plus ou moins activement - il ne deviendra pas, malgré ce qu’il écrivait un peu plus tôt à son cousin 4 , « antiquaire 5 » dans l’acception scientifique que le terme pouvait recouvrir à cette époque le rendant à peu près équivalent à celui d’archéologue amateur. Force est de constater que Stendhal a fort peu mis en relation ses premières recherches théoriques avec sa pratique sur le terrain, en tout cas cette dernière ne sembla pas suffisamment motivante pour relancer chez lui les lectures nécessaires à une véritable maîtrise des lieux explorés. Il apparaît que Stendhal pris rapidement conscience que « pour être admis dans le corps d’ailleurs si respectable des archéologues, il faut savoir par cœur Diodore de Sicile, Pline et une douzaine d’autres historiens… » 6 . Toutefois, on trouve quelques travaux fort renseignés qui fournissent le détail des différentes expéditions et s’interrogent sur les intérêts archéologiques de Stendhal. On ne s’attardera ici que sur deux articles que nous avons consultés avec beaucoup d’intérêt, et sur lesquels nous nous appuierons parce qu’ils donnent le point de vue de l’archéologie moderne sur les relations de Stendhal avec cette science naissante du XIX e siècle. 3 Sternke, René. « L’archéologue Millin - modèle de l’archéologue Böttiger », dans Geneviève Espagne et Bénédicte Savoy (dir.), Aubin-Louis Millin et l’Allemagne. Le Magasin encyclopédique - Les Lettres à Karl August Böttiger, „europaea memoria“ série I, vol.- 41, Hildesheim, Zürich, New York, Georg Olms Verlag, 2005, pp.-79-93. 4 « Je deviens antiquaire en diable. », écrivit Stendhal à Romain Colomb le 25-février 1833 (Stendhal, Correspondance VIII (1832-1834), Le Divan, Paris, 1934, p.-58). 5 « Que ne suis-je gourmand ou chasseur ! Que ne suis-je antiquaire ! » se lamente Stendhal dans une lettre portant principalement sur les tombes étrusques récemment découvertes et adressée à Sophie Duvaucel le 28 mai 1834. Stendhal, Correspondance IX (1834-1836), Le Divan, Paris, 1934, p.7. 6 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », Mélanges d’Art, éditions du Divan, pp.-201-221. « Mais j’aime le beau et non le rare » 95 D’abord Alain Hus qui, dans la lignée des travaux incontournables de Jacques Heurgon 7 , expose dans un article intitulé « Stendhal et les Étrusques 8 » les relations intellectuelles et matérielles de l’auteur avec cette civilisation disparue. Dans un premier temps l’auteur examine de façon précise l’enquête, somme toute assez superficielle, menée par Stendhal à propos des Étrusques dès 1817 puis, dans un second temps, il fait le récit de la découverte matérielle de cette civilisation à partir de 1831 en s’appuyant sur quelques textes où l’auteur relate l’exploration de tombes en hypogée ou avec tumulus qu’il découvre en compagnie d’antiquaires plus ou moins éclairés. Alain Hus remarque avec beaucoup de justesse que les sources livresques avancées pas Stendhal sont difficiles à vérifier mais qu’en revanche il s’appuie sur un certain nombre de rencontres qui furent essentielles dans l’exposition qu’il fit de ces explorations. Il s’agit notamment de Donato Bucci, antiquaire et ancien marchand de draps - on pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’intérêt qu’a Stendhal de souligner systématiquement l’ancien métier de Bucci dans ce contexte - qui s’installa à Civitavecchia pour faire le commerce d’antiquités étrusques et qui fut l’un des seuls amis de Stendhal dans ce lieu austère : du Chevalier Manzi magistrat de cette ville, qui orchestrait des fouilles à Tarquinia et à Rome et menait des recherches érudites sur les Étrusques n’hésitant d’ailleurs pas à publier des dissertations sur l’origine des tombeaux récemment découverts en tant que membre de l’Institut de Correspondance Archéologique. Mais pour Stendhal, la principale source scientifique de cette époque est incarnée par le Père Maurice 9 dont le savoir et l’intelligence l’avaient considérablement impressionné. Ce personnage, auquel Stendhal emprunte comme nous le verrons plus tard une large part de ses théories sur les Étrusques, leurs tombeaux et leurs vases, n’était pas simplement archéologue mais aussi un féru d’astronomie ; il faut donc ajouter à ses découvertes de tombeaux celles des astres, une autre de ses grandes passions qu’il partagea tout au long de 7 Heurgon, Jacques. « La découverte des Étrusques au début du XIX e siècle », lecture faite dans la séance publique annuelle du 30 novembre 1973, et paru dans les publications de l’Institut de France, Paris, Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, 1973. 8 Hus, Alain. « Stendhal et les Etrusques », dans L’Italie préromaine et la Rome républicaine. I. Mélanges offerts à Jacques Heurgon, Rome, École Française de Rome, 1976. pp.-437- 469. (Publications de l’École Française de Rome, 27). 9 Pincherle, Bruno. « Le R.P. Maurice ou la lunette de l’abbé Blanès », Première journée du Stendhal Club, Lausanne, 1965, Collection stendhalienne, n°- 7, pp.- 99-146. Le Père Maurice aurait notamment contribué à façonner le personnage de l’Abbé Blanès de La Chartreuse de Parme, partageant avec le grand-père Gagnon - autre source possible de ce personnage - la passion de l’astronomie. On imagine aisément que cette passion rendit encore plus sympathique la rencontre avec le Père Maurice. 96 Serge Linkès son existence avec son employeur le Prince de Canino, qui n’est autre que Lucien Bonaparte, le frère de l’empereur Napoléon I er . Ensuite, les travaux de Sara Nardi viennent compléter l’étude déjà fort complète d’Alain Hus en s’attardant notamment sur les relations de Bucci et de Stendhal. Dans un article intitulé « Le consul Beyle et l’antiquaire Bucci. Stendhal et les recherches archéologiques menées en Etrurie au cours du XIX e siècle » 10 , l’auteure propose un exposé exhaustif non seulement sur les fouilles menées par ces deux personnages mais aussi sur les prolongations commerciales qu’entraîna cette collaboration, et notamment sur les activités publicitaires de Stendhal en faveur de Bucci, lors de son congé parisien de 1836 à 1839. Elle mène ainsi une enquête sur les possibles bénéfices commerciaux que Stendhal aurait pu tirer de la société d’exploitation archéologique à laquelle il dit avoir adhéré, ou d’une relation commerciale avec Bucci. Elle approfondit donc ici les pistes initiées par les stendhaliens qui, après s’être demandés si Henri Beyle n’avait pas manqué une carrière d’épicier à Marseille, se sont interrogés sur ces activités un peu troubles, évoquant même un possible « trafic » de vases étrusques 11 reposant sur une entente de Bucci, Stendhal et Manzi, ce dernier ayant pu user de ses positions officielles, non seulement en tant que magistrat mais aussi en tant que membre de la Commission des Beaux-arts elle-même chargée de réguler le commerce des antiquités 12 … Il faut rappeler ici que les sites et les butins archéologiques de Rome et sa région furent protégés dès 1802 par l’État Pontifical qui chargea les bureaux du Camarlengato de la surveillance de ces activités, surveillance qui fut d’ailleurs renforcée en 1820 par une « obligation pour les fouilleurs de d’envoyer au Camerlengato chaque semaine la liste des matériaux découverts » signale Sara Nardi 13 . 10 Nardi, Sara. « Le consul Beyle et l’antiquaire Bucci. Stendhal et les recherches archéologiques menées en Étrurie au cours du XIX e siècle », dans Stendhal, la Bourgogne, les musées, le patrimoine, textes recueillis par Francis Claudon, Moncalieri (Italie) : C.I.R.V.I., 1997, pp.-185-229. 11 Grechi, Giovanni Francesco. « Stendhal a-t-il été marchand d’antiquités (D’après des documents inédits) », Stendhal Club n° 60, Éditions du Grand Chêne, 1973, pp.- 316-323 et Du Parc, Yves. « Publicité pour Donato Bucci ou Stendhal a-t-il collaboré au Moniteur ? », Stendhal Club n° 6, Éditions du Grand Chêne, 1960, pp.-189-192. 12 Sur ce point voir Lubtchansky, Natacha. « Voyageurs français à Corneto (1825- 1850) », dans Du voyage savant aux territoires de l’archéologie. Voyageurs, amateurs et savants à l’origine de l’archéologie moderne, Paris, éditions De Boccard, 2011, p.-194. 13 Nardi, « Le consul Beyle et l’antiquaire Bucci. Stendhal et les recherches archéologiques menées en Etrurie au cours du XIX e siècle », pp.-197-198. « Mais j’aime le beau et non le rare » 97 Après ce résumé certes rapide 14 mais au combien nécessaire de cette période quelque peu négligée de la vie de cet auteur, nous nous attarderons ici sur quelques problèmes très stendhaliens et notamment sur les positions très tranchées qu’adopta Stendhal face à l’archéologie en tant que science car celles-ci semblent avoir motivé une série de reproches envers les savants allemands et français. Notons d’ailleurs à ce propos que Stendhal lui-même observe également des divergences de fond entre les Allemands et les Français que ce soit du point de vue des croyances ou des pratiques. Rappelons aussi ici qu’à cette époque les relations entre les savants des deux nations ont parfois été difficiles, chaque camp ayant tendance à vouloir monopoliser les nécropoles étrusques pour son propre compte. On pourrait évoquer à ce propos la querelle qui opposa Désiré Raoul-Rochette, « le représentant le plus autorisé de l’archéologie classique 15 » française, à Otto Magnus von Stackelberg, l’un des cofondateurs de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica et des « Hyperboréens » de Rome 16 , au sujet des hypogées étrusques de Corneto découverts en 1827 par ce dernier. Les Hyperboréens, voulant se réserver la primeur de l’édition des peintures ornant les murs, obtinrent une interdiction de visite des tombeaux les plus intéressants. Dans une lettre envoyée à Karl August Böttiger, Raoul-Rochette, persuadé que cette interdiction avait été demandée pour l’empêcher de faire les dessins de ces peintures, se plaint à son collègue allemand des mœurs peu délicates des Hyperboréens à son égard : J’aurois pu, par le Simple récit des faits dont j’ai à me plaindre, couvrir à jamais ces messieurs de honte et de ridicule ; leurs prétentions exclusives à la découverte et à la publication d’un monument, qui appartient réellement à tout le monde, dans le droit du pays et dans l’intérêt de la science 17 . Pour en revenir à Stendhal, ses positions peuvent effectivement sembler aujourd’hui très arrêtées voire discutables, elles sont évidemment datées et d’une époque où, il faut s’en rappeler, l’archéologie en tant que science en était elle-même à ses balbutiements. Elles permettent toutefois de com- 14 Nous nous permettons donc, devant la qualité des travaux cités, de renvoyer le lecteur vers les textes cités pour tout complément d’informations sur les éléments évoqués précédemment. 15 Perrot, George. « Notice sur la vie et les travaux de Désiré Raoul-Rochette », dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, Alphonse Picard et fils, 1906, p.-640. 16 Deux institutions qui furent à l’origine du futur Institut archéologique allemand. 17 Lettre de Désiré Raoul-Rochette à Böttiger du 21 décembre 1827, dans Böttiger, Karl August. Briefwechsel mit Désiré Raoul-Rochette, éd. Klaus Gerlach et René Sternke, Berlin, de Gruyter, 2017, n o 15, l. 46-49. 98 Serge Linkès prendre l’attitude ambiguë que Stendhal entretient avec ces découvertes - attitude qui oscille entre considérations esthétiques, historiques, scientifiques et marchandes - et la non-exploitation qu’il en fait alors qu’il se trouvait lui-même aux premières loges d’une aventure archéologique totalement inédite. Certes, comme nous pourrons le voir plus tard, l’archéologie ne fut pas sans influence sur son écriture. Du point de vue romanesque, on voit notamment l’archéologie apparaître timidement dans La Chartreuse de Parme 18 , mais tout cela paraîtra vraiment minime par rapport à l’exploitation qu’en feront ses contemporains et si nous prenons en considération le lien privilégié qu’il eut avec les antiquités étrusques. L’autre texte dans lequel on verra apparaître l’archéologie s’intitule les Mémoires d’un touriste, mais nous sommes en présence d’une forme très éloignée des préoccupations étrusques puisqu’il s’agit, comme nous le verrons plus tard, des déambulations d’un touriste « marchand de fer » à travers la France de 1830. Aussi, si l’on prend en considération l’ensemble des références rapportées par la critique se rapportant aux propos de Stendhal concernant les Étrusques, il semble nécessaire de les remettre en perspective et de s’interroger sur la véritable nature des écrits stendhaliens qui sont en lien avec les fouilles auxquelles il a participé. Non seulement ces occurrences sont assez rares sur la masse des documents stendhaliens mais elles ont aussi un caractère particulier notamment parce que la plupart du temps elles n’appartiennent pas au domaine public. Nous ne parlons pas ici des évocations qu’il a pu faire de la civilisation étrusque en tant que telle - notamment dans les textes parlant de l’Italie ou des articles publiés dans différents journaux et dont Alain Hus dresse une liste très détaillée dans l’article précédemment cité - mais bien de celles en rapport direct avec les activités archéologiques de Stendhal : on ne trouve en fait que quelques traces dans des textes « exhumés » dont le principal, « Les Tombeaux de Corneto » 19 , a été publié « post-mortem » en 1853 par son bien-aimé cousin sans qu’on ait même l’assurance de la date de rédaction ou que l’ensemble soit de sa main - puisqu’en effet Romain Colomb précisa qu’il dut lui-même terminer ce texte impubliable dans l’état - ni même une idée précise du véritable projet poursuivi par Stendhal lors de l’écriture de ce morceau. Nous pouvons toutefois faire le point sur les conjectures concernant « Les Tombeaux de Corneto » et les textes qui y sont rattachés : 18 À ce propos, voir l’article d’Elena Calandra dans le volume présent. 19 Ce texte assez inclassable fut d’abord publié seul par Romain Colomb dans la Revue des Deux Mondes en 1853, puis au sein des Chroniques italiennes (autre invention d’éditeurs puisque Stendhal n’écrivit jamais de recueil portant ce titre) en 1855, puis dans Mélange de littérature… « Mais j’aime le beau et non le rare » 99 Il est possible, comme l’évoque Giovanni Francesco Grechi, que « Les Tombeaux de Corneto » soit la mise en « beau style » stendhalien 20 d’un texte d’environ six pages adressé en 1837 par Bucci à Stendhal afin de relancer la publicité à laquelle semblait s’être adonné Stendhal pour le compte de son ami italien lors de son retour en France en 1836. Dans ce contexte, c’est dans cette « campagne publicitaire » qu’il faut également chercher l’origine d’un entrefilet portant sur le même sujet paru dans Le Moniteur du 8-décembre 1836 qui, quoique publié anonymement, est vraisemblablement de la main de Stendhal sans qu’on en soit totalement assuré 21 . Toutefois, comme semble le confirmer une lettre 22 adressée par l’auteur au directeur de ce journal à la fin du mois de novembre de la même année, Stendhal paraît avoir réellement cherché à aider Bucci à développer son commerce d’antiquités et notamment celui des vases étrusques 23 . Enfin, même si le texte des « Tombeaux de Corneto » ne fut pas publié comme tel par Stendhal - et ne fut finalement connu du public qu’une fois « terminé » par son cousin pour la Revue des Deux Mondes en 1853 - il a certainement servi de brouillon préparatoire à un court chapitre d’un ouvrage d’Abraham Constantin paru en 1840 24 . Les autres apparitions de l’archéologie, ou plus largement des activités stendhaliennes en lien avec les antiquités étrusques, trouvent leur place dans la correspondance privée d’Henri Beyle - notamment avec Sophie Duvaucel la fille du savant Cuvier ou avec son cousin et quelques amis 20 Grechi, Giovanni Francesco. « Stendhal a-t-il été marchand d’antiquités », p.- 321. - Il faut noter cependant qu’un grand nombre d’idées proposées par les « Tombeaux de Corneto » semblent véritablement stendhaliennes - elles se trouvent notamment déjà évoquées par l’auteur dans la part étrusque de sa correspondance avec Sophie Duvaucel - il est fort probable que le travail de Bucci n’a servi que de canevas à l’écriture de ce texte. 21 À ce propos, voir Du Parc, Yves. « Publicité pour Donato Bucci ou Stendhal a-t-il collaboré au Moniteur ? ». 22 Lettre 1575, Au directeur du Moniteur universel, fin novembre 1836, Correspondance tome III, La Pléiade, Gallimard, 1968, pp.-224-225. - Le texte de la lettre et celui du petit article semblent identiques si ce n’est les premiers mots du second : « on écrit de Rome ». 23 C’est certainement aussi dans ce même esprit qu’il écrivit un courrier au directeur du Mémorial bordelais, voir Lettre 1615, 19 mars 1838, Au directeur du Mémorial bordelais, Correspondance tome III, p.- 258. - Il faut ajouter à cela le témoignage laissé par les lettres de Bucci adressées à Stendhal où l’antiquaire remercie son ami pour les efforts qu’il fait pour faire connaître son commerce en France. 24 Voir Abraham Constantin/ Stendhal. Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, éd. Sandra Teroni et Hélène de Jacquelot, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, coll. « D’art en questions », 2013, 472 p. 100 Serge Linkès dont Bucci évidemment - et dans sa correspondance professionnelle sous la forme de rapports administratifs en tant que Consul de France à Civitavecchia 25 . Le récit archéologique revêt ici plusieurs formes : certes il met en avant le caractère anecdotique des fouilles étrusques, mais l’auteur n’hésite pas à mêler à ces anecdotes des propos historiques, scientifiques voire des considérations philosophiques. Ce récit met aussi en scène une certaine expérience de terrain de la part de l’auteur, expérience qui se veut aventureuse et non exempte de dangers ou de risques physiques : les terrains sont souvent boueux et glissants, il faut parfois s’y glisser en rampant, les tombeaux sont fragiles et le « touriste », habitué aux plaisirs faciles, venu les visiter sera très surpris voire déçus des conditions d’exploration… On y retrouve aussi une grande part didactique puisque Stendhal n’hésite pas à se faire initiateur et pédagogue, s’appuyant si besoin sur des schémas et des démonstrations comme dans la lettre adressée à Sophie Duvaucel 26 … n’hésitant pas non plus à décrire les méthodes de fouilles et les objets trouvés, à estimer leur âge ou à se faire théoricien des vases étrusques noirs. On trouve aussi de nombreuses références à la valeur financière de ces trouvailles, elles ne font que souligner la difficulté à choisir la véritable échelle des valeurs : entre valeur marchande, curiosité, rareté et valeur scientifique… Stendhal semble incapable de véritablement statuer sur ce point crucial. Si ces précisions sur la nature finalement assez peu littéraire de ces documents nous semblaient importantes pour relativiser les relations de Stendhal avec cette période archéologique qui eut tant de retentissement sur le siècle, elles n’empêchent pas de préciser ce que ces quelques documents permettent de comprendre sur les positions stendhaliennes envers l’archéologie, ou plutôt la difficulté qu’il eut à prendre de véritables positions. En effet l’archéologie semble poser un véritable problème intellectuel à Stendhal parce qu’il mêle la science, l’art, le beau, l’histoire… Dans le petit opuscule intitulé les « Tombeaux de Corneto », l’auteur précise tout d’abord sa pensée sur les capacités de l’esprit français à apprécier les productions artistiques, ainsi il est persuadé que « les antiquités ne seront jamais à la mode en France, par la raison que certains charlatans trop connus s’en sont emparés comme de leur domaine. En France, pays du charlatanisme et de la camaraderie, personne ne veut être dupe des charlatans trop connus. 27 » Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, l’antiquité n’est pas ici seulement considérée dans sa valeur marchande. Si Stendhal précise que l’Allemagne et l’Angleterre ont dépensé 25 Il faut ajouter à cette liste un brouillon intitulé Walks in Rome. 26 Voir supra. 27 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », p.-206. « Mais j’aime le beau et non le rare » 101 plusieurs centaines de milliers de francs pour faire l’acquisition des vases de Corneto, alors que la France, dans sa frilosité naturelle, n’a participé que très modestement « tant le goût des arts est encore incertain chez nous lorsqu’il n’est pas fortifié par la mode 28 » c’est, semble-t-il, pour mieux frapper son pays d’une arme à triple tranchant. En effet, par le terme de « charlatans », il faut bien sûr comprendre ici que l’auteur désigne les membres des plus fameux instituts français qui freinent l’élan du public français par leur suffisance et leur haute considération d’eux-mêmes 29 , public qui de toute façon ne vaut pas mieux que les savants dont il se méfie, puisqu’il n’est sensible qu’à une seule chose : la mode. Mais cette double condamnation ne lui suffit pas puisqu’il ajoute : « Il y a une raison plus invincible pour que les antiquités ne soient jamais véritablement à la mode à Paris : il faut une certaine attention pour les comprendre. Cette attention profonde qui nous manque fait le grand mérite des Anglais et l’unique mérite des Allemands » 30 . Avant de nous étendre sur la condamnation de l’esprit germanique, puisque nous pourrons constater que l’ironie stendhalienne n’a point de frontière, nous pouvons constater que nous retrouvons ici l’un des reproches fait justement par les intellectuels allemands à leur collègues français, critiques qui dépassent d’ailleurs largement le cadre de l’archéologie. Comme le souligne René Sternke, Goethe avait remarqué que « la langue française avait à un tel point intériorisé la démarche analytique qu’[…] elle ne paraissait plus apte à exprimer une idée au-delà de l’apparence » 31 , Stendhal va finalement plus loin en supposant que la langue n’est pas la seule responsable et qu’il s’agit bien plus d’un défaut de l’esprit, une tare nationale en quelque sorte, qui empêche le Français de dépasser le simple stade des apparences. Quant aux Allemands, ils sont certes capables d’une « attention profonde » mais ils ont comme défaut de n’avoir que cette unique qualité, et même si Stendhal ne discute pas « qu’ils ont un goût véritable pour les antiquités » il ne se dispense pas de critiquer ouvertement leur démarche scientifique : Je connais six ou huit volumes in-8° allemands, dont chacun prétend résoudre définitivement la question qui nous occupe. Plusieurs de ces ouvrages sont écrits avec beaucoup de science ; tous se moquent fort de la logique et admettent comme preuve irréfragable de belles phrases pompeuses, ou bien, comme Niebuhr, prouvent une certaine chose, 28 Ibid. 29 Voir infra avec la présentation de Millin par Stendhal. 30 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », pp.-206-207. 31 Sternke, « L’archéologue Millin - modèle de l’archéologue Böttiger », op.- cit., pp.-90-91. 102 Serge Linkès ajoutent une supposition à la chose prouvée, et, deux pages après, parlent de la supposition comme d’un fait incontestable ; c’est ainsi que l’on est un grand homme au-delà du Rhin. Tout ce que Ton peut accorder à ces messieurs, qui se moquent de notre légèreté, c’est qu’ils savent par cœur quinze historiens ou poètes anciens. Ce n’est pas peu ; une tête qui contient cela peut-elle contenir autre chose 32 ? Au contraire de la langue française asséchée par l’analyse, l’exégèse germanique semble, pour Stendhal, se substituer à la science elle-même et produire de la vérité en se dispensant de tout fondement logique. Certes Stendhal va vite en besogne, le jugement est à l’emporte-pièce et rien ici ne vient étayer ses propos, mais il souligne toutefois les défauts d’une science naissante qui, elle n’est pas la seule dans ce cas et l’histoire des sciences est là pour le prouver, oublia parfois de prendre le recul nécessaire par rapport à son propre discours. Ce que reproche finalement Stendhal aux archéologues allemands c’est d’avoir préféré l’exégèse à la logique, de se dispenser d’un système reposant sur des preuves indiscutables ou néanmoins de supposer que le simple fait de pouvoir proposer un système ne suffit pas à le substituer à la vérité scientifique. Stendhal suppose donc que pour devenir archéologue « Il faut avoir abjuré tout respect pour la logique [puisque] cet art importun est l’ennemi acharné de tous les systèmes » 33 . L’auteur poursuit sa critique de l’archéologie en s’interrogeant sur les systèmes proposés par les savants allemands pour statuer sur les vases et les tombeaux étrusques en précisant : Je connais onze systèmes sur l’origine des vases peints et des tombeaux étrusques cachés sous terre. Le plus absurde est, ce me semble, celui qui suppose que tout cela a été fait sous Constantin et ses successeurs. Le système que j’adopterais volontiers et que je proposerais au lecteur, tout en convenant qu’il est malheureusement dénué de preuves suffisantes, est celui qui m’a été enseigné par le vénérable père Maurice, lequel, pendant dix ans, a dirigé de nombreuses et importantes fouilles 34 . Nous voici donc revenu au Père Maurice 35 , qui malgré son défaut originel d’être membre du clergé - on connaît les positions de Stendhal par rapport à la religion et le traumatisme qu’il subit dans sa jeunesse par un autre abbé nommé Raillanne qui fut son précepteur - reste pour Stendhal la seule personnalité scientifique valable à ses yeux, la seule capable en tout cas de faire fonctionner son système dans le respect d’un minimum de logique, 32 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », pp.-219-220. 33 Ibid., p.-218. 34 Ibid. 35 Voir sur ce point l’article très détaillé de Pincherle, « Le R.P. Maurice ou La Lunette de l’abbé Blanès », op.-cit. « Mais j’aime le beau et non le rare » 103 ou du moins, comme le fait Stendhal lui-même, en ayant une conscience aigüe de la fragilité de ses opinions sur les récentes découvertes concernant les Étrusques. Mais le problème ne peut se réduire ici à la dénonciation d’une certaine forme de « malhonnêteté » intellectuelle qui consisterait, selon Stendhal, à transformer des théories infondées en vérités scientifiques, tendance à laquelle il n’échapperait lui-même que parce qu’« il [lui] reste encore un peu de logique » et qu’il « ne regarde pas pour vrai ce qui convient à [son] système » 36 . En effet, au-delà de ces reproches semble poindre ici la preuve de l’inadéquation de l’esprit stendhalien avec l’archéologie tant il est incapable de le contraindre à une discipline qu’incarne parfaitement l’esprit des savants allemands capable de contenir « quinze historiens ou poètes anciens ». À ce défaut vient s’ajouter le fait que Stendhal, plutôt que de décrire des vases, des tombes et des fresques, préfère décrire « des mœurs, des habitudes morales, l’art d’aller à la chasse au bonheur en Italie » 37 . C’est donc plus vers l’esprit de la civilisation étrusque, son aptitude au libéralisme et à la sagesse des âmes de ce peuple disparu que son intérêt le porte. De même, c’est dans cette optique qu’il faut comprendre le début de sa lettre adressée en 1834 à Sophie Duvaucel concernant les fouilles de Corneto où Stendhal affirme : « Mais j’aime le beau et non le rare ». Cette déclaration suffit à expliquer, dans son raisonnement, la supériorité de la contemplation artistique et des sensations qui en découle sur la passion de la curiosité scientifique ou commerciale exercée par la rareté des antiquités étrusques. La démarche de l’archéologue ou de l’antiquaire devenant ainsi pour lui l’illustration de cette maxime par laquelle La Bruyère entame sa réflexion sur la mode : « La curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, que les autres n’ont point ; ce n’est pas un amusement mais une passion. 38 » Si pourtant, comme l’affirme Adam Smith, « la rareté ajoute à la beauté 39 » elle n’est finalement qu’accidentelle et ne suffit pas à justifier l’élan naturel vers l’objet qui est caractéristique de la beauté. Car pour Stendhal, la définition de la beauté est finalement assez simple, d’une part la beauté s’explique par l’utilitarisme : 36 Lettre à Romain Colomb, 25 février 1833, Correspondance VIII (1832-1834), Paris, Le Divan, 1934, p.-58. 37 Lettre à De la Pelouze, 20 mars 1827, Correspondance VI (1821-1830), Paris, Le Divan, 1934, p.-198. 38 La Bruyère, Les Caractères, Coll. Classiques Garnier, Paris, Garnier Frères, 1962, p.-393. 39 Adam Smith ajoute à la suite, pour justifier du prix élevé des métaux précieux, qu’il faut : « trois qualités, beauté, rareté et utilité […] pour trouver la cause originelle du haut prix de ces métaux », voir le 1 er volume des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. 104 Serge Linkès est beau ce qui est utile à une époque et une société données ; le jugement esthétique quant à lui se partage entre ces deux affirmations : d’une part « le beau idéal dans tous les genres n’a qu’une mesure raisonnable ; c’est le degré de notre émotion 40 » et d’autre part la beauté est avant tout « la promesse du bonheur » 41 . Comme l’explique Boris Reizov 42 , cette trop fameuse citation doit son origine à la lecture du De Homine de Thomas Hobbes dans lequel l’auteur anglais définissait la beauté en « expliqu[ant] les notions du bien et du mal, ou de l’utile et du nuisible. […] [L’]objet est un bonheur quand on le désire, un plaisir quand on le possède. Le même objet que l’on appelle bonheur quand on le désire, s’appelle beauté quand on le contemple. Ainsi, la beauté est la qualité de l’objet qui fait attendre de cet objet un bonheur. Et les objets qui nous rappellent les objets qui nous ont procuré un bonheur nous plaisent parce que nous attendons d’eux le bonheur. Ainsi, la beauté n’est que promesse du bonheur. 43 » Finalement la rareté n’affecte que la valeur marchande ou scientifique de l’objet, sans venir influencer la valeur émotionnelle dégagée par l’objet lui-même. Encore ne faut-il pas évidemment confondre « rareté » et « absence »… Pour terminer notre exploration nous aborderons ici l’influence qu’a pu avoir l’archéologie dans l’univers de la création stendhalienne 44 même si, comme nous l’avons déjà évoqué 45 , celle-ci peut sembler dérisoire face à l’implication de l’auteur dans les fouilles menées au début du XIX e siècle en Italie. 40 Note de Stendhal dans La Vie de Rossini II, Paris, Le Divan, 1929, p.-189. 41 Rappelons ici par simple plaisir la citation exacte : « La beauté n’est jamais, ce me semble, qu’une promesse de bonheur », celle-ci apparaîtra dans la troisième édition de Rome, Naples, Florence en 1826. 42 Reizov, Boris. « La définition stendhalienne de la beauté : ‘la promesse de bonheur’ », Stendhal Club n° 60, Editions du Grand Chêne, pp.-324-328. 43 Boris Reizov a adapté ici la traduction du texte latin de Thomas Hobbes dont voici la dernière phrase : « Est ergo pulchritudo futuri boni indicium ». 44 Il faudra donc chercher la modernité dans la création stendhalienne dans d’autres sources et d’autres influences, nous nous permettons d’ajouter ici deux articles récents qui viennent modestement compléter des ouvrages incontournables comme La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain de Jean Prévost : Linkès, Serge. « Stendhal et l’énergie créatrice » dans Stendhal et l’énergie, HB Revue internationale d’études stendhaliennes sous la direction de Michel Crouzet, Eurédit, 2014, et Linkès, Serge. « Errance de la création : le cas Stendhal », C.A.F.E. (Cahiers des Amériques - Figure de l’Entre) n° 4, Errance(s), Volume 1 - Explorations, Editions La Promenade, 2014. 45 Dans l’univers romanesque on peut noter deux allusions à l’archéologie : Corneto est évoqué dans l’anecdote Maria Fortuna, et dans La Chartreuse de Parme, Fabrice s’occupe de fouilles juste avant le duel avec Giletti. Voici qui fait très peu pour parler d’une influence thématique. « Mais j’aime le beau et non le rare » 105 Nous pouvons commencer ici en évoquant le traditionnel parallèle qui est fait entre fouille archéologique et fouille autobiographique ; mais fouille-t-on vraiment la mémoire et la personnalité comme on fouille des tumuli étrusques ? Dans tous les cas, Stendhal comme bon nombre de ses contemporains a suivi l’exemple de Jean-Jacques Rousseau qui avait clôturé le siècle des Lumières avec ses fameuses Confessions. Serge Sérodes, dont l’ouvrage Les Manuscrits autobiographiques de Stendhal est une référence, évoque le parallèle qu’il est possible d’opérer entre l’archéologie et la démarche autobiographique stendhalienne en débutant sa réflexion sur le croquis archéologique : Quoique aucun croquis, glissé dans les Souvenirs d’Egotisme ou la Vie de Henry Brulard, ne soit directement tributaire du modèle archéologique, la connaissance qu’avait Henry Beyle sur les découvertes du moment n’a pu que moduler, sinon conforter, la discipline qu’il s’impose dans le dessin. Les détails présentant un intérêt archéologique (la rue, la demeure, le tombeau) s’accusent avec plus de force que dans un relevé cadastral. De surcroît, le dessinateur ne cherche pas du tout à représenter le Grenoble de 1835 ou la cité qu’il a redécouverte lors de ses plus récents séjours : la ville natale, ayant, dans l’intervalle, été l’objet de réfections, il s’efforce de restituer l’aspect primitif, solidaire de la perception enfantine. Enfin, pour camper le modèle des lieux, il a recours, comme les archéologues, à des propositions différentes, soit qu’il procède par ébauches successives, soit que la légende multiplie les précautions. Selon la grille freudienne, on a pu à bon droit soutenir que la méditation sur le Janicule mimait la descente en soi. Il faut souligner aussi que la rêverie d’Albano, site limitrophe de Corneto, intercepte le geste de l’archéologue. Serge Sérodes termine cette réflexion en concluant que « cette conjoncture [a permis] à la quête sur soi d’être fécondée par l’apport de l’archéologie. 46 » Nous nous permettons d’enrichir cette analyse très pertinente en soulignant que la présence de croquis dans certains brouillons romanesques, et notamment celui de Lamiel qui fut en grande partie écrit à Civitavecchia près de site du Corneto à partir de 1839, semble suivre un fonctionnement similaire en s’appuyant sur la méthode et la rigueur du croquis archéologique. Cette « discipline » évoquée par Serge Sérodes fut certainement héritée par l’observation que Stendhal a pu faire sur le terrain en voyant 46 Sérodes, Serge. Les Manuscrits autobiographiques de Stendhal, Genève, Droz, 1993, pp.- 144-145. - Sur les croquis on pourra consulter plus précisément : Sérodes, Serge. « Les dessins d’écrivains. Prélude à une approche sémiotique », Genesis, n°- 10, 1996 et Lumbroso, Olivie. « Les dessins dans la Vie de Henry Brulard : approche de la topologie stendhalienne », Romantisme, Paris, Armand Colin, 2007, pp.-119-136. 106 Serge Linkès travailler archéologues et antiquaires et dont il se vantera auprès de Sophie Duvaucel en lui expliquant les principes de la vue en coupe, comme « un coup de sabre » dans une pomme, qui seul permet de comprendre l’organisation souterraine des tombeaux étrusques. La seconde évocation que nous pouvons faire de l’influence archéologique sur la création stendhalienne intervient semble-il dans une création difficilement classable puisqu’il s’agit des Mémoires d’un touriste, texte qui emprunte au récit de voyage, au guide touristique, à l’anecdote et au récit fictionnel… Mais c’est aussi un ouvrage largement « inspiré 47 » non seulement par les écrits contemporains de Mérimée - qui ne pouvait ignorer les emprunts non dissimulés de son ami - mais surtout par les descriptions archéologiques de Millin qui fut l’auteur d’un Voyage dans le Midi et l’un des premiers archéologues français, même si ses méthodes et ses propositions nourrissaient à l’époque quelques débats au sein de la discipline 48 . Stendhal présente lui-même le personnage de Millin comme le « digne modèle des gens d’académie, servile non moins que vaniteux et dont le nom, sur le titre de son voyage, est suivi de quatorze lignes en petits caractères donnant les noms de toutes les académies dont il est membre » 49 . Il est sans doute à classer dans les « charlatans » évoqués par Stendhal dans les « Tombeaux de Corneto ». Malgré cela, plusieurs critiques on put établir des parallèles troublant entre le texte de Millin et celui de Stendhal qui semble avoir emprunté sans vergogne les descriptions archéologiques de cet archéologue lorsqu’il ne s’était pas lui-même rendu sur les lieux décrits par Philippe L., le protagoniste « marchand de fer » que Stendhal met en scène dans ces Mémoires. L’exemple le plus flagrant est celui relevé par Paul Hazard concernant la description d’Avignon que nous reprenons ici : Millin avait écrit : Les murs sont bâtis de pierres carrées et unies parfaitement jointes ; les créneaux qui les couronnent sont d’une grande régularité ; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil, et le tout est flanqué de tours carrées, placées à des distances égales, et dont la disposition symétrique est du plus bel effet. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes et si bien polies une teinte brunâtre qui augmente encore l’effet de l’ensemble 50 . 47 Sur cette affaire voir : Gohin, Ferdinand. « Stendhal, plagiaire de Mérimée », La Minerve française, 1 er janvier 1920 et Barber, Maurice. « Encore un plagiat de Stendhal, les Mémoires d’un Touriste » Mercure de France, 1 er février 1920. 48 Sur ce point, voir l’article de René Sternke. 49 Stendhal. « Voyage dans le Midi de la France, 14 mars 1838 », Mémoires d’un touriste, Paris, Maspero, 1981, vol.-3, pp.-15-16. 50 Cité par Hazard, Paul. « Les plagiats de Stendhal d’après de récentes publications », Revue des Deux Mondes, 5 (1921), p.-348. « Mais j’aime le beau et non le rare » 107 Et Stendhal : Ces jolis murs sont bâtis de petites pierres carrées admirablement jointes ; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil ; les créneaux sont d’une régularité parfaite. Toute cette construction annonce la richesse et la sécurité ; l’homme qui bâtit est si peu dominé par le sentiment de l’utile et de la peur qu’il se permet les ornements. Ces murs sont flanqués de tours carrées, placées à distances égales et du plus bel effet. On se promène sur leur épaisseur ; jolie vue. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes, d’un si beau poli, une teinte uniforme de feuille sèche qui en augmente encore la beauté 51 . Non sans humour, Paul Hazard commentait ainsi : « Millin ne lui doit-il pas mille grâces ? Stendhal n’a-t-il pas coupé sa description par une pensée profonde… 52 » Tout cela tombe plutôt bien puisque c’était le principal reproche formulé par les collègues allemands de Millin dont « les cours […] ne [faisaient] qu’effleurer la surface des objets qui demeur[aient] incompris » 53 , mais la situation est d’autant plus ironique que c’est par Stendhal, pur produit du sensualisme auquel les philologues attribuaient justement la dégradation de l’esprit français de l’époque, que semble être corrigé ce relatif manque de profondeur. L’histoire de Stendhal et de l’archéologie semble bien être celle d’une rencontre manquée et d’une incompréhension liée au fonctionnement intellectuel de cet auteur incapable d’intégrer les processus nécessaires à une science naissante dont les contours, les outils théoriques et les pratiques n’étaient évidemment pas encore assurés. Pour celui qui « ne croi[t] que ce qui est prouvé », ces hésitations et ces tâtonnements inévitables ont pu sembler insupportables et ne pouvaient que déclencher son esprit critique. Les Happy few n’en seront pas étonnés, Stendhal est un esprit ravageur auquel peu de choses résistent, pas même ses propres productions - rappelons que malgré la quantité importante des œuvres publiées au nom de Stendhal très peu l’ont été de son vivant parce qu’elles ne lui semblaient pas mériter le passage dans le domaine public. Ce que nous retiendrons de sa prose archéologique, c’est l’attention qu’il porte au caractère éphémère de ce qui a pourtant survécu près de 3000 ans enfermé sous terre : dès l’ouverture les vases sont disséminés sur le continent européen ou américain - Stendhal n’y est d’ailleurs pas étranger comme nous l’avons signalé - mais c’est aussi la beauté des fresques qui disparaît au simple contact de l’air : 51 Ibid. p.-349. 52 Ibid. 53 Sternke, « L’archéologue Millin - modèle de l’archéologue Böttiger », op.-cit., p.-91. 108 Serge Linkès « Le contact de l’air altère pratiquement les couleurs brillantes dont leurs parois intérieures sont revêtues 54 » constate-t-il plusieurs fois, au point que « depuis trois ans les couleurs de ces fresques ont bien changé. Un chien lupo placé au pied d’une des tables, dans un des tableaux représentant une cérémonie funèbre, et dont on admirait, la vérité et l’esprit, a disparu entièrement. 55 » Voici une dernière réflexion qui nous fait encore une fois éprouver la vanité de la vie et du temps. 54 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », p.-207. 55 Ibid., p.-208. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) L’ancien comme ambition de la modernité. Gaspard de la Nuit, antiquaire non par état mais par goût 1 Luc Bonenfant Constitué de deux poèmes dédicatoires, d’une « préface » et d’un long prologue intitulé « Gaspard de la Nuit », le paratexte de Gaspard de la Nuit ouvre un ensemble de conventions qui contribuent à la densité du recueil tout entier en appelant diverses stratégies de décodage 2 . Au sein de cet ensemble, le prologue joue un rôle singulier en ouvrant ce que Henri Scepi appelle un « champ de visibilité 3 » dont les effets peuvent notamment être compris depuis la perspective matérielle, en quelque sorte archéologique, de l’Histoire. Car l’engouement de Bertrand pour l’Histoire est bien connu 4 . Il serait sans doute inutile d’insister encore une fois sur cet intérêt, par ailleurs 1 « Je suis ici depuis très-peu de temps ; et quoique je ne sois pas antiquaire par état, je le suis par goût. J’aime voir ce qui est ancien ; il me semble qu’un respect naturel me le présente sous un point de vue qui m’inspire ce sentiment : ce sont mes ancêtres qui ont produit ces chefs-d’œuvre ; et quand je me suis dit cela, je fais des vœux pour que ces objets se conservent jusqu’à la fin des siècles ». - « Lettre de D. Pierres au rédacteur du Journal de la Côte d’Or, 24 septembre 1807 ». Citée dans P. Bérigal (pseudonyme de Gabriel Peignot), L’illustre Jaquemart de Dijon, Dijon, V. Lagier libraire, 1832, p.-62. 2 Sur le rôle joué par ce paratexte, voir notamment : Huet-Brichard, Marie-Catherine. « Le texte liminaire de Gaspard de la Nuit : une symphonie ironique », dans Nicolas Wanlin (dir.), Gaspard de la Nuit, Le grand œuvre d’un petit romantique, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2010, pp.- 17-31 ; Bonenfant, Luc. « Dépasser Hugo. La négation épigraphique de la lecture », dans Nicolas Wanlin (dir.), op.-cit., pp.-33-44 ; Scepi, Henri. « Les stratégies du Prologue dans Gaspard de la Nuit », dans Steve Murphy (dir.), Lectures de Gaspard de la nuit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, pp.-55-68. 3 Scepi, Henri. Ibid., p.-56. 4 Fernand Rude lui a même prêté l’intention d’écrire un roman historique dont le prologue serait justement la trace la plus évidente (Aloysius Bertrand, Paris, Seghers, 1971). Plus récemment, Jean-Luc Steinmetz soulignait que le prologue évoque la ville de Dijon dans les termes du modèle fourni par le roman historique ( Jean-Luc Steinmetz, « Bertrand et C ie : ‘Les Chroniques’ », dans Nicolas 110 Luc Bonenfant partagé par une époque toute occupée par les dévastations révolutionnaires, si ce n’était pour souligner que l’écriture de l’histoire prend aussi à l’époque les traits de l’archéologie. Parmi ces entreprises qui portent un souci qu’on qualifie alors d’« antiquaire », on compte celle de l’Académie des sciences, arts et belles lettres de Dijon, que Bertrand connaissait bien. Un département d’Antiquités est créé en 1819 5 et un premier ouvrage est publié dès 1823, où l’auteur précise d’entrée de jeu que le sol de cette ville [Dijon] fut très anciennement habité ; on y découvre, à chaque fois qu’il est fouillé à quelque profondeur, des fragmens de temples, d’autels de grands édifices, de colonnes, corniches, de tombeaux, de bas-reliefs antiques, dont la plupart sont conservés au Jardin des Plantes 6 . Est-ce de cette publication que vient à Bertrand l’idée de « déblayer 7 » Dijon dans son prologue ? Rien ne l’atteste même si ses écrits montrent néanmoins qu’il n’a pas été insensible à la dimension concrète de l’histoire, comme en témoignent son « attention hyperbolique aux détails de l’histoire matérielle, [et] d’autre part le fondement de son écriture sur l’idée de pittoresque 8 » ou encore, son inclination bien réelle pour les listes et les catalogues 9 . Des nombreuses listes établies par Bertrand, qui n’aboutiront à aucun projet précis, il faut sans doute surtout retenir le désir d’exhaustivité qui les traverse, analogue en cela aux ambitions de la démarche archéologique : « J’ai relevé tous les tableaux de chaque peintre, même ceux qui s’éloignent Wanlin (dir.), op.- cit., p.- 111). Nicolas Wanlin écrit quant à lui que ce prologue « manifeste un authentique souci d’écrire l’histoire », pour évoquer aussitôt « la mission monumentale, ou commémorative, que Bertrand assigne conjointement au poète et aux artistes ». - Wanlin, Nicolas. « L’‘École flamande’. Une poétique de l’histoire », dans André Guyaux (dir.), « Un livre d’art fantasque et vagabond ». Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, Paris, Garnier, 2010, p.-173. 5 http : / / www.academie-sabl-dijon.org/ linstitution/ histoire-de-lacademie/ . Site consulté le 2 février 2017. 6 Girault, Claude-Xavier. Archéologie de la Côte-d’Or rédigée par ordre de localités, cantons et arrondissements, Dijon, Imprimerie de Frantin/ Imprimerie du Roi, 1823, p.-8. 7 Bertrand, Aloysius. Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, éd. Jean-Luc Steinmetz, Paris, Livre de poche, 2002, p.-48. Toutes les citations tirées de Gaspard de la Nuit seront dorénavant suivies de GN et du numéro de page entre parenthèses dans le corps du texte. 8 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.-177. 9 Helen Hart Poggenburg a fourni la liste entière de ces listes dans la section « Notes et brouillons » des Œuvres complètes de l’écrivain : Bertrand, Aloysius. Œuvres complètes, éd. Helen Hart Poggenburg, Paris, Honoré Champion, 2000, pp.-767-828. L’ancien comme ambition de la modernité 111 le plus de leur genre ordinaire et ceux sans indication particulière 10 » écrit Bertrand. Comme le remarque Jean-Luc Steinmetz, « l’Histoire, telle est bien la préoccupation, à la fois archéologique et introspective de Bertrand 11 ». Si Steinmetz interprète cette préoccupation comme un signe par lequel Bertrand réussit à éviter de parler de lui-même, nous faisons ici l’hypothèse qu’elle permet aussi à l’écrivain d’élaborer dans son prologue une poétique de l’artefact qui justifie, en la légitimant, l’invention du genre du poème en prose, lequel se donne à lire, chez Bertrand, dans ce tout constitué par l’objet Livre. À la stratégie de la matérialité développée dans- le prologue semble en effet répondre le fait que son recueil de poème en prose est « le premier à avoir porté à son terme un fantasmatique projet (pré-mallarméen) de Livre entendu comme la somme unique d’une expérience multiple 12 ». L’axiome archéologique : galvaniser une ville Le prologue utilise à première vue le topos de la rêverie pour déployer son « récit de vocation 13 » et l’inscrire dans la mouvance romantique : tout juste après avoir déclaré son amour pour Dijon, un narrateur y développe des considérations sur la poésie et la jeunesse jusqu’à ce que « la toux d’un promeneur dissip[e] l’essaim de [s]es rêves » (GN, p.- 43). Ce poncif de la rêverie solitaire se trouve toutefois rapidement subverti par des images qui découvrent une posture implicite d’antiquaire. En effet, le narrateur du prologue se présente presque immédiatement dans des termes qui permettent de le comparer à une statue : Immobile sur un banc, on eût pu me comparer à la statue du bastion Bazire. Ce chef-d’œuvre du figuriste Sévallée et du peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à son costume. De loin, on le prenait pour un personnage ; de près, on voyait que c’était un plâtre. (GN, p.-43) Ce passage est remarquable par le rapport d’analogie qu’il fonde, l’utilisation du verbe « comparer » ouvrant une correspondance d’identité que conforte par ailleurs l’immobilité du narrateur : de la même manière qu’on pourrait confondre la statue avec un « personnage », il devient possible de penser que le narrateur n’est qu’une statue dans le jardin. 10 Bertrand, Aloysius. « Paysagistes. Œuvres de quelques paysagistes du 16 e siècle, relevés sur les catalogues de divers cabinets ». - Ibid., p.-787. Bertrand souligne. 11 Steinmetz, Jean-Luc. Art. cit., p.-111. 12 Bertrand, Jean-Pierre et Durand, Pascal. La modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris/ Bruxelles, Impressions nouvelles, 2006, pp.-182 sq. 13 Scepi, Henri. Art. cit., p.-56. 112 Luc Bonenfant Dès le paragraphe suivant, le narrateur déploie plus avant cette perspective par un examen physique du promeneur qui se présente à lui. Dans un geste qui s’apparente à celui de l’archéologue, ce sont les détails physiques et matériels de l’apparence du promeneur qui retiennent son attention : C’était un pauvre diable dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances. J’avais déjà remarqué dans le même jardin sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu’effilait une barbe nazaréenne. (GN, p.-43) La description physique de l’homme, romantique en son essence, ressemble à celle qu’on ferait d’un monument, confortant du même coup la comparaison précédente où le narrateur soulignait avoir déjà remarqué l’homme. Le promeneur n’en est donc pas à sa première visite dans ce jardin-et l’indétermination auparavant ouverte par la comparaison du narrateur à la statue du bastion semble ainsi s’étendre à lui : ne pourrait-on pas se méprendre une fois de plus et prendre ce « pauvre diable » de promeneur pour une autre statue du jardin de l’Arquebuse ? Tout l’incipit du prologue semble ainsi dessiné de manière à ce que les ressorts de la rêverie y servent l’inscription d’une vision antiquaire. Certes, l’époque a eu une « conscience aiguë du clivage entre la rêverie romantique sur les ruines et le regard scientifique de l’archéologue 14 », cela sans doute parce que la rêverie est une activité profondément solitaire qui ne souffre pas d’être interrompue alors que le regard archéologique s’inscrit dans l’ouverture procurée par la découverte. Or chez Bertrand, ni le narrateur ni le promeneur ne sont repliés sur eux-mêmes. Tous deux s’engagent dans un dialogue qui offrira l’occasion au narrateur de découvrir une Dijon insoupçonnée. Car le promeneur s’exposera finalement comme un interlocuteur privilégié, archéologue par excellence de cette ville chérie par le narrateur : Et moi, j’errais parmi ces ruines comme l’antiquaire qui cherche des médailles romaines dans les sillons d’un castrum, après une grosse pluie d’orage. Dijon expiré, conserve quelque chose de ce qu’il fut, semblable à ces riches Gaulois qu’on ensevelissait d’une pièce d’or dans la bouche, et une autre dans la main droite. (GN, p.-53) 14 Saminadayar-Perrin, Corinne. « Pages de pierre. Les apories du roman archéologique », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Lyon, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p.-129. L’ancien comme ambition de la modernité 113 L’évocation de l’orage passé permet de présenter un antiquaire dont la sensibilité apparaît semblable à celle de l’artiste romantique, tout se passant donc comme si le second ne devait pas redouter la possibilité d’adopter un regard archéologique sur le monde. Et la topique de la promenade renforce l’idée de cette accointance. On le sait, « la promenade n’est pas le simple mouvement du corps, […] elle est aussi activité de l’esprit 15 ». Alain Montandon a d’ailleurs bien montré que, sous les aspects de sa naturalité (parce qu’elle se passe au jardin), la promenade moderne reste une activité sociale (en ce qu’elle permet notamment les rencontres et les échanges). C’est ainsi que chez Bertrand, l’errance romantique ne mène pas tant à la spéculation individuelle qu’à la possibilité explicite de la découverte d’un passé insoupçonné dont le partage s’effectuera par la voie du dialogue provoqué par la rencontre impromptue des deux acteurs en présence. Tel l’archéologue avec les monuments, le promeneur du prologue de Gaspard de la Nuit se fait antiquaire pour mieux déterrer une Dijon enfouie, cette sépulture qu’il s’agit de faire revivre : « j’avais galvanisé un cadavre et ce cadavre s’était levé » (GN, p.-49). La galvanisation opérée est d’ordre archéologique en ce qu’elle dépend essentiellement des objets observés, cela qu’il s’agisse du « portail de l’église et la tourelle du clocher [qui] sont debout » (GN, p.- 52), de Jacquemart, dont « l’exactitude, la pesanteur et le flegme […] seraient le certificat de son origine flamande » (GN, p.-53),-ou de la vierge noire « haute d’une coudée, à la tremblante couronne de fil d’or, à la robe d’empois et de perle » (GN, p.- 56). Tout en donnant lieu à des descriptions évocatrices qui rappelle les traités d’archéologie de l’époque, les détails architecturaux évoqués, les monuments décrits et les objets dépeints par le promeneur fournissent donc- l’occasion de ranimer Dijon, qui « se lève, […] marche, […] court ! » (GN, p.-49). Si Dijon peut se mouvoir, c’est que l’exactitude historique cède rapidement le pas, dans le prologue, à des évocations qui permettent de « peindre l’histoire de manière à la rendre vivante, à exprimer sa ‘vérité’ 16 ». La visée du promeneur reste ainsi essentiellement subjective : il prétendra par exemple avoir « déblayé le Dijon des 14 e et 15 e siècles, autour duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit portes et de quatre poternes ou portelles […] » (GN, p.-48). Résulte du geste de déblaiement un monument aussi inédit 15 Montandon, Alain. « Le paysage du promeneur », Revue germanique internationale, n o 7, 1997, p.-194. 16 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.- 176. Wanlin ajoute : « Le paradigme du ‘tableau’ et même plus précisément de la ‘peinture’ devient une métaphore omniprésente chez les historiens de la période romantique ». - Ibid. 114 Luc Bonenfant qu’ambigu. Car le promeneur, en en dénombrant les tours et- les portes 17 , attribue une qualité architecturale à un mot qui renvoie pourtant à des êtres en mouvement 18 . Illogique, l’image utilisée reprend toutefois le rapport analogique institué en incipit du prologue : la danse et ses danseurs ne seraient ici que les artefacts d’un temps (médiéval) qu’il s’agit de représenter par le biais d’images appartenant à l’imaginaire baroque des châteaux et des donjons. La suite de la description joue d’ailleurs sur cette ambiguïté qui consiste à conférer valeur d’artefact aux êtres humains. Entouré d’un branle qui comporterait donc tours et portes, Dijon n’est pas en reste avec ses maisons de torchis, à pignons pointus comme le bonnet d’un fou, à façades barrées de croix de Saint-André ; avec ses hôtels embastillés, à étroites barbacanes, à doubles guichets, à préaux pavés de hallebardes, - avec ses églises, sa sainte-chapelle, ses abbayes, ses monastères, qui faisaient des processions de clochers, de flèche, d’aiguilles, déployant pour bannières leurs vitraux d’or et d’azur […] (GN, p.-49). C’est une comparaison renvoyant à la figure du fou de roi qui permet de visualiser les pignons des maisons et le nom d’un saint est invoqué pour désigner « des X en fer placés sur les façades des maisons pour consolider le bâtiment 19 ». Le procédé de personnification rend possible l’humanisation des monuments, quant à eux capables en retour de faire des processions ou de déployer des bannières. Ici, donc, les objets renvoient implicitement à des figures humaines qu’ils contiendraient en latence, rendant du même coup possible la perception de figures humaines (celles du branle) comme artefacts du temps passé qu’il s’agit de galvaniser. Bertrand multiplie partout dans son texte les effets permettant d’animer les objets autrement inertes. Une pierre peut faire surgir la matière ancienne justement parce qu’elle en est la relique : « Allez maintenant où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront sous l’herbe des pierres qui ont été des clefs de voûtes, des tabernacles d’autels, des chevets de tombeaux, des dalles d’oratoires » (GN, p.-52). Le passé galvanisé a ici valeur métaphorique. En effet, la fidélité ne constitue pas le mot d’ordre du promeneur de Bertrand, dont les descriptions, tout en apparaissant vraisemblables, jouent depuis un principe de sélection qui encourage une vision précise, mais finalement fictive, du Dijon d’antan. Les effets de réel produits par la découverte archéologique ne 17 La poterne est une « porte dérobée dans la muraille d’enceinte d’un château, de fortification ». - Rey, Alain (dir.). Le Grand Robert de la langue française, version électronique, deuxième édition, Paris, Éditions Le Robert/ Bureau van Dijk Electronic Publishing, 2009. 18 Un branle désigne une « danse à figures où un ou deux danseurs conduisaient les autres ». - Ibid. 19 Steinmetz, Jean-Luc. « Notes », dans Aloysius Bertrand, op.-cit., p.-286. L’ancien comme ambition de la modernité 115 sont en cela pas différents de ceux des poèmes, à propos desquels Nathalie Vincent-Munnia a montré la « valeur déconstructrice […], voire reconstructrice d’autre chose 20 ». Il ne s’agit d’ailleurs pas tant pour le promeneur de dessiner fidèlement la carte de Dijon que de la reconstruire à partir des vestiges découverts, lesquels iront jusqu’à se substituer à la carte toponymique : Une brume grisâtre lui dérobe au loin l’abbaye de Citeaux […] - plus rapprochés et plus distincts, - le château de Talant […], - les manoirs du sire de Ventoux […], - le monastère de Ventoux […], - le monastère de Saint-Maur […], - la léproserie de Saint-Apollinaire […], - la chapelle de Saint-Jacques de Trimolois […], - et sous les murs de Dijon, au-delà des meix de l’abbaye de Saint-Bénigne, le cloître de la Chartreuse […] » (GN, p.-51). Les vestiges sont ici la condition première de l’établissement de la carte topographique, points de repère essentiels pour galvaniser Dijon. De l’archéologue, le promeneur ne reprend finalement que la posture, c’est-à-dire une attitude qui ne se traduit pas tant par la fiabilité de la parole que par ce que Nathalie Heinich appelle la « valeur de présence », c’est-à-dire le sentiment d’une « proximité avec une personne, […ou] d’une rencontre, d’un contact avec les êtres liés à cet objet 21 ». Tel est bien l’effet de ces descriptions à teneur archéologique, formes d’hypotypose d’un Dijon révolu et tout juste réapparu par la magie de ses artefacts. Rapidement, la « valeur d’authenticité 22 » de ces images, pourtant fondamentale à l’attitude archéologique, se subordonne à l’effet de présence procuré par les images saisissantes des « faubourgs populeux dont l’un, celui de Saint-Nicolas, étalait ses douze rues au soleil-ni plus ni moins qu’une grasse truie en gésine ses douze mamelles » (GN, p.- 49). Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand écrivent que le moyen-âge thématisé dans les poèmes en prose de Gaspard de la Nuit « ne ressemble plus aux décors médiévaux qu’affectionnent les romantiques façon Hugo ; [qu’]il désigne plutôt une parole présente, instantanée et allusive 23 ». Voilà bien ce que met en place le prologue : un Dijon médiéval dont la force vive repose sur la présence de ses artefacts, un Dijon dont les vestiges agissent à titre de témoins d’un passé toujours actuel. Contrairement au véritable archéologue, le promeneur ne vise pas tant à 20 Vincent-Munnia, Nathalie. « Gaspard de la Nuit : galvaniser le réel, envisager l’art comme fantaisie(s) », dans Nicolas Wanlin (dir.), Op.-cit., p.-168. 21 Heinich, Nathalie. « Les émotions patrimoniales : de l’affect à l’axiologie », Social Anthropology/ Anthropologie Sociale, vol.-20, n o 1, 2012, p.-26. 22 Que Heinich définit comme « la continuité du lien entre l’état actuel et l’origine de l’objet ». - Ibid., p.-26. 23 Bertrand, Jean-Pierre et Durand, Pascal. Op.-cit., p.-185. 116 Luc Bonenfant rendre compte du passé qu’à en montrer l’actualité vivante, c’est-à-dire la pertinence pour les Hommes et les artistes du XIX e siècle. L’intertexte antiquaire Le prologue de Gaspard de la Nuit contient par ailleurs d’assez nombreuses notes infrapaginales qui procurent une dimension méthodique, voire positive, au discours du promeneur en laissant entendre qu’une recherche documentaire aurait été effectuée : « Telles auraient été, suivant Pierre Paillot, les anciennes armoiries de la commune de Dijon ; mais l’abbé Boullemier (Mém. de l’acad. de Dijon, 1771) a prétendu qu’elles n’étaient que de gueules plein […] » (GN, p.-50). Dans d’autres notes, les précisions relatives aux dates ou aux matériaux tendent à confirmer le sérieux de la glose : « C’est Philippe-le-Hardi qui fonda la Chartreuse en 1383. Tout n’y était que lambris de bois d’Irlande, que chasubles et tapis de drap d’or […] » (GN, p.-51). Soupesées à l’aune de la posture adoptée par le promeneur, ces notes posent très précisément la question de la documentation dans le prologue. S’il est d’ailleurs impossible de confirmer que Bertrand avait lu l’Archéologie de la Côte-d’Or, où Girault évoque le sol anciennement habité de Dijon 24 , on ne peut pas plus assurer qu’il connaissait L’illustre Jaquemart de Dijon de P. Bérigal (un pseudonyme de Gabriel Peignot) même si le caractère fantaisiste de l’ouvrage permet de le soupçonner. L’ouvrage historique porte un titre aussi long qu’extravagant : L’illustre Jaquemart de Dijon. Détails historiques, instructifs et amusans sur ce haut personnage, domicilié en plein air dans cette charmante ville, depuis 1382, publiés, avec sa permission, en 1832 ; le tout composé de pièces et de morceaux, tant en français vieux et moderne, qu’en patois bourguignon ; entrelardé de notes curieuses, et orné de la représentation du Héros et de sa famille, défigurés d’après nature, et colloqués dans leur haut donjon à claire-voie. Dès les premières pages de l’ouvrage, l’auteur concède que son travail d’érudition « fera place à la plaisanterie 25 ». Jacquemart y prend même proprement vie, allant jusqu’à répondre à l’un de ses détracteurs dans le Journal de la Côte-d’Or ! En cela au moins, le caractère carnavalesque du personnage dessiné par Peignot, et annoncé dans le titre de son ouvrage, semble bien renvoyer au Jacquemart de Bertrand. L’auteur de L’illustre Jaquemart était « une figure incontournable de la vie intellectuelle bourguignonne 26 » de l’époque. Nathalie Ravonneaux présume d’ailleurs que Bertrand se serait inspiré de son Essai chronologique 24 Girault, Claude-Xavier. Op.-cit., p.-8. 25 P. Bérigal (pseudonyme de Gabriel Peignot). Op.-cit., p.-2. 26 Ravonneaux, Nathalie. « Note sur quelques emprunts de Bertrand à Gabriel Peignot », La Giroflée, n o 6, 2013, p.-29. L’ancien comme ambition de la modernité 117 sur les mœurs, coutumes et usages anciens les plus remarquables dans la Bourgogne 27 pour composer deux articles publiés dans Le Provincial 28 : La première préface de Gaspard de la Nuit, écrit-elle, semble garder également la trace de la lecture de l’Essai de Peignot. L’énumération « les Riches de Châlons, les Nobles de Vienne, les Preux de Vergy, les Fiers de Neufchâtel, les Bons barons de Beaufremont » pourrait très bien en effet en être directement issue même si elle était très répandue 29 . Rien n’est pourtant certain, et Bertrand pourrait avoir pris son information ailleurs car, comme le remarque bien Hugues Marchal en faisant référence à la même énumération, Bertrand agence de minces fragments d’un savoir qui fait à son époque l’objet de vastes synthèses romanesques ou factuelles, et certains passages collent dans son texte de véritables antiennes […] que l’on retrouve dans nombre de textes antérieurs 30 , notamment ceux de Courtépée, Pierre Grappin, Jean-Baptiste de Courcelles, Étienne de Jouy et Abel Hugo, tous cités à cet effet par Marchal et que Bertrand pouvait connaître. Tout ceci montre bien que les jeux d’emprunts auxquels se livre Bertrand doivent toujours être considérés avec précaution. La critique bertrandienne a d’ailleurs déjà souligné le caractère mystificateur de l’écriture du Dijonnais. Jacques Bony rappelle par exemple que « bon nombre des épigraphes de Gaspard sont introuvables chez l’auteur auquel elles sont attribuées, ou prétendument issues d’ouvrages dont l’existence est au moins douteuse 31 » et nous avons montré ailleurs que le prologue n’échappe pas non plus à cette propension de l’écrivain quand certaines citations se trouvent déformées, voire reformulées dans un jeu intertextuel « où Bertrand ne cesse de se jouer 27 Gabriel Peignot, Essai chronologique sur les mœurs, coutumes et usages anciens les plus remarquables dans la Bourgogne, Dijon, Impr. de Noellat, 1827. 28 B., J.-L. « Des procès intentés aux animaux, en Bourgogne », Le provincial, n o 43, 3-septembre 1828, pp.-196 sq. ; L. « De la justice et des peines infligées autrefois en Bourgogne », Le provincial, n o 53, 26 septembre 1828, pp.-236 sq. Les emprunts auxquels Bertrand se prête dans ces deux articles relèvent selon Nathalie Ravonneaux d’un « travail d’argumentation ironique » (art. cit., p.-32.) qui aura permis à Bertrand de se positionner sur le plan politique, lui que tout semble opposer aux idées de l’érudit Peignot. 29 Ravonneaux, Nathalie. Art. cit., p.-30. 30 Marchal, Hugues. « Métalepses, ou comment voir le diable », dans André Guyaux (dir.), Op.-cit., p.-98. 31 Bony, Jacques. « Présentation », dans Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, éd. Jacques Bony, Paris, GF Flammarion, 2005, p.-45. 118 Luc Bonenfant de l’autorité émanant des textes qu’il cite 32 ». Disons-le : Bertrand manipule sans vergogne la bibliothèque qu’il convoque, peu importe que cette convocation soit implicite ou explicite. Si l’écrivain fut un lecteur infatigable, la suspicion critique reste de mise chaque fois qu’il s’agit d’aborder les sources auxquelles il aurait pu s’alimenter. Avait-il seulement lu le Voyage pittoresque en Bourgogne 33 auquel le même Peignot a collaboré ? Rien ne permet non plus de le confirmer, même si certains détails laissent penser à un imaginaire partagé par l’écrivain et les auteurs du Voyage. Les vers placés en épigraphe du prologue, et plus précisément la note qui les accompagne 34 , rappellent par exemple une planche de la « Vue générale de Dijon 35 » du Voyage. Le chapitre qui suit ladite planche évoque quant à lui une ville « guerrière et chevaleresque durant l’épopée des temps féodaux, [dont]-[l]es milices, les ducs de Bourgogne en tête, portèrent glorieusement [l]es bannières dans toutes les guerres de l’époque 36 ». S’il l’a lue, Bertrand aura été sensible à une telle évocation d’un Dijon guerrier porté par ses ducs. C’est en effet « le Dijon de Philippe-le-Hardi, de Jeansans-Peur, de Philippe-le-bon et de Charles-le-Téméraire » (GN, p.-48) que le promeneur du prologue exhume pour aussi mieux préciser que ce Dijon des temps anciens a endossé le haubert, - coiffé le morion, - brandi la pertuisane, - dégaîné l’épée, - amorcé l’arquebuse, - braqué le canon sur ses remparts, - couru les champs, tambour battant et enseignes déchirées, - et, comme le ménestrel, gris de la barbe, qui emboucha la trompette avant de racler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires de guerre à vous raconter […] (GN, p.-48). En évoquant de la sorte le passé guerrier de la ville, le promeneur en accentue donc la gloire, tout comme semblent le faire les auteurs du Voyage quand ils écrivent : Quand le cours des siècles et des événemens eut déplacé le pouvoir en le centralisant, il arriva que Dijon, au lieu d’enfermer dans la même tombe son illustration commencée et la race éteinte des nobles guerriers qui 32 Bonenfant, Luc. Art. cit., pp.-33-44. 33 Maillard de Chambure, Charles-Hyppolyte, Boudot, Joseph et Peignot, Gabriel. Voyage pittoresque en Bourgogne, ou description historique et vues des monumens antiques, modernes et du moyen âge, dessinés d’après nature par différens artistes, Dijon, imprimerie de madame veuve Brugnot, 1833. 34 « Le donjon du palais des ducs, et la flèche de la cathédrale, que les voyageurs aperçoivent de plusieurs lieues dans la plaine » (GN, p.-41). 35 Maillard de Chambure, Charles-Hyppolyte, Boudot, Joseph et Peignot, Gabriel. Op.-cit., 14 e feuille (insérée entre les pages 52 et 53). 36 Ibid., p.-53. L’ancien comme ambition de la modernité 119 l’avaient fondée, trouva parmi ces fils une génération prête à continuer sa gloire, en ajoutant aux lauriers de sa couronne les palmes de la science 37 . Les points de vue restent assez semblables même si, bien sûr, le promeneur de Bertrand substitue les palmes de l’art à celles de la science. L’évocation de la cathédrale de Cologne, dans le prologue, fonctionne sur les mêmes ressorts alors que Bertrand semble en négliger l’aspect scientifique de la construction. Sulpice Boisserée a donné aussi tôt que 1821 des Vues, plans, coupes et détails 38 de ce monument auquel il s’est ensuite consacré pendant de longues années. La « nouvelle édition refaite et augmentée » de son Histoire et description de la Cathédrale de Cologne 39 , initialement publiée la même année que ses Vues, est quant à elle pratiquement contemporaine de la publication de Gaspard de la Nuit. Ce ne sont pourtant pas les détails minutieux de l’érudition fournie par Boisserée qui retiennent Bertrand, mais plutôt le substrat populaire entourant la construction de la cathédrale, évoqué dans cette courte phrase : « - N’est-ce pas le diable qui a bâti la cathédrale de Cologne ? » (GN, p.-54). La légende veut en effet que le diable soit le véritable créateur de l’édifice. Elle commence avec un architecte qui fut un jour chargé de produire le plan d’une cathédrale plus grandiose que toutes celles d’Allemagne et de France. Incapable de dessiner autre chose que des reproductions de monuments existants, cet architecte refuse dans un premier temps de vendre son âme au diable pour obtenir un plan original. Ce plan le hante à tel point qu’il finit par consentir à la demande du diable. Une ruse lui sera finalement suggérée qui lui permettra de dérober le plan sans se damner. Mais le diable ne l’entend pas ainsi et après avoir décrété que la cathédrale ne sera jamais achevée, il condamne l’homme à un oubli perpétuel. Girardin, qui a rendu compte de cette légende dans ses Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne, la conclut sur ces mots : Depuis ce temps, c’est en vain que l’on a essayé à diverses reprises d’achever la cathédrale de Cologne, et c’est en vain aussi que les savans d’Allemagne ont fait des recherches pour découvrir le nom de l’architecte. La cathédrale reste imparfaite et le nom reste inconnu 40 . 37 Ibid. 38 Boisserée, Sulpice. Vues, plans, coupes et détails de la cathédrale de Cologne : avec des restaurations d’après le dessin original accompagnés de recherches sur l’architecture des anciennes cathédrales, et de tableaux comparatifs des principaux monumens, Stuttgart/ Paris, 1821. 39 Boisserée, Sulpice. Histoire et description de la Cathédrale de Cologne, Munich/ Londres, 1843. 40 Saint-Marc Girardin, Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne, Paris, Prévost- Crocius éditeur, 1835, p.-197. 120 Luc Bonenfant Or dans son ouvrage historique, Boisserée tente bien de retracer la liste des architectes et des artisans qui ont contribué à l’érection de la Cathédrale tout en étant finalement obligé d’avouer que la documentation existante rend forcément incomplète, voire même spéculative, cette liste 41 . C’est finalement à un maître Gérard qu’il attribue l’idée de cette construction sans toutefois pouvoir donner plus de détails : « Les historiens gardent le silence sur ce maître Gérard, comme sur presque tous les architectes de la cathédrale ; mais je le considère comme le premier d’entre eux, et en conséquence l’auteur de cet admirable plan 42 ». Force est de constater que l’histoire de la cathédrale de Cologne est faite de l’ignorance des noms d’artisans qui auraient contribué à son érection, et c’est sur les mots suivants que Boisserée termine la première édition de son Histoire : Comme après une journée orageuse les derniers rayons du soleil répandent sur la terre l’éclat des plus belles couleurs, ainsi après des siècles d’orages politiques, qui n’ont pas permis l’accomplissement d’un grand dessein, l’immense basilique de Cologne fait encore briller à nos yeux la ravissante magie de ses peintures sur verre et de ses tableaux diaphanes. Les travaux ont cessé, et, depuis trois cents ans, ce monument imparfait atteste à la fois la puissance du génie qui l’a conçu, et celle des discordes civiles qui en ont entravé l’exécution 43 . Ces phrases, qui datent de 1821,- montrent que l’archéologue écrit comme le ferait un poète, c’est-à-dire en dressant un décor, en forgeant une diégèse qui lui permet de pallier les détails incertains de la connaissance érudite. Le poids du temps et des siècles offre une réponse face à l’ampleur du Génie incertain ayant produit ce monument. Bertrand avait-il lu ces lignes de Boisserée ? Peu importe, dans la mesure où compte ici l’idée d’une fabrique qui ne permet pas complètement de faire taire la légende populaire qui retient principalement le promeneur du prologue de Gaspard de la Nuit. C’est ainsi que le prologue s’inscrit dans un entrelacs de références et de sources qui, sans jamais être assurées, témoignent de l’intérêt qu’aurait porté son auteur à la dimension archéologique de la connaissance. Mais 41 « À maître Conrad semble avoir succédé maître Jean de Franckenberg ; on trouve en effet son nom, avec celui de ses deux prédécesseurs, dans une liste des membres de la confrérie de Saint-Pierre, au XV e siècle. Quant aux autres artistes qui ont coopéré à la construction de la cathédrale, je n’ai pu me procurer sur eux aucuns renseignements, à l’exception toutefois d’un maître conducteur nommé Henri […] ». - Boisserée, Sulpice. Histoire et description de la Cathédrale de Cologne, op.-cit., p.-25. 42 Ibid., p.-10. 43 Ibid., p.-25. L’ancien comme ambition de la modernité 121 ce que Nathalie Heinich appelle la valeur de présence- y prend toujours le pas sur la valeur d’authenticité requise par le véritable récit archéologique. C’est en effet l’actualité de l’image présentée qui contribuera à la valeur de beauté,- c’est-à-dire à la « qualité esthétique 44 », de l’objet évoqué par le promeneur. Le Livre comme forme archéologique En 1832, Bertrand publie dans Le Patriote de la Côte-d’Or le compte rendu d’un ouvrage sériel dont le prix de « la livraison est de 5 francs » (GN, p.- 278). Helen Hart Poggenburg et Jean-Luc Steinmetz pensent que cet ouvrage est le Voyage pittoresque en Bourgogne 45 alors que Nicolas Wanlin est d’avis qu’il s’agit plutôt d’une « entreprise analogue et quasiment contemporaine 46 ». Mais rien n’étant acquis quand on sait le goût de Bertrand pour la mystification 47 , c’est sans doute surtout pour son aspect programmatique que ce compte rendu doit nous intéresser. L’article de Bertrand s’ouvre sur les mots suivants : « Ce n’était pas un manuscrit d’un papier encadré de moisissure […] mais un cahier de charmantes lithographies » (GN, p.- 276). Tel un monument, la matérialité de l’objet semble ici préalable à son appréciation. Le livre apparaît comme un artefact qu’il s’agit d’abord de présenter dans sa dimension plastique avant d’en apprécier la valeur. Bertrand fournit d’ailleurs ensuite les informations bibliographiques relatives à l’ouvrage : « C’était un cahier de charmantes lithographies, dont la couverture portait pour titre : Voyage en Bourgogne. - Dix livraisons ; 1 re livraison. - Jobard, éditeur, à Dijon » (GN, p.- 276). Ce n’est que bien plus loin qu’il disserte sur les qualités des lithographies, en signalant « la prédilection de M. Martin pour le moyen âge [… alors que] M. Mallard, lui, est éminemment paysagiste » (GN, pp.-277-278). L’aspect matériel du livre prime le contenu. La perspective de Bertrand, dans ce compte rendu, semble analogue à celle, descriptive, de l’archéologue. L’écrivain n’y pourfend pourtant pas moins « Messieurs les antiquaires [qui] sont de drôles de corps, une estampe n’a[yant] pour eux de prix qu’autant qu’ils la possèdent seuls ou presque seuls. Égoisme ! » (GN, p.-276). Ce reproche, à première vue paradoxal, expose un sentiment précis quant à la science archéologique, dont l’inventaire resterait la préoccupation 44 Heinich, Nathalie. Art. cit., p.-26. 45 Maillard de Chambure, Charles-Hyppolyte, Boudot, Joseph et Peignot, Gabriel. Op.-cit. 46 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.-180. 47 Sur cette question, voir : Bony, Jacques. Art. cit., p.-45. 122 Luc Bonenfant première 48 : « M. Martin a, il nous semble, trop minutieusement étudié l’église de Saint-Philibert : l’art ne consiste pas à énumérer les tuiles et les pavés » (GN, p.- 277. Bertrand souligne). Le regard que l’artiste partage avec l’archéologue ne doit pas tromper quant aux spécificités de leurs pratiques.-L’antiquaire fait des listes ; l’artiste, lui, fait des livres. Dans le poème dédicatoire à Charles Nodier qui clôt Gaspard de la Nuit, Bertrand écrit d’ailleurs ceci : « Mon livre, le voilà tel que je l’ai fait et tel qu’on doit le lire- […] » (GN, p.- 201). Dès lors qu’il évoque sa fabrication, le premier verbe de ce syntagme renvoie à la matérialité du livre, objet par lequel le geste de l’offrande peut se réaliser. Si l’activité de lecture qui s’ensuit doit certes permettre de déchiffrer ce don, il n’en reste pas moins que le livre offert se donne d’abord sous l’aspect de sa tangibilité. Bertrand a souvent insisté dans sa correspondance sur cet aspect du livre. Dans ses « Instructions à M. le metteur en pages », il émet des commentaires relatifs à la disposition typographique de ses textes en vue d’« étendre et [de] faire foisonner la matière » (GN, p.-203). Ses notes concernant le « Dessin d’un encadrement pour le texte » précisent qu’il souhaite un encadrement « le plus large et le plus historié qu’il se pourra » (GN, p.- 204 49 ). C’est sans compter l’attention extraordinaire qu’il a porté à la calligraphie de son manuscrit, comme s’il s’agissait pour lui « d’imiter les enluminures du Moyen Âge 50 ». Toujours, donc, c’est l’aspect typographique de la composition qui le retient. Cette manière de penser le livre se trouve même explicitement thématisée dans le prologue où « […] le livre est un objet que l’on donne et qui circule, de Gaspard à Élisabeth, de Gaspard au narrateur, du narrateur au public 51 ». Tel Bertrand offrant, dans son poème dédicatoire, son livre à Nodier et à la postérité, le promeneur, dont nous apprendrons finalement qu’il s’appelle Gaspard de la Nuit et qu’il est le diable, fait don de son manuscrit à son interlocuteur, le narrateur du prologue, lequel est en effet écrit pour aboutir « à un seul effet tangible, le don du manuscrit 52 ». 48 L’archéologie se constitue à l’époque comme une science de l’artefact. Philippe Bruneau évoque d’ailleurs une « définition initiale de l’archéologie comme discipline comptable de tout l’équipement technique ». - « L’épigraphie moderne et contemporaine », Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale, n o 6, 1988, p.-14. 49 Historié signifie « orné » ou « enjolivé ». - Rey, Alain (dir.). Op.-cit. 50 Sibilio, Elisabetta. « Le livre du diable. Les ‘procédés nouveaux’ dans Gaspard de la Nuit », Questions de style, n o 4, https : / / www.unicaen.fr/ services/ puc/ revues/ thl/ questionsdestyle/ www.unicaen.fr/ services/ puc/ revues/ thl/ questionsdestyle/ print32f4.html ? dossier=dossier8&file=04Sibilio.xml. Site consulté le 8 février 2017. 51 Huet-Brichard, Marie-Catherine. Art. cit., p.-20. 52 Ibid. L’ancien comme ambition de la modernité 123 Le dialogue central du prologue concerne bien sûr la recherche de la possibilité de l’art. À la réponse constamment répétée « Et l’art ? », le diable répond toutefois toujours obliquement, notamment par la référence aux vestiges matériels du passé, qui agissent comme promesse de cette possibilité grâce à la galvanisation du cadavre qu’est « le Dijon des 14 e et 15 e siècles » (GN, p.-48). À l’enjeu spéculatif de la question, le diable oppose la perspective positive de l’artefact identifiable, perspective qui trouve par ailleurs son aboutissement dans ce fameux don final du manuscrit, désormais seule trace visible de la promesse d’un art à venir. Chez Bertrand, les artefacts archéologiques contribuent à la matérialisation d’un objet que peuvent s’échanger les uns et les autres. De la sorte, et tenant compte de ce que « étant produit technique, l’écrit est objet archéologique 53 », le manuscrit offert par Gaspard de la Nuit ne peut-il pas finalement s’appréhender lui aussi comme un artefact ? Au motif romantique du « livre de la Nature, livre écrit par le Créateur, que seuls les poètes ont le privilège de déchiffrer 54 », Bertrand répondrait par un livre de la Culture, écrit par la face antithétique du Créateur, que le poète a charge de transmettre en le publiant, assurant de ce fait sa pérennité. Ainsi l’œuvre se confondrait-elle avec l’objet qui lui sert de support ; associée à la giroflée, la chétive fleur des ruines, elle a une valeur modeste mais, à l’opposé du chant du ménestrel, elle perdurera à sa façon : ‘Et l’églantine du ménestrel sera fanée que fleurira toujours la giroflée, chaque printemps, aux gothiques fenêtres des châteaux et des monastères’. (GN, p. 202) 55 . Des artefacts du passé bourguignon naît donc un autre artefact, désormais trace par excellence des progrès de l’art, « cette pierre philosophale du dixneuvième siècle ! » (GN, p. 45). Henri Scepi explique de la manière suivante le caractère spéculatif de la réflexion menée par Bertrand à cet égard : Le non-être contient de l’être, et vice-versa. Antique contradiction parménidienne. Si telle est la leçon antinomique, et presque fantastique, du prologue, telle est également la logique d’ensemble de ce texte d’ouverture, puisque d’interruption en atermoiement le récit de l’artiste prouve que l’art, objet d’une poursuite assidue autant que vaine, n’existe 53 Bruneau, Philippe. Art. cit., p.-14. 54 Riffaterre, Michael. « Chateaubriand et le monument imaginaire », La production du texte, Seuil, 1979, p.- 130. Cité dans Corinne Saminadayar-Perrin, op.- cit., p.-127. 55 Thorel, Sylvie. « Bertrand et Mallarmé ‘en fleuron et cul-de-lampe invisibles’ », Études françaises, vol.-52, n o 3, 2016, p.-96. 124 Luc Bonenfant pas et que cette non-existence ou ce « Néant » est sinon l’art lui-même du moins sa condition de possibilité 56 . Cette condition esthétique de l’art romantique que représente la construction par la ruine, Bertrand ne la pense toutefois pas seulement en termes thématiques ou ontologiques. Il déplace la réflexion sur le terrain pragmatique de la production de l’œuvre dès lors qu’il thématise l’idée du don du manuscrit. Dans un mouvement semblable à celui de l’écriture archéologique, qui vise à re-présenter ce qui ne peut plus être appréhendé globalement, l’écriture bertrandienne confère une nouvelle forme de complétude aux artefacts poétiques par le biais d’un Livre dont la construction repose sur l’existence de ces ruines. La galvanisation de l’artefact et du monument historique annonce l’œuvre d’art moderne.-En cela, la perspective archéologique adoptée par l’écrivain confirme le caractère essentiellement romantique de son art. Chez lui, la valeur de présence- associée au patrimoine débouche sur une valeur de beauté. Si cette dernière « n’a pas officiellement cours chez les spécialistes de l’Inventaire, en raison de la mission exclusivement scientifique qui leur est impartie 57 », elle apparaît centrale à l’entreprise de Bertrand, où les effets de présence des monuments assurent l’édification de ce nouvel objet artistique qu’est le Livre. Le regard antiquaire posé sur le monde est bien ici un regard d’artiste. * Quelques jours avant sa mort, Bertrand écrivait à David d’Angers que « le manuscrit [de Gaspard de la Nuit] a besoin d’être réduit au tiers et la première préface doit être au moins entièrement supprimée 58 ». L’écrivain cherchait-il à gommer la dimension antiquaire de sa réflexion au profit des idées contenues dans l’autre préface du paratexte de son recueil ? Sans doute faut-il lire avec prudence le souhait qu’il exprime 59 , en considérant avant 56 Scepi, Henri. Art. cit., p.-63. 57 Heinich, Nathalie. Art. cit., p.-28. 58 Bertrand, Aloysius. Œuvres complètes, op.-cit., p.-912. 59 Bertrand semble en effet avoir investi sa correspondance privée de la même charge ironique qui traverse ses fictions et ses poèmes. Plus loin dans sa lettre, il ajoute : « Sais-je ce que je vous écris ? Je bats la campagne et ma cervelle s’enveloppe de vapeurs. Ma tête commence à s’affaiblir ». - Bertrand, Aloysius. Œuvres complètes, op.- cit., p.- 921. L’écrivain se joue des autres pour mieux les mystifier, laissant ainsi toujours planer un doute quant à ses intentions réelles. Dans les notes de son édition critique, Helen Hart Poggenburg écrit : « Cette ultime lettre de Bertrand a souvent été citée comme expression des vœux du poète. Toutefois, on doit se méfier des intentions exprimées ici, car Bertrand admet que les remèdes qu’il prend lui offusquent le cerveau ». - Ibid., p.-943. L’ancien comme ambition de la modernité 125 tout que, à l’instar des poèmes qui composent Gaspard de la Nuit, le prologue fait « passer au second plan les vertus didactiques du discours historique 60 » sur lequel il repose pourtant. On ne peut pas nier que « cet encadrement fictionnel du recueil est d’importance, il […] sert de prétexte à une sorte de théorie esthétique qui combine la nécessité de l’art absolu et les lois mystérieuses de l’alchimie 61 », qu’il place finalement sous l’égide du signe matériel de l’artefact. De l’alchimie, Aloysius Bertrand retiendrait donc peut-être surtout la dimension matérialiste, c’est-à-dire le processus de transmutation qui en constitue le cœur. La résurrection des monuments et des personnages bourguignons y sert un but précis en permettant à l’auteur d’ambitionner la possibilité d’un art moderne dont la condition première serait la matérialité. En ce sens, le recueil offert par Gaspard de la Nuit n’a-t-il pas la même valeur que le Voyage en Bourgogne dont rend compte Bertrand dans son article du Patriote de la Côte-d’Or, et duquel il écrit qu’il n’a « aux yeux de ces messieurs [les antiquaires] que le mérite d’attester des progrès de l’art en province au XX e siècle » (GN, p.-277) ? Car enfin, le texte de l’antiquaire et celui de Bertrand partagent bien cet objectif commun de l’innovation, même si leurs visées (historique pour le premier ; esthétique pour le second) diffèrent. 60 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.-174. 61 Bertrand, Jean-Pierre et Durand, Pascal. Op.-cit., p.-182. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Vestiges du passé et quête des origines : de l’exploration archéologique à l’élaboration mythique dans l’œuvre de Gérard de Nerval Sylvie Lécuyer Mortefontaine L’intérêt pour les vestiges archéologiques remonte chez Gérard de Nerval à la toute première enfance à Mortefontaine en Valois, berceau de sa famille maternelle, où il fut élevé jusqu’à l’âge de sept ans par son grand-oncle. Un de ses souvenirs les plus anciens est celui de la figure tutélaire d’Antoine Boucher « traçant 1 » dans le champ qu’il possédait au lieu-dit le-clos Nerval, à Mortefontaine, en quête de trouvailles archéologiques : Le champ voisin, entouré de halliers qu’on appelle les bosquets, était situé sur l’emplacement d’un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques. (Promenades et Souvenirs, chapitre IV) C’est Antoine Boucher encore qui apparaît dans la préface des Illuminés intitulée « La Bibliothèque de mon oncle », dans son occupation favorite de numismate, prenant plaisir « à nettoyer d’anciennes médailles ignorées ou frustes », et dans Aurélia : Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles, qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s’occupait, pour se distraire, d’antiquités romaines et 1 La famille maternelle de Gérard était établie à Mortefontaine depuis la fin du XVI e siècle, dans la proximité immédiate des seigneurs de Mortefontaine auprès desquels ils ont occupé de génération en génération la fonction de garde-chasse, logés dans une maison qui jouxtait le parc du domaine, celle-là même où Gérard passa ses premières années. Antoine Boucher (1757-1820) fut le contemporain de plusieurs propriétaires du domaine, Louis Le Peletier sous l’ancien régime, Joseph Duruey pendant la Révolution, puis Joseph Bonaparte au moment où Gérard séjourne chez son grand-oncle. 128 Sylvie Lécuyer celtiques. Il trouvait parfois dans son champ ou aux environs 2 des images de dieux et d’empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m’apprenaient l’histoire. Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite 3 sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure barbue d’un dieu Pan souriant à l’entrée d’une grotte, parmi les festons de l’aristoloche et du lierre, étaient les dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l’église et les deux saints informes du portail, que certains savants du pays prétendaient être l’Esus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. « Dieu, c’est le soleil, me dit-il. » C’était la pensée intime d’un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la révolution, et qui était d’une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. Cela n’empêchait pas que les femmes et les enfants n’allassent à l’église, et je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. (Aurélia, II, 4) 2 La curiosité archéologique d’Antoine Boucher avait en effet amplement de quoi se satisfaire dans les environs immédiats de son village. Jacques Cambry, qui fut préfet de l’Oise à partir de 1800, et fit un inventaire très précis des ressources de son département, mentionne plusieurs sites dans l’arrondissement de Senlis, canton de Plailly auquel appartient Mortefontaine : « Dans les fouilles qu’on a faites à Montmélian, on a trouvé des vases de cuivre, et d’autres ustensiles ; et dans le bois de Morlière [sic pour Morière], à peu de distance de Mortefontaine, des médailles de Constantin […] Près de la Chapelle-en-Cerval [sic pour La Chapelleen-Serval] sont les buttes Mahet, montagnes presques dépouillées, couvertes d’un sable blanc : on trouve à mi-côte de ces montagnes beaucoup de coquilles fossiles près de la vallée des tombeaux. Cette vallée renferme des tombes de pierre, où l’on trouve communément des vases, des médailles et des cendres. » (Cambry, Jacques. Description du département de l’Oise, Paris, P. Didot l’aîné, 1803, t.-II. pp.-34-38). Le site des bois de Morière est encore évoqué par un guide du voyageur en 1825 : « Le canton de Morière mérite toute l’attention des antiquaires. Les Romains y possédèrent un fort qui faisait, au couchant, face à la Chapelle-en-Serval. Des fouilles faites depuis vingt ans ont donné des ustensiles à l’usage du peuple roi. Feu M. Lange, qui demeurait à Plailly, y trouva des médailles de Faustine ; M. Cuvier, le naturaliste, en a treize dans sa collection. Non loin des ruines de ce fort, sur une colline appelée la butte Mahet, on a trouvé plusieurs tombes qui recelaient des armures romaines. » (Occident, M. L’Indicateur des vues de Mortefontaine, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1825, p.-63). 3 Il s’agit de la fontaine du village de Mortefontaine, à quelques mètres de la maison d’Antoine Boucher, dont plusieurs-voyageurs du temps décrivent le basrelief représentant Neptune et Amphitrite qui en est l’ornement. Cette fontaine existe toujours, mais le bas-relief, qui était encore visible au début du XX e siècle, a aujourd’hui disparu. Vestiges du passé et quête des origines 129 C’est avec Antoine Boucher enfin que Gérard enfant se rendait aux traditionnelles fêtes de l’arc à Ermenonville, distant de Mortefontaine d’environ quatres kilomètres par la forêt, et se familiarisa, sans grande rigueur scientifique, certes, mais combien de poésie, avec les vestiges druidiques dont le souvenir va peupler son imaginaire : Cependant, des mœurs se sont conservées dans cette province à part, qui indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête principale, dans certaines localités, est la Saint-Barthélemy. C’est pour ce jour que sont fondés surtout de grands prix pour le tir à l’arc. - L’arc, aujourd’hui, est une arme assez légère. Eh bien, elle symbolise et rappelle d’abord l’époque où ces rudes tribus des Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques. Les pierres druidiques d’Ermenonville, les haches de pierre et les tombeaux, où les squelettes ont toujours le visage tourné vers l’Orient 4 , ne témoignent pas moins des origines du peuple qui habite ces régions entrecoupées de forêts et couvertes de marécages, - devenus des lacs aujourd’hui. (Les Faux Saulniers, Le National, 12 e -livraison, 15 novembre 1850) À Mortefontaine, Antoine Boucher put également initier son petit-neveu aux vestiges médiévaux : le parc du domaine, qui appartenait alors à Joseph Bonaparte, garde dans la toponymie du hameau de Charlepont la trace du roi Charles VI qui venait y chasser 5 , et dans son sol celle du roi Louis VI dit le Gros qui avait fait construire un château au bord de l’étang de Vallière. Antoine Boucher fut témoin de l’exhumation des vestiges de cet ancien château lors de la construction par Joseph Bonaparte du pavillon de Vallière en 1803. D’autres fouilles ouvraient plus directement la porte aux légendes, celles de la colline Molton, devenue une île par la volonté du même Joseph Bonaparte. Là se trouvait une ruine dont les fouilles révélèrent, disait-on, l’envoûtement : Le château de Mort-Taon [sic pour Molton aujourd’hui] est connu dans le canton sous le titre de château de la reine Blanche, et sous celui de la Cave du Diable. Ce dernier lui venait de ce que le mauvais état de ses fondations protégeant mal les fouilles qu’on essaya d’y faire, les éboule- 4 Nerval fait ici allusion à deux sites archéologiques encore mentionnés dans des guides du voyageur en 1826 : un autel druidique en forêt d’Ermenonville (Thiébaud de Berneaud, Arsenne. Voyage à Ermenonville, Paris, chez l’auteur, 1826, p.- 166), et un ossuaire, dans la partie sud du parc d’Ermenonville (actuel parc Jean-Jacques Rousseau), qui remonte vraisemblablement à l’époque de la Ligue. 5 Ainsi, dès la petite enfance, Nerval fut dans la proximité légendaire du roi fou qui inspira la « Rêverie de Charles VI », poème publié en 1842, après sa propre crise nerveuse, dans la revue La Sylphide, et qui s’achève par ce vers prémonitoire : « Et viens à moi, mon fils … et n’attends pas la nuit ! » 130 Sylvie Lécuyer mens continuels, en détruisant les espérances, firent dire que le diable remplissait à fur et à mesure que l’on creusait 6 . Gérard avait 17 ans, et revenait désormais en famille à Mortefontaine pour les vacances, quand fut mis au jour en 1825, un site archéologique majeur en forêt d’Halatte, au nord de Mortefontaine 7 . Il s’agissait d’un temple gallo-romain, voué, comme le montrent les nombreux ex-voto qu’on y a retrouvés, à la guérison de maladies liées à l’enfantement. Signalé en 1825 par des forestiers à l’Inspection des Eaux et Forêts, le site ne fit l’objet d’une première communication au Comité archéologique de Senlis qu’en 1867, et de fouilles systématiques qu’en 1873-1874. C’est dire que pendant quarante ans, il conserva son aspect romantique et mystérieux de friche à ciel ouvert, où apparaissaient sous les pas des vestiges bien faits pour séduire l’adolescent rêveur et sans mère 8 qu’était Gérard : multiples représentations votives de bébés emmaillotés, et aussi une représentation brisée (elle est aujourd’hui remontée et figure au musée de Senlis) de femme enceinte que l’on assimila aussitôt à une figure d’Isis. Peut-être faut-il voir là l’origine secrète de la présence obsessionnelle dans l’œuvre de Nerval de la figure maternelle d’Isis qui deviendra dans Aurélia la grande mère. Ce premier éveil aux vestiges du passé, ancré dans la terre maternelle et guidé par la présence bienveillante et aimée du grand-oncle Antoine Boucher, marquera l’imaginaire enfantin de Gérard, nourrira sa quête 6 Occident, op.-cit., p.-66. 7 C’est probablement à cette date qu’il faut situer un épisode énigmatique du récit autobiographique de Sylvie. Le passage en forêt d’Halatte est mentionné au chapitre VII dans un contexte onirique tout particulier : « […] la route plonge dans un pli de terrain ; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à La Chapelle. À gauche, il y a une route qui longe le bois d’Hallatte. C’est par là qu’un soir le frère de Sylvie m’a conduit dans sa carriole à une solennité du pays. C’était, je crois, le soir de la Saint-Barthélemy. À travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval volait comme au sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-L’Évêque, et quelques minutes plus tard, nous nous arrêtions à la maison du garde, à l’ancienne abbaye de Chaâlys. » (Nous conservons les particularités graphiques du texte original publié en août 1853 dans la Revue des Deux Mondes) 8 Nerval n’a jamais connu sa mère. On lui a dit, et il l’a répété comme une leçon bien apprise, que Marie Antoinette Marguerite Laurent, qui a épousé Étienne Labrunie, docteur en médecine en juillet 1807, a suivi son époux aux armées, et est morte en Silésie, à Glogau, en novembre 1810. Aucun document ne vient corroborer cette information, qui émane du seul Étienne Labrunie. Aucun souvenir matériel de sa mère n’a permis à Gérard de faire le deuil de cette figure maternelle moins morte que disparue, comme un secret de famille qui ne pouvait que susciter la névrose identitaire dont souffrira toujours Nerval. Vestiges du passé et quête des origines 131 personnelle des origines 9 et son univers mythique, mais aussi sa lecture de l’histoire. À travers le regard du vieil Antoine Boucher, que Nerval a songé un moment à faire figurer à côté de ces illuminés excentriques qui peuplèrent les dîners de Mortefontaine et d’Ermenonville 10 , Gérard enfant a appris à lire le réel comme un vestige toponymique ou archéologique du passé chargé de sens mystique, en affirmant de plus en plus nettement le syncrétisme entre antiquité païenne et chrétienne hérité d’Antoine Boucher. Ainsi, ramené à Paris par son père en 1815, Nerval verra dans le nom de Paris celui de Bari, la barque d’Isis 11 , dans celui de Montmartre, village qu’il affectionne particulièrement, « le vieux mont de Mars », en saint Denis « le second Bacchus (DionÊsiow), qui a eu trois corps, dont l’un a été enterré à Montmartre » (Promenades et Souvenirs, chapitre 1, « La Butte Montmartre »). Mais c’est surtout dans le monde souterrain des carrières de Montmartre que se captent ses origines mythiques. Au chapitre III des Nuits 9 Dès 1836, alors qu’il vient d’hériter de sa part du clos Nerval, il en prendra le nom, lié à celui de l’empereur Nerva, et en février 1841, en pleine crise nerveuse, c’est encore sur la terre de Nerval à Mortefontaine qu’il tentera de se reconstruire en en faisant son « fief » dépendant de la seigneurie de Mortefontaine (Voir Lécuyer, Sylvie. La Généalogie fantastique de Gérard de Nerval, Études nervaliennes n° XIV, Presses universitaires de Namur, 2011). 10 Les folios D 741, 115-118 et 121 conservés dans le fonds Spoelberch de Lovenjoul de la Bibliothèque de l’Institut de France, offrent une série de notes destinées à compléter le portrait d’Antoine Boucher, et une liste de noms de personnages qui auraient pu compléter le volume des Illuminés. 11 « Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef mystique des Égyptiens », Promenades et Souvenirs, chapitre VII, « Voyage au nord ». Nerval ne fait ici que reprendre l’étymologie due à Court de Gébelin et vulgarisée par l’illuminisme et la franc-maçonnerie française, notamment par Cagliostro, auquel Nerval consacre une étude dans l’Almanach cabalistique pour 1850, reprise dans le volume des Illuminés. À noter que le grand-oncle paternel de Nerval était franc-maçon, et maria son fils à la fille du docteur Vassal, lui aussi franc-maçon, d’abord à la loge de ‘la Constance couronnée’, à Manosque, puis à Paris à la loge des Sept- Écossais-Réunis et au Grand Orient, où il est particulièrement actif de 1821 à 1829, atteignant le 33 e et dernier degré en 1833. Le 14 novembre 1829, Gérard est invité à prononcer à la loge des Sept-Écossais-Réunis dont le docteur Vassal est vénérable, un discours en vers sur « Les Bienfaits de l’enseignement mutuel » (Sur le rôle qu’a joué le docteur Vassal auprès de Gérard, voir l’ouvrage très documenté d’ Édouard Peyrouzet, Gérard de Nerval inconnu, Corti, 1965, chapitre V). Dans un ouvrage intitulé : La Franche-Maçonnerie rendue à sa véritable origine, publié en 1814, Alexandre Lenoir fait le même rapprochement entre la tradition initiatique maçonnique et le culte à mystères égyptien. Notons enfin que, dans le schéma du projet de voyage archéologique qu’il souhaite faire à travers la France et qu’il va présenter en mars 1841 à Auguste Cavé, directeur des Beaux-Arts, Nerval indique son point de départ, Paris, désigné par « Bar rys ». 132 Sylvie Lécuyer d’octobre, intitulé : « La nuit à Montmartre », Nerval évoque ces moments passés avec les ouvriers des carrières, à observer les fossiles dont le calcaire du sous-sol parisien garde la trace en rêvant aux théories de Cuvier 12 : Ce n’est pas qu’il [un ami fictif, qui n’est autre qu’un double de Nerval lui-même] songe à coucher dans les carrières de Montmartre, mais il aura de longues conversations avec les chaufourniers. Il demandera aux carriers des renseignements sur les animaux antédiluviens, s’enquérant des anciens carriers qui furent les compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques. Il s’en trouve encore. Ces hommes abrupts, mais intelligents, écouteront pendant des heures, aux lueurs des fagots qui flambent, l’histoire des monstres dont ils retrouvent encore des débris, et le tableau des révolutions primitives du globe […] Malheureusement les grandes carrières sont fermées aujourd’hui 13 . Il y en avait une du côté du Château-Rouge, qui semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers soutenant des voûtes carrées. L’œil plongeait dans des profondeurs, - d’où l’on tremblait de voir sortir Esus, ou Thot, ou Cérunnos, les dieux redoutables de nos pères. Cette expérience sur le terrain des souterrains de Montmartre réapparaîtra dans Aurélia, métamorphosée en visions hallucinées, qui commencent, en état hypnagogique, par une première plongée dans le monde chtonien dont l’aspect n’est pas sans évoquer les « révolutions du globe » de Cuvier : […] la nuit s’épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somnolent ; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. (Aurélia I, 4) Une autre hallucination, non plus chtonienne, mais cosmique, se référera plus nettement encore au système de Cuvier 14 : 12 Nerval n’est pas le seul écrivain à avoir été fasciné par les théories de Cuvier, à la fois dans les domaines paléontologique et anthropologique. Balzac prête également à son personnage de Louis Lambert, dont la nature cérébrale et mystique n’est pas sans évoquer celle de Gérard, un intérêt pour les théories de Cuvier. 13 On commença à fermer les carrières de Montmartre à partir de 1845. 14 Cuvier, Georges. Discours sur les révolutions de la surface du Globe, Paris, publication posthume, H. Cousin, E. d’Ocagne, 1840. À noter que cette date de publication précède de peu celle de la crise nerveuse qui détermina chez Nerval les visions de cette première partie d’Aurélia. Vestiges du passé et quête des origines 133 […] je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; - les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage […] Puis, les monstres changeaient de forme, et dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sous des pattes gigantesques ; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. Cependant, cette vision apocalyptique s’achève sur l’harmonie revenue sur l’intervention d’une divinité rayonnante : […] désormais domptés, tous les monstres que j’avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ; d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux. Qui donc avait fait ce miracle ? Une déesse rayonnante guidait, dans ces nouveaux avatars, l’évolution rapide des humains. Il s’établit alors une distinction de races qui, partant de l’ordre des oiseaux, comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles. Pompéi L’expérience napolitaine va nous montrer comment s’imbriquent désormais de façon indissoluble la matière archéologique, le parcours psychique personnel, et leur mise en récit. En juillet 1834, Nerval hérite d’une somme assez considérable de son grand-père maternel, ainsi que de la parcelle du clos Nerval. Il décide aussitôt de partir en Italie. Le 23 septembre, il est à Aix-en-Provence, d’où il envoie des nouvelles à son père, en précisant, sans doute pour le rassurer : « Je me porte admirablement […] Je ne vais pas tarder à aller à Agen 15 . » Le lendemain, toujours d’Aix, le ton est tout autre dans la lettre adressée à son ami le sculpteur Jean Duseigneur, à qui il a apparemment confié la garde des rentes sur l’État qui faisaient partie de son héritage : il est à court d’argent, et il faut de toute urgence vendre les huit « coupons » d’emprunts Cortès et lui faire parvenir la somme poste restante à Naples. En fait, Gérard va passer tout le mois d’octobre en Italie (Livourne, Gênes, Pise, Florence, Rome, Civita-Vecchia, puis Naples) sans les subsides attendus, vivant, dit-il avec philosophie, de « macaroni et de fruit. » Un peu pêle-mêle, alors qu’il est de retour à Marseille le 4 novembre, il évoque 15 Agen est le berceau de la famille paternelle de Gérard. 134 Sylvie Lécuyer dans une longue lettre à ses amis Duseigneur, Gautier et Nanteuil plusieurs événements qui ont marqué la partie napolitaine de son voyage : la tempête qu’il a essuyée durant la traversée entre Civita-Vecchia et Naples, la Judith du Caravage 16 qu’il a vue au Musée de Naples, et les cendres chaudes du Vésuve qui ont été fatales à ses bottes 17 , mais rien sur la visite de Pompéi. Curieusement aucun de ces épisodes napolitains, vécus durant l’automne 1834, ne donnent lieu sur le moment à une mise en récit. Ce n’est qu’en 1845, dans Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi, publié dans le journal fouriériste La Phalange 18 , que Nerval produira un premier récit de son expérience napolitaine de 1834 19 , en y associant la deuxième visite qu’il fit du site de Pompéi, lors de son retour d’Orient en décembre 1843. D’emblée, le récit se présente comme le témoignage de l’expérience personnelle de 1834, époque où le chemin de fer de Portici n’existait pas encore, et où le visiteur pouvait rêver en toute liberté, de nuit, sur le site de Pompéi et susciter l’illusion palingénésique : Avant l’établissement du chemin de fer de Naples à Résina, une course à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter successivement Herculanum, le Vésuve, - et Pompéi, situé à deux milles plus loin ; souvent même on restait sur les lieux jusqu’au lendemain, afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer en effet que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie ; la lune paisible convenait mieux peut-être que l’éclat du soleil à ces ruines, qui n’excitent tout d’abord ni l’admiration ni la surprise, et où l’antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste. Les détails qui suivent méritent qu’on s’y attarde : Nerval donne l’exemple d’une ce ces « illusions » palingénésiques dans la reconstitution des costumes et des rites antiques qui fut organisée, à une date qui n’est pas précisée autrement que par l’expression : « il y a quelques années », sur le site même de Pompéi. Dans un paragraphe qui fut supprimé dans Isis en 1854 Nerval ajoute : 16 Le tableau de Judith et Holopherne d’Artémisia Gentileschi était alors attribué au Caravage. 17 Une éruption explosive du Vésuve, donc accompagnée d’une pluie de cendres, avait eu lieu le 28 août 1834. 18 Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi, La Phalange, novembre-décembre 1845, pp.-468-480. Le texte de cet article, modifié, paraîtra à nouveau en juin-juillet 1847 dans L’Artiste-Revue de Paris, sous le titre : L’Iséum. Souvenir de Pompéi, avant de trouver place en 1854, dans Les Filles du feu, sous le titre d’Isis. 19 En effet, lors de ce premier voyage, le chemin de fer n’existait pas. La ligne de chemin de fer fut inaugurée en octobre 1839. Vestiges du passé et quête des origines 135 Il ne fut pas difficile de retrouver les costumes nécessaires au culte de la bonne et mystérieuse déesse, grâce aux deux tableaux antiques du musée de Naples 20 , qui représentent le service sacré du matin et le service du soir ; mais la recherche et l’explication des scènes principales qu’il fallut rendre donna lieu à un travail fort curieux dont un savant allemand fut chargé. - Le marquis Gargallo, directeur de la bibliothèque, a bien voulu me permettre d’extraire les détails suivants du volumineux manuscrit qui racontait l’établissement et les cérémonies du culte d’Isis à Pompéi 21 . Ainsi se termine en 1845 le chapitre I du Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi. Le chapitre II (supprimé dans sa totalité en 1854) étant la traduction de l’étude de Karl August Böttiger sur les fresques d’Herculanum, il est permis de se demander si ce n’est pas le manuscrit de Die Isis Vesper, qui sera publié en 1809 dans la revue Minerva, que le marquis Gargallo 22 a prêté à Nerval soit lors de son passage à Naples, soit plutôt à Paris. La reconstitution évoquée par Nerval serait alors à situer pendant la période où Joachim et Caroline Murat, qui s’intéressaient particulièrement aux fouilles de Pompéi et Herculanum, régnaient sur le royaume de Naples. À partir du chapitre VII (III en 1854), Nerval revient à sa propre expérience, non plus du site de Pompéi tel qu’il l’a vu en 1834, mais tel qu’il l’a revisité à son retour d’Orient, en décembre 1843 : Peut-être faut-il craindre, en voyage, de gâter par des lectures faites d’avance l’impression première des lieux célèbres. J’avais visité l’Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation classique. - Au retour de l’Égypte, Naples était pour moi un lieu de repos et d’étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que mon esprit s’était formées à l’aspect de tant de ruines inexpliquées ou muettes. - Peut-être ai-je dû au souvenir éclatant d’Alexandrie, de Thèbes et des Pyramides 23 , l’impression presque religieuse que me causa la vue du temple d’Isis de Pompéi. J’avais 20 Il s’agit des deux fresques d’Herculanum représentant le culte isiaque du musée archéologique de Naples. 21 La Phalange, p.-469. 22 En 1834, le marquis Gargallo peut être Tommaso Gargallo (25 septembre 1760-15 février 1843). Érudit, féru d’antiquité, Tommaso Gargallo était connu en France, notamment de Paul de Musset, qui le mentionne dans ses Nouvelles italiennes et Siciliennes, et de Chateaubriand. 23 Au chapitre intitulé : « Les Pyramides » du Voyage en Orient, Nerval dit avoir rencontré en visitant les pyramides de Gizeh, un voyageur prussien qui venait en Égypte rejoindre l’expédition de Lepsius. Dans l’exploration souterraine de la pyramide de Chéops, les deux visiteurs croient revivre les rites initiatiques que devait subir le récipiendaire avant de parvenir au sanctuaire d’Isis : « C’était la fin des quatre épreuves élémentaires. L’initié arrivait alors dans le temple, tournait autour de la statue d’Isis, et se voyait reçu et félicité par les prêtres. » 136 Sylvie Lécuyer laissé mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de Diomède, et, me dérobant à l’attention des gardiens, je m’étais jeté au hasard dans les rues de la ville antique, évitant çà et là quelque invalide qui me demandait de loin où j’allais, et m’inquiétant peu de savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice, pour un temple, pour une maison, pour une boutique. N’était-ce pas assez que les drogmans et les Arabes m’eussent gâté les pyramides, sans subir encore la tyrannie des ciceroni napolitains ? J’étais entré par la rue des tombeaux ; il était clair qu’en suivant cette voie pavée de lave, où se dessine encore l’ornière profonde des roues antiques, j’arriverais au temple de la déesse égyptienne, situé à l’extrémité de la ville, auprès du théâtre tragique. Cependant, des temples consacrés aux dieux grecs et romains frappaient mes yeux par leur masse imposante et leurs nombreuses colonnes, et l’Iseum semblait perdu dans les maisons particulières. Enfin, pénétrant çà et là dans les bâtiments, j’entrai dans une enceinte par une porte basse, et là, il n’y avait plus à douter, le souvenir des deux tableaux antiques que j’avais vus au Musée des études, et qui représentent les cérémonies décrites plus haut du culte d’Isis s’accordait avec l’architecture du monument que j’avais devant les yeux. - C’était bien là l’étroite cour autrefois fermée d’une grille, les colonnes encore debout, les deux autels à droite et à gauche, dont le dernier est d’une conservation parfaite, et au fond l’antique cella s’élevant sur sept marches autrefois revêtues de marbre de Paros. Il est intéressant de constater ici que le rapport entre l’observation archéologique du site et son interprétation mythique sont inversées. La réalité du temple ruiné d’Isis n’a d’autre fonction que de vérifier sur le terrain ce que lui ont révélé les tableaux antiques du Musée de Naples et la lecture d’Apulée. L’élaboration artistique a précédé l’observation scientifique et la nourrit. Quant aux motifs de l’expérience napolitaine de 1834 mentionnés dans la lettre à Duseigneur, que nous avons vue plus haut, ils vont cheminer dans l’œuvre et reparaître plus ou moins fantasmatiquement, associés à l’image de l’actrice aimée alors, encore secrètement, dont Nerval ne parle évidemment pas à ses amis 24 , mais qui occupe son esprit durant ce voyage 25 . Ainsi, en 1839, dans l’intermède intitulé Les Deux Rendez-vous, le motif de la Judith du Caravage reparaît, associé à la cantatrice dont on dit qu’elle lui ressemble 26 . Ce motif de la ressemblance se retrouve dans Un Roman à faire 24 Il faut pourtant noter dans la lettre du 4 novembre à ses amis cette petite phrase : « J’ai fait tous ces jours-ci le roman intime que nous savons », qui pourrait renvoyer au projet de roman épistolaire intitulé Un Roman à faire,- publié en décembre 1842. 25 Gérard de Nerval a fait la connaissance de l’actrice Jenny Colon sans doute en 1833, et a éprouvé pour elle une passion toute cérébrale et longtemps muette. 26 L’action se passe à Naples, sur le quai de Santa Lucia. Dans une scène qui fait déjà penser au chapitre I de Sylvie, Marcelli et Fabio évoquent la cantatrice dont Vestiges du passé et quête des origines 137 où, dans une lettre adressée à la femme qu’il aime, le narrateur évoque une aventure vécue à Naples : Où donc cette image [celle de la Mort] s’est-elle déjà offerte à moi ? Ah ! je vous l’ai dit, c’était à Naples, il y a trois ans. J’avais fait rencontre à la Villa-Reale d’une jeune femme qui vous ressemblait 27 . Dissociée de la Judith du Caravage, la femme aimée ressemble maintenant à l’étrange figure d’une jeune napolitaine aux allures de magicienne de Thessalie « à qui l’on donnait son âme pour un rêve. » Cette lettre d’Un Roman à faire relatant la rencontre napolitaine, sera de nouveau insérée dans le récit intitulé Octavie, directement inspiré par le voyage de 1834 28 , mais associée cette fois aux épisodes de la traversée mouvementée et de la cendre chaude du Vésuve- évoqués dans la lettre du ils se disputent les faveurs : « Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à la Judith de Caravaggio, qui est dans le Musée royal ? » interroge Marcelli. La pièce, publiée dans La Presse les 15, 16 et 17 août 1839, sera reprise sous le titre de Corilla dans le deuxième des Petits Châteaux de Bohême, et enfin, sous ce même titre, dans Les Filles du feu. 27 En décembre 1842, Gérard publie anonymement dans La Sylphide un court roman épistolaire intitulé Un Roman à faire. Un prologue et un épilogue sont censés expliquer l’origine des lettres entrées en possession de l’auteur : « Peut-être est-ce un soin pieux d’arracher à l’oubli l’un de ces noms [le chevalier Dubourjet] dont il prend possession si vite, et cependant nous avons hésité à publier des choses intimes, dont une parente éloignée nous a transmis la possession, sans savoir si le public y prendrait autant d’intérêt que nous-même. » Les indications biographiques données par Nerval ont permis d’identifier le chevalier Dubourjet à Justin Duburgua, compatriote agenais d’Étienne Labrunie, que Nerval situe sur une branche de sa propre famille paternelle dans sa Généalogie en 1841. Il est très vraisemblable que Gérard, de passage à Agen en novembre 1834, ait rencontré les membres de la famille Duburgua, et, pourquoi pas, reçu le « paquet de lettres » dont il lui vient à l’idée de faire un roman. Cependant, malgré les rapprochements possibles avec l’histoire et la personnalité de Justin Duburgua, il faut admettre que les six lettres qui constituent le petit roman épistolaire ne sont pas de Duburgua, mais bien de Gérard, qui utilise pour son roman des lettres inspirées par son amour pour Jenny Colon, que l’on a appelées « Lettres à Jenny Colon », « Lettres à Aurélia » ou « Lettres d’amour ». 28 Le récit d’Octavie commence ainsi : « Ce fut vers l’année 1832 [sic pour 1834] qu’un vif désir me prit de voir l’Italie. Tous les soirs, au théâtre j’aspirais d’avance l’âpre senteur des marronniers alpins ; la cascade de Terni, la source écumante du Téverone jaillissaient pour moi seul entre les portans éraillés des coulisses d’un petit théâtre … Une voix délicieuse comme celle des sirènes, bruissait à mes oreilles comme si les roseaux de Trasimène eussent tout à coup pris une voix … Il fallait partir. » La nouvelle fut publiée pour la première fois le 17 décembre 1853 par Alexandre Dumas dans Le Mousquetaire, mais rien ne permet de dire à quelle date elle fut composée. 138 Sylvie Lécuyer 4-novembre 1834 : -« Je me hâtai de prendre la poste pour Civita-Vecchia, où je devais m’embarquer. Pendant trois jours la mer furieuse retarda l’arrivée du bateau à vapeur », puis plus loin, juste après avoir cité la fameuse lettre relatant la rencontre avec l’étrange jeune femme d’Un Roman à faire, il ajoute : Je n’ai pas tout dit sur cette nuit étrange, un phénomène assez rare s’était accompli. Avant l’aube, toutes les ouvertures de la maison où je me trouvais s’étaient éclairées, une poussière chaude et soufrée m’empêchait de respirer ; je compris que cela venait du Vésuve, - et laissant ma facile conquête endormie sur sa terrasse, je m’engageai dans les ruelles qui conduisent au château Saint-Elme ; - à mesure que je gravissais la montagne, l’air pur du matin venait gonfler mes poumons ; je me reposai délicieusement sous les treilles des villas, et je contemplai sans terreur le Vésuve couvert encore d’une coupole de fumée. Cet épisode du nuage de cendre dû à une éruption du Vésuve, associé encore à une femme aimée ressentie cette fois fantasmatiquement comme présente et magiquement agissante aux côtés du narrateur, inspirera aussi le tercet du sonnet halluciné de 1841 intitulé « À J-Y Colonna » 29 : Sais-tu pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert ? C’est qu’un jour nous l’avions touché d’un pied agile, Et de sa poudre au loin l’horizon s’est couvert ! Le nom de la destinataire du sonnet, Jenny Colon, est à peine crypté. Indiquer les noms propres par leurs première et dernière lettres est une habitude chez Nerval, surtout dans la période troublée de 1841 (L-Y pour Lingay, M-C pour Mallac par exemple), et le nom de Colonna permet de jouer sur celui de Colon, associé à celui de Francesco Colonna, auteur du Songe de Poliphile, sur lequel le « narrateur » dit dans Sylvie qu’il avait fait un drame en songeant à la femme aimée : […] j’avais entrepris de fixer dans une action poétique les amours du peintre Colonna pour la belle Laura, que ses parens firent religieuse, et qu’il aima jusqu’à la mort. Quelque chose dans ce sujet se rapportait à mes préoccupations constantes. (chapitre XIII, intitulé « Aurélie » 30 ) 29 Le tercet sera repris avec quelques variantes dans le deuxième sonnet des Chimères, intitulé « Myrtho », dans un contexte évoquant encore Naples. On ignore à quelle date il fut composé. 30 À noter qu’en février 1853, alors qu’il peine sur la rédaction de Sylvie, deux lettres adressées à Hippolyte Lucas montrent que Nerval travaille aussi à un scénario inspiré par Le Songe de Polyphile-dont le héros serait son auteur Francesco Colonna. Vestiges du passé et quête des origines 139 Le récit de la nuit fantasmatique se poursuit le lendemain par celui de la visite du site de Pompéi en compagnie d’une jeune anglaise à qui Nerval peut faire part de ses connaissances archéologiques : Après avoir rafraîchi ma bouche avec une de ces énormes grappes de raisin que vendent les femmes du marché, je me dirigeai vers Portici et j’allai visiter les ruines d’Herculanum. Les rues étaient toutes saupoudrées d’une cendre métallique. Arrivé près des ruines, je descendis dans la ville souterraine et je me promenai longtemps d’édifice en édifice demandant à ces monumens le secret de leur passé. Le temple de Vénus, celui de Mercure, parlaient en vain à mon imagination. Il fallait que cela fût peuplé de figures vivantes. - Je remontai vers la ville et m’arrêtai pensif sous une treille en attendant mon inconnue. Elle ne tarda pas à paraître, guidant la marche pénible de son père, elle me serra la main avec force en me disant : - « C’est bien. » Nous choisîmes un voiturin et nous allâmes visiter Pompéï. Avec quel bonheur je la guidai dans les rues silencieuses de l’antique colonie romaine. J’en avais d’avance étudié les plus secrets passages. Quand nous arrivâmes au petit temple d’Isis, j’eus le bonheur de lui expliquer fidèlement les détails du culte et des cérémonies que j’avais lues [sic] dans Apulée. Elle voulut jouer elle-même le personnage de la Déesse, et je me vis chargé du rôle d’Osiris dont j’expliquai les divins mystères. Plus question ici de plaquer sur le site une source érudite, celle de Böttiger, ni même une référence littéraire, donc fictionnelle, celle de L’Âne d’or d’Apulée, mais de mettre en scène, de représenter, au sens étymologique du terme, les mystères d’Isis, dont Nerval et la jeune fille incarnent les personnages. Cythère Après la violente crise nerveuse qui l’a terrassé en février-mars 1841 et la longue convalescence qui s’ensuivit, Nerval va chercher à retrouver sa créativité littéraire en entreprenant un voyage en Orient, qui le conduira, durant toute l’année 1843, en Égypte, au Liban et en Turquie. Il part de Paris fin décembre 1842, s’embarque à Marseille pour Alexandrie le 1 er janvier 1843, fait escale à Malte le 8, puis dans l’île grecque de Syra le 11. Entre ces deux escales se situe celle de quelques heures qu’il fit, accidentellement, dans l’île de Cythère 31 . Sur cette escale, Nerval publia trois articles dans 31 On a douté de l’authenticité de cette escale à Cythère, sous le prétexte que Nerval n’en parle pas dans les lettres qu’il adresse à son père, de Malte le 8 janvier, et le 16, d’Alexandrie. Pourtant, l’escale obligée à Cythère est justifiée par Nerval luimême par la nécessité d’y déposer (Cérigo est alors anglaise) le corps d’un Anglais décédé à bord. 140 Sylvie Lécuyer L’Artiste 32 , qui constitueront les chapitres XII à XVIII de l’Introduction au Voyage en Orient. D’abord déçu par l’aspect morne de l’île qui n’offre à la vue que son gibet à trois branches, ses arides rochers et un improbable chasseur anglais, Nerval laisse sa pensée dériver vers l’antique culte des deux Vénus, la sévère Vénus-Uranie et la populaire Vénus « des poètes », rêverie qui fait remonter en lui le souvenir littéraire de l’Hypnérotomachia- de Francesco Colonna, dans laquelle le couple mystique de Polyphile et Polia viennent recevoir à Cythère l’initiation au culte de la déesse. L’abord du récit de l’escale à Cythère semble donc tout érudit et livresque, et Nerval s’en excuse lui-même au début du second article : Quelques savants ont pu sourire en me voyant citer Polyphile comme une autorité dans le détail que j’ai donné de la Messe de Vénus ; Polyphile, c’est-à-dire Francesco Colonna, était plus poète que savant sans doute, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j’ai mieux aimé le citer. Ce n’est que dans le troisième article, que près d’un an sépare des deux premiers, que Nerval revient « sur le terrain », en faisant le récit de son excursion archéologique aux ruines du temple de Vénus sur la colline d’Aplunori de Cythère. Visiblement, Nerval a voulu profiter de l’opportunité qui lui était offerte par cette escale improvisée, pour vérifier les données de la lecture qu’il a faite de l’ouvrage d’Antoine Sérieys : Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798), t. 1, publié à Paris en 1799 33 . Dans cet ouvrage, Sérieys fait la relation du voyage de deux commissaires de la République française à Cérigo, au terme de la Campagne d’Italie de Bonaparte, qui libéra l’île de la tutelle vénitienne. Les chapitres XII à XIV sont consacrés à l’exploration du site d’Aplunori par Nicolo Stephanopoli. Remettant quarante ans plus tard ses pas dans ceux du personnage de Sérieys, Nerval entreprend le même cheminement, mais en prenant en compte la présence britannique qui depuis le Congrès de Vienne en 1815 a autorité sur l’île et pille sans vergogne ses antiquités : […] il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l’antique Cythère, je veux parler de quelques bas-reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d’Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abrévia- 32 Respectivement le 30 juin 1844 et le 11 août 1844 sous le même titre : - « Voyage à Cythère », et le 1 er juin 1845, sous le titre : « Souvenirs de l’Archipel. Cérigo. Archéologie, ruines de Cythère, Les trois Vénus ». 33 Cette lecture de Nerval a été identifiée par Gilbert Rouger dans son édition du Voyage en Orient, Paris, Imprimerie nationale, 1950. Vestiges du passé et quête des origines 141 tions, ces mots qui furent recueillis en 1798 par des commissaires de la république française 34 : NaÚw ÑAfrod¤thw, Yeåw Kur¤aw Kuyhre¤vn, ka‹ pantÚw KÒsmou . « Temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythériens et du monde entier. » Après avoir traversé un petit bois qu’il pense être le vestige végétal du bois sacré consacré à la divinité, Nerval cherche vainement la trace de la pierre tumulaire observée par Nicolo Stephanopoli. Ici encore, les Anglais en ont dépouillé le site : […] en outre un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d’Aplunori. On y distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la déesse, et s’avançant au delà de l’autel près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d’une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d’une main sur son bouclier, semblait de l’autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue 35 ; Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, descendaient en boucles sur le col. La description, fort précise, provient de la gravure figurant à la page 139 du premier volume de Sérieys, montrant le tombeau en volume, puis le basrelief, et enfin une partie de l’inscription en caractères grecs, que ne donne pas Nerval. Comme Stephanopoli, Nerval ne peut ensuite que deviner les traces de l’antique temple de Vénus ouranienne (« céleste », dit Nerval). Là s’arrête l’excursion sur les pas du héros de Sérieys. Mais Nerval va pourtant poursuivre sa prospection, chtonienne cette fois 36 : En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l’on monte par un sentier taillé dans la pierre. 34 Il s’agit là, même si le nom de Sérieys n’est pas cité, d’une allusion claire aux deux commissaires de la République du Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli. - L’inscription y est citée avec quelques variantes, t.-1, p.-136. - Nous avons corrigés les accents et les esprits que le prote de L’Artiste n’a pas rendus correctement. 35 On aura noté que la scène représentée sur le bas-relief est analogue à la scène d’initiation de Polyphile et Polia évoquée plus haut. 36 Ici encore, Nerval suit dans son excursion les informations qu’il a recueillies dans la lecture de l’ouvrage de A.L. Castellan, qui fit partie en tant que dessinateur d’une expédition envoyée à Constantinople sous l’Empire. La Lettre III (pp.-21-30) de ses Lettres sur la Morée et les îles de Cérigo, Hydra et Zante, publiées en 1808, évoque les « catacombes creusées dans le roc ; chambres sépulchrales, sarcophages ; temples souterrains », mais sans commentaires concerant le culte de Vénus-Uranie. Cette lecture, comme celle de Sérieys, a été identifiée par G.-Rouger, op.-cit. 142 Sylvie Lécuyer Là se découvre un enchevêtrement de sépulcres contenant des sarcophages, plus ou moins fouillés : Des curieux ont déblayé l’entrée d’une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense serait la place d’un temple consacré aux divinités souterraines. Pour Nerval, ce serait peut-être le lieu où l’on vénérait l’autre Vénus, l’austère et inquiétante Vénus-Uranie : Est-ce là la Vénus souterraine, la Vénus du sommeil et de la mort ? celle qu’on représentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphone, et qui, encore sous le surnom d’Aînée des Parques, se confond parfois avec la belle et pâle Némésis ? L’antique Cythère, abordée dans la lumineuse évocation de Watteau, devient « l’île triste et noire » qu’évoque Baudelaire, dans « Un voyage à Cythère », directement inspiré par le récit nervalien. Vénus ouranienne, Vénus chtonienne et Vierge chrétienne, elle-même avatar de la grande mère Isis, Nerval construit sur les ruines visitées de Cythère son propre « féminin céleste » 37 : Certes, il n’était pas difficile de trouver dans ses trois cents surnoms et attributs la preuve qu’elle appartenait à la classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j’ai voulu surtout montrer que le culte des Grecs s’adressait principalement à la Vénus austère, idéale et mystique, que les néo-platoniciens d’Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Nerval n’a jamais été indifférent à l’aspect scientifique de la quête des vestiges du passé. La lettre qu’il adresse le 31 mars 1841 à Auguste Cavé, directeur de la section des Beaux-Arts au ministère de l’Intérieur, pour solliciter une « mission artistique et archéologique » à travers la France, demandant l’inscription même à pouvoir en cela être accompagné de collaborateurs dessinateurs, montre qu’il se serait volontiers vu lui-même en prospecteur à la manière de Mérimée 38 . Il ne se fait pas faute non plus, d’ironiser sur les prétendus savants de l’Institut, bernés par la supercherie de Chrétin qui défraya la chronique en 1832 avec un faux bas-relief de 37 « féminin céleste » est une expression que Nerval emprunte à Goethe. 38 En 1839, dans Léo Burckart, Nerval fait de son personnage du chevalier Paulus un passionné de recherches archéologiques, familier des sites de Pompéi et Herculanum. Vestiges du passé et quête des origines 143 l’empereur Tétricus 39 . Mais si l’observation sur le terrain est d’abord objet de curiosité, elle s’accompagne aussitôt chez Nerval d’une extrapolation à travers des schémas de lectures mystiques (Apulée, Colonna), ou de déchiffrement personnel suscité par l’état hypnagogique ou hallucinatoire. Symboliquement, la plongée dans le songe est comparée à un enfoncement dans le sol, comme dans une fouille archéologique, où l’on retrouve avec bonheur ses propres origines. Ainsi, plonger dans le passé, par le biais de ses vestiges, processus a priori scientifique, devient ainsi tentative de thérapie personnelle : « Nous vivons dans notre race et notre race vit en nous » (Aurélia, I, 5) en permettant la régression aux origines de la psychose. Mais loin d’aboutir aux étranges glossolalies d’Antonin Artaud, la régression chez Nerval construit le langage poétique le plus cristallin dans l’agencement des fragments du réel visité tel que l’ont saisi les affects, témoin le pur et mystérieux sonnet intitulé « Myrtho » : MYRTHO. Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, À ton front inondé des clartés d’Orient, Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse. C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse, Et dans l’éclair furtif de ton œil souriant, Quand aux pieds d’Iacchus on me voyait priant, Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce. Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert… C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile, Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert. Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile, Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile, Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert ! 39 Article intitulé : « Histoire véridique du canard », publié en octobre 1844 dans Le Diable à Paris. 144 Sylvie Lécuyer Annexe : Illustrations Fig. 1 Ex-voto du temple de la forêt d’Halatte, enfant emmailloté, n° Inv. A.00.5.1, ©Musées de Senlis, reproduit avec la permission du Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis Vestiges du passé et quête des origines 145 Fig. 2 Ex-voto du temple de la forêt d’Halatte, buste de bébé emmailloté, n° Inv. A.98.7.9, ©Musées de Senlis, reproduit avec la permission du Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis 146 Sylvie Lécuyer Fig. 3 Ex-voto du temple de la forêt d’Halatte, divinité enceinte sans tête, n° Inv. A.99.3.14, ©Musées de Senlis, reproduit avec la permission du Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres : le cas d’Arria Marcella de Théophile Gautier (1852) Pascale Hummel-Israel En 1852, Théophile Gautier (1811-1872) a quarante-et-un ans et assiste à l’avènement du Second Empire, dont il est promu bibliothécaire (1868) au service de la princesse Mathilde Bonaparte (1820-1904). Polygraphe insatiable, celui que le canon scolaire 1 limite paresseusement à la seule fonction de poète formaliste et novateur est avant tout un témoin avisé de toutes les expériences esthétiques 2 de son temps. Journaliste par curiosité et par nécessité, il est le chroniqueur prolifique des formes nombreuses que la modernité revêt en un siècle où le présent invente de nouvelles façons d’explorer le passé, comme autant de « Variations nouvelles sur de vieux thèmes » selon le titre d’une contribution poétique versée à la Revue des Deux Mondes (1849) 3 . En 1852, Théophile Gautier a déjà beaucoup écrit, renouvelant les genres littéraires existants et inventant d’originales hybridations (contes et nouvelles, romans, poésie, théâtre, récits de voyages, mémoires, critique d’art et critique littéraire, essais, études monographiques, articles de presse, correspondance, portraits et souvenirs littéraires, etc.) 4 . Sa créativité 1 Henry, Freeman G.-(dir.). Relire Théophile Gautier. Le Plaisir du texte, Amsterdam - Atlanta, Rodopi, 1998 : -« l’image peu exacte du Théophile Gautier des anthologies et des manuels littéraires. » (p.- 5), avec les principaux jugements erronés et tranchés sur Théophile Gautier (p.-11). 2 L’Esthétique dans les correspondances d’écrivains et de musiciens, XIX e -XX e siècles. Actes du colloque de la Sorbonne des 29 et 30-mars 1996, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2001. 3 Pp.-308-314. 4 Claretie, Léo. Histoire de la littérature française (900-1900), 4, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, 1909 : -« Bien des choses surprennent dans cet homme étonnant. Il eut une facilité merveilleuse ; ses manuscrits sont à peine raturés ; -il écrivait avec la plus prodigieuse aisance ; -l’idée se faisait image sous sa plume ; sa pensée se colorait en sortant de son cerveau. Son esprit vaste et mobile s’ouvrait avec le même intérêt sur tous les sujets, tout l’intéressait, et il savait tout vivifier, tout rendre sensible et visible par la magie du style. Quel genre n’a-t-il pas abordé ? Le feuilleton, le voyage, le roman, l’histoire littéraire, le théâtre, la poésie lyrique : il a tout tenté et touché, et partout il a apporté la merveilleuse 148 Pascale Hummel-Israel ne connaît ni borne ni exclusive : rien du beau ne lui est étranger, pour paraphraser l’écrivain latin Térence mentionné dans les premières lignes du roman Avatar (1856) 5 . Tel le docteur Balthazar Cherbonneau (dont le nom rappelle celui de Balthazar 6 Claës, le protagoniste de La Recherche de l’absolu d’Honoré de Balzac, 1834), dont l’âme survit en Octave de Saville (alias Olaf Labinski) 7 , Théophile Gautier est l’un des plus talentueux alchimistes et prestesse, l’éblouissante fantasmagorie de son imagination, les fusées étincelantes et multicolores de sa riche et rutilante fantaisie. » (p.- 244), « Th. Gautier fut éclectique en ses goûts. Il aima l’antiquité, les peuples d’Orient, la Grèce, le moyen âge, le seizième siècle, le règne de Louis XIII et aussi celui de Louis- XV. Le dix-huitième le séduisit. » (p.-251) ; -Lanson, Gustave. Manuel bibliographique de la littérature française moderne, Paris, Hachette, 1925, chapitre-IX, pp.-1267-1280, qui cite les travaux bibliographiques anciens : Tourneux, Maurice. Théophile Gautier. Sa bibliographie, Paris, J. Baur, 1876 ; Spoelberch de Lovenjoul, Charles de. Histoire des œuvres de Théophile Gautier, Paris, G.-Charpentier, 1887 ; Cadet de Gassicourt, Félix. Catalogue des portraits, dessins, autographes et ouvrages imprimés de Théophile Gautier […] exposés […] à l’occasion du centenaire de la naissance du poète, Paris, H.-Champion, 1911. 5 Initialement publié en 1856 dans le Moniteur universel, le roman Avatar paraît séparément l’année suivante (Paris, Michel Lévy, 1857) en un volume in-32 de la collection Hetzel. Voir à ce sujet Feuillet, Alfred. Flânerie littéraire à travers quelques œuvres récentes, Paris, E.- Dentu, 1859, pp.- 99-102, notamment : « Théophile Gautier est une des physionomies les plus sympathiques, les plus multiples et les plus heureusement douées de notre époque. Tour à tour poëte, conteur, romancier, voyageur, critique d’art et de théâtre, il a brillé dans tous les genres ; peintre journellement la plume à la main, il a même tenu le pinceau […] Mais avant tout et par-dessus tout, c’est un poëte : dans sa prose même on entend chanter la poésie. » (pp.-99-100). Le texte d’Avatar est cité ici d’après la pagination de Romans et contes de Théophile Gautier (Paris, Charpentier, 1863), dont les trois premiers chapitres sont respectivement Avatar, Jettatura et Arria Marcella, le deuxième récit se situant également à Naples et traitant de la superstition napolitaine du « jeteur de sort ». 6 Le prénom possède une sonorité « magique ». 7 « Octave de Saville dit au docteur Cherbonneau : -‘Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois votre science à l’épreuve : -il faut réintégrer nos âmes chacune dans son domicile habituel.- - Cela ne doit pas vous être difficile ; - j’espère que M.- le comte Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait changer un palais contre une chaumière et loger quelques heures sa personnalité brillante dans mon pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une puissance à ne craindre aucune vengeance.’-Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur Balthazar Cherbonneau dit : - ‘L’opération sera beaucoup plus simple cette fois-ci que l’autre ; -les imperceptibles filaments qui retiennent l’âme au corps ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas cet obstacle qu’oppose au magnétiseur la résistance instinctive du magnétisé. M.-le comte pardonnera sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir pu résister Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 149 expérimentateurs de la littérature de son temps. Le terme « avatar » est en effet celui qui résume le mieux, voire symbolise, la démarche intellectuelle et littéraire de notre auteur. À-la manière des « incarnations de Wishnou » 8 , chacun de ses textes est un « avatar » du seul dieu que celui-ci vénéra jamais, à savoir la Beauté. Par « transformation » ou « métamorphose » (les deux termes figurent dans le roman de 1856), le Beau s’incarne par métempsyau plaisir de pratiquer une expérience pour laquelle on ne trouve pas beaucoup de sujets, puisque cette tentative n’a servi d’ailleurs qu’à confirmer avec éclat une vertu qui pousse la délicatesse jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre eût succombé. Vous regarderez, si vous voulez, comme un rêve bizarre cette transformation passagère, et peut-être plus tard ne serez-vous pas fâché d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très-peu d’hommes ont connue, celle d’avoir habité deux corps.- - La métempsychose n’est pas une doctrine nouvelle ; mais, avant de transmigrer dans une autre existence, les âmes boivent la coupe d’oubli […]- - Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité, répondit poliment le comte, équivaut au désagrément d’en avoir été exproprié, cela doit dit sans aucune mauvaise intention pour M.-Octave de Saville que je suis encore et que je vais cesser d’être.’ Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à cette phrase, qui n’arrivait à son adresse qu’à travers une enveloppe étrangère, et le silence s’établit entre ces trois personnages, à qui leur situation anormale rendait toute conversation difficile. […] Octave n’aurait pas voulu causer à sa mère le chagrin de son suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre silencieusement de son chagrin inconnu sous le nom scientifique d’une maladie plausible. S’il eût été peintre, poëte ou musicien, il aurait cristallisé sa douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de blanc, couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de Dante, aurait plané sur son inspiration comme un ange lumineux ; - mais, nous l’avons dit en commençant cette histoire, bien qu’instruit et distingué, Octave n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment sur ce monde la trace de leur passage. Âme obscurément sublime, il ne savait qu’aimer et mourir. » (Romans et contes, pp.-124-126) 8 Romans et contes, p.-67. Voir aussi « Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à outrance de fluide magnétique, les deux jeunes gens tombèrent bientôt dans un anéantissement si profond qu’il eût ressemblé à la mort pour toute personne non prévenue : -le docteur fit les passes, accomplit les rites, prononça les syllabes comme la première fois, et bientôt deux petites étincelles apparurent au-dessus d’Octave et du comte avec un tremblement lumineux ; -le docteur reconduisit à sa demeure primitive l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un vol empressé le geste du magnétiseur.-[…]-Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que la chaleur de la vie n’avait pas encore abandonné, regarda dans la glace son visage ridé, tanné et rugueux comme une peau de chagrin, d’un air singulièrement dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec lequel on jette un vieil habit lorsque le tailleur vous en apporte un neuf, il murmura la formule du sannyâsi Brahma- Logum. Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau roula comme foudroyé sur le tapis, et celui d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et vivace. » (Romans et contes, pp.-128-131) 150 Pascale Hummel-Israel cose 9 sous toutes les formes qu’il plaît au « poïète » de créer. Entre Prométhée et Protée 10 , l’artiste n’a pour forme(s) que celle(s) qu’il prête lui-même à ses créatures. La croyance (spirituelle ou intellectuelle) en la réincarnation convient parfaitement à l’idée que la création littéraire, autant que la pensée elle-même, relève de l’anamorphose continuelle. À- l’instar de ses illustres prédécesseurs, le Latin Apulée ou encore le Prussien E.T.A.- Hoffmann 11 , Théophile Gautier puise son imagination dans de solides « connaissances philologiques » 12 . Le fécond polygraphe que l’approximation de la doxa historiographique réduit fréquemment à la seule figure du chantre de l’art pour l’art se révèle plus justement un habile polymathe et « polyhistorien » (polyhistor), c’està-dire un érudit encyclopédique 13 , dans la plus noble lignée moins des humanistes de la Renaissance que des fondateurs de la moderne et germanique « science de l’Antiquité » (Alterthumswissenschaft). Entre romantisme et symbolisme, Théophile Gautier apparaît ainsi comme le plus moderne des anciens et le plus ancien des modernes. Les pages que dans son ouvrage L’Art moderne (1856, paru la même année que l’œuvre romanesque Avatar) il consacre au peintre allemand Johann Friedrich Overbeck, auteur du célèbre tableau Italia et Germania (1828), rendent compte de la fertilité du mariage de l’Allemagne avec l’Italie 14 . Le peintre Overbeck incarne exemplairement 9 Le terme est défini dans le roman : Romans et contes, p.-125. 10 On peut rappeler que le Frankenstein de Mary Shelley (1818) a pour sous-titre The Modern Prometheus. Comme pour ses contemporains, l’œuvre de Gautier foisonne de références mythologiques. 11 Prénommée Prascovie, l’aimée d’Octave (Avatar, 1856) est dans le roman comparée à la « Béatrice de Dante » (Romans et contes, p.- 126) : le prénom évoque la capitale polonaise (Varsovie), où le conteur allemand Hoffmann (1776-1822) séjourna au milieu d’une effervescence artistique particulièrement inspirante. 12 « Ce jour-là on lut aux faits divers dans les journaux du soir : ‘M.- le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par le long séjour qu’il a fait aux Indes, ses connaissances philologiques et ses cures merveilleuses » (Romans et contes, p.-135). 13 Claretie, op.- cit. : - « Ce poète fut un savant, un archéologue, un médiéviste, un critique fort bien informé de notre histoire littéraire. » (p.-245), « Il était énorme, ce savoir, comme sa mémoire. […] Cet homme était une encyclopédie vivante. » (p.-246) 14 L’Art moderne, 1856 : - « Overbeck et Cornélius furent, à Rome, le centre d’une petite colonie artistique allemande, composée de Shadow, de Veit, de Schnorr, du graveur Amsler et de quelques autres. Dans ce cénacle s’agitaient les plus hautes questions d’art et se déduisaient des théories qui ne restèrent pas à l’état de rêve, grâce à l’enthousiasme de Louis, alors simplement prince royal. » (p.- 239), « À côté de Cornélius et en tête de la liste des peintres allemands contemporains se place tout naturellement Overbeck. Celui-ci est le Raphaël de son pays comme Cornélius en est le Michel-Ange ; - il est bien entendu que nous ne voulons rien dire autre chose par là, sinon que chacun de ces éminents artistes a choisi pour Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 151 la « modernité » de la peinture allemande dont le « style » se définit par l’« érudition » et la « pensée » 15 : - si Overbeck est un peintre philologue, son art peut volontiers être appelé philologique. Autrement dit, c’est le retour au passé, l’inspiration antique 16 qui paradoxalement définit la modernité : d’abord celle de la Renaissance, puis patron le maître qui lui a semblé le plus conforme à ses tendances et à son tempérament.-[…] Overbeck, nature calme, esprit religieux, âme évangélique, a passé toute sa vie à Rome, où nous avons eu l’honneur de le voir, et a laissé à l’Italie la plupart de ses productions ; -il n’est donc pas étonnant qu’elles soient rares dans sa patrie. Les deux seuls échantillons de ce maître que possède la Pinacothèque sont : - d’abord le portrait de Vittoria Caldoni, une de ces belles filles d’Albano dont les artistes aiment à faire des études, et qui n’a pas d’autre importance ; -puis un groupe de deux femmes, intitulé Allemagne et Italie, que l’on a pu voir souvent exposé en gravure aux vitres des marchands d’estampes de Paris.- […] L’œuvre d’Overbeck brille entre toutes les toiles de la Pinacothèque par un sentiment de grâce exquise et par une suavité toute raphaélesque. Au milieu d’un paysage lumineux qui reproduit, d’un côté, quelques fabriques italiennes s’enlevant sur des touffes d’arbres et sur l’outremer des montagnes lointaines, et, de l’autre, une ville allemande du moyen âge avec ses clochers aigus, ses tourelles en poivrière, ses pignons tailladés en scie, comme Albert Durer aime à en découper au fond de ses tableaux, deux jeunes filles, d’une beauté toute céleste, semblent échanger quelque confidence virginale : -l’une d’elles, tendre et naïve blonde, au corsage de velours vert garni de marbre, aux larges manches rattachées par des agrafes de pierreries, costume tout septentrional, interroge d’un regard affectueux sa compagne, qui se penche vers elle, les yeux baissés comme une madone, dans une pose attendrie et d’une grâce mélancolique : - leurs belles mains entrelacées, qui font sur leurs genoux l’effet d’un bouquet de lis, sont étudiées et modelées avec une rare finesse. L’ardeur contenue du Midi et la rêverie candide du Nord différencient heureusement ces deux types. La blonde Allemagne paraît interroger sa brune sœur, avec une curiosité enfantine, sur les secrets de l’art et les mystères de la beauté ; -l’Italie écoute indulgemment, sous sa couronne de lauriers, la naïve jeune fille, coiffée des humbles fleurs de la prairie.-À-en juger par le tableau, les conseils de l’Italie doivent être excellents ; -car, placée dans une galerie ancienne, entre un Pérugin et un Raphaël, la toile d’Overbeck n’y ferait pas tache. Ce petit cadre, où l’artiste n’a eu aucune prétention à entrer en lice avec les grandes machines de ses confrères, satisfait également l’œil et l’esprit, et nous n’hésitons pas à le proclamer la meilleure peinture moderne de Munich. » (pp.-263-265) 15 « Cette moderne école allemande, si érudite et si pleine de pensées et de style sous son froid coloris, a été de sa part [Chenavard] l’objet d’un examen attentif. » (op.-cit., p.-3) 16 Claretie, op.-cit. : -« Mais la Révolution et les guerres de l’Empire avaient fermé les collèges, et avaient préparé des générations ignorantes de l’antiquité. Plusieurs refirent eux-mêmes leur éducation, et revinrent spontanément à nos ancêtres intellectuels (Théophile Gautier […] » (p.- 97) ; - le chapitre- VII (pp.- 239-254), dévolu à « Théophile Gautier », contient une section intitulée « L’érudit ». 152 Pascale Hummel-Israel celle du romantisme 17 . Nourri conjointement d’érudition et d’imagination, le romantisme archéologique 18 (1840-1880), dont Gautier est le parfait contemporain, accompagne la modernité philologique. L’auteur que la tradition scolaire cantonne à sa seule identité de « Parnassien » est l’enfant de son siècle tendu entre spiritualisme et positivisme. Or, si l’archéologie est le versant « positif » (c’est-à-dire matériel) de la philologie (« Sachphilologie »), son empirie en quelque sorte, la critique textuelle (« Wortphilologie ») en est le versant « spirituel » ou « idéal/ idéel » (au sens platonicien 19 et hégélien du terme). Quand le « savant de l’Antiquité » est bien souvent uniquement l’un ou l’autre (archéologue ou philologue), l’artiste-poète possède la faculté d’unir en une même personne la matérialité et l’idéalité d’un savoir auquel, mieux que l’érudit, il conserve sa dimension humaine. Tandis que la philologie est essentiellement une critique (Kant), l’archéologie 20 est d’abord une phénoménologie (Hegel). Ayant pour objet (d’étude) des objets, les vestiges 17 Gautier, Théophile. Histoire du romantisme, suivie de Notices romantiques, et d’une Étude sur la poésie française, 1830-1868, Paris, Charpentier, 2 1874 : « Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. […] Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. » (p.-2) Voir aussi Faniel, Stéphane. Le XIX e siècle français, Paris, Hachette, 1957 : -« ce style laisse des traces profondes dans l’esprit des artistes, et c’est de lui que naissent les deux premières formes qu’emprunte le romantisme : - le romantisme néo-gothique et le romantisme archéologique (1831-1855). » (p.-180) 18 La Conservation des monuments d’art & d’histoire, Paris, Office national des musées, 1933 : -« Que faire ici de ce romantisme archéologique où la personnalité du savant prime la personnalité de l’œuvre, où la fantaisie remplace le savoir » (p.-89). 19 Brix, Michel. Le Romantisme français. Esthétique platonicienne et modernité littéraire, Louvain-Namur, Peeters, 1999. 20 Perrin-Saminadayar, Éric (dir.). Rêver l’archéologie au XIX e siècle. De la science à l’imaginaire, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001 : - « Le XIX e - s. a- donné à l’archéologie ses lettres de noblesse : - apparue alors sous la forme d’une discipline scientifique, avec ses écoles et sa méthode, elle fait également irruption dans la littérature du siècle. La représentation et l’enseignement de l’Antiquité s’en sont trouvés profondément modifiés : l’Antiquité qui se présentait jusque-là comme une réalité verbale et toujours médiatisée par la littérature - avec au premier chef le rôle des Humanités et des langues anciennes -- devient un objet d’étude relevant de la science et du concret. D’où une confrontation et une crise des imaginaires dont on peut trouver une preuve dans l’extraordinaire résistance de l’Université à intégrer les découvertes nouvelles de l’archéologie. Le XIX e - s. représente donc le moment d’une véritable conversion sémiotique : on passe d’une représentation filtrée par la lecture à une reconstitution dans laquelle le vestige est à lire autant comme signe que comme preuve. L’archéologie vient ainsi concurrencer l’histoire ; -d’où les débats qui agitent la fin du-XIX e et le Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 153 (matériels, visibles et concrets) du passé antique, l’investigation des traces est aussi une « esthétique », en d’autres termes une science des sens jointe à une pensée du sens, c’est-à-dire une philosophie de l’art et du beau (Hegel), un découvrement du visible par interprétation de la trace « phénoménale ». Voyage dans le présent du passé 21 , l’archéologie met au jour le temps dans l’espace historisé des ruines. Avant d’être philologue, l’archéologue est longtemps antiquaire, c’est-à-dire amateur et collectionneur d’« antiquités ». La tentation est grande alors pour le voyageur d’arracher à la terre des morceaux de temps pour se les approprier. Quand certains pillent pour mieux thésauriser, d’autres s’emparent des vestiges par la seule forme de la mémoire et de l’esprit. Il en va ainsi (après bien d’autres, et en même temps que nombre de ses contemporains) de Théophile Gautier, qui des pays qu’il arpente et des lieux qu’il visite 22 emporte uniquement l’« idée » qu’il se fait du Beau et du passé. Comme il l’explique dans un entretien informel avec son futur genre, Émile Bergerat, l’écrivain à la curiosité multiple « voyage pour voyager », afin de « réaliser un rêve 23 » consistant à poursuivre « le Beau sous toutes ses formes de Protée » 24 . début du-XX e -s. : -histoire et archéologie, histoire ou archéologie, histoire contre archéologie ? La science nouvelle suscite de nouveaux imaginaires qui lui sont propres. » (quatrième de couverture) 21 Claretie, op.- cit. : - « De ses voyages dans le passé ou dans le présent, il [Gautier] rapporta, fidèlement notées et sûrement retenues, toutes ses impressions, qu’il avait fort vives.- […]- L’Italie avec ses ruines antiques et ses jeunes femmes aux yeux de velours, tout cela revit devant nous si étincelant, si ensoleillé, si éclatant, que c’est une lecture éblouissante, une fantasmagorie aveuglante. » (p.-247) 22 Gautier, Théophile. Quand on voyage, Paris, Michel Lévy frères, 1865. 23 Bergerat, Émile. Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, G.-Charpentier, 1879 : -« Quant à ma méthode, c’est celle de Lord Byron. Je voyage pour voyager, c’est-à-dire pour voir et jouir des aspects nouveaux, pour me déplacer, sortir de moi-même et des autres. Je voyage pour réaliser un rêve tout bêtement, pour changer de peau, si tu veux. Je suis allé à Constantinople pour être musulman à mon aise ; en Grèce, pour le Parthénon et Phidias ; en Russie, pour la neige, le caviar et l’art byzantin ; en Égypte, pour le Nil et Cléopâtre ; à Naples, pour le golfe de Pompéi- […] » (p.- 126). Voir aussi Gautier, Théophile. « Tunis » [1867], dans L’Orient, 2, Paris, G.- Charpentier, 1877 : - « l’instinct du voyage, instinct très-rare en littérature, et qui ne consiste pas seulement dans l’humeur vagabonde, mais bien dans le don de voir. Cela semble aisé, ouvrir les yeux, regarder devant soi, et raconter ce qu’on a vu. » (p.-324) 24 Bergerat, op.- cit. : - « J’ai usé ma vie à poursuivre, pour le dépeindre, le Beau sous toutes ses formes de Protée et je ne l’ai trouvé que dans la nature et dans les arts. […] une ville ne m’intéresse que par ses monuments » (pp.-128-129). 154 Pascale Hummel-Israel Théophile Gautier qui goûta également au plaisir de parcourir 25 l’Espagne (Voyage en Espagne. Tras los montes, 1843), la Grèce (Loin de Paris, 1865), l’Égypte (L’Orient, 1877), ou encore la Turquie (Constantinople, 1853) effectue son propre « voyage en Italie » (1850) en compagnie de Marie Mattei (1817-1902), une amante rencontrée en juin 1849. Deux ans après, paraît en 1852 la nouvelle Arria Marcella, ainsi que la première édition du recueil Émaux et camées et l’ouvrage Italia. Initialement annoncé sous les titres Pompéia et Mammia Marcella, le récit connu sous l’appellation Arria Marcella, et sous-titré Souvenir de Pompeï, est publié d’abord en mars 1852 dans la Revue de Paris 26 , puis dans Le Pays (24 au 28-août 1852), enfin dans les recueils Un trio de romans (1852) et Romans et contes (1863), avant de reparaître en 1881 à la suite de Mademoiselle Dafné 27 . Le texte est rédigé entre août et novembre 1850 : après Venise, Florence, Rome et Naples, son auteur découvre avec émerveillement Pompéi et le musée archéologique, lequel conserve le moulage d’une femme morte lors de l’éruption du Vésuve, déjà remarqué auparavant par Madame de Staël, Chateaubriand, ou encore Alexandre Dumas. Le chapitre « XVIII.- Les Beaux-Arts » de son ouvrage Italia, également paru en 1852, compare un Titien oublié sous la poussière des ans au manteau de cendre ayant enseveli la cité antique 28 . 25 Pour le détail des « Récits de voyage », voir Relire Théophile Gautier, op.- cit., pp.-25-27. 26 Revue de Paris, 1852,-3, pp.-1-38. La nouvelle est citée ici d’après la pagination de cette publication initiale. 27 Spoelberch de Lovenjoul, Charles de. Histoire des œuvres de Théophile Gautier,- 2, Paris, G.-Charpentier, 1887, p.-6, notice-1161. 28 Gautier, Théophile. Italia, Paris, Victor Lecou, 1852 : « La noble toile, conservée intacte sous cette couche de poudre, comme Pompéi sous son manteau de cendre, apparut si jeune et si fraîche que le comte ne douta pas qu’il n’eût retrouvé une toile de grand maître, un chef-d’œuvre inconnu. », phrase concluant le passage suivant : - « La perle du Musée de Madrid est un Raphaël ; celle de Venise est un Titien, merveilleuse toile oubliée, puis retrouvée, qui a aussi sa légende. Pendant de longues années Venise a possédé ce chef-d’œuvre sans le savoir. Relégué dans une vieille église peu fréquentée, il avait disparu sous une lente couche de poussière et derrière un réseau de toiles d’araignées. À-peine si le sujet pouvait vaguement se discerner. Un jour, le comte Cicognara, fin connaisseur, trouvant un certain air à ces figures encrassées et flairant le maître sous cette livrée d’abandon et de misère, mouilla de salive une place de la toile et la frotta avec le doigt, action qui n’est pas d’une propreté exquise, mais qu’un amateur de tableaux ne peut s’empêcher de faire lorsqu’il est face à face d’une croûte enfumée, fût-il vingt fois comte et mille fois dandy. » (p.- 238), « Débarbouillée de la crasse qui la souillait, l’Assunta du Titien apparut radieuse comme le soleil vainqueur des nuages. Les lecteurs parisiens peuvent se faire une idée de l’importance de cette découverte en allant voir aux Beaux-Arts la belle copie de Serrur, récemment exécutée et placée. » (p.- 239) La description du tableau se prolonge Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 155 Pour les contemporains, Pompéi est une aventure intellectuelle autant qu’une expérience de voyage. Dans les décennies 1830-1850, les éditeurs proposent aux curieux bien des titres alléchants invitant au voyage dans l’espace et dans le temps : Henri Labrouste, Maisons à Pompeia (1826-1828) ; Delphine Gay (de Girardin), Le Dernier jour de Pompéï, poème, suivi de Poésies diverses (1828) ; -André de Jorio, Plan de Pompéi (1831) ; -Adrien Lemercier, Les Derniers jours de Pompéi (1851) ; Désiré Raoul-Rochette, Choix de peintures de Pompéi, la plupart de sujet historique, avec l’explication archéologique de chaque peinture et une introduction sur l’histoire de la peinture chez les Grecs et chez les Romains ; lithographiées en couleur par M. Roux (1844-1851) ; - Die schönsten Ornamente… Les plus beaux ornements et les tableaux les plus remarquables de Pompeï, d’Herculanum et de Stabiae, dessinés… sur les lieux, par Guillaume Zahn (1852-1859) ; - Louis Barré, Herculanum et Pompéi. Recueil général des peintures, bronzes, mosaïques, etc., découverts jusqu’à ce jour … accompagné d’un texte explicatif (1840-1861) ; Causeries d’un antiquaire, suite à Lettres à mes amis et à mes collègues sur l’archéologie (sept. 1850), Recherches et fouilles dans le but de former un musée provincial à Liége (mars 1851), par Albert d’Otreppe de Bouvette (1852) ; Adolphe Breulier, L’Art et l’archéologie. Salon de 1852 (1852) ; Stanislas d’Aloé, Les Ruines de Pompéi (Naples, 1852), lequel consacre de longues pages aux « Tombeaux de la famille Arria 29 » et à la « Maison dite de Marcus Arrius Diomèdes » 30 . La « découverte » de Pompéi certes ne date pas du milieu du XIX e -siècle : le repérage originel a-lieu en 1592, les premières fouilles débutent en 1709, l’identification historique et toponymique du site est réalisée en 1763, et l’étude scientifique commence en 1860. Le Voyage en Italie (Italienische Reise) du grand Goethe, que Théophile-Gautier cite abondamment dans ses écrits, paraît en 1786-1787. Si l’Italie n’a cessé d’attirer les voyageurs et les curieux 31 , les sites archéologiques mis au jour suscitent un intérêt croissant, par une analyse comparative : -« En regardant cette vierge, et en la comparant en idée à d’autres vierges de maîtres différents, nous songions combien l’art est une chose merveilleuse et toujours nouvelle. Ce que la peinture catholique a brodé de variations sur ce thème de la Madone, sans l’épuiser jamais, étonne et confond l’imagination ; - mais en réfléchissant, l’on comprend que sous le type convenu, chaque peintre glisse à la fois son rêve d’amour et la personnification de son talent. » (p.-241) Le thème de la conservation « naturelle » par l’oubli est présent dans « Grâce au linceul poudreux qui l’a recouverte pendant si longtemps, l’Assunta brille d’un éclat tout jeune, les siècles n’ont pas coulé pour elle, et nous jouissons de ce suprême plaisir de voir un tableau de Titien tel qu’il sortit de sa palette. » (p.-242) 29 Pp.-132-133. 30 Pp.-133-142. 31 « L’Italie si aimée, si visitée, si étudiée en tous sens par les artistes allemands » (L’Art moderne, p.- 278). Voir aussi Valery, Antoine-Claude. Voyages historiques et 156 Pascale Hummel-Israel et surtout d’un nouveau type : - les trouvailles faites par les archéologues qui désormais remplacent les antiquaires alimentent l’imagination des écrivains autant qu’elles nourrissent les conjectures des savants. La philologie est moins « à la mode » qu’elle ne s’impose comme un outil épistémologique irremplaçable pour comprendre le passé nouvellement découvert par un présent se proclamant volontiers « moderne ». L’archéologie verse à la philologie une matière plus vivante, plus concrète, plus émouvante aussi par conséquent, que les textes antiques transmis à la postérité 32 : -alors que les héritiers des Romains ont pendant des siècles vécu au milieu des ruines sans se soucier d’en interroger le secret, les « modernes » choisissent de donner la parole à ces pierres trop longtemps demeurées muettes : - « L’aspect de Pompeï est des plus surprenants ; - ce brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne même les natures les plus prosaïques et les moins compréhensives ; deux pas vous mènent de la vie antique à la vie moderne » 33 , écrit Théophile Gautier dans Arria Marcella. L’activité philologique s’enrichit et se colore de tous les pigments d’une antiquité qui reprend chair et vie. Parallèlement, l’ensemble des domaines de la pensée trouve dans l’outil philologique une extension épistémologique d’un nouveau genre. La philologie infiltre et insémine toutes les activités de l’esprit, comme l’attestent diverses publications contemporaines de la nouvelle étudiée (1852) : Adolphe Breulier, Philologie numismatique. Considérations nouvelles sur la numismatique gauloise (1852), Jean Lapaume, La Philologie appliquée à l’histoire (1852), Schweich, Archéologie philosophique (1852), etc. Pour Théophile Gautier la philologie est loin de se réduire à une « nomenclature monotone », à quelque « dissertation sur une cruche ou une tuile » ou à une enfilade de « citations latines » 34 . Essentielle à la restitution littéraires en Italie, pendant les années 1826, 1827 et 1828 ; ou L’Indicateur italien, Paris, Le Normant, 1831-1833. Pour l’histoire du « grand tour », voir De- Seta, Cesare. L’Italia del grand tour. Da Montaigne a Goethe, Napoli, Electa, 2001. 32 L’Art moderne, 1856 : - « Athènes n’est plus qu’une ruine. Ce qui reste d’elle et de sa tradition, nous allons le retrouver dans la bibliothèque d’Alexandrie. Voici les versificateurs, les grammairiens, les commentateurs, les érudits, les philosophes qui raturent, épluchent, scrutent, compilent, dissertent, pâles desservants d’un art mort qu’ils ont embaumé pour lui conserver l’apparence de la vie, mais qui n’émeut personne, et auquel nul ne veut croire. » (p.-13) 33 Arria Marcella, 1852, p.-5. 34 Formules extraites de divers passages d’Arria Marcella (1852) : - « la nomenclature monotone et apprise par cœur que ce faquin débitait comme une leçon » (p.-5), « Assez d’archéologie comme cela ! s’écria Fabio ; nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules César pour devenir membres d’une académie de province, ces souvenirs classiques me creusent l’estomac. » (p.-11), « citations latines comme un feuilleton des Débats » (p.-13). Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 157 du sens, l’acribie philologique 35 conduit à la résurrection du passé autant qu’« aux sources du vrai beau » 36 . L’antiquité est ainsi tout à la fois objet de connaissance et d’admiration - la « Realphilologie 37 » n’excluant pas l’« archéofiction 38 » - et non d’imitation au sens horatien du terme. Théophile Gautier est indémêlablement érudit et esthète, savant et littérateur, écrivain et artiste. Le titre de la revue Le Philologue et l’artiste 39 (1852-1853) convient parfaitement à la démarche moins polyvalente qu’indivise de l’auteur d’Arria Marcella. Celui qui hésita longtemps « entre le pinceau et la plume 40 » trouve en Prosper Marilhat (1811-1847) un modèle esthétique et éthique 41 : - « Pour bien écrire un voyage, il faut un littérateur avec des qualités de peintre ou un peintre avec un sentiment littéraire, et Marilhat remplit parfaitement ces conditions » 42 . Parce qu’il échappe à « la maladie du style » 43 , son « pittoresque » est signe de bonne santé, car « ce n’est jamais l’érudition qui manque aux Allemands ; ils savent de l’art tout 35 Le fils de Théophile Gautier, Théophile Gautier fils (1836-1904), traduit de grands textes de la littérature allemande : -Aventures du Baron de Münchhausen de Gottfried August Bürger, Wilhelm Meister de Goethe, Contes bizarres d’Achim von Arnim. 36 L’Art moderne, 1856 : - « Vingt ans d’étude sur la peinture ancienne et moderne, la connaissance des procédés de l’art, l’examen attentif de toutes les galeries du monde, des voyages en Espagne, en Italie, en Grèce, aux sources du vrai beau, nous donnent ce courage et la certitude que nous ne nous trompons pas, à notre grand regret ; -car c’est une si douce chose d’admirer. » (pp.-259-260) 37 Real-Encyclopädie der classischen Alterthumswissenschaft in alphabetischer Ordnung, Stuttgart, J.B.-Metzler, 1839-1852. 38 Zamaron, Alain. Récits et fictions des mondes disparus. L’Archéologie-fiction, Aix-en- Provence, Publications de l’université de Provence, 2007. 39 Le titre complet est Le Philologue et l’artiste. Philosophie. Sciences. Littérature. Beaux- Arts. Philologie. Grammaire générale. Langues vivantes. Biographie. Journal mensuel d’enseignement, par Amand Hennequin, n°1 (15- novembre 1852)-n°6 (15- avril 1853), Paris, Christophe, 1852-1853. 40 L’Art moderne, 1856, p.-98. Le chapitre sur « Marilhat » occupe les pages 95 à-128. Voir aussi Histoire du romantisme, 2 1874 : -« Notre intention était d’être peintre, et dans cette idée nous étions entré à l’atelier de Rioult […] il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j’aurais été ! » (p.-3) 41 Garnier, Auguste Pierre. La Muse française, 13, 1934 : « M.- Adolphe Boschot remarque avec justesse que Gautier, en cette matière, s’est comporté en artiste et non en littérateur- […] Théophile Gautier a su tirer hors de pair les vrais peintres de son époque qui n’étaient point encore glorieux » (p.-379). Voir aussi Fournou, Marie. « L’Écriture picturale dans les nouvelles de Théophile Gautier. Entre dialogisme et interférence », Postures, Dossier « Arts, littérature : dialogues, croisements, interférences », 7, 2005, pp.-138-157. 42 L’Art moderne, p.-123. 43 Ibid., p.-124. 158 Pascale Hummel-Israel ce qu’on en peut esthétiquement savoir » 44 . En faisant entrer dans la langue des « objets » jusque-là tenus pour « irréductibles au verbe », le contemporain Gérard de Nerval fait coïncider la « sphère de la littérature » avec l’« orbe immense » de la « sphère de l’art 45 » afin de rendre possible la réalisation du « rêve de beauté ». En ce temps où « la peinture et la poésie fraternis[ai] ent » 46 , Théophile Gautier aspire, dans le sillage d’Eugène Delacroix, lequel pense en poète et exécute en peintre, à faire vivre par et dans l’art « les rêves, les sensations et les idées que [lui] inspire l’aspect du monde ». Or, seule l’observation minutieuse du visible 47 permet d’opérer la conversion de la réalité phénoménale en « microcosme » artistique 48 . Entre éternité spinozienne de la matière et mobilité perpétuelle du devenir hégélien 49 , Gautier cultive avec une espiègle ironie sa propre phéno- 44 Ibid., p.- 276 ; voir aussi « C’est à la fois l’œuvre d’un peintre et d’un savant. » (p.-286) 45 Gautier, Histoire du romantisme, 2 1874 : -« Une foule d’objets, d’images, de comparaisons, qu’on croyait irréductibles au verbe, sont entrés dans le langage et y sont restés. La sphère de la littérature s’est élargie et renferme maintenant la sphère de l’art dans son orbe immense. Telle était la situation de nos esprits ; les arts nous sollicitaient par les formes séduisantes qu’ils nous offraient pour réaliser notre rêve de beauté » (pp.-18-19), « Puissions-nous, après tant d’années de labeurs et de recherches poussées en divers sens, être aussi devenu presque un maître dans un seul art, dans l’art d’écrire en français. » (p.-19) 46 Histoire du romantisme, 2 1874 : - « En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poëtes et les poëtes visitaient les artistes. On trouvait Shakspeare, Dante, Goethe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. » (pp.-204- 205) 47 Mademoiselle de Maupin [1835], nouvelle édition, Paris, G.-Charpentier, 1877 : -« Tu sais avec quelle ardeur j’ai recherché la beauté physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible » (pp.-196-197). 48 Histoire du romantisme, 2 1874 : - « S’il [Delacroix] exécutait en peintre, il pensait en poëte, et le fond de son talent est fait de littérature. Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets. Il s’assimilait les types qu’il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble, tout en leur gardant leur physionomie. » (pp.-205-206), « Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sensations et les idées que nous inspire l’aspect du monde. » (p.-216) 49 Histoire du romantisme, 2 1874 : -« La vie et la mort ne sont que la recomposition et la décomposition des formes qui, sous le voile de la couleur, se métamorphosent Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 159 ménologie critique des apparences 50 , dont la nouvelle Arria Marcella (1852) constitue pour ainsi dire l’allégorie 51 . Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière le musée des Studij, à Naples, où l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de Pompeï et d’Herculanum 52 . Le paragraphe liminaire affiche la densité d’une amorce programmatique. Les cinq premiers mots composent un rythme hexasyllabique, dont le nombre « trois » (deux fois) est le chiffre et la clef, chacun des trois personnages masculins du récit (Octavien, Max et Fabio) représentant l’une des facettes du génie (art, littérature et critique) de leur auteur, autrement dit le triangle épistémologique figurant la cohérence holistique et organique de la philologie. La polyphonie discursive est inscrite dans la juxtaposition du plan verbal de la fiction (plus-que-parfait, imparfait) et de la narration (passé composé et, plus loin dans le texte, présent) qui manifeste le va-etvient énonciatif entre la temporalité fictionnelle d’une antériorité fabulée et le présent du commentaire d’auteur superposant au récit la voix du narrateur garantissant son authenticité. Le complément de temps « l’année dernière » et le passé composé « où l’on a réuni » attestent la contemporanéité de ce qui apparaît bien vite comme un récit de témoignage : - l’auteur raconte un « Souvenir » (sous-titre de la nouvelle), le sien transposé en des personnages de fiction, l’emploi du pronom indéfini « on » (ainsi que des pronoms « nous » et « vous ») tout au long du texte brouillant de surcroît les frontières entre le dedans et le dehors de l’« histoire ». La nouvelle a pour cadre initial le musée de Naples, aussi appelé Palazzo degli Studi, où à- partir de 1777 sont « exposés » des « objets » issus des fouilles d’Herculanum et de Pompéi. Dans ce lieu institutionnel représensans cesse, et la matière éternelle de Spinosa a pour levain, dans la fermentation qui ne s’arrête jamais, le perpétuel devenir de Hégel. » (p.-374) 50 David-Weill, Natalie. Rêve de pierre. La Quête de la femme chez Théophile Gautier, Genève, Librairie Droz, 1989 : -« Respecté ou détesté, Gautier est difficile à classer dans une école ; - il n’est plus romantique tout en n’étant pas encore réaliste, il préfigure à la fois le Parnasse et le Symbolisme. » (p.-1), « l’esthétique commande toute la vie de Gautier, aussi bien sa critique d’art que sa morale ou sa politique » (p.-2), « il tente de représenter le visuel […] L’ambition de Gautier est de faire une œuvre visuelle. » (p.-7) 51 Labarthe, Patrick. Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Librairie Droz, 1999, notamment les sections intitulées « Le ‘spiritualisme esthétique’ », « Paganisme et modernité », « L’art analogique de Gautier », « Ut pictura poesis », et passim. 52 Arria Marcella, 1852, p.-1. 160 Pascale Hummel-Israel tant le savoir officiel des instances académiques 53 , une « vitrine » contenant un « morceau de cendre » est le filtre 54 (celui de la science archéologique et philologique : - « L’on sait ») par lequel le passé antique s’offre au présent (« parvenue jusqu’à nous ») 55 . L’« empreinte creuse » (qui à la fin du récit devient « l’empreinte en creux » 56 ) donne libre cours à l’imagination (du poète) autant qu’à l’interprétation (du savant). L’œil de l’amateur et l’esprit du connaisseur s’éclairent mutuellement : - la narration est ainsi continûment doublée par le métadiscours de l’exégète, dont la conscience critique 57 définit précisément la modernité. À- chaque paragraphe de la nouvelle, Gautier est indissociablement simple curieux, amateur, dilettante, érudit, critique d’art et « guide » 58 . La contemplation de la « noble forme 59 » d’un corps de femme est le point de départ d’un voyage à la fois physique (au milieu des ruines) et métaphysique (à travers les fantasmes que celles-ci alimentent). Par sa nature intrinsèquement lacunaire, le vestige est une invitation à combler les interstices. Tel Énée descendant aux Enfers sous la conduite de la Sibylle, Octavien interroge les ombres et poursuit des fantômes : sa catabase archéologique a toutes les allures d’un itinéraire mystique dont la quête du sens est la finalité ultime. De la vitrine du musée aux rues de la cité antique, Octavien erre en rêveur éveillé 60 à la recherche d’un « idéal rétrospectif » 61 : il est l’homme au « secret 62 » que son imagination mène au bout de ses fantasmes. Tel « Faust », le jeune voyageur peu séduit par la réalité du monde réel est enclin à s’éprendre « d’une passion impossible et folle pour tous les grands 53 Ibid. : - « Le latin enseigné par l’Université lui servit en cette occasion unique, et rappelant en lui ses souvenirs de classe, il répondit au salut du Pompeïen en style de De viris illustribus et de Selectæ è profanis, d’une façon suffisamment intelligible » (p.-23). 54 Ibid. : -« à travers la vitre d’une armoire de musée » (p.-34). 55 Lavaud, Martine (dir.). La Plume et la pierre. L’Écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie Éditions, 2007. 56 Arria Marcella, 1852, p.-28. 57 Court-Pérez, Françoise. Gautier, un romantique ironique. Sur l’esprit de Gautier, Paris, Honoré Champion, 1998. 58 Arria Marcella, 1852, pp.-7, 9, 10, 37 : « le cicerone ». 59 Claretie, op.- cit., nomme l’obsession de Gautier pour la forme un « culte de la plastique » (p.-239). 60 Comparer à Octave de Saville dans Avatar (1856) : -« Octave paraissait se réveiller d’un songe. » (Romans et contes, p.-2) 61 Arria Marcella, 1852, p.-16. 62 Boschot, Adolphe. Théophile Gautier méconnu, Monaco, Imprimerie de Monaco, 1925. Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 161 types féminins conservés par l’art ou l’histoire » 63 . L’« ivresse poétique 64 » guide ses « élans insensés 65 » vers un amour irréel 66 , plus réel que la réalité elle-même 67 . L’excursion à Pompéi se mue ainsi en un parcours initiatique dont le tracé visible n’est que la surface d’un cheminement intérieur, en l’occurrence onirique (et éthylique). Ce qui arrive à Octavien est, selon les termes mêmes de l’auteur, « une aventure bizarre et peu croyable, quoique vraie » : rendue à la vivacité de son existence antérieure, la « cité fossile » de Pompéi devient par l’imagination d’un rêveur le « théâtre » de « quelque représentation » fantastique. Un tel « prodige » suppose assurément la croyance au surnaturel. Comme par surexposition photographique, l’éclat du soleil et la transparence de l’air 68 révèlent les « mille détails » de la ville arrachée au sommeil de l’oubli 69 . Membre de la Société héliographique depuis 1851, Théophile Gautier n’ignore rien des possibilités du nouvel art consistant à écrire avec la lumière. Sous le « jour aveuglant » de Pompéi, le noir et blanc du vestige de cendre exposé au musée se pare des « couleurs fabuleuses » du rêve 63 La suite du passage développe l’idée : - « Quelquefois aussi il aimait des statues, et un jour, en passant au Musée devant la Vénus de Milo, il s’était écrié : - ‘Oh ! qui te rendra les bras pour m’écraser contre ton sein de marbre ? ’ À- Rome, la vue d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un tombeau antique l’avait jeté dans un bizarre délire ; il avait essayé, au moyen de deux ou trois de ces cheveux obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis à une somnambule d’une grande puissance, d’évoquer l’ombre et la forme de cette morte » (1852, p.-15). Comparer Mademoiselle de Maupin [1835], 1877 : « Qui nous a donné l’idée de cette femme imaginaire ? -de quelle argile avons-nous pétri cette statue invisible ? » (p.-63). 64 Arria Marcella, 1852, p.-16. 65 Ibid. 66 Voisenat, Claudie. Imaginaires archéologiques, Paris, Les Éditions de la MSH, 2008, intitule un chapitre « La jeune fille au cœur du vestige » (pp.-189-191 pour l’analyse d’Arria Marcella). Voir aussi le poème de Goethe (auteur cité dans la nouvelle ici étudiée) « La Fiancée de Corinthe » (1797) qui raconte les amours nocturnes d’un jeune homme et d’une jeune femme décédée. 67 Arria Marcella, 1852 : - « Il accepta sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention de personnes mortes depuis longtemps et qui agissent pourtant avec les apparences de la vie ; d’ailleurs son émotion ne lui permettait aucun raisonnement. » (p.-28) 68 Ibid. : - « Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence de l’air les objets prennent des couleurs qui semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir plutôt au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Quiconque a vu une fois cette lumière d’or et d’azur en emporte au fond de sa brume une incurable nostalgie. » (p.-4) 69 Ibid. : « la ville ressuscitée, ayant secoué un coin de son linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant » (p.-4). L’expression « linceul de cendre » figure déjà dans la préface de Mademoiselle de Maupin [1835], 1877, p.-27. 162 Pascale Hummel-Israel éveillé 70 . Par la force d’un regard 71 émerveillé s’entichant d’un fantôme, la promenade archéologique se mue en un subtil jeu d’optique 72 et de lumière. Pompéi revit sous la forme d’un gigantesque diorama 73 , dont le dispositif illusionniste, fort prisé au XIX e - siècle, entremêle artifices et effets de réel. Se jouant de la perception et des sens 74 , la « fantasmagorie archaïque » d’une ville renée de ses cendres est la « chimère rétrospective 75 » donnant corps à la quête d’un idéal (artistique et amoureux). Si l’archéologie est une science, elle est aussi un art de l’illusion 76 , lequel par la réanimation des « formes d’une existence évanouie » superpose à la vérité historique des ruines (inscrites dans un sol et une époque) la véracité d’une reconstitution savante. À- l’instar d’Octavien, l’archéologue est un rêveur (au double sens de « rêverie » et de « rêve » 77 ) qui croit à ses chimères et à la possibilité de leur réalisation. Or, une telle croyance se trouve au fondement même de la démarche philologique : la folie ou la lubie du philologue consistant à croire à la résurrection des morts, qu’ils soient textes (philologie) ou objets (archéologie), la « constatation de petits détails réels » lui prouve à chaque trouvaille qu’il n’est pas « le jouet d’une hallucination » 78 . Par-delà l’effritement de la « figuration matérielle », le savant possède le talent de ramener à la vie « des siècles écoulés en apparence, et [de] faire revivre des personnages morts » pour les mener aux « confins de l’éternité » 79 . 70 Ibid. : - « Il s’interrogea sérieusement pour savoir si la folie ne faisait pas danser devant lui ses hallucinations ; mais il fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi ni fou. » (p.-19) 71 Benesch, Rita. Le Regard de Théophile Gautier, Zurich, Juris Druck u. Verlag, 1969. 72 L’expression « jeu d’optique » figure dans le texte de la nouvelle (op.-cit., p.-17). 73 Arria Marcella, 1852 : - « La ville se peuplait graduellement comme un de ces tableaux de diorama, d’abord déserts, et qu’un changement d’éclairage anime de personnages invisibles jusque-là. » (p.-20). Voir aussi L’Art moderne, 1856 : -« Cette façon d’éclairer, empruntée aux dioramas, ajoute singulièrement à l’illusion » (p.-285). 74 Arria Marcella, 1852, p.-17. 75 Ibid. : -« Il se trouvait face à face avec sa chimère, une des plus insaisissables, une chimère rétrospective. » (p.-28) ; comparer « amour rétrospectif » (p.-11). 76 Ibid. : -« un art qui faisait illusion » (p.-31). 77 Les deux termes apparaissent alternativement dans la nouvelle. 78 Arria Marcella, 1852 : - « il cherchait par la constatation de petits détails réels à se prouver qu’il n’était pas le jouet d’une hallucination.- -- Ce n’étaient pas des fantômes qui défilaient sous ses yeux, car la vive lumière du soleil les illuminait avec une réalité irrécusable » (p.-21). 79 Ibid. : - « rien ne meurt, tout existe toujours ; nulle force ne peut anéantir ce qui fut une fois. Toute action, toute parole, toute forme, toute pensée tombée dans l’océan universel des choses y produit des cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins de l’éternité. La figuration matérielle ne disparaît que pour les regards vulgaires, et les spectres qui s’en détachent peuplent l’infini. Pâris continue Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 163 Le spectacle « si vieux et si nouveau 80 » de la renaissance archéologique frappe d’une « impression aussi étrange que profonde » les trois amis voyageurs, pourtant « préparés » par « les livres et les dessins » 81 . Une servante au nom propitiatoire de Tyché (en grec : fortune, chance, hasard) conduit le plus rêveur d’entre eux auprès de sa maîtresse Arria Marcella, une « beauté merveilleuse 82 » à la pâle main « étoilée de bagues ». Tel un myste orphique avançant par des « chemins détournés 83 » sous la houlette de « Phœbé », Octavien passe « comme dans un songe 84 » de l’autre côté du miroir, derrière le « rideau 85 » de la scène des apparences. Sur fond dioramique d’amphithéâtre 86 antique rendu à sa fonction de représentation se matérialise la croyance en la possibilité de la résurrection. Double antique de La Cafetière (Conte fantastique, 1831) qui pour Théodore s’anime dans le manoir normand où trouvent refuge trois camarades d’atelier, Arria Marcella incarne la vitalité de la « superstition » surpassant la « religion » 87 . La puissance de l’évocation (au sens étymologique du terme : - faire sortir les morts en les appelant au dehors) fonde assurément la croyance 88 en une palingénésie. Récent adepte de la jeune secte « des disciples du Christ » 89 , Arrius Diomèdes, le père de l’aimée fantomatique 90 , d’enlever Hélène dans une région inconnue de l’espace. La galère de Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur d’un Cydnus idéal. Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés en apparence, et faire revivre des personnages morts pour tous. » (pp.-32-33) 80 Ibid., p.-21. Le thème du « mélange d’antique et de moderne » (p.-3) est récurrent. 81 Ibid., p.-5. 82 Ibid., p.-27. 83 Ibid., p.-29. 84 Ibid., p.-27. 85 Ibid. : -« Le rideau de la litière s’entr’ouvrit, et une main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à Octavien » (p.-29). 86 Le terme apparaît aux pages-6, 8, 25 et 27 de la nouvelle (1852). 87 Arria Marcella, 1852 : « il se dit qu’une superstition durait plus qu’une religion » (p.-22). 88 Ibid. : -« L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la jeune femme rentrait dans les croyances philosophiques d’Octavien, croyances que nous ne sommes pas loin de partager. » (p.-32) 89 Ibid. : -« une petite croix de bois noir pendait à son col et ne laissait aucun doute sur sa croyance : il appartenait à la secte, toute récente alors, des disciples du Christ » (p.-34). 90 Ibid. : - « ce frêle vestige conservé par la curiosité des hommes m’a par son secret magnétisme mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un rêve ou une réalité, un fantôme ou une femme » (p.-33). 164 Pascale Hummel-Israel rejette le credo païen d’une « larve 91 » amoureuse (sa fille), ainsi que la chimère archéophilique (comme on dirait nécrophilique) de celui qu’elle séduit 92 . Arria Marcella proclame sans honte ni fard son attachement indéfectible au paganisme 93 . Seul le son d’une cloche (chrétienne) de village 94 (telle une métaphore du christianisme, religion qui au visible phénoménal préfère un lointain au-delà métaphysique, annihilant le paganisme, lequel croit en la beauté des apparences) met fin à l’apparition féminine en rompant le charme de l’éphémère fantasmagorie « au clair de lune » 95 , la jeune fille se trouvant finalement ramenée à une « pincée de cendres », tandis que le « promeneur nocturne » gît évanoui sur une « mosaïque disjointe » 96 . Théophiliques chacun à sa façon, Arria et Arrius personnifient en une singulière prosopopée des cendres le syncrétisme pagano-chrétien qui fonde les sciences de l’antiquité. De la résurrection à la recréation, le récit allégorique met en abyme le caractère polymorphe et polygonal 97 de 91 Ibid. : - « Retourne dans les limbes du paganisme avec tes amants asiatiques, romains ou grecs. Jeune chrétien, abandonne cette larve qui te semblerait plus hideuse qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle qu’elle est. » (p.-35) 92 Voir Voisenat, op.-cit., p.-191. 93 Arria Marcella, 1852 : - « moi, je crois à nos anciens dieux qui aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir ; ne me replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi jouir de cette existence que l’amour m’a rendue. » (p.-35) 94 Ibid. : -« la cloche lointaine d’un des villages qui bordent la mer […] fit entendre les premières volées de la salutation angélique. À-ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine brisée de la jeune femme. » (p.-36) 95 Ibid., p.-37. 96 Ibid., pp.-36-37. 97 L’Artiste (fondé en 1831), dont le sous-titre porte « journal de la littérature et des arts », « est un titre vaste et complexe qui embrasse tout le monde de l’intelligence : la poésie comme la prose, le livre comme le théâtre, la musique comme la danse, la statue comme le palais, le tableau comme l’estampe, le bijou comme la médaille, l’archéologie comme la curiosité », comme l’écrit son nouveau rédacteur en chef Théophile Gautier (« Prospectus », 14- décembre 1856, p.- 1), qui plus loin précise : - « tout artiste qui se propose autre chose que le beau n’est pas un artiste à nos yeux ; nous n’avons jamais pu comprendre la séparation de l’idée et de la forme, pas plus que nous ne comprendrions le corps sans l’âme, ou l’âme sans le corps, du moins dans notre sphère de manifestation - une belle forme est une belle idée, car que serait-ce qu’une forme qui n’exprimerait rien ? » (p.- 2), « Tout ce que la forme touche est de notre ressort » (p.- 3). Sur cette note d’intention du nouveau rédacteur, voir Feuillet, op.- cit. : « Fidèle à son principe que : - ‘la critique doit être plutôt le commentaire des beautés que la recherche des fautes,’ M.- Gautier, bien que mêlant à ses appréciations une pointe de juste critique, regarde les objets d’art plutôt avec l’œil d’un amateur, l’amour passionné d’un artiste, l’esprit et l’enthousiasme d’un poëte » (p.-140), et plus généralement Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 165 l’activité créatrice de Théophile Gautier, dont l’éclectisme singulier apparaît irréductible à quelque épistémè que ce soit. Rédigée avec un soin pressé, loin de l’injonction parnassienne de l’art pour l’art 98 , la nouvelle Arria Marcella (1852) ne relève pas à proprement parler de l’écriture picturale ni même du style artiste que les exégètes lui prêtent volontiers. Entre prose (la promenade des trois voyageurs) et poésie (le rêve nocturne d’un amour impossible), le texte de la nouvelle entrelace savamment les ressources respectives de la diégèse narrative et de la mimésis poétique (ainsi que théâtrale) en brouillant les diverses formes de la discursivité, comme en une résolution esthétique du paradoxe lessingien (Du Laocoon, ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture, 1766, traduction française par Charles Vanderbourg, 1802) réconciliant la plastique (représenter l’immobile) et la littérature (dépeindre l’action). Tel un papyrus palimpseste, le Souvenir de Pompeï se révèle par conséquent artistiquement prosaïque et prosaïquement artistique. Plus métaphilologique (le texte étant à lui-même sa propre glose) qu’archéologique, la philologie de Théophile Gautier est en quelque sorte La Mille et deuxième nuit (1842 99 ) de l’antiquité classique, où le passé se fait une nouvelle fois présent. Artiste philologue autant que philologue 100 artiste, Théophile Gautier imprime à chaque parcelle du réel un « cachet de beauté 101 » tel un sceau d’immortalité. La modernité (« cette langue morte dans une bouche vivante ») 102 , plus jeune en principe que l’antiquité, clame énergiquement son droit à l’hérésie idolâtrique et païenne de vénérer le passé. En herméneute éclairé capable de reconnaître le déjà connu (August Boeckh, Enzyklopädie und Methodologie der philologischen Wissenschaften, 1877), Octavien-Théophile est Mercure 103 épousant Philologie/ Arria Marcella le temps d’une noce épistémologique avec le temps retrouvé. sur le style de cet « écrivain coloriste » : « Il a une palette de la plus opulente richesse de tons, de la plus éclatante fraîcheur de coloris. Ses termes sont tous vrais, pittoresques, bien trouvés. » (p.-141) 98 Cassagne, Albert. La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, Paris, Hachette, 1906. 99 Ce texte suit immédiatement Arria Marcella dans l’édition Charpentier des Romans et contes, pp.-317-351. 100 Un article amusant (« Le Congrès des philologues ») paru le 26-octobre 1852 dans L’Argus des théâtres atteste la vogue de la philologie à cette époque. Voir aussi l’article « Des Philologues » dans L’Indépendant. Journal littéraire et d’annonces, 9-février 1834. 101 Arria Marcella, 1852 : -« Ce cachet de beauté, posé par le hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé. » (p.-2) 102 Ibid., p.-23. 103 Voir Les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella, un ouvrage du V e -siècle. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « Quelque chose entre le bohème et le pédant » : Flaubert, naissance et mort de l’écrivain-chercheur Thierry Poyet Qui se souvient de Mme Maillart, cette hôtelière rencontrée par Flaubert et Du Camp à Saint-Malo qui « adjoint à son établissement une boutique de curiosités où elle se livre vis-à-vis de l’étranger à une réclame des plus tenaces pour qu’il lui prenne ses assiettes du Japon, son point d’Angleterre, ses colibris empaillés ou ses gros Faënza qu’elle veut faire passer naïvement pour des Palissy 1 » ? Avec ses objets de toutes sortes, précieux ou communs, chers à son cœur ou futiles, Mme Maillart avait pourtant marqué l’esprit du jeune voyageur au point qu’il lui consacrât toute une longue page. Avec son petit commerce, elle semble résumer à elle seule l’esprit d’une époque en même temps que ses contradictions. Car il est un dilemme typiquement flaubertien qui interroge tout à la fois le rapport de l’écrivain à ses contemporains, la définition de son esthétique et l’image que la postérité, partant de cette question de poétique, a décidé de lui attribuer. Est-il pour de bon l’écrivain réaliste que d’aucuns ont voulu voir, fasciné jusqu’à l’obsession par la matérialité des choses, lui qui dans sa propre existence apparaît parfois en fétichiste absolu ? Ou bien serait-il plutôt un de ces esprits supérieurs, détachés de toute forme de contingence, ainsi qu’il se prétend, capables de transcender le quotidien pour accéder au seul monde des idées ? Pour résumer d’une image- offerte par l’intérieur de son cabinet de travail, à Croisset : celui-ci est-il d’abord un lieu vide d’objets entassés au long d’une vie au sein duquel quelques trop rares bibelots, disséminés avec parcimonie, diraient le manque de goût du propriétaire 2 ou bien plutôt un sanctuaire inviolé par le bourgeoisisme 1 Flaubert, Gustave. Œuvres complètes II (1845-1851), éd. Claudine Gothot-Mersch, Par les champs et les grèves, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, p.-247. 2 Ce sont les Goncourt qui, les premiers peut-être, ont remarqué : « Flaubert n’a aucun sentiment artistique. Il n’a jamais acheté un objet d’art de vingt-cinq sous. Il n’a pas chez lui une statuette, un tableau, un bibelot quelconque. Il parle pourtant d’art avec fureur ; mais ce n’est que parce que, littérairement, l’art est une note distinguée, bon genre, qui couronne un homme qui a un style artiste ; et puis, c’est anti-bourgeois. Il a pris l’Antiquité à l’aveuglette et de confiance, parce 168 Thierry Poyet régnant et sa matérialité absurde, où naîtraient libres les idées à l’écart du monde réel ? Autrement dit, encore : qui sont l’homme et l’écrivain Flaubert face aux objets et à la dimension matérielle de la vie ? L’objet entraîne-t-il forcément vers le trivial et le bas, est-il forcément bourgeois ? Sa valeur économique, dans un échange sans fin qui fait du commerce le nouveau dieu du siècle, l’empêche-t-il de prétendre encore à d’autres valeurs, notamment symboliques et affectives ? Comment concilier les deux aspects-de la valeur vénale et de la valeur sentimentale ? L’homme et l’écrivain Flaubert, réalistes pour ne pas subir les foudres du bovarysme, connaissent encore et toujours les attaques du romantisme : écartelés entre un passé et un présent, entre des désirs et la réalité, entre un moi obsédant et une société intrusive, ils subissent de plein fouet les contradictions d’une époque en pleine mutation. Ah ! les objets, leur place, leur histoire et même leur pouvoir… La place des objets : quelques exemples bien connus Tel qu’il apparaît dans ses récits viatiques, Flaubert serait particulièrement sensible à la matérialité des espaces et au rapport des gens aux objets. Il arriverait même que les individus retinssent moins son attention que les objets qui les entourent, les vêtements qu’ils portent, les biens qu’ils possèdent et par lesquels ils manifesteraient- leur véritable identité. Ainsi, à peine arrivé à Marseille, au début de son grand périple oriental, le jeune homme se montre admirant « la voilure des tartanes, les larges culottes des marins grecs, les bas couleur tabac d’Espagne des femmes du peuple 3 . » Un peu plus tard, quand il se remémore avec envie la fameuse Kouchouk-Hanem en pleine danse lascive, c’est pour interrompre le portrait de la courtisane par quelques indications toutes matérielles. La description d’- « un châle brun à raie d’or », la référence aux tarabouks, la mention des « lampes [qui] font des losanges tremblotants sur les murs 4 » se substituent alors à l’évocation érotique. Les objets viennent occuper sinon toute la place du moins un espace considérable dans un récit dont la sensualité apparaît ainsi bridée. que là est le beau reconnu. Mais trouver le beau, non désigné, non officiel d’une toile, d’un dessin, d’une statue, saisir son angle aigu, pénétrant, sympathique, il en est absolument incapable. Il aime l’art comme les sauvages aiment un tableau : en le prenant à l’envers. » Goncourt, Jules et Edmond de. Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 3 vol., 1989, t.1, 28 décembre 1862, pp.-910-911. 3 Flaubert, Gustave. Œuvres complètes II (1845-1851), op.-cit., p.-606. 4 Ibid., p.-661. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 169 Ils participent même à la dissimulation de l’expression des sensations et des émotions. Ils contribuent à retarder l’aveu d’un ressenti sincère. Sans aucun doute, le réalisme de l’observateur protège le romantique trop enclin à se dévoiler au risque de se perdre. Il couvre celui qui vient de prendre conscience du danger couru. Mais un tel prosaïsme affiché non sans ostentation se transforme en précaution susceptible de tromper un lecteur naïf et oublieux de ce que Flaubert sait aussi s’en prendre à des objets considérés comme autant de colifichets en trompe-l’œil. Il en est persuadé : la vérité des choses n’existe pas. Derrière le cache-sexe, c’est toujours la même « origine du monde » qui intrigue le regard. Le romantique qui persiste en lui est resté persuadé que la perception la plus juste du monde passe par les sens et les sentiments, par le Beau qui se confond avec le Vrai, par le dévoilement des êtres jusqu’à leur âme. Il faut oser déposer son bouclier et rendre les armes devant l’essence pure. Le voilà qui s’emporte désormais contre tous les objets truqueurs : Ce qu’on demande aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt le contraire du nu, du simple et du vrai ? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses ! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole. Lois, arts, politique, caleçon partout ! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-luien, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile. Il se ruera sur la gravure et laissera le tableau, chantera la romance et dormira à Beethoven, saura tout Béranger par cœur et pas un vers d’Hugo 5 ! Le temps est au mensonge et les objets constituent le meilleur prisme pour l’analyse de cette tromperie généralisée. Pourtant, chez Flaubert, les personnages romanesques apparaissent tous envieux d’objets dont la possession traduit la matérialisation inaboutie de leur être frustré. Les objets les aident à tromper la vacuité de leur existence ; ils diffèrent la prise de conscience de l’inanité de la condition humaine. Les personnages flaubertiens sont de leur temps : à l’époque du Bon Marché, ils sont déjà entrés dans la société de consommation. Ils s’en remettent aux choses considérées comme un moyen agréable de supporter, grâce au mensonge qu’elles constituent, le vide abyssal de leur désenchantement. Ils en font la dernière béquille contre le désespoir. Quelques exemples ? C’est le cas, évidemment, avec la frénésie dépensière d’Emma Bovary qui juge dans les cadeaux faits à ses amants un des atouts efficaces de son pouvoir de séduction. Acheter et offrir, c’est exister devant l’Autre. Sans parvenir cependant à se rendre indispensable, Emma 5 Id. Œuvres complètes II (1845-1851), Par les champs et les grèves, op.-cit., pp.-241-242. 170 Thierry Poyet « réalise » son amour à défaut de le vivre pour de bon. Alors que son prince charmant ne l’enlèvera jamais pour aucune contrée lointaine - mais ne s’en doutait-elle pas ? -, elle n’a pas hésité à multiplier les emplettes en vue du voyage impossible. Mieux, la quête de l’objet a rempli le vide de l’instant présent ; l’achat des choses a remplacé le don d’amour. Un tel comportement répondrait-il à un mal typiquement féminin ? Peut-être si l’on se souvient que la servante d’Emma, après la mort de sa maîtresse, est partie en volant quelques robes et autres fanfreluches… Comme si la vraie vie commençait alors, grâce aux reliques de sa défunte maîtresse ! Il est vrai, aussi, qu’une autre Félicité, celle d’Un Cœur simple, a cru goûter à une forme de bonheur le jour où elle a possédé en propre un certain nombre d’objets. Flaubert raconte : On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! Félicité poussait même ce genre de respect si loin, qu’elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C’est ainsi qu’il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d’Artois dans l’enfoncement de la lucarne 6 . L’accumulation présente pour taire, tout en la révélant, la frustration ancienne : en récupérant ce « dont ne voulai[en]t plus » les autres, Félicité a espéré mieux oublier son dénuement d’autrefois. Or, la pauvre femme n’en vient à exister qu’au travers d’objets qui non seulement ont appartenu à d’autres - se donnant une vie d’occasion, en quelque sorte - mais surtout à d’autres qui sont décédés. Le jugement du romancier ne fait plus aucun doute : Félicité vit par procuration à travers des objets dont le caractère hétéroclite - « cet endroit […] avait l’air tout à la fois d’une chapelle et d’un bazar » - exprime la réalité d’une existence dénuée de sens. Son bonheur révèle une tromperie. Les objets ainsi chinés, en contribuant à rassurer leur nouvelle propriétaire qui se sent plus vivante par leur possession, n’en sont pas moins une supercherie : Félicité reste à jamais une servante que tout vient moquer, jusqu’à l’ironie de son propre prénom. L’objet ne serait donc qu’une compensation, un moyen plus ou moins pratique pour surmonter les épreuves de la vie. Même les personnages les mieux nés, les plus nantis, se les arrachent et croient que leur acquisition a 6 Id. Œuvres II, éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1952, Un cœur simple, p.-617. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 171 le pouvoir de les assurer d’une identité nouvelle ou d’une place confortée. Le lecteur se souvient dans L’Éducation sentimentale de l’achat si symbolique dans lequel se lance Mme Dambreuse, en s’offrant le fameux « petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d’argent » qui avait appartenu tantôt à Marie Arnoux, tantôt à Rosanette. Son enchère lui donne « l’air vainqueur » et pourtant il s’agit d’un simple « bibelot » selon Frédéric, même « pas curieux »… Mais on pouvait « y mettre des lettres d’amour, peut-être 7 ! » Sa possession en fait la maîtresse des secrets du passé, il lui confère, croit-elle, une emprise nouvelle sur Frédéric, sur ses rivales défaites. Tant pis si, dans la réalité, il lui fait perdre définitivement son amant ! Au demeurant, les objets n’appartiennent jamais à personne : ils sont trompeurs parce qu’on se les échange ou qu’on les double. Ils poussent forcément à la méprise. On se souvient, encore, dans L’Éducation sentimentale, toujours, de la fameuse ombrelle que Frédéric casse chez les Arnoux et qu’il se croit obligé de remplacer par « une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine 8 » à l’occasion de l’anniversaire de la maîtresse de maison… Pauvre jeune homme qui n’avait rien compris à l’identité exacte de sa propriétaire, qui met dans l’embarras Marie Arnoux étonnée de ce présent et de son explication et qui s’entendra dire par le mari : « Vous n’êtes guère malin, vous ! » Flaubert sait depuis longtemps l’importance des objets. Tout au long de sa vie, il a rempli sa bibliothèque d’ouvrages dédicacés, précieusement conservés après avoir lu le mot de l’ami ou du confrère. En effet, dans sa matérialité renforcée de l’hommage reçu, le livre a toujours revêtu une valeur particulière : il fait accroire à sa propre existence sociale, il confère peut-être une forme de légitimité tant sociale que personnelle. L’existence bourgeoise ne peut s’affranchir de cadeaux, d’objets précieux, de choses qui offrent une épaisseur à un intérieur en même temps qu’ils rassurent sur sa propre identité. Être le destinataire des attentions d’autrui, c’est se sentir un peu plus - un peu mieux ? - exister pour les autres, et pour soi. Exister, tout est là, en effet,-avec les objets. Ils ont une vie qui dépasse la durée de l’existence humaine. Ils survivent à leurs propriétaires, ils les rappellent aussi, ils leur confèrent en cela comme une sorte d’éternité impossible. Pour un Flaubert particulièrement sentimental, sinon émotif, la mort de ses proches a imposé une épreuve insoutenable. Le vide dont il fait alors l’expérience ne peut s’endurer cependant qu’à condition de se raccrocher à quelques objets. Seuls, ils permettent de surmonter la disparition. Il lui importe peu que leur présence permanente, sous ses yeux, entre ses mains, constitue une autre tromperie, de celles qui aident faussement à dépasser la 7 Id. Œuvres II, op.-cit., L’Éducation sentimentale, pp.-444-445. 8 Ibid., p.-113. 172 Thierry Poyet mort, c’est-à-dire les limites de la condition humaine. Ainsi Flaubert après la disparition de sa sœur-a-t-il besoin de matérialiser à jamais l’être cher : C’est moi qui l’ai fait mouler. […] J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait 9 . Et le même, après la mort de sa mère : Qu’as-tu fait du châle et du chapeau de jardin de ma pauvre maman ? Je les ai cherchés dans le tiroir de la commode et ne les ai pas trouvés. - Car j’aime de temps à autre revoir ces objets, et à rêver dessus. Chez moi, rien ne s’efface 10 . Il est un véritable fétichisme flaubertien qui trouve à s’exprimer en d’autres circonstances aussi, parfois plus érotiques. Ainsi, l’amoureux qui se prive plus ou moins volontairement de la présence physique de sa maîtresse, n’en écrit pas moins à Louise Colet : Quand le soir est venu, que je suis seul, bien sûr de n’être pas dérangé, et qu’autour de moi tout le monde dort, j’ouvre le tiroir de l’étagère dont je t’ai parlé et j’en tire mes reliques que je m’étale sur ma table ; les petites pantoufles d’abord, le mouchoir, tes cheveux, le sachet où sont tes lettres ; je les relis, je les retouche 11 . Un tel rapport à l’objet, aussi intime, et si caractéristique de ce que la psychiatrie appellera quelques années plus tard une déviance sexuelle, se retrouve bien entendu dans les personnages du romancier. De Charles devenu veuf, Flaubert raconte : Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dans l’armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait d’habitude ses lettres de femmes, et il s’en échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. D’abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C’était un mouchoir à elle, une fois qu’elle avait saigné du nez, en promenade ; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma […] 12 . 9 Flaubert, Gustave. Correspondance, éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc pour le dernier volume, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 5 vol., 1973/ 2007. Toutes les citations des lettres de Flaubert renverront désormais à cette édition de référence. Lettre à Maxime Du Camp, 25 mars 1846, t.-1, p.-258. 10 Lettre à sa nièce Caroline, 9 décembre 1876, t.-5, p.-140. 11 Lettre à Louise Colet, 23 août 1846, t.-1, p.-308. 12 Flaubert, Gustave. Œuvres complètes III (1851-1862), éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, Madame Bovary, pp.- 327- 328. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 173 De Frédéric, dans L’Éducation sentimentale, tombé amoureux : Aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue […] il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion 13 . De Marie Arnoux, justement bien compréhensive : Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir 14 . Et les exemples pourraient se multiplier… Les objets sont partout. Ils sont devenus si importants. Ils ne déçoivent pas, eux. Une esthétique en question La poétique de Flaubert a suscité de nombreux commentaires tant pour en définir les contours exacts que pour en montrer les origines réelles, et les représentations se sont superposées les unes aux autres parfois jusque dans l’erreur. Ainsi a-t-on fait de Flaubert un artiste isolé, concepteur d’un roman nouveau, seul dans son coin, alors que le romancier a construit son esthétique aussi au cœur de relations confraternelles et de réseaux successifs d’amis 15 - depuis Alfred Le Poittevin jusqu’aux Goncourt et le groupe de Médan autour de Zola. La réalité de son parcours intellectuel, à considérer à la fois dans les échanges épistolaires de l’écrivain, les écrits mémoriels de ses amis et leurs œuvres respectives, nous offre de nombreuses traces de son évolution, sinon de ses contradictions. C’est pourquoi, avant de passer pour une réalité incontestable, l’image d’un Flaubert érudit, celle du savant qui collecte et lit des centaines d’ouvrages avant de passer à l’écriture, se doit d’être analysée à l’aune des interrogations et des doutes de l’écrivain lui-même dont l’esthétique est restée en balance jusqu’à sa mort. Grâce à sa correspondance, notamment, Flaubert n’a rien tenu secret de la manière dont il a alterné ses œuvres, tantôt contemporaines, tantôt historiques. Est bien connue, par exemple, la raison qui le pousse après Madame Bovary à écrire Salammbô-selon une volonté farouche d’échapper aux réalités du hic et nunc pour se rendre dans un in illo tempore plus confortable : 13 Id. L’Éducation sentimentale, op.-cit., p.-87. 14 Ibid., p.-303. 15 Voir notre ouvrage à paraître dans la collection « Bibliothèque des lettres modernes », Minard : La Gens Flaubert. 174 Thierry Poyet je m’occupe, avant de m’en retourner à la campagne, d’un travail archéologique sur une des époques les plus inconnues de l’antiquité, travail qui est la préparation d’un autre. Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir 16 . Que Flaubert devienne bientôt archéologue, avec Salammbô, au sens strict, pour se reposer des observations déjà effectuées en historien du temps présent- avec Madame Bovary, c’est à croire dès lors qu’on le voit partir à la découverte d’une civilisation oubliée, qui n’a pas même laissée de traces et dont il prétend tout réinventer, ou presque. Ainsi Madame Bovary à peine publié, le voilà qui fanfaronne : Je laboure La Bible de Cahen, Les Origines d’Isidore, Selden et Braunius. Voilà ! J’ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet de près ou de loin. - Et bien que tu m’accuses d’ignorance crasse en botanique, je te foutrai une flore tunisienne et méditerranéenne très exacte, mon vieux. - Mais il faut, auparavant, l’apprendre 17 . Ou bien : Moi, dès le commencement d’août, je me mets à Carthage ; j’ai bientôt tout lu. On ne pourra pas, je crois, me prouver que j’ai dit, en fait d’archéologie, des sottises. - C’est déjà beaucoup 18 . Telle est la mission que Flaubert se donne désormais, et de manière systématique : avoir « tout lu ». En l’occurrence, il est question au bout de quelques mois d’une centaine d’ouvrages en plus des dix-huit tomes de la Bible de Cahen. Alors la rédaction même du roman semble sans cesse repoussée, les recherches primant sur l’écriture, avant que, lassé de sa procrastination, il avoue enfin : « Je m’y mets. Ce n’est pas que je sois inspiré le moins du monde, mais j’ai envie de voir ça 19 . » À quoi bon, en effet, prétendre à la fameuse inspiration romantique ? D’ailleurs, s’il ne se sent pas « réellement émotionné par la passion de [s]es héros 20 », il le regrette en vieux romantique désabusé sans pour autant s’inquiéter : sa poétique est passée à d’autres exigences. Pendant des années, il ne cessera plus de mentionner dans les lettres à ses amis le nombre de livres lus et étudiés, la montagne de notes prises sous laquelle il finit par crouler, la dureté d’un travail éprouvant à 16 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857, t.-2, p.-691. 17 Lettre à Ernest Feydeau, fin juin ou début juillet 1857, t.-2, p.-740. 18 Lettre à Jules Duplan, début juillet 1857, t.-2, p.-742. 19 Lettre à Jules Duplan, 26 juillet 1857, t.-2, p.-747. 20 Lettre à Ernest Feydeau, 26 juillet ? 1857, t.-2, p.-749. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 175 force d’être interminable. Son objectif, établi avec lucidité, est de parvenir à « s’imaginer une vérité constante, à savoir une série de détails saillants et probables dans un milieu qui est à deux mille ans d’ici 21 . » Un vrai défi d’archéologue ! Et il en fera tout autant avec les textes qui succéderont à Salammbô : pour la Tentation de saint Antoine ou pour les Trois Contes, pour telle ou telle scène de L’Éducation sentimentale, par exemple les pages consacrées à la Révolution de 1848 ou celles qui font le tableau d’une faïencerie 22 ou, bien entendu, au moment d’écrire Bouvard et Pécuchet. Le moindre détail devient utile, nécessaire et même indispensable. L’écriture flaubertienne veut que tout soit vrai, quitte à ce que l’effort pour obtenir le renseignement juste s’affiche disproportionné à l’effet sur le lecteur. Pour lui éviter de faillir, tous les amis chers et les simples connaissances 23 sont mis à contribution. Tour à tour, ils doivent aider le chercheur insatiable. Voilà par exemple Flaubert, à propos de quelques détails sans importance pour le lecteur de base, qui demande à Jules Duplan : Tu n’imagines pas comme ça m’embête ! J’ai donc besoin de savoir : 1°- comment, en juin 1848, on allait de Paris à Fontainebleau ? 2° peutêtre y avait-il quelque tronçon de ligne déjà faite qui servait ? 3° quelles voitures prenait-on ? 4° et où descendaient-elles à Paris 24 ? Quant à Du Camp, il est de son côté chargé de lui rappeler comment se déroulaient les tours de garde, ce qu’étaient les postes de la Garde Nationale, où se trouvait la grosse artillerie 25 … Les débats les plus érudits peuvent s’engager : Flaubert se fait fort de se défendre au mieux contre ses contradicteurs les plus savants. Il se rappellera toujours ses échanges avec Gustave Froehner au moment de Salammbô. Car il se veut définitivement l’archéo- 21 Lettre à Ernest Feydeau, fin novembre 1857, t.-2, p.-783. 22 Il raconte par exemple à sa nièce : « Je suis perdu dans les fabriques de porcelaine. - J’ai passé hier tout mon après-midi avec des ouvriers du faubourg Saint-Antoine et de la barrière du Trône. […] Rentré chez moi, je lis des traités sur les faïences. » Lettre à sa nièce Caroline, 3 février 1866, t.-3, p.-480. 23 Dans son article « La mémoire des images dans L’Éducation sentimentale », Takaschi Kinouchi a montré combien Flaubert avait emprunté jusqu’aux costumes de bal dessinés par Gavarni dans Le Charivari pour décrire le bal costumé chez Rosanette. Toujours à la recherche de la vérité historique tel que le dessinateur avait pu en rendre compte dans un numéro de 1841… Revue Flaubert, n°11-2014, « Flaubert et les arts visuels ». 24 Lettre à Jules Duplan, 2 septembre 1868, t.-3, p.-795. 25 Correspondance Flaubert-Du Camp, éd. Yvan Leclerc, Paris, Flammarion, 2000, lettres du 20 juin 1868, pp.-368-369 et du 1 er octobre 1868, p.-374. 176 Thierry Poyet logue de la littérature : celui qui part à la découverte des objets d’autrefois sans laquelle la création littéraire ne pourrait donc advenir. Au risque de passer pour pédant ? Peut-être bien, lui qui n’est pas sans savoir la réputation qu’on lui prête : on a sur moi une opinion toute faite et que rien ne déracinera (je ne cherche pas, il est vrai, à détromper le monde), à savoir : que je n’ai aucune espèce de sentiment, que je suis un farceur, un coureur de filles (une sorte de Paul de Kock romantique ? ), quelque chose entre le bohème et le pédant 26 . « Entre le bohème et le pédant » : entre le romantique et le réaliste, entre l’écrivain des émotions et l’archéologue de la littérature. Car, si Flaubert invente la littérature moderne faite d’impersonnalité et d’autotélisme, il n’en demeure pas moins que ses certitudes ne sont jamais inébranlables. D’ailleurs, plus souvent qu’à son tour, l’épistolier se montre enclin à se plaindre de ses « recherches fastidieuses 27 ». Usé peut-être, désireux d’une écriture plus facile assurément, il lui arrive même d’envisager une autre littérature. Alors il se rêve autrement qu’en écrivain archéologue. Bientôt, son œuvre aux sources plus hétérogènes qu’on ne l’avait cru s’écrira entre savoirs acquis, inventions pures et opinions personnelles, comme si les expressions factuelles, fictives et idéologiques rivalisaient au cœur de l’opération de création. Sans aucun doute, la problématique de la démarche archéologique revient à interroger la réalité des conditions d’émergence de la poétique flaubertienne. D’où naît l’imaginaire flaubertien ? Dans le savoir et le passé ; dans l’imaginaire personnel d’un présent reconfiguré ou dans une opinion entre politique et idéologie pour des lendemains revus et corrigés ? Il convient désormais de prendre en compte toute la complexité de l’entreprise de création littéraire : chez Flaubert, la connaissance érudite ne constitue pas les fondations exclusives du roman à bâtir, contrairement à ce que laisse accroire un mythe bien entretenu. Les thuriféraires aveuglés n’ont pas toujours raison. Il arrive au contraire que les motivations du Maître se situent bien loin de la recherche savante. Le souvenir personnel dans ce qu’il a de plus subjectif - inventé ? - au sein des œuvres de jeunesse autobiographiques ; la primeur accordée aux impressions personnelles dans les récits de voyage ; la gratuité du fait divers à l’origine de Madame Bovary ou encore la volonté de clamer des opinions personnelles notamment politiques dans L’Éducation sentimentale, multiplient ainsi les sources de création de l’œuvre littéraire. Elles la retranchent au seul rendu du réel, 26 Lettre à Amélie Bosquet, novembre 1859, t.-3, p.-60. 27 Lettre à George Sand, 12 juin 1867, t.-3, p.-653. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 177 à l’expression de la vérité historique ou au témoignage indiscutable sur des civilisations disparues. Si Flaubert cultive l’image du chercheur et du savant, derrière son imposante bibliographie préparatoire, s’il revendique sans cesse l’objectivité de son écriture, s’il condamne au nom d’une gratuité insupportable les romans de Stendhal et les œuvres faciles d’un Scribe ou d’un Feuillet, c’est prisonnier d’une scénographie auctoriale. Celle-ci a fait de lui le chef de l’école réaliste et l’a imposé en maître de la modernité littéraire alors même que tout se serait déroulé contre son gré (si l’on le croit) et sa propre sensibilité (il est resté un romantique acharné pour qui la recherche érudite n’est qu’une posture afin de mieux dissimuler un moi encombrant). Le même Flaubert n’a-t-il pas écrit à Guillaume Froehner, au début de sa fameuse longue lettre : « Je n’ai, Monsieur, nulle prétention à l’archéologie 28 » ? Sans conteste, la poétique de Flaubert n’en finit plus d’apparaître complexe et la question de l’archéologie est peut-être la première frappée par cet esprit de contradiction. Quoi qu’il en soit, et même s’il s’en montre particulièrement fier, Flaubert n’aboutit à rien en ayant remporté le défi qu’il s’était lancé et qu’il résume de cette formule à propos de Salammbô : « Au reste, je ne distingue plus maintenant dans mon livre, les conjectures des sources authentiques 29 . » Belle gageure 30 en effet, mais après ? Un tel résultat ne saurait le satisfaire longtemps. Né au nord, il a le tempérament chaud des gens du sud qui aiment à crier contre leur temps. Il ne peut s’empêcher de dire à chacun ses quatre vérités, il aime à proclamer sa propre philosophie. Écrire ne peut être, toujours, un absolu : il a envie, aussi, d’écrire pour quelque chose ou, mieux encore, contre quelqu’un. 28 Lettre à Guillaume Froehner, 21 janvier 1863, t.-3, p.-293. 29 Lettre à Félicien de Saulcy, 18-19 décembre 1862, t.-3, p.-274. 30 C’est cette gageure que Martine Lavaud a justement définie en introduction de l’ouvrage qu’elle a dirigé, La plume et la pierre. L’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, lorsqu’elle explique : - « L’archéofiction pourrait donc être une mystification artistique élaborée sur la base d’un savoir effectif, mais perverti au point de risquer le sophisme narratif. Hantise, imposture ou risque calculé, la transgression de la frontière du savoir est certes au cœur de l’archéofiction sans doute peuplée de chimères qui parfois s’ignorent […] Mais il semble que l’idée de « chimère » mette trop rapidement au second plan une quête obsessionnelle du savoir dont bénéficient certains romans, comme celui de Flaubert […] Chez lui, se moquer de l’archéologie n’est possible qu’après ingestion complète d’une information qui, justement, s’avère digne d’un archéologue minutieux : la boutade signale alors une étape de ce qui, dans le processus d’innutrition, relève moins de la transgression que du dépassement pour accéder à la catégorie du plausible, et si possible à celle du probable » (Nîmes, Lucie Éditions, 2007, pp.-16-17) Mais n’oublions jamais que, pour Flaubert, il n’en allait là que d’une gageure ! 178 Thierry Poyet Étudions d’un peu plus près ses intentions avec L’Éducation sentimentale. La première définition de son projet tient en ces mots, bien connus : Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; « sentimentale » serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive 31 . Aucune place, donc, pour une quelconque dimension archéologique dans un pareil projet. Quelques jours plus tard, dans le même esprit, il définit d’ailleurs le « but de l’art [comme] l’exaltation vague » et déplore que la mode soit en son temps aux « exigences scientifiques 32 ». Il lui arrive d’expliquer : « Je veux représenter un état psychologique - vrai selon moi - et non encore décrit 33 . » Ou bien encore : Je voudrais bien que mon futur roman pût vous amuser ! Il est entrepris pour apitoyer un peu sur ces pauvres hommes tant méconnus, et prouver aux dames combien ils sont timides 34 . L’art littéraire ne serait plus à l’empilement des savoirs. La subjectivité de l’écrivain pourrait l’emporter. Une thèse est à défendre, une opinion personnelle à professer. Le temps des recherches sans fin aurait-il déjà lassé l’écrivain ? Ce qui est certain, c’est que Flaubert s’interroge sur ce qu’il doit écrire ou bien taire. Sand prétend-elle qu’il n’a d’opinion sur rien d’autre que le Beau ? Il lui répond : Ah ! vous croyez, parce que je passe ma vie à tâcher de faire des phrases harmonieuses en évitant les assonances, que je n’ai pas, moi aussi, mes petits jugements sur les choses de ce monde ? Mais il pense encore, vieux réflexe de savant, qu’il devra peut-être les taire et il ajoute- alors à regret : « et même je crèverai enragé de ne pas les dire 35 . » Une concession ? Pas vraiment puisque son nouveau projet devient le suivant : ne pas clamer ses opinions mais savoir, malgré tout, dans son roman, les révolter toutes comme il s’en vante dans une lettre à son amie, Amélie Bosquet, du 17 février 1867 36 . Le temps n’est plus à la parade du savoir : peut s’imposer celui de la colère et du cri. Ainsi, alors qu’il a bien avancé dans la rédaction de L’Éducation sentimentale, il explique tout 31 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864, t.-3, p.-409. 32 Lettre à Edma Roger des Genettes, fin novembre 1864, t.-3, p.-416. 33 Lettre à Alfred Maury, 20 août 1866, t.-3, p.-518. 34 Lettre à la Princesse Mathilde, 31 août 1866, t.-3, p.-523. 35 Lettre à George Sand, 29 septembre 1866, t.-3, p.-537. Voir également la lettre à la même du 5 décembre 1866, t.-3, pp.-574-575. 36 Il répète la même chose à George Sand, le 19 septembre 1868, t.-3, p.-805. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 179 heureux d’avoir rompu avec une stricte dimension scientifique : « Je me ferai encore bien voir avec celui-là ! N’importe, il faut avant tout : défendre la Justice, engueuler l’Autorité, - et Ahurir les Bourgeois 37 . » Un Flaubert engagé et politique plutôt qu’archéologue ? De la distanciation : la postérité et les minores À travers l’exemple de Bouvard et Pécuchet, il faut essayer aussi d’aborder la notion de distance chère à la création flaubertienne. La démarche du romancier, pour ce texte, est bien connue : elle porte à son paroxysme l’entreprise du chercheur et minimise au fond, en tout cas dans la gestion du temps par exemple, l’exercice d’écriture. Pourtant, l’inachèvement de l’œuvre interroge la pratique archéologique : au lieu de donner naissance à une nouvelle littérature, n’est-elle pas responsable d’une sorte d’avortement, du moins d’une mort précoce du texte qui disparaît avant même de naître complètement ? Comme toutes les formes de rage, celle de la description serait donc dangereuse. Le risque existe : la suprématie de l’objet peut noyer le sujet, atténuer la portée du roman, perdre le lecteur. En ce cas, Flaubert archéologue de la littérature, ce serait un Flaubert condamné au silence. Le romancier se serait perdu à trop chercher… On connaît chez Flaubert son refus initial mais récurrent de l’édition, son mépris du lecteur, sa hantise du livre abandonné à l’Autre et ses peurs posent la question du mobile de la démarche archéologique : quand le romancier se fait archéologue, le fait-il au nom du savoir qu’il cherche, en érudit, ou d’une conception sacralisante de l’œuvre littéraire qui veillerait à retarder le temps de l’écriture, pour mieux maintenir l’œuvre littéraire en gestation, donc à l’état d’idée ? C’est-à-dire un idéal ? Selon cette deuxième hypothèse, Flaubert aurait donc volontairement laissé son fameux Dictionnaire des Idées reçues phagocyter le projet Bouvard et Pécuchet. Il en aurait fait une œuvre dans l’œuvre, un ver dans le fruit qui rend la priorité à l’expression du subjectif par le choix arbitraire des citations, les condamnations sans appel ou l’idéologie contestataire et totalisatrice qui s’y exprime. Il l’aurait développé pour détruire par sa séduction et son charme l’entreprise de l’écrivain-archéologue prétendument en train de se faire chercheur et savant. Au fond, les deux comparses, Bouvard et Pécuchet, s’offrent un peu comme les clones du romancier lui-même. Alors qu’ils n’ont pas été élus aux meilleures places de la société - ils ne sont que des employés de bureau - un peu comme Flaubert n’est pas l’héritier immédiat de son père selon une lecture sartrienne - ni l’aîné, ni le chirurgien-en-chef de l’Hôtel-Dieu, 37 Lettre à Jules Duplan, 11 octobre 1867, t.-3, p.-695. 180 Thierry Poyet contrairement à son frère -, ils cherchent leur grandeur dans le Savoir. Comparés aux autres villageois, ils sont admirables par leur soif de curiosité intellectuelle ; confrontés à la difficulté de l’autodidactisme, ils sont ridicules. Et Flaubert ? Sa manière de mener l’enquête avant d’écrire la moindre page le grandit auprès de ses amis, stupéfaits et admiratifs devant tant de travail, de courage et d’abnégation. Sa lenteur à écrire, le résultat obtenu - quel est le vrai succès de Salammbô sans la publicité faite par l’Impératrice désireuse de porter une robe telle que le romancier l’a décrite ? - ou encore les débats suscités poussent cependant ses confrères à se méfier d’une pareille manière de faire et même à la rejeter. Comme Bouvard et Pécuchet, Flaubert s’isole. Pour les deux compères, l’aventure archéologique est un nouvel échec avant d’autres qui suivront. Pour le romancier, l’esthétique de la démarche archéologique constitue une impasse : elle conduit vers de derniers retranchements où personne ne le suit. C’est peut-être dans sa correspondance avec Hippolyte Taine que Flaubert a le mieux expliqué sa propre démarche créatrice. On sait que Maxime Du Camp théorisera un peu plus tard, dans ses Souvenirs littéraires, une esthétique de l’écriture myope, celle d’un écrivain qui place sous la loupe de ses mots et de son style ce qu’il ne peut peindre en une fresque qui embrasserait large ; il en fait une sorte d’handicapé, en quelque sorte incapable d’une vision panoramique, interdit au grand angle seul pourtant susceptible de donner sens à l’agencement des choses. Ce procédé est cependant bien simple : c’est par l’accumulation, par la superposition et la précision des détails qu’il est arrivé à la puissance. Ce procédé est physiologique : c’est le procédé des myopes qui voient les choses les unes après les autres, très nettement, et qui les décrivent successivement. Toute la littérature d’imagination peut se diviser en deux écoles distinctes, l’école des myopes et l’école des presbytes. Les myopes voient par le menu, étudient chaque contour, donnent de l’importance à chaque chose parce que chaque chose leur apparaît isolément ; autour d’eux il y a une sorte de nuage, sur lequel se détache dans une proportion qui semble excessive l’objet qu’ils aperçoivent ; on dirait qu’ils ont un microscope dans l’œil où tout se grossit ; la description de Venise, vue du haut du campanile de Saint-Marc, la description du château de la Misère dans le Capitaine Fracasse, toutes deux faites par Théophile Gautier, sont le produit admirable de la vision myope 38 . 38 Du Camp, Maxime. Souvenirs littéraires, Paris, Aubier, 1994, pp.- 448-449. Il avait expliqué plus tôt : « Il avait dans l’esprit je ne sais quelle force lenticulaire qui grossissait les choses qu’il regardait à distance ; dès qu’il les saisissait, il s’en dégoûtait, car alors il les voyait dans des proportions amoindries. » (p.-279) « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 181 Flaubert, pour sa part, préfère évoquer « l’hallucination artistique ». Il explique : Dans l’hallucination artistique, le tableau n’est pas bien limité, quelque précis qu’il soit. Ainsi je vois parfaitement un meuble, une figure, un coin de paysage. Mais cela flotte, cela est suspendu, ça se trouve je ne sais où. Ça existe seul et sans rapport avec le reste, tandis que, dans la réalité, quand je regarde un fauteuil ou un arbre, je vois en même temps les autres meubles de ma chambre, les autres arbres du jardin, ou tout au moins je perçois vaguement qu’ils existent. L’hallucination artistique ne peut porter sur un grand espace, se mouvoir dans un cadre très large. Alors on tombe dans la rêverie et on revient au calme. C’est même toujours comme cela que cela finit 39 . Voilà donc comment les objets auraient pris, à la fin, toute la place par le jeu même de cette « hallucination artistique ». L’obsession bientôt infernale du détail aurait retranché l’individu regardant à l’ensemble du réel : elle aurait isolé à la fois les choses et les gens. Une écriture du particulier, en quelque sorte. L’originalité du style et donc du récit tiendrait à cette manière spéciale de voir pour qui a toujours considéré un livre comme « une manière de vivre dans un milieu quelconque 40 . » Flaubert avait également expliqué au même Taine qu’une telle poétique oblige l’écrivain à éliminer beaucoup.-Dans l’accumulation des observations toutes plus détaillées les unes que les autres, Flaubert, à la relecture, n’a jamais vu que tout ce qu’il avait dû abandonner pour parvenir au roman. Il aurait donc souffert d’être devenu l’archéologue-romancier obligé de retrancher sous peine de n’être plus qu’une sorte de dresseur de listes, un auteur de descriptions d’objets à la manière peut-être d’un commissairepriseur dans une vente aux enchères ! Ainsi à propos de Madame Bovary, il confiait : « Il y a bien des détails que je n’écris pas. […] Dans le passage que j’écris immédiatement je vois tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un mot 41 . » Or, il convient de s’arrêter sur une telle conception de la création romanesque. La relation à l’objet ainsi définie traduit un véritable type de rapport au monde. L’écrivain flaubertien se définit comme celui qui isole et singularise : du magma des choses qui entourent l’individu, il extrait nécessairement un élément sur lequel son regard se concentre jusqu’à parvenir à une focalisation absolue. Il ne peut en aller autrement : il ne sait pas regarder sans cette concentration ultime. Plus rien alors n’existe et dans cette sorte de mise à l’écart de l’objet, par son appréhension sans équivalent, 39 Lettre à Hippolyte Taine, 1 er décembre 1866, t.-3, p.-573. 40 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 26 décembre 1858, t.-2, p.-846. 41 Lettre à Hippolyte Taine, 20 novembre 1866, t.-3, p.-562. 182 Thierry Poyet se dit une sorte d’élection. Celui-là seul vaut d’être observé tandis que le reste se perd dans un flou qui n’a rien d’artistique et signifie au contraire un rejet de l’extérieur. C’est une relation unique qui se met systématiquement en place quand le regard ne sait pas tout prendre en compte et qu’une description d’ensemble est même considérée comme une sorte de maladresse ou de survol de la réalité. Pour Flaubert, les choses ne peuvent s’appréhender qu’au singulier : une chose pour une conscience, une conscience pour une chose ainsi distincte et distinguée. Car il s’agit d’élever l’objet à une hauteur nouvelle, une supériorité que lui donne seul le regard du romancier et sans lequel ledit objet, justement, n’aurait pas d’existence spécifique. La relation à l’Autre se construit d’ailleurs de la même manière. L’observateur, c’est-à-dire le romancier, tire de la masse : il extrait l’individu du groupe de ses semblables, il fait advenir le personnage. Il insuffle l’étincelle de vie un peu à la manière de Dieu tendant son index vers Adam. La force symbolique et esthétique d’une telle conception de la création romanesque va sans dire. Bien sûr, Du Camp n’explique rien d’autre avec sa théorie de l’écriture myope : le myope, aussi, pour mieux distinguer un objet ou un individu dans une masse ou un groupe, focalise toute son attention, concentre son esprit et bande ses forces sur le seul objet ou individu en question. Il extrait, isole et singularise aussi. Mais une telle explication, forcément, est bien réductrice. Là où Du Camp évoque un handicap, pour le moins une incapacité à faire autrement, Flaubert met en avant une manière d’être, un rapport au monde, une force peut-être supérieure. Or, pour mieux comprendre l’esthétique flaubertienne, il faut justement prendre en compte celle d’un Du Camp ou plutôt celle des minores qui ont entouré le maître de Croisset. Ont-ils, dans leurs œuvres, fait montre d’une autre esthétique, d’un autre rapport à l’objet ? Le cas de deux confrères et amis, très proches de Flaubert, Ernest Feydeau et Maxime Du Camp, sera instructif : le premier pour son parcours étonnant qui, d’homme de Bourse et d’archéologue, justement, en fait bientôt un romancier couru ; le second pour une évolution tout aussi rare, mais inverse, qui transforme bientôt le littérateur reconnu, romancier, nouvelliste et poète, en historien et en sociologue exilé de la République des Lettres. Comme si, pour les deux amis de Flaubert avec lesquels les conversations ont été nombreuses tant en matière de poétique(s) que de postures, la question de la contribution de la démarche dite archéologique à la genèse de la littérature moderne, avait dû être tranchée une fois pour toutes-dans la proclamation définitive que littérature et archéologie n’allaient pas de pair ! Ces deux exemples interrogent de l’extérieur le parcours flaubertien : ils en révèlent surtout les revirements. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 183 En réalité, les deux minores ne veulent pas d’une littérature savante qui ne puisse advenir qu’au prix de recherches interminables. Ils craignent qu’une telle démarche ne tue l’émotion. Ils préfèrent écrire à l’instinct - et à l’instant -, en quête d’émotion. Peut-être ont-ils pensé, avant Michel Brix, que la poétique prônée par Flaubert, en « Attila du roman », risquait de détruire la littérature… Alors ils relèvent le défi du pathos, ils ne se privent pas de coups de théâtre : ils jouent la carte du sensible et il peut leur arriver de le revendiquer. Du Camp, par exemple, reprochera à Flaubert et à leur ami Bouilhet d’avoir imposé leur culte de l’impersonnalité en littérature comme l’aboutissement de la malheureuse démarche archéologique : Les grands intérêts humains leur ont paru indifférents. Dans l’antiquité, dans le moyen âge, dans la renaissance, dans les temps modernes, ils n’ont admiré que les formes, c’est-à-dire les apparences 42 . Du Camp et Feydeau sont-ils des écrivains réalistes ? On l’a dit de Feydeau, on pourrait le penser de Du Camp qui fait la part si belle à l’inspiration autobiographique. Pourtant, l’objet, chez eux, n’est là qu’à titre d’« effet de réel » selon la formule de Roland Barthes : l’exactitude ne leur importe guère. Le détail apparaît pour que « ça » fasse vrai, jamais par souci de rigueur scientifique. Ils refusent de se perdre dans une recherche archéologique. Ils ne croient pas en la nécessité, pour la création littéraire, de se mettre en accord avec la vérité historique. Si « le XIX e siècle est l’âge de la matière 43 » comme le prétend Ernest Feydeau, alors ce serait une terrible méprise pour Flaubert qu’un artiste comme lui succombe à la tentation des objets car il tomberait alors, avec ses contemporains, dans un art utile. Et n’est-ce pas précisément ce que le Maître a justement refusé depuis toujours ? D’ailleurs, Feydeau l’explique bien : l’attention portée aux choses n’est que la conséquence d’une époque trop matérialiste. Les artistes en victimes… Pourquoi seraient-ils restés purs, élevés, détachés de la matière et des sens, quand le reste de l’humanité s’y enfonçait tout d’un bloc ? C’est au siècle, au siècle tout seul, qu’incombe la responsabilité du réalisme 44 . Rien n’est simple et ces contradictions-là seront à la fois celles de Flaubert et d’un art rénové - par ses soins. La littérature moderne, celle de l’autotélisme, n’en a pas fini, après Flaubert, d’interroger la place et le poids des choses, de Pérec et Ponge jusqu’aux tenants du Nouveau Roman. 42 Du Camp, Maxime. Souvenirs littéraires, op.-cit., p.-577. 43 Feydeau, Ernest. Un début à l’opéra, « préface », Paris, Lévy, 1871 [4 ème éd.], p.-XLVII. 44 Ibid., p.-XLIX. 184 Thierry Poyet Piqué au vif, touché là où ça fait mal, Flaubert ne cessera plus de tenir pour négligeables les œuvres de ses amis puisqu’elles ne se sont pas confrontées à la difficulté de la démarche archéologique. Il est trop facile de faire la leçon sans s’être sali les mains. Alors, comme lancé en pleine contreattaque, Flaubert reprochera à ses amis de ne le suivre ni dans sa critique de l’époque - son matérialisme - ni dans son inclination pour la démarche archéologique et la peinture obstinée des choses. Il les condamnera pour ce qui lui apparaît comme de la légèreté. Bientôt, il n’aura plus qu’un seul compliment pour son ami Feydeau : ses livres ont le charme d’être « amusants »… Il en est persuadé : chez Feydeau et Du Camp, le Beau et le Vrai ne se confondent pas en leurs œuvres incapables d’illustrer le Beau puisque le Vrai y fait défaut. Et ses jugements sans concession, avec le temps, deviendront mises à mort esthétiques teintées de mépris. Drapé dans sa bonne conscience et gonflé d’autorité sous l’effet de l’admiration de quelques pairs, de Zola à Maupassant notamment, Flaubert refuse désormais d’entendre les inquiétudes des minores accablés de ce que « les objets familiers cessent de renvoyer à l’Homme pour découvrir leur indépendance essentielle 45 . » Pour son propre compte, pourtant, Flaubert n’a rien résolu. À la fin de sa vie, il continue de penser comme après Madame Bovary : « Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent insciemment par des élans d’idéalisme 46 ». Il ne se tient pas si loin d’un Du Camp ou d’un Feydeau ! Ce n’est peut-être que par bravade qu’après Bouvard et Pécuchet, il a prévu de se mettre à son fameux récit du Combat des Thermopyles, qui lui tient à cœur depuis si longtemps. La démarche archéologique, une fois encore convoquée, pour écrire un nouveau roman tout aussi archéologique que Salammbô ! Une manière d’enfoncer le clou même si ses amis sont morts - Feydeau - ou qu’ils ont abandonné la littérature - Du Camp : ne faut-il pas toujours faire la leçon aux jeunes impétrants, petits-naturalistes et consorts ? Qui, cependant, suivra Flaubert ? Probablement personne, et aucune œuvre de renom ne sortira d’une pareille poétique. C’est « la faute à Flaubert » comme l’explique Michel Brix qui prétend sans demi-mesure : L’écrivain normand a donné à l’esthétique romanesque une série d’orientations qui sont devenus en France des dogmes et qui ont eu pour résultat d’éloigner de la littérature le grand public, lassé d’une production qui ne prend plus en compte ses demandes traditionnelles. Aujourd’hui, les écrivains, et notamment les romanciers, […] dépourvus d’inspiration véritable […] cherchent la matière de leurs récits dans les bibliothèques 45 Philippot, Didier. Vérité des choses, mensonge de l’homme dans Madame Bovary de Flaubert, Paris, Champion, 1997, p.-34. 46 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 18 février 1859, t.-3, p.-16. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 185 ou dans leurs souvenirs personnels ; tout autant dépourvus d’originalité, ils pensent pouvoir y remédier par des raffinements formels qui - à leurs yeux - doivent les placer hors de pair (il est courant d’entendre les auteurs contemporains décréter sentencieusement, et absurdement, que le sujet de leurs livres, c’est l’Écriture) 47 . Au fond, comme on vient de le voir, Flaubert, lui-même, s’était plaint depuis longtemps des difficultés insolubles de son esthétique, que Michel Brix a réduit donc à du « Balzac en blague »- expliquant que, chez l’aîné, « la description redouble, éclaire, approfondit l’intrigue 48 » tandis que sa fonction serait plus obscure chez le second. C’est pourquoi notre conclusion sera sans appel au risque de la polémique : pour nous, et quoi qu’en dise une imagerie facile et hâtive, le parcours de Flaubert rend compte tout à la fois de la naissance et de la mort de l’écrivain-chercheur. En 1880, la démarche archéologique est déjà condamnée à n’être qu’un vestige de la longue histoire de la poétique française. 47 Brix, Michel. L’Attila du roman, Paris, Champion, coll. « Essais », 2010, p.-187. 48 Ibid., p.-81. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Un dieu errant : Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle Cecilia Hurley À la fin de l’année 1862, deux articles paraissent dans deux périodiques influents. Tous deux critiquent le roman Salammbô de Flaubert. Charles- Augustin Sainte-Beuve y consacre trois livraisons dans Le Constitutionnel, et ce long essai attaque le livre avec mesure mais grande précision 1 . Sainte- Beuve reconnaît le talent considérable de Flaubert, mais regrette que ce talent soit gâché sur un sujet peu propre à le mettre en valeur. Sainte-Beuve loue la maîtrise de la langue française comme l’excellence du style. Il ne conteste pas la connaissance, par l’auteur, de sa matière : le texte de Flaubert atteste en effet de sa vaste érudition. Une recherche historique méticuleuse a permis de recréer l’atmosphère de Carthage, dans un moment dramatique inspiré par le livre I des Histoires de Polybe. Et pourtant, selon Sainte-Beuve, cet étalage de connaissances compromet la réputation du livre en trahissant un auteur trop conscient de ses connaissances historiques, et trop axé sur la reconstitution d’une période éloignée. Sainte-Beuve y voit un paradoxe : Flaubert a sans doute échoué - et le critique n’en fait pas mystère - justement parce qu’il a tenté de ressusciter l’antiquité. Sainte-Beuve oppose l’œuvre de Flaubert à celle du maître du roman historique, Walter Scott. Ce dernier sait - dans Ivanhoe par exemple - développer un cadre, un contexte bien plus familier à son auteur. Scott, pour Sainte-Beuve, était entouré par l’histoire qu’il narrait, par les traditions et coutumes qu’il décrivait. C’est en ce point que réside la faiblesse de Salammbô. L’antiquité fournit, pour Sainte-Beuve, un thème très inadéquat pour un « roman historique » parce que ce genre « suppose l’entière familiarité et l’affinité avec le sujet. 2 » 1 Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Le Constitutionnel, 8, 15 et 22 décembre 1862. Voir Jacques Neefs, « Salammbô, textes critiques », Littérature, 15 (1974), pp.-52-64 ; Saminadayar-Perrin, Corinne. « Salammbô et la querelle du ‘roman archéologique’ », Revue d’histoire littéraire de la France, 111/ 3 (2011), pp.- 605-620 ; Strong, Isabelle « Deciphering the ‘Salammbô’ Dossier : Appendix 4 of the ‘Club De l’Honnête Homme’ Edition », The Modern Language Review, 72/ 3 (1977), pp.-538-554. 2 Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Le Constitutionnel, 22 décembre 1862. Quelques lignes plus tard il fait allusion au « roman archéologique ». 188 Cecilia Hurley Exactement à la même époque, le jeune archéologue Wilhelm (Guillaume) Froehner, un Allemand qui vient d’entrer au Louvre comme attaché au département des Antiquités, publie un texte dans la Revue contemporaine 3 . Intitulé « Le roman archéologique en France », l’article analyse Salammbô, Le Roman de la momie par Théophile Gautier et la Promenade dans les galeries du Musée Napoléon III par Ernest Desjardins 4 . Froehner ne se montre pas moins critique que Sainte-Beuve. Il décrit Salammbô comme « la fille naturelle des Misérables et du musée Campana. 5 » Comme Sainte-Beuve, Froehner ne dénie pas les qualités du roman de Flaubert : des idées colossales, des phrases sublimes, mais un langage forcé, des épisodes recherchés. La nouvelle est remplie de détails archéologiques, que Froehner attribue à l’impact du Musée Campana, une institution qui a offert au public un vaste dépôt d’objets et d’œuvres d’art. Seul le plus discipliné des auteurs - et ici, Froehner cite Desjardins - peut offrir un compte-rendu ordonné d’une telle masse d’objets exposés. Pour un auteur comme Flaubert, le désir de corroborer sa narration avec des faits archéologiques tirés de la collection Campana apparaît trop clairement. L’auteur tombe dans une chausse-trappe, car le « roman est devenu un magasin. 6 » Et parce que Froehner est un archéologue, il repère toutes les fautes, tous les anachronismes saillants dans le roman, surtout dans la description de Carthage. Froehner se montre à peine moins critique à l’égard de Gautier, dont le roman a paru quatre ans auparavant. Sa conclusion est simple : Flaubert deviendra célèbre pour avoir écrit Madame Bovary, et Gautier, pour son Voyage en Espagne. Comme Sainte-Beuve, Froehner en profite pour mettre en doute le mérite intrinsèque des romans archéologiques. Il ne compare pas ces œuvres avec les romans construits sur une histoire plus récente, comme ceux de Walter Scott ou, en France, ceux de Victor Hugo. Il se concentre sur des romans consacrés à l’antiquité qu’il dénigre en bloc. Ainsi, le Voyage d’Anacharsis écrit par l’abbé Barthélemy a sans doute été un best-seller durant la Révolution française et bien après, mais Froehner y 3 Sur Froehner voir : Hellmann, Marie-Christine. Wilhelm Froehner, Paris, Bibliothèque nationale, 1982 ; Hellmann, Marie-Christine. « Wilhelm Froehner, un collectionneur pas comme les autres », dans Anne-France Laurens, Krzysztof Pomian (dir.), L’Anticomanie, la collection d’antiquités aux XVIII e et XIX e siècles, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1992, pp.-251-264. 4 Froehner, Wilhelm. « Le Roman archéologique en France », Revue contemporaine,-1862, 11 ème année, t.-30 (LXV de la collection), pp.-853-870 (15 décembre 1862). 5 Ibid., p.-855. 6 Ibid., p.-857. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 189 reconnaît « une des terreurs de notre jeunesse » 7 . D’autres auteurs ont tenté d’investir ce genre, mais sans doute parce qu’ils sont en panne d’inspiration lorsqu’ils traitent d’une matière contemporaine : « Les romanciers, mécontents de leurs ressources restreintes ou épuisées, ont plus d’une fois empiété sur le domaine de la science, quelques-uns avec talent, rarement avec le même talent que l’auteur des Derniers jours de Pompéi. 8 » Froehner ne précise pas s’il s’agit ici de l’œuvre originale écrite par Edward Bulwer Lytton, une fiction qui parut en anglais en 1834, - elle est inspirée par une peinture due au pinceau de Karl Briullov, commandée par le prince Anatole Demidoff et offerte au tsar Nicolas I er - ou une version française dérivée, due à Adrien Lemercier, et portant le même titre, ‘Imité de Bulwer’ 9 . Curieusement, Froehner ne mentionne pas un autre roman qui paraît juste après le texte de Gautier. Car à la fin de l’année 1858, une fiction en quatre parties, sous le titre Le Dieu Pepetius est sérialisée dans les colonnes de la Revue contemporaine. Son auteur est Paul Lacroix (1807-1884), aussi connu sous le pseudonyme de ‘bibliophile Jacob’. Cet homme, bibliographe et éditeur de textes, occupe la fonction de bibliothécaire de l’Arsenal 10 . Auteur fécond, il multiple les études historiques, mais aussi les romans historiques. A ces titres divers, il est crédité pour avoir contribué à la popularité du goût pour le moyen âge 11 . Le roman Pepetius constitue un nouveau départ pour Lacroix - c’est un roman qui traite de l’antiquité classique - un roman archéologique. Peut-être Froehner n’a-t-il tout simplement pas lu le roman de Lacroix ? L’explication tente par sa simplicité, mais ne paraît pas vraisem- 7 Ibid., p.-854 ; Silver, Marie-France. « La Grèce dans le roman français de l’époque révolutionnaire : Le voyage du jeune Anacharsis en Grèce au IV e siècle avant l’ère vulgaire », Man and Nature/ L’homme et la nature, 9, 1990, pp.-145-155. 8 Froehner, « Le Roman archéologique », op.- cit. (note 4), p.- 854. Pour les romans de ce genre, voir : Kapor, Vladimir. « La vogue des archéofictions au XIX e siècle : le passé ressuscité et le passé interprété », Nottingham French Studies 51/ 1 (2012), pp.- 54-65 ; Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIXe siècle : de la science à l’imaginaire, Saint-Etienne, PUSE, 2001 ; et Martine Lavaud (dir.), La Plume et la pierre : l’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007. 9 Bulwer Lytton, Edward. The Last Days of Pompeii, London, Routledge, 1834 ; Lytton, Edward Bulwer. Les Derniers jours de Pompéi, édition revue par M. Amédée Pichot, 2 vol., Paris, Fournier, 1834 ; Lemercier, Adrien. Les Derniers jours de Pompeï. Imité de Bulwer, Tours, A. Mame et Cie, 1840. Le tableau se trouve maintenant au State Russian Museum à St. Petersbourg. 10 Adamy, Paule. Paul Lacroix : l’homme aux 25000 livres, 1806-1884, Bassac, Plein chant, 2015. 11 Il rédige plusieurs romans historiques dont l’action se déroule sur un fonds moyenâgeux. Voir Aude Déruelle. « Le roman historique selon le bibliophile Jacob », Œuvres & Critiques, 39/ 1 (2014), Le roman historique français, pp.-27-42. 190 Cecilia Hurley blable ; l’auteur a sûrement eu connaissance de ce feuilleton paru dans les colonnes de la Revue contemporaine, à peine quatre ans avant la parution de son propre article. Peut-être se sent-il moins concerné par un détail capital pour notre compréhension du genre du « roman archéologique ». Lacroix se déclare auteur d’un tel type de roman, mais contrairement à un Gautier ou à un Flaubert, il n’adhère pas aux éléments fondamentaux propres au genre. Lacroix ne demande pas à son lecteur de traverser les époques, ni de se projeter dans un temps ou dans un pays lointain pour devenir le témoin d’un passé reculé. Car le lieu d’action et le temps d’action chez Lacroix dans Le Dieu Pepetius restent résolument contemporains. Contrairement aux lecteurs d’un Gautier ou d’un Flaubert, ceux qui lisent le texte de Lacroix sont transportés sur une scène qui leur est beaucoup plus familière - la Rome moderne. Des lecteurs de la Revue contemporaine ont pu sillonner les rues et les vicoli de Rome ; la ville leur est familière par des récits, des descriptions, la littérature. De même, les personnages leur sont beaucoup plus familiers - des contemporains, aux traits bien dessinés, actifs dans une série de scenarios familiers. Lacroix a rédigé un roman qui traite de l’archéologie et des archéologues, et surtout, qui met en scène la fascination de ses contemporains pour l’archéologie, génératrice d’un immense imaginaire collectif. En d’autres termes, il s’agit d’un roman archéologique qui réfléchit sur l’imaginaire lié à la discipline de l’archéologie à l’ère contemporaine. Comment résumer le scénario du Dieu Pepetius ? Un aristocrate anglais, Sir Olivier Crawfurt, vient d’arriver à Rome où il consacre ses journées à la contemplation d’une seule et unique statue antique, récemment découverte et conservée au Musée étrusque des Musées du Vatican - le dieu Pepetius. Crawfurt, lui-même propriétaire d’une collection d’antiquités, éprouve une véritable fascination maladive pour cet objet, qui génère en lui un comportement pathologique. Il exige - et obtient, grâce à la complicité du gardien, Balettini - un rapport exclusif avec cette divinité. La salle où est exhibée la statue reste fermée à tous les autres visiteurs ; Crawfurt peut donc se livrer à une contemplation ininterrompue de l’objet de sa convoitise. Pas question de partager son admiration avec d’autres curieux. Mais ce rapport d’exclusivité réclame des sacrifices à Crawfurt. En arrivant le matin dans les Musées du Vatican, il se dirige directement vers le Musée étrusque, installé dans une série de salles derrière le Musée des Sculptures. Il traverse à grandes enjambées les parquets des galeries, et ne se permet même pas le moindre coup d’œil sur le Laocoon, ni sur l’Apollon, ni encore sur le célèbre Torse. Son amour pour un objet unique l’incite même à rendre visite au cardinal responsable des Musées pontificaux pour lui proposer l’achat de sa statue tant aimée - contre une somme assez considérable. L’offre est refusée. Crawfurt ne peut donc que redoubler ses efforts de concentration et d’observation devant le dieu Pepetius. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 191 Mais un jour, son observation de la statue est soudain perturbée. Il entend l’arrivée de plusieurs visiteurs, tous motivés par un seul désir : voir et étudier le dieu Pepetius. Tour à tour un professeur et conservateur allemand, le grand savant Hengel (accompagné de sa fille), des académiciens bolonais, des touristes français se présentent en demandant l’accès au saint des saints, la salle où se trouve la figurine étrusque. Crawfurt sent qu’il ne peut plus empêcher l’entrée de ces visiteurs ; il devra donc renoncer à sa relation privilégiée avec son objet fétiche. Sa crainte est telle, qu’elle égare momentanément sa raison. Dans un accès de folie, il quitte brusquement le Musée après avoir subtilisé l’objet, soigneusement caché dans la poche de sa redingote. Cet acte de folie et de désespoir donne le branle à une série d’aventures comiques, tragiques et sentimentales. Crawfurt regrette son acte, essaie de le réparer. Il visite le musée le lendemain pour rendre l’objet volé, mais trouve la porte fermée. Les recherches de l’objet se multiplient. Redoutant une descente de la police et des autorités, Crawfurt quitte son logement et, la nuit tombée, il jette la figurine dans le Tibre. Le cœur allégé, il rentre à Rome. Mais l’histoire de l’objet volé commence à se répandre. Elle suscite même des pasquinades. L’une d’entre elles pointe du doigt la responsabilité probable d’un Anglais dans cette sombre affaire. Crawfurt, offusqué, provoque l’auteur en duel. L’heure est fixée, mais au moment de se rendre sur les lieux du duel, Crawfurt fait face à un inconnu, un pêcheur qui se présente à son logement et qui demande à voir le gentilhomme anglais collectionneur d’antiquités. Il tente de lui vendre un objet retrouvé dans ses filets - mais cette découverte n’est autre que le Pepetius ! Crawfurt, gêné, paie la somme demandée, jette le Pepetius dans sa poche avant de rejoindre le lieu de son duel, accompagné de l’homme chez qui il loge, le marchand d’antiquités Cocota. Le duel n’aura pas lieu - l’Anglais et l’Italien tombent dans un guet-apens, sont enlevés par des brigands, et emprisonnés. Crawfurt réussit à se faire libérer, laissant derrière lui Cocota et … Pepetius, perdu dans l’échauffourée. Rentré chez lui, l’Anglais est donc soulagé, de sa libération certes, mais surtout parce que les circonstances l’ont délesté de la statue étrusque. Son contentement sera de courte durée : le chef des brigands arrive et demande le paiement d’une rançon pour la libération de Cocota. Sir Olivier accède à cette demande. Comme pour prouver qu’il n’est pas malhonnête, le brigand lui rend un objet que - dit-il - il aurait pu garder - le dieu Pepetius. Sir Olivier comprend que cette maudite statuette lui reviendra toujours. Il décide donc de l’ensevelir pour de bon. Il se rend au Colisée ; là, il jette Pepetius dans une fosse, et le recouvre soigneusement de terre. Il ignore qu’à son insu, le professeur allemand est aussi allé se promener au Colisée, à l’endroit même où la statuette vient d’être enterrée. Perdant son équilibre 192 Cecilia Hurley sur les ruines, le savant tombe ; il étend sa main sur le sol pour amortir le choc. Il déloge alors accidentellement un morceau de terre, dans lequel surgit … le dieu Pepetius. Le gardien du musée, aussi présent sur les lieux, tente d’espionner cet étranger qu’il soupçonne de malhonnêteté. En surprenant Hengel avec la statuette, il croit que le professeur allemand a accompli le vol de la statue. Il arrête l’Allemand et l’amène devant les autorités. Hengel nie le forfait, et profite de l’occasion pour présenter sa théorie sur la statue et son identité. Les autorités sont offusquées devant l’attitude de ce savant étranger, et décident qu’il passera une nuit dans le Château Saint-Ange. Le lendemain, la fille de l’archéologue allemand se présente aux autorités et se désigne comme l’auteur du vol. Cet acte de piété filiale sert deux fins : protéger un père que sa fille sait innocent, mais aussi protéger l’aristocrate, qu’elle soupçonne mais dont elle est tombée amoureuse. Son père, lui, jure que le vrai dieu Pepetius a été volé et vendu à un Anglais ; l’objet qu’il a trouvé au Colisée ne peut passer pour un Pepetius, mais correspond au signalement du dieu Orcus ! Les autorités, soulagées mais aussi anxieuses de réparer leur tort à l’égard de Hengel, offrent le Pepetius aux collections royales à Munich. Sir Olivier demande alors la fille de l’archéologue en mariage. Le père accepte, et Crawfurt renonce à l’archéologie, en faisant don de son cabinet d’antiquités à son futur beau-père. Comment définir le statut de ce petit roman qui présente une histoire édifiante et moralisante sous des traits humoristiques ? Il convient tout d’abord de retracer l’histoire de sa publication. Le texte paraît pour la première fois en feuilletons, en quatre parties dans la Revue contemporaine pendant le dernier trimestre de 1858 12 . Quelque seize ans plus tard, en 1874, une édition in-18 paraît à la Librairie de la Société des Gens de Lettres 13 . L’auteur l’a doté d’une préface, dans laquelle il éclaire les raisons de cette réédition. Menacé d’arrestation sous la Commune, Lacroix doit fuir Paris. Le 14 avril, il arrive à Saint Prix (Val d’Oise) où il demande l’aide et l’hospitalité de son ami le baron Léopold Double, grand collectionneur et propriétaire du château Saint-Prix, ancienne propriété des Vendôme 14 . Lacroix y séjourne pendant deux mois, et quitte les lieux le 2 juin. Pendant cette période, il est témoin d’un incident très émouvant. Le baron collectionne depuis longtemps des objets d’art de grand prix ; certains ont appartenu 12 Il paraît pendant les mois d’octobre, novembre et décembre dans la Revue contemporaine, 1858, 7 ème année, 2 e série, t.- 5 (XL de la collection), pp.- 730-759 (15 octobre) ; t.- 6 (XLI de la collection), pp.- 31-75 (1 er novembre), 257-287 (15-novembre), 612-643 (1 er décembre). 13 Lacroix, Paul. Le Dieu Pepetius, roman archéologique par P.-L. Jacob, bibliophile, Paris, Librairie de la Société des gens de lettres, 1874. 14 Double, Lucien. Promenade à travers deux siècles et quatorze salons, Paris, impr. de C. Noblet, 1878. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 193 à Marie-Antoinette, et ont meublé le Trianon. En quittant Paris en mars 1871, Double doit abandonner tous ses trésors dans son hôtel particulier rue Louis le Grand. Craignant les descentes des Communards, il se résout à organiser un sauvetage audacieux : il soustrait aux yeux avares et aux mains destructrices des éventuels émeutiers les possessions de l’ancienne reine de France. Opération très risquée : le moindre colis, le plus modeste paquet transporté hors des murs de Paris subit le contrôle impitoyable des ‘douaniers’ commis par les Communards. Et pourtant, un soir, un grand fourgon parvient devant la porte principale du château, et y dépose sa précieuse cargaison. Le soulagement et la jubilation du propriétaire sont immenses : en témoigne le sonore cri de joie qu’il pousse alors. Lacroix observe l’attitude émue de son hôte, et avoue qu’à cet instant il comprend enfin « ce que c’était que la grande passion d’un amateur. 15 » Il décide, sur le champ, d’honorer cette passion, cet amour pour l’objet en dédiant à Double la réédition du Pepetius. En 1874, le livre paraît sous le titre Le Dieu Pepetius : roman archéologique. Trois ans plus tard, on imprime une deuxième édition chez Calmann-Lévy, avec une légère modification du titre. Le livre s’intitule maintenant Les amours d’un antiquaire, ou le Dieu Pepetius 16 . Enfin, treize ans plus tard, la Librairie Delagrave publie Le Dieu Pepetius, roman archéologique, accompagné d’illustrations signées A. de Parys, un dessinateur qui a laissé très peu de traces 17 . Une première parution dans les colonnes de la Revue contemporaine, suivie de trois éditions en volume dont une illustrée - voilà qui pourrait attester un certain succès littéraire. Rien n’est moins sûr. La critique est mitigée. Lors de la première édition du livre, un critique (qui reste anonyme) dit simplement : « Je ne veux pas faire mal à Jacob ni à la Librairie de la Société des gens de Lettres. Donc je ne dirai pas tout le mal que je pense de ce livre. 18 » L’auteur du compte-rendu paru quelques années plus tard dans la Revue britannique ne partage pas cet avis : « Nous avons pris grand plaisir à relire une œuvre, très ignorée, du bibliophile Jacob […]. C’est un roman fort original, qui se déroule de nos jours, à Rome dans le monde des archéologues et des amateurs de curiosités. 19 » La maison Delagrave semble confirmer le caractère peu connu de l’ouvrage dans la publicité qu’elle lance au moment de la publication du roman, constatant que ce texte représente « une vraie trouvaille littéraire, car ce roman archéologique n’est connu que 15 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), 1874, p.-x. 16 Id. Les amours d’un antiquaire ou Le Dieu Pepetius, par Le bibliophile Jacob, 2. éd., Paris, Calmann Lévy, 1877. 17 Id. Le Dieu Pepetius, roman archéologique, Paris, C. Delagrave, 1890. 18 La Bibliographie contemporaine, 2 ème année, 33, 15 mai 1874, p.-77. 19 Revue britannique, 66 e année, 1890, janvier, p.-212. 194 Cecilia Hurley de quelques intimes du célèbre conteur. 20 » Même le public cible du livre n’est pas très déterminé. Une première parution dans les colonnes de la Revue contemporaine s’adresse plutôt à un public adulte. Pourtant, la maison Delagrave en 1890 destine ce texte aux enfants 21 . L’auteur d’un compterendu paru dans Le Temps avertit : « Les recherches du savant archéologue bavarois-… amuseront d’autres personnes encore que les enfants. 22 » La décision de cibler un public jeune peut se comprendre, vu la lecture moralisante à laquelle ce petit roman peut se prêter. Le narratif construit par Lacroix constitue d’une certaine manière un très beau récit édifiant. Le vol de la statuette a certes été commis dans un moment de folie, quand le malfaiteur a agi sous l’effet de pulsions qu’il ne parvient tout simplement pas à maîtriser. Il reste néanmoins un acte répréhensible et doit donc être réparé - le coupable en prend immédiatement conscience. Pour se faire pardonner cet acte, il se lance dans une série de tentatives d’expiation ou de compensation. Mais toutes ces actions, motivées par une très bonne intention, ne mènent à rien, et plongent même Crawfurt dans des situations de plus en plus difficiles, voire dangereuses. Comment ne pas interpréter cette série d’accidents comme une mise en garde à l’attention de jeunes lecteurs ? Cependant, cette lecture ‘juvénile’ semble avoir été construite assez tard - dans les années 1890 - et il n’est pas du tout sûr que Lacroix ait songé à ce public lorsqu’il a écrit son roman. Aucune mention n’y est faite dans la préface rédigée pour l’édition de 1874. Dans ce texte, Lacroix exprime l’espoir de dédicacer à Léopold Double, un jour, une monographie consacrée à la figure de l’amateur, du curieux et du dilettante ; dans l’intervalle, il espère que son ami acceptera le Dieu Pepetius, c’est-à-dire « le portrait de l’archéologue, qui avait déjà été fait par Walter Scott, dans son délicieux roman de l’Antiquaire. 23 » Lacroix signe ici une promesse hardie : il ose comparer son texte à The Antiquary, un classique dans son genre. Il justifie cette promesse en expliquant qu’il offre ici le portrait d’un archéologue. Conscient peut-être de la hardiesse de ses prétentions, il les tempère immédiatement : il n’offre pas le portrait d’un archéologue mais de deux. Il espère ainsi remplacer la qualité par la quantité 24 . 20 Publicité pour la Maison Delagrave dans Le Rappel, 30 décembre 1889, n° 7234, p.-[3]. 21 C’est aussi l’opinion de Marie-France David-de Palacio : « ‘L’homme-pioche’, ou les dérives de l’enthousiasme archéologique dans la littérature fin-de-siècle », dans Martine Lavaud (dir.), La plume et la pierre : l’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007, pp.-225-246, p.-238. 22 Le Temps, 29 ème année, n° 10460, 26.12.1889, p.-[4]. 23 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-xi. 24 Ibid. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 195 Mais Lacroix fait bien plus que de produire le portrait habile de deux archéologues. Le roman travaille un grand nombre de lieux communs sur l’archéologie ; il met en scène sa représentation dans l’imagination populaire. On peut y voir une série de vignettes, de gestes, de commentaires sur des figures archéologiques, et sur la pratique, même éthiquement répréhensible, de l’archéologie. Lacroix propose un choix limité de caractères, qui représentent quatre nations : l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, la France. Les Français n’apparaissent qu’une seule fois et brièvement dans la fiction, mais l’occasion est utilisée pour jouer sur les stéréotypes nationaux. Lacroix évoque un groupe de touristes qui arrivent au Musée pour admirer Pepetius - sans apparemment savoir pourquoi : « le custode introduisait une joyeuse société française, qui s’annonça par des rires fous, en demandant à présenter ses hommages au dieu Pepetius. 25 » Leur arrivée exaspère Crawfurt ; il ne s’offusque pas devant leur légèreté, ni devant leur manque d’érudition. Par contre, il ne peut pas s’empêcher de réfléchir sur les longues querelles entre la France et l’Angleterre : « L’Anglais, furieux et indigné, ne manqua pas de se dire que les Français seraient éternellement les rivaux et les ennemis de sa nation. 26 » Les caractères principaux sont au nombre de cinq : un aristocrate anglais, un érudit allemand et sa fille, enfin un gardien de musée et un marchand d’antiquités (et accessoirement un faussaire) italiens. Cette constellation, certes, n’est pas sans évoquer le prologue du Roman de la Momie de Théophile Gautier, avec sa mise en scène d’un aristocrate anglais, lord Evandale (célibataire, comme sir Crawfurt), d’un érudit allemand (Rumphius) et d’un escroc - grec chez Gautier, italien chez Lacroix 27 . Neuf ans plus tard, dans la boutade qu’il publie dans la Revue du Lyonnais, Emile Guimet propose un récit qui mettra en scène un Parisien qui correspond avec deux experts - un Anglais et un Allemand - à propos d’un objet égyptien qui se révélera finalement un faux, communiqué par un escroc égyptien 28 . Les exemples se multiplient ; les types nationaux apparaissent régulièrement dans un 25 Ibid., p.-37. 26 Ibid. 27 Gautier, Théophile. Le Roman de la momie, Paris, L. Hachette, 1858 ; Bernard, Claudie. « Démomification et remomification de l’histoire : ‘le roman de la momie’ de Théophile Gautier », Poétique : Revue De Théorie Et d’Analyse Littéraires, 22 (1988), pp.- 463-486 ; Whyte, Peter. Théophile Gautier, conteur fantastique et merveilleux, Durham/ Manchester, University of Durham/ Manchester University Press, 1996, ch. 5 : « Idéologie et archéologie (1852-1857) ». 28 Guimet, Émile. « Le scarabée indéchiffrable », Revue du Lyonnais, 3 e série, t.- III, 1867, pp.-147-155. 196 Cecilia Hurley tel contexte, élevés à la dignité de vrais stéréotypes. Dans le monde créé par le conte de Lacroix, comme dans ceux de Gautier et de Guimet, ces caractères exemplifient les caractères principaux des archéologues, et les intérêts prépondérants de l’archéologie. Pour la plupart, on les découvre engageants et agréables, en dépit de leur idiosyncrasie, de leurs défauts, qui sont soulignés à dessein dans le roman. Comment fonctionnent ces caractères, et comment représentent-ils le corps des archéologues de l’époque ? Nous sommes confrontés à des caricatures très significatives, qui proposent des types qui correspondent partiellement à notre connaissance des cadres théoriques et des paradigmes qui président à la pratique nationaliste de l’archéologie, telle qu’elle est analysée par des auteurs modernes qui portent leur attention sur l’œuvre d’archéologues du XIX e siècle 29 . Les stéréotypes nationaux sont évidents : l’Anglais est un gentilhomme, riche amateur, connaisseur mais pas très érudit - selon Lacroix, il « ne se piquait pas de l’être. 30 » Il est passionné par les antiquités et surtout il les collectionne 31 . Riche, voire très riche, il a rassemblé une belle collection d’antiquités grecques, romaines et principalement étrusques. Les antiquités nationales n’intéressent pas Sir Olivier ; il n’accorde guère plus d’attention à l’archéologie orientale ou égyptienne. Il serait sans doute incapable d’expliquer clairement son refus d’investiguer ces champs du savoir. Tout simplement, il n’acquiert que des objets liés à l’antiquité classique. La passion de Sir Olivier est d’autant plus remarquable, qu’elle ne vient pas étayer une vaste érudition en philologie, lettres et histoire classiques. Elle n’est pas davantage le fruit d’une longue et coûteuse éducation dans les meilleures écoles et universités. Sir Olivier ne lit qu’avec beaucoup de peine les langues anciennes, et il ne suit aucun des débats les plus épineux sur des questions 29 Díaz-Andreu, Margarita. A world history of nineteenth-century archaeology : nationalism, colonialism, and the past, Oxford, Oxford University Press, 2007, pp.- 338-367 ; Díaz-Andreu, Margarita et Champion, Timothy C. (dir.). Nationalism and archeology in Europe, London, UCL Press, 1996. Voir aussi Trigger, Bruce G. A history of archaeological thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Marchand, Suzanne. Down from Olympus : Archaeology and Philhellenism in Germany, 1750-1970, Princeton, Princeton University Press, 1996 ; Schnapp, Alain. La conquête du passé : aux origines de l’archéologie, Paris, Carré, 1993 ; Malina, Jaroslav et Vašícˇek, Zdeneˇk. Archaeology yesterday and today : the development of archaeology in the sciences and humanities, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, pp.-32-57. 30 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-10. 31 Thompson, Erin L. Possession : the curious history of private collectors from antiquity to the present, New Haven, Yale University Press, 2016 ; Levine, Philippa. The Amateur and the professional : antiquarians, historians and archaeologists in Victorian England, 1838-1886, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 197 pointues d’érudition qui noircissent les pages des journaux savants. Il sait, par contre, ce qu’il aime. Il aime acquérir et posséder : « La possession faisait sa joie et son triomphe, quoiqu’il fût presque constamment éloigné de sa collection » 32 . Une fois un objet acquis, il sera envoyé dans sa résidence pour n’en plus sortir. Crawfurt n’exemplifie pas que l’aristocrate anglais, il représente dans ce récit le collectionneur fou : « il pourrait l’enfouir [la statuette], au fond de l’Angleterre, dans sa collection, dont elle ferait l’ornement à huis clos ; il en jouirait seul ; seul il la verrait, seul il la toucherait, seul il la posséderait. 33 » Ici nous avons dépassé le stade de l’excentrique, mis en scène par Dominique Pety 34 . Nous sommes aussi loin du tressaillement ressenti - et avoué - un siècle auparavant par le comte Caylus quand il reçoit un lot d’antiquités : « Dans l’instant où ses trésors arrivent, il ouvre avec une douce inquiétude, mêlée d’espérance, les caisses qui les renferment : il se flatte d’y trouver des choses rares & inconnues. Le moment de la découverte est pour lui une jouissance vive. 35 » Car Caylus aime se débarrasser d’un objet une fois qu’il l’a étudié et décrit. Crawfurt au contraire est atteint d’une affection bien particulière, et Lacroix choisit bien le mot pour le décrire : l’antiquaire ne peut pas s’imaginer se séparer de l’objet de son « fétichisme » 36 . Depuis sa création par Charles de Brosses presqu’un siècle auparavant, le néologisme ‘fétichisme’ a fait son chemin. Le président de Brosses propose une théorie du fétichisme dans son ouvrage Du culte des dieux fétiches ; dans cette première version, le mot porte sur un rapport religieux, bien plus que sur une relation esthétique ou purement matérielle 37 . Au cours des années, le sens va devenir plus large, et un Auguste Comte va pouvoir manifester une relation fétichiste à une mèche de cheveux provenant de sa maîtresse 32 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-11. 33 Ibid., p.- 61. Bielecki, Emma. The collector in nineteenth-century French literature : representation, identity, knowledge, Oxford/ New York, P. Lang, 2012. 34 Pety, Dominique. « Le personnage du collectionneur au XIX e siècle : de l’excentrique à l’amateur distingué », Romantisme, 2001, 112, La collection, pp.- 71-81 ; Ead. Poétique de la collection au XIX e siècle : du document de l’historien au bibelot de l’esthète, [Nanterre], Presses universitaires de Paris Ouest, 2010. 35 Caylus, Anne-Claude-Philippe de Tubières, comte de. Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines, 7 vol., Paris, Desaint & Saillant, 1752-1767, vol.-2 (1756), p.-ii. 36 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-12. 37 Brosses, Charles de. Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l’ancienne religion de l’Egypte avec la religion actuelle de Nigritie, [S.l.], [s.n.], 1760 ; Pietz, William. Le fétiche : généalogie d’un problème, Aude Pivin trad., Paris, Kargo & l’Éclat, 2005, ch. 4 : « Charles de Brosses et la théorie du fétichisme ». 198 Cecilia Hurley décédée 38 . Lacroix, ici, présente le cas d’un des premiers textes où se marque un déplacement de signification en direction du fétichisme esthétique. Contrairement à Crawfurt pour qui la possession est tout, et qui garde jalousement tout objet antique, l’Allemand illustre l’idéal d’une sphère publique de l’archéologie. Hengel est le conservateur des collections archéologiques du roi de la Bavière, et donc le conservateur de la Glypothek. Il est aussi professeur 39 . Très savant et très axé sur la nécessité de propager ses connaissances, il essaie sans cesse d’ouvrir le champ de l’archéologie à un public bien plus vaste - par des cours mais aussi par ses publications. Il n’est pas sans nous faire penser au grand archéologue, Eduard Gerhard, conservateur à l’Altes Museum de Berlin, qui mènera son travail au musée en parallèle avec ses activités en tant que professeur à l’Université de Berlin, où il occupe une chaire dès 1844. Conscient de la nécessité d’ouvrir la science archéologique à un plus vaste public, il fonde même en 1841 l’Archäologische Gesellschaft zu Berlin 40 . Hengel appartient à cette même classe de savants qui prône une ouverture des découvertes archéologiques à la population la plus large. Au-delà donc du simple contraste entre deux personnes, entre deux hommes, Lacroix décèle une opposition entre deux systèmes de collection. D’un côté la collection privée, de l’autre le musée public 41 . Il n’est guère étonnant que les collections privées soient ici assimilées à l’Angleterre. Les lecteurs de Lacroix pouvaient se rappeler la mémoire de l’exposition des « Art Treasures », organisée à Manchester en 1857. Plusieurs d’entre d’eux pouvaient avoir lu le compte-rendu qu’en avait fait Théophile Thoré-Bürger, avec ses remarques acerbes sur le collectionnisme en Angleterre 42 . Thoré-Bürger dit en effet : 38 Pietz, William. « Fetishism », dans Nelson, Robert S. et Shiff, Richard (dir.), Critical terms for art history, 2 e éd., Chicago [Ill.], the University of Chicago Press, 2003, pp.-306-317, p.-309 ; Eck, Caroline van. Art, agency and living presence : from the animated image to the excessive object, Boston/ Berlin/ Munich, De Gruyter, 2015, pp.-101-118. 39 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), pp.-22-23. 40 Stürmer, Veit. « Eduard Gerhard : Begründer der institutionellen Archäologie in Berlin », dans Annette M. Baerschi et Colin G. King (dir.), Die modernen Väter der Antike : die Entwicklung der Altertumswissenschaften an Akademie und Universität im Berlin des 19. Jahrhunderts, Berlin, de Gruyter, 2009, pp.- 145-164 ; Wrede, Henning (dir). Dem Archäologen Eduard Gerhard 1795-1867 zu seinem 200. Geburtstag, Berlin, Arenhövel, 1997. 41 Siapkas, Johannes et Sjögren, Lena. Displaying the ideals of antiquity : the petrified gaze, New York, Routledge, 2014, ch. 5 : Whitehead, Christopher « Museums and the construction of disciplines : art and archaeology in nineteenth-century Britain », London, Duckworth, 2009. 42 Bürger, William. Trésors d’art exposés à Manchester en 1857 et provenant des collections royales, des collections publiques et des collections particulières de la Grande- Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 199 De tous les pays du monde, la Grande-Bretagne est le plus riche en trésors d’art. […] Tout objet d’art importé dans cette île n’en sort plus ; il est condamné à la réclusion perpétuelle ; on ne le revoit plus jamais dans la circulation, et l’on finit même par ne plus savoir s’il existe. […] Si l’on fait, un jour, l’inventaire des collections enfermées dans les hôtels et les châteaux de l’aristocratie anglaise, ce sera peut-être l’ouvrage le plus instructif sur l’histoire de l’art 43 . Le Crawfurt que dépeint Lacroix est donc un digne représentant de cette aristocratie avare des trésors d’art et d’archéologie qu’elle possède, et qui les garde en secret dans ses châteaux. Thoré-Bürger n’est de loin pas le seul à se plaindre. Jacob Burckhardt et Adolph Michaelis gémissent sur la difficulté de visiter les collections d’art et d’antiquités aux mains des grands collectionneurs privés 44 . Michaelis ajoute que ces ensembles sont d’ailleurs souvent mal catalogués : With the exception of the few Museums of a public character, such as those in Cambridge and Oxford, private galleries therefore have supplied the main part of this catalogue. Everybody knows, how widely spread they are over the country, though perhaps few are aware how difficult it is to get information about them, much more to obtain such access to them as shall enable a visitor thoroughly to examine the works of art, without being at every moment disturbed by the impatient noise of the housekeeper’s keys. But the greatest of all hindrances is the want of good catalogues or other literary means of general, as well as special, preparation and instruction 45 . De l’autre côté, on trouve illustré le système des collections publiques, qu’exemplifie ici Hengel. Conservateur et professeur, il appartient à un Bretagne, Paris, V ve J. Renouard, 1857 ; voir aussi Pergam, Elizabeth A. The Manchester Art Treasures Exhibition of 1857 : entrepreneurs, connoisseurs and the public, Farnham, Ashgate, 2011 ; Evans, Émilie Oléron. « Gustav Friedrich Waagen et l’institutionnalisation des « trésors de l’art » en Grande-Bretagne », Revue germanique internationale, 21 (2015), pp.-51-64. 43 Bürger, Trésors d’art, op.-cit. (note 42), pp.-1-2. 44 Lettre de Jacob Burckhardt à Carl Lendorff-Berri, Londres, 29 aout 1879, dans JB- Briefe VII, éd. Max Burckhardt. Bâle, Schwabe, 1969, doc. 832, p.- 102-104 ; Herrmann, Frank (dir.), The English as collectors : a documentary chrestomathy, London, Chatto & Windus, 1972. 45 Michaelis, Adolf. Ancient marbles in Great Britain, Cambridge, University Press, 1882, pp.-vii-viii. Voir aussi Ernst, Wolfgang. « La transition des galeries privées au musée public et l’imagination muséale : l’exemple du British Museum », dans Anne-France Laurens, Krzysztof Pomian (dir.), L’Anticomanie, la collection d’antiquités aux XVIII e et XIX e siècles, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1992, pp.-155-168. 200 Cecilia Hurley monde muséal qui veut proposer un accès plus démocratique aux collections. Il conçoit son travail comme une mise à disposition des collections au public. Il refuse, par exemple, d’aller en Angleterre avant d’avoir terminé le classement et la description de la Glyptotek dont il a la charge 46 . Mais le musée public est aussi représenté ici par les musées du Vatican, une institution auguste qui détient une place très importante dans le monde de l’archéologie. Il ne faut pas non plus sous-estimer la position très particulière de ce musée - et c’est une position dont Lacroix exploite, pour le bien de son drame, toutes les éventualités. Car les collections antiques, païennes du Musée du Vatican sont placées sous l’égide de l’église catholique 47 . Quand Crawfurt veut acheter le dieu Pepetius il doit aller présenter sa demande auprès du cardinal administrateur du Musée. Ce dernier doit ensuite transmettre cette curieuse demande aux Jésuites du Collège romain, qui à leur tour doivent requérir une décision du Pape. Or le Pape refuse la demande, expliquant qu’il faut conserver l’objet à Rome pour « l’honneur de l’archéologie romaine ». C’est cette décision qui, selon Lacroix, jette « dans la consternation l’adorateur anglican du dieu Pepetius. 48 » Mais le désir de protéger l’honneur de l’archéologie romaine dépasse cette simple interdiction de vente. A la fin du récit, Hengel passe une nuit dans la prison papale - le Château Saint-Ange. Une juste punition pour un homme qui a volé le dieu Pepetius ? Il s’agit moins de punir le voleur présumé, que de donner au professeur allemand la possibilité de se repentir de son opiniâtreté et de se ranger de l’avis des autorités ecclésiastiques. Le cardinal administrateur, Carpobonnacio, justifie la mise en prison du professeur en termes clairs : “Il s’agit de cet Allemand, opiniâtre et têtu, qui veut que le dieu Pepetius soit Orcus ? […]. Il faut être Allemand, pour s’obstiner à de pareilles rêveries ! Nous avons eu ensemble à ce sujet une vive discussion, quand Balettini me l’amena hier soir, et je l’ai fait conduire au Château Saint-Ange, pour lui donner le temps de réfléchir sur l’inanité de son système…” 49 46 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-137. 47 Gilson, Patricia Ann. Rituals of a nation’s identity : archaeology and genealogy in antiquities museums of Rome, D. Phil dissertation, University of Southern California, 2008, ch. 1 ; Dyson, Stephen L. In Pursuit of Ancient Pasts : A History of Classical Archaeology in the Nineteenth and Twentieth Centuries, New Haven, Yale University Press, 2006, pp.-98-107 ; Barbanera, Marcello. L’ archeologia degli italiani : storia, metodi e orientamenti dell’archeologia classica in Italia, Roma, Ed. Riuniti, 1998, pp.-34-39. 48 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-13. 49 Ibid., p.-344. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 201 Voler un objet est moins grave que de s’opposer à la doxa catholique en ce qui concerne les antiquités romaines et étrusques qui peuvent encore servir à assurer l’autorité intemporelle de l’Eglise. Mais il y a une autre grande différence entre Hengel and Crawfurt. Comme on l’a déjà vu, Crawfurt aspire à posséder totalement un objet, dont il ne considère que le caractère unique. Hengel, lui, étudie méticuleusement les monuments antiques figurés et crée « des systèmes ingénieux sur la mythologie grecque et romaine » ; il est à ce titre un digne émule de Creuzer (« on citait honorablement son nom à côté de celui de Creuzer […]. » 50 ) Il désire étudier toutes les antiquités pour en former une idée la plus générale possible. Même le simple fait de se promener à Rome l’oblige à se vêtir correctement et surtout de se munir d’un Guide : « le chapeau sur la tête et la canne à la main, ayant sous le bras le Guide ou Itinéraire de Rome, son compagnon inséparable dans ses promenades archéologiques. 51 » Peu étonnant, par ailleurs, de l’entendre prononcer une phrase qui rappelle Quatremère de Quincy : « dans cette prodigieuse ville, qui est tout entière un véritable musée, il y a des antiquités presque à chaque pas… » 52 . Pour lui, le but principal, à l’étude du Pepetius, n’est pas d’en tirer une jouissance privée, toute mêlée de fétichisme, mais de l’étudier en profondeur, de lui donner une place dans la reconstruction d’un système théologique antique. Or, c’est justement autour de cette question cruciale - l’analyse de Pepetius - que se joue l’intrigue principale du roman proposé par Lacroix. Un des caractères centraux de la fiction, l’objet pose beaucoup de problèmes. Revenons sur la description de cette statuette dont Crawfurt s’est entiché : C’était une statuette en bronze, haute de 25 centimètres, d’un travail assez grossier, mais vraiment très-singulière de forme et de figure. Elle représentait une espèce d’enfant accroupi, les mains posées sur ses genoux ; cet enfant, ou plutôt ce monstre hideux, avait seulement les traits de l’enfance, avec une bouche démesurément ouverte, comme s’il était censé rire à gorge déployée ; ses petits yeux, largement fendus, qui paraissaient avoir été, dans l’origine, remplis par des émaux ou des pierres précieuses, n’offraient plus que deux cavités éraillées, au fond desquelles on croyait voir luire un sombre regard. Son nez épaté, aux narines ouvertes, ses joues grimaçantes et bouffies, son menton garni d’une barbiche pointue, ses oreilles plates et pendantes, ne s’accordaient 50 Ibid., p.-23. 51 Ibid., p.-137. 52 Ibid., p.-140. Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostome. Lettres sur le préjudice qu’occasionneroient aux Arts et à la Science le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation des ses collections, galeries, musées, etc., Paris, Desenne, 1796, p.-22. 202 Cecilia Hurley pas mal avec les cornes de chèvre, qui venaient s’en rouler comme un diadème au sommet de sa tète ovoïdale. Le corps difforme de cette idole était bien plus étrange que sa figure : le dos se relevait en bosse au-dessus des épaules, et le ventre proéminent arrivait presque à la hauteur du menton. Un serpent, dont la partie antérieure semblait engagée dans les entrailles du personnage, enveloppait de ses replis écailleux les bras et les jambes de ce nain horrible et lui faisait un panache avec l’aigrette de sa queue. Ce n’est pas tout : les pieds du monstre se terminaient en pattes de lézard, et un vilain crapaud, sur lequel il avait l’air de vouloir s’asseoir, semblait disposé à s’y prêter de bonne grâce et s’enflait de toutes ses forces comme pour lui fournir un siège convenable. Enfin, on remarquait au bas des reins de ce dieu fantastique un œil cyclopéen, encore émaillé, qui n’avait pas d’autre usage, en apparence, que de surveiller sans cesse les faits et gestes du crapaud 53 . L’obsession de Crawfurt devient même moins compréhensible à l’égard de cet objet infâme, laid et monstrueux. L’adorer au point même de ne plus regarder ni l’Apollon de Belvédère ni le Laocoon a de quoi étonner le lecteur qui n’a pas apprécié le pouvoir, la puissance de ce fétichisme qui a rendu Crawfurt le prisonnier de son obsession - au point même de voler un objet pour l’assouvir. S’agit-il d’un acte de foi, ou d’un comportement pathologique 54 ? Si seulement cet objet correspondait à une divinité importante, connue pour ses pouvoirs, une telle attention serait quelque peu légitimée, mais tel n’est pas le cas. Car personne ne sait qui est ce dieu. La figurine a été découverte à peine deux mois avant le début de l’action de ce roman. Déterrée soi-disant à Tarquinium, ville inconnue 55 , la statuette représente un dieu inconnu ; le nom Pepetius a été créé de toutes pièces (« son nom postiche de Pepetius »), avant l’identification précise de cette divinité. L’étymologie du nom n’est pas non plus éclaircie. On est tenté de reconnaître dans ce néologisme latinisant une allusion au mot ‘pépettes’ - qui, pour Gaston Esnault, désigne les pièces d’argent chez les ouvriers et les prostituées aux alentours de 1866 56 . Clairement, aucun dieu du panthéon des divinités étrusques ne porte ce nom. Aucune mention de ce nom ailleurs dans la littérature - à une exception près. En 1859, dans un article paru dans le Répertoire archéologique de l’Anjou, dans son « Rapport sur les mémoires 53 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), pp.-7-9. 54 Nye, Robert A. « The medical origins of sexual fetishism », dans Emily Apter et William Pietz (dir.), Fetishism as cultural discourse, Ithaca (N.Y.)/ London, Cornell University Press, 1993, pp.-13-30. 55 Le nom de la ville est Tarquinii, moderne Tarquinia. Lacroix n’ignorait sûrement pas ce fait. 56 Esnault, Gaston. Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965, p.-481. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 203 présentés au concours de 1858 », l’archéologue Albert Lemarchand commente un objet non-identifié qui figure dans les collections de Mamert : « Il est encore une figure, une sorte de dieu Pepetius, qui excite beaucoup la curiosité de nos antiquaires. 57 » L’objet considéré n’entretient aucune relation avec le Pepetius de Lacroix : il s’agit d’une figure féminine, debout, entièrement humaine, auquel il manque la tête, en terre de pipe 58 . On doit en conclure que ‘Pepetius’ est devenu synonyme, aux yeux de Lemarchand, - sans doute grâce au roman de Lacroix - d’un objet mystérieux sur lequel les archéologues se déchirent. C’est justement parce que Pepetius est toujours inconnu qu’Hengel se passionne à son propos. Comme nous l’avons vu, contrairement à Crawfurt, il ne désire pas le posséder. Il n’a pas besoin d’entrer en communion avec cette statue, ou d’entretenir une relation avec lui. Il désire seulement la voir - même brièvement - pour l’inspecter, corroborer sa théorie, produire un texte prouvant que l’objet correspond à une représentation du dieu Orcus, un démon des Enfers. Une fois la preuve établie, Hengel aspire à insérer cette figure dans le contexte plus large de la mythologie. Le fétiche de l’objet le cède ici au fétichisme du système. Pepetius n’est pas unique - mais seulement le maillon d’une longue chaîne. Dans sa folie scientifique, et son absence de passion pour l’objet même, l’archéologue allemand trahit également une conception intéressante de l’usage et de l’importance des dessins archéologiques, des instruments qui avaient été utilisés de plusieurs manières - surtout comme relevés durant les siècles antérieurs ; mais au XIX e siècle, ces dessins devenaient des documents scientifiques pour les archéologues professionnels et amateurs 59 . Une fois encore Lacroix attire l’attention du lecteur sur cet élément important dans l’attirail de l’archéologue, en contrastant deux caractères. Crawfurt passe des heures dans sa contemplation de ce dieu Pepetius qu’il idolâtre. Mais il ne reste pas immobile devant cet objet tant aimé : il passe une bonne partie de son temps à en faire des dessins. Lacroix nous l’explique : « il fit plus de cinquante dessins, très-habilement touchés, d’après l’original qu’il eût voulu posséder à tout prix, quitte à ne plus le regarder une seule fois en 57 Lemarchand, Albert. « Rapport sur les mémoires présentés au concours de 1858 », Répertoire archéologique de l’Anjou, 1858-1859, pp.-145-168, p.-160. 58 Un moulage de l’objet figure dans les collections du Musée d’Angers dix ans plus tard : Godard-Faultrier, Victor. Musée des antiquités d’Angers fondé en 1841 : Inventaire, Angers, impr. de P. Lachèse, Belleuvre et Dolbeau, 1868, p.- 38, n o . 127 bis : « Moulage d’une statuette en terre de pipe (Vénus, absolument nue, portant cette légende : REX TUSENOS). » 59 Klamm, Stefanie. Bilder des Vergangenen : Visualisierung in der Archäologie im 19.-Jahrhundert : Fotografie - Zeichnung - Abguss, Berlin, Mann, Gebr., 2016. 204 Cecilia Hurley sa vie. 60 » Le dessin joue le rôle d’un souvenir : il permet à Crawfurt de se remémorer l’objet une fois qu’il a quitté Rome. Il ne pourra plus contempler l’original, mais du moins ses représentations fidèles - cinquante en tout. Crawfurt a croqué la statue de tous les points de vue possibles, et de tous les côtés. Curieusement, lorsqu’il quitte le musée dans sa hâte, prenant la statue avec lui, il abandonne les dessins derrière lui. Cette perte n’est pas d’une grande conséquence ; nul besoin d’esquisse, quand l’original est possédé. L’attitude de Hengel est différente : il croit en l’importance capitale du dessin archéologique. Quand il apprend que l’objet original manque, il marque sa tristesse, mais cette dernière reste passagère. Il se console rapidement - en fait, dès qu’il aperçoit les dessins précis de l’objet laissés par Crawfurt. Alors qu’on lui demande avec inquiétude des nouvelles de la statue, il examine déjà ses représentations fidèles, qui lui suffisent pour élaborer ses hypothèses à propos de Pepetius 61 . Cette croyance en le pouvoir documentaire du dessin est attestée plus loin dans le roman. Hengel affirme en effet que l’original n’est plus nécessaire, après l’inspection des dessins : « “Il n’est pas nécessaire que je le voie, […] puisque j’ai vu vos dessins.” 62 » Il révèle qu’il vient d’écrire un essai de 150 pages sur la statuette et sur l’identité de la silhouette informe de bronze sans avoir jamais observé l’original… 63 Il réitère sa foi dans ces dessins : « “Moi, j’ai vu les dessins que vous en avez faits, continua le professeur, et ces dessins me suffisent pour établir mon système sur une base de granit.” 64 » Objet, original, copie, représentation. Il est sans doute surprenant qu’un conservateur de musée, tel qu’il est exemplifié ici par Hengel, se révèle si peu scrupuleux sur le caractère unique, irremplaçable de l’objet représenté. Il se rachète à la fin du roman, surtout dans ses rapports avec la principale figure italienne, Cocota. Le roman est situé en Italie, et les caractères italiens y sont en nombre conséquent. Certains appartiennent au genre du roman, et on les trouve dans tout type de fiction située en Italie : les carabiniers, l’armée du Vatican qui exerce la justice à quelque distance de là. Ils préfèrent vivre « en assez bonne intelligence » avec d’autres figures typiques, les brigands, qui ont installé leurs quartiers à l’extérieur des murs de Rome ; la police est peu encline à les chasser ou à les emprisonner 65 . D’autres fonctionnaires se révèlent tout aussi faux. Si un voyageur ou un touriste parvient trop tard à l’entrée de la Ville éternelle, il trouvera les portes fermées. Le portier honnête refuse 60 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-13. 61 Ibid., p.-50. 62 Ibid., p.-217. 63 Ibid., p.-228. 64 Ibid., p.-229. 65 Ibid., p.-149. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 205 d’ouvrir les battants, pendant qu’il « calculait tout bas la somme qu’il pouvait demander. 66 » Lacroix dépeint également une scène amusante, avec la foule rassemblée sur la place du Pasquino, et la cérémonie du pasquillo 67 . Non moins typique est le gardien de musée Balettini, un être incompétent, et très enclin à accepter des « cadeaux » - une pièce d’or que Crawfurt lui glisse dans la main, et un peu plus tard, une grosse pièce d’argent que lui donne Hengel 68 . Après tout, comme le mentionne Lacroix, sa main est toujours ouverte : « la main, que Balettini, par habitude, tenait toujours ouverte. 69 » Ses sollicitations semblent profitables, puisqu’elles lui rapportent environ deux ou trois piastres par jour en pourboires 70 . Trop confiant, il n’a pas compris que c’est Crawfurt lui-même qui a volé Pepetius, et qu’il a facilité sans le vouloir sa fuite hors du musée. Comme pour chercher à réparer son erreur, il est zélé dans sa recherche de la statue, même s’il finit par désigner les mauvais coupables. Il poursuit ses suspects avec ardeur. En toute justice, il est présent quand Hengel retrouve Pepetius dans le jardin du Colisée. Balettini rend triomphalement l’objet tant convoité aux autorités 71 . Balettini campe une figure attachante, qui gagne rapidement la sympathie du lecteur. Lacroix le présente comme un être bien intentionné, mais maladroit et balourd. L’autre caractère italien saillant est tout opposé - peu sympathique, envahissant et avant tout - on le découvre bientôt - impliqué dans des activités archéologiques malhonnêtes. C’est avec ce caractère que Lacroix touche à la question du marché des faux en Italie à cette époque. Crawfurt a pris un logement dans une maison qui appartient à Cocota, marchand d’antiquités obséquieux. Il guette systématiquement les mouvements de son hôte 72 . Il connaît les objets qui pourraient intéresser Crawfurt, et il prend bien soin de les lui montrer. Apprenant que l’Anglais s’est entiché de la statuette étrusque au Musée, il lui fait comprendre qu’un autre exemplaire a été trouvé lors d’une campagne de fouilles, et qu’il y aurait donc moyen de l’acquérir. Crawfurt ne se laisse pas persuader, convaincu que l’objet de son désir est unique. Mais il accepte enfin de visiter la boutique du marchand puisqu’il veut acquérir deux objets - un vase grec et un bijou étrusque. Cocota, ravi, lui propose deux objets, au prix élevé. L’Anglais ne décline pas. Il les achète et demande à Cocota de les emballer et les envoyer au Musée étrusque. Ce qui jette un froid ; le marchand tergiverse et essaie 66 Ibid., p.-124. 67 Ibid., pp.-153-154 ; Silenzi, Fernando et Silenzi, Renato. Pasquino : quattro secoli di satira romana, Firenze, Vallecchi, 1968. 68 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), pp.-28, 33. 69 Ibid., p.-6. 70 Ibid., p.-97. 71 Ibid., p.-304. 72 Ibid., pp.-16, 59, 100. 206 Cecilia Hurley de convaincre Crawfurt de ne pas acheter les objets, citant une raison pour le moins surprenante. « Supposez-vous que je veuille vous tromper, Eccellenza, et que ces objets sont faux ou falsifiés… 73 » Crawfurt balaye cette excuse, et les objets partent au Musée en dépit des craintes du marchand. Craintes qui s’avèrent justifiées à la fin du roman. Pendant la scène du dénouement, Hengel aperçoit les bibelots sur une table dans le bureau du directeur du Musée et s’écrie : « Ce sont des antiquités de fabrique moderne ! Le gentilhomme anglais s’est laissé tromper par un faussaire : vase et collier, cela ne vaut pas cinq piastres. Je vous invite, Monseigneur, à ne point accepter le présent et à punir le faussaire. 74 » Les autorités n’hésitent pas : Cocota est mis en prison pour vente de fausses antiquités 75 . Et Hengel, le conservateur, prouve sa connaissance profonde de l’objet : c’est lui, et pas le collectionneur fou qui a bien vu qu’il s’agit d’un faux. Lacroix n’invente rien ici. Cocota représente bien le marchand escroc, celui qui profite des lubies de collectionneurs - surtout, mais non exclusivement les Anglais 76 . L’amour de l’antique, associé au désir de posséder des œuvres d’art attestant de connaissance et de goût avait encouragé beaucoup de Grand Touristes (des Anglais, le plus souvent) à acquérir des objets d’art en Italie. Les marchands offraient des objets authentiques, des faux, ou des objets composés, bricolés par l’imagination. Seul l’œil le plus exercé, celui du connaisseur, pouvait déjouer ces tentatives de tromperies. Le commerce des faux battait son plein au XIX e siècle 77 . La collection Campana - mentionnée par Froehner dans son compte-rendu des romans archéologiques 73 Ibid., p.-82. 74 Ibid., p.-358. 75 Ibid., p.-364. 76 Jones, Mark (dir.). Fake ? The Art of Deception, Berkeley, University of California Press, 1990 ; Nobili, Riccardo. The Gentle art of faking : a history of the methods of producing imitations and spurious works of art from the earliest times up to the present day, London,-Seeley Service, 1922 ; Kurz, Otto. Fakes, a handbook for collectors and students, London, Faber and Faber, 1948 ; Lenain, Thierry. Art forgery : the history of a modern obsession, London, Reaktion books, 2011 ; 77 « The 19th century : the great age of faking » dans Mark Jones (dir.), Fake ? The Art of Deception, Berkeley, University of California Press, 1990, pp.- 161-234 ; Helstosky, Carol. « Giovanni Bastianini, art forgery, and the market in nineteenth-century Italy », The Journal of Modern History, 81/ 4 (décembre 2009), pp.- 793-823 ; Unger, Marina « “Ein durchaus ungewöhnliches, ja bis jetzt einziges Stück” : Archäologie, Antikenhandel und Fälschungen im 19. Jahrhundert », dans Kathrin Barbara Zimmer (dir.), Rezeption, Zeitgeist, Fälschung - Umgang mit Antike(n), Akten des Internationalen Kolloquiums am 31. Januar und 1. Februar 2014, in Tübingen, Rahden, Westf., Leidorf, 2015, pp.- 121-134 ; Briefel, Aviva. The Deceivers : art forgery and identity in the nineteenth century, Ithaca, NY,- Cornell University Press, 2006. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 207 - exposée au Louvre dans les années 1860, incluait, sans que les visiteurs du musée s’en doutassent, plusieurs faux 78 . Vingt-deux ans après la première parution de Pepetius, Gustave Flaubert mourut. Il travaillait alors sur une vaste fresque caricaturant les vanités de ses contemporains, et qu’il qualifia d’“encyclopédie de la bêtise humaine”. L’ensemble resta inachevé à sa mort, mais fut tout de même publié : Bouvard et Pécuchet. Au chapitre quatre, les deux caractères principaux, deux copistes, aspirent à devenir archéologues ; ils collectionnent un ensemble d’objets propres à former un musée : « Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues ; et leur maison ressemblait à un musée. 79 » Les deux clercs qu’un héritage a rendus riches ne ressemblent guère à un Crawfurt, aristocrate anglais, ou à un Hengel, conservateur et professeur allemand. Et, pourtant, les similitudes entre les deux fictions se détachent aisément. L’amour de l’objet, le désir de posséder, le culte du morceau peu goûté, l’adoration quasi-religieuse de l’objet : plusieurs gestes et actions décrits par Lacroix réapparaissent chez Flaubert. Bouvard et Pécuchet multiplient les sorties, les recherches, les visites pour s’informer mais aussi pour acquérir des objets. Et, tout comme Crawfurt, ils ne rechignent pas à se livrer à des actes répréhensibles - le vol - pour se procurer les objets qu’ils convoitent. Ils vont donc jusqu’à déterrer une cuve druidique. Un objet dont l’identité n’est pas sûre - car la cuve tant désirée se révèle en fait un font baptismal. Une fois leur erreur et crime découverts, les deux hommes doivent réparer leur forfait. Ils demandent un délai supplémentaire - pour effectuer des dessins de la soi-disant cuve avant de la rendre. La puissance cognitive du dessin est, ici encore, pleinement célébrée. Chez Flaubert, tout comme chez Lacroix, l’archéologie est ici mise en perspective dans la totalité de son fonctionnement complexe - avec ses acteurs, ses gestes, ses attitudes, jusqu’à ses erreurs. C’est ce fonctionnement, créateur de récits et de fictions historiques, qui a fasciné le monde du roman, non moins que les fictions historiques elles-mêmes. 78 Sarti, Susanna. Giovanni Pietro Campana 1808-1880 : The man and his collection, Oxford, Archaeopress, 2001, pp.-28-30. 79 Flaubert, Gustave. Bouvard et Pécuchet : œuvre posthume, Paris, A. Lemerre, 1881, p.-125 ; Schuerewegen, Franc. « Muséum ou Croutéum ? Pons, Bouvard, Pécuchet et la collection », Romantisme, 55, 1987, pp.-41-54. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) La Poésie archéologique des Parnassiens Yann Mortelette Le recueil de Théophile Gautier Émaux et camées a été la Bible des poètes du Parnasse. Son poème final, L’Art, expose l’art poétique de l’auteur. Or, les dernières strophes de ce poème utilisent la métaphore de l’archéologie pour évoquer un art capable de braver le temps par sa perfection formelle : Tout passe. - L’art robuste Seul a l’éternité. Le buste Survit à la cité. Et la médaille austère Que trouve un laboureur Sous terre Révèle un empereur. Les dieux eux-mêmes meurent, Mais les vers souverains Demeurent Plus forts que les airains. Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant 1 ! La poétique parnassienne a trouvé une caution dans la science archéologique naissante : ce qui dure, c’est l’art dur. Gautier a opté pour une poésie dense, aux dimensions resserrées, éliminant les parties faibles qui résisteraient mal aux injures du temps. Émaux ou camées, marbres sculptés ou médailles en métal, ses poèmes engagent une lutte contre l’impermanence 1 Théophile Gautier. L’Art, v. 45-60, Émaux et camées [quatrième édition], dans Poésies nouvelles, Paris, Charpentier, 1863. Ce poème, écrit en réponse à une Odelette de Théodore de Banville datant de mai 1856, parut d’abord dans la revue L’Artiste le 13 septembre 1857. Sans une erreur de l’éditeur Auguste Poulet- Malassis, il aurait figuré à la fin de l’édition d’Émaux et camées de 1858. 210 Yann Mortelette universelle. En faisant allusion au célèbre vers d’Horace « Exegi monumentum aere perennius 2 », Gautier suggère toutefois que l’immatérialité de la poésie la rend encore plus durable que les matériaux les plus solides. La métaphore numismatique appliquée à l’art des vers sera fréquente dans la poésie parnassienne. Dans la première de ses Médailles antiques, Leconte de Lisle voit dans le travail minutieux du ciseleur un gage de gloire immortelle : Celui-ci vivra, vainqueur de l’oubli, Par les Dieux heureux ! Sa main sûre et fine A fait onduler sur l’onyx poli L’écume marine 3 . Dans les tercets de son sonnet Médaille antique, José-Maria de Heredia constate comme Gautier que « l’art robuste » « survit à la cité » et qu’il permet de conjurer la fuite du temps et la dégradation de la beauté : Le temps passe. Tout meurt. Le marbre même s’use. Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ; Et seul le dur métal que l’amour fit docile Garde encore en sa fleur, aux médailles d’argent, L’immortelle beauté des vierges de Sicile 4 . Pour l’auteur des Trophées, la forme fixe et brève du sonnet devient l’équivalent de la médaille au « dur métal ». En 1896, le néo-parnassien Marc Legrand ouvre son recueil L’Âme antique par le poème Désir de statuaire, dans lequel il compare la poésie à la sculpture et à l’orfèvrerie, en employant la strophe favorite de l’auteur d’Émaux et camées, le quatrain d’octosyllabes à rimes croisées : Quelle œuvre ! la forme qui dure, Bête ou Dieu, chimère ou héros, Vivant dans la matière dure, Onyx ou bois, bronze ou paros ! 2 « J’ai achevé un monument plus durable que l’airain » (Horace, Odes, livre III, 30, v.-1). 3 Leconte de Lisle. Médailles antiques, I, v. 1-4. Paru en préoriginale dans la Revue contemporaine du 31 juillet 1859, cet ensemble de cinq poèmes figurera d’abord dans les Poèmes barbares en 1862, avant d’être recueilli dans les Poèmes antiques en 1874. 4 Heredia, José-Maria de. Médaille antique, v. 9-14, dans Les Trophées (1893). Préoriginale dans la Revue des deux mondes du 1 er janvier 1888. La Poésie archéologique des Parnassiens 211 J’ignore ce travail sublime. Pour rendre mon rêve concret, Je n’ai que ton métal, ô Rime ! Mais ma main en connaît l’apprêt Et, comme des urnes antiques Dignes d’une pure liqueur, Façonne des strophes plastiques Que j’emplis du vin de mon cœur 5 . Les vestiges du passé révélés par l’archéologie - statues, médailles, urnes antiques - invitent les Parnassiens à réfléchir sur les qualités artistiques pouvant assurer la pérennité de leurs œuvres. Ils les confortent également dans leur conception pessimiste de l’histoire, vue comme un naufrage universel dont n’auraient réchappé que de rares objets. Plus encore que leurs prédécesseurs romantiques, les Parnassiens, qui appartiennent à la génération postérieure à 1848, sont convaincus de l’inanité des efforts humains pour réaliser une œuvre durable. Leur intérêt pour l’Antiquité leur fait prendre conscience de tout ce qui a disparu. Mais si les vestiges archéologiques sont à leurs yeux d’ironiques épaves du passé, ils leur apportent aussi la preuve que certaines productions humaines peuvent vaincre le temps. Le goût des Parnassiens pour l’archéologie est une façon de lutter contre la fuite du temps que les romantiques avaient déplorée. Un poème de Frédéric Plessis, La Vieille Église de Thaon, publié dans Vesper en 1897, est à cet égard significatif. Le benjamin du Parnasse, futur professeur de poésie latine à la Sorbonne, y décrit en détail les ruines d’une belle église romane, classée monument historique en 1840 et située près de Bény-sur-Mer, dans le Calvados, où il avait une propriété. Dans ce poème, dédié à Henri Onfroy, auteur d’une nouvelle archéologique ayant pour cadre cette vieille église 6 , il s’interroge sur la fascination que les ruines exercent sur lui : Siècles morts ! jours enfuis ! de quel amer prestige Troublez-vous le plus fort de nous jusqu’au vertige ? Ô passé ! quel est donc ton pouvoir sur le cœur Qu’à ton moindre contact le regret l’ensanglante ? […] Réponds-moi, vieille église aux pierres féodales ! […] 5 Legrand, Marc. Désir de statuaire, dans L’Âme antique, Paris, Armand Colin, 1896, p.-5. Ce poème ouvre la section Poèmes plastiques en tête du recueil. 6 Onfroy, Henri. L’Abbé Gerbold, archéologue, Paris, Émile-Paul, 1903. 212 Yann Mortelette Ah ! c’est la répugnance et c’est la certitude D’entrer, au jour prochain, dans la décrépitude, C’est la peur de la mort, c’est l’horreur du destin. […] La ruine est le plus éloquent des exemples ! Elle nous dit : « Bientôt vos palais et vos temples, Dédiés sous des noms en lettres d’or inscrits, La chaire du savant et la chaire du prêtre Dans l’herbe qui les laisse à peine reconnaître Ne seront qu’un amas de sordides débris. Votre foi, vos amours, votre chère espérance, L’orgueil de votre rêve et de votre souffrance, L’idéal rajeuni dont votre âge est si fier, Et vous-mêmes… la tombe est là qui vous aspire. Voyez : Demain, dont rien ne retarde l’empire, Fera de vous ceci qu’Aujourd’hui fait d’Hier 7 . » Symbole de la fuite du temps, la vieille église de Thaon provoque finalement chez Plessis ce même « sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée » que madame de Staël avait défini dans De l’Allemagne en 1813. Mais si les poètes du Parnasse ne sont pas moins sujets au mal du siècle que leurs aînés préromantiques, la contemplation des ruines suscite chez eux un souci de conservation de ces précieuses traces d’un passé qui ne veut pas mourir. Frédéric Plessis a écrit ce long poème de 168 vers afin de sensibiliser l’opinion publique à la restauration de l’église de Thaon, que l’architecte Léon Bénouville dirigea de 1896 à 1902. Ses préoccupations sont celles d’un archéologue : S’il est une ruine étrange et désolée, C’est l’église de Thaon, au fond de sa vallée, Vieille église romane au cintre surbaissé Sur laquelle bientôt huit siècles ont passé, Et dont ne veulent plus les gens de la paroisse Que son délabrement en leur vanité froisse. […] Et c’est encore heureux qu’on n’ait point abattu, Pour déblayer le sol et pour tirer des pierres, Le temple où les aïeux offrirent leurs prières 8 . 7 Plessis, Frédéric. La Vieille Église de Thaon, III e partie, v. 85-88, 97, 103-105 et 109-120, dans Vesper. Poésies (1886-1896), Paris, Alphonse Lemerre, 1897 ; Poésies complètes. La Lampe d’argile. Vesper. Gallica (1873-1903), Paris, Albert Fontemoing, 1904, pp.-270-271. 8 Ibid., v. 1-6 et 12-14, pp.-266-267. La Poésie archéologique des Parnassiens 213 Dans L’Escalier de l’Ara Cœli, poème composé à Rome en janvier 1867 et recueilli dans les Croquis italiens en 1872, Sully Prudhomme s’indigne lui aussi du manque de respect pour les vestiges antiques, que des générations ultérieures n’hésitent pas à démolir pour leurs propres besoins. En remployant au XIV e -siècle les marbres de la Rome antique pour réaliser l’escalier de la basilique Sainte-Marie d’Aracœli, l’architecte Simone Andreozzi les a finalement préservés d’une destruction assurée : Il prit des marbres sans rivaux, Fragments de ces pierres illustres Que la pioche aveugle des rustres Brisait pour faire de la chaux, Et qui toutes étincelèrent Au front des temples abattus, Ou que les Gracques et Brutus Au Forum de leur pied foulèrent ! L’incidence des découvertes archéologiques L’attention que les Parnassiens ont portée aux vestiges du passé est à mettre en relation avec l’essor de l’archéologie en France au milieu du XIX e -siècle. En 1867, alors que le Parnasse s’affirme à l’avant-garde de la poésie, Mathieu- Auguste Geffroy note dans son Rapport sur les études historiques : Au service de l’école historique moderne, la philologie comparée, la haute archéologie et l’épigraphie ont été d’admirables instruments. La première de ces sciences a rattaché au sol propre de l’histoire de vastes domaines recélant des origines jusqu’alors ignorées ; la seconde a exhumé des séries de siècles d’histoire positive […] ; enfin l’épigraphie […] s’est armée d’une critique érudite pour apporter beaucoup de lumières nouvelles à l’histoire purement classique 9 . Les progrès de l’archéologie ont marqué la poésie parnassienne. En 1842, le premier recueil de Théodore de Banville, Les Cariatides, témoigne non seulement du renouveau de l’hellénisme, mais aussi de la mode de l’égyptologie ; le poème La Voie lactée compare ainsi de façon inattendue le déclin de la poésie lyrique en France pendant la période classique au sommeil éternel des pharaons au fond de leurs tombeaux : 9 Recueil de rapports sur les lettres et les sciences en France. Rapports sur les études historiques, par MM.- Geffroy, Zeller et Thiénot, Paris, Imprimerie impériale, 1867, pp.-82-83. 214 Yann Mortelette Alors ce fut sur nous comme une nuit étrange, Où nul rayon d’en haut ne dora notre fange, […] Et comme les débris de cette antique Égypte, Où, dans leur pyramide ou leur obscure crypte, Dorment les Sésostris auprès des Néchaos, Notre art, monde autrefois, redevenait chaos. En 1850, la découverte du Sérapéum de Memphis par Auguste Mariette renforce l’engouement pour l’égyptologie, déjà très fort en France depuis l’expédition d’Égypte en 1798 et 1799 et le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion en 1822. C’est en lisant, dans le Journal asiatique de 1858 ou dans la Revue contemporaine de 1859, les travaux du vicomte de Rougé sur une stèle égyptienne retrouvée par Champollion que Leconte de Lisle a eu l’idée de son poème Néférou-Ra, publié dans la Revue européenne du 15 septembre 1861, puis recueilli dans les Poèmes barbares. Le long poème égyptien de Léon Dierx Souré-Ha, recueilli dans ses Poèmes et poésies en 1864, a pour cadre la Memphis de Rhamsès- II et fait allusion à l’allée des Sphinx mise au jour par Auguste Mariette en 1850 : Aux pourtours des palais, auprès des pyramides, Ces monstrueux défis aux nations timides, Sont rangés les grands sphinx accroupis et sereins. Dans la Revue du monde nouveau du 1 er avril 1874, Heredia fait paraître La Terre de Khémi un cycle de six sonnets, dont trois seront repris dans Les Trophées sous le titre La Vision de Khèm. Il y décrit les ruines d’une « nécropole antique » qui somnole au soleil de midi, mais qui s’anime fantastiquement à la faveur des rayons de la lune : « Se détachant des murs brodés d’hiéroglyphes », « tout un peuple », « tel qu’aux jours de Rhamsès », « s’ordonne et se déploie et marche dans la nuit ». Grâce à une illusion d’optique, l’imagination du poète parvient à redonner vie à « l’horreur des temples ruinés ». Selon Miodrag Ibrovac 10 , l’énumération des dieux « Hor, Khnoum, Ptah, Neith, Hathor » viendrait de l’Album du musée de Boulaq, publié par Mariette en 1872. Un manuscrit de composition révèle que Heredia projetait de dédier son cycle égyptien à Théophile Gautier 11 . L’auteur d’Émaux et camées avait en effet indiqué ce nouveau thème d’inspiration aux Parnassiens dans son poème Nostalgies d’obélisques, publié d’abord dans La Presse du 4 août 1851 : mettant en vers un passage d’une lettre que Maxime Du Camp lui avait 10 Ibrovac, Miodrag. Les Sources des « Trophées », Paris, Les Presses françaises, 1923, p.-131, n. 1. 11 Bibliothèque de l’Institut de France, ms. 5685, chemise 4. La Poésie archéologique des Parnassiens 215 envoyée de Louqsor le 31 mars 1850, Gautier imagine la prosopopée de l’obélisque égyptien érigé sur la place de la Concorde en 1836 et celle de son frère jumeau resté à Louqsor. La nostalgie qui saisit l’obélisque transplanté à Paris pose le problème de la dénaturation des sites mis au jour par l’archéologie, tandis que l’ennui auquel est en proie l’obélisque de Louqsor rappelle que, sans l’attention des vivants, les vestiges du passé sont comme morts : l’un « voit à ses sculptures/ S’arrêter un peuple vivant,/ Hiératiques écritures,/ Que l’idée épelle en rêvant » ; l’autre n’a « pour compagnons et pour amies » que « les fellahs et les momies/ Contemporaines de Rhamsès ». En 1858, la publication du Roman de la momie de Gautier contribua à l’intérêt des Parnassiens pour l’Égypte ancienne. Un autre intercesseur fut peut-être l’égyptologue Eugène Lefébure (1838-1908), proche ami de Mallarmé depuis 1862 et qui donna six poèmes d’inspiration baudelairienne au Parnasse contemporain de 1866, ainsi qu’une élégie amoureuse au Parnasse contemporain de 1869 12 : bien qu’il ne semble pas avoir entretenu de relations étroites avec les principaux membres du Parnasse, on peut penser qu’il avait suffisamment de liens avec eux pour figurer au sommaire de leurs deux premiers ouvrages collectifs. En 1820 est découverte la Vénus de Milo, qui entrera dans les collections du Louvre l’année suivante. Cette statue va devenir l’emblème de l’art parnassien. Dans le poème qu’il lui consacre dans La Phalange en mars 1846 et qu’il recueillera dans ses Poèmes antiques en 1852, Leconte de Lisle fait d’elle le symbole de ce « bonheur impassible » que rechercheront les Parnassiens : la Vénus de Milo incarne à ses yeux une beauté soustraite aux souffrances humaines ; elle correspond à sa volonté d’exorciser son romantisme intérieur dans un mouvement de sublimation apollinien. Nombreuses sont les évocations de la Vénus de Milo dans les poèmes parnassiens 13 . Il n’est pas indifférent que cette figure tutélaire de la poésie parnassienne soit une statue antique sauvée de l’oubli et de la destruction grâce à l’archéologie : 12 Lefébure, Eugène. Le Pingouin, Le Réveil, À ma fenêtre, La Noce des serpents, Couchant et Le Retour de l’Ennemi, dans Le Parnasse contemporain, 14 e livraison, 2 juin 1866 ; et La Rose malade, dans Le Parnasse contemporain, 4 e livraison, [5-décembre] 1869. Le seul vers « égyptien » qu’on trouve sous sa plume dans Le Parnasse contemporain est un vers du Retour de l’Ennemi : « Sombre, j’étais heureux du bonheur des momies ». 13 Jean Aicard, l’un des compagnons de route des Parnassiens, qui publia ses premiers recueils chez leur éditeur Alphonse Lemerre (Les Jeunes Croyances, 1867 ; Les Rébellions et les Apaisements, 1871 ; Poèmes de Provence, 1873) et qui collabora au Parnasse contemporain de 1871, est l’auteur d’une étude historique sur la Vénus de Milo dans laquelle il tente de montrer que la statue avait dû être retrouvée avec ses bras-(La Vénus de Milo. Recherches sur l’histoire de la découverte d’après des documents inédits, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1874). 216 Yann Mortelette pour Leconte de Lisle comme pour ses disciples du Parnasse, c’est le rôle de la poésie que de retrouver la beauté antique à laquelle le monde moderne a fait écran. « L’impure laideur est la reine du monde,/ Et nous avons perdu le chemin de Paros », déclare l’auteur d’Hypatie : la poésie parnassienne est une archéologie de la beauté. Elle suit la même direction que la science contemporaine, comme le note Leconte de Lisle dans la préface de ses Poèmes antiques en 1852 : Maintenant la science et l’art se retournent vers les origines communes. Ce mouvement sera bientôt unanime. Les idées et les faits, la vie intime et la vie extérieure, tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser, d’agir, des races anciennes appelle l’attention générale. Le génie et la tâche de ce siècle sont de retrouver et de réunir les titres de l’intelligence humaine. Pour condamner sans appel ce retour des esprits, cette tendance à la reconstitution des époques passées et des formes multiples qu’elles ont réalisées, il faudrait logiquement tout rejeter, jusqu’aux travaux de géologie et d’ethnographie modernes 14 . Leconte de Lisle était un ami intime de Thalès Bernard, secrétaire de Philippe Le Bas, l’auteur du Voyage archéologique en Grèce et en Asie Mineure (1847-1857). En 1846, Thalès Bernard publia une traduction du Dictionnaire de mythologie d’Eduard Jacobi, qui prônait une analyse philologique des mythes en rupture avec le syncrétisme de Friedrich Creuzer. Par son intermédiaire, Leconte de Lisle fut informé des progrès de l’archéologie ; il lui devrait, aux dires de Thalès Bernard lui-même, sa volonté de restituer aux dieux grecs leur véritable identité grâce au sens originel de leur nom 15 . Un sonnet inachevé de Heredia prouve l’intérêt des Parnassiens pour l’actualité archéologique. Intitulé La Victoire de Samothrace, il date vraisemblablement du milieu des années 1880 : la plus complète des deux ébauches qui nous restent se trouve sur le même feuillet qu’un poème daté du 15 septembre 1886. Heredia a donc probablement composé son sonnet peu après la présentation de la statue au public, au musée du Louvre, en 1883. On n’en connaît que les tercets : Et la nuit, les marins allongés à l’avant De leur nef, la voyaient, les deux ailes au vent, Planer au-dessus d’eux 16 , blanche, au sommet des côtes ; 14 Leconte de Lisle. Poèmes antiques, Paris, Librairie de Marc Ducloux, 1852, p.-XI. 15 [Bernard, Thalès]. « Leconte de Lisle », dans Ferdinand-Nathanael Staaff, La Littérature française depuis la formation de la langue française jusqu’à nos jours, t.-III, Paris, Didier, 1871, pp.-817-818. 16 « Sur leur sommeil » en surcharge dans l’interligne. La Poésie archéologique des Parnassiens 217 Et, de son bras tendu vers l’extrême horizon, Elle semblait montrer aux nouveaux Argonautes Le sillage immortel qu’avait laissé Jason 17 . Lorsque Charles Champoiseau découvrit la statue de la Victoire sur l’île de Samothrace, au nord de la mer Égée, en 1863, il ne s’aperçut pas que les blocs de marbre qui gisaient à proximité constituaient la proue d’un navire de guerre servant de base à la statue. Ce n’est qu’en 1875 qu’une mission archéologique autrichienne révéla la fonction de ces blocs et permit la reconstitution du monument dans son ensemble. Les vers de Heredia tiennent compte du fait que la Victoire se pose sur un bateau. La situation géographique de l’île de Samothrace a suggéré au poète le parallèle qu’il établit entre ce monument commémorant une victoire navale et la geste des Argonautes. Heredia place ces « nouveaux Argonautes » dans la même position symbolique que les conquistadores qu’il évoque dans son célèbre sonnet Les Conquérants : Ou penchés à l’avant des blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles. Le poète se plaît à voir dans La Victoire de Samothrace le même élan héroïque vers l’inconnu que celui qu’il exaltait chez les aventuriers espagnols de la Renaissance. Une poétique des ruines Ruines et vestiges constituent une dialectique dans la poésie parnassienne : si les ruines reflètent le pouvoir destructeur du temps, les vestiges témoignent des possibilités de survie des civilisations anciennes. Bien qu’une de leurs préoccupations majeures soit de faire revivre les époques héroïques du passé, les Parnassiens affichent un pessimisme profond à l’égard des monuments destinés à perpétuer la gloire des hommes. Dans le sonnet À un triomphateur, Heredia associe le thème des vanités à celui des plantes saxifrages pour rappeler que même les trophées les plus glorieux ne sauraient échapper à la mort et à l’oubli : 17 Heredia, José-Maria de. La Victoire de Samothrace, Bibliothèque nationale de France, Nouvelles Acquisitions françaises, ms.- 14828, f.- 31, v° ; Œuvres poétiques complètes, t.- II : Autres Sonnets et poésies diverses, édition critique par- Simone Delaty, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p.-191. 218 Yann Mortelette Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre, Des files de guerriers barbares, de vieux chefs Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs, Et la flotte captive et le rostre et l’aplustre. Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre, Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs, Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs Profondément, de peur que l’avenir te frustre. Déjà le Temps brandit l’arme fatale. As-tu L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ? Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ; Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée, Quelque faucheur Samnite ébréchera sa faulx. Ce faucheur samnite est une allégorie de la Mort. Sa nationalité, en rappelant que Rome a dû passer jadis sous les Fourches-Caudines, devrait inciter le triomphateur à faire preuve d’humilité ; elle marque l’ironie du sort : bien qu’ils aient été finalement vaincus par de glorieux généraux romains, les modestes paysans samnites prendront leur revanche en installant des cultures là où se dressaient les orgueilleux trophées de leurs vainqueurs. À la fin du sonnet, l’emploi de deux rimes antisémantiques, liées entre elles par la même consonne d’appui, souligne le sort inéluctable des monuments de gloire : « trophée », « triomphaux », « étouffée », « faulx ». Le rejet de l’adverbe « Profondément » au vers 8 et l’assimilation de la gloire à un « bruit » au vers 10 indiquent le ton sarcastique du poème. L’arc de triomphe de l’Imperator croulera en « blocs épars ». La préfiguration du sort de ce monument est confirmée par le sonnet suivant, Les Rostres, qui commence par ce vers : « Franchis l’arc triomphal qui croulera demain ». Au vers 11 d’À un triomphateur se trouve l’unique occurrence du mot trophée dans Les Trophées : cet effet de mise en abyme montre que Heredia est conscient que ses propres Trophées sont, comme ceux du général romain, menacés par le temps et l’oubli. L’héroïsme triomphant de nombreux sonnets de Heredia ne masque pas le pessimisme de leur auteur : les ruines sont le reflet inversé des trophées. Dans Les Vers dorés, le premier recueil de poésie d’Anatole France, publié chez Alphonse Lemerre en 1873, on trouve également une préfiguration de la ruine universelle qui guette les monuments des hommes. À la manière d’Hubert Robert, qui avait peint en 1796 une Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine, Anatole France imagine dans La Vision des ruines un Paris en décombres, dépeuplé et recouvert par la végétation : La Poésie archéologique des Parnassiens 219 Dans l’île, un portail et deux tours, Retraite aux hiboux familière, Dressent sous la mousse et le lierre Leurs profils noirs, douteux et lourds. De maigres figures de pierre Gisant dans les iris épais, Les mains jointes, suivent en paix Le rêve qui clôt leur paupière […] De longtemps ne sera troublé Le silence de l’île sainte : Dans le fleuve dont elle est ceinte Le dos des ponts s’est écroulé 18 . Cette évocation des vestiges de la cathédrale Notre-Dame sur l’île de la Cité est suivie d’autres descriptions imaginaires du Panthéon, de l’Arc de Triomphe, de l’Opéra Garnier et du Louvre en ruine. Mais après le siège de Paris en 1870 et les incendies provoqués par les Communards en 1871, la fiction d’un tel poème n’a plus rien d’irréaliste : elle témoigne du désabusement d’Anatole France à l’égard de la pérennité des civilisations. La poétique des ruines permet également aux Parnassiens d’exprimer leur pessimisme métaphysique. En 1867, dans un poème des Lèvres closes intitulé La Ruine, Léon Dierx relate un rêve au cours duquel lui est apparu la ruine d’un temple aux proportions fantastiques : Et le plus effrayant de ce monde effroyable C’était, au centre et hors des épaisseurs du sable, Un temple ruiné, mais colossal encor Mille fois plus que ceux de Karnak et d’Angkor ! Il renforce l’hyperbole en faisant référence d’une part aux ruines de Karnak, le plus vaste complexe religieux de l’Égypte antique, qui fit l’objet des fouilles d’Auguste Mariette de 1858 à 1860, et d’autre part aux ruines d’Angkor, l’ancienne capitale de l’Empire khmer, que le naturaliste Henri Mouhot venait d’explorer et de faire découvrir aux Occidentaux en 1859 et 1860. Le temple en ruine dont le poète a eu la vision est celui des premiers dieux de l’humanité : 18 France, Anatole. La Vision des ruines, v.- 13-20 et 29-32, dans Les Poèmes dorés, suivis d’Idylles et légendes, Paris, Lemerre, 1873 ; recueilli dans Poésies d’Anatole France. Les Poèmes dorés. Idylles et légendes. Les Noces corinthiennes, Paris, Lemerre, 1896, pp.-38-42 (passage cité ici pp.-39-40). 220 Yann Mortelette Toute une inconcevable histoire dormait là, Du haut en bas gravée en langue originelle Sur le bronze inusable et la pierre éternelle, Au fond de l’Invisible et du Silence, au fond De l’Oubli, derniers Dieux en qui tout se confond. En annonçant in fine la disparition des dieux, mais en rappelant que le bronze est « inusable » et la pierre « éternelle », Dierx considère que les vestiges matériels des temples survivent aux êtres immatériels dont ils célébraient la gloire : son pessimisme métaphysique se double d’un optimisme archéologique. Une pensée similaire se trouve dans un fragment de sonnet inédit de Heredia intitulé Ruines d’Angkor : Où depuis dix mille ans sur leurs échines amples Tordant leur trompe immense autour des fûts géants Des éléphants pensifs portent le poids des temples 19 . Ces vers sont proches de ceux de Dierx, qui évoque dans La Ruine des « chapiteaux massifs où des bêtes hybrides/ Sur leurs trompes en l’air tenaient des pyramides » : le génie architectural des hommes sert de base aux temples des Dieux. Dans le poème Torses antiques de ses Croquis italiens, Sully Prudhomme développe, quant à lui, une conception optimiste des ruines. Certes, il déplore d’abord la mutilation que le temps a fait subir aux statues d’un musée romain : Le long des corridors aux murailles de pierre, Les marbres déterrés et dégagés du lierre Offrent leur grand désastre à la pitié des yeux. Peuple autrefois sacré de héros et de dieux, Ils tombèrent, gardant leur attitude auguste. La chute a fait rouler la tête loin du buste. Mais le poète trouve tous ces corps sans tête plus suggestifs que s’ils avaient été conservés dans leur intégralité, car ils invitent à retrouver, par la seule contemplation attentive du buste, la divinité ou le héros dont ils sont l’incarnation : On dirait qu’au sortir des mains qui les ont faits Ces grands décapités n’étaient pas plus parfaits, Et qu’obstinés à vivre en ce peu de matière Leur beauté paraît mieux en ruine qu’entière ! La ruine se pare des prestiges de l’esquisse. 19 Bibliothèque de l’Arsenal, ms.-13578, f.-29, v°. La Poésie archéologique des Parnassiens 221 Anastyloses parnassiennes Les Parnassiens, ces stoïciens du romantisme, ont voulu réagir au mal du siècle que la génération précédente leur avait inoculé. Si la poétique des ruines leur sert à exprimer leur pessimisme après la révolution ratée de 1848, on remarque qu’ils s’efforcent souvent de redonner vie aux ruines qu’ils évoquent et qu’à l’instar des archéologues de leur temps ils cherchent à reconstruire parfois les monuments du passé grâce aux fragments retrouvés. En 1863, dans son premier recueil, Philoméla, Catulle Mendès emploie l’image de l’archéologie dans le sonnet La Ruine, afin d’expliquer comment l’amour l’a aidé à relever son âme délabrée : Mon âme était pareille aux ruines antiques, Débris désespérés des monuments déchus ; Le lierre y cramponnait ses mille doigts crochus, Et des chœurs de serpents sifflaient sous les portiques. […] Mais l’œil de ma maîtresse a lui dans ce dédale ; Elle a soigneusement défriché les moellons, Tué chaque serpent, nettoyé chaque dalle ; Et maintenant, fermée au choc des aquilons, Mon âme est une grande église synodale Où j’adore sans fin ma sainte aux cheveux longs ! La même allégorie s’impose à François Coppée dans le sonnet Ruines du cœur qui ouvre son recueil Arrière-Saison en 1887 : Mon cœur était jadis comme un palais romain, Tout construit de granits choisis, de marbres rares. Bientôt les passions, comme un flot de barbares, L’envahirent, la hache ou la torche à la main. Ce fut une ruine alors. Nul bruit humain. Vipères et hiboux. Terrains de fleurs avares. Partout gisaient, brisés, porphyres et carrares ; Et les ronces avaient effacé le chemin. […] Mais tu parus enfin, blanche dans la lumière, Et, bravement, afin de loger mes amours, Des débris du palais j’ai bâti ma chaumière. 222 Yann Mortelette L’utilisation de phrases nominales brèves, la diérèse divisant le mot ruine, la multiplication des rejets et des contre-rejets internes provoquant un décentrement de l’alexandrin par rapport à la césure soulignent le pouvoir destructeur des passions, tandis que le choix de la forme fixe du sonnet et le retour, au dernier vers, d’un alexandrin strictement césuré et solidement structuré par une antithèse traduisent une volonté de reconstruction intérieure. Chez d’autres Parnassiens, c’est l’alliance de la nature et du rêve qui redonne vie aux ruines. En 1864, dans La Ruine, poème de son recueil Les Espérances, Georges Lafenestre décrit une ancienne église de campagne, dans laquelle il voit l’allégorie de son état d’âme désabusé : Moi-même, je regardai mieux Dans mon âme muette et vide Où le vent de ce siècle aride A trop tôt balayé les Dieux ; Mes vieilles, mes chères croyances À terre y gisaient pour toujours ; De pâles débris d’espérances Dormaient sur des débris d’amours. Mais la présence d’hirondelles dans cette ruine le rend à nouveau confiant dans la force de sa pensée : La Vie a jailli de la Mort. Les hirondelles lumineuses, En tournant dans les froids débris, S’embaumeront aux fleurs joyeuses Qui s’échappent des piliers gris. Aux lèvres des maigres statues L’air du soir va rire en passant, Le blé se lève en frémissant Dans les chapelles abattues. La personnification des éléments architecturaux indique un mouvement de palingénésie. De même, dans Sur un marbre brisé, le dernier sonnet des Trophées, Heredia évoque la statue d’un dieu Terme recouverte de plantes grimpantes qui animent sa physionomie : Les feuilles, l’ombre errante et le soleil qui bouge, De ce marbre en ruine ont fait un Dieu vivant. La Poésie archéologique des Parnassiens 223 Ce poème conclusif est emblématique de la poésie hérédienne, qui fait revivre le passé grâce à l’évocation, dans le cadre étroit du sonnet, d’objets ayant échappé à la disparition des civilisations qui les ont produits : statues, médailles, vases, bijoux, armes anciennes ou stèles épigraphiques. Il fait écho au premier sonnet des Trophées, L’Oubli, qui ouvre symboliquement le recueil sur un champ de ruines : Le temple est en ruine au haut du promontoire. Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain, Les Déesses de marbre et les Héros d’airain Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire. Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire, De sa conque où soupire un antique refrain Emplissant le ciel calme et l’horizon marin, Sur l’azur infini dresse sa forme noire. La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux Fait à chaque printemps, vainement éloquente, Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ; Mais l’Homme indifférent au rêve des aïeux, Écoute sans frémir, du fond des nuits sereines, La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes. Apparemment, seule la Nature parvient à redonner un semblant de vie à ces vestiges sacrés. Mais ce sonnet inaugural révèle chez le poète la ferme intention de réagir à la disparition du passé. Dominique Maingueneau considère les ruines de L’Oubli comme la parfaite illustration de ce qu’il appelle le « paradoxe du Phénix 20 » : Une œuvre littéraire triomphe à travers l’échec même qu’elle donne à voir, construisant son unité à travers le spectacle de la décomposition. Le temple initial représenté en ruine constitue aussi la première pierre de ce temple parnassien éternellement intact que doivent être Les Trophées 21 . À la différence de « l’Homme indifférent au rêve des aïeux », le poète sait encore faire le lien entre le monde moderne et le monde antique ; c’est un passeur entre les vivants et les morts. Dominique Maingueneau qualifie cette situation paradoxale de « paratopie archéologique » : 20 Maingueneau, Dominique. Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Dunod, 1990, p.-168. 21 Id. Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-La-Neuve, Academia-L’Harmattan, « Au cœur des textes », 2016, p.-42. 224 Yann Mortelette Heredia est le survivant d’un monde héroïque à jamais perdu, il appartient au présent sans lui appartenir. L’ensemble de l’énonciation du poète est ainsi prise dans l’anachronie constitutive du Parnasse, dont les tenants tirent leur autorité de leur inscription dans une Antiquité fabuleuse 22 . Comme Heredia, Marc Legrand confie à la Nature le soin de réaliser l’anastylose dont il rêve. Dans son poème Les Thermes de Julien, il imagine la vie débordante qui animait les thermes de Cluny à l’époque romaine ; mais bientôt le visiteur de ces « débris de la vieille Lutèce » revient à la sordide réalité du présent : des ruines, des rats, des cloportes, des bains qui ressemblent à « un funèbre caveau », un jardin qui a l’air « d’un cimetière autour d’un grand tombeau ». Pourtant, comme le sonnet de Heredia Sur un marbre brisé, son poème se termine sur une note d’optimisme : Et la Nature au mur branlant a mis la main, Et, cachant la ruine au regard de l’artiste, Le lierre a remplacé le vieux ciment romain 23 . La pensée de Sully Prudhomme suit les mêmes étapes dans son poème La Voie Appienne. L’auteur des Croquis italiens évoque dans un premier temps ce qu’était la Voie Appienne dans l’Antiquité, avec ses grands tombeaux invitant « la vie à quelque heureuse halte » ; puis il déplore le caractère sinistre qu’elle a pris aujourd’hui, avant que la présence d’un pâtre et de son chien ne fasse ressurgir dans son esprit l’image de la Rome antique éternelle : Et le long du chemin, rangés sur les deux bords, Gisent des bustes blancs aux prunelles funèbres Où le sable et la pioche ont mis plus de ténèbres Que la corruption dans les yeux des vrais morts. Dans les champs d’alentour, qu’agrandit leur détresse, Errent le pâtre antique et l’antique troupeau, Et parfois, sur le ciel, au-dessus d’un tombeau, À la louve pareil, un grand chien noir se dresse. 22 Ibid., p.- 69. Selon Dominique Maingueneau, tout auteur écrit depuis un lieu paradoxal, à la fois lié à la réalité et séparé d’elle, « un lieu- à côté » (c’est le sens du mot paratopie en grec), qui structure son identité énonciative tout en étant structuré par elle. La « paratopie archéologique » qu’il décèle chez Heredia est un cas de « paratopie temporelle » (l’époque dans laquelle vit un écrivain n’est pas celle dans laquelle il se reconnaît). 23 Legrand, Marc. Les Thermes de Julien, dans L’Âme antique, op.-cit., p.-46. La Poésie archéologique des Parnassiens 225 Ces anastyloses imaginaires comportent une part d’utopie. La poésie archéologique des Parnassiens ne vise pas seulement à faire revivre le passé ; elle aspire également à le substituer au présent : les Parnassiens nourrissent le fantasme de retrouver l’énergie, la nouveauté et la pureté des origines. Dans la préface des Poèmes antiques,-Leconte de Lisle justifie ainsi la supériorité absolue de la poésie grecque : Depuis Homère, Eschyle, Sophocle, qui représentent la Poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain 24 . Dans son poème Devant la Vénus de Milo, qu’il dédie à Théodore de Banville dans Le Prisme en 1886, Sully Prudhomme voit la célèbre statue non comme un débris du passé, mais comme l’incarnation de cette vitalité des origines que le monde moderne a perdue : Ô Vénus de Milo ! tu sors jeune de l’ombre Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi. Tu viens régénérer l’aspiration lasse, Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ; Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce, Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais. Pour lui comme pour Leconte de Lisle, le but de l’archéologie consiste moins à exhumer les vestiges du passé qu’à retrouver à travers eux le sens de l’idéal antique. Des poètes archéologues Au cours du XIX e siècle, l’archéologie, qui se fonde sur la découverte d’objets anciens, s’est efforcée de faire valoir sa légitimité scientifique face à l’histoire, qui s’appuie prioritairement sur les textes du passé. Si de nombreux poèmes parnassiens relèvent de la méthode historique par leur connaissance approfondie des textes anciens, d’autres, tout aussi nombreux, participent de la méthode archéologique par leur intérêt pour les cultures matérielles. Dans Les Trophées de Heredia, la première tendance est illustrée par des sonnets comme Pour le vaisseau de Virgile, Tranquillus, consacré à l’historien romain Suétone (Caius Tranquillus Suetonius), Suivant Pétrarque ou Sur le Livre des Amours de Pierre de Ronsard ; la seconde, par des sonnets comme Le Vase, Épigramme votive, Épigramme funéraire, Vitrail, L’Estoc, Médaille, Vélin doré, L’Épée, Médaille antique ou Sur un marbre brisé : Les Trophées sont un livre 24 Leconte de Lisle. Poèmes antiques, op.-cit., p.-X. 226 Yann Mortelette d’histoire en sonnets autant qu’un musée rempli des dépouilles opimes du passé. Le poète chartiste considère même que les objets anciens sont parfois de meilleurs témoins que les textes anciens ; dans L’Estoc il écrit ainsi : Et ce glaive dit mieux qu’Arioste ou Sannazar, Par l’acier de sa lame et l’or de sa poignée, Le pontife Alexandre et le prince César. Ses cinq Sonnets épigraphiques mettent en vers des épigraphes gallo-romaines qu’il a découvertes à Bagnères-de-Luchon en 1880 dans une brochure d’archéologie locale qui venait de paraître 25 . Tous portent en épigraphes les épigraphes mêmes dont ils constituent l’amplification poétique : cet effet de mise en abyme suggère que la forme brève du sonnet est l’équivalent de la forme incisive de l’épigraphe. La source de ces poèmes est archéologique, tout autant que leur but : ils visent à retrouver le sens des rites gallo-romains à partir des inscriptions lapidaires retrouvées. À la fin du sonnet Le Vœu, Heredia déclare : C’est pourquoi, dans ces vers, accomplissant les vœux, Tel qu’autrefois Hunnu, fils d’Ulohox, je veux Dresser l’autel barbare aux Nymphes Souterraines. Le sonnet La Source décrit un autel qui « gît sous la ronce et l’herbe enseveli » et dont les hommes d’aujourd’hui ont oublié la fonction ; mais comme l’archéologue, le poète parnassien sait redonner à ce monument sa signification : De loin en loin, un pâtre errant s’y désaltère. Il boit, et sur la dalle antique du chemin Verse un peu d’eau resté dans le creux de sa main. Il a fait, malgré lui, le geste héréditaire, Et ses yeux n’ont pas vu sur le cippe romain Le vase libatoire auprès de la patère. L’emploi de termes antiques précis montre que le poète, à la différence du pâtre, a conservé le sens des rites gallo-romains et qu’il se pose symboliquement comme le gardien fidèle des traditions antiques. Les sonnets des Trophées montrent la rémanence des cultures anciennes dans le monde moderne. Les différentes catégories d’objets auxquelles les Parnassiens recourent dans leurs poèmes pour faire revivre les époques révolues requièrent une organisation et une mise en valeur au sein de leurs recueils : l’intérêt pour 25 Sacaze, Julien. Épigraphie de Luchon, Paris, Didier, 1880. La Poésie archéologique des Parnassiens 227 les cultures matérielles a pour corollaire une réflexion muséologique. Après avoir publié ses sonnets pendant une trentaine d’années dans diverses revues, Heredia décide de les regrouper dans ce musée que sont Les Trophées, non seulement pour éviter leur éparpillement et augmenter leurs chances de passer à la postérité, mais aussi parce que son but est précisément de lutter contre le pouvoir dévastateur du temps et contre l’oubli qui menace les belles créations du passé. Une telle démarche est comparable à celle d’un archéologue comme Auguste Mariette, qui œuvra à la création du musée du Boulaq pour conserver les découvertes qu’il avait faites en Égypte. La métaphore du musée convient d’autant mieux à un recueil de poèmes qu’un musée est à l’origine le temple des Muses. Dans Les Trophées, cette Légende des siècles en sonnets, Heredia opte pour un art de la miniature, en vertu de la poétique de la condensation prônée par Gautier, pour qui elle permet de créer des œuvres plus résistantes aux atteintes du temps. Le musée des Trophées contient des sculptures, comme Le Coureur ou Michel-Ange, des stèles gravées, comme les Sonnets épigraphiques, des médailles, comme Médaille ou Médaille antique, des armes anciennes, comme L’Estoc ou L’Épée, des émaux, comme Émail ou Rêve d’émail, des vitraux, comme Vitrail, des céramiques, comme Le Vase, ou encore de vieux ouvrages, comme Vélin doré. Les cinq sections du recueil sont comme les différentes salles d’un musée ; elles évoquent tour à tour des époques différentes (La Grèce et la Sicile ; Rome et les Barbares ; Le Moyen Âge et la Renaissance) ou des lieux différents (L’Orient et les Tropiques ; La Nature et le Rêve). À l’intérieur de chacune d’elles, les cycles de sonnets constituent des vitrines particulières, comme Les Conquérants, La Vision de Khèm-ou La Mer de Bretagne. La science archéologique du XIX e siècle a donc servi de modèle à l’art poétique des Parnassiens et à leur volonté de retour aux origines. Elle leur a offert de nouveaux thèmes d’inspiration et les a confortés dans le choix de formes poétiques brèves et denses. Elle leur a permis d’exprimer leur mélancolie à l’égard de l’impermanence du monde, tout en leur montrant comment il était possible de faire ressortir de l’oubli des pans entiers du passé. Enfin, elle a suscité leur intérêt pour les cultures matérielles et complété leur approche historique des civilisations anciennes. Ce sont l’archéologie classique et l’égyptologie qui ont surtout retenu l’attention des Parnassiens. L’archéologie de la Préhistoire, qui avait inspiré à Louis Bouilhet le long poème Les Fossiles en 1854, ne les a guère tentés 26 . De même, ils se sont très peu inspirés de l’archéologie médiévale, sans doute parce qu’ils avaient le souci de se distinguer du goût des romantiques pour 26 Heredia, par exemple, ne mentionne que brièvement les mégalithes qu’il a vus dans le Finistère, comparant à un « infrangible cyprès » « le menhir sous lequel gît la cendre du Brave » dans le sonnet Bretagne. 228 Yann Mortelette le Moyen Âge. L’extension des aires archéologiques dans le dernier tiers du XIX e siècle a probablement été trop tardive pour les influencer, même s’ils mentionnent dans leurs vers les découvertes des ruines d’Angkor. L’archéologie mésopotamienne, l’archéologie américaine, l’archéologie extrêmeorientale ou encore l’archéologie sous-marine n’apparaissent pas dans leurs poèmes. Malgré son origine cubaine et sa traduction de la Véridique Histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne de Bernal Diaz, José-Maria de Heredia n’évoque pas les vestiges des anciennes civilisations amérindiennes dans Les Conquérants de l’or, le long poème qui clôt Les Trophées. Dans le sonnet À une ville morte, il décrit toutefois la décrépitude de Carthagène des Indes, fondée en 1532 par son ancêtre Pedro de Heredia. Bien qu’il ait reçu à l’Académie française en 1902 l’archéologue Melchior de Vogüé, explorateur de la Syrie et de la Palestine en 1853 et 1854, et qu’il ait été l’ami de son neveu Eugène-Melchior, auteur de Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage aux pays du passé (1876), il ne s’est pas intéressé aux antiquités mésopotamiennes dans ses sonnets. En revanche, certains poètes néo-parnassiens trouveront en elles une source d’inspiration. Ami de Heredia et disciple de Leconte de Lisle, André de Guerne évoquera les civilisations babylonienne, assyrienne, égyptienne, chaldaïque et sémitique dans L’Orient antique en 1890 ; dans la préface de cette première partie des Siècles morts 27 , il explique : Chaque année de nouvelles fouilles sont exécutées, de nouvelles ruines sont découvertes et explorées. Récemment encore, l’antique civilisation sumérienne surgissait des monticules de la Basse-Khaldée. Et voici que depuis peu un autre empire, celui des Hitthites, que la Bible et les textes égyptiens mentionnent souvent, semble sortir de l’ombre. […] Ainsi du mouvement historique procède le mouvement poétique actuel. Profiter des découvertes archéologiques, évoquer dans leur milieu les hommes et les choses, et tenter de représenter à son tour, dans une suite de poèmes, le long déroulement des siècles, telle fut l’ambition de l’auteur 28 . Les Parnassiens, comme leur nom l’indique, ont nourri une prédilection pour l’Antiquité gréco-latine : c’est elle que leur poésie archéologique a voulu ressusciter, parce que c’est elle qui exprime leur conception du beau. Considérant la poésie comme un art technique, dont la maîtrise devait assurer la pérennité de leurs œuvres, ils ne pouvaient manquer de s’intéresser aux progrès de l’archéologie, cette science consacrée aux objets que l’homme a fabriqués et qui ont traversé les âges. Leur poésie archéologique se préoccupe moins de la découverte des vestiges que du souci de leur 27 Guerne, André de. Les Siècles morts, Paris, Alphonse Lemerre, t.-I : L’Orient antique, 1890 ; t.-II : L’Orient grec, 1893 ; t.-III : L’Orient chrétien, 1897. 28 Id. « Préface », dans L’Orient antique, ibid., pp.-III-IV et VII. La Poésie archéologique des Parnassiens 229 sauvegarde. Il est essentiel à leurs yeux que le dialogue entre les hommes du présent et les hommes du passé ne s’interrompe pas : comme l’archéologie, la poésie parnassienne relève avant tout d’un profond humanisme. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « Disiecta membra » : Archéologie, art et science dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo. Avec l’esquisse d’un modèle théorique du Parnasse 1 Henning Hufnagel « Au seuil de la modernité » : c’est le sous-titre que Wolf Lepenies a choisi pour sa biographie de Sainte-Beuve 2 . On pourrait l’appliquer aussi à la caractérisation de la poésie dite « parnassienne ». En tant que phénomène liminal, issue d’une époque de développements dynamiques - littéraires et autres - et hantée par la grande ombre romantique de Victor Hugo, elle regarde dans les deux directions, en avant et en arrière. D’une part, les contemporains ont vu des points communs avec la poésie de la fin du XVIII e siècle - avec la poésie antiquisante d’André Chénier 3 ou même avec la « poésie descriptive » d’un Jacques Delille 4 . D’autre part, les poètes que Hugo Friedrich appelle emphatiquement les auteurs de la « poésie moderne », Mallarmé et Rimbaud, ont commencé à écrire dans le contexte du Parnasse. Baudelaire, le troisième poète emblématique selon Friedrich, a été, pour les contemporains, tout simplement un des « pères du Parnasse » 5 . D’une part, 1 Cet article recourt à ma thèse d’« Habilitation » (cf. Hufnagel, Henning. Wissen und Diskurshoheit. Zum Wissenschaftsbezug in Lyrik, Poetologie und Kritik des Parnasse 1840-1900, Berlin/ Boston, de Gruyter, 2017, à paraître) et présente, en partie, une version modifiée - abrégée ici, approfondie là - des chapitres 3 pour la théorie, 7.5.5. et 8.1. pour l’interprétation de plusieurs poèmes. Particulièrement la partie 2.6. de mon article a été conçue dans le contexte du projet franco-allemand « Biolographes. Création littéraire et savoirs biologiques au dix-neuvième siècle », soutenu par la DFG et l’ANR. L’interprétation des poèmes dans les parties- 2.3. et 2.4., ainsi que 2.2. à part quelques détails, est une contribution entièrement originale. 2 Lepenies, Wolf. Sainte-Beuve. Auf der Schwelle zur Moderne, München, Hanser, 1997 ; traduction française : Id., Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité, Paris, Gallimard, 2002. 3 Cf. Mortelette, Yann. Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, pp.-110-118. 4 Cf., par exemple, le rapprochement polémique d’Émile Zola, « Nos poètes », dans id., Œuvres complètes, vol.- 10, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1968, pp.-930-934, ici p.-932. 5 Cf. Friedrich, Hugo. Die Struktur der modernen Lyrik, Hamburg, Rowohlt, 1956. À propos des « pères du Parnasse » - ou bien, selon la formule célèbre d’Albert 232 Henning Hufnagel les Parnassiens prônent la conception d’une beauté idéale, harmonieuse aux accents traditionnels, d’un beau absolu invariable qui ne nie pas ses racines platonisantes 6 . D’autre part, cette conception les amène, pour réaliser « la Beauté poétique pure », à « rompre résolument avec le quotidien de la vie réelle » et à développer une « langue, presque hiératique et sacerdotale », comme l’a écrit Paul Bourget en 1883 avec des formules qui semblent tout à fait aptes à décrire le discours de la poésie « moderne » caractérisée par l’obscuritas a-mimétique 7 . À cause de ces caractéristiques - et on pourrait en ajouter encore d’autres à cette esquisse -, si l’on peignait le blason du Parnasse, on mettrait en son centre Janus, le dieu à double face 8 . Thibaudet, ses « tétrarques », ce qui souligne encore plus leur rôle dominant -, cf. Hartung, Stefan. « L’art pour l’art und Parnasse : Antiromantischer Kunstbegriff und Wandel der Lyrikkonzeption bei Parnassiern und Modernen », dans Heinz Thoma (dir.), Französische Literatur - 19. Jahrhundert. Lyrik, Tübingen, Stauffenburg, 2009, pp.- 175-226, ici p.- 176,- et Thibaudet, Albert. Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p.-314. 6 Cf. Hartung, Stefan. « Victor Cousins ästhetische Theorie. Eine nur relative Autonomie des Schönen und ihre Rezeption durch Baudelaire », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 107 (1997), pp.-173-195, ici pp.-205-206. C’est un point qui, bien sûr, éloigne Baudelaire du Parnasse. 7 Bourget, Paul. « Science et poésie (dialogue) » [1883], dans id., Études et Portraits, vol.- 1, Portraits d’écrivains et Notes d’esthétique, Paris, Plon, 1905, pp.- 201-242, ici pp.- 238-239. En 1884, Bourget reprend ces pensées dans un autre texte (cf. id., « L’esthétique du Parnasse » [1884], dans Yann Mortelette (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp.- 199-207 ; cf. à propos de ce deuxième texte aussi Hofmann, Anne. Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition. Mimesis im Fokus der ästhetischen Diskussion und die ‘Konkurrenz’ der Paradigmen in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Ein Beitrag zur Bestimmung des Parnasse-Begriffs aus dem Selbstverständnis der Epoche, Stuttgart, Steiner, 2001, pp.-93-96). 8 D’une manière qui concorde grosso modo avec le tableau esquissé ici, Yann Mortelette a décrit le Parnasse comme un « Mouvement de transition […] à la croisée des grands courants du siècle romantique » (Mortelette, Yann. « Préface », dans id. (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, op. cit., pp.-7-39, ici p.-39), et, en décrivant le développement des paradigmes de la poésie française du XIX e -siècle, Klaus W. Hempfer a attribué à la poésie parnassienne une position intermédiaire entre la poésie romantique et la poésie « moderne » (cf. Hempfer, Klaus W. « Konstituenten Parnassischer Lyrik », dans Titus Heydenreich, Eberhard Leube et Ludwig Schrader (dir.), Romanische Lyrik. Dichtung und Poetik, Tübingen, Stauffenburg, 1993, pp.- 69-91, ici p.- 74) ; Hempfer montre aussi que quelques traits que Hugo Friedrich utilise pour caractériser Baudelaire en tant que poète « moderne » relèvent du Parnasse (cf. Hempfer, Klaus W. « Die Fleurs du Mal und der Parnasse », dans Brunhilde Wehinger (dir.), Konkurrierende Diskurse, Stuttgart, Steiner, 1997, pp.-154-174, ici p.-155). « Disiecta membra » 233 La poésie parnassienne regarde en arrière surtout d’une deuxième façon, très concrète : par son choix des sujets. Comme on sait, beaucoup de textes parnassiens thématisent un « ailleurs » chronologique, souvent doublé d’un lointain géographique. Ils trouvent leurs sujets fréquemment dans un passé mythique et mythologique ; le titre du premier recueil de Leconte de Lisle, Poèmes antiques (1852), est paradigmatique de cette tendance. Klaus W. Hempfer a conceptualisé cette caractéristique comme « Rarefizierung » de l’objet de la représentation- - les Parnassiens optent pour des sujets caractérisés par une distance esthétique de la réalité et font de leurs objets quelque chose de rare et d’exquis, donc des objets « raréfiés » - et il l’a établie comme une des caractéristiques constitutives de la poésie parnassienne 9 . Très souvent, les sujets des poèmes parnassiens sont des objets - des objets au sens concret : des œuvres d’art, des objets rares et précieux comme les émaux et camées auquel le titre du recueil éponyme de Théophile Gautier fait référence, des témoins d’un passé lointain tels que les objets que José- Maria de Heredia passe en revue dans (et comme) ses Trophées (1893). Un des objets de choix que l’on rencontre dans nombre de poèmes, comme on verra dans cet article, est la statue de la Vénus de Milo, exposée au Louvre depuis 1821 10 . Sur le niveau des objets représentés, la poésie parnassienne se réfère à la discipline scientifique de l’archéologie qui examine ce genre d’objets ; beaucoup de poèmes parnassiens partagent leurs objets avec l’archéologie ou les lui empruntent, même s’ils en parlent, bien sûr, avec des fins et de façons très différentes. Mais la poésie parnassienne présente encore d’autres spécificités qui permettent de la rapprocher de l’archéologie. Si cette discipline vise à étudier le passé culturel de l’homme à travers la recherche, la mise à jour et la reconstruction de ses vestiges, dans la poésie parnassienne, on trouve aussi un fort courant caractérisé par le désir de reconstitution - d’un savoir poétique passé. On pensera, par exemple, à certains éléments du catalogue des « poèmes traditionnels à forme fixe » dans le Petit Traité de poésie française (1872) de Théodore de Banville 11 ; mais on pensera surtout à la préface aux Poèmes antiques de Leconte de Lisle. Il y définit le but esthétique de la poésie actuelle : elle devrait ressusciter et reconstituer les traditions oubliées. D’après Leconte de Lisle, seule une telle reconstitution des traditions permettra le renouvellement de la poésie. Un 9 Cf. Hempfer, « Konstituenten »,-op.-cit., pp.-83-86. Cf. aussi infra. 10 Cf. à propos de l’histoire culturelle de la statue Pasquier, Alain. La Vénus de Milo et les Aphrodites du Louvre, Paris, Édition de la Réunion des Musées Nationales, 1985, et Curtis, Gregory. Disarmed. The Story of the Venus from Milo, New York, Knopf, 2003. 11 Banville, Théodore de. Petit Traité de poésie française, Paris, Charpentier, 1883, pp.-185-228. 234 Henning Hufnagel rôle central dans cette reconstitution est joué par la science, une science qu’il faut penser comme « archéologique », historique et philologique, pas dissemblable du concept de science qu’Ernest Renan développe dans son L’Avenir de la Science 12 . Leconte de Lisle écrit : Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglément féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous ; tel est le fait irréparable. La Poésie, réalisée dans l’art, n’enfantera plus d’actions héroïques. […] l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisé ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre 13 . Selon Leconte de Lisle, le fait de dépendre de la science est une condition de la modernité.-Plus spécifiquement, il faut lire le passage comme un rejet de la poétologie romantique : Leconte de Lisle repousse le concept de la subjectivité inspirée 14 et déclare fonder sa poésie sur le savoir scientifique. Et quand il caractérise son livre non seulement comme « un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues », conformément à son programme, mais aussi comme « un recueil d’études » 15 , il attribue des caractéristiques analogues à celles de la science même à sa poésie. Nous verrons plus tard de quelle manière cette déclaration poétologique se reflète dans ses textes poétiques. Si j’ai peint jusqu’à maintenant une image peut-être ambiguë, mais néanmoins unitaire du Parnasse, il faut ajouter que les textes (et les auteurs) qui ont été appelés « parnassiens » à un moment ou un autre, sont bien hétérogènes. L’hétérogénéité du Parnasse - des volumes de l’anthologie intitulée Le Parnasse contemporain de 1866, 1871 et 1876 d’abord, mais aussi au-delà 12 Cf. Renan, Ernest. L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, Calmann Lévy, 1890. Il faut noter que les contemporains comparent Leconte de Lisle souvent à Renan ; parmi eux, on trouve, par exemple, aussi Baudelaire. Dans un essai de 1861, il caractérise Leconte de Lisle en évoquant deux figures dont il combinerait les traits caractéristiques : Théophile Gautier en tant qu’« artiste » et Ernest Renan en tant que « philosophe » historien (Baudelaire, Charles. « Leconte de Lisle », dans id., Œuvres complètes, vol.- 2, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1976, pp.- 175-179, ici p.- 177 ; cf. Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.- cit., chapitre-4.2.3.). 13 Leconte de Lisle, Charles Marie René. « [Préface des Poèmes antiques] », dans id., Articles - Préfaces - Discours, éd. Edgard Pich, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp.-107-121, ici pp.-110-et 119. 14 Cf. pour un sommaire admirablement succinct des principes poétologiques du romantisme français Föcking, Marc. « Contre la pôhésie. Destruktion und Rekonstruktion des Poetischen in Flauberts ungeschriebener Lyrik », dans Klaus W. Hempfer (dir.), Sprachen der Lyrik. Von der Antike bis zur digitalen Poesie, Stuttgart, Steiner, 2008, pp.-399-428, ici pp.-401-402. 15 Leconte de Lisle, « [Préface des Poèmes antiques] », op.-cit., p.-108. « Disiecta membra » 235 de ceux-ci - est devenu un topos de la critique ; elle présente un véritable défi pour la critique et l’histoire littéraire. Dans le présent article, je propose un nouveau modèle pour comprendre cette hétérogénéité ; je développe une grille de quatre champs de tensions spécifiques à cette poésie : la tension entre les marques d’une forte conscience de groupe et l’hétérogénéité des textes ; entre la suggestion de référentialité et la problématisation de la mimesis ; entre l’imagerie poétologique de l’artisanat d’art et une rhétorique de l’autonomie de l’art ; et la tension entre la virtuosité artistique et la mise en scène d’aspects et d’éléments scientifiques. Il faut penser ces champs moins dans une relation d’interdépendance que plus ouvertement - d’une manière qui permette de décrire les convergences entre les poèmes parnassiens dans les termes des « ressemblances familiales » théorisées par Ludwig Wittgenstein. Ces tensions devraient apparaître de manière particulièrement claire dans une série de poèmes qui partagent le même sujet - telle que la constituent les poèmes sur la Vénus de Milo. J’en interprète des exemples de Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Louis-Xavier de Ricard, Charles Coran et Sully Prudhomme. Le présent article me donne donc l’occasion non seulement d’éclairer les relations que la poésie parnassienne entretient avec un certain objet archéologique - et par là, le rapport et les références du Parnasse à l’archéologie -, mais aussi de mettre à l’épreuve mon modèle du Parnasse. Ce mot d’Horace des « disiecta membra » que j’ai mis en tête de mon texte se réfère donc non seulement aux bras perdus de la déesse de Milo, mais aussi à l’aspect hétérogène du Parnasse, et si l’on cherche à en reconstruire la figure, il faut toujours garder à l’esprit ses fissures et ses fractures. 1. Théorie du Parnasse : les quatre champs de tension de la poésie parnassienne 16 « L’hétérogénéité du mouvement parnassien est extrême » - c’est de cette manière que Claude Millet commence sa présentation du Parnasse dans un ouvrage de référence sur la poésie française : il l’appelle une « mouvance 16 J’ai esquissé ces champs de tension pour la première fois et très brièvement dans mon article « Positivisme esthétique. Lyrik und Wissenschaft bei den Parnassiens : Vier Fallstudien », dans Henning Hufnagel et Olav Krämer (dir.), Das Wissen der Poesie. Lyrik, Versepik und die Wissenschaften im 19. Jahrhundert, Berlin/ Boston, de Gruyter, 2015, pp.- 123-151, surtout pp.- 127-132. Je les ai développés en détail dans Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.- cit., chapitre 3, en discutant les différents apports de la critique de manière très détaillée. Dans le contexte du présent article, je ne peux en donner qu’une version abrégée. 236 Henning Hufnagel floue » 17 . Néanmoins, la critique a fait bien des efforts pour définir et rendre opérationnel un concept du Parnasse, car la poésie parnassienne occupe une position trop importante dans la poésie française du XIX e siècle pour qu’on puisse capituler devant des problèmes de définition. Je tiens à en esquisser les deux modèles théoriques les plus stimulants et féconds pour présenter ensuite, dans leur contexte, mon propre modèle. 1.1. Le point de vue socio-historique Vu que l’hétérogénéité des textes appelés, à un moment ou un autre, « parnassiens » semble esquiver un dénominateur commun pertinent, Yann Mortelette a proposé une approche qui s’inspire de la sociologie littéraire et, tout en tenant compte d’autres facteurs, se focalise sur les auteurs. D’un-« point de vue socio-historique » 18 , il a cherché à établir une « Physionomie de l’école parnassienne » au sens large, pour reprendre le titre de la conclusion de son Histoire du Parnasse 19 . Il faut comprendre « physionomie » aussi au sens littéral : il cherche à nommer les représentants du Parnasse. En différenciant quatre phases historiques, Mortelette postule même l’unité du Parnasse : Le Parnasse a été une école poétique possédant une unité esthétique et socio-culturelle. […] son étude historique met en évidence l’existence d’un groupe socio-culturel précis et […] l’analyse de l’esthétique parnassienne révèle des caractéristiques communes 20 . L’approche de Mortelette est complexe : il abandonne « l’idée d’un critère unique » pour la définition du Parnasse ; il combine plutôt des « motifs socioculturels aussi bien qu’esthétiques » 21 . Quand il constate une « unité » de cette esthétique parnassienne dans la « variété » 22 , cette unité, me semble-t-il, est donnée, en fin de compte, par les auteurs que Mortelette a identifiés de manière « socio-historique » comme étant les auteurs du Parnasse. Car les « tendances majeures » qu’il nomme au sein de la poésie parnassienne concernent principalement les orientations thématiques - en partie contradictoires - des poèmes : - « l’exotisme spatial et temporel » ; une « tendance fantaisiste » humoristique ; la « peinture de la vie moderne » sous 17 Millet, Claude. « Cinquième partie (1820-1898) », dans Michel Jarrety (dir.), La poésie française du Moyen Âge au XX e siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp.-315-400, ici p.-348. 18 Mortelette, « Préface », op.-cit., p.-32. 19 Cf. id., Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-481. 20 Ibid., p.-481 et p.-483. 21 Mortelette, « Préface », op.-cit., p.-36. 22 Id., Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-483. « Disiecta membra » 237 le pittoresque de scènes de genre et enfin une « tendance à l’abstraction philosophique » 23 . On pourrait certainement se demander si ces tendances sont spécifiques au même titre pour le Parnasse. En tout cas, il est important de constater que Mortelette lie ces tendances essentiellement par le fait que les différents textes d’un même auteur s’inscrivent souvent dans plusieurs tendances. S’il réunit quelques-unes de ces tendances d’une autre manière, par exemple comme de différentes façons « de refuser la réalité » 24 , il caractérise le Parnasse tout de même aussi comme « se tournant vers le monde extérieur » 25 , ce qui témoigne d’une certaine tension. Dans la préface à son anthologie très précieuse de textes critiques contemporains 26 , Mortelette varie ces critères esthétiques, incluant des critères plus formels, mais il propose surtout des critères socioculturels très nets : tous les Parnassiens auraient reconnu Leconte de Lisle comme « chef » du groupe ; il souligne le rôle de l’éditeur Alphonse Lemerre comme figure unificatrice, importante pour la conscience de groupe des Parnassiens ; et si hétérogène que fût l’anthologie du Parnasse contemporain, elle serait caractérisée par une logique de l’exclusion. Dans ce contexte, je trouve particulièrement stimulant son observation selon laquelle le premier Parnasse contemporain s’achève sur une section constituée par les sonnets de certains collaborateurs choisis de l’anthologie - collaborateurs parmi lesquels figurent tous les poètes dont la valeur paradigmatique pour le Parnasse est incontestée, tels que Leconte de Lisle, Gautier, Banville et Heredia. Ils sont accompagnés par d’autres figures auxquelles on attribue généralement une importance majeure dans l’histoire du Parnasse comme Catulle Mendès, Louis-Xavier de Ricard, François Coppée, Léon Dierx et Sully Prudhomme 27 . En identifiant de cette manière un nucleus-parnassien en son sein, l’anthologie hétérogène semble gagner une valeur nouvelle - une valeur d’indice - pour la définition du Parnasse. 1.2. La problématisation de la mimesis Si Mortelette se focalise sur les auteurs, Klaus W. Hempfer procède par la voie inverse. Il fait abstraction des Parnassiens et définit le Parnasse comme un paradigme lyrique, c’est-à-dire un système d’écriture poétique (« System literarischer Vertextung ») défini par certaines normes et conventions 28 . Pour paraphraser Hempfer, cette approche évite, primo, de devoir appeler 23 Ibid., S. 484. 24 Ibid. 25 Mortelette, « Préface », op.-cit., p.-39. 26 Id. (éd.). Le Parnasse. Mémoire de la critique, op.-cit. 27 Id. « Préface », op.-cit., pp.-37-38. 28 Cf. Hempfer, « Konstituenten Parnassischer Lyrik », op.-cit., p.-72. 238 Henning Hufnagel les œuvres d’un certain nombre d’auteurs « in toto » parnassiens et secundo, de devoir assumer que ces œuvres réalisent les normes du système parnassien « in toto » 29 . Ainsi devient-il possible d’examiner si une partie de l’hétérogénéité des poèmes appelés parnassiens peut déjà être attribuée au fait que ces poèmes réalisent (aussi) des normes d’un autre paradigme poétique - notamment du paradigme romantique ou du paradigme « moderne ». Or, comment Hempfer (re)construit-il le paradigme parnassien ? En partant de la réception contemporaine, il formule deux hypothèses-guides : primo, la poésie parnassienne se constitue en opposition au romantisme ; secundo, les auteurs qui passent pour ses modèles sont Gautier, Banville, Leconte de Lisle et, dans une moindre mesure, Baudelaire : leurs textes doivent donc prendre une place privilégiée dans la construction du paradigme 30 . Le paradigme ne se définit pourtant pas par la totalité des aspects des œuvres de ces modèles, mais par sa différence avec d’autres paradigmes 31 . C’est-à-dire, il faut toujours garder à l’esprit la différence entre le système et les différents exemples de sa réalisation 32 . Hempfer établit un ensemble de cinq caractéristiques constitutives. Ces caractéristiques sont interdépendantes ou plutôt interférentes, et elles sont de caractère surtout formel : (1) la mise à l’écart d’un sujet faisant des expériences : le texte parnassien est un texte « désubjectivé » ; (2) la dominance de la fonction référentielle de la langue : le texte parnassien est de manière prédominante descriptif et narratif ; (3) comme je l’ai déjà esquissé plus haut, le choix de sujets et d’objets « raréfiés » : le texte parnassien thématise, par exemple, des mythologèmes, des sujets exotiques ou des œuvres d’art, c’est-à-dire, dans ce dernier cas, le texte parnassien ne décrit pas une partie du monde réel, mais une réalité qui a déjà été traitée de manière artistique- et constitue un objet esthétique : il thématise cet objet par une « transposition d’art »,- selon la formule célèbre de Théophile Gautier 33 ; (4) 29 Ibid., p.-74. 30 Cf. ibid., p.-73. 31 Cf. ibid., p.-75. 32 Cf. ibid., p.-72. 33 Cf. ibid., pp.-83-84. Le terme de la « transposition d’art » se réfère en effet à deux procédés : primo, à la transposition d’une œuvre d’art dans un autre média artistique (cf. ibid., p.-84) et sa description dans-les termes-de cet autre média, par exemple « poème de pierre » pour « sculpture » (cf. infra) ; secundo, la description d’une personne ou d’un objet non esthétique dans les termes d’une œuvre d’art (cf. Hartung, Stefan. « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung. Der Spielraum der transposition d’art am Beispiel fünf komplexer Texte », dans Klaus W. Hempfer (dir.), Jenseits der Mimesis. Parnassische “transposition d’art” und der Paradigmenwechsel in der Lyrik des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 2000, pp.-9-41, ici p.-19). « Disiecta membra » 239 la virtuosité formelle, c’est-à-dire la forme du texte parnassien est aussi « raréfiée » ; (5) la complication de la réception du texte par un sujet, une forme et un vocabulaire « raréfiés » et, liée à cette « raréfaction » (pour ainsi dire), la problématisation du principe de la mimesis 34 . Le modèle apparaît à la fois très précis et très flexible pour pouvoir être appliqué à une vaste gamme de textes. Stefan Hartung, par exemple, l’a interprété sous le signe de la flexibilité en jugeant qu’il n’est pas nécessaire que tous les textes que l’on peut regarder comme des réalisations du paradigme présentent toutes ces caractéristiques et que les différents textes peuvent hiérarchiser ces caractéristiques de façon différente 35 . Hempfer ne réfléchit pas explicitement sur la question de savoir à partir de quel degré de réalisation de ces caractéristiques il appellerait un texte « parnassien » ou mieux « typiquement parnassien », ni s’il considère une de ces caractéristiques constitutives comme indispensable 36 . Néanmoins, on pourrait trouver une réponse implicite dans ses contributions qui ont suivi la première : ici, Hempfer se concentre sur un aspect de la cinquième caractéristique - sur la problématisation de la mimesis en tant que « médiatisation » de la mimesis, particulièrement par la « transposition d’art » 37 . Il en arrive à décrire le Parnasse comme un paradigme lyrique défini essentiellement par une forme spécifique de la mimesis 38 . 34 Cf. Hempfer, « Konstituenten Parnassischer Lyrik », op.- cit., surtout p.-78, 81, 83, 86, 89 pour les termes allemands des caractéristiques constitutives. 35 Je traduis et synthétise de cette façon le passage suivant de Hartung : « [‘Parnasse’ wird mit Hempfer als abstraktes System lyrischer Vertextung aufgefasst, das sich über eine Mehrzahl von Strukturmerkmalen definiert, wobei] gelten soll, daß nicht jedes dieser Merkmale in jedem Text vorkommen muß und unterschiedliche Hierarchisierungen möglich sind », (Hartung, Stefan. Parnasse und Moderne. Théodore de Banvilles Odes funambulesques (1857). Parisdichtung als Ästhetik des Heterogenen, Stuttgart, Steiner, 1997, p.- 31). Cf. dans ce sens aussi Hempfer, « Konstituenten Parnassischer Lyrik », op.-cit., p.-75. 36 C’est le cas dans « Konstituenten Parnassischer Lyrik » et dans ses autres travaux publiés jusqu’à 2002, date qui a marqué la fin provisoire de ses recherches sur le Parnasse. 37 Cf. par exemple les contributions suivantes : Hempfer, Klaus W. « Transposition d’art und die Problematisierung der Mimesis in der Parnasse-Lyrik », dans Winfried Engler (dir.), Frankreich an der Freien Universität. Geschichte und Aktualität, Stuttgart, Steiner, 1997, pp.-171-196 et Hempfer Klaus W. (dir.). Jenseits der Mimesis, op.cit. 38 Hempfer écrit, en allemand : « [Leitend ist die] Annahme, daß der Parnasse neben der Romantik und der sog. ‘modernen Lyrik’ ein eigenständiges Paradigma lyrischer Vertextung konstituiert, dessen Eigenständigkeit sich wesentlich über eine spezifische Ausprägung der Mimesis-Relation bestimmt » (Hempfer, Klaus W. « Vorwort », dans id. (dir.), Jenseits der Mimesis. op.-cit., pp.-7-8, ici p.-7). 240 Henning Hufnagel Cette focalisation comporte une concentration sur des textes qui thématisent des œuvres d’art. Il ne fait aucun doute-que la médiatisation et la problématisation de la mimesis sont des caractéristiques centrales de la poésie parnassienne, et que les textes évoquant les œuvres d’art forment un corpus important parmi les poèmes parnassiens. Mais il y a aussi d’autres corpus - le corpus des poèmes à sujet mythologique ou celui des poèmes animaliers de Leconte de Lisle, par exemple. Cette focalisation comporte aussi une concentration sur Théophile Gautier. Cela montre que, dans le modèle théorique de Hempfer aussi, les auteurs - en tant qu’auteursmodèles - ne sont pas sans importance. Leur importance est certainement corroborée par la réception contemporaine, par exemple lorsque Leconte de Lisle est appelé « chef de file » dans nombre de sources différentes, comme l’avait aussi souligné Yann Mortelette. Mais justement chez Leconte de Lisle, la problématisation de la mimesis paraît beaucoup moins importante. Que les textes de Leconte de Lisle ne soient pas sans problème à concilier avec une théorisation du Parnasse focalisée sur les questions de la mimesis, cela est du reste une des conclusions de l’étude détaillée d’Anne Hofmann portant sur le concept du Parnasse : Hofmann constate un « schisme » - c’est son expression - entre deux auteurs phare du Parnasse, Gautier et Leconte de Lisle, schisme dont les contemporains avaient déjà conscience 39 . Hofmann souligne- que Leconte de Lisle ne suit pas le « tournant transmimétique » (« transmimetische Wende ») de Gautier dans sa poétologie 40 . Le fossé qui marque, selon Hofmann, une « Systemgrenze », une frontière entre deux systèmes poétiques, - entre Leconte de Lisle d’un côté et Gautier et Banville de l’autre -, ce fossé est si profond que Hofmann craint même qu’il ne puisse mettre en péril la théorisation du Parnasse focalisée sur la mimesis 41 . Stefan Hartung aussi parle d’une différenciation du Parnasse en deux-« sous-discours » (« Unterdiskurse ») le long de la frontière du « schisme » analysé par Hofmann 42 . Et s’il constate aussitôt que les contemporains avaient associé le Parnasse de plus en plus avec la manière poétique de Leconte de Lisle et son concept de l’impassibilité 43 , il semble clair que la 39 Cf. Hofmann, Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition, op.- cit., p.-302. 40 Ibid., p.- 296. Si Hofmann parle de poétologie (« Dichtungstheorie »), cela s’explique par le fait que, dans son étude, elle se concentre sur les textes poétologiques et critiques. Mais son constat est valable aussi pour les poèmes. 41 Il lui semble possible « [dass diese Systemgrenze] das Konstrukt eines parnassischen Paradigmas unter den von uns festgesetzten [‘transmimetischen’] Bedingungen sprengen würde » (ibid., p.-123). 42 Cf. Hartung, « L’art pour l’art und Parnasse », op.-cit., p.-182. 43 Cf. ibid. « Disiecta membra » 241 concentration sur la mimesis risque d’être trop monolithique - et, en plus, elle semble privilégier un auteur-modèle moins central. 1.3. Les quatre champs de tension de la poésie parnassienne En cherchant à intégrer le modèle de Hempfer et en reprenant les résultats de Mortelette, mon propre modèle vise explicitement à éviter le monolithisme et à inclure Leconte de Lisle. C’est particulièrement cette dernière orientation qui comporte un nouvel intérêt pour les fondements poétologiques de l’orientation antiromantique du Parnasse et, aspect lié à cette orientation, pour les relations que la poésie parnassienne entretient avec les sciences. Pour relever le défi de l’hétérogénéité des textes parnassiens, je propose donc de conceptualiser cette hétérogénéité sous la forme d’une configuration de quatre champs de tensions. Si l’on parle de l’hétérogénéité des textes parnassiens, il faut bien tenir compte du fait que cette hétérogénéité résulte des différentes manières de réalisation des normes d’un « paradigme » présupposé de même que de l’usage historique du qualificatif « parnassien ». Et si je nomme des tensions pour décrire ces textes, il s’agit de tensions spécifiques de cette poésie qui se situent sur différents niveaux : thématique, poétologique et structurel, et dont les éléments s’expriment de façon différente. Le premier champ concerne la tension entre la forte conscience d’une « école parnassienne » s’exprimant dans de multiples références d’un texte à un autre d’une part et l’hétérogénéité des textes d’autre part 44 . Les contemporains sont bien conscients de cet « esprit de groupe » 45 . Les auteurs sont aussi conscients de l’hétérogénéité. Par exemple, Gabriel Marc écrit une série de triolets intitulée L’entresol du Parnasse, faisant allusion au siège de la « Librairie Lemerre » qui publie les anthologies et les volumes parnassiens. Sinon unis, au moins liés par cette institution, comme Mortelette l’a sou- 44 À propos de l’hétérogénéité du premier Parnasse contemporain cf. Hofmann, Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition, op.-cit., pp.-35-55. 45 L’idée d’un groupe soudé est souvent interprétée de manière négative, par exemple par des critiques comme Alcide Dusolier ou Émile Zola. Ce dernier reproche aux Parnassiens qu’ils « forment un cénacle, ils sont une bande » (cf. Dusolier, Alcide. « Les impassibles » [1866], dans Yann Mortelette (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, op. cit., pp.-47-52 ; Zola, Émile. « Mes jours de pluie », dans id., Œuvres complètes, vol.- 10, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1968, pp.-741-744, ici p.-741). Sur le plan sociologique, cette conscience a son pendant dans une certaine sociabilité (cf. déjà Badesco, Luc. La Génération poétique de 1860. La jeunesse des deux rives, 2 vols., Paris, Nizet, 1971 et Mortelette, Histoire du Parnasse, op.-cit., surtout pp.-304-334), une sociabilité dont on trouve un réflexe aussi dans le poème de Gabriel Marc cité ci-dessous. 242 Henning Hufnagel ligné, les poètes sont présentés comme très différents : Marc souligne ce fait en commençant son véritable tour de présentation 46 par la phrase « Là, sans ordre, sont réunis/ Tous les jeunes porteurs de lyre », tout en donnant aussi quelques indices à propos des orientations esthétiques du groupe en tant que groupe 47 . La dernière strophe met en scène deux « chefs » du groupe qui « jugent » les efforts des autres, soient Leconte de Lisle et Banville, les deux poètes que Hartung a mis en tête de ce qu’il a appelé les deux sous-discours du Parnasse : A ces innocents jeux d’esprit Pardonnez, Leconte de Lisle. Je vois Banville qui sourit A ces innocents jeux d’esprit. Gardons le triolet proscrit Par La Harpe et l’abbé Delille ! A ces innocents jeux d’esprit Pardonnez, Leconte de Lisle 48 . La forme du triolet qui exige une répétition de certains vers semble ellemême ériger Leconte de Lisle en « maître » en lui donnant et la première et la dernière place - mais, bien sûr, non sans effacer l’ironie « fantaisiste » liée à Banville qui a pratiqué cette forme beaucoup plus que Leconte de Lisle. Le deuxième champ de tension s’ouvre entre la suggestion de référentialité d’un côté et la problématisation de la mimesis de l’autre. Comme je l’ai déjà esquissé, très souvent, les sujets des poèmes parnassiens sont des objets au sens concret, des objets avec un référent extralinguistique précis, souvent des œuvres d’art, comme justement la Vénus de Milo. Et plus souvent encore, ces textes suggèrent au moins une telle relation référentielle : beaucoup de poèmes parnassiens se caractérisent par une rhétorique de la matérialité. De nombreux témoignages de réception qui qualifient la poésie parnassienne comme « école descriptive » en font preuve 49 . Ces témoignages ont même trouvé une codification dans l’histoire de la littérature très influente de Gustave Lanson qui a décrit la poésie parnassienne comme faisant un « effort pour sortir de soi, et saisir quelque ferme et constant objet » 50 . Il est 46 Des formules telles que « Voici », « Voyez » et « Saluons » scandent son texte. 47 Marc, Gabriel. Sonnets parisiens. Caprices et fantaisies, Paris, Lemerre, 1875, pp.-97-101, ici p.-98. 48 Ibid., p.-101. 49 Cf. par exemple la référence chez Hofmann, Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition, op.- cit., p.- 124 ou bien Émile Zola cité au début de cet article. 50 Lanson, Gustave. Histoire illustrée de la littérature française, vol.- 2, Paris 1923, p.-346 (première édition, sans illustrations, 1894). « Disiecta membra » 243 moins important ici de constater que Lanson, en ne notant que cet aspect, semble manquer de saisir la spécificité du Parnasse - spécificité qui consiste justement en la tension entre les deux aspects, la suggestion de référentialité et la problématisation de la mimesis. Il est important de constater qu’il note cet aspect de la référentialité suggérée. Dans le modèle de Yann Mortelette, d’ailleurs, la formule déjà citée de cette poésie « se tournant vers le monde extérieur » semble aussi faire allusion à cet aspect. Souvent, les Parnassiens mettent en scène même la matérialité de leurs textes en les présentant comme des objets à retrouver dans la bibliothèque. Par exemple, dans son sonnet Lupercus, Heredia traduit une épigramme de Martial et met en exergue sa source philologique 51 . Et si Leconte de Lisle recourt à des thèmes et figures mythologiques traditionnellement bien connus - comme Hélène, Niobé ou Chiron -, tout en les présentant de manière distanciée, on peut y voir un procédé voisin. En utilisant des figures canoniques, il met en scène une tradition qui se matérialise dans les compendiums de mythologie - Leconte de Lisle extériorise, pour ainsi dire, son « inspiration » et la délègue à la bibliothèque des classiques : il écrit des « épopées intertextuelles » 52 . En donnant aux noms de ces figures, contre l’usage traditionnel français, une orthographe « grécisante », il suggère de retourner à l’origine de cette tradition et d’aller philologiquement à ses sources 53 . Inversement, en choisissant des œuvres d’art comme sujets, les Parnassiens médiatisent la mimesis et font ressortir l’artificialité et le caractère construit de la représentation poétique 54 . Les Parnassiens problématisent la mimesis particulièrement en faisant des œuvres d’art fictives l’objet de leurs descriptions 55 , soulignant de cette manière la force évocatrice, même performative de la langue poétique. 51 Cf. Heredia, José-Maria de. Les Trophées, éd. Anny Detalle, Paris, Gallimard, 1981, p.-95. 52 La formule est de Vladimir Kapor. Je lui donne pourtant une autre signification que lui ; Kapor se réfère au concept d’intertextualité de Zumthor (cf. Kapor, Vladimir. « Les Épopées intertextuelles de Leconte de Lisle », dans Saulo Neiva (dir.), Déclin et confins de l’épopée au XIX e siècle, Tübingen, Narr, 2008, pp.-275-287). 53 Hempfer interprète cet aspect des noms écrits à la grecque comme un exemple de « raréfaction » précieuse, et je suis d’accord avec lui. Je tiens pourtant à spécifier, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que cet effet est produit par une référence à la science philologique. Il ne s’agit donc pas simplement d’un effet de préciosité, mais aussi d’érudition (cf. Hufnagel, Henning/ Krämer, Olav. « Lyrik, Versepik und wissenschaftliches Wissen im 19. Jahrhundert. Zur Einleitung », dans id./ id. (dir.), Das Wissen der Poesie, op.-cit., pp.-1-35, ici p.-15). 54 Cf. Hempfer, « Vorwort », op.-cit., p.-7. 55 Cf. Hartung, « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung », op.- cit., p.-15. 244 Henning Hufnagel Troisième champ de tension : artisanat d’art versus autonomie de l’art. Si l’on passe en revue les objets thématisés par les Parnassiens - à côté des statues et des tableaux, il faut nommer des vases, des médailles, des émaux, des vitraux, des épées et armures décoratives, pour donner quelques exemples des Trophées de Heredia -, on constate que ces objets proviennent de façon prédominante de la sphère de l’artisanat d’art. Ce sont donc des objets faits pour un certain usage, créés pour un contexte pragmatique, utilitaire, et ne fût-il que cérémoniel. Il est bien connu que les Parnassiens adoptent ces objets pour leur donner une signification poétologique, dans le sens de la « difficulté vaincue », de la virtuosité formelle, du travail constructif du poète, en s’opposant au concept romantique du génie avec son accès immédiat au « verbe » métaphysique et sentimental. Mais les interprètes du Parnasse n’ont pas encore, me semble-t-il, réfléchi au problème qui naît avec le choix de ce genre d’objets : une tension avec la rhétorique parnassienne de l’autonomie de l’art, indépendant de toute utilité, « isolé des choses », pour reprendre une formule de Gautier, se met en place 56 . De cette manière, le caractère « tensionnel » du Parnasse se manifeste au sein même de son imagerie poétologique. Le quatrième champ de tension est, dans un certain sens, le plus important, car il concerne le noyau de la poétique, c’est-à-dire l’instance de justification pour la valeur d’un texte : je vois un champ de tension de « l’art pour l’art » et la virtuosité artistique d’une part versus la mise en scène et la revendication rhétorique d’aspects et d’éléments scientifiques, d’érudition et de documentarisme de l’autre. On peut interpréter ces deux « pôles » comme deux faces différentes, mais pas incompatibles de la « désubjectivation » antiromantique : tous les deux dévalorisent le moi énonciateur subjectif en tant que porteur de sentiments ; tous les deux remplacent le sujet en tant qu’instance d’authentification de la valeur et de la « vérité » d’un poème (comme dans la poétique romantique) par d’autres instances : des instances extériorisées, comme la facture artistique du texte - et comme le savoir scientifique. De cette manière, les références aux sciences revêtent une fonction éminemment poétologique dans la poésie parnassienne. Ces stratégies de désubjectivation se laissent décrire plus précisément comme des stratégies d’objectivation, le terme « objectivation » étant pris dans un double sens. D’un côté, l’écriture virtuose détourne l’attention du « message » et la focalise sur les moyens poétiques, doués d’une valeur 56 Cf. le poème « Préface » dans Théophile Gautier, Émaux et Camées, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1981, p.- 25 : « Goethe, au bruit du canon brutal,/ Fit le Divan occidental,/ Fraîche oasis où l’art respire./ […] Comme Goethe sur son divan/ A Weimar s’isolait des choses/ […] Moi, j’ai fait Émaux et Camées. » « Disiecta membra » 245 intrinsèque. De cette manière, le texte devient lui-même un objet - un objet d’art d’une même réalité que, par exemple, les objets décrits dans les « transpositions d’art ». De l’autre côté, dès le XIX e siècle, la science est l’instance d’objectivation par excellence. Il ne faut pourtant pas confondre, dans ce contexte, objectivation et objectivité. L’objectivation ne produit pas forcément de l’objectivité, tout comme les références aux sciences et au savoir scientifique dans des textes littéraires ne font pas de ces textes des textes scientifiques qui produiraient forcément des connaissances. Cette stratégie d’objectivation est, bien sûr, une mise en scène et une fonctionnalisation littéraire dont les buts poétiques restent à clarifier dans l’interprétation des textes spécifiques. La poésie parnassienne entre en contact avec les sciences à deux niveaux : thématique et structurel 57 . Au niveau thématique, les Parnassiens intègrent des éléments de savoir scientifique très différents. Quelquefois, ils réfléchissent aussi sur le rôle joué par la science. Au niveau structurel, l’impersonnalité de l’énonciation, par exemple, peut suggérer, parmi d’autres procédés, une perspective scientifique distanciée sur les objets thématisés 58 . C’est de cette manière qu’il faut comprendre la préface déjà citée aux Poèmes antiques, ce « recueil d’études », et particulièrement le passage où Leconte de Lisle déclare : « L’art et la science, longtemps séparés […], doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre » 59 . Les poèmes parnassiens sont donc marqués par la volonté paradoxale de viser la réalisation d’un mode d’énonciation impersonnel aussi bien qu’une écriture éminemment artistique et individuelle. C’est un paradoxe qui hante aussi les textes de Flaubert - qui cherche à le résoudre en faisant du style un outil d’objectivation 60 . 57 Dans le contexte de cet article, je ne peux pas discuter la littérature critique qui a étudié les relations entre la poésie parnassienne et les sciences ; je renvoie à Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.-cit., chapitre 3.3. On trouve des réflexions sur ces relations déjà chez Paul Bourget, Ferdinand Brunetière et Maurice Barrès, entre autres (cf. ibid., chapitre 6). Généralement, on peut dire que la critique a vu les sciences comme un épiphénomène discursif et une « influence conjoncturelle » (Mortelette, Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-121) sur la poésie parnassienne, surtout au niveau thématique (cf., par exemple, De Mulder, Caroline. Leconte de Lisle, entre utopie et république, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2005, surtout le chapitre 5 « Les sciences de combat »). Dans mon approche, par contre, je considère les relations avec les sciences comme un phénomène qui touche aux fondements poétologiques du Parnasse. 58 Pour des analyses paradigmatiques, je renvoie au chapitre 7 de mon livre Wissen und Diskurshoheit, op.- cit., et à mon article « Positivisme esthétique », op.- cit., pp.-132-149. 59 Leconte de Lisle, « [Préface des Poèmes antiques] », op.-cit., pp.-118-119. 60 Cf. Föcking, « Contre la pôhésie », op.-cit., p.-408. 246 Henning Hufnagel Dans ce quatrième champ de tension, on peut comprendre le « schisme » de la poésie parnassienne que Hofmann et Hartung ont observé, même si ces « sous-discours » prétendus - l’un « impassible », l’autre « fantaisiste » - ne s’y confinent pas. Les auteurs étaient eux-mêmes conscients de ces orientations différentes, par exemple Gabriel Marc dans le poème déjà cité. Comme je l’ai déjà mentionné, il nomme deux « chefs » du groupe et leur attribue des attitudes opposées vis-à-vis de ses productions poétiques qui laissent deviner des conceptions différentes : les acrobaties de la rime et du vers de Banville incarnent de façon exemplaire la virtuosité artistique de la poésie parnassienne, tandis que les poèmes de Leconte de Lisle affichent de la manière la plus directe l’érudition et la référence aux sciences. Comme je l’ai annoncé dans mon introduction, il faut penser ces champs moins dans une relation d’interdépendance que d’une manière plus ouverte qui permet de décrire les convergences et les similarités entre les poèmes parnassiens dans les termes des « ressemblances familiales » théorisées par Ludwig Wittgenstein, théorème qui vise explicitement à comprendre les points communs dans un ensemble hétérogène. Au niveau métaphorique, la ressemblance familiale se trouve même sous la plume d’un poète parnassien pour décrire l’unité dans la variété du Parnasse. François Coppée - un cas notoirement difficile à intégrer de manière significative dans une conception du Parnasse - l’utilise dans sa réponse au discours de réception de José-Maria de Heredia à l’Académie française : Bien qu’appartenant à la même école, ils [les poètes parnassiens] diffèrent tellement les uns des autres. A peine leur trouverait-on cette vague ressemblance, cet air de famille qui existent entre plusieurs portraits de gens d’une même époque 61 . Il apparaît donc d’autant plus légitime d’appliquer ce concept à notre contexte théorique. Ce n’est pas ici le lieu pour discuter in extenso le concept de Wittgenstein ; qu’il suffise de dire que Wittgenstein le développe pour regrouper des éléments dans lesquels il ne trouve aucune caractéristique qu’ils partageraient tous, comme, pour reprendre l’exemple de Wittgenstein, dans les jeux. Il y voit plutôt un « réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent » 62 . C’est à ce moment que Wittgen- 61 Coppée, François. « Réponse au discours de réception de M. de Heredia (Académie française, le 30 mai 1895) », dans id., À voix haute. Discours et allocutions, Paris, Lemerre, 1899, pp.-85-121, ici p.-111. 62 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, éd. G.E.M. [Gertrude Elizabeth Margaret] Anscombe/ Rush Rhees, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1971, p.-48 (§ 66). Traduction française citée d’après l’URL : http : / / www.roseaupensant. fr/ pages/ textes/ textes-sur-la-culture/ wittgenstein-les-jeux-et-la-notion-d-air-defamille.html (consulté le 15 mars 2017). « Disiecta membra » 247 stein introduit sa formule devenue célèbre, et il caractérise ce type de ressemblance comme « air de famille ». Ce concept désigne donc une similarité dans un ensemble d’éléments basée sur plusieurs ressemblances qui se trouvent dans différentes parties de cet ensemble d’éléments, mais pas dans toutes. Pour souligner que cette catégorisation fonctionne tout de même, Wittgenstein compare son concept au tissu d’un fil : afin que le fil ne se déchire pas, il n’est pas nécessaire qu’une fibre le traverse du commencement jusqu’à sa fin, mais que beaucoup de fibres s’y imbriquent 63 . Ce concept apparaît donc prometteur pour comprendre et conceptualiser l’hétérogénéité de la poésie parnassienne. À l’intérieur de mon modèle des champs de tension, il y a, de plus, une double variabilité : en ce qui concerne la localisation d’un texte à l’intérieur d’un champ de tension ; et en ce qui concerne la localisation dans un ou dans plusieurs champs. Cette variabilité ne produit tout de même pas de caractérisations arbitraires, car, primo, les tensions nommées sont spécifiques pour le Parnasse (comme, par exemple, les objets de l’artisanat d’art utilisés pour illustrer une conception de l’autonomie de l’art). Et, secundo, il ne faut pas penser les « pôles » des champs de tension dans une relation d’aut aut- (comme le montrent aussi ces objets de manière particulièrement évidente) ; ils marquent plutôt des aspects contraires, mais généralement concomitants des textes parnassiens, réalisés de manière plus ou moins dominante. Pour reprendre l’image de Wittgenstein : cela donne de nombreuses fibres - de couleurs différentes. En tout cas, un avantage de ce modèle est, me semble-t-il, que l’on peut interpréter des textes de Théodore de Banville d’un côté, de Leconte de Lisle de l’autre, et de Sully Prudhomme d’un troisième côté en tant que « parnassiens » sans devoir recourir à des « sous-discours » dont il faudrait encore définir les relations. Nous allons voir de quelle manière ces tensions se manifestent dans un petit corpus de poèmes ayant le même sujet exquis : la statue de Vénus. 2. Ô symbole adorable : les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo Quand la statue antique, retrouvée par chance sur l’île de Milos, arrive à Paris, elle devient tout de suite célèbre : dès son entrée au Louvre, elle passe pour la découverte la plus importante du siècle dans le domaine de l’antiquité classique 64 . La « Vénus de Milo », comme elle est « baptisée », devient 63 Cf. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, op.-cit., p.-49 (§ 67). 64 Cf. Curtis, Disarmed, op.-cit. 248 Henning Hufnagel vite une des œuvres paradigmatiques de l’art antique 65 , de l’art occidental ou bien de l’art tout court, une figure si représentative qu’elle est reproduite à profusion en plâtre et en dimensions réduites. Elle est souvent reprise par d’autres artistes et est même travestie, par exemple au XX e siècle par Salvador Dalì qui la transforme, de femme, déesse et symbole de l’art pur, en un meuble à tiroirs. Elle a semblé tellement représentative de l’art humain à Andreï Tarkovski que dans son adaptation cinématographique du roman de Stanislav Lem, Solaris, il la fait figurer dans la bibliothèque de la station orbitale qui tourne autour de la planète éponyme : la forme d’un beau corps humain fixée pour l’éternité incarne de manière emblématique le contraste entre le monde humain et le monde incompréhensible de Solaris, planète couverte d’un océan amorphe qui produit des formes d’une richesse de Protée, mais évanescentes. Les poèmes parnassiens portant sur la statue ont aussi joué leur rôle dans l’établissement de ce caractère représentatif, rôle mineur peut-être, mais tout de même certain. Si la sculpture grecque a longtemps été un point focal pour la réflexion esthétique - on peut penser à Winckelmann et à Lessing -, il est significatif que les Parnassiens choisissent pour leurs poèmes, doués souvent d’un aspect métapoétique, un objet qu’ils pouvaient aller contempler directement, basé, comme ils l’étaient aussi, à Paris : ils soulignent sa référentialité, et ne fût-ce que pour mieux prendre l’essor pour leurs « transpositions d’art » dans l’écriture. 2.1. Leconte de Lisle, Vénus de Milo : le symbole poétologique L’exemple probablement le plus célèbre de ces poèmes est celui de Leconte de Lisle : Vénus de Milo Marbre sacré, vêtu de force et de génie, Déesse irrésistible au port victorieux, Pure comme un éclair et comme une harmonie, Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux ! Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde, Sur ta conque d’azur posant un pied neigeux, Tandis qu’autour de toi, vision rose et blonde, Volent les Rires d’or avec l’essaim des Jeux. 65 Il est intéressant à noter que cette statue provient de l’époque hellénistique, c’està-dire d’une époque réflexive qui regarde en arrière : elle s’oriente à une époque classique passée depuis plusieurs siècles - le paradigme de l’art classique est donc lui-même un réflexe du classicisme. « Disiecta membra » 249 Tu n’es pas Kythérée, en ta pose assouplie, Parfumant de baisers l’Adônis bienheureux, Et n’ayant pour témoins sur le rameau qui plie Que colombes d’albâtre et ramiers amoureux. Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes, La pudique Vénus, ni la molle Astarté Qui, le front couronné de roses et d’acanthes, Sur un lit de lotos se meurt de volupté. Non ! les Rires, les Jeux, les Grâces enlacées, Rougissantes d’amour, ne t’accompagnent pas. Ton cortège est formé d’étoiles cadencées, Et les globes en chœur s’enchaînent sur tes pas. Du bonheur impassible ô symbole adorable, Calme comme la Mer en sa sérénité, Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable, Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté. Salut ! À ton aspect le cœur se précipite. Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs ; Tu marches, fière et nue, et le monde palpite, Et le monde est à toi, Déesse aux larges flancs ! Îles, séjour des Dieux ! Hellas, mère sacrée ! Oh ! que ne suis-je né dans le saint Archipel, Aux siècles glorieux où la Terre inspirée Voyait le Ciel descendre à son premier appel ! Si mon berceau, flottant sur la Thétis antique, Ne fut point caressé de son tiède cristal ; Si je n’ai point prié sous le fronton attique, Beauté victorieuse, à ton autel natal ; Allume dans mon sein la sublime étincelle N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ; Et fais que ma pensée en rythmes d’or ruisselle, Comme un divin métal au moule harmonieux 66 . Il faut noter que la situation d’énonciation du poème est celle d’une apostrophe, mais d’une apostrophe assez particulière. D’abord, l’énonciateur s’adresse à la déesse en tant que statue : « Marbre », sa matière, est la première parole du poème. Si au début Leconte de Lisle souligne donc le caractère 66 Leconte de Lisle, Charles Marie René. Poèmes antiques, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1994, pp.-151-152. 250 Henning Hufnagel artificiel de son objet, plus tard, dans la strophe 6 et, à proprement parler, dans la strophe 7, la statue semble s’animer et est adressée comme un être vivant : « Tu marches, fière et nue ». L’énonciateur n’oublie pourtant pas le début, puisque selon lui, c’est sur un « flot marmoréen » que marche la déesse toute-puissante. Dans la strophe 7, le poème crée donc une ambiguïté entre le vivant et l’inerte, entre une œuvre d’art et le corps d’une femme-déesse, entre la mimesis de l’art et la mimesis d’un corps - bien sûr d’un corps redevenu corps après avoir été un objet d’art, et redevenu corps seulement de manière fictive par sa- « transposition » en un autre média artistique, la langue poétique. Cependant, Leconte de Lisle laisse entendre que l’animation de la statue n’est qu’une projection de l’énonciateur, car c’est seulement en réaction à un « mouvement » brusque de sa part - « À ton aspect le cœur se précipite » - que la statue semble commencer à bouger. En tout cas, l’ambiguïté reste circonscrite plus ou moins à la strophe 7, car après elle, une nouvelle apostrophe change la perspective. Dans les strophes 2 à 5, on peut constater un autre principe de construction, plus fondamental, du poème : là, la statue est caractérisée comme Vénus en la comparant à d’autres formes du mythe de la déesse de l’amour et de ses représentations artistiques, de l’Aphrodite anadyomène et cythérée jusqu’à la Venus pudica, terme de l’histoire de l’art que traduit le vers 14. Ces strophes présentent donc des éléments relevant d’un savoir mythographique et de l’histoire de l’art. Il faut noter que toutes ces formes sont rejetées comme étant inadéquates vis-à-vis de la statue de Milo. Le jugement négatif est souligné par une négation anaphorique répétée qui introduit les strophes. De cette façon, Leconte de Lisle crée l’impression que le poème déterre une signification de manière analogue à la philologie et l’archéologie - comme s’il identifiait, au fur et à mesure, la signification de la statue en la comparant à d’autres sources et en excluant ainsi d’autres significations. Anthony Earl a indiqué un « parallélisme » entre ces strophes et un passage du livre célèbre de Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen, que Joseph-Daniel Guigniaut avait traduit en français, remanié et publié en plusieurs volumes dès 1825. Dans ce passage, Creuzer passe en revue les différentes fonctions et interprétations de la déesse, liées aux différentes origines géographiques de son culte. Mentionnons en passant qu’une édition de 1841 contient même des planches qui spéculent sur la reconstruction de la Vénus de Milo 67 , fait qui a pu éveiller l’intérêt de Leconte de Lisle. 67 Earl, Anthony. « Le Réveil helléniste et les goûts culturels bourgeois : Le poème ‘Vénus de Milo’ de Leconte de Lisle et son arrière-pays esthétique », Nineteenth- Century French Studies, 35, 3-4 (2007), pp.-558-574, ici pp.-562-563. « Disiecta membra » 251 Or, si on peut établir plusieurs liens entre le poème et la philologie, y en aurait-il d’autres que métaphoriques avec l’archéologie ? La réponse est tout à fait affirmative, car, à l’époque, l’archéologie se définissait en France simplement comme « science des choses anciennes » basée principalement sur des sources écrites- - la plupart des archéologues avait une formation philologique 68 . Leconte de Lisle aborde donc un objet archéologique en faisant allusion-à des méthodes qui ne sont pas étrangères à cette discipline. L’archéologie connaît d’ailleurs un grand essor entre 1840 et 1880 ; entre autres, les premières chaires d’archéologie sont créées dans les universités et les écoles des beaux-arts 69 . En déterminant la signification de la Vénus de Milo de cette manière quasiment philologico-archéologique, l’énonciateur la définit, exactement au centre du poème, au début de la strophe 6, comme « Du bonheur impassible ô symbole adorable ». Il attribue donc à la déesse une valeur nouvelle, moderne ; il en fait un symbole poétologique, en utilisant cette parole « impassible » qui deviendra une parole-clé de la poétologie parnassienne. Cela montre que les références aux sciences servent un but poétologique. Le symbole n’est pas difficile à-déchiffrer : si la négation des passions est un signal antiromantique, le choix de l’antiquité grecque (au lieu d’une époque chrétienne) en est déjà un autre. Le caractère poétologique de ce symbole est confirmé par les dernières strophes du poème qui commencent par une nouvelle apostrophe, d’abord aux îles grecques, et plus tard encore à la déesse. Ces strophes donnent au poème le caractère d’une prière : le moi énonciateur (qui n’entre véritablement en scène que maintenant) prie la déesse de l’inspirer avec l’esprit poétique grec de la beauté de la forme, comme l’exprime la dernière strophe : Allume dans mon sein la sublime étincelle N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ; Et fais que ma pensée en rythmes d’or ruisselle, Comme un divin métal au moule harmonieux. Si dans le dernier vers, le métal coule dans le moule, la boucle est bouclée ; nous sommes retournés à la statue, bien qu’elle soit transformée : primo, en une statue de métal, allusion à la pratique répandue des Romains de faire des copies marmoréennes de statues grecques de métal (même si ce n’est pas le cas pour la statue en question), tout comme Leconte de Lisle passe du nom romain « Vénus » dans le titre et la première strophe à l’expression gré- 68 Cf. Jurt, Joseph. « Literatur und Archäologie : Die ‘Salammbô’-Debatte », dans Brigitte Winklehner (dir.), Literatur und Wissenschaft. Begegnung und Integration, Tübingen, Stauffenburg, 1987, pp.-101-117, ici p.-104. 69 Cf. ibid., p.-106. 252 Henning Hufnagel cisante-« Héllas, mère sacrée » dans la strophe 8. Secundo, le poème achevé, s’est achevée une statue « linguistique » - la statue qui s’est constituée dans l’imagination du lecteur par la « transposition d’art » opérée par le poème en décrivant et interprétant la Vénus de Milo. Vu que cette constitution est mise en scène comme un « retour aux origines », du marbre au métal, elle semble illustrer et justifier encore une fois le procédé philologico-archéologique des strophes 2 à 5. 2.2. Théodore de Banville, A Vénus de Milo : œuvre d’art et œuvre de chair Si l’on peut apercevoir dans la description de la statue chez Leconte de Lisle une certaine ambiguïté entre le vivant et l’inerte, d’autres poésies parnassiennes redoublent cette ambiguïté : nous y voyons la chair tout bonnement « palpiter » sous le marbre, pour reprendre une formule d’Alcide Dusolier 70 . Dans Le poëme de la femme-qui porte le sous-titre Marbre de Paros, Théophile Gautier décrit une femme qui pose devant son amant : sa chemise blanche glisse « de l’épaule à la hanche » en évoquant ainsi la statue de la Vénus de Milo ; puis, elle varie la pose en Vénus anadyomène, exposant toute nue son « marbre de chair », comme l’écrit Gautier, et, après d’autres transformations encore, « Elle tombe sur ses coussins » et meurt de la « petite mort » de l’orgasme : « L’extase l’a prise à la terre ; / Elle est morte de volupté ! 71 » Sinon cette extase, du moins « l’œuvre de chair » - formule qu’aiment employer les Goncourt, par exemple - est le point où culmine le court poème de Théodore de Banville : A Vénus de Milo O Vénus de Milo, guerrière au flanc nerveux, Dont le front irrité sous vos divins cheveux Songe, et dont une flamme embrase la paupière, Calme éblouissement, grand poëme de pierre, Débordement de vie avec art compensé, Vous qui depuis mille ans avez toujours pensé, J’adore votre bouche où le courroux flamboie Et vos seins frémissants d’une tranquille joie. Et vous savez si bien ces amours éperdus Que si vous retrouviez un jour vos bras perdus Et qu’à vos pieds tombât votre blanche tunique, 70 En 1866, Dusolier écrit à propos des poèmes de Banville : « sous le vent brûlant de l’inspiration lyrique on voit parfois les marbres anciens palpiter et frémir comme une chair vivante » (Dusolier, « Les impassibles », op.-cit., p.-50). 71 Gautier, Émaux et camées, op.-cit., pp.-29-31. « Disiecta membra » 253 Nos froideurs pâmeraient dans un combat unique, Et vous m’étaleriez votre ventre indompté, Pour y dormir un soir comme un amant sculpté 72 ! Comme dans le poème de Leconte de Lisle, la situation d’énonciation est une apostrophe de la statue. Mais on est loin de la gravité « impassible » de ce dernier.- Stefan Hartung a vu dans les « froideurs » qui se « pâmeraient » une allusion mi-moqueuse à ce concept 73 . Si chez Leconte de Lisle, la statue semble s’animer seulement au cours du texte, chez Banville, le marbre est, dès le début, sur le point d’exploser de sensualité charnelle. Cet aspect aura soufflé la question à demi parodique à Verlaine : « Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ? 74 » Chez Banville, le corps de la déesse tient ensemble seulement parce que son « Débordement de vie » est « avec art compensé » : s’il n’était pas une œuvre d’art, il se dissoudrait en une multitude de mouvements, des mouvements auxquels font allusion les différents états émotionnels de la déesse - se manifestant par le « front irrité », la « bouche où le courroux flamboie »- et ses « seins frémissants d’une tranquille joie ». On ne peut donc admirer la beauté de ce corps que parce qu’il a été fixé par l’art. Tout en exposant les éléments qui semblent faire de la Vénus de Milo un être vivant, Banville met en évidence son caractère d’œuvre d’art. Même s’il accentuera qu’il s’agit, ici, plutôt d’une œuvre poétique. Arrivant par d’autres voies à une conclusion similaire, Hempfer parle d’une mise en relief du caractère d’artéfact esthétique de l’objet du texte de Banville. Ce caractère est rehaussé encore par la formule du « grand poëme de pierre », qui double le caractère esthétique de la statue. Cette mise en relief souligne, à son tour, l’artificialité du texte poétique (contre l’illusion de naturalité romantique) 75 . Or, Hempfer a interprété une version du texte antérieure- à la version définitive citée ici.- Il justifie ce choix- en expliquant que, selon lui, cellelà, montre ces aspects mieux que la version définitive. Hempfer s’étonne même du fait que Banville a réduit plus tard l’insistance avec laquelle il signale le caractère d’artéfact de la statue 76 . J’ai l’impression que Banville a changé son texte pour mettre en scène un jeu poétique encore plus 72 Banville, Théodore de. Œuvres poétiques complètes, vol.- 1, éd. Peter S. Hambly, Paris, Champion, 2000, p.-225. 73 Cf. Hartung, Parnasse und Moderne, op.-cit., p.-84. 74 Verlaine, Paul. Œuvres poétiques complètes, éd. Jaques Borel et Yves-Gérard Le Dantec, Paris, Gallimard, 1962, p.-96. 75 Cf. Hempfer, Klaus W. « Zur Differenz der Gegenstandskonstitution in romantischer und parnassischer Lyrik - am Beispiel der Kunstwerk- und Künstlerbezüge », dans id. (dir.), Jenseits der Mimesis, op.cit., pp.-43-75, ici pp.-49-52. 76 Ibid., p.-50 : « Die Fassung in der Ausgabe letzter Hand […] reduziert erstaunlicherweise gerade die Insistenz auf dem Artefaktcharakter der Skulptur ». 254 Henning Hufnagel raffiné. En renforçant les éléments qui décrivent la statue comme un être vivant, il renforce la pointe du poème : tandis que la statue prend de plus en plus l’aspect d’une femme en chair et en os - en chair, surtout -, le moi énonciateur - de manière présomptive, un être vivant, et explicitement un homme - revêt des qualités de statue. Présentés comme contraires, le moi et la statue-semblent s’assimiler au cours du poème, presque échanger leurs positions. Banville renforce ce caractère en remplaçant directement les références qui soulignent l’artificialité de la statue ; je ne donne que les trois exemples les plus pertinents.-Le changement dans le premier vers, tout en réduisant la référence à l’artificialité, est encore ambigu : ce qui est devenu dans la version finale « O Vénus de Milo, guerrière au flanc nerveux » était « O Vénus de Milo, vieux bloc au flanc nerveux » dans la version antérieure-- le mot de « guerrière » peut être appliqué aussi à une statue (même si cela est surprenant chez une statue de Vénus ; je reviendrai sur cette incongruité apparente), mais « bloc » ne peut pas être appliqué à un être vivant. Au vers 5, « Débordement de vie avec art compensé » se substitue à « Lyrisme de débauche avec art compensé ».- Une référence explicite à la « vie » qui, en plus, crée un contraste avec l’« art », substitue donc une formule précieuse de « transposition d’art ». C’est le cas aussi dans les vers 7 et 8. Dans la version définitive, les seins marmoréens sont doués de vie, comme l’indique leur mouvement. Ce mouvement remplace une formule qui décrit les courbes des seins comme un rythme poétique : « Je brûle sagement pour la longue harmonie/ De vos seins contournés en rhythme d’Ionie » cède la place aux vers plus érotiques « J’adore votre bouche où le courroux flamboie/ Et vos seins frémissants d’une tranquille joie » 77 . Le jeu de Banville est sérieux, car il a un aspect poétologique.- En créant une véritable oscillation entre le vivant apparemment naturel et l’inerte artificiel, Banville met en évidence les qualités propres de la littérature : contrairement à la sculpture, la littérature peut, dans une même œuvre, développer plusieurs possibilités de présentation d’un sujet, même contraires, et même si elle thématise un objet aussi figé qu’une sculpture. La littérature peut construire et explorer des potentialités - caractère auquel le conditionnel des vers 9 à 14 semble faire allusion. La littérature dispose de ces qualités non principalement à cause de son pouvoir de fiction (que l’on peut attribuer, bien sûr, aussi aux arts plastiques), mais plutôt parce qu’elle se définit par la dimension du temps. Elle dispose des actions l’une après l’autre, tandis que les arts plastiques sont 77 Banville, Théodore de. Poésies complètes de Théodore de Banville (1841-1854), Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1858, pp.-182-183, cité d’après Hempfer, « Zur Differenz der Gegenstandskonstitution », op.-cit., p.-50. « Disiecta membra » 255 définis par l’espace, disposant des objets l’un à côté de l’autre, pour rappeler les définitions de ces deux formes d’art que Lessing avait élaborées dans son Laokoon et invoquer donc cette figure une deuxième fois au cours de mon article 78 . Ce n’est pas par hasard, semble-t-il, que Banville écrit que la Vénus de Milo pourrait retrouver ses bras « un jour » - en ajoutant donc un complément de temps à sa phrase. Son poème est une réflexion sur les conditions de la poésie et de la plastique - qui n’hésite pas à insinuer un jugement sur le rang respectif des deux arts. Banville montre que le poème peut être un « monumentum aere perennius », selon la formule célèbre d’Horace, aussi éternel que le marbre de la déesse, aussi figé, mais un monument néanmoins en mutation et en mouvement. Avec une certaine ironie, Banville met en scène le propre de la littérature en partant d’un topos des écrits sur la sculpture, gardant à l’esprit ainsi la réflexion sur la statue.- Une des qualités définitoires du genre des statues tridimensionnelles est notamment d’offrir au spectateur une multitude d’aspects, selon sa position vis-à-vis de la statue. Banville semble y faire allusion quand il attribue à la statue des expressions d’émotions multiples, même contraires, là où Leconte de Lisle ne voyait que la sérénité, pure et blanche, d’une feuille de papier vierge. La Vénus de Banville se montre, tour à tour, irritée, songeuse, furieuse et tranquillement joyeuse. L’oscillation entre le vivant et l’inerte est donc doublée d’une oscillation entre les émotions. Mais Banville intensifie leur contraste jusqu’à ce que ces émotions ne semblent plus pouvoir « tenir » dans une même statue-- tout comme, sur l’autre niveau d’oscillation, le « débordement […] compensé » de la première partie du poème « déborde » tout à fait en ce « combat unique » dans la seconde partie où s’entrelacent corps statuaire et humain. Si Banville fait ainsi « exploser » les contraires, il fait de la statue une collection de fragments - dans les yeux de Banville, la Vénus de Milo n’a pas perdu seulement ses bras -, et ce sont des fragments qui ne s’accordent pas toujours bien. Particulièrement mal, parmi ces fragments, semble s’accorder la « guerrière » du premier vers. Bien sûr, elle indique déjà le « combat » amoureux de la deuxième partie, selon l’imagerie traditionnelle de l’erotomachia, de l’amour comme guerre, imagerie qui trouve son écho encore dans la formule de la « guerre des sexes ». Mais placée au début du poème, juxtaposée directement à l’invocation de la Vénus de Milo et donc entendue comme une caractérisation de la statue, la désignation désoriente. Je veux avancer l’hypothèse que Banville étale ces fragments mal accordés à l’image de la déesse de l’amour pour jouer un deuxième jeu avec le lecteur : celui de reconstruire la Vénus de Milo. Ainsi, il fait allusion - de 78 Cf. Lessing, Gotthold Ephraim. Laokoon. Briefe, antiquarischen Inhalts, éd. Wilfried Barner, Frankfurt a.M., Deutscher Klassiker Verlag, 2007, p.-116. 256 Henning Hufnagel manière implicite - au discours de l’archéologie ; nous avons vu, à travers l’exemple de Creuzer, comment à cette époque les débats sur la reconstruction de la Vénus de Milo étaient vifs. Si, à la fin du poème, Banville évoque, avec l’« amant sculpté », une deuxième statue,- il ne paraît pas trop audacieux de vouloir l’identifier : il s’agit certainement de Mars, le dieu de la guerre, car tous les attributs peu compatibles avec Vénus que nous avons nommés s’accordent très bien avec lui - de l’aspect guerrier jusqu’à la colère. De plus, Mars et Vénus comptent parmi les couples amoureux les plus célèbres ; Mars sommeillant dans les bras adultères de Vénus est une scène classique de l’art depuis Homère. Avec le moi énonciateur transformé, par la contemplation de la déesse, en dieu de la guerre, tout d’un coup, les fragments incohérents du texte s’insèrent dans un ensemble complet, tout comme la Vénus de Milo retrouve ses bras dans un embrassement. Si, dans la deuxième partie de son poème, Banville semble défaire la statue en la transformant en être vivant, sur un autre niveau, il augmente l’aspect sculptural en intégrant les fragments de la statue dans un groupe statuaire. Banville met en œuvre ainsi une troisième oscillation, entre l’impression de la fragmentation et la possibilité de la reconstruction. Cette oscillation trouve, du reste, un reflet dans l’organisation formelle du poème. Avec ses quatorze vers, divisés en deux parties de huit et de six vers (démarquées même typographiquement), organisées en une opposition dialectique, et avec une pointe finale bien marquée, le poème est un pseudo-sonnet : un sonnet dont il faut reconstituer mentalement la forme prestigieuse à partir des alexandrins à rime plate, tout comme en dessous de l’apostrophe incohérente d’un moi énonciateur bouillonnant de désir - « J’adore votre bouche […]/ Et vos seins » -, il faut reconstituer le groupe mythologique. Étant donné que ce moi, soit dit entre parenthèses, formule son bouillonnement encadré dans la forme doublement artistique de vers qui méditent sur la sculpture, il se définit lui aussi comme un « débordement de vie avec art compensé », ce qui crée un effet d’assimilation entre la statue et le moi énonciateur bien avant l’« amant sculpté » du dernier vers. Ce ne serait pourtant pas un texte de Banville si ces jeux n’avaient pas aussi une part décidément ludique, franchement grivoise même. Sous cet angle, les deux derniers vers sont particulièrement significatifs. Comme je l’ai déjà esquissé, le moi énonciateur y imagine un accouplement avec Vénus : Et vous m’étaleriez votre ventre indompté, Pour y dormir un soir comme un amant sculpté ! Les rimes sur lesquelles le poème s’achève sont assez banales - deux formes grammaticales identiques, des participes passés à valeur d’adjectif, rehaussées seulement par la double consonne d’appui -, mais Banville fait « Disiecta membra » 257 rimer deux syntagmes spéciaux, bien chargés de signification. Combinée à la formule puissante du « ventre indompté », exposé nu devant le moi - formule qui évoque une image digne de L’Origine du monde (1866) de Courbet -, Banville donne au syntagme de l’« amant sculpté » un caractère particulièrement suggestif, tempéré juste au minimum par l’ambiguïté euphémistique créée par le verbe « dormir » qui implique l’inactivité. D’une part, dans le contexte de la statue qui se change en être de chair, le syntagme joue sur l’opposition entre mou et dur - et désigne un homme qui se durcit en « marbre de chair », donnant au poème une « pointe » finale presque aussi choquante que Rimbaud dans sa Vénus Anadyomène 79 . D’autre part, suivant les règles qu’il formulera dans son Petit Traité de poésie française, Banville a combiné « des mots très-semblables entre eux comme Son , et très différents entre eux comme SenS » 80 . Et pourrait-on évoquer des objets plus différents l’un de l’autre que deux objets caractérisés par la complémentarité, comme, pour ainsi dire, le yin et le yang des organes féminin et masculin ? Mais on peut aller encore plus loin : on peut même dire que toute la construction du poème repose sur un calembour « funambulesque ». Si le poème commence avec la statue de la Vénus de Milo et finit sur l’acte sexuel de la statue vivifiée, on y passe donc de l’œuvre d’art … à l’œuvre de chair. - J’ai évoqué cette formule au début de mon chapitre non pas par pudibonderie, mais parce qu’elle mène au cœur du texte. - Ce passage de l’œuvre d’art à l’œuvre de chair, nous rappelle Banville, est pourtant possible seulement parce qu’il a lieu dans une œuvre poétique, dotée des possibilités de présentation qui sont propres à la littérature. De cette manière, le côté sérieux, poétologique, du poème est présent même là où son côté grivois semble le plus dominant, créant encore une quatrième forme d’oscillation. 79 Dans le poème de Rimbaud, le registre stylistique médical de l’« ulcère à l’anus » (Rimbaud, Arthur. Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, 2009, p.- 65), outre la laideur esthétisée et le caractère pathologique nauséabond de l’objet, produit un effet de choc encore plus fort, iconoclaste, comparé au registre métaphorique de Banville et son langage mythologique de « gaze », pour réutiliser un terme courant dans la littérature libertine du XVIII e siècle : en adaptant un passage de la préface de Voisenon à son Sultan Misapouf (1746), on peut dire que Banville a « évité tous les mots qui pourraient blesser les oreilles modestes ; tout est voilé mais la gaze est si légère que les plus faibles vues ne perdront rien du tableau » (Voisenon, « Le Sultan Misapouf », dans Romans libertins du XVIII e siècle, éd. Raymond Trousson, Paris, Laffont, 1993, pp.-499-534, ici p.-501). 80 Banville, Petit Traité de poésie française, op.-cit., p.-75. 258 Henning Hufnagel 2.3. Louis-Xavier de Ricard, A Vénus de Milo : échos de deux côtés Avec son sonnet sur la déesse de Milo, Louis-Xavier de Ricard, poète mineur, mais organisateur important du Parnasse contemporain 81 , donne un exemple de l’esprit de groupe des Parnassiens : ils écrivent non seulement des poèmes sur les mêmes sujets qui portent les mêmes titres, mais leurs poèmes se reflètent et se réfèrent aussi les uns aux autres. Ainsi celui de Ricard : son sonnet est une chambre d’échos des poèmes de Banville et de Leconte de Lisle. A Vénus de Milo O Vénus de Milo, grand poëme sculpté, Les charmes infinis rêvent sous ta paupière, Et les baisers muets de tes lèvres de pierre Font descendre en nos cœurs la sainte volupté. Hymne marmoréen, tu vois l’éternité T’admirer, et sourire à ta candeur altière ; A genoux devant toi, l’esprit et la matière, [sic] Adorent ta puissance et ta sérénité. Le temps a respecté ta grâce tout entière, Et de nos passions la vaine activité N’a jamais dérangé les plis de ta beauté. Poëte, garde ainsi ton âme intacte et fière ; Que ton esprit, vêtu d’impassibilité, Marche à travers la vie au but qui l’a tenté 82 . Comme dans les poèmes de Leconte de Lisle et de Banville, la situation d’énonciation chez Ricard est l’apostrophe à la statue de la déesse. Et comme chez les deux autres auteurs, on constate un certain glissement, un changement au cours du poème. Visiblement, Ricard s’efforce de faire une synthèse des poèmes des deux « maîtres » tels que Gabriel Marc les a mis en scène dans ses triolets. Cet effort de synthèse s’exprime aussi dans le fait que l’on ne trouve pas de « moi » dans le sonnet, seulement un « nous » généralisant. Ricard suit ses modèles de très près. Le premier vers, par exemple, est une combinaison presque littérale de deux hémistiches de Banville : Ricard n’a changé que la rime, en mettant « poëme sculpté » au lieu de « poëme de pierre ». Néanmoins, force est de constater que « sculpté » était le dernier mot du poème de Banville ; de cette manière, Ricard semble directement continuer Banville. Et il faut remarquer que la clausule de Banville, « de pierre », 81 Cf. l’esquisse biographique très informative de Yann Mortelette (Mortelette (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, op.-cit., pp.-413-416). 82 Ricard, Louis-Xavier de. Ciel, rue et foyer, Paris, Lemerre, 1866, p.-27. « Disiecta membra » 259 se trouve, tout près, aussi chez Ricard, repoussée au vers 3 et utilisée pour la deuxième rime de son sonnet. La première strophe remploie aussi d’autres éléments du poème de Banville, bien que généralement dans un registre plus sage, moins sensuel : les « charmes infinis » sont spiritualisés et cachés dans les yeux (« sous ta paupière »), au lieu d’être exposés et charnels comme la bouche et les seins, pour ne pas mentionner le « ventre ». De même, les « amours éperdus » de Banville deviennent « la sainte volupté ». Si les deux déesses ont un aspect songeur (« rêvent » ici,-« songe », « avez toujours pensé » là), leurs rêves semblent assez différents. La deuxième strophe semble d’abord continuer la première, étant donné que Ricard forge une formule d’ouverture calquée sur le modèle de la « transposition d’art » du premier vers. Mais tout comme le mot « marmoréen » (tel qu’un autre mot-clé, trois lignes plus tard, « sérénité ») provient déjà du texte de Leconte de Lisle, la deuxième strophe réunit des motifs de ce poème-là : là où Leconte de Lisle avait écrit « et le monde palpite,/ Et le monde est à toi », Ricard aussi intronise la Vénus de Milo comme reine du monde devant laquelle « l’esprit et la matière » doivent se mettre « [à] genoux ». Ce qu’avait été un envoûtement passionnel à la Banville est augmenté en une prise de pouvoir à la Leconte de Lisle. Dans le premier tercet, Leconte de Lisle l’emporte complètement. Ricard y formule une paraphrase de la Vénus comme symbole de la poésie impassible, comme l’a développé Leconte de Lisle, et il repousse, en même temps, le jeu d’oscillations érotiques de Banville : là où le moi énonciateur de Banville s’approche de la déesse dans un conditionnel concupiscent, Ricard dénonce « de nos passions la vaine activité ». Et là où Banville songe à faire tomber la « blanche tunique » de Vénus, Ricard évoque justement cette tunique en la déclarant intouchable : rien d’humain n’a « jamais dérangé les plis de ta beauté ». Ricard souligne le caractère idéal de cette beauté, son côté intellectuel, désigné comme « grâce », en la différenciant de sa réalisation matérielle : si l’on ne tient pas compte de cette différence, son vers « Le temps a respecté ta grâce tout entière » n’a aucun sens, puisque le temps n’a visiblement pas respecté l’intégrité du corps marmoréen. Le tercet final décode le symbole, de manière quelque peu didactique, en s’adressant maintenant à un « Poëte » générique. Il est pourtant intéressant de constater que le symbolisé présente des caractéristiques du symbole.-Entre autres, Ricard fait « marche[r] » l’esprit de son poète « à travers la vie », tout comme Leconte de Lisle avait écrit à propos de la Vénus de Milo : « Tu marches, fière et nue, et le monde palpite ». Le poète est donc décrit avec les mêmes termes que la statue. De cette façon, il fait encore écho à l’« amant sculpté » de Banville. Si Ricard semble 260 Henning Hufnagel reprendre le poème de Banville pour l’« exorciser » sous le signe de Leconte de Lisle, ses motifs restent donc présents, jusqu’à la fin du texte, et, avec eux, la tension entre les deux « chefs » du Parnasse. Et l’effort que fait Ricard sur le niveau formel n’y change rien : il réalise la forme stricte du sonnet de manière encore plus stricte que de coutume ; il n’utilise que deux rimes - en -té et en -ière/ -ierre - dans les quatorze vers au lieu d’en employer de différentes dans les tercets. 2.4. Sully Prudhomme, Devant la Vénus de Milo : palinodie de Banville par l’esprit historiographique Chez Ricard, l’esprit de groupe des Parnassiens s’exprime sur le niveau de l’intertextualité. Chez Sully Prudhomme, le rapport entre les poètes est explicité : son poème intitulé Devant la Vénus de Milo porte la dédicace- « A Théodore de Banville » 83 . Cette dédicace signale peut-être un hommage, mais certainement pas un consensus, bien au contraire : si, dans son texte, Banville a mis en scène le couple sculptural de Mars et Vénus amoureux, Sully Prudhomme semble y avoir vu un autre groupe célèbre : la Vénus au satyre, et il procède à en faire la palinodie. Sully Prudhomme continue donc, d’une certaine manière, le poème de Ricard, mais avec plus de système. Il s’y sert, à côté d’une conception spécifique - spiritualisée - de l’art et de la sculpture en particulier, d’une approche caractérisée par ce qu’on peut appeler un esprit historiographique. Comparé aux autres textes analysés ici, son poème est très long - quarante-quatre quatrains en trois parties. Si sa situation d’énonciation est, comme chez les précédents, une apostrophe de la statue - du moins au début et à la fin du poème -, son titre indique déjà qu’il s’agit d’une méditation sur la statue : sur ses qualités, ses conditions et son contexte. Ce titre suggère aussi, par sa préposition de lieu, une situation concrète où le nous énonciateur - à la différence de Banville, mais pareillement à Ricard, Sully Prudhomme opte pour la généralisation - observe la statue, en soulignant donc la matérialité et la réalité de l’objet de son discours. Dans la première partie, Sully Prudhomme présente la création de la statue en tant que processus intellectuel. Dans la deuxième partie, il évoque le contexte historique et réfléchit sur les conditions de la création de cette forme d’art à l’antiquité. Dans la troisième partie, il confirme sa caractérisation de la sculpture comme un art sublime de sublimation. 83 Sully Prudhomme. Poésies 1879-1888. Le Prisme - Le Bonheur, Paris, Lemerre, 1888, p.-30-36, ici p.-30. « Disiecta membra » 261 Les premières strophes du poème donnent une sorte de résumé de ce programme que les strophes suivantes développeront ; je cite les strophes 1 à-4 de la première partie en les commentant tout de suite : Ton marbre en même temps nous dompte et nous rassure, Statue impérieuse et sereine à la fois ; On peut te regarder et t’aimer sans blessure, Et noble est la leçon de tes lèvres sans voix. En se servant de la rhétorique de la négation du poème de Leconte de Lisle, Sully Prudhomme révoque le poème de Banville : il dénie à la Vénus de Milo tout caractère « érotique » en coupant les liens familiaux entre Vénus et Eros : Eros, le dieu léger des amours vagabondes, Ne peut être, ô Vénus de Milo ! ton enfant : Tu n’es pas la déesse où l’écume des ondes Fit naître un cœur impur, mobile et décevant ; Et comme pour réduire sa corporalité encore plus, il la présente comme un signe à déchiffrer, un signe qui parle un « langage »-à l’âme : Non, ta forme nous parle un grave et fier langage Qui vibre au fond de nous bien au delà des sens, Et le philtre sacré que ton beau corps dégage Ne trouble que notre âme et s’y change en encens. Le moyen d’une telle spiritualisation du corps est l’artiste sculpteur : Dans les lignes du marbre où plus rien ne subsiste De l’éphémère éclat des modèles de chair, Le ciseau du sculpteur, incorruptible artiste, En isolant le Beau, nous le rend chaste et clair 84 . Avec son ciseau, le sculpteur- fait la « chair » « chaste et clair[e] », scindant la sonorité de la première parole en les sonorités des deux autres. De cette manière virtuose, Sully Prudhomme montre qu’il maîtrise les règles de la rime aussi bien que Banville. Sully Prudhomme met en œuvre sa réfutation de la sensualité de Banville principalement par un changement de perspective : à la place du regard sur la statue, il présente un regard sur le processus de sa création ; le spectateur s’efface au profit du sculpteur, de l’artiste donc, qu’il faut lire aussi comme un chiffre du poète, suivant l’exemple programmatique de 84 Ibid. 262 Henning Hufnagel la dernière strophe du poème L’Art de Gautier où celui-ci incite le poète au travail sous la figure du sculpteur : Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant 85 . Si chez Banville la statue semble devenir un être vivant, Sully Prudhomme met en œuvre précisément le processus inverse : la transformation du modèle nu en statue. Et là où Banville fait descendre la déesse vivifiée littéralement de son piédestal, Sully Prudhomme élève le modèle, aussi littéralement, sur l’« autel » d’un art spirituel. C’est ce que développent les strophes 6 à 8 de la première partie : Quel visiteur profane, hôte d’un statuaire, Devant la forme calme et l’artiste anxieux N’a senti l’atelier devenir sanctuaire Au colloque muet du modèle et des yeux ? La chair se sanctifie au cœur qui la contemple ; Assise sur l’autel dans le temple du Beau, Nul rêve inférieur ne l’outrage en ce temple Où le désir se tait comme dans un tombeau, Où n’ose tressaillir nulle autre convoitise Que celle qui livra Prométhée au vautour, Où la Beauté, miroir de l’idéal, attise Une soif de créer plus haute que l’amour, [… 86 ] Sully Prudhomme introduit donc un deuxième regard, celui qui mène le « colloque muet du modèle et des yeux » : le regard spécifique de l’artiste sur son modèle. Chez Banville, le regard avait déclenché le désir, prolixe en commentaires ; chez Sully Prudhomme, n’en naît que le désir de créer - et de créer de façon transcendante, « plus haute que l’amour ». Il semble donc mettre en doute la probité artistique de Banville : par rapport à la situation dans le texte de Sully Prudhomme, le moi énonciateur de Banville n’apparaît que comme un simple amateur qui contemple la statue. Et encore plus (ou pire) : un amateur d’art qui, excité par cette contemplation, d’amateur, se fait « amant ». Le sculpteur de Sully Prudhomme, par contre, devient, en tant qu’artiste, un créateur aux accents divins. Lisons la strophe 10 : 85 Gautier, Émaux et Camées, op.-cit., p.-150. 86 Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888, op.-cit., p.-31. « Disiecta membra » 263 La figure, à l’appel de l’ébauchoir agile, Se laissant deviner lentement, puis saisir, Au soleil par degrés sort de l’obscure argile Et s’offre toute nue aux yeux purs de désir ; [… 87 ] Outre les allusions au récit biblique de la création, cette « naissance de Vénus de l’argile » est aussi une image puissante de la spiritualisation du corps nu par l’art : le corps émerge de l’« obscure argile » au soleil, c’est-à-dire d’une matière humble, apparentée à la fange et à la poussière, à la lumière immatérielle, métaphore traditionnelle de l’esprit. Dans la strophe suivante qui clôt la première partie, Sully Prudhomme nous livre une véritable conclusion - la conclusion qu’il tire de sa réflexion sur le regard du sculpteur : Car l’anoblissement du regard que tu charmes, O sculpture sévère, est ton plus grand bienfait ; Ton chef-d’œuvre éteint les ardeurs sous les larmes Qu’arrache l’Infini caché dans le Parfait 88 . Le regard de l’artiste doit donc informer aussi le regard du spectateur commun, en le faisant regarder outre la « chair », en la spiritualisant : c’est cela le « bienfait » (moral) de la sculpture en tant que genre artistique. C’est aussi la « leçon [des] lèvres sans voix » de la Vénus de Milo, annoncée dès le quatrième vers ; Sully Prudhomme présente la statue comme « chefd’œuvre » représentatif du genre. En revenant à la statue, il confirme la situation d’énonciation du poème « devant la Vénus de Milo » telle que le titre du poème l’avait (fictivement) établie. Et, en même temps, il confirme d’être arrivé à cette conclusion par la contemplation méditative de la statue in loco. Que cette conclusion présente le point final d’un processus de connaissance censé transformer l’attitude du spectateur (et du lecteur, ayant présent à l’esprit Banville), Sully Prudhomme le souligne en modifiant dans la situation d’énonciation. Tout comme au début du poème, c’est une apostrophe. Mais si le texte retourne à la statue, il ne s’adresse pas- à elle : maintenant, l’apostrophe est adressée à la sculpture en général, pas à cette statue en particulier. Ce « bienfait » de la spiritualisation est un bienfait pour la modernité. Car la sculpture antique est déterminée par d’autres conditions, comme Sully Prudhomme l’explique dans les dix strophes de la deuxième partie de son poème. Il marque les différences infranchissables entre l’antiquité grecque et le XIX e siècle français. Une strophe d’introduction établit cette 87 Ibid. 88 Ibid., p.-32. 264 Henning Hufnagel opposition, puis, Sully Prudhomme peint l’image d’une Grèce antique caractérisée par des rapports de familiarité avec la nudité : Ceux de nous que la chair a séduits par la ligne Pleurent d’être nés tard sous nos rudes climats, Enviant aux anciens cette fortune insigne D’avoir connu le Beau qui ne se voilait pas. La vue au peuple grec n’en fut pas interdite : Sur le corps se moulait le lin souple et léger. Heureux les Praxitèle ! ils voyaient Aphrodite Au grand jour, en plein air, de la vague émerger, Et, déesse mêlée aux mortelles d’Athènes, Dans un groupe accompli, sereine, resplendir, Et, la main sur la hanche, au retour des fontaines, Élever vers l’amphore un bras et l’arrondir. Drapée, et cependant fidèle à la lumière Sous les plis peu jaloux de la dissimuler, Sa forme souveraine, à leurs yeux coutumière, Leur exaltait le cœur, au lieu de le brûler. […] Ils y pouvaient surprendre une attitude heureuse, Une élégance innée éclose sans efforts ; L’âme enfin d’une race aimable et généreuse Librement devant eux souriait dans les corps. Ensuite, Sully Prudhomme y oppose son époque présente en quatre strophes dont je cite les deux plus significatives : Nous foulons un sol froid qu’à peine un rayon touche, Où marchent tous les corps cruellement vêtus, Où la chaste Beauté, menacée et farouche, Met la peur du regard au nombre des vertus. Enfants perdus de l’art sur ce sol impropice, En un siècle rebelle au pur amour du Beau, Les sculpteurs n’ont point fait le lâche sacrifice De l’austère Idéal aux mœurs du temps nouveau 89 . Or, Sully Prudhomme n’oppose pas simplement l’antiquité en tant qu’époque idéale de l’art et de la beauté aux temps actuels, marqués par la laideur industrielle et l’ignorance arrogante vis-à-vis de la beauté. On retrouve une telle opposition dans nombre de textes parnassiens, notamment chez Leconte de Lisle, chez Gautier ou chez Banville, par exemple dans son poème L’Exil 89 Ibid., pp.-32-33. « Disiecta membra » 265 des dieux qui occupait, certainement délibérément, une position saillante au milieu de la première livraison du premier Parnasse contemporain 90 . Là, Banville met en scène les dieux de l’antiquité, errants à travers un « bois sinistre et formidable, au nord/ De la Gaule » 91 , répudiés par les hommes qui se convertissent au Christianisme. « Aphroditè », la déesse-sœur de la Vénus de Milo donc, se lance dans une philippique - et jérémiade en même temps - contre l’homme. Même si dans la logique du poème, il s’agit de l’homme du quatrième siècle 92 , en pratique, elle s’adresse à l’homme contemporain de Banville. Elle lui prédit un monde dénué de poésie : Tout est dit. Ne va plus boire la poésie Dans l’eau vive ! les dieux enivrés d’ambroisie S’en vont et meurent, mais tu vas agoniser. […] Ce grand courant de joie et d’amour, tu t’en sèvres ! Ils ne fleuriront plus tes pensers, enchantés Par l’éblouissement des blanches nudités. Donc subis la laideur et la douleur. Expie 93 . Si Banville aussi élève la « nudité » au rang d’emblème pour marquer l’opposition, cette dernière parole, « expie », fait toute la différence entre son approche et celle de Sully Prudhomme, car elle implique l’idée de réparation, d’un retour possible aux façons antiques. 90 Le locus classicus pour le verdict de Leconte de Lisle sur son époque est certainement sa préface aux Poëmes et poésies (1855) (cf. Leconte de Lisle, Charles Marie René. « [Préface des Poëmes et poésies] », dans id., Articles - Préfaces - Discours, éd. Edgard Pich, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp.-123-136) ; une présentation probablement moins connue des rapports du XIX e siècle avec la beauté poétique se trouve dans Gautier, Théophile. « Les Progrès de la poésie française depuis 1830 », dans id., Histoire du Romantisme, Paris, Charpentier, 1874, réimpression Paris, L’Harmattan, 1993, pp.- 255-345, ici p.- 330. Hempfer indique L’Exil des dieux comme un texte qui développe l’opposition des époques de manière paradigmatique (cf. Hempfer, « Zur Differenz der Gegenstandskonstitution », op.-cit., p.-48). À propos de la première livraison du Parnasse contemporain cf. Mortelette, Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-177. C’est, entre autres, cette position saillante de L’Exil des dieux au Parnasse contemporain qui suggère que Sully Prudhomme se réfère à ce poème ; les poèmes de celui-ci se trouvent dans la septième livraison (cf. ibid.). 91 Banville, Théodore de. « L’Exil des dieux », dans Le Parnasse contemporain - Recueil de vers nouveaux, vol.-1, Paris 1866, réimpression Genève, Slatkine, 1971, pp.-6-12, ici p.-6. 92 Le passage qui ouvre le poème mentionne Constance, un des fils et successeurs de l’empereur Constantin : le « bois sinistre » côtoie une mer houleuse où « Accourent les vaisseaux de l’empereur Constance » (ibid., p.-6), le tout formant un paysage qui fait penser à un décor romantique à la Chateaubriand. 93 Ibid., pp.-11-12. 266 Henning Hufnagel Chez Sully Prudhomme, il n’est pas question de ce retour. Même s’il formule, lui aussi, une plainte et accuse son siècle d’être « rebelle au pur amour du Beau », il insiste sur l’inéluctabilité de la différence entre la France moderne et la Grèce antique, car cette différence est déterminée non seulement par le temps, mais aussi par des facteurs climatiques. C’est dans cette insistance sur la différence historique que s’exprime ce que j’ai appelé l’esprit historiographique de Sully Prudhomme. Cet esprit se voit aussi dans les explications que Sully Prudhomme donne de cette différence : le poète explique comment un climat chaud détermine une certaine mentalité différente vis-à-vis du corps nu qui, à son tour, définit la sculpture grecque. Et il expose le contexte apparemment banal de cet art, en évoquant des scènes de la vie quotidienne : une femme qui se baigne dans la mer ou qui, amphore au bras, marche à travers Athènes. Sully Prudhomme va même jusqu’à attribuer aux Grecs un regard généralement artistique : ils voient de l’art même dans la vie quotidienne. C’est le cas quand il déclare qu’en observant une femme à l’amphore, ils « pouvaient surprendre une attitude heureuse » comme s’il parlait de l’attitude esthétiquement réussie d’une sculpture. Mais les « corps cruellement vêtus » de la France ne se voilent pas uniquement à cause des températures. À un moment donné, il doit y avoir eu une chute de la grâce, car la « chaste Beauté » moderne est « menacée » par la concupiscence. Aux Grecs, en revanche, la nudité, « à leurs yeux coutumière,/ Leur exaltait le cœur au lieu de le brûler » : pour Sully Prudhomme, les Grecs forment une « race aimable et généreuse », libre des tourments du désir, car douée d’un regard artiste - d’un regard pareil à celui qu’il a développé dans la première partie. Sully Prudhomme ne pose pas la question de savoir si l’attitude vis-àvis de la nudité a été changée par le Christianisme, comme, par contre, l’insinue Banville. Mais il exalte les sculpteurs modernes de défendre l’autonomie de leur art vis-à-vis des exigences des « mœurs du temps nouveau », en continuant de modeler des corps nus. Leur art autonome transcende donc les conditions de son contexte à deux égards : en ce qui concerne les mentalités morales et les conditions climatiques. Quelque idéalisée qu’apparaisse sa présentation de la Grèce antique - elle semble tout imprégnée de l’esprit néoclassique de Winckelmann, pour citer le deuxième nom évoqué plus haut -, nous avons bien vu que, dans sa façon de construire son raisonnement, Sully Prudhomme fait des emprunts aux attitudes de l’historiographie. Étant donné qu’il explique la sculpture grecque comme une pratique culturelle définie par son contexte - qu’il fait donc des liens entre un certain type d’objets et la vie quotidienne -, on peut même dire qu’il se réfère aux approches de l’archéologie. En outre, le nom de Winckelmann n’est certainement pas déplacé dans ce contexte ; Winckelmann est, on le sait, une des figures fondatrices de l’archéologie « Disiecta membra » 267 moderne.- Il ne fait que confirmer la référence de Sully Prudhomme à un savoir archéologique tel que l’époque l’entendait ou, au moins, ne le démentait pas encore. Après avoir démontré le caractère non érotique de la nudité grecque, en marbre ou en chair, Sully Prudhomme retourne dans la troisième partie de son poème à la sculpture dans les conditions modernes, c’est-à-dire les conditions du désir sexuel. Il reprend une idée développée dans la première partie, l’idée du regard du sculpteur qui transcende la chair, et généralise ce regard ad usum publici : […] la jalousie, en éveil à toute heure, Au regard enchanté vient barrer le chemin, Car il faut en amour que le grand nombre pleure, Que le bonheur d’un seul frustre le genre humain. C’est pourquoi bénissons un art qui nous enseigne, Par le marbre où le souffle est venu s’apaiser, Un amour dont le cœur ne frémit ni ne saigne, Affranchi de l’espoir et des deuils du baiser 94 . La sculpture substitue à l’amour corporel un autre amour, un amour spirituel qui ne touche pas (par le baiser). De cette manière, Sully Prudhomme attribue à la sculpture une véritable fonction de sublimation. Soit dit entre parenthèses que l’on peut tout à fait entendre ici le terme sublimation au sens freudien, vu que, vingt ans plus tard, Freud établit des fonctions de la sculpture tout à fait comparables 95 . Sully Prudhomme célèbre cet art « pur » dans les trois dernières strophes. Il est pur de plusieurs façons : -non seulement pur de désir sexuel, mais aussi de résidus temporels, et il est pur parce qu’autonome. Saluons donc cet art qui, trop haut pour la foule, Abandonne des corps les éléments charnels, Et, pur, du genre humain ne garde que le moule, N’en daigne consacrer que les traits éternels ! 94 Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888, op.-cit., p.-35. Je cite les strophes 7 et 8 des treize strophes de la troisième partie. 95 Freud le fait dans sa fameuse interprétation de la nouvelle Gradiva de Wilhelm Jensen. Rappelons brièvement que dans cette nouvelle au sous-titre charmant « Ein pompejanisches Phantasiestück » (« un caprice pompéien »), un jeune archéologue retrouve inconsciemment des traits d’une ancienne amie appelée Zoë Bertgang dans la figure féminine d’un bas-relief romain ; il appelle cette jeune Romaine « Gradiva » (cf. Freud, Sigmund. Der Wahn und die Träume in Jensens Gradiva [1907], dans id., Studienausgabe, vol.- 10, Bildende Kunst und Literatur, éd. Alexander Mitscherlich, Angela Richards et James Strachey, Frankfurt a.M., Fischer, 2000, pp.-9-85). 268 Henning Hufnagel Cependant, cet art qui « désincarne » le corps reste un art sublime, « trop haut pour la foule » qui semble être moins sensible à son travail de sublimation. Mais hoi polloi ne dévalorisent pas sa force civilisatrice 96 , comme Sully Prudhomme le met en relief dans les derniers vers de son poème. Il y retourne à la statue de Vénus : - Car aujourd’hui, malgré les désastres sans nombre Entassés par la flamme et le fer ennemi, O Vénus de Milo ! tu sors jeune de l’ombre Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi. Tu viens régénérer l’aspiration lasse, Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ; Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce, Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais 97 . Comme Leconte de Lisle et Ricard, Sully Prudhomme élève la statue au rang de symbole. Avec le dernier vers, Sully Prudhomme fait de la Vénus sans bras le symbole de l’art moderne, ainsi qu’il l’avait développé : spirituel et intellectuel ; qui ne touche pas. En faisant d’une statue antique le symbole de la sculpture moderne, il n’est cependant pas incohérent. Car, même si elle est toujours « jeune », elle est différente de celle d’il y a « deux mille ans » : en effet, elle a perdu des membres. Toutefois, Sully Prudhomme présente cette perte comme un gain : elle peut avoir perdu la « grâce » de la naturalité grecque, mais elle a gagné la force éthique de l’immatérialité spirituelle. C’est ce que Sully Prudhomme montre à Banville en faisant la palinodie non seulement de son poème A Vénus de Milo, mais aussi de son Exil des dieux. Il « corrige » son attitude, comme il corrige l’indication temporelle nonchalante de Banville - « Vous qui depuis mille ans avez toujours pensé » - en évoquant l’âge véritable de la statue de « deux mille ans ». En se référant ainsi à la chronologie, Sully Prudhomme indique qu’il corrige Banville en lui enseignant l’histoire. 96 Pour prévenir tout de suite de possibles malentendus, précisons un élément : cette force morale n’est qu’apparemment en contradiction avec la conception de l’autonomie de l’art.- Il faut en effet faire la différence entre fonction et force, entre les impératifs qui règlent la création d’un objet esthétique et l’usage que le public fait de cette œuvre d’art. Généralement, on peut dire que Sully Prudhomme est plus fidèle à la théorie autonomiste de l’art de Victor Cousin que Théophile Gautier ; il ne serait pas difficile de montrer que c’est le cas aussi pour Leconte de Lisle. Cousin parle d’une « affinité » du beau et du bien (et du vrai), établissant donc une relation ouverte, associative (bornée, en plus, à la sphère idéale) entre ces concepts, tandis que Gautier prône un « amoralisme » de l’art (cf. Hartung, « Victor Cousins ästhetische Theorie », op.-cit., pp.-197 et 206). 97 Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888, op.-cit., pp.-35-36. « Disiecta membra » 269 2.5. Charles Coran, Essais de peinture : la statue de plâtre ou la poétique banalisée Banville développe une oscillation entre le vivant et l’inerte, la chair et la statue. Dans le poème Essais de peinture de Charles Coran, on trouve la même oscillation, mais de façon variée, et de manière humoristique : Coran met en scène un regard oscillant entre le marbre de la statue et le corps d’une femme. De cette façon, il ironise Sully Prudhomme qui avait fait du regard chastement intellectuel de l’artiste sur son modèle une des instances de sa palinodie de Banville. Mais Coran ne démentit pas Sully Prudhomme, car l’artiste-amant de Coran reste un amateur, un dilettante. Coran joue aussi bien avec le motif de Pygmalion - le sculpteur qui tombe amoureux de sa statue, et la statue qui s’anime par cet amour - qu’avec le concept poétologique parnassien de la « transposition d’art » et avec la médiatisation de la mimesis. Dans son poème, la statue reste une statue, le marbre reste froid, et le corps de l’amante triomphe de la Vénus de Milo. Si le poème de Coran montre l’hétérogénéité et l’ampleur pleine de tension du Parnasse, il montre aussi que le Parnasse est tout à fait capable d’ironiser sur sa propre poétique 98 . Que Coran, dans son poème, banalise avec humour la poétique parnassienne, cela est signalé aussi par le fait-que la Vénus de Milo y est présente seulement en copie, en plâtre : à la statue banalisée par la reproduction correspond la poétique banalisée 99 . Dans le poème - une suite de vingt-quatre alexandrins à rime plate -, un jeune homme décide de devenir peintre - apparemment faute de mieux. De cette manière, le poème révèle son caractère humoristique dès le début : 98 La critique associe le plus souvent à Théodore de Banville cette capacité à l’ironie - mais, comme démontre le poème de Coran, il n’est pas le seul à considérer (cf. à propos de ce phénomène chez Banville les observations de Hartung, Parnasse und Moderne, op.-cit., pp.-79-97 et 255-258). 99 Il y a un autre poème de Coran qui thématise la statue, même dans le titre : A la Vénus de Milo. C’est un lamento humoristique des bras perdus - et de la beauté perdue dans l’époque moderne (cf. Coran, Charles. Poésies, vol.- 1, Onyx - Rimes galantes, Paris/ Versailles, Cerf et fils, 1884, pp.-16-17). Dans le premier Parnasse contemporain, on trouve encore un poème portant le titre A Vénus de Milo (statuette) où la Vénus de Milo figure aussi en copie de plâtre, même de dimensions réduites. Le ton de ce poème d’Aléxis Martin est aussi humoristique : il représente l’apostrophe de la petite statuette d’un moi-poète. Elle est la « chère confidente » et le « Seul reste d’un amour comme toi mutilé » : en un renversement du mythe de Pygmalion, la statuette est ce qui reste de son amour après que le moi-poète a chassé sa maîtresse infidèle : « Où puis-je mieux pleurer, poëte sans maîtresse,/ Que sur le sein meurtri de la Vénus sans bras ? … » (Martin, Aléxis. « A Vénus de Milo [statuette] », dans Le Parnasse contemporain, vol.- 1, op.- cit., pp.- 268-272, ici pp.-269 et 268). 270 Henning Hufnagel Le jeune homme enfin las de rêver l’avenir Sur un sofa qui peine à ne voir rien venir A choisi, pour remplir un emploi sur la terre, La peinture, occupant l’amour célibataire. (v. 1-4) Son amante s’offre comme modèle : « Dès lors, ayant Campaspe, il s’agit d’être Apelle ! » (v. 8). Mais l’entreprise « héroïque » de devenir peintre échoue pitoyablement. La confusion des rôles des personnages-y fait allusion : selon Pline, Campaspe était une amante d’Alexandre le Grand qui la fit peindre nue par Apelle 100 . Dans le jeune homme décrit par Coran, Alexandre et Apelle, le héros et l’artiste, s’unissent donc. Mais il est un héros de sofa, c’est-à-dire : - ses ambitions sont trop grandes, ses facultés trop restreintes. La scène d’atelier que présente le poème va dans le même sens, et plus loin encore : d’un côté de la toile blanche, on trouve l’amante posant nue, de l’autre, une copie de la Vénus de Milo, « comme au Louvre » (v. 11). Mais c’est justement cette vue double qui empêche le jeune homme de dessiner : Lui, devant un carton vierge, admire, ingénu, Les deux types du beau, l’idéal et le nu ; Puis va de l’un à l’autre, évoquant l’esthétique, Conjurant la nature, apostrophant l’antique ; Il laisse son crayon tomber, palpe les chairs, Caresse la statue, assimile leurs airs. (v. 13-18) Le regard du jeune homme va de l’une à l’autre, bientôt les regards laissent place aux mains, et finalement il se retrouve entre les bras de son amante - car Vénus n’en a plus. « Qu’obtiendra ce garçon de semblable culture ? » est la question ironique du pénultième vers. « Peut-être un madrigal, jamais une peinture » est la réponse du dernier, encore plus finement ironique : elle ironise le procédé de la « transposition d’art » et son jeu avec les différents média. Jusqu’à la fin, la toile du jeune homme est restée vide ; par contre, le madrigal s’est achevé - nous avons lu le poème. Coran exalte la poésie encore d’une autre manière ironique. Il exalte la force d’évocation de la langue - la force d’évoquer ce qui est absent - de façon grivoise, en se servant une deuxième fois de la métaphore de la peinture : il ne montre pas la corporalité en chair et en os, mais la suggère par un euphémisme métaphorique. Que ce passage traite de la force évocatrice de la langue, cela est souligné par le fait que les quatre vers mentionnent même deux fois le manque, l’absence de quelque chose - des bras de la Vénus de Milo : 100 Puis, se rendant compte qu’Appelle était tombé amoureux de son modèle, Alexandre la lui offrit (cf. Plinius Secundus, Gaius. Naturalis Historia 35, 86-87) - Appelle était donc un grand peintre avant d’« avoir Campaspe » ; dans le poème de Coran, cette relation est inversée. « Disiecta membra » 271 - Mais quel barbare osa mutiler la déesse ? … Horreur ! il a saisi l’être entier, sa maîtresse, Vers le sofa l’emporte, et conçoit un tableau Dans les bras que n’a plus la Vénus de Milo. (v. 19-22 101 ) L’ironie vient du fait que le « tableau » désigne la scène d’amour entre le peintre et son modèle - le rapport sexuel est souligné plutôt lourdement par le fait que « concevoir » veut dire « esquisser » aussi bien qu’« engendrer » -, mais qu’il s’agit d’une scène d’amour que justement le texte ne « peint » pas dans ses détails. Cette scène prend forme, tout au plus, obliquement, dans l’imagination du lecteur. 2.6. Sully Prudhomme, La Vénus de Milo : la déesse de l’évolution Je mets à la fin de mon article le cas le plus curieux d’un poème sur la déesse de Milo : curieux, parce qu’à part le titre, il ne semble guère thématiser la statue. En revanche, il l’emploie pour mettre en œuvre une grande synthèse. Une des caractéristiques de la poésie de Sully Prudhomme est l’effort d’intégrer les nouveaux savoirs scientifiques - potentiellement troublants et disruptifs - dans les systèmes traditionnels de sens et d’orientation ; par là, il vise à neutraliser leurs qualités déroutantes. C’est le cas dans les grands poèmes discursifs et didactiques, comme Le Bonheur ou La Justice ; ce dernier, par exemple, médite sur la signification du concept de justice dans un monde dénudé de sens métaphysique tel que le peint la théorie darwinienne. Mais cet effort d’intégration se trouve aussi - de manière plus emblématique et peut-être aussi de manière plus réussie - dans certaines de ses pièces courtes 102 . Cet effort d’intégration, Sully Prudhomme l’a réalisé de manière particulièrement virtuose dans le sonnet La Vénus de Milo. Il y réussit à amalgamer le mythe antique, la théorie de l’évolution et la réflexion parnassienne sur l’art antique. Sully Prudhomme reformule le mythe de Vénus née des ondes en lui insufflant l’esprit de la théorie de l’évolution. Et finalement, il laisse le mythe prendre forme dans la statue qu’il présente comme un produit de la nature : il en fait un « fossile » du développement naturel. Ça ne va pas sans certaines caractéristiques qui peuvent paraître involontairement bizarres aujourd’hui. 101 Coran, Poésies, vol.-1, op.-cit., pp.-24-25. 102 Cf., se focalisant sur les poèmes longs didactiques, Marchal, Hugues. « Sully Prudhomme ou le lyrisme de la perte des repères », dans Hufnagel/ Krämer (dir.), Das Wissen der Poesie, op.- cit., pp.- 153-173 et, pour les formes brèves, Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.-cit., chapitre 7.5. 272 Henning Hufnagel La Vénus de Milo La Nature accomplit lentement ses desseins. Elle ébauchait de loin la forme des poitrines En faisant onduler les surfaces marines, Se soulever les monts, se creuser les bassins ; Elle apprêtait aux cœurs leurs suaves coussins En courbant les profils enchanteurs des collines ; Qui sait après combien d’esquisses féminines, Au temps des premiers lys elle moula les seins ? Et de ses long [sic] essais le dernier n’est pas Ève : Son chef-d’œuvre attendu d’âge en âge s’achève, Et la beauté, de femme en femme, éclôt toujours, Jusqu’au type suprême où l’Art triomphe et trace D’un corps humain parfait les surhumains contours, Et ce modèle, ô Grèce, est la fleur de ta race 103 . En lisant le titre du poème, on s’attend à une description de la statue ou à une réflexion sur elle ou, du moins, à ce que le poème la thématise de quelque façon. Mais le texte déçoit de telles attentes : il faut attendre la dernière strophe, et même là, la statue n’est évoquée qu’à travers une périphrase, comme le « type suprême » de la perfection. Diamétralement opposés aux attentes du lecteur, les premiers mots ne se réfèrent pas à la sphère de l’art (indiquée par le titre), mais à la « Nature » avec une majuscule, c’est-à-dire à la nature en tant que cosmos, en tant que principe créateur qui, quasiment personnifié, a des « desseins », comme dit le premier vers. Tout au long du poème, la nature est décrite comme l’instance qui produit, au cours d’un processus évolutif, les formes du corps féminin. Cette évolution est présentée comme le développement d’un programme téléologique qui trouve son achèvement dans le corps de la Vénus de Milo : si le corps féminin est un « chef-d’œuvre attendu », comme le dit le premier tercet, cela implique que le point final de l’évolution a été déterminé dès le début. Une telle conception téléologique de l’évolution renvoie au zoologiste allemand Ernst Haeckel,-figure, à l’époque, similairement influente que Darwin et bien connue en France, non seulement parmi les biologistes, mais aussi parmi les écrivains 104 . 103 Sully Prudhomme, Poésies - Épaves, Paris, Lemerre, s.d. [1908], pp.-79-80. 104 Gustave Flaubert, par exemple, était un lecteur enthousiaste de la Natürliche Schöpfungsgeschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre (1868) de Haeckel, traduite en français-dès 1874 sous le titre Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles ; Flaubert l’a lue à peine sortie des presses (cf. Flaubert, Gustave. Correspondance, vol.-IV, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1998, pp.-813-814). « Disiecta membra » 273 Le poème présente encore d’autres références à Haeckel (que je signalerai dans un instant), mais ce qui importe d’abord et fondamentalement, c’est que Sully Prudhomme présente le corps féminin comme le produit d’un processus progressif - et non comme le résultat statique d’un acte de création. Il met en relief ce changement de perspective de la création à l’évolution par une véritable « réécriture » du récit biblique. Si Sully Prudhomme dit de l’Ève biblique qu’elle n’est pas « de ses long[s] essais le dernier » - et surtout pas le premier essai de la nature, comme l’implique le deuxième quatrain -, cette description n’est que l’élément le plus évident d’une telle réécriture. Il est finalement important que Sully Prudhomme intègre l’œuvre d’art - incontestablement le produit d’un acte de création - dans la temporalité du processus évolutionnaire et en fait un élément important de ce processus. Quand Sully Prudhomme écrit de la nature qu’elle « ébauche » des formes - dans la deuxième strophe, il parle d’« esquisses », plus tard d’« essais » et finalement du « chef-d’œuvre » -, on y reconnait, d’une part, le procédé typiquement parnassien d’entrecroiser les sphères artistique et naturelle, appliquant à la dernière le vocabulaire de l’art. D’autre part, nous y retrouvons, à côté du concept téléologique de l’évolution de Haeckel, aussi son concept de la nature artiste. À la différence d’autres poèmes parnassiens où la nature est transformée en art - par exemple où la description d’un paysage se révèle être la description d’une peinture de paysage 105 -, ici, conformément aux conceptions de Haeckel, il existe une continuité entre nature et art. Sully Prudhomme n’oppose pas une sphère à l’autre pour obtenir des effets de médiation de la mimesis. Le produit naturel et l’artefact coïncident, non parce que le premier se révélerait artificiel, mais parce que le dernier aussi résulte, en fin de compte, de la nature. Cela marque aussi la différence avec des conceptions traditionnelles de l’artiste comme alter deus ; il n’y a pas seulement une analogie entre l’art et la nature, mais, par le relais de la théorie haeckelienne, une véritable continuité : l’artiste continue la nature, car il fait partie de la nature qui, à son tour, est une nature artiste, réalisant des objectifs esthétiques 106 . 105 Cf. plusieurs exemples chez Hartung, « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung », op.-cit. 106 À propos de Haeckel cf., par exemple, Hoßfeld, Uwe (éd.). absolute Ernst Haeckel, Freiburg, orange press, 2010. À propos du rôle de l’esthétique dans sa pensée, cf. Kleeberg, Bernhard. « Evolutionäre Ästhetik. Naturanschauung und Naturerkenntnis im Monismus Ernst Haeckels », dans Renate Lachmann/ Stefan Rieger (dir.), Text und Wissen. Technologische und anthropologische Aspekte, Tübingen, Narr, 2003, pp.- 153-179. À propos de son esthétique et ses conséquences dans la littérature, cf. Hufnagel, Henning. « Zauberhafte Lichteffekte. Ästhetik und Wissenschaft bei Haeckel, Bölsche und Heredia », Lendemains. Études comparées sur la France 41, 162/ 163 (2016), pp.-64-82 ; une version française modifiée de cet article sera publiée prochainement dans la revue Arts et Savoirs. 274 Henning Hufnagel Dans les quatrains, Sully Prudhomme peint la nature comme une « sculptrice » qui développe ses formes « lentement », un fait qu’il souligne par une deuxième expression, « de loin ». Si, au XIX e siècle, la discipline de la géologie augmente l’âge de la terre d’innombrables siècles non attestés par la Bible, la biologie inscrit ce temps, à travers la théorie de l’évolution, dans les formes corporelles des êtres. De même dans ce poème, l’évolution est un processus très lent. Sa lenteur est mise en relief par la façon dont Sully Prudhomme présente le développement des formes de la femme : il pose une homologie et une continuité entre la nature animée et la nature inanimée. Il s’agit là d’un troisième concept que Sully Prudhomme peut avoir trouvé chez Haeckel 107 . La fonction fondamentale de ce concept au sein du poème est néanmoins différente : il permet à Sully Prudhomme de reformuler le mythe de la naissance de Vénus des ondes - à la hauteur de la science du XIX e siècle. Il injecte, pour ainsi dire, un esprit évolutionniste au mythe, en lui insérant un élément temporel. Ainsi, il le transforme d’un mythe de création en une histoire de développement. Dans le mythe, Vénus émerge de l’écume des ondes ; dans le poème, elle fait de même, mais avec une différence importante. Si le poème va aussi du roulement des ondes (évoqué à son début) au corps de la déesse (présenté à sa fin), Vénus y naît de la mer en un sens plus fondamental que dans le mythe. Car dans les formes de la mer, la nature « esquisse » la forme du sein féminin jusqu’à réaliser sa forme idéale dans les seins de la Vénus de Milo. La nature développe la forme des seins non seulement dans les ondes, mais aussi à travers les formes de la terre, bref, à travers toute forme conoïde : ondes, « monts », « collines », « bassins », donc même à travers les cavités. Comme je l’ai indiqué, il semble plutôt bizarre de voir une mamelle dans chaque forme bombée, un sein dans chaque sinus, quelque justifiable qu’il soit, tout chastement, par l’étymologie. En faisant référence aussi aux formes terrestres, Sully Prudhomme vise, d’une part, à aller au-delà du mythe antique. D’autre part, cela présente un autre aspect de la réécriture du récit biblique dans le sens de l’évolutionnisme. Car les différentes « étapes » du poème suivent exactement l’ordre de la Bible. D’abord, la forme du sein s’esquisse dans l’eau, comme, au premier jour de la création, tout est couvert d’eau. Ensuite, la nature fait se-« soulever les monts, se creuser les bassins », par analogie avec la séparation du ciel et de la mer ; selon l’ordre de Dieu, l’eau se concentre- à certains endroits (Genèse 1,9-10). Puis, le poème évoque les plantes (« Au temps des premiers lys ») et finalement l’homme. 107 Cf. Hoßfeld (éd.), absolute Ernst Haeckel, op.-cit., pp.-147-148. « Disiecta membra » 275 Avec Ève mentionnée dans le premier vers des tercets, nous passons de la géologie à l’histoire. Le processus de perfectionnement s’accélère ; en témoignent les formules répétitives- « d’âge en âge » et « de femme en femme ». Il atteint son point final dans le deuxième tercet où Sully Prudhomme déclare que la beauté augmente toujours jusqu’à réaliser un certain type « où l’Art triomphe ». - L’art est donc telos de la nature, mais, ainsi, en fait aussi partie ; il est le point final, et par là même, la dernière étape du développement. Sully Prudhomme crée une continuité entre nature et art jusqu’au niveau de la syntaxe : la phrase qui commence dans le premier tercet, thématisant encore l’évolution biologique, continue dans le deuxième tercet qui thématise l’art. À proprement parler, cette strophe n’est que le complément circonstanciel du premier tercet, et l’art n’apparaît que dans la subordonnée : au niveau syntactique aussi, l’art devient une fonction de la nature ; la sculpture de marbre assume presque le même statut qu’un fossile. Le deuxième tercet semble insinuer que le développement ne s’arrête pas. L’évolution biologique devient-elle évolution culturelle ? Peut-être. En tout cas, un développement au-delà de l’homme s’annonce dans les « surhumains contours » du « corps humain parfait » de la Vénus marmoréenne. Ce développement préfiguré désamorce jusqu’à un certain degré la difficulté qui hante le poème, vu qu’il fait du corps de la Vénus grecque un point final. Car pour les lecteurs, ce corps appartient à un passé lointain dont les différences avec le présent sont évidentes. La beauté n’aurait-elle plus augmenté, nonobstant la formule du premier tercet « Et la beauté, de femme en femme, éclôt toujours ? » Elle suggère un développement sans fin, avant que le « type suprême » ne pose un point final dans le deuxième tercet. Faudrait-il donc comprendre les époques depuis l’antiquité grecque comme décadence, comme on pourrait le lire chez Leconte de Lisle 108 ? Sully Prudhomme ne donne pas d’indications. Le dernier vers offre pourtant une solution. C’est une solution dans l’esprit biologique-évolutionniste qui imprègne le sonnet : le corps de la Vénus de Milo est le point final d’une certaine « race », comme Sully Prudhomme le dit avec un terme qui, dans le contexte évolutionniste du poème, prend l’allure d’un terme technique. Les autres « races » peuvent la rattraper - ou prendre d’autres voies. Qu’on accepte cette solution ou qu’on décèle une aporie dans le poème, une chose est devenue clair : en fusionnant le mythe païen, le récit judéochrétien, la réflexion sur l’art grec et la biologie évolutionniste, Sully Prudhomme établit des continuités qui créent un sens, une orientation pour l’homme. L’objet archéologique n’est pas seulement témoin d’un passé ; il 108 Cf. Leconte de Lisle, « [Préface des Poèmes antiques] », op.-cit., p.-113. 276 Henning Hufnagel informe aussi le présent et même le futur du genre humain. Et, il transcende même son caractère d’œuvre d’art. 3. Conclusion À la fin de ce long, très long article, je ne veux résumer que très sommairement quelques résultats qui, au fil de l’analyse des textes, seront déjà devenus évidents. Les six textes interprétés ont démontré l’importance d’un certain objet archéologique pour le Parnasse : la Vénus de Milo est un élément privilégié à travers lequel se cristallise la réflexion des poètes. Les textes ont montré aussi de quelles manières très différentes cet objet sert de moyen de réflexion aux Parnassiens : réflexions sur l’art, sur la poésie, sur son programme esthétique et ses moyens de représentation, mais aussi sur le genre humain, son passé historique et son évolution biologique, passée et future ; réflexions très différentes en ton et en accent, allant de la solennité à la banalisation, du grand sérieux au grivois.- Pour ce faire, plusieurs des textes recourent - de manières et à des degrés divers - à l’archéologie, discipline encore floue à cette époque, et à ses disciplines voisines, comme la philologie, l’historiographie et l’histoire de l’art. Ils s’en approprient et en fonctionnalisent des savoirs, des procédés et des pratiques. Les réflexions développées dans les poèmes dépassent largement le domaine de l’art grec antique. Elles touchent en grande partie à des questions de poétologie. En servant de point de cristallisation, l’objet archéologique de la statue joue donc un rôle éminent dans la définition de la poésie « au seuil de la modernité ». Les auteurs des six poèmes analysés sont des auteurs incontestablement paradigmatiques - comme Banville et Leconte du Lisle - ou du moins importants pour le Parnasse - comme Sully Prudhomme et, dans une moindre mesure, Ricard ; Coran fait figure de marginal, bien que ce soit moins sur le plan poétique que sur le plan social. Leurs textes spécifiques révèlent les multiples facettes du Parnasse, et ils révèlent comment ces facettes peuvent naître d’un même objet, quasiment comme un arc-en-ciel de la blancheur radieuse de la déesse. Cette gamme de différences se laisse bien décrire par le biais de la configuration des champs de tension que j’ai esquissée. Si l’hétérogénéité des poèmes est évidente, les éléments qui témoignent d’un esprit de groupe ne sont pas moins clairs, qu’ils soient de nature explicite, comme la dédicace de Sully Prudhomme à Banville, ou implicite, comme les références intertextuelles. Presque tous les textes soulignent la référentialité de l’objet qu’ils évoquent ; tous nomment la statue « réelle » de son propre nom : si on allait « Disiecta membra » 277 au Louvre, on pourrait confronter leurs affirmations avec l’objet de leurs discours. Par leur titre, les poèmes nous invitent même à faire cette confrontation. En plus, le premier texte de Sully Prudhomme désigne l’espace réel et concret « devant » la statue explicitement comme lieu de l’énonciation. Quelques-uns des textes, surtout celui de Banville, utilisent ce caractère référentiel pour mieux jouer avec le principe de la mimesis, passant de la mimesis médiatisée d’une œuvre d’art à la mimesis d’un corps redevenu fictivement corps qui garde encore des caractéristiques de la statue, et ne fût-ce que le nom. Si ce jeu indique une certaine problématisation ou du moins une réflexion sur la mimesis, palpable surtout chez Banville et, d’une autre façon, chez Coran, cet aspect est moins important chez Leconte de Lisle, même si, dans une strophe de son poème, il crée une telle ambiguïté mimétique. En témoigne, par exemple, le fait qu’il semble éviter les formules, si chères à Gautier et Banville, qui transposent les termes d’un art à l’autre, tel que, par exemple, « poème de pierre ». En revanche, Leconte de Lisle construit son texte en se basant sur des références à la science philologique. Sully Prudhomme fonctionnalise l’historiographie pour son argumentation esthétique, tout en se référant aussi aux approches de l’archéologie. Et dans son deuxième poème analysé ici, il fait la synthèse entre art, mythe et science pour donner une version de la Vénus de Milo justifiée par la théorie de l’évolution, qui est justifiée, à son tour, par l’évidence de l’art. En même temps, le poème de Leconte de Lisle fait preuve de virtuosité artistique, par exemple par son vocabulaire et sa diction « raréfiés », tout comme Banville fait preuve d’une telle virtuosité par le chargement de ses rimes ou par la mise en scène de son jeu complexe d’oscillations. Et chez Ricard, on constate du moins l’effort et l’aspiration à la virtuosité formelle. Seulement le troisième champ de tension - celui qui s’ouvre entre l’imagerie poétologique de l’artisanat d’art et une rhétorique de l’autonomie de l’art-- fait exception ; on cherche en vain ses traces dans ces six textes. Ce n’est pas surprenant, car dans ce petit corpus, c’est explicitement le produit d’un des « beaux arts »-qui sert de symbole poétologique. Son « absence » ne conteste donc pas la valeur de ce champ, car, comme esquissé, l’imagerie poétologique de l’artisanat d’art, accompagnée souvent d’une rhétorique du « bon ouvrier », est bien attestée dans nombre d’autres textes 109 . C’est plutôt un argument en faveur de mon modèle et de sa variabilité interne, tissant, dans le sens de Wittgenstein, de fibres différentes. 109 Dans une de ses odelettes, Banville célèbre Gautier comme un « bon ouvrier » - ce sont, en effet, les derniers mots de son poème (cité d’après Gautier, Émaux et Camées, op.-cit., p.-276). Le poème L’art de Gautier était, à l’origine, la réponse à cette odelette de Banville. 278 Henning Hufnagel Cela ne conteste donc encore moins la valeur analytique de la configuration des autres champs de tension. Au contraire, cette configuration s’est révélée apte à décrire cet ensemble de textes dans leur hétérogénéité comme des textes parnassiens. Si l’on suivait l’exemple des poèmes et prenait la statue marmoréenne comme symbole - symbole de la poésie parnassienne -, il faudrait donc dire : elle a ses fissures, mais elle ne craque pas. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) La poésie lyrique des Parnassiens, ou le contre-positivisme esthétique Klaus W. Hempfer Dans une publication récente, Henning Hufnagel a essayé de « recaractériser la poésie lyrique parnassienne dans son ensemble 1 » ; si cette tentative ne parvient pas à me convaincre, elle me donne toutefois l’opportunité de préciser dans un nouveau cadre théorique la conception que j’ai élaborée dans les années 1990. Hufnagel part du topos de l’hétérogénéité de la poésie lyrique parnassienne qu’il considère en même temps comme « un problème non résolu 2 ». Ce ‘topos’ ne peut en aucun cas constituer un problème spécifique de la recherche parnassienne, car le lieu commun de l’hétérogénéité se retrouve dans les tentatives les plus variées de groupement de textes et d’auteurs du Moyen- Âge au post-modernisme et semble être plutôt une problématique générale de la périodisation dans les études littéraires 3 . Dans mon article de 1993, j’ai déjà essayé d’établir le lien systématique entre, d’une part, le passage de la prédominance de la fonction émotive du langage à une prédominance de sa fonction référentielle et, d’autre part, la forme spécifique de cette dernière en tant que mimésis au second degré. Étant donné que Hufnagel en fait l’un des quatre clivages qu’il évoque 4 , je souhaite renouveler mon essai (1 e - partie) pour ensuite expliquer, notamment en m’appuyant sur Leconte de-Lisle, pourquoi il semble fondamentalement erroné de vouloir marquer le Parnasse de l’étiquette du « positivisme esthétique 5 » et pourquoi, en particulier, le clivage que Hufnagel essaie de mettre en évidence entre l’art pour l’art et la scientificité n’est pas per- 1 Hufnagel 2015, p.-126. 2 Ibid., p.-126 (note-13). Cf. au contraire la synthèse brillante dans Hartung 2009. 3 Cf.-à ce propos le chap.-6 dans Hempfer (à paraître). 4 « Le deuxième clivage se manifeste entre la chosité ou la suggestion de référentialité d’une part, et la problématisation de la mimésis d’autre part. » (Hufnagel 2015, p.-129 ; traduction : PFW). 5 Ibid., pp.- 124-126. En recaractérisant le Parnasse comme « positivisme esthétique », Hufnagel se rapporte explicitement à Brunetière dont on sait qu’il est, pour sa part, fortement influencé par le positivisme déterministe d’Hippolyte Taine. 280 Klaus W. Hempfer tinent (2 e - partie) 6 . Enfin, j’aurai recours au concept de la « ressemblance de famille » (Familienähnlichkeit) de Wittgenstein ainsi qu’au concept de prototype qui en découle dans les sciences cognitives, afin d’esquisser un cadre conceptuel qui permette de rendre compatible l’idée, propagée par la critique contemporaine et les auteurs eux-mêmes, d’une école parnassienne avec la diversité des auteurs et/ ou des recueils respectifs (3 e -partie), de sorte à essayer ainsi de résoudre également le ‘problème d’hétérogénéité’ de Hufnagel. 1. La construction du rare objet exquis et la mimésis au second degré Le Poème de la femme ----Marbre de Paros I Un jour, au doux rêveur qui l’aime, En train de montrer ses trésors, Elle voulut lire un poëme, 4 Le poëme de son beau corps. II D’abord, superbe et triomphante Elle vint en grand apparat, Traînant avec des airs d’infante 8 Un flot de velours nacarat : III Telle qu’au rebord de sa loge Elle brille aux Italiens, Écoutant passer son éloge 12 Dans les chants des musiciens. IV Ensuite, en sa verve d’artiste, Laissant tomber l’épais velours, Dans un nuage de batiste 16 Elle ébaucha ses fiers contours. 6 Le fait qu’il n’existe pas non plus de clivage entre la représentation d’objets (d’art) traditionnellement majeurs ou mineurs (le troisième critère de Hufnagel, ibid., pp.- 129-130) a déjà fait l’objet d’une démonstration dans Hempfer 1993, p.- 85. Comme l’explicite par exemple Gautier dans « L’Art », ce qui lui importe n’est pas la valeur du matériau, mais sa résistance : « Oui, l’œuvre sort plus belle/ D’une forme au travail/ Rebelle,/ Vers, marbre, onyx, émail. » (Gautier 1947, p.- 130, v.-1-4). Vers et marbre sont ici côte à côte ‘en harmonie’ avec émaux et camées ; et même si ces deux derniers étaient des « objets d’artisanat d’art » (Hufnagel 2015, p.- 130), ce n’est pas de l’artisanat d’art que Gautier pratique avec ses vers dans Émaux et Camées, mais bien de ‘l’art’ dont la qualité ne résulte pas du matériau en tant que tel, mais de son traitement artistique : « Sculpte, lime, ciselle […] » (« L’Art », v.-53). La poésie lyrique des Parnassiens 281 V Glissant de l’épaule à la hanche, La chemise aux plis nonchalants, Comme une tourterelle blanche 20 Vint s’abattre sur ses pieds blancs. VI Pour Apelle ou pour Cléomène, Elle semblait, marbre de chair, En Vénus Anadyomène 24 Poser nue au bord de la mer. VII De grosses perles de Venise Roulaient au lieu de gouttes d’eau, Grains laiteux qu’un rayon irise, 28 Sur le frais satin de sa peau. VIII Oh ! quelles ravissantes choses, Dans sa divine nudité, Avec les strophes de ses poses, 32 Chantait cet hymne de beauté ! IX Comme les flots baisant le sable Sous la lune aux tremblants rayons, Sa grâce était intarissable 36 En molles ondulations. X Mais bientôt, lasse d’art antique, De Phidias et de Vénus, Dans une autre stance plastique 40 Elle groupe ses charmes nus. XI Sur un tapis de Cachemire, C’est la sultane du sérail, Riant au miroir qui l’admire 44 Avec un rire de corail ; XII La Géorgienne indolente, Avec son souple narguilhé, Étalant sa hanche opulente, 48 Un pied sous l’autre replié, XIII Et comme l’odalisque d’Ingres, De ses reins cambrant les rondeurs, En dépit des vertus malingres, 52 En dépit des maigres pudeurs ! XIV Paresseuse odalisque, arrière ! Voici le tableau dans son jour, Le diamant dans sa lumière ; 56 Voici la beauté dans l’amour ! 282 Klaus W. Hempfer XV Sa tête penche et se renverse ; Haletante, dressant les seins, Aux bras du rêve qui la berce, 60 Elle tombe sur ses coussins. XVI Ses paupières battent des ailes Sur leurs globes d’argent bruni, Et l’on voit monter ses prunelles 64 Dans la nacre de l’infini. XVII D’un linceul de point d’Angleterre Que l’on recouvre sa beauté : L’extase l’a prise à la terre ; 68 Elle est morte de volupté ! XVIII Que les violettes de Parme, Au lieu des tristes fleurs des morts Où chaque perle est une larme, 72 Pleurent en bouquets sur son corps ! XIX Et que mollement on la pose Sur son lit, tombeau blanc et doux, Où le poëte, à la nuit close, 76 Ira prier à deux genoux. (Gautier 1947, pp.-7-10) Depuis la réception de l’époque jusqu’à la recherche moderne en études littéraires, on voit se dégager - pour ce qui est de l’objet typique de la représentation parnassienne de la réalité - des domaines certes divers, mais qui se répètent avec une récurrence frappante : alors que pour Gautier il est principalement question de transposition d’art, terme employé par l’auteur lui-même 7 , on attribue à Banville surtout sa prédilection pour les sujets grecs ou la mythologie antique en général 8 ; la même chose vaut pour Heredia 9 et naturellement aussi pour Leconte de- Lisle qui a initié la ‘regrécisation’ des noms de dieux antiques et de personnages mythologiques 10 , si bien que ce n’est pas un hasard si Dusolier qualifie les impassibles également de « petits néo-grecs 11 ». Certes, il est vrai qu’à côté de sa phase ‘antique’ Leconte de-Lisle en a également une ‘barbare’, puisqu’il traite dans 7 Cf. Martino 1925/ 11 1964, p.-21 et Hempfer 1997a, sur la pratique de la transposition d’art cf. Hartung 2000 et Hofmann 2000. 8 Cf. Martino 1925/ 11 1964, p.-25. 9 Cf.-ibid., p.-26. 10 Cf. ibid., p.-21 et infra à la page-293 de notre article. 11 Dusolier 1866/ 2006, p.-49. La poésie lyrique des Parnassiens 283 les Poèmes Barbares des mythologèmes issus des aires culturelles les plus diverses en dehors de l’Antiquité ; chez Banville, les Cariatides sont suivies des Stalactites dans lesquelles la Grèce est loin d’être absente, mais le recueil en tant que tel ne peut plus se qualifier de « grécisant », et Les Trophées ne sont eux aussi constitués que partiellement par recours à l’Antiquité grecque. Ainsi, pour Dusolier également, le qualificatif « néo-grecs » n’est-il que la dénomination synecdotique d’un phénomène général. En partant du constat que « le présent nous passionne », Dusolier apporte une explication à la constitution de l’objet dans la poésie des impassibles : Aussi, les Impassibles décidés à ne pas compromettre leur impassibilité, s’adressent-ils de préférence à des temps et à des pays tellement éloignés qu’on est, en les traitant, sûrement prémuni contre les « surprises du cœur ». (Dusolier 1866/ 2006, p.-49) Ce qui m’importe ici n’est pas la mise en rapport établie par Dusolier, mais la distance temporelle et spatiale qui, d’après le constat qu’il fait, caractérise généralement les objets choisis par les impassibles. De la transposition d’art, que l’on retrouve tant chez Gautier que chez Heredia 12 ou Leconte de-Lisle 13 , jusqu’à l’exotisme indien d’un Catulle Mendès 14 , en passant par les Stalactites de Banville, la poésie lyrique parnassienne semble se distinguer par une hétérogénéité des objets qui possèdent néanmoins un trait commun : la construction du rare objet exquis à travers la représentation. Ce processus de construction est formulé explicitement dans « Décor », le poème introductif des Stalactites, qui révèle ainsi le caractère méta-poétique du titre du recueil 15 ; mais cette construction trouve aussi une forme de réalisation particulièrement frappante dans la structure du texte cité de Gautier. Ce dernier n’est pas simplement fondé, en effet, sur une transposition d’art, autrement dit le transfert d’une œuvre d’art vers un autre mode de médiation artistique, mais sur le principe directeur qui caractérise la plupart des textes de Gautier et d’autres Parnassiens, à savoir que le texte poétique ne se réalise pas simplement en tant que représentation de la réalité, mais que pour sa part la réalité représentée constitue déjà un objet esthétique. Cet objet esthétique peut être une image, une sculpture, un morceau de 12 Cf. notamment « Jason et Médée », paru d’abord en 1872, puis réimprimé dans Parnasse Contemporain III 1876/ 1971, p.-171 (cf. infra à la page 297). 13 Cf. notamment « Vénus de Milo », paru d’abord en 1846, puis réimprimé dans Poèmes Antiques (1852) (cf. infra aux pages 296s.). 14 Cf. notamment « L’Enfant Kriçhna » dans Parnasse Contemporain I 1866/ 1971, pp.-56-58. 15 Cf. Les Stalactites (1846) dans Banville 1994-2009, II, 1-90, « Décor », pp.-5-7. 284 Klaus W. Hempfer musique 16 etc. ; ou bien la réalité peut être transformée explicitement en un objet esthétique, et peut être représentée ainsi en tant que réalité esthétisée. C’est cela même que nous trouvons dans notre texte, et ceci dès le sous-titre « Marbre de Paros » - l’idéal-type du matériau des statues grecques. Du fait de la juxtaposition syntactique, il est bien sûr impossible de déterminer quel élément, le « Poème de la femme » en tant que poème ou seulement « la femme » en tant que personne, est mis en analogie métaphorique avec le marbre de Paros. Dans le texte lui-même, le marbre apparaît comme métaphore de la beauté de la dame (v.-22), et c’est la formulation de la métaphore même (« marbre de chair » et non pas chair de marbre) qui exprime de nouveau l’esthétisation sur le plan de l’objet. De nombreux autres éléments de la sémantique descriptive typiquement parnassienne, tels que les coraux (v.-46), les perles (v.-25, v.-71), les pierres précieuses (v.-55) ou encore la prédominance de certaines couleurs comme le ‘blanc’ indiquent, sinon l’esthétisation de l’objet représenté, du moins la caractérisation de celui-ci comme objet rare et exquis. L’aspect déterminant réside toutefois dans le fait que le processus de rendre exquis et/ ou d’esthétiser l’objet de la représentation se trouve formulé explicitement en tant que tel : De grosses perles de Venise Roulaient au lieu de gouttes d’eau, Grains laiteux qu’un rayon irise, Sur le frais satin de sa peau. (v.-25-28) La formulation explicite du processus de faire de l’objet à représenter un objet rare et exquis se manifeste linguistiquement de manière univoque à travers le lien réalisé par « au lieu de », par lequel dans l’acte descriptif l’objet ‘proprement dit’ (« gouttes d’eau ») est remplacé par l’objet rare (« de grosses perles de Venise »). Le fait que l’objet de la représentation soit déjà esthétique en soi, c’est-àdire même avant sa représentation, est toutefois clairement mis en évidence dès la strophe initiale du texte, car la dame ne dévoile pas au « doux rêveur » tout simplement la beauté de son corps, mais Elle voulut lire un poëme, Le poëme de son beau corps. (v.-3-4) Si le beau corps est un poème avant même d’être représenté dans un poème, alors la poésie n’est pas représentation de la réalité, mais représentation de 16 Cf. à ce propos notamment « Variations sur le Carnaval de Venise » du recueil Émaux et Camées (1852) dans Gautier 1947, pp.-15-20. La poésie lyrique des Parnassiens 285 l’art. Le corps décrit constitue en lui-même une œuvre d’art, et cela n’est pas thématisé seulement dans la première strophe, mais encore à d’autres reprises. Dans la strophe-VIII, la « divine nudité » chante avec les « strophes de ses poses » un « hymne de beauté » et, dans la strophe- X, la dame prend une nouvelle pose désignée de « stance plastique ». De plus, la même strophe évoque simultanément divers modèles alternatifs de construction du rare objet exquis : Mais bientôt, lasse d’art antique De Phidias et de Vénus, Dans une autre stance plastique Elle groupe ses charmes nus. (v.-37-40) Par « lasse d’art antique », on passe du modèle antique qui a dominé jusqu’alors la représentation de la dame (voir par exemple la référence à Apelle ou bien à Vénus Anadyomène dans la strophe-VI) au modèle oriental, ce qui permet de désigner les deux modèles comme des modalités équivalentes de construction de l’objet exquis. Aussi la prédilection des impassibles pour l’éloignement temporel et spatial, remarquée par Dusolier, ne se manifeste-t-elle pas ici par le seul choix de l’objet, mais, étant donné qu’un objet somme toute familier - la beauté de la femme - se trouve ‘distancié’ et que les ‘modèles de distanciation’ alternatifs sont explicités, l’éloignement temporel et spatial est thématisé directement dans sa fonction de construction du rare objet exquis. On pourrait mettre en évidence d’autres procédés d’esthétisation de l’objet comme la comparaison de la dame à la représentation d’un personnage féminin dans L’Odalisque couchée d’Ingres, mais tel n’est pas le but de mon propos. Ce qui m’importe ici est de constater que la représentation de la réalité dans la poésie lyrique parnassienne est réductible à une structure fondamentale que je nomme la construction de la rareté exquise sur le plan de l’objet. Cette construction peut se concrétiser de manières tout à fait diverses, depuis l’‘exotisme’ temporel et spatial jusqu’à la désignation de l’objet représenté comme étant esthétique per se. Je ne fais pas ici référence au traitement des thèmes et/ ou objets traditionnellement élevés : la représentation d’une femme nue et de son excitation sexuelle est traditionnellement aussi peu ‘élevée’ que la plupart des autres ‘thèmes’ traités par Gautier dans Émaux et Camées. Par la ‘construction de la rareté exquise sur le plan de l’objet’, j’entends plutôt un processus qui rend l’objet de la représentation rare, extraordinaire ou, du moins, peu ordinaire et par conséquent exquis de sorte qu’il mérite d’être représenté. La forme la plus aboutie de cette construction est certainement atteinte lorsque l’objet de la représentation est déjà en lui-même une œuvre d’art ou bien qu’il est désigné comme telle : 286 Klaus W. Hempfer la relation mimétique à la réalité existe alors au second degré, à travers la médiation introduite par la mimésis de l’art qui, de son côté, se rapporte à la réalité. Cette réalisation-là du principe de construction du rare objet exquis prédomine justement chez Gautier, et cela n’est certainement pas tellement lié au fait qu’en tant que critique d’art il était régulièrement amené à décrire des tableaux ou se percevait comme un « peintre manqué » 17 ; c’est bien davantage la conséquence de son positionnement clair en faveur de l’art pour l’art, qu’il défend d’ailleurs dans la poésie introductive d’Émaux et Camées intitulée « Préface », et ce à double titre : d’une part, l’exclusion de la dérangeante réalité quotidienne se réalise de manière idéale lorsque l’objet de l’art est aussi un objet d’art ; d’autre part, si la spécificité de l’art est la beauté - comme le soutiennent les artistes - alors l’art est nécessairement d’une particulière beauté lorsque c’est de l’art qu’il représente. Mon esquisse de la relation nouvelle entre ‘nature’ et ‘culture’ révèle que le Parnasse n’est pas tout simplement réductible à l’art pour l’art conçu comme non-finalité de l’art, mais qu’il élabore une modification fondamentale de la conception traditionnelle de la mimésis. Stefan Hartung a retracé dans un article de fond les origines historiques de ce processus et ainsi mis en évidence l’importance cruciale du cours dispensé par Cousin en 1818/ 19 à la Sorbonne pour le transfert de l’esthétique de l’autonomie de l’idéalisme allemand vers la France et, en particulier, sa transmission à Gautier 18 . Il mentionne ainsi qu’Ody a montré dès 1933 que - contrairement à une affirmation fréquente 19 - ce n’était pas Hugo qui avait forgé la formule de l’art pour l’art 20 , mais bien Cousin dans ses cours de 1819, et que cette ‘formule’ et sa ‘doctrine’ avaient été « transmises sous une forme bien sûr modifiée à Baudelaire et aux Parnassiens » par Gautier 21 . Finalement, Anne Hofmann a élaboré, à partir d’une analyse complète des écrits de critique artistique de Gautier, le concept de « transmimésis » qui fournit le cadre théorique du texte de Gautier ici analysé 22 ; autrement 17 C’est en cela que Martino (1925/ 11 1964, p.-21) voit l’origine de l’utilisation de la transposition d’art dans les poèmes de Gautier. 18 Le cours ne fut publié qu’en 1836 (= Cousin 1836). Comme Hartung a été en mesure de le démontrer, l’affirmation de Martino selon laquelle « on […] avait oublié » Cousin après son cours en Sorbonne (Martino 1925/ 11 1964, p.- 16) est tout simplement fausse. Au contraire, Hartung parvient à « retracer le chemin exact que la théorie esthétique de Cousin a emprunté à travers le milieu des poètes parisiens » (Hartung 1997a, pp.- 179-183, citation p.- 179, traduction : PFW). 19 Martino 1925/ 11 1964, p.-16. 20 Ody 1933, p.-39 (d’après Hartung 1997a, p.-184, note-114). 21 Hartung 1997a, p.-181 (traduction : PFW). 22 Hofmann 2001, pp.-232-277. La poésie lyrique des Parnassiens 287 dit la théorie que Hofmann nomme « transmimésis » et la pratique que je caractérise de « mimésis au second degré » se correspondent parfaitement chez Gautier. Cette seule citation suffit à le prouver : C’est que l’art est plus beau, plus vrai, plus puissant que la nature, la nature est stupide, sans conscience d’elle-même, sans pensée, sans passion ; c’est quelque chose d’insensible et de morne qui a besoin, pour l’animer, que nous lui prêtions l’âme et le souffle 23 . Par cette citation, il apparaît très clairement que ce qui importe à Gautier n’est pas simplement la non-finalité de l’art, mais la conceptualisation d’une mise en relation entre nature et culture qui dépasse fondamentalement la compréhension traditionnelle de la mimésis (d’où le terme de ‘transmimésis’) : l’art ne devient pas art par le simple fait qu’il imite le plus fidèlement possible la nature, mais parce qu’il fait de la ‘nature’ elle-même de l’‘art’ en la construisant en tant qu’art à travers le processus de représentation, ce qui alors seulement la rend digne d’être représentée. C’est justement ce processus que Gautier applique dans « Le Poème de la femme » et dans plusieurs autres textes d’Émaux et Camées. Ce passage d’une représentation comme reproduction à une représentation comme construction ouvre la voie qui mène vers la poésie lyrique moderne et rend moins surprenante que généralement admis la dédicace à Gautier dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire. J’y reviendrai plus loin 24 . Retenons toutefois que la construction esthétique du Parnasse diffère fondamentalement de celle de la ‘poésie lyrique moderne’ : elle reste essentiellement mimétique, car elle repose sur une relation de ressemblance qui nomme explicitement l’objet de la construction esthétique (« la femme ») - un aspect d’ailleurs souligné en son temps par Mallarmé 25 . 23 Gautier 1837, cité dans Hofmann 2001, p.-241. La filiation avec les formulations de Cousin est évidente : « Ainsi, le beau est une idée absolue et non une copie de la nature imparfaite, infinie et contingente. » (Cousin 1836, p.-190)-- « L’art, c’est la nature détruite et recréée, le génie, c’est le goût, non plus appréciateur du beau naturel, mais créateur du beau idéal supérieur au premier. » (Ibid., p.-264). 24 Cf. infra aux pages 297s. de notre article. 25 Cf. à ce propos le fameux passage de l’« Enquête de Jules Huret » : « les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poëme qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. » Mallarmé 1997-2003, t.-II, p.-700. 288 Klaus W. Hempfer 2. La réécriture de mythes antiques chez Leconte de Lisle comme construction du rare objet exquis Il a déjà été démontré par Anne Hofmann que la poétologie explicitement formulée de Leconte de-Lisle ne se recoupait pas exactement avec la ‘transmimésis’ de Gautier 26 , bien que Léon Dierx ait déjà conçu en particulier les poèmes animaliers de Leconte de- Lisle dans la perspective du principe de ‘transmimésis’ de Gautier 27 . Même si l’on perçoit une différence entre Gautier et Leconte de- Lisle, l’affirmation de Hufnagel à propos des Parnassiens paraît contestable : ainsi, selon lui, « le clivage probablement le plus caractéristique et le plus important » serait celui entre « le postulat de scientificité ou l’analogie à la science, l’érudition et la documentation d’une part ; l’autonomie de l’art, l’art pour l’art et la virtuosité poétique d’autre part 28 ». Hufnagel prétend prouver l’existence d’un tel clivage à l’aide de quelques citations isolées tirées de la préface de Leconte de- Lisle à Poèmes Antiques (1852) 29 , mais ne mentionne pas à ce propos que, de manière explicite, Leconte de Lisle se réfère également voire justement dans cette préface à l’autonomie et à la non-finalité de l’art : Ce livre est un recueil d’études, un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues. Les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces ; les passions et les faits contemporains n’y apparaissent point. Bien que l’art puisse donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites. D’autre part, quelque vivantes que soient les passions politiques de ce temps, elles appartiennent au monde de l’action ; le travail spéculatif leur est étranger. Ceci explique l’impersonnalité et la neutralité de ces études 30 . Dans le recueil, on distingue deux caractéristiques que Leconte de- Lisle mit en exergue et qui firent de lui l’un des principaux modèles pour les Parnassiens de la jeune génération : l’exclusion du vécu personnel de même que l’exclusion de l’engagement politique qui, tous deux, sont dans une large mesure typiques des grands représentants du mouvement romantique à cette époque - Musset d’une part et le Hugo des Châtiments (1853) de 26 Cf.-Hofmann 2001, pp.-285-296. 27 Cf. ibid., pp.-297-300, particulièrement le « Bilan » (Fazit), p.-300. 28 Hufnagel 2015, p.-130 (traduction : PFW). 29 Ibid., p.-131. 30 Leconte de-Lisle 1971, pp.-108-109 (mise en relief par moi). La poésie lyrique des Parnassiens 289 l’autre 31 . À ce stade, Leconte de-Lisle n’établit donc pas de « clivage avec l’art pour l’art », mais se déclare en faveur de l’exclusion de la réalité contemporaine et politique, tout comme le fait Gautier dans la poésie introductive d’Émaux et Camées (1852) intitulée « Préface » que Pich cite explicitement dans ses commentaires comme parallèle à la position de Leconte de-Lisle 32 : Pendant les guerres de l’empire, Goethe, au bruit du canon brutal, Fit le Divan occidental, Fraîche oasis où l’art respire. Pour Nisami quittant Shakspeare, Il se parfuma de çantal, Et sur un mètre oriental, Nota le chant qu’Hudhud soupire. Comme Goethe sur son divan À Weimar s’isolait des choses Et d’Hafiz effeuillait les roses, Sans prendre garde à l’ouragan Qui fouettait mes vitres fermées, Moi, j’ai fait Émaux et Camées 33 . Gautier n’exclut pas ici « ce que, dans les études littéraires, on nomme le ‘contexte’ 34 » ; il est bien plus précis, puisqu’il exclut l’instrumentalisation politique et actualisatrice de la poésie, ce que Leconte de-Lisle résume dans l’opposition entre ‘monde de l’action’ et ‘travail spéculatif’ 35 . Dans la suite de sa préface, Leconte de-Lisle développe une philosophie de l’Histoire qui fait de lui un auteur nettement plus ‘spéculatif’ - au sens moderne - que ne l’est Gautier, et qui repose essentiellement sur le fait qu’il conçoit l’ensemble de l’histoire de la poésie, depuis la prime époque de la Grèce antique, comme un mouvement vers la décadence : 31 Musset fut admis à l’Académie française en 1852 ; Hugo, à la suite du coup d’État mené en 1851 par le futur Napoléon-III, partit en exil d’où il écrivit ses satires au vitriol au sujet des événements politiques - en prose (Napoléon le-Petit (1852)) et en vers (Les Châtiments (1853)). 32 Cf.-Leconte de-Lisle 1971, p.-109, note-3. 33 Gautier 1947, p.- 3. L’« ouragan » fait bien sûr référence aux troubles politiques accompagnant la mise en place du Second Empire. 34 Hufnagel 2015, p.-131 (traduction : PFW). 35 L’adjectif spéculatif possède, au XIX e - siècle, une signification semblable à ‘théorique’ par opposition à ‘pratique’. Cf.- Petit Littré, à la rubrique spéculatif : « plus ordinairement, qui recherche les choses théoriques, qui s’attache à la spéculation, sans s’occuper de la pratique. Esprit, écrivain spéculatif ». 290 Klaus W. Hempfer Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la Poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates, le cycle chrétien tout entier est barbare. (Leconte de Lisle 1971, pp.-113-114) Leconte de- Lisle perçoit un degré particulier de décadence dans sa propre époque, avec son subjectivisme à outrance et « cette excitation vaine à l’originalité propre aux mauvaises époques de l’art 36 ». Il cherche une planche de salut dans une nouvelle relation entre l’art et la « science ». Cela n’implique toutefois pas de ‘scientifisation’ du discours poétique, mais plutôt une utilisation de l’état des connaissances dans les disciplines historiques telles que les sciences de l’Antiquité classique ou l’indologie, afin d’élaborer sur la base de ce nouveau savoir une nouvelle poésie antiquisante - Poèmes Antiques n’étant pas par hasard le titre du premier recueil : […] l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée : c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. (Leconte de Lisle 1971, p.-119, mise en relief par moi). Le ‘sens des traditions’ de l’art ne peut être reconstitué que par les sciences historiques (pas la physique ni la biologie 37 ), et même celles-ci sont seulement en mesure de le rappeler ; ce n’est qu’à travers les formes de l’art luimême qu’il est possible de « faire revivre » ce sens. Ce que ces dernières font revivre, ce sont les « traditions mythiques » ; néanmoins, Leconte de- Lisle vise surtout à abandonner le mélange des « théogonies grecques et latines » et à rendre aux divinités grecques leurs dénominations grecques ainsi que « l’abondance, la force, l’élévation, l’éclat d’une langue merveilleuse 38 ». 36 Leconte de-Lisle 1971, p.-115. 37 Le commentaire que fait Pich de ce passage me paraît peu pertinent : « La science dont parle ici Leconte de Lisle n’est plus seulement la science historique. C’est aussi l’étude de la ‘nature extérieure’ (physique, chimie, botanique, biologie). » (Leconte de Lisle 1971, p.-19, note-32). Leconte de Lisle commence par introduire l’opposition générale entre l’art et la science de la façon suivante : à l’origine, l’art aurait saisi spontanément l’idéal dans la réalité extérieure, alors que la science aurait rationnellement reconstruit cet idéal (pas la réalité extérieure). Les sciences qui ont procédé à la reconstruction rationnelle de cet idéal originel ne peuvent être que les sciences historiques ; elles font ainsi revivre les « traditions oubliées ». Au reste, Leconte de-Lisle ne parle, à aucun endroit de cette préface, de la physique, de la chimie, de la biologie, etc. ; à l’évidence, il semble bien identifier d’une manière toute naturelle les sciences qui l’intéressent avec les sciences historiques qui, comme on le sait, connurent un essor fulgurant au XIX e -siècle. 38 Leconte de-Lisle 1971, p.-120. La poésie lyrique des Parnassiens 291 À la lumière de ses remarques finales concernant certains poèmes, l’objectif de Leconte de- Lisle devient tout à fait clair, à savoir la réécriture de mythes issus d’une époque ancienne perçue comme idéale et opposée à la décadence de l’époque contemporaine, qui ne peut renouer avec le caractère idéal primordial, et ce partiellement, qu’à condition de procéder à ce recours délibéré. Leconte de- Lisle ne s’intéresse pas à ce recours sous l’angle du positivisme ou bien d’une épistémologie positiviste. On le voit le plus nettement dans son commentaire de « Bhagavat », texte qui, dans l’editio princeps des Poèmes Antiques, se trouve en pénultième position avant de remonter, dans la dernière édition du vivant de l’auteur (en 1881), à la troisième place, juste après deux autres textes sur l’époque primitive de la culture indienne : On a tenté d’y [=- dans « Bhagavat »] reproduire, au sein de la nature excessive et mystérieuse de l’Inde, le caractère métaphysique et mystique des Ascètes viçnuïtes, en insistant sur le lien étroit qui les rattache aux dogmes buddhistes. (Leconte de Lisle 1971, p.-121) Leconte de-Lisle cherche donc à représenter poétiquement ce qui est ‘mystérieux’, ‘métaphysique’ et ‘mystique’ - des aspects qui ne sont guère de prime importance pour quelque forme de positivisme que ce soit. Aussi n’est-ce pas un hasard si Auguste Comte n’apparaît pas dans l’index méticuleusement établi des écrits critiques de Leconte de-Lisle 39 - pas plus qu’Hippolyte Taine qui, ne serait-ce que pour des raisons chronologiques, n’eût d’ailleurs pu influencer que les recueils tardifs. Il n’est pas étonnant que les deux auteurs associés en priorité au positivisme du XIX e - siècle n’apparaissent pas dans l’index, car ni le classement systématique comtiste des sciences avec les mathématiques comme seule discipline intégralement positive, c’est-à-dire scientifique, ni la hiérarchie des disciplines (mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie et physique sociale ou sociologie), ni même l’idée de progrès chez Comte 40 , pas plus que le déterminisme de la race, du milieu et du moment 41 chez Taine ne permettent de faire un lien avec la philosophie de l’histoire de Leconte de-Lisle qui voit sa propre époque comme décadente et considère que la mission de la poésie consiste à surmonter son ancrage dans le siècle grâce au recours à une idéalité révolue. Ajoutons pour finir que c’est justement la poésie qui s’oriente d’après le progrès scientifique et technique que Leconte de-Lisle rejette délibérément dans la préface à son deuxième recueil (Poëmes et Poésies, 1855) : 39 Cf.-Leconte de-Lisle 1971, pp.-263-269. 40 Cf.-les lemmes ‘Comte’ et ‘positivisme (historique)’ dans Mittelstraß (dir.) 2005. 41 Cf. le lemme ‘Taine’ dans Mittelstraß (dir.) 2004. 292 Klaus W. Hempfer Les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique m’émeuvent médiocrement, et toutes ces périphrases didactiques, n’ayant rien de commun avec l’art, me démontreraient plutôt que les poètes deviennent d’heure en heure plus inutiles aux sociétés modernes. (Leconte de Lisle 1971, p.-127) Leconte de-Lisle fait ici allusion aux Chants modernes de Maxime du-Camp, parus également en 1855. Dans sa préface, cet auteur s’oppose fermement au regard rétrospectif de la littérature et de l’art contemporains en général 42 , ainsi qu’à sa philosophie de l’histoire fondée sur une théorie de la décadence ; au lieu de cela, il exige l’éloge du progrès scientifique et technique, ce qu’il réalise dans la partie du recueil qui s’intitule « Chants de la matière » avec des poèmes sur l’utilité de la machine à vapeur, du chloroforme, de l’électricité etc. (« La-Vapeur ») ou sur celle des chemins de fer (« La Locomotive ») ou encore du métier à tisser mécanique (« La Bobine »). Ces poèmes respectifs sont structurés sous forme de prosopopées, autrement dit la machine à vapeur, le chloroforme, la locomotive etc. font office de locuteur à la première personne, celui-ci faisant les louanges de ses propres qualités au moyen de métaphores systématiquement anthropomorphiques. « La Vapeur » commence ainsi : Je suis jeune et pourtant si belle Que chacun m’adore à genoux ; Et nul ne peut être rebelle, À mon souffle puissant et doux, Car je suis la Vapeur immense ! L’avenir m’escompte ses jours ; Avec le siècle je commence Et j’irai m’accroissant toujours ! C’est moi ! moi ! la moderne fée, Qu’on attendait depuis longtemps, Et qui donne à chaque bouffée, Des prodiges omnipotents ! J’agrandis, j’augmente, je change ; Par moi les plus forts sont aidés ; […] (Du Camp 1855/ 60, pp.-172-173) 42 Cf. notamment Du- Camp 1855/ 1860, p.- 30 : « La littérature qui a tout épuisé, l’antiquité, la barbarie, le moyen âge, la renaissance, le Louis XIV, la régence, le rococo, la révolution ; la littérature qui répugne ouvertement aux choses récentes et qui semble fuir devant la nécessité des études modernes, la littérature a dans la science un rôle magnifique à jouer. » La poésie lyrique des Parnassiens 293 Le fait que Leconte de-Lisle rejette une telle « poésie scientifique » dont Du Camp fut déjà considéré comme le représentant prototypique par Martino 43 , n’est guère surprenant, étant donné que sa « science » recouvre tout autre chose que des inventions issues des sciences naturelles et de la technique : chez Leconte de-Lisle, c’est d’érudition historique qu’il s’agit 44 . Ainsi tire-t-il par exemple la graphie des noms des divinités grecques de Handwörterbuch der griechischen und römischen Mythologie (1830-1835) d’Eduard Adolf Jacobi, traduit en français par Thalès Bernard sous le titre Dictionnaire mythologique universel (Paris 1846) 45 . Et Leconte de- Lisle s’est bien sûr renseigné sur la culture indienne ancienne, même si à ce propos les indianistes de métier constatent plutôt « les lacunes de son érudition » 46 . Quoi qu’il en soit, Leconte de-Lisle cherche tout autre chose qu’une scientifisation du discours poétique ; il transforme bien plus un savoir que lui fournissent certaines disciplines historiques de son époque en construction poétique d’un temps originel mythique dont la représentation a recours à des éléments identiques à ceux que l’on retrouve chez Gautier, mais également chez Banville ou Heredia, c’est-à-dire au procédé de la construction de la rareté exquise sur le plan de l’objet. L’évocation du dieu Bhagavat du texte éponyme des Poèmes Antiques a ici valeur d’exemple : 43 Cf. la courte note sur « La poésie scientifique vers 1850 » dans Martino 1925/ 11 1964, p.-48. 44 La responsabilité de la confusion entre ces deux domaines, dont les effets perdurent jusqu’à aujourd’hui, revient, semble-t-il, à Martino 1925/ 11 1964 ; dans son deuxième chapitre, intitulé « Positivisme et poésie. Nouvelles Curiosités historiques, philosophiques et scientifiques », il rapproche trop le positivisme d’Auguste Comte et l’essor des disciplines historiques et philologiques (cf. en particulier pp.-32-33), bien qu’il remarque également : « Ce sont les philologues surtout qui agissent directement alors sur le monde des intellectuels », avant de préciser que « ce furent les progrès de la recherche critique et historique qui permirent le poète l’exploitation de thèmes nouveaux » (p.-33). 45 Leconte de-Lisle 1971, p.-120, note-34. 46 Ainsi le résumé de Pich dans Leconte de-Lisle 1971, p.-121, note-40, avec renvoi à Carcassonne 1931a et 1931b qui montre par exemple que Leconte de- Lisle rend consciemment ‘exotique’ la transcription des noms sanscrits par l’utilisation de ‘ç’ ou ‘c’ à la place du ‘s’ usité pour les transcriptions dans les travaux scientifiques en indologie ; il accentue d’ailleurs ce procédé dans des éditions ultérieures, si bien que le « Sourya » (‘le soleil’) de la première édition des Poèmes Antiques (1852) devient par exemple « Çurya » dans les Poésies Complètes de 1858 pour prendre ensuite la forme « Sûryâ », elle aussi incorrecte, dans l’édition de 1881 des Poèmes Antiques. Cf. à ce propos Carcassonne 1931a, pp.- 429-430, qui parle d’un « emploi fantaisiste des circonflexes » (p.-430). 294 Klaus W. Hempfer Aux chants des Kinnaras, de désirs consumés, Les Brahmanes foulaient les gazons parfumés ; Et sur les bleus étangs et sous le vert feuillage 430 Cherchant de Bhagavat la glorieuse image, Ils virent, plein de grâce et plein de majesté, Un Être pur et beau comme un soleil d’été. C’était le Dieu. Sa noire et lisse chevelure, Ceinte de fleurs des bois et vierge de souillure, Tombait divinement sur son dos radieux ; Le sourire animait le lotus de ses yeux ; Et dans ses vêtements, jaunes comme la flamme, Avec son large sein où s’anéantit l’âme, Et ses bracelets d’or de joyaux enrichis, 440 Et ses ongles pourprés qu’adorent les Richis, Son nombril merveilleux, centre unique des choses, Ses lèvres de corail où fleurissent les roses, Ses éventails de cygne et son parasol blanc, Il siégeait, plus sublime et plus étincelant Qu’un nuage, unissant, dans leur splendeur commune, L’éclair et l’arc-en-ciel, le soleil et la lune. Tel était Bhagavat, visible à l’œil humain. Le nymphéa sacré s’agitait dans sa main. Comme un mont d’émeraude aux brillantes racines, 450 Aux pics d’or, embellis de guirlandes divines, Et portant pour ceinture à ses reins florissants Des lacs et des vallons et des bois verdissants Des jardins diaprés et de limpides ondes, Tel il siégeait. Son corps embrassait les trois Mondes, Et de sa propre gloire un pur rayonnement Environnait son front majestueusement. Bhagavat ! Bhagavat ! Essence des Essences, Source de la Beauté, fleuve des Renaissances, Lumière qui fais vivre et mourir à la fois ! (Leconte de Lisle 1976-78, I, pp.-24-25) Depuis les « gazons parfumés », en passant par les « bleus étangs », les « fleurs des bois », « le lotus de ses yeux » et les « bracelets d’or de joyaux enrichis » jusqu’aux « lèvres de corail où fleurissent les roses », on trouve ici les attributs de beauté typiques des Parnassiens, qui sont exacerbés par l’hyperbole de la seconde moitié de la citation, où le dieu porte en guise de ceinture à ses « reins florissants » « des lacs et des vallons et des bois verdissants » (v.-452). Bien que Leconte de- Lisle décrive ici quelque chose de complètement autre que Gautier dans « Le Poème de la femme », le texte témoigne d’un processus analogue de construction du rare objet exquis de la représentation qui n’a rien de commun avec quelque ‘scientificité’ que ce soit et ne La poésie lyrique des Parnassiens 295 suscite pas non plus de ‘clivage’ par rapport à l’autonomie de l’art. Comme Carcassonne l’a déjà remarqué en 1931, la relation n’est pas discursive - il ne s’agit pas d’un recours du discours poétique au discours scientifique - mais fonctionnelle : Le poète fait de la science un moyen et non une fin ; elle n’est dans sa main qu’une clé des portes du rêve. (Carcassonne 1931a, p.-430 47 ) Évidemment, il existe des différences entre les deux recueils parus en même temps en 1852, tout comme il y en a entre ces derniers et les recueils d’autres auteurs, et naturellement encore davantage entre les œuvres complètes d’auteurs que l’on rattache, de façon plus ou moins unanime, au Parnasse ; mais cela ne semble finalement rien de plus qu’un lieu commun, car ‘quelque part’ tout est toujours différent. Les œuvres des grands romantiques - Lamartine, Hugo, Vigny et Musset - diffèrent elles aussi ; pourtant, intuitivement, ces quatre auteurs ‘pris ensemble’ se distinguent grandement du groupe de Gautier, Banville, Leconte de- Lisle, Heredia et d’autres auteurs qui, de leur côté, étaient déjà perçus à leur époque comme ayant ‘quelque part’ des affinités. Cela dit, on peut parvenir à préciser ce ‘quelque part’ à partir d’une réinterprétation de certains concepts que je ne puis que suggérer pour terminer. 3. ‘Ressemblance de famille’ et prototypicalité L’explication de l’importance de ces deux concepts pour le dépassement d’une pensée classificatrice dans le cadre de la théorie des genres littéraires a fait l’objet de certaines de mes contributions antérieures 48 , et je crois qu’ils peuvent être utiles également eu égard au Parnasse. 47 Le lien établi à tort, à mon avis, entre la poésie lyrique parnassienne et la ‘scientificité’ me semble puiser son origine dans la prémisse évidente formulée explicitement par Hufnagel au sujet de « Récif de Corail » d’Heredia, à savoir que « la dé-subjectivation […] suggère une perspective scientifique » (Hufnagel 2015, p.-132, traduction : PFW). S’il en était ainsi, la rubrique informative des différents médias devrait donc être particulièrement scientifique. Concernant « Récif de Corail », Hufnagel évoque la popularité dont jouissait l’aquarium dans la seconde moitié du XIX e - siècle, notamment son « jeu de limitation et de transgression » dont il conclut : « Dans Récif de Corail d’Heredia […], la forme du sonnet ellemême revêt cette fonction de l’aquarium » (ibid., p.- 133). En essayant de saisir la « métrique comme icône du rare objet exquis », particulièrement ouvragée chez la plupart des Parnassiens, mon objectif était tout autre (cf. Hempfer 1993, pp.-86-89, traductions : PFW). 48 Cf. Hempfer 2010, ainsi que la version anglaise légèrement abrégée dans Hempfer 2014a. 296 Klaus W. Hempfer Ainsi est-il possible de saisir la relation entre les auteurs du Parnasse comme ‘ressemblance de famille’, plus ou moins fortement marquée, au sens de Wittgenstein 49 . Cela ne suppose pas, justement, que tous les auteurs ou toutes les œuvres que l’on rattache au Parnasse partagent au moins un trait commun qui leur corresponde en propre et les distingue de tous les autres ‘groupements’. Grâce au concept de la ‘ressemblance de famille’, on peut ainsi conceptualiser le fait que le critère de ‘dé-subjectivation’ fut déjà attribué par la critique contemporaine tout particulièrement à Leconte de-Lisle 50 , et qu’il a son importance également chez Gautier, alors que chez Banville c’est souvent un locuteur à la première personne qui s’exprime, quoiqu’avec une fonction totalement différente de celle qu’il remplit chez Hugo ou Musset. D’autre part, la transposition d’art, en tant que mode de réalisation le plus notoire de la mimésis au second degré, joue un rôle central chez Gautier et Banville jusque dans le choix des titres des recueils (de manière exemplaire dans Émaux et Camées de Gautier ou Cariatides de Banville) ; de plus, les recueils portant des titres évoquant la nature, comme Stalactites de Banville (1846) dont le poème introductif est intitulé « Décor », ‘transposent’ de manière tout à fait explicite la nature en art : Dans les grottes sans fin brillent les Stalactites. Du cyprès gigantesque aux fleurs les plus petites, Un clair jardin s’accroche au rocher spongieux, Lys de glace, roseaux, lianes, clématites. Des thyrses pâlissants, bouquets prestigieux, Naissent, et leur éclat mystique divinise Des villes de féerie au vol prodigieux. Voici les Alhambras où Grenade éternise Le trèfle pur ; voici les palais aux plafonds En feu, d’où pendent clairs les lustres de Venise 51 . Certes, on trouve aussi chez Leconte de-Lisle des poèmes relevant de la plus pure transposition d’art comme « Vénus de Milo » dans les Poèmes Antiques, texte dans lequel l’auteur va même jusqu’à établir un lien explicite entre l’impassibilité et la beauté idéale de la statue de marbre : 49 Cf.-Wittgenstein 2001, notamment §§-65-67. 50 Cf.-par exemple Dusolier 1866/ 2006. Pour une problématisation de ce critère cf. Lindner 2000. 51 Banville 1994-2009, t.-II, pp.-5-7, citation p.-5. La poésie lyrique des Parnassiens 297 Du bonheur impassible ô symbole adorable, Calme comme la Mer en sa sérénité, Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable, Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté 52 . Bien que chez Leconte de- Lisle les textes de pure transposition d’art n’aient pas la même signification que chez Gautier ou Banville, sa manière d’écrire constamment sur des choses déjà écrites aboutit également à une mimésis au second degré, quoiqu’avec une fonction fondamentalement différente : si Gautier et Banville s’attachent en priorité à montrer la supériorité de l’art sur la nature et donc à essayer de représenter la nature comme art, Leconte de-Lisle quant à lui cherche à raviver l’idéal d’un art verbal révolu à travers une verbalité qui s’y réfère. Dans ses Trophées (qui ne sont pas dédiés à Leconte de-Lisle par hasard 53 ), Heredia associe directement cette tendance à la réécriture de la mythologie antique avec la transposition d’art, notamment dans la partie formée par le cycle « La Grèce et la Sicile », quand il évoque, par exemple dans « Jason et Médée », les personnages mythologiques à travers leur représentation sur un tableau de Gustave Moreau en explicitant cette référence par une dédicace de son texte au peintre 54 ; de même lorsque, dans « Le Tepidarium », l’évocation de la culture romaine des bains se rapporte clairement au tableau éponyme de Théodore Chassériau qui eut un grand succès au Salon de 1853 et compte parmi les œuvres les plus connues de Chassériau 55 . On pourrait multiplier les exemples ad libitum. Ce qui m’importe est de constater que les quatre auteurs - Gautier, Banville, Heredia et Leconte de-Lisle - qui ouvrirent dans cet ordre-là le premier Parnasse Contemporain de 1866, sont liés en dépit des différences par un réseau de relations de ressemblance qui permet de comprendre pourquoi justement ces quatre auteurs firent école parmi des auteurs plus jeunes, conduisant ces derniers de manières diverses à élaborer ce que l’on désigne, depuis Struktur der 52 Leconte de Lisle 1976-1978, t.-I, pp.-132-134, citation p.-133. 53 Cf. la préface de la première édition, imprimée dans toutes les éditions successives, dans Heredia 1984, t.-I, p.-22. 54 Cf. ibid., I, 36. En s’appuyant sur les variantes successives reproduites dans l’édition critique, on pourrait retracer en détail le processus par lequel, à partir de 1861/ 1862, Heredia a profondément remanié ses esquisses manuscrites par rapport au tableau de Moreau (Heredia 1984, I, 242-244 et II, pp.-40-41). Dans l’une des versions manuscrites précédentes, Heredia thématise explicitement sa référence à Moreau : « Enfin dans le dernier sonnet, peindre d’après le Jason de Moreau [sic, souligné] » (ibid., t.-II, p.-41). Ce sonnet devait initialement constituer une partie d’un « poème en sonnets » qui eût porté le titre « Les Argonautes » (ibid., t.-II, p.-40). 55 Cf. les notes dans Heredia 1981, pp.-285-286. 298 Klaus W. Hempfer modernen Lyrik d’Hugo Friedrich (première édition en 1956), par le terme de ‘poésie lyrique moderne’ 56 . Le concept wittgensteinien de la ‘ressemblance de famille’ permet donc de construire un paradigme dont font partie certains auteurs parce que la ressemblance entre eux est plus grande qu’avec d’autres auteurs, sans que tous les auteurs du paradigme ne doivent pour autant disposer d’au moins un trait commun. En regard de cela, on peut établir le noyau prototypique de la poésie parnassienne à partir de la quantité de caractéristiques qui lient entre eux de manières variées les auteurs ou les textes respectifs. L’ensemble des caractéristiques en lui-même détermine alors la différence par rapport à d’autres paradigmes, par exemple celui de la poésie ‘romantique’ ou celui de la poésie lyrique ‘moderne’, pendant que l’attribution ou non de textes et/ ou d’auteurs particuliers au Parnasse s’effectue par le biais de « judgments of degree of prototypicality 57 » autorisant un échelonnement, autrement dit : pris individuellement, les auteurs peuvent être plus ou moins parnassiens. Par son double caractère, en tant que concept de type à la fois classificateur et comparatif (=- scalaire), le concept de prototype permet d’une part la différenciation de paradigmes littéraires, courants ou autres mouvements distincts, et d’autre part l’attribution différenciée de tels ou tels textes ou auteurs à un paradigme en fonction de leur degré de prototypicalité respective ; ce faisant, il convient évidemment de garder toujours à l’esprit le ‘mélange’ de différents paradigmes et, tout compte fait, l’indécidabilité d’attribuer certains textes ou auteurs à tel ou tel paradigme. Ce cadre conceptuel ne fournit naturellement pas la possibilité de décider des critères qui doivent déterminer le prototype parnassien, mais il évite néanmoins d’une part le postulat peu satisfaisant de ‘clivages’ sur le plan descriptif, c’est-à-dire entre les caractéristiques distinctives du Parnasse, et permet d’autre part la résolution d’une contradiction, déjà apparue à l’époque, entre la thèse de l’existence d’une ‘école’ parnassienne d’un côté et la diversité des auteurs attribués à cette ‘école’ de l’autre. Par là même, une tentative d’homogénéisation comme celle du « positivisme esthétique » de Brunetière se révèle inutile du point de vue théorique. Bien plus, elle me paraît en contradiction aussi bien avec les textes eux-mêmes qu’avec leur horizon poétologique. Et si l’on souhaitait absolument ramener la poésie lyrique parnassienne à un dénominateur commun sur le plan épistémolo- 56 À propos du rôle important, longtemps sous-estimé, que le Parnasse a joué pour la formation de la poésie lyrique ‘moderne’ cf. Hempfer 1997b (pour Baudelaire), Hartung 1997b (pour les Odes funambulesques de Banville), Whidden 2007 (pour Verlaine et Rimbaud), Riedel 1982 (pour Rimbaud), Hempfer 2002 (pour Mallarmé). 57 Rosch 1978, p.-40. Sur l’applicabilité du concept de prototype à des objets historiques cf. Hempfer 2010, Hempfer 2014a et Hempfer 2014b, pp.-68-70. La poésie lyrique des Parnassiens 299 gique, alors il s’agirait sans doute plutôt d’un contre-positivisme. Afin d’aller plus loin, il faudrait bien sûr préciser d’abord le noyau prototypique de la poésie parnassienne, de sorte à pouvoir distinguer celle-ci par rapport à d’autres paradigmes ; alors seulement il serait possible de se demander si ces divers paradigmes sont réductibles à une seule et même configuration épistémologique. Compte tenu d’une « coprésence de paradigmes différents », comme j’ai essayé de le développer ailleurs 58 , cela semble plutôt improbable. Traduction : Pierre-Frédéric Weber Bibliographie Banville, Théodore de, Œuvres poétiques complètes. Édition critique, publiée sous la direction de Peter Edwards, 9 vol., Paris, Champion, 1994-2009. Carcassonne, Élie. « Notes sur l’indianisme de Leconte de Lisle », Revue d’histoire littéraire de la France 38,3 (1931), pp.-429-434 (Carcassonne 1931a). Carcassonne, Élie. « Leconte de Lisle et la philosophie indienne », Revue de littérature comparée 35 (1931), pp.-618-646 (Carcassonne 1931b). Cousin, Victor. Cours de philosophie professé à la Faculté de Lettres pendant l’année 1818 par M.V. Cousin, sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien ; publié avec son autorisation et d’après les meilleures rédactions de ce cours par M. Adolphe Garnier, maître de conférences à l’École Normale, Paris, L. Hachette, 1836. Du Camp, Maxime. Les Chants Modernes. Nouvelle Édition revue et corrigée, Paris, Bourdilliat, 1860 ( 1 1855). Dusolier, Alexis. « Les Impassibles », Figaro, 29 avril 1866, p.-3, réimprimé dans Le Parnasse. Textes réunis, préfacés et annotés par Yann Mortelette, Paris, PUPS, 2006, pp.-47-52. Gautier, Théophile. « Salon de 1837. - Paysages », La Presse, 14 mars 1837. Gautier, Théophile. Émaux et Camées. Introduction de Jean Pommier ; notes et lexique de Georges Matoré. Genève, Droz, 1947. Hartung, Stefan. « Victor Cousins ästhetische Theorie. Eine nur relative Autonomie des Schönen und ihre Rezeption durch Baudelaire », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 107,2 (1997), pp.- 173-213 (Hartung 1997a). Hartung, Stefan. Parnasse und Moderne. Théodore Banvilles ‘Odes funambulesques’ (1857), Parisdichtung als Ästhetik des Heterogenen, Stuttgart, Steiner, 1997 (Hartung 1997b). Hartung, Stefan. « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung. Der Spielraum der transposition d’art am Beispiel fünf komplexer Texte », dans Klaus W. Hempfer (dir.), Jenseits der Mimesis. Parnassische transposition d’art und der Paradigmenwandel in der Lyrik des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 2000, pp.-9-41. 58 Hempfer 1997b. 300 Klaus W. Hempfer Hartung, Stefan. « L‘art pour l’art und Parnasse : Antiromantischer Kunstbegriff und Wandel der Lyrikkonzeption bei Parnassiern und Modernen », dans Heinz Thoma (dir.), 19. Jahrhundert - Lyrik, Tübingen, Stauffenburg, 2009, pp.-175-226. Hempfer, Klaus W. « Konstituenten Parnassischer Lyrik », dans Titus Heydenreich, Eberhard Leube et Ludwig Schrader (éds.), Romanische Lyrik. Dichtung und Poetik. Walter Pabst zu Ehren, Tübingen, Stauffenburg, 1993, pp.-69-91. Hempfer, Klaus W. « Transposition d’art und die Problematisierung der Mimesis in der Parnasse-Lyrik », dans Winfried Engler (dir.), Frankreich an der Freien Universität. Geschichte und Aktualität, Stuttgart, Steiner, 1997, pp.-177-196 (Hempfer 1997a). Hempfer, Klaus W. « Die Fleurs du Mal und der Parnasse », dans Brunhilde Wehinger (dir.), Konkurrierende Diskurse. Studien zur französischen Literatur des 19. Jahrhunderts. Festschrift zu Ehren von Winfried Engler zum 60.-Geburtstag, Stuttgart, Steiner, 1997, pp.-154-174 (Hempfer 1997b). Hempfer, Klaus W. « Die Kopräsenz des Differenten und Mallarmés frühe Lyrik », dans Rainer Warning et Winfried Wehle (éds.), Fin de Siècle, München, W. Fink, 2002, pp.-73-88. Hempfer, Klaus W. « Zum begrifflichen Status der Gattungsbegriffe : von ‘Klassen’ zu ‘Familienähnlichkeiten’ und ‘Prototypen’ », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 120 (2010), pp.-14-32. Hempfer, Klaus W. « Some Aspects of a Theory of Genre », dans Monica Fludernik et Daniel Jacobs (éds.), Linguistics and Literary Studies/ Linguistik und Literaturwissenschaft. Interfaces, Encounters, Transfers/ Begegnungen, Interferenzen und Kooperationen, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2014, pp.-405-422 (Hempfer 2014a). Hempfer, Klaus W. Lyrik. Skizze einer systematischen Theorie, Stuttgart, Steiner, 2014 (Hempfer 2014b). Hempfer, Klaus W. Grundlagen der Literaturwissenschaft, en préparation. Heredia, José-Maria de. Les Trophées. Édition présentée, établie et annotée par Anny Detalle, Paris, Gallimard. 1981. Heredia, José-Maria de. Œuvres poétiques complètes. Édition critique par Simone Delaty, 2 vol., Paris, Les Belles lettres, 1984. Hofmann, Anne. « Formen der transposition d’art bei Théophile Gautier. Artefaktreferenz im Lichte des poetischen Systemwandels », dans Klaus W. Hempfer (dir.), Jenseits der Mimesis. Parnassische transposition d’art und der Paradigmenwandel in der Lyrik des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 2000, pp.-77-120. Hofmann, Anne. Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition. Mimesis im Fokus der ästhetischen Diskussion und die ‘Konkurrenz’ der Paradigmen in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Ein Beitrag zur Bestimmung des Parnasse-Begriffs aus dem Selbstverständnis der Epoche, Stuttgart, Steiner, 2001. Hufnagel, Henning. « Positivisme esthétique. Lyrik und Wissenschaft bei den Parnassiens : Vier Fallstudien », dans Henning Hufnagel et Olav Krämer La poésie lyrique des Parnassiens 301 (éds.), Das Wissen der Poesie. Lyrik, Versepik und die Wissenschaften im 19.-Jahrhundert, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2015, pp.-123-151. Le Parnasse contemporain. Recueil de vers nouveaux, 3 vol., Paris 1866, 1871, 1876, Repr. Genève, Slatkine, 1971. Leconte de Lisle. Charles Marie René, Articles - Préfaces - Discours. Textes recueillis, présentés et annotés par Edgard Pich, Paris, Les Belles lettres, 1971. Leconte de Lisle, Charles Marie René. Œuvres. Édition critique par Edgard Pich, 4 vol., Paris, Les Belles lettres, 1976-1978. Lindner, Hermann. « Intellektualität und Pathos. Zur Rezeptionslenkung bei Leconte de Lisle », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 110, 2-(2000), pp.-136-159. Martino, Pierre. Parnasse et Symbolisme, Paris, Colin, 11 1964 (1925). Mittelstraß, Jürgen (dir.). Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, unveränderte Sonderausgabe, 4 vol., Stuttgart/ Weimar, J.B. Metzler, 2004. Mittelstraß, Jürgen (dir.). Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, 2.,- neu bearbeitete und wesentlich ergänzte Auflage, jusqu’ici 6 vol., Stuttgart, J.B. Metzler, 2005-. Ody, Hermann Joseph. Victor Cousin, ein Lebensbild im deutsch-französischen Kulturraum, Saarbrücken, West-Ost-Verlag, 1953. Riedel, Eva. Strukturwandel in der Lyrik Rimbauds, München, W. Fink, 1982. Rosch, Eleanor. « Principles of categorization », dans Eleanor Rosch/ Barbara B. Lloyd (éds.), Cognition and Categorization, Hillsdale, L. Erlbaum, 1978, pp.-27-48. Whidden, Seth. Leaving Parnassus. The Lyric Subject in Verlaine and Rimbaud, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2007. Wittgenstein, Ludwig. Philosophische Untersuchungen, Kritisch-genetische Edition, éd. Joachim Schulte, Frankfurt, Suhrkamp, 2001. Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « À qui étrusque disait peu de chose… » Étrusques perdus et retrouvés à travers Ruskin et la Recherche Maurizio Harari « […] à qui étrusque disait peu de chose. » La dame à laquelle les Étrusques disaient peu de chose, c’est la princesse de Parme qui, lors du déjeuner des Guermantes, converse avec Oriane sur les intérieurs de style Empire 1 . La duchesse en a à peine évoqué un exemple en termes sauvagement hallucinatoires, faisant allusion à la demeure des Iéna : « Cette espèce, comment vous dire, de … reflux de l’expédition d’Égypte […] les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s’enroulent aux candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer à la bouillotte […] et puis toutes les lampes pompéiennes, les petits lits en bateau qui ont l’air d’avoir été trouvés sur le Nil et d’où on s’attend à voir sortir Moïse ». Pour ne pas parler, après tout, de cette « grande gredine de Victoire peinte à fresque sur le mur » et, surtout, de cette néfaste « longue Sirène allongée, ravissante, avec une queue en nacre » qui, posée là à côté du jeune maître de maison, tout sauf charmant et, par sa malchance supplémentaire, maladif, avait l’air de matérialiser avec un écart stylistique imprévu et incongru en tout digne de l’esprit Guermantes (mais débiteur, comme d’habitude, d’une suggestion de Charles Swann) un tableau de Gustave Moreau. Les Étrusques (ou plutôt l’adjectif ‘étrusque’) émergent peu après, lorsqu’Oriane se souvient d’une « salle de jeu Empire », qu’elle avait possédée il y a belle lurette, comme d’« une chose de toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne… ». Étrusque ou, plus précisément, demi-étrusque (parce que l’autre moitié était égyptienne) était alors l’ameublement de la salle de jeu. La princesse de Parme ne réussit pas à en comprendre grand-chose, et alors la Guermantes lui explique - plus ou moins comme elle avait été éclairée par Swann - que « l’Égypte du style Empire n’a aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Étrurie… » Il semble évident qu’Oriane non plus n’avait guère saisi le sens du commentaire de Swann, terminant cette espèce de réflexion critique par une comparaison qui est également typiquement Guermantes : « […] l’Olympia 1 Par commodité, je me réfère à l’édition suivante : Paris, Gallimard, 1946-47, consultable sur internet : Proust, Marcel. À la recherche du temps perdu, VIII (Le côté de Guermantes, 3 ème -partie), pp.-282-289. 304 Maurizio Harari de Manet. Maintenant personne ne s’en étonne plus. Ç’a l’air d’une chose d’Ingres ! » Naïveté d’une élégance suprême, inimitable : comment faire pour ne pas partager l’infatuation de Marcel ? Selon le modèle Swann (guermantisé), le style néoclassique, particulièrement dans sa déclinaison Empire, réunissait donc l’art égyptien et l’art étrusque, mais - et c’est précisément ce que devait avoir voulu dire Swann - d’une manière conventionnelle, éclectique, moderne : essentiellement décorative. Rien qui nous surprenne : comme il a été souligné à plusieurs reprises, nonobstant l’engagement important et positif en faveur de l’édition et du catalogage des monuments, au passage du XIX e au XX e siècle la perception de l’art étrusque était encore bloquée par les thèses du XVIII e siècle, de Winckelmann (et de ses interlocuteurs, tels que Heyne ou Lanzi) 2 , pour qui la connotation préhellénique de cette culture, liée à ses légendaires origines pélasgiennes, ne pouvait se configurer que dans une quelconque relation avec le contexte général et dominant que la civilisation égyptienne représentait. « Lo studio dell’arte etrusca era fermo al volume di Jules Martha » est une citation de Bianchi Bandinelli (qui regrettait ce retard critique), devenue titre d’un essai de Marcello Barbanera 3 : et le volume de Martha, c’est naturellement cet Art étrusque, qui avait reçu le prix de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres et qui avait été publié par Firmin Didot en 1889, que nous pouvons certainement nous figurer dans la bibliothèque de Swann 4 . Or au-delà de la synthèse banalisante d’Oriane, nous semble intéressante la précision qui exclut toute valeur historique - ainsi pouvons-nous paraphraser - des catégories ethniques soustraites à leur contexte culturel d’origine et refonctionnalisées en terminologie de styles. Il y a un aspect d’exactitude philologique dans cela, mais il y a peut-être aussi l’idée d’une substantielle insaisissabilité ‘historique’ de cette antiquité, qui resurgit dans la bavarderie et dans le décor et se masque dans le jeu de mots : comme il arrive dans cette proposition d’Oriane (encore elle), à travers le surnom Taquin le Superbe donné, à cause de son manque de respect quasiment proverbial, au baron de Charlus, son beau-frère 5 . 2 Pour une brève synthèse, je me permets de renvoyer à Harari, Maurizio. « Storia degli studi », dans Gilda Bartoloni (dir.), Introduzione all’etruscologia, Milano, Hoepli, 2012, pp.-24-28. 3 Barbanera, Marcello. « Lo studio dell’arte etrusca era fermo al volume di Jules Martha. Le ricerche sugli Etruschi nel primo trentennio del ’900 », dans id. (dir.), L’occhio dell’archeologo. Bianchi Bandinelli nella Siena del primo ’900, Cinisello Balsamo, Silvana, 2009, pp.-17-29. 4 Martha, Jules. L’Art étrusque, Paris, Firmin-Didot, 1889. 5 Op.-cit. (note 1), pp.-172-173. Étrusques perdus et retrouvés à travers Ruskin et la Recherche 305 L’évocation de Charlus conduit à un autre lieu de la Recherche, où l’adjectif ‘étrusque’ revient de nouveau dans une acception décontextualisée et à première vue surprenante. Cela se produit dans la deuxième partie de Sodome et Gomorrhe 6 , là où le chef d’étage du Grand Hôtel de Balbec, Aimé, est décrit comme l’exemplaire typique (mais pas du tout isolé) d’« une race plus ancienne que celle du prince [Charlus], donc plus noble » ; avec le commentaire éclairant, quelques lignes avant : « de ce genre étrusque roux […] un peu vieilli par les excès de champagne et voyant venir l’heure nécessaire de l’eau de Contrexéville ». La mention chromatique roux n’y a rien à voir avec la couleur des cheveux - dans laquelle on ne saurait qu’assez difficilement reconnaître une connotation spécifiquement étrusque -, mais se réfère plutôt à l’incarnat, rendu tel par les beuveries et tel à dénoncer désormais l’urgence de recourir à la propriété salubre d’une bonne eau minérale. Que telle est l’interprétation correcte est indiqué par la note intéressante du cahier n o -60 de la Bibliothèque Nationale, où à la mélancholie « israélite » de Nissim Bernard (le grand-oncle de Bloch) s’offre, sans succès, la « beauté plus solide et mûrie, aux tons cuivrés de poterie » des habituels serveurs gigantesques « à la race étrusque » 7 : d’où se déduit que le coloris rougeâtre, ou plutôt ‘cuivré’ de ces néo-Étrusques robustes avait quelque chose de la terracotta et plus précisément de la céramique. Serveurs à figures rouges, pourrions-nous dire : à figures rouges comme les silhouettes de ces vases qui, dérobés en grande quantité des nécropoles d’Étrurie et imités de diverses manières en Italie et au-delà des Alpes, motivaient, par leur présence immanquable, cet adjectif ‘étrusque’, attribué dès la fin du XVIII e siècle à tant d’intérieurs de demeures prestigieuses. Mais je voudrais donner pour le coloris brun-rouge des Étrusques deux références spécifiques qui, dans ce cas, me paraissent décisives. En admettant que le volume de Martha que nous venons de rappeler fût familier à Proust, il vaut la peine d’observer que la dernière de ses quatre planches coloriées, celle qui est, en-dehors du texte, insérée à la page 428, reproduit les célébrissimes plaques de terre cuite peintes du Musée du Louvre, sur lesquelles la chair masculine ressort ostensiblement bronzée, selon la convention bien connue de marquer le sexe, propre à l’archaïsme. Et, du reste, Proust put voir au Louvre même, en-dehors des plaques Campana, aussi le célèbre sarcophage des Époux (y exposé depuis 1863) qui, par rapport à son ‘jumeau’ à la Villa Giulia, se caractérise par un état de conservation des 6 Proust, À la recherche, op.-cit., X (Sodome et Gomorrhe, 2 ème partie), pp.-261-262. 7 Mauriac Dyer, Nathalie. « Primitive and primitive arts in the Recherche », dans Christie McDonald et François Proulx (dir.), Proust and the Arts, Cambridge, University Press, 2015, pp.-18-19. 306 Maurizio Harari couleurs nettement meilleur, de sorte que l’incarnat ‘cuivré’ du personnage masculin y ressort à plein 8 . Une autre icône étrusque se cache dans la Recherche - que je dirai emblématique de l’ambigüité d’un antique à tel point déguisé en moderne, qu’il en ressort défiguré ; nous la trouvons sur le secrétaire de Swann, dans le second volume de l’œuvre 9 . Icône fameuse, sur laquelle Cynthia Gamble a présenté des réflexions importantes et à laquelle est aussi revenue dernièrement Francesca Orestano 10 : il s’agit de la « reproduction de la fille de Jéthro » peinte par Sandro Botticelli dans la Chapelle Sixtine, que Swann regarde comme un portrait photographique d’Odette de Crécy, tant qu’à se donner l’illusion, « approchant de lui la photographie de Zéphora », de serrer contre lui la cocotte aux grands yeux « fatigués et maussades ». La perception de cette étrange ressemblance naît en premier lieu de l’habillement d’Odette, à l’occasion de la deuxième visite de Swann, et essentiellement de sa robe de chambre, un « peignoir de crêpe de Chine mauve » qui se clôt sur la poitrine en diagonale, avec un bord gonflé et richement décoré : il s’y ajoute la posture relâchée, la tête inclinée- à regarder une gravure, les blondes mèches désinvoltes aux côtés du visage : quelque chose de très fugitif et de très musical comme « une attitude légèrement dansante ». Il ne s’agit pas de parenté physionomique, mais d’une espèce de rythme ou de résonance. On comprend que Swann cherche, ou plutôt est obligé de trouver l’image d’Odette dans la peinture de Botticelli, pour restituer à la norme irrépréhensible de son goût esthétique et de ses choix de connaisseur aussi les imperfections séduisantes de cette femme réelle et tellement répréhensible. Mais l’histoire de cette image est un peu compliquée et inclut aussi un chapitre quelque part étrusque. Il est en effet presque certain que la Zéphora évoquée en effigie sur le bureau de Swann fut celle qui apparaît au frontispice (Figure 1) du XXIII e -tome des Complete Works de John Ruskin, édités en 1906 par Edward 8 Cf. le catalogue de l’exposition Les Étrusques et l’Europe, éd. Massimo Pallottino, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1992, pp.-352-357. Il nous paraît suggestif que ce sarcophage justement ait été reproduit dans une aquatinte d’Edgar Degas datée 1878-80. 9 Proust, À la recherche, op.-cit., II (Du côté de chez Swann, 2 ème partie), pp.-11-17. 10 Gamble, Cynthia J. « Zipporah : A Ruskinian Enigma Appropriated by Marcel Proust », Word and Image XV, 4 (Oct.-Dec. 1999), pp.- 381-394. Orestano, Francesca. « Gli Etruschi nella memoria culturale britannica, tra Otto e Novecento : ovvero il sublime fascino di un braccialetto », dans Giovanna Bagnasco Gianni (dir.), Fascino etrusco nel primo Novecento, conversando di arti e di storia delle arti (Aristonothos. Scritti per il Mediterraneo antico, XI), Milano, Ledizioni, 2016, pp.-145-176. Étrusques perdus et retrouvés à travers Ruskin et la Recherche 307 Cook et Alexander Wedderburn, dans la Library Edition que Proust avait reçue par sa mère. Dans la description de Proust manque toute référence à d’autres détails de la fresque et à ses couleurs, ce qui correspond exactement au découpage et à la nature de l’illustration éditoriale, en noir et blanc et limitée à la seule figure de la fille de Jéthro. La reproduction, avec une telle découpure, avait été réalisée en aquarelle par Ruskin lui-même en mai 1874 (Figure 2), ensemble avec trois autres scènes du cycle de fresques dédié aux Épreuves de Moïse, et puis analysée dans une conférence oxfordienne du mois de décembre de la même année (publiée dans le même tome des Works), pour être finalement présentée dans le cadre d’une exposition à Brighton, au printemps de l’année 1876 (avec une fiche de commentaire, également insérée dans le XXIII e tome 11 ). La raison de l’intérêt particulier accordé par Ruskin à la Zéphora de Botticelli ne peut être comprise qu’à la lumière de son approche plus générale de l’histoire de l’art toscan médiéval et de la Première Renaissance. Selon une conception de la continuité ethnico-culturelle typiquement romantique et, sous plusieurs rapports, déterministe, cet art lui apparut comme rien d’autre que l’expression christianisée uniquement par son contenu d’un langage formel en permanence étrusque. Les pages les plus instructives à cet égard se trouvent dans des essais tels que The Aesthetic and Mathematic Schools of Art et Mornings in Florence, originairement publiés entre 1874 et 1877 (et tous les deux présents à Proust dans la Library Edition de 1906). On peut y lire sur l’échangeabilité réciproque des figures de la Madonna et de l’Athéna, ou sur la grécité et l’étrusquité génétique de Cimabue et Giotto 12 : le second est directement représenté comme un potier grec, qui aurait regardé une chapelle gothique comme un cratère renversé ! Dans une perspective si curieuse - qui fut pourtant largement partagée par d’autres historiens de l’art médiéval du XIX e siècle finissant, même en Italie, et jusque dans les premières décennies du XX e siècle - la Zéphora du Florentin Sandro di Mariano - comme Swann préférait l’appeler - aurait également cachée, sous une mascarade biblique, une identité étrusque à mettre au jour. Pour Ruskin, cette identité cachée appartenait à la déesse Athéna : une « Etruscan Athena, becoming queen of a household in Christian humility ». À cette thèse manifestement préjudicielle se plie dans son intégralité l’exégèse : de sorte qu’au châle orange, qui semble retomber en 11 Ruskin, John. Library Edition, XXIII (Val d’Arno. The Schools of Florence. Mornings in Florence. The Shepherd’s Tower), éd. Edward T. Cook et Alexander Wedderburn, London/ New York, Allen et Longmans-Green, 1906, pp.- 478-479. Cf. le catalogue de l’exposition Corporation of Brighton. The Exhibition of Pictures lent by Professor Ruskin […] and the Arundel Society (Royal Pavilion Gallery, April 6, 1876), Brighton, Infield, 1876, pp.-9-10, n° 163. 12 Op.-cit. (note précédente), passim, particulièrement pp.-200 et suivantes et p.-342. 308 Maurizio Harari diagonale sur le thorax de la belle Bergère, se superpose l’himation d’une Pallas en chiton talaris, avec d’autres coups de force iconographiques qui mettent en parallèle l’égide et une présumée bandoulière de peau de chèvre, ou la lance et le bâton de canne. La comparaison avec une Athène du Peintre de Berlin 13 , suggérée sur la fiche de Brighton, ne peut avoir à nos yeux aucune pertinence et donne mesure d’une opération en tout conceptuelle, d’une construction symbolique qui visait à aligner les personnifications féminines d’un présumé Spirit of wisdom, à travers les cultures païenne et chrétienne enracinées dans le territoire de la Toscane. Gamble observe que la même obstination intellectuelle et sentimentale avec laquelle Swann avait cherché l’image d’Odette dans celle de la Zéphora, se retrouve chez Ruskin qui y était aller chercher Athéna 14 . Mais pour l’érudit des choses étrusques, il reste un point tout à fait obscur. S’il fallait montrer que Botticelli fut « trained in the great Etruscan Classic School », pour quelle raison comparer avec une Athéna athénienne, celle du Peintre de Berlin (bien que postdatée en l’époque de Phidias) ? À Florence, Ruskin avait bien eu sous les yeux les grands bronzes médicéens, aussi connaissait-il assurément cette Pallas authentiquement étrusque - la Minerve d’Arezzo, bien sûr 15 … La question est d’autant plus intrigante, en tant que la Minerve d’Arezzo, avec l’éloquence savante de son ample panneggio, saurait se prêter beaucoup mieux que celle stylisée sur l’amphore londonienne à la lecture du manteau de Zéphora, par une sorte de transcription classique tardive. Et pourtant Ruskin ne la mentionne jamais. Puis il y a le détail des « mystic golden letters on the blue ground », dont il lui semblait qu’il les avait entrevues - aussi sur la suggestion d’un jeune Charles Fairfax Murray - juste sur le bord du manteau de Zéphora, mais qui cependant ne sont pas tout à fait clairement distinguable sur la reproduction de son aquarelle. C’est une conjecture de Gamble, reprise avec beaucoup de précaution par Orestano, que les signes d’écriture énigmatiques fussent étrusques ou plutôt ‘pensés’ comme étrusques par Ruskin 16 , en stricte cohérence avec le modèle d’une continuité toscane à laquelle Botticelli même devait être reconduit. L’hypothèse est très frêle, mais dans le cas où on l’encourage, la pensée courra subitement vers un 13 British Museum E 268, neck-amphora attique à figures rouges. Une reproduction xylographique en fut présentée à l’exposition de 1876 et figure dans le tome XX (1905) des Complete Works de Ruskin (Lectures on Art and Aratra Pentelici with Lectures and Notes on Greek Art and Mythology 1870), pp.-242-243, pl. IV (inversée gauche-droite). 14 Gamble, art. cit. (note 10). 15 Dernièrement (après la restauration) : La Minerva di Arezzo, éd. Mario Cygielman, Firenze, Polistampa, 2010. 16 Orestano, art. cit., p.-159, note 27, citant précisément Gamble. Étrusques perdus et retrouvés à travers Ruskin et la Recherche 309 autre des grands bronzes médicéens, l’Arringatore - ou Metellino, comme Winckelmann 17 l’avait affectueusement appelé -, qui exhibe la dédicace épigraphique justement sur le bord tape-à-l’œil de sa tebenna. Ce sont de puissantes suggestions florentines et, ce qui compte davantage, étrusques pour de bon, que Ruskin semble avoir présentes, mais ne veut pas expliciter. D’autre part, une revue de ses essais des années soixante-dix sur l’art florentin (mentionnés en haut) dénonce un vide surprenant de véritables comparaisons antiquaires, dans le développement d’un modèle interprétatif qui, cependant, se révèle instamment axé sur le thème de la permanence de l’étrusquité chez ses héritiers du Moyen Âge et de la Renaissance. L’étrusquité est là, en somme, mais pas vue : c’est une catégorie mentale, non une représentation historique. En conséquence, il n’y a pas de réponse satisfaisante. Ou peut-être la duchesse de Guermantes, que nous avons injustement sous-estimée, l’avait, résumant à sa manière les leçons de Swann : où étaient, enfin, ces Étrusques, en-dehors du mobilier à l’étrusque ou de ces vases étrusques, qui, après, ne l’étaient pas ? Taquin le Superbe - qui au fond était, dans tous les sens, de leur étrange race - essayait de les chercher parmi les serveurs de Balbec. Traduction : René Sternke 17 Justement un accent adéquat a été mis sur le Metellino lors de la récente exposition winckelmannienne à Florence : Fancelli, Maria, Camporeale, Giovannangelo, Kunze, Max et Bruni, Stefano (dir.). Winckelmann, Firenze e gli Etruschi. Il padre dell’archeologia in Toscana, Pisa, ETS, 2016. 310 Maurizio Harari Annexe : Illustrations Fig. 1 La Zéphora apparaissant au frontispice du XXIII e tome des Complete Works de John Ruskin, édité en 1906 par Edward Cook et Alexander Wedderburn, London, George Allen/ New York, Longmans, Green, and Co., 1906 Reproduit avec la permission de la Ruskin Foundation (Ruskin Library, Lancaster University) Étrusques perdus et retrouvés à travers Ruskin et la Recherche 311 Fig. 2 Aquarelle réalisée par Ruskin Reproduit avec la permission de la Ruskin Foundation (Ruskin Library, Lancaster University) Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) L‘archéologie sans objets et la poésie des objets : romantisme et postromantisme polonais Maciej Junkiert Introduction L’histoire de la République des Deux-Nations est marquée par la césure fondamentale, au tournant du XVIII e au XIX e siècle, que constituent les partages de la Pologne, dont le troisième et dernier eut lieu en 1795. Ils mirent fin à l’existence de ce vaste État peuplé de nombreuses nations qui fut réparti entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. Cet événement historique fut - sinon immédiatement, du moins rapidement - à la base de mutations touchant aussi la littérature polonaise de l’époque tardive des Lumières, du préromantisme, puis du romantisme. L’un des axes principaux de cette nouvelle littérature naissante était motivé par la nécessité de revoir les fondements historiques sur lesquels pourrait s’appuyer, à l’avenir, une nouvelle conscience nationale, à l’époque de l’émergence des identités nationales modernes. Le romantisme constitue un moment où, dans le cas de la littérature polonaise, la nation est créée en tant qu’imagined community, pour reprendre la formule classique de Benedict Anderson 1 . L’exploration du passé, conformément aux règles de l’historicisme romantique inspiré principalement des penseurs allemands tels que Friedrich Schiller et Friedrich Schlegel, était considérée par les romantiques polonais comme une source de connaissance de l’état spirituel de la nation et de son développement potentiel ; elle permettait également de comprendre la voie que la nation avait empruntée au fil de son histoire ainsi que les moments-clés et les nœuds de son parcours. Parmi les différentes époques, il y en a trois qui furent reconnues comme étant décisives pour l’histoire polonaise. Il s’agissait d’abord de l’Antiquité gréco-latine : sa signification universelle pour la culture européenne et l’orientation des Lumières vers l’hellénisme marquèrent fortement la littérature polonaise 2 ; le Moyen Âge, au cours duquel le Royaume de Pologne 1 Anderson, Benedict. Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso, 2006. 2 Axer, Jerzy. « Central-Eastern Europe », dans Kallendorf, Craig W. (dir.). A Companion to the Classical Tradition, Malden, Oxford, Wiley-Blackwell, pp.-132-155. 314 Maciej Junkiert s’était formé en tant que jeune État chrétien 3 ; l’époque des premiers Slaves, autrement dit les origines de l’existence slave 4 . Dans la suite du présent article, je m’intéresse surtout à ce dernier aspect, celui qui concerne l’histoire la plus ancienne des Slaves, tout en gardant les deux autres époques en arrière-plan. L’analyse est mise en perspective avec la fascination, alors naissante, pour les méthodes d’investigation scientifique permettant l’accès aux réalisations antiques de la culture slave ainsi qu’aux traces remontant aux origines de l’histoire slave. Je me concentre sur quelques œuvres-clés de deux poètes, Adam Mickiewicz et Cyprian Norwid, pour qui les liens entre littérature et archéologie constituaient un thème important 5 . Zorian Dołe˛ ga Chodakowski En 1818, le chercheur Zorian Dołe˛ga Chodakowski, explorateur de la culture slave qui avait parcouru la Pologne, la Lituanie et la Russie à la recherche des traces du passé des premiers Slaves, formula son programme d’action en faveur de la redécouverte de l’histoire ancienne des Slaves : Mettons à l’abri les découvertes assez fréquentes faites par hasard en creusant la terre, ces diverses statuettes, images et outils métalliques, ces plats et ces urnes contenant des cendres. Comptons les puissants tumuli funéraires et mesurons-en les dimensions exactes ; le passage des siècles n’a pas altéré ces monuments solitaires érigés à la gloire d’une seule personne. Protégeons de la destruction les messages, pour la plupart méconnus, gravés dans la roche des grottes souterraines. Levons le voile sur ces lieux empreints de l’excellence des temps antiques ; afin de mettre en lumière ces territoires anciens, ne permettons à aucun lieu-dit de tomber dans l’oubli 6 . 3 Janion, Maria. « Estetyka s´redniowiecznej Północy », dans Janion, Maria. Prace wybrane, tome IV : Romantyzm i jego media, Kraków, UNIVERSITAS, 2001. 4 Mas´ lanka, Julian. Literatura a dzieje bajeczne, Warszawa, Pan´ stwowe Wydawnictwo Naukowe, 1990. 5 Dans cet article, je m’inspire des résultats publiés antérieurement dans plusieurs travaux en polonais : « Epimenides Norwida a cia˛głos´c´ kultury greckiej », dans Małgorzata Borowska, Maria Kalinowska, Jarosław Ławski, Katarzyna Tomaszuk, Filhellenizm w Polsce. Rekonesans, Warszawa, Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2007 ; - « Marmury, grobowce i duchy. O poemacie ‘Pompeja’ C. Norwida », dans Magdalena Bednarek, Maciej Junkiert, Joanna Klausa-Wartacz (dir.), Mie˛dzy je˛zykiem a wizualnos´cia˛, Poznan´ , Wydawnictwo « Poznan´ skie Studia Polonistyczne », 2008 ; Grecja i jej historia w twórczos´ci Cypriana Norwida, Poznan´ , Wydawnictwo Naukowe UAM, 2012. 6 Chodakowski, Zorian Doł e̜ ga. O Sławian´ szczyz ´ nie przed chrzes´cijan´ stwem oraz inne pisma i listy, éd. Julian Mas´ lanka, Warszawa, Pan´ stwowe Wydawnictwo Naukowe, 1967, p.-31 (Traduction : PFW). L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 315 Le projet de Chodakowski revêtait une signification particulière. Dans la situation d’une nation privée de son État, la recherche d’un savoir sur le passé lointain devait constituer une forme de résistance contre l’éventualité d’une dilution de l’identité et de la culture propres dans celle de la puissance hégémonique copartageante. Qui plus est, Chodakowski voyait dans la religion chrétienne la première force à avoir soumis la culture des Slaves, faisant de ces derniers des gens soi-disant privés de leur mémoire (culturelle, dirions-nous aujourd’hui) et de leurs traditions populaires. Il convient de noter d’emblée que, par manque de soutien institutionnel et du fait de connaissances limitées en matière de recherches archéologiques, le projet de Chodakowski resta pendant longtemps au stade des pieuses intentions ; toutefois, son idée joua en même temps un rôle important de sensibilisation des élites sociales et culturelles à la question du passé enfoui sous terre, en attente d’être redécouvert. Les récits poétiques archéologiques d’Adam Mickiewicz Adam Mickiewicz est une figure-clé du romantisme polonais. C’est grâce à ses débuts poétiques dans le tome Ballades et romances (1822) qu’il joua un rôle décisif dans la polémique qui opposait les Anciens et les Modernes de l’école poétique, entre les représentants du classicisme des Lumières tardives et les jeunes romantiques. Dans ses premiers essais littéraires de jeunesse, il se rapporte souvent au passé lointain de la Lituanie 7 , en particulier à l’époque où celle-ci luttait contre l’Ordre des chevaliers teutoniques. Graz˙ yna (1823), récit poétique relatant cet affrontement, fut qualifié par l’historien de la littérature Konrad Górski de « poème historico-archéologique » 8 . Ce qui se révélait impossible dans les conditions de l’époque, autrement dit la recherche méticuleuse des traces et des restes de l’histoire la plus ancienne, Mickiewicz tenta d’y substituer une œuvre littéraire dans laquelle l’affrontement guerrier était enrichi de nombreux détails sur la vie et les coutumes de l’ancienne Lituanie, notamment sur la façon dont les Lituaniens enterraient leurs défunts et comment ils combattaient. Comme le notait Górski, la quantité de descriptions et l’abondance de détails sur la Lituanie du Moyen Âge dépassaient largement les limites de ce qui était nécessaire à la conduite de la fiction de l’œuvre. De cette manière, 7 Dans l’œuvre de Mickiewicz, la Lituanie désigne une partie importante de la République des Deux-Nations ; être Lituanien est synonyme d’appartenance à une identité régionale particulière sans pour autant être en contradiction avec l’appartenance à la nation polonaise. 8 Górski, Konrad. « Uwagi o Graz˙ ynie », Pamie˛tnik Literacki, 38 (1948), pp.-150-169. 316 Maciej Junkiert Mickiewicz tenta d’associer les traditions de l’épopée historique et de la poésie descriptive, afin de faire revivre par le verbe un passé pour lequel la nation entière éprouvait une indicible nostalgie et qu’elle aspirait à connaître. Le passé d’une nation captive Le jeune poète, diplômé de l’Université de Vilnius et employé comme enseignant de collège dans la ville provinciale de Kaunas, fut toutefois victime de la traque politique lancée contre le groupe des jeunes patriotes polonais. En conséquence, il fut condamné à l’exil en Russie où il eut l’occasion d’observer pendant quelques années la puissance de l’impérialisme russe, ce qui l’amena à revoir en profondeur sa conception du patriotisme et du rôle de la littérature dans la vie de la nation. Pendant son séjour forcé en Russie, Mickiewicz procéda également à une révision fondamentale de son rapport aux traditions antiques, mais aussi aux vestiges matériels de l’Antiquité, dont on faisait la collection dans les demeures de la riche aristocratie russe fréquentée par Mickiewicz. Le poète se mit à considérer les antiques avec scepticisme, soulignant que l’accès au passé était particulièrement limité, ce qui ouvrait la voie à diverses manipulations. Le processus est bien visible dans son poème Na pokój grecki. W domu ksie˛z˙ nej Zeneidy Wołkon´ skiej w Moskwie (La chambre grecque. Dans la maison de la Princesse Zénéïde Volkonsky à Moscou) (1827). Cette œuvre, proche de la convention poétique de la plaisanterie et du badinage de salon, évoque le problème de l’incapacité à pénétrer le « génie d’Hellade », ce que matérialisent les antiques grecs rassemblés dans la demeure : Tu kamienia podróz˙na nie s´mie tra˛cic´ noga, Z kamienia płaskorzez´ ba˛ wygla˛da twarz boga ; Gniewny, zda sie˛ swojego pohan´ bienia wstydzic´, Depca˛cych dawna˛ wiare˛ ludzi nienawidzic´, I na powrót w marmuru ukrywa sie˛ łonie, Ska˛d przed wieki snycerskie wyrwały go dłonie 9 . 9 Mickiewicz, Adam. Dzieła, tome I : Wiersze, éd. Czesław Zgorzelski, Warszawa, Spółdzielnia Wydawnicza « Czytelnik », 1998, p.-267. Traduction : « Ici, le pied du voyageur n’ose heurter une pierre/ Sur celle-ci, en relief, le visage d’une divinité le regarde ; / Irritée, elle paraît avoir honte de son déshonneur,/ Semble haïr ceux qui piétinent la foi du temps jadis,/ Et elle retourne se lover dans son cocon de marbre,/ D’où les mains du sculpteur l’ont extraite il y a des siècles. » (Traduction : PFW ; tous les poèmes cités dans cet article ont été rendus en note par une traduction interlinéaire.) L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 317 Comme le note Jerzy Borowczyk, les vestiges regroupés dans la collection de la Princesse Volkonsky se prêtent « seulement à une description extérieure. Le contact avec le passé classique est doublement interrompu » 10 . D’une part, en effet, la compréhension des signes de l’histoire est devenue impossible, car avec la disparition des gens de l’époque d’alors s’est également envolé sans retour tout espoir de saisir leur réalité passée ; d’autre part, « l’objet avide de connaissance reste là perplexe, incapable de comprendre les traces de son propre héritage » 11 . Le poème de Mickiewicz met en évidence un aspect supplémentaire, lié au phénomène de collection de l’art grec. L’impression d’une absence de vie, qui marque l’espace de la collection, est renforcée par le fait que tous ces objets ont été arrachés des lieux où ils se trouvaient dans leur environnement naturel. À la vue de ces urnes, statues et obélisques amassés, tout Occidental cultivé ne pouvait qu’éprouver la barbarie liée au pillage des terres historiques de l’Hellade, dont les sculptures avaient été volées surtout dans des tombeaux et des temples. Le poème de Mickiewicz, sur un ton légèrement plaisantin, semble masquer le trouble de l’exilé qui perçoit les effets de ce pillage brutal déshonorant l’univers des anciennes croyances grecques, ainsi que les gens dont les tombes avaient été profanées. La mort de l’antique Hellade devint ainsi pour Mickiewicz un fait accompli qu’il constatait personnellement ; au cours des années suivantes, il ne s’intéressera plus qu’aux dépositaires des idées antiques. En même temps, Mickiewicz ne pouvait que devenir soupçonneux à l’égard de l’hellénisme qui, sous l’apparence de la fascination pour le passé grec et pour l’état actuel de ses terres historiques, prenait souvent la forme d’une chasse au butin, ce qu’illustre bien notamment la biographie de Lord Elgin 12 . Cet aristocrate influent, profitant de son statut de diplomate à Istanbul, priva l’Acropole d’Athènes de ses plus précieux reliefs, métopes et sculptures qu’il fit transporter à Londres. Seules quelques années séparent ces événements de l’écriture du poème de Mickiewicz : ce n’est qu’en 1816 en effet, que la collection d’Elgin avait été transférée au British Museum. Rien d’étonnant à ce que les antiques que Mickiewicz put admirer dans cette chambre moscovite suscitassent donc chez le poète des sentiments pour le moins ambivalents. Notons que le poème commence par décrire un espace crépusculaire, privé de lumière, d’où se détachent progressivement les différents objets exposés ; la façon dont est introduite la description 10 Borowczyk, Jerzy. « Poeta i (zbuntowany) filolog. Mickiewicz wobec klasycyzmu (do roku 1830). Z glosa˛ o Wykładach lozan´ skich », dans Katarzyna Meller, Klasycyzm. Estetyka - Doktryna literacka - Antropologia, Warszawa, Wydawnictwo Neriton, 2009, p.-318. 11 Ibidem. 12 Cf. St. Clair, William. Lord Elgin and The Marbles, London, Oxford University Press, 1967. 318 Maciej Junkiert d’autres objets reflète leur mode de présentation chaotique et sans conception. Aussi leur disposition est-elle en contradiction flagrante avec les lieux élaborés jadis pour les statues de marbre par les créateurs antiques qui les avaient « appelées à la vie » ; d’où l’invocation du poète : O, niech te wszystkie bóstwa nad pamia˛tek ziemia˛ Wiecznie snem marmurowym i bra˛zowym drzemia˛ 13 ! On peut interpréter ses paroles de deux manières. D’une part, elles expriment de la reconnaissance pour le caractère peu banal des œuvres observées qui mériteraient une admiration éternelle. D’autre part, cependant, l’évocation des dieux fait clairement référence à la sphère de la religiosité antique qui se trouve méprisée et profanée par la cupidité des collectionneurs. Le sommeil nimbant les divinités passées peut dès lors signifier que l’on devrait respecter les vestiges des civilisations disparues de la même manière qu’il convient de le faire pour les personnes décédées et les objets de culte. Le héros de l’œuvre aspire ainsi à corriger son erreur, en particulier celle d’avoir fait impunément irruption dans le monde des défunts. La convention de ce poème de salon ne doit pas nous faire perdre de vue que Mickiewicz y décrit un espace funéraire rempli de vestiges de l’Antiquité issus de nécropoles pillées. Cela explique l’« ire » et la « honte » sur le visage de la divinité - le chapiteau rappelant un crâne, et la pensée, une momie embaumée et enfermée dans son sarcophage. Le caractère incomplet du salut évoqué à la fin du poème - en dehors des allusions de salon - devrait certainement être mis en perspective avec la situation du poète, qui porte pour ainsi dire le deuil, lui qui est le seul à tenter de sauver la mémoire de la civilisation antique disparue sans se limiter à la stérilité de l’enthousiasme esthétique suscité par les formes et les proportions des vestiges de marbre. Une archéologie dépourvue d’objets matériels Après avoir quitté la Russie, Mickiewicz voyagea beaucoup à travers l’Europe (en Allemagne, en Suisse, en Italie), mais ce fut à Paris qu’il passa ensuite la plus grande partie de sa vie d’émigré. La consécration de son parcours international fut sa nomination à la Chaire des littératures slaves au Collège de France (1840-1844). Il tentera alors de présenter la culture slave au reste de l’Europe de manière à ce qu’elle soit reconnue comme sujet à part entière de l’histoire européenne. L’une de ses démarches consistait à montrer des restes matériels des anciennes cultures slaves. Cela se heurtait toutefois à 13 Mickiewicz, Adam. Op.- cit., p.- 268. Traduction : « Ô, que toutes les divinités sur cette terre de souvenirs/ Dorment à jamais d’un sommeil de marbre et de bronze ! » L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 319 une certaine difficulté : les vestiges matériels dont on disposait alors étaient très peu nombreux. Dans le septième cours magistral de son premier cycle, Mickiewicz mentionne des figurines de divinités, soi-disant slaves, découvertes à Prillwitz dans le Mecklembourg, mais qui se révélèrent finalement être des faux ; néanmoins, même les exemples de ce type-là n’étaient pas légion. Par conséquent, puisque Mickiewicz n’était pas en mesure de s’appuyer sur des restes authentiques des anciens Slaves, il se servit de la vive polémique contemporaine au sujet des origines de deux nations qui l’intéressaient : les Français et les Allemands. Dans ses Cours parisiens, on trouve sans difficulté de nombreux fragments faisant directement référence à l’histoire gréco-latine. Jusqu’à présent, ces passages suscitent de grandes difficultés d’interprétation. À notre avis, celles-ci proviennent du manque de cadre interprétatif. Mickiewicz n’a pas écrit à propos des Grecs et des Romains comme s’ils étaient les ancêtres directs des Slaves. Nous voudrions formuler la thèse selon laquelle il s’est servi de ces références afin de situer l’histoire et la culture des Slaves par rapport aux mythes nationaux allemands et français. Il a écrit au sujet des Français et des Allemands qui prétendaient être les Romains et les Grecs de l’Europe d’alors, dans le but de trouver une place pour les Slaves. L’un des fondements sur lesquels s’appuyait la référence à des exemples de l’histoire antique des Grecs et des Romains était la nécessité de mettre en évidence les liens entre la source antique et la situation contemporaine, ainsi que les spécificités d’une institution socio-politique donnée à travers le temps, par exemple : les rapports concernant le système politique, le rôle de la religion dans la société, les relations conjugales, la répartition des droits et devoirs entre les divers groupes de la société, etc. Cela donnait également lieu, souvent, à l’élaboration de quelque analogie entre l’histoire la plus récente et tel ou tel épisode des temps immémoriaux. Ce qui était particulièrement populaire était de faire référence à des figures célèbres de chefs ou d’orateurs ; on appliquait ainsi à divers personnages historiques des XVIII e et XIX e - siècles une matrice destinée à réinterpréter leur carrière et leurs décisions à travers le prisme du destin d’Alexandre le-Grand, Hannibal, Jules César, Démosthène ou bien Cicéron, pour ne citer que les plus en vogue. La spécificité du modèle de Mickiewicz réside toutefois dans le fait qu’il ne recourait guère à des exemples positifs, étant donné que l’histoire antique jouait un rôle essentiel avant tout comme modèle et point de référence négatif dans ses réflexions sur les Polonais ou, plus largement, sur les Slaves. Les autres nations, semble signifier Mickiewicz, aiment se rapporter à des figures de rois et de héros célèbres pour écrire leur histoire nationale, ce en quoi ils ont d’éminents prédécesseurs à savoir les Grecs et les Romains. Les Polonais ont toujours procédé autrement, leur histoire a toujours été différente des autres. Dans le cas des Polonais, il ne convient pas d’appliquer 320 Maciej Junkiert les modèles historiographiques qui, par l’entremise des historiens antiques, ont dominé la pensée européenne sur le changement et le progrès dans l’Histoire. De cette façon, Mickiewicz transporte subtilement l’histoire des Slaves au-delà de l’horizon connu de l’histoire européenne. Quant aux références-clés, il faut les chercher dans l’historiographie française et allemande. Claude Nicolet, spécialiste de l’histoire des débats franco-allemands sur les mythes nationaux, a reconstruit et décrit plusieurs phases de formation de cette relation 14 . Un rôle important revient, dans ce cas, aux premières décennies du XVIII e -siècle. À cette époque s’établit un consensus particulier concernant l’origine commune des Allemands et des Français, issus des Germains de l’Antiquité. C’est notamment grâce aux travaux de Fréret et de-Vertot, qui faisaient directement écho à l’opinion exprimée par Leibniz dans De origine Francorum (1696), que fut acceptée l’idée selon laquelle un peuple ou une confédération de tribus germaniques avait traversé le Rhin et fait son apparition dans les chroniques au III e -siècle en tant que Francs. Dans le processus de constitution du discours sur les Francs, un rôle fondamental revient à un penseur controversé du début du XVIII e - siècle, Henri de-Boulainvilliers, qui élabora dans le détail la théorie de la conquête de la Gaule par les Francs et en présenta les conséquences. Ses réflexions s’articulaient autour de la conviction que la nation française était née grâce à la fusion des envahisseurs et de la population locale ; toutefois, et cela était essentiel, bien que les pratiques de la vie sociale eussent conduit à effacer les différences entre Francs et Gaulois, celles-ci se maintinrent malgré tout dans la sphère symbolique à travers la distinction entre la noblesse et le reste de la société. Comme l’écrivit Boulainvilliers, rien n’indiquait que les seules origines de la noblesse l’eussent destinée à une position d’exception dans la société, mais l’histoire des grands empires nous enseigne que, parmi eux, ceux qui méprisaient leurs élites, se sont effondrés tôt ou tard. Aussi, puisque la genèse de la nation française témoigne, ne serait-ce que d’un point de vue purement théorique, de l’existence aux fondements de l’État de deux groupes ethniques hostiles l’un à l’autre, cette division doit être conservée et cultivée dans la sphère symbolique. Il est temps de revenir aux Cours de Mickiewicz, plus exactement à sa leçon inaugurale. Le premier élément qu’il convient d’y noter est la chronologie qui sert à Mickiewicz de cadre pour son esquisse du destin commun dans les relations entre Slaves et Français. L’époque de Charlemagne marque leur point de départ : 14 Voir Nicolet, Claude. La fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 321 Ces peuples qui à deux époques étaient limitrophes de l’empire franc, du temps de Charlemagne et de Napoléon, dont une partie a été régie par votre code, qui ont tiré de l’Europe leur religion, leurs institutions militaires, leurs arts et métiers, qui ont réagi matériellement sur l’Occident, sont peut-être ceux dont on connaît le moins l’état moral et intellectuel. Ils sont tenus, pour ainsi dire, à distance par l’esprit européen et exclus de la communauté chrétienne 15 . L’analyse comparative du texte original que nous venons de citer, avec la version française publiée en 1849 révèle que ce fragment se présentait différemment dans le premier et ne faisait pas mention de Charlemagne. Il est toutefois de la plus grande importance que Mickiewicz, en préparant sa première leçon, y ait justement inclus une opinion aussi nette au sujet de la difficile communauté de destin franco-slave. Ce fragment prend tout son sens sur fond du vif conflit franco-allemand à propos de l’héritage de Charlemagne et de son État. Ajoutons que cette polémique jouait également un rôle éminent au moment où Mickiewicz donnait ses cours. Ce thème se trouve abordé dans un passage de sa première leçon, consacrée au Germania de Tacite. Comme l’a démontré Płoszewski, ce passage fut préparé par Mickiewicz plus tard, après l’ensemble du cours, mais il concorde manifestement avec la mention de l’État de Charlemagne. Le conflit sur la genèse des deux nations, française et allemande, qui puise sa force dans le débat sur l’interprétation de Tacite, constitue un tertium comparationis pertinent rapport aux deux thèmes susmentionnés. Rappelons le passage en question : À l’époque de la grandeur de l’Empire, Tacite composa un écrit très court sur les Germains ; sa parole est devenue pour notre temps la source de précieuses, de nombreuses connaissances. Avec les dissertations et les commentaires composés sur les quelques lignes de Tacite, on ferait aujourd’hui toute une bibliothèque. Nous, qui de Barbares sommes arrivés à occuper la place des Grecs et des Romains, nous gémissons de leur laconisme à l’endroit de nos ancêtres. Ne nous exposons pas à mériter de la postérité le même reproche. Les Slaves ont pesé et ils pèsent encore sur l’Occident 16 . 15 Płoszewski, Leon. « Wykład wste˛pny Mickiewicza w « Collège de France » : (wydany z autografu wraz z uwagami krytycznemi) », Pamie˛tnik Literacki (1924/ 25), p.-312. (Texte original en français) 16 Mickiewicz, Adam. Les Slaves. Cours professé au Collège de France, tome I : Les pays slaves et la Pologne. Histoire et Littérature, au Comptoir des imprimeurs réunis, Paris, 1849, p.-10. (Texte original en français) 322 Maciej Junkiert On doit à Catherine Volpilhac-Auger 17 , Christopher Krebs 18 , Ulrich Muhlack 19 , Herfried Münkler 20 ou encore Manfred Fuhrmann 21 d’avoir reconstruit la présence et l’influence de Tacite en France et en Allemagne. Volpilhac-Auger souligne l’opposition entre Rome et les Francs ; ces derniers envahirent la Gaule romanisée que Rome n’était plus en mesure de défendre. Du point de vue du penseur français de l’époque des Lumières, les Francs était la fatalité de Rome, sa destinée accomplissant une catastrophe historique. Cependant, la question qui attirait le plus l’attention des philosophes et auteurs du XVIII e - siècle portait sur le fait que l’on pût ou non parler de continuité historico-culturelle entre Germains et Francs. Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu répète à maintes reprises « nos pères, les Germains » ou encore « nos pères, les Germains antiques ». L’appartenance des Francs à la grande communauté germanique ne faisait aucun doute pour Montesquieu, sa conception étant inspirée en totalité de César et de Tacite ; quant à l’interprétation par le philosophe des suites de la conquête franque, elle constitue une interprétation logique de sa part. La modification des conditions de vie contribua à faire évoluer la loi salique, considérée à l’origine comme immuable. Dans un tel contexte, l’origine germanique des Francs est un fait non marqué axiologiquement. Précisons au passage que cette reconstruction proposée par Montesquieu lui valut au reste une polémique enragée de la part de Voltaire en personne. Cette question est traitée de manière totalement différente dans les travaux d’Augustin Thierry, soixante-dix ans plus tard. L’origine germanique des Francs est devenue entretemps un motif permettant de les affubler de traits peu flatteurs. Puisque les Francs étaient des Germains ayant traversé le Rhin pour conquérir les territoires situés au-delà, ils deviennent ainsi la personnification de tous les vices de la noblesse et du clergé 17 Volpilhac-Auger, Catherine. Tacite et Montesquieu, Oxford, Voltaire Foundation, 1985 ; Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, Voltaire Foundation at the Taylor Inst., 1993. 18 Krebs, Christopher. A most dangerous book : Tacitus’s Germania from the Roman Empire to the Third Reich, New York, Norton, 2011. 19 Muhlack, Ulrich. « Die „Germania” im deutschen Nationalbewußtsein vor dem 19. Jahrhundert », dans Notker Hammerstein, Gerrit Walther (dir.), Staatensystem und Geschichtsschreibung : ausgewählte Aufsätze zu Humanismus und Historismus, Absolutismus und Aufklärung, Berlin, Duncker & Humblot, 2006, pp.-274-299. 20 Münkler, Herfried. Die Deutschen und ihre Mythen, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt-Taschenbuch-Verl., 2010. 21 Fuhrmann, Manfred. « Die Germania des Tacitus und das deutsche Nationalbewußtsein », dans Brechungen : wirkungsgeschichtliche Studien zur antik-europäischen Bildungstradition, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, pp.-113-128. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 323 exerçant leur pouvoir rapace sur le peuple gaulois. Les Français deviennent ainsi des Gaulois au moment où éclate la Révolution, un processus bien visible surtout à partir de 1793, c’est-à-dire avec l’intensification des actions militaires. Quant à Thierry, profitant de ce sentiment et se distinguant radicalement du point de vue de son grand prédécesseur Guizot, il élabore la théorie d’une communauté de destin gallo-romaine comme fondement oublié de l’identité nationale française. Ajoutons que ce bouleversement, chez Thierry, n’intervint que progressivement et n’avait pas encore livré toutes ses implications avant que Mickiewicz ne commençât à donner ses cours. Toutefois, une chose est certaine : la trame antique des réflexions de Mickiewicz ne se rapportait pas à l’interprétation historique traditionnelle déjà bien ancrée, mais bien à des notions dont l’interprétation subissait alors une profonde mutation. Christopher Krebs a retracé l’autre processus, à savoir celui de la réception allemande de Tacite. Très riche, elle remonte au début du XV e - siècle, mais de notre point de vue l’étape-clé fut initiée par Ewald Friedrich von Hertzberg, ministre du gouvernement de Frédéric le- Grand, qui fit le 27-janvier 1780 un exposé à l’Académie des Sciences de Prusse en présence du roi. Il en ressortit l’image de Germains courageux, moraux et jamais soumis à aucune suprématie, qui avaient surpassé les Romains sous tous rapports et mis fin à la domination romaine en Europe. Hertzberg initia ainsi une nouvelle méthode de lecture de Tacite. Il rapprochait le lieu d’origine des premiers Germains des territoires que la Prusse possédait alors et laissait le rôle des Romains à la disposition de tous les ennemis passés et actuels de l’empire germanique naissant. Le fragment sur Tacite prend tout son sens lorsque l’on saisit et précise contre qui était dirigé le fer de lance des cours de Mickiewicz. On sait que l’une des autorités intellectuelles principales, qui avait eu l’occasion de s’exprimer au sujet de l’histoire et de la culture des Slaves, était Johann Gottfried Herder. Mickiewicz se rapporte à Herder ne serait-ce que dans un passage important de la cinquième leçon de son premier Cours où il résume ses réflexions sur la physionomie des Slaves. Le ton est positif, mais on sait qu’à de nombreux endroits les leçons constituent une polémique plus ou moins ouverte avec Herder. Aussi convient-il de rappeler que juste avant le célèbre fragment concernant les Slaves, on peut lire dans le Livre-XVI de la quatrième partie des Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit un passage non moins important consacré aux Germains. Quant à Tacite, il est l’un des fondements des réflexions de Herder sur l’héritage germanique. Il jouait le rôle d’une autorité - silencieuse, mais pleinement acceptée - permettant de reconstruire le monde germanique et de souligner son apport unique et décisif à l’histoire de l’Europe. La césure marquant dans ce chapitre le début 324 Maciej Junkiert des relations des Slaves avec les Germains et les Francs n’est pas non plus le fruit du hasard. Herder mentionne en effet de façon univoque les conquêtes de Charlemagne à la recherche d’esclaves. Mickiewicz reprend probablement telle quelle, dans sa leçon inaugurale, la structure de cet exposé, mais il modifie la tonalité de certains de ses éléments. C’est certainement aussi pour cela que Tacite y apparaît. Les faiblesses des Slaves, décrites par Herder, ainsi que le sort - saturé de conflits germano-slaves aux conséquences catastrophiques - qu’elles réservèrent à ces derniers, trouvaient leur source dans la conviction qu’avait Herder de la propension peu commune des Germains à guerroyer sans relâche, associée à la discipline et à l’endurance. Le caractère irréfutable de cette conviction se nourrissait justement des écrits de Tacite. Il faut aussi noter que, dans le fragment cité, Mickiewicz rappelle que chaque phrase de La Germanie « a pour ainsi dire le poids d’un article de la législation à venir ». Il ne s’agit pas là d’une simple métaphore, mais d’un commentaire pertinent du rôle joué par Tacite au cours du siècle précédent dans la guerre mémorielle franco-allemande avec ses répercussions sensibles pour les Polonais. Pour finir, récapitulons quelques faits fondamentaux. Dans l’article de l’Encyclopédie dédié à la Germanie, Tacite constituait une source fondamentale et irréfutable, ce qui détermina fortement sa réception française. Dans les pays allemands, Tacite devint le fondement de la pensée sur le passé national après la défaite de la Prusse en 1807 contre la France et particulièrement à la suite des célèbres discours berlinois de Fichte. Sur cette base, on peut risquer la thèse selon laquelle, grâce à la mise en relation de Tacite avec l’héritage carolingien, Mickiewicz inscrivit ses réflexions dans le courant de l’importante polémique franco-allemande sur le passé et l’identité. Pour ses auditeurs et, plus tard, ses lecteurs non-slaves mais cultivés, les passages cités du Cours de Mickiewicz se rapportaient de façon évidente à l’appareil conceptuel forgé par les penseurs français et allemands des Lumières et de l’époque qui suivit. Grâce à cela, Mickiewicz essaya d’élargir son champ d’action en faveur de l’acceptation et de la reconnaissance du passé et de l’héritage slaves. Qui plus est, il y voyait certainement l’opportunité d’écrire une généalogie slave parallèle à celles qui existaient déjà, qui serait ancrée- dans les mythes nationaux déjà en vigueur, mais sans cesse réinterprétés. Cette écriture d’une histoire parallèle est évoquée dans la sixième leçon,- lorsque Mickiewicz caractérise les spécificités du fonctionnement des cités slaves. Suivant la manière qui lui est propre, le poète calque l’argumentation de Tacite et de Montesquieu sur la notion de propriété parmi les- peuples germaniques, mais dans ce cas-là elle ne concernerait que les Slaves : L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 325 L’hérédité, dans le sens que nous attachons à ce mot, n’existait pas chez les Slaves. Ils ne regardaient pas comme propriété de l’homme, comme faisant partie de son individualité, le sol sur lequel s’exerçait son industrie. Ce fait extraordinaire a été démontré par un de nos légistes, M. Hubé. Les instruments aratoires et le bétail revenaient, à la mort du propriétaire, à la mort du propriétaire, à ses héritiers descendants ou ascendants ; mais le sol appartenait toujours à la commune. Chaque famille avait pour son usage particulier un morceau de terre attenant à la maison et servant de jardin potager ; tout le reste du terrain labourable était cultivé par la communauté 22 . Délivré devant un public slave, tout ce passage concernait exclusivement l’histoire des Slaves. Adressé à un public français, il ne pouvait manquer d’être interprété sans équivoque comme une paraphrase de Montesquieu. C’est probablement sur cela que repose le secret des leçons de Mickiewicz, à savoir que le même fragment écouté par un public diversifié et mélangé était interprété de manière variable par chacun des auditeurs. Voilà ce qui caractérise la polysémie spécifique de ses Cours parisiens. Cyprian Norwid Dans l’œuvre de Cyprian Norwid, auteur-clé du postromantisme polonais, l’archéologie et la littérature forment un enterlacs significatif. Tout comme Mickiewicz, Norwid fut un auteur de l’émigration polonaise et passa l’essentiel de son existence à Paris. Toutefois, certains épisodes de sa vie furent également liés à un séjour en Italie ainsi qu’à ses voyages en Méditerrannée. L’Antiquité gréco-latine faisait partie des thèmes les plus importants de l’ensemble de son œuvre ; grâce à elle, il s’interrogea à de nombreuses reprises sur la problématique de l’historicité de l’homme et sur la place de la nation polonaise dans l’Histoire. Pompéi et Herculanum À partir de 1748, lorsqu’à l’initiative du roi napolitain Charles- III furent entamées les fouilles à Pompéi, cette ville fondée par les Osques se mit à acquérir une célébrité dont elle n’avait fait l’expérience jamais auparavant, au cours des huit siècles de son existence à laquelle une éruption du Vésuve mit fin définitivement le 24-août 79 de notre ère. Cet engouement moderne 22 Mickiewicz, Adam. Les Slaves. Cours professé au Collège de France, tome I : Les pays slaves et la Pologne. Histoire et Littérature, Paris, au Comptoir des imprimeurs, Paris, 1849, p.-75. (Texte original en français) 326 Maciej Junkiert pour les ruines reposant sous la couche de cendres volcaniques n’était pas dicté par une passion désintéressée pour la découverte des secrets de Pompéi ; jusqu’au milieu du XIX e -siècle, l’activité archéologique se limitait à un ratissage intensif des anciennes bâtisses et au rassemblement des objets susceptibles d’être transportés. Les victimes de ces « fouilles » étaient des maisons antiques, à nouveau enterrées voire détruites par des explorateurs imprudents une fois leur prospection terminée. Les vestiges de Pompéi, découverts à la suite de fouilles dont les fruits étaient transportés comme butin à la villa royale La-Favorita près de Portici, acquirent une renommée européenne, notamment grâce à la publication de nombreux dessins et gravures représentant les trésors mis à jour. Cela concernait en particulier la série Le Antichità di Ercolano esposte, qui comprend également les antiquités de Pompéi et de Stabies et dont le premier tome parut en 1757, mais également les travaux de David, Régnier, Cochin et Bellicard 23 . Rendu accessible aux visiteurs pour une période limitée, le site de Pompéi dut susciter chez les voyageurs du XVIII e -siècle des sentiments mitigés. Il est certain que Pompéi ne sut pas parler à l’imagination de Johann Wolfgang Goethe qui visita la ville en compagnie de Johann Heinrich Tischbein le 11- mars 1787. Dans trois lettres de son récit de voyage, Italienische Reise, il nous a laissé quelques impressions concentrées sur l’étroitesse des rues et la petite taille des pièces dans les maisons pompéiennes ; il y souligne particulièrement la continuité civilisationnelle de la vie à l’ombre du volcan mortifère. Les ruines de la ville restèrent à l’arrière-plan dans les souvenirs de Goethe, compte tenu de l’abondance d’objets contemplés à Portici où les pots et les lampes de facture mystérieuse persuadèrent le poète que la vie à Pompéi s’était déroulée autour d’objets caractérisés par leur qualité artistique et leur charme qui compensaient ainsi toutes les imperfections spatiales. Goethe décrivit Pompéi dans l’esprit de l’esthétique de Johann Joachim Winckelmann dont les livres l’accompagnèrent pendant son voyage en Italie 24 , donnant des habitants de la ville engloutie l’image d’une population amoureuse de l’art, celui-ci les suivant à chaque pas et à chaque étape de la vie. S’inscrivant fidèlement dans la continuité des réflexions de Montesquieu concernant l’influence du climat sur le caractère humain, il souligna l’effet du milieu sur la formation des mœurs et habitudes locales, immuables malgré le passage du temps. Goethe ne voyait pas Pompéi comme le lieu 23 Stern, Bernard Herbert. The Rise of Romantic Hellenism in English Literature 1732-1786, New York, Octagon, 1969, pp.-11-12. 24 À propos de l’influence de Winckelmann sur l’œuvre de Goethe voir notamment Franke, Thomas. « Winckelmann-Apologien um 1800 », Aufklärung. Interdisziplinäres Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte 27 (2015), pp.-75-101. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 327 de la tragédie intervenue plusieurs siècles auparavant ; il se représentait la cendre brûlante s’abattant sur la ville comme de la neige enfouissant un village de montagne. De son point de vue, les destructions entraînées par l’éruption du volcan n’avaient pas freiné l’essor de la civilisation dans cette région, la vie avait seulement dû se transférer un peu plus loin. Visitant Herculanum, moins chanceux que Pompéi car englouti par la lave, Goethe regretta simplement qu’aucun mineur allemand n’apportât ses compétences solides aux fouilles, car cela eût certainement permis de conserver davantage de ces précieuses œuvres d’art. Les pensées du poète se tournaient sans cesse vers l’auteur de la funeste explosion, et le voyageur intrépide se rendit sur le volcan en activité pour y ramasser des roches avec passion ; au cours d’une autre excursion, il atteignit le cratère et observa cet enfer béant au milieu des scories qui s’abattaient tout autour. La visite des ruines d’un cimetière ne parvint pas à lui procurer d’expériences similaires, si bien que même le récit de la visite à Portici fut interrompu par des réflexions sur la nécessité d’effectuer des recherches sur la lave recueillie par le poète. Il faut bien admettre qu’à l’époque de Goethe on ne connaissait pas encore toute l’ampleur de la catastrophe de Pompéi, car les couches plus profondes des ruines, celles recouvrant les corps des habitants, étaient encore enfouies 25 . Ce n’est qu’en 1861, avec les travaux de fouilles menés par Giuseppe Fiorelli, que commença le déblaiement scrupuleux et systématique de la ville. Tout comme Goethe, Cyprian Norwid, qui visita Pompéi à trois reprises et pour la dernière fois en 1848, admira les fouilles d’avant l’époque de Fiorelli. Il observa la ville déserte et les œuvres d’art conservées au Musée Bourbon ; les lettres de Pline le- Jeune à Tacite, décrivant la mort de l’oncle de Pline au cours de l’éruption du volcan, ainsi que l’ouvrage d’Edward Lytton-Bulwer, Les Derniers Jours de Pompéi (1834), constituèrent ses lectures principales. Les traces de ces lectures ainsi que des impressions laissées par la visite du musée napolitain, complétées par la découverte des ruines antiques, s’associèrent finalement pour donner lieu à un poème décrivant le passage de Norwid à Pompéi, stylisé en visite d’un voyageur et artiste romantique ravivant les esprits attachés à ce lieu fameux. Dans son excursion poétique, Norwid ne parvint pas bien loin. S’arrêtant près de la porte d’Herculanum à côté du tombeau de la prêtresse Mamia, décrit également par Goethe comme « un lieu splendide », il ne dut guère parcourir qu’un bref tronçon de la voie menant en ville. Parmi les ruines, ce sont surtout les restes d’anciens tombeaux qui intéressèrent le poète, car ils se présentaient comme des constructions majestueuses et parfaites, des traces authentiques laissées par les gens qui avaient passé leur vie à Pompéi : 25 Voir Szturc, Włodzimierz. Archeologia wyobraz´ni. Studia o Słowackim i Norwidzie, Kraków, UNIVERSITAS, 2001, pp.-231-232. 328 Maciej Junkiert Takim jest grób kapłanki M a m m i : kra˛gła nisza Z kamienna˛ ława˛ wkle˛słos´c´ obchodza˛ca˛ murów ; Tam siedza˛c, radowałem sie˛, z˙e taka cisza ! … Zaiste - jes´ li w s´cisłe atomy marmurów Przenika istnos´c´ jaka, od s´miertelnych lz˙ejsza, I bła˛dzi tam po s´niez˙nym labiryncie głe˛bi, To rados´c´ jej w upały musi byc´ nie mniejsza… 26 Le tombeau de la prêtresse Mamia est un édifice très particulier, puisqu’il a été bâti en forme de banc semi-circulaire ; il est fait de marbre et se trouve à découvert. Le héros du poème s’est laissé charmer par l’aura de ce lieu et a interrompu son excursion vers la ville, choisissant le silence et la fraîcheur du marbre. On se demande toutefois comment le tombeau de Mamia pouvait protéger de la chaleur, étant donné que la construction n’est pas couverte. Il n’est pas exclu que le personnage du poème se soit déplacé dans le secteur de la Via dei Sepolcri, déambulant à proximité du tombeau de la prêtresse à la recherche d’ombre. Les formulations « Assis là, je me réjouis d’un tel silence ! … » et « C’est dans cette fraîcheur que je m’assis à l’abri de la cavité du mur » (PW, tome-3, p.-19) peuvent concerner différentes actions. Cela montre bien comment Norwid gomme l’aspect visuel de l’événement décrit. Dans ce poème, Pompéi est presque exclusivement un phénomène verbal, un argument abstrait dans le récit sur les changements dans l’Histoire. L’exilé contemporain médite sur le sort de la ville sans franchir son enceinte, certains détails architectoniques lui sont seulement révélés par des spectres qui font leur apparition. La ville reste hors du champ d’attention, en marge de l’intérêt de l’artiste-visiteur. Norwid, profitant du fait que la Via dei Sepolcri se trouve à l’extérieur de la ville et avait toujours servi tant aux vivants qu’aux défunts, fit du tombeau le lieu d’une rencontre avec deux habitants du Pompéi antique : le proconsul Marcus Nonius Balbus et un poète grec qui habitait dans la Casa del poeta tragico. Il faut chercher les sources qui ont inspiré au poète ces deux personnages dans les collections du musée napolitain où Norwid avait pu admirer une statue équestre de Balbus, ainsi que dans la ville de Pompéi 26 Norwid, Cyprian. Pisma wszystkie, tome III : Poematy, éd. Juliusz Wiktor Gomulicki, Warszawa, Pan´ stwowy Instytut Wydawniczy, 1971-1976, p.-19. Traduction : « Tel est le tombeau de la prêtresse Mamia : une niche arrondie/ Avec un banc de pierre longeant les murs concaves ; / Assis là, je me réjouis d’un tel silence ! …/ Or, si la densité des atomes de marbre/ Est pénétrée de quelque essence, plus légère que celle des mortels,/ Qui s’y perd dans la profondeur de ce labyrinthe d’une blancheur nivale,/ Sa joie alors ne doit pas être moindre sous la chaleur… » Toutes les citations originales d’œuvres de Norwid proviennent de l’édition susnommée. Dans la suite de cette contribution, le renvoi sera indiqué entre parenthèses directement dans le texte principal. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 329 elle-même où il avait trouvé une peinture représentant un poète coiffé d’une couronne et tenant une canne. Ce n’est pas un hasard si la rencontre a lieu près du tombeau de la prêtresse. Norwid souligne qu’il restait fasciné par la perfection de ce banc de marbre, sa fonctionnalité inaltérée par le temps et le fait que, parmi les ruines de la ville, soit parvenu à se conserver un lieu que le passage du temps n’atteignait pas et qui jouait parfaitement son rôle, apportant du repos pendant les jours de canicule. Il était notoire que les ruines constituaient pour Norwid un emblème du temps, symbolisant la futilité des choses matérielles ; elles permettaient d’évoquer l’ordre divin, la durée immuable 27 , et elles soulignaient la différence entre les êtres créés et l’Être éternel. On peut avoir l’impression que le tombeau de Mamia, en tant que fragment d’un ensemble plus grand, celui de la ville en ruines, reste jusqu’à un certain point un lieu inaltéré par l’époque contemporaine et l’Histoire en mouvement, formant ainsi un espace neutre pour les rencontres et le dialogue entre les époques au cours desquelles ont eu lieu des catastrophes cruciales pour l’histoire de l’humanité, tels que l’éruption du Vésuve ou bien le Printemps des Peuples qui précéda l’écriture du poème. Norwid, encore fortement influencé par les convictions de Winckelmann au sujet de la victoire des artistes grecs sur la résistance du marbre, fait revivre dans Pompeje deux personnages, afin de permettre la confrontation entre le spectre contemporain, représentant la nation bafouée dans ses droits, et les spectres du passé qui n’existent que dans les œuvres d’art et conservent la mémoire de l’anéantissement de la ville. Tous évoquent le dernier jour de Pompéi : -------…Az˙ jednego razu Zza miasta wracam, ke˛dy czytałem Platona, A mys´ l mam jako deske˛ s´wiez˙ego obrazu, Która˛ ku słon´ cu malarz zwraca, gdy dokona, Jaskrawa˛, lecz niezgrabnie trzymac´ sie˛ daja˛ca˛… […] Tak byłem - nagle ge˛sto poczułem na twarzy Sypany mak… a z dala piorunów deszcz głuchy… I czucia te, co bola˛, gdy przechodzisz w duchy… [PW, tome-3, p.-23] 28 27 Sur la problématique des ruines chez Norwid voir Królikiewicz, Graz˙ yna. Terytorium ruin. Ruina jako obraz i temat romantyczny, Kraków, UNIVERSITAS, 1993, pp.-123-133. 28 Traduction : « … Un jour/ Où je rentrais en ville en lisant Platon,/ Ma pensée ressemblait à une toile de peinture encore fraîche/ Que le peintre tourne vers le soleil une fois exécutée,/ Aux couleurs vives, mais difficile à tenir en main,/ […] Me voilà donc, lorsque je sentis soudain mon visage/ Comme criblé de pavot… et, au loin, un sourd déluge de foudre…/ Avec cette sensation de douleur qui accompagne le trépas… » 330 Maciej Junkiert Le poète, adepte du culte d’Isis, raconte qu’il rêve d’une existence désincarnée, ancrée non pas dans l’être, mais dans « l’harmonie des êtres ». Le jeune philosophe crée la vision d’une vie sans limites, il aspire à se propager telle une nébuleuse à travers l’éternité cosmique et souhaite faire de son nom l’ultime rime d’une rhapsodie, attachée à l’œuvre comme la signature indélébile de son auteur. Les influences orphiques semblent évidentes dans la pensée du jeune homme, comme le montre la lecture de Platon qui, dans son Cratyle, attribuait aux orphiques la conviction que le corps est le tombeau de l’âme. En témoigne également la force purificatrice de la musique, propice à la dématérialisation de l’être. La mort du poète apparaît ainsi comme la réalisation trompeuse de ses aspirations : elle renouvelle le geste d’Empédocle, déchiré entre le désir de passer pour un dieu et la tentation d’une annihilation totale ; elle aboutit en effet à une défaite par un résultat intermédiaire - le poète défunt se résorbant en un spectre qui ne constitue qu’à peine un substitut de l’être. C’est d’une façon toute différente que Balbus se remémore son dernier jour : Konsulem be˛da˛c, znałem, co jest prawda gminna I jakie wrza˛tki, jakie rozruchy sie˛ szerza˛ ; Sprawowac´ wie˛c, jak bóstwa re˛ka dobroczynna, Mys´ liłem - wage˛ ona˛ z gwiazd, co czasy mierza˛, Na lasce mojej nieraz trzymac´ mi sie˛ zdało, I bez liktorów miejsca przechodziłem gwarne, Jak który bóg nietkliwe naraz˙aja˛c ciało Na mdłe zapachy, znane podste˛py i marne… […] - Tak szedłem raz, gdzie konia opodal trzymano, Bo włas´nie miałem zwiedzic´ odległe wie˛zienie, A dzien´ był pie˛kny ; ludzie, poczte˛ widza˛c znana˛, Wylegli z krzykiem : “Balbus niech ma powodzenie ! ” [PW, tome-3, p.-24] 29 L’incorporalité qui se manifeste dans les récits des deux personnages est en même temps une absence de corps liée au fait qu’ils évoluent exclusivement 29 Traduction : « Étant consul, je connaissais les réalités populaires/ Et je savais comment les révoltes et les émeutes se propagent ; / Remplir ma charge, telle la main bienveillante de la divinité,/ Était ce qui m’animait, et j’avais eu plus d’une fois à tenir sur mon bâton/ Cette balance faite d’étoiles qui mesurent le temps,/ Et sans licteurs je traversais des lieux bouillonnants,/ Exposant tel un dieu mon corps intouchable/ À des odeurs nauséabondes, des ruses nombreuses et vaines…/ […] - Ainsi déambulais-je un jour, alors que non loin de là on gardait mon cheval,/ Car je devais justement visiter une prison éloignée,/ Et la journée était belle ; les gens, me reconnaissant de loin,/ Sortaient en lançant : « Que Balbus ait du succès ! » L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 331 dans la sphère des œuvres d’art, mais elle est aussi un symptôme important des aspirations et ambitions visant à se libérer des limitations humaines, tant celles causées par le travail spirituel (vita contemplativa du poète) que celles procédant de l’activité dans l’espace public (vita activa du consul). Coiffé de sa couronne, le poète est l’égal des dieux ; quant au fonctionnaire, substitut du souverain divin dans l’exercice du pouvoir, il s’attribue une splendeur et une vitalité comparables à celles des divinités homériques. La mort, venant subitement et changeant les héros en spectres, accomplit leur inscription dans l’ordre historique ; elle vient transformer l’activité humaine en mémoire, et celle-ci est dispersée par les vents de l’Histoire. Une fois leur récit terminé, les spectres se volatilisent, abandonnant le voyageur à sa solitude alors qu’il se réveille. Ceci constitue une illustration pertinente de la phrase biblique placée au début du poème et extraite de l’Ecclésiaste. La dimension parabolique de Pompeje est ainsi contenue dans le constat de la vanité des actes humains visant à subordonner l’Histoire 30 . Le poème confirme ainsi la thèse selon laquelle le désir immodéré de savoir et de se libérer des limitations de la condition humaine, ne peut qu’aboutir à une amère désillusion. Reste la question de la réalité parfaite du marbre servant de décor à la scène représentée par Norwid qui, dans le poème Marmur-biały écrit au cours de l’excursion de 1848 en Méditerranée, en appelait à l’instance silencieuse de la pierre - témoin de l’Histoire : …Och ! Pani Błe˛kitno-oka, z równym profilem Minerwy… - Sta˛d to zwaliska twoje sa˛, jak ty, nadobne : Wita sie˛ je z rados´cia˛ ! … a z˙egna z te˛sknota˛, Rosami operlone rwa˛c fiołki drobne, J e dy ne, co łzawieja˛ tam… i rosna˛ po to. [PW, tome 1, p.-100-101] 31 Norwid, réfléchissant à la fragilité existentielle menacée par les cataclysmes historiques, perçoit dans le marbre l’élément primordial de l’essence - l’être autonome qui a survécu à l’effacement de Pompéi. Le pneuma qu’il entrevoit, caché dans « la profondeur de ce labyrinthe d’une blancheur nivale » dont l’existence est exprimable seulement par supposition et présomption, semble relever d’un autre ordre des choses, reposant sur le règne spirituel qui pénètre la matière lithique. 30 Cf. Szturc, Włodzimierz. Op.-cit., pp.-235-236. 31 Traduction : « …Ah, Madame/ Aux yeux bleus et au profil parfait de Minerve…/ Les ruines d’où tu viens sont aussi charmantes que toi : / On les découvre avec allégresse ! … et les quitte avec nostalgie,/ En cueillant de petites violettes couvertes de perles de rosée,/ Les seules qui y versent des larmes… et c’est leur raison d’être. » 332 Maciej Junkiert Ce marbre justement, auquel Norwid a consacré tant de remarques au début du poème, joue dans le cas de la ville disparue un rôle semblable à celui des lois et mécanismes mystérieux qui décident du cours de l’Histoire mondiale. Comparable à nulle autre forme, existant comme matière parfaite, plus résistante que toutes les réalisations de la création humaine, le marbre devient ainsi l’essence-même de la durée, de l’ordre historique sur lequel les hommes n’ont pas prise. Il accompagne la vie et constitue un appui existentiel, mais il marque simultanément les frontières de l’être. Les pierres de Pompéi, rappelant au poète le lierre faisant de l’ombre au prophète Jonas et évoquant ces champs de lave pétrifiée qui fascinaient Goethe, manifestent le processus - interrompu dans son cours - du changement perpétuel dans lequel, depuis des siècles, l’humanité cherche un ordre, écartelé entre Dieu et l’Histoire. Épiménide et la Crète Dans un poème antérieur intitulé Epimenides (1854), Norwid avait articulé l’ensemble de l’œuvre autour d’une excursion archéologique en Crète. Il convient d’y considérer les sept « sages » dont le poète fit ses compagnons de voyage, intéressés par la Grèce exclusivement dans le but de s’enrichir ou de faire carrière 32 . Amphipapyron mérite une attention particulière, lui qui, dans ce poème, joue proprement le rôle d’un (anti-)Byron : - Kto by jednakz˙e mys´ lał, z˙e me˛drzec takowy, Jada˛cy przeszłos´c´ ludu wykopywac´ z grobu, Hellade˛ marzy i jej biedny byt a nowy Próbuje, i tradycji pyta jak sposobu, Sposobu jak tradycji - i puls baczy z˙ ywy, I popiół, i sme˛tarne w ruinach pokrzywy, I smutny jest, szukaja˛c, czy to smutek wieczny, I wcia˛z˙ bada sie˛, ile łze˛ ma juz˙ dziejowa˛ ? A ile jest to zachwyt tylko niestateczny ? A ile wiedza sama˛ otrzymana głowa˛ I kto by pracy takiej, ze Sfinksem łamania, Widzem be˛da˛c, pozdrowił Amphipapyrona, Nie widziałby, z˙e własnej godnos´ci sie˛ kłania. [PW, tome 3, p.-61-62] 33 32 Les mots de Norwid selon lesquels « les sages depuis toujours sont au nombre de sept » peuvent se lire comme une référence ironique aux sept sages qui marquèrent les origines de la philosophie : Thalès, Solon, Périandre, Cléobule, Chilon, Bias et Pittacos. À noter que qu’Épiménide n’était pas considéré par tous comme l’un des « sages ». 33 Traduction : « - Qui donc penserait qu’un tel sage,/ Allant exhumer le passé d’un peuple,/ Imaginât l’Hellade et étudiât son état récent et pourtant misérable,/ L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 333 Norwid, verbalisant ce que le « grand homme » n’avait pas l’intention de réaliser, formula en même temps un programme philhellénique positif à propos de la façon dont il convenait d’essayer de comprendre la Grèce dans toute la complexité de sa situation d’alors. Le poète s’efforçait de percevoir la Grèce et, en particulier, ses habitants sans tomber dans les comparaisons avec les antiques Hellènes. Il ira jusqu’à s’imaginer Hercule sous les traits d’un ouvrier travaillant sur les chantiers de fouilles, afin de renforcer nettement la position des « vivants ». La méthode proposée par Norwid, celle qu’Amphipapyron laissa de côté, consistait à tenter de retrouver un niveau de cohérence entre, d’une part, l’« exhumation » des faits passés et le catalogage de ce qui n’est plus, et, d’autre part, l’étude attentive de la vie dans la Grèce renaissante, la prise de pouls d’un quotidien difficile se reconstituant à travers les ruines. Les réserves de Norwid portaient sur l’attitude relevant d’un « enthousiasme immature », en tous points conforme à la fièvre dont souffraient les Européens à cet égard, ainsi que sur l’érudition stérile qui rendait impossible toute vraie recherche, ayant pour tout des réponses déjà prêtes. C’est à propos de la scientificité des « excursions dans les îles » que la critique de Norwid se faisait la plus forte. Comme le note Graz˙ yna Halkiewicz-Sojak : Rassembler des souvenirs du passé est une étape importante de l’initiation à l’Histoire, mais cela ne suffit pas à la comprendre. Les méthodes archéologiques ne permettent pas, en effet, de faire revivre l’homme du passé, d’approcher ses sentiments et son imagination ; elles dévoilent un squelette, pas un organisme. Dépasser ces limites exige des capacités herméneutiques, l’aptitude à percevoir les valeurs symboliques de ce qui s’est entassé au fil des siècles et à interpréter ces symboles 34 . Les recherches de Norwid, qui aboutirent à l’écriture d’Epimenides, trouvent leur source dans deux œuvres antérieures, à savoir Pompeje et Szczesna qui, par endroits, se rapprochent singulièrement de la parabole composée en 1854. Ce en quoi convergent toutes ces œuvres est l’approche anti-archéologique des ruines en tant que lieu d’initiation à l’Histoire. Elles diffèrent Interrogeant la tradition comme l’usage,/ L’usage comme la tradition, et prît le pouls des vivants,/ Scrutât la cendre et les orties de cimetière dans les ruines,/ Et qu’il fût triste, se demandant si cette tristesse était éternelle,/ Et cherchât encore, ce que cette larme a d’historique ? / Ce que cet enthousiasme a d’immature,/ Et combien de ce savoir est acquis seulement par la tête…/ Quiconque, témoin d’une telle tâche, de ce combat contre le Sphinx/ Saluerait cet Amphipapyron,/ Ne saurait pas qu’il s’incline devant sa propre dignité. » 34 Halkiewicz-Sojak, Graz˙ yna. « Norwid o Epimenidesie i Byronie », Studia Norwidiana 5-6 (1987-1988), p.-77. (Traduction : PFW) 334 Maciej Junkiert toutefois - et ceci est particulièrement intéressant dans le cas d’Epimenides - dans leur thématisation de la présence des gens parmi ces ruines. Dans Pompeje, le poète ne voit aucun vivant, il fréquente des spectres qui lui racontent leur mort. Il ne rencontre la vie que dans les statues entourant le tombeau de la prêtresse Mamia. D’après Kazimierz Wyka, dans Pompeje « Norwid anthropomorphise le matériau-même de la statue. Il se demande en effet ce que peut bien ressentir le marbre des statues dans la canicule italienne, puisqu’aucune ombre ne lui apporte de fraîcheur » 35 . Une autre question semble alors fondamentale, à savoir quelle « essence » le poète perçoit dans ces statues. Il devait certainement s’agir d’une âme de marbre, plus légère, exprimant l’harmonie et la noblesse des formes, méritant qu’on lui reconnût l’attribut de la vie, c’est-à-dire l’existence. Comme on le sait au moins depuis l’époque de Saint Anselme de Canterbury, cet attribut était indispensable pour parler de perfection. Un changement intervient dans le poème Szczesna, où le paysage de Paestum en Calabre, parsemé de ruines, devient seulement une toile de fond pour les gens qui y habitent : - Ludzi gars´c´, jako karłowate drzewa Wydarte z ziemi, z˙ ółte i koszlawe, Włóczy sie˛ - mówic´ zaczyna - poziewa - Ruina - pracy nie ma - re˛ce prawe Sa˛ lewe - lewe sa˛ ironia˛ ramion ; Na czołach zmarszczki, ale nie staros´ci : Cos´ do fatalnych podobnego znamion ; Kaz˙ dy klnie, modli sie˛, próz˙nuje, pos´ci, Lub złamki bogów z gruzów wydobytych Na współz˙ebrza˛cej wycia˛gna˛wszy dłoni, Do podróz˙ników odzywa sie˛ sytych : Stu - pienia˛dz rzuca, z˙aden łzy nie roni ! … [PW, tome 3, p.-52] 36 On peut supposer que le changement, dans la perception qu’avait Norwid de l’espace, découlait du fait que le poète avait, depuis, précisé son rapport 35 Wyka, Kazimierz. Cyprian Norwid. Studia, artykuły, recenzje, Kraków, Wydawnictwo Literackie, 1989, p.-20. 36 Traduction : « - Une poignée de gens, tel un arbrisseau nain/ Arraché de la terre, jauni et tordu,/ Se traîne, commence à parler, bâille./ Tout est en ruine, pas de travail, les mains droites/ Sont gauches ; les mains gauches sont comme une ironie de bras ; / Les fronts sont ridés, mais pas par la vieillesse : / Quelque chose qui rappelle les signes de la fatalité ; / Chacun jure, prie, reste oisif, jeûne,/ Ou bien, ayant retiré des gravats des débris de dieux, il les tend de sa main mendiante/ À des voyageurs rassasiés en leur lançant : / Cent. L’un jette de l’argent, aucun ne verse une larme ! … » L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 335 à la conception de l’art antique élaborée par Johann Winckelmann 37 . Les avis enthousiastes concernant la sculpture grecque perdent en effet leur force lorsqu’on a affaire à des « débris de dieux retirés des gravats ». Dans ce cas, ce sont les gens qui représentent les vestiges après l’action destructrice de l’Histoire, ils sont des statues privées d’« essence », autour desquelles s’étendent des ruines sans utilité. La terre que décrit le poète, c’est l’Italie, privée de tout secret, terre stérile déjà décrite, « mise en paragraphes » et apprivoisée. C’est sans doute la raison pour laquelle il partit chercher la vérité plus à l’est, voyageant grâce à Epimenides jusqu’en Grèce où il écrivit de manière fondamentalement différente à propos des habitants y travaillant à « déterrer » le passé : A było zbrojnych w rydle dwunastu M a i notów, Którzy sa˛ ludem silnym, mówia˛cym niepłynnie, W s´miechu jeno, podobnym do dalekich grzmotów ; Lecz chłop aten´ ski przy nich wygla˛da dziecinnie, Tak z˙e raz wraz, gdy patrzysz na one postacie, To ci sie˛ zda, z˙e Herkul, zeszedłszy z wysoka, Przebrał sie˛, i zamieszkał w pochylonej chacie, I milczy, aby ustrzec sie˛ ludzkiego oka - [PW, tome 3, p.-65] 38 Observer les gens était l’une des méthodes de l’(anti-)archéologie de Norwid consistant à retrouver les strates culturelles successives qui avaient exercé une influence sur la façon dont la vie de l’homme s’était constituée dans des conditions données. Dans Epimenides, ce ne sont ni les « fibules » ni les « styles » qui se trouvent au centre de l’attention du poète, mais bien les gens. La pensée du poète observant le travail de ces habitants « armés de bêches » essayait donc de s’imaginer les héros antiques sur le modèle de leurs descendants vivants qui fonctionnaient comme des substituts à la présence des héros de jadis (sans qu’aux yeux du poète cela ne les dévalorisât 37 C’est ce que pensent Zofia Szmydtowa (« Norwid wobec włoskiego odrodzenia », dans Gomulicki, Juliusz Wiktor et Jakubowski, Jan Zygmunt (dir.). Nowe studia o Norwidzie, Warszawa, Pan´ stwowe Wydawnictwo Naukowe, 1961, pp.-127-134) et Lisiecka, Alicja. (Norwid - poeta historii, London, Veritas Foundation Publication Centre, 1973, pp.-31-50). 38 Traduction : « Ils étaient douze Maniotes armés de bêches,/ Des gens robustes parlant par saccades,/ Seulement par éclats de rire semblables à de lointains coups de tonnerre ; / Le paysan athénien à côté d’eux paraît bien infantile,/ Tant est si bien que si vous considérez leur stature,/ Vous croirez qu’Hercule, descendu des hauteurs,/ S’est déguisé pour habiter dans une pauvre chaumière,/ Et se tait pour rester à l’abri du regard humain. » 336 Maciej Junkiert pour autant). Cela est bien visible dans le comportement des Maniotes qui, à propos d’une fumée s’échappant d’un bâtiment inconnu, « exprimèrent leurs sagesses/ en donnant à ces émanations une épithète laconique » (PW, tome-3, p.-65). Face au silence des pseudo-chercheurs, l’opinion des locaux devint le seul témoignage de l’événement, une explication sous forme de parabole et, par conséquent - eu égard au sous-titre du poème - un élément du chant à deux voix du poète et des Crétois contemporains, consacré au « retour à la vie » des ruines. Le poète n’a pas réussi à comprendre de quoi parlaient les autochtones. Ce chant à deux voix ne s’est pas fait dialogue. À Madame-M. qui va acheter une assiette Le thème des couches de connaissance sur les civilisations anciennes, situées littéralement sous les pieds des gens de l’ère contemporaine, accompagna Norwid jusqu’à la fin de sa vie. Norwid est souvent qualifié de poète de la culture ou poète de l’Histoire ; effectivement, il est le seul à s’être familiarisé de manière aussi approfondie avec les règles de l’historicisme dix-neuvièmiste qui infirma les convictions sur l’immuabilité de la nature humaine au fil des siècles 39 . Chaque époque est caractérisée par une vérité qui lui est typique et dont l’accès devient difficile une fois que cette époque est révolue. Citons Ida˛cej kupic´ talerz pani M. (À Madame-M. qui va acheter une assiette, 1869), poème tardif de Norwid qui aborde cette question : 1. Sa˛ pokolenia, i miasta, i ludy, Sme˛tne i stare - Które podały nam nie z˙adne cudy, Lecz - garnków pare˛ ! 2. W Muzeum Dama stawa z parasolka˛ Przed garnkiem takim ; W Sycylii sta˛pa (choc´ by była Polka˛ ! …), Nie wiedza˛c, na kim ! … 3. Gdy Ludy - których sie˛ ani uz˙alisz W Epok otchłani - Nikna˛ - jak sługa, co podawa talerz Wielmoz˙nej Pani. [PW, tome 3, s. 192] 40 39 Pour une synthèse du problème de l’historicisme voir Wittkau, Annette. Historismus : zur Geschichte des Begriffs und des Problems, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1992. 40 Traduction : « 1.- Il est des générations, des villes et des peuples,/ Tristes et anciens,/ Qui ne nous ont donné aucune merveille,/ Mais quelques pots de terre ! L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 337 Norwid a accompagné la déchéance du topos de l’Histoire comme maîtresse de la vie - destitution décrite par Reinhart Koselleck. Dans son œuvre, il exprime systématiquement sa conviction que l’ère contemporaine n’a besoin de l’autorité du passé que pour sanctionner ses propres pratiques sociales et culturelles, pas toujours légitimes. L’ère contemporaine cherche dans le passé seulement une confirmation de sa propre identité, c’est pourquoi elle étudie ce qui est révolu de façon sélective et à partir de thèses formulées a priori. Pour Norwid, l’archéologie constituait justement un fascinant espace de recherches qui ne fournit toutefois pas de réponse aux questions qui se posent sur la présence authentique et réelle de l’Homme dans l’Histoire. La position de Norwid est d’autant plus intéressante qu’il fut le seul romantique polonais à avoir la possibilité de suivre l’essor spectaculaire de l’archéologie qui, de la recherche amatrice de vestiges susceptibles d’être revendus, se transforma en sérieuse discipline scientifique soutenue financièrement par tous les grands États européens dans le cadre de leur rivalité sur le terrain des Altertumswissenschaften (sciences de l’Antiquité) 41 . Conclusion La fascination romantique pour l’archéologie avait souvent, dans le cas de la littérature polonaise, une fonction compensatrice - à travers la création littéraire - du manque d’institutions 42 qui rendait impossible la menée de fouilles à une échelle comparable à ce qu’entreprenaient d’autres nations européennes. De plus, l’histoire ancienne et l’Antiquité polonaise (et lituanienne) subissaient la pression conjuguée des communautés scientifiques allemande et russe qui se faisaient bien souvent les relais des nationalismes locaux correspondants. La littérature « archéologique » se donna donc pour mission de remplir le vide laissé par les recherches faiblement développées (et entravées par les États copartageants) des premiers archéologues polonais qui, initialement, menaient leurs investigations tout simplement en tant qu’amateurs et collectionneurs. En revanche, l’archéologie européenne, en particulier celle / / 2.- Au Musée une Dame, munie d’un parapluie/ Se tient près d’un tel pot ; / En Sicile elle piétine (quand bien même serait-elle Polonaise ! …),/ Sans savoir sur qui elle met les pieds ! … / / 3.-Ainsi les Peuples pour lesquels vous n’exprimez aucun regret,/ Dans l’immensité des siècles/ S’effacent - comme une servante après avoir donné l’assiette/ À une Honorable Dame. » 41 Voir Marchand, Suzanne. Down from Olympus. Archaeology and Philhellenism in Germany, 1750-1970, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1996. 42 Notons que la première chaire universitaire polonaise d’archéologie fut créée en 1867 à l’Université Jagellonne de Cracovie et que son premier professeur d’archéologie fut Józef Łepkowski. 338 Maciej Junkiert des pays méditerranéens, joua un rôle majeur pour les auteurs polonais, notamment Norwid, qui en suivirent attentivement les progrès et tentèrent d’utiliser les résultats des scientifiques d’autres pays dans leur propre travail de création. Les ouvrages de Winckelmann, l’expédition de Napoléon en Égypte, les fouilles de Pompéi, les missions à Athènes (par exemple celle de Stuart et Revett) ainsi qu’au Proche Orient, de même que toute une série de publications parues à leur suite, les collections d’antiques présentées au British Museum, à Dresde et au Louvre, les découvertes des chercheurs allemands dans le cadre des activités du Deutsches Archäologisches Institut, tous ces phénomènes si importants pour le développement de l’archéologie européenne étaient méticuleusement observés par les Polonais et contribuèrent à faire évoluer leur vision de l’Histoire. Toutefois, autant ces nouvelles tendances conduisirent à renforcer l’intérêt universel pour l’Europe, autant elles ne parvinrent pas à modifier l’historiosophie du regard polonais sur l’Histoire. Traduction : Pierre-Frédéric Weber Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule René Sternke 52. A rchéologie . Galvanisme des Antiques, leur matière - Revivification de l’Antiquité. Religion merveilleuse les entourant - leur* histoire - la philosophie de la sculpture - gemmes - pétrifications humaines - peinture - portrait - paysages - l’homme a toujours exprimé dans ses œuvres et par ses faits et gestes une philosophie symbolique de son être - Il s’annonce lui-même et son évangile de la nature. Il est le Messie de la nature - les Antiques sont à la fois des produits de l’avenir et d’un passé éloigné. Gœthe contemple la nature comme un Antique - Caractère de l’Antique - les Epigrammes - les Antiques sont d’un autre monde - Ils sont comme tombés du ciel. Quelque chose sur la Madonne. Pour finir quelques poèms. La contemplation des Antiques doit être savante (physique) et poétique. Existe-t-il un Antique central - ou un esprit universel des Antiques ? Sens mystique pour les formes. Les Antiques ne touchent pas à un sens, mais à tous nos sens, à l’humanite tout entière. Novalis. Le Brouillon général, traduit de l’allemand, annoté et précédé de Encyclopédie et combinatoire par Olivier Schefer. Paris, Éditions Allia, 2000, pp. 29-30. * chez Schefer : son Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XL, 1 (2015) La Querelle du Cid: la naissance de la politique culturelle au XVII e siècle Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XL, 2 (2015) Lisibilités d’Édouard Glissant Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLI, 1 (2016) Revaloriser le classicisme Coordonnateur : Rainer Zaiser XLI, 2 (2016) Les Histoires comiques et la modernité de l'écriture Coordonnateur : Francis Assaf Fascicule présent XLII, 1 (2017) La contribution de l’archéologie à la genèse de la littérature moderne Coordonnateur : René Sternke Prochains fascicules XLII, 2 (2017) Le poète Bernard Vargaftig Coordonnateur : Philippe Richard XLIII,1 (2018) L'œuvre de Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLIII,2 (2018) Fénelon Coordonnateur : François-Xavier Cuche XLII,1 XLII, 1 La contribution de l'archéologie à la genèse de la littérature moderne Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française
