Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2017
422
Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Table des matières Liminaire P hiliPPe R ichaRd Liminaire : « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » . . . . . . . . . . . . 5 Poèmes de Bernard Vargaftig . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 L’esprit de l’œuvre B éatRice B onhomme Le Vertige Vargaftig . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 La fabrique de l’œuvre P hiliPPe G Rosos Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie . . . . . . . . . . . . 33 m athieu R oGeR -l acan Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig . . . 45 P hiliPPe R ichaRd Distance nue - l’advenue de la présence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 La manière de l’œuvre P hiliPPe R ichaRd Où le lilas criait pour aveugler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 R eGis l efoRt S’orienter dans la lecture d’Un récit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 s eRGe m aRtin Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin . . . . . . . . . . . . . . 89 2 Table des matières La réfraction de l’œuvre l auRent m ouRey « À Mallarmé l’inflexible » : le beau, l’énigme. Sur quelques aspects de la réception de Mallarmé par Vargaftig . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Œuvres de Bernard Vargaftig . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Liminaire Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Liminaire : « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » Philippe Richard Rare parole qui accomplit plus encore qu’elle n’a promis, la poésie de Bernard Vargaftig est une écriture de la simple immanence, à la fois moderne et concise ; instituée en cette humble émotion qui recrée les souvenirs de chacun à partir des mots qui lui sont facilement accessibles, elle explore le dessin fondamental de l’existence en une petite musique du style parfaitement reconnaissable ; manifestant dès lors un saisissement plus profond que tout sentiment individuel, elle engendre son auteur et son lecteur à leur propre humanité, toujours à l’aventure et parfois à l’impromptu. L’expérience poétique qui requiert ici notre attention consiste ainsi en ce pur fait d’être là, entre l’enfance disparue et l’enfance prochaine, au cœur de l’obscurité même de la vie dont l’énigme peut toutefois s’ouvrir sans crier gare (« Bruit et brume l’air/ Court comme un enfant » - Chez moi partout). L’humilité de Bernard Vargaftig se révèle en ce sens riche de ces propres couleurs de la vie intérieure qui garantissent l’accès au réel et l’appropriation du monde, non en une extase sublime mais en un remuement intime. L’émotion sans cesse reconfigurée par la musicalité du verbe confère d’ailleurs à cette littérature un prix tout particulier, en cette irréductible singularité de la poésie qui se place à rebours de tous les genres littéraires et nous suggère sans cesse tout ce qui sans elle pourrait être perdu. Alors comprend-on que Bernard Vargaftig signifie vraiment en son œuvre la part de compassion que recèle la peur, ces deux motions s’abouchant dans l’éclair de leur rencontre sous le motif, si fondamental en l’existence, du chancellement (« À quelle peur la peur ressemble/ Détresse avec presque l’éclaircie/ Compassion plus proche que l’air/ Convergence qui en fuyant s’accomplit » - Trembler comme le souffle tremble). Tout aussi bien retracera-t-il la chaotisation du monde contenue dans un changement de paysage surprenant l’être (« Et la répétition nue/ Quand l’horizon fait pencher/ Les bleuets là-bas sans disparaître/ / Comme où tu sais que je crie/ Où commencement et gouffre/ Couraient dévorés par la lumière » - Un récit) ou la béance soudainement ouverte par la lumière dans un silence qui reste encore à nommer (« Espace comme rien ne se referme/ Et comme l’appartenance plonge/ Où la clarté laisse une trace/ Dont aucun oiseau ne montrait 6 Philippe Richard le silence » - Dans les soulèvements). Telle est l’humilité de la poésie qu’elle transfigure notre finitude en la nommant, en cette expérience sensible de la langue que nous permet encore la littérature, sans nul besoin d’éphémère image ou d’immédiate impression mais en un bienheureux silence sonore. Au poète lorrain né le 24 janvier 1934 à Nancy se trouve donc consacré ce volume qu’anime un sincère et profond sentiment de reconnaissance. Quelques poèmes de Bernard Vargaftig, publiés ici avec l’aimable autorisation de son épouse Bruna, se trouvent en ce sens suivis de quatre tableaux. L’esprit de l’œuvre nous est présenté par un article de Béatrice Bonhomme consacré à la transformation du vertige existentiel de l’enfant et de l’écrivain en ce vertige poétique du langage neuf et du mouvement inédit qui constitue la poétique vargaftigienne (« poésie renversante, haletante, dévalante, basculante, dans une course éperdue, toujours nouvelle, toujours recommencée, jamais la même »). La fabrique de l’œuvre nous est exposée par trois articles successifs : Philippe Grosos envisage la constante évolution d’une écriture sur des pistes de traverse pourtant toujours audacieuses et obsédantes, lorsque le vers se révèle toujours plus expressif que signifiant et que le tissage s’impose comme seule technique adéquate de sa composition (« nommer doublement un mot, le répéter, ce n’est donc pas seulement vouloir le faire entendre en insistant sur son sens ; c’est également et paradoxalement faire entendre sa singularité en nous obligeant à méditer la diversité de ses acceptions ») - l’incomparable devient ainsi la valeur profonde d’une métrique rigoureuse, à distance de l’image mais au cœur du mouvement - ; Mathieu Roger-Lacan comprend l’apparent tissage du ressassement et la soudaine ouverture de l’effraction comme alliance de temporalités capable de construire un être-au-monde aux prises avec une vraie présence, lorsque s’unissent les mots et les choses en un style authentique (« Ce brouillage de l’organisation spatiale et temporelle, dans des poèmes dont le mouvement spéculaire est brusquement troué par leur propre sujet devenu tout à coup présence réelle, enregistre dans son rythme même quelque chose d’une expérience historique et existentielle ») - la chronologie est dès lors le rythme propre des mots quand la spatialité est aussi l’agencement d’une histoire infinie percutée par l’énergie du dire - ; et Philippe Richard médite la naissance constante de l’événement au cœur de l’écriture, lorsque le surgissement et la présentification d’une sympathie avec le monde nouvellement créés par le vers nous font advenir à nous-mêmes dans le propre moment où ils nous adviennent (« cet événement d’une naissance de soi au monde et du monde à soi dans le miracle d’une simple nomination advenue d’elle-même et toujours déjà nous convoquant ») - cette logique antéprédicative donne alors naissance à une quête de l’apertural. La manière de l’œuvre nous est également expliquée par trois articles : Philippe Richard observe un poème précis pour y discerner, en une réalité parfaitement unifiée, le Liminaire : « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » 7 cheminement de la voix, l’affleurement de l’enfance et la faille de l’histoire, par un réagencement du monde sensible et du monde intérieur qui brise pour nous la prison du quotidien (« une écriture qui articule l’être à son enfance en présentant poétiquement ces deux instances au réel même et en les abouchant à lui par la grâce d’une parole qui nous fait marcher avec son souffle ») ; Regis Lefort envisage un recueil entier pour y étudier la réinvention du sonnet, tant il est vrai que la renaissance d’une parole originelle qui peut dire l’amour de l’être aimé par-delà l’avalanche de la vie représente bien l’échappée d’un sens vargaftigien toujours à recevoir et jamais à saisir, l’écroulement ici figuré s’opérant en énigme vers le haut pour dire le réel en sa justesse (« sans Bruna, pas de possible existence de la langue du poème, […]seul lieu où peut se vivre l’apaisement et l’harmonie ») ; et Serge Martin entend la possibilité d’un esprit mystique en l’ensemble de l’œuvre dès lors envisagée comme lyrisme tout amoureux, quand la nomination s’efface devant la suggestion, que prime absolument la relation à un devenir-voix, et qu’une transcendance au réel même pourrait bien placer le divin dans l’humain comme corps de la relation (« l’enjeu est peut-être, en allant vers ces poèmes, de transformer notre attention aux voix souvent silencieuses, parfois bruyantes à la limite de l’inaudible, que font l’amour et le divin dans nos vies »). La réfraction de l’œuvre nous est enseignée par un article de Laurent Mourey consacré à la réception de Mallarmé dans l’expression poétique de Vargaftig, par-delà l’histoire littéraire et en cette affinité élective que récapitule adéquatement le motif de la réfraction chez l’être dressé face à son enfance et que signe hautement l’élan de la liberté chez l’écrivain en lequel l’énonciation toujours se signifie (« C’est pour l’essentiel d’une poésie faisant résonner l’énigme dans tout le langage qu’il s’agit, énigme touchant à la fois ‘voix corps existence’ »). Souhaitons donc que le lecteur puisse ici découvrir à quel point la poésie de Bernard Vargaftig lui murmure en fait avec passion que, toujours, maintenant et pour la suite, « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » (Trembler comme le souffle tremble). Poèmes de Bernard Vargaftig Douce pluie d’hiver Bruna la lumière Se promène sur les toits Le vent ou la bruine Descend des collines Bruit et brume l’air Court comme un enfant Comme tu ramènes encor Ton écharpe et clignes Des yeux en riant Qu’il neige Buisson Ou un arbre tors Je demeure devant toi Au seuil des maisons Des souliers d’hiver Cours contre la pluie Sous tes mains Maligne Comme l’eau dans une pierre Toute vive où fuit Un feu de bois mort Chez moi partout (1967) 10 Poèmes Trembler tendresse imperceptible Les choses Jamais ne se joignent Ni les morts face à face Ta présence parmi les mots et ceux Qui les traversent Homme et femme sangle d’air Description d’une élégie (1975) Bernard Vargaftig 11 Ô parole indivisible Est-ce l’herbe des charniers L’immobilité d’un mur Ou la mort criblée d’images L’aveu même d’être là Comme l’énumération D’un étang et d’un village Tourbe neige cuivre école Jusqu’au nom de chaque jour Dans le signe sur les portes Éclat & Meute (1977) 12 Poèmes Pour Aragon Avec à peine la distance le défi d’encore donner et tous les mots la pluie qui entre vivante Comme l’allure comme l’absence les manches peintes Comme l’insomnie d’entendre Jusqu’à soi-même se haïr cette façon d’écho sur l’arbre vite vite Entre les rues Et l’un l’autre Bruna Zanchi (1981) Bernard Vargaftig 13 Une courbe Tout serait vitesse Chute après chute et les récifs Où ton souffle me Poursuivrait encore Chemin et mélèzes Rien n’était trop loin Stupeur brusquement si ouverte Un horizon gronde Derrière l’écho Sans je me souviens Ni mots ni brindilles Visibles comme dans la crique La nuit d’un seul coup Effleurait le sable Distance nue (1994) 14 Poèmes Le vent se déchirait un à un Le ciel vers ce qui va vite Un arbuste une hirondelle Un récit que rien n’effacerait L’immensité est inavouable Toujours un versant à vif Dont le parfum se détache Et le sable avant qu’il ne regarde Et la répétition nue Quand l’horizon fait pencher Les bleuets là-bas sans disparaître Comme où tu sais que je crie Où commencement et gouffre Couraient dévorés par la lumière Un récit (1991) Bernard Vargaftig 15 L’aube s’écarte de l’aube l’herbe Le ciel un mot c’est à présent La déflagration une prairie respire Les vallées surgissaient et l’écho Dont chaque trace redevient autre Sable que l’enfance surplombe Cri vitesse et vent obstinément après La blancheur du mur rien n’est aveugle Et comme l’anonymat fuyait Vérité toujours et rupture Du frémissement aux récifs comme penchent Le hasard à côté des pivoines Les pommiers un tournant la douceur Dans la plus immense des phrases L’éboulis plein de lumière où les mouettes N’oubliaient que le consentement Le monde le monde (1994) 16 Poèmes Quel rapprochement me suit Il y a que la honte seule Mourait aucun mouvement ne fait Autant aimer la violence d’une trace Puisque même endormis les cailloux Le bruit le tournoiement la pente une à une L’effroi ne se brisent pas Ni l’acceptation qui répète Avec insatiablement le vent En accourant sous les phrases Où ce que je sais converge La clarté tout à coup d’un éraflement L’esquive dont l’incitation s’ouvre L’énigme est tellement blanche comme voient Craie et grève comme l’équilibre Se change en silence quand Le commencement reconnaît Comme respirer (2003) Bernard Vargaftig 17 Espacement enfance haie La faille va encore apparaître Puisque clarté après clarté L’explosion se forme et ne se souvient pas Le versant le plus intérieur Auquel le hasard appartient Toujours le déplacement et les galets Saisis par l’immensité des phrases Dispersion que les oiseaux suivent Cassure et étonnement commencent Attirance dont revenait la distance Qui dans les récifs n’assombrit pas Rapidité où j’entends tout à coup Comme respire en moi un vacillement Sans savoir pourquoi le paysage Rend le désespoir si désert Trembler comme le souffle tremble (2005) 18 Poèmes La différence c’est l’espace Et l’explosion l’explosion et le tumulte Et l’obsession fuit l’ombre et devance La durée dont l’intériorité parle L’alouette pour consentir Si la pente accélère toujours L’inaccoutumance et l’ailleurs Quand le tremblement se fait entendre Faille presque à découvert Presque une hâte dans ce parfum Qu’alors au milieu du séisme La mémoire donne au paysage Stupéfaction qui précipite Quel saisissement est de m’avoir nommé Fugacité nue de plus en plus Brouhaha où l’éclaircie comme s’ouvre Si inattendu connaître (2006) L’esprit de l’œuvre Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Le Vertige Vargaftig Béatrice Bonhomme « Qui êtes-vous ? Qui suis-je ? ». Avoir un nom : « Les nazis savaient ce qu’ils faisaient quand ils réduisaient les déportés à n’être qu’un nombre » 1 . Chaque nom est poème. Le travail du poète a aussi rapport avec le sens, c’est-à-dire avec ce qui change toujours, ce qui est mouvement. Nommer a besoin de distance. Nommer est distance. Nommer a besoin de blanc. Le blanc est d’abord mouvement. Le blanc est rapidité. Le blanc est vertige. Le blanc est perte et plénitude. Le poète travaille à la fois avec l’abîme qui est en lui et avec le plus aérien. Il fabrique avec ce qui lui a été donné, avec son vécu, avec la stupeur d’être, puis avec le langage : « […] j’ai une enfance qui est devenue mon travail. Alors que ceux avec qui je vivais ne savaient pas comment se débarrasser de ce qu’ils venaient de vivre et qui n’était, bien entendu, pas leur enfance, il y avait, il y a une enfance à laquelle je vais » (p.-28). Ce que le poète écrit est ainsi ce qui le fait trembler, ce qui fait trembler sa mémoire : « […] la séparation entre mes parents, les récits sans cesse recommencés de ce que nous avions vécu pendant la guerre, […] ce qui m’avait été interdit pour des raisons de sécurité. Je ne sais plus comment j’ai fait avec ce manque et tant d’autres, entre mes six et dix ans. C’est ensuite que j’ai eu peur, que j’ai appelé peur ce qui n’avait pas eu de nom » (p.- 27). La mémoire. L’importance vitale de la mémoire, mais aussi l’importance de l’oubli. Savoir oublier. Parvenir à oublier sans oublier. La mémoire de l’oubli, la trace de l’effacement : « […] je ne voudrais pas, quant à moi, revivre mon enfance. J’ai connu alors un déchirement, une béance entre l’acte de nommer et ce qui n’est pas nommé, et même entre mon nom et moi. Entre moi et les miens » (p.-29). Comme si le poète défaillait sur la mémoire, se heurtait au scrupule, au scandale de la mémoire, s’accrochait pourtant à la mémoire : « Ne m’avait-on pas reproché d’être ? N’a-t-on pas voulu me faire mourir d’être ? J’ai une enfance qui est dans la mémoire et j’ai une enfance qui ouvre les bras, qui est une affirmation d’être. Qui a besoin de langage et de langages. C’est, chaque fois, la stupeur d’être » (p.- 28). D’espace en espace, de désastre en désastre, une enfance derrière et une enfance devant. Aller plus avant constitue aussi un retour en arrière : « Comment oublierais-je qu’il 1 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », Nu(e), 7 (1996), p.-21. Toutes les citations qui suivent renvoient à cet entretien. 22 Béatrice Bonhomme ne fallait, me disaient ceux qui cherchaient à oublier, surtout ne pas cesser de se ressouvenir ? » (p.-28). Les mots sont là comme on agrippe une roche pour ne pas basculer dans le vide. C’est une escalade ou peut-être une descente. C’est, en tout cas, une détresse, une détresse pour pallier l’autre détresse, celle de la peur d’être attrapé, déporté, tué, et le poète compare la peur devant la possible perte de la mère avec l’angoisse qui le saisit devant les épreuves d’un livre : « Printemps 1944. Ma mère m’avait mis en pension au Collège Saint-Julien en Haute-Vienne. J’avais 10 ans. […] Un jour la cheftaine m’a dit d’aller à Limoges demander à ma mère si elle ne voulait pas qu’elle me fasse passer en Suisse avec d’autres enfants. Je suis donc retourné à Limoges sans prévenir ma mère et quand je suis arrivé à la maison il n’y avait personne. C’était comme si je devenais un trou. J’ai couru chez des gens chez qui je pouvais savoir où joindre ma mère. Je me vois encore sur la pointe des pieds en train de frapper à la vitre de dehors suivant le code convenu. Je ne me souviens plus de comment ça s’est passé ensuite. Ma mère a refusé et nous avons appris plus tard que cheftaine et enfants s’étaient fait prendre et avaient été déportés. Chaque fois que je corrige les épreuves d’un livre, c’est comme si je ne pouvais plus rien pour lui, je reconnais en moi béance et détresse » (p.-32). Le poème est espace vers l’autre, espace sans lequel il n’est pas possible d’aller à l’autre. Espace qui, en même temps qu’il est stupeur d’être, permet pourtant à l’autre de surgir. Permet au sens de surgir. Le vertige chez Bernard Vargaftig semble donc d’abord un vertige vécu : « N’oubliez jamais que ce que je pense aujourd’hui est dicté par mon vécu » (p.-10). Il a physiquement et psychologiquement vécu le malaise du vertige : « je vis cette distance dans ma chair, je l’ai vécue physiquement, à un point tel que j’ai été quelque temps incapable de faire un pas sans éprouver de vertige. J’ai commencé ma psychothérapie. J’avais aussi de l’hypertension. Et comme j’écris avec ma respiration, mes vers ont continué à être très brefs, ils sont devenus très haletants, je les conduisais au bout de mon souffle » (p.- 23). Vertige d’une enfance troublée, devenue vertige existentiel, puis vertige d’écriture et de création, pour un poète qui a été cet enfant juif pourchassé durant la seconde guerre mondiale, cet enfant qui courait droit devant lui par peur de dire la vérité, son nom de vérité, et d’être capturé à cause de cela, la vérité d’un nom juif : « Ecrit-on autre chose que de l’identité ? » (p.-13). Pour Vargaftig, le travail accompli en tant que poète est un retour à la vérité par delà le mensonge qui lui a été imposé sur ses origines et sur son nom, le nom qu’il fallait cacher : « Je ne mets pas en vers des idées. Je travaille avec mon vécu, avec mon être. Ça se transforme par et avec le langage en autre chose » (p.-20). Il a fallu mentir pour survivre et c’est encore pour survivre que Vargaftig a voulu affirmer la vérité de son nom et de ses poèmes dans toute la suite de sa vie : « Qu’ai je vécu ? Mes parents et moi avons porté d’autres noms pendant la guerre. Nous avons eu de faux-papiers d’identité. Nous avons eu de fausses identités. Je ne devais, sous Le Vertige Vargaftig 23 peine de mort, ni dire qui j’étais, ni ce que nous étions […] Qui suis-je ? Il y a donc une vraie identité ? Une carte de vraie identité ? J’ai attendu d’avoir 29 ans et que je rencontre celle avec qui je vis pour trouver le courage d’aller au commissariat et de m’en faire établir une » (p.-21). Lorsqu’il déclare à Hervé Bosio « mon travail a à voir avec le vrai […]. Ce n’est pas la langue que je travaille, c’est moi-même. Je ne serai jamais assez vigilant », il exprime à quel point il ne s’est jamais remis de cette chasse à l’homme si traumatisante pour l’enfant qu’il a été, mais aussi à quel point la poésie lui a donné la possibilité de réaffirmer son moi dans un véritable processus de résilience et lui a offert les moyens d’être vérace, véridique dans une quête de « Véraison », qui n’est pas par hasard un des titres de ses recueils : « Je ne m’en sors pas, je n’y comprends rien, je ne tiens pas debout, si ça ne passe pas en même temps qu’un travail, en moi, avec la langue » (p.-11). Le nom même de Vargaftig est lié à la vérité : « Mon nom vient de l’allemand wahrhaftig qui est un adjectif ou un adverbe, et qui signifie ‘véritable’ ou ‘véritablement’. Le h est devenu un g en russe, qui l’est resté en français » (p.-21). Cela, c’est son vrai nom, sa vraie histoire. Le travail de Vargaftig est un travail de reconstruction d’une identité à partir d’un mouvement de renversement et de vertige : « Je n’ai jusqu’ici, pas trouvé mieux que le vers pour obtenir ce mouvement qui me semble essentiel. Si vous permettez une image, je dirais que le vers est la métaphore de la déflagration intérieure, le vers est la métaphore d’être, le verbe être » (p.-19). C’est l’affirmation du propre vertige de son moi à travers le vertige de la langue, une langue très consciente de toutes ses capacités formelles, mais aussi de sa force à exprimer le renversement dans une vision des choses tout à fait neuve qui fonde le moi de l’écrivain et son écriture : « […] j’ai toujours été conscient du fait que j’écrivais parce que je ne pouvais pas faire autrement pour tenir debout. Pour être moi-même. Et même que je ne pouvais pas faire autrement qu’écrire ce que j’écrivais » (p.-13). C’est le vertige assumé, comme thème privilégié de la langue, qui permet à l’écrivain, en proie au vertige existentiel, de se tenir, de tenir debout et de combler les failles de la personnalité : « Je n’oublie pas que sur la première page il y a mon nom et le titre. Le titre est aussi, en effet, une apposition au nom de l’auteur » (p.-9). Or ce titre et ce nom, preuves d’une identité affirmée cette fois pleinement, sont aussi « mouvement » car le langage est, tout entier, mouvement. Avec le titre, le poète essaie de créer le contraire de quelque chose de statique : « Me voici emporté en moi en même temps que je suis emporté au monde » (p.-10). Toutes les sensations fortes de la vie, aimer ou écrire, en passent par ce soulèvement, ce renversement : « J’aime ce renversement qui est le même que celui que je connais dans l’amour qui me fait espace et me soulève […]. Quand je regarde l’Autre et quand je regarde en moi, c’est bien ce renversement-là qui me saisit. Le ciel est à portée devant moi avec l’enfance à portée de main, elle aussi, tout au fond, en bas. J’ai le sentiment très fort d’être enraciné par le haut » (p.-12). 24 Béatrice Bonhomme Le vertige de « vérité vargaftig » est une sensation de mouvement dans l’espace, une sorte d’appel d’air dans la mémoire : « Or, dès l’instant où je dis en moi, où je dis avec la langue, voilà que c’est de l’espace qui se forme » (p.-11). Le vers est un des grands moyens de faire naître espace, mouvement et déséquilibre créatif : « […] je vous ai dit que je commençais par écrire le dernier vers […] du poème » (p.- 18). Le texte témoigne d’un renversement : « je construis mon texte de bas en haut, je le lis ainsi, pour qu’on le lise de haut en bas » (p.-18). Le vertige est course et renversement : « […] car, si pour qu’un poème fonctionne et donne du plaisir, il faut qu’il soit impulsé, entraîné, emporté par un mouvement qui conduit à la chute que le dernier vers est […] il faut aussi qu’il n’y ait pas de vraie chute » (p.- 19) ; chute mais aussi envol, dévalement mais aussi remontée : « […] je compte le silence, le renversement, et comme je compte les secondes entre l’éclair et les bruits de l’orage » (Un même silence, p.-21). On a l’impression, à lire cette poésie, de tourner sur soi-même ou que le monde tourne autour de nous : « Quel mur se renverse toujours ? Tu t’appelles Bruna pour de vrai. Le noir s’envole. Le sens se dédouble. Quel dessaisissement s’ouvre ? » (Un même silence, p.- 31). Le vertige est perte de repères, accompagnée de stupeur, devenir de toupie qui peut rajouter à l’angoisse : « Ça va vite. Le mur se renverse. Ça va vite. Je hurle. L’ouvreuse me prend par la main et me ramène chez moi » (Un même silence, p.- 31) ; mais le vertige peut aussi, paradoxalement, nous permettre d’échapper à la lourdeur du réel et du monde par une sorte d’envol, de respiration de haut-large : « Ce qui est pareil à la respiration. J’appelle, j’appelle devant moi » (p.-20). Le vertige, vacillement à la renverse, nous prend devant la vérité du réel, sa cruauté, sa pesanteur. Le poète recherche une autre vérité, celle d’un monde où le réel perd son lest de poids et de plomb pour entrer dans une autre dimension, celle de l’espace ouvert : « La chute a disparu et ne montre/ Ni terreur ni la détresse d’un désastre » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 41). Il faut se déprendre de la pesanteur et de la gravitation pour se libérer de la peur, de la panique, de la terreur, de ce qui entrave la respiration. Aller jusqu’au bout de la peur permet, paradoxalement, d’entrer dans le vertige et de se démettre d’une certaine façon de la peur et de l’oublier : « L’oubli se dépêche encore/ Récifs et prairies me détachent-ils » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 15). Pour prendre, le poète doit se détacher, se déprendre ; il ne saisit au vif que dans le dessaisissement ; les mots sont de toute façon bien difficiles à saisir, qui s’envolent la tête en bas : « Je vois ton V. Ça va vite. La blancheur du drap et le tremblement s’envolent, je cours, je cours, la peur touche la peur, rien ne se tait, je t’aime, nous nous renversons et les mots se renversent » (Un même silence, p.-31). Le poème est bifurcation tourbillonnante sur fond de retrait : « […]- les mots sont les mêmes/ le sable qui tourne » (Orbe, p.- 106) ; la poésie, elle aussi, tourne, car « Tout est courbe comme le monde ! » comme dans le jeu du foulard (Un même silence, p.-9). Poésie renversante, haletante, Le Vertige Vargaftig 25 dévalante, basculante, dans une course éperdue, toujours nouvelle, toujours recommencée, jamais la même. Poésie aveuglante, comme à colin-maillard. Poésie qui échappe à la prise, qui fuit, poésie course-poursuite, poésie-vertige qui s’oppose à l’enfermement, à l’angoisse, au resserrement du souffle, par la dévalante du monde, par l’envol, par le vertige accepté, recherché, poursuivi dans une course vers l’abîme comme une propulsion vers la lumière. Pour respirer, pour trembler comme le souffle tremble, comme la lumière siffle et trouver « Le déchirement qui respire » (Trembler comme le souffle tremble, p.-41). Dévalement d’enfance. Tout fuit. Tout se renverse. Tout penche, même la vitesse. Tout va trop vite. Tout s’envole. Le monde et les mots. Poésie de l’essoufflement mais aussi du souffle. Les noms bougent tous en même temps comme les oiseaux et les villes. Les mots tremblent. Rien de pérenne, rien de stable, tout coule, vacille, se renverse, tombe, s’échappe : -« Le même geste où n’ai-je plus eu peur » (Trembler comme le souffle tremble, p.-19). On fait le poète comme on fait l’aviateur, on monte, on se renverse pour aller plus haut encore. On tombe au-dessus du monde. Chute et lévitation à la fois. On fait la vitesse. On fait l’espace. On fait l’air. On fait le V. Le poète fait l’aviateur bras et souffle ouverts, il monte et se renverse pour aller plus haut encore... il a le sentiment très fort d’être enraciné par le haut et le texte aussi est à lire de haut en bas comme le poète commence par écrire le dernier vers de la séquence : « Rapidité où j’entends tout à coup/ comment respire en moi un vacillement » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 33). Le monde fait partie de cette course-poursuite, sans répit : « Vitesse comme/ Le rideau s’échappe » (Lumière qui siffle, p.- 34). On est pourchassé. Chassé à coups de pieds. On court, on court. On court bras ouverts. On court, la tête à la renverse. On fuit pour ne pas être brûlé. On fuit de n’avoir pas été brûlé. On fuit, muet. On hurle sans bruit. On joue à ne pas se faire prendre. Ne pas tomber, ne pas glisser. Se tenir sur ses gardes. Devoir encore partir. On court pour ne pas être pris, pour ne pas se faire « ramasser ». On fuit pour ne pas être reconnu. On court pour disparaître, pour ne pas disparaître. Pour ne pas être porté disparu. Il faut s’échapper, il faut courir. On fuit immobile. On se sauve immobile. On apprend à marcher vite en faisant semblant de marcher lentement. On fuit même les noms que l’on donne, car on serait toujours les premiers à aller dans les camps, car on disait qu’on n’échappait pas à l’Histoire. Alors, on joue au Loup.-On redescend en courant. Le chemin vacille. Le fleuve et la route penchent. Les oiseaux font glisser la ville. On tombe, on tombe. On joue à ne pas se faire attraper. Tu ne m’attraperas pas ! La course est plus rapide que celle d’un rosier. Départ d’un immense course : « Surgissant où/ De face/ L’aveu me poursuit » (Lumière qui siffle, p.- 14). Le vers, ou la prose très particulière de Bernard Vargaftig, font ainsi apparaître la chose éclatée comme si trop d’été explosait : « Eclat collines/ Riant riant ». Le vers est 26 Béatrice Bonhomme la métaphore de la déflagration intérieure. Il y a ce tournoiement la tête en bas et ce tournoiement est aussi ce qui fait tourner la peur, tourner casaque la peur. On a peur de dire son nom. On a peur de le voir écrit. On a peur de devoir dire qui l’on est. On a peur d’être attrapé. On a peur d’échapper. On a peur d’avoir peur. On a eu très peur. On a encore peur. On a peur du noir. On a peur de tout. On a peur des camions. On a peur des chaises qui font du bruit, des chats qu’on n’entend pas. On a peur de partir, peur de ne pas être là quand la peur arrive. Mais écrire dans le vertige du monde écarte la peur, donne du lest, donne du large, désentrave la cage thoracique, les poumons qui hurlent le cri : « Pencher où la stupeur qui nomme/ Comme en ne désespérant jamais/ Ouvre l’obscurcissement » (Comme respirer, p.-51). Reste une poésie de ce qui se montre et se cache en même temps : « la malle ouverte/ derrière le mur » (Orbe, p.-106). Jeu de cache-cache avec la peur. Peur est ce qui n’a pas de nom. Jeu de cache-cache comme les oiseaux, qu’est-ce qui se cache et que l’on ne trouve jamais ? Compter aménage le vertige, compter permet de retenir le mouvement tourbillonnaire du monde, le maelstrom. Compter les chats dans la rue. Compter les échelles, le dessus des chaises, compter le miroir ou le silence, compter tout. Penser à un chiffre. Le multiplier par cinquante six. Ajouter du sel. Regarder son talon. Diviser par trois. Le chat a eu le temps de sauter dans le jardin d’en face. Le poète a eu le temps d’écrire un vers. Fermer les yeux. Compter jusqu’à sept. Le poète a eu le temps d’écrire deux vers. Un c’est un, deux c’est loin, trois c’est toi, quatre c’est la rue de la Visitation, cinq c’est Autour du monde, la librairie. Et le poète a eu le temps d’écrire un troisième vers. Compter c’est compter l’unique, c’est compter l’intensité, c’est ne comparer rien. On compte pour ne pas parler, pour remplacer les copains, on compte les disputes des parents, on compte l’absence du père, on compte n’importe quoi dans la ville muette. On compte pour avoir moins peur. Compter permet de créer le souffle d’un vertige, compter à cache-cache, ou compter, comme dans les comptines « J’ai vu le loup, le renard et la belette… » (Un même silence, p.-22). Dans l’espace ouvert par un vertige où semblent enfin s’engouffrer une respiration, un souffle dans la neige, le mouvement, le rythme d’un bloc de pierre à l’autre : « Comme l’espace Envahit Chaque fois un souffle » (Distance nue, I, 1) Le trou du réel devient, dans le poème, le vertige. Le vertige est intégré dans le poème, il devient vertige même du poème, introduit une béance, comme est béante l’image de l’énigme : « un trou dans les phrases » (Distance nue, I, 1). C’est par cette ouverture que s’échappent l’écho ou la rue, que les jardins se précipitent, qu’une ville vient à nous comme une gifle. Le Le Vertige Vargaftig 27 vertige déchire le tissu des choses, il se situe « d’une haie à l’autre », d’un sein à l’autre, d’une hanche à l’autre, il est dans et en dehors du corps, il est dans le corps de l’autre, dans son propre corps, dans le corps du monde, « pan de combe » permettant la « respiration » (Distance nue, I, 4). Le vertige « tremble » « vacille », « chancelle » « entre deux pentes » (Distance nue, I, 8). Il est ce qui fait « pli », pliage, virage « un pli sur le sable » (Distance nue, I, 10),- « pli après pli » dans les phrases et les mots. Il est ce qui laisse les plis s’envoler. Plis d’une robe ou d’une page : -« Tout y est à l’envers : le noir et le tremblement du feuillage, l’enfance, et quand ta robe se renverse sans qu’on voie tes jambes. Je tombe, je compte, les mots se renversent, le silence se renverse, l’aveuglement de tes cheveux, le monde est à la renverse, la trappe, l’image de l’hirondelle, les volets, la fenêtre noire grande ouverte, et que se passe-t-il ensuite ? » (Un même silence, p.-22). Le vertige permet que l’horizon soit toujours à découvert, que tout soit ouvert, avec ce que cela comporte d’angoissant mais aussi d’exaltant et d’explosif : « Le sens le sens quand les montagnes/ Sont à l’inverse de la solitude » (Comme respirer, p.-53). Comme dans un vertige, l’espace approche puis s’écarte, les falaises sont éparses, le versant disperse l’écho et tout va d’espace en espace (Distance nue, I, 14). Bribe après bribe, mur après mur, d’un précipice à l’autre, d’un écart à l’autre, d’un vertige à l’autre. Le vertige ouvre le monde et permet à tout de chavirer. Le vertige est une façon de tomber, d’accepter la chute, ouverte en soi comme une échappée. Une chose va de l’une à l’autre et nous allons d’une chose à l’autre, d’une barque à l’herbe, du linge à la haie, d’une pierre au désert, d’une herbe à un sorbier, rameau après rameau, herbes après pivoines... « Le romarin glisse D’une pierre à l’autre » (Distance nue, II, 1) Nous sommes devant un espace, mais aussi un hors-espace comme un hors-champ, comme air et horizon courent et se poursuivent. Dans ce dévalement, cette fuite éperdue, se retiennent quelques éléments posés au vertige des choses comme un rosier où l’on vacille, où l’on se rattrape… Le vertige est à la fois en plein, central et décalé, et la lumière empêche de voir le charnier que tout aveugle. Il y a un trou dans le regard. Il y a un trou dans la mémoire. Il y a un trou de stupeur. La mémoire ne peut s’oublier, mais elle est aveugle, elle aussi, oscillant d’un côté, d’une ruelle à l’autre, dans un glissement. Le vertige laisse le sens béant entre ombre et lumière, une histoire, la propre histoire déchirée du poète, l’histoire du lecteur, l’histoire des peuples, l’histoire de l’homme, dont le sens reste béant. Ta vie et ta mort, ta naissance et ton agonie. Et toujours manque quelque chose, comme un vertige, au centre du monde et du moi : « le sens change, et ce qu’entre l’éclair et la stupeur, jamais immobiles, font voir le noir dans ton nom et le noir au milieu de toi » (Un même silence, p.-22). La lumière aveuglée de craie fait trou dans 28 Béatrice Bonhomme les choses comme une déflagration brûlante sur pellicule, et sourde, et muette, cette fois aussi, comme les vagues, oubliant d’entendre, oubliant de dire. La pellicule brûle, comme celle des anciens films, empêchant de voir l’image et l’histoire. Et le voir, le non-voir, est aussi mémoire, mémoire béante, intervalle d’une pente nue entre roche et pommiers. Comme s’il manquait un mot. Définitivement un mot. S’il ne manquait qu’un mot. Afin que cela soit toujours inachevé. Afin que cela puisse bouger, toujours. Le vertige permet de courir, courir encore pour n’être pas rattrapé. Même si l’on n’a pas été brûlé, la brûlure reste en soi pourtant comme une fragilité de vivre, une déflagration de vivre. Le vertige intervient comme un bond, un bond du coeur, un bond du souffle, le coeur bondit et chavire et s’emmêle, maladie cardiaque aux ronces de la peur. Le vertige est l’entaille des calanques, combe à travers l’orage, comme plonge un chemin, comme un cri emporté, comme un gué entre les ronces : « L’avènement est si ouvert/ A nouveau le versant d’un sillage/ Où ton nom et le nom de ton ailleurs qui me touchent/ prolongent la détonation. » (Craquement d’ombre, p.-41). Déferlante des groseilles, des mots et du souffle, la clairière plonge, mais le romarin et son souffle ne se confondent jamais. Et c’est ce vertige laissé « entre », entre les choses, qui permet la respiration des mots, l’humour et l’écriture. Dans la doublure des choses se trouve la fête de la vie, le rire de la vie, la terreur de vivre. Toujours est préservé l’espace d’un vertige plus obstiné qu’un souffle et que rien ne touche, chose toujours à distance, entre saisissement et dessaisissement et qui fait que le paysage s’ouvre par la distance. On se fraie un chemin dans les fleurs, et les fleurs tremblent du tremblement des oiseaux. Alors le bégaiement, comme un boitement de la langue, a lieu et il permet à l’horizon d’apparaître. L’horizon commence, recommence, le mot est répété, redit et rien n’est dit. Un oui, un oui, un rien n’est dit, et soulevé et répété. Un sureau empêche le dévalement, une fuite à ciel ouvert, à tombeau ouvert, et tous ceux qui tombent, qui ne tombent pas, qui sont soulevés, qui sont relevés, et la chute loin de soi, près de soi, à houle perdue. Une fuite, un emportement, mais chaque fois l’espace cache le même, cache l’autre, ouvre l’écho. De la berge au nom, des oiseaux au lierre, être, savoir, mémoire, déchirés. L’horizon découvre un déchirement, un pli qui s’envole. Une invention originale de la langue se développe. Ainsi le vertige n’est pas seulement écart, séparation mais également lien, il s’agit aussi de « faire la liaison ». Une des richesses de l’œuvre est justement d’organiser une forme et un sens, tout en laissant à chaque fragment sa force propre. La mémoire complexifie encore le rapport à la perception. Le vertige est donc une forme qui corrèle deux éléments différents. Ils sont différents, mais également semblables. Là-bas répète le même, qui est un autre. La différence résonne encore davantage dans la ressemblance, dans la répétition. En fait, c’est le vertige qui crée la dynamique. Le vertige est le Le Vertige Vargaftig 29 mouvement même. Dans l’œuvre de Bernard Vargaftig, une grande partie de la dynamique, du tourbillon, dans lequel nous entraîne l’auteur est issue du va-et-vient permanent que nous faisons entre des fragments et une totalité, créant ainsi un itinéraire mobile mais construit. Le vertige nous entraîne et dévoile la dynamique d’une œuvre cinétique, on peut penser à Buster Keaton, et au dévalement lunaire du personnage. La mise en place du vertige conduit à détruire le continuum spatio-temporel et à préférer un discontinu plus propice aux rencontres et à l’analogie différentielle. Désormais, le poète se livre à la pente, la traversée, la saute, le gouffre, le dévalement, la poursuite, le ruissellement, le soulèvement, comme à une sorte de nappe d’étendue, de glissement, de lévitation par bribes entre course et linge. Mais le vertige va plus loin. Il se fait aussi bien à l’inverse, dans l’autre sens, à rebours, à l’envers, puisque c’est le passage qui est important. On peut aussi bien lire le livre à l’envers, mettre tout en sens inverse, commencer le poème, le film par la fin. Tout recommence toujours, les mêmes mots ne sont pas les mêmes. Le livre est, dès lors, dégagé de la temporalité de la lecture avec un début et une fin. A-temporel, il déborde le temps de la lecture. Le livre accède à une sorte de simultanéité. Il demande au lecteur de travailler par assemblage et non par successivité pour reconstituer sa profonde simultanéité. Pourtant, la successivité des mots est incontournable, il s’agit de pouvoir la combiner avec la simultanéité souhaitée. Or, le vertige permet précisément de créer, comme au cinéma, un espace où les choses sont là en même temps, bien qu’elles se succèdent. En créant un passage, le vertige permet un mélange presque alchimique et devient le creuset d’une nouvelle simultanéité. Ici est respectée la règle de l’insertion de la ressemblance dans la différence. L’effet rendu est cependant bien différent d’une superposition, c’est une pulsation, presque violente, qui induit un impact hypnotique et confère un rythme, une dynamique au poème, le vertige apparaissant comme un espace de va-et-vient, de tremblement, à l’endroit, à l’envers, dans un plongeon qui va en arrière comme en avant. Éclair, hâte, stupeur et vibration, arrêt sur image et accélération brusque. Le temps est étiré de façon discontinue, le temps tremble. Entre simultanéité et successivité, le vertige va vers un flux saccadé du temps. Il permet l’incessante oscillation d’une écriture tremblée comme battement du sens. L’auteur, en effet, écrit, comme libéré des cadres du temps et de l’espace juxtaposant tous les points de l’univers 2 , comme s’il envisageait ici une sorte d’aleph, volant comme la neige. Les blocs de textes forment comme des murs, « une rambarde », un roc où tout vient glisser. La fragmentation, le chaos, si essen- 2 Vertov, Dziga, « Du ciné-œil au radio-œil » [1929], Articles, Journaux, Projets, Paris, U.G.E, coll. « 10/ 18 », 1972, pp.-131-132 (trad. Jacques Aumont). 30 Béatrice Bonhomme tiels à cette écriture, constituent la base d’un rythme à deux temps, fondé sur l’alternance d’une diastole et d’une systole, cri, souffle, entre ordre et désordre, entre air et désert. Battement donc, pulsation, ordre inclus dans le désordre même. L’auteur refuse une conception rigide, le vélo roule sur l’eau, le pigeon vole à cloche pied, d’un pied sur l’autre, sur aucun pied. Le vertige est une nappe, un flux de signifiants mobiles et glissants. Le vertige est à la fois faille et pont, c’est un écart, un interstice, qui est créé pour mieux rapprocher. C’est que maintenir l’écart est essentiel. Distance nue, l’intervalle serait ce que les Grecs nommaient « diabolé », l’entremise comme pont et obstacle à la fois. Ce lieu convertit, il n’est ni seulement disjonctif, ni seulement conjonctif. Ce gouffre tremblant est la condition de l’écriture donnant sa chance au discontinu et aux tâtonnements qui permettent à tout de toujours commencer, et le poète continue de lutter seul, ou à deux, avec les mots, avec l’amour, contre le loup.-Il continue à jouer à loup y es-tu, dans le vertige et pour lutter contre l’innommable. L’œuvre de Bernard Vargaftig repose ainsi sur une sorte de vertige ou de paradoxe. Elle se situe entre le mouvement et la voix, entre la soudaineté d’être et ce qu’on a raconté, entre soi et ce qu’il ne fallait pas dire, entre soi et celui que l’on est ou que l’on ne sait pas être, entre la vitesse et ce qui vole en éclats. C’est un trou de la stupeur à la stupeur, entre ce qui vole en éclats et la lumière. Anonymat entre ombre et lumière, entre les phrases où le nom sera effacé, sera conservé dans le vertige d’une vérité : « Tout est courbe comme le monde » (Un même silence, p.-9). Le vertige permet paradoxalement au poète pris par la stupeur de vivre et de mourir, d’affirmer l’identité de son moi et de son écriture à la face de tous, comme le dit d’ailleurs le titre de son recueil De Face. La fabrique de l’œuvre Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie Philippe Grosos Comme toute œuvre s’étant composée sur une longue durée, celle de Bernard Vargaftig, s’étendant sur plus de quarante ans, de 1967 à 2008 (voire quarante-cinq ans, avec le texte posthume Je n’aime que l’énigme, paru en 2013), a connu une sensible évolution. Or, même si le jeune Vargaftig fut reconnu et soutenu par Louis Aragon, on ne peut dire que les recueils publiés lors des vingt premières années laissent deviner la poésie qui par la suite s’écrira et qui est aujourd’hui celle par laquelle son œuvre s’est révélée comme une des plus belles et fortes paroles poétiques de langue française de la fin du XX e et du début du XXI e siècle. Ce n’est en effet véritablement qu’à partir du milieu des années 1980, avec Lumière qui siffle ou Cette matière, tous deux publiés en 1986, que Bernard Vargaftig a trouvé et fixé son lexique. Mais plus encore n’est-ce probablement qu’une dizaine d’années plus tard, au milieu des années 1990, avec un recueil comme Dans les soulèvements (1996), que le poète a trouvé ce qu’on peut nommer son style, celui qui le fait reconnaître, aujourd’hui encore, entre tous. Le style, qui est l’entremêlement de ce qu’il y a à dire et de la façon dont il est possible de le dire, est la marque de l’œuvre. Aussi l’œuvre poétique, comme artistique en général, est-elle la mise en forme d’une émotion, en sorte que l’œuvre réussie sera celle qui trouvera à rendre nécessaires les formes expressives prises par l’énoncé de son émotion. Celle-ci ne venant toutefois à nous qu’au sein d’une mise en forme, il est légitime d’accéder à l’œuvre en lui posant la question de savoir comment elle se donne, avant de comprendre ce qu’elle entend donner. Rapportée à l’œuvre de Vargaftig, cette question devient celle de savoir comment il écrit, et plus encore jusqu’où, du moins dans sa dernière période, de 1996 à 2008, il est parvenu à rendre nécessaire son écriture ; autrement dit, cela suppose de porter attention à la singularité de son style. Aussi les remarques qui suivent entendent-elles mettre en évidence quelques-unes de ses plus engageantes manifestations. La première de ses singularités tient au fait que, plus que la plupart des poètes de notre temps, Bernard Vargaftig a souhaité d’une part ne pas confondre poésie et prose et d’autre part écrire sa poésie en respectant versification et métrique. Ainsi, sans que cela ne soit en rien systématique, 34 Philippe Grosos ses vers savent-ils par exemple être discrètement attentifs à la cadence du dizain, ce qu’un recueil comme Le monde le monde, en 1994, commencera à faire entendre. Pour autant, si comme pour nombre de ses grands prédécesseurs, tel Charles Péguy dont l’œuvre ne lui fut pourtant pas bien proche, sa poésie est toujours versifiée, cela ne signifie pas, comme pour l’auteur du Porche du mystère de la deuxième vertu, le retour au classicisme d’une écriture ne pensant le vers qu’en termes d’alexandrin et de rime. Si la poésie de Péguy pouvait faire semblant d’ignorer celle de Baudelaire, de Rimbaud ou de Verlaine, rien de tel ne traverse l’œuvre de Vargaftig, car si tel était le cas, et outre la question de sa contemporanéité, elle nous deviendrait aujourd’hui presqu’illisible. Aussi la comparaison avec Péguy ne peut-elle que tourner court, car en fait l’un et l’autre n’ont poétiquement en commun que leur goût de la versification et le refus de ce qu’on peut nommer une prose poétique. En outre, et c’est là une seconde différence importante, le vers de Vargaftig, s’il est toujours expressif, n’est pour autant que rarement signifiant. Aussi, donne-t-il le plus souvent lieu à des séquences qui jouent de la conservation d’un mystère, lequel est tout autant celui de la fabrique du sens. Enfin, il est remarquable que cette œuvre mette en place une versification épurée de toute complexification de mise en page. Ainsi les six derniers recueils, de Dans les soulèvements (1996) à Je n’aime que l’énigme (2013), proposent-ils des poèmes composés la plupart du temps de quatre voire trois quatrains, parfois de trois séries de cinq vers, comme dans Trembler comme le souffle tremble (2005), parfois encore d’une série continue de seize vers. En cela, leur structure est bien différente de celle déployée dans sa poésie antérieure, et ce même lorsque celle-ci donnait déjà accès à des thèmes décisifs qu’on retrouvera ultérieurement. Qu’on compare l’une ou l’autre de ces œuvres avec ce que le poète écrivait en 1981 dans Et l’un l’autre Bruna Zanchi. On y trouvera certes, bien qu’en de relativement faibles occurrences, les mots d’aveu, d’enfance, ou le verbe trembler, tous trois appelés à être dominants dans l’écriture à venir ; mais on ne pourra surtout qu’être sensible à la différence de présentation de ces textes, tant celui-ci nous donne l’impression d’une écriture qui, dans la complication de sa mise en forme, se cherche toujours, sans avoir encore trouvé sa nécessité. Aussi est-on alors loin du goût apparent pour le classicisme que cette poésie va imposer. C’est pourtant encore celui-ci qui explique que Vargaftig ne sera pas davantage tenté par l’éclatement du vers, comme André du Bouchet avec l’introduction des « blancs » en eux, ou par un usage systématique de la ponctuation en fin de vers, comme dans les recueils d’Alain Andreucci 1 . À l’inverse, chez Vargaftig, même les questions, pourtant récurrentes en sa 1 Andreucci, Alain, À seul, Bussy, Obsidiane, 2000. La préface jointe par Yves Bonnefoy à ce recueil s’ouvre sur une méditation de cette singulière ponctuation. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 35 poésie, sont poétiquement dépourvues de signes de ponctuation : « Qu’ai-je tu à nouveau en moi » (Craquement d’ombre, p.- 16), « N’aurai-je pas fini d’avoir fui » (Comme respirer, p.-47), « Et qu’ai-je vu fuir » (Trembler comme le souffle tremble, p.-38), « Quel réel a eu peur d’espérer » (Ce n’est que l’enfance, p.-23). Classique, cette poésie n’en est pas moins extraordinairement audacieuse, et c’est là indéniablement son charme. Or celui-ci ne tient pas seulement au fait que son vers n’obéit que fort peu à une logique de la signification, lui préférant, et de beaucoup, l’expressivité d’une métrique et d’une euphonie au service d’un mot ; mais cela tient également au fait que l’énoncé est chez lui tenu au sein d’une dramatique qui le reconduit sans cesse à une urgence, que le lecteur attentif ne peut manquer d’éprouver. Afin d’énoncer cette urgence, Vargaftig, comme il ne s’en est jamais caché, composait ses poèmes, du moins dans ses derniers recueils à partir de 1996, en débutant par l’écriture du dernier vers. Aussi, à l’inverse de ce qui pourrait sembler plus cohérent pour une écriture soucieuse de progression et de narrativité, il s’efforçait, trouvant un vers qui serait le dernier, de remonter au vers précédent, et ainsi de suite jusqu’au premier. Or loin de donner naissance à une suite incohérente, cette façon d’écrire, qu’on pourrait en un autre ordre nommer inductive, signale une obsession de la nécessité qui ne sera pas sans rapport avec ce que nommera cette parole. Car ce que doit produire une telle pratique de la versification, pour le lecteur qui, lui, lit bien le poème à partir de son vers initial, c’est le sentiment, du moins si l’œuvre est réussie, qu’un vers est la conséquence nécessaire de celui qui le précède. Mâchant, marmonnant ses mots, le poète se répétait alors un vers, heureusement trouvé, en se demandant ce qui irait avec lui, avant lui. « Qu’est-ce qui va par deux ? », se demande-t-il dans un texte éponyme publié en 2007 dans le recueil de prose intitulé Aucun signe particulier. Et par cette façon de composer ses recueils, tout se passe comme s’il s’était sans cesse demandé : qu’est-ce qui va avant ? Qu’est-ce qui va avant : « Avant que les oiseaux n’entendent » ? Ce sera l’espace que les oiseaux ouvrent. Or bien plus qu’un concept, ce terme d’espace est un mot dont l’écho en appelle un autre, celui de place, lequel semble le déployer comme dans l’expression toute euphonique de « place à l’espace ». Et ainsi, de remontée et remontée, et probablement non sans reprise ni labeur, Vargaftig finit-il par énoncer les cinq derniers vers d’un poème, enfin rendu à sa fluide nécessité : Commencement nu en fuyant Dont l’enfance en moi montre la netteté Comme connaître Fait soudain place à l’espace Avant que les oiseaux n’entendent (Trembler comme le souffle tremble, p.-45) 36 Philippe Grosos Classique mais audacieuse, cette poésie, qui ne se confond pas avec la prose, conçoit ses vers comme des séquences plus volontiers expressives que signifiantes. Or nombres d’entre elles sont bâties sur des rythmes ternaires. Ainsi, outre parfois la tentation d’une brève phrase de trois mots, laquelle vient moins contredire le propos que rompre la continuité du poème (« Comme le dénuement tremble » ou « L’épouvante s’est dénouée », Dans les soulèvements, pp.-18 et 30), Vargaftig aime tout particulièrement juxtaposer trois substantifs, dont la logique complexe relève de l’entremêlement du sens et du son. Ainsi en est-il avec ce vers qui ouvre un poème de Dans les soulèvements (p.-47) : « Un souffle les fleurs l’explosion ». Pour ce qui est du sens, le souffle appelle l’explosion autant d’ailleurs que l’explosion confère au souffle un sens violent qu’il n’a pas nécessairement ; et ce d’autant plus que, pour ce qui est du son, les consonnes finales de souffle trouvent leur écho dans celles initiales de fleurs. Intercalant la douceur qu’évoque ce mot au sein d’une séquence finalement violente, le poète parvient à énoncer un vers d’une forte nécessité, tant il vous saisit par le paradoxe qu’il n’est plus possible de ne pas entendre. Or tel est l’effet recherché par chacune de ces séquences ternaires que manifestement Vargaftig affectionne et qu’il est aisé de retrouver, tant leur fréquence est importante. En voici, pour le plaisir de l’oreille et l’intelligence du paradoxe, quelques-unes : « Un renversement un silence un sillage » et « L’attirance l’épouvante la poursuite » (Craquement d’ombre, pp.-20 et 23), « La blancheur la crainte un bercement » et « L’odeur l’écho le hasard » (Comme respirer, pp.- 37 et 62), « Une rue les phrases la craie », « La verrière l’esquive le mur », « Le sens la rue l’hésitation », « Frémissement violence écho », « Terreur acquiescement mûrier », « L’azur les écueils l’éloignement », « Le ravin l’image une épouvante », et « Imminence balancement aube » (Trembler comme le souffle tremble, pp.-19, 21, 22, 31, 32, 34, 37 et 42), « L’hirondelle la rue le caillou », « La ressemblance le feuillage la peur » et « La sauge l’enfance l’attirance » (Ce n’est que l’enfance, pp.- 15, 17 et 40), « L’exigence les haies la pente », « Un feuillage la distance une histoire », « La vitesse l’odeur un geste » et « L’insoumission l’effarement la soif » (Je n’aime que l’énigme, pp.-11, 26, 32 et 42). Classique par son goût de la métrique et du vers, l’audace de cette poésie ne tient pas au seul fait qu’elle aime occasionnellement imposer au vers un rythme ternaire, contribuant ainsi à soumettre la logique du sens à une logique de la sensation ; elle l’est également par son goût de la répétition immédiate de deux termes, comme si par leur accolement l’un à l’autre ils n’étaient que dupliqués ou provenait d’une parole devenue artificiellement bègue. Ainsi en est-il de l’expression « Le monde le monde » qui donnera son titre à un recueil paru en 1994. Or d’une même façon on lira sous la plume du poète : « qui suis-je qui suis-je », « Je t’aime je t’aime » et « l’aveu l’aveu » (Craquement d’ombre, pp.-23, 26 et 34) ; mais aussi : « L’air l’air » (Dans Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 37 les soulèvements, p.-7-et Craquement d’ombre, p.-45), « L’oubli l’oubli » (Craquement d’ombre, p.-70), « Le ravin le ravin », « L’approche l’approche », « L’envers l’envers », « La chute la chute », « La pitié la pitié » et « L’écho l’écho » (Comme respirer, pp.-24, 40, 44, 47, 54 et 55) ; ou encore : « La hâte la hâte » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 15 et Ce n’est que l’enfance, p.- 54), et « J’appelle j’appelle », « qui suis-je qui suis-je »,- « Le sens le sens », « Un abîme un abîme », « Le vent le vent » et « Qu’y a-t-il qu’y a-t-il » (Trembler comme le souffle tremble, pp.-16, 19, 20, 42, 60 et 62) ; ou enfin, dans le dernier recueil publié : « L’été l’été », « l’ombre l’ombre », « Où suis-je où suis-je » et « Présent présent » (Ce n’est que l’enfance, pp.-9, 18, 44 et 50). Le recueil posthume paru en 2013, Je n’aime que l’énigme, offre une variante intéressante de ce jeu de répétition, variante qui consiste à répéter le terme en le reprenant au vers suivant. Ainsi en est-il dans : « Je me raconte je/ Me raconte mes insomnies me racontent » (Je n’aime que l’énigme, p.-11). Ou encore : « Le sens l’explosion l’un vers l’autre l’un/ Vers l’autre silence syllabe » (Je n’aime que l’énigme, p.- 37). Or ce jeu de répétition est trop fréquent pour n’être pas expressif. Et de fait, comme Bernard Vargaftig a pu le dire, dans une répétition et du simple fait qu’il vienne après lui, le second terme ne peut s’entendre comme le premier. Aussi opère-t-il, par rapport à lui, un léger déplacement auquel il convient de se rendre attentif. Un passage d’un texte en prose, « Le rieu », récit qui conclut Un même silence, peut nous y aider. Là le poète relate un épisode d’enfance, lorsque durant la guerre, les gens qui l’accueillirent lui avait montré par où, en cas de danger, c’est-à-dire d’arrivée des miliciens, fuir au plus vite. Il convenait alors de dévaler la pente située derrière la maison et, passant « un ruisseau large d’à peine deux mètres », de se cacher de l’autre côté, dans les fourrés. En cela ce cours d’eau, le rieu, délimite symboliquement deux espaces que le poète énonce en une saisissante formule : « D’un côté tu disparais, de l’autre, on veut te faire disparaître. […] Entre disparition et disparition » (Un même silence, p.- 70). Il y a donc disparition et disparition, en sorte que, comme l’écrit le poète, « les mêmes mots ne sont pas les mêmes » (Aucun signe particulier, p.- 33). Nommer doublement un mot, le répéter, ce n’est donc pas seulement vouloir le faire entendre en insistant sur son sens ; c’est également et paradoxalement faire entendre sa singularité en nous obligeant à méditer la diversité de ses acceptions. Dire « La peur la peur », ce n’est pas la mimer en bégayant deux fois le même mot et ce n’est pas même dire que la peur de l’un n’est pas la peur de l’autre, comme s’il convenait de les relativiser. Plus violemment, c’est dire que la peur alimente la peur, redoublant ainsi son intensité ; ou encore que lorsqu’on a ultimement intériorisé la peur, alors il devient possible d’avoir tellement peur qu’on découvre une peur sans objet, une peur d’avoir peur, une peur de sa propre peur : « J’ai appris, sans qu’on ne m’apprenne rien, à avoir peur de tout, des chaises qui font du bruit, des chats qu’on n’entend 38 Philippe Grosos pas, et des échelles, je sais pourquoi » (Aucun signe particulier, p.-48). Aussi ce redoublement, à l’inverse de tout jeu de mots, trouve-t-il sa nécessité dans l’expérience qu’il entend relater. Mais plus encore, cette façon que, jusque dans le redoublement des termes, Vargaftig a de les singulariser, devient alors expressive d’un goût de l’unique et de l’incomparable, dont le détournement qu’il opère de l’adverbe « comme » est en un sens exemplaire. Utilisé en début de vers, cet adverbe n’est pas pour autant ressaisi au sein d’une interjection, telle : « Comme il est beau ! », « Comme il est pertinent de dire que… », etc. D’une tout autre façon, il ouvre toujours à ce qu’il est possible de nommer une comparaison incomparable, et ce faute de termes à comparer. Ainsi en est-il dans le titre du recueil publié en 2003 : Comme respirer. Respirer peut bien avoir un synonyme, « s’oxygéner » par exemple, voire par contiguïté « vivre » ; pourtant cet acte ne se compare à rien. Et Vargaftig suggère alors à son lecteur que rien n’est comme autre chose. Tout est incomparable, et c’est de cet incomparable qu’il s’agit de prendre la mesure. C’est lui qu’il s’agit de faire entendre en supprimant un des deux termes de la comparaison sans pour autant qu’alors l’adverbe devienne exclamatif : Comme de toujours reconnaître Comme vont se retourner vraiment La craie et les galets après l’épouvante Quelle béance s’est-il passé (Ce n’est que l’enfance, p.-55) Dans un texte de prose au titre faussement didactique, « Qu’est-ce que la poésie ? », le poète peut ainsi écrire : Alors j’ai su, et toujours plus profondément que jamais tu ne serais comme, que rien, pas même un foulard, ne te représenterait. Si la « poésie » existe, c’est ça. J’avais un morceau de craie à la main, et je traçais comme un trait qui disait ton nom. Je trace ton nom, et tous les noms sans comme. (Un même silence, p.-40) Ou ailleurs encore : Je n’ai rien dit, rien dit encore, comme, pour de vrai, jamais rien ne se répète, comme dans ton nom, comme dans t’embrasser et t’embrasser, j’aime quand ça rime, n’a pas d’autre nom que toi. (Aucun signe particulier, p.-43) Ici, la poésie est l’effort pour nommer le rapport-paradoxal qu’ont entre elles les singularités irréductibles ; disant à la fois le tout et l’incomparable, elle dit comme sont les choses. Elle dit, ou s’efforce de dire, leur nécessité. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 39 Dire l’incomparable, c’est donc dire l’irréductibilité de chaque chose, l’écart qui, tout aussi nécessairement, au sein de leur relation, s’instaure de l’une à l’autre. Or pour exprimer cela, Vargaftig a sans cesse recours à deux procédés distincts auquel il confère une manifeste complémentarité : d’une part, la mise à distance, autant que possible, de l’image et, d’autre part, l’emploi de termes, que ce soit des substantifs ou des verbes, désignant le mouvement. L’image poétique n’est en effet pas l’image cinématographique : ce n’est pas une image-mouvement. À l’inverse même, son risque est de figer la représentation. C’est pourquoi, et sans qu’il ne reproduise à proprement parler un interdit juif à l’égard d’une image devenue idole, ce qu’en tout cas il ne thématise pas, Vargaftig tend à éviter tout élément permettant de figurer précisément ce dont il parle. Ainsi, alors que son goût pour les oiseaux est manifeste, leur nom pendant longtemps est resté le plus neutre possible, comme si ce sur quoi il s’agissait de porter l’attention était moins leur genre que l’ouverture du ciel rendue non seulement possible mais plus encore effective par leur incessant mouvement. Dans des recueils comme Dans les soulèvements (1996) ou Craquement d’ombre (2000), les « oiseaux » ne sont présents qu’en étant dépourvus de tous noms d’espèces. Ils n’ont donc pas de représentations possibles, car aucune image ne peut leur correspondre. Ils sont le mouvement qu’ils déploient. Ici une disparition (« Où face aux oiseaux qui disparaissent »), là une trace (« La trace avec les oiseaux »), là encore une aspiration autant qu’une respiration (« Le désir avec les oiseaux qui respirent ») - (Dans les soulèvements, pp.-36, 39 et 51). Ce n’est qu’avec les quatre derniers recueils, publiés à partir de 2003, qu’en plus de fréquentes occurrences du terme « oiseaux », presque toujours d’ailleurs au pluriel, le poète parlera de « mouettes » (Comme respirer, pp.- 15, 16, 20 ; Trembler comme le souffle tremble, pp.-51, 54, 67 ; Ce n’est que l’enfance, pp.-28, 34, 42, 53, 61 ; Je n’aime que l’énigme, p.-49), de « mésanges » (Trembler comme le souffle tremble, pp.-20, 29, 59), d’« alouettes » (Ce n’est que l’enfance, pp.-10, 51, 57 ; Je n’aime que l’énigme, p.-43), de « rouge-gorge » (Ce n’est que l’enfance, p.-58 ; Je n’aime que l’énigme, p.-10) ou encore d’« hirondelles » (Je n’aime que l’énigme, p.- 41) et de « fauvettes » (Je n’aime que l’énigme, p.- 52). Et toujours pour suggérer le mouvement, fût-ce dans la violence incompréhensible de sa surprise : Les taillis sont si vifs la faille Un rouge-gorge l’énigme presque Sans faire s’assombrir comme respire La déflagration qui entend tout (Ce n’est que l’enfance, p.-58) Ainsi, chez lui, la soustraction à la fixité de l’image devient synonyme de la libération du mouvement, c’est-à-dire tout aussi bien d’un espace mouvant, 40 Philippe Grosos comme Jean-Louis Chrétien a su naguère y insister 2 . Or ce mouvement possède, le plus souvent, une caractéristique essentielle : la violence de ce qui, par la vitesse de son exécution, crée un écart qui vous arrache à vous-même. Et cela chez Vargaftig se marque par le recours à des termes faisant usages du préfixe ‘dé-’ : « détachement », « déchirement », « déflagration », « détonation », « dévastation », « désastre » et « dévalement », termes ouvrant alors au registre de la chute comme avec « avalanche », « séisme » et « éboulis », ou encore à celle de sa menace-comme avec « béance ». Ainsi, même un terme comme « dénuder », loin de renvoyer à une quelconque séduction, consonne bien plus avec l’épreuve du « dénuement » - terme dont les occurrences, dans les deux derniers recueils, sont fort nombreuses- - qu’avec l’érotique de la nudité. On comprend alors que, lorsqu’en un quatrain la répétition des termes est jointe à la violence du mouvement, elle laisse entendre la détresse de celui qui, en l’énonçant, l’éprouve : Présent présent déchiqueté Dont la suite insiste Le talus ce que j’entends l’exactitude Convergence jusqu’au dénuement (Ce n’est que l’enfance, p.-50) Une telle quête de l’exactitude du dire n’aurait guère de sens si elle ne se bâtissait sur une impérieuse nécessité dont tout un lexique, fort récurrent, témoigne. Si l’on devait ainsi nommer les quatre ou cinq termes les plus fréquemment sollicités par cette poésie, du moins par celle de la dernière période, il faudrait alors mentionner les mots enfance, tremblement, dénuement, aveu et énigme. Qu’on les rapporte à la violence du mouvement qui ne cesse d’être nommée, et l’on sera à même de décrire sinon la matière de l’émotion ici poétiquement mise en forme, du moins d’un de ses deux pôles majeurs. Aussi le lecteur attentif n’a-t-il pas eu besoin d’attendre la parution du premier recueil de prose, Un même silence, en 2000, pour entendre énoncer en première personne le triste récit du petit enfant juif, contraint durant la guerre de se cacher afin de ne pas disparaître, contraint de changer de nom, de n’avoir pour « copain » que le silence des choses à compter. Tout cela est déjà dit, autrement, d’une façon moins signifiante qu’expressive, dans la multiplicité antérieure des recueils poétiques. On ne s’étonnera donc pas qu’un même lexique unifie poésie et prose et que la question « qui suis-je ? » revienne constamment, de recueil en recueil, avec la violence discrète de l’obstination (Lumière qui siffle, p.- 37 ; Le monde le monde, pp.-8, 10, 20 et 57 ; Distance nue, III, 5 ; Dans les soulèvements, p.-32 ; Craquement d’ombre, p.- 23 et 52 ; Comme respirer, p.- 37, 41 et 65 ; Trembler 2 Chrétien, Jean-Louis, « -Espace et mouvement dans la poésie de Bernard Vargaftig- », Le Mâche-Laurier, 24 (2006), pp.-33 sq. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 41 comme le souffle tremble, p.- 19 ; Ce n’est que l’enfance, p.- 21 ; Aucun signe particulier, pp.- 14, 23 et 50 ; Un même silence, pp.- 20, 22, 36, 38, 62, 64, 71 et 73). Qui suis-je ? Une telle question ne cesse de lutter contre l’anonymat, cette menace souvent nommée : « Quel anonymat entre ombre et lumière, entre les phrases ? Un rieu. Un rien qui ricoche. Quel anonymat ne me quitte pas. » (Un même silence, p.-74). Or, chose remarquable, cette question, qui suis-je, trouve dans cette poésie une réponse ; et celle-ci est d’autant plus forte qu’elle est, en un sens, personnelle. Elle a un prénom et un nom : non celui du poète mais celui de l’amour du poète, qu’il n’hésita pas, en 1981, à intégrer à un titre de recueil : et l’un l’autre Bruna Zanchi. Une telle réponse ne relève pas de la perte ou de la confusion des identités, ce qui serait ou faussement allégorique (fusionnels, nous ne faisons plus qu’un) ou pathologique ! D’une tout autre façon, il y va là d’une intelligence du nom. Or le nom du poète n’est pas seulement celui que, comme pour tout un chacun, un tiers lui aura donné ; c’est surtout celui qui peut nommer l’identité qu’il acquiert lors de la rencontre d’autrui. Aussi à la multiplicité des « qui suis-je ? » (avec ou sans point d’interrogation selon qu’ils sont poétiquement ou prosaïquement énoncés), faut-il faire se correspondre la multiplicité des « je t’aime » (Lumière qui siffle, pp.-11, 40, 79 et 113 ; Le monde le monde, pp.- 26, 42, 60, 68 et 86 ; Distance nue, I, 6- et V, 9 ; Dans les soulèvements, pp.- 16, 39, 51 et 53 ; Craquement d’ombre, pp.- 8, 20, 26, 30 et 53 ; Comme respirer, pp.-14, 51 et 53 ; Trembler comme le souffle tremble, pp.-20, 40 et 55 ; Ce n’est que l’enfance, p.-20 ; Aucun signe particulier, pp.-9, 19, 20, 21, 28, 29, 31 et 42 ; Un même silence, pp.-25, 27, 31, 55 et 64 ; Je n’aime que l’énigme, p.-12). À une identité naguère inavouable (« L’autre mot, celui par lequel on nous désignait ou par lequel il fallait se désigner, ce mot-là, on ne le prononçait jamais à la maison » - Aucun signe particulier, p.-27) correspond désormais la possibilité d’un aveu libérateur-(« je t’aime ») qui s’énonce dans la conscience d’avoir tout à dire sans pouvoir pleinement l’exprimer, tant il y a à dire. « Je ne t’ai rien dit encore », comme l’une et l’autre de ses variantes (« Je n’ai rien dit » ; « Je ne t’ai encore rien dit »), deviennent ainsi des formules récurrentes du poète (Lumière qui siffle, p.-38 ; Dans les soulèvements, p.-13 ; Craquement d’ombre, pp.- 11, 37 et 56 ; Comme respirer, pp.- 31 et 66 ; Trembler comme le souffle tremble, p.-67 ; Aucun signe particulier, pp.-18, 20, 21, 22, 23, 37, 38, 40, 42, 43 et 70 ; Un même silence, pp.-13 et 62). Que tout reste à dire, c’est là l’histoire d’une vie autant que d’une œuvre, car pas davantage que l’histoire ne se totalise, le récit ne peut s’épuiser. Mais il peut au moins s’énoncer, et ainsi énoncer celui qui l’énonce. L’identité inavouable de ce petit enfant juif s’énonce alors de deux façons qui finalement se rejoignent. Elle s’énonce d’abord dans le constat qu’à la question « qui suis-je » la réponse devient le fait que « te nommer me nomme » (Un même silence, p.-74) : je suis celui qui dit le nom de qui il aime, en sorte que 42 Philippe Grosos mon identité, plus que mon nom, tient dans la possibilité de nommer cette personne. Mais l’identité s’énonce également dans le fait qu’en trouvant enfin son nom, fût-ce dans le fait de nommer l’être aimé, le poète peut désormais écrire, et décrire sans fin, le traumatisme de n’avoir pu, enfant, dire son nom. Or à la question « qui suis-je ? », il n’est pour personne de réponse simple et univoque, comme si par quelques mots bien choisis, je pouvais devenir à moi-même transparent. En cela la réponse donnée par le poète, aussi douloureuse soit son histoire, n’est-elle pas une réponse qui le soustrait à la communauté des hommes, mais à l’inverse l’y intègre. Si folle soit son histoire, sa réponse n’est en rien pathologique. À la question « qui suis-je », sa réponse est qu’il est celui qui aime Bruna et est nommé par elle en retour ; en sorte que cette identité recouvrée, et recouvrée tout aussi bien depuis l’amour qu’un autre lui porte, lui rend possible de décrire ce que fut son enfance de petit enfant juif qui, par souci de sécurité, ne devait pas dire son nom. Reste dès lors une dernière question : pourquoi Bernard Vargaftig a-t-il, par deux fois, surmonté sa défiance en écrivant des proses plutôt que des poèmes ? On l’aura compris, prose et poésie sont chez lui les deux versants d’une même réalité langagière : l’un a tendance à être plus signifiant qu’expressif, l’autre plus expressif que signifiant. Parions alors sur le fait que c’est à partir du moment où Vargaftig a su comment maintenir dans le langage prosaïque l’énigme du réel qu’il s’efforçait poétiquement de nommer sans avoir la naïveté de prétendre le comprendre, de le réduire à un sens susceptible de le justifier, qu’il a pu le mettre en récit. Aussi, convenait-il dès lors de faire que le récit prosaïque sût maintenir la vérité du poétique : la vérité de l’énigme. C’est celle-ci que les deux écrits en prose, Un même silence et Aucun signe particulier, s’efforcent de rendre en entremêlant les temporalités, en disant à la fois ce qui fut et ce qui est, en avouant l’inavouable, en relatant le passé de l’enfance, puis en suggérant, la phrase suivante, la douceur d’être nommé par la personne à laquelle aujourd’hui on dit « je t’aime ». Cet entremêlement des temporalités, cette collusion des temps en lesquels passé et présent se renversent l’un en l’autre est, de nombreuses fois, exprimée dans cette prose. Ainsi en est-il dans cet extrait d’un texte disant la nécessité d’avoir subitement à se cacher, où l’on finit par ne plus savoir si ce qui est décrit évoque la situation de l’enfant d’hier ou celle de l’adulte d’aujourd’hui. Tout se renverse comme quand on se penchait au-dessus de la trappe, tout se renverse en moi. Une fois deux hirondelles s’étaient engouffrées dans la chambre. L’aveuglement penche. Je penche. La vitesse penche. Les mots se cognent contre les murs, le haut de l’armoire, le silence, les chaises. Je me sauve encore. Je fuis immobile. C’est l’été, chaque fenêtre est béante et noire comme la stupeur. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 43 Que se passe-t-il ensuite ? C’est l’été. Je vais toucher le noir de ton nom, le vent se renverse, tant d’enfance se renverse encore, je compte les mots, j’embrasse les nombres de ton nom, j’embrasse l’aveuglement, je vais toucher tes cheveux, j’embrasse la stupeur où c’est brusquement si noir en toi et au milieu de toi et je vois aveuglément, aveuglément, la stupeur en moi. (Un même silence, p.-18) Or une telle collusion des temporalités, si propre à l’écriture de Vargaftig, n’est pas le fait de sa seule prose. Ainsi la trouve-t-on préalablement dans sa poésie, comme dans ces quelques vers où passé composé, présent, futur antérieur et imparfait ne cessent de s’entremêler : Route et roches qui ont bougé Soulevées tout à coup puisque seule La ressemblance ne crie rien Quel vacillement fait ne pas cesser L’énumération les châtaigniers l’esquive La rocaille en moi la pente Comme j’aurai couru et je t’aime Sans qu’ensuite les phrases ne se répètent Lorsque mourait la plus rapide Épouvante emportée par l’enfance (Trembler comme le souffle tremble, p.-40) Cet entremêlement des temps, joint à la continuité du lexique, est une des façons que Vargaftig a su trouver afin de préserver l’énigme, jusque dans la narration à laquelle la prose contraint. Car l’énigme ne témoigne pas tant d’un goût de l’obscur- qu’elle témoigne de l’irréductible obscurité par laquelle nos existences, avec nous et malgré nous, se déploient. Et d’autant plus obscures sont leur narration qu’elles sont, comme ici, traversées par l’épreuve de l’Histoire. Aussi, une fois trouvé le moyen de conserver cette énigme jusque dans la narration, il lui est devenu possible d’écrire des récits en prose, comme il avait été possible, en 1991, de donner comme nom à un recueil de poésie : Un récit - sans que cela n’induise une quelconque remise en cause de la distinction des genres d’écriture ou la formulation d’un concept mixte de « prose poétique ». Aristote, dans la Poétique, dit de la poésie qu’elle est plus philosophique que l’histoire, car elle confère une nécessité à son récit que l’histoire, prise dans la contingence de la facticité, ne peut acquérir. Or il me semble que cette nécessité, cette impérieuse nécessité, Bernard Vargaftig n’a cessé de la chercher et l’a trouvé en faisant se conjoindre une forme d’écriture et une justification d’existence. Une telle rencontre n’a lieu que rarement. Cela donne en retour à sa parole sa vive intensité. Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig Mathieu Roger-Lacan « Une église qui a une coupole peut-elle avoir un clocher » Marcel Proust, Agenda 1906 Face aux vers comme à la prose de Bernard Vargaftig, dont on peut considérer avec Philippe Grosos qu’ils participent d’un même projet poétique 1 , le lecteur est saisi par une langue qui met aux prises deux gestes apparemment contraires : d’une part une rumination de l’expérience passée, et d’autre part une percée du réel qui interdit toute répétition à l’identique. Le verbe de Bernard Vargaftig est à la fois différence et répétition, et cela à plusieurs niveaux. Au plan grammatical par exemple, le présent et l’imparfait s’entrechoquent librement, mêlant sans transition le souvenir et la présence immédiate 2 . De la même manière, dans ses apostrophes, il arrive au poète de confondre les visages de l’enfance et ceux de l’âge adulte : c’est le cas dans Aucun signe particulier (2007) où se superposent les figures de la tante revenue du camp de Bergen-Belsen après la guerre et de la femme aimée devant laquelle le poète semble réitérer un récit qui, sans parvenir à se dire jamais - « Je ne t’ai rien dit-encore » (p.-19) - se diffracte pourtant en une pluralité de vérités ineffables : « Les mêmes mots ne sont jamais les mêmes » (p.-33).-À partir de cette collusion entre deux formes de temporalité, celle de la présence et celle du souvenir, nous voudrions donc explorer ce qui construit un être-au-monde et une expérience de la durée vivante spécifiques à la poésie de Bernard Vargaftig. Ce brouillage de l’organisation spatiale et temporelle, dans des poèmes dont le mouvement spéculaire est brusquement troué par leur propre sujet devenu tout à coup présence réelle, enregistre dans son rythme même quelque chose d’une expérience historique et existentielle - celle d’un enfant caché pendant la guerre, pour qui son identité, et partant son nom même, sont identifiés à la possibilité d’être traqué et déporté. En retour, il s’agit également de comprendre en quoi le 1 Grosos, Philippe, « La collusion des temps dans la prose de Bernard Vargaftig », Méthode, n° 15 (2009), pp.-81-86. 2 Grosos, Philippe, « La collusion des temps dans la prose de Bernard Vargaftig », op.-cit., pp.-81-86. 46 Mathieu Roger-Lacan rythme si particulier de ces poèmes produit, au sens premier de poïein, une articulation intime du temps au rythme de la langue. « Il n’y aura qu’un éboulis d’enfance » 3 Dans un texte intitulé « Identité et mémoire dans l’œuvre de Bernard Vargaftig » 4 , Gisèle Sapiro s’intéresse à ce qui, chez notre poète, provient de son expérience personnelle de la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle, étant juif, il a été caché sous une fausse identité, à une époque où il était encore trop petit pour comprendre la menace qui pesait sur lui. Après s’être tu pendant de longues années sur cette question, le poète a commencé à la retrouver dans ses recueils ainsi que dans sa prose (dans Un Même Silence et Aucun signe particulier), à partir de 2000, alors qu’il était retourné sur les lieux où il avait passé les années de l’Occupation : Le Rieu, Limoges, Toul, Villiers-sur-Loir, Buzançais. Sous sa plume, la mémoire de ces années est souvent mal reconstituée et entachée de zones d’ombre et de honte. Gisèle Sapiro analyse donc le rapport que le souvenir entretient avec la langue qui cherche à le dire, et, à un second degré, elle étudie la relation complexe qui existe entre le fait même de nommer le souvenir et l’enjeu traumatique que représentait le fait d’être nommé - associé à une origine (juive), à des traits physiques qui formeraient autant de « signes particuliers » - lorsque le poète était enfant : « Inlassablement, l’œuvre poétique reproduit à l’infini le vertige de la chute dans le gouffre de la mémoire, pour répéter le geste de la dissimulation et de l’identité » 5 .- Dans l’écriture, ce geste se réalise de manière privilégiée dans les figures de l’ellipse et de la prétérition. Ces figures remplacent une narration continue par des unités de sens détachées, qui ne sont pas reliées selon une chronologie mais selon des règles presque intimes, comme dans ce passage d’Un Même Silence : Plus tard, j’aurai peur quand je raconterai. J’aurai peur d’oublier, peur de me souvenir. Je courrai vers toi. Je cours vers toi. Je touche le soulèvement de ta jupe. Je crois que la première femme que j’aurai vraiment vue se dévêtir était Lise, une amie de ma mère. Avec ses deux fils, elle arrivait de Ravensbrück 6 . 3 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-41. 4 Sapiro, Gisèle, « Identité et mémoire dans l’œuvre de Bernard Vargaftig », Méthode, n° 15 (2009), pp.-169-176. 5 Sapiro, Gisèle, « Identité et mémoire dans l’œuvre de Bernard Vargaftig », op.-cit., p.-179. 6 Vargaftig, Bernard, Un Même Silence (2000), p.-72. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 47 Dans ces sept phrases courtes, deux glissements successifs s’opèrent. On les identifie grâce aux trois temps de l’indicatif qui sont employés - on passe du futur simple au présent et du présent à l’imparfait. Seulement, avec ce déplacement des temps verbaux, se déplace aussi le moment en lequel se situe le poète pour raconter : les futurs évoquent les actions que l’enfant, encore enfant, pressentait qu’il devrait accomplir une fois adulte (le triptyque raconter, oublier, se souvenir), tandis que la mention de sa course « rattrape » en quelque sorte le moment présent, celui du souvenir, à partir duquel le retour au passé se fait par l’imparfait. L’intermédiaire de ce second déplacement est l’expérience intime du dévêtissement : le poète associe « le soulèvement de ta jupe » à son premier souvenir d’un corps féminin, qui se trouve être celui d’une amie de sa mère, revenant de déportation. Ainsi, le cheminement qui va de la course à la jupe de la femme aimée, et de celle-ci à un souvenir ancien d’une autre femme déshabillée, forme une boucle qui retourne au point d’où était parti le poète lorsqu’il employait des verbes au futur, c’est-à-dire à son angoisse d’enfant pressentant qu’il manquera de mots pour raconter ce qu’il est en train de vivre. Or on peut distinguer ici deux mouvements concomitants. D’un côté, l’écriture, par cette longue boucle, réemploie plusieurs fois les mêmes termes tout en glissant d’une époque à l’autre, d’un visage à l’autre, et surtout d’un sens à l’autre du même mot, sans s’arrêter à une signification univoque. Cette forme d’écriture en spirale est résumée par une phrase d’Aucun signe particulier : « Il me semble que c’est depuis toujours que je me raconte comment je vais raconter » (p.-72). L’insistance née de la répétition du pronom personnel à la première personne (« me », « je », « je ») et de celle du verbe « raconter » en polyptote est redoublée par la pesanteur du schéma syntaxique puisque la proposition subordonnée complétive pure complément de « sembler » est elle-même formée par un tour d’extraction (« c’est depuis toujours que je me raconte… ») qui contient une interrogative indirecte (« …comment je vais raconter »). Comme dans le passage d’Un Même Silence, les mots sont comme ressassés dans un déplacement sémantique permanent, leur contexte d’énonciation évoluant lui aussi à mesure que se modifient les temps des verbes employés. Mais d’un autre côté, on voit que cette enveloppe redondante, qui sert en un sens à protéger le texte d’un enfermement dans un sens univoque, est perturbée dans son mouvement cyclique par un élément qui en rompt l’équilibre : ici, il s’agit de la mention de Ravensbrück qui vient brutalement introduire un élément de réel au milieu de l’abstraction croissante du récit. Or cette effraction de l’histoire dans l’écriture ne peut être lue seulement comme un révélateur de l’importance du substrat historique dans la prose de Bernard Vargaftig, mais doit être étudiée à partir de ce qu’elle y produit, c’est-à-dire une configuration spécifique de la durée, organisée par des associations libres qui permettent de passer d’une époque à l’autre. 48 Mathieu Roger-Lacan La conjonction de ces deux mouvements qu’on vient d’observer dans la prose d’Un Même Silence se retrouve également dans les vers de Vargaftig. Ainsi dans Comme respirer : La déflagration parle comme Te connaître a l’enfance pour ombre 7 Le phénomène auditif et ponctuel de la « déflagration » se trouve happé par l’image de l’« ombre » à l’intérieur de laquelle sont reliées la connaissance présente de la femme aimée et le souvenir de l’enfance. Cette complicité mystérieuse se retrouve dans la formule d’Un Récit : « Ton nom est un récit » (p.-8). Le temps ample de la mémoire et le phénomène immédiat prennent part conjointement au geste poétique. Le rappel brutal de l’histoire qu’amenait la mention de Ravensbrück dans Un Même Silence n’est pas présent ici de manière explicite. La référence disparaît ; seul demeure son effet sur l’oreille, c’est-à-dire une « déflagration », que le poème hésite à envisager comme un bruit unique ou comme un écho maintes fois répété, et qui résonnerait sans cesse dans une pensée ayant « l’enfance pour ombre ». Cette tension entre l’immédiateté sensible et la médiation du souvenir par les mots se retrouve souvent à l’échelle du poème tout entier : Puisse l’humiliation périr J’appelle j’appelle ni Rapidité un insatiable savoir Ni pitié ni parfum ne se résignent La durée épouvantée bouge Détresse soudain pensive À pic en s’éclaircissant que tant d’espace Rejoint dans les premiers balancements Comme déchiré me traverse Entre ressemblance et neige Le dessaisissement de syllabe en syllabe Dont chaque fois la netteté surgit Courir n’est-il pas ce qui est raconté Quand l’ensoleillement sans faire fuir Criait en moi où la mémoire N’exige rien des oiseaux 8 Au premier vers du dernier quatrain, on retrouve deux éléments déjà présents dans le passage d’Un Même Silence, c’est-à-dire le fait de raconter (« Plus 7 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-27. 8 Vargaftig, Bernard, Trembler comme le souffle tremble (2005), p.-16. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 49 tard,-j’aurai peur quand je raconterai ») et la course (« Je courrai vers toi. Je cours vers toi »). On a vu que le récit était anticipé, redouté, remis à plus tard, alors que la course interrompait le ressassement du souvenir et forçait le saut dans le temps. Liant ces deux pôles dans une tournure interro-négative, ce vers condense la lutte qui sourd dans la totalité du poème. En effet, dès la première strophe, le verbe « j’appelle », répété, semble marquer une incapacité du poète à trouver un destinataire, ce que redouble le contre-rejet de l’adverbe négatif « ni » (vers 2). Cette forme d’empêchement de la parole est redite au début de la strophe suivante par le vers « La durée épouvantée bouge » qui applique au substantif « durée » une action qui ne lui est pas familière, comme pour sous-entendre un flottement généralisé. Cependant, l’événement semble s’introduire comme par effraction grâce à l’adverbe de temps « soudain » et à la locution adverbiale de lieu « À pic » aux vers 6 et-7, éléments prolongés par la comparaison du vers 9 (« Comme déchiré me traverse »). La durée qui s’était dilatée est dès lors brusquement condensée : Le dessaisissement de syllabe en syllabe Dont chaque fois la netteté surgit L’allitération en sifflantes mime l’action même de l’objet nommé, la syllabe, qui découpe le mot en petites unités phonétiques et nous oblige à nous dessaisir de son sens. Le poème nous indique que c’est de cette rupture cadencée du rythme général que « la netteté surgit ». La durée est structurée comme un langage, pourrait-on dire - ou plutôt comme un mot, composé de syllabes. De celles-ci découle le tableau que trace le dernier quatrain, fait de quatre images principales : le soleil, le cri, la mémoire, les oiseaux. Or, au milieu de ce paysage intime, le cri est l’élément qui sous-tend tous les autres, étant celui sur lequel le verbe porte (« criait »). À propos de ce motif qui revient souvent sous la plume de Bernard Vargaftig, Jacqueline Michel écrit : le poète n’écrit pas le cri, mais il innerve les vers qu’il façonne de son obsession de la présence d’un cri en lui et hors de lui ; une présence qu’il ressent diffuse, violence, fuyante ou muette.-Disant cette présence qui toujours lui échappe, Bernard Vargaftig rend le cri participant de l’énergie motrice de son poème 9 . Ce que Jacqueline Michel dit du cri se retrouve en outre dans d’autres gestes fréquents chez Bernard Vargaftig : la course, l’apparition des seins de la femme aimée, le frôlement de la jupe ou de la jambe, etc. Toutes ces actions qui communiquent au poème leur « obsession » et lui confèrent son « énergie motrice » ont en commun d’impliquer une perception sensorielle, 9 Michel, Jacqueline, « Bernard Vargaftig : écrire le cri », Méthode, n° 15 (2009), p.-116. 50 Mathieu Roger-Lacan stimulant parfois plusieurs sens à la fois, comme c’est le cas dans ces vers qui closent un poème de Si inattendu connaître : Qu’y a-t-il eu que fuit le silence Où le lilas criait pour aveugler 10 Le cri et le silence, l’aveuglement, le parfum du lilas : cette synesthésie donne à l’espace poétique une texture concrète. La matérialité de l’objet poétique nous oblige alors à déplacer notre attention des effets de rupture entre des espaces et des temps différents à ce qu’on peut nommer la phénoménologie propre aux textes de Bernard Vargaftig. Les mots et les choses : les choses Le jeu qui s’exerce entre le ressassement et l’épiphanie concrète chez Bernard Vargaftig, qui prend racine dans une narration ne répondant pas à une chronologie mais à un rythme propre, se diffuse également dans la matière même des poèmes, c’est-à-dire à l’intérieur de leur texture phénoménologique. Le passage d’un fonctionnement temporel à un fonctionnement sensoriel peut être éclairé par l’analyse que fait Henri Maldiney de la perception de l’écoulement du temps, déplaçant sur le terrain de la phénoménologie l’intuition augustinienne de la tripartition « présent du passé, présent du présent, présent du futur » 11 : Le passé ne fait pas que passer. La passéification du passé reste toujours en ad-venir. L’avenir ne fait pas que venir. La futurisation du futur est toujours en départ. Ce toujours est la perpétuité de la genèse du présent (comme origine du temps) à tout moment donné (comme limite du temps) 12 . Le souvenir ou l’oubli du passé. L’anticipation de l’à-venir. Deux enjeux de l’écriture de Vargaftig sont, grâce à la lecture qu’en fait Maldiney, incorporés au temps à la fois singulier (« limite du temps ») et poïétique (« genèse », « origine du temps ») du présent. Or c’est bien d’incorporation qu’il s’agit, car à partir de ce lieu originaire du présent, la temporalité se construit par des effets de rythme et par la constitution par le poème d’une corporéité esthétique - au sens original d’ αἴσθησις (sensation). Ainsi, on peut voir comment, dès ce niveau esthétique du poème, s’opère un tissage entre des éléments 10 Vargaftig, Bernard, Si inattendu connaître (2007). 11 Augustin, Confessions, XI. 12 Maldiney, Henri, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975, p.-25. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 51 répétitifs qui donnent une texture à la langue et des éléments disruptifs qui y font jaillir le sens. La première manifestation de cette répercussion au niveau sensible de la logique globale du poème est l’apparition subite du corps de la femme aimée auquel le poète s’adresse soudain en la tutoyant : Un cri chaque fois tout est vrai tes seins L’accomplissement une nudité devenue Le présent le plus intérieur 13 Si proche que sais-je Si brève Tranchante ah je te Désire Ravin sans cesse Incendié comme Ta nuque Derrière la neige 14 Dans le tercet de Comme respirer, le dévoilement brusque du corps par le syntagme « tes seins » en fin de vers crée une sorte de poids charnel au milieu de la phrase qui rejaillit ensuite sur ses autres éléments : il motive ainsi le « cri » liminaire, puis la transformation de la nudité en-« Le présent le plus intérieur », c’est-à-dire en une réalité ineffable qui noue une fois de plus la présence temporelle au monde (le présent) à une logique intime, à une rythmique propre - ce que dit le superlatif « le plus intérieur ». Dans l’extrait de Lumière qui siffle, c’est la nuque qui se dévoile dans tout l’avant-dernier vers qui joue ce rôle d’irradiateur du poème. En outre, elle parachève un mouvement ascendant initié par l’anaphore de l’adverbe intensif « si », l’interjection « ah », et la série de mots connotant la brûlure ou le danger placés en tête des vers 3 à 6 : « Tranchante », « Désire », « Ravin », « Incendié ». La tension poétique touche à son comble avec la mention de la « nuque », avant de retomber, grâce à cette épiphanie du corps, dans un refroidissement apaisant qu’incarne l’image de la « neige ». Dans ces deux cas, la présence d’un élément corporel vient donc polariser la structure métaphorique et rythmique du poème. L’irruption du corps donne sa logique esthétique au vers. Cependant, le jeu sensoriel qui fait irruption dans le poème lors du dévoilement d’une partie du corps peut aussi avoir lieu de manière moins 13 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-41. 14 Vargaftig, Bernard, Lumière qui siffle (1986), p.-9. 52 Mathieu Roger-Lacan explicite, grâce à des motifs qui ne sont pas directement corporels mais participent aussi à une élaboration de la signification par un rythme né de sensations esthétiques : Un cri un cri Quand la lumière est toute Sur les écueils 15 Qu’elle est vraie Quelle haine de l’avilissement Et comme trace hirondelle appartenance Comme la béance se renverse Cette secousse Plus haute avec le désir Toute la stupeur dont la force répond Au souffle des paysages 16 Dans ces deux extraits, le paysage poétique s’élabore à partir des impressions sensibles qui le composent et s’entrecroisent en synesthésie. Ainsi la lumière qui accroche les écueils est-elle transposée sur le plan auditif par la répétition « Un cri un cri », tandis que les « paysages » du second poème surgissent finalement d’un entrechoquement de sensations, lui-même rendu sonore par l’allitération en sifflantes : « secousse », « stupeur », « souffle ». Cette géographie intérieure voit le jour in extremis au milieu d’une première couche d’images composée par les deux comparaisons des vers 3 et 4. Au vers 3, la postposition du sujet et la suppression des articles - on ne sait d’ailleurs pas si « trace » est un verbe ou un troisième substantif - remplacent l’organisation syntaxique du sens par un enchaînement d’impressions superposées. C’est ce dont la comparaison du vers suivant, qui reprend les sonorités en [r] et [s] dans un trimètre en 1/ 4/ 4, donne la mesure, indiquant comment le phénomène sensoriel produit la signification par l’intermédiaire du rythme. La participation phénoménologique du sensible à la signification poétique s’accompagne ainsi d’un travail sur la langue elle-même, ce que prouvent certains jeux d’allitérations qui font reposer la signification sur des enchaînements justifiés par des ressemblances phonétiques, comme c’est le cas des sonorités en [f] dans ces vers de Lumière qui siffle : Flash fougère Figuier l’écho Qui craque fureur 17 15 Vargaftig, Bernard, Distance nue (1994), I, 12. 16 Vargaftig, Bernard, Dans l’appartenance pensive (2009), [dernier poème]. 17 Vargaftig, Bernard, Lumière qui siffle (1986), p.-40. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 53 Cela nous permet de rejoindre un enjeu fondamental de l’écriture de Bernard Vargaftig, qu’il est nécessaire de considérer pour articuler les effets de tissage et de rupture temporels et sensibles qu’elle implique : il s’agit des mots, ou plutôt du fait même de nommer, condition sine qua non de tout récit. Or ce geste, toujours questionné par le poète, prend à son tour la forme d’un ressassement et, par moments, est arrêté par son sujet, par sa présence, c’est-à-dire aussi par son présent. Les mots et les choses : les mots On a vu que les pôles du ressassement et de l’effraction dans l’écriture de Bernard Vargaftig nouaient d’une part des enjeux temporels et rythmiques et d’autre part des enjeux spatiaux, sensibles et esthétiques. Quand sont rompues la circularité ou la répétition, celles-ci laissent place à une présence réelle du présent dont on a étudié le soubassement phénoménologique. Il nous reste en dernier lieu à explorer le geste qui relie tous ces points, c’està-dire le fait même de nommer, qui constitue un enjeu fondamental dans l’œuvre de Vargaftig. On peut, avec Gisèle Sapiro, en rattacher l’origine à l’histoire personnelle du poète, mais aussi le relier à une interrogation sur la nature du geste poétique lui-même : Et le présent comme Si tu me nommais 18 Dans ces deux vers, l’irruption du présent est comparée au geste de la femme aimée qui nomme le poète. Ainsi, il faut comprendre que la violence avec laquelle « le présent » rompt l’enveloppe du souvenir ressassé pour se faire présence est comparable à l’intensité que recouvre le fait même de nommer (ou, pour le poète, d’être nommé) : « Ton nom/ Comme un couteau » (Lumière qui siffle, p.-20). Porter un nom ou l’attribuer, c’est le rendre concret, abolir l’indicible, au moins pendant le temps où l’appel est prononcé : Je t’aime rien ne nomme-t-il Comme le déchirement ressemble à de l’enfance Qui saisissait comme obstinément La clarté a beau avoir oublié 19 Dans ce quatrain, on voit entremêlés plusieurs des motifs que nous avons commentés en décrivant la double logique du ressassement et de l’effraction qui régit les poèmes de Vargaftig. L’interrogation principale porte sur la possibilité de donner un nom à une parenté secrète entre le « déchirement » 18 Vargaftig, Bernard, Distance nue (1994), I, 4. 19 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-51. 54 Mathieu Roger-Lacan et « l’enfance » : la réalité tactile de la déchirure se trouve ainsi reliée à la période privilégiée de la mémoire chez Vargaftig. L’enjeu qui se trouve à l’horizon de cette question est donc la possibilité, pour le poète, d’unir par la langue les deux mouvements par excellence de sa poésie : d’une part le souvenir, qui commande une langue refusant de se figer et ressassant sans cesse ses mots pour en changer le sens ; de l’autre la réalité obsédante d’une présence concrète. Ce second mouvement, ici appelé « déchirement », nous l’avons à plusieurs reprises qualifié d’« effraction » du réel dans le poème. Ce terme se trouve justifié par son étymologie, puisque e(x)-frangere désigne précisément le craquement d’une enveloppe et le jaillissement de la force que celle-ci contenait. En ce sens, l’écriture de Bernard Vargaftig réaffirme sans cesse l’actualité de la remarque de René Char : « La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce » 20 . L’énergie qu’emploie la poésie pour rendre un objet pleinement réel possède une force de dislocation ; elle a, écrirait Char lui-même, un pouvoir « saxifrage » (du latin saxum frangere, « briser la roche »). L’effraction, ici, c’est le « déchirement » qui s’engouffre dans l’enfance et affirme sa ressemblance avec elle tout en cherchant à nommer ce phénomène même. Chaque vers rejoue à son échelle la dualité de la tâche du poète : « Je t’aime », adresse directe qui nomme la relation amoureuse, est juxtaposé à la question « rien ne nomme-t-il », qui suspend le geste poétique ; vient ensuite l’énigme de la parenté qui existe entre les deux durées a priori incompatibles que sont le « déchirement » et « l’enfance » ; dans la relative du vers suivant, le verbe à l’imparfait nous renvoie à un moment indéfini alors que l’adverbe « obstinément » marque l’insistance du souvenir ; enfin, le phénomène lumineux de la « clarté », qui pourrait être la métaphore d’un brusque rappel du passé dans le présent, est nuancé par le passé composé « avoir oublié ». Ainsi l’écriture est-elle nourrie par le souci d’unir par les mots deux êtres-au-monde distincts, l’un qui implique une construction du sens par enveloppements successifs, un ajustement permanent de chaque relation syntaxique, et l’autre qui se démarque par l’effraction soudaine du réel dans le poème, faisant précéder le phénomène à l’élaboration de sa signification. Le verbe poétique de Bernard Vargaftig, en tenant ensemble les deux gestes de l’enveloppement et de l’effraction, recompose donc sans cesse la possibilité d’une poésie saxifrage. Son architecture rythmique et sensible lui permet d’élaborer à la fois un univers imaginaire dans lequel les durées, les objets et les noms se répondent dans un long écho, et la présence réelle qui y fait irruption pour transmettre à l’ensemble son « énergie disloquante ». 20 Char, René, « Pour un Prométhée saxifrage », La Parole en archipel (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p.-399). Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Distance nue - l’advenue de la présence Philippe Richard Si l’œuvre de Vargaftig hausse le phénomène de l’apparaître au rang de principe esthétique, afin de requalifier l’espace non comme ce milieu qui permettrait le mouvement mais comme cette ouverture du mouvement faisant advenir un lieu, elle assure ainsi la signification dynamique de sa composition littéraire sur ce surgissement qu’Éric Dazzan a justement pu penser en une étroite relation à la vie même - « la faille, la béance et la déchirure […] donnent à l’espace une profondeur non pas tant spatiale qu’existentielle » 1 . L’élan d’une naissance au monde à chaque instant réitérée semble alors conduire une écriture qui chemine par explosion de substantifs nus, colligés et compilés, amoncelés et assemblés, pour qualifier la profondeur d’un mouvement toujours nouveau et partant morphogène, lorsque « s’ouvre un abîme où devenir » et que le vertige devient pour le poète, selon les mots d’Arnaud Beaujeu, « l’occasion d’un élan » qui institue le paysage « par-delà la chute » 2 . Le livre Distance nue, publié en 1994 et porté par un titre tout à fait révélateur, nous en offre un excellent exemple : « Tout venait de face/ Fauvettes/ Crique arbustes/ Et ciel pli après pli/ / Je fuyais fuyais/ Bras ouverts/ Et comme/ On ne m’a pas brûlé » (II, 16). L’ouverture du mouvement (« Je fuyais fuyais/ Bras ouverts ») fait bien là advenir un lieu (« Tout venait de face/ Fauvettes/ Crique arbustes ») et devient dès lors cet espace (« Et ciel pli après pli ») qui s’ouvre lui-même à l’étonnement d’être vivant et d’avoir jusque-là survécu (« Et comme/ On ne m’a pas brûlé »). Chaque élan du vers, en sa brièveté même, est ainsi naissance - du monde et de soi dans le monde. À l’image de ces quelques vers dont les sonorités ouvertes semblent bien énoncer une promesse - seule la chute de la seconde strophe se voit enclose en une sonorité fermée mais la formulation négative qui l’enchâsse doit sans doute en renverser les polarités -, l’ensemble du recueil est en effet 1 Dazzan, Éric, « L’espace de l’apparaître dans l’œuvre de Bernard Vargaftig : entre mots, souvenirs et silence », Méthode ! , 15 (2009) - colloque « l’énigme du vivant » (Cerisy-la-Salle) -, p.-53. 2 Beaujeu, Arnaud, « Vers une mystique du mouvement : paysage(s) de la chute et de l’élan dans Comme respirer », Méthode ! , 15, op.-cit., p.-39. 56 Philippe Richard visiblement construit sur cette faille qu’ouvre l’amenuisement verbal et que dynamise le chant des assonances ou des correspondances pour créer, à proprement parler, le surgissement d’un lieu aussi nécessaire qu’imprédictible : « Brindilles dispersion/ Mouvement orge/ Prairie l’écho avec l’ombre/ Que le vent oubliait/ / L’étreinte/ Et l’avalanche près du/ Pommier quel mot/ Vient s’effacer en moi » (III, 1). N’entendons-nous pas ici, entre la brèche créée par l’homéotéleute en [i] du vers « Brindilles dispersion » et le comblement en elle insufflé par l’allitération en [s] du vers « Vient s’effacer en moi », l’heureuse résonnance de parallélismes phoniques dans les vers « Prairie l’écho avec l’ombre » et « Pommier quel mot » ? N’éprouvons-nous pas alors l’entraînante perspective d’une résolution magistrale, dans l’association des termes « écho » et « mot », de l’espace né de l’ouvert et de la parole jaillie dans l’ouvert, en vertu de cette méditation habituelle au poète qui leste l’être d’une nouvelle lucidité sur sa propre condition au cœur même de la finitude qui est sienne et que murmure l’entrelacs de la « dispersion », du « mouvement », du « vent » et de « l’avalanche » ? On comprend en ce sens que les événements poétiques ressaisis par Vargaftig ne sauraient s’envisager à l’aune de quelque horizon limité (ressassement de la peur et crainte d’être capturé par l’assaillant) ou sous le spectre d’une mort manifestement assurée (facticité de l’existant et sens heideggérien de la vie). La naissance semble bien plutôt le climat qui les épanouit. Si Pascal Maillard a précisément rappelé cette conviction fondamentale du poète - « [Mon enfance] est devant moi. Je vais vers l’enfance, elle n’est pas au passé. C’est quelque chose de très profond en moi » 3 -, il s’agira donc de comprendre que l’écriture de Distance nue opère cette requalification de l’être dont a parlé Claude Romano en pensant l’homme comme advenant - non seulement « celui à qui il peut arriver quelque chose » mais encore « celui qui peut advenir à soi à partir de ce qui lui advient » 4 - et en faisant de la naissance le premier paradigme capable d’envisager le monde. N’oublions pas en effet que « Même l’aube/ A une histoire » (III, 11) et qu’y dialoguent sans fin « Orée et beauté » (IV, 11).- En une écriture pleinement consciente des éléments, Vargaftig tente toujours de susciter en notre voix les imperceptibles pans de réel qu’une soudaine association vivifie, afin de faire naître en nous un surgissement et de nous faire naître au monde par ce surgissement.- L’ancien motif de l’hortus conclusus se voit à cette occasion inséré dans un lyrisme de l’évocation qui saisit le phénomène sur le vif et l’embrasse en un léger système de correspondances : « Saisissement et souffle/ Un mur bruissait/ Les dahlias toujours un geste/ Et l’échelle appuyée » (III, 1). C’est en effet l’épreuve du 3 Maillard, Pascal, « Le corps vivant du poème », Bernard Vargaftig, l’aveu même d’être là, Vauvert, Au diable vauvert, 2008, p.-40. 4 Romano, Claude, L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998, p.-1. Distance nue - l’advenue de la présence 57 « souffle » du vent qui engendre l’émotion du « saisissement » du corps - alliance que sait habilement rendre l’allitération en [s] - et c’est alors le propre « geste » des « dahlias » sur la pierre qui signifie que le « mur » entier en « bruissait » - nuance que sait sensiblement rendre cet hypallage qui laisse bruire le mur plutôt que le dahlia - lorsque l’ouverture du mouvement fait ainsi advenir le lieu et que la verticalité de « l’échelle » confère aussi une singulière majesté à l’humilité visible de la scène. Le vrai mystère manifesté par le quatrain est donc l’énigme de l’apparaître du souffle - vient-il de la brise mondaine, de la voix humaine, ou simultanément de l’une et de l’autre en un entrelacs fondateur ? Or s’il est certes possible qu’une brise traverse à l’aventure un jardin, il est en revanche sûr que nous soyons révélés à nous-mêmes par cette brise qui se signale en traversant la flore et en nous traversant nous-mêmes dans l’espace de voix nue qu’est le poème. Le lieu commun du jardin clos se voit en ce sens revisité et son fons signatus devient à proprement parler l’élan d’une naissance : il appartient désormais au « geste » de l’écriture de nous faire habiter le « saisissement » en lequel nous entendons qu’il peut nous arriver quelque chose (« Un mur bruissait ») et au cœur duquel nous pouvons advenir à eux-mêmes à partir de ce qui nous advient (« Les dahlias toujours un geste »). Le poème se situe dès lors par-delà l’identité d’un être rationnel qui comprendrait le souffle plus qu’il ne serait compris par lui et au-delà de la présence d’un être volontaire qui surgirait en son corps plus qu’il ne surviendrait par lui. En cela est-il bien plus fondamentalement un appel à l’abandon. Toujours en quête du mystère du surgissement, Vargaftig anime par conséquent tous ses lieux poétiques d’images et de rythmes qui toujours consonnent avec notre être en attente d’événements. En ce même jardin dont les contours ne sont aucunement clos et qui nous installent donc en notre être d’advenant se manifeste dès lors un vertige de nature phénoménale : « Quand soudain le virage/ Était le même et cela/ Dont la durée/ Si furtive s’éloigne/ / Criant appelant comme/ Dans le vertige/ Les bosquets et l’éclaircie/ Sans cesser de trembler » (III, 1). Le vers liminaire ouvre un temps (par l’adverbe « soudain ») et un espace (par le substantif « virage ») pour dessiner un avènement souligné comme fort indistinct par les vers suivants (grâce à la valeur indéfinie du démonstratif neutre « cela » et le caractère évanescent de l’adjectif « furtive ») ; c’est que n’importe pas la conscience de la « durée » que les choses peuvent susciter en une appréhension gnosique du réel mais qu’importe plutôt l’advenue à soi dans la chaotisation de cette « durée » saisie en une appréhension pathique de l’existence ; s’ouvre donc là encore le motif du jardin afin qu’y existe le corps de l’être qui l’envisage ou, plus justement, qu’il envisage. S’il y a dès lors « vertige », c’est en vertu du seul fait d’être au monde - et la duplication de deux participes ouverts sur une syncope rythmique « Criant appelant comme » ou l’inclusion de deux infinitifs en une permanence du 58 Philippe Richard problème d’être « Sans cesser de trembler » le soulignent ici fort adéquatement, en cet écho de l’homéotéleute qui encadre les sonorités ouvertes réservées au dessin du surgissement du monde (« vertige », « bosquets », « éclaircie »). Qu’une éclaircie soit appelée quand nous saisit l’expérience du vertige ne signifie d’ailleurs pas autre chose que notre propre naissance dans l’événement du tremblement. Le monde appelé par le poète n’existe ainsi que pour nous faire exister, en cette petite musique du style qui nous aide à nous éprouver capables d’événements et à nous sentir accordés au climat même de leur mystère. Or la quête de l’instant présent déployée par le travail de Vargaftig se révèle d’autant plus capable de désigner notre horizon événementiel qu’elle transcende justement les motifs de fugacité et d’immédiateté que travaille si souvent la poésie contemporaine. Dire la simple immanence consiste ici à exhausser le vers pour lui faire exprimer une imprédictible transcendance, lorsque l’événement apparaît certes en un mouvement rapide mais déploie aussi ses échos les plus saillants selon un principe de résonnance et de rayonnement. L’élancée de substantifs vaut en ce sens étoilement de sensations, à partir d’un avènement qui s’est fait naissance en permettant au sujet poétique d’advenir à lui-même et jusqu’en un climat qui se révèle polyphonique en continuant de graver son icône dans la propre trame du réel : si le vers « Respirer voici le vent » désigne donc un événement (« voici le vent ») qui engendre une advenue à soi (« respirer »), le quatrain qui le suit immédiatement (« Rameau après rameau/ Herbe et pivoines/ Exactitude/ Buisson l’abandon dans l’ombre ») note une propension de l’être à pouvoir donner forme au sensible à partir de cette expérience qu’est pour lui l’autodonation du monde, ou, pour mieux dire, à pouvoir respirer le sensible qui s’enracine dans la naissance même de ce qui lui survient (III, 2). Aussi n’est-il jamais question, dans la poésie de Distance nue, qu’une existence ouvre le monde de son fonds propre, réifiant par là-même l’événement en le cloisonnant aux strictes limites de ses conditions transcendantales de possibilité ; au contraire se trouve toujours déjà révélée, en cette écriture, l’humaine capacité de se recevoir soi-même à partir de cela même que toujours déjà l’on reçoit - le monde en l’advenue de l’événement. Aucune autarcie ni aucune impassibilité ne sont en ce sens possibles, tant la marche qui naît de l’événement consiste en cet authentique avènement de soi qui permet un regard pacifié sur l’instant de la naissance et une sympathie nouvellement acquise pour le monde : « Fuyant sans oublier/ Le feuillage/ Dont quelle image muette/ A été traversée » (III, 2). Nul doute que ce dernier quatrain ne module exemplairement une communion qui se voit exprimée aussi bien en sa forme qu’en son fond : si l’écho liminaire du son [j], diffracté en « fuyant », « oublier » et « feuillage », semble bien répondre à l’alliance des sons [s] et [i] qu’annonçait le vers programmatique « Res- Distance nue - l’advenue de la présence 59 pirer voici le vent », les sonorités ouvertes des mots « quelle » et « muette » désignent le terme « image », contenu en leur milieu, comme le cœur même de cette réalité iconique créée par la déflagration de l’événement au sein du réel (une « image » naît en somme ici du « vent » par le biais de la propre sensation du corps « fuyant », ou, pour le dire autrement, l’avènement d’une nouvelle manifestation du monde - « quelle image muette » - naît en vérité ici de l’événement singulier d’un réel en sa donation - « voici le vent » - par le biais d’une nouvelle manière d’être au monde - « Fuyant sans oublier »). Il y a là saisie phénoménale d’une expérience authentique parce qu’il y a, comme l’énonce si justement l’écriture de Vargaftig, « traversée » du pur fait d’être - le propre terme d’expérience se fondant, on le sait, sur la racine latine « per » (à travers, au cours, par le moyen de). Nul besoin de n’envisager alors que la seule violence pour comprendre la nue distance existant entre l’être et le monde en poésie. C’est à la naissance de livrer au contraire le mystère de l’existence, tant il est vrai que l’on peut bien se donner la mort mais qu’il n’est pas possible de se donner la vie - or là se joue manifestement l’énigme de l’abandon. Alors comprend-on que cette advenue instituant le sujet comme advenant est la genèse la plus noble de la parole : « Un jardin tourne/ Emporté par ta voix » (III, 4). L’écriture est en effet cet espace où toute chose peut se voir reconfigurée, à l’image de ce jardin de Distance nue lorsqu’il quitte le sceau de l’hortus conclusus pour s’affilier, à proprement parler, au transport du perpetuum mobile, tournant par la vertu d’une voix qui n’est autre que celle du poète. Lorsque Vargaftig pense ainsi le saisissement de soi comme entrelacs de l’événement naturel du monde et de l’avènement silencieux du sentir - « Un regard et la neige/ Tant de fois je/ Roulerai sous l’alisier/ Rien n’avait chuchoté » (III, 3) -, il réalise donc en poète ce que Claude Romano affirme par ailleurs en philosophe : « l’expérience est cette traversée de soi, au risque de soi, en tant qu’exposition au tout autre - à l’événement » 5 . La simple collusion nominale de deux substantifs désignant respectivement le pôle du sujet et le pôle du monde manifeste d’ailleurs ici le surgissement du sujet dans l’élancement du monde (« Un regard et la neige »), en cette connotation de chatoiement qui lie précisément les deux réalités désignées en une commune et coutumière brillance ; le « je » n’existe dès lors plus qu’à être bienheureusement suspendu dans l’espace et dans le temps d’un monde qui le fait être mais qui naît aussi justement de son advenue à l’être, ainsi que l’écrit la remarquable suspension « Tant de fois je » enchâssée à une valeur d’itération qui énonce bien par là une indépassable loi de la finitude ; le sujet poétique se meut désormais à l’unisson du monde grâce à ce verbe « rouler » qui caractérise justement le regard de l’homme face à la 5 Romano, Claude, L’événement et le monde, op.-cit., p.-196. 60 Philippe Richard neige - songeons à nos yeux stupéfiés devant une avalanche ou à nos yeux émerveillés face au scintillement de la neige. C’est que nulle expérience n’avait cours, en vérité, avant cette rencontre co-naissante entre le sujet et le monde (« Rien n’avait chuchoté »). On peut donc affirmer que l’expérience d’un regard face à la neige, dans le silence du monde convoquant l’être à rouler en lui, forme adéquatement en ce quatrain l’avènement d’une traversée de soi dans le moment même de son exposition au réel. Se voit là manifestée cette dimension très pathique de l’existence que vise en vérité la poésie. Se laisser transformer par l’événement suppose effectivement que la survenue d’une apparition s’accompagne d’emblée d’une exposition de soi à un pathos charnel, non seulement capable d’assurer la relation entre l’être et le monde mais encore propre à communiquer littérairement une telle rencontre. Si la saisie de soi (comme advenant) survient en ce sens toujours après l’événement (comme survenue), c’est que l’empathie précède toujours l’intellection, et voilà bien ce que l’écriture de Vargaftig manifeste à tout moment : « Et le temps si je touche/ Ta nudité un récit/ Il y aurait/ Un me reconnais-tu » (III, 4) - seul l’événement de la nudité d’autrui touchée en la pure délicatesse d’une hypothèse sait se rendre capable de faire exister le récit qui pourrait engendrer, au cœur même de l’atténuation du conditionnel, la ressaisie de soi confiée par le corps de l’autre que soi - ; « Et voir et la chute/ Comme étreignait/ Tout à coup ce qui suis-je/ D’être dit si vite » (III, 5) - seul l’événement de la chute du corps engendrant une nouvelle manière de voir le monde par réconciliation de l’être avec son propre poids sait se rendre disponible pour manifester un nom qui sera compris, au cœur de sa nomination dans la propre vitesse d’un mouvement de dévalement, comme gloire même du fait d’être - ; « Drap et lumière/ Tout volait près des genêts/ Un précipice/ Reconnaissait le vent » (III, 6) - seul l’événement d’une envolée de linge dans la lumière sait faire voir le vent qui, en s’engouffrant dans une faille de roche, se dit et s’énonce lui-même en tant que souffle (ou pour mieux dire en tant que parole et en tant que vie), engendrant ainsi la reconnaissance du sujet poétique par lui-même et la louange de l’immanence par l’activité créatrice. C’est en somme par la médiation de l’altérité du monde, introduisant une distance nue de sujet (étant en soi) à sujet (conscient de soi), que le monde même devient habitable. Le titre programmatique si justement choisi par le poète ne dit alors rien d’autre que la « rencontre continuée » de l’être et du réel, lorsqu’il n’y a jamais de première fois qui ne soit aussi une « fois pour toutes » et ainsi perpétuelle naissance dans le miracle même d’être-là 6 . De là cette singulière teneur qui unifie les textes de notre poète en leur permettant de toujours desceller l’unique advenue d’une présence fonda- 6 Romano, Claude, L’événement et le monde, op.-cit., p.-171. Distance nue - l’advenue de la présence 61 mentale. Si Laurent Mourey a su montrer que « chaque poème se répète le poème Vargaftig dans un désir continué de langage, un tout à vivre et à dire », lorsque « chaque poème répète le poème qu’il devient » 7 , Michel Collot a pu noter que les élancées de substantifs qui se donnent pour mission de cerner l’avènement de l’événement (et qui façonnent tout le style de Distance nue) entrent en réalité dans l’épaisseur d’une « relation antéprédicative » de l’être au monde, énonçant le réel au plus près de son apparition grâce à la matière même d’un langage de l’émotion - « la phrase nominale, qui ignore la distinction entre sujet et prédicat, se prête tout particulièrement à l’expression d’une relation antéprédicative au monde, où le sujet ne se différencie pas de l’objet, comme dans l’émotion ou la sensation, antérieures à toute analyse et à tout jugement » 8 . On pourra dès lors entendre les vers dont la teneur se voit pénétrée de formes nominales (« Là-bas là-bas/ Fugace entre sable et mer » - III, 6 - ; « Sens et parfum » et « La terrasse la craie la barque » - III, 7 - ; « Un crissement un oui un oui » - III, 10) comme ces icônes lexicalisées en lesquelles s’énonce, grâce à l’essentielle ouverture d’un pathos, le mystère de l’advenue de l’événement (de l’être et du monde). Avec le soin constant que s’unifient le langage et la chose, les noms s’entrelacent en effet les uns aux autres en soulignant un absolu primat du sentir sur le connaître : avant toute association possible d’idées, ou toute saisie possible de l’objet en tant qu’objet par le sujet se désignant en tant que sujet, apparaît cette émotion appelée poésie, ou cet événement d’une naissance de soi au monde et du monde à soi dans le miracle d’une simple nomination advenue d’elle-même et toujours déjà nous convoquant. Ainsi le vers « Là-bas là-bas », en ne fixant aucune localisation déterminée mais en ouvrant un horizon en déploiement, introduit-il la sensation de douce impuissance qui jaillit de la contemplation d’un vaste horizon, quand le vers suivant, « Fugace entre sable et mer », sait encore exprimer, par la connotation de son adjectif liminaire et la jonction de ses deux substantifs associés, cette indistinction entre les éléments qui duplique le sentiment de perte de soi éprouvé devant l’ouverture de l’horizon - or cette perte vaut manifestement possibilité même de se retrouver, en vertu de la logique antéprédicative sur laquelle se fonde justement l’écriture. Il en va de même pour le vers « Un crissement un oui un oui » qui restitue au plus juste l’avènement d’un léger bruit de pas sur le sable capable d’ouvrir l’espace et d’exhausser son lieu en une ouverture absolue - l’homéotéleute en [i] et la répétition de la formule d’acceptation assurant bien entendu l’unité une fois encore parfaitement antéprédicative de cet élan du groupe nominal vers un horizon inattendu. 7 Mourey, Laurent, « Bernard Vargaftig, l’exactitude du poème », Méthode ! n° 15, op.-cit., p.-141. 8 Collot, Michel, La matière-émotion, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1997, p.-284. 62 Philippe Richard Alors comprend-on ce « désir continué de langage » (Laurent Mourey) qui n’est à proprement parler que « l’émotion ou la sensation » (Michel Collot) : « Fraîcheur lointaine/ Et soulevée comme/ Devant tout ce sable/ Que l’aveu ne répète pas/ / Le linge et la cour fuyaient rien/ Ne s’arrêterait/ Les haies tout à coup/ Emportaient l’ombre » (III, 10). L’encadrement de ces deux quatrains, de la fraîcheur à l’ombre, retient justement comme en un écrin la pure simplicité de ce « linge » emporté par le vent, lui qui n’a nullement besoin d’un souffle pour apparaître en mouvement mais fait au contraire apparaître le mouvement du souffle que mobilise en nous la diction du vers - lorsqu’elle nous pose alors en l’existence avant même que nous nous en apercevions, en cette distance nue qui est au cœur de tout. L’écriture de Vargaftig n’occulte pourtant pas la peur d’être-là (étant mourant) au profit de l’unique considération de la joie d’être au monde (advenant naissant). Les deux premiers vers du recueil nous présentent d’ailleurs un événement dont la force réside en fait dans une originaire traversée de l’angoisse : « L’osier s’éparpille/ Craquement » (I, 1). Il est vrai que l’apparition la plus salutaire est sans doute celle qui transcende l’âpreté de l’histoire, lorsqu’elle peut enfin briller d’une splendeur d’autant plus grande que son avènement ne pouvait presque plus être espéré. Si nous éprouvons donc l’expérience cruciale de ce liminaire en lequel semble dominer une inquiétante expansion, grâce à sa double allitération en [s]- - « l’osier s’éparpille » - et en [k] - « craquement » -, c’est que celle-ci nous arrive moins qu’elle ne nous survient, accédant en effet à sa phénoménalité en requérant notre pathos et en élançant notre être vers la certitude de cette belle fragilité de la finitude qui nous touche et nous emporte. Ce n’est finalement que parce que l’éparpillement se montre que la promesse d’unité pourra se révéler. Les saillies tragiques que l’on rencontre dans l’œuvre - de l’effroi à la souffrance - portent ainsi l’événement (avènement) vers une profondeur mémorielle qui ne s’oppose pas au soudain surgissement du réel en l’être mais le conduit au contraire vers le propre mystère de son origine. Le tercet « Une vallée où échappent/ Chaque fois/ Les mésanges trop proches » (II, 2) ne nous place-t-il pas face à une traversée qui affronte la peur, lorsque l’oiseau habite moins le ciel qu’il ne le trouble ? Les deux tercets qui le suivent « Je courais je courais est-ce/ Appeler/ Tout à coup sans récit/ / Presque comme un grondement/ Dont la neige/ N’est jamais recouverte » (II, 2) ne nous montrent-ils pas alors la nécessité d’une fuite, lorsque la parole se fait indistincte et que nul repos ne peut s’annoncer ? Mais il faut ici reconnaître que la métrique vient au secours de ces existentiaux tragiques, en les unissant en un même souffle qui les porte en fait vers leur accomplissement - comme si le poète en espérait toujours une advenue morphogène - : la rythmique régulière en 6/ 3/ 6 du tercet « Une vallée où échappent/ Chaque fois/ Les mésanges trop proches », suivie de son Distance nue - l’advenue de la présence 63 développement tout aussi régulier en 7/ 3/ 6/ / 7/ 3/ 6 des deux tercets suivants « Je courais je courais est-ce/ Appeler/ Tout à coup sans récit/ / Presque comme un grondement/ Dont la neige/ N’est jamais recouverte », accompagne de sa douce musique l’événement de la naissance d’un espace par le mouvement du corps de l’être (« je courais ») et transfigure ainsi le lieu qui pouvait a priori susciter la crainte en ce lieu qui sait a posteriori engager une espérance (la neige « jamais recouverte » est bien un symbole immaculé et l’appel « sans récit » est bien une définition du cri du nouveau-né). La traversée de la crainte - étant mourant - n’entrave donc pas la surprise de la manifestation - advenant naissant - mais l’épanouit au contraire en s’emparant de la propre mémoire de nos existences communes - expérience cruciale - : « il faut que le lecteur entre dans cette mémoire en mouvement, une mémoire vive qui fait tourner ses rimes de vie pour atteindre la vitesse d’un temps où c’est toujours l’imminence d’un événement », remarque en ce sens Pascal Maillard afin de souligner que l’advenue à la parole, chez Vargaftig, engage toujours la méditation d’un poids qui humanise sans alourdir 9 . Dans la mesure où « Même l’aube/ A une histoire » (III, 11) et où la mémoire de son advenue nous rend en vérité puissamment à nous-mêmes s’illumine dès lors le dernier poème du livre,- à partir de cet éparpillement dont nous avons déjà parlé en évoquant l’ouverture du recueil et de cet élan de la parole dont nous avons déjà vu le caractère morphogène à l’échelle de tout l’ouvrage, jusqu’en cette chute à proprement parler très poïétique du texte : « Presque une ville/ Pour devenir un seul/ Chuchotement/ / Si rien encore/ N’avait éparpillé/ Ciel rue et place/ / Quand un trou d’ombre/ Traverse les lilas/ Sans échapper/ / Sous les arcades/ Comme chaque syllabe/ Est la première » (V, 19). L’allitération en sifflante et la scansion des consonnes sonores en [p] et en [r] nous donnent à entendre cette humanisation du promeneur traversant la cité et apprenant à entendre le vent parler « sous les arcades » d’un vieux passage ou de sa propre vie. Il y a là naissance d’une nouveauté - chaque syllabe est la première - et naissance à soi d’une nouvelle consistance d’être capable de voir le monde - rien n’ayant éparpillé rue et place. L’advenue de la présence est une réalité si structurante en l’écriture de Vargaftig qu’elle organise aussi l’agencement même des poèmes dans les sections sans titre qui composent Distance nue. En forme d’ouverture, la dernière partie du recueil s’articule ainsi autour d’un événement que plusieurs tableaux concourent à présenter comme toujours déjà nécessairement singulier : dominent en premier lieu l’ineffabilité du monde et la contingence absolue de la vision mondaine - « Silence avec plage/ Et vent renversé », « Où l’étendue comme/ S’ouvre en m’aveuglant » (V, 1) ; 9 Maillard, Pascal, « Le corps vivant du poème », Bernard Vargaftig, l’aveu même d’être là, op.-cit., p.-40. 64 Philippe Richard « Toujours cela/ Et la falaise/ Que j’oublierais de dire », « Presque un regard/ Un paysage/ Dont le souffle ruisselle » (V, 2) ; « Serait-ce-/ L’été un autrefois/ Les alouettes/ Distance nue dont il/ Manque une syllabe », « Qui oublie l’ombre/ Où tout à coup l’écho/ Dans la prairie/ Est plus insaisissable/ D’avoir appelé » (V, 3) ; « Nulle ressemblance/ Quels mots/ En courant/ Si rien n’était désert » (V, 4) - ; s’imposent en second lieu l’événement imprédictible qui en jaillit et l’advenue d’une émotion que sublime sa fugace apparition - « Terrible/ L’anfractuosité/ Quand trop d’enfance/ Fait voler une phrase/ Avec l’autre page », « Et le feuillage/ Tout à coup frémissait/ Cette beauté/ Sans preuve sur la berge/ Drap vent et réel » (V, 5) ; « Rive soudaine/ Connaissance et frayeur/ Où que tu sois » (V, 6) ; « Toujours tant de sens/ Toujours/ La stupeur/ Roule dans les genêts » (V, 7) ; « Toute la peur/ A soulevé l’été/ Dans les broussailles », « Butte et parfum/ Que l’espace poursuit/ Obstinément » (V, 8) - ; se dit en dernier lieu la naissance de soi à soi, justement permise par l’ineffabilité du monde et l’émotion créée par le réel, dans la co-naissance à une altérité aimée et exhaussant l’être - « Je t’aime/ Les grèves se détachent/ Et les brindilles/ Où même déchiré/ Ton nom est en moi » (V, 9) ; « L’orage l’orage/ Avec/ L’abandon/ Que ton souffle traverse », « Un cri dans l’énigme/ Ton lointain/ Ton goût/ Aucun mot n’est aveugle » (V, 10) ; « Un sillage en nous/ Sous les noisetiers », « Le présent descend/ L’air approche approche » (V, 11). L’ultime section poétique du recueil est donc l’enjeu d’une traversée en laquelle le monde se présente ainsi comme une mystérieuse propédeutique à l’advenue évènementielle de soi par cette altérité précisément jaillie du monde. Or nombre de poèmes en préfiguraient déjà le mouvement dans les pages qui précédaient : « Une courbe/ Tout serait vitesse/ Chute après chute et les récifs/ Où ton souffle me/ Poursuivrait encore/ / Chemin et mélèzes/ Rien n’était trop loin/ Stupeur brusquement si ouverte/ Un horizon gronde/ Derrière l’écho/ / Sans je me souviens/ Ni mots ni brindilles/ Visibles comme dans la crique/ La nuit d’un seul coup/ Effleurait le sable » (IV, 16). Étrangeté liminaire du monde (entre « courbe » et « vitesse »), vécu d’un corps y tombant pour en mieux réaliser le soutien fondamental (« chute après chute et les récifs »), entrelacs du ‘je’ et du ‘tu’ (le couple se « poursuivrait » ici pour figurer la condition d’errance qu’est si souvent la situation de l’être au monde), événement imprédictible soulignant la rencontre (entre l’ouverture de la « stupeur » et le grondement de l’« horizon »), effacement de la vision et exhaussement de l’écoute (rien ne se passe que « derrière l’écho »)… tous les éléments caractéristiques de la poétique de Vargaftig se retrouvent en somme en ces lignes, au service de cet avènement d’une présence qui est véritablement la part sacrée de la poésie. En ce sens peut-on voir apparaître, en une langue résolument moderne, la fondamentale quête poétique et philosophique de l’apertural, énonçant le monde comme ce lieu surgi de l’ouverture de l’être à l’altérité et comme cette béance familière en laquelle Distance nue - l’advenue de la présence 65 l’être peut avoir prise lorsqu’il s’abandonne à ce qui lui advient. C’est la raison pour laquelle la poésie ne nous place jamais face au monde mais nous prend toujours bien en son sein : « Le présent/ Partout » (V, 18). Cette poésie même que porte donc l’écriture de Vargaftig se fait ultimement espace de la présence - parfaite vérité du sentir nous aidant humblement à être là pour saisir la formidable union d’un réel obscur et d’un mystère imprévu. La lecture de Distance nue nous en offre vraiment un éclatant exemple - vraie énigme du sens nous introduisant à un sentir essentiel pour aider notre temps à demeurer vivant par-delà sa vacuité souveraine. Le texte n’en est ainsi véritablement expressif que parce qu’il exprime moins quelque chose qu’il ne se signifie lui-même dans l’épaisseur de l’événement- (liber mundi) : « Chaque pierre rêve/ Le désert s’en va/ / Tout devient ce mot- / Que rien n’a crié/ / Paysage comme/ Soulevé soudain » (II, 1) - l’encadrement de la parole par le paysage artialise ici un monde qui se fait verbe silencieux pendant que communiquent, par la musique, les mots « pierre » et « désert », les mots « devient » et « rien », les mots « paysage » et « soudain ». C’est, en somme, lorsque l’apparition des choses fait le moins de bruit qu’elle peut résonner en l’être et y laisser sa marque que l’on voudrait dire prédestinée, révélant alors toute sa force de suggestion événementielle (symbolon) : « Le lointain surgit/ Jamais/ Une empreinte/ Lumière si bruissante » (II, 4) - l’effet de sourdine constitué par l’association des nasales plaintives de « lointain » et d’« empreinte » et par l’allitération sifflante de « surgit » et de « si bruissante » lie ici l’événement et sa manifestation dans la lumière pour laisser apparaître le monde en une vision naturellement épiphanique. La mention de l’énigme chez Vargaftig, moins image cryptée que transcendance incessible, est d’ailleurs régulière et signifiante, qu’elle s’associe au dévoilement du monde - « Le consentement/ Énigme et feuillage » (I, 4) ; « Air et horizon/ Couraient/ Dans les pierres/ Comme l’énigme monte » (II, 4) ; « La terrasse muette/ L’air arrive/ Au plus nu comme l’énigme » (IV, 15) - ou qu’elle descende en l’intimité même de l’être - « La plage/ A roulé dans l’enfance/ La nudité/ L’énigme le murmure/ Comme interminable » (I, 5) ; « Ton nom répète/ Comme est béante/ L’image de l’énigme » (I, 8) ; « Tantôt/ Rien que l’énigme tu/ Montres ton nom/ Ton goût un pli le sable/ Aveuglé en moi » (I, 10). Sa forte présence en début de recueil laisse en tout cas se déployer à sa place, et de façon très révélatrice, la tension mystérieuse entre parole et silence à la fin du recueil, comme si l’énigme travaillait maintenant le verbe pour rendre le silence authentiquement expressif - « Silence avec plage/ Et vent renversé/ / Toujours le premier/ Sous ce qui est dit/ / Presque trop de sens/ D’être inavouable/ / Délié ici/ Hurlé dans l’écho » (V, 1) ; « Toujours cela/ Et la falaise/ Que j’oublierais de dire/ / Presque un regard/ Un paysage/ Dont le souffle ruisselle/ / Consentement/ L’effraie muette/ La forêt une phrase » (V, 2) - ou pour consacrer l’amenuisement de 66 Philippe Richard la voix en pureté naturellement absolue de la voix - « Imprononçable/ Rien comme si le temps/ Avait penché/ D’être où les chiens échappent/ Entre voix et neige » (V, 5) ; « Presque une ville/ Pour devenir un seul/ Chuchotement/ / […]/ / Sous les arcades/ Comme chaque syllabe/ Est la première » (V, 19). Le travail du poète consiste bien ici, non à parler de l’événement, mais à rendre sensible l’événement dans la monstration d’une parole paradoxale dont la victoire est l’événement. S’il est vrai que la seule énigme existante est manifestement celle de notre présence au monde, elle peut en effet se trouver descellée par notre capacité même à la nommer en lui faisant signe - par la poésie. Les derniers mots du recueil, « Sous les arcades/ Comme chaque syllabe/ Est la première », soulignés par ce « comme » exclamatif que goûte si souvent Vargaftig, mettent précisément en relation la parole et son origine, en amont avec l’image vétérotestamentaire de l’arche témoignant de l’alliance entre la parole et le monde (Ex 25, 21 : « Tu mettras le propitiatoire sur l’arche, et tu mettras dans l’arche le témoignage que je te donnerai ») et en aval avec l’image néotestamentaire du commencement indiquant le jaillissement toujours nouveau de la parole au monde (Jn 1, 1 : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu »), élançant l’ensemble du texte vers la primauté d’un langage simple et réconcilié avec le réel et pointant encore le poème liminaire de Distance nue - « C’est devant devant/ Comme l’espace/ Envahit/ Chaque fois un souffle ». Le monde et la voix se trouvent en ce sens réconciliés, comme en avant de l’être, en un programme poétique aussi dense qu’essentiel 10 . On pourra donc dire que l’écriture de Vargaftig manifeste avec soin le surgissement du monde dans le cœur même de la parole, laissant à l’événement le soin d’apparaître devant nous pour nous faire advenir à nousmêmes en cette nouvelle naissance qu’est toujours l’avènement du réel en une vie singulière. La petite musique de Vargaftig, dans Distance nue, allège ainsi nos existences craintives et nous élance jusqu’en l’abîme morphogène de l’existence. Or voilà ce qui importe, par-dessus tout, lorsque la parole du poète se fait, par excellence, aveu même d’être là. 10 Collot, Michel, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, coll. « Écriture », 2005. La manière de l’œuvre « Où le lilas criait pour aveugler » Philippe Richard Grâce à la manifestation de ces fragments d’existence qui ressuscitent une vraie plénitude de vie et acquièrent une nouvelle présence dans le bruissement même de la langue - « Mémoire et lieux qui fuyaient dans les mots » (Jables) -, l’écriture poétique de Vargaftig manifeste un constant travail d’exhaussement du verbe en direction d’un monde soudainement rendu à sa visibilité première, par l’événement de son apparition soudaine et retrouvée - « Stupeur brusquement si ouverte » (Distance nue) - comme par l’acquiescement de son émotion vitale et jaillissante - « L’ailleurs surgit/ L’ailleurs/ Brûlure ô réel » (Lumière qui siffle). L’affect morphogène qui régit la littérature est dès lors recréé par le propre mouvement d’un texte toujours nouveau - « Espace comme rien ne se referme » (Dans les soulèvements) - plus qu’il n’est traduit à partir de l’impression passée d’un vécu parfois égarant - « Trembler tendresse imperceptible » (Description d’une élégie). Vargaftig se fait ainsi le poète de l’expérience - traversant le réel (per) grâce à cette conscience surprise qui arrache le monde (ex) au strict plan de l’immanence - quand il devient pour nous l’écrivain de l’éclat - travaillant la langue au feu de cette attente qui laisse surgir (sub) les choses de façon naturellement imprédictible. En un éclair authentique - « La clarté tout à coup d’un éraflement » (Comme respirer) - apparaît donc l’histoire qui ne peut s’effacer - « Comme un oubli ne se soumet pas en moi » (Trembler comme le souffle tremble). Un texte miraculeusement énigmatique du recueil Si inattendu connaître de 2006 porte d’ailleurs cette vie qui, loin de se rêver autre qu’elle ne fut, s’invente autrement qu’elle n’exista pour vivre à présent le plus réellement possible. Méditons avec lui l’appropriation du vivant, dans l’étonnement même d’être encore là, comme en-deçà de la mort qui aurait pu nous prendre mais nous a laissé fuir, « où le lilas criait pour aveugler » : Aucune syllabe ne devient la même Quel acquiescement laisse ouvert Si vite dans le commencement En tremblant comme l’oubli se produit 70 Philippe Richard Comme déchiré sans cesse Quand la détresse n’humilie pas Ni l’énigme qui par espoir Précède compassion et fauvette Envol et terreur qu’avec la rue éparse Le dévalement s’approprie Qu’y a-t-il eu que fuit le silence Où le lilas criait pour aveugler La première strophe du poème manifeste immédiatement le jaillissement d’une nouveauté : l’indétermination du sujet associée à l’idée de renouvellement perpétuel (« Aucune syllabe ne devient la même »)- et l’acceptation de l’horizon lié à l’idée d’enfantement possible (« Quel acquiescement laisse ouvert ») laissent apparaître un mouvement de genèse (« Si vite dans le commencement »), dans la fragilité d’une promesse qui traverse le monde sans trop savoir où l’emmèneront les choses (« En tremblant comme l’oubli se produit »). Les finales ouvertes de chaque vers, isolant la fermeture du troisième segment qui souligne le terme essentiel du poème en sa valeur d’origine, laissent se déployer une musique douce donnant à l’élancée ici figurée par les mots un caractère aussi morphogène que pacifiant. L’exclamation du deuxième vers, commentée par les deux initiales qui la suivent (« si vite » et « en tremblant »), met en évidence la liberté contenue dans le verbe « laisser » et maintenue par l’allitération en sifflante. Ce mouvement de communion au monde, pas même éteint par les termes restrictifs des vers un et quatre contextuellement transfigurés en teneurs positives, est d’ailleurs magnifié par une éthique de l’humilité portée en deux termes euphoniques (« acquiescement » et « tremblant ») pour être enchâssée en une strophe de rythme régulier (10/ 9/ 9/ 10). Aucun oubli ne s’impose donc, puisque le « comme » du cinquième vers, qu’il soit exclamatif ou comparatif, affirme que l’oubli est « déchiré sans cesse », c’est-à-dire perpétuellement ouvert et en ce sens réfractaire au vrai oubli qui ne pourrait être qu’oubli de l’oubli. Le poème sera par conséquent un combat surmonté, par-delà le tremblement invoqué qui est certes aussi celui du sens mais ne vaut jamais démission de la confiance en l’ouverture perpétuelle du monde - le chuchotement général de l’allitération en sifflante incarne bien aussi ce secret que délivrera le poème au sein de l’orbe maternel et protecteur dessiné par l’entrelacs des syllabes en écho (« acquiescement », « commencement », « tremblant »). La deuxième strophe du poème, entée sur une syllabe ouverte (« sans cesse ») qui se difracte ici partout (« détresse », « espoir », « précède »), y compris du reste en échos multipliés (« compassion et fauvette »), forme une vaste harmonie imitative exhaussant une détresse qui n’a rien d’humiliant « Où le lilas criait pour aveugler » 71 mais qui a tout de glorifiant - les deux termes négatifs des vers cinq et six, « déchiré » et « détresse », se changeant dès lors en deux termes positifs aux vers sept et huit, « espoir » et « compassion », avec cette connotation fondamentale d’ouverture au monde et à autrui dont nous parlions déjà plus tôt. Si l’on s’avise que le vers cinq poursuit le vers quatre (thème de l’oubli) tout en désignant le vers deux (« sans cesse » signe en effet « acquiescement »), lorsque l’ouverture au monde (deuxième vers) inaugure une nouveauté perpétuelle (quatrième vers) ouvrant le cœur de l’être (cinquième vers), on comprend alors que le poème, résolument non visuel, n’en est pas moins parfaitement expérientiel. L’allitération en rugueuses souligne du reste aussi cet effort créateur, lui-même à l’unisson de nos ordinaires et nécessaires confrontations au monde, rendant compte d’une détresse qui ne saurait nous humilier puisqu’elle caractérise bien plutôt en propre notre condition même de finitude - les finales de la strophe étant bien à cet égard en parfaite synesthésie : « déchiré sans cesse »/ « la détresse n’humilie pas »/ « espoir ». Or la centralité signifiante du mot « énigme » (lorsque l’on sait que le poème n’est mystérieux que parce que le monde l’est aussi toujours déjà) s’associe littéralement ici au mot « espoir » (lorsqu’il est clair que la médiation du désir est toujours nécessaire pour s’engager réellement dans le monde), tandis que l’alternance de sonorités sourdes et de sonorités ouvertes dans un dernier vers alliant concrétude et abstraction (« Précède compassion et fauvette »)-ne se sépare jamais du mouvement vital - ici naturellement conféré par la fauvette. L’énigme précède donc tout mais se trouve aussi dénouée par tout, et surtout par l’ouverture du monde jouée dans l’alliance incessible entre objectivité (« fauvette ») et subjectivité (« compassion ») ; elle ne saurait dès lors humilier l’être puisqu’elle lui offre la fondamentale possibilité de dire, en registre vargaftigien, l’aveu même d’être là. La troisième strophe du poème manifeste un envol - de la fauvette, du souvenir, de la compassion, du poète. Elle ouvre ainsi l’espace. La rue devient l’horizon, comme si la vie rejoignait la création pour l’imiter, en ce paradigme de la fuite salvatrice dont on sait l’importance chez Vargaftig. Entre le « dévalement » du dixième vers et l’« acquiescement » du deuxième vers se tissent alors des liens étroits, encadrant le poème par ce fondamental abandon au descellement du monde qui préside à toute poésie. Ainsi le mouvement s’approprie-t-il toute chose (« Le dévalement s’approprie »), absolument et à proprement parler, y compris le corps même de l’être qu’il refonde alors (« le lilas criait pour aveugler »). Le bouleversement de la syntaxe dit en ce sens moins le bouleversement du sens dans les arcanes de la mémoire qu’il ne dit la reconfiguration nécessaire du corps par la marche du monde, l’objet de la quête poétique étant bien, on le sait à présent, de nous approprier le réel par la matière-émotion de son sens. Les sons heurtés du vers « Qu’y a-t-il eu que fuit le silence » et la mention du cri dans le vers 72 Philippe Richard « Où le lilas criait pour aveugler » signent à cet égard la lente conquête de l’humanité transcendant l’effrayant silence quotidien et désirant le rythme bienheureux de l’extase, jusqu’à la synesthésie finale du douzième vers - en son alliance d’ouverture (« criait ») et de fermeture (« aveugler ») qui renoue avec l’acceptation liminaire du vers deux (« Quel acquiescement laisse ouvert ») et rappelle encore le désir d’Hölderlin caractérisant l’ensemble de la démarche poétique de notre poème (« viens dans l’Ouvert, ami »). L’ultime « cri » du dernier vers, en reprenant la « syllabe » initiale et en affirmant ainsi le surgissement de cette nouveauté radicale qu’est toujours pour nous l’advenue du réel - « où » -, incarne finalement la modernité d’une écriture alerte enchâssée au lyrisme de la tradition pindarique. À la question « Qu’y a-t-il eu que fuit le silence » ne peut donc être énoncée que la résistance fondamentale de l’âme de la parole bienheureusement colorée par le lilas. Enraciné en ces affects de l’enfance qui sont moins derrière lui que devant lui, Vargaftig demeure dès lors un survivant qui se tient debout et vit en explorant la langue. Or le poème que nous lisons dans Si inattendu connaître s’éclaire naturellement aussi à l’aune de cette quête de l’homme en marche - toujours en avant de soi pour mieux se posséder soi-même. Le paysage intérieur de l’enfant ne nous est-il pas ici présenté en sa première vivacité, de l’apprentissage du discours nécessitant la distinction des syllabes dont « aucune [en effet] ne devient la même » à la mémorisation d’usages laissant le novice sans cesse « tremblant comme l’oubli se produit » ? Les premiers pas de celui qui découvre le monde ne peuvent-ils aussi rendre compte des termes de « commencement » et d’« envol » dont l’importance forme le sens même du texte ? Les premiers jeux enfantins ne sont-ils pas surtout contenus dans l’« énigme » que l’on s’échange avec malice pour remporter un amusant concours ou dans la « fauvette » que l’on identifie avec fierté parmi bien des espèces différentes d’oiseaux ? La candeur de celui qui sait bien que « la détresse n’humilie pas » et qui comprend que les peines se rédiment immédiatement si l’on sait se précipiter dans les bras ouverts d’un parent ne donne-t-elle pas à la personnification du lilas qui « criait » une saveur toute particulière, moins immédiatement onirique que fondamentalement vraie ? En la petite musique de ces sons qui toujours reviennent comme en une comptine (« acquiescement », « commencement », « tremblant », « dévalement », « envol ») se montre en somme une enfance fière d’avoir été ce qu’elle fut et de pouvoir continuer à faire vivre le monde - songeons là au titre du recueil de 2008 (Ce n’est que l’enfance). Mais, loin d’être univoque, notre motif peut se déplacer aussi de l’innocence au traumatisme, en un gage assez sûr de sa réalité la plus authentique. Enchâssée à une allitération sifflante qui en donne le climat, la douleur se montre ici non seulement dans l’encadrement général du poème (« aucune » et « aveugler ») mais encore dans le symbole ambivalent de l’ouverture qui le « Où le lilas criait pour aveugler » 73 fonde, signifiant à la fois la liberté, nous l’avons vu, et la blessure mentale toujours béante, comme en témoignent les échos « terreur » (à implication psychique) et « tremblant » (à implication physique) que l’on trouve naturellement liés par un même écho phonique signifiant. Le fait d’être « comme déchiré sans cesse » rappelle au demeurant un traumatisme aigu tandis que le tremblement qui sourd « comme l’oubli se produit » évoque la peur du manquement au devoir de mémoire le plus élémentaire. Chez Vargaftig, c’est le dramatique événement de la traque de l’enfant juif qui se trouve là ressuscité en filigrane.-Un silence absolu risquait alors de tout enfermer sous son ombre (« Qu’y a-t-il eu que fuit le silence »).- Le dévalement de la « rue éparse » incarne en ce sens cette fuite aussi angoissante que nécessaire, aussi terrible que vitale, dans l’« envol » du corps et la « terreur » de l’esprit, alors même que tout semble crier autour de soi (« où le lilas criait pour aveugler »). Nommer ce passé au présent, dans la métaphore obsédante de l’enfance, revient ainsi à en rendre l’oubli impossible et à rendre présent l’espoir de son salut. Comme le dévalement s’approprie la rue, le souvenir s’approprie par conséquent le monde et le monde s’approprie à son tour le souvenir - en un entrelacs fondamental des subjectivités, du poète au lecteur et du lecteur au poème (que l’on songe encore aux pronoms possiblement interrogatifs qui jalonnent ici les strophes et nous mettent en demeure de répondre à ce qui réellement se passe dans le texte - « quel », « quand », « qu’y a-t-il »). Mais à rebours de toute peur anesthésiante, l’ensemble des sens convoqués par le poème - « criait » mobilise l’ouïe, « aveugler » convoque la vue, « lilas » appelle l’odorat, « tremblant » désigne le toucher - dessine effectivement un être debout et conscient d’exister par-delà le désastre du monde - l’alternance des temps, de « tremblant » à « déchiré » et de « précède » à « criait », soulignant du reste encore ce surplomb gagné par le poète. C’est que le temps de la vie, entre le « commencement » (la naissance), l’« espoir » (l’existence) et le « silence » (la mort), au cœur de la finitude d’être, semble naturellement le bien le plus précieux et le plus louable, comme le disait Œdipe en répondant à cette énigme du sphinx qui le sollicitait et qui occupe bien ici le cœur de notre texte. On sait que l’écrivain Vargaftig n’eut d’ailleurs de cesse de résoudre l’énigme du vivant, pour rester en vie et advenir à soi dans la quotidienneté même de ses jours. Il est clair que la partition musicale de Si inattendu connaître le donne vraiment à saisir. La voix du lecteur donne en effet corps à ce mouvement de résurrection qui est réellement celui de notre poème. Que l’on scande les mots dominés par une teneur en [k] - « aucune », « acquiescement », « commencement », « comme », « quand », « qui », « compassion », « que », « criait » -, les mots dominés par une teneur en [m] - « même », « acquiescement », « commencement », « comme », « humilie », « énigme », « dévalement » - ou les mots dominés par une teneur en [v] - « devient », « ouvert », « vite », « envol », 74 Philippe Richard « dévalement » -, on rejoint en tout cas toujours par eux l’ample allitération en [s] qui organise en sous-main l’ensemble du texte - « syllabe », « acquiescement », « commencement », « laisse », « si », « se », « sans cesse », « détresse », « espoir », « précède », « compassion », « éparse », « silence », « se ». On se fond alors en une ample musique qui devient le propre rythme du vivant - jamais altéré par quelque signe de ponctuation - ; les mots se rejoignent simplement les uns les autres en un mouvement que le souffle doit seul définir, comme dans la vie même, selon une logique de modulation manifestement post-claudélienne (aussi l’alternance des syllabes ouvertes et fermées devient-elle paradigmatique de l’acte de lire le poème chez Vargaftig, lorsque la respiration pure fait dès lors sonner les vers - « Comme déchiré sans cesse ») ; c’est par conséquent sans aucun artifice que l’on peut dire que la lecture d’une expérience devient en poésie une expérience de la lecture. Le réel est ici recréé conformément au titre donné au recueil, l’inattendu de la parole engendrant la co-naissance du lecteur à sa propre vie. Si le poème dévale en effet, c’est qu’il sait s’arracher au silence pour le conjurer en un cri de délivrance, sa naissance se réalisant avec et dans les mots - « Où le lilas criait pour aveugler ».- Voilà pourquoi le doute n’est plus permis : Si inattendu connaître nous place au cœur d’une poésie fondamentale où le monde sensible se trouve saisi et où le monde intérieur se trouve réordonné - une écriture qui articule l’être à son enfance en présentant poétiquement ces deux instances au réel même et en les abouchant à lui par la grâce d’une parole qui, en ce rythme à la fois classique et singulier d’un vers mouvant, nous fait marcher avec son souffle. Et voilà pourquoi l’œuvre entière du poète est donc à redécouvrir au plus vite. À l’aventure pourrons-nous y retrouver, toujours liés entre eux par une cohérence inaliénable, les motifs de la fauvette - lorsque le corps du monde rejoint soudainement le corps de l’être - et de la fuite - lorsque le mouvement est nécessaire pour réordonner le réel même -, de la fragilité du mot - lorsque la conscience ne dispose plus que de ces instants fugitivement ressuscités que seul le verbe peut d’ailleurs vraiment récréer pour elle - et du salut miraculeusement trouvé - lorsque la certitude d’être encore là éclate finalement comme un cri -, comme ici notamment dans un poème de Distance nue : Tout venait de face Fauvettes Crique arbustes Et ciel pli après pli Je fuyais fuyais Bras ouverts Et comme On ne m’a pas brûlé « Où le lilas criait pour aveugler » 75 Vent mêlé aux fleurs Ravin Quand plus tard La lumière éparpille Clairière vivante Un roncier Un bond Où les mots sont si brefs Ne seront pas non plus oubliés, en ces échos sans cesse repris qui fondent véritablement une poétique vivante, les motifs du dévalement et de l’enfance - lorsque l’élan imprime son sens historial à la mémoire et au poème- -, les motifs de la parole reconquise et de la route appréhendée comme évasion - lorsque la libération de l’être se donne simultanément comme acte du monde extérieur et du monde intérieur -, les motifs de la flore à l’unisson de la course et de l’aveuglement rédimant le silence - lorsque l’imminence d’un événement réenvisage le réel en une expérience unitive -, particulièrement avec cet autre poème de Distance nue : Un ruissellement A vif Un récit Aucun vent une enfance La suite la suite Nuée herbe Chemin Eboulis embrassés Quand le précipice Echappe Toujours un Rosier où je vacille Comme est le silence Que charniers Et grives Et présent aveuglaient On songera dès lors à la réflexion de Jean-Claude Renard sur le caractère étymologiquement religieux de toute poésie de l’énigme. Chaque texte fondé par la tension de deux visages du même être cherchant à se rejoindre pour s’accomplir mutuellement n’appelle-t-il pas en effet « une présence constamment différée mais réelle », « un chiffre qui transcende toujours son déchiffrement » ou « une autre énigme que la sienne » (Une autre parole, Paris, 76 Philippe Richard Seuil, 1981, p.- 64) ? Or l’expression si singulière de Vargaftig correspond précisément à cet espace religieux que dessine la parole poétique, tandis que l’entrelacs fondateur de l’angoisse et de l’enfance y donne évidemment naissance à cette « énigme » qui, en notre poème, « précède compassion et fauvette ». Dans l’orbe esthétique qu’est le mode d’être métaphysique du poème, son écriture s’élabore donc patiemment comme cette vraie présence capable de questionner la transcendance de l’être encore au monde et de rejoindre en ce sens les questions les plus fondamentales du monde contemporain. Notre tâche ne demeure-t-elle pas d’ouvrir l’espace de l’histoire, en la singularité d’une tension (poétique) qui sait qu’il est impossible de rien réécrire mais qui croit que le fait même d’écrire l’énigme pourra bien un jour la rédimer ? Alors se rencontre le vrai lieu de Vargaftig, en l’effacement même du poète cédant l’initiative au propre rayonnement du monde. Si inattendu connaître ne pouvait certes pas répondre plus adéquatement à l’espérance de Philippe Jaccottet : « pour nous qui vivons de plus en plus entourés de masques et de schémas intellectuels, et qui étouffons dans la prison qu’ils élèvent autour de nous, le regard du poète est le bélier qui renverse ces murs et nous rend, ne serait-ce qu’un instant, le réel ; et, avec le réel, une chance de vie » (L’Entretien des Muses, Paris, Gallimard, 1968, p.-301). Stupéfaction qui précipite Quel saisissement est de m’avoir nommé Fugacité nue de plus en plus Brouhaha où l’éclaircie comme s’ouvre Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) S’orienter dans la lecture d’Un récit Regis Lefort Bien sûr, que je raconte une histoire. Peut-être toujours la même. N’y a-t-il pas un livre de moi qui s’appelle Un récit ? Je crois que tous les poèmes racontent une histoire 1 . En 1991, Bernard Vargaftig fait paraître Un récit aux éditions Seghers. Il s’agit d’un ensemble de soixante-dix-neuf sonnets. Chacun est constitué de 14 vers libres, répartis en deux quatrains et deux tercets. Dans ces poèmes, il n’est pas question, comme dans le sonnet du XVI e siècle, d’innamoramento, de références mythiques, de blasons ou d’allégories diverses. Il ne s’agit pas non plus de métrique ou de prosodie telles qu’elles sont considérées dans les formes anciennes. Il ne s’agit pas davantage, comme dans le sonnet du XIX e siècle, d’une part, de variation quant à la rime des tercets, d’autre part, de lyrisme au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire d’expression des sentiments d’un « je » - nous prenons ici certain raccourci, mais nous reviendrons sur la notion de lyrisme. Bernard Vargaftig revisite le sonnet et le porte vers plus de concision, plus d’abstraction aussi parfois. Ce qui est à l’origine de ces sonnets, c’est pour partie le surgissement de l’inconscient. Le poète travaille ensuite son texte plusieurs fois et structure le tout selon un ensemble de règles ou de contraintes qu’il s’impose : rythme, élans, posés, lexique récurrent, mais également une façon de compter et compter encore le nombre de syllabes des mots. Nulle dédicace, il est vrai 2 , mais la présence accrue, du début à la fin, d’un « tu » à qui s’adresse le poète, qui a pour référent Bruna, et n’est autre que la puissance du verbe à composer ce que le poète appelle du « vivant ». Les soixante-dix-neuf sonnets montent progressivement en puissance pour dire l’amour, l’unique, la consolation, la protection parfois, face à la peur 3 , la grande peur qui empêche de vivre, et jugulent ce mouvement de dévalement, d’éboulement, d’avalanche, 1 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », Nu(e), 7 (1995), p.12. 2 Notons qu’aucun livre de Bernard Vargaftig ne possède de dédicace, mais cela équivaut à une seule dédicace pour l’œuvre entière, une dédicace à l’absente resplendissante, à Bruna, la présence-absence. Rappelons également que le poète recopiait chacun de ses livres à la main pour Bruna. 3 Nous pourrions mettre en regard de cette peur, si souvent évoquée par Bernard Vargaftig, ces mots du poète Henry Bauchau : « La peur est le grand obstacle, 78 Regis Lefort constant dans le recueil, mouvement-même de l’instant de « création » - même si Bernard Vargaftig n’aime pas ce mot 4 - lors duquel le poète sent en lui comme un vide que creusent une exigence et une nécessité. Revenons brièvement sur l’importance de Bruna, en faisant quelques rappels. Bruna est Un récit, mais nous pourrions dire qu’elle est l’œuvre tout entière. Sans Bruna, pas de possible existence de la langue du poème. Ainsi le dit le second sonnet : Ton nom est un récit Jusque dans ton nom À travers le désir [...] 5 Si Bruna est Un récit, elle est la poésie, elle est la langue de poésie, comme le sont ailleurs les oiseaux - le poème n’évoque-t-il pas fréquemment ces oiseaux, alouettes, mouettes, bruants ou passereaux, tous en rapport avec la femme aimée et avec la langue du poème ? Nous pourrions citer ici ces deux vers du sonnet 75 : « Nudité que l’éclaircie précède/ Ce qui est tu/ Embrassé dans le langage », où ce « tu » dit à la fois celle à qui le poète s’adresse et le langage en ce qu’il se tait, en ce qu’il tait une part de réel par impossibilité constitutive. Bruna est l’énigme, celle du réel, celle du langage, elle est la Femme. Nous pourrions évoquer une sorte de maternité spirituelle tant Bruna est la protectrice, la dévotion, celle qui permet de rester debout. Peut-être pourrions-nous aller jusqu’à la forme d’une parole originelle, pure, désenclavée, que désignerait le mot « nudité », récurrent dans le livre, par exemple dans ces quelques vers du sonnet 38 : « Ta nudité en moi/ Comme parle et parle/ Ton autre langage […] ». Cet autre langage est le langage de poésie, celui qui innerve, déborde le poème, dévale comme avalanche et dont le poète parvient à se saisir lors de sa tentative d’accession au réel. Avec Bruna, « l’énigme soudain se renvers[e] » (sonnet 21), et l’envahissement est si fort, la présence si présente, que le poète écrit : Ton nom tes yeux ton parfum Que dans ce qui échappe Toute l’exactitude recouvre 6 Chaque poème de cet ensemble de sonnets entretient avec les autres un lien singulier. Soit qu’un autre poème lui fasse écho, soit qu’il le prolonge, soit qu’un système, que nous allons essayer de mettre en lumière, trouve un langage pour « révéler à l’homme les formes de son être » (nous empruntons tant dans la vie personnelle que dans la vie collective » (La blessure qui guérit, Bruxelles,-Alice Éditions, 1999, p.-24). 4 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », op.-cit., p.-13. 5 Vargaftig, Bernard, Un récit, Paris, Seghers, 1991, p.-8. 6 Vargaftig, Bernard, Un récit, op.-cit., p.-11. S’orienter dans la lecture d’Un récit 79 ici une formulation de Joë Bousquet dans Traduits du silence). Chaque poème appartient encore à un filetage langagier que la répétition nourrit de sa propre nature, de sa propre allure. Le poème liminaire est un appel triple : il donne la tonalité, l’énergie, la forme, il est l’indication du trajet, il projette ce que tous les autres développent peu à peu selon un phénomène d’accroissement, l’énergie en tension portant le verbe jusqu’à son expression la plus haute ; il est l’appel de ce « tu », appel de la présence-absence qu’est la femme ; il pourrait encore être considéré comme un appel suivant une prophétie, n’appelant rien et pourtant espérant du plus fort. Mais lisons d’abord le sonnet : Le vent se déchirait un à un Le ciel vers ce qui va vite Un arbuste une hirondelle Un récit que rien n’effacerait L’immensité est inavouable Toujours un versant à vif Dont le parfum se détache Et le sable avant qu’il ne regarde Et la répétition nue Quand l’horizon fait pencher Les bleuets là-bas sans disparaître Comme où tu sais que je crie Où commencement et gouffre Couraient dévorés par la lumière 7 Le mouvement de ce sonnet liminaire - dont nous pourrions proposer d’étudier comment l’énigme, ce que Bernard Vargaftig nomme énigme, est cette femme-langage dont la présence permet de juguler la tentation de l’engloutissement - s’inscrit dans un mouvement de dévalement, d’éboulement, d’avalanche, d’éparpillement aussi, contrebalancé par l’espoir en ce « récit que rien n’effacerait ». Sans doute l’image force de ce premier sonnet se lit-elle dans l’expression conclusive qui présente l’horizon comme une ligne abstraite : « Où commencement et gouffre/ Couraient dévorés par la lumière ». Ce mouvement se retrouve dans le sonnet 6, où « vivre vivre dévale », dans le sonnet 17 (« La lumière était un éboulis »), dans le sonnet 18 qui évoque un mur intérieur qui « s’écroule encore », dans le sonnet 23 où « Ce qui est dans le désir » est « Déchiré où l’avalanche/ Devient un nom tout à coup/ Que l’écho empêcherait de voir », dans le sonnet 44 où cette fois, dans une adresse directe au « tu » (c’est-à-dire à Bruna, la femme-langage), 7 Vargaftig, Bernard, Un récit, op.-cit., p.-7. 80 Regis Lefort le poète évoque le « Présent répété par l’éclair/ Où voir et ton dévalement approchaient », mouvement repris dans le sonnet 46 (« Avalanche où tu vas me toucher »), que nous pouvons lire encore dans le sonnet 48 dans une formulation qui désigne clairement les mots, le langage, comme pris dans l’avalanche (« Les mêmes mots débordent/ Sans être les mêmes »). Nous pourrions continuer jusqu’à la fin du récit où l’espace est pris dans un éboulis et où même le réel est « dans l’avalanche » (sonnet 72). Quelque chose se dit en permanence d’un corps qui s’écroule, corps du poète, corps du poème avec la reprise des verbes « chavirer », « se déverser », « déferler », « disparaître », « se détacher ». En revanche, il nous faudra revenir sur l’emploi du verbe « renverser » car il indique, outre cette idée de déversement, celle d’une inversion marquée fréquemment par « l’envers » des choses dans l’œuvre, celle d’une volonté d’accéder au réel, à l’énigme par le biais d’un retournement du langage comme on retourne un linge pour le laver tout en le protégeant ou en conservant ainsi la nature vive de sa couleur - notons que le poète préfère souvent l’adjectif masculin « vif », ou plutôt l’expression prépositionnelle « à vif », ainsi en est-il du réel ou du versant ou de l’espace, comme ailleurs de l’image ou de l’éclair, par exemple ; la formulation « à vif » a pour avantage de doubler le sens de l’adjectif en ajoutant un sème de pureté, de vérité, de saillie, de violence peut-être aussi. Dans Un récit, et assurément dès le premier sonnet, se réunissent dans une même dynamique l’amour, la femme, la poésie, nous l’avons dit. Mais Bernard Vargaftig revisite ce que l’on peut déjà lire chez un poète comme Paul Éluard 8 - pour ne donner que ce seul exemple. Il associe à cette femmeamour-poésie un élément qu’il appelle l’énigme. Si, dès la première lecture, il semble que la présence féminine soit bien cette présence que nous avons évoquée, il n’est pas évident, en revanche, de faire le rapprochement avec l’énigme ou, pour le dire autrement, avec le réel, son caractère énigmatique, son inaccessibilité. Quelque chose semble pourtant se dire dans ce poème liminaire, qu’il est difficile d’expliciter de prime abord mais que le poème tient en son centre. Et il faudra revenir en détail sur le premier vers dont le sens échappe, comme échappe un quelconque sens à trouver son être-là dans « l’aveu même d’être là » 9 . « Récit incessant », « Réel à vif », l’énigme peut être considérée comme la source et la fin du poème, comme ce qui lui donne naissance, le circonscrit et le porte vers sa lumière si singulière. Nous pourrions citer ici le poème conclusif de Je n’aime que l’énigme : 8 Cf. la section « Facile » des Yeux fertiles (dans La Vie immédiate, Paris, Gallimard, 1988, p.-235) ; notamment le poème liminaire « Tu te lèves l’eau se déplie » qui se clôt sur ce vers : « Tu es la ressemblance ». 9 Ce vers est celui de l’avant dernier poème de Éclat & Meute (III, XXX). S’orienter dans la lecture d’Un récit 81 L’avènement s’éparpille Les échos dans la broussaille L’immobilité d’une nuée Les images font mortellement peur Que j’aime l’énigme Profondeur qui est toi comme éperdument Te toucher est connaissance vive Comme nos failles se rejoignent Plénitude faille Plénitude que nous embrassons Où ni phrase ni silence les fauvettes nouent Eau et ciel et soif et monde ensemble 10 S’il existe un lien Bruna-féminité-amour-poésie qui semble évident, ce poème, et notamment son quatrain intermédiaire, dit bien cet autre lien entre ce « tu » référentiel et la présence de l’énigme. Il semble encore que cette énigme habite le « vrai lieu », pour reprendre une expression d’Yves Bonnefoy, un espace intermédiaire entre le monde sensible et l’autre monde, « Où ni phrase ni silence » n’existent. Et cet espace est assurément celui du poème. Celui-ci deviendrait le seul lieu habitable, le seul lieu où peuvent se vivre l’apaisement et l’harmonie. Ou plutôt, il serait celui de la création, l’espace méditatif, ou plutôt surgissant, érectile, naissant, il serait le chronotope du moment de création. Ce premier poème d’Un récit, fer de lance de tout le livre, ouvre le sens tout en le voilant. À l’énigme du monde répond l’énigme du langage. Toutefois, nous ne pouvons nous contenter de cette affirmation dès lors qu’il s’agit d’y voir un peu plus clair. Revenons donc, à présent, en détail sur le sonnet liminaire et essayons de décrypter un sens ; non pas le sens ; essayons, par un jeu de re-liaison d’en définir la pulsation, l’inflexion, la visée. Ce travail s’appuiera alors sur une lecture transversale. En effet, procéder pas à pas à un relevé de certaines occurrences dispersées dans le recueil permet de se rendre compte qu’il existe une évolution du début à la fin de ce « récit » et il se pourrait bien que ces sonnets soient des sonnets où tout se rassemble sous la bannière étoilée, ensoleillée ou lumineuse de Bruna. Du premier au dernier se raconterait également comment naît le poème, comment il parcourt ou traverse le poète grâce à la Voix Bruna et comment, une fois le poème écrit, tout revient à un ensoleillement. Le poète est entré dans l’écoute, a suivi un sillage, a (re)trouvé sa voix, et disparaissant sous l’avalanche de mots jusqu’à l’anonymat, il est comme devenu 10 Vargaftig, Bernard, Je n’aime que l’énigme suivi de L’inflexion, Remoulins, Jacques Brémond, 2013, p.-52. 82 Regis Lefort pleinement lui-même : écrire ou entrer en vibration avec Bruna l’a rendu vivant. Et il est dans l’espoir incessant que Bruna réapparaisse : Il y aurait le ciel et le sable Que le silence avait vus Et ton écharpe une route Ton premier geste un souffle tes seins Tu vas me traverser à nouveau Rien qu’une trace aveuglante Un feuillage tremblait un Récit toujours plus immense d’être Ces paysages sans paysage Quand chaque phrase commence Comme où j’approche j’approche Et je crie je ne sais pas Le parfum des framboisiers Dérapait dans l’ensoleillement 11 De « Comme où tu sais que je crie » du premier sonnet à « Et je crie je ne sais pas » du dernier, tout s’est passé dans l’aveuglement - ce que disent de nombreux poèmes du recueil. Le poème est l’espace même du cri et n’obéit pas au système des causes et conséquences habituelles puisque le poète est tout entier livré à Bruna. Toutefois, dans la trace qu’il constitue, le lecteur peut suivre une forme de progression depuis sa naissance jusqu’à être là comme l’aveu d’être là. Partant du principe vargaftiguien de la primauté du vers, considérant également que celui-ci « contient du silence » 12 , c’est-à-dire des blancs, entre et dans les mots, ce qui ne mesure que la distance qui les sépare et crée une tension active, considérant sa poétique du renversement et sa façon singulière de mettre en espace ces mêmes mots, nous pourrions envisager le poème comme la mise en scène d’un réel qui se délite sous « le vent », assimilable au « souffle » ou bien à « l’air » dans le reste de l’œuvre, et qui pourrait n’être que cette difficulté des mots qui se délitent sous l’impulsion énergétique consistant à les répartir dans un poème. Le vent est a priori une puissance négative puisque le premier vers note qu’il « se déchirait un à un », avec à la fois l’expression d’une durée dans ce déchirement, marquée par la valeur durative de l’imparfait, et une énigme dans le sens, due à l’emploi pronominal du verbe « déchirer » et à la formule distributive « un à un » dont le référent paraît difficile à identifier. « Le vent se déchirait un à un » pourrait renvoyer à un référent absent, peut-être les nuages considérés 11 Vargaftig, Bernard, Un récit, op.-cit., p.-85. Ce sonnet est le dernier du recueil. 12 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », op.-cit., p.-19. S’orienter dans la lecture d’Un récit 83 « un à un » ; alors, le vers pourrait signifier que le vent déchirait un à un les nuages dans le ciel, le faisant apparaître, lui ou sa couleur bleue. En ce sens, écrire « se déchirait », en parlant du ciel, reviendrait à formuler non pas une destruction mais une naissance. De façon allégorique, chacun de ces nuages pourrait figurer un mot, l’ensemble formant un obstacle à la vue, une opacité du sens. Déchirer la masse compacte et nébuleuse des mots, animée de mouvements de tension, comme pour les nuages, pourrait revenir à une sorte d’effondrement gravitationnel. De cet effondrement qui libère naitrait le poème. Toutefois, si nous envisageons l’ensemble du premier quatrain, nous pouvons le lire différemment et considérer que le vent se déchire le ciel, un arbuste et une hirondelle, un à un. Mais nous voyons bien ici aussi que quelque chose résiste et qu’il faut gloser pour essayer d’approcher un sens acceptable. Le sujet aurait-il été au pluriel (les vents), le sens aurait pu aller du côté de vents se disputant les éléments de la nature. L’expression « vers ce qui va vite » resterait malgré tout énigmatique. Nous pourrions considérer un autre découpage du vers et commencer par « Le vent se déchirait », ce qui aurait pour sens un délitement ou un démantèlement de la force du vent. Alors, « un à un », se déchireraient le ciel, un arbuste, une hirondelle, c’est-à-dire que le vent cessant, le mouvement s’arrêterait et, dans ce cas, plus aucune image ne serait ou n’apparaîtrait - chaque chose se déchirerait également ; le verbe « se déchirer » serait sous-entendu. Il n’est guère que le récit qui subsisterait à cet effacement, un récit sans image, le poème « Bruna ». Il y aurait un forme d’inversement ou de renversement dans l’emploi du verbe pronominal « se déchirer », de même, dans la troisième strophe, lorsque « l’horizon fait pencher », alors que l’horizon n’a habituellement pas d’action, ou dans l’évocation du sable qui « regarde » alors que c’est nous qui le regardons, ou bien encore lorsque la lumière dévore « commencement et gouffre » alors que sa fonction est de faire apparaître les choses. Il faut compter également avec un second mouvement qui décale notre appréhension habituelle du monde : le vers « L’immensité est inavouable » paraît construit sur le mode de l’hypallage ; ce n’est pas l’immensité qui est inavouable mais plus probablement l’amour incommensurable pour Bruna. L’immensité est. L’amour, lui, n’est pas avouable, peut-être pour plusieurs raisons : Bruna est celle qu’on ne qualifie pas plus que l’amour qu’on lui porte ; ne pas avouer l’amour, c’est garder une distance indispensable à sa pérennité ; enfin l’impossibilité de l’aveu vient de son impossibilité constitutive. L’aveu d’être là est comme avouer son amour, nul besoin de le formuler, être suffit comme aimer suffit, écrire suffit comme acte d’aimer. Les occurrences relais de l’adjectif « inavouable », qui parcourent tout le livre, accréditent cette hypothèse : « Dénuement inavouable », « lumière inavouable » - et nous savons que la lumière est associée à Bruna -, « répétition inavouable », « distance […] inavouable ». 84 Regis Lefort Il semble que le poète convoque ici autant le mot que la chose, selon sa poétique de la convergence, et que cette entité en mouvement, mentionnée par « ce qui va vite », est prise dans une avalanche. Puis quelque chose s’inverse et la lumière « dévore » tout. Quoi qu’il en soit, dans ce monde apparemment singulier, étrange, énigmatique, le poète souhaite de même étranger le regard. Il étrangle le rapport de ce qu’il est convenu d’appeler réalité et découvre un monde qu’il invite à partager avec le lecteur, qui perçoit une énergie dans un phénomène de dispersion et d’expansion, d’effacement et de jaillissement. Le mouvement général, sans cesse contrarié, revient à placer le lecteur dans une tension toute de langage. Plus on avance dans la lecture, plus l’horizon du poème, « sans disparaître », « fait pencher », ici les bleuets, là d’autres éléments de ce monde étrange. À chaque pas, un monde tombe dans le gouffre, un autre est dans son commencement. Ce que dit ce poème liminaire revient peut être à convoquer la « structure d’horizon » définie par Michel Collot dans La poésie moderne et la structure d’horizon. Il ne s’agirait plus d’envisager le poème comme « un espace de langage fermé sur lui-même » 13 . Empruntant à Husserl sa « structure d’horizon », Michel Collot revient sur ces deux mots, « structure » et « horizon », en apparence contradictoires : [L’expression] impose de renoncer à l’alternative entre structure et horizon : pour l’homme, qui est un être de langage, le phénomène tend toujours-déjà à s’articuler en structures porteuses de sens ; mais inversement la parole de cet être des lointains ne se laisse jamais enfermer dans le système clos de la langue, elle le déborde constamment vers un horizon ouvert de significations à donner 14 . L’horizon précède la phrase et la contient : « L’horizon avant la phrase » (sonnet 9), note le poète. Mais lorsque une phrase survient, souvent dans la répétition, alors « La même phrase/ La même phrase agripp[e]/ La chaise un mur un bruit la fenêtre » (sonnet 62), comme « les mêmes mots débordent/ Sans être les mêmes » (sonnet 48). Il semble qu’ainsi, de la chaise à la fenêtre, quelque chose s’externalise, quelque chose s’ouvre. Le sonnet 31 dit cette venue non encore aboutie et qui tend vers la lumière, vers la voix du poème, vers la voix Bruna qu’il s’agira de fixer : Avec chaque phrase s’élance Ce parfum déchiqueté Un sillage dans l’aveu Comme nom après nom approche 13 Collot, Michel, La poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989, p.-5. 14 Collot, Michel, La poésie moderne et la structure d’horizon, op.-cit., p.-9. S’orienter dans la lecture d’Un récit 85 C’est à partir du nom, à partir de l’acte de nommer que le poème s’enracine en poème. Mais il lui aura fallu s’extraire du mouvement tout en restant dans le mouvement. Comme l’écrit Philippe Lacoue-Labarthe, « un poème n’a rien à raconter, ni rien à dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème » 15 . Chez Bernard Vargaftig, le poème est un peu comme le vent - « Le vent n’avait pas de début » (sonnet 30) -, son parcours sur la page n’est que l’affleurement d’un mouvement à la fois plus ample, plus profond et surtout non limité. Si « le vent apparaît/ D’un cri à ton nom » (sonnet 38), c’est-à-dire dans l’effectivité du poème, c’est qu’il est le poème : il est ce « vent comme/ Tout est vrai » (sonnet 41). Et « face au vent/ La peur se sauv[e] » (sonnet 63). Le vers central du sonnet 69 « Désert vent lumière », dont le mouvement passe d’un espace vide à un tout empli de lumière, paraît reprendre, dans une fulguration, la façon dont le poème s’arrache au poème. Si le poème n’est pas clos sur lui-même, c’est donc bien tout le livre qu’il s’agit de considérer, tous les autres poèmes en ce qu’ils ouvrent le sens autant que l’horizon du sens recule. Tout se complique formidablement du reste car se fondent ou se conjuguent, chez Bernard Vargaftig, l’espace extérieur et l’espace du dedans, à la fois vertige et angoisse. Tout ce qui se dévoile dans le poème, et d’un poème à l’autre, ne le fait qu’en se voilant à nouveau. C’est peut-être ainsi qu’il faut entendre les deux premiers vers du second poème du recueil : « Chaque fois tomber a/ L’éclat d’une page ». De fait, l’horizon est peut-être, chez Bernard Vargaftig, cette peur qui l’habite et dont il ne parvient jamais à se défaire complètement. Comme pour l’horizon, plus le poète se rapproche de la peur, plus elle est présente en lui, plus elle s’éloigne de lui ; de même, plus la peur s’éloigne et c’est assurément que le poète s’en rapproche. Ainsi peut-on lire ce rapprochement dans un vers du sonnet 34 : « La peur et l’horizon fuyaient ». En conséquence, le sens est soumis à des tiraillements tels qu’il en devient « le plus imprononçable » (sonnet 53). Ruissellement 16 , déferlement, le poème livre moins un sens qu’un mouvement, celui de l’apparition-disparition incessante du sens, selon les incidences de la Voix Bruna, selon, aussi, la possibilité de saisie des mots qui sont comme ces oiseaux dont Bernard Vargaftig n’a jamais réussi à photographier le vol en raison de leur vitesse. Liée à cette impossible saisie, la présence des oiseaux, dans Un récit, est fréquente : hirondelles, fauvettes, merles, mésanges, mouettes, éperviers, alouettes, bruants, les oiseaux choisis sont tous des oiseaux dont le vol est à la fois ondulant et rapide - notamment ceux de l’alouette ou de la mésange. 15 Lacoue-Labarthe, Philippe, La poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1997, p.-33. 16 Cf. sonnet 27 : « Alors la page comme ruisselle ». 86 Regis Lefort À chaque fois qu’un oiseau apparaît dans le poème, le langage est convoqué. Ainsi, également, de l’évocation de la pente, régulièrement associée à l’annonce du mouvement d’avalanche, puis de la déflagration enfin de la naissance du poème : « Quand un tourbillon d’oiseaux penche » (sonnet 57), alors, le poète éprouve « La trace affamée en [lui] », l’écoute, l’appel ne tardent pas à porter leurs fruits et la voix Bruna survient « Comme est nu le déchirement », et comme le langage « trembl[e]. Lorsque le poème vient, quoique les mots soient les mêmes, « Il n’y a jamais la même trace » (sonnet 67). Ne subsiste que « l’élan d’une trace » (sonnet 49). Cet affolement ou ce tournoiement du sens dans le recueil, dû à un incessant poème en mouvement et à sa vitesse, est un affolement des mots. Mais peu à peu, comme « l’ombre se détache de l’ombre », le tournoiement se détache du tournoiement et devient celui « Dont le langage approche » (sonnet 61). Nous pourrions imaginer une force centrifuge, une tornade de mots qui entraînerait un « dévalement/ Dont échapp[eraient] les premières phrases » (sonnet 73). Le tournoiement emporte avec lui l’histoire du poète, son « récit », son recueil « […] où vacille/ Tout le présent/ Que seraient ravin/ Et stupeur » (sonnet 67). Ce que le lecteur retient à la fin du livre c’est d’abord cette impression de soulèvement comme un envahissement de fraîcheur et de pureté, où « la peur n’a brusquement pas de trace » (sonnet 78). Dans ce mouvement tout corporel, « l’aube/ Grond[e] où le sens est béant » (sonnet 60). Ce qui frappe dans Un récit c’est à la fois l’expression forte d’un mouvement interne du corps et l’absence d’expression directe du sentiment, exceptés la peur, la stupeur, ou tel ravissement. En effet, il semble que l’on revienne toujours à ce mouvement corporel, primordial, un mouvement presque comme une tectonique des plaques qui développe la seule géographie possible du poème : « la mémoire est/ Un torrent » (sonnet 8), « l’éblouissement va/ Dévoré par le langage/ Où tumulte et galets se rejoignent » (sonnet 16), « le feuillage regarde/ Ce qui est obstinément/ Frayeur » (sonnet 19), « Trop d’horizon » (sonnet 21), « Je tombe en moi une explosion » (sonnet 25), « ruisselle/ Sans aveugler terreur et instant » (sonnet 27), « Un à-pic un mouvement/ À la fois lumière et murmure/ D’être où je n’ai plus aucun nom » (sonnet 28), « Une fissure un appel/ Et l’été ressemblait à l’été » (sonnet 29), « La chute se détache je t’aime » (sonnet 35), « la trace/ A hurlé d’être lumière/ Quand les roches n’ont rien retenu » (sonnet 43), « L’anfractuosité si nue » (sonnet 44), « Un mouvement ce/ Que la stupeur a volé à ton enfance » (sonnet 48), « Une étendue qu’à travers la houle/ Déchirée toute l’orée emmène/ Presque un souffle sans mémoire » (sonnet 50). Nous pourrions continuer ainsi jusqu’à la fin du livre. Par exemple, lorsque le poète écrit « La chute se détache je t’aime », nous pouvons comprendre, peut-être plus logiquement, que « je t’aime » se détache de tout le reste et chute dans le poème. Le sentiment sous-jacent, dont la formulation donne S’orienter dans la lecture d’Un récit 87 à la fois la rapidité et le souffle, ne se livrant jamais sans son indéfectible puissance. Si le sentiment et son expression sont le résultat d’une culture, ou sont finalement un apprivoisement des sens pour dire sa peine, sa souffrance, sa joie ou sa stupéfaction, le poème ne saurait se contenter d’un langage qui dirait un stéréotype. Pour le poète, il s’agit d’aller plus loin, ou plutôt plus purement, de se situer au plus proche de l’être, de l’espace originel de l’être, non pas le lieu de l’origine, mais un espace-temps qui précède lui-même le poème. Ainsi le dirait ce vers : « L’anonymat comme crie » (sonnet 72). Pourtant « rien n’est anonyme » (sonnet 7) et les oiseaux finissent par saisir « L’aveuglement qu’aucun mot ne cache » (sonnet 7). Dans ces conditions, qu’en est-il du lyrisme et de la présence du sentiment ? Le lyrisme, chez Bernard Vargaftig, pose pleinement la question du chant et tend à assimiler celui-ci plutôt à une prière ou au résultat d’une forme de méditation qui se fait toute en langage. Le poète n’avoue-t-il pas qu’il « marmonne », que « l’essentiel de son travail passe par le souffle et par la bouche » et que ce n’est que lorsque « quelques mots ont l’air de s’être solidifiés » 17 qu’il commence à les saisir à l’écrit. S’agit-il alors, comme chez Antoine Emaz, d’un lyrisme à ras sans effusion du sujet ? Ou bien, comme chez Salah Stétié, le poète souhaite-t-il réinventer une « sécheresse lyrique » 18 ? Nous faisons l’hypothèse que le lyrisme vargaftiguien est davantage une confiance dans la langue ou un « élan de langue » 19 . C’est en utilisant toutes ses ressources musicales et rythmiques que le poète organise l’espace du dedans. Chaque mot est un élément vivant en lui. Nous pourrions comparer cette façon d’user du mot ou du geste du poème à celle du chorégraphe Angelin Preljocaj qui, dans Casanova, met en scène une intériorité : chaque danseur, chaque geste, chaque distance, chaque respiration, le moindre élément chorégraphié dit l’intériorité d’un homme ou son portrait organique. De la même manière, chez Bernard Vargaftig, le poème est la dissection organique d’une intériorité qui ne peut s’exprimer qu’à l’aide d’une tectonique de mots. Selon Daniel Lewers, ce mode de disposition des mots dans le poème pourrait « s’apparenter à un jeu de dominos ». Nous sommes bien loin, note-t-il, d’un « lyrisme traditionnel (le souffle de Claudel, le verset persien) » ou d’un « lyrisme de type romantique ». Mais si nous convenons avec lui également que le poète porte « une vive attention aux structures sonores, aux rapports qu’entretiennent la musique et la poésie », nous n’acquiesçons pas à ce qu’il définit comme « un côté asthmatique dans la poésie de Bernard Vargaftig » ou à cette qualification de « souffle trop court 17 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », op.-cit., p.-7. 18 Stétié, Salah, Sauf erreur, Grigny, Paroles d’aube, 1999, p.-127. 19 Emaz, Antoine, Lichen, lichen, Paris, Rehauts, 2003, p.-14. 88 Regis Lefort d’un poète qui tient davantage du sprinter que du coureur de fond » 20 . Bien sûr, des expressions comme « abrupt », « à-pic », l’évocation de la vitesse, celle d’une stupeur ou bien encore cette façon de convergence que le poème possède pourraient amener à considérer une forme un peu rude du vers. Mais ce serait sans compter avec la distance que nous définissons comme une différence de potentiel entre les mots qui assure une mise en tension du poème. Le souffle du poète n’est pas court, il est un souffle-Bruna. Il est une forme d’embrasement et tient en lui, outre le mot, le silence. Chaque vers reprend son souffle depuis le silence du vers précédent et s’avance dans le silence qui suit. Cette forme de respiration, encouragée par le système sonore, renvoie, une fois de plus, le mot à l’élémentaire ouvert, c’est-à-dire à quelque chose qui serait l’équivalent d’une note sur une partition musicale. S’orienter dans la lecture d’Un récit ne peut conclure, justement, qu’à une orientation. Comme le « limoud » dans la culture hébraïque, qui crée une distance entre deux paroles, celle qui est présente et celle à inventer dans l’interprétation, Un récit ne peut être lu selon la « signification univoque d’une vérité éternelle » 21 . Le poème est en devenir poème comme l’homme est en devenir homme. Le poème est le mouvement de l’être vivant, il est l’aveu d’être-là. 20 Lewers, Daniel, « Entendre la distance. D’un certain lyrisme chez Bernard Vargaftig », La place du poème, Paris, Samuel Tastet Éditeur, 2006, pp.-79-80. 21 Ouaknin, Marc-Alain, Lire aux éclats, Paris, Seuil, coll. « Points », 1994, p.-38. Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin Serge Martin Je me répète, je me répète mais rien ne se répète. Se mettre au travail chaque matin, et le travail me poursuit aussi pendant la nuit, est du même ordre qu’aimer. Seul compte le présent 1 . (Avant-dire - Serge Ritman) Son poème était dans les soulèvements. Son poème était dans les soulèvements. Son poème, c’est la même énigme. Et aussitôt la liste devient mouvement et jamais la soumission des assignations parce qu’être nommé rend à l’insoumission. Tu fais relation quand tu retranches avec la trace sans trace. C’est comme si l’abstraction s’abandonnait dans l’impudeur : alors ton commencement m’échappe comme s’il manquait toujours l’image. Si l’impersonnel de l’obscurité pénètre, c’est qu’aucun répit, chaque fois l’été, ouvre ton intensité avec l’aube. L’étendue m’élargit jusqu’à m’aveugler. Rien n’est caché mais ce n’est pas montré non plus : tout se renverse, en penchant de plus en plus c’est l’été. Et tout est réel : c’est la stupeur incomparable de ton désir et de mon tremblement. Ils s’échangent dans ta vitesse et le vent tout à coup. Son poème était dans les soulèvements. Puis l’imminence qui chancelle : je t’aime je t’aime devient une phrase interminable. Comme si le poème, déplacement le plus vivant, de plus en plus vite te recommençait. Il pénètre en moi. La revoici la répétition où ni l’énumération ni l’attirance ne nomment : tu tombes je vacille. Comme tout le tremblement de ton lointain, mon acceptation refuse l’éparpillement. Mais le temps redevient langage et avant ce que je sais de toi, sauf cette espérance que l’odeur de toi a. Ton rapprochement ouvre à mes clartés. Mais tout est vrai avec le soulèvement, même ton cri qui ne garde rien jusque dans l’attirance : ton extrême nudité m’aveugle. 1 Vargaftig, Bernard, « Je, rodeur insaisissable » (entretien avec Serge Martin, 1996-1997), Triages, 24 (2012), pp.-67-93. 90 Serge Martin Les soulèvements étaient tous les envols : qu’il y a d’oiseaux dans son poème. Mes rossignols et rouges-gorges augmentent ta vitesse et mon impatience. C’est toute ta première phrase qui les précipite pour de vrai. Nos enfances plongent dans l’étonnement et l’insoumission. Tu te ressouviens de tout et mon oubli amoureux échappe à la ressemblance. Mais la déflagration de tous tes éclairs d’œil embrasse toute mon histoire. Ton nom m’éclaire sans ombre : l’explosion me traverse et l’air en moi accourt quand les soulèvements sont si proches. Nos résonances vont et viennent. Son poème est l’accélération qui commence. Tu me soulèves quand mon souffle te traverse. Voici l’air de son poème. (L’écoute du divin comme toujours l’élan amoureux - Serge Martin) Ton règne un règne de tous les toujours Et ton empir epour tout un tour et un tour 2 Au cœur de l’activité poétique, l’enjeu est considérable,- et « dans le langage c’est toujours la guerre », comme disait Ossip Mandelstam dans ses « Remarques sur la poésie » 3 . Je pourrais immédiatement ajouter que c’est encore plus la guerre dans le langage de l’amour, et comme d’aucuns disent qu’« il n’y a pas d’amour sans poésie » 4 , il n’y pas de poésie sans guerre dans le langage. Jacques Roubaud, en disant avoir trouvé « la langue première de l’amour, le provençal » (p.-101) 5 , pose une inséparabilité de l’amour des êtres et de l’amour de la langue (p.- 102), donnant comme unique argument la confusion sémantique qu’offre le terme « langue » avec lequel il semblerait que la canso permette l’entrelacement (entrebescant) d’une double mimèsis : l’« unique syntagme- l’amour la poésie » (ibid.) signifiant pour Roubaud, « qu’Amors a une autre composante que l’Éros de la mezura ou l’Éros barbare : il est, aussi, inséparablement, amour de la langue » (p.-100). Que l’amour et la poésie soient ainsi définitivement placés sous le régime de la représentation explique pourquoi Roubaud exclut du mysticisme le trobar- et donc toute poésie amoureuse : « Le trobar n’étant pas mystique, la perspective biipsiste 2 Meschonnic, Henri, Gloires. Traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, pp.-145-13. 3 Mandelstam, Ossip, « exergue » d’Henri Meschonnic, Critique du rythme : anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982. 4 Roubaud, Jacques, « L’amour, la poésie », De l’amour, Paris, Flammarion, coll. « Champ », 1999, pp.- 81-104. J’indique seulement la page pour les citations qui suivent. 5 Du même coup, il empêche de voir que l’origine est dans le fonctionnement : que peut-être les troubadours, comme tous les grands poètes, ont fait du provençal une langue qui dans toutes ses composantes parle l’amour. Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 91 ne s’affirme pas réelle. Elle se dit » (p.- 103). Nous chercherons à montrer bien entendu le contraire : le poème-Vargaftig est à la fois poème mystique comme écoute du divin et poème d’amour comme élan amoureux, écoute et élan s’entremêlant dans et par le langage, justifiant de plus qu’une poétique du divin peut se faire dans et par une poétique de l’amour, redonnant alors paradoxalement au divin sa force corporelle désirante et sa force affective jouissive et à l’amour sa force conceptuelle subjectivante et sa force spirituelle sublimante. Nous l’avons dit : c’est la guerre ! Mais laquelle ? Celle qui oppose le signe au rythme, dit Henri Meschonnic. Partant de ce dernier, et vers Bernard Vargaftig, donc cherchant l’historicité de cette guerre dans ce discours, je dirai celle qui oppose le signe à la relation. Je voudrais essayer de voir dans les poèmes-Vargaftig si la relation est versée dans la religion, dans le sacré, ou au contraire si elle s’y oppose, faisant alors paradoxalement toute sa place au divin, ouvrant à une poétique du divin comme l’élan amoureux ouvre dans le langage à une poétique de la relation. Le discours mystique est généralement analysé comme la symbolisation d’une « couture entre le passé et le présent, entre l’expérience et la foi, entre le petit nombre des témoins et la foule, entre le corps percevant et le savoir verbal » 6 . Et Michel de Certeau de caractériser de « religion » ce qu’il appelle une « structure schizée, organisée par la séparation », bref cette « écriture qui tout à la fois atteste et surmonte ces divisions », car, précise-t-il, « l’acte d’écrire symbolise ; intextuation du corps (plutôt qu’incarnation du sens), il ne cesse de pâtir et d’articuler ce qui est divisé. Il est l’opération présente qui relie » (p.- 250). Outre le fait qu’on peut voir dans le chiasme (corps/ sens ; intextuation/ incarnation) une assimilation du texte au sens qui situe délibérément la réflexion, s’agissant du langage, dans l’herméneutique, c’est-à-dire dans une quête du sens, on aperçoit bien que, s’agissant du discours mystique qui fait « disparaître la chose signifiée au bénéfice du seul signifiant » (p.-201), les « phrases mystiques » condamnent le langage à l’impuissance puisque faisant « disparaître les choses désignées ; elles les mettent au secret, inaccessibles, comme si, entre le référent montré et le signifiant qui le vise, le sens qui les articule tombait. Cette brisure est la chute du signe. Restent les mots tournés de telle manière qu’ils montrent leur propre statut : une impuissance » (p.-201). Et Certeau explicite combien les « phrases mystiques » visent une sortie du langage : « c’est du langage qui vise un non-langage » (p.- 199). Mais, sachant bien quelle est la puissance de tels discours, Certeau les inscrira « dans une rhétorique plus que dans une herméneutique » (p.- 205), séparant ainsi définitivement le faire du 6 Certeau, Michel (de), La Fable mystique, 1, XVI e -XVII e siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1982, p.-250. 92 Serge Martin dire 7 et laissant aux institutions du sens leur monopole. Je voudrais au contraire, en allant vers les poèmes-Vargaftig, suggérer que c’est du langage qui vise le cœur du langage, qui suggère ce qui est de tout langage, de tous les actes, discours, phrases. L’enjeu est d’importance car de deux choses l’une : ou bien les analyses de Certeau 8 qui font autorité en la matière, à ma connaissance, sont la continuation d’une politique du signe dans un éclectisme d’époque mêlant l’histoire, la psychanalyse, la pragmatique, ou bien les poèmes de Bernard Vargaftig ne sont pas mystiques alors même que, dans la plus grande évidence, ils suggèrent une continuité du discours mystique au cœur même de notre siècle, la possibilité donc en leur écriture même d’une lecture toujours active de tous les poèmes dits mystiques. De plus, est engagée, au-delà des débats interprétatifs qui toujours obligent à se rapporter au sens pour abandonner la forme ou l’inverse, une politique des discours, de la relation, du poème, du divin dans notre société : la relation sous l’angle du divin est-elle forcément clivée entre les institutions du sens (églises, université, littérature…) et les expériences ainsi rapportées à une extériorité, à une incommunicabilité, à un indicible, à un silence qu’on ne peut absolument pas entendre ? Roubaud pose qu’« Amors doit se dire, doit se chanter, sous peine de sombrer. Le silence est impossible d’amour. Il n’y a pas d’amour muet », excluant ainsi du langage le silence qu’il confond avec la mutité alors qu’au cœur du langage, du poème, de l’amour, de la relation, le silence est plénitude, avalanche de sens, de noms (Vargaftig, p.-27). Bref, l’enjeu est peut-être, en allant vers ces poèmes, de transformer notre attention aux voix souvent silencieuses, parfois bruyantes à la limite de l’inaudible, que font l’amour et le divin dans nos vies. La poétique n’a qu’une tâche : augmenter l’écoute, toujours plus fine, de ces voix-là, de ces silences-là, au cœur du langage et de la vie, par « la voie rapide » du poème : il faudrait aussi simplement montrer le facile qui s’y trouve sans préjuger de l’insaisissable qui en fait sûrement l’infini. Pas facile 7 Certeau indique ailleurs, en analysant le tableau de Bosch (Le Jardin des délices), qu’il y a un « remplacement caractéristique : à la ratio de la signification succède une ratio de la fabrication » (p.-85). La variante de ce « remplacement » sera plus loin, s’agissant du discours mystique proprement dit, celui de l’énoncé par l’énonciation. 8 Contrairement à ce que Certeau dit du discours mystique, on pourra voir que la langue du poème-Vargaftig n’est pas « mal-traitée » (p.-206), que leurs vers ne sont pas construits « au mépris de la correction grammaticale », que, comme tout discours mystique, le poème-Vargaftig n’est pas au degré zéro du sens (Barthes) car « l’acte de dire [ne] produit [pas] un trou dans la correction lexicale ou grammaticale » (Certeau, p.- 202, qui précise que « ce phénomène est caractéristique de la langue courante ou ‘vulgaire’ à laquelle le discours mystique fait précisément retour » ! ). Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 93 avec les grandes orgues du sens, du pouvoir herméneutique ou rhétorique, de la communication qui met le poème au rang du slogan ou bien le sépare de ce qui est le plus vivant, bref, des grandes orgues du sens qui veulent toujours en finir… sur leur sens. Je ne veux pas reprendre un travail déjà fait qui voulait avec un seul livre embrasser l’œuvre en cours 9 . Avec seulement un poème, je voudrais tenter de refaire, au sens presque d’une réfection comme l’envisage Jean Bollack 10 , ce travail pour un livre, Craquement d’ombre, qui peut compter pour tous les autres. Voici ce poème : L’espace chaque fois pénètre Le ciel et les récifs je t’aime L’intégrité la peur les versants qui convergent Les vallées quand en fuyant L’abandon ne disparaît pas Le tournoiement le plus ouvert Avec l’exactitude qu’à travers les déserts L’accomplissement accueille Toujours le présent au devant du présent Toujours en plongeant quelles phrases Sont la nudité de l’ailleurs Savoir et ressemblance mouraient sans que s’arrête Le sillage sous la hâte Où l’enfance ne prouve rien Comme l’acceptation oublie Jusqu’à la durée de ton nom dont l’effleurement Reforme l’obscurité Ce poème est le deuxième du livre. Je peux en établir d’abord le décompte syllabique pour apercevoir aussitôt son organisation métrique : 8-8-12-7-8-8-12-7-11-8-8-12-7-8-8-12-7 Dix-sept vers font le poème : huit vers ou encore deux quatrains métriquement identiques (8-8-12-7) se reprennent, se retournent, se renversent, sur un vers central (11) qui dit sémantiquement et fait prosodiquement un programme d’écriture et de vie : « Toujours le présent au devant du présent » (2-3-3-3). Ce vers-pivot délinéarise la temporalité, du moins la met complètement à l’inaccompli avec ses consonnes lançantes ([t] ; [p] ; [d]), pour la rendre à la subjectivation discursive- qui est toujours au présent, par le présent, faisant du passé comme du futur un présent en activité 9 Martin, Serge, La Poésie dans les soulèvements. Avec Bernard Vargaftig, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2001. 10 Bollack, Jean, Poésie contre poésie : Celan et la littérature, Paris, PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2001. 94 Serge Martin (présent du passé, présent du futur) et du présent un infini. Loin de toute phénoménologie dualiste opposant un présent événementiel sur un fond inatteignable passé ou à venir, le présent-Vargaftig est un voilà- comme ce que fait ce premier mot du livre : tout ce qui suit, mots et tout ce qui fait le langage, devra « se définir seulement par rapport à l’instance de discours où ils sont produits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce », comme dit Benveniste 11 pour les indicateurs de la deixis. Ce vers-pivot est aussi sémantiquement en relation de paraphrase avec le vers précédent (L’accomplissement accueille) et, prosodiquement, il constitue l’annonce lançante du vers suivant (Toujours en plongeant […]). Paraphrase du verbe accueillir au présent de l’indicatif parce que le poème fait justement ce qu’il dit : accueillir le présent d’une énonciation de la relation. Annonce lançante de ce qui suit par la reprise de toujours dont les échos, tels des paraphrases, se poursuivront jusqu’à la fin qui est clôture en boucle mais peut-être plus réitération (Reforme l’obscurité) en passant par le syntagme sans que s’arrête. Mais le toujours était lui-même annoncé dès le premier vers par le chaque fois. La subjectivation langagière est donc de bout en bout une temporalité subjective qui envahit tout : l’espace au premier chef devenant temps hypersubjectif, reliant tous les moments, posant la relation-circulation dans l’historicité d’une énonciation souveraine. Non seulement il y a inversion ou renversement d’une posture coutumière : l’espace […] pénètre. Il s’agit en effet d’un agrandissement par l’intérieur - et les catégories dualistes d’intérieur/ extérieur se retrouvent défaites -, jusqu’à l’immense d’une explosion que l’énumération accélère (p.-20) : le ciel et les récifs puis l’intégrité la peur les versants et les vallées. Mais l’énumération n’est pas seulement simple addition de substances nominales - il faudrait d’ailleurs lire dans ces listes nominales plus le mouvement prosodique et même sémantique (par exemple, du concret à l’abstrait, du singulier au pluriel, du haut au bas, etc.) que l’inscription de « ce vaste domaine où l’homme est d’abord un être social agissant et souffrant » 12 : mouvement de désappropriation intégrale par lequel le langage n’est jamais nomination-appropriation mais suggestion-subjectivation pour et par la relation : toujours vers dans un devenir-voix comme relation infinie… Mais l’énumération est aussi syntaxique dans la complexité des enchaînements qui replient et déplient les phrases. C’est que syntaxe et sémantique se redoublent dans une activité paraphrastique tournoyante : Le tournoiement le plus ouvert. Le poème-Vargaftig est ce tournoiement sémantique et syntaxique, il faudrait ajouter prosodique, qui partant de noyaux 11 Benveniste, Émile, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p.-262. 12 Pinson, Jean-Claude, Habiter en poète : essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Recueil », 1995, p.-78. Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 95 les plus ordinaires, simples, familiers, etc., les agrandit en leur milieu, les explose : Voilà que l’explosion qui est à l’incipit du livre indique doublement cette activité : déictiquement la proposition est au présent d’un énoncé qui est entièrement énonciation, allant jusqu’à poser la relation comme une irruption, une soudaineté (Espace soudain, p.- 7), et elle est d’emblée force intense : cette intensité devant se maintenir tout au long du livre, de la relation : pari à tenir jusqu’au dernier vers, Où les déflagrations redescendent qui lui-même rassemble l’itération, la « sonorité générale », dont parlait Péguy. Mais il faut remonter au flagrant- je t’aime qui rime avec pénètre et avec convergent : tout l’agrandissement baudelairien est dans le faire de ce je t’aime le plus banal mais ici devenu le plus grand, le plus agrandissant : que ce que les lacaniens désignent comme « l’impossible rencontre des sexes » soit ici au contraire et multiplement la rencontre non seulement possible mais ininterrompue si ce n’est infinie, peut-être pas « des sexes », mais, osons une liste qui ne peut finir ce dont il n’est pas question mais réponse, ainsi que Claudel disait je réponds les psaumes 13 : relation du féminin et du masculin, de l’altérité et de l’individuation, de la sexualité et de l’amour, du corps et de l’esprit, du concret et de l’abstrait, de l’affect et du concept, de la clarté et de l’obscurité, de l’innommable et du nommable, du son et du sens, du poème et de la vie, de l’histoire et de l’amour, de la subjectivation et de la relation. Cette relation est avant tout une prosodie personnelle-qui mêle l’exactitude et le tournoiement le plus ouvert vers « la Musique », comme l’entendait Mallarmé : « Car, ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique » 14 .-Et il ne s’agit pas, ainsi que l’affirme J. E. Jackson, d’une « identifi[cation de] la visée poétique et de la musique », mais bien d’une visée du continu, de la relation à son plus haut niveau (« l’ensemble des rapports existants dans tout »). Aussi, s’effondre toute la construction phénoménologique qui sous-tend l’herméneutique littéraire : La relation érotique […] met en jeu par excellence le rapport du sujet au réel. Choisir le « drame » du corps érotisé comme figure du langage, c’est dès lors choisir, semble-t-il, l’image qui permettra d’articuler de la façon la plus précise les rapports, problématiques on le sait, du langage et surtout du langage poétique avec la réalité 15 . 13 Claudel, Paul, « Paul Claudel répond les psaumes », Psaumes. Traductions 1918- 1959, Paris, Téqui, 1990. 14 Jackson, John, Le Corps amoureux. Essai sur la représentation poétique de l’éros de Chénier à Mallarmé, Genève, La Baconnière, 1986, p.-136. 15 Jackson, John, Le Corps amoureux. Essai sur la représentation poétique de l’éros de Chénier à Mallarmé, op.-cit., p.-132. 96 Serge Martin Les « rapports », ici, ne sont que le rappel incessant du signe linguistique comme absence des choses ou, dans sa variante psychologique, comme manque de l’objet dans le désir du sujet, etc. De la théorie du langage à l’anthropologie, la réflexion est prise dans la représentation ou dans son impossibilité - ce qui est la même chose ! Voilà ce que ne cesse d’affirmer Jackson : « l’espace ouvert entre la représentation et le représenté se confondant avec l’espace même de l’écriture » (p.-12). Avec le poème-Vargaftig, « l’espace de l’écriture » est d’abord le refus de la représentation et de l’image avec leur cortège de « questions » qui ne visent qu’à réduire le langage à une fonction de médiation-communication et à réduire le sujet du langage à un rôle de pantin condamné à la non-relation alors qu’il ne s’engage subjectivement que par la relation. Voilà pourquoi une théorie de l’amour a besoin d’une théorie du langage ; on pourra ainsi éviter de répéter, avec Jackson, que « la représentation de la réalité […] ne sera jamais que l’objet du désir du langage, de même l’éros ne sera-t-il qu’approché par les ressources de la poésie » (p.- 13). Le poème-Vargaftig ne répond pas à ces conceptions ; il répond l’amour, le divin. C’est à la poétique de montrer que ces réponses qui font l’amour, le divin, défont aussi de telles conceptions dans le mouvement même de la pensée du poème. Un quatrain, le troisième du premier poème du livre, suffirait à suggérer ce mouvement de la pensée : L’infléchissement touche la stupeur Mouvement et parfum dénudent Où dans ce qui est à travers moi crié L’immensité a la ressemblance pour contraire (p.-7) Le poème-Vargaftig ne représente pas la réalité, il fait le réel ou, autrement dit, il nous rend vivant(s). Ainsi que le dit et fait le premier vers du quatrième poème du livre et le premier quatrain du septième poème : Tout est vrai et parle (p.-10) Tout vient de chavirer d’être vrai L’aveu s’est changé en espace Que mortellement ni jamais le sens Ni le craquement ne représentent (p.-13) Le poème-Vargaftig n’approche pas l’éros, il fait l’amour ! Comment ? Voilà la question qu’il est nécessaire de poser pour écouter au plus près cette activité : faire, transformer le réel, l’amour. Un vers du poème suivant immédiatement celui que nous essayons de mieux entendre concentre les marques de cette prosodie du mouvement où le sens est mouvement : La chute s’élance en avant et s’étend. On aperçoit l’exactitude dans le tournoiement même du sémantique et du prosodique : Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 97 2-3-3-3-lorsque le thème précède la paraphrase sémantique (élan ou perforation, avancée ou pénétration, extension ou dissémination) et prosodique (trois fois les phonèmes [é] et [-] dans une alternance a-b-b-a-a-b) des prédicats. Ce que nous entendons maintenant dans le poème étudié, à maintes reprises-et spécifiquement : - toujours, que nous lisons en position centrale et renversante, est aussi la reprise des deux consonnes personnelles du je t’aime ; - le ciel et les récifs montre deux mouvements de la relation qui s’emmêlent : le renversement ([ci]el/ les)- et le double redoublement (et/ [r]é[cifs] ; ci[el]/ [ré]ci[fs]), mais aussi l’élargissement du singulier au pluriel (l’ouvert étant une écoute de la pluralité que les énumérations ne cessent de rappeler) ; - que les versants […] convergent, cela s’entend au vers suivant puisque la voyelle finale de versants est reprise trois fois : quand en fuyant (ce [-] n’est pas sans rappeler ce que disait Marina Tsvetaieva et pose un signifiant majeur de l’activité amoureuse, du corps dans le langage, du maximum de corps dans le langage) 16 ; - il faudrait encore plus finement voir le vers se plier comme dans l’accomplissement accueille où ac[complissement]/ ac[cueille] sont des deux côtés d’un [accom]plissement avec une répartition accentuelle en 2-3-2 qui viendrait refaire les mots en un seul mot plissé, comme rêvait Mallarmé pour le vers, ou, quoiqu’il en soit, en d’autres mots que ce que la langue donnait : peut-on aller plus loin dans l’écoute ? Certainement… Le langage du poème-Vargaftig ne fait pas le plein du corps amoureux dans ses figures, ce qui réduirait la poétique de l’amour à un catalogue, fragments d’un discours amoureux, alors qu’il s’agit du continu du corps et du langage, de l’amour et du langage ; ce qui réduirait également la poétique du langage à une rhétorique toujours aussi sourde aux spécificités, c’est-à-dire au sujet spécifique qui s’y dit, à la relation inédite qui s’y fait. Il fait le plein du corps amoureux, comme corps de la relation la plus intense devenant peut-être non un corps divin, ce qui suggérerait trop une représentation de l’irreprésentable et ramènerait facilement sur les pentes du christianisme, donc devenant peut-être ce que le poème dit avec ton nom, mais aussi, par exemple, dans le dernier poème du livre : le nom, l’écho incomparable, l’énigme, l’aveu et pourquoi pas l’espace (p.- 77). Aussi, et c’est tout le travail des poèmes-Vargaftig, il faudrait tout de suite éviter deux écueils qui font une atteinte à la poétique du divin, à la poétique de l’amour aussi : idolâtrie de la lettre, sacralisation, donc séparation et impossibilité posée de la relation, ou au contraire trop grande familiarité dans la relation qui lui enlève sa transcendance. Comme l’écrit Meschonnic, « il n’y a pas de solution 16 Meschonnic, Henri, Le Rime et la vie [1989], Paris, Gallimard, 2006, p.-268. 98 Serge Martin parfaite. Dieu est bien, aussi, un problème de langage »- 17 ! Dieu ou le sujet de la relation - rien à voir avec l’objet d’une quête ou d’une foi ; rien à voir non plus avec la question de… Aussi est-ce dans les multiples résonances d’une relation trans-subjective, intensifiant la relation, que les poèmes-Vargaftig cherchent non à dire mais à faire la plus grande distance (l’ailleurs) dans le plus proche (la nudité), rapprocher le divin de l’humain, le divin de l’amour, ce qu’il faut pour vivre au plus vrai, pour être au plus juste, pour faire la relation au plus beau : en quoi il y a une éthique, une politique et une poétique qui vont ensemble. Faire cela toujours en plongeant c’est-à-dire en se demandant quelles phrases- ( ? ) ou en s’exclamant tout autant quelles phrases- ( ! ), mais avec des phrases nouvelles : sans que s’arrête, c’est-à-dire tout le contraire d’une certitude ou d’une imitation parce que savoir et ressemblance mouraient. Il faudrait préciser à ce propos la différence entre connaissance et savoir, entre ressemblance ou imitation et répétition. Toute la différence syntaxique dans la poésie contemporaine entre le comme qui cherche la comparution, celui de Deguy, un comme qui pose l’essence avant le mouvement, le nom avant le verbe, l’être avant le faire, et le comme qui reprend dans un déplacement temporel, celui du cum latin, le mouvement de la parole, celui de Vargaftig, un comme élargissant alors la relation, la généralisant même, non vers la ou les généralités, mais dans sa pluralité interne puisque ce mouvement de la paraphrase (l’acceptation oublie après l’accomplissement accueille) est aveu sans répit comme est le sens (p.- 12)- et ne cesse de suggérer son arrêt impossible jusqu’à la durée de ton nom. Durée des reprises et des résonances qui est prosodique : ton nom dont jouant les échos de l’acceptation. Ces reprises sont autant de manières de dire l’éternité, de faire une poétique du divin. C’est peut-être à la fois aussi simplement que cela mais également d’une manière insaisissable que poétique du divin et poétique de l’amour se mêlent : le sillage sous la hâte fait le divin sous l’amour. Alors, oui ! l’enfance ne prouve rien parce que l’enfance fait mais ne démontre pas et surtout l’enfance n’est en rien originaire, elle est fonctionnement. Trouver l’enfance du poème, c’est trouver le sillage sous la hâte, le divin sous l’amour et l’inverse. Alors on entend dans le vers du renversement, Toujours le présent au devant du présent, le renversement de l’élan amoureux dans une des multiples variantes bibliques de l’éternité. Celles, par exemple qu’on lit dans Gloires à partir de ’olam 18 . Comme le précise Henri Meschonnic : « voici un moment d’éternité », c’est aussi ce que chacun dit dans l’amour. Mais ma simplicité-Vargaftig laisse aussi se reforme[r] l’obscurité parce que l’effleurer demande : 17 Meschonnic, Henri, Gloires. Traduction des Psaumes, op.-cit., pp.-49-50. 18 Meschonnic, Henri, Gloires. Traduction des Psaumes, op.-cit., pp.-47-48. Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 99 Toujours l’immense craquement Il y avait quand je me fuis de moi Alors que ni la distance si vite Ni le dénuement ne meurent Comme dans le souvenir les oiseaux Sont le désert des paysages Dévalement sans humilier Auquel seul la faiblesse répond Pitié où en appelant s’ouvre L’obscurcissement que près du désir L’aveu apporte à la brièveté Dont le mouvement énumère (p.-76 - avant-dernier poème du livre) Resterait alors qu’en essayant d’aller vers les poèmes-Vargaftig il nous soit possible et de reconsidérer tous les discours mystiques en y entendant plus ou moins actif, avec plus ou moins de résonance, le poème de la relation dans le langage, c’est-à-dire tout autre chose qu’une déploration devant une défection du langage, et de lire ces poèmes comme l’invention d’une force qui met le divin dans l’humain, sans déplorer la mort de Dieu si ce n’est celle de l’homme… tout en maintenant le sens de l’éternité et de l’amour : un sens qui est celui de l’infini dans le langage par le poème du langage, par la relation dans le langage. Disons que les discours mystiques, s’ils peuvent encore aujourd’hui inventer des façons de parler dans et par des façons de vivre et inversement, c’est peut-être par les poèmes-Vargaftig qu’ils nous font réénoncer leur poème, qu’ils font vive la relation comme poétique du divin et poétique de l’amour au cœur et du cœur de ce qui constitue l’homme humain : le langage. Leur modernité est peut-être leur historicité, dans la force d’une réénonciation telle que celle à laquelle nous relient les poèmes-Vargaftig : un toujours qui nous fait tenir ensemble l’infini et le quotidien. Donc un toujours qui est une politique, une éthique et une poétique du divin et de l’amour pour tous les jours : certainement pas pour des jamais,-qu’ils soient lendemains qui chantent ou paradis perdus à venir. (Après-dire - Serge Ritman) La comptine comptait dans sa voix La comptine comptait dans sa voix. Sa voix courait sans compter. Courir vers toi en comptant sans compter ce que les mots ne disent pas quand tu me dis « j’accours », il écrit. Et voilà que je me sauve, il écrit encore encore, c’est comme ça que rien ne se répète. C’est le poème qui fuit et alors qui va l’attraper ? C’est impossible, ça appelle, ça échappe, ça vient, ça nous prend. 100 Serge Martin Mais jamais on l’attrape. Ou alors à la trappe le poème : plus de rimes, plus de rencontres, plus de je-tu à rimes que veux-tu ! Mais le revoilà qui passe par ici sans qu’on prenne garde : il court derrière son nom, il perd la tête, il perd le nord, il tourne en rond, il finit par crier « voici ». Alors tous les oiseaux accourent et murmurent dans l’intensité du ciel à chacun qui écoute l’air du poème, n’importe quel vers du poème et le souffle et entre chaque syllabe : « il entend l’espace, il voit cette matière, il tremble d’être ». Exactement à ce moment-là, les enfants crient et courent dans le silence de la grande cour, dans le ciel de la récréation.-Et ils embrassent avec leurs bras le silence qui sourd dans le murmure des oiseaux, le silence du poème qui crie « ça y est ! ». La comptine comptait dans sa voix : c’était peut-être les syllabes, peutêtre le silence, peut-être le souffle et il est arrivé au bord de l’enfance, au bord de l’amour dans le tremblement du compte, dans l’aveuglement de l’appel, au bord du gouffre, au bord du souffle. Et chacun a été touché au vif de la vie, de la vie à mort, et il a dit qu’on ne pouvait pas comparer l’incomparable, la vie, le poème, un souffle entre les deux, entre les mains ouvertes. Il nous a laissé l’innombrable : son poème dans la voix des enfants, les enfants qui toujours courent quand je t’aime, quand tu cries, quand on se connaît, les enfants qui comptent encore et encore jusqu’à courir au bord du souffle, au bord du gouffre. Et tout ne fait qu’un, lui et les enfants et chacun de nous avec lui, avec son poème. La comptine comptait dans sa voix : l’entaille de son cri. La réfraction de l’œuvre Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) « À Mallarmé l’inflexible » : le beau, l’énigme. Sur quelques aspects de la réception de Mallarmé par Vargaftig Laurent Mourey Il y a ainsi une poésie du langage qui court comme un ruisseau secret à travers nos poètes 1 Le texte bien sûr majeur pour aborder directement la réception de Mallarmé par Bernard Vargaftig est l’article « À Mallarmé l’inflexible 2 » qu’il donne en 1998 à la revue Europe - pour le dossier constitué à l’occasion du centenaire de la mort du poète. L’énoncé dédicatoire du titre est crucial. Quand on lit l’article de près et qu’on le relie à d’autres textes de Vargaftig, l’hommage qui y est perceptible fait place à une interlocution, à un dialogue en profondeur avec l’œuvre de l’auteur des Poésies et de Divagations : il se partage entre un discours sur l’expérience de la lecture et de l’écriture et l’expérience directe du poème, aimanté par les lignes de force du beau et de l’énigme. Avant d’en venir à ce dialogue profond, il importe de se pencher sur le cheminement qui a conduit Vargaftig vers Mallarmé, pour reconstituer ainsi l’histoire d’une lecture de l’œuvre. L’inflexible, ou le poème en sa liberté « Et c’était inséparable d’autres expériences, au cours desquelles l’approche souvent secrète et difficile de ce qu’on appelle la poésie en même temps que de l’auteur du ‘Tombeau d’Edgar Poe’ - ‘Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur’ - devenait dix ans après la fin de la guerre, apprentissage 1 Aragon, Louis, « Arma virumque cano », Les yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 1942. 2 Vargaftig, Bernard, « À Mallarmé l’inflexible », Europe (janvier 1998), pp.- 24-26. Les citations de ce texte seront accompagnées du numéro de page entre parenthèses. Les italiques que l’on y rencontrera sont de Vargaftig. Précisons aussi que les références à Mallarmé renvoient à l’édition de ses Œuvres complètes par Bertrand Marchal (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998 (I, noté entre parenthèses avec le numéro de page OCI) et 2003 (II, noté entre parenthèses avec le numéro de page OCII). 104 Laurent Mourey de liberté » (p.- 25). Pour Vargaftig, Mallarmé se confond avec une « poésie sans réponse » 3 , une énigme, une poésie dont le caractère énigmatique est lié à l’exercice d’une liberté. L’-« apprentissage de liberté » a au moins deux implications. Ce que Mallarmé apprend d’abord, c’est à devenir libre, disposition première pour l’écriture. Il faut prendre la mesure de ce que Vargaftig désigne aussi par le mot d’- « intégrité » : c’est là un véritable mot-valeur englobant à la fois un travail méticuleux, scrupuleux, du poème et un écrire (l’écriture comme une pratique et un acte) poussant à « relire et relire le plus impitoyablement possible » (id.). L’intégrité renvoie à une « pratique du langage » qui, n’étant qu’à soi, est, en même temps qu’un « acte de liberté », un acte éthique. Ce qu’implique ensuite l’« apprentissage de liberté », c’est une liberté à reconquérir et à reconstruire dans le contexte de l’aprèsguerre. « À Mallarmé l’inflexible » dégage ainsi une certaine exemplarité : celle de ne jamais céder, de ne faire aucune concession au temps présent, pour justement demeurer au présent et dans son propre présent. C’est que Mallarmé est pour Vargaftig l’un des poètes de l’espoir, ou plus précisément l’un de ceux avec qui il est possible d’espérer, par un travail de la langue, du langage orienté vers la parole. Et le pari d’une poésie qui « pouvait quelque chose sur le destin des hommes et celui du monde » se trouve entièrement lié, voire tributaire, du « double état de la parole, écrit le poète, brut ou immédiat ici, là essentiel » (id.). Il est primordial que cette déclaration ne soit pas prise au sens d’une essentialisation du langage poétique opposé à un langage ordinaire mais bien au sens d’une pratique du langage qui permet la critique de tout ce qui l’asservit - une critique de ce qui endigue toute forme de liberté de parole. Une telle lecture développe le double enjeu d’une politique et d’une éthique du poème, non un désengagement mais bien un mode d’intervention qui soit de poésie. On peut remarquer que la réception de Mallarmé par Vargafitg serait ainsi du côté de celles - antérieures - qui ont trouvé dans l’œuvre une réponse à la débâcle générale des années de défaite et d’occupation. Dans son compte rendu de Vie de Mallarmé d’Henri Mondor publié en 1941, Blanchot parle de « cette ambition, tourment et gloire de Stéphane Mallarmé- [qui] purifie les lettres françaises de beaucoup des petitesses que la vanité des écrivains leur a apportées » 4 . En 1943, Leiris se met à l’écoute d’une « leçon du professeur Mallarmé », jugée profitable parce qu’allant dans le sens d’une « absolue intégrité » : elle peut « déclencher certains mouvements 3 Meschonnic, Henri, Pour la poétique, V. Poésie sans réponse, Paris, Gallimard, 1978. 4 Blanchot, Maurice, « Chronique de la vie intellectuelle », Journal des débats (16 avril 1941) ; cité par Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé : une politique de la lecture, Paris, Minuit, 2013, p.-58. Cf. aussi Blanchot, Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, pp.-117-125. « À Mallarmé l’inflexible » 105 de l’esprit », nécessaires contre les « besoins de la propagande » 5 . Et, rétrospectivement, on peut lire chez Vargaftig une contestation de l’approche sartrienne qui, pour réfuter « l’avènement d’une conception de la littérature aussi radicalement réfractaire à toute possibilité d’engagement » 6 , voit dans la poésie, et dans celle de Mallarmé, les origines du mal. Dans le sillage de La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure de Benda 7 , Sartre veut en finir avec ce qu’il considère comme le dangereux divorce de la poésie et du réel, résultat d’une autonomisation de la littérature, intenable dans les contextes de la résistance et de l’après 1945. Mais le dualisme d’une poésie close sur elle-même et d’une prose qui serait seule à même de « manifester sa liberté par rapport au monde » et d’accomplir une « libre communication », un « lien entre écrivain et lecteur », vole en éclat avec le poème tel que le conçoit Vargaftig, dans une filiation certaine avec Aragon, auteur de « La Rime en 1940 ». L’écriture poétique et son travail sont bien inséparables d’une éthique et d’une intégrité. Vargaftig renverse la négativité que Sartre concevait comme un refus de la vie 8 en ce rien de l’énigme qui est la vie. Il conclut ainsi son « À Mallarmé l’inflexible » : « Ne savons-nous pas de façon encore plus intime grâce au poète qui a su dire ‘Irrémédiablement le blanc revient’ que c’est ce rien qui de l’acte d’écrire fait le geste de la plus haute confiance en l’autre, en tous les autres ? » (p.-26). Définie comme l’acte d’« engager son être et son existence », l’écriture du poème est intrinsèquement liée à une résistance. L’« inflexible » est parent du « courage de tenir bon ». Partant, l’inflexibilité est une vertu - au sens d’une force - qui n’est pas sans rapport avec ce qu’on peut appeler un courage de la rime, avec les propos d’Aragon dans « La Rime en 1940 » : « Et nous sommes sans doute plusieurs à en avoir conscience, qui auront le courage de maintenir, même dans le fracas de l’indignité, la véritable parole 5 Leiris, Michel, « Mallarmé, professeur de morale » (1943), Brisées, Paris, Gallimard, coll. « folio-essais », 1992, p.-83. 6 Denis, Benoît, « Engagement littéraire et morale de la littérature », L’Engagement littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p.- 35 (remarque citée par Jean-François Louette dans- « Sartre anarchiste, ou démocrate en prose ? » - Revue d’histoire littéraire de la France (févr. 2006), p.-293). 7 Benda, Julien, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure : Mallarmé, Gide, Valéry, Alain, Giraudoux, Suarès, les Surréalistes. Essai d’une psychologie originelle du littérateur, Paris, Gallimard, 1945. 8 Pour Sartre cette négativité constitue en quelque sorte le « roman des origines » de Mallarmé, l’orientation d’une existence sacrifiée. Il écrit ainsi : « l’enfant refuse la vie au nom du poème à faire, c’est-à-dire tel qu’il doit naître de son œuvre. L’absolu, c’est le Moi pur comme simple déterminabilité et comme négation de la subjectivité empirique ». Cf. Sartre, Jean-Paul, Mallarmé : la lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p.-124. 106 Laurent Mourey humaine et son orchestre à faire pâlir les rossignols » 9 . C’est que la réception de Mallarmé par Vargaftig se rattache à une mémoire qui condense la traversée des événements et de l’histoire et l’histoire de lectures inséparables d’une écriture en train de s’inventer. Elle pourrait alors se résumer en cette question : « Comment évoquer notre travail aveugle ? » (p.- 25) - tant ce qui en est dit épouse une mémoire et une historicité de l’écriture. Comme il le fait à de nombreuses reprises au sujet des poètes ou des écrivains marquants, Vargaftig revient sur les tout débuts, pour lesquels les souvenirs scolaires - liés à une enfance toujours reconstruite dans sa poésie ou à une enfance toujours à l’avant de soi - ont une grande importance 10 . Mais, concernant Mallarmé, la première approche dans un manuel de littérature est caractérisée par la « réfraction » et la furtivité - « un ou deux sonnets sur lesquels nous ne nous sommes pas arrêtés » (p.-24) -, non par l’éclat comme ce fut le cas, par exemple, avec le « cœur vainqueur » de Du Bellay. C’est plutôt par et avec Aragon et Éluard, semble-t-il, que la sensibilité à Mallarmé s’est forgée. Signalons que c’est justement un Mallarmé poète de résistance qui domine la réception de Vargaftig, lorsque le poète écrit ce commentaire, dans l’anthologie Poésies de résistance, au sujet du vers de l’ouverture ancienne d’Hérodiade « Crime ! Bûcher ! Aurore ancienne ! Supplice ! » (OCI, 135) : « En associant aurore qui est un commencement et ancienne qui est la marque du passé, en plaçant ces deux mots dans la longue énumération des moyens de donner violemment la mort, et en les mettant sur le même plan, le poète en même temps qu’il fait allusion à l’aube, ce moment où se font les exécutions capitales, atteint dans notre conscience ce qui est peut-être l’exil le plus intime, l’enfance, belle ou atroce, dont nous nous séparons. Et, de façon irréparable, la fin de l’enfance devient pareille au désastre » 11 . Avec ce qu’il dit d’un « vers de Mallarmé [qui] n’a pas fini de résonner », Vargaftig dresse le poème face à l’histoire autant qu’il situe sa lecture en elle. Et le lecteur ne peut qu’être sensible aux accents de ces lignes venant faire écho à l’exil forcé dans le Limousin pendant la seconde guerre et à la tragédie d’Oradour que l’enfant a vu brûler. Mais c’est aussi à une poésie corrélée intimement au « fait de l’enfance » qu’on peut relier le commentaire. Dans Je n’aime que l’énigme, le dernier livre de poèmes publié en 2013 auquel nous nous intéresserons plus particulièrement, sont perceptibles nombre d’échos qui renvoient à cette historicité de la poésie et à cette 9 Aragon, Louis, « La Rime en 1940 », Le crève-cœur et Le nouveau crève-cœur, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1948, p.-67. 10 Vargaftig, Bernard, Je n’aime que l’énigme et L’inflexion, Remoulins-sur-Gardon, J. Brémond, 2013. 11 Vargaftig, Bernard, « Tout poème est un acte de résistance », Poésies de résistance : une anthologie, Paris, J’ai Lu, 1994, pp.-XXXIV-XXXV. « À Mallarmé l’inflexible » 107 résonance du poème Mallarmé en Vargaftig. En particulier l’écho de cette découverte du néant contemporaine de l’écriture d’Hérodiade qui a déchiré le voile des représentations métaphysiques du monde : on lit d’abord ce septième vers d’un poème de trois strophes qui est une plongée dans l’abîme, « Ce saisissement dans l’abîme l’abîme en nous », et une remontée du désastre au vers final, « Comme l’aube est ce qu’il reste du désastre ». Si la poésie est pénétrée de ce mouvement, c’est qu’elle est un vertige qui fait de l’enfance non tant un passé qu’un avenir, un espoir qui est repris depuis l’enfance. La trajectoire, qui est celle de toute l’œuvre, est figurée dans cette suite de deux poèmes, plus loin dans le livre, où on lit encore ces deux vers : « Je tombe où les frayeurs rattrapent l’enfance » et « Rien sauf encore l’enfance et le monde » (pp.- 19 et 50-51). N’y a-t-il pas là de quoi amorcer un dialogue profond avec Mallarmé qui, en écrivant Hérodiade, tourne la poésie et le beau vers l’enfance et une virginité posée en réponse au monde ? À la question de la Nourrice « Voulez-vous, mon enfant, essayer la vertu/ Funèbre », Hérodiade répond par le désir d’un or « à jamais vierge des aromates » et cela « depuis ma solitaire enfance » (OCI, 18). Le dialogue dont il peut être question a pour lieu cet ancrage de la poésie dans une enfance du langage, certainement parce que le poème pousse à réapprendre autant qu’à faire l’expérience d’une redécouverte de ce que c’est que lire et écrire, mais aussi de ce qu’est le monde dans une connaissance intime du néant de la matière. La découverte de Mallarmé se distribue également à l’intérieur d’un ensemble de faisceaux de lectures et c’est sans doute ce qui pousse Vargaftig à parler d’une poésie « si actuelle, si nécessaire et urgente ». On peut en juger par ces propos : « Aurais-je, sans que je le sache vraiment, dans ces années décisives, été le lieu et l’enjeu d’un combat violent ? Je lisais Yves Bonnefoy. J’allais lire Le Roman inachevé. J’allais lire Amers. Je commençais à lire Nerval pour de vrai. J’allais lire Claudel. Je me mis à lire Jouve » (p.-25). Sans aller jusqu’à tenter d’épuiser toutes ces références, il est toutefois possible de déceler d’abord une complémentarité entre Mallarmé et Nerval, au titre d’une énigme en poésie inséparable d’une écoute du langage. La résonance d’un vers des Poésies à côté de celle d’un autre des Odelettes est à ce titre éclairante. La force particulière de ce vers de « Prose », que Vargaftig mentionne dans « À Mallarmé l’inflexible », « Gloire du long désir, Idées », pour ce qu’il porte d’énigme, s’augmente de l’exaltation à la vue de « la famille des iridées » (OCI, 29). L’élargissement d’un vers par un autre, transporté par la rime équivoquée, écrit l’hymne et plus encore le répons ou la « gloire ». Or une telle puissance de l’énigme est évoquée à nouveau dans la lecture que donne Vargaftig en 2007 du décasyllabe de Nerval, « Son souvenir se creuse plus avant ! » : « Un décasyllabe, une demi-douzaine de mots, le passage d’une allitération des s à celle du z, les associations de sons et de 108 Laurent Mourey sens, et voilà l’énigme, la pensée la plus vivante qui soit ! » 12 . Mais à côté de Nerval qui, avec Mallarmé, constitue un trait d’union entre la modernité du XIX e siècle et l’après-guerre, d’autres intercesseurs figurent aussi dans le texte de Vargafitg qui se laisse d’ailleurs lire comme la relation d’une vie de lecture et d’écriture. Sans doute la découverte d’une œuvre puise-t-elle sa force dans les œuvres qui poussent vers elle. Éluard aura eu un rôle, et avec lui l’article « Souvenirs » d’Henri Mondor, écrit pour le numéro d’Europe de 1953 et consacré au poète peu après sa disparition, évoquant sa ferveur, en 1943, pour l’auteur d’Hérodiade 13 . La voie est ouverte vers « Mallarmé comme l’évidence même », vers une « œuvre […] bien vivante et essentielle » (p.-24). Elle s’augmente des illustrations de Matisse et d’un jugement d’Aragon, dans Matisse-en-France (1942) : « Mais Mallarmé c’est simple à côté de lui » (id.). Il y a donc bien un rayonnement mallarméen, innervant la constellation des lectures du jeune Vargaftig dans les années cinquante, ainsi que des vues communes, partagées avec les poètes qui comptent, par les filiations et les amitiés. Aussi évoque-t-il, pour les décennies à venir, le rôle de Maurice Regnaut : « Les amitiés firent le reste, celle par exemple de Maurice Regnaut pour qui s’avéraient exemplaires l’œuvre et la vie de Mallarmé » (p.-25). Voix, écriture : de Mallarmé à Vargaftig La mention du traducteur des Sonnets à Orphée de Rilke est en effet d’une importance particulière. Elle renvoie à ce qui rapproche les œuvres des deux poètes et à ce qui, de Mallarmé, est d’une certaine façon continué en elles. Regnaut n’écrit-il pas dans Nous ce qui rend manifeste une prégnance d’Un Coup de dés dans la poésie, en particulier à partir des années soixante ? Aussi cette prégnance se dégage-t-elle du formalisme qui a dominé la période structuraliste. oui voix corps existence tout de quoi tout de qui 12 Vargaftig, Bernard, « Poète des régions de l’âme », Europe (mars 2007), p.-13. 13 Mondor, Henri, « Souvenirs », Europe (juillet-août 1953), pp.- 202-204. À propos de la bibliophilie d’Éluard, il écrit : « Dans le petit monde des collectionneurs d’autographes poétiques, l’on ne pouvait ignorer qu’il était l’un des heureux amateurs de reliques nervaliennes et l’un des admirateurs les plus dignes de tenir en mains les lettres et pages anciennes de Stéphane Mallarmé » (p.-202). « À Mallarmé l’inflexible » 109 tout pour nous est énigme 14 C’est pour l’essentiel d’une poésie faisant résonner l’énigme dans tout le langage qu’il s’agit, énigme touchant à la fois « voix corps existence » et faisant du réel comme de l’identité des questions lancées, projetées sur la page (« de quoi », « de qui »), dans une mise en mouvement et un acquiescement à l’ouvert, dans une rythmique donnant à l’écriture une densité et une évidence ; ce serait la valeur du « oui » lançant cette séquence du poème jusqu’à se prolonger dans « est énigme ». Or Mallarmé est à la fois le point de rencontre d’une telle amitié et le sujet d’un questionnement touchant la relation à sa propre poétique. Un poème d’Orbe peut permettre de tenter d’en mesurer la force : Rien que ton nom ô ce geste Comme l’énigme Comme fendu où tout parle pas à pas Je te connais et le goût l’effleurement Et l’espace déjà mon autre 15 Il serait évidemment réducteur de limiter les points de rencontre dont il est question à Un Coup de dés, autant que de se tenir à ce seul poème de Vargaftig pour sa disposition sur la page. Le dialogue profond que nous ouvrons à présent se construit dans des accents dont la lecture des œuvres cherchera à se faire l’écoute. Ce dialogue, sous le signe de l’amitié du poème, s’organise par une mémoire vive et active dépassant l’intention ou l’intertexte. Ayant pour champ l’ordre expérientiel de l’écriture, il investit plutôt un inconscient du poème et du langage. Il est ainsi patent que cette page d’Orbe laisse percevoir une inflexibilité se manifestant par la tenue particulière du poème, par la manière dont il occupe la page, ouvrant sur ce que Meschonnic appelle un « espace du rythme ». Si une large part du « théâtre mental » d’Un Coup de dés a pu trouver de nombreux continuateurs (Meschonnic mentionne à cet égard Denudare de Pierre Torreilles 16 ), les blancs ouvrent sur un espace de la voix. 14 Regnaut, Maurice, Nous, Creil, Dumerchez, 2006, p.-61. 15 Vargaftig, Bernard, Orbe, Paris, Flammarion, 1980, p.-105. 16 Torreilles, Pierre, Denudare, Paris, Gallimard, 1973. Au dernier poème de l’« ode » qu’est Denudare, on lit : « En blanc/ S’épouse le silence » (p.-170). Le livre est placé, dans la préface, sous le signe de « l’évidence-formelle » et d’un « théâtre non fermé sur l’apparence », mais d’un théâtre de la voix, « l’essaim de cette même voix qui redescend vers le silence, mot à mot, les gradin d’un théâtre » (p.-11). 110 Laurent Mourey Le paradoxe de la scène du poème qui en a été souvent inférée est qu’elle a été résolue, comme arrêtée, en « annulation paradoxale de l’action : théâtre vide, abstrait, théâtre comme lieu pur », lit-on dans Critique du rythme 17 . Mais une action d’un autre ordre - que Meschonnic désigne par le terme d’« aventure », débouchant lui-même sur l’épopée, au sens d’un epos, l’aventure propre à la parole et à l’écriture - se lie à un drame (au sens de drama ou action) de la voix. C’est cette continuation-là que Vargaftig permet de penser. L’action dont il s’agit trouve sa pointe dans la monstration du mouvement que livre et libère la disposition sur la page. Celle-ci rend manifeste aussi les moments de surgissement, les moments de souffle et de surgissement, d’invention d’un souffle, et en même temps de syncope. S’il y a de l’émotion dans la diction, du mouvement, c’est que chaque parole est en même temps une évidence et une nécessité ; rien ne semble pouvoir être changé. Une telle conduite renvoie à l’extrême soin apporté par Vargaftig au poème : que chaque mot, chaque vers soit irréfutable, inchangeable, mais que chaque vers soit le mouvement de et avec tous les autres. C’est un peu ce que Meschonnic écrit de Nerval : « Chaque vers est construit comme s’il devait être tout le poème » 18 . L’inflexible n’est jamais une privation de mouvement ; il est au contraire l’appui - et cela n’est contradictoire qu’en apparence - de l’émotion liée à une diction et d’un travail au mot à mot, au vers à vers ; ou, encore, il est la reprise et la relance de tout le poème à chaque moment. On trouve là un point de rencontre important avec la poétique de Mallarmé du « hasard vaincu mot par mot » et de l’« argumentation de lumière, qu’aucun raisonnement tenu jamais », en relation avec les deux adverbes « profusément, flagramment » du Mystère dans les lettres (OCII, 234, 232 et 230). Faire du rien quelque chose noué à l’énigme : ce serait partant un autre point de rencontre de Mallarmé à Vargaftig. Cet acte a lieu comme geste tendu et l’on peut penser à « Rien cette écume vierge vers » de « Salut », geste d’ouverture et d’adresse, au seuil des Poésies, dans l’édition de 1899. Le geste est tout entier contenu par la résonance « vierge vers » et « rien cette ». Il performe le poème en tant que geste adressé. Dans le poème d’Orbe de Vargaftig, la place de l’exclamation dans « Rien que ton nom ô ce geste » la distribue entre geste du nom vers le sujet de l’énonciation et geste de l’énonciation elle-même. En même temps, la rupture que l’exclamation introduit fait de l’écriture un versant abrupt de la voix toujours renouvelé d’un vers à l’autre, ce qui laisse poindre une progression en seuils du poème. 17 Meschonnic, Henri, Critique du rythme, anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p.-306. 18 Meschonnic, Henri, « Essai sur la poétique de Nerval », Pour la poétique, III. Une parole écriture, Paris, Gallimard, 1973, p.-33. « À Mallarmé l’inflexible » 111 Le jeu typographique, la disposition, non seulement des mots mais des séquences, rendent visible ce que la parole produit : un déferlement. D’une certaine façon, l’exclamatif est un mode majeur de l’énonciation, audible par l’investissement de la page par l’écriture. C’est l’inflexion que donnent la typographie, la fragmentation éparse et la syntaxe d’Un Coup de dés, dans cette série, par exemple : « EXISTÂT-IL/ autrement qu’hallucination éparse d’agonie […] par quelque profusion répandue en rareté/ SE CHIFFRÂT-IL/ / évidence de la somme pour peu qu’une/ ILLUMINÂT-IL » (OCI, 383). Ce mode exclamatif - et disjonctif - est fortement marqué par le mot « comme » de Vargaftig, mot phare de sa poésie, partagé entre les valeurs du comparatif, de l’exclamatif et de l’approximation, ainsi que le montre la succession « Comme l’énigme/ Comme fendu où tout parle pas à pas ». Le « fendu », s’il signifie cette syncope générale de l’écriture, oriente vers « l’effleurement » qui montre toute approche comme une manière de saisir et de laisser les choses à leur virginité. Telle est aussi la grande leçon de la « notion pure » de Mallarmé : « épouser la notion » est aussi préserver sa défense et son intégrité dans une relation et non une fusion, ce qui laisse tout l’espace à l’ébranlement, au trouble. Le réel et le langage libèrent cette altérité fondatrice d’une identité jamais assignée. Une résonance tout aussi forte est à entendre entre le « rien n’aura eu lieu que le lieu » d’Un Coup de dés - ce lieu n’étant pas d’un moi mais d’une « disparition élocutoire du poète » et d’une « initiative aux mots » renouvelée à chaque fois - et « l’espace déjà mon autre », qui termine la page en l’ouvrant sur les autres, du livre Orbe. La relation dont il s’agit inclut le mystère dans l’approche. Un lien est ainsi suggéré entre connaître et « inconnaître », que Vargaftig a instauré dans le titre de son Si inattendu connaître, lien joué pour l’oreille dans le hiatus « i-i ». Une conduite du langage et du rapport entre les mots insuffle une énonciation du débordement impliquant une progressivité de la voix dans l’écriture. Si « je te connais » est d’un coup distancé par « et le goût/ l’effleurement », c’est parce que ce travail de la distance s’introduit dans les mots et leurs rapports infinis. Le vers « Comme fendu où tout parle pas à pas » incite à suivre une avancée tout en se mettant à l’écoute du « nœud rythmique » qu’est un poème, pour reprendre l’expression de Mallarmé (OCII, 64). À la mise en mouvement de la voix par l’écriture correspond aussi une écriture suivant l’intensité et la profondeur d’une voix ouverte sur sa propre altérité. L’octosyllabe « Et l’espace déjà mon autre » ouvre le poème en le refermant : « mon autre » est en somme l’écho qui se dégage de cet espace comme survenu (« Et l’espace déjà ») parce que procédant du champ que l’écriture ouvre pour la voix et l’écoute intérieure. Un point de convergence encore entre les poétiques de Mallarmé et de Vargaftig est dans la tenue et la poursuite d’une réciprocité. Rappelons la formule bien connue de Crise de vers, « ils [les mots] s’allument de reflets 112 Laurent Mourey réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries » (OCII, 211), qui remodèle le lyrisme en poésie, en le faisant passer du personnel au spécifique. C’est par un ordonnancement particulier, dans un espace en construction et en surgissement, que la voix s’invente. Et l’on sait à quel point l’arrangement, la disposition, la place des mots et leur résonance active comptent pour Vargaftig : tout, dans le poème, répond à l’ensemble et produit une résonance, par un comptage et une place pour chaque mot dans le vers, dans le poème. L’œuvre de Vargaftig s’est en effet de plus en plus orientée, après cette disposition sur la page que nous avons abordée avec Orbe et qui se poursuit jusqu’à Cette Matière, vers le compte syllabique le plus scrupuleux, laissant de côté la dispersion sur la page, comme une aventure finalement close, mais reprise autrement, par le resserrement visuel du poème. L’impératif est l’alternance des mètres, déjà présente dans l’extrait d’Orbe où se succèdent un heptasyllabe, un tétrasyllabe, un hendécasyllabe, un tétrasyllabe, un trisyllabe, un tétrasyllabe puis un octosyllabe. Une telle conduite, gardant en elle une fidélité aux vers mêlés de La Fontaine pour la liberté qu’ils confèrent à l’écriture, relève plus de la rigueur que de la règle. Elle donne à la voix des resserrements, des allongements ; elle est une conduite du souffle, par la quête d’une maîtrise ou d’un contrôle de ce qui affleure, justement dans « l’effleurement ». Elle est à mettre en relation avec ce que Mallarmé initie de « [remplacement de] la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ». Elle renvoie aussi à ce qu’il insuffle, avec Un Coup de dés, à savoir un poème constellation, poème « d’un compte total en formation » (OCI, 387). Ce compte est un infini en ceci qu’il joue de tous les rapports possibles par le poème en train de se faire. S’engage ainsi une nouvelle cosmicité, non selon des schémas et des nombres préétablis, mais selon une « chiffration mélodique tue » (‘La Musique et les Lettres’, OCII, 68) dont le poème est l’organisation. Selon cette « haute liberté d’acquise » (OCII, 207) de Crise de vers - une liberté s’accordant avec tous les enchantements de la poésie -, il s’agit en somme de rendre, plus profondément que le vers, le poème libre, vers la « mélodie » qui lui est intérieure et lui est propre. En ce sens la lecture que donne Meschonnic de la déclaration de Desnos, « au-delà de la poésie libre il y a le poète libre 19 », offre un point de vue sur la poésie de Vargaftig, dans la liberté qu’elle construit et dans sa relation avec la liberté qu’entendait déjà Mallarmé : le glissement de « poète libre » à « poème libre » ouvre sur cette « liberté de reprendre toutes les traditions, toutes les formes 20 ». Il est 19 Desnos, Robert, Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1975, p.-236. 20 Meschonnic, Henri, Critique du rythme, op.-cit., p.-615. « À Mallarmé l’inflexible » 113 vrai que l’enjeu de la forme n’est pas formaliste ; il tient plutôt à la saisie de ce qui est en formation. Or reprendre des formes et des mètres est une manière de les déplacer et de les transformer dans un langage à soi. Mais la réciprocité est aussi une mise en relation et une rythmique des rapports soumettant la linéarité de la lecture à une atomisation - ce mode rythmique de la lecture pour lequel l’énigme est centrale. Une autre implication de l’inflexibilité sera donc une lecture ouverte, dans tous les sens du sens ou, selon la formule de Rimbaud, une lecture se faisant « littéralement et dans tous les sens ». Mais ce sens du sens, s’il est pluriel, n’est pas une totalité. De même, ce serait une erreur que de le confondre avec un attrape-tout ou un n’importe quoi, parce que cet infini est la capacité du poème à l’organiser « littéralement », la capacité du poème aussi à inventer son propre inconnu. Et c’est ensuite à la lecture de travailler son propre sens du langage, qui est une écoute fine de ce qui s’invente, pour répondre, poursuivre ce qui se trame dans et par le poème. Le caractère irréfutable, nécessaire, évident d’un vers est dans sa capacité à tenir seul, pour lui-même, et dans la globalité du poème. « Tout/ pour nous- / est énigme » de Maurice Regnaut tient lieu de trait d’union entre Vargaftig et Mallarmé dans la mesure où tout répond à tout dans un poème et vient accroître l’énigme. Dans la mesure aussi où l’idée de totalité cède à la globalité de ce tout. Mais in fine ce tout est l’énigme ouverte par une parole progressive, une parole « pas à pas », tenant à chacune de ses syllabes ; c’est un procès. L’orbe est ainsi la métaphore de cette parole en orbite induisant le mouvement, la révolution et ces constellations du poème. En même temps, comme le rappelle la quatrième de couverture d’Orbe, « un mur orbe est un mur qui n’est percé d’aucune ouverture ». Partant l’orbe est la matière du poème, l’inflexibilité d’une parole et d’une écriture qui demeure : cette matière inflexible, une sorte d’étendue atone, faisant l’écoute mais aussi le silence, se tenant face au lecteur, et face à qui écrit. Cela est pour ainsi dire emblématisé par un vers de Si inattendu connaître, dans une question elle-même définitive : « Qu’y a-t-il eu que fuit le silence ». Un peu ce qu’écrit Vargaftig dans « À Mallarmé l’inflexible » : le poème comme travail de la matière, mais une matière résistante, « en traits définitifs, avec quoi le silence ». C’est l’orientation que prend l’hommage à ce qu’a légué Mallarmé de sens du poème en tant que pratique d’une liberté : « Ce qu’on appelle travail, en poésie, devenait gain de liberté. Et, dans la pratique du langage, de la liberté la plus matérielle. […] Que de temps il aura fallu pour comprendre que cette liberté-là est aussi la plus spirituelle ! » (p.-25). 114 Laurent Mourey L’inflexion : poétique de Vargaftig, avec Mallarmé Dans ce qu’écrit Vargaftig sur la poésie et sur Mallarmé, le mot « inflexion » avoisine celui d’« inflexible ». Et c’est certainement autour de cette « liberté la plus matérielle » que se construit le rapport. L’inflexibilité de Mallarmé peut se résumer par la tenue du poème, son caractère définitif, fermé et ouvert, par l’acte de liberté qu’il constitue également. Comme Vargaftig l’écrit, l’authenticité ne relève pas d’une spontanéité, d’une idéologie du spontané mortifère pour la poésie, mais d’un travail orienté vers « la Poésie - unique source », au plus près d’-« une haute liberté d’acquise, la plus neuve ». Ces citations de la préface d’Un Coup de dés et de Crise de vers fondent une pratique où « ni les poèmes, ni les écrits théoriques […] ne sont un recueil de règles » (p.- 25). Ce que Vargaftig trouve aussi chez Mallarmé est un travail pour sonder, pour serrer au plus près le langage et la parole en train de se faire et de le autant que de nous faire. Cette poésie est unique source parce que parole et écriture se nouent en elle. Tout se passe comme si pour Vargaftig était entendue cette affirmation : où et comment, sinon par l’écriture, peut s’inventer une parole, une parole qui est tout le mouvement intime du langage et du monde dans la voix ? Par la formule du « poème, énonciateur » (OCII, 209), Mallarmé a ouvert une voie, précieuse, pour penser un sujet qui se fait par ce qui déborde la personne, l’individu, qui sont des catégories acquises - pour aller aussi vers le cœur d’une vie, d’un mouvement du vivant, en langage. Quand il écrit sur la poésie, Vargaftig est très attentif au métier, au travail, à la ciselure. C’est ce qui le lie fortement à Du Bellay, Scève, parce que le poète sculpte, taille son dire et, comme il l’écrit de Mallarmé, « [met] la dernière main à un livre, [opère] l’agencement final » (p.-25). C’est en cela qu’une continuité se forme, entre un seizième siècle du métier du poème et un vingtième de la « main d’œuvre » 21 , avec Apollinaire, Reverdy, puis Aragon. Aussi la fidélité de Mallarmé à l’égard d’une « littérature du passé », comme l’écrit Vargaftig, et ce « culte » laissant « intact l’antique vers » (OCI, 392) renforcent-elles cette continuation ; elles constituent même un point de passage crucial. L’idée reçue d’une contrainte et d’une règle est contredite par la mise en avant d’une pratique libératrice de parole et d’écriture. C’est que sont donnés un espace et une dimension permettant d’affirmer le langage en tant qu’écoute et travail orienté vers le beau. Le vœu de Crise de vers d’- « effacement de rien qui ait été beau dans le passé » (OCII, 207) est repris par Vargaftig dans une concentration sur la matière verbale. Il y va encore d’une « matière céleste » qui est la grande leçon de Jouve : celle d’une écoute de la mort et de la chair, du corps et du monde dans les inflexions du poème. 21 Reverdy, Pierre, Main d’Œuvre 1913-1949, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2000. « À Mallarmé l’inflexible » 115 C’est ainsi qu’- « À Mallarmé l’inflexible » se complète de « L’inflexion », texte où se livre une véritable poétique 22 . Texte où, sans qu’il y soit question de Mallarmé, un rapport s’y décèle, qui a pour lieu principal une rencontre autour de Verlaine. C’est dans le vers final de « Mon Rêve familier » - « L’inflexion des voix chères qui se sont tues » (p.-57) - que la poésie semble être contenue parce que saisie dans une diction. Si Vargaftig commence « L’Inflexion » par l’aveu « je ne sais pas ce que c’est que ‘la poésie’ » (id.), il la lie indéfectiblement à ce qui surgit par le vers- de Verlaine : « Comment un tel surgissement n’évoquerait-il pas ce que nous ne cessons d’essayer de saisir quand nous nous demandons ce que ‘la poésie’ est ? » (p.-58). Et si c’est par le « surgissement » qu’une définition peut se profiler, ce qui surgit est une mise en mouvement de « ce que disent les mots » (id.) : un mouvement du sens et du son. On peut relever tout ce qu’il écrit de cette dynamique dont l’écriture est le champ : la diérèse sur « inflexion », forçant à détacher le « i », crée « comme une traînée de ciel dans la voix » (p.- 57) ; cela par l’alexandrin, un « dispositif qui traverse et rend sensible jusque dans notre chair, puisque c’est de la voix qu’il s’agit, le sens dont le vers et le poème sont chargés » (p.-58). Vargaftig lie l’élargissement de la lecture, de la lettre prononcée au ciel entendu et perçu dans la voix, au travail le plus matériel d’une diction et d’une accentuation faisant dire aux mots plus que ce qu’ils ne disent. Mais le vers permet un travail d’affinement, une instrumentation savante, jouant d’échos et de reprises, non simplement de répétitions, mais d’infimes différences (c’est-à-dire d’inflexions) que la reprise est à même de porter : « La reprise et la torsion sonores portent une part du dynamisme et une part indicible de sens » (id.) Le sens procède ainsi d’une prosodie et la « sonorité générale », pour citer Péguy 23 , accomplit une force qui emporte et excède ce qui est dit. D’une certaine façon la lecture de Verlaine par Vargaftig recoupe le poème-constellation de Mallarmé, cette inscription « au folio du ciel » de ce que nous pouvons appeler une constellation de la voix. L’élargissement oral et vocal est lié au détachement du « i » dans inflexion, mais aussi aux « e » de « chères » et de « se », jusqu’à leur écho en sourdine dans « tues », « e » donné par Vargaftig comme une « esquisse », « qu’il faut entendre comme un instant l’écho quand la musique s’est interrompue » (p.- 57). L’insistance sur le compte des syllabes de l’alexandrin tient d’une main forte ce qui lie l’oralité et sa numération, le travail scrupuleux d’une matière sonore et l’infléchissement de cette matière en « matière céleste ». En citant Jouve, on peut penser aussi à ce qu’il avait écrit en 1942 sur la 22 Vargaftig, Bernard, Je n’aime que l’énigme, op.- cit., p.- 57-78. Les citations de ce texte seront accompagnées du numéro de page entre parenthèses. 23 Péguy, Charles, Clio. Dialogue de l’Histoire et de l’âme païenne (Œuvres en prose, 1909-1914), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p.-145. 116 Laurent Mourey création, par Mallarmé, d’une langue à vocation spirituelle. Il y a chez Vargaftig un double héritage, du côté de Jouve et du côté de Mallarmé et Verlaine, d’une spiritualisation de la langue par un travail du plus sensible se jouant dans la voix. « Pensée, chair et même existence » sont les enjeux de « la poésie - unique source » dans « À Mallarmé l’inflexible » (p.- 25). Et l’on retrouve, à propos du travail prosodique et métrique, la mention d’-« un dispositif qui traverse et rend sensible jusque dans notre chair, puisque c’est de la voix qu’il s’agit » (p.-58) - à propos de Verlaine -, et « l’inflexion de la chair dans ma chair » (p.-64) - à propos de Jouve. Aussi, ce qu’il trouve chez ce dernier d’« inflexion érotique » (id.) enserré par un alexandrin récrivant dans son dispositif les mots les uns avec et par les autres - ainsi ce nouage de « crêtes » et « terre » et « beau » et « eau » dans « Il fait beau sur les crêtes d’eau de cette terre » d’« Hélène » de Matière céleste 24 - est-il parallèle à ce que Jouve entend dans la « création verbale » de Mallarmé : « une explosive richesse, essentiellement érotique », des mots ayant « la force de se jouer de la syntaxe formelle » 25 . L’inflexion est partant une notion cardinale parce qu’elle représente ce que la voix, par l’écriture, fait de la langue et à la langue ; en outre elle est ce qui agit dans la lecture. C’est à cette constante double implication que renvoient la pratique et la lecture du poème chez Vargaftig. Est lue dans le vers de Verlaine cette capacité de l’alexandrin, surtout parce qu’il est une numérisation, un resserrement, à infléchir chaque mot, à orienter la lecture dans une sorte de complexe de voix, une voix plurielle. En ce sens, « inflexion » et « tues » ouvrent sur une écoute de la voix dans ses propres silences et dans son intériorité traversée par une altérité, celle-là même de ces « voix chères qui se sont tues ». L’inflexion chez Vargaftig rejoint dès lors la suggestion de Mallarmé : plus que dire, il s’agit de faire dire et faire sentir, allier sens et sensation. L’impératif énoncé dans Crise de vers de « ne garder de rien que la suggestion » (OCII, 210) est compris dans le sens du langage « essentiel », non commercial- (« Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement »- - OCII, id.) : il s’agit bien de dire autant que de faire sentir, non de recourir à des choses ou des objets dans une instrumentalisation mimétique du langage, mais de susciter ces états d’âme qui engagent à la fois le dialogue et l’impartageable. L’enjeu d’une écriture est de ne pas imposer un dit mais de suggérer en somme de l’imprévisible, un imprévisible dont la lecture sera l’advenue. Or faire dire « a trait » au plus matériel du langage. L’écriture est à la fois le creusement et le travail de « cette matière », pour reprendre un titre de Vargaftig déjà cité. Jouve reliait la langue de Mallarmé à une obsession de 24 Jouve, Pierre-Jean, Matière céleste, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1995, p.-100. 25 Jouve, Pierre-Jean, « La Langue de Mallarmé », Stéphane Mallarmé : essais et témoignages, Neuchâtel, La Baconnière, 1942, p.-34. « À Mallarmé l’inflexible » 117 la matière, sujet d’une lutte dans un rapport mélancolique, mais orientation vers la beauté suprême. Le « démon matériel » 26 , tenant un peu de l’air qu’on respire (Jouve écrit aussi que la matière-« est ce démon ‘qui nage autour de lui comme un air impalpable’ »), est bien une force de l’énigme, rassemblant monde et langage. Vargaftig approfondit, dans ce rapport, une définition de la poésie tournée vers le bouleversement d’une- « langue [qui] est autre chose que la langue », parce qu’« elle a traversé le corps de celui qui l’écrit, le corps, la mémoire, l’indicible » et « ajoute l’indicible à ce qui est dit » (p.-65). De fait, un rapport se noue en Vargaftig de Jouve à Mallarmé et de Mallarmé à Verlaine. Et l’on peut pousser plus loin ce rapport en rappelant ce que représente Verlaine dans Crise de vers : le poète des « primitives épellations » (OCII, 205). Par ailleurs, un entretien avec Georges Docquois, « Mallarmé parle de Verlaine », rend hommage à celui qui « retrempa [la poésie] à la source la plus mélodieuse qui fût jamais » et qui renoua aussi avec l’âme en poésie : « Comme on suit un ruisseau, il suivit son âme, très primitive et très ingénue, et chanta, rejetant tout l’inutile et tout l’excessif du savoir de ce temps » (OCII, 712). C’est bien la sonorité et la résonance qui retiennent Mallarmé auprès de Verlaine, « l’espacement de la pensée dans ses vers, sa fluidité, ses jeux délicieux d’assonances » (OCII, 712-713) faisant couler et suivre le « peu profond ruisseau » évoqué dans le « Tombeau » de 1897 (OCI, 39). Cette mélodie fait elle-même courir cette « poésie du langage » dont parle Aragon, ce qui invite à décliner la « poésie - unique source » en source de poésie, mais aussi en poésie comme source du langage. C’est ce qui la situe par rapport à la musique et lui confère une supériorité aux yeux de Mallarmé qui, dans son Wagner, considérait en le maître de Bayreuth une « retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source » (OCII, 157). Or il semblerait que pour que le ruisseau atteigne la source, il eût fallu le sens, et le sens par les rapports, autrement dit une musique du sens en plus d’un sens par la musique - ce dont le poème est la capacité. La supériorité conférée à la musique au titre de l’ineffable est renversée en une aptitude du poème à l’indicible, par le transport et l’ouverture du sens des mots. La lecture de Verlaine par Vargaftig prolonge ainsi Mallarmé et part dans la direction du « sens vivant » pour lequel l’inflexion est cruciale (avec les -e muets, ce qui se prononce ou ne se prononce pas - ce à quoi on ajoutera la diérèse). Tout le sens est orienté vers l’écoute, ce qui fait de la poésie une sorte d’audiographie. D’une part, l’investissement de la page par le poème est de première importance, la disposition l’imposant pour l’œil et l’oreille et conférant ainsi à l’écoute un espace. D’autre part, un espace graphique est comme sculpté et, parallèlement au soin typographique que 26 Jouve, Pierre-Jean, « La Langue de Mallarmé », op.-cit., p.-32. Jouve écrit aussi que la matière-« est ce démon ‘qui nage autour de lui comme un air impalpable’ ». 118 Laurent Mourey Mallarmé voulait apporter à Un Coup de dés, la strophe, les longueurs de vers, la lettrine donnent encore au poème une inflexion visuelle. On peut lire maintenant ce poème de Je n’aime que l’énigme-de Vargaftig : L’un vers l’autre Qui appelle À quoi ne renonce pas La stupeur où l’énigme change Le hasard se déchire et devient sillage Sens à nouveau le hasard Le sens l’explosion l’un vers l’autre l’un Vers l’autre silence syllabe L’air rêve et se penche Syllabe pareille au silence L’un vers l’autre comme syllabes Les peupliers ne s’entendent pas vivre Sans commenter dans le détail, on ne peut qu’être frappé par la force percussive des reprises, insistant sur la syllabe, le sens, le silence, « l’un vers l’autre », bref tout ce qui constitue la portée du poème et son geste. On peut à cet égard mentionner une résonance entre le poème et l’écrit sur la poésie, quand, dans « L’Inflexion », Vargaftig écrit « sons et gestes inséparables » (p.- 58) et fait du sens un possible renouvelé par une armature sonore et gestuelle : à propos du mot « amènoum » prononcé par sa grand-mère il écrit qu’il ne comprenait pas « le sens des mots de la bénédiction ». Il poursuit : « Mais pour la vie, j’en ai gardé que sons, gestes et sens, et aussi de ce sens qu’on ne ‘comprend’ pas, sont un » (p.-58). Plusieurs implications sont à tirer du propos, en lien avec le poème cité : comprendre entretient toujours un rapport avec ne pas comprendre ; il le suppose même, parce que le geste est ce qui forme l’unité, cet « un » dont ce qu’il appelle « la séquence de mots » est la portée ; le poème ainsi conçu fait de la voix un geste - un peu ce que Merleau-Ponty désignait dans sa Phénoménologie de la perception comme un continu entre corps et langage qui est le continu d’une parole singulière, mobilisant mais excédant les significations ou le sens partagé des mots 27 . 27 Merleau-Ponty propose ainsi de ne pas en rester au « sens conceptuel et terminal des mots », mais de prendre en compte un « sens émotionnel du mot, ce que nous avons appelé plus haut son sens gestuel, qui est essentiel par exemple dans la poésie ». Et plus loin il donne cette conception décisive de la syntaxe et de la prosodie (une prédominance des voyelles ou des consonnes selon les langues) comme « plusieurs manières pour le corps humain de célébrer le monde et finalement de le vivre » (Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1945, p.-218). « À Mallarmé l’inflexible » 119 Le rapport entre écoute et geste nous fonde ainsi à parler de gestes de la voix. Au demeurant, l’inflexion partage avec le geste le pli et la courbure, l’infléchissement et le mouvement. Ce que Vargaftig désigne par la triade « sons, gestes et sens » n’est pas sans lien avec le « pli selon-pli », dans ce vers de « Remémoration d’amis belges » de Mallarmé : « Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve » (OCI, 32). Cette dénudation et ces replis du sens en gestes de voix, comme une matière qui s’ouvre, peuvent se lire dans les reprises « l’un vers l’autre l’un/ Vers l’autre silence syllabe » puis « Syllabe pareille au silence/ L’un vers l’autre comme syllabes », faisant du sens une progression et une circulation. Le poème livre ainsi sa poétique, du « pli selon pli » du langage à l’articulation d’une écoute et de ses silences rappelant « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». L’attirance « l’un vers l’autre » amenant l’association fortement marquée par la prosodie de « silence syllabe » est ensuite reprise en une comparaison inversant l’association première, dans « Syllabe pareille au silence ». Ce chiasme de l’inclusion réciproque « silence syllabe » et d’une commune mesure de la syllabe au silence est bien ce qui forme la matière sonore, prosodique et sémantique du poème : l’attirance « l’un vers l’autre » est la forme-sens quasi minimale, ou matricielle, et atomique du poème, son « explosion » ; « comme syllabes » vaut pour « en tant que syllabes » et le pluriel du mot marque ce foisonnement intérieur de la voix - d’une voix emplie de voix et de silence. La poétique livrée dans le poème est en somme une poétique du vivant et du « sens vivant » impliquant une écoute du plus silencieux : « Les peupliers ne s’entendent pas vivre » quand la poésie est encore l’écoute de ce qui ne s’entend pas. Mais toute la question du poème, partant sa quaestio et sa quête, ou son tourment et son inquiétude, se reporte sur le silence et l’énigme de la matière, de la sienne propre et de celle du monde. De la « pierre veuve » de Mallarmé aux « peupliers » de Vargaftig, l’énigme est changeante ; elle semble être le mouvement du poème, et sa beauté. Le beau est ainsi à la mesure de l’énigme ; il renvoie aussi à cette « stupeur » même. Les deux motifs forment une réciprocité jouée dans chaque mot et dans chaque syllabe, d’où le changement ainsi que l’étonnement suscité par le langage dans sa relation à la vie. L’attaque consonantique revêt alors une valeur particulière, proche de la « clé allitérative » (« La Musique et les Lettres », OCII, 75) et de l’attention donnée aux lettres de l’alphabet chez Mallarmé. Dominante dans la plupart des livres de Vargaftig, et de manière emblématique avec les lettrines des poèmes de Je n’aime que l’énigme 28 , elle est l’ouverture et l’appui d’une syllabation évoquant les « primitives 28 On relèvera néanmoins dans le livre six poèmes à attaque vocalique, les cinq voyelles étant représentées, avec deux poèmes commençant par la lettre « A » (pp.-18, 30, 35, 44-45, 50). 120 Laurent Mourey épellations ». Le compte syllabique entre aussi dans cette force de l’oralité de l’écriture et le principe d’alternance des mètres tournant autour de l’alexandrin et de l’impair représente tout le travail de diction et de mise en mouvement de la voix par l’écriture pour creuser et mettre en acte la matière vibrante et vivante du langage. C’est ainsi que nous parlerons d’une poétique de « l’un vers l’autre » qui fait du sens une vibration orale et se mesure au hasard et au sens : telle est l’articulation énoncée dans le vers heptasyllabique « Sens à nouveau le hasard » qui a à voir avec une décision venant rompre et affirmer le hasard. C’est ce moment duel de l’écriture que le vers hendécasyllabique précédent affirme : « Le hasard se déchire et devient sillage ». Sans doute-« l’explosion » dont il s’agit, qui fait du sujet un saisissement - c’est-à-dire un mouvement de saisie et de dessaisie - est-elle un point de rencontre fort avec Mallarmé. L’acte tour à tour de saisir et de se déprendre, et le risque de l’exil et de la perdition qui l’accompagne, a été pour l’auteur d’Hérodiade à l’initiale d’une entreprise à l’endroit du creusement du vers jusqu’à la révélation du néant et de ces « vaines formes de la matière » (« lettre à Cazalis du 28 avril 1866 », OCI, 696). À l’autre bout de l’œuvre, le geste du maître en plein naufrage dans Un Coup de dés, qui « hésite […] cadavre du secret qu’il détient » à lancer le coup de dés définitif (OCI, 372-373), se meut en réussite du poème qui vient « s’excepter » sur la page en constellation, comme on le lit dans la dernière double page : « EXCEPTÉ-/ à l’altitude/ PEUT-ÊTRE/ UNE CONSTEL- LATION » (OCI, 386-387) 29 . Chez Mallarmé, le hasard n’est pas aboli, même dans les « circonstances éternelles » d’un lancer de dés ; chez Vargaftig, le hasard déchiré redevient « sillage ». Ce qui, avec ce dernier, est inflexibilité se trouve encore être le geste continué à travers le hasard et le rien, d’où cet effort de démultiplication et d’élargissement du sens, de généralisation de l’inflexion qui se reporte fortement sur le mot repris, et par là ouvert, dans Je n’aime que l’énigme : un resserrement du mot sur le mot, de l’énigme qui demeure - « La verveine parle tourne et se penche/ L’énigme/ L’énigme qui s’accomplit/ L’énigme est toujours l’énigme » (p.- 31) -, ou un passage du mot « rien », qui enjambe la strophe et est repris dans le sens du vivant- - « Comme rien/ Si clair l’envers de l’éclaircie/ Rien la béance/ Nudité vraie qui est rien/ / Rien sauf encore l’enfance et le monde » (p.- 51). On croirait entendre l’interrogation de « À Mallarmé l’inflexible » : « le Rien celui-là même qui fonde la poésie de Mallarmé, ne porte-t-il pas depuis toujours l’énigme ? » (p.-26). La poétique de Vargaftig rejoue en tout cas ces valeurs de 29 Courant, Elsa, « Écrire au ‹folio du ciel’ : le modèle de la constellation dans un coup de dés de Mallarmé », Revue d’histoire littéraire de la France-(116/ 4 - déc 2016), pp.-869-892. « À Mallarmé l’inflexible » 121 l’énigme et du rien, du hasard et du beau, sur le mode du « rien sauf encore », en correspondance avec « excepté […] une constellation » de Mallarmé. Tout se joue depuis cette direction prise, ce sens, vers le beau du poème qui, en somme, est une démultiplication de cette « énigme du vivant » 30 . Aussi est-il frappant que ces deux formules que nous venons de retenir, qui s’attrapent dans une lecture conjointe des textes, viennent à une extrémité de l’œuvre comme des évidences jouées dès le commencement et que la trame d’une vie d’écriture augmente et affirme : « Énigme et évidence le réel » (Vargaftig) ; « ce serait/ pire/ non/ davantage ni moins/ indifféremment mais autant/ le hasard » (Mallarmé) ; le hasard et l’énigme forment l’évidence, avec cette idée que « le sens de la constellation […] était probablement pour Mallarmé une figure du hasard » 31 . L’énigme et le beau aimantent ce qui, du poème, est à penser du côté de la voix et d’une force de vie qui s’empare du langage (et dont le langage est l’accomplissement et l’inachèvement). Un dernier lien que nous pourrions invoquer dans ce parcours est la mise à nu d’une écriture à l’écoute de la parole qui la traverse et dont elle devient le possible poétique. C’est un vœu de la poésie de Mallarmé que de se tenir au plus près de « cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites » (OCI, 391). Si l’on a pu dire la poésie de Mallarmé obscure ou hermétique, on s’avisera qu’une part de sa clarté est dans son oralité - une clarté portée jusqu’à son point d’obscurité, montrant que les deux notions ne sont pas duelles mais réversibles et solidaires. Avec Vargaftig, beaucoup repose sur la « distance nue », cette ouverture de la voix au plus près de soi, mais déchirée par son propre mouvement. Alors tout le mouvement requis par une telle conduite de la parole dans l’écriture appelle une tenue du poème : que tout tienne ensemble par un art à soi, par un travail impitoyable de resserrement et d’ouverture, un lire et un relire travaillant un écrire. On a pu voir à quel point la présence de Mallarmé chez Vargaftig se conjugue avec celle d’autres œuvres. C’est dire qu’elle participe de ce qu’Aragon appelle- « une poésie du langage qui court comme un ruisseau secret à travers nos poètes », où Mallarmé se tient comme une œuvre concentrant une force et des orientations décisives pour la modernité. On connaît l’importance d’Aragon pour Vargaftig. L’auteur des Yeux d’Elsa a été attentif à ces rimes intérieures de Mallarmé dont la poésie permet sans doute plus que « l’affreux peigne à dents cassées du vers libre » 32 . Le vers « Tristement dort une mandore », avec sa double rime, lui 30 Cf. le colloque de Cerisy-la-Salle (Avec les poèmes de Bernard Vargaftig, l’énigme du vivant) dirigé par Béatrice Bonhomme, Serge Martin et Jacques Moulin (Méthode ! - printemps 2009). 31 Courant, Elsa, « Écrire au ‘folio du ciel’ : le modèle de la constellation dans un coup de dés de Mallarmé », op.-cit., p.-874. 32 Aragon, Louis, Les Yeux d’Elsa, op.-cit., p.-15. 122 Laurent Mourey est un exemple de ces « beautés maudites » rejetées comme relâchements par l’académisme alors que ce vers est le travail même du poème et une promesse tenue de résonance générale pour une poésie à venir. Or cette même poésie à venir ne rompt pas avec les beautés que l’on considère un peu vite être du passé. Au ruisseau de cette « poésie du langage » s’entendent aussi « les mystères du clus- trover » 33 , cette continuité avec un Moyen Âge « à jamais, […] l’incubation », selon Mallarmé (OCII, 239). Et Vargaftig aura partagé ce rêve formulé par Aragon de « cet art fermé sur soi » du clus trover, art strict mais qui ouvre, d’un souffle de syllabes, « l’un vers l’autre », la vie, la poésie, pour la plus grande liberté. 33 Ibid., pp.-18-19. Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Œuvres de Bernard Vargaftig Chez moi partout, Pierre-Jean Oswald, 1967. La véraison, Gallimard, 1967. Jables, Temps Actuels, 1975. Description d’une élégie, Seghers, 1975. Éclat & Meute, Action Poétique, 1977. La Preuve le meurtre, Action Poétique, 1977. Orbe, Flammarion, 1980. Et l’un l’autre Bruna Zanchi, Pierre Belfond, 1981. L’air et avec, Lettres de Casse, 1981. Cette matière, André Dimanche, 1986. Lumière qui siffle, Seghers, 1986. Suite Fenosa, André Dimanche, 1987. Ou vitesse, André Dimanche, 1991. Un récit, Seghers, 1991. Distance nue, André Dimanche, 1994. Le monde le monde, André Dimanche, 1994. Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996. De face, Collodion, 1996. Exactitude de l’effroi, Collodion, 1999. Un même silence (prose), André Dimanche, 2000. Craquement d’ombre, André Dimanche, 2000. Trembler se dénude ainsi, Trames, 2002. Comme respirer, Obsidiane, 2003. Trembler comme le souffle tremble, Obsidiane, 2005. Si inattendu connaître, Le temps volé, 2006. Aucun signe particulier (prose), Obsidianne, 2007. Que ne disent pas les paysages, Poésie en voyage, 2007. Ce n’est que l’enfance, Arfuyen, 2008. Pourquoi l’intégrité se voit-elle, Collodion, 2008. Je n’aime que l’énigme, Brémond, 2013.
