Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2018
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XLIII,1 2018 C olette F ellous narr� e�at�e mpto Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Table des matières S amia K aSSab -C harfi Présentation-: Colette Fellous, harraga de l’appartenance � � � � � � � � � � � � � � � 3 Hommages en partage h ubert h addad Tous les étés de ma vie � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 9 r ené de C eCCatty Colette, parmi tous mes amis écrivains-… � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 13 b oualem S anSal Colette Fellous, ou la voie du harraga � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 19 b enjamin S tora Une France si proche, si lointaine-… � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 23 Lectures de l’œuvre e dwige t amalet t albayev «-L’origine comme un secret-»-: Plein été de Colette Fellous (autoportrait en absence) � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 29 f aten b en a li Aimantations d’images-: l’autobiographie visuelle de Colette Fellous � � � 43 m ary g allagher Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue-: tisser le pays «-sans nom-» dans Avenue de France � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 55 m yriam Z ahmoul Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes-… � � � � � � � � � � � � � � � � � 69 m edrar S allem Écrire au lieu du peintre-: Poétique de la parenthèse picturale chez Colette Fellous � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 81 2 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Table de matière S amia K aSSab -C harfi Dispersion, disparition, appartenance chimérique-: Colette Fellous et la poétique de Pièces détachées � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 89 Comptes rendus Edwige Keller-Rahbé (dir�) avec la collaboration d’Henriette Pommier et Daniel Régnier-Roux-: Privilèges de librairie en France et en Europe. xvie-xviie siècles� Paris, Classiques Garnier (Études et essais sur la Renaissance), 2017�-539-p � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 111 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0001 Présentation : Colette Fellous, harraga de l’appartenance Samia Kassab-Charfi Université de Tunis Dans Plein été (2007), consolidant une poétique très singulière, l’écrivaine juive tunisienne Colette Fellous évoque «- ce dépaysement qui seul la rapatrie- »� Par ces termes, elle pose au cœur de sa conception de l’appartenance la nécessité paradoxale de l’esquive et du Détour, déplaçant le traditionnel positionnement par rapport aux littératures de l’exil et complexifiant la relation qui l’unit à son pays natal, la Tunisie� En instaurant cette hygiène du dépaysement, l’auteure s’affranchit des servitudes de l’origine� Elle se projette dans un hors-champ transfrontalier qui, cependant, n’évacue jamais la palpitante présence du local et sa propagation dans un global approfondissant la perspective géolocalisante� À la faveur d’une refondation de l’univers familier, évoqué en lui-même mais aussi dans l’épreuve de la confrontation aux déplacements et aux exils, l’écrivaine renégocie un style nouveau de diaspora, rejoignant en un sens ces Harraga qui mettent les «-pays en désordre-» et nous obligent à recomposer les tracés du monde� Dans cette poétique, les figures du détour peuvent emprunter des formes très variées-: depuis celle du tressage des lieux, si bien représenté par l’image du metrouz (point de croix) dont parlait le marocain Haïm Zafrani 1 , jusqu’aux «-géographies insolentes-», en passant par les villes «-qui se déplacent-», les «- paysages superposés- », ou encore les voix d’auteurs qui affleurent sous son écriture� Voix et «-images-mondes-» témoignant d’équilibres anciens-- souvenirs, bribes de chansons, formules picturales et photographiques où se cristallise la mémoire-… 1 El Maleh, Edmond Amran� «-L’Écriture impossible-», in Jean Genet-: le captif amoureux, et autres essais, Casablanca-Grenoble, Toubkal, La Pensée sauvage, 1988, p� 118� Cité dans Fili-Tullon, Touriya� Figures de la subversion dans les littératures francophone et d’expression arabe au Maghreb et au Proche-Orient, des années 1970 à 2000 (R. Boudjedra, A. Cossery, E. A. El Maleh, É. Habibi et P. Smaïl), Thèse de Doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle-- Paris III (dir� Dominique Combe), p� 177 (note 514)� 4 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0001 Samia Kassab-Charfi Et parce qu’«-écrire n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartographier- » (Deleuze), les contributeurs de ce volume consacré à Colette Fellous ont voulu changer le sens de la visite� Ils se sont engagés non pas dans une exploration strictement planifiée, mais vers une libre incursion dans le labyrinthe ouvert de cette œuvre-harraga qui, depuis près de trente ans, compose avec «- vingt siècles sous la peau- », «- une flopée de langues clandestines-» et des «-grammaires bigarrées-» (Aujourd’hui)� Dans cet esprit, le numéro a été conçu en une double articulation� Un premier volet est constitué d’hommages directement ou indirectement rendus à Colette Fellous par d’autres écrivains de l’aire géoculturelle méditerranéenne, hommages prenant appui en particulier sur les résonances que l’écriture et le clavier émotionnel de la romancière permettent d’entretenir dans l’entre-deux des poétiques� Aussi le lecteur pourra-t-il découvrir en ouverture la parole ardente d’Hubert Haddad, qui dit la quête du bonheur perdu par l’écriture, saisissant au passage ce qu’est la Tunisie pour Colette Fellous, une Tunisie qui «-la tient au corps comme le corps tient à l’âme ; vraisemblablement plus qu’aucune terre promise-»� En témoignant des affinités communes, en pointant les lieux et les émotions en partage, un autre écrivain d’origine tunisienne, René de Ceccatty, déploie un nuancier saisissant-: celui des teintes plus ou moins vivaces, plus ou moins troublantes du souvenir, dans ses formes réticulaires et associatives� Boualem Sansal quant à lui part directement de l’image du harraga, mais il la détourne pour en refonder la portée et le sens, le harraga devenant ce «- philosophe qui sait transformer des déchirements en liens-», exemplaire d’une expérience existentielle d’invention-: celle d’un espace nouveau, situé en surplomb de la tourmente, en réponse à un monde qui ne veut pas de lui-- «-Si le monde ne vient pas à toi, va vers lui, et s’il te repousse, invente-toi un monde où tu peux vivre sans lui-» ���-Enfin, l’historien Benjamin Stora choisit, lui, de replonger dans sa mémoire juive algérienne pour la mettre en écho avec l’épreuve créatrice de la romancière, suggérant ainsi ses affinités avec une écrivaine qui aura fait le même voyage que lui, du Sud vers le Nord, pour une partance toujours questionnée� Le second volet est quant à lui composé de contributions substantielles, qui explorent différents versants de la poétique de cette auteure capitale pour notre modernité «- hybride- » (Sherry Simon 2 ) et pour ce «- Maghreb transnational-» que dessine E� Tamalet-Talbayev 3 � Dans «-“L’origine comme un secret”-»-: Plein été de Colette Fellous (autoportrait en absence)-», Edwige 2 Simon, Sherry� «-Hybridités culturelles, hybridités textuelles-», in François Laplantine et al� (dirs�), Récit et connaissance� Lyon, Presses de l’Université de Lyon, 1998� 3 Tamalet-Talbayev, Edwige� The Transcontinental Maghreb� Francophone Literature across the Mediterranean� New York, Fordham University Press, 2017� 5 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Présentation : Colette Fellous, harraga de l’appartenance Tamalet Talbayev (Tulane University) déconstruit la structure en autoportrait du roman de C� Fellous, pour en analyser la «-résonance post-traumatique-», replaçant au centre de cette poétique la régulière résurgence mémorielle d’un événement dramatique� L’interrogation des substrats et adjuvants d’une fiction qui cherche à outrepasser les limites étroites du texte écrit est menée par Faten Ben Ali (Université de Tunis), dont la contribution vise à identifier l’impact des images que la romancière choisit d’insérer à l’intérieur de ses récits et romans et leur rôle dans la construction d’une forme d’autobiographie visuelle ou d’album alliant le verbal au non-verbal, en vue de produire la formule d’un appariement inédit� Mary Gallagher (Dublin University), pour sa part, apporte un appoint crucial à ces regards critiques dans «- Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue- : tisser le pays "sans nom" dans Avenue de France -»� Son ambition, largement atteinte, est d’élucider la manière dont l’écrivaine contourne en le brisant le mythe d’une langue unique, d’un absolu langagier� Elle montre comment cette démythification participe d’un projet de retour au pays, mais de retour détourné, en quelque sorte� De fait, l’écriture travaille à sonder la multiplicité des parlers et des modes d’expression, à faire advenir à la surface du texte les irradiations interstitielles des langues disparues, comme si Colette Fellous cherchait fébrilement à faire confluer l’infinie variété des possibles énonciatifs� Mais si la langue n’est pas la moindre des préoccupations esthétiques de Colette Fellous, l’affinité élective qui la lie à certains philosophes et auteurs n’est pas en reste-: c’est ce que s’est proposé Myriam Zahmoul (Université de Tunis) en ménageant une entrée intertextuelle à l’œuvre de notre auteure� «- Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes- », le lecteur n’est pas déçu-: le raccordement des deux poétiques produit un lieu fécond où les ferments intellectuels et une certaine philosophie de la rencontre aménagent un site réticulaire étonnant� La teneur du tissu intertextuel est encore évaluée par Medrar Sallem (Université de Tunis) qui, dans «- Écrire au lieu du peintre-: Poétique de la parenthèse picturale chez Colette Fellous-», propose une lecture concevant l’image insérée à l’intérieur des récits comme une parenthèse qui amplifie la portée esthétique de cette œuvre qu’il n’est plus possible de traiter comme un récit linéaire, mais comme une trame polyphonique et intersémiotique� Enfin, la contribution de Samia Kassab-Charfi, «- Dispersion, disparition, appartenance chimérique� Colette Fellous et la poétique de Pièces détachées- », tente d’évaluer le travail proprement orphique de l’écriture chez cette auteure majeure de notre contemporanéité, laquelle s’efforce, en retours litaniques et par le truchement de la résonance multilingue dont est porteur cet extraordinaire relais qu’est la mémoire, de dépasser la topique conventionnelle de l’exil pour ouvrir sur une dimension fluide, pendulaire, de l’identité� DOI 10.2357/ OeC-2018-0001 Hommages en partage Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Tous les étés de ma vie Hubert Haddad Que saisir sinon qui s´échappe, Que voir sinon ce qui s´obscurcit, Que désirer sinon qui meurt, Sinon qui parle et se déchire-? Yves Bonnefoy Nous sommes tous au bord d’une révélation, dans l’inquiétude ou l’effroi, parfois dans l’émerveillement, mais ce vacillement d’équilibriste, il faut croire, est la vérité de notre rapport au temps, de la manière idiosyncrasique dont nous expérimentons le tourbillon profilé de cette étrangeté qui nous traverse et nous porte comme un fétu-: la durée, cette vacuité têtue, interrogative, entre ce qui fut et ce qui hésite à s’incarner� L’écriture de Colette Fellous se dispose et s'envide sur cette brèche, cette aporie de la sensibilité irréductible aux concepts, pour dire et ne pas dire d’une même voix ce que l’Histoire-- notre histoire, les tranchants idéologiques qui nous amputent et nous faussent, tout le drame résultant des conquêtes et des exils dont nous sommes pétris-- ne saurait à aucun moment mesurer, juger ou proscrire-: le bonheur inexpiable d’être né en tel lieu dans l’enfance idolâtre, la païenne jeunesse et l’éternelle jouvence� La beauté est la coïncidence harmonique du désir et du monde, à tel instant vite évanoui� Quand le désir manque ou se voile de deuil, on ne s’étonne pas que rien n’ait changé-- de la mer, du soleil et de cette lumière qui tremble ; mais quelque chose-- est-ce d’avoir perdu la grâce ou manqué une marche du destin- ? - - ne laisse plus voir qu’un décor en cette permanence� Il fut un temps où tout allait de soi, où l’attente s’assouvissait d’ellemême� Le bonheur est sans témoin� La plénitude, par nature sans recul, ne demande pas qu’on l’écrive� Aussi faudra-t-il endurer le bannissement, surprendre en soi la disparition et n’être plus qu’expectative inquiète-: épier la disparition, c’est d’une certaine façon la créer par mille huis, mille clartés béantes, autant d’impressions en suspens� Mais ce bonheur perdu n’estil pas une forme sublimée du bonheur, par l’écriture qui s’en trouve tout empreinte-? DOI 10.2357/ OeC-2018-0002 10 Hubert Haddad Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) «- J'aurais pu, en me mentant à moi-même, garder cette terre confortablement installée dans ma mémoire et venir y puiser de temps en temps des éclats que j'aurais appelés moments de vérité ou moments de bonheur- », nous dit Colette Fellous sans trop y croire� Aussi n’est-elle pas partie vraiment� La Tunisie la tient au corps comme le corps tient à l’âme ; vraisemblablement plus qu’aucune terre promise� À tel point qu’elle s’y trouve aujourd’hui presque réconciliée, délivrée des conflits endémiques d’appartenance� Le petit casino de la Goulette, le lycée Carnot, les plages de la Marsa, Carthage, tous ces hauts lieux et paysages sont aujourd’hui dépouillés d’une part humaine irremplaçable, celle, roulée comme les galets par les siècles, des mémoires mêlées de peuples échoués là, en terre berbère, depuis les Garamantes et la reine Didon� Car il y eut aussi une Nakba des juifs de Tunisie, comme de bien d’autres minorités ancestrales dans le monde� Très jeune, du fond même du ravissement et de l'émoi, Colette Fellous avait le pressentiment du péril, constatant la fragilité du principe sensible, la vulnérabilité de cette cohésion apparente où s’enlacent les jours� Soudain la peur s’infiltra sans raison dans l’éclatante lumière et l’enfant se laissa envahir par cette nuée d’impressions ignorées des adultes qui pourtant les propagent inconsciemment, du père et de la mère dont l’irréprochable tendresse trahit, par un étrange retour d'appréhension, les lézardes et craquelures du Royaume, mais aussi des proches et des voisins, des inconnus, du peuple mêlé des rues-: ce qui doit advenir, dans un jour ou vingt ans, marque déjà les visages� Il n’y a pas de bonheur innocent� Le Petit casino, Avenue de France, Plein été, Un amour de frère, Pièces détachées- - le temps retrouvé de l’écriture témoigne de l’impossible divorce entre la présence charnelle et les clairvoyances du souvenir� En refusant la rupture, en n’étant jamais partie vraiment, malgré la pression intégriste et les attentats, Colette Fellous expérimentera une forme orphique et comme dédoublée de l’exil, propice aux descriptions quasi picturales, aux éclats puissants de nostalgie trempés de soleil, à cette résilience du proscrit qui, revenu sur ses pas, retrouve des liens intimes par-delà ses appartenances, découvrant le visage multiple de l’identité, l’altérité composite qui façonne la singularité la plus apparemment exclusive� En Tunisie même, il faudrait encore longtemps rester dans l’exil avec notre pauvre, fabuleuse nostalgie, et combattre malgré tout obstinément pour la liberté des femmes et des enfants, de la jeunesse, pour la souveraineté réelle du peuple� C’est la jeunesse qui décide de l’avenir, loin des désastres du népotisme néocolonial, dans la démocratie recouvrée, c’est grâce aux femmes et à la jeunesse essentiellement, quand toutes leurs revendications seront fondées dans le droit, que l’homme arabe ou berbère oubliera ses blessures� C’est grâce aux femmes et à la jeunesse qu’on viendra à bout des idéologies mortifères partout dans le monde� DOI 10.2357/ OeC-2018-0002 11 Tous les étés de ma vie Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Un jour peut-être, l’exclusion et le déni disparaîtront des mœurs, en Méditerranée comme ailleurs� On accueillera si bien l’étranger, le relégué, l’hétérogène, le juif de personne d’où qu’il vienne, que cette notion disparaîtra des mentalités au seul profit du partage de l’altérité� Au fond, c’est ce que je ne cesse de lire au fil torsadé de cette prose lumineuse, extraordinairement alerte, attentive au moindre événement, et comme approfondie des ocre rutilances des soirs rompus de soleil du grand naguère, dans l’extase du couchant sur la mer où baignent encore les nuques des enfants à l’instant de s’endormir� Pareille à cette machine aimantée qui mesure l'activité des différentes zones du cerveau, le livre redimensionne la corrélation des mondes disparus et de ceux qui adviennent sans rien ôter au prodige des destinées singulières� «- En revenant sans cesse, même brièvement à chaque voyage, en aimant ce qu'était devenu aujourd'hui ce pays, en guettant ses combats et ses espoirs- », Colette Fellous montre de quelle force d’abnégation, quel appel à la réconciliation est constitué l’exil, cette démiurgie de la fidélité� Il s’agit presque de résistance pacifique, telle Antigone déclarant «-Je suis faite pour partager l'amour et non la haine�-» Il faudrait décrire les figures du secret, ses épisodes enchantés, obscurs ou dramatiques, comme ce jour à Tunis où, sa sandale prise dans les rails, elle vit surgir l’avalanche d’acier d’un train� Par miracle sauve, Colette Fellous gardera au fond de l’âme, empreinte ou signe, l’instant de l’ange, le flamboiement de son glaive à double tranchant, grand tourbillon de la mémoire qui se déroule par manière d’ultime récapitulation à jamais reconduite, pour que rien ne soit oublié des images et des heures� Mais qu’est-elle vraiment cette révélation au sens littéral qui, à tout instant, serait-ce le plus anodin, alarme le cœur et ses raisons-? Dans un extrait emblématique de Plein été, Colette Fellous dessine en mots feutrés la clé perdue des hantises-: J'ai un secret� Je sais qu'il est resté caché dans l'été, mais où, quand, pourquoi, lequel- ? Je bute sur lui trop souvent, je voudrais comprendre, retrouver, revenir, tout est passé trop vite� Le ciel est absolument blanc dans ma tête, et je crois que je dois repeindre ma vie à la chaux, comme après l'hiver, pour mieux voir les couleurs� Battre les cartes, couper, distribuer et commencer à jouer� Regarder dans les coins, derrière les choses, entre les feuilles, avec cette unique règle que je voudrais maintenant me donner-: courir dans tous les étés de ma vie, jusqu'à retrouver ce que j'ai caché� DOI 10.2357/ OeC-2018-0002 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette, parmi tous mes amis écrivains … René de Ceccatty Parmi tous mes amis écrivains et, a fortiori, parmi tous les écrivains qui publient en ce moment, Colette Fellous occupe une place si particulière que je découvre chacun de ses nouveaux livres avec un mélange d’anxiété et de plaisir, dû à la fois à la familiarité que j’ai avec son monde et sa sensibilité et au caractère très inattendu de l’approche qu’elle choisit pour un nouveau livre� Son œuvre, dominée par la mémoire et par son pays natal, la Tunisie, qui est aussi le mien, n’est pas une autobiographie au sens classique� Elle n’en est pas une, parce qu’aucun de ses livres ne se concentre, à proprement parler sur une période donnée ou sur quelques événements clés, mais chacun d’eux balaie sa vie entière et le plus souvent remonte à la génération précédente ou se projette vers l’avenir� Et, ce qu’elle opère sur le temps, en abattant les frontières du passé et du présent, elle le fait, de façon analogue, sur l’espace, entre Sidi Bou Saïd et Lyons, Paris, Rome et parfois plus loin� Sa célèbre émission radiophonique, son Carnet nomade, ne formulait pas seulement un principe d’errance, de voyage, mais un principe d’identité éclatée et reconstruite, sur tous les plans� Ses dialogues avec les différentes personnalités qu’elle rencontrait, par choix ou par hasard, étaient autant de reflets de sa propre personnalité qu’elle cherchait à comprendre et c’est ce qui donnait à ses entretiens-promenades un caractère très rare-: ses interlocuteurs en étaient conscients et se confiaient à elle d’une autre manière qu’avec un journaliste, ils étaient amenés à se mettre à son diapason, à tenter de ne pas faire de fausse note et à accepter naturellement la douce harmonie, rieuse et curieuse, qu’elle recherchait elle-même, en les interrogeant et en commentant avec eux leur environnement� Bien entendu, il est passé de la radio à l’écriture quelque chose d’essentiel, et inversement de l’écriture à la radio quelque chose d’essentiel� Même si Colette Fellous n’est pas la seule journaliste de radio qui ait été écrivain en même temps, elle a fait de la radio un usage plus littéraire que les autres� Habituellement on reconnaît un journaliste-écrivain à la profondeur de ses analyses, à la justesse de ses questions, à l’intensité de son écoute, à son absence de distraction (autant de qualités absentes d’un journaliste ordinaire), mais à tous ces atouts, Colette en ajoutait un autre, plus capital, qui était sa présence totale, sa subjectivité entière, qu’elle n’opposait pas à celle de ses invités, mais qu’au contraire DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 14 René de Ceccatty Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) elle unissait à elle, en l’enrichissant� C’est ce qu’on appelle une complicité, mais une complicité non affectée, non forcée, une vraie complicité amicale� Comme d’autres écrivains, j’ai eu avec elle cette expérience fondamentale, dans son studio, souvent improvisé sur un coin de table de la Maison de la Radio, mais aussi dans les rues de Dublin, de Rome, de Tunis� Nous nous sommes promenés ensemble et, m’interrogeant, m’invitant à décrire ce qui nous entourait, elle m’incitait au fond à prendre des notes orales avec elle sur ce qu’elle voyait avec moi� Les premiers livres de Colette, consacrés à Rome, m’avaient rapproché d’elle, car nous partageons cette passion pour cette ville� Elle m’a laissé choisir les trajets, bien qu’elle ait les siens propres� Elle voulait comprendre ce qui animait ma propre mémoire, ma propre subjectivité pour comprendre les siennes� Et redécouvrir Rome à travers un autre filtre� De Roma, Colette a souligné l’anagramme Amor, devenu le titre d’un de ses livres, et personnage-clé de sa mémoire, l’adolescent des plages, l’adolescent Amor� N’est-ce pas ainsi que devrait fonctionner toute remémoration et toute résurgence involontaire du passé- ? Comme un jeu de miroirs dans le labyrinthe du temps� Son ouverture d’esprit est allée jusqu’à solliciter, dans son émission, l’intervention régulière de chroniqueurs� Et ainsi, Colette m’a demandé de tenir un journal radiophonique où elle me laissait entièrement libre de mes textes qu’elle découvrait en les enregistrant� Qu’une voix s’ajoute à la sienne lui paraissait tout à fait naturel� La liberté qu’elle me donnait m’incitait à en user avec conscience, mais aussi hardiesse� J’ai, ainsi, osé prolonger certains de mes livres cryptés en livrant des clés à l’antenne� Certaines révélations m’ont mis en contact avec des lecteurs privilégiés qui m’ont amené à approfondir ce que j’avais publié sous forme limitée et codée� Si bien que j’attache à ce journal, qui s’est étendu sur plusieurs années dans son émission, une sorte de fonction d’accompagnement magique de mes propres livres� De même que j’attache aux promenades enregistrées que j’ai faites avec Colette une forme de révélation aussi intense que les révélations de mon enfance, d’autant plus que «-Colette-» est un prénom lié à mon enfance et à ma jeunesse� C’est, comme je l’ai écrit dans mon livre Enfance, dernier chapitre, le prénom de la sœur aînée de ma mère, à laquelle j’ai consacré plusieurs pages, également dans un autre livre, Raphaël et Raphaël, et c’est le prénom d’une amie avec qui j’ai joué ma première pièce de théâtre, à Avignon� Je ne préciserais pas cela si cela n’expliquait la particularité de ma relation avec Colette Fellous, qui d’ailleurs ressemble physiquement à mon amie comédienne� Colette, étant, de plus, très familière du théâtre, à travers ses propres expériences de jeunesse et à travers son mari Jean-Baptiste Malartre, l’illusion est encore plus troublante� Quant à ma tante, je lui fais incarner toute DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 15 Colette, parmi tous mes amis écrivains … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) la Méditerranée, car c’est souvent avec elle que j’allais à la plage, de part et d’autre de cette mer, qui sépare sans les séparer la France de la Tunisie� La Tunisie, donc� C’est avant tout elle qui nous réunit, Colette et moi� Et c’est ensemble, avec deux autres écrivains nés comme nous dans ce pays, qu’en 1999 nous avons été invités par l’Ambassade de France et des établissements d’enseignement supérieur, à Sousse et à Tunis� J’ai quitté la Tunisie en 1958, Colette en 1967� Elle a donc un souvenir plus précis, plus complet de ce pays où elle a fait toute sa scolarité primaire et secondaire, alors que j’y ai seulement appris à lire, écrire et compter� Mais Colette m’a accompagné dans l’école primaire de Mégrine-Coteaux dont j’ai retrouvé sans la moindre hésitation l’emplacement� Elle avait branché son petit Nagra qui l’accompagnait toujours (depuis, les avancées technologiques permettent de moins s’encombrer)� Elle ne souhaitait aucune mise en scène, mais une prise sur le vif� Elle voulait mes commentaires spontanés tandis que nous surgissions dans la classe où j’avais appris à lire et à écrire et dont le maître avait laissé la porte ouverte� L’instituteur n’était ni surpris ni agacé de notre intrusion et il a demandé immédiatement aux enfants de nous accueillir joyeusement en chantant en français, «-Sur le pont d’Avignon…-»� Avignon, justement� Colette m’a également accompagné devant la maison de mon enfance et a pu vérifier que je me souvenais très bien de la topographie du village� C’est la dernière fois que j’ai vu cette maison, maintenant détruite� Colette aura capté mon dernier regard sur ma maison d’enfance� Ensemble aussi, nous sommes allés dans les trois maisons de mes grands-parents et arrière-grands-parents� Deux autres à Mégrine, une quatrième à La Cagna� La dernière fois aussi� Cela pouvait parfaitement faire partie d’un livre de Colette, elle-même� Mais elle a un rapport plus fréquent, plus continu avec la Tunisie où elle retourne plusieurs fois par an et pour des séjours souvent assez longs, et où elle a maintenu des liens amicaux� Elle a décrit à travers tous ses livres des événements majeurs de son passé familial, mais aussi du passé politique jusqu’aux attentats du Bardo et de Sousse� Elle entremêle son destin individuel et l’histoire complexe des rapports entre la Tunisie et la France, entre les cultures juive et arabe� Elle ne fait pas de sa famille un creuset idyllique-: elle dit toutes les brisures, les failles, les tragédies, les morts précoces, les silences, les artifices, les maladies, les frustrations qui ont réuni et scindé la fratrie et qui ont rendu suspect l’amour maternel, inaccompli l’amour paternel� À sa mère qui pourrait évoquer une image durassienne (et de Duras, Colette a la liberté de style, de narration, et l’authenticité parfois violente, mais jamais aussi cruelle), elle a dédié des pages douloureuses, comme à la mort de son père ou de son frère� Duras, et aussi Roland Barthes� Colette s’est glissée élégamment dans le monde de la mémoire qu’a incarné l’auteur des Mythologies� Elle a raconté les DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 16 René de Ceccatty Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) années du séminaire (La Préparation de la vie), moins comme un témoignage que comme une traversée de ces années 1970 qui ont été si déterminantes pour des sensibilités comme la sienne, comme la nôtre� Comme Duras, Barthes convoquait une subjectivité aiguë pour dessiner une conscience politique ou du moins collective� Tous deux attentifs moins aux effets de mode, qu’aux flux du temps� Sans doute, un jour, faudra-t-il relire à la suite la totalité des livres de Colette du Petit casino à ceux qui ne manqueront pas de venir, en passant par Avenue de France, Aujourd’hui, Plein été, Pièces détachées� Et l’on verra qu’elle n’a pas seulement raconté une histoire intérieure et familiale, mais qu’elle a dressé un tableau historique de la Tunisie, un tableau historique du Paris de l’après mai 68, chaque fois en décrivant le plus profondément possible ce qu’elle connaît le mieux, dans une subjectivité pointue et assumée, partant de ses proches (Un amour de frère) pour étendre le portrait à toute une génération� Un jour, Alfredo Arias m’a demandé de l’aider à constituer une équipe d’écrivains amis pour écrire une suite de saynètes sur la mère, le personnage de la mère, nous avons ensemble conçu deux spectacles, Aimer sa mère et Mère et fils� Il y avait Catherine Lépront, Olivier Charneux, Ying Chen, Guyette Lyr, Chantal Thomas, Gilles Leroy, entre autres, Colette et moi� C’est avec son amie Chantal Thomas que Colette avait suivi le séminaire de Barthes� Pour la scène, Colette a écrit une première esquisse de ce qu’elle a développé plus tard dans plusieurs de ses livres, et notamment dans son portrait très original de Dalida� Dans ce livre, il est certes question de la chanteuse italienne d’Égypte, mais aussi de la mère de Colette, selon le système qui est le sien, d’allée et venue entre la culture d’une génération et la perception singulière� Les livres les plus intimes, les plus strictement liés à une expérience individuelle, sont les sources les plus sûres de description de l’âme et du monde, et donc des documents irremplaçables pour les psychologues, mais aussi les historiens� Dante n’aurait pas donné à la Divine Comédie son ampleur visionnaire et son rôle d’information sur la culture et l’histoire de Rome, de l’Église, de l’Antiquité et des guerres médiévales s’il ne s’était pas centré sur sa propre expérience florentine� La Florence du XIII e et du XIV e siècle devient le monde et l’au-delà du monde� Sans regard subjectif, il n’y a aucune connaissance objective� Mais pour ajuster l’objectif de ce regard subjectif, pour «-faire le point-» de cette caméra intérieure, il est nécessaire de respecter la complexité d’un destin, avec ses silences, ses errements, ses malentendus, ses erreurs, ses mensonges et ses vérités retrouvées, ses oublis et ses réminiscences inattendues, dans un semblant d’arbitraire de la mémoire, qui suit, en réalité, une implacable logique� Colette Fellous suit ainsi le cheminement de Thésée DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 17 Colette, parmi tous mes amis écrivains … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) dans le labyrinthe, car elle a dans la main la pelote rouge d’Ariane, qui lui permet d’atteindre le Minotaure, jusqu’au cœur du dédale, et d’en ressortir sauve pour partager le récit de son voyage� DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous, ou la voie du harraga Boualem Sansal Nous avons une vision linéaire de la vie� Les jours passent, se suivent, les uns après les autres, ils viennent de la naissance et vont vers la mort, et là, tout est dit, la partie est finie� Un train sur ses rails ne serait pas plus fidèle à son terminus� Heureux l’animal, il vit un éternel présent, tout le temps de sa brève vie-; la naissance et la mort ne sont pas dans son regard, il ne s’émerveille de l’une, ni ne s’effraie de l’autre, il va imperturbable dans l’intangibilité des choses� Parce que nous avons la conscience d’un avant et d’un après, nous ressentons à chaque instant ce que la vie nous enlève et ce qu’elle nous octroie ou nous impose� Tel un yoyo, nous balançons d’heur en malheur, avec la sensation douloureuse et humiliante de vivre une malédiction� De qui, pourquoi, est une histoire dont il ne nous est pas donné de connaître le premier mot� L’ordre du monde le veut, nous lui sommes soumis, tout nous est inconnu, hostile, les choses et le sens des choses� Ne pas savoir qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons, est un handicap sérieux pour affronter le monde� Le miracle est que l’humanité ait réussi à se maintenir dans ce monde qui très clairement n’est pas fait pour elle, ne veut pas d’elle, la voue à la déchéance et à la mort� Dans ce jeu rébarbatif, le harraga a trouvé une voie� «- Si le monde ne vient pas à toi, va vers lui, et s’il te repousse, invente-toi un monde où tu peux vivre sans lui-», telle est la philosophie qui le construit et l’anime� Et ça marche-: dans le déséquilibre qu’il crée, le harraga trouve la force d’avancer sans se désintégrer� Mais n’est pas harraga qui veut, il ne suffit pas de réciter la formule pour le devenir� Cette liberté est l’histoire de sa vie, elle est une alchimie improbable, elle ne se réalise qu’en des circonstances très rares� Il faut vite le comprendre, le harraga dont nous parlons n’a rien à voir avec les harragas que les télévisions du monde entier montrent à leur public, qu’on appelle les émigrés clandestins, avec souvent, toujours, un jugement négatif sur ces personnes que des circonstances dramatiques, les guerres, les DOI 10.2357/ OeC-2018-0004 20 Boualem Sansal Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) persécutions, la misère, ont jeté sur les routes de l’exil et de la clandestinité-… et de la déception� Notre harraga est un philosophe qui sait transformer des déchirements en liens, des malheurs en leçons de vie et avec des bouts de ficelles arranger un monde d’une vraie douceur� C’est cette qualité qui m’avait frappée chez Colette Fellous, l’extraordinaire douceur qui émanait de sa personne, de sa voix, de ses gestes, de son regard, de sa pensée� On est autant mis en confiance et séduit que décontenancé, les rapports humains dans nos sociétés modernes sont rarement exempts de tension, voire de brutalité� La bienveillance et la modestie qui toujours l’accompagnent désarment, face à elles on peut se croire supérieur et se laisser aller à l’arrogance, il faut mobiliser ce qu’il y a de bon en soi pour répondre au bien par le bien� De ce point de vue, notre harraga est un éducateur, il nous aide à révéler ce qu’il y a de bonté en nous, de civilité du moins� J’ai rencontré Colette Fellous comme se rencontrent les écrivains, dans des festivals littéraires, à Paris, en province, au cours de débats dans lesquels elle tenait le rôle de journaliste littéraire et d’animatrice d’une célèbre émission culturelle sur France Culture, Carnet nomade� D’emblée, s’établirent entre nous des relations cordiales� J’aimais bien sa façon de poser les questions, de vraies questions simples et honnêtes, loin de ce jeu auquel se livrent beaucoup d’intervieweurs professionnels qui consiste à se mettre au centre de la scène et à faire tourner les débatteurs comme au cirque le dompteur fait tourner les fauves� Il y avait autre chose-: tous les deux étions de là-bas, l’Afrique du nord, elle de Tunisie, Tounés el khadra, Tunis la verte, moi d’Algérie, Dzaïr el baïda, Alger la blanche� C’est un lien spécial, il dit le fracas de l’Histoire, les peuples chahutés, blessés, des pays amputés d’une partie des leurs ; il dit ce que les déchirements révèlent, des choses enfouies, des amitiés tues, des voisinages pleins de bienveillante connivence, des contes de grand-mère et des histoires à dormir debout, des trocs salutaires en période de disette ; il dit la Méditerranée, son alchimie bizarre et ses inépuisables nostalgies, qui depuis des millénaires s’échine à brasser ses eaux et ses peuples pour en tirer dieu sait quoi, un nouvel homo sapiens, une nouvelle race de conquérants, de nouveaux génies, de nouveaux prophètes� Il dit enfin les menaces à venir et les solidarités qu’il faut vite installer en digues intelligentes� Puis j’ai lu Colette Fellous pour trouver dans ses livres ce qu’elle ne livre pas d’emblée et qui de toutes façons n’est pas facile à exprimer� Chez Gallimard, notre éditeur commun, où on la tient en grande sympathie, on m’a donné quelques-uns de ses livres� Sur un ton d’un calme olympien, ses livres racontent le cheminement et les étapes d’une libération, les douleurs des séparations, les bonheurs des retrouvailles, les questionnements et les doutes quant à la vérité profonde des choses� Dans sa démarche il y avait DOI 10.2357/ OeC-2018-0004 21 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous, ou la voie du harraga une intention en marche, ou une volonté dictée par l’histoire� Quand on quitte son pays natal pour un autre, dans le contexte de la décolonisation, on ne fait pas qu’emballer des affaires et partir, on ne fait pas que les déballer en arrivant dans le nouveau port pour endosser une nouvelle identité et repartir du bon pied, le processus est long et périlleux� Les cours se mêlent, l’avant et l’après se télescopent, les vies et les identités se chahutent, se repoussent, s’affrontent, pactisent parfois, on est constamment au bord du précipice� Dans son remarquable et émouvant «- Pièces détachées- », publié en 2016 chez Gallimard, elle dit tout� C’est un peu l’inventaire, c’est aussi le délestage car au bout, la liberté, c’est partir, c’est dire adieu y compris à ceux qu’on aime, sans rien renier, sans rien oublier, sans boulet au pied� C’est laisser les choses aller leur chemin� La Tunisie et la France vont leurs chemins respectifs, différents sans doute de ceux qui étaient les leurs jadis, quand le vin et le thé à la menthe sentaient bon le vin et le thé à la menthe� De nouveaux liens sont à inventer, c’est sûr� Colette Fellous nous a donné là un guide que tous les déracinés peuvent suivre pour se chercher, se retrouver, et possiblement, voir la liberté poindre au bout� DOI 10.2357/ OeC-2018-0004 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Une France si proche, si lointaine … Benjamin Stora J’étais un enfant solitaire et silencieux� Autour de moi s’élevaient les cris des disputes de mes cousins, les clameurs venant des ruelles ou les chants des synagogues et des mosquées� La France, lointaine, m’apparaissait comme le monde du silence, de la verdure et de la fraîcheur� Je voyais l’Algérie en jaune et la France en vert pâturage… Dans les années de mon enfance, l’entité nationale définie aujourd’hui sous le nom d’Algérie n’avait pas d’existence à mes yeux� Je n’ai découvert le mot «-Algérien-» qu’en 1960, en voyant des manifestants dans les rues de Constantine qui agitaient des drapeaux vert et blanc en scandant «-Algérie musulmane-»� À ce moment, et je m’en souviens très bien, j’avais dix ans, un monde sortait de l’ombre� Chez nous, à Constantine, les Juifs se disaient Français juifs, comme d’autres pouvaient être Français musulmans� L’idée de définir l’Algérie comme française ne venait à l’esprit de personne� L’Algérie française était une évidence� Ce n’était plus vraiment le cas lorsque les «-Européens-» ont commencé à manifester aux cris de «-l’Algérie française-», d’abord à partir de mai 1958 puis après 1960 contre la politique du général de Gaulle, en agitant des drapeaux tricolores� Je suis donc né en France dans un département français d’Algérie, comme je croyais que d’autres étaient nés dans le Cantal� Apparemment, la seule chose qui nous séparait, c’était la mer� Nous n’avions pas le sentiment de faire partie des colonies, d’appartenir à l’empire colonial français, nous étions la France� Cette appartenance procurait une assurance formidable� La France était en nous, mais elle était aussi un idéal de perfection difficile à atteindre, et cette double nature de la France était source de contradictions infinies� Je dis nous parce que l’individu en Algérie tenait peu de place dans les trois communautés, juive, musulmane et européenne� Enfant, la France, c’était l’école et mon institutrice� Elle était blonde aux yeux bleus, pâle, distinguée� Elle venait de métropole et nous en étions tous amoureux� C’était une très belle jeune femme, et forcément mystérieuse� L’image même de l’aisance, de la sérénité� Mais aussi de l’étrangeté� Une image qui contrastait fortement avec celle plutôt agitée, bruyante et noiraude de nos familles� Les cris, les rires, la bousculade et les engueulades, pour tout et n’importe quoi, c’était chez nous; tandis qu’à «- l’école fran- DOI 10.2357/ OeC-2018-0005 24 Benjamin Stora Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) çaise-», à peine avait-on franchi le portail, qu’on était saisi de ravissement devant tant de blondeur, d’élégance et… de silence dans la classe� À Constantine, deux écoles cohabitaient-: l’école française et l’école talmudique, l’Alliance 4 comme on disait� Tous les garçons juifs allaient aux deux� Une façon sans équivoque de marquer notre appartenance communautaire� Nous allions à l’Alliance le jeudi toute la journée et le dimanche matin� On y apprenait l’hébreu, les prières, l’histoire de la Bible et du judaïsme� Les rabbins enseignants étaient passablement «- en retard- » dans le registre de la pédagogie, par rapport à l’école française� Il fallait tout apprendre par cœur, d’autres méthodes d’enseignement ne pouvaient pas exister� Et en cas de manquement, l’élève avait droit aux punitions et aux châtiments corporels� On avait donc intérêt à apprendre nos leçons si on ne voulait pas recevoir une claque ou des coups de règles sur les mains et la plante des pieds (la terrible tcharmela)� Comme la plupart des petits juifs de Constantine, j’ai commencé par les deux écoles en même temps� Il faut dire que, pour les mères de famille débordées qui s’occupaient du ménage, de la cuisine, des courses, des enfants (elles en avaient quatre ou cinq), l’Alliance était une garderie idéale, une vraie bénédiction� Il n’était donc pas question de louper l’école talmudique du jeudi ou du dimanche matin, nos mères y veillaient� Dans mes souvenirs, l’école de l’Alliance était installée dans une maison où les appartements avaient été transformés en salles de classe, avec des paliers, des couloirs et des recoins plus ou moins éclairés� On y était entassés à quarante ou cinquante par classe, assis sur des bancs en bois, dans une atmosphère confinée et bruyante� La semaine était coupée par ces deux jours consacrés à l’apprentissage de l’hébreu et, le reste du temps, nous changions de continent� Parce qu’à l’école française tout était différent-: on baignait tout à coup dans une atmosphère de rationalité et d’ouverture à un monde autre, nouveau, non communautaire, même si la plupart des élèves avaient pour nom Taïeb, Nakache, Aouizerate, Samack, Sacksick, Allouch ou Attali (ce sont les noms juifs de ma classe de CM 2 de Constantine qui me viennent immédiatement à l’esprit)� L’élève pouvait dire ce qu’il voulait sans risque pour ses mains ou… la plante de ses pieds� Cette école devenait synonyme de permissivité� Le lycée d’Aumale de Constantine était l’un des 4 Le 17 mai 1860 est fondée l’association Alliance Israélite Universelle (AIU)� Son objectif est d’organiser le judaïsme sur une base universelle dans la lignée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789� Les premiers organisateurs n’entendent pas lier la spécificité juive au respect des commandements religieux, mais aux principes de liberté et d’égalité� La langue française est enseignée mais elle ne l’est plus en Algérie dans les années 1950 (alors qu’elle continue de l’être dans des pays comme le Maroc et la Tunisie)-: à Constantine, on y enseigne l’hébreu et l’histoire juive� DOI 10.2357/ OeC-2018-0005 25 Une France si proche, si lointaine … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) plus grands d’Algérie� Il y avait une section qu’on appelait le Petit lycée pour les classes des cours élémentaires� J’ai d’abord fait deux ans au lycée d’Aumale puis, pour des raisons que j’ai oubliées, je suis allé à l’école communale Diderot, avant de revenir au lycée, dans la section des grands� Le lycée d’Aumale m’apparaissait comme un bâtiment à l’architecture imposante, avec des salles de classe spacieuses et claires, une cour de récréation gigantesque� Rien de comparable avec l’école de l’Alliance étriquée et biscornue� Il n’y avait donc pas de doute possible pour moi-: si l’Alliance était un espace familial où je retrouvais tous mes nombreux cousins, le lycée, c’était la France, le mélange ethnique et social� Et la France, c’était les maîtres, les profs, les instituteurs laïcs dont certains d’ailleurs venaient de la communauté juive et qui entretenaient la tradition laïque à laquelle ils étaient fortement attachés� Tous ces enseignants étaient très engagés, motivés� Ils transmettaient un savoir, les valeurs de la République, les idées des Lumières� Ils en étaient les piliers 5 � 5 Extrait de Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine (pp� 61-64, Éditions Stock, 2015) et publié avec l’aimable autorisation de cette maison� DOI 10.2357/ OeC-2018-0005 Lectures de l’œuvre Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous (autoportrait en absence) Edwige Tamalet Talbayev Tulane University Il n’y a pas d’origine, juste un commencement, et peut-être un secret Colette Fellous (2007-: 101) Le Dormeur éveillé de Jean-Bertrand Pontalis, «- navigation sans but et sans boussole- » (Pontalis 2004- : 98) publiée dans la collection «- Traits et Portraits-» dirigée par Colette Fellous chez Mercure de France, se noue autour de la figure éponyme de la vigie en éveil, fidèle gardien nocturne d’un souverain endormi� Mélange de bienveillance protectrice («-il m’évoque ces mères qui veillent sur leur enfant endormi tout en rêvant à autre chose-», 10) et de mélancolie attentive, la sentinelle guette, parant de sa vigilance tout funeste visiteur nocturne qui aurait pour intention d’attenter au repos du monarque� De la rêverie-talisman du gardien («- le dormeur éveillé, lui […] se tient à l’abri du cauchemar� Sa rêverie l’en préserve-», 97) Pontalis acclame le pouvoir de protection-: celle-ci détournera le danger, la hantise par le cauchemar latent, cet «-abîme-» (97) sans fond menaçant la conscience� Ce court récit onirique de Pontalis, inspiré du tableau «- Le songe de Constantin- » de Piero della Francesca, participe du projet d’autoportrait intermédial (visuel et textuel) mis en œuvre par Colette Fellous dans «-Traits et Portraits-», une entreprise éditoriale se proposant d’ accueill[ir] et réuni[r] écrivains, poètes, cinéastes, peintres ou créateurs de mode� Chacun s’essaie à l’exercice de l’autoportrait� Les textes sont ponctués de dessins, d’images, de tableaux ou de photos qui habitent les livres comme une autre voix en écho, formant presque un récit souterrain (présentation de l’éditeur)� Associant une iconographie personnelle et très souvent intime à des réminiscences tout en fluidité et en souplesse, ces récits empruntent leur forme singulière au premier volume de la trilogie d’inspiration autobiographique DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 30 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Edwige Tamalet Talbayev de Fellous, Avenue de France 6 (2001), dont le texte criblé de reproductions de cartes postales, de photographies, de scènes de cinéma ou de publicité de l’époque se déploie tout en lenteur hasardeuse, en contrepoint d’éléments visuels lacés en autant de nœuds de mémoire� La pratique d’autoportrait née de cet enchevêtrement se veut ainsi « souple et intime, profonde, comme un travail d’archéologue pour chacun-» (Ferrato Combe 2009c-: 59)� Elle sourd d’une plongée au plus profond de la mémoire, sondant ses zones d’ombre et mettant au jour ses entrelacements complexes� Si cette pratique hybride de l’écriture est omniprésente dans l’opus fellousien, elle atteint son paroxysme dans son roman Plein été, paru en 2007, où la lettre même du texte est placée sous le signe d’une ekphrasis moderniste, inspirée du tableau paradigmatique de Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes 7 � L’intertexte tutélaire de la toile de Cézanne donne forme et structure au récit, introduisant la métaphore filée des cartes blanches, vierges, au travers desquelles le retour mémoriel et critique, sur la famille et l’enfance, s’élabore� Cet «-exercice de l’autoportrait-», fragmentaire, s’inscrit en porte-à-faux avec toute réquisition d’une totalité despotique� À l’inverse, il s’implante plus volontiers dans une discontinuité féconde, suspendue entre texte et image, nichée au cœur-même de leur structure lacunaire� Oscillant entre quête thérapeutique et désir de l’oubli, le récit se gorge du cours sinueux et toujours casuel de l’avancée mnésique vers le point incandescent de non-retour, la réappropriation du cœur dissimulé du traumatisme-- un viol enduré à l’âge de huit ans aux mains d’Amor, un adolescent rencontré dans l’été tunisien-: «-D’un côté il y aurait l’été d’Amor, unique, un été qui a fondé tout ce que je suis devenue, point immobile dans le temps, un été qui m’attire et me magnétise sans cesse, puis de tous les autres côtés, il y aurait cette avalanche de pays, de chambres, de goûts, de visages, disséminés dans le monde� Dans un mouvement aléatoire- » (Fellous 2007- : 117)� Le texte met en œuvre une plongée dans les eaux troubles de la mémoire, dans cette «-mare-» stagnante et empreinte de mystère «-où la pierre du sujet (« moi ») a été jetée- » (Bailly 2004- : 8)� En ce sens, l’autoportrait fellousien esquisse un parcours qui «-tantôt fait la planche et tantôt plonge dans le flux de ses souvenirs-» (11)� Sinuosité, discontinuité, voire lacune-: la réminiscence fellousienne s’incarne comme ponction, étouffement par la dispersion volontaire d’un cœur ardent- - ce «- secret- » irradiant de son pouvoir d’occultation la texture du temps subjectif, aussi lumineux et irrésistible qu’il est dévorant� De cette 6 Les deux autres volumes de la trilogie sont Aujourd’hui et Plein été, qui fera l’objet de cette analyse, publiés chez Gallimard en 2005 et 2007 respectivement� 7 Pour une lecture systématique de la valeur ekphrastique du tableau de Cézanne, voir Watson 2013� DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 31 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous aspiration revendiquée au fragmentaire surgit une écriture effilochée, à contre-sens, une poiesis de la dissimulation� Ce vide originel, lacune fondamentale, ancre l’identité interstitielle esquissée par le texte et ses tentatives d’échappée� La technique du collage, voire du montage cinématographique, sous-tend le déploiement d’un texte plus axé sur la feinte et l’équivoque que sur la transparence� Cette opacité se voit revendiquée, magnifiée même au sein d’une chronologie et d’une topographie de l’émiettement� Brigitte Ferrato-Combe a judicieusement mis l’accent sur les capacités de la pratique scripturale de l’autoportrait à «- laisser entrevoir les images fragmentaires et hétérogènes d’un individu en contact avec autrui, avec la diversité du monde, tout en suspendant la totalisation- » (Ferrato-Combe 2009a- : 6)� Ce sursis cèdera finalement le pas au dévoilement, faisant de la confession des secrets entrelacés au cœur des étés de l’enfance le sel de cette mise en texte-: «-Cette fois, il faut raconter-» (Fellous 2007-: 102)� Le récit de Pontalis évoque une percée lumineuse ultime qui vient interrompre la «- traversée d’images, de souvenirs, d’instants… [la] rêverie à laquelle s’abandonne le dormeur éveillé-»� Et le psychanalyste de conclure-: «-il [est] bien temps alors d’affronter le jour-» (Pontalis 2004-: 12)� Faire lumière sur les ténèbres d’un passé refoulé, «-laisser [cette lumière] éclairer chaque grain de sable comme s’il contenait une vie entière, la voir se transformer, devenir implacable et violente-» (Fellous 2007-: 148)-: telle est la visée de ce jeu mémoriel en délié, l’aboutissement de la relation syncopée et magnétique entre fragment et tout� Car la prédilection de la narration pour le fragment ne saurait renoncer au rattachement à une notion de totalité-: chaque éclat de mémoire ne prend en effet sens que dans son rapport à la réalité refoulée 8 � Esquivant la confrontation immédiate avec une totalité accablante, ce mode de représentation fragmentaire préfère une reconstruction «-aimantée-», progressive du passé, calibrant ses avancées mnésiques à l’aune du «-morcellement-» amené par le viol («-Depuis, tout s’est morcelé et je peux bouger sans difficulté dans trois lieux à la fois-», Fellous 1997-: 102)� Le récit «-avance de manière aléatoire, par associations, par glissements, par accidents, attrapant sur son chemin toutes sortes de rencontres fortuites, mais toujours se servant dans des scènes de [l]a mémoire-» («-Entretien avec Colette Fellous-»)� Selon la formule de Gilles Zenou, ce mode narratif se lan- 8 Dans sa lecture approfondie de Roland Barthes par Roland Barthes, Claude Coste relie toute pensée du fragment-à une totalité en contrepoint-: « Pour en rester à une appréhension simple, on dira que tout fragment entre nécessairement en relation avec une forme de totalité, mais que cette totalité est absente (ce qui distingue le fragment de la simple partie) […] De subi, le fragment devient alors le produit d’une volonté créatrice qui construit une sorte de simulacre, sans cesser de penser l’œuvre en relation plus ou moins étroite avec une idée de totalité » (Coste 2009-: 35-36)� DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 32 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) cerait ainsi «-à la poursuite de l’ombre des choses plutôt que des choses ellesmêmes-», s’octroyant un «-sursis illusoire et nécessaire-» avant la confession ultime (cité dans Dugas 2017-: 54)� Car si le réel est précautionneusement évacué de l’amorce du récit, le flot discontinu de la poétique fellousienne tend tout entier vers le point magnétique irrésistible de la révélation, ordonnant un feuilletage mémoriel dans son sillage-: «-C’était précisément ça que j’appelais la mémoire aimantée […] un envoûtement du présent qui recevait l’écho d’un passé qu’il n’avait pas connu non plus, mais qui le recevait avec une violence muette-» (Fellous 2007-: 65-66)� L’étoilement du souvenir errant devient ainsi arraisonnement du souvenir par l’aimantation-: les mots, «-autonomes, imprévisibles […] libre[s]-» (98), se coulent, se rangent dans un phrasé désormais tout entier tendu vers la divulgation du secret� Cet article se propose ainsi de révéler la structure en autoportrait du roman de Fellous dans sa résonance post-traumatique en tant que mise en récit de la quête heuristique qu’aiguillonne le secret refoulé dans l’été tunisien� Intertextuel (le viol ordonnateur apparaît déjà dans Amor de 1997) et intermédial (par l’écho tutélaire du chef d’œuvre cézanien), l’autoportrait dans lequel s’engage le récit dévoile une lecture fuguée des deux médiums� Il décèle ainsi le cœur vertigineux de l’écriture fellousienne («-Quel vertige tout à coup, tu, je, nous, vous, ils… je chancelle-», 75)� Il est «-autoportrait en absence-», reposant sur le cœur dévidé de la confidence que l’on tait-- un autoportrait déporté, par associations, dévié par l’usage de l’image et de son contrepoint, mais aussi un portrait «- révélateur- », au sens d’un révélateur photo délinéant de ses sels d’argent les contours de l’image négative� Une esquisse n’existant d’abord que par l’ombre portée du trauma refoulé, son contrecoup-: «-Quand je marche, n’importe où […] je sens […] qu’une forme va apparaître, qu’elle va me rapter, me blesser, me tuer […] Je ne peux pas me défaire de cette ombre- » (102)� «-[À] la fois hors du temps et […] dans une histoire-- une légende-- singulière-» (Pontalis 2004-: 11), l’autoportrait est présence-absence-: celle de la petite fille incluse dans la toile de Cézanne, marquant la non-coïncidence de la narratrice à son environnement familial, son exclusion-inclusion, mais aussi présence-absence au corps pendant le viol, cette intime violence pulvérisant toute antinomie entre douceur et brutalité� Autoportrait au visage absent, selon Jean Clair, il met le lecteur sur la piste de la lacune signifiante� Dans une écriture tendue de blanc, «-cousu[e] au point d’été-» (Fellous 2007-: 150), le refuge dans l’errance consacre ainsi la disparition du moi au sein de plans discontinus et aléatoires� Réagençant le réel, le nomadisme ouvre une brèche dans l’ordre du temps où passé, présent et futur se réarticulent sur la base de la battue des cartes-: «-quelque chose d’ouvert, d’auréolé, sans frontières précises, sans contours, un avenir immense qui se tient debout dans le passé-» (101-102)� Rassembler les éclats épars de la conscience meurtrie exigera une confrontation finale avec le Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 33 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) passé dans sa résonance plurielle, car sans cela «- je mélange et distribue les cartes, mais je sais que je reste au bord de la scène […] Cette fois, il faut raconter-» (102)� Espace médiumnique Le tableau de Cézanne, les Joueurs de cartes exposés à la place de choix sur le mur de l’appartement familial d’antan, est lui aussi vécu dans sa pluralité fragmentaire� De fait, il ne prend réellement sens que par la saisie d’ensemble de ses multiples variations� L’œuvre, composée entre 1890 et 1896, se décline en effet en une série de peintures et esquisses, toutes résolument centrées sur un groupe de figures paysannes du Jas de Bouffan aixois, bastide de prédilection du peintre provençal� Cette recomposition multiple du sujet, un groupe d’hommes en habit de travail concentrés sur une partie de cartes, suit un réordonnancement progressif de l’œuvre vers une magnification, tant en termes de taille que de complexité 9 � Ainsi, la version originale de dimensions moyennes, conservée au Metropolitan Museum de New York, se voit reprise et amplifiée dans la toile de la Fondation Barnes de Philadelphie� Ce mouvement vers une expansion de la composition se double d’une attention accrue aux détails et finitions (par l’ajout d’éléments du décor tels que le vase sur l’étagère, le miroir à l’encadrement doré, voire même la figure de l’enfant en bordure du cercle des joueurs sur laquelle Fellous revient dans son texte) 10 � L’ordre ayant présidé à la composition de la série demeure à ce jour enveloppé de mystère� Pourtant, le renouvellement du sujet pictural dans ses multiples incarnations suggère une pratique plastique fluide qui réintroduit les motifs pérennes du cycle cézanien en une variété de modèles réitératifs (l’agencement des sujets autour d’une table, leur immobilité magnifiée par la contemplation des cartes, les rustres pardessus de toile épaisse vecteurs de l’identité paysanne, la pipe fumée en silence, etc…)� Leur évolution culminant dans la toile de la Fondation Barnes tend à introduire une réflexion subtile sur la portée du regard- - celui de la petite fille, intruse, dans une position omnisciente lui permettant de prendre connaissance des cartes dérobées à notre vue, ou celui du spectateur, implicitement interpelé 9 Cette lecture repose sur la thèse des critiques d’art Aviva Burnstock, Charlotte Hale, Caroline Campbell et Gabriella Macaro quant au développement de la série (Ireson et Wright 2010-: 35-54)� 10 Cet investissement croissant dans une mimesis toujours plus fine de la réalité se perçoit notamment dans l’évolution du personnage de gauche, dans la partie de cartes à deux joueurs, entre la version acquise par un collectionneur privé et celle du Musée d’Orsay� Voir en particulier Ireson et Wright 2010-: 18, 37� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 34 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) puis frustré dans son désir scopique par l’ajout d’un miroir obscur sur le mur du fond� Floutant les limites entre art et réalité, cette vision sérielle de l’œuvre de Cézanne est rapportée au récit, où la narratrice relate ses multiples visites dans des musées étrangers où les différentes versions du tableau sont exposées (Fellous 2007- : 42-43)� Le texte propose ainsi une cartographie évolutive du tableau de Cézanne, ajustant les errances de la protagoniste à l’écho persistant de son intertexte pictural� Le «-secret-» cristallisant le récit a partie liée avec le trope de la toile de Cézanne� Tous les deux remontent à l’enfance, à la «-disparition- » (35) volontaire devant la blessure violente assénée par une relation traumatisante à la réalité� Fidèle à l’«-après-coup-» 11 esthétique présidant à la marche de la diégèse, c’est l’apparition de la version minimaliste de la composition, «- l’homme au chapeau, le joueur de Cézanne-» (28), retrouvé lors d’une visite à Londres, qui fait d’abord refluer le trop-plein mémoriel des souvenirs calfeutrés de l’été tunisien pour revenir «-là donc, au cœur des choses-» (Fellous 2001-: 11)-: «-J’avais pioché la bonne carte, j’étais revenue a casa… j’ai filé vers le couloir de ma maison, là-bas… pour m’agripper à la scène- » (Fellous 2007- : 28)� L’appartement familial, l’une des sources d’aimantation de la mémoire, devient le premier espace à réinvestir pour pouvoir «-[s]e retrouver, pour recommencer à vivre-» (33)� Point de partance pour son vagabondage déterritorialisé, le foyer parental restitue la dimension familiale à la crise durable de l’été que le récit s’attache à confesser- : «- notre immeuble du 105 avenue de Paris… je reviens presque chaque année rôder par là, mon corps est aimanté, j’obéis toujours à ce qu’il me demande de faire-» (30)� Immeuble rehaussé de deux étages, magnifié comme la toile de la Fondation Barnes («-comme si quelque chose dans la ville me dictait de raconter encore, de transformer ma mémoire, de l’agrandir-», 31), la bâtisse donne corps à la plongée mémorielle, et, tantôt confiante tantôt anxieuse, à l’aspiration à la cultiver� Telle la toile de Cézanne, reprise, intensifiée, renforcée, culminant dans l’addition dialogique de la petite fille et du miroir, l’avancée scripturale retravaille le matériau composite et souple de l’humus mémoriel� Le tableau lui-même est fidèle à l’impératif de réciprocité guidant le mouvement de l’écriture dès Avenue de France- : «- Le monde m’a été donné, je dois le rendre-» (Fellous, 2001-: 9)� La toile, objet mémoriel («-[c]es cousins éloignés qui avaient voulu nous montrer leur vie … il ne fallait pas les oublier- ? - » (Fellous, 2007- : 32), entretisse dans une même étoffe le devoir de fidélité envers sa famille (les Joueurs de cartes comme un «- vieux jeu de sept familles-»,-57), l’exigence de mémoire («-ils se souciaient de mon éducation 11 Il est ici fait référence au concept de Jean Laplanche traduisant et adaptant le nachträglich freudien (Laplanche 2006-: 19)� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 35 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) […] de la vitesse de ma mémoire-», 33) et les possibilités infinies que représente l’existence d’une autre famille, là-bas, si loin, de l’autre côté de la mer («-les cartes…n’avaient ni figure ni couleur, elles étaient toutes blanches-», 31)� «- Anges gardiens- » (42) ou présence omnisciente et omnipotente, les figures paysannes se coulent dans un espace suspendu hors du temps, pur de toute infiltration de la mémoire et de ses scories-: «-faire comme eux-: rester immobile et continuer à jouer en silence… [dans un] espace médiumnique pour qu’on puisse y séjourner indéfiniment-»-(37)� Fruit de hasard «- Je savais que le hasard était splendide et qu’il disait presque toujours la vérité-» Fellous 2007-: 140 «-"Il se peut qu’un unique tourment, toujours le même, déplacé, méconnu, soit au cœur de tous nos tourments, que tout ce qui sur nous a de l’effet n’ait qu’une seule cause" […] le monde devient très blanc, bientôt l’orage-? -» Jean-Bertrand Pontalis, cité dans Fellous 2007-: 107-108 Ce «-tiers lieu-» 12 est le domaine du blanc purificateur� Il incarne le sursis sur le chemin accidenté du souvenir� Mettant en scène une quête anamnestique visant à remonter aux origines d’un «-secret-» magnétique, Plein été adopte comme moteur diégétique la battue des cartes suggérée par le tableau-- l’infini des possibilités que la pioche régulière de nouvelles cartes introduit� Faisant de chaque nouvelle main une tabula rasa fertile, ce retour assidu au pictural et à l’incertitude qu’il sécrète bat en brèche toute idée de prédétermination ou de nécessité� Il ouvre la voie à une excursion mémorielle protéiforme qui remanie et réordonne incessamment les pôles magnétiques du souvenir� Vouée à l’introspection, cette démarche achoppe continûment sur le même obstacle, de l’incipit du roman («-J’ai un secret� Je sais qu’il est resté caché dans l’été, mais où, quand, pourquoi, lequel-? Je bute sur lui trop souvent-», Fellous, 2007-: 15) jusqu’à son dénouement («-J’ai plus d’un secret caché dans l’été, je le sais maintenant-», 156)� «-Battre les cartes, couper, distribuer et commencer à jouer […] avec cette unique règle […] courir, me faufiler partout, sans choisir […] Ce qui m’apparaîtra aura forcément sa place et sa vérité-» (15)� De cette avancée diffractée surgit le projet de recomposition d’une vie brisée, substituant l’imaginaire 12 L’expression est de Samia Kassab-Charfi (2008)� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 36 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) à un déterminisme de la violence 13 � L’écriture investit l’espace de veille du guetteur bienveillant de Piero, se drapant dans la rêverie protectrice pour damer le pion au souvenir lancinant� À la fois vecteur de répétition et renouvellement, le hasard du jeu participe de la mise en œuvre du périple, de l’éparpillement du moi dans des espaces parallèles-: «-il fallait vivre au jour le jour et c’était bien suffisant, oublier, ne pas toujours chercher à� […] Envie d’autre chose maintenant, de plus rigolo, de plus mobile, pour chasser tout cela-» (73-74) 14 � «-Terra nulla-» pour Samia Kassab-Charfi, ce dépaysement est un «-no man’s land… sur lequel s’avance la quêteuse, l’enquêteuse… territoire de pure incertitude… sans mur, sans genèse-» (Kassab-Charfi 2008-: 50)� Sans «-genèse-» et sans naissance, il est terre vierge détachée de l’ordre des contingences� Passé au crible du trauma aimantaire, il devient tabula rasa, re-naissance opiniâtre marquée de l’incolore du secret 15 - - «- pas d’origine, juste un commencement-» (Fellous 2007-: 101) voire un re-commencement se déclinant au gré de l’emprise souveraine du secret sur la vie et la mémoire� La couleur blanche, détonant dans hyper-chromatisme de l’œuvre fellousienne, est l’apanage de l’oubli forcé du traumatisme� Cependant, à l’instar du fragment qui ne s’entend qu’en rapport avec une totalité, ce blanc ne saurait se concevoir que dans un contraste chromatique-: il s’agit certes ici de «- repeindre [s]a vie à la chaux, comme après l’hiver- », mais «- pour mieux voir les couleurs-» (15)� Aussi, lorsque l’avion dans lequel la narratrice voyage rencontre de fortes turbulences ou lorsque le gynécologue auquel elle se confie pour interrompre une grossesse se mue en prédateur, le blanc vire-t-il au gris, respectivement au «-blanc-gris-» (12) puis à la lumière «-grise et rose-» (22)� Progressivement, l’écho des traumas concaténés dévie le cours du souvenir, le déporte, muant la brume incolore enserrant la conscience désemparée («-seule, sans protection aucune-», 23) en tourbillon vertigineux-: «-je, nous, vous, ils, tant d’invisible dans l’histoire que nous portons, je veux dire, quel vertige tout à coup, je, nous, vous, ils, voilà que je chancelle, ça y est, j’ai trouvé, c’est là-» (16)-- une séquence précédant l’arrivée chez le gynécologue, répétée quasiment verbatim lors du séjour à Oaxaca puis servant, en dernier lieu, de prélude à la conclusion du livre 16 � 13 «-Si je l’ai oublié, j’ai maintenant le droit de l’inventer-» (Fellous 2007-: 118)� 14 Certains exemples accentuent le potentiel de l’aléatoire du jeu- : «- qu’on refasse tous ensemble une nouvelle partie au lieu de rester enlisés dans ce même jeu depuis tant de jours� Que la chance tourne-» (Fellous 2007-: 39)� 15 Il est intéressant de noter que la démarche artistique de Cézanne-repose elle-même sur l’expression d’un secret-: «-il veut saisir ce secret qu’il n’arrive pas à définir […] il a peur de ne pas arriver à créer exactement ce qu’il sent en lui- » (Fellous 2007-: 43)� 16 «-Je me jette dans le vide, mais j’y reviens sans cesse, c’est plus fort que tout, j’adore y revenir� Je dis je, mais c’est tu, nous, on, ils, vous, eux, qu’il faudrait dire- » (Fellous 2007-: 145)� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 37 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) L’aimantation de la mémoire jaillit de la nature même du jeu, de l’ordonnancement apparemment fortuit des cartes qui ne manque néanmoins jamais de trahir «-un ordre secret que je pressens être logique, mais que je déchiffrerai plus tard� Je lance les cartes� Première étape, les accueillir-» (84)� Cette rémanence magnétique sature le présent, qui devient «-complètement électrisé, sans le savoir, par toutes les myriades de secondes d’un passé qu’il n’avait même pas connu […] une gifle assez puissante pour le réveiller et l’illuminer-» (66)� Le «-déchiffrement-» de cette ruée du passé sur le présent participe ainsi d’un double mouvement-: un mouvement «- de se porter en arrière vers ce qui est à traduire- » et l’idée de «- se porter en avant- » de la part de ce qui va s’expliciter dans une autre forme […] le «-se porter en arrière-» […] peut être conçu comme interprétation «- rétro-active- » (rétro-fantasiée […]) c’est toujours pour aller y chercher une richesse supplémentaire, un «-non encore-traduit-» supplémentaire (Laplanche 2006-: 62)� Cette traduction «- rétro-active- » entée d’«- ajouts faits après-coup- » (124) s’accompagne souvent chez Fellous d’un étoilement de la mémoire, de sa mise en relation� De la récurrence du souvenir naît une constellation d’associations, une resémantisation en plusieurs temps� Ainsi l’encerclement dans le brouillard «-gris et blanc-» de l’altitude durant le vol ressuscite-t-il la lumière «-grise et rose-» venue ponctuer la visite chez le gynécologue, tandis que le «-ciel rose et gris-» d’Oaxaca remanie le trope chromatique et apporte une résolution chiasmatique (le ciel est d’abord rose puis gris) au sentiment de vulnérabilité et d’impuissance saturant les deux épisodes antérieurs 17 � Le travail d’anamnèse figure donc «-moins une pierre jetée vers le fond de la mémoire et produisant des ondes concentriques qu’une pierre lancée à la surface du monde-» (Ferrato Combe 2009b-: 75)� Il forme ainsi un parcours mnésique comme «-des séries de ricochets longues et fines-» (Bailly 2004-: 117) tranchant par cette mordante lucidité interprétative la dense texture du souvenir� 17 Au Mexique, le «-ciel rose et gris-» (Fellous 2007-: 77), plus clément, vient défaire l’atteinte à la dignité dans l’un des rares exemples d’une relation amicale dénuée de sous-entendu sexuel- : la longue déambulation dans les rues d’Oaxaca avec Johnny, le guide improvisé, lui-même jamais revenu de «-sa première longue dérive d’été-» (75)� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 38 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Fortuna Le remède contre l’éternel recommencement d’une nouvelle pioche suppose la recherche d’une certaine immuabilité, le déroulement d’une destinée protectrice et sereine mettant au ban l’aléatoire et ses dangers� Le travail d’anamnèse effectue ainsi une stabilisation du temps du trauma vers une continuité délivrée de contingences� Car l’inattendu est en premier chef générateur de brisures dans le fil du temps subjectif-: «-c’est l’été où ma mère a inauguré ses grands cycles de mélancolie� L’été où ma vie s’est cassée-» (Fellous 2007-: 103)� La confession, catharsis ultime, libère enfin le secret et en recentre l’éparpillement dans un mouvement restructurant� Le renouveau promis par l’aléatoire des cartes se mue en réparation, en mise au point- : «-j’ai passé tant d’heures à ramasser les cartes, à compter les points-» (140) ou encore «-il faut se souvenir de chaque carte qui apparaît sur le tapis […] si tu n’as pas de mémoire, ce n’est pas la peine de jouer-» (141)� Il permet la liquidation du passé douloureux, la reconstruction après-coup de son sens par une «-anamnèse psychanalytique [non pas] de réalité, mais de vérité, parce que c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présentes-» (Laplanche 2006-: 17)� L’immuabilité devient donc l’indice d’un futur apaisé, libéré de l’incessant ballet des futurs co-possibles� Le passé occupe ainsi le pôle de l’indétermination, de l’existence contingente sujette aux transmutations et aux réécritures tandis que le futur se fait promesse, aiguillonnement vers la stabilité, la résolution du non-dit traumatique-: ainsi se déploie cet «-avenir immense qui se tient debout dans le passé, qui attend-» (Fellous 2007-: 102)� Dans le texte, cette appétence pour une inscription plus pérenne se joue d’abord au niveau de l’onomastique� Ainsi, l’appropriation du surnom «-Lolly-» par la narratrice est motivée par la sensation de perte, de dépossession, qui fait suite au viol� Lolly, une jeune comparse de l’enfant, se voit entourée de nombreuses attentions à la suite d’un accident de circulation relativement bénin- : «- j’ai oublié tous les gestes d’Amor […] C’est à partir de cet oubli que je décide soudain de changer de nom, à huit ans de m’appeler Lolly, de me déplacer vers un autre corps blessé, d’oublier complètement le mien et d’être une autre-» (106), ou encore-: «-Tout ce qui s’est passé sur mon corps, je l’ai effacé, je l’ai barbouillé de silence et à la place, j’ai posé les cris de Lolly- » (105)� À ce subterfuge la narratrice gagne l’oubli délibéré de sa propre expérience traumatique, la réinscription de cette violence fondatrice sur un corps autre, étranger à sa sensibilité intime� L’artifice permet une deuxième renaissance, non pas dans le déplacement, cette fois-ci, mais dans le ré-enracinement au sein de la communauté� Car lorsque Lolly tombe, fauchée, «- tous les voisins étaient là� Et moi, quand ça s’est passé Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 39 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) avec Amor, il n’y avait donc aucun témoin-? Tous endormis-? -» (108)� Seuls les eucalyptus veillent, «-les grands eucalyptus sur la route, immobiles� Qui guettaient-» (109)� Sentinelles désarmées, ils ne font qu’accentuer l’impuissance de l’enfant à empêcher le drame, à compenser l’incurie des adultes, ces témoins dont l’attention bienveillante aurait dû prévenir le danger, à la manière du guetteur mélancolique de Piero� Par la transsubstantiation de son sang en celui du corps tuméfié de Lolly («-Je reviens inlassablement sur ce terrain pour voir s’il n’y a pas encore de traces de sang par terre, mais je ne sais pas ce que je cherche vraiment- », 106), c’est toute une resémantisation du drame qui s’opère-- un appel désemparé à la protection familiale selon les lois immuables liant les générations-: «-mon père est si beau� Les eucalyptus bougeaient très lentement derrière lui, ils se sont incrustés dans mon secret-» (54), ou plus bas, «-ma mère dort […] il faut que je la délivre, c’est mon rôle, je ne peux pas l’abandonner- » (54)� Persistant dans ce renversement des rôles, ce sera à elle de prendre parti, dans des circonstances «- plus grave[s] encore- » que le viol d’Amor, de devenir témoin du rapt de sa mère par son propre traumatisme, son propre Amor (‘Amr), «-une douleur inconnue qui l’avait raptée, un point fatal, irréversible- » (114)- - le retour d’âge (‘omr), prise de conscience de la contingence de sa féminité� De la tension entre les deux positions, de part et d’autre du cours d’une vie de femme (l’une y entrant de force par un viol prématuré, l’autre contrainte d’en sortir trop jeune encore), une tendre complicité se noue entre les deux femmes� Le témoignage, jamais à charge, préserve la subtilité de la relation mère-fille, devient témoin volontaire, porte-parole d’autres traumatismes les liant toutes deux-: «-j’essaie de ne pas la perdre de mémoire cette famille comme on dirait ne pas la perdre de vue car elle est déjà engloutie […] ma mère a eu trop de deuils dans sa vie c’est ça qui l’a rendue malade-» (61-62)� L’écriture mémorielle transcende le singulier («-laisser son empreinte avec celle de tous ceux qui ont été embarqués dans le même voyage, pour être en paix avec notre histoire-», 147), se veut plurielle dans son attestation de la violence collective infligée à toute une communauté-: «-la destruction dont j’avais été témoin […] [le] cimetière juif qu’on avait démoli après l’indépendance du pays-» (90-91) 18 � Ce «-singulier-pluriel-», riche des échos de la pensée de Jean-Luc Nancy, s’incarne dans l’inscription au sein d’une lignée féminine, menant plus avant le travail onomastique� «- Fortuna- », outre la chance latine, reprend le prénom de la grand-mère, transmis au travers des générations dans les deux langues auxquelles le récit de la vie aura puisé, l’italien et l’arabe (Mes- 18 L’importance de la grande Histoire dans la quête mémorielle post-traumatique mise en œuvre dans Avenue de France a fait l’objet d’une analyse plus approfondie dans Talbayev 2017 (chapitre 2)� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 40 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) saouda), liant les trois femmes dans une même destinée tronquée-: la mort précipitée de la grand-mère lorsque la mère a huit ans puis la maladie de cette dernière aux huit ans de sa fille, l’été de son viol� Des variations de la rota fortunae médiévale (regnabo, regno, regnavi, sum sine regno) transparaît surtout pour la généalogie féminine la dépossession (sum sine regno), une hérédité (Fortuna Messaouda) «-longtemps détesté[e] mais […] habitu[elle] maintenant, je crois même que je l[’] aime beaucoup-» (61)� Comme le secret, cette fortune doit être apprivoisée, lentement adoptée puis revendiquée en partage� Contre la fortuna subjective, hardiment réappropriée dans toute son ambiguïté, sourd un fatum opiniâtre et peu indulgent-: «-Pourquoi 1958 [l’année du viol]- ? Des dieux invisibles étaient peut-être cachés entre les secondes, les lignes et les couleurs- » (82)� En contrepoint de l’injustice de l’inattendu et de ses mauvaises surprises, la maîtrise de soi et de sa fortune, bonne et mauvaise, déloge le nom d’emprunt, Lolly� D’aléatoire, le jeu de cartes se fait alors délibéré, virant à la cartomancie prophétique 19 et clamant à point nommé qu’il n’y a jamais de hasard- : «- je me suis même étonnée de voir […] qu[e l’immeuble] portait le numéro 8- : mais c’est bien l’âge qu’avait ma mère quand elle est morte, n’est-ce pas-? -» (60)� Redoublant par le truchement de l’intermédialité la petite fille intruse, infiltrée dans la toile de Cézanne, la voix narrative gagne ainsi sur les cartes de sa destinée une perspective d’ensemble� C’est dans une temporalité reconnectée et apaisée que cette pérennité s’incarne� La communauté entre les deux femmes s’accomplit lors de la dernière profession d’amour sur le lit de mort de la mère, substituant ce lien perpétuel («-je t’aime pour toujours-» 158) aux convulsions d’un destin capricieux ceint de renouvellements multiples-: «-depuis cette seconde, son visage m’accompagne et ne me quitte plus� Il a la force d’un secret� Qui habite désormais le plein été-»� Nimbée d’un amour talisman, cette concordance anime cette ultime veille� Prenant la place du dormeur éveillé de Piero, l’enfant «-demeure gardien-» (Pontalis 2004-: 10)-- de la mère expirante mais aussi du secret estival partagé, de la meurtrissure vitale que chacune subit à l’été 1956-: Ce n’est plus […] la mémoire aimantée que je retrouve dans ces étés-là, c’est autre chose� Une mémoire qui ressemblerait plutôt à un animal blotti sur nos genoux que la main caresserait avec délice, ses yeux seraient au bord de se fermer mais il guetterait encore (Fellous 2007-: 117)� Mémoire aux aguets contre une mémoire guet-apens-: la métaphore du petit animal blotti fait écho à la photographie du petit chat apeuré placée en 19 Sur ce point, voir aussi Kassab-Charfi 2008-: 49� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 41 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) exergue de la narration du premier épisode traumatique (15)� Protectrice vigilante de la vulnérabilité et de l’innocence, la guetteuse, délestée de sa rêverie pérégrinante, est Fortuna fièrement réincarnée� Renonçant au feuilletage chronologique, elle se mue en sentinelle attentive et bienveillante du repos maternel� Porte-parole («- Être dans un point précis du monde, c’est aussi rejoindre tous les absents qui ont un jour posé leur pied au même endroit-», 119), elle devient témoin, gardienne, vigie du destin collectif-: des secrets qui ne m’appartiennent pas mais que je recueille patiemment, chaque jour� Collés les uns aux autres, se ressemblant tous, formant une immense phrase que nous nous partageons, de pays en pays� Ils courent dans la mémoire des passants, je, tu, nous, vous, ils […] La partie de cartes n’est pas encore finie, je le sais aussi, les joueurs restent immobiles, ils réfléchissent (156-157)� Alors qu’une éventuelle stratégie remplace la marche aléatoire du destin, la maîtrise du secret et de sa divulgation immunise contre l’appel du gouffre, l’aimantation vertigineuse� Elle pourfend définitivement «- le cri surgi de la détresse et de l’effroi, ce cri d’un enfant perdu que personne au monde n’entend-» (Pontalis 2004-: 98)� Bibliographie Bailly, Jean-Christophe� Tuiles détachées� Paris, Mercure de France, 2004� Coste, Claude� «-Roland Barthes par Roland Barthes ou Le démon de la totalité-», Recherches & Travaux, 75 (2009)-: 35-54� Dugas, Guy� «-Autour de quelques concepts et de leurs prolongements dans la littérature judéo-maghrébine� Bonheurs de l’errance / trauma de l’exil-», Carnets-: Revue électronique d’études françaises, vol�10 (2017)-: <https: / / carnets�revues�org/ 2178>� “Entretien avec Colette Fellous”, in Les Moments Littéraires- : Revue de littérature, n�- 21- : <http: / / lml-info�pagesperso-orange�fr/ le%2021/ entre tien%20colette%20fellous�htm > � Fellous, Colette� Amor. Paris, Gallimard, 1997� Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, 2001� Fellous, Colette� Plein Été. Paris, Gallimard, 2007� Ferrato Combe, Brigitte� «- Présentation- », Recherches & Travaux 75 (2009a) 5-12� Ferrato Combe, Brigitte� «-Tuiles détachées de Jean-Christophe Bailly-: métaphores de l’autoportrait-», Recherches & Travaux 75 (2009b)-: 67-79� Ferrato Combe, Brigitte� «-Entretien avec Colette Fellous au sujet de la collection ‘Traits et Portraits’-», Recherches & Travaux 75 (2009c) 57-66� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 42 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Ireson, Nancy et Barnaby Wright, dirs�� Cézanne’s Card Players� Londres, The Courtauld Gallery, 2010� Kassab-Charfi, Samia� «-"Elles traversent les frontières"-: Périple de la mémoire, déplacement et tracées du récit chez Colette Fellous-», Voix/ voies méditerranéennes, 4 (2008)-: 47-60� Laplanche, Jean� Problématiques IV-: L’après-coup� Paris, Presses Universitaires de France, 2006� Pontalis, Jean-Baptiste� Le Dormeur éveillé� Paris, Mercure de France, 2004� Talbayev, Edwige Tamalet� The Transcontinental Maghreb: Francophone Literature across the Mediterranean� New York, Fordham University Press, 2017� Watson, Robert� «-“I wanted them to breathe between my sentences”: the place of Paul Cézanne’s Cards Players in Colette Fellous’s postcolonial life-writing-»� Word and Image 29�2 (2013)-: 129-138� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Aimantations d’images-: l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Faten Ben Ali (Laboratoire Intersignes-- FSHST/ Université de Tunis) À la phrase inaugurale d’Annie Ernaux dans son récit Les Années, «-Toutes les images disparaîtront-» 20 , pourrait répondre celle de Colette Fellous, «-Le monde m’a été donné, je dois le rendre-» 21 � Cette phrase constitue en effet l’incipit d’Avenue de France, récit publié en 2001� Elle pourrait également introduire Aujourd’hui, paru en 2005 et Plein été, en 2007� Ces œuvres forment en effet une trilogie où l’auteure met en exergue sa vie passée en Tunisie entre 1950 et 1967 mais aussi celle de toute la communauté judéo-tunisienne� Mais par quels types de montages inédits Colette Fellous va-t-elle recomposer cet album, spécifiquement dans cette trilogie qui se distingue de ses autres œuvres par l’insertion d’un éventail d’images qui accompagne le texte-? N’apporte-t-elle pas un souffle nouveau à la littérature en faisant délibérément appel au regard, en stimulant la sensibilité esthétique, nourrie par une composition très soigneuse, voire par une véritable rhétorique du thème iconique-? Nous nous interrogerons ici sur l’aptitude de l’image à expliciter le texte qu’elle accompagne ou à l’inverse, sur sa propension à l’opacifier� Le tissage texte-visuel Au moment de la réception de l’œuvre, le lecteur se transforme en spectateur car il est confronté à une nouvelle combinatoire typographique qui associe le contenu graphique à un support iconique� Car il s’agit bel et bien d’un assemblage de type particulier� Cette nouvelle technique tend en effet à pourvoir le support visuel d’une importance accrue dans la réception de l’œuvre, ne serait-ce que par le fait de chercher à éveiller les sens et à corroborer la dimension scripturale� C’est que le medium photographique oblige à interrompre le flux de la lecture-: il oriente vers ce qui serait une «-citation-» 20 Ernaux, Annie� Les Années� Paris, Gallimard, coll� «-Folio-», 2008, p� 11� 21 Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, coll� «-Folio-», 2001, p� 9� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 44 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Faten Ben Ali iconique 22 , sachant que toute citation introduite dans un texte est délimitée par un signe typographique discontinu (les guillemets) et qu’elle entretient un fort lien d’exemplification avec l’idée développée� Dans ce dernier cas de figure, la citation est déléguée à l’image visuelle, comme si la photographie ou la carte postale se faisait elle-même citation� Le cadre remplace alors les guillemets comme moyen démarquant l’énoncé visuel du reste de la surface textuelle� Or, si l’image citée fonctionne bel et bien comme citation, elle donne alors un surplus de relief au texte� Celui-ci est comme mis en saillie, il ressort� Cette forme de mise en évidence est d’ailleurs en lien étroit avec le sens étymologique de «-citation-», du latin citare, qui renvoie au fait de «-mettre en mouvement-», de «-faire venir à soi-» 23 � Tout se passe comme si l’image participait à rendre la réception de l’œuvre dynamique, le lecteur oscillant constamment entre lire et voir� Or cette oscillation réinjecte, à chaque moment de lecture, une vie et un sens nouveaux au texte puisque la citation iconique s’adresse aux sens et qu’elle suscite une reconduction renouvelée du geste interprétatif par la régulière confrontation des deux niveaux sémiotiques-: «-Rendre visible la citation, textuelle ou iconique par un dispositif graphique, c’est exhiber une relation que l’on entend poser entre des textes dans un même espace d’écriture-» 24 � Pour Colette Fellous, la photographie est assurément une in-citation à l’écriture� En amont, elle a contribué à la production du récit et à la remémoration volontaire des moments vécus, non seulement par l’auteure, mais aussi par toute une communauté, afin de pouvoir se rappeler avec justesse ce que la mémoire ne retient qu’imparfaitement� En aval, l’auteure juge nécessaire, pour cette entreprise de remémoration, l’insertion du support visuel qui contribuera à l’expli-citation du scriptural et à l’animation de l’énoncé d’une manière synthétique-: Cela a commencé avec Avenue de France� Pour écrire ce livre, j’avais besoin de m’entourer de cartes postales, d’images, d’archives, de photos de films que je glissais à chaque déplacement dans mes cahiers� Lorsque j’écrivais, j’ouvrais mes cahiers et j’installais tout autour cette iconographie, je me faisais un petit rempart circulaire et j’écrivais au milieu� Un jour, j’ai réalisé que ces images n’étaient pas juste nécessaire à mon travail d’écriture, qu’elles ne me servaient pas seulement de point d’appui mais qu’elles faisaient partie du livre� Il s’agissait d’un accompagnement photogra- 22 Nous entendons par «-citation iconique-» l’image visuelle comme citation� 23 Picoche, Jacqueline� Dictionnaire étymologique du français� Paris, Le Robert, coll� «-Les usuels-», 2002, p� 104� 24 Beguin-Verbrugge, Antoinette� Images en textes, images du texte� Dispositifs graphiques et communication écrite� Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p� 261� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 45 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) phique, comme la musique d’un film, qui relance, aère, nuance le récit, lui donne un autre horizon 25 � L’écrivaine atteste que «- l’histoire se lit dans la rue- » 26 , qu’elle s’enracine dans la pierre des monuments, surgissant le moment venu pour ceux qui cherchent soit à se documenter, soit à revoir les scènes passées� Pour transmettre un héritage culturel et historique, le visuel inséré dans les plis du scriptural restitue la vérité du monde, celle d’une époque vécue par l’auteure et par ses ascendants� Le support visuel devient dans cette optique un moyen adjuvant permettant d’invoquer le monde disparu avec ses moments d’enchantement et de désenchantement� C’est ainsi qu’à l’intérieur de l’iconographie accompagnant le récit de Colette Fellous, de nombreuses cartes postales ponctuent le texte, en particulier celui d’Avenue de France� Revenons un moment à l’historique de ce genre� La première édition de la carte postale est mise en circulation le 1 er octobre 1869, en Autriche 27 � Elle devient rapidement un ornement par sa vertu d’instantané photographique et constitue, par là même, un avatar de la photographie� L’objectif de cette invention est au départ d’assurer la transmission d’une correspondance, ou encore de conserver le souvenir d’un lieu visité� La photographie illustrant la carte postale n’est de ce fait jamais neutre et le choix du signifiant toujours défini avant l’acte de prise de vue car, comme le souligne Susan Sontag, «-[…] le réalisme constitue l’essence même de la photographie�-» 28 Ce pragmatisme photographique est ainsi «-[…] un moyen de produire des images qui nous informent sur les aspects du monde en les copiant avec fidélité�-» 29 Le titre du premier opus de la trilogie est symbolique-: Avenue de France� Il réfère à l’une des voies de communication du Centre ville de Tunis� Ce topos relie la ville européenne, dite encore ville coloniale, à la ville arabe puisqu’il est limitrophe de la Porte de la mer (Bab bhar) qui délimite les deux espaces� Or c’est via une carte postale que l’auteure nous donne à voir cette avenue animée par les habitants de l’époque� Une autre carte représente une autre artère qui est le prolongement de l’avenue de France-: il s’agit de l’avenue Jules Ferry� Avec l’avènement de l’Indépendance en 1956, les toponymes ne sont plus les mêmes-: 25 Ceccatty, René de� «-Les moments littéraires-», Revue de littérature, n° 21- 1 er semestre 2009, p� 34� 26 Fellous, Colette� Avenue de France, op. cit�, p� 108� 27 Ripet, Alain et Frère, Claude� La Carte postale, son histoire, sa fonction sociale. Lyon, Presses Universitaires de Lyon/ Paris, Éditions du CNRS, 1983, p� 17� 28 Sontag, Susan� La Photographie. Paris, Éditions du Seuil, coll� «- Fiction & Cie- », 1979, p� 135� 29 Ibid�, p� 136� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 46 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) […] l’avenue de France s’appelle toujours Avenue de France, l’avenue Jules Ferry est devenue l’avenue Bourguiba et l’avenue de Paris s’est transformée en avenue de la Liberté à partir du Passage jusqu’au Belvédère� C’est normal, tous les noms de rue ont changé en 1956 quand la Tunisie est devenue indépendante 30 � Les cartes postales sont ainsi une monstration de la cartographie ancienne et moderne de la cité, une sus-citation de la production de l’œuvre, puis en définitive, une in-citation au lecteur à décrypter le sens caché� Sur le plan de l’expression, la carte postale plante la représentation d’une architecture européenne, de culture judéo-chrétienne, incarnée par la cathédrale et les immeubles en vertical� Mais cette expression se concentre aussi sur les passants fréquentant ces espaces urbains� À travers la variation vestimentaire, on peut distinguer la diversité de la population-: le sefsari blanc, les jupes et les chapeaux pour les femmes, la jebba, le costume et les cannes pour les hommes, chacun vaquant à son occupation� Le vestimentaire est donc un détail qui incite le regardeur à scruter la photographie dans le but de passer du signifiant au signifié� Ce détail représente la réalité des faits, il témoigne de la coprésence de différentes nationalités et religions dans une même contrée� Ces dernières constituent les communautés élémentaires du pays� Notons par ailleurs que ces espaces sont des lieux centripètes où se concentrent des activités diverses- : lieux de rassemblement, mais aussi de dispersion, où les gens se côtoient et se méconnaissent en même temps� Sur le plan du contenu, il convient de souligner que cette diversité communautaire d’Avenue de France semble avoir déterminé le destin de la famille maternelle de Colette Fellous� C’est en effet dans ce lieu que la langue française s’est imposée à cette famille juive tunisienne qui avait pour langue maternelle l’arabe� Ce moment-charnière initiateur est rapporté dans une scène mémorable, que la narratrice fait (re)vivre, en une sorte d’autofiction, à son grand-père-: En 1879, mon grand-père vient d’avoir quatorze ans, il se promène sur l’avenue de France, il voit une pomme tombée des bras d’un homme […] Mon grand-père court ramasser la pomme et la tend à l’homme […] Voilà votre pomme monsieur, elle était tombée de votre panier� […] Il tend juste la pomme au monsieur très élégant sans un mot� C’est un enfant� Dans cette scène, il est aphasique� […] Mon grand-père le regarde, ne comprend pas le français� Il entend la voix basse de l’homme, mais un doute soudain entre dans ses yeux-: est-ce que ce mot à peine chuchoté veut dire merci ou voleur-? […] La décision est prise� Dans le regard qu’il 30 Fellous, Colette. Avenue de France, op. cit�, p� 238� Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 47 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) adresse à cet homme, on peut lire qu’il apprendra le français dès ce soir� Très vite, il apprendra aussi l’allemand et l’anglais, il se tournera vers l’Europe, sa vie sera toujours ailleurs, il deviendra un père et un mari absent 31 � Dans ce passage, Colette Fellous qualifie son grand-père d’aphasique à cause de ce mutisme conjoncturel, brutal, qui va déclencher son appétit pour les langues européennes et engendrera par la suite son assimilation� Le grandpère apprendra le français afin d’intégrer le nouveau monde dont il pressent l’avènement dès 1879, c’est-à-dire deux ans avant l’installation officielle du Protectorat en Tunisie-: celui du colon� À cet événement marquant fait pendant une autre scène, vécue cette fois-ci par le frère de la narratrice, Pierrot, désigné comme «-Pierrot passant-»� Au mois de mars de l’année 1967, Pierrot passant se retrouve dans une situation délicate en pleine Avenue de Paris� Il est arrêté, quasiment raflé par une brigade de police et emmené au commissariat� On lui reproche son ignorance de la langue arabe, langue qui aurait dû, ou pu, être sa langue maternelle, si l’anecdote de la pomme n’avait pas eu lieu presque cent ans avant- : «-Au commissariat, on lui parle en arabe, on lui dit que ce n’est pas normal de ne pas comprendre cette langue quand on est né dans ce pays et qu’on a un passeport tunisien� […] Il obéit à tout, reste silencieux puisqu’il ne comprend pas l’arabe�-» 32 Ces microrécits ou anecdotes à source intime et familiale se surimposent en quelque sorte à ces cartes postales qui sont la représentation visuelle de la diversité sociale propre à cette Tunisie du début du XX e siècle� Or ces cartes foisonnent d’informations selon l’objet de la photographie� Cette dernière constitue un véritable témoignage d’exception, une preuve factuelle transmettant un message authentique, qui permet de conserver la vivacité de l’actualité de la période représentée ou d’un moment exceptionnel de la vie quotidienne� Cette fonction de la carte postale rejoint ainsi la définition donnée par Édouard Glissant de la biographie-: La biographie personnelle, la biographie de l’individu, [de l’écrivain] par exemple, se confond alors ou bien se perd, ou se trouve, dans la biographie à faire d’une telle collectivité dominée- : chacun peut repérer ou insérer une biographie personnelle dans une histoire collective à reconstituer ou à récupérer-: c’est-à-dire dans une histoire qu’il aura fallu rétablir de manière absolument nouvelle par rapport, en premier exemple, à la convention occidentale de l’Histoire, estimée comme genre 33 � 31 Ibid., pp� 108-109� 32 Ibid., pp� 240-241� 33 Glissant, Édouard� Philosophie de la Relation (poésie en étendue)� Paris, Gallimard, 2009, p� 75� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 48 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Le décalage entre texte et image L’image visuelle se suffit à elle-même, elle concourt à aérer le texte afin que le lecteur ne soit pas essoufflé par la longueur des phrases et l’ampleur de l’énumération� Elle peut aussi être décalée par rapport au texte contigu tout en tenant lieu de citation� Cette dernière option est récurrente dans l’écriture de Colette Fellous, où le détour constitue une technique permettant de majorer les significations du récit mémoriel� De fait, le lecteur est appelé à effectuer un va-et-vient incessant, rituel, entre le lisible et le visible car dans certains cas, l’image ne coïncide pas avec la séquence qu’elle accompagne� Dans ce cas de figure, le destinataire se dédouble, il oscille entre le rôle de spectateur et celui de lecteur dans l’attente de jumeler le texte avec une citation iconique� En tant qu’enquêteur, le lecteur se rendra compte que cette enquête ne le mène pas sur les traces d’un seul type de message mais qu’il doit le complexifier pour apparier une image au texte ou un texte à l’image� Ce décalage semble le prétexte d’une invitation indirecte à lire l’intégralité de la trilogie pour pouvoir reconstituer le puzzle historique� D’ailleurs, la trilogie de Colette Fellous ne suit pas une continuité de nature chronologique, elle se caractérise plutôt par des récurrences et des rebondissements sur certains faits, c’est en quelque sorte une écriture par ricochet, un stimulus en entrainant un autre� Dans Plein été (2007), deux portraits de Colette Fellous retracent son enfance� Le premier met sous nos yeux une jeune fille qui se jette à la mer� Voilà comment cette expérience est décrite dans Avenue de France-: Je rassemble tous mes muscles et je me jette dans les visages� Le précipice ne m’effraie pas, j’ai parié un matin avec les fils du maçon que je pouvais plonger de très haut comme eux, même si j’étais une fille, même si je n’avais que treize ans� Ils ne m’ont pas crue, ils sont allés chercher l’ap- Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 49 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) pareil, la photo est là classée dans un album sous le mot «-été-» et moi je suis de dos, dans le vide, entre le ciel et la mer 34 � Une telle posture permet au lecteur-spectateur de plonger de son côté dans la vie intime et collective de l’auteure, via cette image métaphorique qui traduit le défi de la benjamine de la famille de revivre dans le moindre détail sensoriel ce que ses prédécesseurs ont vécu� Le second représente le portrait de Colette Fellous de face� Le lecteur se retrouve alors face à la description de l’image avant même la possibilité iconique de sa visualisation-: Et là, dans l’après-midi, au centre d’un monde vide, je vois le secret cheminer des lèvres d’une petite fille vers mes yeux stupéfaits et vers ma peau brunie, ma robe à bretelles, mon corps cousu au point d’été� Il s’arrête sur les traces blanches du maillot, sur la bretelle de la robe qui est légèrement tombée 35 � Ce décalage entre le dit et le vu dans ces deux cas de figure suscite une interrogation- : que camouflent ces deux portraits qui paraissent pourtant explicites- ? Le visuel ici n’est sans doute rien d’autre qu’une suscitation à la recherche de l’implicite� Les deux images renvoient dans le contexte à l’enfance de l’auteure, période marquée en l’occurrence par une blessure résultant d’un viol� Mais cet incident, l’auteure ne le raconte pas clairement dans Amor ni dans Plein été, soit parce qu’elle n’en a pas le souhait, soit parce qu’elle veut l’occulter par pudeur� Elle tourne donc autour d’un secret sans l’intention de l’éventer directement� Dans un tel cas de gravitation, la citation-image fonctionne comme un signe d’incitation lancé au lecteur-spectateur pour qu’il participe à la production du sens en aidant la narratrice à dégager les idées enfouies, cachées au fond d’elle-même� De fait, l’observateur n’est plus devant l’image mais dans l’image. Or cette modalité nous renvoie à ce jeu d’esprit qu’est le rébus, l’auteure affirmant en effet que sa «-vie est un rébus-», vie faite d’images et de mots à recomposer afin de déchiffrer l’énigme� 34 Fellous, Colette� Avenue de France, op. cit�, p� 212� 35 Fellous, Colette. Plein été, op. cit�, pp� 150-151� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 50 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) L’ancrage du texte par l’image Par-delà cette fonction cathartique et participative de la citation-image, il faut souligner que le support visuel contribue à rendre «-authentique-» le support scriptural� En effet, le lecteur fait appel au visuel pour citer le texte, dans la mesure où citer, c’est étymologiquement «-invoquer le témoignage de-»� Aussi l’interprétation de la vie se fait-elle par le truchement de l’image visuelle en tant qu’ancrage du texte-: celui-ci «-dirige le lecteur entre les signifiés de l’image, lui en fait éviter certains et en recevoir d’autres ; à travers un dispatching souvent subtil, il le téléguide vers un sens choisi à l’avance-» 36 � Roland Barthes avance ici l’idée que l’image a besoin d’être ancrée par le texte, mais dans le cas de Colette Fellous, c’est l’image qui ancre le texte tout en attestant la présence réelle du passé et en fixant le sens du message visuel� En d’autres termes, l’image réalise le passé en le citant� En réalité, il y a des traces qui ne s’estompent jamais, à moins que nous cherchions délibérément à les oblitérer� L’une des photographies placées dans Avenue de France constitue ainsi une preuve tangible de l’existence de la famille maternelle de Colette Fellous, dans un espace-temps cadré� Il s’agit d’une capture prise en gros plan, focalisée sur la partie centrale du battant 36 Barthes, Roland� L’obvie et l’obtus. Essais critiques III� Paris, Éditions du Seuil, 1992, p� 32� Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 51 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) gauche de la porte principale de l’immeuble familial donnant sur l’Avenue de la Liberté à Tunis� Le cadrage sélectionné constitue un choix propre au photographe� Sur le plan de l’expression, nous visualisons différentes formes de lignes blanches- : droites, obliques, arrondies composant un ornement de ferronnerie qui couvre le vitrage, sur fond sombre� Cet objet en fer forgé sert généralement à embellir la façade et à protéger le vitrage� Inséré dans le récit, cet élément figuratif semble se limiter à la fonction de protection et d’esthétique� Or au centre de cette reproduction, nous discernons une lettre de l’alphabet français incrustée en majuscule, la lettre «-H-»� Le simple passant peut ne pas accorder d’importance à ce signe, alors que le curieux interrogera certainement la signifiance de l’initiale� Quant au lecteur-spectateur, il est guidé par le con-texte, lequel lui permet d’éviter tout contresens� Au fil des pages, la narratrice vient nous rappeler l’historique de la demeure de son grand-père maternel-: L’autre maison que mon grand-père a fait dessiner un peu plus tard par un architecte italien, sur le modèle d’une villa allemande, c’est la Maison Fleurie, qu’on peut voir encore aujourd’hui si on lève la tête en se promenant sur l’avenue de Paris, à la hauteur du Passage, juste en face de la pâtisserie Nathan� Le nom est inscrit dans la pierre, au troisième étage, sur toute la largeur de la façade� Celui de l’architecte est creusé près de la porte, Giuseppe Riela, 1924� La lettre H est inscrite dans le dessin du fer forgé sur les deux battants de la porte� La maison a son double à Baden-Baden, mais je ne l’ai jamais cherchée 37 � Cette lettre n’est autre que l’initiale du patronyme désignatif de sa famille maternelle- : Hagège, nom fameux d’une grande famille judéo-tunisienne, incrusté au seuil de l’immeuble en tant que signe intime et esthétique� La narratrice rassemble ainsi tous les membres de la famille autour d’elle, elle qui devient le concentrateur, son nouvel épicentre aimanté� Cette inscription nous renvoie aussi au geste spontané effectué par les amoureux, celui de graver sur le tronc d’un arbre leurs initiales entrelacées afin de marquer leur passage en ce lieu et de témoigner d’une émotion qui fut, fixée dans l’instant mais aussi projetée dans une pérennité gravée, dûment transmise à la postérité� Ici, cette trace perdure dans le présent du lecteur, témoignant de la présence effective de cette famille dans cette demeure pendant une période bien déterminée� Cette photographie pourrait avoir été prise par l’auteure elle-même dans la mesure où elle déclare, dans La Préparation de la vie, qu’elle a procédé à de nombreuses prises de vue dans son pays natal-: 37 Fellous, Colette� Avenue de France, op. cit., p� 145� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 52 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Et je suis revenue à Paris, soulagée� J’avais l’impression d’avoir réappris à parler� Comme si ma langue avait été contenue dans tout ce que j’avais photographié� Ma vie ancienne était devenue un objet et j’allais pouvoir m’en servir� Ma langue, objet parmi les objets� Ma voix, pareil, objet parmi les voix� J’avais fait des provisions pour la vie, […]� Tout était devenu ineffaçable […]� J’ai rangé les pellicules dans une boîte en carton, au milieu des photos d’enfance� La fiction viendra quand elle le désirera, je le sais, elle prendra forme lorsque je me mettrai à construire un livre à partir de cette matière 38 � La trace qui existe encore et la photographie comme possession sont des preuves de l’attachement de l’auteure à l’histoire de sa famille et de son désir de se réapproprier les lieux afin de retrouver psychiquement une place dans la société tunisienne� Cette attitude semble en l’occurrence résulter du «-fantasme dépressif-» [qui] est une réalité psychique résultant de la première séparation d’avec le premier objet d’amour, la mère� [Ce fantasme] est réactivé dans toutes les situations intenses de séparation, qu’il s’agisse de la séparation d’un être cher ou de la séparation d’avec un lieu ou même d’un état psychique exaltant 39 � 38 Fellous, Colette� La Préparation de la vie� Paris, Gallimard, 2014, pp� 94-95� 39 Tisseron, Serge� Le Mystère de la chambre claire, photographie et inconscient� Paris, Flammarion, coll�-«-Champs arts-», 2008, p� 45� Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 53 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Conclusion À travers le pointage de ces différentes fonctions du visuel au sein même du textuel, c’est tout l’intérêt accordé par l’auteure à cet art dans la production de ses œuvres qui est mis en valeur� Colette Fellous fait valoir conjointement dans l’espace textuel l’écriture et la photographie� Cette dernière est un enregistrement de ce qui a existé, mais un enregistrement argumentatif corroborant ce qui est dit, dans l’objectif d’accréditer le passé d’une manière synthétique� Colette Fellous nous propose, en toute logique, une littérature qui répond au gré des exigences de la modernité, laquelle participe volontiers d’une littérature appuyée par le visuel� Cette conception artistique hybride sous-tend une trilogie autobiographique originale ponctuée d’images permettant de reconfigurer le caractère composite, si complexe, des itinéraires existentiels axés sur l’intime et l’extime, et ainsi peut-être d’apprivoiser la douleur et d’adoucir l’effroi� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue : tisser le pays « sans nom » dans Avenue de France Mary Gallagher Dublin University L’œuvre de Colette Fellous est profondément structurée par une poétique du retour� Ainsi se dessinent, de Avenue de France (2001) à Aujourd’hui (2005), de Plein été (2007) à Un Amour de frère (2011) ou encore Pièces détachées (2017), les tableaux d’une «- série- » autobiographique ou du moins auto-fictive ayant pour cadre principal le pays natal, la Tunisie� Chaque épisode reprend et complète les récits antérieurs au gré d’une (ré-)écriture qui retourne inlassablement sur elle-même dans un mouvement progressif de sédimentation sémantique� Or, la pulsion rétro-scripturale est des plus communes dans un certain courant de la littérature francophone contemporaine, lequel consiste à épeler les enjeux perdurants, à la fois personnels, familiaux et collectifs, du grand détour colonialiste de la France et de tous les déplacements, dépaysements et déchirures qui en ont découlé (en plus, bien entendu, des nouvelles filières et filiations)� Pensons, par exemple, au retour réflexif, auto-fictif de Marguerite Duras sur son passé familial dans le cycle de l’amant chinois� Ou encore au retour en Afrique de J�M�G� Le Clézio dans le lieu fondateur de la relation tout autant de distance que de proximité entre l’auteur et son père d’origine mauricienne� Ce retour rythme non seulement l’écriture de Onitsha (1991), roman anti-colonial s’il en est, mais aussi celle de L’Africain (2008), un récit autobiographique qui, à de bien nombreux points de vue, réécrit le roman� De même, Marie Cardinal dans les récits Les Mots pour le dire (1975) et Au pays de mes racines (1980) et dans le roman Amour…Amours… (1998), ainsi que Hélène Cixous, Assia Djebar ou encore Leïla Sebbar dans de nombreux ouvrages, travaille et retravaille le passé familial en Algérie� La remémoration postcoloniale verse à la fois dans ce que Denise Robin nomme le «- roman mémoriel- » 40 et dans ce que Freud a baptisé Familienroman, deux registres souvent d’ailleurs superposés ou imbriqués dans une 40 Robin, Denise� Le Roman mémoriel-: -de l’histoire à l’écriture du hors-lieu� Montréal, Le Préambule, 1989� DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 56 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Mary Gallagher approche scripturale du passé familial que la critique Marianne Hirsch met sous le signe de la «- post-mémoire- » 41 � On pourrait dire, toutefois, que la ré-écriture de Colette Fellous produit un effet de concentration unique en la matière, tant l’optique auto-fictive-- mémorielle et familiale-- ne fléchit guère d’un récit à l’autre de son œuvre 42 � Certes, l’écriture d’auteurs dont les origines ne semblent pas relever du drame colonialiste, telle Annie Ernaux ou même Nancy Huston, peut tourner également autour de la remémoration, constamment relancée, d’un traumatisme familial� L’enjeu de l’écriture n’est pas le même, cependant, lorsque la langue même de l’écriture s’inscrit dans des rapports de force coloniaux ou postcoloniaux avec d’autres langues� Voilà ce que démontrent Colette Fellous et Leïla Sebbar en mettant au centre même de leur réflexion (dans Avenue de France et dans Je ne parle pas la langue de mon père 43 ) la relation aux langues� Dans Avenue de France, l’histoire politique et sociologique de la langue française en Tunisie importe bien moins que l’histoire familiale 44 � Si l’on peut dire que le français s’imposa sous le Protectorat français avant de se faire évincer par l’arabe à l’Indépendance, la réalité présentée dans le récit de Colette Fellous est bien plus nuancée� Il est question, certes, pour la narratrice de reconnaître les rapports de force entre les deux langues, mais elle s’attache aussi à dessiner les arabesques de dette et d’obligation, d’amour, d’estime et d’émancipation qui la relient au français� La première des deux anecdotes structurant le récit concerne le remplacement par le grand-père de l’auteure de l’arabe par le français� La décision aurait été motivée par son incapacité d’adolescent à discerner si le Français à qui il venait de rendre la pomme que ce dernier aurait laissé tomber, lui avait lancé le mot «-mer- 41 Pour Marianne Hirsch, la notion freudienne du Familienroman ou du «- roman familial-» relève d’une interrogation imaginaire des origines, laquelle «-situe dans l’expérience de la famille l’engendrement du récit-» [«-which embeds the engenderment of narrative within the experience of family-»], Hirsch, Marianne. Family Frames-: -Photography. Narrative and Postmemory� Harvard, Harvard University Press, 1997, p� 9� 42 Dans un entretien avec Samia Kassab-Charfi («-Interview avec Colette Fellous- », décembre 2012, Expressions Maghrébines, 11(2)-: -145-157), l’auteure avoue la difficulté d’éloigner son imaginaire littéraire de sa propre expérience-: «-Le plus difficile est de créer quelque chose au-delà de sa vie personnelle et psychologique, quitte à se détacher de soi et de la mémoire de ses plus profondes blessures […]�-» 43 Sebbar, Leïla� Je ne parle pas la langue de mon père� Paris, Julliard, 2003 44 Notre lecture de ce roman s’appuie sur les deux études suivantes- : Samia Kassab-Charfi, «- Architecture et histoire chez Colette Fellous- », Revue de littérature comparée 2008/ 3 (n° 327), p� 397-406; Dora Carpenter, «-Née à Tunis virgule Tunisie- »- : Avenue de France de Colette Fellous- » in Expressions maghrébines, USA, CICLIM, 2006� DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 57 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue ci-» ou le mot «-voleur-»� Or, soixante ans plus tard, ce sera en raison de sa non-maîtrise de la langue arabe que le petit-fils d’Aldo, le frère de la narratrice, se trouvera effectivement lui aussi réduit au mutisme, et puis banni du pays natal� Autour de ces deux tournants, la narratrice construit une réflexion sur sa propre relation aux pays, au monde et aux langues� Sans s’y référer explicitement, cette réflexion se situe à l’évidence dans la continuité de celle menée par Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre 45 sur le positionnement linguistique et culturel de la communauté juive francophone du Maghreb 46 � Car, à travers la question des langues, c’est celle de l’appartenance qui se joue- : l’appartenance à «- la- » culture et à «- la- » langue française, au pays natal, pays de l’enfance et de l’adolescence (la Tunisie), à «-la-» langue arabe, à la communauté juive en Tunisie et puis au reste du monde� Et derrière ces questions d’appartenance multiple, de cosmopolitisme et de multilinguisme, se profilent les deux chocs indépassables du XX e siècle-: la Shoah et la confrontation entre le nationalisme et les ondes de choc anti-colonialistes et post-colonialistes� Le colonialisme Le récit d’Avenue de France prend comme point de départ historique «-la venue-» de la France en Tunisie� La représentation de ce moment inaugural fait bien ressortir la teneur de la colonisation française de la Tunisie, une forme atténuée du colonialisme français mis en place ailleurs en Afrique, notamment en Algérie� Dans le cadre du soi-disant «-protectorat-», la capitale de la Tunisie sera désormais scindée en deux-: la «-ville européenne-» et la «-ville arabe-» (52)� C’est que, avec l’arrivée de la France, la ville de Tunis a «-changé de pays et de lumière-» (148)� Ainsi, un siècle plus tard, la narratrice n’aura «-pas eu à quitter de pays pour changer de pays-» (32)� Les deux événements structurants du récit- - ayant lieu tous les deux, comme le martèle la narratrice, «-dans la rue-» --sont donc l’inauguration du Protectorat et puis, un siècle plus tard, «-la fin de la France en Tunisie-» (210)� Les voilà donc, les ancêtres de la narratrice, mis devant l’obligation d’inventer «-leur vie nouvelle depuis que la France est arrivée sur cette avenue-» (103), depuis que «-ce nouveau pays […] est entré dans le leur-» (103)� 45 Derrida, Jacques� Le Monolinguisme de l’autre, ou la prothèse d’origine� Paris, Galilée, 1996� 46 Voir Combe, Dominique� «-Derrida et Khatibi-- Autour du monolinguisme de l’autre- », Carnets [En ligne], 7- |- 2016, mis en ligne le 31 mai 2016, consulté le 25 mars 2018� URL- : http: / / journals�openedition�org/ carnets/ 897- ; DOI- : 10�4000/ carnets�897� DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 58 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Une fois la France et les Français en place, il faut savoir «-en quelle langue […] leur parler-» (99)� Le jugement porté par la narratrice sur cet avènement est tout en litote-: le colonialisme procède comme s’il était «-normal d’installer un pays dans un autre-» (32)-: il s’agit ainsi de «-pays qui se mettent en scène-», de pays «-tissés de cabrioles, migrations, déplacements, illusions, glissements, métamorphoses, collages, paradoxes, clans, réseaux, rivalités, colonisations…- » (28)� En effet, chaque moitié de la ville de Tunis semble constituer un univers à part et la narratrice d’imaginer l’éblouissement et l’ivresse de la «-ville arabe-» (92), dont les odeurs et les couleurs-- la matière même-- contrastait avec «-l’aspect fantasmagorique-» 47 bien volontariste de la ville européenne-: D’un côté, le théâtre, l’église, le casino, les fiacres, les ombrelles, les hôtels, et les cinémas� De l’autre, les ruelles, les herbes magiques, les palais abandonnés, les mosquées, les épices, la bibliothèque du Souk el-Attarine, les ânes, les puits, les hommes qui jouent aux dominos dans les cafés chantants, les pieds nus des enfants, le visage des femmes cachées sous leur sri blanc, leur sourire, le henné, le benjoin, l’odeur de la soupe aux pois chiches et au cumin� (32) L’impression que produit la ville française est moins sensuelle qu’oculaire et auditive- : empruntant à Albert Memmi l’expression «- pays d’opérette- » (84) 48 , la narratrice estime que la France en Tunisie fonctionnait comme un «- théâtre pris entre la ville arabe, la mer et le grand jardin- » (105) et que Tunis, cette «- ville d’opérette- » est une ville «- en préfabriqué- » (84), sans fondement, sans épaisseur ni histoire, plaquée sur le sol africain� Or, si la narratrice découvre que «-à cent mètres de mon pays, il y avait le vrai pays-» (93), à côté duquel la «-ville française-» serait donc un «-faux pays-», c’est surtout que la «-ville arabe-» bénéficie de l’épaisseur d’un arrière-pays s’étendant dans l’espace illimité du désert et de la mer et dans la profondeur temporelle des ruines de Carthage� Bien plus encore, dans la mesure où la France en Tunisie n’est qu’un «- spectacle- » (52), il ne s’agirait que d’un simulacre de pays� Pire encore, ce théâtre cache l’horreur à venir, ses ascendants-spectateurs n’ayant «-rien vu venir de la sauvagerie-» qu’allaient déverser sur le monde les guerres du XX e siècle (100)� 47 Macza, Ewa� «-Mémoire retrouvée pour histoire oublié-: l’expression littéraire des Juifs originaires d’Afrique du Nord dans le contexte post-colonial-» in Mouvements, 2011, Hors série 1, pp� 45-54� 48 Memmi, Albert� Tunisie, An I. Journal tunisien 1955-1956, suivi de Dugas, Guy (dir�)� Tunisie, un pays d’opérette et Autres écrits des années tunisiennes� Paris, CNRS Éditions, 2017� Mary Gallagher DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 59 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) La France « prise en vrac » De même que l’Avenue de France témoigne de la présence française à Tunis, le nom de la Rue de Tunis à Paris évoque le déplacement historique de deux pays et deux continents� De fait, la présence de la France passe surtout par les noms propres, tout particulièrement par les litanies littéraires (Flaubert, Gide, Proust, Duras…), la narratrice représentant son rapport à la France comme une appropriation culturelle compréhensive-: «-c’est fou comme j’ai pris la France en vrac-» (18)� Lorsqu’elle arrive en France pour faire ses études à Paris, elle sillonne tout d’abord la province comme vendeuse de calendriers� Si, à cette occasion, elle «-devient ethnologue-» (63), ce rôle impliquant toute une distance épistémologique, celle qui raconte au début du récit le Noël à Paris ou celle qui plus tard évoque les beaux jours dans sa maison en Normandie semble parfaitement intégrée, voire installée, dans la vie française� Faisant écho à cette intégration plénière, elle choisira pour sa fille aînée le prénom «-Marianne-», celui de la figure emblématique de la nation� Racontant vers l’ouverture du récit une rue enneigée de la Ville Lumière à la veille de Noël, la narratrice évoque des «-torsades-» d’illuminations et des commissions de dernière minute, un chapon aux nèfles qui «-ronronne-» au four et puis une conversation avec un romancier, Jean-Patrick Manchette, croisé dans la rue� Si elle se sent «- là, au cœur des choses- », son euphorie s’explique sans doute par le fait que, depuis son plus jeune âge, elle avait «-pris la France en vrac-», grandissant dans une «-ville européenne-» dont la francité était rehaussée par la proximité de la «- ville arabe- »� Or, cette enfance, rythmée par les rondes et les comptines françaises, est mise sous le signe de l’assimilation� Il s’agissait, après tout, de «-répéter-» la culture française en vue d’un spectacle permanent-: «-nous répétions la France-» (225)� Sans aller jusqu’à déplorer cet embrigadement ou les illusions qui lui sont associées (la croyance en une France idéalisée où «-il n’y a que des choses de valeur- » et où la campagne est parfaitement «-rangée comme un salon du dix-huitième-» (223)), la narratrice n’en nomme pas moins les déformations et les auto-mutilations qui peuvent en découler� Ainsi, elle rattache au récit de son propre engouement pour la culture française, l’évocation de scènes déchirantes (notamment sa propre absence pour assister à une représentation d’Andromaque le soir de la disparition dans un hôpital parisien d’un frère adoré)� Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 60 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) La Tunisie, ou le vrai pays ? Le récit d’Avenue de France se construit comme la traversée d’un siècle d’histoire familiale à Tunis, la présence de la Tunisie primant de ce fait dans le livre sur celle de la France métropolitaine� Or justement, la réalité historique que la narratrice s’efforce de mettre en lumière est celle, proprement coloniale, de deux pays superposés� Et en plus du récit principal d’un retour imaginaire dans le passé familial, on lit celui du retour réel que fait la narratrice pour passer en Tunisie un séjour touristique à la Club Méditerranée� Si la narratrice affirme avoir répondu ainsi à l’impérieux «-besoin d’être une étrangère dans [son] pays-» (201), il semblerait avoir été question en réalité d’un effort pour se rassurer, en mesurant toute la distance qui la sépare, elle qui a grandi en Tunisie, des vrais «-touristes étrangers-» venus s’y divertir� De son frère (celui qu’elle surnomme «-Pierrot passant-») retourné passer des vacances scolaires à Tunis, la narratrice d’Avenue de France affirme que «-c’est ce pays qu’il aime-» (242)� Pour sa part, elle décline la relation non pas tant d’amour que d’appartenance qui la relie à la Tunisie-: «-[c]’est mon pays, c’est là que j’ai appris à respirer, à parler, à rire, à étouffer, à m’énerver, à aimer, à danser, à lire, à regarder-» (157)� Elle admet que, vu de manière objective, son pays natal n’a sans doute «-rien de vraiment beau mais une matière dans l’air inimitable- » (202)� Rappelant le marchand de marrons devant les bouches de métro les soirs d’hiver dans Paris, c’est le visage d’un autre marchand de marrons, son double tunisien, qu’elle revoit- : il a les «-yeux verts qui viennent du désert et son turban blanc (on lui dit merci il sourit)-» (155)� De même, elle se souvient de la présence «-tous les matins [d’]un autre homme du désert-»� «-On le reconnaît à son cri-» (156), donc non pas à sa langue, à proprement parler� «-Il sourit lui aussi, mais il ne parle jamais� … on dit à la prochaine semaine, merci-» (156)� Cette fois-ci, ce sont les Tunisiens francophones qui prennent la parole pour dire «-merci-»� Et si l’homme du désert ne leur répond pas, c’est qu’il ne parle pas leur langue à eux� Comme le reconnaît volontiers la narratrice-: C’est un drôle de pays qui a grandi dans ce silence� On regarde ce silence, on est étonnés, on ne comprend pas� Il nous arrive d’avoir peur de ce silence autant que de cette langue qui est là, tout près, mais qu’on doit toujours tenir à distance� Personne ne nous dit rien pourtant, ce n’est pas une langue interdite, on ne la parle pas, c’est tout� (156) De ce silence face aux langues «-de l’autre-» surgit tout l’insondable de la réalité tunisienne-: le «-désert-», «-les nomades-», les «-tentes-» et les «-ruines de temple romain-»-: «-Je veux dire qu’on n’oublie jamais la géographie du pays, même quand on vient changer dans ce temple, qui s’acharne, lui, à ne pas Mary Gallagher DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 61 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) compter les siècles-» (157)� L’évocation des profondes nappes souterraines de sens lié à l’arrière-pays tunisien ne fait que mieux ressortir le fondement superficiel du «-pays d’opérette-» (84) que la France avait installé à Tunis� Et pourtant, à l’égard de tout ce qui provient de la France, la famille voue une admiration inconditionnelle-: «-on ne peut pas expliquer ce regard mais il est essentiel dans la compréhension du pays-» (222)� Ce n’est que lorsqu’elle quitte la Tunisie pour faire ses études en France que la narratrice perçoit le pays «- splendide- », le «- pays tout entier- » visible dans le visage d’un vieux monsieur de Kairouan (61) et qu’elle prend conscience de «- ce que c’est qu’un pays- » (61)� Ce pays, est-ce pourtant le sien- ? Certes, la narratrice rappelle à ses ascendants qu’elle a «- poussé comme [eux] ici [en Tunisie]- » (89), mais le pays qu’elle revendique n’est en réalité ni la Tunisie ni la France� Comme ce qu’elle vise c’est d’écrire son propre pays-- «-[m]on pays je le dessine au jour le jour-» (162), «-son-» pays sera donc fait de mots, d’images, de couleurs tracés au gré de l’écriture, de la mémoire et de l’imagination� Et puis, ce qu’elle aime justement, c’est qu’il «-soit sans nom-» (162)� La langue française Près du début du récit, les rues de Paris résonnent du cri d’une folle, d’une «-aliénée-», qui tangue, en criant et en gesticulant parmi les voitures qui circulent� Or, qui dit «-cri-» dit vocifération indifférenciée, non pas tant dépourvue de sens que se situant en dehors de toute sémiotique proprement linguistique� Cet incident n’est pas sans lien avec l’histoire de l’installation de la France en Tunisie, laquelle avait provoqué surtout un grand «- étonnement devant une langue étrangère dans son propre pays- » (245)� L’aliénation ressentie par rapport au français fera que l’autre langue, l’arabe, sera une centaine d’années plus tard «-totalement effacée dans les yeux [du] frère-» (244)� Ce dernier «-ne trouve aucun mot pour se défendre, puisque «-sa seule langue est le français et lui qui est-il au juste il n’a jamais pensé à cette question, cette langue qui est la sienne ne lui est d’aucun secours tout à coup-» (244)� En abandonnant l’arabe, le grand-père pense offrir à sa descendance le don de la liberté et du monde- : «- pour que tu sois libre, vraiment libre […] reçois ce monde que je te donne- » (111)� Or, la narratrice évoque à plusieurs reprises le mépris et la honte qu’elle ressent à l’égard du français de son père et de la famille de ce dernier� Dans la famille du père, c’étaient «- surtout leurs voix qui […] gênaient-» et c’était leur «-langage, la matière même de ce langage-», autrement dit, leur accent qui choquait (198)� Cette honte qui «- remonte toujours, me nargue et me questionne- » (199) est Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 62 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) provoquée, certes, par le «- drôle d’accent- » (44) du père, par cette «- vraie bouillie-» (200), comprenant du reste des bribes de l’ancien français� Mais elle n’est pas étrangère au malaise provoqué par l’infidélité du mari volage, cette défaillance paternelle inspirant à la fille le désir de «- fuir, n’être personne, juste une arabesque […] je ne sais pas ce que je fais ici …� [ce] que cela veut dire exister- » (168)� La trahison du père est d’autant plus insupportable qu’il tente de la compenser en se mettant en scène, chantant des chansons d’opéra, imitant le jeu de comédiens connus, récitant des textes d’ancien français, toujours en roulant les «- r- » (44), avec ce cheveu sur la langue («- la tendresse d’un défaut de langue- » (48))� Autant la narratrice revendique le français comme sa langue maternelle, autant elle regrette le mépris, le dégoût et la honte qu’elle avait ressentis à l’égard de ceux qui écorchaient le français en portant «- encore sur eux la trace de leur langue maternelle- » (l’arabe)- : elle leur demande pardon de s’être engagé «- sans réserve-» et comme un «-bon petit soldat-» dans la (seule) langue française (200)� La cohabitation malaisée en Tunisie et au sein de sa propre famille d’une langue dominante et de langues non pas tant dominées ou interdites, mais tues, absentes, et surtout la contiguïté boiteuse des plusieurs «-langues réunies sur la scène- » (243), n’est pas sans rappeler la relation parentale compliquée, parfois conflictuelle� Certes, la tension entre le père et la mère est déplorée-: «-je me sentais responsable de cette brisure qu’ils portaient et qu’ils ne voyaient pas, je voulais surtout qu’ils cessent de parler, partir, me boucher les oreilles, ne plus être témoin-» (198)� Mais les enfants ont, malgré tout, bien «- grandi dans ces ronces- » (126) et la narratrice reconnaît dans les heurts et les désaccords de cette «-pagaille-» qu’elle ne se lassera pas de raconter (33) une ressource intarissable pour son écriture-: «-j’ai encore les yeux éclaboussés par ce désordre-» (48)� La langue arabe L’histoire (familiale) de la langue arabe dans Avenue de France tourne autour de la trahison qu’est la non-transmission de l’arabe� Ce n’est pas uniquement une langue et une culture qui sont par là même écartées ; c’est également le vrai statut de la France et du français� Au lieu de reconnaître la beauté des deux pays et de leur mise en relation, «-on ne fait plus attention à la beauté des visages, des sourires, des langues qui se juxtaposent, qui se font face qui vivent ensemble, on trouve tout cela vulgaire mal taillé anarchique-» (224)� Dans ce monde de «-langues oubliées-», la cohabitation des langues est non seulement ignorée, mais nettement dévalorisée� Ce foisonnement est jugé mal à propos, «-vulgaire-» ; on n’y voit qu’un chaos ou un désordre «-mal taillé-», c’est-à-dire débordant, insuffisamment poli(cé)� En Mary Gallagher DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 63 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) dépréciant cette richesse, non seulement on évite le ferment mais on renforce les frontières� Or, la narratrice se délecte pour sa part du désordre de ce pluriel-: «-je savoure le délice d’être d’ailleurs, d’avoir deux vitesses, deux paysages superposés-», «-je juxtapose-», «-je mêle-» (63)� Jouant le premier rôle dans «-le roman […] des langues oubliées-» (234), la non-transmission de l’arabe est au cœur même du drame du frère de la narratrice-: elle donne lieu à la «-scène qui a ravagé sa vie, l’a rendu muet-» (238)� Ainsi, paradoxalement, la réaction du grand-père à son désarroi et à son mutisme de non-francophone a eu pour conséquence à retardement le désarroi et le mutisme du petit-fils non-arabophone� À côté de l’histoire impersonnelle du changement de nom des rues, ce drame personnel est un déchirement spectaculaire, amenant le frère à se demander «- qui il est au juste-» (244)� Il semblerait aussi que cette langue qui ne lui a pas été «-donnée-» provoque chez la narratrice un «- fracas tapi en [elle], qui [la] regarde et [la] questionne-» (12)� Ce bruit indifférencié contre lequel elle se «-bouche les oreilles-» provient d’une langue sur laquelle elle avait fait une impasse-: de ses ascendants, pour qui elle est une étrangère, elle reconnaît qu’ils «-parlent une langue que je n’ai jamais voulu entendre-» (158)� Elle a beau reconnaître qu’elle aurait très bien pu ne parler que l’arabe et le berbère, elle doit avouer que, même si elle comprend l’arabe, elle ne sait pas en «-répéter-» les sonorités� Ainsi, bien qu’elle sente que cette langue lui «-appartient-» et qu’elle lui est «-intime-» (160), elle n’en comporte pas moins «-tant de mots qui devraient être les [s]iens mais qui [lui] sont étrangers-» (200)� Elle rappelle aussi des agressions verbales dans la rue, lorsque des hommes lui lançaient à la figure «-des mots que nous ne comprenions pas, qui nous blessaient-» (176)� On peut faire contraster cette incompréhension des insultes misogynes en arabe avec l’innocence du jeu de mots que suggère le nom d’une marque tunisienne de soda- : «- Boga- » ou «- beau gars- »� Par ailleurs, la relation de parfaite familiarité, de confiance et de transparence au français permet non seulement une relation ludique à cette langue, mais aussi des libertés prises avec la syntaxe-: «-voilà pourquoi j’ai tourné la tête vers�-» (18) L’échelle du tout-monde La disposition de la narratrice, son indifférence à l’ordre identitaire, par exemple, est à bien des égards celle d’une harraga, qui bouscule l’ordre des choses en passant outre les frontières, les limites-: «-peu importe sur quelle terre on avait grandi, la pensée n’avait pas besoin de frontières, la géographie était inutile de toute façon-» (175)� Et elle n’hésite pas à rattacher cet Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 64 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) impératif de liberté et de mobilité à la question de la langue-: «-peu importe d’où je viens, peu importe dans quelle langue j’habite-» (161)� Les énumérations qui ponctuent le récit illustrent bien ce parti pris du passage, l’appel du mondial s’enregistrant dans les fréquentes litanies de noms propres, le mot «- nom- » étant d’ailleurs inscrit dans l’orthographie du mot «-monde-»� La narratrice s’inspire à bien des égards du «-grand-père polyglotte, voyageur, commis du Bey-» (106), cet Aldo qui, bien avant que sa petite-fille soit née, court le monde, ayant des maisons en Italie et en Allemagne ainsi qu’une maîtresse à Venise� Si, parmi les lieux qui comptent dans ce livre, les villes de Tunis et de Paris viennent en tête de liste, d’autres villes en France et en Tunisie sont énumérées aussi, ainsi que des lieux en Italie et au Portugal et ailleurs en Europe, l’Espagne, l’Arménie etc� Si la musique, l’art, la littérature et le chant religieux permettent de traverser frontières, la structure même du livre, fondée comme elle l’est sur le déplacement dans le temps et dans l’espace, fait de la mobilité dans le temps et dans l’espace le principe structurant du livre� Une tension évidente oppose l’attachement aux lieux et aux pays, la Tunisie et la France surtout, d’une part, et le refus du privilège accordé aux «- lieux d’origine qui [m’] agacent- » (140), de l’autre� Et c’est peut-être la mise en valeur de la situation paradoxale de la communauté juive de Tunis qui focalise cette tension entre l’appartenance au pays et au monde-: entre l’ancrage historique et affectif et puis l’affirmation que l’on «-n’a besoin de pays ni de communauté ni de rite ni de patrie ni de religion-» (133)� Comme si c’était au cœur de cette aporie que se situe la famille dans laquelle la narratrice est venue au monde� La communauté juive de Tunis À la fin du livre, la narratrice affirme qu’il a été reproché non pas tant à son frère, Pierre, mais bien plutôt à «-une communauté toute entière-» (c’està-dire à la communauté juive de Tunis), d’avoir «-méprisé le pays- » (242), c’est-à-dire la Tunisie indépendante, ou du moins de lui avoir tourné le dos pour suivre «-l’envahisseur français-» (242)� Même si le mot «-juif-» n’est pas prononcé par la narratrice d’Avenue de France, il est clair que la mise en cause nationaliste concerne la communauté juive sépharade� Certaines branches de la famille proviendraient du Portugal tandis que d’autres, comme les Montefiore, viendraient de Livourne en Italie� Le motif des «- châles de prière-» (146-8), et puis le choc de la mort subite d’Émile, frère aîné du père, en pleine prière au moment de la fête religieuse du Pardon (139, 148) sont récurrents� Qui plus est, la mort d’Émile a lieu en 1948, date, lourde d’histoire, de la création de l’État d’Israël� Entretenant justement avec l’histoire Mary Gallagher DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 65 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) de la communauté juive de Tunis une relation compliquée, la narratrice, qui dit tenir «-depuis longtemps dans un carnet bleu marine le journal de cette famille-» (40) s’attache à mettre en valeur «-des échos, des traces, des miroirs, des lois-» (40), tout ce «-halètement de la mémoire-» (147) de «-[s]on pays-» (157) 49 � Et pourtant elle se sent obligée de rappeler qu’elle fait «- partie de leur histoire même si [elle est] étrangère-» (148). En promettant de recoller les fragments de l’histoire des siens, de «-les nommer pour tous ceux qui connaissent cette même chaîne- », la «- petite dernière de la tribu-», le dernier maillon de la chaîne, s’engage à faire rimer famille et écriture (59)� C’est la continuité d’une (af)filiation par l’écriture et le chant en une langue que l’on ne comprend plus (l’hébreu), une communauté résistant donc dans une certaine mesure à la discontinuité imposée par la colonisation française-: «-Et la ville chante encore, immobile depuis des siècles, la tête pointée vers le ciel, même si elle a changé de pays et de lumière-» (148)� Cette continuité est d’ordre linguistique aussi bien que généalogique, puisque la langue fantôme que l’oncle Émile «-aimait caresser-», une langue d’écriture qu’il ne comprenait pas (154) est dite, tout comme «-les châles de prière-», aussi immuable que «-le sacré des fêtes-»� Certes, la narratrice reconnaît avoir «-pris goût au détachement-» et aussi «-à la perte, à la beauté de l’éloignement-» (91) ; mais elle n’en reconnaît pas moins, s’adressant à l’ascendance juive, «-le rythme de [sa] respiration dans la géographie et les couleurs de votre pays-» (91)� Et la «-petite dernière de la tribu-» de préciser-: «-je dis “votre pays” parce que vous n’avez jamais eu à le quitter, même si ce n’était pas vraiment le vôtre-»� (91) À la différence de sa génération et de celle de ses parents, les grands-parents n’avaient pas vécu l’expulsion et la fuite des Juifs de Tunis (survenant en 1967)� Ils ont pu croire ainsi au «-goût partagé d’une même culture, d’une même terre, la musique, la magie, la cuisine- » (92) fondant l’ancrage, stable malgré tout, de cette communauté en Tunisie� Et pour les descendants, fidèles à cette culture amarrée quoiqu’inquiète, c’était la parole qui primait-: «-vos lèvres sont mon lieu de naissance- » (91)� Comme pour adhérer à cette vision de l’appartenance et de la continuité impossibles, la narratrice s’efforce de la considérer, elle aussi, comme un choix-: «-vous avez raison, on n’a pas besoin d’avoir un pays pour exister� On a besoin d’exister, c’est tout- » (92)� Comme si l’extériorité des siens, leur «-Unheimlichkeit-», avait été choisie comme une liberté, une mobilité-: «-il faut avancer, ne pas tout retenir-» (92)� Dans un entretien 50 , l’auteure a confirmé le poids d’une certaine marginalisation familiale qui avait pesé sur son adolescence� L’inquiétude associée 49 Voir à ce propos Nolden, Thomas� In Lieu of Memory-: Contemporary Jewish Writing in French� Syracuse N�Y�, Syracuse University Press, 2005� 50 Voir la note 3� Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 66 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) à cette situation aurait motivé son choix du français comme «- raison de vivre-», comme «-lieu de toutes les libertés-»� Elle n’en situe pas moins son vrai lieu à elle non pas dans le français, mais dans l’écart, dans l’entre-deux et dans «- l’entre-d’autres-lieux-encore- », sans doute à cause du fait que le français est marqué pour elle par la «-désapparition de la langue arabe-» et par le miroitement mémoriel d’autres langues muettes, tues ou oubliées- : l’italien, le portugais, le latin ou encore l’hébreu� En valorisant la diversité, les contradictions et les superpositions, la narratrice d’Avenue de France souligne à quel point dans la ville arabe tout était mêlé, «- les tablettes coraniques et les étoiles de David- » (95)� Cette ville, ouverte au divers, résiste aux impératifs de pureté et aux «- mots qui sauront discerner-» (165), c’est-à-dire les noms qui isolent, qui séparent� Ainsi, en évoquant le temple dans lequel elle imagine Émile chantant dans une langue qu’il ne comprend pas mais qu’il «-aime caresser-», elle remarque que la «-ville tout autour de ce point brûlant est une ville bric-à-brac-» (155) et que ce bric-à-brac est accueillant, ouvert, anarchique� Ce n’est certainement pas un hasard si l’oncle Emile, bijoutier de son état, confectionnait dans sa boutique située dans le souk des «-corbeilles de mariage-» (163)� C’est le propre de la «-ville arabe-» et de la boutique de l’oncle Émile au souk, comme aussi du mariage et de la langue, de relier-: ainsi «-livre-» et «-vie-» sont «-deux mots qui s’entendent-», des mots faits des mêmes lettres, «-agencées autrement- » (11)� Tout comme la vie, et comme le mariage qui réunit un père et une mère profondément désaccordés, l’imagination, la remémoration, l’écriture dissolvent toutes les frontières y compris celle entre le livre et le vivre et celle entre la vie et la mort-: «-je n’ai plus aucune notion de ce qui est mort ou vivant-» (91)� C’est donc en hésitant à «-identifier-» son camp ou son pays 51 , en refusant surtout de leur donner un nom, que ce livre de Colette Fellous chante le divers, les langues et les appartenances multiples 52 , qu’il adhère à la valeur 51 Ce refus rappelle le propos d’Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998 (Livre de poche, 2007)-: «-Dès lors qu’on conçoit son identité comme étant faite d’appartenances multiples, certaines liées à une histoire ethnique et d’autres pas, certaines liées à une tradition religieuse et d’autres pas, dès lors que l’on voit en soi-même, en ses propres origines, en sa trajectoire, divers confluents, diverses contributions, divers métissages, diverses influences subtiles et contradictoire, un rapport différent se crée avec sa propre "tribu"-» (40)� 52 Dans l’entretien cité plus haut (note 3), l’auteure exprime clairement son parti pris du divers-: «-Je me sens toujours plus vivante lorsque j’entends plusieurs langues autour de moi-» et elle relie son «-besoin d’avoir plusieurs appartenances-» au fait d’avoir grandi dans une «-famille juive-» dans un «-pays arabe-» et dans la «-langue française-»� Voir à ce propos Glissant, Édouard� Introduction à une poétique du divers� Paris, Gallimard, 1996� Mary Gallagher DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 67 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) de la mobilité, de la liberté et de la sur-vie et qu’il résiste à la sauvagerie de l’intolérance, des forteresses, des murs et des guerres-: J’habite aujourd’hui de l’autre côté de la mer, derrière la place de la Nation, à Paris, mais j’ai poussé exactement comme vous, sur cette terre d’Afrique, avec les orangers, les oliviers, les burnous et les fantasias, le stambali et le malouf, avec aussi dans mes nuits, comme dans les vôtres, la trace de l’Italie, du Portugal, de l’Andalousie et de tout l’Orient… (89) Colette Fellous, harraga de l’ordre monolingue DOI 10.2357/ OeC-2018-0008 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Myriam Zahmoul (Laboratoires Intersignes/ FSHST-Université de Tunis) À la page 60 de La Préparation de la vie (2014), une phrase retient notre attention-: «-En baissant la voix, je dis encore-: j’ai juste besoin d’une présence lointaine�-» Devant la reprise anaphorique de la phrase à la page 174, une interrogation surgit aussitôt-: Que se cache-t-il derrière ce «-juste besoin d’une présence lointaine-»-? La réponse à la question posée, qui a tissé les premiers fils de notre réflexion, se cache peut-être dans L’analyse structurale du récit, étude signée Roland Barthes et parue dans le numéro 8 de la revue Communications en 1966� Barthes semble nous mettre sur la bonne piste en soulignant que-: «-[…] le récit est là, comme la vie�-» Il semble pointer du doigt «-la matière même-» de sa phrase et, par anticipation, celle de Colette Fellous� C’est peut-être donc en partant de cette citation que nous pourrions faire fructifier notre lecture personnelle et subjective de la relation Colette Fellous-Roland Barthes� Au-delà de la phrase … une rencontre Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes, «- dans la pénombre d’un bureau- » (Fellous, 2014- : 60) de la rue de Tournon et qu’elle lui demande de l’inscrire au séminaire qu’il compte tenir à l’ É cole pratique des hautes études, Barthes rejette sa demande en lui expliquant qu’il ne peut vraiment pas dépasser le nombre d’étudiants prévu� La scène racontée décrit, d’abord en peu de mots supportés par le geste, la déception, le silence, le vide, la peur devant cette fin de non-recevoir et puis, en une phrase appuyée par le langage articulé, oral, la révélation soudaine, lumineuse, finale, formulée par pur hasard, par coup de chance, par fortune� Une phrase qui va être décisive-: «-[…] j’ai juste besoin d’une présence lointaine�-» Il nous semble que cette trouvaille subite est la phrase-clé, la phrase centrale, la «-grande phrase-» de La Préparation de la vie-- mais pas seulement� Cette phrase hasardeuse, plus complexe qu’elle ne paraît l’être en surface, dit en une grammaire spontanée la préparation de cette rencontre inédite, la préparation de la vie de Colette Fellous et celle de sa carrière de roman- DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 70 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Myriam Zahmoul cière� «-Le récit est [donc] là-»-- récit ou «-livre, roman, vie, aimant, fiction-» (Fellous, 2014- : 37)� Il commence depuis ce point et cette frontière pour former, tisser et composer la structure d’une vie� Pour vivre et écrire, l’écrivaine a souvent révélé dans ses textes son besoin d’être entourée de plusieurs voix� Ce sont elles, cette présence lointaine qu’elle réclame et veut retrouver, convoquer� Ces voix talismaniques se superposent ainsi, se complétant, se rejoignant pour la doubler, l’accompagner, la protéger� Chaque voix lui est singulière et unique� Chaque voix lui est trace et empreinte� Chaque voix lui est citation� Dans ce dernier opus, Colette Fellous fait appel à deux voix majeures� Celle de Jeff qui traverse les années et réapparaît quarante ans plus tard pour tracer les lignes finales d’une histoire «-d’amour-» inachevée, mais surtout celle de Roland Barthes qui resurgit «-brutalement-» sur la terrasse de Sidi Bou Saïd, devant la mer, pour partager en sa compagnie, «-le temps d’un livre, le temps d’une fiction-» (Fellous, 2014-: 37), une escapade amicale voire «-amoureuse-»-: Je cherchais dans de vieux papiers une lettre que m’avait envoyée Roland Barthes, une courte lettre à l’encre bleue, où il parlait de la beauté d’un texte […] Je cherchais cette lettre parce que j’avais envie d’écrire un livre où il apparaîtrait comme personnage, cette idée avait surgi brutalement (Fellous, 2014-: 36) Barthes est devenu mon guide vagabond, il apparaît et disparaît, il n’y a jamais eu aucune contrainte dans notre lien-: c’était notre pacte, il l’est resté� Tant d’années après, sa voix est là, inchangée, elle m’accompagne et je l’aime (Fellous, 2014-: 46)� C’est précisément cette voix particulière qui retient notre attention� Cette même voix qui achève la première rencontre sur une autre phrase-fétiche-: «- Alors, dans ce cas-là, oui, d’accord, j’accepte- » (Fellous, 2014- : 60)� Une voix révélatrice auxiliaire d’un visage éclairé, image fixée pour toujours par l’auteure, suggérant que Barthes saisit, à ce moment précis, qu’au-delà de la phrase dite au hasard se cache l’envie de «-s’exercer un peu à vivre-» (Fellous, 2014-: 21)� Charmé également par sa brièveté, lui qui aime les fragments, les aphorismes, qui considère que «-la concision est une preuve d’art-» (Barthes, 1970-: 93), la retient tel un haïku, forme poétique très particulière d’origine japonaise� Cette phrase spontanée lui a peut-être même rappelé ce qu’il a écrit, à ce propos, deux ans auparavant, en 1970, dans L’Empire des signes-: Vous avez le droit, dit le haïku, d’être futile, court, ordinaire ; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un mince horizon de mots, et vous intéresserez ; vous avez le droit de fonder vous-même (et à partir DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 71 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) de vous-même) votre propre notable ; votre phrase, quelle qu’elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole, vous serez profond ; à moindres frais, votre écriture sera pleine (Barthes, 1970-: 94)� Ainsi prend fin la scène de la rencontre, sous le signe de la complicité et de l’affection, tissée à travers les mots� La voix de Roland Barthes, lui offrant l’opportunité de sa vie, résonne encore aujourd’hui dans la tête de Colette Fellous� Elle n’a pas vieilli� Elle est omniprésente� Elle prend même davantage de place, de l’ampleur et s’installe confortablement dans le livre� La préparation de la vie rend hommage à cette voix particulière, «-essentielle-»-: Je ne pouvais pas encore comprendre à ce moment-là combien sa voix à lui m’était surtout devenue essentielle� Elle m’avait aidée depuis le premier jour où je l’avais rencontré dans son bureau, elle m’aidait alors à préparer ma vie (Fellous, 2014-: 106)� Colette Fellous-Roland Barthes : Le double-je Roland Barthes entre donc dans le cercle de la vie de notre auteure en 1972, alors qu’elle n’a que 22 ans� Un bref échange de phrases courtes a suffi pour qu’il devienne son maître et qu’elle soit son élève� À l’époque, l’étudiante qui préparait une thèse sur l’œuvre de Georges Bataille, se cherchait encore et avait grand besoin d’un guide spirituel qui lui apprendrait à écouter son cœur et à «-recueillir toutes les associations qui se présentaient et se bousculaient en [elle]-» (Fellous, 2014-: 39) Aussi trouve-t-elle refuge et réconfort «-une fois par semaine, au 6 rue de Tournon, le jeudi après-midi, […] dans la petite salle, autour de Roland Barthes�-» (Fellous, 2014-: 43) C’est l’écrivain qu’elle admire le plus à ce moment-là (Fellous, 2014- : 60)� Cinq ans passent à se découvrir sous l’aile protectrice du maître pluridisciplinaire� Cinq ans à suivre ses cours, à s’initier aux jeux du langage, à apprendre à être libre dans le texte, à «-[se] séparer délicieusement de [soi-même]-» (Fellous, 2014-: 98), en somme à partager ses goûts, sa mémoire, son enfance, ses couleurs, ses lieux� Tant d’années à se dire que Roland Barthes est son double-je� À prélever et retenir, au fur et à mesure des lectures, les points communs qui les unissent et unifient� En 1975, la voix de Barthes illumine à nouveau pour elle le chemin-- «-[…] nonchalamment-» (Fellous, 2014-: 37), précise-t-elle� Par hasard� Une fois de plus, une seule phrase est capable de basculer ses ambitions, de l’amener à tout laisser tomber et à «-commencer à romancer [sa] vie-» (Fellous, 2014-: 37)-: DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 72 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) «- Vous avez le droit de dire je, vous savez� On sent que vous avez besoin d’être tranquille avec votre texte, alors allez-y, dites je, écrivez, lancez-vous�-» (Fellous, 2014-: 37) En 2014, elle reprend les commandes et lui rend son invitation� «-Pour remercier-», elle n’hésite pas à raconter son maître «-à sa façon-», «-à utiliser de vraies sensations […], à dire les frissons, les inquiétudes, les joies soudaines-» (Fellous, 2014-: 98), les douleurs qui meublent sa vie� Rien à voir avec l’écriture de Barthes lui-même, avec sa méthode, qui ne pouvait s’empêcher d’«- éviter pièges et mièvreries, sentimentalisme et babil- » (Fellous, 2014-: 99)� À la page 63 de La Préparation de la vie, nous lisons ce qui suit-: […] et soudain, je me suis souvenue qu’il avait écrit ces mots, […], c’était dans la préface de Sade, Fourier, Loyola-: «-Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions� Disons à des «-biographèmes-» (Fellous, 2014-: 62-63)� Colette Fellous dit qu’elle y a entendu une invitation, qu’il lui fallait répondre à l’appel de Barthes� Accepter son vœu, comme lui a accepté le sien, devient presque un devoir� Cette poétique d’échange et de proximité nous rappelle la phrase leitmotiv d’Avenue de France-: «-le monde m’a été donné, je dois le rendre-» (Fellous, 2001-: 9)� Écrire «-une biographie-» de Barthes devient ainsi pour elle une obligation� Elle sait parfaitement que «-l’évocation d’une vie n’est pas un compte rendu méthodique de la conception à la mort� C’est plutôt une suite de fragments épars�-» (Fellous, 2011-: 171) Dans cette optique, La Préparation de la vie n’est autre qu’une lecture très personnelle de la vie de l’écrivain dans ses textes et à travers ses textes-: […] je me suis dit voilà, c’est exactement ce que je voudrais écrire aujourd’hui, […] Des éclats de sa vie viendraient toucher mon corps, ma mémoire, mes atomes épicuriens et désinvoltes� Je les laisserai entrer librement dans ces pages, ils se placeront là où ils voudront et quand ils le voudront (Fellous, 2014-: 63) Il est clair que dans ce récit, se tisse en filigrane une relation de connivence entre Colette Fellous et Roland Barthes� Citations, photographies ou même simples nominations référentielles créent, au fil des pages, l’image fragmentaire mais dominante d’un alter ego écrivain� Ces références littéraires et iconiques, souvent récurrentes, parfois hétéroclites, représentent les sources d’influence et d’inspiration de Colette Fellous-: «-Combien de livres étaient contenus dans un seul livre-»-? (Fellous, 2014-: 39), se demande l’auteure� Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 73 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) On notera l’évocation de plusieurs extraits des Fragments d’un discours amoureux, du Plaisir du texte, de Roland Barthes par Roland Barthes, de S/ Z, de La lumière du sud-ouest, de Sade, Fourier, Loyola, ou encore de fragments de la revue littéraire d’avant-garde Tel Quel etc� Ce savoir barthésien sans cesse interrogé, sans cesse revisité, trouve ici sa consécration, l’auteure établissant une sorte de synthèse et de collecte d’intertextes qui révèlent et livrent, à la fois, les codes et les secrets de la préparation d’un livre et de la préparation de la vie, comme l’indique le titre� Il est clair, après ce bref aperçu de la relation maître-élève qui lie Roland Barthes à Colette Fellous, que cette dernière cherche à rassembler, à réunir les morceaux d’une idée qu’elle cerne peu à peu� Or l’idée en question est que l’intertextualité mobilisée se situe entre quête d’identité et construction d’une référence auctoriale, centrale� Elle est, autrement dit, placée sous le signe d’une quête de soi continue, à la fois personnelle et littéraire-: C’est là […] que j’ai rencontré tant de mots nouveaux qui bougeaient à l’air libre et plus seulement dans les livres� Tourbillon, labyrinthe, cercle, avenir, rêve, plaisir, contemplation, solitude� Des mots que je ne quitterais plus, des mots qui préparaient déjà ma vie, à bas bruit� Ces mêmes mots qui me relient aujourd’hui à Barthes et me font l’aimer de plus en plus� Rêver tout haut sa recherche, disait-il� Rêver tout haut sa vie- ? (Fellous, 2014-: 110) Ce qui est sans doute à mettre en exergue ici, ce serait la réponse à cette question que pose Colette Fellous à la page 39 de son livre-: «-[…] mais qui écrivait au juste […], j’avais demandé� L’auteur ou le lecteur- ? - » (Fellous, 2014-: 39)� Les deux simultanément, pourrait-on dire, en allant jusqu’à suggérer que Colette Fellous et Roland Barthes ont coécrit La Préparation de la vie, bien que cela soit logiquement impossible� Ensemble, ils se sont offert une double chance de dire «-je-»� D’être soi et l’autre en torsade� Nous avons ainsi pris le parti de lier deux extraits dans une lecture «- androgyne- » où les pronoms personnels «- il- » et «- elle- » se dissolvent l’un dans l’autre et où les possessifs «-mon-» et «-son-» se fondent en une matière linguistique homogène-: Il serait mon guide, […] Mon aimant� Je le rendrais ainsi témoin de la construction de ce roman, nous marcherions ensemble, sans nous gêner l’un l’autre (Fellous, 2014-: 37)� Sa préparation du roman sera sa façon de se glisser dans mes mots, de les guider et tout pourra prendre peu à peu la forme d’un jeu� Je l’appellerai La préparation de la vie (Fellous, 2014-: 64)� DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 74 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous dédouble ainsi le «-je-» comme bon lui semble� Son écriture cultive le plaisir d’un hiatus entre le sujet qui parle (Barthes) et le sujet qui écrit (elle)-: «-[…] je pouvais désormais-», dit-elle, «-dire je tout en me débarrassant de moi, c’était magique�-» (Fellous, 2014-: 38) Par la même occasion, elle offre à Barthes, en guise de reconnaissance, l’opportunité de dire «-je-» à son tour-: […] lui qui avait pourtant si peur de l’utiliser ou, quand il s’y autorisait, […] ne pouvait s’empêcher de le distancier aussitôt en le métamorphosant en lui, ou encore de le protéger en l’entourant de parenthèses, de crochets, de tirets (Fellous, 2014-: 98-99)� Elle sertit ainsi son texte de ces citations et propos où le «-je-» est, en quelque sorte, déployé sans crainte ni appréhension� Colette Fellous-Roland Barthes : Le double jeu stylistique C’est donc par pure chance que Colette Fellous a suivi les séminaires de Barthes� «- Par chance, [que] ce rendez-vous hebdomadaire de la rue de Tournon était devenu [son] nouveau pays- » (Fellous, 2014- : 59)� Elle qui s’intéresse tant à l’écriture pressent qu’elle trouvera dans ces cours la part manquante qui l’aidera à écrire� Dans La Préparation de la vie, elle ne cesse de ressasser la phrase de Nietzsche, qu’on retrouve également à la page 114 de La chambre claire de Roland Barthes, «-Un homme labyrinthe ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane-» (Fellous, 2014-: 11), manière de dire qu’elle avait déjà en elle tous les outils possibles et nécessaires pour écrire, qu’elle était déjà labyrinthique, mais juste à la recherche d’un signe, d’une présence lointaine-- d’une Ariane-: Je venais d’avoir vingt-six ans, oui, j’avais laissé tomber ma thèse sur Georges Bataille et ne voulais plus faire qu’une seule chose, écrire� La dernière séance du séminaire était le 20 mai 1976� Maintenant, je dois écrire� Ce séminaire, je l’ai vécu comme une préparation au roman, bien avant qu’il en fasse le thème de son cours au Collège de France� Écrire, mais pas uniquement des notes comme je le faisais depuis dix ans, mais un livre, un livre «-entier-»� Ma décision était claire, franche (Fellous, 2014-: 85)� «-Un espace de […] jouissance est alors créé-» (Barthes, 1973-: 10) autour de cette série de séminaires� En paraphrasant Roland Barthes, nous dirions que ce n’est pas la «- personne- » de l’autre qui est nécessaire à Colette Fellous pour écrire, «-c’est l’espace-: la possibilité d’une dialectique du désir, d’une Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 75 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) imprévision de la jouissance-: que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu�- » (Barthes, 1973- : 11)� Dans une démarche rétrospective à la page 60, nous nous arrêtons à cette phrase-: «-Quelque chose d’immense se lève en moi, un feu, une clairière, un désir, une joie, quelque chose de radicalement neuf-» (Fellous, 2014-: 60)� C’est le très baudelairien «-emportement […] vers le Nouveau- » (Barthes, 1973- : 56) qui est, lui aussi, stimulus de l’écriture chez Colette Fellous� Barthes dit dans Le Plaisir du texte que «- […] le Nouveau, c’est la jouissance-» (Barthes, 1973-: 56), «-[…] celle-ci n’a de chance de venir qu’avec le nouveau absolu, car seul le nouveau ébranle (infirme) la conscience-» (Barthes, 1973-: 55)� Outre le besoin de jouissance, de désir et de nouveau, Colette Fellous apprend chez Barthes qu’écrire «-un texte sans ombre, […] c’est vouloir un texte sans fécondité, sans productivité, un texte stérile […] Le texte a besoin de son ombre-: cette ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu de représentation, un peu de sujet- »� (Barthes, 1973- : 45-46)� Les écrits de Barthes forment, impérativement, l’ombre qui suit les textes de Fellous� Elle les appelle «-les cartes de Barthes-»-: «-Je bats les cartes de Barthes et à force de regarder vivre ses mots et de les répéter, ils me deviennent si proches, si troublants�- » (Fellous, 2014- : 185)� Les théories de l’analyste créent, donc, un double jeu stylistique dans ses œuvres� On le sait, l’écriture de Colette Fellous tourne autour de la mémoire, cette source d’inspiration intarissable� Elle qui refuse le statique, le clos, s’inscrit en effet dans une perpétuelle reconstitution active de la mémoire� Pour que son lecteur ait droit à une palette mémorielle variée, voire atypique, l’auteure adopte l’écriture fragmentaire qui lui est une stratégie de fuite mue par un désir de ne pas se laisser enfermer dans un seul type de discours ou dans une histoire monologique� «-Dis-cursus-», dit Barthes, «-c’est originellement, l’action de courir ça et là, ce sont des allées et venues, des «-démarches- », des «-intrigues-»-» (Barthes, 1977-: 7)� Le texte de Colette Fellous existe par «- bouffées de langage, qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires- » (Barthes, 1977- : 7)� «- Tout le long [de son écriture], les figures surgissent dans [sa] tête, […] sans aucun ordre, car elles dépendent chaque fois d’un hasard (intérieur ou extérieur)- » (Barthes, 1977- : 10)� Son écriture est ainsi un Sukiyaki, plat japonais neutre, «- revêtu déjà d’une nudité esthétique- » (Barthes, 1970- : 33) Par le biais d’une telle métaphore, Barthes assimile l’écriture fragmentaire à la nourriture japonaise, qu’il nomme «-nourriture décentrée-» (Barthes, 1970-: 33)� Aussi lisons-nous dans L’Empire des signes-: […] aucun plat japonais n’est pourvu d’un centre […] tout y est ornement d’un autre ornement- : d’abord parce que sur la table, sur le plateau, la nourriture n’est jamais qu’une collection de fragments, dont aucun n’ap- DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 76 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) paraît privilégié par un ordre d’ingestion- : manger n’est pas respecter un menu (un itinéraire de plats), mais prélever, d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte d’inspiration qui apparaît dans sa lenteur comme l’accompagnement détaché, indirect de la conversation […] le sukiyaki, plat interminable à faire, […] il est dans sa nature de s’épuiser au fur et à mesure qu’on le cuit, et par conséquent de se répéter, […] il devient décentré, comme un texte ininterrompu (Barthes, 1970-: 36-37)� Colette Fellous offre pour sa part au regard du lecteur sa mémoire parfaitement tentaculaire, mémoire qui s’écrit de toutes les manières et matières possibles� L’écriture ici outrepasse les frontières des mots, transgresse les contours des phrases pour se consacrer au figuratif� Elle devient ainsi une écriture imagée� On ressent en effet, au fil des œuvres, l’infini plaisir de l’auteure à travailler une matière qui mêle très librement photos, images et textes� Car elle avance dans le livre en compagnie de documents iconographiques, dont elle dit qu’ils ont leur propre battement et donnent du relief au texte� Barthes n’aurait pas dit le contraire, lui qui a toujours été en admiration, en fascination devant la photographie� Ses écrits étaient souvent illustrés de photographies� Il leur a même consacré un livre- : La chambre claire� Note sur la photographie, dans lequel il précise que Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois-: elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement� En elle, l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose-: elle ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois ; elle est le Particulier absolu, la Contingence souveraine […] le Tel (telle photo, et non la Photo), bref, la Tuché, l’Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expérience infatigable� […] Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit-: ça, c’est ça, c’est tel-! mais ne dit rien d’autre (Barthes, 1980-: 15-16) À l’image de Roland Barthes, Colette Fellous décrypte les signes� Elle rehausse également son texte de représentations et de symboles mythiques qui renvoient à un imaginaire collectif, comme Barthes dans Mythologies� La photographie, le cinéma ou encore la publicité ont servi de support à la parole mythique� Dans Plein été par exemple, Colette Fellous revient sur une publicité où la parole mythique est composée d’une matière travaillée en deux types de représentations, à la fois en image et en écriture, «-en vue d’une communication appropriée-» (Barthes, 1957-: 182)-: Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 77 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Ce grand Coca-Cola qui trônait au Passage, comme un sens interdit, revenait toujours, en toile de fond� Il tapissait le mur entier d’un immeuble […] il battait en secousses régulières, au rythme de mon sang� […] Oui, cette publicité aux couleurs du drapeau tunisien déboulait dans mes nuits et titrait en pleine page le rêve à venir, je ne pouvais m’en défaire, […] elle brûlait de me dire quelque chose (Fellous, 2007-: 89-90) «-Il en va ainsi de la mythologie- », nous révèle Barthes, «- elle fait partie à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l’idéologie comme science historique-: elle étudie des idées-en-forme-» (Barthes, 1957-: 185)� Ainsi, parmi les éléments structurels récurrents chez R� Barthes et C�-Fellous, il y a cette palette thématique dont l’épicentre est le retour au pays natal ou au pays d’enfance, celui de la mère essentiellement, si marquant dans leurs autobiographies� À ce propos, Marie Gil montre dans Roland Barthes. Au lieu de la vie 53 , que chez Barthes, l’écriture n’a finalement servi qu’à masquer l’expérience du manque, qu’elle nomme aussi «-la matrice de l’absence-» ou encore «-la matrice du vide-»� Elle note ainsi que toute la vie de ce dernier était fondée sur le comblement d’un vide initial, précisant que c’était sa mère qui permettait le comblement� Celle-ci est le comblement par excellence, elle envahit le champ entier de la vie et de l’écriture� Barthes écrit par la mère et à travers la mère, laquelle permet la conversion permanente du vide en plein� Lorsqu’elle meurt, c’est la vie même qui se retire� Le temps s’arrête� Barthes cesse de vivre� Marie Gil ajoute ainsi que son dernier texte, La chambre claire, est tout simplement l’œuvre de la mère, elle que l’on retrouve enfant dans la photographie du jardin d’hiver� Elle qui restitue en Barthes l’être aimé perdu à jamais, lui permettant d’achever son ouvrage, c’est-à-dire d’achever sa vie� Elle est de fait la présence même de l’absence� Or, la figure de la mère est un lien supplémentaire qui rapproche Colette Fellous de Roland Barthes-: Je longe sa voix et m’arrête sur ce bref moment […] quand il m’avait parlé de sa mère et de son parfum, Cabochard je crois� […] il aimait ses robes et l’odeur de sa chambre� En échange, je lui avais raconté mon adoration pour L’Heure bleue, le parfum de ma mère, qui m’ensorcelait […] Nos mères étaient encore vivantes et nous aimions faire apparaître leur jeunesse dans ce petit café jaune de l’Odéon (Fellous, 2014-: 45)� 53 Voir la vidéo de Marie Gil présentant son ouvrage Roland Barthes-: Au lieu de la vie, paru en 2012 aux Éditions Flammarion� (Source-: Librairie Mollat)� Lien-: https: / / www�youtube�com/ watch? v=p60QpiGZ7HQ DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 78 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Le manque a, lui aussi, été source de fuite pour Colette Fellous, vers l’écriture� Le manque de combler des histoires inachevées, le manque d’«- un amour de frère-» mort trop jeune, mais surtout le manque d’un pays natal, pays d’enfance quitté mais jamais oublié� Et sur ce point, R� Barthes et C�- Fellous sont à l’unisson, comme l’illustre la fascination de C� Fellous devant les propos du maître dans La Préparation de la vie-: La lumière d’Urt, la lumière de tout le Sud-Ouest, je la revisite à mon tour et m’étonne, en retrouvant ces phrases, qu’il n’ait pu s’embarquer davantage dans sa mémoire d’enfance-: lire un pays, disait-il dans un texte devenu célèbre, sur la lumière du Sud-ouest, c’est d’abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps� L’enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays� Au fond, il n’est pays que de l’enfance (Fellous, 2014-: 174-175)� Conclusion Cette réflexion, elle-même un peu labyrinthique, tournait autour de la scène de la rencontre, sorte de chromosome portant les gènes du duo Roland Barthes-Colette Fellous-: Bien après les jours et les pays, je suis revenue, juste pour voir� Pour essayer de reconnaître, de comparer� […] Le monde avait soudain pris la forme d’une seule conversation, […] j’ai couru pour l’écouter de près, […] sans cesse à courir pour rechercher la forme entière d’un corps, mais lequel-? -» (Fellous, 2011-: 13)� Je rends visite aux disparus, aux balbutiements, aux fissures, aux tremblements, aux éblouissements, je m’arrête pile là où un jour j’ai perdu la voix� Je reviens pour la retrouver cette voix, phrase à phrase, seconde à seconde, […] Revenir, c’est construire son propre labyrinthe, c’est le porter sur soi comme un vêtement et l’offrir ensuite en partage, […] Trouver enfin une terre pour chacun, pour être ensemble (Fellous, 2011-: 112-113)� Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes, elle est érotisée par sa voix, émerveillée par la puissance de la présence, séduite par les mots, les écrits, l’histoire personnelle, amoureuse de tout ce qui se rapporte à sa personne� L’écriture de La Préparation de la vie lui est bien plus qu’un hommage� Au-delà du remerciement sincère d’une élève à son maître, c’est une preuve d’amour offerte à celui qui a dit un jour-: «-J’écris pour être aimé au fond, Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 79 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) peut-être même parfois de tel ou tel, et en même temps, je sais que cela ne se produit jamais� On n’est jamais aimé pour son écriture-» 54 � Références bibliographiques : Fellous, Colette� La Préparation de la vie� Paris, Gallimard, 2014� Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, 2001� Fellous, Colette� Plein été� Paris, Gallimard, 2007� Fellous, Colette� Un Amour de frère� Paris, Gallimard, 2011� Barthes, Roland� L’Empire des signes� Paris, Seuil, 1970� Barthes, Roland� Le Plaisir du texte� Paris, Seuil, 1973� Barthes, Roland� Fragments d’un discours amoureux� Paris, Seuil, 1977� Barthes, Roland� La chambre claire Note sur la photographie� Paris, Gallimard, Seuil, coll� «-Cahiers du cinéma-», 1980� Barthes, Roland� Mythologies� Paris, Seuil, 1957� 54 Cité par Roland Barthes in «-Roland Barthes (1915-1980)-: Le théâtre du langage-», Chantal et Thierry Thomas, Arte France, Les Films d’Ici 2, 2015� DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Écrire au lieu du peintre : Poétique de la parenthèse picturale chez Colette Fellous Medrar Sallem (Laboratoire Intersignes/ FSHST-Université de Tunis) Les quatre romans autobiographiques de Colette Fellous, Avenue de France (2001), Aujourd’hui (2005), Plein été (2007) et La Préparation de la vie (2014) retracent «-traits-» et «-portraits-» de leur auteure� L’écrivaine a été gratifiée du «-droit de dire je-» 55 par son maître Roland Barthes et ce sont les projections de ce moi sur les pages des livres qui ont fait naitre un corps pictural au sein de l'espace scriptural� Feuilleter l'œuvre autobiographique de l'auteure juive franco-tunisienne nous fait découvrir un espace qui se démarque de celui de ses autres ouvrages par l'insertion d'une entité hétérogène composée de photographies, de tableaux, de cartes postales, d'affiches et autres formes imagées dans l'ensemble du texte� C'est en effet la présence d'images dans les écrits autobiographiques de Colette Fellous qui nous conduit ici à vouloir examiner la composante picturale pour évaluer la manière dont celle-ci constitue une sorte de parenthèse� Nous partirons d'un ethos préalable de décomposition pour vérifier par la suite les cheminements que prend la création d'une œuvre hybride� En interrogeant la relation entre images et texte, en cherchant à voir au-delà de la rupture, une transformation, puis une complémentarité, nous nous intéresserons ainsi dans un premier moment aux images comme «-parenthèses-» dans les écrits autobiographiques de Colette Fellous� Par la suite, nous interrogerons notre corpus pour déceler les voies empruntées par l’auteure pour transformer le corps pictural en «-U-parenthèse-»� Dans cette partie, nous montrerons que ce corps peut être interprété comme une «- non-parenthèse- » tout autant qu’une «- parenthèse idéale- », en nous inspirant du sens du mot de l'écrivain anglais Thomas More «- utopie- », qui signifie «-un non-lieu-», «-en aucun lieu-» et «-le lieu idéal-»� 55 Fellous, Colette. La Préparation de la vie� Paris, Gallimard, coll� «-Blanche-», 2014, quatrième de couverture� DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 82 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Medrar Sallem Finalement, comme une «-hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement seraient, devraient être incompatibles- » 56 , nous proposerons de mettre le modèle foucaldien à l’épreuve de notre corpus et de tester la possibilité de lire, dans l'insertion de l'auteure d'une constante imagée dans son œuvre autobiographique, un recours «-hétéro-parenthétique-»� C'est dans cette partie que nous analyserons la fusion entre image et texte en interrogeant notamment le pouvoir parenthétique, notamment celui qui consiste à insérer les tableaux de Cézanne dans l'autobiographie de la narratrice� À l’entour du texte : l’aspect fragmentaire de l'œuvre autobiographique de Colette Fellous L'œuvre autobiographique de C� Fellous se distingue de ses autres écrits aussi bien par la forme que par le contenu� D'Avenue de France à La Préparation de la vie, les images insérées constituent une nouvelle constante représentative des opus autobiographiques de l'écrivaine franco-tunisienne� En feuilletant ces dernières œuvres, le lecteur remarque que les images y occupent un espace important� Certaines images s'étendent sur plus d’une page alors que d'autres se trouvent au voisinage du texte dans l'espace de la même page� Nous ne nous attarderons pas sur la typologie des images figurant dans l'autobiographie de Fellous� Nous en relèverons des photos, des affiches, des cartes postales, des tableaux, etc� Les éléments iconographiques semblent de prime abord assurer une fonction ornementale� Ils peuvent être vus lors d'une première lecture comme para-texte, c’est-à-dire dans une situation marginale par rapport au texte� Nous pouvons ainsi les considérer comme composantes-- valeurs-? -- ajoutées au texte� Les images ne seraient-elles pas alors à lire comme des parenthèses de nature différente adjointes au texte-? Sous cet angle, le collage assure la coexistence entre texte et image� De ce collage peut d’ailleurs naître un effet de rupture fondé sur la différence des deux supports, rendant la substance autobiographique hétérogène� Une relecture des extraits textuels effectuée parallèlement à une lecture des supports visuels nous amène à voir dans la juxtaposition d'une parenthèse imagée au texte une forme d'insertion� 56 Foucault, Michel� Le Corps utopique, Les Hétérotopies� Clamecy, Lignes, 2010, p� 28, dorénavant désigné à l’aide du sigle (LH), suivi du numéro de la page� DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 83 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Écrire au lieu du peintre : Poétique de la parenthèse picturale De la juxtaposition à l'insertion : Une image trans-formant le texte Un examen attentif du corpus permet le glissement de l'image depuis le hors-champ jusqu’au champ même du texte� C'est alors que la dimension de la parenthèse comme mise à l'écart dans l'écrit se voit renégociée dans sa réinsertion dans le texte en un mouvement réflexif centripète� L’image se déplace alors du hors texte et prend forme dedans� Étant de prime abord composante périphérique, elle se re-forme par l’écriture et la lecture en composante centrale du texte� En reprenant la notion de décalage sémiologique de R� Barthes, il est possible d'identifier l'énonciation dans l'œuvre de Colette Fellous comme «-un texte second-», dans la mesure où le sens n'est pas uniquement porté par les mots de la langue mais aussi par la mise en forme et par tout ce qui a trait au caractère matériel� Par ce passage de la juxtaposition au texte à son insertion dedans, l'image trans-forme notablement la trace scripturale de C� Fellous� Elle peut à la fois être considérée comme parenthèse et non-parenthèse, en vertu d’un parallélisme fondé sur les notions foucaldiennes de «- lieu- » et de «- non lieu- »� L’image insérée dans l'autobiographie de Colette Fellous interagit avec le texte sur le plan formel et lui confère une forme nouvelle qui le subvertit� L'œuvre devient mixage de formes textuelles et picturales� Ce processus transformationnel est plus remarquable dans le cas de voisinage mot/ image sur une même page, lorsque l'image représente à la fois une parenthèse par rapport au texte par sa différence de nature et une non-parenthèse par son inclusion dedans et par l'autonomie formelle et identitaire qu'elle garde, quoiqu'hébergée dans un espace scriptural� Le pouvoir U-parenthétique de l'image : De la rupture aux points de couture En considérant de plus près les ouvrages autobiographiques de Colette Fellous, nous ne les percevons plus comme un puzzle où des images parenthétiques se transportent du co-texte au texte et où nous cherchons à reconstituer un dessin cohérent à partir d'une multiplicité d'éléments épars� «-Sous les doigts-» 57 de l'écrivaine et face aux yeux de son lecteur, s’enchevêtrent le scriptural et le pictural� Le mot «-puzzle-» signifie au sens étymologique «- embrasser- » et dans cette confusion texte/ image, cette dernière 57 Fellous, Colette� Plein Été, op. cit�, p� 58� DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 84 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) s'attribue un pouvoir U-parenthétique� En parenthèse idéale, loin de rompre avec les mots ou de ne pas les dire, elle fonctionne en interaction avec eux� Ce pouvoir assure un tissage de l'œuvre où image et texte se complètent comme le font pour tout signe le signifiant et le signifié� De cette fusion, l'image aborde le texte de trois manières différentes� Elle peut le prédire, le dire ou le redire par sa forme� Elle fonctionne ainsi par anticipation, par éclairage ou par insistance� Certaines images annoncent le texte alors que d'autres se rapprochent de l'hypotypose-- figure consistant à «-mettre sous les yeux-»-- et l'éclairent en l’exhibant tel un témoignage, tandis que d'autres encore reformulent certaines phrases textuelles en les redisant d'une manière imagée� Dans Plein été, les centres des pages 116 et 133 sont occupés par des photos en noir et blanc qui semblent inviter le lecteur à les lier à des tableaux exposés dans les galeries d’arts� La photo sur la page 34 est celle d’un carrelage, probablement celui du couloir de l’appartement des parents dans l’immeuble Maison Fleurie, à Tunis� Cette photo précède le texte et semble l’introduire puisque l’écrivaine parle dans cette même page de «-ce couloir qui avait en réalité la forme d’un patio-» 58 � Sur la page 58, nous observons une autre photo, celle de la maison qui appartenait au grand-père à La Marsa, devenue propriété de la famille Bondin� Cette photo indique un espace réel qui fait l’objet du texte qui la suit� Le texte s’étendant de la page 58 à la page 66 lui fait d’ailleurs écho� Tous ces effets de résonance travaillent ainsi de manière souterraine mais dynamique à la mise en place de ce réseau silencieusement éloquent d’intelligibilité conjointe, co-construite, du texte parlant et de l’image supposée muette, selon les termes de l’antique Simonide� Image et texte fonctionnent ainsi ensemble dans un espace défini comme scriptural, mais relevant d’une nature composite, amalgamant des entités écrites et d’autres imagées� Se dotant de ce pouvoir, l'image agit dans l'œuvre� En U-parenthèse, elle illustre les différentes possibilités que peut emprunter l'énonciation chez Colette Fellous-: la rupture ou la mise en scène, ou encore la mise en abyme� In-texte : un aspect hétéro-parenthétique de la constante imagée Le corpus autobiographique de Colette Fellous, formé dès sa création de textes et d’images conjointes, traduit assurément le besoin de l’auteure de s’exprimer dans une langue autre que celle des mots� La collection «-Traits et portraits-» créée par l'écrivaine suite à la parution de son premier roman 58 Ibid., p� 34� Medrar Sallem DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 85 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) autobiographique, Avenue de France, traduit son désir de créer par les mots et les images, molécules de l'expression anatomique de C� Fellous� Dans le mode expressif de notre auteure, l’image s’octroie un statut aussi important que celui du texte� Si selon Foucault, «-l’hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement seraient, devraient être incompatibles- » 59 , nous nous trouvons amenée à ne plus considérer l'image comme parenthèse, mais plutôt comme une constante esthétique dotée d'un aspect hétéro-parenthétique� Ainsi, l’idée de tout accumuler, l’idée, en quelque sorte, d’arrêter le temps, ou plutôt de le laisser se déposer à l’infini dans un certain espace privilégié, l’idée de construire l’archive générale d’une culture, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes et tous les goûts, l’idée de constituer un espace de tous les temps, comme si cet espace pouvait être lui-même définitivement hors du temps 60 , peut correspondre à une définition possible de l'usage parenthétique que fait C� Fellous des images dans son autobiographie� Par la suite, intégrer une accumulation d'images dans un corpus scriptural permet d'arrêter le temps et de le fixer à l’intérieur d’un espace déterminé-- celui du «-je-» de l'auteure -, rompant ainsi avec la temporalité de l'écrit et célébrant formes et goûts artistiques, dans l’objectif de constituer un lieu hors du temps� En effet, l’image n'est-elle pas une parenthèse à l’intérieur du texte qui l'inverse- ? Ne devient-elle pas elle-même un espace concret qui héberge l'imaginaire de l’écrivaine-? Plus nous puisons dans les profondeurs du texte, plus nous découvrons des fonctions de l'image, notamment celle du tableau de Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes, qui peut être lu comme «-surdétermination de l’hétérotopie-» 61 dans la mesure où l'auteure affirme que «-c’étaient eux [ses] parents, leur présence [qui la] soulageait de tous les malentendus et les désaccords qu'[elle] découvr[ait], jour après jour- » 62 , qu'ils «- étaient [ses] seconds parents et c’est à eux qu'[elle] all[ait] [se] confier silencieusement-» 63 et qu'elle «-ét[ait] sûre maintenant qu’ils faisaient partie de [son] autre famille-» 64 � 59 Foucault, Michel� Le corps utopique, Les hétérotopies� Clamecy, Lignes, 2010, p� 28� 60 Ibid., p� 30� 61 Ibid., p� 28� 62 Fellous, Colette� Plein Été, op. cit�, p� 38� 63 Ibid., p� 33� 64 Idem. Écrire au lieu du peintre : Poétique de la parenthèse picturale DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 86 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Au cœur du texte : In/ to Les Joueurs de cartes de Cézanne Une parenthèse «-autre-» revient souvent dans l'œuvre de Colette Fellous, notamment dans Plein Été où exposer et écrire Les Joueurs de cartes de Paul Cézanne constitue un invariant stylistique-- un stylème, en quelque sorte-- de l'auteure� L'écrivaine ne se contente pas de les citer et de chercher en eux des éléments constitutifs de son identité� Elle va plus loin, s’efforçant de pénétrer l'espace de la toile et de se rapprocher davantage des personnages� À force de sonder ces personnages, de tenter de les exprimer, son œuvre apparait «-[…] sous le voile de l'interprétation par taches colorées se succédant selon une loi d'harmonie-» 65 � Le corps textuel de C� Fellous est inversé par les images du tableau ainsi que par l'écriture de l'ouvrage de Cézanne� Ce dédoublement est reflété sur les pages des livres� Colette Fellous à l'image de Paul Cézanne attribue aux entités textuelles imagées de son livre une condensation de la réalité ainsi que de la création� Ainsi, la langue de Colette Fellous s’imprègne du pinceau de Cézanne� L'artiste a peint une série de ces Joueurs que l'écrivaine repeint au cœur de sa série autobiographique� Il réserve l'espace d'un tableau à l'un des Joueurs et elle lui consacre un espace privilégié de son texte� Il travestit le portrait de l'oncle Dominique avant qu'elle ne fasse de même avec son oncle Léon� Son écriture est à l'image de sa peinture, formée de reprises et de répétitions, d’analogies� Parallèlement, tous deux accordent une importance capitale aux tissus� Des plis de nappes reviennent d'un tableau à un autre de Cézanne et le premier texte de C� Fellous s'intitule Draps (1981)� Elle en a d’ailleurs fait l’objet de sa pièce de théâtre, Raconte moi encore (2004)� Le fond de la page blanche ne fait-il pas ainsi écho aux drapés animant le fond de la toile dans Les Joueurs de cartes 66 , comme une allusion au dévoilement du corps féminin en peinture et de l'être felloussien en écriture-? Quand l'image inverse le texte Par ces recoupements, le pouvoir de l'image dépasse tout découpage et touche, en s’y étendant, à l'intégralité du texte autobiographique de Colette Fellous� Ses œuvres se présentent d'emblée comme un chassé-croisé d’images et de textes� Les jaquettes illustrent cette bi-présence renforcée par l’intuition du lecteur feuilletant les ouvrages� 65 Doran, Pierre-Michael (dir�)� Conversations avec Cézanne� Paris, Macula, 1978, p� 36� 66 Les Joueurs de cartes, 1890-1891, huile sur toile 81,2 x 64,7 New York Metropolitan Museum� Medrar Sallem DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 87 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) L'écrivaine affirme conserver soigneusement une carte postale de son grand-père destinée à sa mère «-sur [sa] table de travail […] près des Joueurs de cartes et d’un vieux jeu de sept familles- » 67 � Cette table de travail ne renvoie-t-elle encore ici à l'atelier du peintre- ? Le sens étymologique surgissant- - tabula -, le fait de garder le tableau de Cézanne sous les yeux et de le reproduire autrement en plus de la méthode adoptée, donnant ainsi naissance à une création artistique, ne constituent-ils pas des pistes possibles d’accomplissement de ce subtil chassé-croisé, lui-même dédoublé-? Le texte de C� Fellous apparaît ainsi tel un texte en mosaïque modelé par l'écrivaine et peint par touches mémorielles� Sondant la technique de Cézanne, Michel Artières nous éclaire davantage sur ce rapport technique, réfléchi, à la création-: Cette technique il la maitrisera peu à peu malgré ce qu’il dit à Maurice Denis, les petits coups de brosses, obliques et réguliers, remplaceront l’accumulation hésitante des premiers essais et formeront de manière très sûre, la texture de l’objet� Cette manière de peindre impose à l’impulsion spontanée, c’est-à-dire au corps du peintre, une réflexion� L’analyse contrôle sévèrement le lyrisme� Un bouleversement aussi radical se produit lorsque, pour la première fois, avec l’acceptation des leçons d’un ainé, lui viennent les qualités qui lui manquaient le plus-: patience, goût du travail lent et réfléchi 68 � La touche, ayant permis à Cézanne de penser le monde par la peinture, n'a-t-elle pas été empruntée par Colette Fellous, qui en a fait son auto-empreinte-? En travaillant sur certains aspects de la poétique de C� Fellous, nous y avons décelé une manière de musée et avons vu en elle une collecteuse et collectionneuse d'objets d'art� Nous découvrons à présent par le biais de la parenthèse que son autobiographie ne se limite pas à exposer les images et qu'au delà de cette dimension purement galeriste, elle inverse le texte de l'intérieur en le créant «-autre-»� Conclusion En guise de conclusion et pour ne pas fermer cette parenthèse imagée englobant le texte, nous rappellerons qu'en 1886, un événement littéraire a marqué la vie de Cézanne- : la parution du roman de Zola L'Œuvre, où 67 Fellous, Colette� Plein Été, op. cit�, p� 57� 68 Artières, Michel� Cézanne ou l’inconscient maitre d’œuvre, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1995, p� 35� Écrire au lieu du peintre : Poétique de la parenthèse picturale DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 88 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) celui-ci décrit son héros Claude Lantier comme un artiste raté� S'identifiant au personnage principal du livre, Cézanne rompt une longue amitié de trente-quatre ans et la dernière lettre qu’il fera parvenir à Zola sera le mot de remerciement écrit après la réception de L'Œuvre-: Gardanne, 4 avril 1886� Mon cher Émile, Je viens de recevoir L'Œuvre que tu as bien voulu m'adresser� Je remercie l'auteur des Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années� Tout à toi sous l'impulsion des temps écoulés 69 � En 2007, en plaçant Les Joueurs de cartes au centre de son Plein Été, Colette Fellous n’a-t-elle pas inversé le texte ainsi que le personnage de Zola dans l'espace de son œuvre pour rendre hommage à Paul Cézanne-? Ne peut-on pas lire dans son autobiographie des propos autres sur l’artiste-? Ne peut-on pas lire de la vénération pour Cézanne dans ses écrits à la première personne où elle ré-expose, à travers images et mots, les œuvres du peintre-? 69 Rewald, John� Paul Cézanne, Correspondance� Paris, Grasset, 1995� Medrar Sallem DOI 10.2357/ OeC-2018-0010 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Dispersion, disparition, appartenance chimérique : Colette Fellous et la poétique de Pièces détachées Samia Kassab-Charfi (Université de Tunis) je sais maintenant que ces disparitions sont tout ce qui m’appartient. […] Il n’y a d’autres paradis que les paradis perdus. Jorge Luis Borges, Les Conjurés, «- Possession de l’hier- », Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», T� 2, p� 495� Liminaires Les «- grammaires bigarrées- » annoncées dès Aujourd’hui 70 de Colette Fellous trouvent dans Pièces détachées, opus paru en 2017 71 , un nouvel assemblage-- si tant est que l’on puisse employer ce terme pour désigner la superposition de voix, noms, témoignages et mémoires qui affluent à mesure du récit� Auteure prolifique d’une œuvre cohérente, patiemment élaborée, Colette Fellous pose régulièrement les jalons qui consolident une poétique de la remémoration subtile, faite de souvenirs familiaux, d’événements majeurs de l’Histoire tunisienne, d’interpellations du Tunisien musulman demeuré au pays, faite aussi de crises de doute, d’hommages aux littératures appointées aux êtres aimés, écrivains, artistes et penseurs décisifs-- de Maupassant à Barthes� Une poétique dont tout l’art est de hausser l’événement en apparence le plus anodin au rang d’allégorie historique de la communauté pour laquelle elle reconfigure l’échiquier des données traumatiques du Temps-- «-Zemane Zemane-» 72 -… Cette navigatrice de la «- mémoire aimantée- » 73 est inclassable� On ne peut sans déformer son intention poétique la consigner dans la catégorie 70 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Paris, Gallimard, 2005, p� 68� 71 Fellous, Colette� Pièces détachées� Paris, Gallimard, 2017� 72 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Paris, Gallimard, 1994, p� 124� 73 Fellous, Colette� Plein été� Paris, Gallimard, 2007, p� 59� DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 90 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Samia Kassab-Charfi des «- auteurs judéo-tunisiens- »� La raison principale en est qu’elle-même n’inscrit pas, au départ, cette étiquette au linteau de son projet d’écriture, comme l’aura fait Albert Memmi avec sa Statue de sel en 1953� Certes, une vaste anamnèse régit l’élan de l’écriture, qui impose véritablement son envergure en 1989, dans cette émouvante invocation de l’univers maternel qu’est Rosa Gallica 74 , univers dont les synesthésies associées s’articulent sur les atmosphères du pays natal� L’écriture en est moderne, simple, le ton intimiste� Très vite, la syntaxe se laisse aller à drainer des musiques, des bribes de refrains, des accents� Les italiques y marquent l’irruption de langues étrangères, de partitions hétérolingues� On notera une présence récurrente, presque obsessionnelle, du fonds italien-- peintures, surnoms, bouts de chansons, torna torna Ulisse 75 � Les modulations musicales se chargent de réminiscences liées à l’histoire de la branche italienne de la famille, côté maternel, qui s’incarnent en mots, en flashes, en images-- «-c’est le chant des errants qui n’ont pas de frontière-» 76 � Cette contexture singulière dont elle dote l’œuvre fait qu’on la traverse non seulement comme un livre-- contingent-- de mémoire mais aussi comme un musée universel, riche d’opus de tous les temps, appartenant à plusieurs genres- - peinture, photographie, architecture, cinéma-- «-[…] Tunis a bien été une ville-cinéma, avec sa centaine de salles- » 77 � De fait, cette convergence de systèmes signifiants crée une polyphonie qui pourrait faire craindre le trop-plein, la surcharge sémiotique de ce qui serait, en somme, un chœur euphorique� Paradoxalement, et en dépit des allures occasionnelles de déferlante, l’écriture en réalité joue à plein sur les figures de la réticence, car une retenue domine assurément le ton du récit chez cette auteure dont les fins de phrase basculent souvent dans le saisissement d’un murmure� Aussi ces convergences, ces effets de rushs où tous les arts affluent, comme s’ils étaient mis à contribution pour témoigner, pour aider à «-rassembler les générations- » 78 , participent-ils à pointer une absence� Remontant le fleuve de la mémoire, la narratrice s’efforce de reconstituer la teneur exacte de ce goût si singulier de la ruche communautaire dans le Tunis des années 1950- : «- Faire le tour de notre mémoire […], ne jamais oublier cette terre, laisser son empreinte avec celles de tous ceux qui ont été embarqués dans le même voyage, pour être en paix avec notre histoire-» 79 � Mais, au centre des événements rapportés, une incertitude, une faille sont po- 74 Fellous, Colette� Rosa Gallica� Paris, Gallimard, «-L’Arpenteur-», 1989� 75 Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, 2001, p� 199� En italiques dans le texte� 76 Fellous, Colette� Plein été� Op. cit�, p� 86� En italiques dans le texte� 77 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 123� 78 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Op. cit�, p� 59� 79 Fellous, Colette� Plein été� Op. cit�, p� 147� DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 91 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Dispersion, disparition, appartenance chimérique sées� L’événement est parfois restitué de manière incomplète ou elliptique� Quelque chose fait défaut, qui devra être identifié, comme si cette écriture, pratiquant le suspens qu’impose l’incertitude, était en quête du scénario adéquat, de la bonne pièce-- détachée-- manquante� Dans Aujourd’hui (2005) cette question du manque est clairement soulevée-: «-j’ai besoin d’abord de retrouver ce qui m’a toujours manqué-» 80 ; «-je savais que quelque chose me manquait-» 81 � Le Tunis «-reconstitué-» n’est pas ethnographique ; en vérité, il importe peu que les images soient le déclencheur d’une mémoire tunisienne partagée� Ce qui est recherché n’est pas tant une atmosphère, que la cohérence acceptable, recevable, d’une histoire familiale, personnelle, reposée au bon endroit� À cette fin, l’auteure se confronte à la mort, au tragique des disparitions- : celle des êtres, des langues, des lieux� Celle des mythologies entourant les êtres-- mythologies qui, également, s’effondrent� Il lui faut de plus affronter le risque d’effacement de la partition orale de l’histoire, telle qu’elle était exécutée, sans contrainte� Sur l’arche de Noé qu’elle fabrique, la narratrice court de protagoniste en protagoniste, interrogeant, scrutant, reconstituant des scènes primordiales, des tête-à-tête, des attentes, quelques minutes de confidences� L’adaptation de la modalité stylistique au sujet est assurée dans un objectif primordial, qui est la persistante sollicitation du sens de ce qui fut, pour faire échec aux blancs de la mémoire-: J’ai regardé les dernières photos que j’avais prises sur mon portable� Après celle du lever de soleil, il y avait l’Arche de Noé, la petite peinture sur verre qui était dans la chambre, face à la fenêtre� Je l’ai regardée longtemps, je me suis dit que moi aussi, en écrivant ce livre, j’avais embarqué avec moi tout ce que j’aimais et que je voulais sauver� […] À la place des animaux et des oiseaux, j’ai emporté le visage éclatant de mes parents et la petite ville de l’Ariana, elle avait été le fil de mon labyrinthe […] 82 � Disparition de l’homme à la langue cassée : « comme au balcon d’un monde disparu » 83 Le projet littéraire de Colette Fellous compose avec le «-vrac-» des événements, cette «-pensée bric-à-brac-» 84 qui dynamise l’écriture et les disparitions des êtres aimés� La syntaxe des phrases, souvent cumulative, témoigne de cette soif d’absorption des éléments constitutifs d’un profil en voie d’extinc- 80 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, p� 56� 81 Ibid�, p� 107� 82 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 164� 83 Ibid., p� 10� 84 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Op. cit�, p� 98� DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 92 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) tion, s’il n’est déjà disparu- : celui du Juif tunisien du siècle dernier� Écrire pour Colette Fellous, c’est remonter à contre-courant de l’oubli� Certains récits relatifs à la vie en France de la narratrice semblent presque correspondre à des temps morts, à une durée suspendue hors du Temps de la mémoire, tant ce qui surplombe est le retour, rituellement reconduit, dans la chair du pays natal, parmi ceux qui y demeurent, comme en atteste cet aveu dans Avenue de France-: «- Je m’engouffre avec les autres dans la vitesse, la précipitation, le halètement, le plaisir et l’inquiétude, mais je me sens tellement mieux avec vous, je reconnais le dessin de mes lèvres sur vos bouches- »� Cependant, fait nouveau, la vie en Normandie, avec les personnages qui y sont mis en scène, intervient de façon directe dans Pièces détachées� Si le lien à la Tunisie se manifeste majoritairement en termes de manque, le déroulé des récits contourne la plupart du temps l’écueil d’une franche confrontation� Seule l’expression du désir, malheureux, entêtant, inassouvi, presque impossible, d’une vraie rencontre avec l’Autre tunisien, est régulièrement formulée-- «-cette terre étrange et étrangère à laquelle je croyais appartenir, cette terre où en vérité nous n’étions que des invités, mais nous ne le savions que confusément-» 85 � Le reproche n’est jamais lourd-- «-Je n’aime pas le mot rancœur, je ne connais que le mot cœur-» 86 -, c’est un murmure, nimbé de la même appréhension inquiète que celle qui recevait, incrédule, le mot de l’officier français dans Avenue de France� Le lecteur y était ramené aux années 1879, lorsque le grand-père de la narratrice, alors âgé de quatorze ans et ne comprenant pas encore le français, est incapable de discerner si le mot que l’officier prononce à son endroit est «-merci ou voleur-» 87 � C’est aussi dans ce récit de 2001 où, pour la première fois, Colette Fellous reconnaît ce sentiment de honte autrefois éprouvé relativement au français bancal parlé par le père, davantage à l’aise dans le judéo-arabe, cette «-langue infirme-», comme la nomme Albert Memmi dans son Portrait du colonisé 88 , langue qui est un marqueur identitaire de minorité et l’indicateur d’une appartenance sociale modeste� Pour Colette Fellous, c’est assurément dans Avenue de France qu’elle s’affranchit d’un rigorisme proche d’être une forme d’aliénation, rigorisme qui l’a longtemps assujettie à la tyrannie d’une performance scrupuleusement correcte du français� C’est là où elle prend conscience que parler un français approximatif n’était peut-être pas aussi insécure, aussi déshonorant qu’elle l’avait pensé-: 85 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 38� 86 Ibid., p� 108� 87 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, p� 109� 88 Memmi, Albert� Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur� Paris, Gallimard, coll� «-Folio actuel-», 2006, Préface de Jean-Paul Sartre [1 ère édition-: Éditions Correa Buchet/ Chastel, 1957/ Gallimard, 1985], p� 125� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 93 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Aujourd’hui, […], je vois plus large� […] Aujourd’hui, je comprends que je n’ai été qu’un bon petit soldat� J’ai obéi à tout� En croyant suivre la vérité� Je me suis engagée dans la langue française sans réserve� J’ai méprisé tous ceux qui l’écorchaient� J’ai regardé d’un œil dégoûté tous ceux qui portaient encore sur eux la trace de leur langue maternelle et qui n’arrivaient que péniblement à s’accrocher à cette nouvelle grammaire, même s’ils savaient qu’elle était leur salut� À tous, aujourd’hui, je présente mes excuses 89 � Vraisemblablement, la première expérience de non-cohésion semble ainsi rattachée à ces épreuves d’audition «- malheureuse- », à ce complexe de la langue cassée 90 du père dont l’effet collatéral a probablement été d’aiguillonner le désir d’écrire dans un pur français de France� Pourtant, celui-ci demeure pétri d’accents propres à l’oralité de la communauté judéo-tunisienne, dans ses singularités syntaxiques, telles que l’ellipse du «-que-» dans les complétives- : «- je me disais peut-être elle a déménagé peut-être elle a changé de vie- » 91 � Aussi, l’atmosphère d’«- ariettes oubliées- » qui imprègne la plupart des réminiscences d’enfance semble-t-elle le contrepoint enthousiaste de cette boiterie de la parole dont la narratrice enfant a souffert comme d’une infamie, non parce qu’elle est parlée par sa mère, ni encore moins par son père, mais parce que ce dénivellement discriminant des parlers est tout simplement le signe désespérant d’une impossibilité de faire coïncider tout ce monde dans une phrase unique, homogène, respectueuse des registres de chacun, et en phase avec le lieu de vie� Le rêve d’un équinoxe linguistique, en plein cœur de cette Babel de «-grammaires bigarrées-», le Tunis des années 1940 et 1950, ce rêve d’un Midi à Babylone est impossible, ne serait-ce d’abord qu’en raison de l’hétérogénéité d’origine du père et de la mère, de leur trop grande disparité sociale et culturelle, de cette dramatique césure entre l’univers italien de la famille maternelle-- cristallisé dans la ritournelle maternelle, «-Carpe diem-»-- et la consternante-- quoique «-désarmante-»-- simplicité des références paternelles, incarnée dans la régulière réplique du père-- «-la vie, c’est comme une cigarette-» …-Cette disparité caractéristique du couple parental, on le saura en lisant Pièces détachées, est aggravée par une mésentente sexuelle� Le couple, la famille sont ainsi à l’image de ce pays «- multiculturel- »- : en souffrance� Dès Midi à Babylone, roman publié en 1994, la narratrice manifeste son désir de «-réveiller les petits morceaux d’inquiétude, d’installer la musique […] et de [s]e fondre enfin dans la dispa- 89 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, pp� 199-200� 90 En Tunisie, on appelle «-français cassé-» toute pratique maladroite et fautive de la langue française� 91 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Op. cit�, p� 126� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 94 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) rition-» 92 � L’entreprise est de taille, elle semble même démesurée� L’écriture choisit alors de cultiver une grammaire alternative, où l’ellipse succède à l’aveu, le non-dit amplifiant la confession� Dans cette quête d’une résilience intérieure, comme en contrepoint au bruit de fond hétéroclite qui constitue le tapis sonore natif de la mémoire, le chant profond des écrivains, des musiciens, des peintres, de ce chœur animant la sentimenthèque de Colette Fellous, va prendre en charge le travail compensatoire� L’invention d’une partition littéraire collant au plus près des choses demeure le projet capital de cette poétique d’une juive Tunisienne qui n’a jamais fait le deuil de sa terre natale� Partition où les notes afflueraient «-en vrac-», puis reflueraient au seuil d’une révélation, comme dans les compositions postmodernes où c’est le collage des fragments- - citations, adages, réminiscences de mots typiques prononcés par le père- - qui impose la cohérence d’un ensemble par ailleurs fragile et susceptible d’effondrement� Car n’est-on pas là, en effet, face à un texte «-hybride-» au sens où le définit magistralement Sherry Simon, à savoir un «- texte qui interroge les imaginaires de l'appartenance […], qui manifeste des "effets de traduction" par un vocabulaire disparate, une syntaxe inhabituelle, un dénuement déterritorialisant, des interférences linguistiques ou culturelles […]- » 93 - ? Colette Fellous, qui est une «- déplacée- » 94 , n’exécute pas seulement le seul vrai programme de la littérature selon Deleuze, à savoir écrire pour «- inventer un peuple qui manque- »- : elle revient sur les lieux même de la mémoire pour recueillir les traces où le passé est assignable, ces «- kchouchs- » patiemment collectés par l’Alma Alba de Michel Valensi dans L’Empreinte, roman publié à Tunis aux Éditions Salammbô en 1986 95 , et pour faire désapparaître 96 les plus infimes détails en signalant leur intelligibilité spectaculaire-- comme pour une psychanalyse� C’est à la faveur de cette entreprise urgente de «-désapparition-» que les personnages de la scène primitive, autant dire celle des parents en tant que Joueurs de cartes dans une partie que l’un d’eux-- lequel-? -- perdra forcément, regagnent des couleurs� L’œuvre s’apparente alors à de la science-fiction, bien plus qu’à une mise en scène théâtrale� Les revenants, reterritorialisés par la fiction après l’épreuve de leur déterritorialisation effective, y apparaissent 92 Ibid�, p� 59� 93 Simon, Sherry� «- Hybridités culturelles, hybridités textuelles- » in Laplantine, François et al� (dirs)� Récit et connaissance� Lyon, Presses de l'Université de Lyon, 1998, pp� 233-234� 94 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, p� 62� 95 Valensi, Michel� L’Empreinte, Tunis, Éditions Salammbô, 1983� Voir Scharfman, Ronnie� «-Les abîmes de la mémoire, le récit de l’exil-: L’Empreinte de Michel Valensi-», dans Bouraoui, Hédi (dir�)� Tunisie plurielle� Actes du colloque de l’Université York-; Toronto, Canada, Éditions L’Or du Temps, 1997, pp� 209-217� 96 Le terme est d’Édouard Glissant, dans Tout-monde� Paris, Gallimard [1993], «-Folio-», 2002, p� 588� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 95 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) comme autant de pièces détachées de la Comédie humaine tunisienne, dans ces années de multiculturalité dont on peut par ailleurs trouver d’autres modulations chez des auteurs italiens de Tunisie, comme Adrien Salmieri 97 , ou, dans un genre plus léger, vers les années 1930, chez les Français Arthur Pellegrin dans Les Aventures de Ragabouche 98 ou Kaddour Ben Nitram dans ses Sabirs 99 � Chez Colette Fellous, l’ombre du père est déjà présente, évoquée à travers le deuil dans Aujourd’hui, œuvre qu’il est possible de lire comme le préambule de cet hommage qui prendra une forme pleinement accomplie dans Pièces détachées� Aujourd’hui, le récit de 2005, est tremblant d’émotion-: le père vient de mourir, et le monde est littéralement assombri par cet événement qui ébranle l’ordre des souvenirs et ravive la matière de l’exil, en ses différents lieux� Le dépaysement propre à la poétique de l’écrivaine est d’ailleurs dans ces constants décrochages d’un site à l’autre, lorsque celle-ci nous fait basculer depuis l’atmosphère parisienne où les choses s’absentent désormais, dans le théâtre entêtant du Tunis de l’enfance-: Toute la nuit, j’ai marché dans Paris, je l’ai appelé� Les phares des voitures, les fenêtres qui s’éclairaient s’éteignaient changeaient sans cesse de place, je marchais si vite, les ponts qui brillaient de leurs masses dans le noir, les mirages des cafés, la fierté de la Seine, ça battait partout comme un cœur et mon père ne vivait plus, et toutes ces choses de pierre qui me regardaient pleurer tandis que peu à peu je devenais invisible, morte, démunie, non, tu ne le verras plus et cette fois ce n’est pas un rêve� Tout tremblait dans le monde� Tout me manquait� J’ai marché encore� Saint-Michel, Hôtel de Ville, place des Vosges, Bastille, Faidherbe-Chaligny� Somnambule� Les mots étaient cassés, je n’avais plus de forces� Me restait pourtant la grâce de la mémoire, cette magicienne, cette toupie sans domicile, infatigable, sans contours fixes, toujours prête à faire battre le sang, toujours disponible� Cette voyageuse qui savait si bien doubler le présent, point par point, seconde par seconde, en le renforçant, en lui donnant des reliefs si cruels, en m’enchaînant à lui ces phares dans les larmes par exemple, je les reconnaissais� Ils étaient l’écho de ceux qui passaient sous mon balcon, à Tunis� Je l’avais si souvent attendu le soir en ce point précis du monde, les mains agrippées au fer forgé […], non, aucune voiture ne comptait, ce n’était jamais la sienne ; il fallait toujours recommencer et espérer à chaque nouvelle apparition� […] J’avais sept 97 Salmieri, Adrien� Chronique des morts� Paris, Julliard, 1974� 98 Pellegrin, Arthur� Les Aventures de Ragabouche� Tunis, Éditions de la Kahena, 1932� 99 Les Sabirs de Kaddour Ben Nitram� Tunis, Bonici, 1931, 117 p�- ; 2 e édition, Tunis, Saliba, 1952� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 96 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) ans, dix ans, treize ans, quinze ans� Je l’attendais toujours ici, à la même place, sur ce balcon de fer forgé 100 � Pièces détachées des « langues minuscules » 101 Toute l’œuvre de Colette Fellous est une traversée des archipels de la mémoire� Elle est aussi, et de façon capitale, le témoignage d’une épreuve-: celle de l’exil de- - et dans- - la langue� Face à l’ancrage que signale, ou ne signale pas, l’utilisation d’un idiome, relativement à l’élection d’un habitat langagier, l’écrivaine a adopté des postures variées� Dans les premiers récits, la langue française constitue un objet de désir-: le français est revendiqué à l’instar d’un territoire de naturalisation, comme dans l’épisode du grandpère dans Avenue de France, lorsque celui-ci prend conscience en 1879 qu’il lui faut absolument apprendre le français, langue d’avenir en Tunisie� C’est la matière même de son substrat intellectuel� Mais il est aussi évoqué dans ses variantes sociolectales et idiolectales-: ce sera ainsi la langue du père et ses «- r- » roulés, son «- drôle d’accent- » 102 , les tressages avec d’autres codes, les «- d’accourdou mademoiselle- » et toutes ces pratiques populaires dans lesquelles l’auteure découvre une «- langue française adorablement travestie- » 103 � Plus tard, un seuil est franchi- : l’arabe fait irruption comme corps étranger-familier, surgissant sous la forme d’un mot important chez Colette Fellous, «-merci-», qu’elle déclare savoir dire en arabe-: «- Je sais dire merci en arabe-» 104 � Mais le trouble face à la langue «-d’origine-», celle des ancêtres judéo-berbères, perdure� Il n’est pas explicitement verbalisé, sauf de façon métonymique, lorsque dans Aujourd’hui, Colette Fellous commente- - sans le nommer-- son second prénom, arabe, Messaouda-: Ce premier roman, Roma, était pour moi une fantaisie autour du nom de Fortuna, ce deuxième prénom que vous m’avez donné et que j’ai toujours détesté� J’avais honte de le trimballer aux examens et sur mon passeport, mais je me taisais parce que je savais que c’était le nom de grand-mère, tu peux comprendre que je ne voulais vexer personne� Je ne sais pas exactement ce que contient cette honte, elle m’embarrasse encore aujourd’hui� J’avais besoin de me dépouiller, d’être nue, sans origine, sans pays, sans vêtements, sans famille, sans rien, ni morale ni carcan, je voulais jouer 100 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, pp� 103-105� 101 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 96� 102 Ibid., p� 67� 103 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, p� 110� 104 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, p� 61� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 97 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) solo, comme à la roulette, alors j’ai raconté l’étrangère qui habitait en moi […] 105 � Progressivement, la question est dissociée des événements, anecdotes, souvenirs évoqués� Au détour d’une phrase, monte l’aveu encore incertain, malaisé, de ce sentiment d’insécurité linguistique-- comme un regret de n’avoir pas une seule et unique langue, idéal qui paraît étrange au regard de l’œuvre littéraire de Colette Fellous, habitée par un multilinguisme consubstantiel, naturel� Cette écrivaine de la Méditerranée, qui récuse la notion de frontières et dénonce implicitement une politique coloniale-- et post-coloniale-- ségrégative en matière de territoires et de lieux, ne cesse de broder et de croiser avec une saine frénésie les noms de villes, de quartiers, se posant aux sécantes des frontières� En ouvrant l’écriture aux battements polyphoniques de «-langues minuscules-» 106 , elle fait échec au fixisme de la langue, laquelle s’emplit du souffle de l’oralité dialectale tunisienne� Les récits sont ainsi de formidables caisses de résonance, où se font écho la langue de la musique, qui dessine le maillage rythmique de l’œuvre, les langues accueillies, signalées par des termes en italiques pour ce qui concerne les xénismes, ou par des emprunts adoubés en bonne et due forme (c’est-à-dire typographiés, dans la collection Blanche de l’édition Gallimard, en caractères romains), tel ce «-vert mloukhia-» de La Préparation de la vie en 2014, les langues de culture enfin, au sens large, celle de la peinture italienne, des affiches de cinéma et de publicité� Au cœur de cette esthétique trans-sémiotique, une scène laisse imaginer un scénario entier, synecdoque des infinités de récits enchâssés à l’intérieur même des anecdotes mémorielles qui alluvionnent l’autobiographie collective de Colette Fellous� Lorsque dans Pièces détachées, apparaît l’image de la «-nonna-» paternelle, incarnée dans cette narratrice-porteuse des siens, qui prend ainsi la place de la grand-mère de son propre père, elle est représentée «-fredonn[ant]-» des airs, «-un peu en arabe, un peu en italien-» 107 � Dans Aujourd’hui, l’hétérogénéité du substrat linguistique se cristallise dans le constat d’une différence père-fille, dûment pointée-: Nous ne sommes pas du même milieu, petit père, nous ne comprenons pas les mots de la même façon, et pourtant c’est toi qui m’a poussée à lire, à travailler, à écrire, à m’engager dans tout ce que je devais faire 108 � 105 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, pp� 96-97� 106 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 95� 107 Ibid�, p� 57� 108 Fellous, Colette� Aujourd’hui. Op. cit�, p� 96� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 98 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) En avançant dans le temps, l’œuvre se laisse aller à devenir le théâtre de «-l’intime infiltration des langues-», selon l’expression d’Ernest Renan, indulgence nouvelle, concession qui favorise d’heureuses équivoques paronymiques, d’étonnants transferts, comme lorsque lisant, dans Pièces détachées, la «-petite ville de l’Ariana-» 109 , où le père, Henry Fellous, passa son enfance, on peut s’amuser à lire aussi «-la petite fille de l’Ariana-», la sourde se substituant à la sonore et laissant libre cours à une analepse générationnelle où la narratrice devient la contemporaine de son père, sa voisine-- éventuellement sa femme-… Le monde multilingue est reproduit dans toute la richesse de ses percussions, conformément à cette hybridité du tissu culturel et générationnel qui lui est constitutive-- curieusement, on appelle en biologie «-chimères-» ces corps génétiquement différenciés� C’est dire s’il n’y a pas ici de judéité claire, tout comme il n’y a pas de «-tunisianité-» répondant à quelque formule alchimique distincte� Le creuset est opaque, transméditerranéen 110 � Même si elle prend appui sur les contingences historiques, cette poétique s’en détache toutefois inéluctablement� Elle se construit de plus en plus sur la conscience que la capacité de tolérance multilingue n’est pas restreinte à la période historique où prend source l’écriture mémorielle, et qu’elle est désormais un indicateur de modernité dont l’intensité est proportionnelle à l’aptitude à vivre une contemporanéité mondialisée� Cette posture de plus en plus réflexive par rapport à sa pratique d’écriture, indicielle d’une vigilance redoublée quant à la latence vivace de ces «-langues minuscules-»-- pour reprendre en le modifiant le si beau titre de Pierre Michon, Vies minuscules 111 -- est clairement assumée dans Pièces détachées� L’insécurité linguistique attisée par le bourdonnement quasi cacophonique d’un hétérolinguisme traumatisant du fait qu’il est tout de même un marqueur de minorité, vécu comme un handicap et non encore fécondant, a laissé place à une vraie méditation sur l’un des enjeux les plus brûlants de la politique actuelle au Maghreb� Dans cette aire géographique où le plurilinguisme constitue un état de fait millénaire, la confrontation avec la langue de l’Autre s’est toujours posée avec une acuité plus ou moins intense, déjà depuis Apulée (II e siècle), auteur berbère écrivant en latin africain, et dont l’écrivain tunisien Majid El Houssi (1941-2008) se revendique, en lui rendant honneur d’avoir «-posé dans la langue de l’Autre, le latin, en termes étrangers à la littérature, toutes les questions qui sont les plus essentielles pour sa définition-» 112 � Aussi est-il tout naturel de découvrir dans Pièces dé- 109 Fellous, Colette� Pièces détachées. Op. cit�, p� 164� 110 Cf� Tamalet-Talbayev, Edwige� The Transcontinental Maghreb. Francophone Literature across the Mediterranean� NY, Fordham Press, 2017� 111 Michon, Pierre� Vies minuscules� Paris, Gallimard, 1984� 112 El Houssi, Majid� «-Apulée ou la création aventureuse-», in Bouraoui, Hédi (dir�)� Tunisie plurielle� Actes du colloque de l’Université York� Toronto, Canada, Éditions Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 99 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) tachées, en phase avec cette réflexion méditative sur la langue, une référence au livre du psychanalyste juif égyptien Jacques Hassoun-: Son livre, L’Exil de la langue, était un de mes livres préférés, je le relisais régulièrement pour comprendre ma propre histoire, il essayait de retrouver la matière de cette langue clandestine qu’on avait emportée dans le seul bagage à main qu’on ne pouvait jamais perdre, notre cœur� Une langue dans laquelle on avait baigné dans l’enfance mais qui ne nous avait pas été enseignée 113 � L’Exil de la langue-: sans doute, ce positionnement, encore pensé de manière édifiante par Régine Robin dans Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins (2003), est-il le plus emblématique, en termes de trope de déplacement-- métonymique -, de cette expérience de décentrement chez Colette Fellous� Expérience qui se solde par le décompte de pertes qui sont autant de profits, comme l’affirme la narratrice de Pièces détachées en reprenant le splendide paradoxe de Borges- : «- J’ai perdu tant de choses que je serais incapable d’en faire le compte, et je sais maintenant que ces disparitions sont tout ce qui m’appartient-» 114 � Aussi la disparition du père est-elle comme compensée par ce processus de réinsertion du multilingue au sein de la mémoire verbale, par cette accréditation nouvellement incorporée à l’écriture� Ce père qui, inhibé lui-même par une aliénation caractéristique du sujet colonisé, veilla jadis à donner une éducation assise sur une langue «- bien solide- »- : «- Il dit qu’il faut étudier, lire, connaître, découvrir, avoir du plaisir, il veut que nous ayons une langue bien solide pour pouvoir être libres partout et profiter de tout, pas comme lui� Lui, il n’a jamais eu de langue entière-» 115 � Comment ne pas lire ici, dans l’attitude du père face à la langue, le diagnostic tragique posé par Albert Memmi en 1957 dans son Portrait du colonisé-? […] la langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée� Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des peuples� S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres� Dans le conflit L’Or du Temps, 1997, p� 64� 113 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 118� 114 Ibid�, p� 77� 115 Ibid�, pp� 66-67� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 100 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée� Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien� De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur 116 � Poétique du Yizkor : le lieu fracassé, la part manquante. Pièces détachées apporte ainsi une visibilité nouvelle à ce qui, dans les écrits précédents, était simplement escamoté ou formulé de manière détournée-- à l’instar de «-l’invisible-», de «-l’imprononçable-» 117 propre aux choses du sacré� L’enroulement multilingue de la phrase, où viennent se lover des bribes d’intonèmes du dialecte natif, se nourrit d’abord d’épiphanies vécues comme des bonheurs furtifs� Colette Fellous, pour la première fois, prête l’oreille à cette chimère merveilleuse des parlers d’autrefois� Certes, l’étrangeté du malentendu prévaut encore, comme lorsqu’elle avoue que sa langue et celle de sa grand-mère paternelle ne pouvaient coïncider-: «-[…] nous ne parlions pas la même langue, on l’appelait nonna, c’est tout ce qui lui restait de ses ancêtres, un seul mot, peut-être aussi quelques recettes de cuisine-»� Plus étonnant encore, il y a ces «-expressions incongrues comme "perdi zemane", mélange d’italien et d’hébreu qu’elle avait dû apprendre à mon père� Il mâchouillait ces mots dans la bouche tout seul, quand il voulait dire qu’il perdait son temps avec nous ou quand il se disputait avec ma mère-» 118 � Pourtant, par-delà ce «-fracas de la disparition-» 119 , il lui faut recomposer la partition, déchirée� Le sauvetage des mots, incarnés dans la très baudelairienne image des «-phares-», s’accomplit comme un devoir éthique, à l’instar de celui qui nous concerne pour les réfugiés-- ce mot est d’ailleurs présent dans l’extrait exemplaire� C’est une dette symbolique, et en ce sens, la disparition du père est ramenée dans l’espace plus vaste d’une entreprise de sauvetage d’«-otages-»-: Les mots circulent de visage en visage, […], ils sont des phares […]� Je les regarde tous, visage par visage, et quelque chose de poignant soudain les recouvre, comme s’ils étaient déjà des réfugiés, des otages ou des prisonniers que je devrais sauver un jour, je ne sais pas quand, c’est très confus […] je dis dans très longtemps je les sauverai ceux-là� Je dis encore- : nous tous peut-être, sans le savoir, les Français, les Italiens, les 116 Memmi, Albert� Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur� Op. cit�, p� 125� 117 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 58� 118 Ibid., pp� 58-59� 119 Ibid., p� 35� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 101 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Maltais, les juifs, les Grecs, les musulmans de ce pays, nous qui veillons et jouons tous ensemble au café, dans cette petite ville de rien du tout, oui, nous tous, peut-être déjà des réfugiés des otages des prisonniers, et même des disparus-? 120 Cette question du sauvetage est l’occasion de souligner que Pièces détachées est structuré par un double événement, deux drames auxquels vient se superposer, par intermittences régulières, la remémoration émue du père- : d’abord la mort d’Alain Nadaud, écrivain français vivant en Tunisie, ami de l’auteure et de son compagnon Jean-Baptiste, foudroyé par une crise cardiaque alors qu’il est au gouvernail de son voilier au large de la mer Egée, ensuite l’attentat «- sur la plage de l’hôtel Riu Imperial Marhaba- » à Sousse, en 2015, «- année terrifiante- » 121 où un extrémiste tire froidement sur des touristes� Le mot «-blessé-» traverse cette partie liminale comme un leitmotiv de déploration, s’élevant sur le site d’un lieu fracassé par l’annonce de la mort- : «- mon roman est blessé, le monde est blessé, moi aussi bien blessée, il s’est passé quelque chose ici-» 122 -- fracassé aussi par l’image de la dévastation-: «-pays tout à coup abandonné, dévasté, moi aussi dévastée-» 123 � Deux tragédies qui en apparence n’ont pas de lien, mais qui sont indicielles, chacune à sa manière, de l’ébranlement de ce monde où «-la violence a pris toute la place-» 124 � La narratrice est bouleversée par la vague de terrorisme qui secoue alors la Tunisie, dont elle ressent viscéralement l’atteinte-: «-On a tué des invités� Des morts à la frontière libyenne, depuis des mois, d’autres au mont Chaambi, des soldats, des policiers, des militaires� […] On a tué des Tunisiens� La stupeur est partout dans les rues, dans les yeux, […], on a touché au corps du pays-» 125 � La souffrance court d’un personnage et d’un lieu à l’autre, d’Alain Nadaud, «-mort en héros grec, dans un cri silencieux-» 126 , à «-l’horreur de Sousse-» et aux «-trente-huit personnes abattues-» 127 , souffrance qui, outre qu’elle ravive encore plus intensément «-l’amour pour ce pays, inscrit pour toujours à même la peau- » 128 , réveille la détresse d’une intranquillité immémoriale, transmise de génération en génération dans la communauté judéo-tunisienne� Si bien que l’attentat de Sousse devient le vecteur d’un transfert historique-: «-Cette menace indéfinie que je pressens 120 Idem� 121 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 51� 122 Ibid., p� 10� 123 Ibid., p� 114� 124 Ibid., p� 46� 125 Ibid., p� 15� 126 Ibid., p� 19� 127 Ibid., p� 27� 128 Ibid., p� 39� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 102 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) depuis la toute petite enfance a pris hier la forme de ces quarante minutes de terreur sur la plage de Sousse, vers El-Kantaoui� C’est arrivé, c’est arrivé aussi ici, on a tué des invités parce qu’ils étaient des invités- » 129 � Au-delà des mots, une émotion grandit que seule la musique- - en l’occurrence ici Donizetti chanté par Pavarotti-- est en mesure de contenir-: «-"Una furtiva lacrima" glisse de l’ordinateur vers la table, la voix de Pavarotti nappe toute la pièce, elle se pose sur les tissus, les tableaux, les plantes, les tapis-» 130 � De nouveau, l’art-- la musique, mais aussi la littérature-- apporte son appoint à la mémoire intime, par l’entremise d’un romancier, d’un chroniqueur, d’un poète� Dans la tourmente des événements, pour la narratrice confrontée aux «-géographies disparues-» 131 , Proust, Flaubert, Balzac, Maupassant, Rimbaud représentent des cités inébranlables, «-splendides villes-» dressées au cœur de cette Saison en enfer tunisienne, présents parmi les repères autobiographiques évoqués� Maupassant à qui la narratrice emprunte ses mots dans Le Horla pour dire l’amour du pays-: J’aime ce pays et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales […] 132 � Le lecteur de Pièces détachées y découvre aussi que «- Proust commence la rédaction de la Recherche- » à l’été 1909, lorsque Henry Fellous est seulement âgé de sept mois� Cette mise en parallèle des jalons chronologiques de l’histoire personnelle et littéraire donne une épaisseur nouvelle au récit de filiation, la littérature venant assurer l’arrière-plan substantiel qui permet d’implanter le souvenir familial dans un tableau cohérent, où la citation de grands événements d’écriture le rehausse encore, en le dotant d’un surcroît de vérité biographique tel qu’il en acquiert presque le statut- - ô combien gratifiant-- de fiction familiale-… Cependant, si l’anamnèse de la vie familiale constitue une partie importante de cet opus singulièrement centré sur le souvenir d’un père qui «-prend le monde en vrac-» 133 , d’un père qui n’a pas souffert, en apparence, d’avoir été séparé du pays- - dans un «- arrachement qu’il a voulu minimiser- » 134 , c’est surtout l’aveu du sentiment de fragmentation qui l’emporte sur toutes les autres émotions manifestées par la narratrice� Pour celle qui 129 Ibid., p� 141� 130 Ibid., p� 40� 131 Ibid., p� 45� 132 Ibid., p� 129� 133 Ibid., p� 54� 134 Ibid., p� 139� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 103 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) ne cesse d’éprouver le désarroi de la séparation, de cette solitude à laquelle seul remédie l’élan d’écriture, la fragmentation devient la modalité majeure de l’être-au-monde� Une fois de plus, le rappel de la langue séparatrice, au sein même de la famille, est là- : «- […] les parents sont nés avec cette langue [l’arabe], pour nous c’est la langue française qui est notre langue maternelle-» 135 � L’ombre de Derrida plane sur ces mots, car comment ne pas se rappeler ici le constat du Monolinguisme de l’Autre, lorsque le philosophe soulevant la question de la langue dans l’Algérie des années 1940 souligne le statut d’une «- "communauté" désintégrée, tranchée ou retranchée- » 136 , communauté frappée par une «-triple dissociation-» 137 , «-coupée, d’abord, et de la langue et de la culture arabe ou berbère (plus proprement maghrébine)� […] coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne […] coupée, enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive- » 138 - ? Chez Colette Fellous, le «-nous-» communautaire se trouve altéré par ce ressentiment d’un confinement irrémédiable, auquel même la mémoire enjolivée et recomposée ne peut surseoir-: «-On croyait vivre sans histoire mais c’est l’Histoire qui nous a fabriqués, on ne s’est rendu compte de rien� Je dis nous pour aller vite, mais ce n’est pas tout à fait juste, ma famille s’est toujours tenue à l’écart de ce nous, malgré elle-» 139 � De fait, ces épreuves de différenciation, discriminantes, induisent un sentiment de dislocation qui, même s’il est souvent contrebalancé par la réaffirmation de l’attachement atavique au pays, est néanmoins affirmé à plusieurs reprises dans le récit-: «-ma vie est en pièces détachées-» 140 ; «-je ne suis qu’un fragment, qu’une pièce détachée d’une histoire collective-» 141 � Ce diagnostic ouvre de fait sur le chaos déroutant d’un chantier, celui de la «-mémoire en morceaux, pièces détachées à rassembler patiemment, pour essayer de comprendre-» 142 , en une entreprise où la reconstruction, l’acte de «-raccommoder son histoire si lourde-» 143 est un exercice capital� Ce dernier n’est pas seulement signifiant parce qu’il renvoie au métier du père, qui avait un garage et travaillait notamment au rassemblement opérationnel des pièces mécaniques manquantes de véhicules agricoles- - anticipation métaphorique du métier de rassembleuse de morceaux de mémoire -, mais parce qu’il concerne aussi un autre type de «- détachement- », en lien avec la décision à prendre- : «- se détacher- » défi- 135 Ibid., p� 33� 136 Derrida, Jacques� Le Monolinguisme de l’autre� Paris, Éditions Galilée, 1996, p� 92� 137 Ibid�, p� 95� 138 Ibid�, pp� 93-94� 139 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 33� 140 Ibid�, p� 55� 141 Ibid�, p� 140� 142 Ibid�, p� 126� 143 Ibid�, p� 60� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 104 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) nitivement de la Tunisie, ou non� À la fin du récit, il y a l’évocation de ces «-quelques pièces détachées de tracteurs et de moissonneuses-batteuses qui auraient été trop lourdes pour le voyage-: sans elles jamais je n’aurais pu rien reconstruire- » 144 , comme si ces pièces de rechange, loin d’être accessoires, étaient l’exacte figure de substitution convenant aux pièces détachées de la mémoire� Le plus frappant, dans la réserve d’objets symboliques de Colette Fellous, est encore ce vase offert par son amie Mathilde, ce vase «-qui date d’avant le Christ […] Il y a un secret dedans, vous l’entendez bouger-? On ne peut pas l’enlever, ou alors si vraiment vous voulez savoir, il faut casser le vase et vous n’aurez que des pièces détachées, ce serait dommage- » 145 � Colette Fellous, mécano de la mémoire, cultive une poétique des objets particulièrement saisissante, où l’allégorie est plus explicite que tous les discours� Ici l’image du vase préchrétien, parabole de la composante judéoberbère de l’identité tunisienne, cristallise à la fois la nécessité et le drame que constitue l’acte de fracasser le vase-- sacrifice dont la seule rédemption est assurée par la promesse d’intelligibilité inhérente à sa restauration� Cette boîte de Pandore d’un genre particulier ne retient pas seulement les secrets de famille, elle bruisse des langues anciennes, perdues, tramées dans l’heureux vacarme d’une formule d’entremêlement inédite, non ségrégative� Un « rossignol du Japon » : l’apprentissage de la parole fluide La quête d’un langage qui puisse claveter et prendre en lui les traces et morceaux de langues détachés du passé entendu, les pulsations échouées de sa toile sonore, comme lorsque l’on recueille, dans le rite judaïque orthodoxe, jusqu’au dernier débris les restes d’un être décédé de mort violente, travaille en profondeur Pièces détachées� Pour rétablir la cohésion de cette mémoire auditive si essentielle à la recomposition d’une cohérence existentielle, il convient de passer par des figures de transfert, qui articulent une scène indicible directement, à l’instar de cette tapisserie surplombant le lit dans la villa d’enfance du père, à l’Ariana-: «-On reconnaît la forêt et le cerf sur la gauche, ses yeux ont peur, il vient d’entendre un bruit dans les feuilles, il sait qu’il va mourir, la meute il la devine derrière les arbres-» 146 � La scène de vénerie fonctionne ici comme la projection tropologique de ce grand mouvement de panique qui poussa vers le dehors, en un «-grand dérangement-» 147 , la communauté judéo-tunisienne à la fin des années 1960-- 144 Ibid�, p� 165� 145 Ibid�, p� 85� 146 Ibid�, p� 70� 147 Cette formule renvoie à la déportation par les autorités britanniques des Acadiens depuis le Canada vers l’Europe et les États-Unis, au XVIII e siècle� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 105 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) «- comment ont-ils supporté de quitter tout, pour toujours- ? - » 148 � Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, quelques lignes plus loin, l’un des épisodes les plus douloureux de la partialité des tribunaux tunisiens pendant la période coloniale est évoqué, l’exécution du cocher Batou Sfez, condamné en 1857 pour blasphème contre l’Islam- - «- l’histoire est restée dans les murs de la ville et dans les chambres des enfants-» 149 � La respiration du récit fait ainsi alterner les moments de terreur ancestrale-- «-quelque chose de terrible va nous arriver, c’est sûr, sans prévenir- » 150 -, et les réminiscences de scènes d’enfance, faites d’images extrêmement précises d’objets transitionnels dont la vibration ondoie longtemps dans la tablature de l’écrit� Cette vibration est notamment celle des morceaux de langue� Dans cet opus où peu d’images sont insérées, l’auteure a semblé privilégier, cette fois-ci, de glisser des notations musicales 151 , comme si celles-ci étaient non des supplétifs aux mots, mais de véritables catalyseurs de cet imaginaire de langues tressées-- «-prendre des notes-» 152 est sans doute aussi, dans le système polysémique et polysémiotique de l’écriture de C� Fellous, à comprendre en ce sens� C’est ainsi que, conjointement aux constats de disparition de certains parlers, figurent des scènes presque tendres de langues entortillées l’une dans l’autre� Aussi, de retour sur les lieux de l’enfance du père, la narratrice note-t-elle-: […] je vois bien qu’il y a encore très peu de mots français installés dans cette maison de l’Ariana� Je reconnais surtout la langue arabe, avec quelques rares mots hébreux blottis en elle, qui se sont échappés des livres de prières� […] je reconnais quelques mots d’italien enroulés à la vavite dans la langue arabe et c’est déjà, dans cette maison, un merveilleux entrelacement de langues qui raconte le voyage sinueux de sa famille 153 � 148 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 137� 149 Ibid�, p� 71� 150 Ibid�, p� 125� 151 Il faut se remémorer le lien établi par Deleuze et Guattari entre cette notion de «-notation musicale-» et les «-langues secrètes-»-: «-C’est […] une caractéristique des langues secrètes, argots, jargons, langages professionnels, comptines, cris de marchands, de valoir moins par leurs inventions lexicales ou leurs figures de rhétorique que par la manière dont elles opèrent, des variations continues sur les éléments communs de la langue� Ce sont des langues chromatiques, proches d’une notation musicale� Une langue secrète n’a pas seulement un chiffre ou un code caché qui procède encore par constante et forme un sous-système- ; elle met en état de variation le système des variables de la langue publique--»� Deleuze, Gilles et Guattari, Félix� Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit (Nous soulignons)� 152 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 94� 153 Ibid�, p� 67� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 106 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Le «-merveilleux entrelacement de langues-», lisible comme une résilience ou en tout cas une résolution de la déroutante disparité des milieux, origines, manières d’être, est appuyé, dans Pièces détachées, par la médiation de séquences fonctionnant comme des vecteurs d’équilibre identitaire� Cet équilibre, entre France et Tunisie, est réalisé dans la plénitude d’une synergie des lieux, alchimiquement fondus-: «-Les deux pays se superposent, se fortifient, s’aimantent et s’éclairent l’un l’autre, ils sont inscrits dans mon corps-» 154 � Demeure le déchiffrement du passé, dont il faut se faire l’herméneute, au regard de ce que le présent accomplit� La narratrice assure cette élucidation à l’exemple de ce que Glissant nomme une «-vision prophétique du passé-» 155 , c’est-à-dire en réévaluant les scènes de l’enfance dans leur dimension prédictive� C’est ainsi que la vision des «-machines agricoles-» en lien avec la profession du père, de ces «- grands corps de fer, rouges, verts, jaunes-», apparaît comme une variation sur le thème de la langue, la variété chromatique reflétant ici la diversité des idiomes, dans la mesure aussi où les «-gros pneus triés qui écrivaient sur la terre-» figurent une stylisation agreste du geste auguste de l’écrivain, rapprochement que l’auteure ne manque d’ailleurs pas de ratifier- : «- ces machines étaient mon écriture ancienne, presque oubliée, qui réapparaissait alors dans ces paysages que j’avais découverts bien tard [la Normandie] et qui pourtant m’avaient forgée en me donnant le goût de la langue et de la France-» 156 � Outre qu’il représente une absorption homogénéisante des images de l’enfance, l’exercice de l’écriture apparaît aussi comme propice à la liquidation d’une angoisse, celle de l’apatridie linguistique, matérialisée par l’incapacité à maîtriser tous les parlers, à y entrer sans vertige, et des troubles qui en découlent� À défaut, l’auteure a incorporé le risque du déchirement-: «-J’ai appris très tôt à être déchirée, à ne pas m’étonner de ce sentiment, à respirer avec� À aimer partir puis revenir, à être toujours entre deux ou trois villes, à jongler en équilibre sur plusieurs langues-» 157 � Pourtant, «-il aurait peut-être été possible de continuer à vivre ensemble, malgré tout- » 158 , l’exemplarité presque douloureuse de cette convivialité manquante-- manquée-? -- ne cessant de surgir telle une preuve paradoxale-: comment imaginer encore que, dans un pays musulman, toutes ces familles juives arrivaient à refaire tranquillement, de saison en saison, leurs gestes très anciens […] Comment expliquer que c’était juste ce mélange de cultures qui avait donné à ce pays sa matière unique-? 154 Ibid�, p� 94� 155 Glissant, Édouard� Le Quatrième Siècle� Paris, Gallimard, 1964, p� 66� 156 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 95� 157 Idem� 158 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 117� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 107 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Cette ambivalence, ce balancement entre des épisodes d’euphorie, de ferveur patriotique, d’attachement déclaré, puis de submersion dans la mélancolie d’une appartenance écornée sont incarnés dans Pièces détachées par deux figures essentielles� Une figure réelle, celle de la mère, dépressive, abîmée dans une incertitude existentielle, cyclothymique «-en équilibre entre deux humeurs, l’éclatante et la funeste-» 159 , et une figure littéraire, fictionnelle, celle du Horla, dont le «-double malveillant-» 160 est peut-être une transposition de la condition de minoré dans un pays à majorité musulmane, lui-même un double de l’image maternelle-- «-ma mère avait aussi plusieurs visages-» 161 � L’ambivalence s’étend au rêve- - utopique- ? - - d’un retour possible- : «- leur dire qu’il y avait encore de la place pour eux- » 162 , rêve qui croise le doux reproche adressé au père, lequel, comme d’autres qui «-se sont tus, croyant protéger leurs enfants- » 163 , a nourri ce manque insondable du pays� Seuls l’emmurement aphasique ou la littérature- - «- comme santé- » (Deleuze)- - pouvaient endosser, réactivement, cette absorption du manque� Dès lors, la thérapie consiste à s’engager dans la voie d’une réparation du préjudice� Outre la prise en charge exaltée du devoir de mémoire, l’auteure fait le point sur cette nécessité de «-réparer-»-- non pas «-les vivants-» 164 , mais les morts, la mémoire des disparus-: «-J’avais de toute façon un grand travail qui m’attendait, je devais avant tout réparer mes parents, les raccommoder-» 165 � Réparer la mémoire, ravauder les déchirures du tissu familial, atténuer le tourment, combler la désertion pathogène des lieux partagés, mais surtout pallier la perte de la Voix des aimés, aphonie spectaculaire lorsqu’elle affecte, de retour en Égypte dans la synagogue de son enfance, l’ami Jacques Hassoun, soudain frappé de mutisme- : «- il avait essayé de faire la prière dans cet immense espace désert, la prière du vendredi� Mais au moment de chanter, il avait perdu sa voix […]� Il était aussi étonné que nous de ce phénomène mais il continuait, il a chanté jusqu’au bout-» 166 � Le thème de la réparation-- «-réparer la mémoire oubliée de l’amitié qui existait ici entre plusieurs communautés-» 167 -- constitue sans doute, et enfin, la note de cœur de ce récit de filiation gorgé d’émotion, dont l’acmé se cristallise dans une anecdote étonnante, celle de la narratrice qui, comme Noé, emmène avec elle un «-rossignol du Japon-»� Celui-ci se voit, dans un pre- 159 Ibid�, p� 131� 160 Ibid�, p� 132� 161 Idem. 162 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 140� 163 Ibid�, p� 144� 164 De Kerangal, Maylis� Réparer les vivants� Paris, Éditions Verticales, 2014� 165 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 153� 166 Ibid�, p� 119� 167 Ibid�, p� 156� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 108 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) mier temps, à l’instar de Jacques Hassoun retournant au pays natal, frappé d’une aphasie provisoire, atteint dans une organicité vocale symptomatique du trouble de l’arrachement� Au cœur de cette étiologie de la fragmentation, des facteurs cicatrisants apparaissent alors-: onguents de musique, voix remontant des abysses familiales, bruits familiers de ces «-pièces détachées de tracteurs et de moissonneuses-batteuses- » dont la narratrice nous avoue- : «- sans elles jamais je n’aurais pu rien reconstruire- » 168 � Mais tout comme pour la reconstruction patiemment entamée de cette histoire de rescapés de l’oubli, le rossignol du Japon trouve l’ajustement adéquat, la configuration collective idéale libérant en lui le trille qui le sauve de la sidération, en un «-chant qui se compliqu[e] à chaque variation-» 169 , comme à chaque performance de ce «-chef d’orchestre qui avait à lui seul tous les instruments dans sa voix-» et qui a pour nom Colette Messaouda Fellous-: Un jour, j’avais apporté de Paris un rossignol du Japon qui était, m’avait assuré le vendeur, un chanteur virtuose, il avait même dit «- exceptionnel-»� J’avais fait le voyage en train, la cage sur mes genoux […]� Je l’avais depuis trois jours mais aucun son n’était encore sorti de son bec orange� […] Pendant tout le trajet, il s’affolait dans la cage, me regardait, l’air très inquiet, je levais de temps en temps la cage vers la fenêtre pour qu’il découvre le paysage, mais pas une seule note� […] Et le matin, en ouvrant la fenêtre qui donne sur le verger, les premiers balbutiements des mésanges et des merles sont entrés dans la maison, il a tendu son corps vers l’avant et s’est alors lancé dans un enchaînement extraordinaire, on aurait dit un chef d’orchestre qui avait à lui seul tous les instruments dans sa voix� La campagne lui répondait et le chant se compliquait à chaque variation, entraînant avec lui tous les oiseaux du jardin� […] c’était un bonheur de recueillir en soi ces langues minuscules 170 � Pour finir La composante personnelle fortement assumée de la poétique mémorielle de Colette Fellous n’exclut pas, loin s’en faut, le caractère engagé de cette littérature� Si la boussole de la mémoire est orientée vers les aimés disparus, si l’auteure fait office ici de hevra kaddisha 171 , il n’en demeure pas moins qu’elle s’adresse peut-être surtout aux Tunisiens restés au pays� Les mots 168 Ibid�, p� 165� 169 Ibid�, p� 95� 170 Idem� 171 Le terme désigne une «-assemblée sainte-» dont les membres veillent, selon le rite judaïque, au bon déroulement de la toilette mortuaire et de l’enterrement� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 109 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature-? résonnent alors ici avec une force particulière, définissant ce qu’est une écriture engagée� Plus encore, ils nomment le devoir de témoigner et, pour celui qui reçoit le témoignage, le devoir d’en prendre acte comme d’une connaissance décisive de son être propre-: […] dès à présent nous pouvons conclure que l’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité� Nul n’est censé ignorer la loi parce qu’il y a un code et que la loi est chose écrite-: après cela, libre à vous de l’enfreindre, mais vous savez les risques que vous courez� Pareillement la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent 172 � 172 Sartre, Jean-Paul� Qu’est-ce que la littérature-? � Paris, Gallimard, 1948, p� 31� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Comptes rendus Edwige Keller-Rahbé (dir�) avec la collaboration d’Henriette Pommier et Daniel Régnier-Roux-: Privilèges de librairie en France et en Europe. XVIe-XVIIe siècles� Paris, Classiques Garnier (Études et essais sur la Renaissance), 2017�-539-p� Le volume dirigé par Edwige Keller-Rahbé, qui réunit des études littéraires, historiques et juridiques, invite à considérer le privilège de librairie comme une composante à part entière dans la production et la diffusion d’œuvres littéraires et iconographiques� Privilèges de librairie en France et en Europe présente ainsi un éventail important d’études pluridisciplinaires qui s’inscrivent dans la continuité du renouveau critique que connaît le privilège de librairie depuis les années 2000� L’ouvrage est composé en deux volets- : un ensemble d’études consacrées au fonctionnement du privilège de librairie dans divers états européens offre une précieuse mise en perspective des pratiques françaises, qui sont abordées dans la première partie du volume� Apparaissent ainsi des similitudes importantes par delà les frontières des royaumes� Les études soulignent en effet unanimement que la censure, le droit d’auteur et le privilège, s’ils peuvent avoir partie liée, ne se confondent pas� Loin d’être un droit, le privilège, qui obéit à une logique commerciale, est une grâce accordée par le pouvoir civil� Aussi les motifs invoqués dans les demandes sont-ils semblables dans l’Europe entière-: le requérant demande la récompense d’un travail fourni, l’impression, qui, de plus, se veut au service du bien public, et la possibilité d’en tirer une rétribution afin de couvrir les dépenses� Le privilège de librairie en l’Europe des xvi e et xvii e siècles constitue dès lors le vecteur d’une politique économique et culturelle plus ou moins prononcée d’un État à l’autre� Les problèmes liés à la concurrence entre les libraires ou à la diffusion à grande échelle de textes étant absents à l’ère du manuscrit, la réglementation de la production et de la publication des livres soulève, suite à l’invention de l’imprimerie, des interrogations inédites dont plusieurs études retracent les étapes� Les incertitudes et confusions que suscite le privilège de libraire sont au cœur de l’étude lexicographique qui ouvre le volume� D’abord considéré comme l’application au contexte de l’imprimé du régime des privilèges en DOI 10.2357/ OeC-2018-0012 112 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) général, le privilège de librairie sera défini la première fois par Furetière, presque deux siècles après l’octroi du premier� Le flou définitionnel ultérieur, qui a tendance à assimiler indûment censure, droit d’auteur et privilège et dont rend compte Marthe Paquant, est ainsi révélateur de la complexité du système� Les occurrences du terme sous la plume des auteurs, s’ils prouvent l’élaboration progressive du système, révèlent aussi l’intérêt des écrivains pour une pensée de la propriété artistique émergente� En posant la question centrale des changements juridiques qu’a entraîné le passage du livre manuscrit au livre imprimé, Laurent Pfister procède à une précieuse mise au point au sujet des conditions d’octroi des privilèges� Le privilège de librairie est indépendant de la qualité du requérant et se distingue ainsi fondamentalement d’une quelconque protection de l’auteur comme créateur� La deuxième exigence fondamentale est la nouveauté- : peut recevoir le privilège seul un texte qui n’a encore jamais été imprimé� Cette condition témoigne de la persistance du compromis hérité des pratiques médiévales, compromis entre l’interdiction de monopoles en vue de la libre circulation des connaissances d’une part et la nécessité de rémunérer les professionnels du livre de l’autre� Dès lors, le système des privilèges reconnaît à l’impression, puisqu’elle contribue à la diffusion du savoir, une mission d’utilité publique� Le monopole, quoi qu’interdit a priori, joue en revanche un rôle central dans les privilèges accordés pour des périodiques du xvii e siècle, comme le montre la synthèse fondatrice sur le sujet de Jean-Dominique Mellot� Premier bénéficiaire d’un tel privilège, Théophraste Renaudot jouit ainsi d’un monopole général et perpétuel pour la Gazette� Ce choix, qui contrevient au-delà de l’interdiction des monopoles aussi au fait que seul les imprimeurs sont autorisés à imprimer des textes, est révélateur de l’«- inflexion dirigiste- » (p� 120) de la législation du livre sous Richelieu� Le périodique n’apparaît ainsi pas comme un livre, mais comme la «- chose du roi- » (p� 123)� Le fonctionnement de ces monopoles d’impression concédés par domaine illustre de manière emblématique que le privilège est bien une grâce accordée par le souverain et que le gazetier a tout intérêt à œuvrer pour le pouvoir, qui le contrôle étroitement� La rigueur du cadre règlementaire dépend toutefois de la situation politique, comme le soulignent les contributions de Marie-Claire Pioffet à propos des controverses religieuses au tournant des xvi e et xvii e siècles et Jean Leclerc pour la Fronde� Pendant ces périodes troubles, le discours pamphlétaire ou parodique va s’insinuer même dans le paratexte éditorial� Les pages de titre des pamphlets prétendent ainsi avoir été publiés dans les fiefs de la confession opposée, ce qui témoigne du fait que loin d’être des prestataires passifs, les imprimeurs-libraires sont des agents à part entière des publications� Les privilèges parodiques que présentent certaines de ces publications Comptes rendus DOI 10.2357/ OeC-2018-0012 113 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Comptes rendus renforcent leur dimension polémique et donnent le ton, comme le fait encore le privilège en vers burlesques qui ouvre le sixième livre de l’Énéide travestie qu’analyse Jean Leclerc� Moins convaincante est en revanche son étude des privilèges de Brébeuf, qui a tendance à surinterpréter certaines formules pourtant canoniques et qui manque de prendre en compte que les termes élogieux de la supplique peuvent avoir été composées par les auteurs eux-mêmes, comme le rappelle Nicolas Schapira, parmi d’autres acquis de la recherche sur les privilèges, dans la postface du volume� On peut aussi regretter que l’étude ne s’attarde pas sur l’influence des conditions matérielles sur la forme des privilèges alors que celles-ci sont, selon Alain Riffaud, de prime importance� Dans son étude rigoureuse et informée des imprimés de théâtre du xvii e siècle, celui-ci souligne qu’à part dans le cas de privilèges exceptionnels, la forme (in extenso ou en extrait) et la place (au début ou à la fin du livre) de la lettre patente ne dépendent pas du prestige de l’auteur, mais sont dictées par l’organisation du cahier liminaire dans lequel on cherche à éviter les pages blanches tout en économisant le plus possible de papier� À l’exemple du Festin de Pierre et de la Mort d’Agrippine, il montre encore que le contrôle des textes effectué par la Chancellerie était relativement souple� L’examen des productions joue en revanche un rôle central dans le cas des gravures� L’étude véritablement fondatrice qu’Henriette Pommier consacre aux privilèges accordés aux estampes souligne d’abord l’importance des mécanismes de contrôle pour les images liées à la propagande royale� Si le système des privilèges est semblable à celui des livres, la forme même de la création et le statut des graveurs, libres, demandent certains règlements spécifiques� Des litiges entre imprimeurs et graveurs ont ainsi amené le pouvoir à circonscrire leurs domaines de compétence respectifs� Le cas des privilèges des estampes met en évidence la proximité entre le privilège et ce que nous appelons aujourd’hui un brevet d’invention, un fait que souligne aussi Angela Nuovo pour le cas de Venise� L’obtention d’un privilège, explique Henriette Pommier, permet encore aux artistes de soigner ou de gagner en notoriété, et auprès du public, et du pouvoir� En prolongeant la réflexion sur les gravures, la contribution de Daniel Régnier-Roux met en évidence le statut particulier du livre d’architecture� Livre de luxe, présenté en grand format et richement illustré, il est particulièrement sensible aux troubles politiques� Si le nombre de privilèges d’auteur - le travail auctorial n’étant qu’une activité secondaire pour les architectes - est inférieur à la moyenne, le contenu des privilèges révèle bien une attention portée aux images qui accompagnent le texte et, dès lors, la nécessité de les protéger de la contrefaçon� Sylvie Deswarte-Rosa se consacre, quant à elle, au cas spécifique du privilège épigraphique� Reproduit dans des recueils d’inscriptions, celui-ci représente encore une autre métamorphose DOI 10.2357/ OeC-2018-0012 114 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) du privilège de librairie, non dictée par des intentions parodiques, mais par un souci d’élégance, de prestige et de cohérence avec le contenu du livre, souci qui demande alors la traduction et la mise en forme de la lettre patente délivrée en vernaculaire� À travers le cas d’Anne Dacier, Éliane Itti interroge le rôle du privilège d’auteur� Si l’helléniste a bien vécu de sa plume, force est de constater une fois de plus l’écart qui sépare le privilège d’un droit d’auteur qui permettrait à celui-ci de tirer profit de son travail intellectuel� Cette étude informée montre en revanche que la succession des privilèges d’un auteur est une source précieuse, étant donné qu’elle dessine en filigrane les projets- (dans le cas d’Anne Dacier la traduction du théâtre antique) des stratégies éditoriales ou encore sa carrière, comme le montre l’exemple d’André, l’époux d’Anne� Les contributions sur le régime des privilèges en Europe mettent toutes en évidence l’influence de la question religieuse, accrue dans le contexte de la Réforme, sur le lien entre privilège et censure� Si celle-ci est obligatoire, souvent prise en charge par les autorités religieuses et particulièrement importante dans les états catholiques, le privilège, instrument d’une politique économique et culturelle plus ou moins prononcée, demeure, à la différence de la France, souvent facultatif� L’Espagne du xvi e siècle est un précurseur en Europe au sujet de la législation du livre-: dès 1502, tout livre imprimé doit être pourvu d’une autorisation d’impression qui inclut une censure préalable� Celle-ci s’affermit au milieu du xvi e siècle par l’ajout d’un examen a posteriori, d’abord pris en charge par l’Inquisition, puis par les pouvoirs civils� La multiplicité des démarches obligatoires et, qui plus est, propres aux divers états espagnols, est à l’origine d’une véritable «-hypertrophie de ces textes légaux-» (p� 395) (taxation, privilège, licence, …) à l’ouverture des livres� Si María Luisa López-Vidriero Abelló offre ainsi une étude riche sur l’importance de la censure en Espagne, on déplore que le privilège, obligatoire mais distinct de la censure, passe à l’arrière-plan� Une surveillance religieuse d’une importance semblable est en vigueur à Rome: l’approbation par les censeurs est obligatoire pour imprimer un livre, explique Jana C� Ginsburg� Le privilège, qui demande une démarche distincte, reste facultatif� Celui-ci, de même que dans les autres pays européens, accorde le droit d’exploitation exclusif d’un texte, interdisant toute forme de produit dérivé, dont, ce qui est propre au Vatican, la traduction en d’autres langues� C’est à ce sujet qu’apparaît le plus nettement la particularité du privilège papal- : le pape étant le souverain spirituel de tous les catholiques, son pouvoir n’est pas limité à un territoire� Quant aux sanctions en cas de violation, celles-ci sont à la fois spirituelles (excommunication) et profanes (amendes)� Le pouvoir papal favorise ainsi la production de nouvelles œuvres à l’aide de privilèges de librairie, mais garde un droit de Comptes rendus DOI 10.2357/ OeC-2018-0012 115 Comptes rendus Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) regard pour surveiller notamment la qualité de l’impression-: c’est le service rendu au fidèles qui prime� Le fonctionnement du privilège à Rome est proche de sa mise en œuvre originelle� Berceau du système des privilèges, la Venise de la fin du xv e siècle met en place ce système de monopoles pour attirer des inventeurs afin d’œuvrer pour le progrès de tous et de les protéger de la contrefaçon� Angela Nuovo remarque d’emblée que le privilège de librairie en constitue une extension� Celui-ci, mis en place dans un intérêt commercial et au service des professionnels du livre, devient le vecteur de la politique économique et culturelle de Venise, capitale de la librairie dans l’Europe renaissante� C’est dans cette logique que s’inscrit encore l’exigence d’une impression de bonne qualité qui doit se faire dans l’année qui suit la délivrance du privilège� Le contrôle des livres par des censeurs est en revanche secondaire- : il ne deviendra obligatoire qu’en 1545� République indépendante, protestante, Genève rayonne dans toute l’Europe du xvi e siècle grâce à la qualité de ses travaux d’impression explique Jean-François Gilmont� La proximité avec Lyon profite aux libraires qui, libres, effectuent sans scrupule des travaux sensibles pour leurs homologues lyonnais� Sur le marché genevois, le privilège reste facultatif, mais constitue bien un outil de pouvoir du Conseil, particulièrement au sujet des textes des Réformateurs� Chose exceptionnelle dans l’Europe de cette époque, l’obtention d’un privilège est le fruit d’une démarche réservée à l’auteur� Celui-ci en gratifie ensuite un imprimeur à qui il peut le retirer si l’impression effectuée ne correspond pas à ses attentes� L’éclairage apporté par John Feather sur les privilèges d’impression en Angleterre insiste sur la présence d’une forme d’autogestion des libraires au sein de leur guilde� Une année avant le couronnement d’Elizabeth I est fondée la Stationer’s Company pour exercer une fonction de régulation et de contrôle à l’intérieur de la profession� Par l’enregistrement nominal des détenteurs des permissions délivrés par le pouvoir royal qui conditionnent la publication, un système double de privilèges se développe-: au privilège, facultatif, délivré par la couronne s’ajoute le droit d’impression exclusif qui découle du registre de la Stationer’s� Travaillant en lien étroit avec le-pouvoir, la- Stationer’s Company verra son influence diminuer avec les troubles politiques du milieu du xvii e siècle� Le système moderne de la propriété commerciale (mais non artistique) va dès lors se mettre en place, d’abord avec la fin de la censure, en 1695, puis le copyright act de 1710� Or, le premier état à abolir la censure préalable n’est pas l’Angleterre, mais les Provinces-Unies, et ce un siècle plus tôt, comme le montre la contribution de Paul F� Hoftijzer� Le privilège, facultatif, nécessite une démarche onéreuse, liée aussi au dépôt légal qui exige, dès 1679, une édition de luxe� Du fait des frais importants qu’il implique, il est surtout demandé pour les DOI 10.2357/ OeC-2018-0012 116 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) livres les plus rentables, ce qui est également le cas dans le Saint Empire Romain Germanique� La contribution d’Ian Maclean montre que libraires allemands s’en servent pour se protéger de la contrefaçon des textes, comme partout en Europe, mais aussi de l’objet matériel� Le livre fabriqué étant «-conçu comme un objet idéal-» (p� 411) dont dépend leur renommée, les libraires cherchent à produire des livres de bonne qualité� Un fonctionnement propre à l’Allemagne apparaît aussi à propos des pouvoirs civils qui interviennent peu en matière de librairie� La censure à proprement parler relève en effet des autorités religieuses, et dépend par conséquent de la confession dominante dans les divers états allemands� Dans le volet consacré au privilège en Europe, on peut éventuellement regretter la large place que certaines études réservent à la censure, ce qui risque d’entretenir la confusion entre ces deux procédures pourtant bien distinctes� L’ambition de l’ouvrage de proposer une synthèse sur le privilège de librairie pâtit par endroits de quelques redondances entre les contributions qui rappellent systématiquement la définition du privilège et souvent les motifs-- semblables quel que soit le pays-- invoqués par les requérants� Malgré ces petits bémols, on ne peut que se réjouir de cette précieuse synthèse pluridisciplinaire, pluriséculaire et prenant en compte une aire géographique aussi étendue que l’Europe qui rend compte de la richesse et de la complexité du privilège de librairie et de ses implications en France et dans les pays qui l’entourent� On doit notamment saluer les travaux véritablement fondateurs de Jean-Dominique Mellot sur les privilèges des périodiques et d’Henriette Pommier sur le système des privilèges appliqué aux estampes� Miriam Speyer Comptes rendus DOI 10.2357/ OeC-2018-0012
