eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2018
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Derniers fascicules parus XL, 2 (2015) Lisibilités d’Édouard Glissant Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLI, 1 (2016) Revaloriser le classicisme Coordonnateur : Rainer Zaiser XLI, 2 (2016) Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture Coordonnateur : Francis Assaf XLII, 1 (2017) La contribution de l’archéologie à la genèse de la littérature moderne Coordonnateur : René Sternke XLII, 2 (2017) Bernard Vargaftig ou l’événement de la parole Coordonnateur : Philippe Richard XLIII, 1 (2018) Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi Fascicule présent XLIII, 2 (2018) Regards de la recherche actuelle sur Fénelon : bilan et perspectives pour un troisième centenaire Coordonnateurs : François-Xavier Cuche, Béatrice Guion Prochains fascicules XLIV, 1 (2019) Les faits divers et la littérature Coordonnateurs : Frank Greiner, Fiona MacIntosh XLIII,2 XLIII, 2 2018 Regards de la recherche actuelle sur Fénelon : bilan et perspectives pour un troisième centenaire Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française OEUVRES & CRITIQUES XLIII, 2 2018 R egards de la recherche actuelle sur Fé nelon : bilan et p ers p ecti v es p our un troisi è me centenaire narr� e�at�e mpto Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Table des matières F rançois -X avier C uChe et B éatriCe G uion Introduction � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 7 o dile d ussud « Mais encore écoutons ces Païens… » � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 11 s arah G rémy -d eprez « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie : l’influence de Plutarque sur la réflexion historiographique de Fénelon � � � � � � � � � 27 J ean -p hilippe G rosperrin Centre, cercle, embrassement-: de l’amitié des hommes dans la correspondance de Fénelon � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 3 9 e mmanuel B ury Le goût de Fénelon � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 53 G iorGetto G iorGi La conception de l’épopée dans les écrits poétologiques de Fénelon � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 67 F rançoise B erlan Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature-: une ontologie de la toile peinte � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 77 p atriCia t ouBoul Fénelon et le rococo � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 93 F rançois t rémolières Fénelon et Malebranche � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 105 F rédériC de B uzon Définir l’amour-: Leibniz et Fénelon � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 119 l uCien B ély Fénelon et le duc de Chevreuse-: la genèse d’un discours patriotique � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 135 4 Table des matières l etizia n orCi C aGiano Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 151 J aCques l e B run Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 163 F rançois -X avier C uChe Autour de la dissertation De Summi Pontificis auctoritate: Église, pouvoir et papauté dans la pensée de Fénelon � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 173 B enedetta p apasoGli Fénelon et les nouvelles frontières du discernement spirituel � � � � � � 187 v olker k app Les lettres spirituelles de Fénelon, archevêque de Cambrai � � � � � � � � � 199 y ves -m arie B erCé Conclusion � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 211 « Il fallait faire effort pour cesser de le regarder »� Regards de la recherche actuelle sur Fénelon : bilan et perspectives pour un troisième centenaire Actes du colloque international de Strasbourg 17-19 juin 2015 Textes réunis par François-Xavier Cuche et Béatrice Guion Volume publié sous le haut patronage de la Société d’Étude du XVII e siècle et avec le concours de l’EA 1337, « Configurations littéraires » (Université de Strasbourg) Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0013 Introduction François-Xavier Cuche et Béatrice Guion Université de Strasbourg / EA 1337 Ce numéro d’Œuvres et Critiques accueille les actes du colloque pluridisciplinaire et international de Strasbourg, organisé du 17 au 19 juin 2015 à l’occasion du troisième centenaire de la mort de Fénelon 1 � Le destin posthume de l’archevêque de Cambrai a connu, on le sait, des phases contrastées� L’immense gloire des Aventures de Télémaque traversa tout le XVIII e siècle et le début du XIX e siècle� Ce livre, le plus lu d’Europe, servit à la formation des princes comme à celle des enfants� On y cherchait aussi bien le souvenir de l’Antiquité qu’une modernité littéraire, aussi bien une pédagogie en acte, profondément originale, que des leçons de morale et de politique� Tout au long de cette période, les « philosophes » transformèrent Fénelon en héros des Lumières, tandis qu’en sens opposé l’influence de sa pensée religieuse demeurait forte� Le XIX e siècle s’intéressa au réformateur politique et social, mais aussi beaucoup au philosophe au sens actuel du terme, voyant en lui un exemple de la clarté, de la raison, du classicisme de la pensée française, tandis que, dans le même temps, le prestige spirituel de l’archevêque déclinait peu à peu, la majorité des critiques donnant l’avantage sur le plan doctrinal à l’Aigle de Meaux contre le Cygne de Cambrai� Au début du XX e siècle, la vigoureuse réhabilitation par l’abbé Bremond de la théologie mystique de Fénelon marqua un tournant� L’intérêt de la critique se déporta surtout vers sa spiritualité, et, en particulier, la théologie du pur amour� La recherche a dès lors de mieux en mieux mis en lumière la voie nouvelle ouverte par l’approche spirituelle du prélat, le primat qu’elle apporte à l’expérience, la prédominance qui y règne du discours psychologique sur le discours dogmatique, la réflexion qu’elle suppose sur le langage mystique� 1 Pour des raisons diverses, mais en plein accord avec les organisateurs du colloque, trois communications ont fait l’objet de publications séparées dans des revues� Il s’agit de celles de Marjolaine Chevallier (« Fénelon convertisseur-: Fénelon et les protestants »), de Sylvio De Franceschi (« Un coup de force polémique-: la notion de délectation victorieuse dans les textes antijansénistes de Fénelon ») et d’Agathe Mezzadri (« Le paradoxe chez Fénelon »)� 8 François-Xavier Cuche et Béatrice Guion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0013 Après avoir presque disparu de la mémoire culturelle française, Télémaque a retrouvé à son tour une nouvelle jeunesse, en particulier grâce à son inscription au programme des agrégations de lettres en 1995 et à nouveau en 2010� Cette œuvre inclassable entre épopée et roman de formation, entre souvenirs antiques et inspiration chrétienne, entre utopie politique et récit des passions, entre écriture d’imitation et modernité formelle, connut un succès inattendu auprès des étudiants, qui conduisit à un remarquable regain d’intérêt pour le précepteur du Duc de Bourgogne� Le premier colloque de Strasbourg consacré à Fénelon, en 1999, correspondait bien à cette double réappréciation� Commémorant le troisième centenaire et de la condamnation par Rome de l’Explication des maximes des saints et de la parution du Télémaque, il se vouait à ce que l’on considérait généralement alors comme l’essentiel de son œuvre 2 � L’élan donné aux études féneloniennes, loin de s’essouffler, allait au contraire se renforcer et se porter de plus en plus vers de nouveaux centres d’intérêt� Non seulement de grandes entreprises éditoriales en cours dans toute cette période (la publication des Œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, l’édition de la correspondance intégrale 3 ) mettaient les textes et une quantité considérable de commentaires érudits sous les yeux des chercheurs, mais thèses et articles se multiplièrent et attirèrent l’attention sur de nouveaux aspects, parfois oubliés ou même jusque-là négligés, de l’œuvre de Fénelon� C’est pourquoi, en l’année 2015, pour le troisième centenaire de la disparition de l’archevêque, le second colloque strasbourgeois consacré à l’archevêque de Cambrai a voulu se pencher sur les nouveaux regards que la recherche contemporaine porte sur lui� Mettant délibérément au second plan Télémaque et les Maximes des saints, il a étudié d’autres textes de l’œuvre quasi encyclopédique de Fénelon, montrant bien l’ampleur de celle-ci, son unité et sa cohérence malgré la très vaste diversité de genres et de sujets qu’elle couvre et son rôle considérable dans l’évolution de la pensée et de l’écriture au sein du monde intellectuel français, voire européen� Les actes de ces deux colloques constituent donc un vrai diptyque, couvrant à eux deux une très grande partie de l’œuvre fénelonienne� 2 Les actes de ce colloque ont été publiés par François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun sous le titre Fénelon. Politique et Mystique. 1699-1999, aux éditions Champion, Paris, 2004� 3 Œuvres de Fénelon, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1983, tome II, 1997, et Correspondance de Fénelon, éd� Jean Orcibal, 18 tomes, tomes I à V, Paris, Klincksieck, 1972-1976, puis tomes VI à XVIII, édition de Jean Orcibal, avec la collaboration de Jacques Le Brun, Bruno Neveu et Irénée Noye, Genève, Droz, 1987-2007� 9 Introduction Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0013 Si la pensée religieuse de Fénelon reste évidemment un des thèmes du colloque de 2015, elle est désormais considérée non seulement du point de vue de la théologie mystique, mais aussi par bien d’autres côtés, qui, du reste, ne contredisent pas, tant s’en faut, la doctrine du pur amour, et par lesquels Fénelon souvent précède des évolutions à venir, par exemple dans son ecclésiologie et sa réflexion sur l’infaillibilité du Saint-Siège 4 � La controverse avec le jansénisme l’y a souvent entraîné� Le directeur spirituel aussi retient de plus en plus l’attention de la critique, et il est évidemment présent dans le colloque� Des notions comme celle de discernement spirituel y trouvent une importance neuve� De même le penseur politique est lui aussi de nouveau présent, mais le colloque de 2015 s’attache moins à la pensée utopique de Fénelon qu’à sa réflexion théorique, y compris économique et sociale, jusqu’à la naissance de nouveaux concepts politiques, et à son rôle concret dans les événements de son temps� Les nouvelles directions prises par la recherche apparaissent encore plus clairement avec les études à nouveaux frais du Fénelon philosophe, situé dans la mouvance cartésienne, mais avec son originalité propre, et dont des communications situent la position par rapport aux plus grands noms du temps, un Malebranche ou un Leibniz� Autre trait visible ici du renouveau des études féneloniennes : l’attention portée au poéticien, au théoricien de la littérature, des genres, de la stylistique, de la rhétorique, et même, pour user d’un terme anachronique, de l’esthétique, voire de l’esthétique générale, car sa pensée concerne non seulement les textes mais les arts, en particulier plastiques� Dans une veine voisine, le colloque traite aussi de ce qu’on pourrait appeler l’humanisme de Fénelon, son goût, sa sensibilité, ses valeurs, conscientes ou moins conscientes, et de la naissance d’une modernité à travers l’utilisation et le dépassement à la fois des modèles� C’est donc une connaissance très enrichie de Fénelon que nous livrent les nouvelles pistes suivies par la recherche contemporaine� Par un paradoxe plus apparent que réel, à la fois elles soulignent vigoureusement la multiplicité des intérêts, des apports et des entreprises de Fénelon, et elles confirment l’unité, la permanence, la cohérence de son œuvre et de sa pensée� Et elles montrent comment cet évêque, profondément inscrit dans une 4 Il faut rappeler qu’un aspect particulier de la pensée et de l’activité religieuses de Fénelon a été traité par l’important colloque tenu à Cambrai en 1995 et consacré au Fénelon évêque, à l’occasion du troisième centenaire de sa nomination à l’archevêché de Cambrai� Les actes en ont été publiés en 1996 sous le titre Fénelon évêque et pasteur en son temps. 1695-1715, par Gilles Deregnaucourt et Philippe Guignet, dans la collection « Histoire et littératures régionales » du Centre d’Histoire de la Région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest (Université de Lille III)� 10 François-Xavier Cuche et Béatrice Guion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0013 double tradition chrétienne et aristocratique et souvent tourné vers le passé, a défriché les voies nouvelles de la subjectivité, de la sensibilité et de la pensée de la liberté 5 � Grâces soient rendues à R� Zaiser et à Œuvres et Critiques pour avoir permis la publication des actes de ces journées féneloniennes ! 5 De ce point de vue, il faut signaler qu’un important colloque, organisé par Charles-Olivier Stiker-Métral et par François Trémolières, s’est tenu la même année 2015 et a étudié la postérité de Fénelon en Europe jusqu’à nos jours� Les actes en seront publiés� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 « Mais encore écoutons ces Païens … » Odile Dussud Université Waseda « Mais encore écoutons ces Païens, qu’il est si honteux de citer, quand il est question du secret ineffable de l’Épouse avec l’Époux sacré 1 »-: dans une lettre adressée à Bossuet en janvier 1699 et consacrée à la charité, Fénelon reprend une dernière fois, comme à contre-cœur, les témoignages de l’Antiquité profane qu’il avait lui-même proposés pour appuyer son système� Il réplique surtout à la parution du livre 2 que Charles du Plessis d’Argentré venait de publier anonymement contre la notion d’amour pur en s’appuyant aussi sur des penseurs païens, mais d’une toute autre façon que lui� Il voit en effet dans cet ouvrage le développement naïf, par un jeune disciple de Bossuet, de la réponse que Bossuet se refuse à lui envoyer lui-même par écrit-: la marque d’un refus définitif de considérer les apports que les exemples païens auraient pu fournir à une discussion qui s’enlisait 3 � L’amertume du ton contraste avec la confiance des pages consacrées à l’exposition de ces témoignages à peine un an auparavant dans la troisième des lettres 4 adressées en février 1698 à l’archevêque de Paris 5 et surtout dans le traité sur l’amour pur 6 sans doute rédigé peu après, si l’on entend comme une annonce du 1 Fénelon, Œuvres complètes, tome III, Paris, Méquignon Junior et J� Leroux, 1848, « Lettre de M� l’Archevêque de Cambrai à M� l’évêque de Meaux sur la charité », « III� Autorité des Païens dans la question présente », p� 356� Cette édition sera dans la suite désignée par les lettres OC� 2 Plessis d’Argentré, Charles du� Apologie de l’amour, Qui nous fait désirer véritablement de posséder Dieu seul, par le motif de trouver nôtre bonheur dans sa connaissance & son amour� Avec des Remarques fort-importantes sur les Principes & les Maximes que Mr. l’archevêque de Cambrai établit, Sur l’Amour de Dieu, dans son Livre intitule Explication des Maximes des SS� &c� Par ****, Amsterdam, Etienne Roger, [ …], 1698� Cet ouvrage sera désigné par le mot Apologie. 3 Le Brun, Jacques� La spiritualité de Bossuet, Paris, Klincksieck, 1972, p� 669-670� Ce livre sera dans la suite désigné par les lettres SB� 4 OC, II, pp� 494 et suiv� 5 Sur son Instruction pastorale sur la perfection chrétienne et sur la vie intérieure contre les illusions des faux mystiques du 27 octobre 1697 (OC, II, pp� 420 et suiv�)� 6 Fénelon� Œuvres, tome II, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, pp� 656-671� Cette édition sera désignée par Fénelon, Œuvres� 12 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 projet cette phrase de la lettre à M� de Paris-: « II seroit aisé de montrer plus à fond combien les idées des Païens sur l’amour ont été pures et sublimes 7 �-» Mais pourquoi Fénelon a-t-il soudain introduit ces exemples dans une discussion menée depuis quelques années par la seule confrontation des autorités théologiques, antiques et modernes ? Dans la belle étude qui ouvre Le pur amour de Platon à Lacan-: « L’amour entre-deux-morts 8 », Jacques Le Brun a déjà fourni des éléments de réponse sur lesquels nous nous appuierons pour tenter de comprendre le surgissement de ces exemples dans la querelle, leur fonction dans la défense du système de l’amour pur, et finalement en quoi la réponse de Bossuet et l’usage de l’Antiquité païenne par l’apologiste indignent autant Fénelon� Blocage de la discussion L’année 1697 marque un durcissement dans la position de Bossuet� Dans son Instruction sur les états d’oraison, où il reprend sur un ton plus polémique un projet rédigé en 1695-1696 9 , visant surtout à déclarer hérétique le système du pur amour, il opère des réductions et des abstractions qui l’empêchent de réfléchir aux vrais problèmes posés par les écrits mystiques 10 , dont les propositions extrêmes lui semblent seulement relever d’une rhétorique de l’excès propre à un état extraordinaire 11 � Il refuse toute discussion écrite avec Fénelon sur son Explication des Maximes des saints et publie ensemble en février 1698 divers écrits polémiques et méprisants, qui feront dire à Fénelon que Bossuet ne peut plus rien dire de nouveau� Le refus par l’évêque de Meaux de reconnaître le désintéressement des parfaits amis de Dieu vis-à-vis de la béatitude est principalement fondé sur 7 OC, p� 497� Jacques Le Brun situe le traité entre 1697 et la lettre à Bossuet� 8 Le Brun, Jacques� Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, 2002, pp� 25-26� Cet ouvrage sera désormais désigné par PA� 9 SB, p� 565 et p� 595� 10 Ibid., pp� 602-603� J� Le Brun remarque de même que le glissement opéré par Bossuet dans les Principes communs, de « vouloir jouir » à « vouloir être heureux », et du désir du bien au désir de la béatitude, puis au désir du bonheur, lui avait interdit de bien comprendre comment saint Thomas pouvait affirmer que « vouloir jouir de Dieu est chose appartenant à l’amour qu’on appelle concupiscence »� (ibid., pp�-576-577)� 11 Notamment les suppositions de renoncer à la béatitude pour aimer Dieu plus purement, qualifiées de « pieux excès », « amoureuses folies », « qui ne conviennent qu’à de grandes âmes » et « partent d’une charité si grande, et pour ainsi dire si excessive, qu’elle ne peut être expliquée que par ses excès »� Bossuet, Jacques- Bénigne� Œuvres complètes, tome XIX, éd� Lachat, Paris, 1864, Réponse à quatre lettres, pp� 545-546� Cette édition sera désignée par les lettres LT� 13 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 l’idée que, par nature, l’homme, créé à l’image de Dieu, ne peut pas ne pas s’aimer soi-même ni cesser de désirer le bonheur� Un bonheur que seul Dieu peut véritablement donner à ceux qui le connaissent-: « Il y a un fond dans la nature qui sent qu’elle a besoin de posséder Dieu 12 », mais « le chrétien, par l’effet de la grâce, associe la réflexion à cet instinct de béatitude, auquel il s’abandonne volontairement et par un consentement exprès 13 »� L’argumentation de Bossuet ne varie pas-: l’amour de Dieu béatifiant est la parfaite charité� Fénelon, au contraire, a profité des questions que lui ont adressées les prélats chargés d’examiner son livre pour préciser certains points de son système, en particulier, la notion d’« intérêt propre » ou « cupidité soumise », dont le sacrifice fait selon lui accéder les justes au plus haut degré de perfection� Cet amour naturel et délibéré de nous-mêmes, par lequel on se désire la béatitude en Dieu, n’influe pas positivement dans la substance des actes surnaturels des vertus mais il en diminue la perfection parce qu’il affaiblit la volonté qui les produit ; il n’est pas vicieux parce qu’il est réglé et soumis par la charité, mais il n’est pas transformé par elle� C’est donc un amour de soi innocent, qui distingue les justes moins parfaits, dont l’amour pour Dieu est encore mélangé à cet amour naturel d’eux-mêmes, d’avec les parfaits, dans lesquels agit uniquement l’amour surnaturel de Dieu, par lequel « on désire en même temps plus que jamais de recevoir en soi et pour soi avec un amour surnaturel pour soi l’effet de toutes les promesses 14 »� Fénelon réclame ardemment l’avis de ses aînés sur la possibilité d’un « milieu entre la charité et la cupidité vicieuse 15 » : « c’est là le fond de mon système 16 », affirme-t-il à M� de Paris� Fénelon n’avait envisagé jusqu’ici que les justes qui ont la charité� L’instruction pastorale de M� de Paris sur la vie intérieure, toute pauvre et limitée qu’elle soit, lui fournit l’occasion d’élargir sa réflexion à l’Antiquité profane, en une nouvelle argumentation 17 � En effet, au lieu d’une distinction parmi les justes selon le motif d’amour, jugée trop subtile, y sont proposées deux idées de la béatitude, selon leur objet- : l’une générale, « désirer d’être toujours bien, et de n’être jamais mal », commune à tous les hommes, et l’autre, 12 LT, VI, p� 509, cité par J� Le Brun, SB, p� 337� 13 Principes communs, p� 73, cité par J� Le Brun, SB, p� 574� 14 OC, II, p� 326, Instruction pastorale de Monseigneur l’Archevêque duc de Cambrai sur le livre intitulé-: Explication des Maximes des Saints� 15 OC, II, p� 279� Quatre nouvelles questions proposées par M. de Cambrai à M. de Meaux� 16 OC, II, p� 468� Première lettre à M. l’archevêque de Paris� 17 OC, I-II, p� 41� « Fénelon publia contre cette Instruction pastorale quatre Lettres, dans lesquelles il présente sous un nouveau jour les réponses déjà exposées dans ses écrits précédents� » 14 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 particulière aux chrétiens et aux justes : désirer Dieu pour sa béatitude, vouloir être heureux en lui seul et par lui seul 18 -: Un stoïcien orgueilleux, un épicurien sensuel, mettaient leur fin, l’un dans la contemplation de sa vertu, et l’autre dans la jouissance de ses voluptés� Ainsi ils se faisoient eux-mêmes l’objet de leur misérable bonheur� Un Chrétien asservi à ses passions est encore plus criminel et plus déraisonnable� Qu’on lui fasse craindre la colère d’un Dieu jaloux ; il la mérite� Mais le juste ; quel mal fait-il pour chercher en Dieu sa béatitude ? On le condamne pourtant, au moins comme imparfait� 19 La supposition impossible envisagée dans un « pieux excès de charité » par « quelques bonnes âmes » qui établissent une séparation entre désir de Dieu et désir de sa béatitude ne concernerait d’ailleurs pas la perte de la béatitude chrétienne, trop impossible 20 , mais celle du paradis comme « un lieu délicieux d’où tout mal est banni, où toute sorte de biens abondent 21 », idée véritable mais imparfaite des chrétiens encore grossiers� Dévouements païens dans l’Antiquité Dans sa première lettre à M� de Paris, qui concerne l’amour désintéressé des parfaits, Fénelon réfute avec force cette dernière idée� Ce que tant de saints ont offert à Dieu de lui sacrifier, ce n’est pas « un lieu délicieux, où l’on transporte tous les sentimens agréables de la terre sans penser à Dieu »-: un paradis que M� de Paris a peint comme « une béatitude païenne telle que les Champs Elysées », qui semble « le paradis de Mahomet, ou plutôt d’Epicure, s’il en avoit imaginé un 22 », et « dont la raison et la foi nous montrent la fausseté 23 »� Ce n’est pas non plus la simple « délectation ou spontanéité de la volonté dans les actes d’amour de l’objet qu’on aime », « contentement actuel et passager » inséparable de l’amour et impossible à supprimer dans la créature destinée à aimer la perfection infinie de son Créateur , mais bien la béatitude surnaturelle gratuitement promise par Dieu-: véritable, parfaite, éternelle et céleste, « une pure grâce, que Dieu auroit pu ne vouloir point nous donner, et que les hommes pleins de son amour n’auroient point en ce 18 OC, II, pp� 461-462� 19 OC, II, p� 462� 20 Ibid. 21 OC, II, p� 447� 22 OC, II, p� 472� 23 OC, p� 479� 15 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 cas désiré contre son ordre 24 »� Résolution terrible par laquelle « ils sacrifient en termes absolus leur attachement naturel à un si grand bien 25 »� Dans cette première lettre, pour réfuter l’interprétation réductrice que donnait M� de Paris de la supposition impossible, Fénelon commence ainsi à lier béatitude païenne et sacrifice d’amour� Dans la troisième lettre, consacrée à la béatitude, Fénelon examine en particulier les exemples antiques et païens de renoncement au bonheur, ce qui lui permet de garantir la liberté humaine face au désir d’être heureux que Bossuet et M� de Paris affirment invinciblement inscrit par Dieu dans le cœur des hommes, et d’assurer ainsi la possibilité du pur amour� Il précise d’abord la définition de la béatitude naturelle, l’identifiant à la délectation inséparable de l’amour qu’il avait évoquée dans sa première lettre : la béatitude naturelle consiste à « être heureux » et c’est une simple « manière d’être », elle ne peut être « qu’une paix intérieure et passagère, qu’un contentement présent de la volonté dans ce qu’elle aime » et nous la « cherchons toujours invinciblement »� Cependant, poursuit Fénelon, le « penchant » - et non désir ou volonté - « qui nous y porte est nécessaire et invincible » en ce « qu’il ne dépend pas de nous de nous l’ôter-: mais nous ne laissons pas d’être libres de le suivre ou de ne le suivre point� » Il le prouve par une analogie avec le penchant que les hommes ont pour la vie, dont dépend la possibilité d’être heureux, et qui peut être surmonté-: « L’exemple, écrit-il, de tant de Païens qui se sont donné la mort très-librement et de sang-froid, sans être véritablement persuadés d’une autre vie après celle-ci, est décisif en cette matière 26 �-» Il continue de s’appuyer sur l’Antiquité profane pour démontrer que la volonté de l’homme n’est pas faite par nature pour chercher « toujours invinciblement une béatitude future »-: en effet, d’après Homère et les poètes, il ne restait dans les Champs-Elysées qu’un regret de « cette vie misérable », « qu’un triste souvenir de la lumière, et une passion pénible de la revoir »� Les philosophes n’étaient pas plus éclairés-: sommeil ou passage dans une autre demeure, Socrate avouait son ignorance de ce qui se trouve après la mort� Et pourtant ce même Socrate a choisi de mourir, « parce qu’il préférait à sa vie le respect des lois� » De la même façon, Alceste a sacrifié sa vie pour faire revivre son époux� Fénelon s’attarde sur ces deux morts admirées de Platon, l’une mythique et l’autre historique, dont il fait l’emblème d’une attitude commune à l’Antiquité païenne : 24 OC, II, pp� 470-471� 25 Voir OC, II, p� 473� 26 OC, II, p� 495� 16 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Enfin un très-grand nombre de Païens, sans songer sérieusement à aucune félicité future, ont sacrifié leur vie et ont souffert une douleur présente� Ils se sont dévoués délibérément à la mort, qu’ils regardoient comme une extinction entière, et comme un anéantissement éternel, pour servir leur patrie et pour pratiquer la vertu� Quelle béatitude pouvoient-ils espérer dans ce dernier moment, où ils se procuraient une douleur sensible, et où ils croyoient se priver volontairement de l’être même, qui est le fondement essentiel de toute béatitude ? 27 Par ces exemples, Fénelon pose, écrit Jacques Le Brun, « comme un fait historique la possibilité de vaincre par la volonté “une inclination violente du fond de la nature” 28 »� Il prouve aussi, comme l’écrit Henri Gouhier, que « la possibilité du pur amour est psychologiquement concevable puisqu’en fait elle a été conçue 29 �-» Idée claire Mais ces témoignages permettent aussi à Fénelon de démontrer la vérité de l’amour pur en présentant l’amour désintéressé comme une idée si claire qu’elle était perceptible et admirée même par des hommes d’avant la révélation, aveuglés par la concupiscence au point de ne pouvoir la suivre dans la pratique ni même de la concevoir par eux-mêmes-: On répondra, Monseigneur, écrit Fénelon à propos des païens suicidés pour servir leur patrie ou pour pratiquer la vertu, qu’ils contentaient au moins leur orgueil et leurs passions dans ce dernier moment� J’en conviens : mais c’est ce qui est décisif pour moi ; car ils étoient contens dans une douleur présente en renonçant volontairement à toute espérance de béatitude future� 30 En effet, si le renoncement à la vie et à tout espoir de bonheur par amour « pour la justice, pour la vérité, pour la patrie, pour ses parens, pour ses amis » pouvait à ce point satisfaire leur orgueil, c’est justement qu’ils estimaient très haut le désintérêt de soi, qu’ils s’en faisaient l’idée d’une vertu capitale� De fait, si, depuis la Chute, la volonté humaine est enchaînée dans les liens de l’amour-propre, « il est resté dans l’homme malgré le péché, dit saint Augustin, quelque connoissance et quelque amour de la justice 31 », 27 OC, II, p� 496� 28 PA, p� 24� 29 Gouhier, Henri� Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, p� 113� 30 OC, II, p� 496� 31 OC, II, p� 536� 17 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 ainsi que le concèdera M� de Paris dans sa réponse aux lettres de Fénelon� L’admiration générale de l’Antiquité profane pour le dévouement désintéressé, la formule aussi des Stoïciens 32 sur le devoir d’aimer la vertu pour la vertu, impossible pour eux à appliquer, ne peuvent provenir que de ces bribes de connaissance qui subsistent depuis la Création� Ce point est ici seulement suggéré au détour d’une phrase- : « De plus, il n’est pas question de leur pratique, qui étoit corrompue par la concupiscence, mais de leurs idées de vertu qui viennent de la pure raison, et qui sont une impression divine », mais il est développé dans l’opuscule sur le pur amour� Cette idée du « parfait désintéressement » qui régnait dans la pensée et la politique des anciens païens ne peut être, explique alors Fénelon, qu’une impression « donnée à l’homme dès son origine 33 »� En effet, remarque-t-il, rien n’est moins naturel à l’homme injuste, vain, enivré d’orgueil, que de penser ainsi contre son amour-propre� Non seulement la pratique de cette pensée est un prodige de vertu au-dessus de l’homme, mais encore cette seule pensée est une merveille que nous devons être étonnés de trouver en nous� Ce ne peut être qu’un principe infiniment supérieur à nous qui ait pu nous enseigner à nous élever ainsi entièrement au-dessus de nous-mêmes� 34 Cette idée qui dépassait les hommes de l’Antiquité, « ils la portaient audedans d’eux-mêmes, et ils ne pouvaient ni l’effacer ni l’obscurcir- ; ils ne pouvaient ni la suivre, ni la contredire 35 », et cela en montre avec d’autant plus d’évidence la clarté et l’immuabilité� Or « nos idées, affirme Fénelon dans la Démonstration de l’existence de Dieu, sont « la raison infinie de Dieu et sa vérité immuable qui se présente à nous à divers degrés, selon notre nature bornée 36 »� Elles sont donc « vraies et immuables »� En les suivant nous ne connaîtrions jamais toute la vérité-; mais nous ne croirions jamais rien que de véritable� Nous en avons de claires-; nous en avons 32 OC, II, p� 496� « Les Stoïciens, tels que Épictète et Marc-Aurèle, sont pleins de cette maxime : qu’il faut aimer la vertu pour la vertu même� Il est vrai qu’ils croyoient qu’on trouvoit une sorte de bonheur dans la vertu� Mais ils ne disoient pas qu’il faille aimer la vertu par le motif de ce bonheur qu’on y rencontre [sic]� » 33 Ainsi qu’il l’écrit dans son opuscule Sur l’amour pur à propos de « l’amour qui préfère le parfait infini à soi » évoqué par Platon dans le Banquet. 34 Fénelon, Œuvres, II, p� 670� 35 Ibid� 36 Fénelon, Œuvres, I, p� 670� 18 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 de confuses� […] À l’égard des claires, il faut, ou renoncer à toute raison, ou décider comme elle sans crainte de se tromper� 37 Ainsi, alors que le désir d’être heureux mis en avant par Bossuet n’est, selon Fénelon, qu’une « inclination naturelle et indélibérée de l’homme pour la béatitude 38 », l’amour pur fait partie de ces vérités s’imposant à la raison pour quiconque raisonne sans prévention� Nous retrouvons dans cette conception la « conviction du pouvoir de la raison, "don de Dieu" », que Jacques Le Brun a décelé au fondement de l’Explication des Maximes des saints, au-delà de « l’écho de [l]a lecture de Descartes ou Malebranche 39 »� Et cette conviction a sans doute incité Fénelon à tenter une nouvelle approche de la discussion- : les témoignages païens montrant clairement, selon lui, que, loin d’être chimérique, l’amour pur s’inscrit dans l’ordre divin de la Création� Il le déclare explicitement dans les deux premiers paragraphes de son opuscule sur le pur amour- : Dieu « veut que la créature intelligente se rapporte […] toute entière et sans réserve à lui seul », il faut donc « ne vouloir plus notre béatitude que pour sa gloire » et non par intérêt propre� Pratique effective, quoique dévoyée La philosophie antique fournit encore à Fénelon une preuve d’une autre sorte, tellement importante qu’elle sera au centre de son argumentation dans le texte sur l’amour pur� Dans la lettre que nous étudions, elle est ajoutée à la suite du développement sur le dévouement désintéressé dans l’Antiquité païenne, et c’est un passage de Cicéron qui la lui apporte-: Cicéron 40 , écrit-il, veut que l’honnête homme aime son ami, sans songer au bien qu’il en peut recevoir, et que l’amour dont il s’aime lui-même soit le 37 Fénelon, Œuvres, II, p� 637� 38 Fénelon, Œuvres, p� 658� 39 PA, p� 193� 40 Cicéron, De amicitia, XXI, 79-80� Goibaud Du Bois traduit ce passage ainsi-: « Mais la plûpart des hommes ne connoissent rien de bon, que ce qui peut leur être de quelque utilité� Ils se choisissent des amis, comme ils choisiroient des chevaux-: & celuy dont ils esperent le plus de service, est toûjours celuy qu’ils aiment le plus� Mais des-là ils sont incapables de cette amitié si pure & si noble, à quoy la nature même nous porte- ; & c’est un bien dont ils ne connoissent ni la beauté, ni le prix, quoiqu’ils n’eussent qu’à rentrer en eux-mêmes pour l’apercevoir� Car chacun ne s’aime-t-il pas soy-même, & sans attendre de cet amour aucune sorte de récompense ? Voilà le sentiment qu’il faut porter dans l’amitié-: sans cela on ne doit pas s’attendre de trouver jamais un veritable ami-; puisqu’UN VERITABLE ami est proprement un autre soy-même� » Il le résume ainsi dans les marges-: « Amitiés 19 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 modèle de l’amitié qu’il doit à son ami� Comment est-ce qu’on s’aime ? c’est sans prétention� Per se quisque sibi charus est 41 � On ne prétend rien de soi en s’aimant� On ne s’aime point pour parvenir au bonheur� Ce n’est point parce qu’on est un objet béatifiant qu’on se détermine à s’aimer soi-même� La béatitude n’est point alors la raison d’aimer� 42 Ainsi, l’amour-propre n’est-il méprisé de tous les hommes que parce qu’il est dirigé vers soi-: appliqué à un autre objet que soi-même, il révèle la perfection de sa modalité� C’est si clair qu’un païen, un penseur médiocre, de surcroît, tout juste capable de profiter de sa lecture de Platon 43 , a pu le voir� Cicéron, au moins tel que l’a traduit Goibaut Du Bois, faisait de ce modèle une intention de la nature-: « cette amitié si pure & si noble, à quoy la nature même nous porte »� Fénelon y voit une disposition du Créateur pour être aimé purement : « D’où nous vient cet amour pour nous-mêmes ? De celui qui nous a donné l’être 44 �» Dans son Instruction pastorale, il avait déjà employé, à travers saint Augustin 45 , la comparaison entre amitié et amour pour Dieu, mais c’est dans la lettre à M� de Paris qu’il établit pour la première fois l’amour-propre comme modèle de l’amour pur-: intéressées� Qui mesure l’amitié par l’intérêt ne l’a [sic] connoît point� Amour de nous-mêmes, modele de celuy que nous devons avoir pour nos amis� » Les Livres de Cicéron de la vieillesse et de l’amitié avec les paradoxes du même autheur-: traduit en françois sur l’édition latine de Graevius� Avec des notes et des sommaires des chapitres par M� Du Bois de l’Académie Française� Seconde édition avec le latin à côté� A Paris, chez Jean Baptiste Coignard, 1698, pp� 228, 229� La première édition date de 1691� On reconnaît une partie de ces formulations dans les différents passages où Fénelon utilise cet argument� Ce devait être une traduction de référence-: Plessis d’Argentré l’utilise lui aussi� 41 Per se sibi quisque carus est - : Fénelon francise l’ordre des mots : citation de mémoire ? 42 OC, II, p� 496� 43 OC, III, p� 357� 44 OC, II, pp� 496-497� 45 OC, II, p� 305� « Enfin ce Père veut que nous n’aimions en l’homme que Dieu : Non amabit in homine nisi Deum. » Cette règle n’est pas moins pour nous-mêmes que pour les autres, puisque nous ne sommes pas moins hommes qu’eux� Nous ne devons donc pour la perfection, selon ce Père, aimer que Dieu seul en nous� « Voyez, dit-il, comment l’amour d’amitié doit être gratuit ; car vous ne devez pas aimer votre ami pour en tirer quelque utilité� Si vous l’aimez pour en tirer de l’argent ou quelque autre bien temporel, vous aimez ce qui vient de lui, et non pas lui-même� L’ami doit être donc aimé sans intérêt, pour lui-même, et non pour autre chose� Si la règle de l’amitié vous invite à aimer un homme sans intérêt, combien Dieu doit-il être aimé sans intérêt, lui qui vous commande d’aimer l’homme-? » 20 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Mais cet amour qu’il nous a donné pour nous, pourquoi ne peut-il pas nous le donner pour lui ? Selon la règle de Cicéron, il faut aimer son ami comme soi-même, sans prétention, sans désir pour nous, et tournant tout notre désir pour le bien de celui que nous aimons� Dieu n’est-il pas le vrai, le parfait, l’unique ami ? Voilà l’amour de bienveillance et celui de complaisance, où le motif de la béatitude future n’a aucune part� 46 Si l’amour pur n’a été réalisé que dans quelques rares âmes parfaites, l’amour désintéressé est donc si essentiellement la fin des créatures intelligentes, que chaque homme, même depuis la Chute, le pratique à chaque instant, mais vis-à-vis de lui-même, quand il devrait « aimer Dieu plus que soi-même, et ne s’aimer plus soi-même que pour lui� 47 » Ces preuves sont tellement évidentes que des païens les ont remarquées, cependant seuls les chrétiens ont la chance de pouvoir obéir à la volonté que Dieu manifeste ainsi d’être aimé sans réserve� Les efforts des païens pour obéir à l’admirable idée de l’amour qu’ils découvrent imprimée dans leur raison apparaissent donc à leur tour comme un modèle, un exemple efficace utilisé par Dieu pour inciter les chrétiens à entendre et comprendre la vérité de l’amour pur, « cette règle si claire, si juste, si essentielle à la créature 48 », un peu comme, dans le Télémaque, les fautes et la réforme d’Idoménée ont été voulues par les dieux pour servir d’exemple au fils d’Ulysse� En outre, même si Fénelon emploie plus loin un autre raisonnement pour en convaincre M� de Paris, il semble que soit aussi prouvée par ces exemples l’existence d’un amour naturel innocent, « milieu entre les actes surnaturels et la cupidité vicieuse 49 », puisqu’en admirant le dévouement gratuit à l’être aimé et en voulant délibérément, même en vain, aimer sans intérêt propre, les païens suivaient les idées de la raison « qui est l’ordre de Dieu »-: leurs actes étaient alors, comme ceux des pécheurs évoqués dans une réponse à M� de Chartres, « raisonnables et humainement vertueux 50 », donc non vicieux� 46 OC, II, p� 497� 47 Fénelon, Œuvres, p� 657� 48 Ibid., p� 657� 49 OC, II, p� 499� 50 OC, II, p� 263� 21 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Analogies Fénelon tente de convaincre ses interlocuteurs par le raisonnement, et les témoignages de l’Antiquité profane sont suivis, ici comme dans tous les écrits qui les reprennent par la suite 51 , d’exhortations en forme d’analogie de proportionnalité a fortiori adressées aux adversaires de l’amour pur, comme celle-ci-: Les Païens croient devoir se dévouer à une mort présente et douloureuse pour la patrie, sans aucun motif de béatitude future ; les Chrétiens diront-ils que Dieu ne nous est la raison d’aimer, qu’autant qu’il nous communique gratuitement la béatitude […] ? 52 Des rapports de supériorité sont établis entre les sujets de l’action-: chrétiens (bénéficiant de la grâce et de l’espérance de vie éternelle) / païens (sans Dieu et sans espérance d’une survie après la mort) et les objets d’amour- : Dieu (Créateur et parfait) / patrie (ou encore être humain, lois, justice), ce qui rend logiquement plus choquant le rapport inverse concernant le verbe mettant en relation ces sujets et ces objets- : « dire n’aimer qu’autant qu’il nous communique la béatitude gratuite » / « croire devoir se dévouer sans motif de béatitude future » (ou encore obscurcir, rabaisser, voire refuser l’idée de l’amour pur / percevoir clairement, admirer et s’efforcer de suivre l’idée d’un amour désintéressé)� Une telle forme argumentative était loin d’être nouvelle dans les discours chrétiens- : la reprise du De amicitia par saint Augustin se terminait ainsi, nous l’avons vu 53 � Bossuet lui-même avait utilisé une telle exhortation à propos des plaisirs en citant des paroles de saint Augustin 54 -: « Rougissons en entendant les discours impies si conformes à la vérité, nous qui avons appris 51 Notamment dans sa dissertation sur l’amour pur (LB I, p� 665, p� 668, p� 670) et sa lettre à Bossuet « Sur la charité », OC, III, pp� 356 et suiv� 52 OC, II, p� 497� 53 « Si la règle de l’amitié vous invite à aimer un homme sans intérêt, combien Dieu doit-il être aimé sans intérêt, lui qui vous commande d’aimer l’homme ? » (voir plus haut, n� 45)� 54 « Voilà, dit saint Augustin, ce qu’a dit celui [Cicéron, In Hortens.] qui n’a rien su de la première institution, ni de la dépravation de notre nature, ni de la félicité du paradis, ni des joies éternelles qui nous sont promises-; qui n’a point appris que la chair convoite contre l’esprit� Erubescamus interim veris disputationibus impiorum, qui didicimus in verâ verae pietatis sanctâque philosophiâ, et contra spiritum carnem, et contra carnem concuspicere spiritum. - « Je vous conjure, mes frères, que la philosophie chrétienne qui est la seule véritable philosophie, ne soit pas moins grave, ni moins honnête, ni moins chaste, ni moins sérieuse, ni moins tempérée que la philosophie des païens�» (« Abrégé d’un sermon pour le III e dimanche après Pâques », sur les plaisirs, datant des années 1663-1666, dans Lachat, X, 1863, p� 241)� 22 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 dans la véritable et sainte philosophie de la vraie piété que la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair� » Goibaud Du Bois établit ce genre d’analogies dans deux notes à sa traduction du De amicitia, si étonnamment proches de l’argumentation de Fénelon qu’on peut se demander si cette traduction n’aurait pas incité elle aussi Fénelon à faire de l’amour-propre le modèle de l’amour pur : Les Payens, qui n’avoient ni les lumieres ni les secours qui nous rappellent au dedans de nous-mêmes, & qui nous inspirent le mépris de toutes les choses sensibles, auroient été en quelque sorte excusables de s’y attacher, & de les mettre au dessus de tout� Cependant, par la seule force de la raison, ils ont si bien connu le prix de la vertu & de la sagesse, & en ont été si touchez, qu’ils ont mis l’une & l’autre, non seulement au dessus de ce qui flatte les sens, mais au-dessus de l’amitié même� Cela nous devroit faire grand honte� 55 Et surtout cette remarque, qui semble viser les adversaires du pur amour 56 -: Des Payens ont eu assez de lumière pour voir qu’il n’y a de véritable amour que celui qui ne cherche dans l’objet aimé que lui-même-; et il se trouve des Chrétiens qui voudraient faire passer pour un véritable amour de Dieu un amour de pur intérêt, qui n’a pour fin que nous-mêmes� 57 L’efficacité de ces analogies qui doivent faire honte aux chrétiens, repose sur la distance séparant les termes mis en rapport� Fénelon se garde d’établir à travers elles aucun rapport de descendance historique entre le monde d’avant et d’après la Révélation� 55 Les livres de Cicéron de la Vieillesse et de l’Amitié, […], p� 150� 56 Goibaud Du Bois était de tendance janséniste et c’est aussi un janséniste, Gabriel Gerberon, augustinien, janséniste, qui soutiendra Fénelon contre l’Apologie de l’amour sous le pseudonyme de René ANGEVIN, dans sa Lettre d’un théologien à monseigneur l’évêque de Meaux où l’on réfute la fausse apologie du véritable Amour de Dieu. Avec deux livres de saint Augustin, et un dialogue de saint Anselme, traduits nouvellement en François par le sieur De Longbois, P� Marteau, 1699� Voir Orcibal, Jean� « La spiritualité de Dom Gabriel Gerberon, champion de Jansénius et de Fénelon », Revue d’histoire de l’Église de France, tome 43, nº 140 (1957), p� 220� 57 Ibid., p� 257� 23 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Échec Les exemples antiques auraient pu intéresser, sinon M� de Paris, au moins Bossuet qui connaissait bien les philosophes anciens pour les avoir lus et annotés 58 � L’Antiquité avait sans nul doute été l’objet de conversations amicales au temps où la troupe du Petit Concile se rencontrait dans le parc de Versailles, et les nouveaux arguments de Fénelon pouvaient lui rappeler la douceur d’une amitié forte� Sa conception des vérités éternelles semble même assez proche de celle que Fénelon a des idées- : à l’instar de « toutes celles que j’en déduis par un raisonnement certain », explique-t-il à propos de ces vérités, elles « subsistent indépendamment de tous les temps », « tout entendement aperçoit toujours les mêmes », elles « sont quelque chose de Dieu, ou plutôt Dieu même� 59 » Fénelon pouvait sans doute espérer au moins un examen sérieux de ses arguments par ses interlocuteurs� Or le résultat de sa tentative est désastreux-: l’archevêque de Paris l’accuse d’« admiration pour les héros du paganisme »-: « peu s’en est fallu que vous n’y ayez trouvé le pur amour que vous ne trouvez presque dans aucun chrétien 60 » et s’il reconnaît un amour naturel non vicieux, et même bon chez les chrétiens, il le récuse chez les infidèles, à part dans les relations de famille, ou dans quelques actions moralement bonnes, mais très rares� Quant à Bossuet, il y voit une stratégie d’évitement des questions importantes, voire une méconnaissance des textes : Vous objectez que les philosophes, comme Socrate, ou les vertueux païens qui mouraient pour la vertu ou pour la patrie, ne songeaient pas à être heureux quand ils mouraient� Je ne vous reprocherai pas que vous avez oublié les sentiments de Socrate car je ne veux pas me jeter dans les questions écartées, où vous tâchez vainement de nous détourner� 61 Plus cruellement encore, il applique les exemples anciens à la supposition impossible telle que la présente Fénelon, de manière à la faire paraître hérétique-: si l’on suit cette supposition, écrit-il, 58 Thérèse Goyet conclut son introduction par ces mots-: « Bossuet prend la lecture des philosophes comme l’occasion d’une “élévation” sur la nature humaine� » Goyet, Thérèse� J.-B. Bossuet, Platon et Aristote. Notes de lecture, Paris, Klincksieck, 1964, p� XLIV� 59 Bossuet, Jacques-Bénigne� Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même par Bossuet, […], J� Delalain, Paris, 1850, p� 149� 60 OC, II, p� 537� 61 LT, XIX, p� 558� 24 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 [Dieu] aurait pu nous créer comme les païens, comme un Socrate, comme un Epictète, comme un Epicure, comme cent autres qui sont morts ou pour la vertu ou pour la patrie, ou même pour se dérober à une douleur insupportable, sans se proposer une éternelle béatitude� 62 Il va jusqu’à prétendre que les partisans de l’amour pur révèrent Dieu comme les épicuriens servaient les leurs, un Dieu même « au-dessous du dieu d’Epicure » à cause de sa cruauté envers ceux qui l’aiment-: confondant ainsi malignement les deux mondes, chrétien et païen, que Fénelon avait maintenus complètement séparés� L’Apologie de l’amour, ouvrage que Fénelon suppose inspiré par l’évêque de Meaux, met le comble à cette confusion� Du Plessis d’Argentré, en effet, prétend que rechercher la vertu pour la vertu signifie pour les stoïciens la rechercher non pour un avantage qui serait distingué d’elle mais pour le plaisir qu’elle nous donne� Toute la doctrine chrétienne, d’après lui, descend de là-: saint Augustin « suit à la lettre le noble sentiment des Stoïciens sur la vertu 63 »� Clément d’Alexandrie aussi-: Or plus j’examine attentivement les choses admirables qu’il dit de son Gnostique, plus je reconnois qu’il n’a fait qu’imiter ce que les Stoïciens disoient de leurs Sages qui mettoient leur fin derniére dans la vertu, & qu’il attribuë à son Gnostique le mesme amour desintéressé pour Dieu, que les Stoïciens attribuoient à leurs Sages pour la vertu� 64 En outre, bien qu’il dise utiliser la traduction de Philippe Goibaud Du Bois 65 pour les citations en français, ce fervent partisan du désir d’être heureux parvient à tordre dans ce sens la phrase où Cicéron demande qu’on aime un ami comme on s’aime soi-même : Un chacun, écrit-il, s’aime nécessairement pour être heureux et n’attend aucune récompense distinguée de son bonheur pour l’amour qu’il se porte� Ainsi on aime son ami d’une manière aussi désintéressée qu’on s’aime soimême, quand on l’aime uniquement pour trouver son bonheur, sa joie et son contentement dans son amour, et qu’on ne l’aime pas pour une autre récompense qui soit distinguée de cet objet aimé� 66 62 LT, XIX, p� 550� 63 Apologie, p� 160� 64 Ibid., p� 189� 65 Traduction de Philipe Goibaud Du Bois-: « Car chacun ne s’aime-t-il pas soi-même pour soi-même et sans attendre de cet amour aucune sorte de récompense ? » (op. cit., p� 228)� 66 Apologie, p� 71� 25 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Dernière tentative Ainsi, l’Apologiste étend-il son postulat à toute l’Antiquité et toute la chrétienté, qu’il unifie sous une même formule� Fénelon, lui, pense au contraire la question à partir de la Révélation- : dans ses textes présentant les témoignages antiques en faveur de l’amour pur, Cicéron parle comme l’Écriture - il parlait déjà comme Augustin dans L’Art de la Nature -, et non l’inverse� C’est ce qu’il explique calmement à M� de Paris-: Mais enfin c’est pour nous faire connoître Celui qui est, que le Médiateur nous a été donné� Non, Monseigneur, les anciens philosophes n’ont jamais connu Celui qui est par lui-même, et par qui sont toutes les choses qui subsistent : ni Socrate, ni Platon, ni Aristote n’ont jamais connu Dieu sous l’idée de Créateur� Si cette connaissance peut être commencée par les efforts de la raison, elle ne peut être perfectionnée et purifiée que par le secours de la foi� D’ailleurs, il n’est pas question d’une connaissance spéculative, nue, sèche et stérile� Il s’agit d’une connaissance amoureuse� 67 Violente et passionnée en revanche est sa lettre à Bossuet qu’il accuse d’avoir fondé son idée d’instinct de bonheur sur la pensée païenne et d’avoir dévoyé le jeune apologiste-: il n’a commencé à penser comme vous, que depuis qu’il a abandonné toutes les écoles de théologie, pour s’attacher aux notions qu’il prétend trouver dans les philosophes païens� Caton, Torquatus, Velleïus, Cotta et Cicéron, sont les témoins de la tradition, où il puise les principes fondamentaux de sa théologie� Autorités qu’il récuse avec force, concernant des concepts théologiques : Est-ce une autorité qu’il soit permis d’alléguer entre des Chrétiens, pour décider sur la nature de l’espérance et de la charité ? Songez-vous, Monseigneur, que c’est au milieu de l’Eglise de Jésus-Christ, et jusques dans son sanctuaire, que vous parlez ainsi ? 68 avant d’expliquer à nouveau, école par école, la pureté des idées de la philosophie païenne sur l’amour des dieux, de la vertu ou de la justice, et de recourir encore à des analogies choquantes-: 67 OC, II, p� 505� Voir aussi II, p� 654 à Bossuet, p� 670, III, p� 356� 68 OC, III, p� 356� 26 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Faut-il qu’un savant prélat travaille si ardemment pour arracher à la véritable divinité, ce que les Epicuriens, sectateurs de la volupté, auroient eu honte de refuser à leurs dieux inutiles et impuissans ? 69 Comme dans la lettre à M� de Paris, il garde pour la fin l’exemple de Cicéron sur lequel il clôt définitivement le chapitre des témoignages antiques : Mais puisque vous avez voulu avoir recours à la philosophie païenne pour soutenir la nouveauté de votre opinion, du moins, Monseigneur, écoutez Cicéron� […] Ici, Monseigneur, Cicéron parle comme l’Ecole entière et comme tous les saints mystiques : ici la philosophie païenne même vous abandonne� 70 Si Fénelon développe et reprend une dernière fois ses explications, c’est davantage, semble-t-il, avec le sentiment cruel d’avoir, sans être entendu, établi une argumentation décisive, soutenue par la raison et les faits, que par espoir de convaincre un adversaire qui l’avait anéantie sans l’examiner, en la travestissant ou la développant à contre-sens� Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de lire comme une projection amère de lui-même ce portrait christianisé du juste platonicien, réminiscence condensée de deux passages de La République-: « le parfait juste, selon Platon, est celui qui meurt sur une croix, abandonné, détesté, puni comme un scélérat, et ne tirant aucune consolation de sa justice� 71 » Ici, Platon parle comme Fénelon� 69 OC, III, p� 356� 70 OC, III, pp� 366-367� 71 OC, III, p� 357- ; cf. Platon, République, II, 361e-362a (supposition de Glaucon- : le sort d’un juste selon un partisan de la supériorité de l’injustice)- ; République, VI, 496c-d (sort d’un philosophe qui se mêlerait des affaires publiques)� Sur les lectures de Platon par Fénelon, voir les analyses magistrales de J� Le Brun (PA, pp�-35-44)� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie : l’influence de Plutarque sur la réflexion historiographique de Fénelon Sarah Grémy-Deprez Université de Rouen / CÉRÉdI, EA 3329 A� Brun, dans un article qu’il consacre aux points de contact existant entre l’Histoire de France du père Daniel et le « Projet d’un traité sur l’histoire » 1 , souligne la singularité de ce chapitre VII de la Lettre à l’Académie, qui, en s’émancipant du dessein initial de l’Académie, confère au genre historique la dignité d’un genre littéraire� L’originalité de ce chapitre de la Lettre à l’Académie tient également, nous semble-t-il, à l’influence de Plutarque et en particulier à l’usage qui est fait du genre de la vie� S’interroger sur la présence du bios dans l’ars historica fénelonien peut paraître a priori surprenant après le rappel répété et confirmé au cours des siècles de la ligne de fracture distinguant radicalement vie et histoire depuis Plutarque lui-même, dans la préface de la Vie d’Alexandre, jusqu’au père Rapin en passant par Chapelain, Sorel ou Gomberville 2 � Pourtant, cette question semble avoir quelque intérêt à propos de Fénelon� En effet, d’abord, ce dernier évoque Plutarque dans son « Projet d’un traité sur l’histoire » comme une autorité en matière de représentation morale et historique� En outre, une lettre destinée au duc de Beauvilliers nous apprend que Fénelon avait rédigé, dans les années 1690-1695, une Vie de Charlemagne après avoir pris ses fonctions de précepteur auprès du duc de Bourgogne 3 � Ainsi, les goûts de Fénelon inclinent vers la biographie historique dont la Vie de Charlemagne, disparue, devait être un exemple et dont le genre du dialogue des morts est largement nourri� En effet, sur les cinquante-trois dialogues mettant en scène des personnages de l’Antiquité gréco-romaine, trente-sept sont inspirés des Vies des hommes illustres de Plutarque, des traits 1 Brun, Alain� « Note sur Fénelon et le père Daniel », Annales de la faculté des lettres d’Aix, tome XXIII (1944), pp� 101-110� 2 Guion, Béatrice� Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique, Paris, Honoré Champion, 2008, pp� 248-254� 3 Fénelon� Œuvres complètes, tome X, éd� La Harpe, 1810, pp� 362-363� 28 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 de caractère de personnages plutarquiens ou des anecdotes relatées par Plutarque� Le XVII e siècle est, plus généralement, marqué par un très fort degré de pénétration des Vies des hommes illustres qui s’explique par l’histoire éditoriale de l’œuvre plutarquienne-: la traduction de l’intégralité des Vies par Amyot en 1559 connaît un succès qui popularise Plutarque au point d’en faire l’un des auteurs antiques les plus lus au XVII e siècle et de le faire apparaître, paradoxalement, comme un monument de la littérature française� Cette traduction est très largement diffusée par le biais de nombreuses rééditions et contrefaçons jusqu’en 1655� Dans la seconde moitié du XVII e siècle et au début du XVIII e siècle, l’abbé Tallemant d’abord, les époux Dacier ensuite - pour les six premières Vies -, Dacier seul enfin en proposent successivement deux nouvelles traductions� L’extraordinaire diffusion des Vies s’explique par plusieurs facteurs-: le succès remporté par la traduction d’Amyot qui l’a fait percevoir comme un monument de la langue française est dû autant à une lecture néo-stoïcienne favorisée par les guerres de religions et la Fronde qu’à la lecture montaignienne qui en a fait un peintre des caractères humains sans visée édifiante� Perçu comme un moraliste au double sens du terme, comme un vivier d’exempla et comme un portraitiste de la nature humaine, il est également le théoricien du bios dans des préfaces qui, sans constituer véritablement une poétique ou une théorie du bios, dessinent les contours génériques de la Vie� Ces préfaces, relativement nombreuses et rédigées sur une longue période de la vie de Plutarque durant lesquelles les enjeux du bios évoluent 4 , lui confèrent une plasticité théorique très féconde au XVII e siècle 5 - : il est autant le théoricien de la vie, dans son opposition intrinsèque à l’histoire, que celui d’une histoire exemplaire ou moraliste� Ainsi, c’est au prisme des réflexions plutarquiennes fondatrices du bios et de leur réception que j’aimerais observer l’originalité du « Projet d’un traité sur l’histoire » de Fénelon� Nous n’emploierons pas le terme de « biographie » mais celui de « bios » ou de « Vie » dans la mesure où, ainsi que le précise M� Fumaroli 6 , la biographie, en tant que genre affranchi de l’éloquence et du panégyrique, apparaît sous la plume de Bayle dans le Dictionnaire Historique et Critique� Cette communication a pour but de poursuivre 4 Sirinelli, Jean� Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle, Paris, Fayard, 2000, p� 285� 5 La préface de la Vie d’Alexandre pose, avec celle de la Vie de Cimon, les fondements singuliers du bios défini par opposition à l’historia, la préface de la Vie de Périclès et celle de la Vie de Paul-Émile ceux d’une histoire maîtresse de vie, la préface de la Vie de Phocion affirme la relativité des vertus examinées à l’aune des circonstances particulières où elles se manifestent� 6 Fumaroli, Marc� « Des “ Vies ” à la biographie-: le crépuscule du Parnasse », Diogène, 139 (1987), pp� 3-30� 29 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie le travail d’A� Brun et d’observer dans quelle mesure les Vies de Plutarque et en particulier ses préfaces théoriques innervent l’ars historica fénelonien� Quels sont les points de contact entre « Le Projet d’un traité sur l’histoire » et le bios plutarquien ? Nous verrons que les principes de la Vie retenus par Fénelon participent d’une réflexion morale et esthétique� Nous examinerons ainsi comment la porosité de la frontière entre Vie et histoire contribue à intégrer cette dernière au domaine des belles-lettres et permet à Fénelon de proposer un travail de synthèse des grandes traditions historiographiques de la fin du XVII e siècle� La primauté du portrait articulée à une visée exemplaire L’histoire que propose Fénelon n’est pas biographique mais elle est centrée sur les hommes� En ouverture à son « Projet d’un traité sur l’histoire », Fénelon évoque les fonctions de l’histoire dont la première est de « montre[r] les grands exemples », ces exempla étant incarnés par des figures historiques� Lorsqu’il s’agit, dans le § 2, de parler de l’objet de l’histoire, Fénelon évoque la France et l’Angleterre puis quatre personnages historiques (Talbot, Du Guesclin, le prince de Galles et Charles V)-; puis il reprend au § 3 l’idée que l’histoire doit être subordonnée à la peinture des « hommes principaux »� À ce titre, son ars historica rappelle la nécessité de préciser les causes des événements, de « connaître la forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation » mais le plus souvent à travers le prisme d’un personnage emblématique-: la frugalité romaine est représentée par Curius et Fabricius et opposée au luxe et à la licence des festins de Lucullus ou d’Apicius� Enfin, quand il insiste sur « l’ordre » et « l’arrangement » qui doivent présider à un ouvrage historiographique, c’est-à-dire sur la qualité de la narration, il invoque ces petits faits propres à chaque personnage historique qui, écrit-il à ses destinataires, « vous met[tent] devant les yeux cet homme tout entier »� Il souligne, à cet égard, l’excellence de Plutarque et de Suétone dans ce type d’ouvrages� « C’est ce que Plutarque et Suétone ont fait parfaitement 7 »� Un bon ouvrage d’histoire, aux yeux de Fénelon, doit faire la part belle aux portraits des acteurs de l’histoire� La mention dans une lettre au duc de Beauvilliers de l’abrégé de la Vie de Charlemagne confirme cet intérêt pour les Vies� Fénelon semble, à ce titre, vouloir escamoter la distinction et la hiérarchie entre vie et histoire dont témoigne par exemple le père Rapin, pour qui les auteurs de Vie « ont dégénéré du caractère d’historien »- : Fénelon emploie 7 Fénelon� Œuvres, tome II, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p� 1180� 30 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 indistinctement les termes « histoires » et « vie » pour qualifier son propre « abrégé de la vie de Charlemagne » et, lorsqu’il évoque les précédents biographes de Charlemagne, il parle d’eux comme des « historiens originaux de cette vie »� Cette indistinction est confortée par le « Projet d’un traité sur l’histoire » où Suétone et Plutarque sont présentés comme des historiens alors même que Plutarque se défendait de l’être au début de la Vie d’Alexandre� Dans cette lettre que Fénelon présente lui-même, en prenant « le vrai ton d’auteur », comme une « préface » 8 , il explique que le choix du personnage est étroitement lié à la fonction édifiante qu’il assigne à l’histoire� Chez Fénelon comme chez Plutarque, l’histoire maîtresse de vie dépend de l’ethos du personnage dont est fait le portrait� Il s’agit d’un modèle édifiant, qui présente « l’avantage » d’une part d’être un modèle chrétien et d’autre part celui « d’avoir toujours été heureux dans ses entreprises »� Si Charlemagne a été choisi, c’est qu’il est un exemplum� Les « beautés » de l’histoire résident, aux yeux de Fénelon, « dans le merveilleux caractère du prince »� À ce titre, Fénelon ajoute qu’ « on n’en saurait trouver un, ni plus aimable, ni plus propre à servir de modèle dans tous les siècles »-; quelques lignes plus bas, Fénelon surenchérit sur son usage idéal dans le cadre d’une histoire ad usum delphini-: « Je ne crois pas même qu’on puisse trouver un roi plus digne d’être étudié en tout, ni d’une autorité plus grande pour donner des leçons à ceux qui doivent régner 9 »� Dans le « Projet d’un traité sur l’histoire », l’exemplarité est également la première qualité de l’histoire qui justifie que l’on s’y intéresse-: « L’histoire est […] très importante� C’est elle qui nous montre les grands exemples »� En cela, il rejoint Plutarque, qui dans la Vie de Paul-Émile, disait écrire d’abord pour s’amender lui-même� Quand je me mis à écrire ces vies, ce fut au commencement pour profiter aux autres- ; mais depuis j’y ai persévéré et continué pour profiter à moi-même, regardant en cette histoire comme dans un miroir, et tâchant à racoutrer aucunement ma vie, et la former au moule des vertus de ces grands personnages 10 � La métaphore du miroir qui décrit ici chez Plutarque un triple mouvement d’observation, de confrontation et d’imitation est devenue depuis l’Humanisme l’image paradigmatique de l’historia magistra vitae� 8 Fénelon� Œuvres complètes, tome X, éd� La Harpe, 1810, pp� 362-363� 9 Op. cit., p� 362� 10 Plutarque� Vies des hommes illustres, tome I, éd� Gérard Walter, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1937, pp� 566-567� 31 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 Dans la Vie de Périclès également, Plutarque estime qu’il faut consacrer son entendement à ce qui est le meilleur, afin que non seulement il le contemple, mais aussi qu’il s’en repaisse et nourrisse en le contemplant� Car tout ainsi que la couleur la plus propre pour l’œil est celle qui de sa vivacité jointe avec une gaieté réjouit et conforte la vue, aussi doit-on appliquer son entendement à contemplations, qui en délectant le tirent quant à ce qui est son propre bien, comme sont les effets de la vertu, lesquels en les oyant ou les lisant impriment dans les cœurs une affection et un zèle de les ensuivre� 11 Ainsi, les hommes choisis par Plutarque, dans la majeure partie des cas, le sont, ainsi que l’écrit Plutarque parce qu’ils ont « laissé plusieurs beaux exemples de vertu tant en fait de guerre qu’en matière de gouvernement », en somme parce qu’ils incarnent l’arétè chez les Grecs ou la virtus chez les Romains� Cette lecture d’un Plutarque édifiant prévaut depuis la traduction qu’en donna Amyot-; c’est ce que laisse transparaître, d’abord, le titre choisi par les différents traducteurs de Plutarque- : Tallemant, comme Dacier reprendront le titre d’Amyot Les Vies des hommes illustres de Plutarque alors que le titre choisi par Plutarque mettait l’accent sur le parallélisme� En outre, cet aspect est révélé dans la dédicace de Dacier au roi dans la traduction des Vies des hommes illustres, à laquelle il travaille au moment même où Fénelon écrit « Le Projet d’un traité sur l’histoire », qui reprend à son compte la métaphore spéculaire-: Plutarque présente donc ici à V� M� un miroir fidèle� Vous le consulterez, SIRE, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour conformer vos mœurs et vos actions à tout ce qu’il y a de plus beau, de plus louable et de plus digne du roi� Par ce moyen, SIRE, vous aurez toutes les grandes qualités de ces héros, sans avoir aucun de leurs défauts- ; et en les perfectionnant par une piété solide, vous réjouirez la terre par vos vertus� 12 En outre, chez Plutarque comme chez Fénelon, l’histoire est conçue comme une propédeutique jusque dans la place accordée aux mauvais exemples� L’histoire, écrit Fénelon dans le « Projet d’un traité sur l’histoire », « fait servir les vices mêmes des méchants à l’instruction des bons »� À ce titre, il s’inscrit dans le sillage non seulement de Polybe, Tacite, Diodore de Sicile mais aussi de Plutarque, qui a théorisé, au début de la Vie de Démétrius, l’utilité de 11 Plutarque� Vies des hommes illustres, tome I, éd� cit�, p� 333� 12 Dacier, André� « Au roi », Les Vies des hommes illustres de Plutarque, tome I, 1721, f�â2 v°� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie 32 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 l’histoire des vices-: « Nous serons plus encouragés et de lire et d’imiter les vies des hommes vertueux, quand nous saurons l’histoire de ceux qui par leurs fautes et vices sont à bon droit blâmés 13 »� Dacier, dans son édition des Vies, s’en fait l’écho dans la dédicace au roi dont il préfère anticiper les objections 14 � Qui plus est, Fénelon développe, dans les Dialogues des Morts, genre qui n’est pas proprement historique mais qui utilise l’histoire à des fins éducatives, cet usage de figures vicieuses, en particulier celles d’Alcibiade, d’Alexandre ou encore de Thésée auxquels Plutarque consacre des Vies� Ceux-ci apparaissent comme des projections des dérives morales qui menacent le duc de Bourgogne-: confrontés à leur pédagogue - Alexandre à Aristote et Alcibiade à Socrate -, ils sont le miroir inversé du couple que forment Fénelon et le duc de Bourgogne-: l’excessif Alexandre aux ambitions, à l’orgueil outranciers et à la colère démesurée et le dépravé Alcibiade ont tous les deux corrompu leur beau naturel et les préceptes philosophiques que leur avait prodigués leur mentor� Cette conjonction d’une contre-exemplarité et du portrait de « héros scélérats » dont nombre des traits sont empruntés à Plutarque confirme l’idée que, pour les Dialogues des Morts qui sont antérieurs à la Lettre à l’Académie, Plutarque a été une source historique de prédilection� En somme, la primauté du portrait et la réversibilité de l’exemplarité apparaissent comme des points de contact entre la Vie et l’histoire fénelonienne� L’impératif de concision L’autre principe qui me semble constituer un point de convergence entre Plutarque et Fénelon est l’impératif de concision� Plutarque érige cette concision en principe générique des Vies lorsqu’au début de la Vie d’Alexandre il en propose une définition� Ayant proposé d’écrire en ce livre les vies du roi Alexandre-le-Grand, et de Jules César qui défit Pompée, pour le nombre infini des choses qui se présentent devant moi, je n’userai d’autre prologue que de prier les lecteurs qu’ils ne me reprennent point, si je n’expose pas le tout amplement et par le menu, mais sommairement en abrégeant beaucoup de choses, mêmement en leurs principaux actes et faits plus mémorables-; car il faut qu’ils se souviennent que je n’ai pas appris à écrire des histoires, mais des vies seulement� 15 13 Plutarque� Vies des hommes illustres, tome II, éd� cit�, pp� 800-801� 14 Dacier, André� « Préface », Les Vies des hommes illustres, tome I, 1721� 15 Plutarque� Vie des hommes illustres, tome II, éd� cit., p� 323� 33 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 Il s’y défend d’avoir écourté un écrit dont on aurait pu attendre qu’il soit beaucoup plus long tant la bibliographie portant sur Alexandre devait être importante� La formule redondante « sommairement en abrégeant beaucoup de choses » apparaît comme une revendication théorique autant qu’une justification� Or, chez Fénelon, la concision apparaît comme un souci constant ainsi qu’en témoigne le projet exposé au duc de Beauvilliers d’écrire une vie ou un abrégé de la vie de Charlemagne� Dans « Le Projet d’un traité sur l’histoire », le rôle de l’historien semble être de savoir supprimer ce qui relève de l’érudition� À ce titre, il s’oppose au « savant » qui « n’épargne » rien à son lecteur, ni date, ni événement décontextualisé, ni minutie superflue� Son refus de la curiosité érudite lui fait préférer un historien inexact mais qui « peindrait naïvement tout le détail »� Derrière cette critique de l’érudit transparaissent l’idéal de l’honnête homme, dont le savoir est à la fois universel et caché, ainsi que le refus de la libido sciendi� Cependant, chez Fénelon, la perspective est éthique autant qu’esthétique ou poétique-; il s’agit d’énoncer les critères de composition d’un ouvrage d’histoire� Ainsi, au savant curieux, avide de savoir correspond une forme de copia à l’opposé de laquelle se définit le style de l’historien� Or, ce dernier doit « retrancher » - le verbe est utilisé à trois reprises -, « laisse[r] tomber » afin de ne pas « allonger », de ne pas « interrompre » le fil de la narration� Dans le paragraphe suivant, il s’agit de supprimer les noms et les dates inutiles, puis de faire prévaloir une composition qui évite les « redites », qui ne laisse pas « languir » le lecteur� Pour éviter ces répétitions, Fénelon conseille même d’éviter une composition d’ordre chronologique, contrevenant aux prescriptions cicéroniennes sur l’histoire reprises par le père Rapin 16 � Enfin, en ce qui concerne le style, l’historien « doit retrancher beaucoup d’épithètes superflues et d’autres ornements du discours� Par ce retranchement, il rendra son histoire plus courte, plus vive, plus simple, plus gracieuse »� Si Fénelon concède la possibilité d’« orner » son histoire, celle-ci est tempérée par l’impératif d’« une diction claire, pure, courte et noble »� Il finit par faire l’éloge du style « nu » corrélé à celui de l’atticisme dont Cicéron, admirateur de César, et César surtout apparaissent comme les représentants� Ces remarques, qui font du plaisir du spectateur un impératif, confirment l’inscription de l’histoire dans le domaine des belles lettres dans la mesure où l’un de ses buts est, comme celui de la rhétorique cicéronienne, de plaire� En somme, l’apologie de la brièveté trouve son origine d’abord dans le goût du public qui ne partage pas l’insatiable curiosité du savant� Elle s’enracine, en outre, dans une exigence de vérité et de clarté, caractérisée par le lucidus ordo horatien évoqué au début de la Lettre à l’Académie� 16 Rapin, René� Instruction pour l’histoire, Traités sur l’histoire. La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, dir� G� Ferreyrolles, Paris, Champion, 2013, p� 622� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie 34 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 Seule une organisation signifiante, débarrassée de tous les éléments superflus qui opacifient le sens général, peut faire émerger le lucidus ordo dont dépend la perfection du discours, aux yeux de Fénelon� Au nom de la vérité lumineuse qui doit surgir de la composition d’un bon ouvrage d’histoire, il faut faire prévaloir la nudité, la simplicité de l’histoire dépouillée de tout commentaire superflu sur les ornements, la naïveté sur l’érudition, la composition lumineuse qui donne à voir l’intégralité d’une histoire sur la chronologie érudite et absconse� Des points de convergence apparaissent chez Plutarque et Fénelon- : l’histoire telle que la théorise Fénelon et le bios tel que l’expose Plutarque reposent tous deux sur un principe d’éviction et de concision� Le refus des notations érudites, des répétitions et des ornements du discours chez Fénelon répond au refus plutarquien de l’évocation des faits militaires les plus illustres, exploits, défaites, victoires ou sièges� Leur concision a donc en commun d’évincer tout ce qui peut entraver une vision d’ensemble d’une période ou d’un homme� En revanche, si leurs critères de sélection diffèrent, il s’agit pour tous les deux non seulement de supprimer ce qui pourrait nuire à une telle perspective mais aussi de préciser tout ce qui peut y contribuer� Ainsi, le retranchement chez Plutarque comme chez Fénelon est corrélé à la mise en valeur de faits qui ne sont pas nécessairement consubstantiels au genre historique� De même, dans la préface de la Vie d’Alexandre, Plutarque justifie le principe d’abrègement du bios de la manière suivante- : Plutarque estime qu’il faut préférer aux glorieux exploits auxquels il réduit l’histoire militaire « une légère chose, une parole ou un jeu »-; le genre de la vie, fondé sur la fragmentation et le rétrécissement du matériau historique à la sphère privée, est une forme de portrait comme le suggère la métaphore filée de la peinture-: l’auteur de bios y est comparé à un peintre qui cherche dans les traits du visage « une image empreinte des mœurs et du naturel des hommes »� Il s’agit de « mettre en évidence le naturel des personnes », de « rechercher les signes de l’âme » et de former « un portrait au naturel de la vie et des mœurs d’un chacun »� Le dessein assigné au genre de la Vie est qualifié, par Plutarque, dans la préface de la Vie d’Alexandre, d’ ἔμφασις ἤθους -; selon Françoise Frazier, il s’agit de la mise en lumière du caractère� Elle explique, en confrontant la préface de la Vie d’Alexandre au début de la Vie de Cimon, que le paradigme du peintre associé à l’ἔμφασις ἤθους -correspond à la construction du bios comme genre différent de l’éloge et du blâme en ce qu’il recherche la vérité 17 � Or, cette vérité qui est celle des qualités et des défauts de ces grands hommes ne peut être restituée que par des détails, des petits faits qui les révéleront� 17 Frazier, Françoise� Histoire et morale dans les Vies Parallèles de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1996� 35 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 La préface de la Vie d’Alexandre trouve un écho tout particulier dans le traité de Saint-Réal, qui en fait une lecture moraliste héritière de la réception montaignienne� Dans De l’usage de l’histoire, on observe un resserrement et une fragmentation du matériau historique dans les détails de la vie secrète, domestique et psychologique des acteurs de l’histoire 18 � Ainsi ceux-ci sont appréhendés non à travers le prisme de leurs exploits mais dans ce qu’ils partagent avec l’humanité commune, c’est-à-dire leurs passions et leurs faiblesses� L’utilité d’une telle histoire, qu’il qualifie d’« anatomie spirituelle des actions humaines », réside dans la révélation de la complexité et des profondeurs de la psuchè humaine 19 � Fénelon s’inscrit dans la continuité d’une histoire moraliste même s’il ne lui dénie pas, comme nous l’avons vu, une perspective édifiante� La métaphore picturale est largement employée par Fénelon-: l’historien doit « peindre les hommes principaux », Fénelon préfère un historien inexact mais « qui peint naïvement tout le détail »- ; un bon historien est celui qui voit son histoire « tout entière comme d’une seule vue », qui « met devant les yeux [de son lecteur] un système des affaires de chaque temps », qui « met devant les yeux cet homme tout entier »� Cette métaphore est filée également pour montrer l’importance de la couleur historique� Elle révèle une orientation commune à l’histoire fénelonienne et au bios-: leur rattachement à la morale, entendue dans une acception dénuée d’intention normative, c’est-à-dire au sens de science morale, ou d’« anatomie spirituelle » pour reprendre les termes de Saint-Réal� Il s’agit de révéler le naturel, de peindre naïvement l’homme tout entier� Fénelon précise dès le début de son « Projet d’un traité sur l’histoire » que l’historien « n’omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements »� En outre, il affirme l’utilité du détail, réhabilité dans l’histoire moraliste théorisée par Saint-Réal et préféré chez Fénelon à l’exactitude sourcilleuse du savant érudit� Ainsi, Fénelon préfère un historien inexact qui escamote des noms et des dates mais « qui peint naïvement tout le détail »� Par la suite, il confirme et accentue l’orientation moraliste de sa conception de l’histoire� Une circonstance bien choisie, un mot bien rapporté, un geste qui a rapport au génie, ou à l’humeur d’un homme, est un trait original et précieux dans l’histoire� Il vous met devant les yeux cet homme tout entier� 18 Saint-Réal, César Vichard� De l’usage de l’histoire, in Traités sur l’histoire (1638- 1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Rapin, op. cit., pp� 553-554� 19 Op. cit., p� 529� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie 36 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 La référence à Plutarque est à peine voilée-: une même structure ternaire - la chose, la parole ou le jeu chez l’un, la circonstance, un mot et un geste chez l’autre - et une même finalité moraliste au sens montaignien du terme-: au portrait de l’homme, à la révélation des signes de l’âme, à l’image empreinte du naturel répond l’ambition moraliste totalisante d’une telle histoire-: « il vous met devant les yeux cet homme tout entier »� Cependant, Fénelon s’en démarque également- ; Plutarque insiste, en effet, sur le caractère anecdotique de ces détails- : la teneur du terme πρᾶγμα est éclairée par l’adjectif βραχὺ et ῥῆμα καὶ παιδιά soulignent le caractère anhistorique du propos du bios au sens où le matériau historique est d’essence guerrière, publique et officielle� Les termes choisis par l’auteur de la Lettre à l’Académie sont différents-: une « circonstance », un « mot », « un geste » font bien référence à cette histoire anecdotique� Il s’inscrît, ainsi, dans ce mouvement de réhabilitation de l’anecdote qui suit la publication du traité de Saint-Réal� Cependant, les expressions qui les accompagnent « bien choisie », « bien rapporté », « qui a rapport au génie, ou à l’humeur d’un homme » confèrent à ces détails qui appartiennent autant à la sphère privée que publique une légitimité historique� S’ils sont judicieusement choisis - la répétition de l’adverbe « bien » fait écho au judicium cicéronien qui préside au travail de l’historien -, leur nature anecdotique n’est plus un obstacle à leur inclusion dans le genre historique� Surtout, Fénelon, à l’inverse de Saint-Réal, ne réduit pas l’histoire aux scènes d’alcôve, aux coulisses domestiques de l’histoire officielle, publique et militaire� Ainsi, ces propos confirment la perméabilité de la frontière entre vie et histoire dont Fénelon a parfaitement conscience qu’elle est un « trait original », c’est-à-dire qu’elle va à l’encontre de la doxa qui distingue radicalement histoire et bios� Est-il besoin de rappeler les critiques du père Rapin, qui voit dans l’auteur de Vies une sorte de gazetier 20 ? Quand, pour Plutarque, le recours aux détails, aux anecdotes exclut le bios du genre historique, pour Fénelon, à l’inverse, celui-ci présente un intérêt précieux pour le genre historique sans pour autant devoir le constituer totalement� Par l’intermédiaire des petits faits constitutifs du bios, la perspective exemplaire de l’histoire fénelonienne s’élargit à une perspective moraliste-: l’histoire est instructive non pas parce qu’elle exalte les vertus des héros mais parce qu’elle sait les peindre avec naïveté dans leur vérité psychologique� Montrer l’homme dans son entier, c’est récuser sa glorification, c’est mettre en valeur ce qu’il fut, c’est-à-dire ses vices et ses défauts� Ainsi, faire le portrait d’Alexandre le Grand, modèle du Grand Condé et du jeune Louis XIV, dans les Dialogues des Morts est l’occasion de mettre en lumière son orgueil, son ivrognerie et son irascibilité, en somme montrer, par le biais de nota- 20 Rapin, René� Instructions pour l’histoire, dans Traités sur l’histoire (1638-1677)- : La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Rapin, op. cit., pp� 631-632� 37 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 tions domestiques, « l’homme dans son entier » et non le héros à imiter, afin de détourner le jeune prince de son exemple� Ainsi, l’effacement de la frontière entre histoire et bios réconcilie historia magistra vitae et historia morum� Ce « Projet d’un traité sur l’histoire » dessine une voie originale et révèle plus généralement un esprit de synthèse et de conciliation de domaines qui semblaient pourtant séparés par une frontière infrangible-: un peu comme Fénelon avait aboli la distinction entre douceur et épopée, il fait œuvre de synthèse-; synthèse entre la vie et l’histoire opérée par le bon historien qui sait choisir judicieusement parmi les événements publics et les faits privés-; synthèse également entre l’observation anatomique des mœurs humaines et l’édification, dans la mesure où la description de l’homme tel qu’il est peut être convertie en propédeutique-; synthèse entre une histoire des bons et des mauvais exemples à l’intérieur d’une exemplarité réversible- ; enfin synthèse entre l’art et la vérité, car le souci d’une composition organisée, concise et lumineuse et d’un style simple et nu, retranchant le superflu et garant de la vérité, fait de l’histoire un ars, c’est-à-dire pense l’histoire au sein de catégories littéraires� La réhabilitation historique de Plutarque et, plus généralement, du bios, dont Fénelon apparaît comme l’un des représentants s’inscrit dans un mouvement plus vaste dont témoignent et témoigneront par exemple Lenglet- Dufresnoy 21 , André Dacier, qui voit en Plutarque le plus utile des historiens, et Rollin� Pour eux comme pour Fénelon, l’exemplarité réversible et extensive léguée par Plutarque, associée à une forme moraliste de l’histoire, sert la pédagogie� Cependant, la réfraction du bios dans l’ars historica fénelonien, dans la mesure où elle associe ethos et vérité et où sa concision intrinsèque fonde l’émergence d’une certaine vérité morale, prépare, sans doute, d’une certaine manière, la scission entre vie et biographie, c’est-à-dire entre un genre hagiographique et un genre utilisé à des fins critiques dont Bayle fera l’usage que l’on sait dans le Dictionnaire historique et critique� 21 Volpilhac-Auger, Catherine� « D’Histoire en Vie », Usages des vies Le biographique hier et aujourd’hui (XVII e - XXI e siècle), Sarah Mombert et Michèle Rosellini (dir�), Presses Universitaires du Mirail, 2012, pp� 40-41� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes dans la correspondance de Fénelon Jean-Philippe Grosperrin Université de Toulouse - Jean-Jaurès / Équipe « Littérature et Herméneutique » Hélas ! Madame, qu’attendiez-vous des hommes ? […] La créature est un roseau cassé- : si on veut s’appuyer dessus, le roseau plie, ne peut vous soutenir, et vous perce la main� 1 Ce pessimisme augustinien 2 , fertile en images, ne laisse pas indemnes les relations d’amitié, et d’autant moins qu’un « sentiment du piège 3 » traverse la pensée de Fénelon� Sa correspondance l’atteste, parallèlement aux opuscules spirituels� Outre la suspicion ordinaire des directeurs de conscience à l’égard de « l’amitié folle » que favorisent dans les communautés les « amitiés particulières », vulnérables à des « attendrissements indécents 4 », l’ascétisme propre à une spiritualité du pur amour scrute chez le destinataire un moi impérieux et prédateur, et s’attaque à l’illusion qu’alimentent les vertus mondaines� « C’est vous-même que vous cherchez en cherchant l’amitié des créatures� Vos délicatesses d’amitié ne sont que des raffinements d’amourpropre » (XVI, 43)- ; « je ne veux plus qu’on m’aime […]� Il faut que tout meure, douceurs, consolations, repos, tendres amitiés, honneur, réputation 1 Fénelon, « Lettre à la comtesse de Gramont », novembre 1690, Correspondance de Fénelon, éd� Jean Orcibal, Irénée Noye et Jacques Le Brun, Paris, Klincksieck [t� I-V] puis Genève, Droz [t� VI-XVIII], 1972-2007, t� II, p� 202� Les références à la Correspondance seront désormais désignées simplement par le numéro de tome en chiffres romains et le numéro de page en chiffres arabes� 2 Voir Bossuet, Jacques-Bénigne� Œuvres oratoires, éd� Joseph Lebarq, Paris, Hachette, 1914-1926, t� V, p� 646- : « Maudit l’homme qui met sa confiance en l’homme ! [Jér� XVII, 5] Aimez vos amis dans l’ordre de la charité, mais n’y établissez pas votre confiance »� 3 Hepp, Noémi� Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p� 619� 4 Fénelon� Œuvres, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibl� de la Pléiade », 1983- 1997, t� I, pp� 728-732� Cf. Bossuet� Correspondance, éd� Charles Urbain et Eugène Levesque, Paris, Hachette, 1909-1925, t� XIII, p� 77 et p� 81� 40 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 […], il faut que tout meure, que tout soit sacrifié 5 »- ; car un Dieu jaloux « arrache tout, et le goût des amitiés comme tout le reste » et « tout chrétien […] doit même renoncer aux personnes qu’il aime le plus, et qu’il est obligé d’aimer » puisque « la chasteté de l’amitié chrétienne ne cherche que l’époux sacré dans l’ami mortel et terrestre 6 »� Et cependant l’actualisation d’une relation d’amitié par le discours est constante dans les lettres de Fénelon, sous deux aspects au moins� D’abord-- et malgré les difficultés qu’a bien désignées l’enquête de Pauline Chaduc -- l’amitié demeure « le schème par lequel est appréhendée la direction spirituelle 7 »� Ou plutôt l’amitié des créatures (avec ce que le mot amitié peut offrir à cette époque d’élasticité sémantique) est subordonnée à la foi partagée et à l’amour divin� D’où des formulations comme celles adressées en 1712 et 1713 au marquis de Fénelon, neveu du prélat : Ô combien le Père céleste est-il plus père, plus compatissant, plus bienfaisant, plus aimant que moi� Toute mon amitié pour vous n’est qu’un faible écoulement de la sienne� (XVI, 145) Point d’autre lien, point d’autre amitié entre toi et moi, que Dieu seul� C’est son amour qui doit être à jamais toute notre amitié� (XVI, 227) Cependant le directeur se trouve dans une position ambivalente lorsqu’il revendique l’amitié, à la fois parce que celle-ci suppose en principe une relation d’égalité et parce que l’affectivité entre en jeu en effet dans le développement épistolaire� Voici par exemple ce qu’en 1708 Fénelon écrit, à propos de l’oraison, au vidame d’Amiens, futur duc de Chaulnes-: Parlez-y à Dieu comme au meilleur de vos amis […]� Vous souffrez plus que vous ne souffririez si vous vous jetiez dans le sein de Dieu� […] Quoique vous me craigniez comme un loup-garou, je meurs d’envie de vous embrasser à votre passage� Aimez, s’il vous plaît, Monsieur, celui qui vous honore et aime sans mesure� (XIV, 25-26) Justement, les lettres de Fénelon respirent une sensibilité notablement vive à l’amitié, dans le cadre de l’échange spirituel ou en dehors de ce cadre 8 � 5 Fénelon, « Œuvres spirituelles », ibid., pp� 954-955� 6 Ibid., p� 606 et p� 618� 7 Chaduc, Pauline� Fénelon-: direction spirituelle et littérature, Paris, Honoré Champion, 2015, p� 358-368� 8 L’amitié spirituelle de Fénelon avec Mme Guyon et son expression posent des problèmes spécifiques que je laisse de côté� 41 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Henk Hillenaar 9 avait attiré l’attention sur des lettres d’un Fénelon trentenaire, où se dit, nonobstant cette « humeur sèche et hautaine » dont s’accuse l’abbé (II, 164), l’intensité vécue d’un sentiment fusionnel, non pas avec la « pieuse amie » qu’est Mme Guyon, mais avec (on le suppose) La Marvalière, secrétaire du duc de Beauvilliers-: « Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec M� Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu� » (à Mme Guyon, mai 1690, II, 164)� Plus caractéristique encore, cette lettre de fin 1688 écrite à un des fils de Colbert-: Je porte au fond du cœur quelque chose qui me parle toujours de vous […]-; c’est ce que j’ai senti particulièrement pendant les périls de votre campagne� […] Vous m’avez témoigné autrefois une sorte d’amitié dont l’impression ne s’efface jamais et qui m’attendrit presque jusqu’aux larmes quand je me rappelle nos conversations-: j’espère que vous vous souviendrez combien elles étaient douces et cordiales� (II, 82) Or une expression insistante de l’amitié masculine, effusive aussi bien que méditative, ressort particulièrement de la correspondance de 1711 et 1714, dans les dernières années de la guerre de Succession d’Espagne� La parole d’amitié y prend des formes tout à fait singulières, parfois paradoxales, souvent poétiques, dans un cercle d’amis choisis, réunis par la relation épistolaire autour de Fénelon pendant son exil à Cambrai� Il s’agira alors d’envisager comment, entre Fénelon et ce petit nombre d’« amis particuliers », lesquels n’ont pas forcément un statut équivalent, le discours épistolaire de l’amitié manifeste une combinaison, ou une tension, entre la conception spirituelle d’une amitié dont Dieu est le centre, et une autre modalité de la relation amicale, fondée cette fois sur la complicité entretenue dans des jeux littéraires de réécriture� Les lettres de Fénelon peuvent alors susciter un imaginaire de l’espace entre fantasme et ironie� L’ami et la mort, ou Dieu comme centre « L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort et non pas de vie� Il faut être brisé et mis en poudre » (II, 75)� Ainsi s’énonce une doctrine de la mortification qui doit tout purifier, et dont l’expérience de la mort d’autrui constitue la pierre de touche� La correspondance de Fénelon porte précisément la mémoire de la disparition de personnes bien chères, parmi lesquelles le 9 Hillenaar, Henk� « Madame Guyon et Fénelon », dans Madame Guyon, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, pp� 158-159� 42 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 duc de Bourgogne certes, mais non moins l’abbé de Langeron ou le duc de Chevreuse, mort deux ans plus tard� Dans ces deux derniers cas, les lettres montrent l’intrication d’une douleur qui s’avoue et d’une méditation qui célèbre la mort à soi-même� Ami de longue date, l’abbé de Langeron est mort dans les bras de Fénelon à Cambrai le 10 novembre 1710, laissant une trace durable dans les lettres de l’archevêque, qui confie son accablement à plusieurs destinataires� À une de ses anciennes dirigées (Charlotte de Saint-Cyprien), il montre l’étendue d’un deuil auquel pourtant s’applique, réflexivement, l’acuité sévère du directeur-: J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible� Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure� Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur� Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre� J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment� […] Hélas ! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère� (17 janvier 1711, XIV, 318) La méditation saisit l’expérience d’une séparation irrémédiable pour célébrer un détachement salutaire-: ainsi fera Fénelon dans la lettre de consolation qu’il écrit à la duchesse de Chevreuse à la mort de son époux (XVI, 299) 10 � Quand il s’adresse à des confidents masculins, l’archevêque met cependant l’accent sur la valeur existentielle de l’amitié, en même temps que sur un danger de l’attachement à l’ami qui se trouve désormais mesuré à l’effroi de la perte-: Mon Dieu que les bons amis coûtent cher ! La vie n’a d’adoucissement que dans l’amitié, qui se tourne en peine inconsolable� Cherchons l’ami qui ne meurt point, et en qui nous retrouverons tous les autres� 11 Pareille expérience de la mort se résout en paradoxes-: « Les bons amis sont une ressource dangereuse dans la vie� En les perdant on perd trop� Je crains la douceur de l’amitié� » (XVI, 162)� S’impose alors la permanence de « l’ami qui ne meurt point », Dieu, que la tradition biblique désigne comme « l’ami 10 Cf. Fénelon� « Discours sur les croix », Œuvres, éd� cit�, t� I, p� 651� 11 Au vidame d’Amiens, XIV, 294� Cf. XVI, 23- : « Ô mon Dieu ! que la vraie amitié cause de douleur ! » (conclusion d’une lettre à Chevreuse, après la mort du duc de Bourgogne)� 43 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 fidèle » (XII, 245)� Ou plutôt, cet ami éternel régit une figuration suivant laquelle l’amour de Dieu constitue dans l’au-delà le point de fuite d’une amitié « de pure foi »-: Ô que nous serons heureux, si nous sommes un jour tous ensemble au ciel devant Dieu, ne nous aimant plus que de son seul amour, ne nous réjouissant plus que de sa seule joie, et ne pouvant plus nous séparer les uns des autres� (XVI, 162) Cette communion des amis, ou sa promesse, régit dès lors une scénographie de la réunion que Fénelon fait valoir en consolant la duchesse de Chevreuse de la mort de son époux, c’est-à-dire en adoptant « la double posture de l’ami compatissant et de l’interprète du “dessein secret […]” de Dieu 12 »-: Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons� Il nous voit, il nous aime […] Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous […] si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui� […] On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur� (XVI, 104) Retomber dans son centre, retourner au centre, cette image est fréquente dans la littérature spirituelle du temps 13 et elle reformule en la géométrisant l’idée évangélique que « le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Luc XVII, 21)� Dieu est alors donné comme le centre commun dans lequel doivent converger les amitiés humaines� En mai 1714, s’adressant à son neveu le marquis, Fénelon transpose l’éloignement qui conditionne la communication épistolaire en désir d’union par la prière-: « Soyons souvent ensemble malgré la distance des lieux par le centre qui rapproche et qui unit toutes les lignes� » (XVI, 348)� Pareille représentation spirituelle et spatiale de l’amitié modelait jusqu’aux formules affectives de congé dans les lettres échangées par Fénelon et Chevreuse-: Dieu sait jusqu’où va mon zèle, mon respect, mon dévouement, ma tendresse et mon union de cœur en celui qui fait un de tout ce qui paraît le plus divisé par la distance des lieux� (XIV, 223) Je finis ceci aussi brusquement que j’ai écrit et vous embrasse de toute l’étendue de mon cœur qui se joint sans réserve au vôtre en notre unique tout� (XIV, 292) 12 Chaduc, Pauline� Op. cit., p� 453� 13 Voir Fénelon, Œuvres, éd� cit�, n o 1 de la p� 965� 44 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 En toute logique, cette convergence spirituelle des amis dans leur centre commun - scénographie discursive fondée sur une mystique de l’unité- - aboutit à l’absorption des amitiés particulières dans le seul amour de Dieu-: Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose� Ô qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc� ! Il ne faut être qu’un� Je ne veux connaître que l’unité� Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété de chacun� Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle� […] chaque homme possédé de l’amour propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même� Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble� C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre- ; c’est ce qui anéantit toutes les distances. (à la duchesse de Mortemart, XVIII, 154) 14 � Cependant, cette amitié sans distinction, absorbée dans la charité, efface-telle l’amitié que font fleurir des affinités électives dans un cercle choisi ? Les dernières années de la correspondance de Fénelon donnent un autre visage à l’amitié en suscitant des scénographies tout autres� Le cercle de Cambrai Les familiers de l’archevêque de Cambrai sont d’abord issus de sa famille 15 , ou de ce qu’il appelle lui-même plaisamment « mon népotisme » (XVI, 105), également uni par l’emploi de pseudonymes hypocoristiques� D’abord l’abbé Pantaléon de Beaumont (1660-1744), surnommé Panta ou « le grand abbé », fils d’une sœur de Fénelon et son « héritier universel » pour autant que sa « singulière amitié » faisait de lui « comme le meilleur fils pour son père 16 »� Le prélat témoigne une « amitié de pure foi » et une sollicitude affectueuse (incluant des conseils de stratégie mondaine) à un neveu plus jeune, Fanfan, alias le marquis Gabriel-Jacques de Fénelon (1688-1746), à qui le métier des 14 Je souligne� Cf. une lettre voisine au marquis de Blainville, frère de la duchesse-: « Nous sommes bien près les uns des autres, sans nous voir, au lieu que les gens qui se voient à toute heure sont bien éloignés dans la même chambre� Dieu réunit tout, et anéantit les plus grandes distances� C’est dans ce centre que se touchent les hommes de la Chine avec ceux du Pérou� » (XVIII, 149)� 15 Voir Correspondance de Fénelon, t� XI, p� 297 suiv� 16 Testament de Fénelon, dans Beausset, Louis-François de� Histoire de Fénelon, Paris, Louis Vivès, 1854, t� II, p� 413� 45 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 armes impose déplacements et blessures, propices à la relation épistolaire� À ce groupe, qui compte un abbé, frère aîné de Fanfan, s’agrège un autre militaire, qui fit carrière dans l’artillerie, Louis Camus Destouches 17 , né en 1667, donc plus jeune d’une quinzaine d’années que Fénelon, qui le rencontra en mai 1710 lors des manœuvres de l’armée des Flandres� C’est à sa mobilité entre le théâtre des opérations, quelques séjours à Cambrai et un congé annuel de maladie pour aller prendre les eaux qu’on doit le riche corpus des lettres que lui adressa Fénelon� Or la vie mondaine peu quiète de Destouches, un tempérament qu’on devine jouisseur, conduisent Fénelon à un essai discret de « direction », par insinuation à partir de remarques sur sa gloutonnerie par exemple-: Bonjour, cher bonhomme, aimez-moi comme je vous aime, vous vous aimeriez mieux que vous ne faites, car je vous aime pour votre véritable bien� Pardonnez-moi ce mot, et pensez-y si vous en avez le courage� Petit Maro, le gros Gifflard 18 et tous les miens me ressemblent par une sincère tendresse pour vous� (XVI, 213) Inscrite dans un cercle restreint de familiers, la relation d’amitié fait plus que mitiger l’ethos d’autorité ecclésiastique, non exclusif de rudesse, si fortement attesté chez Fénelon dans le cadre strict de la direction� C’est ce que confirme telle lettre à Fanfan-: Pour notre chevalier blessé, embrassez-le tendrement de ma part, en attendant que je puisse l’embrasser moi-même� […] Je ne prêche point� Mais plus j’aime quelqu’un, plus je lui désire le bien qui me paraît unique à désirer� (XVI, 79) Dans ce cercle amical représenté par la somme des lettres, la figure de Destouches, peu enclin à la dévotion, manifeste une éminence affective, libidinale même, qui le met à part� Cette amitié entre l’archevêque et le militaire est exemplaire aussi en ce qu’elle se situe à un autre niveau que la relation affective avec le marquis, et à plus forte raison que l’échange plus protocolaire de 1714 entre Fénelon et un ami de Destouches, Houdar de La Motte� « Je vous aime� Je vous désire� Si vous ne voulez pas le croire, venez le voir� » (XIV, 419)-: dans cette formule conclusive le 19 août 1711, l’ostentation énergique, au bord de l’érotisation, est l’indice de la profondeur d’un attachement, avouée d’ailleurs à Fanfan-: 17 Sur ce Destouches, ou chevalier des Touches, voir la documentation donnée dans XV, 316-319� 18 « Si petit Maro est l’abbé de Beaumont, gros Gifflard ne peut guère être que l’abbé de Fénelon, frère aîné du marquis » (Correspondance de Fénelon, XVII, 174)� 46 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Je croyais aimer fort tendrement M� le chevalier des Touches, et comme j’aime très peu de gens� Mais sa blessure me fait sentir que je l’aime encore bien plus que je ne le croyais� (XVI, 78) Une lettre à Destouches quelques mois avant la mort de Fénelon scrute les motifs de cette tendresse-: Si vous alliez montrer ma lettre à quelque grave et sévère censeur, il ne manquerait pas de dire-: pourquoi ce vieil évêque aime-t-il tant un homme si profane ? Voilà un grand scandale� Je l’avoue� Mais quel moyen de me corriger ? La vérité est que je trouve deux hommes en vous� Vous êtes double comme Sosie, sans aucune duplicité pour la finesse� D’un côté vous êtes mauvais pour vous-même� De l’autre, vous êtes vrai, droit, noble, tout à vos amis� (XVI, 322) Ce faisant, le phénomène le plus remarquable dans ces lettres est l’appui constant du discours d’amitié sur la citation des poètes latins-: Il me tarde de vous embrasser� […] Je ne dirai jamais comme Horace-: Tamen illic vivere mallem-; Oblitusque meorum, obliviscendus et illis, Neptunum procul e terra spectare furentem. J’aime mieux la conversation douce d’un ami, que Neptune en courroux� Ô vous que j’aime sans savoir pourquoi, soyez sage, si vous le pouvez, et alors je serai sage de vous aimer tant� (XVI, 86) Si, en l’occurrence un je ne sais quoi de la dilection fait mine de récuser Horace (Épîtres, I, 11, v� 8-10), les lettres de Fénelon réactivent pourtant, et résolument, une scénographie de la « conversation douce » sans instance féminine, où se retrouvent Horace, Virgile et leurs familiers des années 1710, eux-mêmes enclos dans un cercle à l’écart de la cour et de la ville� En cela l’échange des lettres construit bel et bien un lieu sui generis de l’union amicale, à la fois hyperlittéraire et ancré dans la réalité� Le 10 mars 1714, le traité de Rastatt tout juste signé, Fénelon écrit à Destouches-: La paix me fait espérer la joie que vous me promettez-; o qui complexus ! Mais à propos de cet endroit d’Horace que vous citez, d’où vient que vous avez fait connaissance avec lui ? Virgile, votre ancien favori, en sera jaloux� […] Il me semble que je vous vois amicum tempus agens� Ces mots sont faits pour vous, et vous peignent au naturel� Mes trois neveux-: Petit Maro, Gifflard et Boiteux 19 19 Boiteux désigne Fanfan blessé, mais le surnom Petit Maro pour l’abbé de Beaumont procède probablement d’un jeu de mots entre maraud et l’autre nom de Virgile� 47 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 sont charmés de votre souvenir� […] Quoique je proteste contre vos goûts frivoles, je ne puis me corriger de vous aimer tendrement� Tecum vivere amem, tecum obeam libens� (XVI, 309) Ces fragments d’Horace assemblés dans le texte 20 médiatisent et autorisent l’expression insistante de l’attachement, opérant ainsi « une complicité simultanément culturelle et affective 21 » comparable à ce qu’illustreront les lettres du jeune Voltaire� Or cette économie de mise à distance et de communion suppose des glissements-: ce qui chez Horace était personnification du soir 22 s’applique ici au destinataire, tandis que l’épistolier s’approprie la conclusion amoureuse, par une voix de femme, d’une ode où le poète aurait « trouvé le secret de mêler avec la galanterie fine et aisée de la Cour, la simplicité naturelle et naïve des Dialogues rustiques 23 »� Où s’affirme, à l’abri du cercle amical et cultivé, un reflux du discours ascétique au profit de la poésie profane, ou plutôt de sa plasticité parodique dans l’esprit de la galanterie, distinct de l’usage des citations latines dans la lettre humaniste 24 � Comme en marge de la gravité doctrinale, le discours épistolaire répond alors à une fonction expresse de « badinage » qui prend le relais des conversations de vive voix 25 -; non pas de ce « badinage » qui module la spiritualité d’enfance dans la correspondance avec Mme Guyon, mais d’une autre forme de travestissement littéraire, propre à ménager un espace « particulier 26 » où affect partagé et plaisir du jeu s’entrelacent sous l’égide de l’imaginaire antique� 20 Dans l’ordre-: Satires, I, 5, v� 43-; Odes, III, 6, v� 43-44-; Odes, III, 9, v� 24� 21 Haroche-Bouzinac, Geneviève� Voltaire dans ses lettres de jeunesse (1711-1733), Paris, Klincksieck, 1992, p� 160� 22 Voir la remarque d’André Dacier sur « amicum tempus agens »- : « Il appelle le soir ami des Laboureurs, parce qu’il fait cesser leur travail » (Œuvres d’Horace, Paris, Ballard, 1709, t� III, p� 181)� 23 Ibid., p� 222� 24 Pour une précédente approche de cet aspect dans les lettres de Fénelon, voir Grosperrin, Jean-Philippe� « Enjouement, élégie, énigme� Remarques sur l’écart parodique dans Fénelon », Littératures classiques, n° 74 (2011), pp� 178-188� 25 « M� des Touches a demeuré ici plus de quinze jours� Le badinage et la bonne amitié ont été en perfection » (12 juillet 1714, à Fanfan, XVI, 364)� 26 « Particulier, […] qui n’appartient qu’à certaines choses, ou à certaines personnes-; […] signifie aussi quelquefois, Singulier, extraordinaire […]� Il se dit aussi de ce qui est séparé, de ce qui est à part » (Dictionnaire de l’Académie, 1694)� 48 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Petits jeux épistolaires entre amis On examinera ici le « badinage » à base de citations poétiques recontextualisées quand il trace des scénarios de fantaisie, où l’imaginaire bucolique se combine à la topique horatienne de l’amitié, pour caractériser ce cercle restreint� L’horizon des lettres à Destouches est un otium à l’antique, celui qu’on retrouverait dans Les Aventures d’Aristonoüs 27 , mais avec pour ombres tutélaires Horace et Virgile, poètes amis� C’est déjà un vers des Géorgiques qui fournit l’expression « ignobilis oti » (« retraite obscure 28 » ou sans gloire) pour désigner par plaisanterie la « cellule » de Destouches au palais archiépiscopal, dans « une honnête fainéantise » (XIV, 425-426)� L’épistolier appelle surtout des retrouvailles calquées sur ces vers fameux d’Horace-: nous trouvâmes à la dînée […] Plotius, Varius et Virgile, trois des plus honnestes gens qu’il y ait au monde, & pour qui personne ne sauroit avoir plus d’attachement & plus d’amitié que moi� Quels embrassemens ! Quels transports de joye ! [O qui complexus, et gaudia quanta fuerunt ! ] Pendant que les Dieux me conserveront la raison, je ne trouverai rien de comparable à un bon ami� 29 Fénelon se plaît à citer, quasi rituellement, la seule exclamation « O qui complexus ! 30 »- : la parole d’amitié est ici désir d’embrassement, que l’emprunt latin esthétise et solennise tout ensemble� Or ce même vers se combine à d’autres emprunts poétiques, et notamment à la satire d’Horace (II, 6) faisant miroiter un otium idéal dans une heureuse retraite à la campagne, afin que la lettre déploie, in angustiis, une scénographie pastorale� Ainsi le 7-avrie 1712, quelques semaines après la mort du duc de Bourgogne-: Il faut que je vous aime bien pour désirer avec impatience de vous voir-: O qui complexus, et gaudia quanta ! Il me coûtera néanmoins bien cher de vous revoir-; car vous ramènerez avec vous les horreurs de la guerre� Je regardais cette reine Anne comme Minerve qui tient le rameau d’olive� Mais si elle tarde encore un peu, notre pays sera ravagé pour dix ans� Mais quoi ? avez-vous cru que je puisse vous oublier, Dum memor ipse mei, dum spiritus hos reget artus ? J’envie à l’abbé de B[eaumont] les heures où vous soupez ensemble-: O noctes cœnæque Deum ! … (XVI, 39) 27 Fénelon, Œuvres, éd� cit�, t� I, p� 254� 28 Géorgiques, IV, v� 365- : « Et moi je jouissais d’une retraite obscure » (trad� Jacques Delille, Paris, Claude Bleuet, 1770, p� 303)� 29 Satires, I, 5, v� 40-44, trad� André Dacier, Œuvres d’Horace, op. cit., t� VI, p� 341� 30 « Quand vous reviendrez, O qui complexus ! […] Cherchez qui vous aime plus que je ne fais » (XVI, 91)� Cf. XVI, 350 (à l’abbé de Beaumont cette fois)� 49 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 La dernière citation (Satires, II, 6, v� 65) exprime la nostalgie des repas et des nuits passés en amitié et fait pendant à la première-; entre les deux surgit un vers que Virgile met dans la bouche d’Énée quittant Didon 31 , et qui vient ici colorer autrement l’affectivité du discours, s’il est vrai que le jeu d’emprunt paraît ici sérieux, ou du moins ambigu dans la mesure où il fait consonner l’amitié horatienne avec une illustre frustration érotique� Nouveau jeu de mosaïque entre Horace et Virgile le 11 mai 1714-: Je veux être avec vous, et vous avoir studiis florentem ignobilis oti� Je suis prêt à m’écrier-: Quando te aspiciam ? quandoque licebit ? etc� Nous parlerons à cœur ouvert sur mille choses-; mais donnez-moi un temps libre, puisque vous voulez venir� Tempus inane peto etc� Ce n’est point un compliment que je vous fais-: c’est un arrangement que je fais pour jouir à ma mode de votre amitié� Elle m’attendrit au-delà de toute expression� Fr� Ar� D� de C� (XVI, 341) « Quand te reverrai-je ? … »- : Horace à l’origine s’adressait à sa chère campagne (« O rus 32 … »), et voilà un nouveau glissement, confirmé par la citation suivante, qui fait intervenir cette fois Didon suppliant le héros de prolonger son séjour 33 � En l’occurrence, le second degré du propos est inséparable d’un « art de jouir » de l’ami - « artemque fruendi », comme dit encore une formule horatienne qu’affectionne Fénelon dans ses lettres à Destouches, mais ici moins rapportée à une « douce philosophie qui sache user des biens » (XVI, 117) qu’à l’expression assumée d’une tendresse dont les harmoniques font songer au désir élégiaque d’Idoménée de « posséder » Télémaque à Salente et à l’arrangement qu’il imagine (Télémaque, livre XVII)� Cette tendresse s’enveloppe ailleurs dans des parodies nettement badines, elles, jusque dans leurs équivoques-: Je le vois bien, berger inconstant et volage, vous cherchez des prétextes pour rompre avec moi� Ah, Corydon, Corydon, quæ te dementia cepit ! 34 Les amusements de Paris vous dégoûtent de tout le reste� Vous avez oublié nos plaisirs rustiques� Quem fugis, ah, demens ! habiratunt Di quoque silvas 35 . Je suis honteux de ce que vos appétits gloutons vous attachent à ces jolis repas où vous 31 Énéide, IV, v� 336-: « Tant que je me souviendrai de moi-même, tant qu’un souffle animera ce corps » (trad� Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1980)� 32 Satires, II, 6, v� 60-62� Le passage est cité dans la Lettre à l’Académie, assorti de ce commentaire-: « Je suis attendri […] pour la solitude d’Horace » (éd� Ernesta Caldarini, Genève, Droz, 1970, p� 80)� 33 Énéide, IV, v� 433� 34 Bucoliques, II, v� 69-: « Ah, Corydon, Corydon, quelle démence t’a pris ! »� 35 Ibid., v� 60-: « Ah, qui fuis-tu, fou que tu es ! Les dieux aussi ont habité ces forêts »� 50 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 joignez l’enjouement à la friandise� Mais je serai bientôt vengé, et vous vous empoisonnerez de bonne chère� Omnibus ombra locis adero- ; dabis, improbe, pœnas 36 . C’est à Cambrai qu’on est sobre, sain, léger, content, et gai avec règle� O tantum libeat mecum tibi sordida rura Atque humiles habitare casas 37 . Raccommodons-nous� Je vous passe la folie de votre lettre� La folie ne vous sied pas mal� […] Votre badinage a son élégance� Vous le sentez, et vous en êtes un peu vain� Mais n’importe, je veux bien vous prendre avec vos défauts� […] Tecum vivere amem… Vous voyez que votre badinage est contagieux� (XVI, 421) Texte étonnant, et rien n’est moins simple� Même l’éloge virgilien des humbles campagnes - figure assez douteuse du train de l’archevêché- - est recouvert par l’esprit mondain, « moderne », pour ne pas dire néo-précieux, d’une parodie de pastorale où le prélat épistolier emprunterait à la fois le masque du berger amoureux d’Alexis, les accents d’une Didon héroïcomique et, unifiant le tout, un ethos assez féminin d’ironie aristocratique - Gustave Lanson, avec ses préventions, aurait dit de « coquetterie 38 »� La dominante bucolique des vers cités n’est pas destinée ici à construire un lieu idéal, nostalgique et philosophique, de l’amitié, mais à érotiser la représentation, sa gaieté galante� Comme dans le billet affectueux en latin (« amor in te meus ») que Fénelon adresse à Destouches le 29 avril 1712, tissu de formules horatiennes (« dulcissime rerum » y relaie « dimidium animae meae ») et de mots tardifs, l’artifice ostentatoire de la composition, son accent ironique, contiennent à la fois « de grandes vérités » et « de la tendresse qui vous paraîtrait bien précieuse » (XVI, 44)� En somme, la vérité de ces « petits jeux épistolaires » (XVI, 416) est qu’un tel « badinage » n’est jamais innocent� Comme la fable dans le Télémaque, cette mosaïque d’échos et de détournements permet d’exprimer « ce qui ne pouvait se dire autrement 39 »� Car ces jeux de la correspondance sont d’autant plus précieux, c’est-à-dire nécessaires, qu’ils se détachent sur un fond de tristesse et de deuil-: la guerre en Europe, la disparition des dauphins en 1712, un climat diffus « fin de siècle »� « Heureux d’ignorer ce qui trouble le repos du monde » (XVI, 322)-: le 12 avril 1714, cette référence souriante à 36 Énéide, IV, v� 386 (imprécations de Didon)� 37 Bucoliques, II, v� 28 (Corydon)-: « Ô si seulement il te plaisait d’habiter avec moi ces campagnes misérables et ces humbles cabanes ! » 38 « Les hommes qui ont écrit les lettres les plus charmantes, Cicéron, Fénelon, Voltaire, sont précisément ceux qui ont eu des nerfs et une coquetterie de femmes » (cité dans Haroche-Bouzinac, Geneviève� L’Épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p� 11)� 39 Le Brun, Jacques� « Les Aventures de Télémaque-: destins d’un best-seller », Littératures classiques, n° 70 (2009), p� 146� 51 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 la Querelle d’Homère, juste après un passage où Fénelon rejoue avec Destouches la rencontre d’Énée et d’Andromaque 40 , est comme l’avers d’un sentiment désabusé, qui donne sa pleine valeur au commerce épistolaire� Aussi bien, l’horizon de ces lettres reste la mort, en particulier le fantasme de mourir avec l’ami, en germe lui aussi dans l’ode dialoguée d’Horace (« Tecum vivere amem, tecum obeam libens »), concordant d’ailleurs avec les amitiés qui fleurissaient alors dans le théâtre des jésuites� Se dessine alors une autre scénographie de l’insularité, où la réunion dans l’au-delà ne coïncide plus avec les représentations de la tradition spirituelle, mais avec une île des morts qui réinterprète les îles fortunées d’Horace 41 � Là peut-être se boucle un circuit profond des lettres de Fénelon� La duchesse de Bourgogne vient de périr quand il écrit à Destouches-: Autre malheur pire que la fragilité de la vie-; c’est cette humeur ombrageuse et cette âpreté sur l’intérêt, qui rend presque tous les hommes incompatibles entre eux� Allons-nous-en, vous et moi avec une demi-douzaine de bonnes gens francs et paisibles dans quelque île déserte, où nous renouvellerons l’âge d’or 42 � Mais il faudrait nous y enterrer tous à la fois, car que deviendraient les survivants ? (XVI, 22) Et pour la Toussaint 1713, après la mort d’un des cousins de Destouches-: On serait tenté de désirer que tous les bons amis s’entendissent pour mourir ensemble le même jour- ; ou pour mieux faire, à l’exemple de Philémon et Baucis, l’un devrait devenir chêne au moment où il verrait l’autre auprès de lui devenir tilleul� Ceux qui n’aiment rien voudraient enterrer tout le genre humain, les yeux secs et le cœur content� Ils ne sont pas dignes de vivre� Il en coûte beaucoup d’être sensible à l’amitié� Mais ceux qui ont cette sensibilité seraient honteux de ne l’avoir pas, et ils aiment mieux souffrir que d’être insensibles� (XVI, 255) Cette sensibilité particulière, amie des fables (songeons à la fin des Aventures d’Aristonoüs), neutralise en Fénelon le directeur, le « conducteur des âmes » par vertu de « condescendance 43 », pour laisser place à ce conducteur vers un pays amène et rêvé dont la lettre d’amitié imagine les frontières, loin de la parure codifiée et de l’euphorie conventionnelle qu’affichait l’« Ode à Germigny » en 1687 (II, 70-71)� 40 Cf. Énéide, III, v� 310-316 et 493-495� 41 Cf. la fameuse lettre de Fénelon à Bossuet, II, 49� 42 Cf. XVI, 321- : « J’ai vu le fond de votre cœur, mon cher bonhomme […]� C’est renouveler les amitiés de l’âge d’or au milieu d’un siècle de fer »� 43 Chaduc, Pauline� Op. cit., pp� 173-174� 52 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Marquée par une spiritualité ascétique de l’amitié, la correspondance de Fénelon offre aussi, pour transposer sa propre formule, un « arrangement à sa mode » qui permet d’accorder l’authenticité d’une sensibilité personnelle, exprimée comme vitale, avec les plaisirs de l’enjouement et (osons employer un terme toujours suspect dans Fénelon) du brillant� Repensé, redéfini dans son decorum, embrassant les figures d’une mémoire littéraire pour dire le présent et la vulnérabilité affective, le discours épistolaire organise un lieu discursif propre à une amitié particulière, ou propre à « un excès d’amitié » (XVI, 117)� Le commerce avec Destouches, nourri des poètes anciens qui, sur le sujet de l’amitié, « connaissaient des délicatesses que nous ignorons 44 », témoigne aussi d’une surenchère dans la complicité qui semble devoir conjurer l’absence angoissante de réciprocité qui définit « l’amour pur et désintéressé 45 »� La correspondance de Fénelon réverbère ainsi, concurremment au Télémaque, « une nostalgie de la possession des choses, compensée par un rêve d’indistinction 46 »� Dans les lettres à Destouches, il ne s’agit pas tant de dissiper une « ombre de distinction » que de répéter la mise en scène d’embrassements figurés - mise en scène qui distingue l’épistolier autant que son destinataire� S’il est vrai que cette époque a pu penser l’amitié aristocratique « comme une relation érotique d’essence mâle 47 », ce serait peut-être fausser l’économie du jeu épistolaire que d’appliquer strictement un tel constat aux fabulations épistolaires de Cambrai� La distance, l’absence, le sentiment mélancolique de l’évanescence des choses et des êtres, l’incorporation d’Horace et de Virgile enfantent une scénographie qui autorise celui qui signe « Fr� Ar� D� de C� » à mitiger sa dignité de prince de l’Église par les tours savamment galants d’une « plaisanterie » non exclusive, bien au contraire, d’un sentiment élégiaque� Car qui embrasse sait avec l’Ecclésiaste (III, 5) qu’« il y a toujours temps d’embrasser et temps de s’éloigner des embrassements »� O qui complexus ! Complexus, ce qui est tissé ensemble, pris dans le même tissu-: le jeu et le deuil, le « fond du cœur 48 » et les masques, la lettre et l’esprit� 44 Les Poésies d’Horace, trad� du P� Sanadon, Paris, Chaubert, 1728, t� II, p� 195� 45 Je reprends ici une remarque de Jacques Le Brun lors du colloque de Strasbourg� Qu’il en soit remercié� 46 Berlan, Françoise� « Lexique et affects dans le Télémaque-: la distance et l’effusion », Littératures classiques, n° 70 (2009), p� 22� 47 Daumas, Maurice� Des trésors d’amitié-: de la Renaissance aux Lumières, Paris, Armand Colin, 2011, p� 209� 48 « J’ai vu le fond de votre cœur, mon cher bonhomme » (à Destouches, 12 avril 1714, XVI, 321)� Voir Papàsogli, Benedetta� Le « Fond du cœur »-: figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2000� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 Le goût de Fénelon Emmanuel Bury Sorbonne Université / CELLF Poser la question du « goût » de Fénelon soulève immédiatement le problème du choix de ce terme pour définir le sens esthétique de l’écrivain et du prélat- ; dans l’ouvrage qu’il a consacré au Goût de Voltaire, R� Naves expliquait qu’il avait choisi ce mot pour éviter des expressions comme « idées littéraires », « esthétique » ou « doctrine »� Il justifiait le choix de ce mot « souple » qui permettait d’échapper à la rigidité de la doctrine, de ce mot « concret » qui échappait au risque de la spéculation esthétique et du mot « humain » qui évitait une conception banale de la critique littéraire 1 � En désignant le « goût de Voltaire », le mot a aussi le mérite de concerner autant le goût d’une époque que le goût singulier d’un homme� De surcroît, comme l’a montré C� Chantalat, le mot « goût » est un mot clé de l’époque, une métaphore reçue depuis les années 1660 pour désigner à la fois la faculté de discernement qui permet de percevoir les qualités et les défauts d’une chose, et le résultat de l’exercice de cette faculté (le « goût des honnêtes gens », le « goût du siècle ») 2 � Il appartient de plein droit à l’esthétique de la vie mondaine telle qu’on la trouve formulée sous les plumes d’un Méré, d’un Saint-Évremond ou d’un Bouhours 3 - : c’est donc un « mot à la mode » dans les années 1680-1690, parfaitement contemporain de la vie et de l’œuvre de Fénelon� La Querelle des Anciens et des Modernes en voit l’usage de part et d’autre-: l’Abbé du Parallèle de Perrault y voit, au nom des Modernes, un juste équilibre entre l’instinct et la raison, et Anne Dacier déplore, au nom des Anciens, la Corruption du goût dont l’époque serait le témoin� Dans les deux cas, le « goût » apparaît comme le mot clé pour désigner une subtile négociation entre la raison et l’instinct� Il est significatif de voir qu’E� Carcassonne, pour parler du pan esthétique des œuvres et 1 Naves, Raymond� Le Goût de Voltaire, Paris, Garnier Frères, s� d�, pp� 1-2� 2 Chantalat, Claude� À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1991, chap� I, pp� 17-27� 3 Chantalat, op. cit�, chap� II, « Les honnêtes gens et la notion de goût », pp� 29-35� 54 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de la pensée de Fénelon, utilise l’expression « l’homme de goût » 4 � Enfin, il convient d’ajouter, dans le cas de Fénelon, l’importance du mot « goût » dans le domaine de la spiritualité- : le pur amour n’est-il pas la quête du « goût de Dieu » ? L’image de la nourriture et du goût - au sens le plus concret du mot - est constamment présente sous la plume de Madame Guyon� Dans le Moyen court (1686), la méditation est présentée comme une nourriture qu’il faut digérer et goûter-: « il faut [vous] tenir arrêté à l’endroit que vous lisez tant que vous y trouvez du goût », écrit-elle 5 � Ce terme complexe et nuancé semble donc assez bien convenir à la physionomie intellectuelle, spirituelle et sentimentale de Fénelon� De fait, comme nous allons le voir, le mot « goût » permet d’embrasser la diversité des aspects de sa réflexion sur les effets de l’art, au sens le plus large du terme� Il permet aussi de rendre compte d’une expérience de la sensibilité singulière de l’écrivain� Enfin, ce goût singulier peut être envisagé comme un symptôme du « moment 1700 », dont Fénelon est à la fois un témoin précieux et un acteur de premier plan� Fénelon s’est préoccupé durant toute sa carrière de la question du goût, et on pourrait presque parler d’un corpus « esthétique » qui se dessine au fil de son œuvre� Cela commence dès les Dialogues sur l’éloquence (1679), et se poursuit dans les Dialogues des morts (1692-1695) où l’on trouve aussi bien des jugements sur l’éloquence ( XXXi , Cicéron et Démosthène) que sur les arts plastiques ( lii , Parrhasius et Poussin, liii , Léonard de Vinci et Poussin)-; on cite volontiers, parmi les Opuscules pédagogiques, les « Sentiments sur différents tableaux », et, enfin, la Lettre à l’Académie (1714) témoigne à la fois de l’esthétique littéraire de Fénelon et des affinités que celle-ci entretient avec l’art en général 6 � Dans une étude ancienne sur Fénelon critique d’art, Paul Bastier insistait sur le fait que Fénelon a su ressaisir « le lien intime des arts plastiques avec l’éloquence et la poésie 7 »� Cela s’accorde particulièrement avec la notion de goût qui favorise la porosité entre les différents domaines 4 Carcassonne, Ély� État présent des travaux sur Fénelon, Paris, Les Belles Lettres, 1939 et Fénelon, Paris, Boivin-Hatier, 1946 (« Connaissance des lettres », 18), respectivement les chapitres « L’Écrivain et l’homme de goût » en 1939 et « L’artiste et l’homme de goût » en 1946-; voir Bury, Emmanuel� « Le Fénelon d’Ély Carcassonne », Lectures et Figures de Fénelon, dans Charles-Olivier Stiker-Métral et François Trémolières (dir�), à paraître� 5 Guyon, Jeanne-Marie� Moyen court et très-facile de faire oraison que tous peuvent pratiquer tres-aisement, Lyon, Briasson, 1686, cité par E� Carcassonne, op. cit., 1946, p� 37� 6 On se reportera à l’édition des Œuvres de Fénelon dans l’édition procurée par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1983 (t� 1) et 1997 (t� 2), « Bibliothèque de la Pléiade »-: Dialogues sur l’éloquence, t� 1, pp� 1-87, Dialogues des morts, t� 1, pp� 277- 510, « Sentiment sur différents tableaux », dans les Opuscules pédagogiques, t� 1, pp� 267-268-; Lettre à l’Académie, t� 2, pp� 1134-1197� 7 Bastier, Paul� Fénelon critique d’art, 1903, p� 7� 55 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 du jugement et de l’émotion esthétique� Bastier ajoute que « toutes les fois que Fénelon écrivit quelque chose de suivi, il y fit place à l’art 8 »� Et dans ces différents domaines, l’attention à l’effet est première, avec le verbe clé de « toucher » ou « touchant » pour désigner la qualité d’une œuvre d’art- : cette prééminence du movere (complémentaire du docere et du delectare dans les fins canoniques de l’art oratoire) dans l’évaluation esthétique explique pourquoi le sentiment, l’imagination et la sensibilité sont promus comme les principales valeurs dans ce domaine� Cela a parfois amené à considérer Fénelon comme un « homme de transition », qui annoncerait le culte de la sensibilité qui va se développer au Xviii e siècle 9 � A propos des textes où il est question de critique d’art, Bastier dresse même un parallèle avec Diderot, dont Fénelon serait un précurseur, notamment dans l’intérêt qu’il montre pour l’étude des passions et de leur expression par les arts plastiques 10 � Face à un tableau attribué à Titien, les critères de Fénelon sont le « noble », le « touchant », et il en loue « l’expression heureuse »� En revanche, il note, à propos d’un tableau de jeunesse de Poussin-: « Cela ne m’a guère touché »� Ces deux pages qui témoignent d’une visite que Fénelon a faite à Chantilly, où il a pu voir la collection de tableaux du prince de Condé, sont exemplaires de sa manière de juger les œuvres d’art-: on perçoit son goût de l’équilibre, quand il juge d’une tête qu’elle n’est pas « assez morte » - de même qu’une Vénus ne lui semble pas « assez Vénus » - ou quand, devant une toile de Van Dyck, il considère que « Mars est trop grossier » et Vénus « trop maniérée »� Il est sensible à la réussite du geste pictural, même face à un ouvrage qu’il juge « médiocre », comme le Christ avec deux apôtres d’Antonio Moro-: « les airs de tête n’ont rien de noble, et sont sans expression, mais cela est bien peint-; c’est une vraie chair 11 »� L’implication du spectateur est soulignée par des notations précises, comme on le voit dans cette remarque qui clôt l’évocation rapide d’un autoportrait du même Moro-: « Il est enveloppé d’une robe de chambre noire, qui est ample, et avec tant de gros plis, qu’on croit le voir suer sous tant d’étoffe� » Cette sensualité de l’évaluation renvoie bien au goût comme à un sens physique, plus sûr qu’une analyse rationnelle et abstraite� Cela est net dans l’analyse d’un paysage de Poussin, où le spectateur se projette insensiblement-: 8 Bastier, op. cit., p� 9� 9 Ce sont les termes qu’emploie Gottfried Landolf, dans son Esthétique de Fénelon, Zürich, Leeman, 1914, p� 13, et conclusion, p� 157-; ce dernier voit en Fénelon un précurseur du romantisme, chez qui, comme chez Chateaubriand ou Lamartine, le « sentiment religieux se transforme souvent en sentiment esthétique » (p� 20)� 10 Bastier, op. cit�, chap� III, « Fénelon critique d’art », pp� 41-42� 11 « Sentiments sur différents tableaux », éd� cit�, pp� 267-268� 56 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 C’est un paysage d’une fraîcheur délicieuse sur le devant, et les lointains s’enfuient avec une variété très agréable� […] Il y a sur le devant une île, dans une eau claire qui fait plusieurs tours et retours dans des prairies et dans des bocages où l’on voudrait être, tant ces lieux paraissent aimables� L’incidence du spectacle sur la volonté du spectateur (« on voudrait [y] être ») est une marque certaine de l’effet agréable produit par l’image qui semble effacer le caractère fictif et artistique de la représentation pour tendre vers une expérience réellement ressentie du locus amoenus 12 � Fénelon donne ici le sentiment d’une lecture « sensible » de la peinture qui serait dénuée de toute distance critique (et savante)� « Je parle en ignorant », ajoute-t-il presque aussitôt, comme si le goût et le plaisir éprouvé face au paysage impliquaient une « immersion » dans l’œuvre dénuée de toute médiation rationnelle� On songe ici aux remarques de R� Naves sur le caractère « spontané » du goût, qui jouit des formes sans se soucier de doctrine- ; Naves cite Burke à cette occasion, qui alléguait la formule de Térence, elegans formarum spectator (« un juge délicat de la beauté des objets »), en soulignant tout ce que cela désigne, en-deçà de toute affirmation proprement culturelle-: « la simplicité de l’acte vivant 13 »� Au demeurant, cela rejoint un paradigme dominant de l’époque, celui de l’honnête homme, qui ne se pique ni d’érudition, ni d’abstraction excessive en matière de jugement de goût, dénonçant l’artifice d’un filtre culturel trop visible-; comme l’a écrit le P� Bouhours, dans la Manière de bien penser, le goût est un « sentiment naturel qui tient à l’âme, indépendamment de toutes les sciences que l’on peut acquérir 14 »� L’ignorance dont se pare Fénelon n’est rien d’autre que cela-: la capacité à émettre un jugement esthétique en-deçà de toute culture acquise� Dès lors, ce qui compte, c’est l’expérience singulière de l’œuvre� En effet, comme l’écrit Saint-Évremond, dans ses Observations sur le goût, l’expérience est capitale dans l’apprentissage du jugement en cette matière-: Le point le plus essentiel est d’acquérir un vrai discernement et de se donner des lumières pures� La nature nous y prépare, l’expérience et le commerce des gens délicats achèvent de nous y former� A ce propos, il est significatif de voir que Fénelon fonde toujours ses réflexions en matière d’arts plastiques sur des artistes bien identifiés (Poussin, Titien, Mignard, Van Dyck) et des œuvres précises (Apollon des Médicis, Hercule 12 Cf� le Dialogue des morts, liii (« Léonard de Vinci et Poussin ») sur un paysage analogue-: « Ce bocage a une fraîcheur délicieuse� On voudrait y être� », éd� cit�, p� 433� 13 Naves, op. cit�, p� 4� 14 Bouhours, Dominique� La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, Paris, 1687, cité par Naves, op. cit�, p� 56� 57 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de Farnèse)� Dans les Dialogues des morts, par exemple, Poussin décrit les Funérailles de Phocion à Parrhasius et son Cadmus ou le Paysage au serpent à Léonard de Vinci 15 � Loin de se contenter d’une ekphrasis tout oratoire, on voit Poussin-Fénelon sensible au coloris et aux effets de lumière- ; il rend notamment compte de la perspective atmosphérique, dont Léonard a été le premier grand théoricien 16 � Ainsi, Fénelon, même lorsqu’il parle du point de vue de l’artiste qui est censé avoir peint la toile, décrit l’expérience esthétique de l’œuvre que peut éprouver un spectateur non averti, c’est-àdire l’effet qu’elle produit, avant de louer l’art qui produit cet effet� Cette attention à l’effet correspond aux réserves que Fénelon émet contre l’art qui se donne à voir� Analogue et symétrique à l’affirmation de l’ignorance qui favorise une sensibilité directe face à l’œuvre, la mise en garde contre un art qui trahit ses procédés est récurrente sous la plume de Fénelon� Il adresse notamment ce genre de reproche au style « gothique », dont les sculptures raffinées et virtuoses sont comparées à des « sophismes », formule frappante qui indique le parallèle sous-jacent que Fénelon esquisse entre l’éloquence et les arts plastiques 17 � Il existe en effet, aux yeux de notre auteur, un mauvais usage de l’ingéniosité - les concetti - en art comme en littérature� C’est précisément à ce propos que Fénelon emploie l’expression de « mauvais goût »-: Cette architecture qu’on appelle gothique nous est venue des Arabes- ; ces sortes d’esprits étant fort vifs et n’ayant ni règle ni culture, ne pouvaient manquer de se jeter dans de fausses subtilités� De là leur vint ce mauvais goût en toutes choses� Ils ont été sophistes en raisonnements, amateurs de colifichets en architecture, et inventeurs de pointes en poésie et en éloquence� Tout cela est du même génie� 18 On voit bien dans ce jugement ce qui, aux yeux de Fénelon, constitue l’arrière-plan de ce mauvais goût-: il s’agit moins de laideur que de fausseté� De fait, il ne s’agit pas alors exclusivement d’un enjeu esthétique, car ce qui importe, du point de vue de Fénelon, c’est la vérité, que de tels sophismes menacent� On songe ici aux remarques faites par Françoise Berlan à propos de la « naïveté » chez Fénelon- : elle insiste sur le fait que cette qualité expressive, souvent soulignée comme un mérite, correspond à l’appréciation 15 Dialogues des morts, éd� cit�, respectivement pp� 427-432 et pp� 433-436� 16 Dans le dialogue, Poussin formule explicitement ce qu’il doit aux « règles » formulées par Léonard, op. cit�, p� 436� 17 Voir le second Dialogue sur l’éloquence, éd� cit�, p� 55, à propos des ornements gothiques- : « Voilà en architecture ce que les antithèses et les autres jeux de mots sont dans l’éloquence� » 18 Ibid�, pp� 55-56� 58 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 d’une « fidélité au réel » - conforme à la conception de la naïveté que se faisait le premier Xvii e siècle� Cela va de pair, rappelle F� Berlan, avec la défense du naturel que l’on trouve dans le second Dialogue sur l’éloquence, où une critique analogue de l’art « grossier » qui se laisse voir était opposée à l’art du poète-peintre (en l’occurrence Homère et Virgile) qui « met toute sa gloire à ne point paraître »-: comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups de pinceaux� 19 L’analogie avec la peinture, et l’usage du verbe « peindre » par Fénelon pour désigner la force de l’expression a été mise en lumière par la critique 20 - : le terme en vient même à remplacer, dans le cadre rhétorique, le delectare (plaire) de la triade classique (docere, delectare, movere) à laquelle nous faisions allusion à l’instant, comme l’a suggéré François Trémolières 21 � Cela met en avant la force persuasive de l’imagination- : « Peindre, c’est non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d’une manière si vive et si sensible, que l’auditeur s’imagine presque les voir 22 »� On retrouve ici implicitement une référence à l’art de l’hypotypose, qui repose précisément sur l’energeia (la vivacité)� Mais ce qui fait la valeur de ce terme est qu’il comporte à la fois une valeur affective et la connotation de la fidélité au réel-: ce qui plaît est ce qui est vrai� Lorsqu’il loue l’art de Raphaël, dans la Lettre à l’Académie c’est paradoxalement parce que son art vise à tromper parfaitement le spectateur, et lui faire prendre le tableau pour la vérité même 23 � C’est à cette impression profonde que correspond l’expression que nous avons déjà relevée dans les jugements esthétiques 19 Dialogues sur l’éloquence, II, éd� cit�, p� 37- ; cf� Berlan, Françoise� « Fénelon et la “naïveté”-: constantes et évolutions des Dialogues sur l’Éloquence (vers 1687) à la Lettre à l’Académie (1714) en passant par le Télémaque (1699) », L’Information grammaticale, n o 65 (1995), pp� 17-21� 20 À commencer par Françoise Berlan dans l’article cité à l’instant, p� 18� 21 Trémolières, François� « Rhétorique profane, rhétorique sacrée- : les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon », Littératures classiques, n o 39 (2000), p� 237-250, notamment pp� 242-243, où l’auteur explique ainsi l’utilité de cette substitution-: « Substituer le peindre au plaire c’est au fond épurer le plaire de tous les éléments de séduction par amour-propre (le désir de plaire) pour n’en retenir que la capacité à “charmer”, c’est-à-dire à transporter par l’imagination », p� 243� 22 Dialogue cité, p� 34� 23 Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1163-: « Sa peinture n’est bonne qu’autant qu’on y trouve de vérité� L’art est défectueux dès qu’il est outré� Il doit viser à la ressemblance� » 59 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de Fénelon-: « on croit y être 24 �-» Le même passage évoque Téniers le jeune, peintre représentatif de l’art flamand dont les évocations pittoresques de la vie rurale étaient aptes à s’accorder avec l’idéal pastoral et rustique si souvent célébré par Fénelon-; le pittoresque rejoint le goût de la vérité et de l’expressivité dont notre auteur fait la pierre de touche de la réussite en matière d’art� Comme il est écrit quelques pages plus loin, à propos de l’écriture de l’histoire, « un peintre, qui ignore ce qu’on nomme il costume, ne peint rien avec vérité 25 »� On constate que l’équilibre est fragile entre l’exigence de vérité et la fonction de l’imagination, qui est la faculté même qui garantit la réussite du signe artistique ou poétique-: De là vient qu’un peintre et un poète ont tant de rapport-; l’un peint pour les yeux, l’autre pour les oreilles- ; l’un et l’autre doivent porter les objets dans l’imagination des hommes� 26 L’imagination doit donc être maintenue dans le cadre de la simplicité et de la fidélité au réel, et ne pas dériver vers les « caprices », que Fénelon reproche notamment au mauvais goût gothique, où ce terme désigne péjorativement l’autonomie excessive des ornements, sorte de libido ornandi, si on peut dire, qui témoigne de l’amour propre excessif de l’artiste 27 � La notion de goût, qui se caractérise par son infaillibilité, permet précisément de saisir ce point d’équilibre délicat� Comme l’écrit La Bruyère (dont on connaît bien les affinités avec Fénelon 28 )-: Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature� Celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux� Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement� 29 La perfection est donc un point précis que le goût (lorsqu’il est bon) est apte à sentir sans hésitation� Dans cette perspective, que partagent la majorité des 24 Ibid., à propos des descriptions de l’Iliade, analogues aux peintures de Titien ou de Téniers� 25 Lettres à l’Académie, éd� cit�, p� 1181-: Jacques Le Brun commente ce terme en note (p� 1754) en en rappelant l’usage par Félibien, et il renvoie au Dialogue des morts, lii , où le terme est mis dans la bouche de Poussin (éd� citée, I, p� 431)� 26 Dialogues sur l’éloquence, II, éd� cit�, p� 35� 27 Reprenant les griefs déjà cités qui étaient présents dans les Dialogues sur l’éloquence (ci-dessus, n� 17), la Lettre à l’Académie replace ces arguments dans le contexte de l’opposition entre Anciens et Modernes, éd� cit�, pp� 1196-1197� 28 Sur ce point, voir Cuche, François-Xavier� Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Cerf, 1991, pp� 18-19� 29 La Bruyère, Jean de� Les Caractères, « Des Ouvrages de l’esprit », 10� 60 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 esprits du temps, la beauté n’est pas quelque chose de contingent-; comme l’écrit Pierre Nicole, dans la fameuse Préface des Poésies chrétiennes et diverses (1671), « il faut la sentir et la comprendre tout d’un coup, et en avoir une idée si vive et si forte qu’elle nous fasse rejeter sans hésiter tout ce qui n’y répond pas 30 -»� Ce caractère immédiat et rapide du jugement de goût semble faire écho à l’aveu d’ignorance que nous relevions déjà sous la plume de Fénelon� Dans le contexte des années 1680-1700, où l’opposition entre Anciens et Modernes a posé de manière forte la question des critères, de la rationalité et de la norme du beau, entre le « goût des géomètres » et la tentation du sublime qui échappe à l’appréhension des règles, ce dénuement affiché de méthode et cette affirmation d’un contact direct avec l’œuvre, poétique ou plastique, peuvent aussi être compris comme un trait d’époque, un caractère propre du « moment 1700 »� A ce propos, il est significatif que Balthasar Gibert, dans ses Jugements de 1719 31 , critique sévèrement les Dialogues de Fénelon, auquel il reproche, entre autres, les réserves qu’il émet à propos d’Isocrate 32 , pour le trop grand soin que ce dernier a mis à composer son Panégyrique, témoignant ainsi d’un plus grand souci de se faire valoir que de défendre la cause d’Athènes efficacement 33 � Plus encore, Gibert reproche à Fénelon d’utiliser le mot « peindre » pour décrire l’éloquence et ses effets-: D’où vient donc qu’au lieu de dire comme Ciceron, que l’Eloquence se réduit à instruire, à plaire, à toucher-; il a mieux aimé dire à instruire, à peindre , à toucher ? On ne peut douter que cela ne vienne de cette passion de dire quelque chose de nouveau� 34 À ses yeux, cela trahit les préceptes de l’art oratoire de manière inutile� Ce jugement donnera lieu à un débat entre Gibert et Rollin, ce dernier défendant le point de vue de Fénelon 35 � Gibert dénonce aussi la prétendue simplicité originaire que Fénelon décrit chez les Pères de l’Église et ses variations à ce sujet, lorsqu’il est contraint de reconnaître que les Pères ont dû s’adapter 30 Nicole, Pierre� Préface du Recueil de poésies chrétiennes et diverses, dans La vraie beauté et son fantôme, et autres textes d’esthétique, éd� Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996, p� 144 (nous soulignons)� 31 Gibert, Baltasar� Jugemens des Savans sur les auteurs qui ont traité de la Rhétorique, Paris, P�-A� Martin, 1713-1719 (3 vol� in-12)-: le jugement sur Fénelon se trouve au t� III, pp� 477-504� 32 Gibert, op. cit�, pp� 482-489� 33 Voir Dialogues sur l’éloquence, I, éd� cit�, p� 18� 34 Gibert, op. cit., p� 491� 35 Sur ce débat, voir Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle en France (1715-1820), Paris, Hachette, 1917, pp� 270-274� 61 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 à l’éloquence de leur temps 36 � Cela fait écho au long débat sur l’éloquence sacrée qui avait opposé, à la fin du Xvii e siècle, Arnauld et Goibaud Du Bois 37 � Au-delà de la question de la prédication, qui est un des enjeux majeurs de la réflexion de Fénelon sur l’éloquence, c’est plus généralement une opposition entre les règles (qui peuvent s’apprendre et s’enseigner) et le bon goût de l’esprit (qui est « naturel ») qui se joue dans ces différents débats� L’influence de Fénelon a sans doute joué un rôle dans ce débat, comme le suggérait Albert Chérel, à propos du jugement critique de Boissimon à l’égard du grand style de Bossuet-: il voit en effet dans la dénonciation de l’affectation excessive dont ferait preuve Bossuet « la formule du goût fénelonien 38 »� Poursuivant son combat pour les règles de la rhétorique, Gibert, dans sa Rhétorique, ou les règles de l’éloquence publiée en 1730, affirme qu’il ne faut pas s’en tenir au goût « naturel » pour donner des préceptes de rhétorique, car, explique-t-il, le « goût, destitué des principes, est semblable à un aveugle sans guide 39 »� Peut-on suivre Gibert dans l’idée que le goût, tel qu’il est défini par ceux qu’il dénonce, serait dénué de tout principe ? Il est frappant de voir que Rollin, défenseur de Fénelon face à Gibert, est pourtant un héritier ouvertement proclamé de Quintilien (autant que Gibert, pour le moins), chez qui il trouve précisément l’origine de la notion de goût qu’il défend lui-même, et que le Traité des études vise à former, selon son propre aveu 40 � Ce bon goût combine l’atticisme grec - qui définit un idéal de naturel sans affectation - et l’élégance latine - qui promeut l’usage de mots simples et suggestifs� Cela repose naturellement aussi sur la capacité de discernement de l’auditoire, car l’usage discret des mots suppose une finesse d’esprit à qui les entend pour en saisir toute la portée� Finesse et discrétion ne supposent pas tant l’absence de principes que leur assimilation en profondeur, au contact des livres élégants ou de la conversation, et elles impliquent le refus de faire étalage de son savoir dans le commerce des hommes ou dans la prise de parole éloquente-: on préfère l’allusion à la citation, et le mot simple à la périphrase pompeuse ou au néologisme criard� Cet idéal de decorum, qui est une forme suprême de 36 Gibert, Baltasar� Jugemens, op. cit�, pp� 495-496, p� 502� 37 Sur ce débat et son contexte, voir Kapp, Volker� « L’Apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui se moque de la rhétorique », dans Marc Fumaroli (dir�), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, PUF, 1999, pp� 707-786, et notamment pp� 737-747� 38 Boissimon, Les Beautés de l’ancienne éloquence opposées aux affectations de la moderne, Paris, Musier, 1698, cité par Chérel, op. cit�, pp� 275-276� 39 Gibert, Baltasar� La Rhétorique, ou les Règles de l’éloquence, Paris, C�-L� Thiboust, 1730, p� 2� 40 Voir Naves, op. cit�, p� 85� 62 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 la politesse de l’esprit, doit sans doute autant, et même plus, à Horace qu’à Quintilien, comme le rappelait déjà Naves dans son étude 41 � Que l’auteur de l’Épître aux Pisons puisse apparaître comme un maître du goût pour Fénelon est sensible, dès les Dialogues des morts� On y voit en effet Horace dialoguer avec Virgile, et louer chez ce dernier « l’essor du génie, la conduite de tout l’ouvrage, la force et la hardiesse des peintures »� Cela ne l’empêche pas, pour autant, de lui préférer Homère, « car il met d’un seul trait la nature toute nue devant les yeux »� On retrouve ici le critère sous-jacent de la naïveté, qui détermine en général le plaisir le plus authentique dans l’esprit de Fénelon� Virgile avoue avoir « dérobé quelque chose à la simple nature », pour mieux s’accommoder « au goût d’un peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse »-; mieux encore, Virgile lui-même concède qu’« Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne songer qu’à peindre en tout la vraie nature 42 »� Virgile n’est d’ailleurs pas en reste lorsqu’il s’agit à son tour de louer Horace� Malgré quelques réserves, à propos des Odes, sur des ornements superflus « qu’un beau transport ne va point chercher », il met l’accent sur l’art de faire « signifier » la parole par un « tour » heureux, « avec brièveté et délicatesse », dont il résume l’effet ainsi-: « Les mots deviennent tout nouveaux par l’usage que vous en faites 43 »� Par le truchement des poètes latins, Fénelon fait l’éloge d’un style « coulant » et harmonieux, dont l’effet est immédiatement sensible-: « Rien n’est si doux et si nombreux que vos vers, leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux 44 »� On retrouve ici l’idée chère au prélat que l’art doit se sentir avant de s’analyser et que l’intuition prévaut sur la méthode 45 � Cela va de pair avec l’idée qu’un art qui serait visible en lui-même avant de produire son effet tient de la faute morale autant que de la faute de goût� On en trouve d’autres formulations saisissantes sous la plume de Fénelon, par exemple à propos de Démosthène, dans la Lettre à l’Académie-: « Il ne cherche point le beau-; il le fait sans y penser� » Contrairement à Cicéron, qui laisse transparaître un souci d’art, Démosthène « saisit » son public avant tout mouvement de l’esprit critique-: « On pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles »� Une nouvelle fois, le contre-exemple est Isocrate, chez qui « l’art se décrédite 41 Naves, op. cit�, pp� 76-77� 42 Dialogues des morts, li , « Horace et Virgile », éd� cit�, I, p� 425� 43 Ibid-; cf� dans la Lettre à l’Académie, une remarque analogue sur Démosthène, op. cit�, p� 1152-: « Il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire� » 44 Ibid� 45 Cf� les remarques d’Ély Carcassonne, op. cit, p� 103-: « La symétrie est sacrifiée à la souplesse, la logique à l’intuition-; l’inspiration prévaut sur la méthode qui compare, choisit et suit consciemment un modèle� » 63 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 lui-même-; il se trahit en se montrant 46 � » À la duplicité d’une parole qui fait voir res et verba dissociés (chez Isocrate), Fénelon oppose la simplicité, où les deux, « choses » et « paroles », sont confondues dans l’effet saisissant du discours (chez Démosthène), et c’est bien cette simplicité qui est la garante de la vérité� Ces deux valeurs cardinales sont indissociables de la notion de goût telle qu’elle se formule à l’époque, de La Bruyère à Rollin� Un des ultimes écrits de Fénelon montre bien la permanence de ces convictions dans son esprit et sous sa plume-; il s’agit d’une des lettres qu’il a adressées à Houdar de La Motte, en mai 1714, où il est question de la « dispute des anciens et des modernes 47 »� Ce texte est intéressant en ce qu’il reflète une position nuancée de Fénelon par rapport à la querelle, et notamment dans l’admiration qu’il voue aux Anciens� Il reconnaît que les auteurs antiques sont « inégaux entre eux », et qu’ils ont sans doute fait des fautes que seule notre méconnaissance des mœurs, de la culture et de la langue dans toute sa finesse nous empêchent de voir� Horace lui-même a reconnu de petites imperfections dans Homère-; mais Homère n’a pas tant péché par infidélité au réel, notamment en décrivant les mœurs de son temps — sur lesquelles portaient de nombreuses critiques dans la querelle entre Anne Dacier et Houdar de La Motte —, que par une grande fidélité-: car, précise Fénelon, « un poète est un peintre, qui doit peindre d’après nature et observer tous les caractères� » Comme dans les premiers écrits, le mot de « peinture » et l’art du « peintre » définissent la manière spécifique dont Fénelon envisage le « signe » artistique en général, qu’il s’agisse de peinture ou de poésie� Il s’agit bien de l’art de rendre avec force et netteté la nature même-: Ceux d’entre les anciens qui ont excellé, ont peint avec force et grâce la simple nature� Ils ont gardé les caractères- ; ils ont attrapé l’harmonie- ; ils ont su employer à propos le sentiment et la passion� C’est un mérite bien original� 48 Cette originalité ne se retrouve guère chez les auteurs récents, mais ils ne sont pas pour autant dénués de mérite, et Fénelon note bien l’existence d’un « progrès » contemporain dans ce domaine, d’autant plus méritoire que la langue française n’est, selon lui, « ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor »� C’est alors qu’il justifie la singularité 46 Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1152- ; comme le note Jacques Le Brun dans son édition, le parallèle Cicéron-Démosthène qui donne lieu à ces analyses est déjà esquissé dans les Dialogues sur l’éloquence, et surtout dans les Dialogues des morts, éd� cit�, t� I, respectivement p� 48 et pp� 369-376� 47 On la trouve dans l’édition des Œuvres complètes de Fénelon par M� Gosselin, Paris, 1850-1852 (10 vol�), t� vi , pp� 653-654� 48 Éd� cit�, p� 654� 64 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de son jugement par la notion de « goût », qui donne lieu à un développement assez long, où le caractère personnel des choix est nettement affirmé-: En vous exposant mes pensées avec tant de liberté, je ne prétends ni reprendre ni contredire personne� Je dis historiquement quel est mon goût, comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un ragoût que l’autre� Je ne blâme le goût d’aucun homme, et je consens qu’on blâme le mien� Si la politesse et la discrétion nécessaires pour le repos de la société, demandent que les hommes se tolèrent mutuellement dans la variété d’opinions où ils se trouvent pour les choses les plus importantes à la vie humaine, à plus forte raison doivent-ils se tolérer sans peine dans la variété d’opinions sur ce qui importe très peu à la sûreté du genre humain� Je vois bien qu’en rendant compte de mon goût, je cours risque de déplaire aux admirateurs passionnés et des anciens et des modernes-; mais, sans vouloir fâcher ni les uns ni les autres, je me livre à la critique des deux côtés� 49 On ne peut qu’être frappé par les affirmations que contient cette déclaration-: en effet, s’il semble acquis que, pour Fénelon, le fondement de la beauté est ferme, et qu’il est solidaire de la vérité, comme nous l’avons vu à l’occasion de nombreux autres passages cités auparavant, nous découvrons ici que, pour le même auteur, l’expérience « naïve » des œuvres laisse une grande latitude aux choix personnels� Le mot « liberté » donne le ton, et il est repris par l’idée d’une tolérance en la matière — le refus de blâmer autrui pour ses jugements de goût —, en fonction d’un impératif supérieur, le « repos de la société »� Cet irénisme est d’autant plus autorisé que les matières en jeu sont explicitement de moindre importance pour la « sûreté du genre humain », alors même qu’on sent poindre l’acceptation d’une tolérance pour des affaires plus fondamentales (la politique ? la religion ? )� Il semble ainsi s’ouvrir un espace « esthétique » où l’expérience individuelle prévaut, où le jugement n’a guère d’autre d’autorité que celle du plaisir éprouvé, loin des arguties théoriques ou des raisonnements réflexifs après-coup-: cela éclaire sans doute le fait que, de son propre aveu, l’homme « esthétique » que Fénelon devient ici prenne largement ses distances avec le champ de la querelle, où dominent ces arguties et ces raisonnements� On peut aussi songer que Fénelon s’adresse à l’un des principaux acteurs de la « querelle d’Homère » 50 , qui pourrait attendre de sa part une prise de parti, ce qu’il refuse clairement 49 Ibid� 50 Voir les textes d’Houdar de La Motte écrits à cette occasion, dans l’édition des Textes critiques. Les raisons du sentiment, par Françoise Gevrey et Béatrice Guion, Paris, Champion, 2002, ainsi que les pages que Noémi Hepp a consacrées à la querelle d’Homère dans sa thèse, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968� 65 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de faire� Il est vrai que Fénelon, qui avait connu de nombreuses querelles, d’un ordre tout autre et beaucoup plus important à ses yeux, querelles qui avaient été très éprouvantes 51 , pouvait regarder avec recul un débat sans doute plus anecdotique à ses yeux� Il n’en reste pas moins que la comparaison culinaire, qui renvoie aux origines lointaines de la métaphore, indique clairement ce qui est en jeu ici-: un plaisir sensuel et sensible, bien conforme à la manière dont Fénelon semble avoir toujours abordé la question de l’expérience esthétique� La « naïveté » du convive donnant son avis sur un ragoût pourrait sembler ironique et réductrice� On pourrait aussi y voir une figure de l’humilité conforme au tempérament et à la spiritualité de Fénelon� Mais il est aussi fort possible qu’elle veuille réaffirmer le caractère immédiat, simple, et sans réflexion de l’expérience que l’homme « ignorant » fait au contact des œuvres d’art en général, et de la poésie en particulier� La singularité du goût qui est affirmée ici atteste que les effets de l’art se font sentir dans l’expérience particulière de chacun, même si le sentiment du beau, comme reflet de la vérité, n’est pas relatif� La conscience avouée, à la fin de cet extrait, de courir le risque d’être critiqué de part et d’autre montre aussi que l’acte de goût demeure un acte de liberté-: ni Ancien, ni Moderne, Fénelon définit ainsi une esthétique affranchie des préjugés des uns et des autres� Cette autonomie, dont Fénelon esquissait l’affirmation dès ses premières œuvres, a pris naturellement le nom de « goût » au moment où l’esquisse devient une image nette� Il est donc légitime de parler du goût de Fénelon� 51 Voir Carcassonne, Ély� Fénelon, Paris, Boivin,1946, pp� 43-74- : l’auteur montre clairement la place centrale de la querelle du quiétisme dans la biographie de Fénelon� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 La conception de l’épopée dans les écrits poétologiques de Fénelon Giorgetto Giorgi Université de Pavie Même si Fénelon n’a pas consacré un ouvrage spécifique à l’épopée, l’on trouve des observations qui concernent ce genre littéraire (ou qui peuvent être reconduites à ce genre littéraire) dans une œuvre de jeunesse comme les Dialogues sur l’éloquence, dans les Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un prince, élaborés à l’époque où il était précepteur du duc de Bourgogne, dans le Discours prononcé dans l’Académie française au cours de sa réception en 1693, dans les lettres qu’il a écrites au partisan des Modernes Houdar de La Motte en 1713 et 1714, dans la Lettre à l’Académie, et pour finir dans les observations faites par Ramsay (qui les tenait probablement de Fénelon) dans son Discours sur la poésie épique et l’excellence du poème de « Télémaque » 1 . Deux remarques préliminaires, nous semble-t-il, s’imposent� Nous noterons tout d’abord que si Homère est fort souvent cité dans les ouvrages que nous venons de mentionner, Fénelon a été sans aucun doute un lecteur plus assidu de l’Odyssée que de l’Iliade, peut-être parce que le sujet de l’Iliade est presque exclusivement guerrier et que notre auteur n’a cessé au cours de son existence de fustiger les conflits armés� Fénelon a en effet composé en 1693 (c’est-à-dire durant son préceptorat) un précis de l’Odyssée, qui est un résumé détaillé de l’œuvre du chant I au chant IV, ainsi que du chant XI au chant XXIV, et une libre traduction du chant V au chant X� C’est donc l’Odyssée qui a exercé une influence déterminante sur la conception fénelonienne de l’épopée, et l’Odyssée se démarque nettement de l’Iliade non seulement du point de vue thématique (puisque, comme nous l’avons dit, elle ne décrit pas une guerre), mais aussi du point de vue structurel, étant donné que contrairement à l’Iliade, qui suit généralement l’ordre chronologique, elle bouleverse de façon radicale l’ordre naturel, dans la mesure où elle contient, du chant IX au chant XII, une fort longue analepse, au cours 1 Le Discours de Ramsay précédait l’édition des Aventures de Télémaque publiée à Paris par Florentin Delaulne, en 1717� 68 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 de laquelle Ulysse raconte son passé aux Phéaciens à partir du moment où il a quitté Troie� En second lieu, il est important de souligner que Fénelon, dans les lettres qu’il a écrites à Houdar de La Motte et dans la Lettre à l’Académie (qui reprend souvent des idées développées dans les lettres à La Motte), a une position très nuancée en ce qui concerne la querelle des Anciens et des Modernes en général, et la querelle d’Homère en particulier, puisqu’il loue les Modernes tout en admirant vivement les Anciens� Par conséquent, même si Fénelon a critiqué avec force les héros et les héroïnes des romans héroïques de l’âge baroque, qui sont à son avis « faux, doucereux et fades 2 », le roman héroïque (qui s’inspire visiblement de l’épopée gréco-latine, tout en en modifiant sensiblement les thèmes et la structure, puisqu’il donne, contrairement à l’épopée de l’antiquité classique, une grande place au sentiment de l’amour, et contient un plus grand nombre d’épisodes par rapport à cette dernière) a certainement exercé, comme l’a mis en lumière Noémi Hepp, une influence non négligeable sur la conception fénelonienne de l’épopée, et le Télémaque, où les histoires sentimentales jouent un rôle important et les épisodes foisonnent, le prouve d’ailleurs abondamment 3 � Ces deux remarques préliminaires fournissent, nous semble-t-il, une clé de lecture pour interpréter les observations (le plus souvent fragmentaires) de Fénelon sur l’épopée� Et nous commencerons notre analyse en soulevant une question qui concerne l’agencement du poème épique, celle de l’ordre qu’il est préférable de suivre dans la narration� Dans la Lettre à l’Académie, notre auteur cite un célèbre passage du De arte poetica d’Horace dans lequel ce dernier se réclame de l’Iliade d’Homère, et affirme que le poète épique, afin d’éviter une concentration excessive d’événements dans la même œuvre, doit commencer son ouvrage in medias res, c’est-à-dire non loin du point où aboutit l’intrigue-: […] nec gemino bellum Troianum orditur ab ovo-; semper ad eventum festinat et in medias res non secus ac notas auditorem rapit […]� 4 2 Voir la lettre de Fénelon à Houdar de La Motte du 22 novembre 1714 (Correspondance de Fénelon. Les dernières années, 1712-1715, éd� Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1999, p� 415)� 3 Hepp, Noémi� Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p� 617� Ramsay, dans son Discours sur la poésie épique et l’excellence du poème de « Télémaque », observe- : « Il en est de la poésie comme de la peinture- ; l’unité de l’action principale n’empêche pas qu’on y insère plusieurs incidens particuliers » (Fénelon, Œuvres, t� VIII, Paris, L� Tenré-Boiste fils aîné, 1822, p� 4)� 4 « […] on ne le voit point [Homère] remonter, pour raconter la guerre de Troie, aux deux œufs de Léda� Il se hâte toujours vers le dénouement, il emporte l’auditeur au milieu des faits, comme s’ils étaient connus» (Horace� De arte poetica, dans 69 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 En outre, quelques lignes plus loin, Fénelon cite encore un passage du De arte poetica où l’écrivain latin déclare que le poète héroïque doit éviter de suivre l’ordre naturel, chronologique-: Ordinis haec virtus erit et venus, aut ego fallor, ut iam nunc dicat iam nunc debentia dici, pleraque differat et praesens in tempus omittat […]. 5 Ce que Fénelon commente en disant- : « Un triste et sec faiseur d’annales ne connaît point d’autre ordre que celui de la chronologie 6 -»� Or, dans ces observations d’Horace reprises par notre auteur on peut lire en filigrane la structure de l’Odyssée, puisque ce poème s’ouvre in medias res, c’est-à-dire non loin de la conclusion, en décrivant les phases ultimes du voyage de retour d’Ulysse à Ithaque, poursuit avec une histoire rétrospective au cours de laquelle Ulysse narre aux Phéaciens les nombreuses aventures qu’il a vécues à partir de la chute de Troie jusqu’au moment où il a abordé dans leur île, et suit nouvellement, au terme de ce récit, l’ordre chronologique jusqu’à la conclusion 7 � Une deuxième question d’importance capitale, toujours dans le domaine structurel, concerne l’unité d’action� Fénelon, dans la Lettre à l’Académie, exige que tout ouvrage, et donc également le poème épique, respecte scrupuleusement cette unité, et il cite à ce propos un vers bien connu du De arte poetica d’Horace- : « Denique sit quod vis, simplex dumtaxat et unum 8 »� D’ailleurs, dans les Dialogues sur l’éloquence, en s’inspirant sans le citer d’un passage du Traité du poème épique de René Le Bossu, publié en 1675, Fénelon avait affirmé que l’Iliade fournit un exemple de parfaite réalisation de l’uni- Épîtres, éd� François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p� 210, vv� 147- 149 [1 re édition 1934])� Ces vers sont partiellement cités à la p� 1179 de la Lettre à l’Académie, dans Fénelon� Œuvres, t� II, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997� 5 « L’ordre aura cette vertu et cet agrément, ou je me trompe fort, qu’on dira tout de suite ce qui doit tout de suite être dit, qu’on réservera et laissera pour l’instant de côté maint détail » (Horace� De arte poetica, éd� cit�, p� 204, vv� 42-44)� Ces vers sont cités à la p� 1180 de la Lettre à l’Académie, éd� cit� 6 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1180� 7 La structure de l’Odyssée a comme on sait inspiré Virgile, puisque l’Énéide débute in medias res en décrivant les aventures d’Énée seulement à partir de son arrivée à Carthage, poursuit avec l’histoire rétrospective au cours de laquelle Énée fait à Didon le récit des derniers jours de la guerre de Troie et de ses pérégrinations terrestres et maritimes jusqu’à son arrivée dans la ville tyrienne, et poursuit en suivant nouvellement l’ordre chronologique jusqu’à la conclusion� 8 « Bref, l’œuvre sera ce qu’on voudra, il faut tout au moins qu’elle soit simple et une » (Horace� De arte poetica, éd� cit�, p� 203, v� 23)� 70 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 té d’action, dans la mesure où Homère y montre avant tout que la colère d’Achille contre Agamemnon a causé plus de malheurs à la Grèce que les armes des Troyens� « Il s’agit dans cet ouvrage - observe Fénelon dans les Dialogues sur l’éloquence - d’inspirer aux Grecs […] la crainte de la désunion, comme de l’obstacle à tous les grands succès 9 »� Mais cette unité d’action est-elle compatible avec la présence, dans le récit, d’épisodes, d’histoires secondaires ? Dans son Discours prononcé dans l’Académie française, Fénelon, qui établit souvent des parallèles entre la littérature et les arts dans ses écrits poétologiques, déclare : On a reconnu […] que les beautés du discours ressemblent à celles de l’architecture […]� Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement, mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice� 10 L’auteur veut évidemment dire que les épisodes ou histoires secondaires (que Pierre-Daniel Huet appelle - il est intéressant de le noter ici - « ornements » dans son Traité de l’origine des romans, de 1670) 11 peuvent occuper une place non négligeable à l’intérieur d’un récit, mais qu’ils doivent être étroitement rattachés et subordonnés à l’histoire principale, faire pour ainsi dire corps avec cette dernière� Fénelon fait de la sorte une affirmation aux antipodes de l’esprit baroque et reprend une des plus importantes règles de la Poétique d’Aristote, qui souligne dans le chapitre XXIV de ce traité que le poète épique est libre de développer des épisodes, pourvu qu’ils soient appropriés au sujet qu’il traite 12 � 9 Fénelon� Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, t� I, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p� 19� René Le Bossu, dans le chapitre VIII du livre premier de son Traité du poème épique, affirme en effet : « Homère a donc pris pour le fond de sa fable cette grande vérité que la mésintelligence des princes ruine leurs propres États� Je chante, dit-il, la colère d’Achille, si pernicieuse aux Grecs, et qui a fait périr tant de héros, le roi Agamemnon et ce prince s’étant séparés en se querellant » (Le Bossu, René� Traité du poème épique [1675], La Haye, Henri Scheuleer, 1714, p� 34� Nous avons modernisé l’orthographe)� 10 Fénelon� Discours prononcé dans l’Académie française, dans Œuvres, t� I, éd� cit�, p� 536� Voir un intéressant commentaire de ce passage dans l’ouvrage d’Arnaldo Pizzorusso, La poetica di Fénelon, Milan, Feltrinelli, 1959, p� 53� 11 Huet, Pierre-Daniel� Traité de l’origine des romans [1670], dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd� Camille Esmein, Paris, Champion, 2004, p� 482� 12 Aristote� Poétique, éd� Michel Magnien, Paris, Le Livre de poche classique, 2005, p� 125� 71 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 Fénelon soulève une autre importante question de technique narrative lorsqu’il s’interroge sur l’opportunité, pour un auteur, de manifester ou de ne pas manifester sa présence à l’intérieur d’un récit� Des Dialogues sur l’éloquence jusqu’à la Lettre à l’Académie, Fénelon n’a cessé d’affirmer que l’auteur doit s’effacer, se faire oublier, afin d’assurer à son texte (par exemple grâce à l’emploi fréquent d’une figure de rhétorique comme l’hypotypose) une plus grande transparence, un haut degré de mimétisme, et il le déclare d’une façon extrêmement efficace en parlant justement des poèmes héroïques d’Homère et de Virgile� Un poète comme Homère ou comme Virgile, souligne-t-il en effet, Met toute sa gloire à ne point paraître, pour vous occuper des choses qu’il peint, comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups de pinceau ; l’art est grossier et méprisable dès qu’il paraît� Platon […] assure qu’en écrivant on doit toujours se cacher, se faire oublier, et ne produire que les choses et les personnes qu’on veut mettre devant les yeux du lecteur� 13 Ce principe esthétique est évidemment une traduction dans le domaine littéraire d’un thème qui anime la spiritualité fénelonienne, celui de la nécessité de contrecarrer l’amour propre, à l’origine de bien des maux, et d’arriver à ce que notre auteur appelle, dans ses œuvres spirituelles, la désappropriation, c’est-à-dire le renoncement à soi-même 14 � Quoi qu’il en soit, cette critique de la présence du moi de l’auteur à l’intérieur d’un récit, nous permet d’affirmer que Fénelon a certainement peu apprécié (évidemment pour un ensemble d’autres raisons que nous n’avons pas à analyser ici) le Roland furieux de l’Arioste, au cours duquel le poète intervient à chaque instant à la première personne pour faire des observations métanarratives, qui attirent l’attention du lecteur sur la modalité de fabrication du texte et atténuent par conséquent de façon remarquable sa dimension mimétique� Par contre, Fénelon a certainement jugé de manière favorable (du moins 13 Fénelon� Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, t� I, éd� cit�, p� 37� Platon soulève la question du mimétisme du texte littéraire dans le livre III de La République, 392-d-394 b� 14 Jacques Le Brun, dans sa « Notice » de la Lettre à l’Académie (Fénelon� Œuvres, t� II, éd� cit�, p� 1726) a mis justement en lumière que les principes fondamentaux de l’esthétique fénelonienne sont aussi ceux qui caractérisent ses textes spirituels� Sur le concept de « désappropriation », voir l’article de Jean-Michel Le Lannou, « Fénelon- : appropriation et détachement », dans Denise Leduc-Fayette (dir�), Fénelon. Philosophie et spiritualité, Genève, Droz, 1996, pp� 111-136� 72 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 en ce qui concerne la question que nous soulevons ici) une épopée comme la Jérusalem libérée du Tasse, dans laquelle le poète n’intervient jamais à la première personne� Nous pouvons donc nous interroger à présent sur les thèmes qui, selon Fénelon, doivent être traités dans une épopée, et nous demander tout d’abord quels doivent être, à son avis, les traits distinctifs du protagoniste d’un tel ouvrage� Notre auteur reprend, à ce propos, une critique adressée par Platon, dans La République, à Homère, qu’il accuse d’avoir créé des héros qui ne sont en rien meilleurs que les hommes, comme c’est le cas, souligne-t-il, d’Achille, qui est caractérisé par une basse cupidité et un orgueilleux mépris des dieux et de ses semblables 15 � Dans la Lettre à l’Académie (et on trouve une affirmation semblable dans les lettres à La Motte) 16 , Fénelon déclare en effet d’un ton tranchant qui lui est inhabituel : « Les héros d’Homère ne ressemblent point à d’honnêtes gens 17 »� On peut en déduire que notre auteur, comme la plupart des poètes épiques du Grand Siècle, estime que le protagoniste d’un poème héroïque (contrairement au héros d’une tragédie) doit posséder les plus hautes vertus, c’est-à-dire susciter l’admiration, ce qui n’exclut pas la présence dans l’ouvrage de personnages négatifs qui peuvent lui servir de repoussoir� Mais le sentiment de l’amour peut-il avoir une place dans l’épopée- ? Fénelon, dans son traité De l’éducation des filles, a vivement critiqué la représentation de ce sentiment dans les romans héroïques et précieux, dans la mesure où elle lui semble excessivement romanesque, c’est-à-dire éloignée de la réalité et de la vérité� On peut lire en effet dans le traité : […] les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante� Faute d’aliment solide, leur curiosité se tourne toute avec ardeur vers les objets vains et dangereux� Celles qui ont de l’esprit s’érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité ; elles se passionnent pour des romans, pour des comédies, pour des récits d’aventures chimériques où l’amour profane est mêlé ; elle se rendent l’esprit visionnaire en s’accoutumant au langage magnifique des héros de roman ; elles se gâtent même par là pour le monde : car tous ces beaux sentiments en l’air, toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que l’auteur du roman a inventées pour le plaisir, n’ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans le monde, et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu’on trouve dans tout ce qu’on entreprend� 18 15 Platon� La République, livre III, 391 c� 16 Voir la lettre de Fénelon à Houdar de La Motte du 4 mai 1714 (Correspondance de Fénelon. Les dernières années, 1712-1715, t� XVI, éd� cit�, p� 336)� 17 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1191� 18 Fénelon� De l’éducation des filles, dans Œuvres, t� I, éd� cit�, p� 95� 73 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 En outre, dans les quelques pages qu’il réserve au théâtre dans la Lettre à l’Académie, notre auteur a critiqué avec force les grands dramaturges de son époque, qui ont le plus souvent - affirme-t-il - éveillé les passions au lieu de s’attacher à les modérer� Mais laissons encore une fois la parole à Fénelon-: Pour la tragédie, je dois commencer en déclarant que je ne souhaite point qu’on perfectionne les spectacles, où l’on ne représente les passions corrompues, que pour les allumer […]� On n’y parle que de feux, de chaînes, de tourments� On y veut mourir en se portant bien� Une personne très imparfaite est nommée un soleil, ou tout au moins une aurore� Ses yeux sont deux astres� Tous les termes sont outrés, et rien ne montre une vraie passion� Tant mieux-; la faiblesse du poison diminue le mal� Mais il me semble qu’on pourrait donner aux tragédies une merveilleuse force, suivant les idées très philosophiques de l’Antiquité, sans y mêler cet amour volage et déréglé qui fait tant de ravages 19 � Cet ensemble de critiques est en somme pleinement compatible (même dans un poème héroïque) avec une description des dérèglements que peut provoquer la passion amoureuse, mais aussi avec l’éloge de l’amour sage et réfléchi� C’est précisément ce qui a lieu dans le Télémaque� En ce qui concerne la question du merveilleux (le surnaturel, on le sait bien, est une dimension essentielle de l’épopée), Fénelon se réclame une nouvelle fois de Platon, qui reproche sévèrement à Homère, dans La République, d’avoir représenté les dieux avec tous les défauts qu’ont les hommes 20 � Comme de nombreux auteurs de poèmes héroïques et/ ou théoriciens de ce type d’ouvrages au XVII e siècle (dont le plus célèbre est Desmarets de Saint-Sorlin, rigide censeur de l’immoralité des divinités païennes), Fénelon déclare, à la fois avec humour et gravité, dans la Lettre à l’Académie : Personne ne voudrait avoir un père aussi vicieux que Jupiter, ni une femme aussi insupportable que Junon, encore moins aussi infâme que Vénus� Qui voudrait avoir un ami aussi brutal que Mars ou un domestique aussi larron que Mercure ? Ces dieux semblent inventés exprès par l’ennemi du genre humain, pour autoriser tous les crimes, et pour tourner en dérision la divinité� 21 Notre auteur n’a toutefois nullement renié le merveilleux païen (dont Boileau avait fait l’éloge dans L’Art poétique, mettant ainsi quasiment fin au 19 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1169� 20 Platon� La République, livre III, 391 d� 21 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1191� 74 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 remarquable succès qu’avait connu le merveilleux chrétien en littérature) 22 , et il est fort probable qu’il ait adhéré à l’interprétation qu’en a donnée Le Bossu, lorsqu’il déclare dans son Traité du poème héroïque que les différents dieux du panthéon gréco-latin ne sont en dernière analyse que des allégories-: […] toutes [les] personnes divines - écrit en effet Le Bossu - sont allégoriques� Nous en avons trouvé de trois sortes� Les unes sont théologiques et ont été inventées pour expliquer la nature de Dieu ; les autres sont physiques et elles représentent les choses naturelles, les dernières sont morales et elles sont les figures des vertus et des vices� Ces trois espèces de divinités et d’allégories se trouvent quelquefois dans la même personne […]� 23 Une interprétation de ce genre présente évidemment le grand avantage de rendre compatible la mythologie gréco-latine avec l’Écriture Sainte et de permettre par conséquent d’interpréter cette mythologie dans une perspective chrétienne� C’est ce qu’il est aisé de faire avec le Télémaque� Dans la Lettre à l’Académie Fénelon insiste en outre tout particulièrement sur la nécessité, pour un auteur, d’éviter les anachronismes, et même s’il ne cite pas le reproche que l’on adressait habituellement à Virgile d’avoir fait, dans l’Énéide, d’Énée et de Didon des contemporains, alors que cette princesse vécut (selon la légende) des siècles après Énée, les exemples qu’il donne de non-observance de ce qu’il appelle, avec un terme italien, il costume, n’en sont pas moins significatifs-: Un peintre qui ignore ce qu’on nomme il costume - observe en effet Fénelon - ne peint rien avec vérité […]� Il n’y aurait […] rien de plus faux et de plus choquant que de peindre les Français du temps de Henri II avec des perruques et des cravates ou de peindre les Français de notre temps avec des barbes et des fraises� Chaque nation a ses mœurs très différentes de celles des peuples voisins� Chaque peuple change souvent pour ses propres mœurs� 24 22 Après la publication de L’Art poétique de Boileau, il n’y a que Charles Perrault qui ait écrit, durant le Grand Siècle, des poèmes épiques basés sur le merveilleux chrétien : en 1686 Saint Paulin, évêque de Nole et en 1697 Adam ou la création de l’homme, sa chute et sa réparation. 23 Le Bossu, René� Traité du poème épique, éd� cit�, p� 407� Nous avons modernisé l’orthographe� Voir, à ce sujet, l’article de Volker Kapp� « Le Bossu et l’explication allégorique de la mythologie », dans La Mythologie au XVII e siècle, colloque du C�M�R� 17 (Marseille, 1982), pp� 67-72� 24 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1181� Il y a effectivement fort peu d’anachronismes dans Les Aventures de Télémaque, et Albert Cahen dans sa célèbre édition de ce texte (Paris, Hachette, 1920) les signale de façon systématique� 75 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 Mais quel but l’auteur d’un poème épique doit-il se proposer d’atteindre ? Fénelon se démarque de façon non négligeable d’Horace qui affirme, dans le De arte poetica, que le poète doit mêler l’agréable à l’utile, c’est-à-dire à la fois charmer et instruire 25 , étant donné qu’il déclare dans ses différents écrits poétologiques, dont c’est un des leitmotiv, que le plaisir doit être pour l’auteur un moyen d’insinuer la sagesse� On peut lire, par exemple, dans la Lettre à l’Académie : La parole animée par les vives images, par les grandes figures, par le transport des passions, et par le charme de l’harmonie fut nommée le langage des dieux� Les peuples les plus barbares même n’y ont pas été insensibles� Autant qu’on doit mépriser les mauvais poètes, autant doit-on admirer et chérir un grand poète, qui ne fait point de la poésie un jeu d’esprit, pour s’attirer une vaine gloire, mais qui l’emploie à transporter les hommes en faveur de la sagesse, de la vertu, et de la religion� 26 Nous conclurons par quelques remarques sur l’écriture et la versification� Parmi les nombreuses observations faites par Fénelon sur le style dans les Dialogues sur l’éloquence, le Discours prononcé dans l’Académie française, et la Lettre à l’Académie, quelques-unes peuvent fort bien s’appliquer au poème héroïque� Notre auteur reprend évidemment la distinction entre style bas, médiocre et sublime (et c’est naturellement ce dernier qui doit prévaloir dans l’épopée), mais comme l’a opportunément observé Jacques Le Brun, « il fait de la “simplicité” l’indice suprême de l’accomplissement de chaque style 27 »� Ce culte de la simplicité explique la répugnance de Fénelon pour le style fleuri, excessivement métaphorique, et la recommandation qu’il adresse aux écrivains, comme nous l’avons déjà souligné, d’exploiter les ressources d’une figure de rhétorique comme l’hypotypose, c’est-à-dire de décrire les réalités du monde extérieur, mais aussi celles du monde intérieur, en les mettant pour ainsi dire sous les yeux, de façon animée et vivante� En ce qui concerne la structure de la phrase, Fénelon se lamente sur le 25 « Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, / lectorem delectando pariterque monendo », c’est-à-dire « Il enlève tous les suffrages celui qui mêle l’agréable à l’utile, sachant à la fois charmer le lecteur et l’instruire » (Horace� De arte poetica, éd� cit�, p� 220, vv�-343-344)� 26 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1155� 27 Voir la « Notice » de Jacques Le Brun à la Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1727� Sur cette question, voir également le livre de François Trémolières, Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité, Paris, Champion, 2009, et en particulier le chapitre intitulé « Un sublime si familier, si doux, si simple », pp� 453-536, où est analysé le concept de « simplicité » dans les œuvres spirituelles de Fénelon, évidemment à l’origine de la façon qu’a notre auteur de concevoir cette notion du point de vue stylistique� 76 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 fait qu’elle procède, en français, trop méthodiquement, qu’elle manque en somme de souplesse, dans la mesure où elle commence la plupart des fois par un nominatif, suivi d’un verbe, suivi à son tour d’un régime, « ce qui exclut - dit-il dans la Lettre à l’Académie - toute suspension de l’esprit, toute attente, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence 28 » (ce qui est particulièrement regrettable dans un poème héroïque), tandis que les Anciens les facilitaient au contraire par des inversions fréquentes, des hyperbates� En ce qui concerne la versification, Fénelon souligne avec fermeté qu’elle ne s’identifie pas avec la poésie, et il l’affirme dès les Dialogues sur l’éloquence, où l’on peut lire : « […] bien des gens font des vers sans poésie, et beaucoup d’autres sont pleins de poésie sans faire de vers 29 »� En outre, poursuit notre auteur, la rime finit souvent par lasser, car elle provoque l’uniformité et donc la monotonie, surtout dans les poèmes héroïques où, observe Fénelon dans la Lettre à l’Académie, deux rimes masculines sont toujours suivies par deux rimes féminines 30 � Nous ne nous étonnerons donc pas si le Télémaque est écrit en prose, et si cette prose poétique a été vivement louée par un partisan des Modernes comme Houdar de La Motte 31 � Malgré le caractère fragmentaire des observations de Fénelon sur le poème héroïque, un modèle d’épopée (en rapport de conformité avec le long ouvrage narratif que notre auteur a composé pour l’instruction du duc de Bourgogne) se dégage nettement de ces différentes remarques� Mais l’intérêt de ce modèle ne consiste pas uniquement dans le fait qu’il nous offre la théorie d’une pratique narrative, il consiste aussi, croyons-nous, dans la confirmation qu’il fournit du caractère générique volontairement ambigu, plurivoque, du Télémaque 32 , qui oscille continuellement entre l’épopée, le roman, le poème en prose, et un ouvrage de spiritualité� 28 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1159� 29 Fénelon� Dialogues sur l’éloquence, éd� cit�, pp� 35-36� 30 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1156� Cette critique se trouve également dans une lettre de Fénelon à La Motte du 26 janvier 1714 (Correspondance de Fénelon. Les dernières années, 1712-1715, t� XVI, éd, cit�, p� 290)� 31 La Motte écrit en effet : « […] Notre âge retrouve un Homère / Dans ce poème salutaire, / Par la vertu même inventé ; / Les Nymphes de la double cime, / Ne l’affranchirent de la rime / Qu’en faveur de la vérité » (Houdar de La Motte, Antoine� Ode- à Messieurs de l’Académie française, dans Œuvres complètes [1754], Genève, Slatkine Reprints, 1970, p� 24)� 32 Voir, à ce propos, l’ouvrage de François-Xavier Cuche, « Télémaque » entre père et mer, Paris, Champion, 1994, p� 265� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature : une ontologie de la toile peinte Françoise Berlan Université Paris-Sorbonne Je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l’art qui éclate dans toute la nature� Le moindre coup d’œil suffit pour apercevoir la main qui fait tout� 1 Que vois-je dans toute la nature ? Dieu, Dieu partout, et encore Dieu seul� […] Seigneur, […] tout l’être est en vous, tout ce qui n’est point vous disparaît. 2 Telles sont l’ouverture et la clôture de la première partie de la Démonstration de l’existence de Dieu par Fénelon, intitulée L’Art de la nature� La vue, dans une utilisation paradoxale du vocabulaire de la perception, y discerne le créateur à travers l’écran labile d’une création réduite à un reflet� Tous les éléments sont en place pour présenter un univers dépendant, simple image de Dieu� L’idéalisme de Fénelon, si évident dans la deuxième partie de l’ouvrage, lecture personnelle du cheminement cartésien, est ici, dans ce tableau des merveilles de l’univers comme dévoilement de son artisan divin, ressenti plus qu’argumenté� Il oriente le travail de l’imagination, recours traditionnel de l’apologétique à l’usage des « esprits incapables des opérations purement intellectuelles », comme le rappelle l’incipit, mais aussi dominante de la sensibilité de notre auteur� On mènera l’analyse en repérant les infléchissements que Fénelon fait subir à la source antique principale de l’Art de la nature qu’est le De natura Deorum de Cicéron� Dans un deuxième temps, on tentera de faire apparaître chez Fénelon narrateur et poète, l’unité d’un univers tout personnel en rapprochant l’Art de la nature, de ses Fables, proches des contes de fées. 1 Fénelon (François de Salignac de la Mothe)� Démonstration de l’existence de Dieu, Première partie, L’Art de la nature in Œuvres, tome II, édition de Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1997, chapitre premier, 1, p� 509� 2 Ibid., III, 92, p� 594� 78 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 I. L’Art de la nature de Fénelon et le De natura Deorum de Cicéron Nous allons donc partir d’une confrontation du texte avec sa source principale, le De natura Deorum, d’inspiration stoïcienne� Fénelon lui-même nous y engage par des renvois fréquents et des citations de ce modèle d’autant plus sollicité qu’il fait l’objet de constants détournements� Car tout l’apport de la tradition judéo-chrétienne ainsi que les fréquents échos des écrits philosophiques ou apologétiques contemporains travaillent cette réécriture du texte antique et le subvertissent� I. 1. Les similitudines chez Cicéron et les comparaisons chez Fénelon. Un jeu de détournements Un bon angle d’attaque paraît être la manière dont Fénelon reprend à son compte les similitudines, outils argumentatifs de la tradition stoïcienne, fondés sur le principe de l’analogie à quatre termes- : A est à B ce que C est à-D� Les dieux artisans (A) sont au monde (B) ce que l’homme (C) est à ses œuvres (D)� Le terme d’artifex est ainsi commun, ce qui ne préjuge nullement d’une identité de l’ars divin et de l’ars humain� Se maintient conjointement l’altérité radicale entre le monde et les réalisations humaines� B ne saurait se confondre avec D� Or, chez Fénelon, ce brouillage s’installe dès le chapitre I� Il infléchit le tissu argumentatif du texte dans sa totalité� C’est le paragraphe 3 de ce même chapitre introductif qui paraît crucial dans ce gauchissement� Sans aucune préparation du lecteur à ce déplacement, Fénelon, non sans bizarrerie, nous y transporte du « grand spectacle » du monde au confinement d’une scène d’intérieur� Il y introduit une similitudo toute personnelle, non désignée comme telle et en quelque sorte cryptée, sans équivalent dans le texte antique� Voici ce passage déterminant-: Un homme passionné pour une grande affaire, qui emporterait toute l’application de son esprit, passerait plusieurs jours dans une chambre en négociation pour ses intérêts, sans regarder ni les proportions de la chambre, ni les ornements de la cheminée, ni les tableaux qui seraient tout autour de lui� […] Ainsi vivent les hommes� Tout leur présente Dieu, et ils ne le voient nulle part� In mundum erat, et mundum per ipsum factus est, et mundus eum non cognovit. Ils passent leur vie sans avoir aperçu cette représentation si sensible de la divinité-: tant la fascination du monde obscurcit leur yeux� 3 3 Ibid., I, 3, p� 510� 79 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature Ainsi, pour expliquer que l’homme ne trouve pas Dieu dans la contemplation de l’univers, Fénelon n’hésite pas à cantonner l’un d’entre eux dans un décor humain qu’il cesse de percevoir, absorbé par d’autres intérêts� Ce transfert est dû en partie à la présence de monde et du latin mundus dans ces quelques lignes déterminantes et à leur polysémie� Dans la terminologie judéo-chrétienne en effet, ces mots qui désignent l’univers créé peuvent prendre un sens particulier, celui des intérêts humains, opposés à la transcendance� Être du monde, c’est se couper du lien au créateur� Cette valeur se lit à la fin de l’extrait reproduit-: « tant la fascination du monde obscurcit leurs yeux », commentaire de la citation scripturaire mundus eum non cognovit qui le précède. Le monde pour désigner la nature, la création, sens majoritaire dans le texte, réapparaît dans la périphrase synonyme conclusive- : « cette représentation si sensible de la divinité »� Est-ce une maladresse ? L’argumentation s’en trouve brouillée puisque le monde est à la fois ce qui fait apercevoir Dieu et ce qui lui fait écran� Mais la suite de ce paragraphe fait apparaître plus clairement encore cette distorsion� Fénelon y cite un extrait de Cicéron, mais en le tronquant� Le voici en entier, suivi de sa traduction� La partie reproduite par notre auteur est laissée en italiques-: Nos autem tenebras cogitemus tantas quantae quondam eruptione aethnaeorum ignium finitimas regiones obcuravisse dicuntur ut per biduum nemo hominem homo agnosceret, cum autem tertio die sol inluxisset tum ut revixisse sibi viderentur� [ … ] Sed adsiduitate cotidiana et consuetudine oculorum adsuescunt animi neque admirantur neque requirunt rationes earum rerum quas semper vident, proinde quasi novitas nos magis quam magnitudo rerum debeat ad exquirendas causas excitare. 4 Ce qui provoque la rupture de l’accoutumance dans le modèle antique, c’est un fait historique et une perception sensorielle- : une éruption de l’Etna privant de la lumière du soleil et de la vue des objets� Point n’est besoin du repli sur l’intériorité de l’homme et ses passions� Dans le De natura Deorum, 4 Cicéron, De natura Deorum, édition de Martin Van den Bruwaene, texte et traduction, Bruxelles, Latomus, volume II, 1978, II, XXXVIII, 96, pp� 122-123� « Quant à nous, imaginons des ténèbres aussi épaisses que celles dont on dit que récemment à la suite d’une éruption de l’Etna elles ont plongé les régions voisines dans l’obscurité au point que pendant deux jours personne ne reconnaissait personne, mais qu’au troisième jour quand le soleil se montra chacun crut revivre� […] Mais l’habitude quotidienne et l’entraînement des yeux accoutument l’esprit et on se s’étonne plus et on ne cherche pas le pourquoi de choses que l’on voit tout le temps, comme si le caractère insolite plutôt que la grandeur des choses devait nous inciter à rechercher les causes� » 80 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 cet épisode suit immédiatement une brève fiction que Cicéron attribue à Aristote et qui rappelle le mythe de la caverne de Platon : Aristote a donc dit-: « S’il y avait des gens qui avaient toujours habité sous terre dans des demeures bien faites et claires, ornées de statues et de tableaux, équipées de toutes les commodités dont sont comblés ceux qu’on estime heureux, […] si ensuite à un moment donné, les accès de la terre leur étant ouverts, ils avaient pu s’échapper et sortir (evadere atque exire) dans les lieux où nous habitons, en voyant brusquement (si repente vidissent) la terre, les mers, le ciel, […] , certes à la vue de tout cela ils croiraient (arbitrarentur) qu’il y a des dieux et que ces si grandes merveilles sont l’œuvre des dieux »� 5 Comme on le voit, les quatre termes de la comparaison sont préservés chez Cicéron comme chez Aristote et l’on n’assiste nulle part à un brouillage ou à un estompement� Sont clairement opposés, et avec quel relief, les pôles antithétiques de l’extériorité et de l’intériorité� Aussi bien dans le récit de l’éruption de L’Etna que dans le mythe de ces habitants de demeures souterraines qui découvrent « la terre, les mers, le ciel », c’est de la perception et d’elle seule qu’il est question� Le nuage de cendres, le souterrain, chacun à sa manière, lui faisaient obstacle� A deux reprises, à côté de videre, c’est aspicere, plus spécifique, qui est employé� Cette jouissance de la vue s’accompagne d’une impression de bien-être-: « ils crurent revivre »� Le décor humain dont ils se contentaient n’est plus rien face à la splendeur de l’univers dans sa radicale altérité� Au contraire Fénelon enferme son témoin dans une chambre aux implications cartésiennes, image d’un espace mental éloigné de l’appréhension directe d’une extériorité irréductible� L’image de la maison, fruit du savoir-faire de l’homme va se voir ainsi dévoyée au fil de l’argumentation dans les trois chapitres� Au contraire, la tradition stoïcienne reprise par Cicéron insiste sur la spécificité de l’univers comme domicile (domicilium) des dieux, que les hommes ne sauraient s’attribuer� Le raisonnement par analogie forme ainsi une chaîne de relations-: les dieux et l’univers, les hommes et leurs maisons, les animaux et leurs habitats sans confusion possible� C’est ce que confirme cet autre extrait, non repris par Fénelon-: Si l’on voit une maison grande et belle, même si l’on n’en voit pas le propriétaire (dominum), on ne peut arriver à penser (non possis adduci ut) qu’elle a été construite par des rats et des belettes (muribus illam et mustelis aedificatam)� Donc, cet important équipement (ornatum) du monde, cette beauté si multiple des choses célestes, [ … ] si tu imaginais que c’est là ton domicile (domicilium) 5 Ibid., II, XXXVII, 95, pp� 119-120� 81 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 et non pas celui des dieux immortels, ne semblerais-tu pas avoir tout à fait perdu le sens ? 6 Dans cette unité de tout ce qui est, chacun est à sa place, dieux, hommes, animaux� Les traces humaines sont et restent des traces humaines, seulement humaines� Pas de rats ni de belettes dans L’Art de la nature, mais un tête-à-tête de l’homme avec Dieu imagé par un environnement humain envahissant� Un dernier contraste entre le texte source et sa reprise par Fénelon va dans ce même sens d’une subjectivation au sein d’une conscience� Dans les passages précédemment cités du De natura Deorum, la jouissance de la vue et la sensation de bien-être sont premières avant qu’intervienne l’opération intellectuelle (arbitrarentur) du jugement selon lequel il y a des dieux, tout entière fondée sur le témoignage de la perception� Au contraire, chez Fénelon, l’incipit-: « Je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l’art qui éclate dans toute la nature », travaillait déjà en amont à réactiver un sens perceptuel pour la locution ouvrir les yeux sans y parvenir vraiment, tant elle est fixée par l’usage pour désigner la lucidité et la prise de conscience� Le contexte paradoxal de ces premières lignes veut affirmer cet accès à Dieu dont on aperçoit la main qui fait tout� Mais la locution antonyme fermer les yeux intervient peu après avec sa valeur figée d’opération de l’esprit et de la volonté� Apparaît ainsi une dominante textuelle de tout L’Art de la nature� Le propos s’édifie dans l’indistinction des sens propre et figuré� Par cette polysémie d’ouvrir les yeux-, Fénelon veut imposer la simultanéité de trois opérations-: voir, juger et admirer� Et cette union vaut preuve pour lui� I. 2. Contre l’argument du hasard : les stoïciens et la preuve par l’évidence, Fénelon et l’impasse du raisonnement par l’absurde Au paragraphe suivant, Fénelon se met dans les pas des Anciens en rappelant leurs « célèbres comparaisons 7 »� Pour la première fois dans son texte apparaît la mention du hasard que le rapport d’analogie à quatre termes est censé combattre� Il accumule alors à plaisir, jusqu’à la fin de ce chapitre, divers exemples dont certains sont bien issus du De natura Deorum, alors que d’autres ont des provenances diverses� Cette pente à la répétition, conçue comme procédé pédagogique est bien dans sa manière- : « Ne nous lassons 6 Ibid., II, VI, 17, pp� 42-44� 7 Fénelon, L’Art de la nature, op. cit�, I, 4, p� 510� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 82 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 pas, écrit-il, de faire sentir la vérité par des raisons palpables »� Cicéron voisine alors avec saint Grégoire de Naziance et Valère Maxime� Une première différence avec le texte antique réside dans le traitement identique de toutes ces comparaisons, alors que la première citée, celle du jet aléatoire de lettres formant toute une épopée a un statut à part chez Cicéron et ses modèles stoïciens� En revanche, l’argumentation numérique la concernant repose sur une combinatoire d’unités, de type statistique, sans rapport direct avec les scénarios descriptifs utilisés pour les autres� Fénelon tentera de traiter cette similitudo d’une manière plus abstraite au chapitre-III� Sa reprise du texte de Cicéron est ici proche de la traduction 8 � Un début d’inflation descriptive, caractéristique de notre auteur, l’affecte cependant� Comment le hasard aurait-il pu décrire dans des vers pleins d’harmonie et de variété tant de grands événements, […] les placer et les lier si bien tous ensemble, […], peindre chaque objet avec ce qu’il a de plus gracieux, de plus noble et de plus touchant, enfin […] faire parler chaque personne selon son caractère, d’une manière si naïve et si passionnée ? 9 Par ailleurs, c’est à l’aide de qualificatifs concrets relevant de la faisabilité que Cicéron étayait son argumentation-: Que si le concours des atomes (concursus atomorum) peut faire le monde, pourquoi ne peut-il faire un portique, ou un temple, ou une maison, ou une ville, choses qui sont moins lourdes (minusoperosa) et en tout cas plus faciles (faciliora) ? 10 Fénelon au contraire se contente d’exprimer le degré supérieur d’admiration ressenti par « un homme sensé » devant le monde, et pour une fois, il est plus bref que son modèle-: Pourquoi donc cet homme sensé croirait-il de l’univers, sans doute encore plus merveilleux que l’Iliade, ce que son bon sens ne lui permettra jamais de croire de ce poème ? 11 Le caractère à la fois vague et unifiant de l’adjectif merveilleux s’accommode bien du climat de féérie qui va s’installer dans tout L’Art de la nature. 8 Cicéron, op. cit�, II, XXXVII, 93-94, pp� 118-119 et Fénelon, op. cit�, I, 5, pp� 510- 511� 9 Fénelon, Ibid., I, pp� 510-511� 10 Cicéron, op. cit., II, XXXVII, 94, p� 119� 11 Fénelon, op. cit�, I, p� 511� 83 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 Le procédé s’accompagne d’une transformation argumentative lourde de conséquences- : à la mise à distance d’une contre-vérité chez Cicéron se substitue chez Fénelon un déni de l’évidence qu’on pourrait qualifier de raisonnement par l’absurde� Accompagnés de la force des affirmations paradoxales, ces détails installent une impression d’irréalité qui se substitue à la présence positive des objets� Là encore, comparons le texte source et sa reprise-: Comment justifier que, lorsqu’on voit une statue ou un tableau, on sache (scire) que l’art est intervenu, que, lorsque de loin on voit la marche d’un navire on ne doute pas (non dubitare quin) que cela bouge grâce à la raison et à l’expérience (ratione atque arte) […] et qu’on puisse penser que le monde, qui comporte (conplectatur) ces mêmes sciences (artes) et leurs praticiens (earum artifices) et tout le reste, est privé de jugement et de raison ? 12 Que répondrait cet homme, si quelqu’un s’avisait de lui dire-: Non un sculpteur ne fit jamais cette statue ? […]-; c’est le hasard tout seul qui l’a faite� 13 La confrontation du non dubitare quin du texte antique avec le Non un sculpteur ne fit jamais cette statue, de Fénelon est déterminante� Cette immersion dans un ressenti fabuleux, loin de forcer la conviction et d’amener le constat d’absurdité, établit les nouveaux repères du monde de fiction dont on est environné� Le lecteur s’installe dans cette convention de l’enchantement� Les objets semblent alors s’agencer d’eux-mêmes� Cette marque de déréalisation apparaît aussi bien dans la reprise des comparaisons cicéroniennes que dans les emprunts à Grégoire de Naziance et à Valère Maxime-: Dirions-nous que les cordes d’un violon seraient venues d’elles-mêmes se ranger et se tendre sur un bois [ … ] que l’archet, formé sans art, serait poussé par le vent ? 14 Fénelon affectionne le scénario de l’île déserte, ou plutôt désertée de ses habitants, qui prive l’observateur d’informations autres que celle que lui fournit l’objet, trop élaboré pour être dû au hasard 15 � Mais le déni de l’existence du statuaire absent, dans son absurdité, n’impose pas, sous une absence 12 Cicéron, op. cit�, II, XXXI, 87, p� 113 et pp� 111-112� 13 Fénelon, op. cit�, I, 7, p� 511� 14 Ibid., I, 6, p� 511� Cf. I, 7, p� 512- : « En vérité, où serait l’homme qui osât dire qu’une servante barbouillant cette toile avec un balai, les couleurs se seraient rangées d’elles-mêmes pour former ce vif coloris ? » 15 Ibid., I, p� 512-: « Parmi tant de morceaux de marbre, il y en a eu un qui s’est formé ainsi de lui-même »� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 84 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 comparable, l’évidence d’un Dieu créateur� C’est donc par une sorte de pétition de principe que Fénelon traite les thèses épicuriennes de contes de fées-: Faudra-t-il supposer encore qu’ils (les atomes) ont par eux-mêmes le mouvement ? Le supposera-t-on à plaisir, pour réaliser un système plus chimérique que les contes de fées ? 16 Ne nous lassons point de suivre les épicuriens dans leurs suppositions les plus fabuleuses� Poussons la fiction jusqu’au dernier degré de complaisance 17 � Ces lignes peuvent se lire comme un étrange aveu involontaire� I. 3. L’homme, l’œil, le cerveau, l’image mentale Un deuxième point de cette enquête comparative portera sur le chapitre II de l’œuvre qui s’emploie à guider le lecteur dans « la considération des principales merveilles de la nature »� La grille cartésienne y apparaît partout au nom du dualisme, dans les passages concernant les animaux, l’idée d’infini, la liberté� C’est dans cette perspective que les alinéas concernant l’homme y requièrent l’attention 18 � Le plan binaire de cet ensemble comme l’inégalité de longueur de chaque partie sont éclairants� Une articulation stricte est annoncée par Fénelon- : « Commençons l’étude de l’homme écrit-il, par la considération de son corps »� La revue des organes et fonctions corporels occupent les alinéas 31 à 42� La transition avec le deuxième volet apparaît au début de 43-: « Mais ce corps de l’homme qui paraît le chef-d’œuvre de la nature n’est point comparable à sa pensée� 19 » Le terme d’âme y est introduit� Suit un développement plus abondant que le premier occupant les alinéas 43 à 69� Une telle séparation n’est évidemment pas représentée chez Cicéron qui se contente, après une anatomie et une physiologie très détaillées, de ménager une transition rapide en invoquant l’inventivité technologique de l’homme� Il insiste alors sur les découvertes de l’esprit fondées sur l’expérience des sens (inventa animo percepta sensibus adhibitis LX, 150) et conclut rapidement sur la raison humaine, dont il attribue l’existence à une attention divine (divina cura, LIX, 147)� Fénelon fait des emprunts notables à l’évocation par l’auteur antique des fonctions corporelles, mais ce qui relève de l’âme dans son texte appartient évidemment à une toute autre tradition� Le grand enjeu du dualisme est de répondre à la question qui le fonde-: com- 16 Ibid., III, 78, p� 582� 17 Ibid., III, 83, p� 585� 18 Ibid., II, 30-69, pp� 537-574� 19 Ibid., II, 43, p� 547� 85 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 ment s’effectue l’union de l’esprit (ou plutôt de l’âme) avec le corps ? Dans cette problématique apparaissent chez notre auteur deux développements hypertrophiés, celui qui concerne l’œil et celui de l’évocation du cerveau� Et de manière assez prévisible, ces passages matérialisent leur rôle de lien par des empiètements� Si l’œil trouve sa place naturelle dans la partie consacrée au corps et à ses organes, il est d’emblée, à ce même lieu du texte, associé au cerveau� Cicéron accordait lui aussi à l’œil un développement important mais surtout d’ordre anatomique sur les membranes, les paupières, les cils� Fénelon reprend ces éléments, mais s’intéresse avant tout à la perception et à l’image visuelle, avec une attention à la rétine qui fait apparaître, sans doute, des notions d’optique� A contrario, la description du cerveau, absente chez Cicéron, faute sans doute de connaissances, déjà entreprise par Fénelon en tant qu’organe corporel, est orchestrée avec ampleur sous un autre aspect-: l’action de l’âme sur le cerveau réceptacle d’images mentales qu’elle convoque ou renvoie à son gré (48-49)� Il y a là, au passage, des moments d’une grande beauté, où transparaît aussi une affinité avec les Confessions de saint Augustin et ses notations sensibles sur la mémoire� La modernité de l’analyse a quelque chose de proustien, comme en témoignent ces lignes-: Je conserve un je ne sais quoi qui est tour à tour toutes les choses que j’ai connues depuis que je suis au monde� De ce trésor inconnu sortent tous les parfums, toutes les harmonies, tous les goûts, tous les degrés de lumière, toutes les couleurs et toutes les nuances, enfin toutes les figures qui ont passé par mes sens et qu’ils ont confiées à mon cerveau� 20 Dans cet intérêt prioritaire, cependant, se fait jour une tendance qui répondrait aux choix esthétiques de Fénelon, comme à sa personnalité spéculative- : l’image mentale du monde tend faire écran au monde dans cette intériorité où l’âme rejoint le corps� Fénelon écrit ainsi-: Qui est-ce qui grave dans mon œil, en un instant, le ciel, la mer, la terre situés dans une distance presque infinie ? Comment peuvent se ranger et se démêler dans un si petit organe les images fidèles de tous les objets de l’univers depuis le soleil jusqu’à des atomes? 21 Des comparaisons qui donnent à ces images perceptuelles et mentales la consistance d’objets extérieurs contribuent à un effet de réification� La première file la métaphore du cerveau comme livre : 20 Ibid., II, 48, p� 554� 21 Ibid., II, 41, p� 546� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 86 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 La substance du cerveau qui conserve avec ordre des représentations si naïves de tant d’objets dont nous avons été frappés depuis que nous sommes au monde, n’est-elle pas le prodige le plus étonnant ? On admire avec raison l’invention des livres, où l’on conserve la mémoire de tant de faits, et le recueil de tant de pensées� Mais quelle comparaison peut-on faire entre les plus beaux livres et le cerveau d’un homme savant ? […] � C’est dans ce petit réservoir qu’on trouve à point nommé toutes les images dont on a besoin� 22 L’abondance des détails concrets s’emploie à donner un statut d’objets aux traces mémorielles� Elles sont autant de feuilles d’un livre dont on tourne les pages et dont on identifie les caractères� L’effet troublant de réel par confusion entre les données de la perception et leur empreinte dans le cerveau est évoqué par une autre métaphore, plus centrale encore dans l’Art de la nature, celle du tableau-: Je connais tous les corps de l’univers qui ont frappé mes sens depuis un grand nombre d’années� J’en ai des images distinctes qui me les représentent en sorte que je crois les voir, lors même qu’ils ne sont plus. Mon cerveau est comme un cabinet de peintures, dont tous les tableaux se remueraient et se rangeraient au gré du maître de la maison. 23 Dans cette conception du monde comme représentation, l’image, autre mot essentiel, qui se forme dans l’esprit est un centre et un pivot� Plus concret que celui de représentation 24 , le mot miroir et son utilisation métaphorique sont attestés à quatre reprises dans le texte� L’homme n’a accès qu’à des reflets qui en acquièrent toute leur importance, à la fois évanescents et solides� Le terme est au cœur de la description de la fonction de l’œil, reflet du monde 25 � Il apparaît aussi de manière plus paradoxale dans la preuve par l’idée d’infini� Le processus du reflet, qui en soi est concret, est appliqué à l’idée abstraite par excellence 26 � Cet emploi du terme fait écho à son usage en ouverture et en clôture du texte� Par une inversion hardie, Fénelon ne nous livre la création, la seule pourtant accessible, que pour en faire un reflet de Dieu 27 � Ce déficit d’être qui affecte le monde est exprimé par le terme d’ombre qui renchérit sur les précédents par ses connotations néga- 22 Ibid., II, 41, p� 546� 23 Ibid., II, 48, p� 553� 24 Cf. Berlan, Françoise� « Représenter, représentation chez Fénelon », Le clair-obscur du visible, Fénelon et l’image, éd� Olivier Leplâtre, Genève, Droz, Cahiers du GAD- GES , n° 14, 2016, pp� 323-351� 25 Fénelon, L’Art de la nature, op. cit., II, 38, p� 544� 26 Ibid., II, 53, p� 558� 27 Ibid., I, 2, p� 509 et III, 91, p� 592� 87 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 tives-: « Mais l’image n’est qu’une image� Elle ne peut être qu’une ombre du véritable être parfait 28 � » I. 4. Le spectacle du monde : tableaux, décors d’opéra Cette conception du monde comme miroir de la divinité explique sans doute la prédilection de Fénelon pour l’œuvre d’art aux dépens des réalisations de la technologie� Chez Cicéron, le mouvement des astres ou le cycle des saisons relèvent de ce savoir-faire de la Nature que l’homme poursuit avec ses propres réalisations� Certes, des mots comme ars, artifex sont ambigus, et le texte antique célèbre aussi la beauté� Cette ambiguïté est la même pour le mot art en français classique et Fénelon nous parle d’une main artificieuse ou de l’ouvrier que l’on voit à travers son ouvrage� Pourtant, dans son changement de perspective, l’œuvre d’art est le modèle le plus adapté pour étayer son argumentation� Contrairement aux produits de la technologie, l’œuvre d’art présente une spécificité-: sa gratuité� Elle n’a pas en vue la vie pratique et ses réalisations� Sa seule raison d’être, selon les conceptions de l’époque, est dans l’imitation et la fidélité� Son statut de reflet se traduit dans la polysémie des termes que nous avons déjà évoqués-: représenter, peindre, image, auquel on peut ajouter avec précaution, spectacle, ce qui est donné à voir� Le verbe peindre, au sens d’imprimer ou graver, désigne la trace, l’empreinte, et l’on est invité à « découvrir d’un seul regard celui qui se peint dans tous ses ouvrages 29 »� À ce sens dominant, puisque c’est le cœur du propos, s’associent ailleurs plus spécifiquement peinture et peintre, termes des arts plastiques, et la mémoire elle-même est un cabinet de peinture� Représenter et représentation, de même, que l’on a vus désignant le statut de l’image mentale sont aussi des termes clés du vocabulaire de la peinture� Fénelon évoque ainsi « un beau tableau représentant le passage de la mer Rouge » où le peintre s’efforce en vain de « représenter l’écume à la bouche d’un cheval 30 »� Quant au mot de spectacle, il a la même polysémie que celle du latin spectaculum, attesté chez Cicéron, et que nous gardons toujours� Au sens général, le spectacle, c’est ce qui est donné à voir, mais il est aussi synonyme de représentation théâtrale� Dans L’Art de la nature, quelques occurrences du mot sont situées dans l’évocation des astres� Il y est attendu, le terme requérant une ampleur de la vision� Pourtant, une métaphorisation diffuse suggère, comme au théâtre, la richesse des costumes et la variation des décors� Un 28 Ibid., II, 30, p� 538� 29 Ibid., II, 2, p� 509� 30 Ibid., I, 8, p� 512� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 88 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 metteur en scène divin est là pour « donner un beau spectacle 31 », au public que nous sommes-: Tantôt nous voyons un azur sombre, où les feux les plus purs étincellent� Tantôt nous voyons des nuages de toutes les figures et de toutes les couleurs les plus vives, qui changent à chaque moment cette décoration par les plus beaux accidents de lumière� 32 Les étoiles resplendissent sur la toile de scène-: Il [Dieu] en a semé les cieux, comme un prince magnifique répand l’argent à pleines mains, ou comme il met des pierreries sur un habit� […] Quelle profusion, pour donner à l’homme, dans ce petit coin de l’univers, un spectacle si étonnant ! 33 Peut-être aussi Fénelon a-t-il insisté sur ce statut des astres comme éléments de décor et sur la toute-puissance d’un deus ex machina réglant leurs mouvements pour mieux se démarquer des stoïciens qui les présentent comme animés et divins� Toute la portée du terme justifie sa reprise à la fin du livre III dans la prière conclusive : Ô mon Dieu ! Si tant d’hommes ne vous découvrent point dans ce beau spectacle que vous leur donnez de la nature entière, ce n’est pas que vous soyez loin de chacun de nous� 34 II. Entre poésie et théologie : l’unité de l’imaginaire fénelonien Les transformations que Fénelon fait subir au texte antique vont toutes dans le même sens� Dans L’Art de la nature, le monde a la réalité médiate d’un reflet� Un mouvement vers l’intériorité caractérise le texte, du monde vers l’image mentale du monde, du monde miroir de Dieu à Dieu lui-même que les hommes découvrent « au-dedans d’eux »� Le centre d’une conscience cautionne l’extériorité� Revenons à la formule de l’analogie : A est à B ce que C est à D� Ce qui est mis en commun, c’est le rapport exprimé par est à. Son contenu, dans l’argumentation du texte, c’est la notion de dessein, terme 31 Ibid., II, 16, p� 520� 32 Ibid., II, 16, p� 521� 33 Ibid., II, 18, p� 523� 34 Ibid., III, 92, p� 593� 89 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 clé� Dans L’Art de la nature, cette œuvre si bien nommée, ce qui est constant, c’est une interprétation intentionnelle de l’univers, que le projet paraisse interne aux êtres du monde eux-mêmes ou qu’il soit dû à un artisan divin� Un passage du texte est au cœur de la personnalité intellectuelle comme artistique de notre auteur� Son évocation d’une nature animée à l’image des croyances antiques, bien que ramenée par lui à la puérilité de la fable ou de la féérie, y bénéficie d’une forme d’indulgence� Cette conception lui paraît bien préférable, moins éloignée du chemin qui mène à Dieu que celle d’« un hasard aveugle », le grand adversaire à ses yeux� La place même de ce développement situé à la fin du chapitre III et précédant de peu l’oraison finale en signale l’importance-: Qu’on observe attentivement les précautions avec lesquelles un bouton de rose s’épanouit au soleil, et se referme la nuit, on y trouvera plus de dessein, de conduite et d’industrie, que dans tous les ouvrages de l’art� Ce qu’on appelle même l’art des hommes n’est qu’une faible imitation du grand art qu’on nomme les lois de la nature, et que les impies n’ont pas eu honte d’appeler le hasard aveugle� Faut-il donc s’étonner si les poètes ont animé tout l’univers, s’ils ont donné des ailes aux vents, et des flèches au soleil […] ? Ces figures ont passé même dans le langage vulgaire� Tant il est naturel aux hommes de sentir l’art dont toute la nature est pleine� La poésie n’a fait qu’attribuer aux créatures inanimées le dessein du Créateur, qui fait tout en elles� Du langage figuré de poètes, ces idées ont passé dans la théologie des païens, dont les théologiens furent les poètes. […] Plus on contemple sans prévention toute la nature, plus on y découvre partout un fonds inépuisable de sagesse, qui est comme l’âme de l’univers. 35 Voilà ce qui confirmerait cette parenté de sujets et d’écriture entre ce traité d’apologétique et les fictions mythologiques des Fables ou du Télémaque qu’on penserait éloignées par le genre et le sujet� La notion de figure y a toute son importance� Ces récits ne disent pas le vrai mais sont une propédeutique à son approche par la métaphore� On connaît leur rôle pédagogique attribué à leur agrément narratif et à leurs détails concrets� Ce sont une conviction et un ressenti communs qui favorisent échos et reprises� Sous l’apparence des choses se meuvent une présence et un dessein et le merveilleux de la fable dont notre auteur souligne à plaisir le caractère de fantaisie n’est peut-être qu’une première approche du mystère d’un Dieu présent dans son absence même� C’est là sans doute que réside la profonde unité de l’œuvre, si uniforme sous la diversité� L’unité d’un imaginaire y fait apparaître un Fénelon tel qu’en lui-même, qui pare de beauté l’évanescence 35 Ibid., III, 89, pp� 591-592� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 90 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 d’une création dépendante� Et l’argumentation par l’absurde rejoint ainsi la logique du rêve� Les plus troublants de ces rapprochements concernent le Voyage de l’île inconnue et L’Anneau de Gygès� Dans le premier de ces récits, la thématique du tableau, reflet solidifié dans la glace, rejoint les évocations de l’œil miroir et du cerveau cabinet de peintures 36 � Cette consistance du reflet s’associe à sa mobilité, comme les images mentales viennent et disparaissent au gré des sollicitations et sont à la fois fidèles et immatérielles� La solidité n’exclut pas une forme d’évanescence dans cette logique de l’onirisme 37 � De même, dans L’Anneau de Gygès, ce sont des aménagements de jardins qui paraissent et disparaissent à la vue tels des décors de théâtre 38 � Après les notations visuelles, plus essentielles sans doute pour Fénelon, car c’est par elles qu’il se représente l’univers mental, viennent les sollicitations auditives et la musique� Là encore, sans doute, rien de très original en apparence dans ces ruisseaux et ces arbres musiciens, si fréquents dans les récits merveilleux� Pourtant, le scénario de la mélodie entendue derrière un rideau et de l’archet poussé par le vent emprunté par Fénelon à Grégoire de Naziance évoque l’étrange instrument à cordes décrit dans « l’île inconnue »� On retrouve dans les deux contextes l’expression « d’elles-mêmes » dont on ne saurait assez souligner l’importance, pour évoquer cet effet sans cause apparente-: Cette écorce a de longs filaments durs et fermes, comme des cordes qui vont d’un bout à l’autre� Ces espèces de cordes, dès qu’on les touche un peu, rendent d’elles-mêmes tous les sons qu’on veut. 39 C’est alors qu’intervient cette thématique centrale et commune aux deux genres si éloignés- : l’invisibilité� Sauf erreur, l’adjectif invisible n’apparaît qu’une fois dans L’Art de la Nature, à propos de l’air : « Mais quelle puissance invisible excite et apaise si soudainement les tempêtes de ce grand corps fluide ? 40 » Cet attribut de Dieu n’est pas régulièrement sollicité sans doute parce que le texte s’emploie à orchestrer l’affirmation paradoxale selon laquelle on ne peut ouvrir les yeux sans l’apercevoir dans ses œuvres� Au contraire, la main industrieuse 41 , volontiers accompagnée d’une interrogation rhétorique, est fortement récurrente dans tout le texte� Il en est de même des « Qui est-ce qui ? », scandant la démonstration du chapitre II� Ce scénario 36 Fénelon, Fables et Opuscules pédagogiques, dans Œuvres, op. cit�, tome I, XXXIX, Voyage de l’île inconnue, p� 263� 37 Cf� ce « marbre plus solide que le nôtre, mais si tendre et si léger qu’on le coupait comme du beurre », ibid., p� 263� 38 Ibid., VII, L’Anneau de Gygès, p� 196� 39 Ibid., Voyage de l’île inconnue, p� 265� 40 Fénelon, L’Art de la nature, op. cit�, II, 14, p� 520� 41 Ibid., II, 13, p� 517� 91 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 n’en impose pas moins une figure de la présence / absence assez proche de celle de Gygès, invisible grâce à son anneau, mais guidant son char avec tout son savoir-faire� Et l’on constate dans ce conte la même problématique du hasard et de l’art-: Callimaque se met dans le char du roi� Il demeure invisible-: il pousse ses lions, le char vole� […] D’abord on crut que les lions s’étant échappés, s’enfuyaient au hasard-: mais bientôt on reconnut qu’ils étaient guidés avec beaucoup d’art […]� Cependant le char paraissait vide et tout le monde demeurait immobile d’étonnement 42 � Le vide, l’immatérialité, les rêves de vol, l’aisance dans la rapidité, tout chez Fénelon évoque un imaginaire sinon de l’air au moins de la fluidité et de l’inconsistance� L’Art de la nature, comme ses autres écrits, le suggère� Une fois encore, c’est l’unité qui frappe dans les écrits de Fénelon, partout reconnaissable� Cette parenté, si elle nous place en pays de connaissance, n’empêche pas de ressentir l’étrangeté de ces pages d’apologétique à l’usage des indoctes� Ce premier coup d’œil jeté sur le monde paraît en fait loin d’une immédiateté initiale, la réflexion accompagnant ou précédant même la perception, comme l’homme soumis aux passions nous apparaît dans l’introduction dans le décor clos d’une chambre et non dans le plein air du monde extérieur� Les efforts réitérés de la persuasion qui joue sur l’accumulation de détails controuvés conjurent un vertige que seule l’évidence divine peut dissiper� Les décors d’illusion s’enchaînent ad libitum comme si l’on n’achevait jamais dans cette voie d’étayer les preuves� Le traitement détourné des analogies altère la problématique stoïcienne, car cette dernière repose sur des yeux ouverts et un monde présent� Fénelon n’est sans doute pas ici philosophe comme dans la deuxième partie de la Démonstration où il se met dans les pas de Descartes et de Malebranche� C’est toute une pente de sa personnalité de penseur et d’artiste qui l’amène à ce recours aux images� Il en résulte d’admirables pages descriptives qui cependant ne nous livrent pas le monde dans son altérité radicale, faite aussi de caprices et de diversité mais lui interposent une toile peinte toute d’harmonie concertée où l’on reconnaît l’imaginaire humain� Tout se passe comme si l’apesanteur de ce décor d’apparences était à la fois inconfort et refuge� Le voisinage avec l’univers de la fable et des contes traduit un penchant pour la liberté du rêve� Fénelon gagnerait à être lu comme un poète de l’onirisme et L’Art de la nature trouverait une place éminente dans cette exploration de contrées mentales que nous fait aborder ce découvreur inventif de paysages intérieurs� 42 Fénelon, Fables et Opuscules pédagogiques, VII, L’Anneau de Gygès, pp� 197-198� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 Fénelon et le rococo Patricia Touboul Université Paul-Valéry Montpellier-III / IRCL (UMR-5186) Dans un article déjà ancien, mais resté célèbre du fait de la réputation de son auteur, André Chastel écrit, au sujet du goût pictural de Fénelon, que le prélat « faisait [sienne] la sévérité de Parrhasius, soucieux d’affirmer la supériorité de l’antique », et conclut que « Fénelon, critique classique, reste fidèle à la doctrine austère de Mentor et de Philoclès 1 »� Mais cette conclusion n’est que provisoire-: C’est pourtant là, écrit Chastel, qu’il s’abuse lui-même� L’influence que l’auteur de Télémaque a pu exercer sur l’art a contribué à l’éloigner de la «-grande manière » […], précipité l’avènement du mol et du faux, au nom de la tendresse et de la simplicité� Fénelon a recueilli et enfermé dans les phrases trop rapides et légères de ses fables et de son roman tout ce qui allait s’imposer à l’art du XVIII e siècle-: la draperie des nymphes et son fade « négligé » […]-; sous le vêtement d’emprunt d’une antiquité de bergerie […], Télémaque sera le manuel de l’art pseudo-classique� […] ce qu’on pourrait nommer un « baroque mineur »� 2 À l’en croire, Fénelon serait responsable de cette décadence du goût, plus tard qualifié de rococo, dont nombre de critiques ou d’historiens de l’art ont fait l’emblème du XVIII e siècle - une affirmation quelque peu déroutante au regard de la critique fénelonienne actuelle, dont il convient par conséquent de comprendre l’origine, en tenant compte du cadre générique dans lequel elle s’inscrit� Chastel, en effet, comme historien de l’art, ne se réfère pas à la littérature, mais essentiellement aux arts plastiques- ; il limite aussi son analyse à la France - sans l’étendre à l’Europe, où pourtant le Télémaque a été abondamment lu, et où le rococo a connu d’importants développements� Aussi bornerons-nous notre enquête à ces mêmes limites, en précisant tout 1 Chastel, André� « Fénelon et l’art classique », Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, tome LXXVIII, n° spécial du tricentenaire de Fénelon (juillet-septembre 1951), p� 248� 2 Ibidem, p� 248-249� 94 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 d’abord le sens de la catégorie artistique qu’emploie Chastel de « baroque mineur »� Cette catégorie, d’emblée évaluative - et en l’occurrence dépréciative -, sera à mettre en parallèle avec la façon dont le Télémaque a pu être lu, mais aussi, et surtout, avec la conception de l’art défendue et mise en pratique par Fénelon� Enfin, nous nous demanderons - comme y invitent plusieurs historiens de l’art - si cette catégorie, à laquelle correspond celle de rococo, plus volontiers employée aujourd’hui mais traditionnellement négative, ne mérite pas une réévaluation� Dans ces conditions, Fénelon, loin d’avoir « précipité l’avènement du mol et du faux », aurait bien davantage accompagné le profond renouvellement des valeurs classiques de l’art qui voit le jour au XVIII e siècle� Quelques précisions, en guise de préambule, afin de déterminer plus exactement la période dont il sera question� Pour attester l’influence remarquable du Télémaque sur les beaux-arts, Chastel se réfère aux livrets des Salons tenus entre 1771 et 1793� Pourtant les catégories qu’il sollicite pour asseoir son jugement sur Fénelon ne coïncident que peu avec celles promues par le style qui émerge à la fin du règne de Louis XV, et qui veut remettre à l’honneur le modèle classique� Il semble donc, compte tenu de la catégorie de « baroque mineur » à laquelle Chastel se réfère et du champ lexical et conceptuel qu’il mobilise - « mol », « draperie des nymphes », « fade négligé », éloignement de la « grande manière », « bacchanales souriantes »--, qu’il vise bien plutôt le courant artistique qui apparaît dans les débuts de la Régence pour se poursuivre durant le règne de Louis XV� C’est, en effet, comme l’a montré Fiske Kimball 3 , par le terme de baroque que cette période a été le plus souvent désignée, les historiens de l’art ayant longtemps répugné à employer le terme « ridicule » de rococo� C’est toutefois ce terme-là qui s’impose, conformément à l’usage actuellement admis-; car le rococo, s’il a des liens évidents avec le baroque qui l’a précédé, n’en est pas moins un style à part entière, spécifiquement lié au XVIII e siècle qui l’a vu naître, et dont les principaux représentants sont, pour la peinture, Watteau, Raoux, de Troy, Le Moyne, Natoire, Nattier, Lagrenée, Fragonard, et Boucher - lequel achève, à un double titre, le mouvement, puisqu’il est nommé premier peintre du roi en 1765, au moment où les prémisses du néoclassique se font jour� Remarquons aussi que baroque ou rococo 4 , comme noms désignant des courants artistiques, ont été forgés et utilisés a posteriori, et que l’un comme 3 Kimball, Fiske� Le Style Louis XV. Origine et évolution du rococo, trad� J� Marie, Paris, A� et J� Picard et C ie , 1949� 4 Voir ce qu’en dit Jean Weisgerber-: « Pour en dresser le tableau, il suffira (c’est une litote) de se reporter à la critique artistique et littéraire, à des revues comme le Mercure de France, mine inépuisable, aux dictionnaires de Furetière (1690) et de Trévoux (1740), sans oublier l’Encyclopédie� Par malheur, tous les termes relevés, bien que recueillis par centaines, sont décevants : ce que l’on appelle aujourd’hui “ro- 95 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 l’autre sont, partiellement sinon totalement, dotés de connotations négatives 5 puisqu’ils désignent avant tout des contre-modèles du bon goût� Si certains peintres que nous qualifions de baroques, comme Rubens, ont connu une vogue en France dès le milieu du XVII e siècle, et si de nombreuses traces de l’architecture baroque ont marqué la France de leurs empreintes, l’intérêt pour ce style a oscillé entre attirance et rejet - comme en témoigne l’aventure française du Bernin� Avant de mesurer l’éventuelle part de Fénelon dans l’avènement de ce courant, rappelons-en brièvement les principales caractéristiques� Le mot de rococo, on le sait, appartient d’abord au jargon des peintres� Étienne-Jean Delécluze en mentionne l’origine et la date-: « Ces expressions Pompadour, rococo […] ont été employées pour la première fois par Maurice Quaï en 1796-1797� Alors ces locutions […] n’étaient usitées et comprises que dans les ateliers de peintres 6 » et, faut-il le préciser, en un sens péjoratif, comme le rappelle encore un article anonyme de L’Atelier en 1835 7 � C’est en effet au XIX e siècle que fusent les commentaires les plus acides au sujet de ce style associé au mauvais goût, par ses formes maniérées, son caractère anecdotique et sensuel, qualifié de « féminin » - « légèreté » et « lascivité » coco” passait alors tout bonnement pour le style ou goût “nouveau”, “moderne”� Imprécision que viennent à peine corriger quelques vocables communs aux lettres et aux beaux-arts, tels que “singulier”, “bizarre”, “ingénieux”, “caprice”, voire “baroque”, et qui ont généralement trait à la facture plutôt qu’aux sujets� L’indication est précieuse néanmoins- ; elle délimite le domaine à explorer, celui des moyens d’expression� D’autres mots sont plus spécifiques : “pittoresque” et “rocaille” se voient réservés aux Watteau et Meissonnier, “précieux” et “obscur” aux écrivains, à Marivaux par exemple », « Qu’est-ce que le rococo ? Essai de définition comparatiste », dans R� Mortier et H� Hasquin (dir�), Rocaille, rococo, Études sur le XVIII e siècle, volume XVIII, éditions de l’université de Bruxelles, 1991, p� 13� 5 Certes, le mot baroque est utilisé à l’époque en son sens figuré- : on le trouve dans l’édition de 1740 du Dictionnaire de l’Académie française, pour qualifier un style jugé « irrégulier, bizarre, inégal »� En 1694, date de la première édition de ce Dictionnaire, le sens figuré n’apparaît pas : « Se dit seulement des perles qui sont d’une rondeur fort imparfaite� Un collier de perles baroques »� Pour qualifier les excès de l’art du Seicento italien, on choisit d’autres termes-: bizarre, bizarrerie, manière, ou gothique-; quant au style lui-même, ce sont les artistes, chefs d’école, qui servent à le désigner ou bien l’origine géographique - Florence, Venise, Rome, la Lombardie, les Flamands, l’École française, etc� 6 Delécluze, Étienne-Jean� Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris, 1855, p� 82� 7 « On se rappelle quelle aversion nous avons eue, tous tant que nous sommes de la génération présente, pour ce qui retraçait à nos yeux les mœurs et les usages de la génération qui finit avec la révolution de 89� Ce fut […] l’objet d’inépuisables railleries-; les épithètes les plus ridicules ne nous suffisaient pas, et ce fut à ce propos que nous inventâmes tout exprès dans les ateliers l’expression de rococo », « La Poupée� - Petit, petit� Dessins par Gavarni », L’Atelier, 1835, X, p� 37� 96 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 sont aussi, pour les Goncourt, les caractéristiques de la femme de la Régence 8 et du règne de Louis XV� Aussi les femmes qui, davantage qu’au siècle précédent, deviennent commanditaires, collectionneuses ou mécènes, seraient-elles, par leur absence de goût, responsables de la décadence de l’art, comme Rousseau se plaît à le rappeler dans sa Lettre à d’Alembert 9 � Arsène Houssaye est plus sévère encore en décrivant cette peinture comme « gracieuse et coquette […], qui se contente d’être jolie, de sourire », et qui n’est « que le mensonge de l’art 10 »� Le propos n’est pas sans rappeler Fréart de Chambray ou Charles Le Brun quand ce dernier, en 1672, déboutait à l’Académie les partisans de la couleur� Privilégier celle-ci au détriment du dessin, c’est en effet choisir l’accident contre la substance, l’illusion contre le vrai, et ainsi plaire aux ignorants� Que la couleur soit liée à la séduction est aussi une thèse que l’on trouve très développée dans le Cours de peinture par principes, somme des conférences prononcées par Roger de Piles à l’Académie royale de peinture entre 1700 et 1708, qui auront un retentissement profond - mais pas incontesté - à la période ultérieure� De Piles est aussi le promoteur de nouveaux maîtres en peinture-: Rubens et la tradition flamande, ainsi que les Vénitiens� Le rococo trouve en effet son origine dans ces différents courants, qui mettent la grande histoire en concurrence avec les portraits ou les scènes de genre, à l’instar des grands maîtres hollandais 11 � Mais les critiques contemporains sont généralement peu sensibles à l’intérêt de cette nouvelle approche de l’art et préfèrent conjuguer rococo, mièvrerie, érotisme et féminité� Ainsi La Font de Saint-Yenne, qui déplorait au Salon de 1746 les carnations de Natoire, de « la teinte générale de presque toutes nos productions dans les Lettres comme dans la Peinture », où « tout y est de la couleur des roses et en conserve la durée 12 », ou Diderot, dérouté face aux pastorales et paysages de Boucher du Salon de 1761 : 8 Goncourt, Edmond et Jean de� La Femme au XVIII e siècle, Paris, nouvelle éd�, 1882, p� 335� 9 Les femmes « en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie� Elles peuvent réussir dans de petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce », Lettre à d’Alembert, dans Discours sur les sciences et les arts, Lettre à d’Alembert, Paris, Gallimard, « Folio », 1987, p� 269, note� 10 Houssaye, Arsène� « Boucher� La peinture sous Louis XV », La Revue des deux mondes, 1843, t� III, p� 70� 11 Particulièrement les fijnschilders, « peintres fins », comme Van Mieris ou Gerrit Dou, dont Boucher s’inspire manifestement pour son Portrait d’une dame, 1743, New York, Frick collection� 12 La Font de Saint-Yenne, Étienne� Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre le mois d’août, 1746, Paris, 1747, pp� 75-76� 97 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 Quelles couleurs ! quelle variété ! […] cet homme a tout, excepté la vérité� […] [S]on élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche, doivent captiver les petits-maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art� 13 Mais quel rapport cela aurait-il avec Fénelon ? Si l’on en croit Helmut Hatzfeld 14 , c’est la grotte de Calypso, avec son intérieur de coquilles qui aurait lancé le mouvement rocaille - l’autre nom du rococo 15 � L’attribution est trop généreuse, ou trop accusatrice, puisque ce style emprunte une large part de son vocabulaire aux formes plastiques des grotesques, ces motifs décoratifs imités des villas pompéiennes que l’on retrouve chez les artistes maniéristes de la Renaissance, aussi bien en Italie, en Espagne 16 , que, un peu plus tard, en France, chez Vouet 17 ou Le Brun 18 � Comme le montre Brigitte d’Hainaut-Zveny, « si les éléments syntaxiques sont d’ores et déjà constitués, ce n’est qu’au cours des dernières années du règne de Louis XIV que se mit progressivement en place la grammaire qui devait régir ces éléments 19 »� Quant à la forme ondoyante, caractéristique du rococo, que le milanais Lomazzo, dans le Trattato dell’arte della pittura (1584), avait associée à la grâce 20 -, elle semble à son tour antérieure à l’« invention » fénelonienne� D’autres caractéristiques, il est vrai, s’attachent à ce style, comme la fluidité, la luminosité, le cinétisme des formes, qui tendent à l’associer à la mollesse, et dont il resterait à savoir si Fénelon en est l’inspirateur� Sans dénier que la grotte de Calypso soit par définition rocailleuse, il paraît difficile de soutenir que les principes esthétiques du prélat rejoignent un tel idéal- : la critique des « discours fleuris et efféminés 21 » d’Isocrate - célèbre pour son « style fardé et amolli 22 »- -, « applaudis par les femmes et 13 Diderot, Denis. Salons, éd� M� Delon, Paris, Gallimard, « Folio », 2008, pp� 48-49� 14 Hatzfeld, Helmut� The Rococo. Eroticism, Wit, and Elegance in European Literature, New York, Pegasus, 1972, p� 4� 15 Voir Kimball, Fiske� Le Style Louis XV. Origine et évolution du rococo, op. cit�, p� 10� 16 Dans l’annexe de l’Alcazar édifiée par Charles Quint� 17 Pour l’appartement des bains de la Reine mère au Palais-Royal� 18 Pour le cabinet d’Amour de l’hôtel de Lambert� 19 D’Hainaut-Zveny, Brigitte� « Les décors rocaille� Essai d’analyse stylistique », dans R� Mortier et H� Hasquin (dir�), Rocaille, rococo, Études sur le XVIII e siècle, op. cit�, p� 111� 20 Ces analyses seront reprises en France par Charles-Alphonse Dufresnoy, dans L’Art de peinture (que traduit et commente Roger de Piles), Paris, 1668, p� 90� 21 Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, 2� vol�, éd� J� Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t� I, 1983-1997, pp� 8-9� 22 Ibid., p� 54� 98 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 par le gros du monde 23 », celle de l’architecture avec ses « roses » et ses « colifichets 24 », à laquelle Fénelon préfère la « beauté solide », « manière la plus courte et la plus simple d’exprimer les choses 25 », ou encore celle des fredons, suffisent à exclure un tel rapprochement� Les Dialogues sur l’éloquence, la Lettre à l’Académie, le « Voyage dans l’île des plaisirs », ou les dialogues des morts sur la peinture, attestent, eux, une nette exécration à l’égard de tout ce qui ressemblerait à une tendance autotélique dans l’art, laquelle émerge alors, sans être théorisée, à travers ces pratiques décoratives où dominent de pures formes� Mais la théorie défendue par Fénelon, de même que ses écrits ne coïncident pas toujours avec l’usage qu’on en fait, et dont l’interprétation de Chastel est sans doute victime� Dans un article consacré aux représentations de Télémaque dans la peinture sous la Régence 26 , Mary Sheriff souligne le lien entre les premières représentations en 1722 - celles de Nicolas Vleughels 27 et Jean Raoux - et leurs commanditaires- : la comtesse de Verrue pour les deux premières, et le Régent, pour lequel Philippe de Vendôme l’avait fait exécuter� Or la personnalité de ces collectionneurs - qui possèdent parmi les plus importantes collections de peinture, particulièrement néerlandaise, donc « moderne » - est connue pour leur libertinage, pire, leurs mœurs dissolues 28 � De telles personnalités ne pouvaient, par conséquent, qu’être sensibles à un roman que Bossuet, choqué par le « style efféminé et poétique 29 », avait jugé « peu sérieux pour un prêtre 30 », tandis que Gueudeville assurait-: 23 Ibid., p� 29� 24 Ibid., p� 55� 25 Ibid., p� 55� 26 Sheriff, Mary� « Painting Telemachus in the French Regency », dans Chr� Schmitt- Maaß, S� Stockhorst and D� Ahn, Fénelon in the Enlightment. Traditions, Adaptations, and Variations, with a preface by J� Le Brun, New York-Amsterdam, Rodopi, 2014� 27 Vleughels a réalisé un pendant de deux tableaux ayant pour titre Télémaque dans l’île de Calypso-: l’un des deux n’est connu que par la gravure qu’en fit Edme Jeurat en 1724 (British Museum), l’autre appartient à une collection privée� 28 Saint-Simon note, en dépit de l’amitié qu’il porte à Philippe d’Orléans, que « plus on était suivi, ancien, outré en impiété et en débauche, plus [ce dernier] considérait cette sorte de débauchés », et ajoute-: « je l’ai vu sans cesse dans l’admiration poussée jusqu’à la vénération pour le grand prieur, parce qu’il y avait quarante ans qu’il ne s’était couché qu’ivre », La Mort de Louis XIV [Mémoires, III], éd� G� Truc, Paris, Gallimard, « Folio », 2007 [1 re éd� 1952], pp� 41-42� 29 Les Dernières années de Bossuet. Journal de Ledieu, 2� vol�, éd� Ch� Urbain et E� Levesque, Paris, 1928, t� I, janvier 1700, p� 13� 30 « Lettre du 18 mai 1699, à l’abbé Bossuet », Correspondance de Bossuet, éd� Ch� Urbain et E� Levesque, Paris, 1909-1925, tome XII, p� 6 (nous soulignons)� 99 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 si je voulais gâter un jeune esprit, je lui donnerai Télémaque pour son livre de poche- ; et je ne puis désapprouver la raillerie d’un courtisan, qui disait l’autre jour, que si M� le duc de Bourgogne possédait bien son roman, il était à craindre que la Couronne de France ne tombât en quenouille 31 , - un propos particulièrement insultant pour Fénelon qui, dans le « Voyage dans l’île des plaisirs », faisait des hommes fardés, filant, cousant et brodant, les stigmates les plus aigus du renversement de l’ordre des choses -, avant de conclure : réduisez ces descriptions pompeuses, ces images éclatantes […], aux justes termes du bon sens, c’est de la poudre enflammée qui a passé devant les yeux, il ne vous en reste que la mauvaise odeur� 32 Rien de plus simple, dans ces conditions, que de faire se rejoindre un roman libertin et les valeurs artistiques propres au style de la Régence, tous armés contre le « grand goût »� Mais ces critiques sont-elles dignes de confiance ? De plus, comme le suggère Mary Sheriff 33 , pourquoi s’attarder sur la mollesse morale des tableaux - et par là du roman -, quand la dimension politique et morale de l’ouvrage de Fénelon pouvait être convoquée ? Dans le tableau de Raoux, le Régent serait ainsi Mentor, Télémaque le jeune Louis XV, et Calypso la figure de la France� Une interprétation d’autant plus pertinente que le jeune Louis XV était sensible au roman de Fénelon, dont l’édition officielle lui était dédicacée, ainsi qu’aux maximes qui en étaient issues et qu’il retrouvait dans le Petit Carême de Massillon 34 � Il n’empêche que ces clefs ne sont nulle part attestées� En outre, « les idées politiques de Fénelon, rappelle Albert Chérel […], semblent n’avoir eu qu’une autorité très éphémère 35 »� 31 Gueudeville, Nicolas� Critique générale des Avantures de Télémaque, Cologne, 1700, t� I, p� 10 (orth� modernisée)� 32 Ibid., p� 12� Albert Chérel, qui commente celle de l’abbé Faydit, écrit ainsi-: « [S]i Télémaque était un chef-d’œuvre, c’était aussi un fort malencontreux modèle� […] Faydit reprochant à Télémaque son quiétisme ne doit pas nous tromper-: quiétisme est pour lui synonyme de sensualité, et il ne fait que répéter l’allitération “Molinos, Molina” dont ses amis ont cru accabler Fénelon » (Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle en France. 1715-1820. Son prestige, son influence, Paris, 1917, p� 28)� 33 « Painting Telemachus in the French Regency », loc. cit�, pp� 308-309� 34 Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle, op. cit�, pp� 300-301� 35 « Les idées politiques de Fénelon, celles que contiennent les Plans de Gouvernement, semblent n’avoir eu qu’une autorité très éphémère� Si elles firent un moment impression sur l’esprit du Régent, quand il créa les Conseils, et quand il songea à convoquer les États-généraux, Dubois se chargea bien vite de détourner son maître des “rêveries de M� de Cambrai”� » Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle…, op. cit�, p� 300� 100 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 En revanche la composition du tableau est sans doute empruntée à Bacchus et Ariane 36 , qu’Antoine Coypel, peintre favori du Régent 37 , avait peint pour le père de celui-ci - tandis que Bacchus est précisément comparé à l’Amour au livre VI du Télémaque� Aussi le tableau s’adresserait-il moins à l’homme d’État qu’au libertin et à l’amateur d’art, mais aussi à l’ami d’un prélat disgracié que le prince voulait faire revenir à la cour� Plus encore, parce que les artistes 38 qui choisissent Télémaque - Vleughels, Raoux, Cazes, Favannes, Natoire, ou Boucher 39 - se caractérisent presque tous par leur attrait pour la sensualité, le roman serait bel et bien, sous des dehors trompeurs, immoral� Mais cette interprétation reste discutable� Comme l’a montré Françoise Berlan 40 , le style de Fénelon est d’une « relative pauvreté », avec une limitation du vocabulaire et une coloration de celui-ci par le « latin ecclésiastique 41 »� Et surtout, dans les récits la morale prime l’esthétique, tant dans les descriptions des agréments sensibles, face aux paysages par exemple 42 , que dans celles des « sentiments agréables », liés aux « circonstances favorables de la vie », ou à « l’impression favorable que produit autrui », si bien qu’« il n’y a pas de mollesse, il y a au contraire une sorte d’aménité austère 43 »� Fénelon n’aurait-il donc aucun rapport avec le rococo ? Tout au contraire-; mais à condition de revoir le jugement trop partial dont ce style 44 fait encore l’objet� 36 Aujourd’hui au Philadelphia Museum of arts� 37 Nommé premier peintre du roi en 1716� 38 Si nous ne citons pas le tableau de Lagrenée (Télémaque et Termosiris, 1771), c’est parce qu’il est plus tardif et annonce le retour du grand goût� 39 Termosiris enseigne à Télémaque qu’il doit suivre l’exemple d’Apollon� 40 Berlan, Françoise� « Du lexique au style- : Fénelon », Dix-septième siècle, n° 152 (juillet-septembre 1986)� 41 « Du lexique au style-: Fénelon », loc. cit�, p� 232� 42 Voir en particulier la célèbre scène du repas servi par Adoam au livre VII du Télémaque-: « Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir� […] Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau� Télémaque, d’un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs� Mais il n’osait y livrer son cœur� […] Il regardait Mentor� Il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu’il devait penser de tous ces plaisirs� Mentor […] touché de la modération de Télémaque, lui dit en souriant- : “[…] Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point� […] Réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous� La sagesse n’a rien d’austère ni d’affecté […]” », VII e livre, dans Œuvres, op. cit�, t� II, pp� 104-105� 43 « Du lexique au style-: Fénelon », loc. cit�, pp� 236-239� 44 La réinterprétation de ce style - en dehors du cas de Watteau, dont le sérieux, la mélancolie, la mort précoce l’ont immédiatement sauvé du purgatoire où allaient tomber les autres - est particulièrement nette pour Boucher- : voir notamment 101 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 L’article de 1835, cité plus haut, proposait déjà, à partir des tableaux de Watteau, une telle révision, en insistant sur des valeurs comme la délicatesse, la gaieté, « l’art de la conversation 45 » où s’instruire équivaut à s’amuser� Or cette association du plaisir et de l’instruction est au fondement non seulement de la pédagogie de Fénelon 46 , mais de son art poétique, et de sa conception de la peinture et de l’histoire� Le plaisir de sociabilité permet en effet de rompre l’isolement en soi-même, en son ignorance et ses préjugés 47 , et cet idéal se retrouve au fondement de la théorie de l’efficace picturale, celle-là même qu’on retrouve chez Roger de Piles pour qui « la peinture doit appeler [le] spectateur […] comme pour entrer en conversation 48 »� Quant à défendre l’enjouement comme valeur morale, c’est là l’une des principales fins du Télémaque-: à condition que son objet soit digne, on n’a aucun lieu de l’éviter, mais au contraire toutes les raisons de le rechercher� C’est là l’un des motifs de l’intérêt de Fénelon pour les caprices en peinture, pourvu, précise-t-il, qu’ils soient « réglés », autrement dit que, du fait de leur savante construction, ils parviennent à produire des émotions qu’on puisse observer et comprendre� De semblables caprices se trouvent chez Raoux notamment, dans ses portraits en forme d’allégories inspirés du Corrège, ou encore dans certaines de ses scènes de genre où domine le thème de l’amitié - amitié qui, pour Fénelon, au-delà des ses résonances humanistes, est une vertu essentielle en donnant l’idée du pur amour, puisque « [c]hacun veut, dans la société de ses amis, être aimé […] uniquement pour lui-même 49 »� Une autre critique, fréquemment adressée aux maîtres du rococo, porte sur l’importance qu’ils ont donnée au portrait� Ce genre n’a pourtant rien d’indigne ou d’anecdotique, mais exige des qualités comparables à celles que possède le peintre d’histoire pour ce qui est de l’invention et de la convenance� Comme le dit Louis Tocqué dans une célèbre conférence prononcée à l’Académie royale de peinture en 1750 et relue en 1763-: « On ne peut jamais faire d’un mauvais peintre d’histoire qu’un mauvais peintre de portrait 50 »� l’article de Christine Gouzi sur l’« autre » Boucher, « François Boucher (1703-1770), peintre religieux », Chrétiens et sociétés� XVI e -XXI e siècles, n° 9 (2002), pp� 35-57� 45 « La Poupée� - Petit, petit� Dessins par Gavarni », L’Artiste, loc. cit�, p� 38� 46 « [I]l faut que le plaisir fasse tout », De l’éducation des filles, dans Œuvres, op. cit�, t� I, p� 123� 47 Voir Bury, Emmanuel� « Situation du Télémaque-: du projet pédagogique à la forme littéraire », Fénelon. Mystique et Politique (1699-1999), éd� Fr�-X� Cuche et J� Le Brun, Paris, Honoré Champion, 2004, p� 543� 48 Piles, Roger de� Cours de peinture par principes, Paris, Gallimard, TEL, 1989, p� 9� 49 « Sur le pur amour », Œuvres spirituelles, I, Lettres et opuscules spirituels, XXIII, dans Œuvres, op. cit�, t� I, p� 664� 50 Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1747-1752, éd� J� Lichtenstein et Chr� Michel, Paris, éd� Beaux-Arts, t� V, vol� 2, 2012, p� 450� 102 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 Les genres privilégiés par ces peintres, en apparence petits, ne doivent donc pas être sous-estimés� Toute chose, pensait Hegel, est digne de l’art « à cause du substantiel qui y est inclus 51 », ajoutant que la peinture, pour être vraie et s’accomplir pleinement comme art, devait « aller jusqu’à l’extrême de la phénoménalité 52 »� De même, les moyens défendus par ces peintres sont loin d’être méprisables : c’est bien par la couleur et la forme ondoyante qu’on parvient au vivant et au vrai� Antoine Coypel invite ainsi, après Dufresnoy 53 et de Piles, à « éviter les figures parfaites de la géométrie […] surtout dans la représentation des figures animées� Car […] c’est une élégance de forme […] ondoyante […], qui leur donne l’esprit qui semble les animer 54 »� Quant à la couleur, il jugeait que « les ouvrages n’étant parfaits que quand ils approchent de leur fin, et que la fin de la peinture étant l’imitation, elle doit sa perfection entière au coloris 55 »� Ces moyens produisent ainsi plaisir et instruction par le parfait rendu des choses 56 et du costume - une catégorie chère à Fénelon 57 � Enfin, ils confèrent une grâce, comprise selon Coypel comme un principe quintessentiel, une émanation de la nature même de la chose-: « Un vieillard a plus de grâce, avec une barbe et des cheveux blancs naturels, qu’avec des cheveux postiches bouclés et poudrés 58 »� La grâce n’est donc pas seulement principe de séduction, mais tout au contraire signe du vrai� Aussi, affirmer que les peintres rococo ne sont que des peintres d’étoffes 59 serait-il faire preuve d’une parfaite incompréhension des enjeux de ce style� Il est temps de revenir à Fénelon pour conclure� S’il est exagéré d’affirmer que l’avènement du mauvais goût lui est imputable, il est finalement moins étrange qu’il n’y paraît de trouver un rapport, même involontaire, entre les principes esthétiques du précepteur des Enfants de France et le rococo - à condition de réévaluer ce style à sa juste valeur� Par ailleurs, certaines des observations du prélat dans les dialogues consacrés à la peinture semblent laisser paraître une préférence pour les principes modernes-: lorsqu’il parle, 51 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich� Esthétique, trad� S� Jankélévitch, 4 vol�, Paris, Champs-Flammarion, 1979, t� III, p� 257� 52 Hegel, Esthétique, op. cit�, t� III, p� 234� 53 Dufresnoy, Charles-Alphonse� L’Art de peinture, op. cit�, p� 19� 54 Coypel, Antoine� « Discours sur la peinture (1708-1721)-: Sur l’esthétique du peintre, Sur l’excellence de la peinture », Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, éd� A� Mérot, Paris, ENSBA, 1996, p� 428� 55 Ibid., p� 456� 56 Par exemple dans le Pygmalion amoureux de sa statue de Raoux� 57 Lettre à l’Académie, Œuvres, op. cit�, t� II, p� 1181� Le Portrait d’une dame de Boucher (New York, Frick collection) illustre parfaitement ce principe� 58 Coypel, Antoine� « Discours sur la peinture (1708-1721) », loc. cit�, p� 446� 59 Même s’il est vrai que Raoux, en s’inspirant de Godfried Schalken, de Gerrit Dou et de Caspar Netscher, a révélé, dans cette partie-là, une particulière virtuosité� 103 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 par exemple, au sujet d’un Poussin de « grâce et tendresse 60 » ou quand, à Chantilly, il s’émeut, devant un Moro, du rendu de la chair, ou d’un beau coloris chez Le Brun� Cela ne fait certes pas de Fénelon un coloriste, tant son discours sur l’art est tributaire de la grille interprétative propre aux partisans du dessin, depuis Alberti jusqu’à Félibien et Le Brun� Car ce qu’il cherche toujours - aussi bien dans son apologétique « artistique » -, c’est, sous la « confusion apparente, […] un ordre véritable 61 »� Pour autant, il n’aurait sans doute pas jugé sévèrement ces peintres modernes qui, comme lui-même, ont ouvert une « nouvelle voie » 62 en contribuant pour la peinture à cet enrichissement qu’il recommandait pour le vocabulaire : « Je voudrais autoriser tout terme qui nous manque, qui a un son doux, sans danger d’équivoque 63 »� Car, disait-il encore à Houdar de La Motte, dans une lettre datée du 4 mai 1714 : « Je n’admire pas aveuglément tout ce qui vient des Anciens »� Dans ces conditions, il aurait probablement apprécié cette Jeune Fille faisant voler un oiseau de Raoux 64 , ou cette Jeune fille lisant de Fragonard 65 , toutes deux absorbées dans leurs tâches, un absorbement dont Michael Fried 66 a montré qu’il était l’expression de l’attitude vertueuse-- conforme à l’idéal féminin de Fénelon� Le style iconographique que choisissent Raoux et Fragonard, où domine la couleur sensuelle, n’empêche donc pas la transfiguration d’une image érotique, voire, pour Raoux potentiellement scabreuse, en une image naïve et peut-être même sacrée 67 - : les voies nouvelles n’excluent donc ni l’authenticité ni la vérité morale� Ainsi compris, le rococo pourrait bien, à son tour, devenir « ce son doux, sans danger d’équivoque 68 »� 60 « Léonard de Vinci et Poussin », Dialogues des morts, Œuvres, op. cit�, t� I, p� 436� 61 « Parrhasius et Poussin », Dialogues des morts, loc. cit�, p� 430� 62 Cf. Lettre à l’Académie, loc. cit�, p� 1158� 63 Lettre à l’Académie, loc. cit�, p� 1139� 64 Sarasota, Ringling Museum of Art� 65 Washington, National Gallery of Art� 66 Fried, Michael� La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad� Cl� Brunet, Paris, Gallimard, NRF Essais, 1990 [1980]� 67 L’oiseau, symbole sexuel, est aussi symbole de l’âme, attaché à une ficelle ou tenu à la main� Voir Hall, James� Dictionnaire des mythes et des symboles, trad� A� Girod, Paris, Gérard Monfort, 1994 [1974]� 68 Lettre à l’Académie, loc. cit., p� 1139� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 Fénelon et Malebranche François Trémolières Université de Rennes 2 Le sujet que je me propose de traiter est immense et difficile-: il justifierait à soi seul une thèse� On se contentera ici d’une esquisse, sous forme de bilan historiographique limité aux travaux de langue française 1 � Éléments biographiques et enjeux d’édition Les relations personnelles entre Fénelon et Malebranche (tous deux morts en 1715, mais Fénelon plus jeune de treize ans) se réduisent à peu de chose� Yves de Montcheuil, dans l’ouvrage posthume sur Malebranche et le quiétisme (Aubier, 1946), en a rappelé les principaux éléments, allant parfois contre les idées reçues, sur lesquelles nous reviendrons� Le dossier a été repris et complété par André Robinet en accompagnement de son édition du Traité de l’amour de Dieu, t� XIV des Œuvres complètes de Malebranche (Vrin-CNRS, 1963)� Henri Gouhier s’appuie sur ces données dans son Fénelon philosophe, paru chez Vrin en 1977� Le marquis d’Allemans, dans une lettre à Malebranche datée 30 octobre 1687, offre un témoignage de l’intérêt de Fénelon pour Malebranche� Cet intérêt est très probablement commandé par Bossuet, qui cherche à susciter une réfutation du Traité de la nature et de la grâce de l’oratorien� On n’en trouve pas d’autre témoin avant les Lettres sur la grâce et la prédestination et la correspondance de Fénelon avec le P� Lamy, autour de 1700� Celui-ci avait cru mettre d’accord les deux auteurs sur la question du pur amour� Malebranche s’en défendra vigoureusement dans le Traité de l’amour de Dieu, dont la première édition remonte à 1697� C’est la principale intervention de Malebranche dans la querelle du quiétisme, et l’objet de 1 Qu’il faudrait donc compléter par un bilan des travaux étrangers, notamment italiens-: voir par exemple Perrotti, Gabriele� « Malebranche e Fénelon� Sulla verità metafisica e mistica dell ordine naturale e divino », Filosofia e teologia, IV, 1 (1990), pp� 98-110� 106 François Trémolières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 l’ouvrage du P� de Montcheuil 2 , mais elle n’engage pas de réponse directe de Fénelon� Enfin, en 1713, lorsque paraît ce que l’on appelle aujourd’hui la « Première partie » de la Démonstration de l’existence de Dieu (à cause de cette antériorité de parution sur la « Seconde partie », posthume), d’abord anonymement, une préface elle aussi anonyme mais que la suite a révélée comme du jésuite René-Joseph de Tournemine, met en cause Malebranche de telle façon que ce dernier obtint de Fénelon un désaveu, et de Tournemine une mise au point dans les Mémoires de Trévoux puis dans les éditions suivantes une modification de la préface 3 � Il s’agit ici d’apologétique et donc de la « théologie naturelle » de Fénelon, non de la question de l’amour pur� D’ailleurs à cette date Fénelon, condamné sur le sujet en 1699, retiré dans son diocèse mais redevenu en faveur à Rome, et même à la cour de France, se consacre bien davantage à la controverse antijanséniste� Si l’on veut maintenant aborder la question des relations intellectuelles entre les deux œuvres, on découvre une situation complexe, liée d’abord à l’édition des écrits philosophiques de Fénelon 4 � En ce domaine comme en beaucoup d’autres dans son cas, il est difficile de faire l’économie d’une étude de réception-: en effet, ces écrits ont paru pour la plupart après la mort de leur auteur, et sur une durée très longue, puisque le traité de la Nature de l’homme a été publié seulement en 1904 (par Eugène Griselle, Fénelon métaphysicien)� La Démonstration de l’existence de Dieu fait exception qui paraît du vivant de Fénelon, mais anonyme - et inachevée, même dans la version « complète » qui ne paraîtra qu’en 1718, dans l’édition par Ramsay des Œuvres philosophiques� Or celui-ci, chose remarquable, n’a pas publié la Réfutation de Malebranche, pour laquelle le marquis de Fénelon avait obtenu un privilège dès avril 1717� Cette Réfutation n’avait pas non plus été publiée par Bossuet, qui comme je l’ai dit en était le commanditaire, à la fin des années 1680� Texte de jeunesse, la Réfutation ne sera connue qu’au XIX e siècle, dans l’édition des Œuvres par Gosselin, en 1820� L’initiative de la publication de la Démonstration, « Première partie », n’appartient pas à Fénelon mais semble-t-il aux jésuites des Mémoires de 2 Voir aussi Letrouit, Jean� « Une lettre inédite de Malebranche à Madame de Maintenon contre Fénelon », XVII e siècle, LVII, 227 (2005), pp� 333-348� 3 Voir désormais Ribard, Dinah� « Pratique(s) jésuite(s) de l’écrit-: le P� Tournemine, les Mémoires de Trévoux et Fénelon », XVII e siècle, LVII, 228 (2005), pp� 333-348 4 Nos sources sont évidemment les notices des éditions Gosselin des Œuvres complètes et Le Brun des Œuvres� Pour de plus amples développements sur la réception philosophique de Fénelon, je me permets de renvoyer au chapitre trois de mon Fénelon 1908. Jacques Rivière philosophe, publié à la suite de l’édition de Rivière, Jacques� La théodicée de Fénelon et ses éléments quiétistes, Paris, Le Félin, 2015� 107 Fénelon et Malebranche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 Trévoux� Ce texte correspond à une orientation de « philosophie populaire »-: l’apologétique par les merveilles de la nature, alors que la « Seconde partie » a un accent nettement plus spéculatif� Cependant il contient déjà des arguments en rapport avec la philosophie nouvelle, et le passage de la préface du P� de Tournemine qui fit problème à Malebranche visait à en justifier l’auteur-: certes, écrit Tournemine, il s’est appuyé « quelquefois sur des opinions nouvelles, fort contestées et fort éloignées de la certitude des principes », au lieu de se cantonner aux « preuves universelles et propres à tout le monde »- ; ce recours s’expliquait selon le père jésuite par le souci d’argumenter à partir des « principes reçus par les adversaires contre qui on dispute� Ce sont des démonstrations pour les cartésiens et les malebranchistes� » Selon le P� André, biographe de Malebranche, il ne pouvait s’agir que d’une manœuvre visant à discréditer l’oratorien en faisant passer l’auteur de la Démonstration pour son adversaire-; d’autant plus offensante que Tournemine poursuivait par un rapprochement avec Spinoza, entraînant le soupçon d’athéisme-: les cartésiens et les malebranchistes, « l’auteur n’a pas dû les oublier [d’où la présence de ces arguments qu’il jugeait incongrus dans la Démonstration]� Il a, dit-on, oublié les spinozistes » et l’avertissement se chargeait de l’en excuser - ce traité était « composé depuis longtemps », c’est-à-dire avant que Bayle ait démontré, à l’article « Spinoza » de son Dictionnaire historique et critique (1697), l’athéisme spinoziste, et s’il « repasse un jour sous ses yeux [de l’auteur], les spinozistes ne seront pas épargnés »� Enfin il est aisé de montrer que l’ouvrage contient déjà tous les principes de leur réfutation� D’ailleurs l’édition de 1718 inclura un chapitre « Réfutation du spinozisme » (le titre n’est pas de Fénelon) dans la « Seconde partie »� Le P� André (dont, rappelons-le, la Vie de Malebranche fut empêchée de paraître par ses supérieurs et n’est connue que depuis 1886), qui donc ne connaissait pas la Réfutation, mais avait lu en revanche cette « Seconde partie » de la Démonstration, souligne au contraire la conformité des preuves féneloniennes avec les « principes » de Descartes et Malebranche� On peut se demander si ce n’est pas cette proximité, réelle, qui a empêché Ramsay de publier la Réfutation, lui aussi sensible à l’accord entre les deux auteurs, qui étaient ses grands hommes� Inversement, les éditeurs de la « Première partie », embarrassés par les signes d’allégeance de Fénelon au cartésianisme, les ont systématiquement « corrigés » et « adoucis », d’après Gosselin, qui a voulu rétablir le texte original� 108 François Trémolières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 Un commun cartésianisme : les lectures du XIX e siècle Dans l’Histoire littéraire… qui accompagne son édition 5 , Gosselin présente nettement Fénelon comme « un des principaux représentants » de la philosophie cartésienne, « un de ceux qui en ont exposé les principes avec [le] plus de précision et de clarté, et d’une manière propre à lever les difficultés qu’elle peut présenter »� L’entreprise d’édition de Fénelon est dans l’esprit des sulpiciens clairement liée à leur conception de la théologie et de l’apologétique, vivement attaquée à l’époque par Lamennais et ses disciples� C’est pourquoi Gosselin discute les conceptions des mennaisiens sur le « fondement de la certitude »-: jusqu’à eux, écrit-il, la conception cartésienne était regardée « dans les écoles catholiques » moins « comme une invention de Descartes, que comme l’expression fidèle du sentiment commun des vrais philosophes de tous les siècles »-; et contre ceux qu’il appelle « les partisans du système d’autorité », il entend démontrer la conformité de la conception cartésienne à Augustin et à Thomas, donc son orthodoxie, s’attachant au passage à convaincre que la mise à l’Index des œuvres de Descartes (en 1663 puis 1772) n’avait pas de motif doctrinal� Ce dernier point est intéressant à signaler parce qu’il révèle de nouvelles préoccupations, qui ne vont cesser de s’accentuer tout au long du XIX e siècle sous la pression de ceux qu’on va appeler les ultramontains (Malebranche, par exemple, s’était montré à peu près indifférent à sa propre mise à l’Index, en 1690, considérée comme une affaire étroitement « romaine » - on sait que les décisions de l’Index n’étaient pas reçues en France sous l’Ancien Régime)� Résumée à très grands traits, la réception de Fénelon philosophe au XIX e -siècle, comme d’ailleurs Bossuet, est prise dans celle du cartésianisme, et solidaire de ce point de vue de Malebranche� Cette tradition classique- : Bossuet, Malebranche, Fénelon, Leibniz aussi dont le supérieur de Saint- Sulpice M� Emery s’est fait l’éditeur, avec le relais important du cardinal Gerdil (Défense du sentiment du P. Malebranche sur la nature et l’origine des idées contre l’Examen de M. Locke, 1748), se réclame d’une filiation augustinienne et platonicienne� Louis Foucher, dans son livre sur La philosophie catholique en France au XIX e siècle (Vrin, 1955), a montré qu’elle aboutit à un échec avec la sanction par le magistère, en 1852 (mise à l’index des Opera omnia de Gioberti) puis 1861, de ce qu’on a appelé l’ontologisme, et la promotion de l’option épistémologiquement contraire, le « réalisme » thomiste, par l’artisan de ces condamnations le cardinal Pecci, devenu le 5 Histoire littéraire de Fénelon, parue séparément en 1843, qui regroupe les notices de l’édition des Œuvres (1820-1824)-; puis jointe à l’édition des Œuvres complètes en dix volumes (t� I, 1848), reprise de la précédente et de la Correspondance (1827- 1829)� 109 Fénelon et Malebranche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 pape Léon XIII (Aeterni Patris, 1879)� Mais elle est étudiée dans l’Université, notamment l’importante Histoire de la philosophie cartésienne de Francisque Bouillier (2 vol�, 1 re éd� 1854), disciple de Victor Cousin, qui consacre deux chapitres à Fénelon, plus tard Léon Ollé-Laprune, auteur de La philosophie de Malebranche, 2 vol�, 1 re éd� 1870 (une vingtaine de pages sur Fénelon dans le chapitre « les critiques de Malebranche »), et à l’origine par son œuvre propre (De la certitude morale, 1880) d’un courant philosophique catholique qui tentera de renouveler l’apologétique, face à ce qui lui semblait les impasses de l’option thomiste au regard des « exigences de la pensée contemporaine », selon l’expression de Maurice Blondel� C’est dans ce contexte que l’abbé Bremond, avec son Apologie pour Fénelon, en 1910, donnera le signal d’un renouveau des études féneloniennes� On peut se demander si Gosselin ne perpétuait pas quelque chose de l’embarras de Ramsay, devenu celui de la réception de Fénelon par la théologie cartésienne (ou augustino-cartésienne) des sulpiciens, quand il écartait la Réfutation des écrits philosophiques pour la publier parmi les écrits théologiques - ramenant le différent entre les deux auteurs à une question technique, peu accessible au profane, et concluant le commentaire qu’il en donne par une note ambivalente-: Peut-être, en lisant ce traité de Fénelon, sera-t-on surpris qu’il juge si sévèrement le système de Malebranche, et qu’il en presse si vivement des conséquences bien éloignées de la pensée de l’auteur� Mais l’étonnement diminuera, si l’on se rappelle que le sentiment de Fénelon, sur cette matière, était alors celui des plus habiles théologiens, et que Bossuet lui-même croyait devoir qualifier avec la plus grande sévérité les opinions du célèbre oratorien� Ces « conséquences bien éloignées de la pensée » malebranchiste, c’était le soupçon de spinozisme déjà évoqué, que l’on trouve en effet dans la Réfutation� Mais si l’on admet d’un côté que Fénelon a combattu chez Malebranche la confusion entre le Créateur et sa création (« du Verbe divin avec l’ouvrage de Dieu », ch� XXIV), alors on se trouve conduit de l’autre, au vu de la proximité de la Démonstration avec les arguments malebranchistes, à se demander si la critique ne doit pas être retournée contre Fénelon lui-même, et c’est ce qu’on lit par exemple dans l’ouvrage de Paul Vernière sur Spinoza et la pensée française avant la Révolution (PUF, 1954)� 110 François Trémolières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 Lectures contemporaines : Jean-Christophe Bardout, Henri Gouhier Laissant de côté la question du pur amour, je vais me concentrer sur ce seul aspect « métaphysique » de la relation entre Fénelon et Malebranche� J’abandonne ici l’approche historiographique pour me limiter, toujours à très grands traits, à un état présent de la recherche 6 � Je m’appuierai principalement sur l’étude de Jean-Christophe Bardout-: « Le malebranchisme de Fénelon� Occasionnalisme et vision en Dieu », parue dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger en 2003 7 � La lecture de Fénelon par Bardout part de sa lecture de Malebranche, dont il est un spécialiste� Dans Malebranche et la métaphysique 8 , il montre le lien de la métaphysique à la théorie de la connaissance-: « nous ne connaissons les choses que par la réalité objective de leurs idées en nous » (leur représentation) et non par un processus d’abstraction à partir de la sensation-; Malebranche radicalise cette conception cartésienne avec la thèse de la vision en Dieu, qui « fait définitivement refluer la présence de la chose au profit de sa manifestation par l’idée »-: la chose devient « l’occasion » de l’idée et non sa cause� Comme l’avait déjà noté Victor Delbos, Arnauld a critiqué cette « noétique » de Malebranche comme infidèle à Descartes� Or Bardout relève que dans la Réfutation de Malebranche Fénelon opère une critique très sélective, qui ne s’en prend pas à cette noétique� Une des conséquences de la conception malebranchiste de la connaissance par l’idée est que l’existence est inconnaissable, sinon par « sentiment » (et parce que Dieu recrée en nous la « phénoménalité » du monde)-: il n’y a de connaissance que des essences� Il n’y a pas d’autre connaissance possible, ce qui veut dire que notre connaissance n’est pas différente de celle qu’a Dieu - c’est la thèse de la vision en Dieu� Cette univocité ne supprime pas l’écart entre Dieu et sa créature, elle en est même la condition- : « Dieu ne connaît qu’en lui-même et nous ne connaissons qu’en lui »� La transcendance, écrit Bardout 9 , est « sauvegardée sous la figure de la seule toute-puissance », c’est-à-dire du passage à l’existence, qui ne peut être compris� L’ordre des essences est l’ordre de l’intelligible, du pensable� C’est l’ordre de l’être au sens où Malebranche écrit que « l’être c’est l’idée de Dieu », Dieu est « tout l’être » en ce sens qu’il est « la forme de toutes les idées »� Il n’y a que Dieu dont l’existence est connue, « par idée pure » lit-on dans le X e Éclaircissement à la Recherche de la vérité, alors qu’elle se réfère 6 Je n’aborderai pas l’aspect esthétique� Voir Touboul, Patricia� « Les enjeux esthétiques de la Réfutation du système du Père Malebranche sur la nature et la grâce de Fénelon », Archives de philosophie, LXVII, 1 (2004), pp� 113-229� 7 CXXVIII, 2 (2003), pp� 151-172� 8 Paris, PUF, 1999� 9 Malebranche et la métaphysique, op. cit., p� 164� 111 Fénelon et Malebranche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 partout ailleurs à la causalité, c’est-à-dire à l’occasion qui dérobe la puissance divine (chez Malebranche « il demeure un abîme entre la cause et la raison », à la différence de Leibniz)� S’il y avait équivalence entre Dieu et l’étant, ce serait le spinozisme� Cette équivalence, écrit Bardou 10 , « ne fonctionne qu’au niveau de la représentation »� Le Dieu de Malebranche peut « enfermer toutes les réalités » ou pour ainsi dire « être composé », et Malebranche peut n’être pourtant pas Spinoza parce que la réalité ainsi définie ne renvoie qu’à la plénitude d’une essence, nullement à l’effectivité d’une existence actuelle� […] Dieu n’est donc pas celui qui est parce que son essence infinie emporterait avec elle l’existence nécessaire, mais parce que son essence s’égale à la totalité du réel� On est tout près ici du Dieu « esprit » (et non plus substance) hégélien� Certaines formulations de Malebranche ont paru aux contemporains très proches de Spinoza (qu’ils lisaient mal au demeurant)� Tournemine écrit ainsi dans les Mémoires de Trévoux, en novembre 1713, qu’il devrait renoncer à des expressions qui les [les athées] favorisent, ne plus dire que Dieu est tout l’être, est l’être en général-; ce langage, trop conforme à celui de Spinoza, doit être évité par cette seule raison� D’ailleurs, il ne peut recevoir aucun bon sens dans le système véritable, Dieu n’est pas tout l’être, Dieu n’est pas l’être en général, puisqu’il y a des êtres différents de lui, il n’est tout l’être, il n’est l’être en général, que dans le système de Spinoza-; on ne justifie point cette expression par l’admirable idée que Dieu donne de soi-même à Moïse, Je suis celui qui suis. Dieu ne dit pas, Je suis tout ce qui est (Je suis l’être en général)-; le R� P� Malebranche, qui aime la Religion n’aura pas de peine à lui sacrifier des expressions dont des esprits pervers ne manqueraient pas d’abuser� Malebranche évite le spinozisme en maintenant très fortement la notion de création, donc de séparation entre Dieu et les êtres créés, mais si Dieu ne se confond pas avec la nature, au sens de la nature créée, il se confond avec la nature intelligible - ce que Bardout appelle « un panthéisme de la représentation »� L’être en tant qu’essence est immanent� La puissance en elle-même demeure inconnaissable, le Dieu de la puissance (versus le Dieu de l’entendement) est le « Dieu caché »� Cependant Malebranche démontre que sa puissance est subordonnée à sa sagesse, que le Dieu créateur est soumis à « l’ordre »� La raison ne peut déterminer « la nature du monde créé », mais elle assure qu’il l’est en fonction de l’ordre, que « ce monde est le seul 10 Ibid., p� 219-; citation suivante p� 225� 112 François Trémolières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 pratiquement possible », écrit Bardout 11 � C’est ce point précisément que réfute Fénelon� Bardout commence son étude sur Fénelon en déclarant de la Réfutation qu’elle est « l’une des discussions les plus lucides et complètes des principes du “système” malebranchiste, mais peut-être aussi sa mise en question la plus grave 12 », et l’on trouverait des opinions analogues chez d’autres experts de Malebranche, comme Geneviève Rodis-Lewis� Néanmoins l’étude montre une « répétition » de Malebranche par Fénelon� « Tout ce qui est idée est Dieu même », lit-on par exemple dans la Démonstration de l’existence de Dieu (Seconde partie § 50), « tout est pris dans l’être » selon La nature de l’homme 13 , « il n’y a que Dieu dont la puissance et l’opération sont véritables » écrit Fénelon dans la Réfutation (ch� XIV, où il s’accorde explicitement avec l’occasionnalisme 14 etc� Or Bardout semble convaincu que dès lors que l’on accepte la noétique de Malebranche, ce qui implique l’occasionnalisme, on s’interdit de pouvoir critiquer la conception malebranchiste de la relation entre raison et volonté, raison et puissance� Pourtant Henri Gouhier a donné une présentation très convaincante de cette critique (comme le rappelle d’ailleurs notre auteur) dans son Fénelon philosophe, s’appuyant notamment sur la section « Science de Dieu » de la Démonstration (Seconde partie), dans laquelle il voit un texte probablement contemporain de la Réfutation-: Que dit Malebranche ? Dieu est libre pour agir ou n’agir pas au dehors� Mais supposé qu’il agisse, étant un être infiniment parfait, il ne doit rien faire qui ne porte le caractère de son infinie perfection-; ainsi, parmi tous les ouvrages qu’il peut faire, l’ordre le détermine invinciblement à produire le plus parfait� 15 Le plus parfait, c’est-à-dire le plus économe en « volontés particulières »- : thèse de la simplicité des voies� Or Fénelon identifie chez Malebranche « une idée confuse du possible »� La liberté de choix exige des possibles réels, si l’on permet la formule, et non pas d’appeler possible « ce qui ne pourra jamais recevoir l’existence », ce qu’il considère comme un « jeu de mots » supprimant justement toute liberté divine� « Il s’agit donc de définir en Dieu des 11 Ibid., p� 254� 12 Article cité, p� 151� 13 Dans Œuvres, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t� II, 1997, p� 834 (titre complet-: La nature de l’homme expliquée par les simples notions de l’être en général)� 14 Ibid., p� 338 (titre complet-: Réfutation du système du père Malebranche sur la nature et la grâce)� 15 Gouhier, Henri� Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, p� 42-; les citations suivantes sont tirées des pp� 42-46� Sur la liberté divine, voir aussi Devillairs, Laurence� Fénelon. Une philosophie de l’infini, Paris, Cerf, 2007, pp� 61-67� 113 Fénelon et Malebranche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 possibles qui le soient vraiment et tels que la liberté de choisir entre eux ne soient pas illusoire� » Il y a des degrés d’être qui sont des degrés de perfection� Dieu choisit parmi ces degrés ceux qu’il fait exister� Mais ce choix n’est pas dicté par la considération du meilleur-: tous les existants sont « parfaits » en considération du néant, tous sont également touchés d’une « imperfection essentielle » comparés à Dieu� Autrement dit, pour qu’il y ait du créable, il faut que les possibles soient égaux au regard de Dieu (liberté d’indifférence)� Par conséquent, « la considération de l’objet à créer n’intervient pas comme motif dans la décision de le créer », pas plus que la considération de l’ouvrage en son ensemble n’intervient dans la décision de créer ou ne pas créer� On ne voit pas « comment un monde fini pourrait rendre gloire à un Être infini » (on reconnaît là un thème central chez Malebranche)-: comme l’écrit Fénelon au chapitre X de la Réfutation, Dieu « toujours infini au-dessus de son ouvrage » est « entièrement indépendant de la gloire qu’il peut en tirer »� « Le principe fondamental de la théodicée » fénelonienne est « l’impossibilité de donner des bornes précises à une puissance infinie » (ibid., ch� XVI)� Puisque la considération de la chose créée n’entre pas comme motif dans la décision de créer, il est vrai que la raison de la création est toute entière du côté du Créateur� Si c’est cela que l’on veut dire en considérant qu’il agit pour sa gloire, alors il faut entendre pour son plaisir� La question qui se pose, à suivre Bardout, est de savoir si cette réfutation est de nature à suffisamment modifier la « noétique » malebranchiste, ou la dette de Fénelon à son égard, pour le dégager réellement de ses implications métaphysiques� D’où l’importance du texte de la Démonstration sur la « science de Dieu »� Dans la Somme théologique (Ia qu� XIV art� 9), à la question classique sur la connaissance qu’a Dieu des choses « hors de lui », Thomas répond 16 que « Dieu voit dans son entendement, intellectus, les essences des choses qu’il veut créer et celles des choses qu’il ne veut pas créer, lesquelles jouissent d’un esse in potentia »� Fénelon marque un infléchissement-: Dieu voit en lui-même tous les différents degrés auxquels il peut communiquer l’être à ce qui n’est pas, et ces divers degrés de possibilité constituent toutes les essences des natures possibles� […] Dieu les voit dans sa puissance, qui est lui-même� 17 Thomas explique, avec Augustin, que « Dieu ne connaît pas les choses parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaît », tout en précisant que sa science est cause des choses en tant que s’y ajoute la volonté� Fénelon semble reprendre Thomas quand il distingue « les êtres purement possibles et 16 Je cite d’après Gouhier, op. cit. p� 47� 17 Démonstration…, éd� cit� p� 677� 114 François Trémolières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 ceux qui doivent exister dans quelque partie du temps »� Mais là où Thomas considérerait les premiers comme des êtres en puissance, pour Fénelon ce sont plutôt « des possibilités de la science divine »� « La science de Dieu est la vue d’objets intelligibles dont la réalité est indépendante de la simple vision� Mais ces objets ne sont intelligibles que par la puissance et par la volonté de Dieu 18 � » Par la puissance car si Dieu considère les seules essences, il y trouvera seulement, écrit Fénelon, « qu’elles ne sont pas impossibles à sa puissance »-; par la volonté car Dieu « ne peut jamais trouver l’existence de sa créature que dans sa pure volonté, hors de laquelle l’objet lui-même n’est plus que néant »� Les essences représentent ce que Dieu a le pouvoir de faire exister par participation à ses perfections-; c’est pourquoi « Dieu les voit dans sa puissance », et non dans son entendement� Elles n’aspirent pas par elles-mêmes à l’existence, comme les essences leibniziennes� L’essence désigne « une possibilité d’être qui n’implique aucun être du possible »� Quand il s’agit de l’être (versus le possible), Dieu voit les existants dans sa volonté- : « Comme tout n’est vrai et intelligible que par lui, pour voir les choses comme elles sont, il faut qu’il les connaisse purement par lui-même, et dans sa seule volonté qui en est l’unique raison� » Malgré un premier niveau d’allure malebranchiste, Fénelon aurait déplacé dès le départ l’entendement dans la puissance, lieu des essences� Soit par une critique de la conception thomiste de la science divine� Soit déjà par une critique de la conception malebranchiste� Quoi qu’il en soit, conclut Gouhier, « la critique de la création selon Malebranche le conduit à éliminer le critère du meilleur dans le choix des possibles auxquels la volonté de Dieu donne l’existence »� Je vais me permettre de traduire les enjeux à ma façon� Gouhier montre que « Fénelon s’applique à évacuer de la science divine la relation sujet-objet dont la science humaine nous offre le modèle », où l’ob-jectum est « posé ou supposé être indépendamment de l’acte du sujet qui le perçoit ou le conçoit »� Dans les termes de Bardout, on pourrait dire que la conception thomiste de la science divine est encore calquée sur la relation de l’idéat à ce qu’il représente� Est-ce que l’on ne peut pas considérer que Fénelon rompt avec elle grâce à Malebranche ? Car Malebranche surmonte en effet la coupure sujet / objet, par ce qui peut apparaître a posteriori comme un idéalisme� Mais il la surmonte dans l’entendement, lieu de la connaissance, identifié à l’entendement divin, lieu des essences� Au lieu que Fénelon se situe sur un terrain que l’on peut dire existentiel� Ici la science de l’homme se sépare nécessairement de la science divine� L’homme ne peut échapper à sa condition temporelle, pour lui le futur est une réalité - celle de la contingence (c’est pourquoi chez Fénelon, à la différence de Descartes, il n’est de liberté, y 18 Gouhier, ibid. (je résume ici les pp� 46-48)� 115 Fénelon et Malebranche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 compris humaine, que d’indifférence) - tandis que « Dieu voit avec certitude les futurs contingents, parce qu’il ne les voit pas comme futurs, mais comme déjà présents 19 »� Cette distinction des plans est capitale dans la controverse de Fénelon avec les jansénistes et son usage de thèses en apparence contradictoires d’Augustin, sur la prédestination et la liberté� Gouhier commente ce passage 20 en le rapprochant de l’esthétique transcendantale kantienne-: le temps est une « forme de notre pensée »� Mais il y a bien sûr une différence capitale avec Kant-: c’est que « l’idée positive d’infini […] transcende les êtres et un discours sur l’Être devient concevable- ; la philosophie suppose une critique du langage 21 mais elle ne s’y réduit pas� » Entendement et volonté Il y aurait donc trois lectures possibles du rapport de Fénelon à Malebranche� La première est que Fénelon, malgré sa critique de la notion de possible, échoue à produire une métaphysique alternative à Malebranche, autrement dit à dépasser son propre malebranchisme� C’est me semble-t-il ce qu’insinue Bardout� La conséquence en est que le soupçon de « spinozisme » vaut également pour lui� Cette thèse d’un « spinozisme » de Fénelon a été éloquemment défendue par Léon Brunschvicg dans un article remarquable, publié par la Revue de métaphysique et de morale en 1906 22 � L’idée d’infini « est une notion rationnelle qui a son origine dans la philosophie, sans recours à la révélation »� Spinoza permet de la comprendre en toute rigueur, comme « continuité » entre l’homme et Dieu� Et la « signification propre » de l’œuvre de Fénelon, ce qui en fait « un moment essentiel dans l’histoire de la pensée du XVII e siècle », est d’avoir « tenté d’établir cette continuité, de concevoir cette intériorité toute spirituelle, en demeurant fidèle à la tradition de l’Église, à l’autorité du catholicisme »-; ou encore d’avoir « purifi[é] à la flamme du rationalisme cartésien la spiritualité de la vie intérieure »� Tentative vouée à l’échec, car le christianisme ne peut accepter « l’unité de l’homme et de Dieu » que dans la figure du médiateur (le Christ, le Dieu de 19 Lettres sur la prédestination et sur la grâce, cit� d’après Gouhier, op. cit., p� 56� 20 Fénelon philosophe, p� 57 et (cit� suivante) p� 161� 21 Les célèbres pages de la Démonstration (Seconde partie § 89-96) sur « ce que je nomme le temps » et l’inadéquation du langage à « ce que je dois nommer éternité » pourraient se souvenir de cette critique dans Montaigne, Apologie de Raimond Sebond� 22 Dans le cas de Brunschvicg c’était au nom d’un intellectualisme conséquent, qui assume son immanentisme� D’un autre point de vue (la thèse de Rivière, réf� supra note 4) c’est souligner l’hétérodoxie de Fénelon, comme de Malebranche- : on remarquera que la citation donnée plus haut du P� de Tournemine pourrait aussi s’appliquer à la Démonstration� 116 François Trémolières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 l’incarnation) ce qui conduit à sacrifier « l’unité dans l’homme lui-même » - Brunschvicg commente ainsi le fameux article XIV de l’Explication des maximes des saints, sur la « séparation de la partie supérieure de l’âme d’avec l’inférieure »� La mystique du pur amour révèle une aporie dans le christianisme, que sa condamnation ne suffit évidemment pas à résoudre 23 � La deuxième lecture est celle de Gouhier, qui consacre les dernières pages de Fénelon philosophe précisément à réfuter cette lecture de Brunschvicg, en plaçant au centre « l’idée de création », inconcevable chez Spinoza� La création « implique une discontinuité ontologique entre l’Être et les êtres-: l’union mystique des êtres à l’Être ne signifie pas qu’elle soit abolie� » Il faut donc discuter l’équivalence par Brunschvicg entre « intériorité toute spirituelle » et « continuité » de l’homme à Dieu� La notion augustinienne du Dieu interior intimo meo, en effet reprise par Fénelon, implique aussi superior summo meo (qu’on omet souvent)-: Les images associées de la profondeur et de la hauteur, loin de s’opposer, accusent chacune à leur façon la transcendance de Celui dont elles affirment la présence� L’intériorité augustinienne découvre une discontinuité d’ordre métaphysique avec la Raison universelle et éternelle qui transcende le moi� 24 La troisième - celle que je serais tenté de proposer, quitte à assumer le risque d’un certain anachronisme dans la lecture d’un Fénelon prékantien, mais qui trouverait des arguments me semble-t-il avec cette question du rapport à Malebranche - serait de considérer que le véritable lieu de la discontinuité n’est pas la raison mais la volonté-; que l’importance du moment Fénelon, pour reprendre le terme de Brunschvicg, ou de la mystique dans la perspective d’une histoire de la pensée, telle que Fénelon nous permet de l’envisager, est la dimension d’expérience de la discontinuité, c’est-à-dire le déplacement de la métaphysique vers ce qu’en termes kantiens on appellera la philosophie pratique� Ce n’est d’ailleurs, à première vue, pas contradictoire 25 � Gouhier poursuivait son analyse 26 en notant que la 23 Brunschvicg, Léon� « Fénelon », repris comme chapitre douze de Spinoza et ses contemporains, Paris, Alcan, 1923, pp� 358-376� Nombreuses rééditions aux PUF� 24 Op. cit. p� 182� 25 Sinon dans une perspective kantienne, sensible aux « contradictions » de la métaphysique classique� Voir Alquié, Ferdinand� « Science et métaphysique chez Malebranche et chez Kant », appendice du Cartésianisme de Malebranche, Paris, Vrin� Voir aussi Bardout, op. cit., p� 307-: « Pour ses propres apories, la métaphysique malebranchiste demeure instructive en laissant pressentir les limites d’une doctrine métaphysique de la singularité [précisément ce que Fénelon, selon l’étude qu’il lui a consacrée, aurait tenté de dépasser], et plus largement en donnant à penser les contradictions d’un savoir absolu� » 26 Op. cit., p� 182� 117 Fénelon et Malebranche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0021 discontinuité d’ordre métaphysique […] en devenant vie religieuse fait apparaître une autre discontinuité-: il ne s’agit plus de la raison mais de la volonté-; le pur amour selon Fénelon signifie la substitution de la volonté divine à la mienne� Il n’est donc plus question d’amor intellectualis au sens spinoziste, dont la prop� XXXVII du livre V de l’Éthique énonce qu’il « n’est rien donné dans la nature qui [lui] soit contraire »-: « dans la spiritualité fénelonienne, tout dans la nature est contraire au pur amour de Dieu-; il n’y a de naturel en moi que l’amour de moi� » L’amour de Dieu reconnu comme mon bien, qui est la plus haute forme d’amour naturel, est ce que l’amour pur évacue en tant qu’amour surnaturel de Dieu� Pour conclure en revenant à Fénelon lecteur de Malebranche, son originalité serait, pour reprendre les catégories des historiens de la philosophie médiévale, de mâtiner « l’intellectualisme » malebranchiste d’une forte dose de « volontarisme »… En Dieu on ne peut séparer la sagesse de la puissance� La rupture avec Malebranche est que le lien n’est pas de subordination (par l’ordre)- : il est quasi d’identité - mais pour Dieu seul� Comme pensée et preuve par les idées, la théodicée fénelonienne est très proche de Malebranche� Mais Fénelon en est séparé dès la racine, par cet accent mis sur la volonté et la puissance, lieu en Dieu de la « vision » des existants� Malgré l’apparence parfois, et pour citer une dernière fois Gouhier, il serait plus proche de Descartes, « si soucieux de préserver la toute-puissance et la liberté de Dieu dans leur rapport à l’entendement », que de son disciple infidèle - Malebranche� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Frédéric de Buzon Université de Strasbourg, Faculté de philosophie / Crephac Comme tout le monde intellectuel, Leibniz, qui résidait à Hanovre, a été tenu au courant de la querelle du pur amour- ; il s’est expliqué à diverses reprises avec les thèses quiétistes et a correspondu à ce sujet, notamment avec Bossuet� Qu’a-t-il précisément connu des positions de Fénelon, et notamment de l’Explication des maximes des saints ? Nombre de travaux ont abordé ces thèmes dans la pensée leibnizienne-: dans la critique leibnizienne du XX e siècle, il convient de mentionner les travaux de Gaston Grua 1 , de Jean Baruzi 2 et d’Émilienne Naert 3 - ; des allusions se trouvent également dans des études plus récentes� Mais il ne semble pas que l’on dispose, encore aujourd’hui, de preuves d’une lecture précise et circonstanciée des livres de Fénelon, et notamment de l’Explication� Inversement, il ne semble pas non plus qu’il y ait des indices révélant un intérêt éventuel pour Leibniz pris par Fénelon� Aucun commerce épistolaire direct n’est connu� Et ainsi, s’il est légitime de se poser la question de la place ou de l’influence de Fénelon dans la constitution de la pensée religieuse et métaphysique de Leibniz, cette étude ne peut se faire à partir d’un échange direct entre les deux personnalités� Leibniz avait-il besoin de connaître dans son détail la pensée fénelonienne pour prendre position par rapport à elle ? G� Grua indique, dans le début de Jurisprudence universelle…, à propos des influences subies par Leibniz dans les années mêmes de la querelle que les grands correspondants et contemporains (tels A� Arnauld, B� de Volder ou B� des Bosses) exercent « peu d’action sur une pensée déjà mûre », tandis que « Locke et Bayle fournissent seulement l’occasion d’exposer ses idées personnelles »- ; en effet, les Nouveaux Essais sur l’entendement humain et les Essais de Théodicée sont la preuve, tout à la fois d’une lecture attentive à l’extrême des ouvrages réfutés et de l’exposition autonome par Leibniz de ses idées personnelles� Grua ajoute à ces 1 Grua, Gaston� Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953� 2 Baruzi, Jean� Leibniz et l’organisation religieuse de la terre, Paris, Alcan, 1907 (réimpression Aalen, 1975)� 3 Naert, Émilienne� Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, Vrin, 1959� 120 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 auteurs « Fénelon aussi, sans même être lu 4 »-: sa réfutation, la substitution aux thèses sur le pur amour de « vues personnelles » émises par Leibniz sans même le lire indique sans doute que Fénelon n’est pas réellement considéré par le philosophe de Hanovre comme un auteur important, ni au point de vue de l’intérêt intrinsèque de sa pensée ni à celui de son poids politique, à la différence de Bossuet-: on montrera qu’il ne le comprend que comme le représentant d’une thèse déjà réfutée� À un détail près, l’examen des textes montre que l’épisode du pur amour ne change rien aux positions de Leibniz relativement aux sujets qui importent ici, à savoir une certaine métaphysique et une certaine conception de l’amour� Il est utile pour commencer d’évoquer quelques lignes d’une présentation contrastée de deux penseurs envisagés globalement, comme l’a fait par exemple Jacqueline Lagrée 5 , qui oppose dans une étude suggestive les deux métaphysiques sur la question du statut de l’infini et du monde, ainsi que sur ce qu’elle nomme, de manière moins paradoxale qu’il n’y paraît, l’inquiétude de la raison, et dont je prolongerai deux remarques� Il va sans dire que jamais Fénelon n’atteint la technique de Leibniz dans la métaphysique, qu’il ne fonde ni sur une logique particulièrement élaborée, ni sur une physique bien déterminée, ni sur une conception solide de la substance- : son objet, lorsqu’il traite de métaphysique, est entièrement déterminé par la question religieuse et par une lecture des dogmes, sujets qui ne sont certes pas du tout étrangers à Leibniz et qui sont déterminants dans la recherche d’une métaphysique, mais qui ne l’épuisent pas� Deux thèmes peuvent décrire l’opposition de fond des doctrines, la théorie de la substance créée puis celle de la perfection� 1/ On peut noter que s’il est vrai que le terme d’infini est le premier nom de Dieu chez Fénelon, cette affirmation fait chez lui corrélativement de la créature un être fini - sans que la nécessité de cette conséquence soit spécialement prouvée -, la créature étant entendue comme un quasi-rien, anéantie devant Dieu, donc à peine un être et en aucun cas un être par soi� De plus, Fénelon pose la synonymie de parfait et d’infini 6 � Leibniz affirme au contraire, au moins à partir de 1686, l’infinité actuelle et la réalité de chaque substance, créée ou non, tant dans son être à proprement parler que dans ses actions-: toute substance perçoit et agit constamment par ses propres forces (ceci s’opposant notamment aux thèses des occasionnalistes)� L’infinité de chaque substance est marquée par le fait que 4 Grua, op. cit� p� 16� 5 Lagrée, Jacqueline� « Quiétude et inquiétude de la raison », Fénelon, Philosophie et spiritualité, D� Leduc-Fayette (éd�), Genève, Droz, 1996, pp� 39-62� 6 « … car parfait et infini ne sont que deux termes synonymes », Lettres sur divers sujets, III bis, dans Fénelon� Œuvres, éd� J� Le Brun, vol� 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p� 762� 121 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 toutes expriment, à leur manière, le même univers, que celui-ci est infini dans le nombre des substances, que chacune des substances et chacun des événements trouve dans tout autre substance une marque ou une trace 7 � Ce que l’on peut entendre comme « finitude » réside alors dans le fait qu’une faible partie de cette expression universelle est saisie distinctement par les entéléchies, âmes (des animaux) et esprits (des hommes) - cette expression étant plus distincte et capable de réflexion dans les seuls esprits� La notion de substance finie (qui intervient et n’intervient que dans le sommaire de l’article 15 du Discours) pourrait laisser croire que Leibniz distingue entre substance finie et substance infinie, mais le corps de l’article rectifie l’interprétation-: Ainsi une substance qui est d’une étendue infinie, en tant qu’elle exprime tout, devient limitée par la manière de son expression plus ou moins parfaite� 8 Dans certains textes, comme par exemple le prolongement que Leibniz ajoute au célèbre fragment de Pascal portant sur les deux infinis 9 , Leibniz pousse la reconnaissance de la réalité universelle de l’infini dans la nature créée au-delà même du cadre pascalien-: Mais l’harmonie préétablie passe encore tout cela et donne cette même infinité universelle dans chaque [presque néant] <premier presque néant (qui est en même temps le dernier presque tout et le seul pourtant qui mérite d’être appelé une substance après Dieu)> c’est-à-dire dans chaque point réel, qui fait une Monade, dont moi j’en suis une, et ne périra non plus que Dieu et l’univers, qu’il doit toujours représenter, étant [un Dieu] [comme Dieu] en même temps moins qu’un Dieu et plus qu’un univers de matière-: un comme- Dieu diminutif, et un comme-univers éminemment, et comme prototype, les mondes intelligibles étant en ectype les sources du monde sensible dans les idées de Dieu� 10 Ainsi, les substances créées sont des êtres, dotés d’une véritable unité, support d’actions et de passions réelles, certes infiniment dépassés en tout par Dieu, mais jamais anéantis ou inertes� De ce fait, pour ne citer qu’un exemple, Leibniz ne cherche pas à prouver l’immortalité de l’âme, mais la 7 Leibniz� Discours de métaphysique, art� 8� 8 Discours…, art� 15� 9 Pascal� Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, 1670, n° 22, pp� 169- 175 (éd� Lafuma n° 199-; éd� Sellier n° 230)� 10 Leibniz� « Double infinité chez Pascal et Monade� Essai de reconstitution des deux états du texte », dans Frédéric de Buzon (éd�), Les études philosophiques, n°-95 (2010/ 4), pp� 549-556� 122 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 permanence du corps organique quel qu’il soit, celui-ci conservant quelque chose de corporel dans toutes ses métamorphoses� Et par là, si les hommes se distinguent des animaux, ce n’est pas en tant que les uns seraient pourvus d’une immortalité partielle dont les autres seraient privés, mais dans le fait que les esprits sont capables de réflexion et de connaissance démonstrative, et les autres non, différence aussi remarquable que celle qui oppose « le miroir à celui qui voit 11 » : toutes les substances sont des miroirs de l’univers, mais seuls les esprits sont capables, par cela qu’ils peuvent dire « ce moi qui dit beaucoup 12 » de demeurer non seulement la même substance mais aussi la même personne� Autant dire que l’anéantissement du moi n’est pas à l’horizon des recherches de Leibniz-; ni non plus sa promotion� C’est le sens d’une référence à la mystique de Thérèse d’Avila, que Leibniz évoque dans l’article 32 du Discours « L’âme doit souvent penser comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde� » L’argument est repris dans une lettre à Morell de décembre 1696 qui évoque aussi le P� Spee, A� Bourignon, Poiret, Labadie, W� Penn ou Van Helmont� Leibniz reprend volontiers à son compte des formules de certaines mystiques comme Thérèse d’Avila, Catherine de Gènes, ainsi, outre la proposition de Thérèse d’Avila déjà évoquée-: Je pardonne à ces personnes les crédulités qui se remarquent dans leurs ouvrages et je me contente d’y trouver des choses excellentes sur le principal� 13 Ou encore-: Je sais que Mlle de Bourignon et encore Monsieur Poiret […] croient que le monde fourmille de sorciers� Mais il faut leur pardonner cela en faveur d’autres choses excellentes qu’ils disent� 14 Et, en ce qui concerne certains de ces mystiques, il réprouve leur penchant « sectaire ou condemnatif » 15 � Mais la mystique quiétiste qui supprime de manière contradictoire l’un des termes de la relation ne semble pas capable de la même indulgence-: il n’est pas possible, même en pensée, de transformer un être en néant, même si l’existence du monde, entre la créature et le créateur, peut être mise entre parenthèses par fiction� 2/ Une doctrine constante chez Leibniz, qui court de la Confessio philosophi (1672) au mythe de Sextus dans la fin des Essais de Théodicée (1706), 11 Discours…, art� 35� 12 Discours…, art� 34� 13 Leibniz à Morell, 10 décembre 1696, dans Leibniz� Textes inédits, éd� par G� Grua, Paris 1948 [plus bas, Grua], pp� 102-105� 14 Grua, pp� 104-105� 15 Grua, p� 105� 123 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 est que le monde présent (ou la série des choses) est une série parmi une infinité de séries possibles, tandis que Dieu, qui choisit librement cette série ou ce monde ne pourrait en choisir une meilleure� Fénelon juge exactement l’opposé� On peut renvoyer à un passage significatif d’une lettre de Fénelon citée par J� Lagrée, en le prolongeant un peu-: Ainsi on se trompe manifestement quand on veut s’imaginer que l’être infiniment parfait se doit à lui-même, pour la conservation de sa perfection et de son ordre, de donner à son ouvrage le plus grand ordre et la plus haute perfection qu’il peut lui donner ; il est certain, tout au contraire, que Dieu ne peut jamais fixer aucun ouvrage à un degré certain de perfection, sans l’avoir pu mettre à un autre degré supérieur d’ordre et de perfection, en remontant toujours vers l’infini, qui est lui-même� Ainsi il est certain que Dieu, loin de vouloir toujours le plus haut degré d’ordre et de perfection, ne peut jamais aller jusqu’au plus haut degré, et qu’il s’arrête toujours à un degré inférieur à d’autres qui remontent sans cesse vers l’infini� […] Il faut donc ou conclure que Dieu ne peut rien faire hors de lui, parce que tout ce qu’il ferait serait infiniment au-dessous de lui, et par conséquent infiniment imparfait ; ou avouer de bonne foi que Dieu, en faisant son ouvrage, ne choisit jamais le plus haut de tous les degrés d’ordre et de perfection� 16 Il est clair que Fénelon se place, comme Malebranche, dans le rang de ceux qui « croient que Dieu aurait pu mieux faire 17 », selon la formule du sommaire de l’article III du Discours de métaphysique (1686)� 16 Fénelon� Lettre sur divers sujets, II, ch� 3, Pléiade II, p� 747� 17 L’imperfection relative du monde est pour Malebranche le résultat de l’universalité et de la simplicité des lois de la nature, qui entraînent comme conséquences nécessaires des injustices et des monstruosités- : la pluie tombe indifféremment sur les terres en friches et les terres cultivées - et il en va de même d’une autre pluie, celle de la grâce� Malebranche pose que si Dieu devait faire des exceptions pour faire correspondre le monde à ce qu’en attend l’homme, alors il dérogerait de sa simplicité- ; voir notamment le Traité de la nature et de la grâce, I, art� 14 et art� 22- : « S’il [Dieu] avait pu par des voies aussi simples faire et conserver un Monde plus parfait, il n’aurait point établi des lois dont un si grand nombre de monstres sont des suites nécessaires » (Malebranche, Œuvres complètes, t� 5, Paris, Vrin, 1976, p� 35)� En ce sens, pour Malebranche, la perfection de l’action divine n’entraîne pas une perfection ou même un maximum de perfection intrinsèque de l’ouvrage� Ceci n’est pas sans raison-: « Le monde présent est un ouvrage négligé� C’est la demeure des pécheurs, il fallait que le désordre s’y rencontrât »� Méditations chrétiennes et métaphysiques, VII, 12, dans Malebranche� Œuvres complètes, t�-X, Paris, Vrin, 1967, p� 73� 124 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la dernière perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux� Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu� Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali [de même qu’un moindre mal a un rapport au bien, de même un moindre bien a un rapport au mal]� Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de perfections qu’on n’aurait pu� 18 Ce passage est en général associé à la critique du Traité de la nature et de la grâce de Malebranche (et de la première émergence de la théorie des mondes possibles chez l’Oratorien, présents dans l’infinie sagesse de Dieu 19 ), mais on peut remarquer que dans sa première rédaction Leibniz avait attribué cette thèse à « quelques scolastiques modernes »-; ceux-ci ont été retrouvés par Emanuela Scribano, qui a identifié un passage de Suarez, portant que les perfections sont comme les nombres, et que l’on peut toujours trouver une perfection plus grande que toute autre donnée 20 � C’est d’ailleurs un des arguments que Fénelon reprend dans ces pages- : de même que l’on peut toujours descendre à l’infini dans les imperfections, de même on doit pouvoir augmenter indéfiniment les perfections, celles-ci n’admettant pas de maximum� Or, toute la stratégie de Leibniz dans le Discours dès le premier article consiste à montrer que cette analogie est fausse, parce que si l’on peut descendre dans des imperfections toujours plus grandes, c’est au contraire une marque de perfection (et la seule, en réalité) que d’être capable du « dernier degré » - ce que sont la sagesse ou la puissance -, de même que c’est une marque d’imperfection que de ne pas être capable de ce dernier degré, comme le sont les nombres ou les figures� Cela ne signifie pas que le monde de Leibniz est, absolument, parfait ou exempt de tout mal, mais que parmi l’infinité des mondes possibles celui 18 Discours…, art� 4, début� 19 Malebranche� Traité de la nature et de la grâce, II, 13, dans Œuvres complètes, t� V, p� 28� 20 Scribano, Emanuela� « False Enemies- : Malebranche, Leibniz and the best of all possible worlds », Oxford Studies in Early Modern Philosophy, I (2003), pp� 165-182, qui renvoie aux Disputationes metaphysicæ de Suarez, Disp� XXX sectio 17, art� 20, dans Suarez, Opera omnia, éd� C� Berton, t� XXVI, Paris, 1866 (réédition Hildesheim, Olms, 1998), p� 213� En effet, Suarez pose-: « Dans la collection entière des espèces possibles, que Dieu a parfaitement présente à l’esprit, il n’en connaît pas de plus parfaite que toutes les autres-; ce qui n’est pas un inconvénient, car il n’y en a pas-; de même qu’il ne connaît pas la plus grande partie du continu [id est, la plus grande figure], parce qu’il n’y en a pas� (nous traduisons) » De ce fait, le « processus specierum possibilium » n’a pas de terme intrinsèque, mais seulement un terme extrinsèque, à savoir Dieu lui-même� L’argument de Fénelon évoqué plus haut est fondé sur la même analogie entre perfection et grandeur extensive - analogie que Leibniz combat de la manière la plus vigoureuse� 125 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 qui est choisi est le meilleur� Donc, Dieu n’aurait pas pu mieux faire- ; s’il l’avait pu, nous aurions raison de le blâmer de ne l’avoir pas fait-; s’il avait choisi sans raison un monde ou un autre sans autre détermination que son bon vouloir et que cette volonté dût le rendre bon par le fait même qu’il est choisi par Dieu (ce qui est une attaque directe contre le « volontarisme cartésien » des Réponses aux Sixièmes Objections 21 et des lettres de 1629 de Descartes à Mersenne 22 ), il n’y aurait aucun motif de louange-: la liberté supposée de Dieu de ne pas suivre la « souveraine raison » serait une absurdité� Leibniz, au moment où il rédigeait le Discours (achevé en 1686), ne pouvait évidemment pas avoir entendu parler de la querelle quiétiste autour de Fénelon, mais il est clair que les opinions qu’il attaque dans cet ouvrage, en particulier à l’article 4 23 , qui s’associeront dans son esprit à la même erreur que celle de Fénelon, viennent de Miguel Molinos et de ses épigones immédiats, comme le cardinal Petrucci� Au demeurant, Leibniz suit de très près le procès romain de Molinos, aux thèses duquel il n’adhère jamais 24 � De plus, Leibniz dissocie, à l’opposé de Fénelon, perfection et infinité- : comme on l’a vu, la perfection relative d’une substance tient à la distinction de son expression-: elle est maximale en Dieu, au sens où la science de Dieu exprime tout distinctement et intuitivement� En ce qui concerne le monde, il y a un maximum de perfection, par rapport auquel tous les autres mondes possibles sont considérés comme moins parfaits, et qui ne dépend d’aucune volonté prise sans motif ou sans raison� On voit donc que, dans la saisie générale des rapports entre Dieu et le monde, Leibniz et Fénelon ont des conceptions totalement opposées, mais qui sont exprimées dans une parfaite indépendance l’une vis-à-vis de l’autre� On dispose depuis quelques années de l’énorme travail de collation des manuscrits et publications de Leibniz depuis 1676 jusque dans le début des années 1690 sans que jamais Monsieur de Cambrai ne soit évoqué� Il est clair alors que, quand Leibniz prend connaissance de la querelle du pur amour, il dispose déjà d’une métaphysique totalement incompatible avec celle de Fénelon� Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que le nom de Fénelon 21 Descartes� Méditations métaphysiques, Réponses aux Sixièmes Objections, 8, Œuvres, édition Adam-Tannery, Paris : Vrin, 1996 (réédition) (plus bas, AT), IX, pp� 235-236� 22 Lettres de Descartes à Mersenne, 15 avril, 6 et 27 mai 1630, respectivement AT I, pp� 145-146, 149-150-; 151-152� 23 « Que l’amour de Dieu demande une entière satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille être quiétiste pour cela� » Discours de métaphysique, article 4, sommaire� 24 Voir le dossier relatif au procès romain dans Grua, pp� 76-80-; après la condamnation de Molinos, Leibniz note-: « quand j’étais à Rome, je trouvais que des personnes bien habiles et bien informées parlaient fort problématiquement des infamies attribuées à Molinos… Cependant j’avoue que je n’estime pas fort la mystique de Molinos et que sa Guida spirituale ne me satisfait guère », Grua, p� 80� 126 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 n’apparaisse pas dans les biographies de Leibniz et de manière occasionnelle dans la correspondance- : c’est, en fait, dans quelques correspondances échangées au moment de la publication de l’Explication et dans les deux années tumultueuses qui la suivent que Leibniz prend enfin connaissance de notre auteur- ; mais, comme on va le voir, il dispose de sa solution au problème avant même qu’il soit de nouveau énoncé� On peut rappeler brièvement les épisodes de la prise de connaissance du dossier dans la correspondance avec l’abbé Claude Nicaise, de Dijon- ; celui-ci est désormais accessible complètement par la publication des lettres de Nicaise à Leibniz en 2013 25 , complétant les lettres de Leibniz déjà connues- ; les lettres de Nicaise indiquent qu’il tente de communiquer à Leibniz les pièces du dossier (par exemple en juin 1697) et qu’il attend les résultats du procès romain, en racontant parfois les aspects comiques de la situation� En mai 1697, Leibniz se demande si l’on ne fait pas un mauvais procès à Fénelon, mais tempère cette interrogation par une remarque sur l’« exactitude » de Bossuet-: Ne fait-on pas un peu de tort à Mons� l’Archevêque de Cambrai ? Je me défie toujours un peu du torrent populaire […] Cependant sachant l’exactitude de Mons� de Meaux que j’entends prendre quelque part dans cette querelle, je veux espérer qu’il tiendra un juste milieu� Le 19 août suivant, Leibniz écrit au même correspondant une lettre où il évoque la querelle et l’accompagne d’une annexe, publiée par V� Cousin sous le titre Sentiment de M. de Leibniz sur le livre de M. de Cambrai et sur l’amour de Dieu désintéressé 26 , mais sans ce titre, en réalité rédigé par Nicaise� Il ressort des lettres de Nicaise et de la réponse de Leibniz qu’il a reçu ce que Nicaise croit être une lettre de Monsieur de la Trappe (Rancé) en réfutation du quiétisme (il s’agit en fait de la Lettre sur l’oraison des quiétistes de Pierre de Villers), une autre de M� de Noyon (Fr� de Clermont-Tonnerre) mais non le texte de Fénelon� Dans la lettre même, Leibniz précise aussi que la réfutation du quiétisme lui donne une publicité excessive, et qu’il vaudrait mieux ne pas continuer à le faire connaître ainsi-: Si on n’avait rien écrit contre le livre de M� de Cambrai, la chose en serait demeurée là, et l’empressement qu’on a de le réfuter réveille la curiosité d’une 25 Leibniz� Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Akademie Verlag, Berlin, 1923-…�, Reihe II, Bd 3� Nous renvoyons par la suite à cette édition par la lettre A suivie du numéro de la série, du volume et de celui de la page� 26 Cousin, Victor� Fragments de philosophie moderne, nouvelle édition, Paris, 1855, pp� 170-175� 127 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 infinité de gens qui ne se contiendront pas dans les bornes que Mons� de Cambrai leur a marquées, et qui donneront peut-être dans les fausses maximes qu’on réfute, dont ils n’auraient rien su sans [ces] réfutations� Il en est de même des piétistes chez nous qui font pour le moins autant de bruit en Allemagne que les quiétistes en Italie ou en France� Si on avait écouté les conseils de ceux qui voulaient qu’on n’écrivît point contre, il y a longtemps qu’on n’en aurait plus parlé� Il y a dans le voisinage un homme très savant à sa manière et très ingénieux, qui nous menace d’une nouvelle théologie et qui a donné déjà quelques échantillons� Sans moi, il y a longtemps que nous aurions en lui un hérétique de plus-; mais j’ai tâché tant que j’ay pu d’empêcher qu’on ne le réfutât point� 27 Le point plus important est l’annexe� Celle-ci est, dans son ensemble, une analyse de la mystique et de l’union à Dieu à partir d’un corps de définitions-; je reviendrai après sur la définition de l’amour, dont la fonction est de permettre une conciliation de deux vérités opposées, illustrée ensuite par des figures du mysticisme en discussion, Monsieur de la Trappe (Armand de Rancé, ou plutôt de ce que Leibniz tient pour un texte de Rancé sur les indications de Nicaise), Angelus Silesius, le P� Spee, et, enfin Fénelon, sur lequel Leibniz écrit-: Je crois que le dessein de Mons� l’Archevêque de Cambrai a été d’élever les âmes au véritable amour de Dieu, et à cette tranquillité qui en accompagne la jouissance, en détournant en même temps des illusions d’une fausse quiétude� S’il a bien exécuté son dessein, c’est ce que je ne saurais point encore dire� Cependant je présume qu’il ne s’y sera point mal pris, et la relation de ce livre que j’ai vue dans l’Histoire des ouvrages des savants me confirme dans cette pensée, car il me semble que tout ce que j’y ai lu pourrait être interprété favorablement� Cependant comme j’apprends que des personnes d’un jugement exquis trouvent à redire à cet ouvrage, ou demandent plus d’explication, je suspends mon sentiment là-dessus-: et en attendant plus d’éclaircissement, je serai toujours porté à avoir bonne opinion d’un auteur, surtout quand on a d’ailleurs des preuves de son mérite, et je crois qu’il n’y a guère de matière qui mérite mieux d’être pressée que le véritable amour de Dieu� 28 Leibniz ne se rapporte pas à l’Explication elle-même, mais bien au compte rendu paru dans l’Histoire des ouvrages des savants 29 , se réservant pour une lecture postérieure éventuelle un jugement plus précis sur le fond, en raison de 27 Leibniz à Nicaise, 9/ 19 août 1697, A II, 3, p� 364� 28 A II, 3, p� 371� 29 Livraison de mars 1697, tome 13, pp� 321-340� 128 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 la controverse� Mais il est manifeste que le discours de Fénelon est apprécié du point de vue de l’édification plutôt que de celui de la simple vérité-: dire que les thèses pourraient être interprétées favorablement ne signifie pas du tout les approuver- : il est possible, comme dans le cas des mystiques, de donner un sens favorable aux propos, en faisant le tri et en éliminant les crédulités, c’est-à-dire ce qui n’est au fond pas complètement compris au point de vue rationnel, ce qui n’est pas bien démontré, voire ce qui est bizarre� Il n’est pas évident qu’il en ait lu davantage, bien au contraire� La suite montre très bien la nature du choix de Leibniz� Il écrit en effet à Nicaise, le 23 décembre 1698-: Je n’ay garde de décider dans la controverse qui est entre M� de Meaux et Mons� de Cambrai, n’ayant lu que peu de pièces de ce procès� Cependant je suis prévenu pour deux choses: l’une est l’exactitude de M� de Meaux, l’autre est l’innocence de M� de Cambrai� Et je les croirai jusqu’à ce que je sois forcé par des bonnes preuves de croire que le premier s’est trompé dans la doctrine, ou que le second a manqué du côté de la bonne foi� Comme j’ay de la passion pour la gloire de M� de Meaux, j’ay aussi ce penchant ordinaire à ceux qui sont d’un bon naturel, de souhaiter qu’on épargne les malheureux, autant qu’il est possible� C’est ce qui fait que je n’aime point les satyres qui déchirent un homme dont la méchanceté n’est pas bien avérée, ni même vraisemblable� […] Selon les apparences, Mad� Guyon est une orgueilleuse visionnaire, et on ne doit point confondre sa cause avec celle de M� de Cambrai, quoique ce prélat ait été trompé par son air de spiritualité� 30 L’habileté consiste ici à dissocier Jeanne Guyon de Fénelon, mais le prix à payer par ce dernier est assez lourd-: il est jugé être un homme animé d’une foi sincère, mais dont la seule vertu dans la polémique est l’innocence de l’intention-; Bossuet, au contraire est toujours du côté de l’exactitude� À Nicaise, en décembre 1699, Leibniz indique que le problème est terminé-: Mons� l’Archevêque de Cambrai s’est mieux tiré d’affaire qu’il n’y était entré� Il en est sorti en habile homme, et il y était entré sans penser assez aux suites qu’elle pouvait avoir� Dieu soit loué au moins que les journaux parlent enfin d’autre chose ! 31 En réalité, pour Leibniz, le concept d’un pur amour désintéressé, tel qu’il est conçu dans les termes quiétistes, c’est-à-dire avec une suppression du moi dans l’objet de la pensée et de ses intentions est, depuis longtemps, une im- 30 A II, 3, p� 513� 31 A II, 3, p� 589� 129 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 possibilité absolue� Leibniz publie, dès 1693, une définition de l’amour dont on peut dire qu’elle est déjà élaborée pour répondre à la difficulté qui fait le cœur du débat quiétiste, à savoir la question de la possibilité d’un amour pur qui soit entièrement indépendant du désir du bonheur, associable à la désappropriation de soi, à l’anéantissement du moi en Dieu, alors même qu’il est connu par ailleurs que la volonté ne peut tendre qu’au bien, et donc ne peut vouloir son opposé� Cette définition de l’amour est insérée dans la préface du Codex juris gentium 32 , et elle forme système avec les définitions de la justice et de la charité� Leibniz revient à plusieurs reprises sur cette définition� Elle est la suivante « Aimer est trouver du plaisir dans les perfections ou avantages et surtout dans le bonheur d’autrui 33 »� Pour l’expliciter, je cite la quasi-traduction que Leibniz en donne dans une lettre à Sophie-Charlotte, lettre non datée mais qui est vraisemblablement strictement contemporaine de la lettre à Nicaise de mai 1697� Leibniz précise au début de cette lettre qu’il n’a lu que deux ou trois pièces du procès, oppose le talent de Madame de Scudéry à Jeanne Guyon, dévote ignorante� On peut remarquer que Leibniz cherche à donner une « notion commune » de l’amour, c’est-à-dire une notion valable pour l’amour divin autant que pour l’amour humain-: Il y a plusieurs années que j’ay voulu approfondir cette matière avant qu’on l’a remuée en France� Et il y a déjà quelque temps que j’en ay parlé dans la préface d’un livre de droit, où reconnaissant que la charité bien entendue est le fondement de la justice, j’en parlai ainsi, et je donnai les définitions suivantes-: La justice est une charité conforme à la sagesse� La sagesse est la science de la félicité� La charité est une bienveillance universelle� La bienveillance est une habitude d’aimer� Aimer est trouver du plaisir dans le bien, la perfection, le bonheur d’autrui� Et par cette définition on peut résoudre (ajoutai-je) une grande difficulté, importante même en Théologie, comment il est possible qu’il y ait un amour non mercenaire, détaché de l’espérance et de la crainte, et de tout égard de l’intérêt propre� 32 Leibniz� Codex juris gentium, Hanovre, 1693� 33 Formulation tirée de la lettre à Sophie-Charlotte citée plus bas� La formule originale de la préface non paginée du Codex est- : « Amare autem sive diligere est felicitate alterius delectari, vel, quod eodem redit, felicitatem alienam asciscere in suam »� Voir aussi les lettres à Nicaise, 28 mai 1697 (A II, 3, p� 315) et 4/ 14 mai 1698 (A II, 3 p� 441)-; à Malebranche, 13/ 23 mai 1699 (A II, 3, p� 541) ; Essais de Théodicée, Préface, GP, VI, 127-: « L’Amour est cette affection qui nous fait trouver du plaisir dans les perfections de ce qu’on aime, et il n’y a rien de plus parfait que Dieu, ni rien de plus charmant� » 130 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 C’est que la félicité, ou la perfection d’autrui, en nous donnant du plaisir, entre immédiatement dans notre propre félicité, car tout ce qui plaît est désiré par lui-même, et non par intérêt� C’est un bien en soi, et non pas un bien utile� C’est ainsi que la contemplation des belles choses est agréable par elle-même, et qu’un tableau de Raphael touche celui qui le regarde avec des yeux éclairés, quoiqu’il n’en tire aucun profit� Et lorsque l’objet dont la perfection nous plaît est luy même capable de bonheur, alors l’affection qu’on a pour lui devient ce qui mérite proprement d’être appelé Amour� Mais tous les amours sont surpassés par celui qui a Dieu pour objet, et il n’y a que Dieu qui puisse être aimé avec raison sur toutes choses� 34 De même, une lettre à Th� Burnett du même mois de mai 1697 rappelle la dispute quiétiste en précisant que pour la trancher, il suffit de bonnes définitions-: « Ainsi vous voyez, Monsieur, que la définition termine la dispute en peu de mots, et c’est ce que j’aime 35 »� Ainsi en disant qu’aimer est trouver son plaisir dans la félicité d’autrui, on satisfait aux exigences des deux partis en posant la possibilité d’un amour non mercenaire tout en le rapportant à son bien propre� La fonction de cette définition, indépendante dans sa genèse du débat entre Bossuet et Fénelon, est néanmoins de trancher, et évidemment en faveur de Bossuet, puisque Leibniz exclut au fond que l’on puisse être privé volontairement de tout plaisir ou de toute béatitude et aimer celui qui nous damne dans cette damnation même� Ainsi, il précise à Sophie-Charlotte-: On peut donc avoir l’amour divin quand on se croirait privé de tout autre plaisir que de celui de cet amour et qui plus est quand on croirait devoir souffrir de grandes douleurs� Mais supposer qu’on continue à aimer Dieu sur toutes choses, et qu’on soit néanmoins dans les tourments éternels, est faire une supposition qui n’arrivera jamais� Si quelqu’un faisait cette supposition comme véritable, il serait dans l’erreur, et il ferait voir qu’il ne connaît pas assez la bonté de Dieu, et par conséquent qu’il ne l’aime pas encore assez� 36 34 Leibniz à Sophie Charlotte, dans Leibniz� Philosophische Schriften, GP, vol� VII, pp� 548-549 et A I, 14 n° 26� 35 GP III, 207 et A I, 14, n° 132� 36 GP VII, 547� 131 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 En d’autres termes, comme le dit, à propos du même sujet, une lettre à Pierre Coste de 1706, « […] cette définition fait voir que séparer l’amour d’autrui de son bien propre, c’est forger une chimère 37 »� Un autre aspect du quiétisme peut être abordé par un biais plus propre à Fénelon qu’à la condamnation générale de la doctrine supposée commune à Molinos, Mme Guyon et d’autres, et qui a trait à l’exercice de la raison dans son rapport au mysticisme� Très clairement, Leibniz refuse radicalement, comme une impossibilité logique et ontologique tout état d’indifférence- : il ne peut donc que rejeter la « sainte indifférence », corollaire de la « sainte indignation 38 » proposée par Fénelon� Il refuse également - en luthérien - tout ce qui ressemble de près ou de loin au Purgatoire, que ce soit le purgatoire céleste, mais aussi les « sécheresses et ténèbres divines » conçues, comme l’indique le compte rendu lu par Leibniz, comme un « Purgatoire qui exempte du purgatoire de l’autre vie 39 »� Leibniz exonère comme on l’a vu pour une part Fénelon de la « fausse quiétude » de certains mystiques (d’ailleurs de faux mystiques)� L’état psychologique qui correspond au but du quiétisme, perdant toute distinction dans les expressions, où tout se confond, est pour Leibniz exactement un état de stupidité- : si l’excellence des esprits se marque à leurs capacités de connaissance distincte, rechercher l’état de confusion maximale est aller contre cette excellence et la réduire à une passivité quasi bestiale� Le bonheur ainsi pour l’homme ne saurait constituer un état de quasi-hébétude, mais une action constante, dont le but n’est pas la quiétude, comme le montre l’argumentation de Leibniz relative à l’uneasiness de Locke� La quiétude du quiétiste ne saurait en aucun cas être un but et constitue un nonsens dans la question du bonheur� Ainsi-: […] et bien loin qu’on doive regarder cette inquiétude comme une chose incompatible avec la félicité, je trouve que l’inquiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens, qui ne peut manquer d’être accompagné d’un désir ou du moins d’une inquiétude continuelle, mais telle que je viens d’expliquer, qui ne va pas jusqu’à incommoder […]� 40 37 GP III, 384� 38 Compte rendu de l’Explication des maximes, Histoire des ouvrages des savants, vol� cit�, p� 329� 39 Op. cit., p� 331� 40 Leibniz� Nouveaux essais sur l’entendement humain, L� II, ch� 21, § 36 (A VI, 6, p� 189)� 132 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 Mais cet aspect psychologique est prolongé par un aspect logique et gnoséologique que Fénelon développe en opposant la méditation à la contemplation- : l’Explication des maximes 41 oppose en effet une « composition d’actes discursifs et réfléchis propre à l’amour intéressé », qui constitue la méditation, alors que la contemplation, comme exercice de l’amour parfait, est composée d’actes simples, uniformes et non réflexifs� Selon le compte rendu lu par Leibniz-: La méditation consiste en des actes qui sont faciles à distinguer les uns des autres� Car servant à tirer méthodiquement une conviction d’une vérité connue pour une vérité inconnue, ils se font avec une réflexion qui laisse après elle des traces distinctes dans le cerveau� 42 La contemplation supprime dans le temps de la pensée la discontinuité précédente-: Au contraire [sc� de la méditation] la contemplation est, selon les théologiens les plus célèbres et selon les saints contemplatifs les plus expérimentés, l’exercice de l’amour parfait� Elle consiste dans des actes si simples, si directs, si paisibles, si uniformes qu’ils n’ont rien de marqué par où l’âme puisse les distinguer� C’est l’oraison parfaite de laquelle parlait saint Antoine, et qui n’est pas aperçue par le solitaire même qui la fait� 43 Dans les termes philosophiques classiques, cette manière de penser est radicalement intuitive et s’oppose en cela à la discursivité reconnue au raisonnement� Fénelon écrit qu’elle est « nommée un regard simple et amoureux, pour la distinguer de la méditation qui est pleine d’actes méthodiques et discursifs 44 »� Au passage, on remarque ici que l’on n’avait pas attendu le XX e siècle pour traduire intuitus par « regard », ce qui est exactement fait ici� De façon intéressante, la description du phénomène de la méditation est, à la rigueur du terme, celle d’une inquiétude- : les actes discursifs sont « faciles à distinguer les uns des autres, parce qu’ils sont excités par une espèce de secousse marquée » 45 , ceci étant fonction de la variété des objets, mais aussi « parce qu’ils tirent une conviction sur une vérité de la conviction 41 Fénelon� Explication des maximes des saints, article 21, dans Fénelon� Œuvres, éd� J� Le Brun, vol� 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p� 1059� 42 Compte rendu de l’Histoire des ouvrages des savants, volume cité, pp� 335-336� 43 Op. cit� p� 1060- ; la première phrase de ce passage est transcrite p� 336 dans le compte rendu� 44 Op. cit., p� 1060� 45 Op. cit� p� 1059� L’absence de secousse et d’agitation propre à la contemplation est soulignée dans le compte rendu, p� 337� 133 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 d’une autre vérité déjà connue »- ; par ailleurs, les actes discursifs ou de raisonnement, dans ces cas, embarrassent l’âme et la fatiguent- : bref, le raisonnement même est inquiétude� L’exercice de la raison, même s’il est nécessaire aux yeux de Fénelon (contre les abus des faux mystiques dénoncés dans le « Faux » du même article), doit être alors dépassé dans la vision unifiante que constitue cette saisie intuitive et épurée de tout intérêt, de tout objet et de tout moi� La conception fénelonienne de la méditation peut être confrontée à celle que Leibniz donne de la raison dans le livre IV ch� 17 § 1 des Nouveaux Essais sur l’Entendement humain-: La Raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière� Mais particulièrement et par excellence on l’appelle Raison, si c’est la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité même, ce qu’on appelle aussi Raison a priori, et la cause dans les choses répond à la raison dans les vérités� C’est pourquoi la cause même est souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale� Enfin la faculté qui s’aperçoit de cette liaison des vérités, ou la faculté de raisonner, est aussi appelée Raison, et c’est le sens que vous employés ici� 46 On remarque une certaine analogie entre la première phrase et la définition de la méditation dans l’article XXI de l’Explication-; même si Leibniz n’a pas lu l’ouvrage lui-même, la distinction entre méditation et oraison est rappelée presque mot à mot dans le résumé publié en mars 1697 par Basnage qu’il a lu, à coup sûr 47 � On voit ainsi un certain accord entre Leibniz et Fénelon sur les aspects psychologiques du raisonnement, succession discrète d’actes de l’esprit s’opposant à la simplicité et à la continuité de l’intuition, mais des différences considérables apparaissent immédiatement-: pour Leibniz, la raison n’est une faculté de l’homme qu’en un sens dérivé, second derrière la vérité et l’enchaînement des propositions, qui n’ont, pour être vraies, aucun besoin d’être formulées ou pensées par un esprit-: elles ne sont en aucun cas constituées par l’esprit qui les associe, mais reconnues par lui� De ce point de vue, la raison en son sens premier échappe à la catégorie de l’inquiétude ou de la quiétude, et elle peut être dite inquiète à peu près autant qu’une vertu peut être verte ou un cercle carré-: l’expression est elle-même un non-sens� Dans la pratique, l’exercice de la pensée ne peut tendre, pour Leibniz, au but que lui assigne Fénelon-: si l’excellence des esprits est marquée par leur capacité à rendre distincte leur expression de l’univers, celle-ci passe, non par cet état d’indistinction et de confusion que veulent Fénelon (après une 46 A VI, 6� 47 À Nicaise, 22 août 1697, A III, 3, p� 371� 134 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 phase rationnelle) ou Jeanne Guyon (sans passer par l’étape rationnelle), mais au contraire par la volonté de tout définir et de tout démontrer dans ce qu’il est possible de faire-: par la construction d’une théologie rationnelle qui mérite son nom, c’est-à-dire démonstrative, ou tout au moins quasi démonstrative, ce que Leibniz fait à de nombreuses reprises, dans les textes les plus connus comme le Discours de métaphysique et dans les Essais de Théodicée� Le but est de tendre non à rendre intuitif ce qui est démontrable et à s’absorber dans ce simple regard, mais tout au contraire à démontrer ou à tenter de démontrer ce qui peut paraître intuitif-: c’est évidemment le seul moyen pour Leibniz de dépasser l’empirisme des uns et le fanatisme des autres, et cela passe, précisément, par des définitions solides ou des « notions communes »� L’amour en est un bel exemple, la raison aussi-: l’analogie entre la formule de Fénelon et la définition de la raison peut faire penser qu’en lisant ce texte, Leibniz y a trouvé un moyen de mieux formuler son propre concept de raison, tout opposé à celui de Fénelon� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Fénelon et le duc de Chevreuse : la genèse d’un discours patriotique Lucien Bély Sorbonne Université / IRCOM et CRM UMR 8596 Installé à Cambrai, Fénelon continue à être le guide spirituel d’un petit groupe, d’un « petit troupeau », de ministres et de courtisans, autour des deux gendres de Colbert, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, et du petit-fils du roi, son ancien élève� Charles-Honoré d’Albert de Luynes (1646-1712) est le petit-fils du connétable de Luynes, favori de Louis XIII, et de la terrible duchesse de Chevreuse, mêlée à toutes les intrigues de son temps 1 � Il hérite de cette dernière le duché de Chevreuse en 1667 et obtient en 1688 le duché-pairie de Luynes� Il fait une carrière militaire honorable, servant en Hongrie (1664), en Flandres (1667), en Franche-Comté (1668)� Comme capitaine-lieutenant des chevau-légers de la garde à partir de 1670, Chevreuse sert dans la maison militaire du roi et travaille avec ce dernier pour cette compagnie dont le roi est capitaine 2 � Il participe aux sièges de Mons (1691) et de Namur (1692)� Il épouse en 1667 Jeanne-Marie Colbert, fille du contrôleur général, ce qui le rapproche du cercle des ministres� Son beau-frère, le duc de Beauvillier, avec lequel il est très lié, est lui-même ministre d’État, comme ses cousins, Colbert de Torcy et Desmarets� Vers 1694, Chevreuse devient ministre d’État sans le titre� La cour remarque simplement que Louis XIV lui accorde de longues audiences dans son cabinet et qu’il y demeure quand tous les autres courtisans en sortent� Il vient aussi le soir près du roi lorsque celui-ci soupe� Ils se parlent alors tout bas� Le roi discute en fait avec lui des affaires d’État� Les ministres de la Guerre, de la Marine, des Affaires étrangères et des Finances ont ordre de lui transmettre leurs dépêches et de discuter avec lui� Il travaille sur de 1 Vergnes, Sophie� Les Frondeuses. Une révolte au féminin (1643-1661), Seyssel, Champ Vallon, 2013� 2 Abad, Reynald� « Officier militaire », Dictionnaire Louis XIV, sous la direction de Lucien Bély, Paris, Robert Laffont, 2015, pp� 992-994� 136 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 nombreux dossiers et intervient dans d’innombrables affaires� Louis XIV l’aime parce qu’il est savant et intelligent, mais aussi modeste et réservé� Selon Saint-Simon, le souverain n’ose pas néanmoins affronter Mme de Maintenon et ses amis en faisant entrer Chevreuse au conseil� Lorsque Fénelon doit gagner son diocèse de Cambrai, Chevreuse entretient avec lui une correspondance régulière où il raisonne de politique avec l’archevêque� Faut-il considérer que ces échanges sont secrets et ignorés du roi ? Ou bien le gouvernement a-t-il besoin des avis clairs et nets d’un homme comme Fénelon 3 ? Les échanges semblent s’intensifier au moment où la situation de la France devient très difficile à partir de 1708� Les suites de la polémique d’Audenarde En effet, comme le duc de Bourgogne commande l’armée française lors de la défaite d’Audenarde en 1708, le monde militaire lui en attribue la responsabilité, même si le duc de Vendôme est le véritable général en chef� La rumeur frappe aussi le maître à travers l’élève et Mme de Maintenon s’en fait l’écho : « On ne parle plus que du Télémaque où M� de Cambrai a appris à notre prince à préférer un roi pacifique à un conquérant 4 � » Fénelon revient longuement sur l’attitude que doit avoir le duc de Bourgogne à son retour à la cour 5 � Il souligne l’importance de cette affaire-: « La réputation de ce jeune prince est sans doute plus importante à la France qu’on ne se l’imagine� Rien ne décrédite tant le roi et l’État dans les pays étrangers, que de voir son petit-fils avili à la tête des armées… » Il ajoute- : « Vous connaissez l’épuisement et l’indisposition des peuples� » Le prélat mentionne le témoignage de Chamillart qui assume le secrétariat d’État de la Guerre 6 et est venu sur place en Flandres en 1708 : 3 Cuche, François-Xavier� Un prophète à la cour. Fénelon, introduction à la Lettre à Louis XIV, Rezé, Séquences, 1994� 4 Correspondance de Fénelon, tome XV, Guerre, négociations et théologie 1708-1711, Commentaire par J� Orcibal, avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1992, p� 53, note 7� Cet ouvrage sera cité désormais comme Correspondance, XV, Commentaire� 5 Correspondance de Fénelon, tome XIV, Guerre, négociations et théologie 1708-1711, texte établi par J� Orcibal, avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1992, pp� 101-103, Fénelon au duc de Chevreuse, 3 décembre 1708� Ce livre sera cité comme Correspondance, XIV� 6 Penicaut, Emmanuel� Faveur et pouvoir au tournant du Grand siècle. Michel Chamillart, ministre et secrétaire d’État de la guerre de Louis XIV, Paris, École des Chartes, 2004� 137 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 M� de Chamillart me dit en passant ici, que tout était désespéré pour soutenir la guerre […] Pour moi, je fus tenté de lui dire : Ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus� Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui� Vous ne pouvez que perdre à attendre� 7 Fénelon incrimine donc le gouvernement lui-même� Il excelle à décrire la situation dramatique de la France-: Si le roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que le M� le Duc de Bourgogne� Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent� Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup� Comme toujours, il revient en arrière, cherche les origines de la politique belliqueuse de Louis XIV, mais constate surtout son essoufflement et son échec-: « Le branle donné du temps de M� de Louvois est perdu� » Il conclut-: « On ruine et on hasarde la France pour l’Espagne� Il ne s’agit plus que d’un point d’honneur, qui se tourne en déshonneur, dès qu’il est mal soutenu 8 � » Selon Fénelon, ni le roi ni son fils ne peuvent « venir défendre la France »� Seul, Bourgogne le pourrait mais il est « malheureusement décrédité »� Le prélat demande à Chevreuse de montrer à Beauvillier sa lettre qui sera « commune » entre les deux ducs� On perçoit ainsi qu’il s’adresse au gouvernement royal� Le 9 avril 1709, Chevreuse revient sur la polémique née de la bataille d’Audenarde� Le duc de Chevreuse fait un portrait plutôt sévère du duc de Bourgogne, alors âgé de 25 ans 9 : « Pour le prince, sa conduite n’est point telle que nous la souhaiterions »� Il y trouve de l’enfance, des « restes d’enfance »� Il montre peu de souci « sur ce qui a coutume d’intéresser les hommes »� Il signale « un manque de discernement pour les connaître ou pour marquer, par des traitements convenables au mérite de chacun qu’il les connaît bien »� Il constate que tout le monde ne le voit que « trop clairement » alors que cela n’est pas la réalité� 7 Correspondance, XIV, Fénelon au duc de Chevreuse, 3 décembre 1708, p� 102� 8 Ibid., p� 103� 9 Correspondance, XIV, pp� 135-138, le duc de Chevreuse à Fénelon, 9 avril 1709, ici p� 136� 138 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Je lui voudrais une certaine vigueur pour entrer dans les affaires et y faire sentir son génie avec prudence, pour marquer au public qu’il n’est ni faible ni insensible, pour paraître en un mot et dans le conseil et à la cour, ce que je suis persuadé qu’il est en effet� Le duc constate que, lorsqu’on l’entretient en particulier, « on y trouve tout ce qu’on souhaite, même les bonnes résolutions jusqu’à un certain point, et d’excellentes qualités pour sa place »� Chevreuse met néanmoins en relief le regard que porte le « public », nous dirions l’opinion publique, sur le prince et, si celui-ci doit faire ses preuves, c’est d’abord aux yeux du conseil et de la cour, et révéler son excellent naturel� Les jugements de Chevreuse Le duc de Chevreuse n’hésite pas à formuler, dans cette même lettre du 9 avril 1709, des jugements terribles sur les membres du conseil 10 � Le chancelier de Pontchartrain et Chamillart sont « inutiles pour les grandes affaires »� Le duc ajoute- : « et plaise à Dieu que le dernier en demeure là, comme je l’espère néanmoins� » On voit bien s’affirmer la méfiance à l’égard de Chamillart qui aboutit à sa disgrâce complète� Torcy, ministre des affaires étrangères, est, selon le duc, « très bon secrétaire, entend même assez bien les intérêts des princes et le nôtre, n’est pas incapable de fournir des expédients, et sait les tours des négociations »� Mais ce n’est pas suffisant-: « Plus de feu et de vivacité pour poursuivre sans relâche ni délai ce qui est entre ses mains, plus de courage et de fermeté pour l’inculquer, sans se rebuter de choses en effet très rebutantes, le rendraient un bon sujet� » Quant à Beauvillier, « il surmonte autant qu’il peut sa timidité naturelle »� Fénelon pourrait citer « des actes de courage et de fermeté qui sont héroïques en lui� » Chevreuse continue à propos de son beau-frère-: Si cela était suivi dans l’ordinaire, et qu’il ne désespérât si aisément de persuader quand on lui paraît prévenu et arrêté dans sa prévention, il prendrait ou plutôt il aurait pris un ascendant que personne ne lui aurait disputé et qui eût été bien utile pour l’État� Seul Desmarets, neveu de Colbert, contrôleur général des finances depuis 1708, est couvert d’éloges mais il ne connaît pas la guerre et les affaires étrangères 11 � Chevreuse n’invite-t-il pas son ami de longue date à pallier tant 10 Ibid� 11 Ibid., p� 137� 139 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 de défaillances, donc à prendre la plume ? Néanmoins, le fait que Fénelon puisse formuler ses avis ne signifie nullement que le gouvernement cherche à les suivre à tout prix� Un long développement précise la position diplomatique au printemps 1709� Le gouvernement pense obtenir la paix de la Hollande par une barrière plus importante, de l’Angleterre par des avantages commerciaux, de l’empereur par ses conquêtes d’Italie et par la confirmation pour l’archiduc Charles de l’Espagne et des Indes� Philippe V devrait évacuer son royaume et avoir Naples et la Sicile� Il convient pour Chevreuse à la France « de conserver des bornes suffisantes et de se rétablir au-dedans par un long repos, qui sera toujours la vraie et seule source de sa puissance et de son bonheur 12 »� Il donne la position du gouvernement royal-: « Au reste il me paraît qu’on est ici absolument résolu de tout faire pour lui procurer ce repos, et qu’on sent l’absolue impossibilité de soutenir la guerre� » Chevreuse demande de brûler sa lettre-: J’en ai dit plus que je ne voulais, non pour vous pour qui je n’aurai jamais rien de secret, mais pour la voie qui, tout absolument sûre qu’elle est, peut ne l’être pas encore assez pour tout ce que j’ai dit� 13 Cette année-là, Torcy ne parvient pas à obtenir la paix même s’il se rend lui-même à La Haye pour discuter avec Heinsius� Le désespoir du patriote Le prélat fait partie de ceux qui veulent la paix à tout prix, tant il voit de près les difficultés françaises face à l’ennemi� Ses amis à la cour vont sans doute dans le même sens� Lorsqu’il est question de nouveau de négocier à la fin de 1709, Fénelon prie Chevreuse de se charger de cette tâche-: « Je vous condamne à accepter, si on le voulait, l’emploi d’aller négocier pour la paix 14 � » Comme il est question de l’abbé de Polignac pour les négociations en 1709, il donne son avis-: Il est accoutumé aux négociations� Il a de l’esprit avec des manières agréables et insinuantes� Mais je voudrais qu’on choisît un homme d’une droiture et d’une délicatesse de probité qui fût connue de tout le monde, et qui inspirât 12 Ibid., p� 137� 13 Ibid., p� 138� 14 Correspondance, XIV, pp� 166-167, Fénelon au duc de Chevreuse, 18 novembre 1709� 140 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 la confiance même à nos ennemis� En un mot je ne voudrais point un négociateur de métier, qui mît en usage toutes les règles de l’art� Je voudrais un homme d’une réputation qui dissipât tout ombrage, et qui mît les cœurs en repos� 15 Torcy « ne voudra qu’un homme de métier, et dépendant de lui »� Le dialogue entre les deux hommes concerne surtout les questions religieuses� Le 1 er décembre 1709, le duc de Chevreuse évoque le « système des deux délectations » qu’acceptent des théologiens de bonne foi� À la fin de la lettre, Chevreuse répond aussi aux conseils de Fénelon afin qu’il ne se laisse pas dévorer par le travail-: J’obéirai autant que je le pourrai à l’égard des affaires qu’il faut couper et les choses d’étude qu’il faut retrancher pour se délasser et respirer, surtout pour conserver l’intérieur et suivre de plus en plus la voix divine qui se fait entendre dans le calme de tout empressement et agitation� 16 Cela prouve bien toute cette immense activité de Chevreuse qui nous reste très mystérieuse� Fénelon n’hésite à donner son avis sur les hommes d’Église qu’il juge sévèrement� Il déclare même le 20 mars 1710-: « Je dis du mal de mon prochain, mais c’est en secret, et pour le besoin pressant de l’Église 17 � » Il suit la carrière militaire ou administrative de ses protégés� Le 5 décembre 1709, Fénelon reprend ses descriptions de la situation sur la frontière 18 -: « Les troupes y manquent d’argent, et on est chaque jour au dernier morceau de pain� Ceux qui sont chargés des affaires paraissent euxmêmes rebutés et dans un véritable accablement� » De cette constatation, le prélat passe à la sphère politique en s’excusant-: Vous savez que je n’aime point à me mêler des affaires qui sont au-dessus de moi� Mais celles-ci deviennent si violemment les nôtres qu’il nous est permis, ce me semble, de craindre que les ennemis ne nous envahissent la campagne prochaine� 15 Ibid., p� 167� 16 Correspondance, XIV, pp� 172-175, le duc de Chevreuse à Fénelon, 1 er décembre 1709, ici p� 173� 17 Correspondance, XIV, pp� 220-223, Fénelon au duc de Chevreuse, 20 mars 1710, ici p� 223� 18 Correspondance, XIV, p� 176, Fénelon au duc de Chevreuse, 5 décembre 1709� Sur la conjoncture difficile, voir Marcel Lachiver, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991� 141 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Il déclare n’avoir aucune peur et ne pas considérer son intérêt personnel : « Mais j’aime la France, et je suis attaché, comme je le dois être, au Roi et à la maison royale� » Il ajoute-: « Voyez ce que vous pourrez dire à MM� de Beauvillier, Desmaretz [Desmarets] et Voysin [le nouveau ministre de la Guerre] »� Le prélat est d’autant plus sensible à ces négociations avec les Hollandais qu’il connaît certains des intermédiaires, négociateurs ou agents secrets� Surtout, il tente de faire parler ceux qui partent en 1710 pour Gertruydenberg, le maréchal d’Huxelles et l’abbé de Polignac, mais il obtient aussi des confidences d’Helvétius, ce médecin empirique qui a été chargé de missions secrètes 19 � Ensuite, il dénonce la lenteur de la négociation, affirmant que les ennemis en rient, mais il néglige alors le facteur temporel, cette donnée essentielle de la diplomatie qui est aussi une guerre d’usure� On voit Fénelon envoyer le 3 mai 1710 « un nouveau mémoire sur les affaires générales qui deviennent de plus en plus celles d’un chacun de nous 20 »� Il indique ainsi que la réalité politique n’est plus réservée à la sphère étroite des ministres quand la survie des sujets est en jeu� Néanmoins, il continue son combat contre les idées jansénistes et, dans la même lettre, où il traite de ces questions, il envisage l’hypothèse d’un siège de Cambrai : Si les ennemis prenaient Cambray, je me retirerais au Quesnoy, à Landrecy [Landrecies], et puis à Avesnes� J’irais de place en place jusque dans la dernière de la domination du Roi� Je ne prêterais aucun serment, lorsque le Roi n’aurait plus aucune place dans mon diocèse- ; alors je ne m’en irais jamais volontairement, et je me laisserais mettre en prison plutôt que de quitter mon troupeau� 21 Le théologien reste d’abord un homme d’Église, un pasteur 22 � Le 24 juin 1710, Fénelon reprend l’analyse de Chevreuse quant aux Hollandais : « Ils se croient perdus s’ils ne détrônent pas le roi d’Espagne, et ils se croient presque dans la même extrémité, s’ils achèvent de renverser la France, pour aller détrôner le roi d’Espagne� » Il ajoute- : « A cela près il n’y a rien qu’ils ne voulussent faire pour nous conserver au degré de force 19 Correspondance, XIV, pp� 220-223, Fénelon au duc de Chevreuse, 20 mars 1710, ici p� 221� Sur cette négociation, je me permets de renvoyer à Lucien Bély, « Les larmes de Monsieur de Torcy, essai sur les perspectives de l’histoire diplomatique, à propos des conférences de Gertruydenberg, mars-juillet 1710 », Revue Histoire, économie et société, 3 e trimestre 1983, pp� 429-456� 20 Correspondance, XIV, pp� 233-234, Fénelon au duc de Chevreuse, 3 mai 1710� 21 Correspondance, XIV, pp� 234-235, Fénelon au duc de Chevreuse, 4 mai 1710� 22 Fénelon, évêque et pasteur de son temps 1695-1715, Gilles Deregnaucourt et Philippe Guignet (dir�), Villeneuve d’Ascq, Centre d’histoire du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1996� 142 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 qui convient à l’équilibre tant désiré� » L’archevêque introduit subtilement la notion d’équilibre, notion qui est désormais la référence pour l’Europe pendant des décennies� Il ajoute-: Pour moi je donnerais la dernière goutte de mon sang comme une goutte d’eau pour ma nation, pour ma patrie, pour l’État, pour la maison royale, pour notre prince, et pour la personne du Roi� Mais en souhaitant avec tant de zèle leur conservation, je ne puis désirer des succès qui ne feraient que nous flatter de vaines espérances, et que prolonger notre maladie� Je ne puis souhaiter qu’une paix qui nous sauve avec une humiliation dont je demande à Dieu un saint usage� Il n’y a que l’humilité et l’aveu de l’abus de la prospérité, qui puisse apaiser Dieu� D’un côté, nous retrouvons ce discours patriotique enflammé qui fait passer nation et patrie avant le roi, d’un autre côté, le prélat appelle de ses vœux une humiliation salvatrice en raison des péchés commis par la France de Louis XIV tentée par la démesure et l’injustice 23 � La grande lettre du 4 août 1710 Cette inquiétude est à l’origine de la longue lettre au duc de Chevreuse, le 4 août 1710 24 , alors que les discussions de Gertruydenberg au printemps se sont révélées un échec� Alors, Fénelon envisage le pire : une bataille perdue et le Roi serait contraint de se retirer « de ville en ville » tandis que son royaume serait « ravagé et démembré »� Il pense à juste titre que la dureté des ennemis provoquerait un sursaut populaire, mais que cela ne durerait pas devant les nouvelles exigences de la monarchie� Le « public » recommencera à crier « quand on verra le roi accabler les peuples, rechercher les aisés, ne payer point ce qu’il doit, continuer ses dépenses superflues, hasarder la France sans la consulter, et ruiner le royaume, pour faire mal la guerre 25 »� En filigrane transparaissent les critiques contre le luxe de cour et l’absence de consultation des Français� S’il défend les peuples, Fénelon n’a rien d’un révolutionnaire puisqu’il évoque les aisés que l’on taxe� « La France est comme une place assiégée » écrit Fénelon� 23 Correspondance, XIV, pp� 248-249, Fénelon au duc de Chevreuse, 24 juin 1710� 24 Correspondance, XIV, pp� 260-265, Fénelon au duc de Chevreuse, 4 août 1710� 25 Ibid., p� 261� 143 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Notre mal vient de ce que cette guerre n’a été jusqu’ici que l’affaire du roi qui est ruiné et décrédité� Il faudrait en faire l’affaire véritable de tout le corps de la nation� Elle ne l’est que trop devenue-; car la paix étant rompue, le corps de la nation se voit dans un péril prochain d’être subjugué� 26 Il ajoute-: Non seulement il s’agit de finir la guerre au dehors, mais il s’agit encore de rendre au dedans du pain aux peuples moribonds, de rétablir l’agriculture et le commerce, de réformer le luxe qui gangrène toutes les mœurs de la nation, de se ressouvenir de la vraie forme du royaume, et de tempérer le despotisme cause de tous nos maux� 27 L’accusation de despotisme lancée contre Louis XIV dit assez l’exaspération de l’archevêque à l’égard du gouvernement français car cela revient à comparer le roi de France aux souverains de l’Orient dont le pouvoir n’a pas de limite� Pour arrêter ces malheurs, il faut s’adresser aux Français « au moins leur parler » selon Fénelon� C’est ce qu’a tenté le roi en 1709 en envoyant sa lettre aux gouverneurs de province et cet appel a fait une vive impression� Que Fénelon reprenne l’idée signifie que dans son esprit la nation doit, sinon remplacer un roi discrédité-- cette idée serait proche du crime de lèsemajesté -, en tout cas agir à sa place� Une telle audace s’appuie sur l’exemple des puissances maritimes : Il faudrait qu’il se répandît dans toute notre nation une persuasion intime et constante, que c’est la nation entière elle-même qui soutient pour son propre intérêt le poids de cette guerre, comme on persuade aux Anglais et aux Hollandais que c’est par leur choix et par leurs intérêts qu’ils la font� 28 Le prélat pense que les gouvernements des deux puissances maritimes ont réussi à persuader les populations que la guerre se fait pour défendre leurs intérêts et que cela n’est possible que par la force de la propagande 29 � Il envie 26 Ibid� 27 Ibid., p� 264� 28 Ibid., pp� 261-262� 29 Sur l’importance de la propagande dans cette guerre, voir Joseph Klaits, Printed propaganda under Louis XIV, Absolute Monarchy and Public Opinion, Princeton, Princeton U�P�, 1976� Pour l’ensemble du règne, voir Charles-Édouard Levillain, Vaincre Louis XIV. Angleterre, Hollande-France- : histoire d’une relation triangulaire, 1665-1688, Seyssel, Champ Vallon, 2010-; idem, Le Procès de Louis XIV. Une guerre psychologique, Paris, Tallandier, 2015� 144 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 la précieuse alchimie que ces systèmes politiques ont su réaliser et sa propre situation, au nord de l’Europe, au contact des ennemis, le rend sensible à une dérive absolutiste de la France qui conduit à l’impuissance� Simplement, la nation doit réparer les erreurs du roi, qui est seul à l’origine du conflit et, par là, se sauver de l’invasion� Pour trouver des ressources, il convient de faire appel « aux hommes les plus sages et les plus considérables de la nation »� Est-ce la peine de souligner l’archaïsme de cette proposition ? C’est le retour des assemblées de notables « que le Roi consulterait l’un après l’autre »� Il ajoute-: « C’est la nation qui doit se sauver elle-même 30 � » Fénelon a la prudence de ne pas demander la réunion des États généraux� Il sent qu’« un tel changement pourrait émouvoir trop les esprits, et les faire passer tout à coup d’une absolue dépendance à un dangereux excès de liberté »� Fénelon entre dans le détail-: il faut disposer entre des mains sûres les impôts perçus pour mieux payer ensuite les créanciers de l’État, petits rentiers et gros prêteurs� « Alors ce serait la nation qui chercherait les fonds et qui les paierait volontairement pour son propre salut, afin de soutenir la guerre� » Il propose une taxe sur les aisés, mettant en cause les financiers et les usuriers-- complices du renforcement de l’État-- tout en répétant ses attaques contre un despotisme « obéré et banqueroutier »� Il est surtout sensible au fait que le gouvernement soit méprisé au-dedans de la France et il y voit la cause de la « hauteur » des ennemis� Comme toujours, il n’hésite pas à mettre en cause Louis XIV en faisant parler Chevreuse-: Vous me direz que le roi est incapable de recourir à de tels moyens, que personne n’est à portée de les lui proposer, et qu’il n’est pas même en état de consulter, de questionner, de ménager les divers esprits, de comparer leurs divers projets, et de décider sur les différents avis� 31 Le prélat pense que Louis XIV ne veut pas se résigner à une forme de capitulation, tout en avançant que ses idées correspondent à l’ordre, à la justice et à « la véritable grandeur », celle d’un roi chrétien bien éloigné de la grandeur outrée du Roi-Soleil� Fénelon souhaite donc que le duc de Bourgogne se charge de faire entendre raison au souverain� « Il faudrait qu’il le dît devant Madame de Maintenon� Il faudrait qu’il mît dans sa confidence Madame la duchesse de Bourgogne� » Un changement de conduite doit « mettre tout le corps de la nation dans la persuasion que c’est à elle à soutenir la monarchie penchante à sa ruine, 30 Correspondance, XIV, pp� 260-265, Fénelon au duc de Chevreuse, 4 août 1710, p� 262� 31 Ibid., p� 263� 145 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 parce que le roi veut agir de concert avec elle 32 »� Le jeune duc pourra ainsi relever sa « réputation » et cela lui attirera « l’amour et le respect de tous les Français »� L’archevêque envisage l’objection de Chevreuse- : « Vous me direz que Dieu soutiendra la France »� Il y répond- : « Avez-vous quelque garant pour des miracles ? » Il met de nouveau en cause Louis XIV comme dévot-: « Dieu se contentera-t-il d’une dévotion qui consiste à dorer une chapelle, à dire un chapelet, à écouter une musique, à se scandaliser facilement, et à chasser quelque Janséniste ? » L’allusion à la chapelle est claire- : c’est celle que Louis- XIV a fait construire à Versailles et dont la beauté suscite bien des critiques discrètes, en particulier, semble-t-il, chez les hommes d’Église euxmêmes, choqués de telles dépenses en pleine guerre� Fénelon redoute même les succès et il compte sur « une humiliation complète et finale » pour permettre ce grand sursaut qu’il appelle de ses vœux� La violente « crise » doit donner la guérison� Il [Dieu] sait avec quelle tendresse j’aime ma patrie, avec quelle reconnaissance et quel attachement respectueux je donnerais ma vie pour la personne du roi, avec quel zèle et quelle affection je suis attaché à la maison royale, et surtout à Mgr le duc de Bourgogne-; mais je ne puis vous cacher mon cœur� Cette analyse et cette critique du gouvernement, avec cet appel au dialogue politique et à la réforme peuvent sembler audacieuses et originales, mais elles reprennent aussi la tradition des revendications nobiliaires, les idées communes lors des conspirations menées au nom du bien public, les thèmes habituels des États généraux ou autres assemblées de notables� Fénelon permet la survie de cette tentation frondeuse, mais sous des couleurs nouvelles-: le bonheur des populations, la paix européenne à n’importe quel prix, des prétentions territoriales justes� Il élabore une vision équilibrée de la monarchie par laquelle la nation se réconcilierait avec le roi, lutterait à ses côtés, au lieu de se soumettre en aveugle aux volontés d’un État finalement bien désemparé dans les temps de malheur� L’amour de la patrie L’amour de la patrie s’intègre dans le discours des hommes d’Église� Bossuet consacre un texte à l’amour de la patrie dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, publiée après sa mort� À propos de Jurieu, le théologien protestant réfugié à Rotterdam, Bossuet écrit : « Il ne se souvient 32 Ibid., pp� 263-264� 146 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 même plus qu’il est français� » Il parle « comme un homme venu des Indes ou de Malabar », car est sorti de son cœur ce qui est imprimé « de tout temps dès l’origine de la nation dans le cœur de tous les Français 33 »� Jean Soanen prêche aussi sur l’amour de la patrie en 1683� Cette liaison naturelle entre la foi chrétienne et l’amour de la patrie justifie aussi l’engagement de l’Église aux côtés du roi dans toutes ses entreprises� Le curé est, avec le seigneur, un pilier de la société française� C’est à lui de guider les âmes mais aussi de conseiller les fidèles� Il fait prier pour le roi et pour le succès de ses armées� La politique belliqueuse de Louis XIV a permis de révéler le patriotisme des Français� Au nom de la défense de la patrie et de la grandeur de la France, le roi fait appel largement à ses peuples, surtout travers l’impôt� Les victoires, célébrées par des Te Deum, permettent d’associer les populations dans une même joie puisque la gloire du roi sert d’abord la réputation de la France et des Français� Les opérations militaires suscitent un discours permanent qui exalte le roi lui-même mais aussi, derrière lui, la patrie qu’il incarne et qu’il défend� La société se militarise et se mobilise pendant des conflits de plus en plus longs� Les hommes de guerre tiennent une place importante dans le monde de leur temps et leur vision ne peut manquer de colorer celle des Français� Comme la noblesse verse son sang pour le souverain, les peuples font des efforts, en acceptant de payer tant d’impôts à la monarchie� Vauban écrit dans la Dîme royale-: « Mais je suis Français très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si longtemps� » Cette fois, l’ingénieur n’évoque pas une patrie en général mais se dit Français, et il se dit reconnaissant au roi de France� Le patriotisme est néanmoins mis à l’épreuve lorsque le roi demande à ses peuples de participer eux-mêmes aux combats en établissant les milices provinciales à partir de 1688� Ces jeunes paysans découvrent avec horreur les réalités de la guerre� À l’opposé, des Français réfugiés hors de France se moquent de l’attachement des Français à leur roi� Gueudeville, un moine défroqué devenu pamphlétaire, constate en 1705 que la nation française est contente de son maître parce qu’elle n’aime pas la liberté et préfère la soumission : La beauté de sa chaîne lui tient lieu de tout, et l’on offrirait à mes anciens compatriotes une liberté telle qu’elle est en Angleterre, ou en Hollande, qu’ils diraient-: « Gardez votre trésor et laissez-nous notre Louis� 34 » 33 Bossuet, Avertissements aux protestants sur les lettres de M. Jurieu, Paris, Charpentier, 1845, p� 281� 34 Cité dans Yardeni, Myriam� Enquêtes sur l’identité de la « Nation France ». De la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p� 221� 147 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Il s’en indigne-: Qu’importe à une nation que son roi soit estimé le plus grand roi du monde, si elle est dans la condition la plus basse et la plus triste où les hommes puissent être réduits ? 35 Le même Gueudeville décrit aussi un patriotisme populaire-: Le peuple a-t-il sujet de se plaindre ? Entendez-moi un paysan français, qui peut à peine fournir à payer sa taille [l’impôt direct], raisonner à sa manière rustique sur une pinte de vin, des conquêtes et des victoires du roi, ou de la conversion des hérétiques- : ce manant triomphe, et je pose en fait qu’il ne voudrait pas changer sa condition contre celle de vos bourgmestres� Si vous aviez vu pendant la dernière guerre nos gueux danser autour d’un feu de joie, vous demeureriez d’accord que la pauvreté sied bien aux Français, et qu’il y ait de la justice à les réduire en cet état� 36 Ce précieux témoignage, plein de mépris social, montre que les succès militaires de Louis XIV suscitent la joie chez les « gueux »� Ainsi, la France « cette mère cruelle et dénaturée » peut déclarer : « Périssent mes enfants pourvu que ces victimes facilitent par leur mort l’accomplissement de mes desseins 37 � » Les grands espoirs La face du monde change quand, à la fin de 1710, le duc de Vendôme, à la tête des forces espagnoles, remporte de grands succès à Brihuega et Villaviciosa, ce qui provoque un découragement en Angleterre� Fénelon passe rapidement en janvier 1711 : 35 Ibid., p� 223� 36 Ibid., p� 226� 37 Ces attaques contre le roi de France soulignent que l’association du pouvoir princier et de la religion contraint les peuples à l’obéissance et fortifie le patriotisme� Nicolas Gueudeville écrit en 1706-: « De tout temps, les princes n’ont employé la religion qu’autant qu’elle a accommodé leurs affaires-: le culte divin leur est trop utile pour négliger de s’en servir- : c’est par là qu’ils contiennent les sujets dans l’obéissance, qu’ils les animent contre l’ennemi, en un mot la religion est un moyen très efficace en la main du prince pour enchaîner la liberté au-dedans, et pour s’agrandir en dehors� » 148 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Ce qui arrive en Espagne paraît excellent pour le roi d’Espagne� Mais la suite montrera s’il est bon pour nous� C’était la plus grande et la plus difficile matière de délibération que l’Europe eût eue de nos jours� 38 Cette victoire espagnole installe plus solidement Philippe V à Madrid et contredit tous les abandons préconisés par Fénelon� Le 21 août 1711, Chevreuse peut parler à mots couverts de ces affaires-: On est convenu de l’article principal, ou plutôt du plus difficile jusqu’à présent, qui est de laisser l’un des principaux plaideurs dans sa terre tant deçà que delà la rivière qui la sépare� 39 Londres accepte que Philippe V conserve l’Espagne et l’Amérique, et cette rivière n’est autre que l’Atlantique� Mais, à ce moment-là, le ciel s’est ouvert pour les deux amis- : leur cher prince est devenu dauphin à la mort de son père� Un immense espoir s’empare de Fénelon-: son élève sera appelé à la couronne et il doit préparer son règne, pour être ensuite à ses côtés quand il règnera� Désormais, Fénelon donne son avis sur tout, en particulier sur les nominations� Ainsi, il énumère les candidats possibles pour la charge de premier président du parlement de Paris ou bien il passe en revue les généraux� Il propose, le 9 juin 1711, une méthode de travail à Chaulnes où le duc doit se rendre-: Je me bornerai à Chaulnes de mettre dans une espèce de table, comme un agenda, le résultat de chaque conversation� Cette table vous rappellerait toutes les maximes arrêtées entre nous, et les maximes arrêtées entre nous vous mettraient en état de donner la clé des tables� 40 C’est un travail oral fondé sur des conversations sérieuses, une méthode de retranscription elliptique et codée pour éviter les indiscrétions, un mode mnémotechnique pour prolonger cet échange, mais aussi un puissant programme de réforme, des « plans de gouvernement »� 38 Correspondance, XIV, pp� 308-309, Fénelon au duc de Chevreuse, 5 janvier 1711� 39 Correspondance, XIV, pp� 420-423, le duc de Chevreuse à Fénelon, 21 août 1711, ici pp� 420-421� 40 Correspondance, XIV, p� 392-394, Fénelon au duc de Chevreuse, 9 juin 1711, ici p� 392� 149 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Les Tables de Chaulnes : une collaboration politique L’archevêque se concerte donc avec le duc de Chevreuse dans le château de ce dernier à Chaulnes et ils rédigent des plans de gouvernement à proposer au duc de Bourgogne, désignés sous le nom de Tables de Chaulnes� Ce projet prévoit de faire la paix le plus vite possible, au besoin en abandonnant Cambrai et Arras� Il établit un programme d’économies à la cour� Surtout, les États généraux doivent se réunir tous les trois ans-: les différents diocèses du royaume y délégueront leur évêque, un seigneur d’ancienne noblesse et un notable du Tiers état� Cette assemblée pourra délibérer sur tous les sujets et le roi n’aura pas le droit de la renvoyer� Chaque province aura ses propres états, comme ceux du Languedoc, qui décideront du don gratuit à verser au souverain� Ce système prendra la place de la fiscalité que la monarchie a imposée� Des conseils aideront le souverain et remplaceront les ministres� Les évêques, qui ont le pape pour chef, doivent bien participer aux nouvelles institutions envisagées en France� La noblesse sera défendue et contrôlée� Ainsi, le duc et l’archevêque envisagent une monarchie limitée où le pouvoir du roi n’est plus absolu, car il doit tenir compte d’une assemblée dominée par le clergé et la noblesse, et où l’impôt est discuté à l’échelon provincial� La question que doit se poser l’historien n’est pas tant de la légitimité de ce système mais de sa réalisation sans révolution� La lettre de Chevreuse du 4 septembre 1711 montre à quel point il suit dans le détail les procédures mises en place autour du nouveau dauphin pour apaiser les querelles religieuses� Il fait des rapports précis à Fénelon par exemple à propos de l’attitude du cardinal de Noailles à l’égard des jésuites-: Je sais seulement (et cela restera entre nous) que sur la crainte d’une nouvelle exécution du cardinal, plus forte que la première, Sa Majesté lui a fait dire par M� le D� d’Antin venu exprès pour cela, que ce qu’il ferait contre cette compagnie, le Roi le regarderait comme fait à lui-même, et l’ambassadeur a rapporté à Sa Majesté toutes les douces et soumises paroles propres à la satisfaction� Le Roi paraît très mécontent de lui et très résolu à soutenir les Jésuites� Le P� Le T[ellier] n’en est que mieux etc� Cela sous le même secret� 41 En 1712, le duc de Bourgogne meurt brutalement et les grandes espérances de Fénelon s’évanouissent� Il n’en continue pas moins à écrire, en s’inter- 41 Correspondance, XIV, pp� 428-430, le duc de Chevreuse à Fénelon, 4 septembre 1711, ici p� 429� 150 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 rogeant par exemple sur l’éventualité d’un empoisonnement du prince par son cousin Philippe d’Orléans 42 � Dans ses lettres si personnelles, Fénelon exprime avec force son amour de la France, de sa patrie� Il y associe l’amour de la famille royale, sans doute du roi, mais plus encore de son disciple chéri, le duc de Bourgogne� Nul ne doit suspecter sa loyauté, sa fidélité, son respect de l’ordre établi� Il dessine aussi une nation auprès d’eux, qui serait le rassemblement des sujets, non pas une masse inorganisée, mais une société hiérarchisée, conduite par son clergé et sa noblesse, appelée à exprimer ses espérances et sa volonté à travers des conseils, des États généraux et des États provinciaux� Fénelon meurt le 7 janvier 1715� Après la disparition de Louis XIV la même année, une partie de ses idées politiques inspirent un moment le Régent, ce même Philippe d’Orléans-: il installe des conseils à la place des ministres et il y fait entrer des membres de la haute noblesse et du haut clergé� Le duc de Saint-Simon, proche du duc de Bourgogne et du duc de Beauvillier, ami et conseiller du Régent, peut être considéré comme le lien entre le cercle de Fénelon et le gouvernement de la Régence� Il apparaît comme un passeur d’idées politiques� L’expérience des années 1715-1718 n’a que des résultats médiocres, la monarchie du jeune Louis XV revenant aux règles de Louis XIV 43 , mais elle propose une alternative à la monarchie absolue, où se mêlent l’influence espagnole d’une polysynodie et l’image anglaise d’une assemblée représentative avec des membres des deux premiers ordres et du Tiers état� Cette réforme portée par Philippe d’Orléans inspire aussi plus tard son descendant Louis-Philippe et tout l’orléanisme� 42 Bély, Lucien� La Société des princes, XVI e -XVIII e siècle, Paris, Fayard, 1999, pp� 140- 142� 43 Dupilet, Alexandre� La Régence absolue- : Philippe d’Orléans et la polysynodie- ; suivi d’un Dictionnaire de la polysynodie, Seyssel, Champ Vallon, 2011� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Letizia Norci Cagiano Université de Rome III Le rapprochement des noms de Fénelon et de Montesquieu dans le titre de cet article n’implique pas que j’y aborde le sujet, longuement débattu et jamais épuisé, du rapport entre ces deux géants� Je me bornerai, très simplement, à proposer quelques exemples et à avancer quelques considérations concernant en général le thème de la frugalité dans ses différentes déclinaisons-: frugalité, sobriété, modération, conformité à la simple nature etc� Quand nous parlons des avantages d’un régime d’abondance frugale --une question aujourd’hui très actuelle (pensons par exemple aux réflexions de Serge Latouche, de Jean-Baptiste Foucault et de bien d’autres auteurs 1 )- - nous ne faisons que prolonger un débat qui remonte à l’Antiquité et qui n’est pas encore achevé� Il s’agit en effet de trouver un point d’équilibre entre les deux termes de cet oxymore apparent, mais - comme nous le verrons à travers quelques exemples tirés de Fénelon et de Montesquieu - ce point d’équilibre demeure relatif, flou, voire arbitraire� Pietro Verri écrit dans ses Méditations sur le bonheur (mais il ne fut ni le premier ni le dernier à l’affirmer) que le bonheur consiste à proportionner ses désirs au pouvoir qu’on a de les réaliser, ajoutant que dans cette opération, il est plus facile de réduire ses désirs que d’accroître son pouvoir 2 � De son côté, Usbek, dans les Lettres persanes, remarque qu’il est dans l’ordre naturel des choses que les besoins augmentent avec les moyens de les satisfaire 3 � 1 Je me borne à citer ici trois titres : Foucault, Jean-Baptiste� L’Abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité, Paris, Odile Jacob, 2010 ; Latouche, Serge� Vers une société d’abondance frugale, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2011, avec une bibliographie en annexe- ; Bartolini, Stefano� Manifesto per la felicità. Come passare dalla società del ben-avere a quella del ben-essere, Milano, Feltrinelli- - Roma, Donzelli, 2012 ; mais aussi, plus récemment (juin 2015), l’encyclique Laudato si’. Sulla cura della casa comune du pape François� 2 Verri, Pietro� Meditazioni sulla felicità, Londres [en réalité Livourne], s�e�, s� d� [1763], p� 6� 3 Montesquieu� Lettres persanes, lettre CV� Pour des raisons de commodité je tirerai mes citations (sauf indication contraire) de l’édition des Œuvres complètes de Mon- 152 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Si l’on considère les progrès de la société contemporaine, on serait tenté d’ajouter qu’à des désirs toujours croissants correspondent des possibilités de les satisfaire qui augmentent en proportion� Ces possibilités ne mènent cependant pas nécessairement au bonheur, bien au contraire� La société de croissance mondialisée - observe Serge Latouche - est malade de sa richesse et de la destruction de son environnement 4 � Fénelon et Montesquieu se sont eux aussi demandé s’il existe une mesure pour les désirs (les désirs matériels) ; une mesure qui détermine un point d’équilibre idéal qu’il faudrait atteindre en progressant ou en régressant à partir d’une situation donnée� Cet équilibre concerne les sociétés au niveau de la vision politique, laquelle peut être plus significative et plus forte lorsqu’elle est soutenue par une éthique individuelle qui suit la même orientation, du moins selon la vision des deux auteurs en question� Quand Fénelon dénonce le luxe avec sévérité (pensons par exemple aux tons si durs de la Lettre à Louis XIV) ou quand il exhorte les Grands à l’humilité (« Descendez - dit-il à l’Électeur de Cologne - jusqu’à la dernière brebis de votre troupeau […] descendez donc, descendez ») 5 , il propose aux puissants et aux riches de la terre de revenir en arrière, de brider leur convoitise et leurs désirs de possession et de puissance� Ce qui ne veut pas dire qu’il envisage un nivellement, d’ailleurs irréalisable, des richesses ou des situations sociales� Les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu- ; s’ils voulaient vivre simplement et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l’abondance, la joie, la paix et l’union� 6 La cité de Salente, qui s’inspire de ces principes de sobriété (énoncés par Mentor dans son discours sur la Crète), se présente comme une expérience achevée et destinée à durer dans sa perfection, mais elle est le résultat d’un processus dynamique, d’efforts, de renoncements, d’exercices de la volonté� C’est ce même processus que Fénelon propose à la société française de son temps� tesquieu par Roger Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol�, 1949 et 1951, abrégé dorénavant en O. C. 4 Latouche, Serge. Op. cit., pp� 10-11� 5 « Discours prononcé au sacre de l’Électeur de Cologne », dans Fénelon, Œuvres, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol�, 1983 et 1997 (abrégé dorénavant en O. C.), II, p� 960� 6 Les Aventures de Télémaque, ibid., II, p� 58� 153 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 L’ensemble des écrits politiques de Fénelon 7 , tout en tenant compte de situations concrètes et apparemment irréversibles, suggère donc un retour en arrière vers un modèle de vie plus simple, voire plus archaïque, et, en tout cas, plus conforme à la simple nature 8 et aux principes de l’Évangile 9 � C’est par ce dernier biais que les préoccupations matérielles de Fénelon et ses considérations sur le salut se rejoignent� La frugalité en tant que choix de valeurs est un élément incontournable de ce parcours� Dans Télémaque, les exemples d’Aristodème, des habitants de la Bétique, des Manduriens et de Salente représentent des points d’équilibre parfaits entre désirs et satisfaction, serait-ce dans des situations différentes 10 � Mais on trouve les mêmes exhortations à la frugalité un peu partout dans l’œuvre de Fénelon- : dans les Dialogues sur l’éloquence, le bon orateur, qui doit être un exemple pour ses auditeurs, « mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse-; il lui faudra peu, ce peu ne lui manquera point […] 11 »-; dans les Sermons Fénelon regrette « la simplicité, la modestie, la frugalité, la probité exacte de nos pères 12 »-; dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, il exhorte le prince-: « apprenez-leur [à vos courtisans] à vivre avec frugalité 13 »- ; dans la Lettre à l’Académie, il loue la vie simple des Anciens, représentée par Homère et par Virgile-; sans oublier toutes les incitations à la sobriété que l’on trouve dans les Fables, dans De l’éducation des filles, dans les Dialogues des morts et ainsi de suite� Si la direction suggérée par Fénelon est parfaitement claire, le problème du point d’équilibre reste cependant entier : où est-il souhaitable de s’arrêter dans un parcours de renoncements dont le but idéal serait une société inspirée par l’Évangile ? Nous connaissons bien la sévérité de la Lettre à Louis XIV, l’intransigeance de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, l’ardeur missionnaire des Sermons� Cependant, certains parcours restent bloqués (la hiérarchie 7 Sur la pensée politique de Fénelon et la façon dont il s’inscrit dans les courants réformistes du temps, voir en particulier Le Brun, Jacques� « Fénelon et la politique », dans Nouvel État présent des travaux sur Fénelon, éd� Henk Hillenaar, Amsterdam, Rodopi, 2000, pp� 45-57 (bilan des études des dernières décennies sur le sujet, parmi lesquelles il faut mettre en relief l’importante thèse de François-Xavier Cuche, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Cerf, 1991)� 8 Voir, entre autres, Chérel, Albert� « L’Idée de “naturel” et le sentiment de la nature chez Fénelon », RHLF, oct�-déc� 1911, pp� 810-826� 9 Voir, sur ce sujet spécifique, Cuche, François-Xavier� « Fénelon� Une politique tirée de l’Évangile ? », XVII e siècle, LII, 206 (1-2000), pp� 73-95� 10 Voir par exemple Les Aventures de Télémaque, dans O.C., II, pp� 74, 129, 161� 11 « Dialogues sur l’éloquence, I », ibid., I, p� 20� 12 « Sermon pour la fête de l’Épiphanie », ibid., I, p� 841� 13 Ibid., II, p� 986� 154 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 des classes sociales, par exemple, reste intouchable, ainsi que certaines conquêtes de la civilisation, mais nous y reviendrons), alors que d’autres demeurent trop flous� Je pense par exemple à la question du commerce, très débattue à l’époque, non seulement par les économistes (songeons aux positions antagonistes de Mandeville et de Boisguibert), mais aussi dans les milieux fréquentés par Fénelon, notamment le Petit Concile, et par Fénelon lui-même- : jusqu’où faut-il encourager la pratique du commerce et donc l’enrichissement qui en découle ? Il serait trop long d’aborder ici ce sujet sur lequel Fénelon revient à plusieurs reprises, et auquel il consacre quelques pages des Tables de Chaulnes 14 . En général, sa position paraît assez modérée et favorable à un commerce libre et honnête, qui n’ait pas pour fin l’accumulation de l’argent, mais l’abondance du nécessaire� Les Hollandais, sobres et travailleurs, sont présentés comme des exemples de cette pratique� Dans une perspective économique plus large, Fénelon se rapproche aussi de Boiguibert, lequel dénonce vigoureusement la perversion d’un système économique et social basé sur un faux culte de l’argent, ennemi de la nature bienfaisante et du bonheur des États et des hommes 15 � Montesquieu, de son côté, condamne la pratique et les effets des spéculations, ainsi que le culte de l’argent, tout en encourageant l’exercice du commerce et les manufactures 16 � Dans De l’Esprit des lois, il fait l’éloge d’un juste esprit de commerce qui « entraîne avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre et de règle […]� Le mal arrive, lorsque l’excès des richesses détruit cet esprit de commerce-; on voit tout à coup naître les désordres de l’inégalité qui ne s’était pas encore fait sentir 17 »� Fénelon montre en général qu’il recherche un équilibre fondé sur un compromis entre une cohérence morale compatible avec les principes chrétiens, et un acquis de civilisation et de bien-être auquel il paraît difficile, voire impossible, de renoncer� 14 Mémoires politiques. X. Plans de Gouvernement, « Commerce », ibid., II, pp� 1104- 1105� 15 Voir Boisguibert, Pierre de� « Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tributs […] », dans Pierre de Boiguibert ou la Naissance de l’économie politique, Paris, Institut National d’Études Démographiques, 1966, 2 vol�, vol� II, pp�-973-1012-; en particulier les pp� 999-1000� 16 La question, traitée dans les Lettres persanes, dans le Spicilège, dans les Considérations sur les richesses de l’Espagne, dans De l’Esprit des lois, etc�, est très bien résumée par Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIII e siècle, Paris, Albin Michel, 1994, pp� 589-591. 17 De l’Esprit des lois, V� 6, dans O. C., II, p� 280� 155 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Dans cette perspective, il n’est pas aisé de déterminer le degré de frugalité auquel aspire réellement Fénelon� On retrouve la même incertitude chez Montesquieu, dans son Apologue des Troglodytes si fortement inspiré par Télémaque, aussi bien du point de vue des contenus que pour ses tons bucoliques 18 � Mais si l’exemple de Salente propose une utopie achevée, se présentant comme la conclusion d’un parcours difficile vers la sobriété (une sobriété pourtant relativement modérée), l’apologue de Montesquieu prend en considération non seulement la conquête, d’ailleurs assez facile, mais aussi l’abandon d’un état idéal d’abondance frugale� Les Lettres persanes XI-XIV sont consacrées à la description de l’ascension des Troglodytes vers cet état heureux où « la nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins »� Leurs désirs correspondaient en effet à leurs nécessités, car « dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère 19 »� Mais le bonheur des Troglodytes, qui ne reposait que sur le libre exercice de la vertu, commença à leur peser et ils « crurent qu’il était à propos de se choisir un roi 20 »� Cette décision, qui comporte une perte relative de la liberté avec l’institution des lois et du progrès dans la société des Troglodytes, fut-elle prudente, ou aurait-il mieux valu l’éviter ? En effet la décision des Troglodytes comporte une série de problèmes que nous examinerons plus loin� Nous remarquerons pour l’instant que les représentations utopiques de Fénelon et de Montesquieu se veulent des points de départ pour une réforme de la société-; il ne s’agit pas d’exemples abstraits, mais pas non plus de modèles à imiter sans tenir compte des difficultés et des compromis innombrables que comporte une telle application-: il s’agit de ce que Serge Latouche appelle des « fictions performatives » ou des « utopies concrètes », qui inspirent son projet de construction d’une société d’abondance frugale pour sortir des apories de la société de consommation 21 � À propos d’applications de modèles de société idéale dans une réalité concrète, on trouve à l’époque une tentative intéressante qui est prise en 18 Pour un examen rapide des sources de l’Apologue des Troglodytes voir Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche - Bibliothèque classique », 2005, édition de Paul Vernière mise à jour par Catherine Volpilhac-Auger, les notes aux lettres XI-XIV� 19 Lettres persanes, XII, dans O. C., I, p� 90� Ce stade de l’évolution des Troglodytes rappelle la Bétique de Fénelon� 20 Ibid., lettre XIV, p� 93� 21 Latouche, Serge� Op. cit�, p� 7� 156 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 considération par Fénelon et par Montesquieu-: il s’agit des « républiques » des jésuites au Paraguay 22 � Fénelon considère positivement les exploits missionnaires de la Compagnie de Jésus (je pense, par exemple, à son Sermon pour la fête de l’Épiphanie sur la vocation des gentils, où l’orateur examine la possibilité de redonner son lustre au christianisme grâce à la conversion des peuples barbares et exotiques - idée que l’on trouve aussi, entre autres, chez Fleury et chez saint Vincent de Paul -, et où il fait l’éloge des jésuites 23 ), tandis que Montesquieu consacre une partie du deuxième volume des Geografica à la lecture des Lettres édifiantes des missionnaires jésuites, en réfléchissant longuement, lorsqu’il est question des reducciones du Paraguay, aux possibilités de concrétiser un modèle de société fondée non pas sur l’égoïsme et les richesses, mais sur des principes de justice 24 � Ces « républiques » sobres et bien réglées, qui ont fait l’objet de l’intérêt et de la curiosité, plus ou moins critiques, des philosophes de l’époque 25 , ont certainement des traits en commun avec les modèles de sobriété proposés par Fénelon et par Montesquieu, à une réserve près- : contrairement aux bons Troglodytes et aux habitants de la Crète ou de Salente, les Indiens du Paraguay ne formaient pas de sociétés libres en régime d’autogestion� Les jésuites veillaient à maintenir ces communautés isolées et dans un état d’innocence fondé sur leur complète ignorance du monde extérieur� Eux-mêmes s’occupaient de vendre le surplus des produits de la terre et des contacts avec les Espagnols� En posant des bornes aux connaissances, ils arrivaient à limiter les exigences de leurs néophytes et donc à réaliser un parfait équilibre entre les désirs et la possibilité de les satisfaire� 22 Sur ce sujet je renvoie à mes articles « Élèves en France et néophytes au Paraguay� L’éducation des jésuites à travers les “Lettres édifiantes” envoyées d’Amérique du sud (1700-1740) », dans Les Amériques des écrivains français, Paris, Publications de l’ADIREL, 2011, pp� 117-128 et « Trogloditi e Guaranì� Dall’apologo di Montesquieu agli esperimenti dei gesuiti in Paraguay », dans Par les siècles et par les genres. Mélanges en l’honneur de Giorgetto Giorgi, éd� Élisabeh Schulze-Busacker et Vittorio Fortunati, Paris, Classiques Garnier, 2014, pp� 511-524� 23 Cf. Fénelon, O. C., I, p� 831� 24 Ses remarques sur le VIII e recueil des Lettres édifiantes fournissent un tableau assez significatif des sociétés singulières fondées par les jésuites au Paraguay-; voir Œuvres complètes de Montesquieu, vol� XVI, Extraits et notes de lectures I Geographica, éd� Catherine Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation et Naples, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, 2007, pp� 365-366� La question des reducciones du Paraguay est reprise plusieurs fois dans Geographica et dans De l’Esprit des lois� 25 Sur ce sujet voir Paschoud, Adrien� Le Monde amérindien au miroir des Lettres édifiantes et curieuses, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, en particulier le chap� 6, « Les philosophes et les missions jésuites dans les Amériques »� 157 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 On peut se demander si les Indiens, une fois initiés à une pratique de la vertu imposée de l’extérieur, n’auraient pas commencé à s’approprier cette vertu et à la transmettre délibérément à leurs enfants comme un don spontané� La question reste entière, car les expériences des jésuites furent interrompues brusquement-: en 1767, la Compagnie fut expulsée des Amériques et les reducciones abandonnées et détruites� L’apologue des Troglodytes s’interrompt tout aussi abruptement, juste au moment où l’équilibre entre désirs et satisfaction semble atteint et où le bonheur est à son comble� Nous avons donc pris en considération deux modèles littéraires (proposés respectivement dans Télémaque et dans l’Apologue des Troglodytes) et une expérience concrète (les reducciones des jésuites), tous caractérisés par des choix de sobriété, voire de frugalité-: des choix nécessaires ou volontaires, qui n’empêchent pas, mais favorisent au contraire une vie heureuse et paisible� Il s’agit d’ailleurs d’une attitude commune au Xviii e siècle où l’on pense qu’il n’est pas de bonheur concevable qui néglige ou déforme les besoins de la « simple nature »- ; des besoins qu’il est par ailleurs très difficile de déterminer, tout comme il est difficile, dans certains contextes, d’établir des distinctions nettes entre frugalité, sobriété, simplicité, conformité à la nature et esprit de l’Évangile� Les trois exemples que nous avons pris en considération proposent des systèmes dont l’équilibre se base sur un niveau des désirs extrêmement modéré� Si, suivant les principes de l’économie classique, le point d’équilibre correspond au point de rencontre d’une courbe de la demande avec une courbe de l’offre, il faut reconnaître que dans les utopies de Fénelon et de Montesquieu, comme dans la politique des jésuites au Paraguay, la demande est très raisonnable- : bornée à des exigences simples et naturelles, selon des principes inspirés à la fois par l’Évangile et par la réflexion sur l’état de nature� Cependant, cet équilibre n’est pas durable, car il est très difficile de résister aux sirènes du progrès� Dans l’apologue des Lettres persanes, le récit s’arrête au moment où les Troglodytes sont confrontés à des choix qui vont compromettre une situation apparemment parfaite� Montesquieu avait pourtant développé l’histoire des Troglodytes dans une suite restée longtemps manuscrite 26 où il pose le dilemme de la difficile coexistence de la vertu et de la richesse� 26 De nombreux fragments relatifs aux Lettres persanes se trouvent dans les Pensées, qui ne furent publiées partiellement qu’en 1899-; ils ont été repris dans quelques éditions récentes des Lettres persanes, dont naturellement celle des Œuvres complètes de Montesquieu publiée par la Voltaire Foundation (Oxford) et par l’Istituto italiano per gli Studi Filosofici (Naples)� 158 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Si vous élevez dans les emplois ou que vous approchiez de votre confiance un homme par cela seul qu’il est riche - proclame le roi des Troglodytes - comptez que ce sera un coup mortel que vous apporterez à sa vertu, et que vous ferez insensiblement autant de malhonnêtes gens qu’il y aura d’hommes qui auront remarqué cette cruelle distinction� […] Vous connaissez, seigneur, la base sur quoi est fondée la vertu de votre peuple : c’est sur l’éducation� Changez cette éducation, et celui qui n’était pas assez hardi pour être criminel rougira bientôt d’être vertueux� 27 La dernière partie de la réponse concerne plus directement la matière qui nous intéresse ici : la modération des exigences et le juste équilibre dans l’administration des richesses� Nous avons deux choses à faire-: c’est de flétrir également l’avarice et la prodigalité� Il faut que chacun soit comptable à l’État de l’administration de ses biens, et que le lâche qui s’abaissera jusqu’à dérober une honnête subsistance ne soit pas jugé moins sévèrement que celui qui dissipera le patrimoine de ses enfants� Il faut que chaque citoyen soit équitable dispensateur de son propre bien, comme il le serait de celui d’un autre� 28 Fénelon condamne à plusieurs reprises les excès de prodigalité ou d’avarice-: dans De l’éducation des filles (« un esprit raisonnable ne doit chercher, dans une vie frugale et laborieuse, qu’à éviter la honte et l’injustice attachées à une conduite prodigue et ruineuse 29 »)-; dans les Œuvres spirituelles (« On est avide de son bien, et avide de celui d’autrui 30 »-; « Quelle pauvreté effective dans une abondance apparente ! 31 »)-; dans la Lettre à l’Académie (« Ceux qui cultivent leur raison, et qui aiment la vertu, peuvent-ils comparer le luxe vain et ruineux, qui est en notre temps la peste des mœurs, et l’opprobre de la nation, avec l’heureuse et élégante simplicité, que les Anciens nous mettent devant les yeux ? 32 »)-; etc�, sans parler du Télémaque� En revanche, dans le Dialogue de Socrate et Alcibiade, Socrate déplore les excès de frugalité de Lycurgue 33 � 27 Montesquieu� Lettres persanes, éd� cit� (Poche, 2005), p� 536� 28 Ibid. 29 Fénelon, O. C., I, p� 156� 30 « Sermon pour la fête de l’Épiphanie », ibid., I, p� 841� 31 « Discours sur les principaux devoirs et les avantages de la vie religieuse », ibid., I, p� 895� 32 Ibid., II, p� 1193� 33 « Lycurgue est donc louable d’avoir banni de sa république tous les arts qui ne servent qu’au faste et à la volupté, mais il est inexcusable d’en avoir ôté l’agriculture et les autres arts nécessaires pour une vie simple et frugale� » (« Dialogues des morts� Socrate et Alcibiade », ibid., I, pp� 330-331)� 159 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Fénelon condamne également l’avarice prodigue, cette avarice qui se cache derrière des apparences de faste et s’en dédommage en pillant les plus pauvres 34 � De son côté, Montesquieu associe explicitement la frugalité à la vertu : dans les républiques où la vertu cesse « [c]’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir 35 »� Reste à savoir quelle est exactement la mesure de la frugalité, c’est-à-dire la situation où le nécessaire devient superflu et vice-versa� Le point d’équilibre peut changer selon les époques, les occasions, les formes de gouvernement, les conditions générales d’un État, d’un ensemble d’États ou de la planète� C’est donc ici qu’entrent en jeu deux facteurs d’une importance fondamentale : le discernement et le courage� Le discernement pour comprendre quel est le juste degré de frugalité dans un certain contexte, le courage afin de régresser (ou d’avancer vertueusement) pour l’atteindre 36 � Avancer est certainement plus facile� Les Troglodytes, de concert, semblent ne pas pouvoir renoncer à un progrès lié au commerce et donc aux richesses, tout en étant bien conscients des risques que cette démarche peut comporter� Leur roi se montre préoccupé-: Si vous ne cherchez à vous distinguer que par des richesses, qui ne sont rien en elles-mêmes, il faudra bien que je me distingue par les mêmes moyens, et que je ne reste pas dans une pauvreté que vous méprisez� Il faudra donc que je vous accable d’impôts, et que vous employiez une grande partie de votre subsistance à soutenir la pompe et l’éclat qui serviront à me rendre respectable� 37 C’est la leçon du Télémaque et de l’Examen de conscience, écrit probablement une dizaine d’années avant les Lettres persanes, mais publié beaucoup plus tard-: N’avez-vous point mis sur le peuple de nouvelles charges pour soutenir vos dépenses superflues, le luxe de vos tables, de vos équipages et de vos meubles, l’embellissement de vos jardins et de vos maisons, les grâces excessives que vous avez prodiguées à vos favoris ? 38 34 Voir « Dialogues des morts� Lucullus et Crassus », ibid., p� 400� 35 Montesquieu� De l’Esprit des lois, III� 3, dans O. C., II, p� 252� 36 « On ne met pas seulement ici [en Crète] le courage à mépriser la mort et les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux » (Télémaque, dans O. C., II, p� 58)� 37 Montesquieu� Lettres persanes, éd� cit� (Poche, 2005), p� 536� 38 « Examen de conscience sur les devoirs de la royauté », dans O. C., II, p� 985� Sur les dates de rédaction et de publication de cet écrit, voir ibid., la notice aux pp� 1664- 160 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Selon Montesquieu, les risques d’un gouvernement fondé sur le pouvoir de l’argent ne pourront être évités qu’à travers l’exercice de la vertu, ainsi que le proclame le roi des Troglodytes 39 � Ici entre en jeu la question, chère à Fénelon et à Montesquieu, d’un progrès déterminé par des choix vertueux et par des lois justes� Tout l’Esprit des lois est consacré à cette matière� Selon Montesquieu, les hommes vertueux seraient portés à choisir librement une vie frugale-; mais là où il n’y a pas de vertu 40 , il faudra des lois pour contenir la tendance des peuples vers un bien-être excessif� Dans le chapitre III de l’Esprit des lois, Montesquieu examine les difficultés qu’auront les gouvernants à obéir aux lois qu’ils imposeront à leurs sujets, et donc la tendance, de la part de ces derniers, à suivre leur mauvais exemple� Mais là où il y aura de bons exemples, on pourra vivre heureux dans un régime de frugalité- : « L’amour de l’égalité et celui de la frugalité sont extrêmement excités par l’égalité et la frugalité même, quand on vit dans une société où les lois ont établi l’une et l’autre 41 » ; « [la frugalité] pour l’aimer il faut en jouir […] ce ne seront pas […] ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront la frugalité 42 »-; « Comme l’égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l’égalité des fortunes� 43 » Fénelon est bien conscient de la difficulté d’établir un régime de vie simple et équitable dans un temps où « la misère et le luxe augmentent comme de concert » et où « la simplicité, la modestie, la frugalité, la probité exacte de nos pères, leur ingénuité, leur pudeur, passent pour des vertus rigides et austères d’un temps trop grossier 44 »� À côté des modèles de vie présentés dans ses œuvres de fiction, Fénelon ne cesse, dans ses œuvres politiques et spirituelles, d’attaquer la corruption et la décadence morale de la France et d’exhorter les grands et le peuple chrétien à un retour aux principes de l’Évangile� Bien évidemment, ni Fénelon ni ses contemporains ne proposent à leurs concitoyens la simplicité barbare des premiers hommes, mais ils défendent 1666� L’Examen présente de nombreux points communs avec la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte de Bossuet, destinée au Grand Dauphin� 39 Voir Montesquieu� Lettres persanes, éd� cit� (Poche, 2005), pp� 536-537� 40 « Dans une démocratie où il n’y a plus de vertu, c’est la frugalité, et non le désir d’avoir, qui passe pour avarice »-; « Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous » (De l’Esprit des lois, III, 3, dans O. C., II, p� 252)� 41 Montesquieu� De l’Esprit des lois, V� 4, dans O. C�, II, p� 252� 42 Ibid., p� 276� 43 Ibid., V� 6, p� 279� 44 « Sermon pour la fête de l’Épiphanie », dans Fénelon, O. C�, I, p� 841� 161 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 un idéal équilibré où l’essentiel n’est pas étouffé par l’accessoire� Ce qui pose de nouveau le problème d’une définition de l’essentiel 45 � Jean Ehrard, à propos de Fénelon, parle d’une frugalité « honnête », adaptée à la condition de chacun, et de degrés dans la simplicité, qui sont les signes extérieurs de la hiérarchie sociale 46 � Régresser d’un état de bien-être excessif ou injuste vers une condition de frugalité équitable est en effet particulièrement ardu� Et c’est un des problèmes sensibles de nos sociétés plus développées-: qu’est-ce que le nécessaire ? Si nous parlons du nécessaire physique qu’il est scandaleux de ne pas fournir à tous avant de satisfaire aux besoins moins immédiats, il faut bien constater qu’il s’agit d’un concept variable dans le temps et dans l’espace ; le « reddito di cittadinanza » dont parle Beppe Grillo en Italie, ou le minimum social garanti dont on parle en Europe (une question que Montesquieu avait d’ailleurs déjà envisagée 47 ), sont bien différents de ce que représente l’essentiel pour certaines populations de l’Afrique� Ou encore, il faut considérer qu’aujourd’hui il ne suffit plus de renoncer à des biens qui sont l’apanage d’une élite, mais à des biens d’usage commun dans les pays riches du monde, lesquels deviennent, eux-mêmes, une élite dans une dimension globale- ; il faut aussi comprendre où un bien indispensable pour certains et dans certaines occasions peut devenir superflu dans d’autres (par exemple, dans quelles situations un portable peut-il être considéré comme superflu ? )� Les sacrifices que demandent les partisans de la décroissance (ou objecteurs de croissance)- : renoncer au nucléaire, réduire les transports, etc�, sont bien différents des renoncements qu’envisageaient Fénelon ou Montesquieu� La civilisation ayant progressé de façon exponentielle, malgré les recommandations de nos aïeux d’il y a trois siècles, les privations nécessaires sont peut-être aujourd’hui plus graves et, d’autre part, l’enjeu apparaît plus urgent et incontournable, car il s’agit non seulement d’une question d’équité sociale (ce qui est déjà énorme), mais de la sauvegarde de la planète� Ni Fénelon ni Montesquieu n’expriment la préoccupation, si forte aujourd’hui, que les ressources de la terre puissent s’épuiser, ou que ses habi- 45 Voir Ehrard, Jean� Op. cit. p� 579� 46 Ibid., p� 582� 47 « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues, ne remplissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé� » (De l’Esprit des lois, XXIII, 29, dans O.C., II, p� 712)� Montesquieu ne prend pas en compte la question de l’instruction (considérée, aujourd’hui, comme un besoin fondamental)-; chez lui, d’ailleurs, les devoirs de l’État sont très nuancés et varient selon les circonstances� 162 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 tants soient trop nombreux- : ils envisagent cependant le problème d’une distribution disproportionnée des richesses et des habitants 48 � Fénelon voit clairement les dangers de l’urbanisme, dans un contexte où il évoque toutefois des ressources naturelles inépuisables et où il encourage l’immigration-: Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d’une grosseur énorme et dont tout le corps exténué et privé de nourriture n’a aucune proportion avec cette tête� 49 Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient à la campagne et qui étaient superflus dans la ville� De plus nous avons attiré dans ce pays beaucoup de peuples étrangers� Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de la terre par leur travail-; cette multiplication si douce et si paisible augmente plus un royaume qu’une conquête� 50 Ce passage donne la mesure du chemin que nous avons accompli, depuis trois siècles, en fait d’épuisement des ressources de la nature et de migrations de populations-; les mouvements écologistes et les études démographiques ne cessent de nous donner de bons conseils, qui ne sont pas si éloignés des suggestions de Fénelon ou de Montesquieu� Cependant, l’histoire nous enseigne aussi que les hommes n’essaient de se raviser qu’au moment du danger-: par force, plutôt que par amour� Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes en danger à cause de nos abus contre l’équité et la sobriété- ; il reste à espérer que nos réactions puissent être inspirées par la liberté et la conscience� 48 Voir par exemple les lettres sur la dépopulation de Montesquieu (Lettres persanes, CXII-CXXII) et la Lettre à Louis XIV de Fénelon, dans O. C�, I, p� 547 et note 2, pp� 1412-1413� 49 Les Aventures de Télémaque, XVII e livre, dans O. C., II, p� 289� Fleury aussi prend en considération le contraste entre ville et campagne (voir par exemple Mœurs des Israélites, chap� VI, IX, XIII)� 50 Les Aventures de Télémaque, ibid., pp� 289-290� Voir aussi Bossuet-: « On doit conclure des passages que nous avons rapportés que les véritables richesses sont celles que nous avons appelées naturelles, à cause qu’elles fournissent à la nature ses vrais besoins� La fécondité de la terre et celle des animaux est une source inépuisable de vrais biens-; l’or et l’argent ne sont venus qu’après, pour faciliter les échanges […] »� (Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, livre X, art� I, proposition X)� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints Jacques Le Brun EPHE Nous nous représentons la querelle du pur amour à la fin du XVII e siècle comme l’opposition entre deux éminentes personnalités intellectuelles, deux théologiens, deux grands écrivains, deux prélats engagés de façon à la fois analogue et différente dans la société de leur temps, en un mot un débat entre Bossuet et Fénelon� Si cette vue peut avoir un fond de vérité elle me paraît doublement inexacte� D’abord parce que d’autres acteurs importants y jouèrent un rôle essentiel, à Rome les théologiens des différents ordres religieux, en France Louis-Antoine de Noailles, Paul Godet des Marais, M� Tronson, le Père Malebranche, pour ne citer que quelques noms� Il y a une autre raison à l’inexactitude de notre première représentation� Nous nous représentons les acteurs principaux, Bossuet, Fénelon, Noailles, etc�, comme isolés dans leur tâche de réflexion, de jugement, de polémique� Or un évêque au XVII e siècle n’était pas seul, autour de lui il y avait ce qu’on appelait une « maison », non seulement membres de sa famille, serviteurs, collaborateurs chargés de tâches matérielles ou administratives, mais aussi des théologiens, des ecclésiastiques que consultait l’évêque, qui participaient à une tâche commune-; un Noailles était entouré de plusieurs théologiens dont l’abbé Boileau est un des plus connus, auprès de Fénelon un François de Langeron, un Pantaléon de Beaumont n’étaient pas seulement des hommes de confiance et d’amitié, autour de Bossuet plusieurs personnages qui, sans être de grands esprits, étaient des hommes actifs qui rendaient à l’évêque des services même dans son travail de réflexion théologique� Si l’abbé François Ledieu est à peu près connu, même si de nombreux documents le concernant restent inexploités, nous voudrions aujourd’hui, sur un point précis, contribuer à faire connaître comme lecteur de Fénelon le rôle et la pensée du chanoine Jean Phélipeaux (1653-1708), docteur de Sorbonne, vicaire général de Bossuet, trésorier du diocèse de Meaux, lors de la querelle du pur amour� Nous nous limiterons à cet aspect, sans vouloir même esquisser à 164 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 son propos la monographie que les nombreux documents publiés ou inédits permettraient de réaliser 1 � Phélipeaux rédigea après son retour de Rome, où il avait accompagné l’abbé Bossuet lors de la campagne contre Fénelon, une Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France, achevée en 1701 et publiée, selon son désir, longtemps après sa mort en 1732� À l’occasion de la lecture par Bossuet du manuscrit de cette Relation, Ledieu donne des renseignements sur le futur chanoine, qu’il connaissait depuis 1674, et qui était entré en 1686 dans la « maison » de M� de Meaux 2 � Phélipeaux avait accompagné à Rome l’abbé Bossuet et les documents sur le séjour des deux envoyés de Bossuet, bien différents de caractère et de goûts, permettent de comprendre que l’harmonie entre eux ne fut pas parfaite-; en particulier le chanoine avait été témoin de la conduite peu édifiante du neveu de M� de Meaux, aussi la faveur de Phélipeaux auprès de l’évêque céda la place à une demi-disgrâce 3 � Dès la mort de l’évêque en avril 1704, Phélipeaux refusera ainsi tout emploi de la part de l’abbé Bossuet 4 � Avec Ledieu aussi les relations se tendirent si bien que les jugements de l’ancien secrétaire de Bossuet devinrent dans son Journal de moins en moins favorables à l’ancien vicaire général, et en juillet 1708 la mort de ce dernier suscitera des lignes assez aigres-: Il ne s’était point fait beaucoup d’amis parce qu’il ne voulait cultiver personne, et qu’il aimait fort, au contraire, qu’on lui fît la cour, se laissant amuser par des flatteurs et n’ayant point de vrais amis� Tout le monde dit qu’il est mort de chagrin� C’était son tempérament� Je l’ai vu pendant toute sa vie plaintif et mécontent de sa mauvaise fortune-; il se croyait un grand mérite […]� 5 1 Outre le Journal de Ledieu, publié d’abord par l’abbé Guettée puis partiellement par Charles Urbain et Eugène Levesque (Les dernières années de Bossuet, Bruges-Paris, Desclée de Brouwer, 1928, 2 vol�), sans compter les nombreux documents restés inédits, à Melun, à Paris et ailleurs, voir les manuscrits de la B�N�, fr� 11431, f°7-8, fr� 22945-22948, fr� 24991, f°43-46, etc�, et de nombreuses références dans la Correspondance de Bossuet, éd� Urbain et Levesque, et dans celle de Fénelon, éd� J� Orcibal etc� L’article qui lui est consacré dans le Dictionnaire de Moreri est particulièrement favorable à Phélipeaux� 2 Ledieu, François� Les dernières années de Bossuet, op. cit., t� I, pp� 229-230, au 25 septembre 1701� 3 Sur le séjour romain, on se reportera à la Correspondance de Bossuet et aux lettres que nous avons publiées dans la Revue d’histoire ecclésiastique, vol� LXVIII (1973), n°-1, pp� 67-101, et n°-2, pp� 405-428� Sur la disgrâce, voir F� Ledieu, Les dernières années de Bossuet, op. cit., t� II, pp� 358-359� Phélipeaux avoua qu’il ne serait pas d’humeur à faire un second voyage, Revue Bossuet, 1904, p� 224� 4 Ledieu, François� Les dernières années de Bossuet, op. cit., t� II, p� 250 et suiv� 5 Ledieu, François� Mémoires et journal, publiés … par M� l’abbé Guettée, t� IV, Paris, 1857, p� 184, au 4 juillet 1708� 165 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints Ledieu, il est vrai, reconnaissait qu’il « était homme de bien 6 »� La postérité ne sera pas plus indulgente- : rendant compte de l’Apologie pour Fénelon de Bremond, Pierre-Maurice Masson parlera des « Phélipeaux et autres gens épais, qui prennent leurs impuissances et leurs inintelligences pour les frontières de la morale et du goût 7 » ! Quoi qu’il en soit des intrigues et jugements dans le microcosme épiscopal de Meaux, Phélipeaux nous intéresse par son rôle dans la querelle du pur amour, par sa Relation partiale et injuste que tous les historiens de la querelle ont étudiée et critiquée 8 , mais aussi aujourd’hui par un document que je me propose de présenter rapidement et qui est un témoignage de la façon dont le livre de Fénelon fut lu par ses adversaires en 1697� * Ce document est un exemplaire de l’édition originale de l’Explication des maximes des saints de Fénelon 9 , annoté par Phélipeaux et portant l’ex-libris manuscrit de ce dernier sur une des pages de garde- : « J� Phelipeaux thes� Meld� »� Cet exemplaire, acquis en 2010 auprès d’un libraire parisien, est à proprement parler un exemplaire de travail de celui qui l’a annoté, un moyen de retrouver expressions, citations, références, le support et la trace de successives lectures� Il comporte en effet, outre nombre d’annotations au crayon et à l’encre, de très nombreux soulignements, des traces d’une réaction, parfois très vive, au moment même de la lecture et lors de lectures successives� Il présente aussi des aide-mémoire, listes des propositions condamnées, renvois internes, etc� À première vue, le nombre même des soulignements et des annotations décourage l’interprétation-: trop de marques de lecture rend difficile de dégager les présupposés et les conclusions de ces lectures, les successives interprétations du lecteur� De ce point de vue, la lecture par Bossuet du manuscrit des Justifications de Mme Guyon et les annotations dont il l’avait chargé, que nous avons jadis étudiées, s’étaient révélées moins difficiles à interpréter, encore que fussent nombreux les soulignements et les annotations portés par 6 Ibid., p� 183� 7 Masson, Pierre-Maurice� Œuvres et maîtres, Paris, Perrin, 1923, p� 191� 8 [Mme Guyon], Lettres chrétiennes et spirituelles, Londres, 1768, t� V, pp� CXVI- CXVIII-; Bremond, Henri� Apologie pour Fénelon, Paris, Perrin, 1910, passim-; Cherel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle en France, Paris, Hachette, 1917 [Reprint, Genève, Slatkine, 1970], p� 180 et suiv�, et passim� 9 Paris, Aubouin, Emery, Clousier, 1697� Document présenté à l’exposition de Strasbourg, Fénelon et son double, Catalogue réalisé sous la direction de François-Xavier Cuche et Julien Gueslin, Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2015, p� 69� Ce livre, une fois étudié, sera remis à une grande bibliothèque publique� 166 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Bossuet sur ce manuscrit conservé à la B�N� 10 � Néanmoins on peut assez vite faire sur notre exemplaire de l’Explication des Maximes des saints quelques observations qui conduisent à des interprétations� Les annotations portées par Phélipeaux sont le résultat de plusieurs lectures� Ainsi il est évident que c’est après mars 1699 que furent notés sur la page blanche précédant la page de titre les numéros des 23 propositions condamnées dans le bref Cum alias avec l’indication des pages où figurent respectivement ces propositions, et avec le titre « propositions cond ées à Rome par le bref du pape »- ; et de fait aux pages indiquées figure en marge à l’encre le numéro de la proposition condamnée� Une rapide observation permet aussi de remarquer que les annotations au crayon sont antérieures à celles qui sont rédigées à l’encre, car ces dernières recopient souvent, mot pour mot, les premières- ; quelques modifications dans cette copie permettent aussi de relever de minces divergences dans ces deux étapes (crayon ou plume à la main) de la lecture� Restons encore à la surface de ce livre� Nous constatons qu’un grand nombre d’annotations marginales constituent des renvois à d’autres parties du livre� Ce mode de lecture suppose une lecture en plusieurs étapes- : ce n’est qu’après coup que la nouvelle référence vient éclairer, confirmer ou contredire la précédente� Un exemple parmi cent autres- : page 33, dans l’article III Vrai, Phélipeaux souligne la proposition selon laquelle il faut « révérer ces motifs [les motifs de l’intérêt propre] qui sont répandus dans tous les livres de l’Écriture Sainte, dans tous les monuments les plus précieux de la tradition, enfin dans toutes les prières de l’Église »-; le chanoine souligne ainsi ce qu’il peut interpréter, sans doute à tort, comme une concession de Fénelon aux motifs intéressés de l’amour� Il inscrit en marge « p� 167 », ce qui nous renvoie à l’article XXI Vrai, qui distingue méditation et contemplation, et, en cette page 167, le lecteur souligne que « l’âme qui n’aime plus Dieu que pour lui seul n’a plus besoin de chercher ni de rassembler des motifs intéressés sur chaque vertu pour son propre intérêt »� Il met en marge, en cette page 167-: « propre Int� Objectif », comme il avait mis en marge et souligné plus haut le mot « motif » (p� 166, 167) ou les mots « motifs intéressés » (p� 165), montrant par là qu’il a remarqué, même pour le critiquer, un des points essentiels du livre et de la pensée de Fénelon, ainsi que ce qui orientera à la fois sa lecture et son implicite réfutation� Mais avant de tenter d’interpréter la lecture faite par Phélipeaux, attachons-nous à ses aspects matériels� La lecture et la réfutation qu’élabore Phélipeaux reposent en effet d’abord sur des critiques matérielles� Ainsi le lecteur complète, précise, ou conteste telle référence de Fénelon- : quand 10 B�N�, ms� Fr� 25092-25094� Voir notre Spiritualité de Bossuet, Paris, Klincksieck, 1972, pp� 522-538� 167 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 ce dernier, à l’article I Faux, écrit que le concile de Trente « déclare que l’amour mélangé, où le motif de la gloire de Dieu domine, n’est point un péché » (p� 21), Phélipeaux souligne et ajoute en marge- : « Il déclare qu’il se trouve dans David », et de fait le chapitre 11 de la session VI du concile citait le Psaume CXVIII, 112, « Inclinavi cor meum ad faciendas justificationes tuas propter retributionem » 11 , dont Fénelon à l’article I Vrai ne donnait que la référence (p� 19) sans donner explicitement la citation du Psaume CXVIII qui, aux yeux de Phélipeaux, conférait un poids quasi-canonique au motif de la récompense� Un point où se manifeste clairement la critique de Phélipeaux concerne les citations de saint François de Sales� Nous savons aujourd’hui que cette querelle soulevée par les bossuétistes peut être facilement écartée par le fait que les uns et les autres avaient des Entretiens du saint des éditions différentes dont le texte n’était pas semblable, d’où l’accusation faite à Fénelon de citer de faux textes de saint François de Sales� Le reproche est insistant sous la plume de Phélipeaux, mais il ne concerne pas seulement les Entretiens du saint- ; page 5, dans une citation du Traité de l’amour de Dieu, II, 17, le chanoine souligne le mot « imparfait » dans la phrase qui dit qu’ « en l’espérance l’amour est imparfait », et il met en marge-: « tronqué », relevant que Fénelon remplace par trois points (…) une phrase du saint qui, sans contredire l’affirmation de l’auteur, notait en une phrase concessive qu’ « il n’y a point de plus excellent motif que celui qui provient de la considération du souverain bien 12 »� Toujours dans la même Exposition des divers amours, à la page 12, Phélipeaux écrit « Faux » en marge d’un passage de François de Sales cité par Fénelon, sans indication de référence, passage où il est dit que la pureté de l’amour serait prête à « préférer les peines éternelles à la gloire »� Les textes du saint cités par Fénelon sont ainsi toujours soit soulignés, soit, comme à la page 40, accompagnés d’un « n » marginal, abréviation de « nota »� C’est aussi avec, en marge, les mots « fausse interprétation » qu’est jugée page 54 la citation de saint François de Sales selon laquelle « s’il y avait un peu plus de bon plaisir de Dieu en Enfer, les saints quitteraient le Paradis pour y aller » (pp� 54-55)- ; et c’est aussi avec la note marginale « fausse interp� » qu’à la page 56 Phélipeaux relève la citation du Traité de l’amour de Dieu (IX, 4) où le saint, parlant de saint Paul et de saint Martin, écrit qu’il leur est indifférent « mille travaux en terre » ou « le Paradis ouvert pour eux », mais le chanoine ne relève pas l’inexactitude de la référence donnée par Fénelon-: « l� 9� c�21 » au lieu de « l� 9, c�4 » ! 11 Denzinger� Enchiridion symbolorum, 31 e éd�, 804, p� 291� 12 Saint François de Sales� Traité de l’amour de Dieu, dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p� 462� Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints 168 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Il y a le même refus chez Phélipeaux de tenir compte d’un passage du 3 e Entretien qui recommandait de se reposer en la Providence pour la vie spirituelle et la perfection-: il note en effet en marge « ce passage ne prouve rien » (p� 56)� Ainsi les citations de saint François de Sales sont presque toujours stigmatisées par des annotations marginales, signe sans doute de leur importance capitale dans l’argumentation de Fénelon et de leur poids décisif à cette époque pour autoriser une doctrine spirituelle� Ainsi en marge d’un passage du 12 e Entretien sur les vertus aimées parce qu’elles sont la volonté de Dieu, Phélipeaux écrit- : « St François ne parle point des vertus� Ce passage est faux » (p� 224), effet de la différence des éditions qui étaient entre les mains respectivement de Fénelon et de Phélipeaux� Toujours est-il que c’est avec une note marginale ironique « belle adoption » qu’est relevée page 242 la citation de saint François de Sales que l’âme ne se lave plus de ses fautes pour être pure mais parce que l’Époux le veut, et ce passage est souligné avec insistance à la fois au crayon et à l’encre� L’ironie transparaît souvent ainsi que l’irritation du lecteur- : page 26 Phélipeaux écrit- : « ce n’est pas la question », page 29 il traite de « sottise » l’affirmation que le pur amour est de « la tradition de tous les siècles », et page 46 c’est avec « ce n’est pas la question » qu’il rejette une citation du Traité de l’amour de Dieu� Il est intéressant de noter que ce que Phélipeaux à maintes reprises reproche aux affirmations de Fénelon c’est d’être « outrées », de passer outre la vérité théologique ou le sens exact des propositions-; un au-delà qui n’est pas tout à fait l’hérésie, mais qui est dépassement d’une vérité par exagération de cette même vérité� Nous devons ici nous demander si cette « outrance », ce caractère « outré », au-delà de la réaction d’humeur d’un adversaire, ne caractériserait pas ce qui est « spirituel » ou « mystique » par rapport à la vérité théologique, ce que Bossuet et Phélipeaux, forts de cette évidence théologique, ne pouvaient pas reconnaître� Au moins dix fois Phélipeaux écrit ce mot « outré » en marge de passages de l’Explication des maximes des saints� C’est dans une majorité de cas en marge d’articles « Faux » de ce livre, comme si Fénelon avait poussé à l’absurde, donc de façon irréelle, la logique qui conduit une thèse vraie à devenir fausse-: que l’amour pur consiste non pas à être indifférent au salut mais à « consentir à haïr Dieu éternellement » (Art� II Faux, p� 31� En marge-: « outré »), que l’indifférence conduise à exclure « tout désir même désintéressé » (Art� V Faux, p� 58� En marge-: « outré »), écarter « le motif de [la] gloire de Dieu » (ibid., p� 59� En marge-: « outré »), que les épreuves conduisent à « une impuissance réelle et absolue » (Art� VIII Faux, p� 78� En marge- : « outré »), que dans ces épreuves soit perdue « l’horreur réfléchie » du péché » (Art� IX Faux, p� 84� En marge- : « outré »), que l’âme aille jusqu’à « consentir à haïr 169 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Dieu » (Art� X Faux, p� 93� En marge-: « outré »), jusqu’à se haïr « d’une haine absolue comme supposant que l’ouvrage du Créateur n’est pas bon » (Art� XII Faux, p� 112� En marge-: « outré »), que l’on doive perdre « le désir même désintéressé de l’effet des promesses en nous » (Art� XVI Faux, p� 141� En marge- : « outré »), que la transformation soit une déification « réelle et par nature ou une union hypostatique » (Art� XXXV Faux, p� 234� En marge- : « outré »), en tous ces cas Phélipeaux souligne et par son annotation marginale « outré » dénonce un procédé artificiel, comme si Fénelon posait une erreur imaginaire pour mieux l’écraser par l’évidence de sa réfutation� Quelle que soit cette réaction d’humeur du lecteur, c’est peut-être pointer, avec la lucidité qu’ont souvent l’hostilité et la mauvaise foi, un trait de la rhétorique fénelonienne dans les articles « Faux »-: pousser à l’extrême une vérité, jusqu’au point où elle devient erreur, voire absurdité� Il y a plus, le lecteur ne se contente pas de dénoncer ce qu’il juge artifice, il affirme en bien des cas que l’article « Faux » de l’Explication des Maximes des saints n’est que la conséquence logique de ce que pose Fénelon dans l’article « Vrai »� C’est bien souvent le sens de l’annotation mise par Phélipeaux, et cela manifeste une autre stratégie dans la réfutation des thèses de Fénelon-: que Fénelon à l’article III Faux (p� 37) pose qu’il est faux de se hâter de donner aux âmes le dégoût de l’amour intéressé, le lecteur souligne et écrit en marge-: « suit des art� vrais »-; qu’à l’article VI Faux (p� 62) Fénelon pose comme faux que « la sainte indifférence n’admet aucun désir distinct ni aucune demande », Phélipeaux coche et écrit en marge-: « suit des articles vrais »� En marge de l’article VII Faux (p� 70) où Fénelon pose comme faux que les âmes indifférentes « sont agies ou mues de Dieu et instruites par lui sur chaque chose », Phélipeaux écrit-: « suit des principes », comme à l’article IX Faux (p� 83) où il est écrit que l’âme « cesse d’avoir la foi implicite », et comme à l’article XII Faux (p� 113) où cette âme est dite rejeter « toute réflexion comme imparfaite »� À l’article XVII Faux Phélipeaux note (p� 149), en face du texte selon lequel les pratiques de l’amour intéressé remplissent l’homme d’amour-propre- : « Vrai dans ses principes », comme si l’article Faux était en réalité Vrai selon les principes de Fénelon lui-même� Ailleurs, à l’article XXIX Faux (p� 206), Phélipeaux à deux reprises marque « Vrai » en face du texte où Fénelon a exposé l’erreur repoussée� On voit où mène cette forme d’argumentation et de réfutation-: faire en chaque occasion de la doctrine de Fénelon une doctrine proche de celle que Fénelon lui-même réprouve, proche de celle des « Gnostiques », des « Bégards », des « Illuminés », épouvantail brandi depuis longtemps par les adversaires de la mystique� Ces noms sont déjà soulignés dans l’Avertissement du livre (non paginé, [p� 8, 9, 11]) et à la page 196, et on constate à plusieurs reprises que Phélipeaux a ces noms à l’esprit� Dans l’article VII Vrai (p� 67), il souligne la phrase selon laquelle « la grâce prévient pour chaque Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints 170 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 action délibérée » et il écrit en marge-: « Nota� Motion fanatique »� À l’article VIII Vrai qui recommande la docilité à accepter « choses dures et humiliantes » on lit cette annotation de Phélipeaux-: « La pratique en est dangereuse après Molinos » (p� 76)� Mais ce qui importe aux bossuétistes c’est de mettre en lumière, et cela sans doute dès 1697, avant la Relation sur le quiétisme de Bossuet, la complicité de Fénelon avec Mme Guyon dont l’Explication des Maximes des saints de Fénelon ne serait qu’une apologie déguisée� À l’article XXXII Vrai, lorsque Fénelon écrit que « les âmes simples […] prennent avec simplicité et sans hésitation les soulagements d’esprit et de corps qui leur sont véritablement nécessaires », le lecteur note- : « Portrait de la Guion » (p� 221), et à la page 240, quand Fénelon à l’article XXXVII Faux dénonce « l’erreur des faux Gnostiques », Phélipeaux écrit en marge-: « et de la Guyon »� Un autre ensemble de soulignements et d’annotations sous la forme de « nego », « nota » ou « n », conteste la reconnaissance par Fénelon d’une tradition mystique (p� 140), du pur amour dont les « saints » (p� 92), « tous les bons philosophes » (p� 119, 201), « tous les bons mystiques » (p� 190), « sainte Thérèse même » (p� 209), sont les témoins, et de cette tradition Fénelon écrit qu’il n’y a « rien de plus évident »-; Phélipeaux avec une évidente mauvaise foi note- : « la tradition de la divinité de consubstantialité du Verbe n’est donc pas si évidente » (Art� II Vrai, p� 29) ! Cependant nous devons aller au-delà de ces remarques de détail, même très significatives-; c’est le centre de la doctrine fénelonienne qui est contesté par son lecteur, et là les soulignements et l’annotation « nego » défient, par leur nombre, l’inventaire� Présentons-en quelques occurrences parmi beaucoup� En premier lieu c’est toute l’anthropologie des mystiques et de Fénelon qui est contestée� À l’article XXIX Vrai (p� 201), Fénelon notait que les « Mystiques ont reconnu un fonds de l’âme qui opérait dans cette contemplation sans aucune opération distincte des puissances »-; cette proposition est soulignée et nous lisons en marge- : « fausseté »� Et, lorsqu’à la même page on lit, après saint Augustin, qu’il y a « des idées intellectuelles qui n’ont point passé par les sens », le lecteur note- : « les idées des choses existantes et des objets de religion passent par les sens� fides ex auditu », ce qui est manifester une totale incompréhension de ce dont il est question dans le texte de Fénelon� Dans le même sens, Phélipeaux présente un tableau de la mystique proche de la conception de Bossuet 13 -: les tentations y sont « extraordinaires » (p� 75, 124), « miraculeuses » (p� 200), l’inspiration n’est pas commune à tous les justes (p� 67)� Le désespoir dans les épreuves est-il apparent, comme l’écrit Fénelon, et non véritable, le lecteur note encore une fois et sans vouloir 13 Voir notre Spiritualité de Bossuet, op. cit., pp� 503-510, et passim� 171 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 vraiment comprendre le texte-: « il s’agit de désespoir et non d’une affection naturelle » (p� 120-; cf. p� 130)� C’est aussi comme désespoir que Phélipeaux interprète la perte de l’intérêt propre en l’âme indifférente (p� 138)� Dans le même registre, si Fénelon, qui est ici proche de Jean de la Croix, pose le dépassement de la méditation comme entrée dans la contemplation, Phélipeaux écrit-: « où est l’impuissance à discourir »� Phélipeaux en effet, comme son évêque, pense que les réflexions sont utiles et il en donne comme témoins « les saints dont toute la vie intérieure a été remplie de réflexions très utiles faites par l’impression de la grâce » (p� 111)� Et plus loin il affirme- : « toute pensée est aperçue par elle-même du moins dans l’instant qu’elle existe quoique souvent on l’oublie dans la suite » (p� 119)� Enfin en des dizaines d’endroits, c’est, comme on pouvait s’y attendre, l’intérêt en tant que désir des récompenses éternelles qui est défendu par Phélipeaux� Page 41 la distinction fénelonienne d’importance capitale entre la fin et le motif est contestée par cette note péremptoire qui manifeste l’incompréhension totale du lecteur à l’égard du livre qu’il juge-: « fin, motif, la même chose »� On lit aussi page 78 sous la plume de Phélipeaux-: « âmes parfaites où il y a des restes d’intérêt propre� Intérêt n’est donc pas affection mercenaire », et quelques pages plus loin (p� 81)-: l’espérance « est un désir du salut et de récompense éternelle »� Il est inutile de rapporter tous les passages où Phélipeaux reprend ces idées, contentons-nous de mentionner sur la dernière page blanche de l’Explication des maximes des saints une liste de mots suivis des numéros des pages où ils apparaissent dans le livre-: « inter� propre, intérêt, motif, motif intéressé, amour intéressé au Conc� De Tr�, fin, intérêt objectif, intérêt pr� »-; nous avons là les notions clefs de la doctrine de Fénelon et les points sur lesquels s’est exercée la critique du chanoine Phélipeaux� * Les annotations portées par Phélipeaux sur son exemplaire de l’Explication des maximes des saints sont le témoignage d’une lecture minutieuse effectuée sans doute à plusieurs reprises et ayant abouti à la constitution de sortes d’aide-mémoire, de fichiers, de listes de propositions� Elles témoignent aussi de jugements délibérément hostiles à Fénelon, principe de lecture à charge qui inspirera peu après, après le séjour romain de l’envoyé de Bossuet et après sa participation à la campagne pour faire condamner le livre à Rome, sa Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France, publiée longtemps après la mort de Phélipeaux, en 1732 14 � Une 14 Une édition et sa reprise sans lieu d’édition� Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints 172 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 des idées centrales de cette Relation c’est que le livre de Fénelon n’aurait été écrit et publié « que pour justifier Madame Guyon 15 »� Phélipeaux souligne quelle fut sa méthode de lecture et son inspiration- : selon lui « en suivant le livre pied à pied » (lecture dont nous avons aujourd’hui les traces), il voit apparaître « que c’était une apologie adroite de son amie », que tout a été fait par Fénelon pour établir qu’ « en condamnant les opinions affreuses et souvent imaginaires des fanatiques morts ou inconnus, le système de madame Guyon demeurait sans atteinte 16 »-; les nombreuses notes « outré » que nous lisons en marge des articles « Faux » du livre sont les traces de ce jugement� L’auteur de la Relation insistera, comme il l’avait souligné dans son exemplaire, sur « une infinité d’expressions ambiguës », « des tempéraments et des correctifs équivoques 17 »� Dans une « relation » qui ne visait qu’à exposer des « faits » et à raconter jour après jour ce qui s’était passé à Paris et à Rome, Phélipeaux n’avait pas à présenter une discussion du détail du livre de Fénelon- ; cependant en lisant sa Relation on reconnaît que les jugements constamment défavorables à Fénelon et à son livre, jugements certes déjà formés avant 1697 (le livre remonte à l’« origine » du quiétisme), s’appuyaient sur la lecture qu’avait faite crayon puis plume à la main le chanoine de l’Église de Meaux� La « doctrine inouïe » qu’aurait établie Fénelon 18 , exclusion du « motif de l’espérance chrétienne », « sacrifice de son salut 19 », ces généralités affirmées péremptoirement dans la Relation, la lecture du livre avec ses a priori avait persuadé Phélipeaux qu’elle était le fond de l’Explication des Maximes des saints� L’exemplaire annoté que nous pouvons présenter aujourd’hui nous fait pénétrer dans l’atelier d’un adversaire, minutieux mais souvent peu éclairé et de mauvaise foi, de Fénelon� 15 Phélipeaux� Relation …, op. cit., Avertissement n� pag� [p� 4]� 16 Phélipeaux� Relation…, op. cit., t� I, pp� 217-218� 17 Ibid., t� I, p� 197� 18 Ibid., t� I, p� 216� 19 Ibid. Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Autour de la dissertation De Summi Pontificis auctoritate : Église, pouvoir et papauté dans la pensée de Fénelon François-Xavier Cuche Université de Strasbourg / EA 1337 La condamnation des Maximes des saints en 1699 marqua l’incontestable victoire de Bossuet sur Fénelon dans la célèbre querelle qui les opposa� Et pourtant, dès l’année 1700, à Rome du moins, la situation était complètement renversée� Le 27 septembre, Innocent XII mourait� Le conclave élisait sur son siège le cardinal Albani, partisan décidé de l’archevêque de Cambrai� Dès lors Fénelon devenait l’évêque français le plus apprécié du Saint-Siège 1 � Après 1700, Fénelon allait apparaître comme un défenseur de l’autorité romaine, notamment dans le nouveau conflit qui s’ouvrait avec le courant janséniste� Tout un corpus de textes, rédigé en particulier après 1702 et l’affaire du cas de conscience, et qui se remplit jusqu’à la mort de l’archevêque en 1715, concerne cette querelle, et notamment les polémiques autour de la nature et des limites de l’autorité de l’Église et singulièrement de celle du Pape-: correspondance avec les cardinaux Fabroni et Gabrielli, et avec Chevreuse, M� de Saint-Pons, le P� Lamy, et surtout l’importante Dissertatio de Summi Pontificis auctoritate. Nous étudierons ici la réflexion du prélat sur les pouvoirs temporels et spirituels du Pape, en relation avec ceux des évêques ou des conciles� Cela permettra aussi d’approfondir le portrait du spirituel, du philosophe et du théologien en Fénelon� Sur la question du pouvoir temporel du Pape, Fénelon ne fait pas preuve d’une originalité particulière, et ses conceptions reprennent celles de l’École de Paris� S’il ne remet pas en question le droit du Pape à être le chef temporel des États Pontificaux, il lui refuse en revanche celui d’exercer un pouvoir temporel quelconque sur les souverains étrangers, même catholiques� Il re- 1 Sur tout cela, v� l’article fameux de Orcibal, Jean� « Fénelon à la Cour romaine (1700-1715) », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, vol� 57 (1940), en particulier p� 242 et p� 259� 174 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 jette clairement l’augustinisme politique du Moyen Âge et la théorie des deux glaives-: la souveraineté temporelle a sa légitimité, ses fondements et ses finalités propres, elle n’est pas une délégation de pouvoir de la part du pouvoir spirituel, pas même pontifical� Aussi éloigné du gallicanisme parlementaire et royal que des positions extrêmes de certains ultramontains, Fénelon nie que les papes aient jamais possédé légitimement le pouvoir de nommer ou de déposer un souverain, mais il considère comme légitime qu’ils aient dénoncé des abus « contre la loi divine et naturelle », répondu à des demandes de consultation, et même excommunié des rois, quand bien même cela déliait leurs sujets de leurs serments de fidélité, car, soutient-il, c’était alors l’autorité séculière et non l’autorité religieuse qui avait stipulé que le roi devrait être catholique 2 � L’archevêque de Cambrai est cependant conscient de l’existence d’une zone de flou à la frontière entre les deux pouvoirs-: l’un et l’autre légifèrent légitimement sur les questions de mœurs, la politique de la famille, le prêt à intérêt, etc� Pour résoudre la difficulté, Fénelon s’installe dans la conscience royale� L’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté soumet le Roi très chrétien aux obligations morales tirées de la doctrine de l’Église, non seulement dans sa vie privée, mais dans ses décisions publiques, jusque dans sa politique extérieure 3 � Transposant la distinction de Bossuet entre le pouvoir coactif et le pouvoir directif des lois civiles à l’égard du souverain, on pourrait dire que Fénelon ne reconnaît pas de pouvoir coactif des lois de l’Église sur les décisions du Roi en matière politique, mais qu’il admet leur pouvoir directif� C’est évidemment surtout à la question du pouvoir spirituel du pape que Fénelon s’attache, en particulier dans la Dissertatio de Summi Pontificis Auctoritate. Toute la critique depuis le XIX e siècle au moins s’est plu à comparer les positions de Bossuet et de Fénelon sur ce point� L’on peut dire que les deux prélats s’accorderaient aisément sur quelques principes� Ni l’un ni l’autre ne remet en question le primat de Rome, et tous deux lui reconnaissent la « plénitude du pouvoir ecclésiastique »� Autant que Bossuet, 2 Sur tout cela, v� Dissertatio de Summi Pontificis auctoritate (que nous abrègerons désormais Dissertatio), dans Œuvres (faussement dites) complètes, Paris, 1852, t� II, pp� 31-32 (cette édition est celle de l’abbé Gosselin)� 3 V� l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté dans l’édition des Œuvres de Fénelon procurée par Jacques Le Brun, « Bibliothèque de la Pléiade », t� II, Paris, 1997, pp� 973-1009� Le souverain doit connaître « assez toutes les vérités du christianisme » et « étudier [ses] devoirs dans cette loi divine » (p� 973)� Ensuite l’Examen balaie à peu près toutes les activités du roi, par exemple le choix des conseillers (p� 974) ou des hauts responsables (p� 996), la politique sociale et économique (p� 977), la rémunération des employés de l’État (p� 983) ou des soldats (p� 988), la politique fiscale et les créations d’offices (p� 985), la légitimité des guerres entreprises (pp� 990-992), etc� 175 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Fénelon distingue le Siège et celui qui l’occupe (le « sedes » et le « sedens » 4 ), distinction déjà établie par Léon le Grand, soutient-il (Dissertatio, p� 19)� L’archevêque de Cambrai admet que le pape en tant que personne privée peut errer, jusqu’à l’hérésie même 5 � On le croirait alors aligné sur les positions de Bossuet� Il n’en est rien cependant� Retournant contre les gallicans d’une façon quasi dialectique la distinction du « sedes » et du « sedens », il va paradoxalement fonder sur elle l’infaillibilité du Siège romain 6 � On le sait, Bossuet refuse l’infaillibilité, mais parle d’ « indéfectibilité »� Pour lui, le pape peut errer, même en tant que pape, mais il est de foi de croire que le Siège apostolique reviendra finalement à l’orthodoxie� À la différence du Siège de Constantinople, le Siège romain ne saurait transmettre l’hérésie ni l’établir durablement� Fénelon accorde beaucoup plus à Rome dans la Dissertatio� Non seulement, il déclare l’indéfectibilité du Siège Apostolique absolue et permanente, mais il refuse la distinction de Bossuet entre l’indéfectibilité de l’enseignement (que l’évêque de Meaux reconnaît) et l’infaillibilité des définitions (théologiques)� Pour lui, une définition est un enseignement, et, si Rome proclamait une définition fausse, elle propagerait une erreur 7 � Il faut donc affirmer l’infaillibilité du Siège Apostolique 8 � 4 Voir, par exemple, Dissertatio, p� 7 ; cf. p� 45 : « sedes apostolica, quae a sedente homine semper distinguitur »� 5 Dissertatio, p� 6� Fénelon dit être en accord sur ce point avec Bellarmin� Cependant Bellarmin considère cette opinion comme seulement « probabilis » et juge l’opinion inverse (celle d’un pape incapable d’hérésie, même comme personne privée) « probabilior »� Fénelon pense le contraire et s’appuie pour donner autorité à son opinion sur celle du… pape Adrien lui-même (ibid., cf. pp� 22-23)� Fénelon dans tous les cas n’admet pas qu’une opinion seulement « plus probable » puisse devenir un dogme (p� 6)� 6 Ainsi, par exemple, ni l’indignité personnelle d‘un pape ni, au contraire, la mort d’un pape saint, ne remettent donc en question l’infaillibilité du Siège (Dissertatio, p� 20)� 7 V� sur ce point la Dissertatio, p� 12 : « Atque indefectibilitas in docenda vera fide et infallibilitas in definienda vera fide, unum et idem sunt » (Et l’indéfectibilité dans l’enseignement de la vraie foi et l’infaillibilité dans la définition de la vraie foi sont une seule et même chose)� Le chapitre VII de la Dissertatio est consacré à la controverse entre Bossuet et Choiseul lors de l’Assemblée du clergé de 1682, et le chapitre VIII à la réfutation des positions de Bossuet par Fénelon� 8 Les termes d’ « indéfectibilité » et d’ « infaillibilité », comme ceux d’ailleurs de « foi », de « révélation », sont liés à toute une histoire complexe de l’Église, et il faut prendre garde d’éviter de projeter sur les débats des siècles passés le sens qu’ils ont aujourd’hui� L’indéfectibilité a désigné tout au long du Moyen Âge et encore aux siècles classiques la certitude que l’Église dans ses prescriptions doctrinales, mais aussi morales, liturgiques, etc�, était assurée de ne jamais risquer de compromettre le salut des fidèles� Cela ne signifiait pas que ces prescriptions étaient les seules justes possibles, ni qu’elles étaient irréformables, ce qu’implique la définition actuelle de l’infaillibilité pontificale� On voit donc que l’indéfectibilité à la fois 176 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Pour autant, Fénelon ne rejoint pas les thèses ultramontaines déjà en vogue à Rome et qui triompheront finalement, on le sait, au concile Vatican-I� Il ne défend pas l’idée d’une infaillibilité personnelle du pape, c’est le Siège Apostolique qu’il dit infaillible� Mais qu’est-ce que le Siège apostolique ? La question est difficile� Certes il s’agit de l’Église qui est à Rome, de l’Église de Rome� Mais, concrètement, qui est en droit de parler au nom de cette Église et de mettre en jeu son infaillibilité ? Il est clair que, pour Fénelon, ce n’est pas le pape seul, ni même le pape appuyé de ses cardinaux, et l’opposition du clergé de Rome suffirait pour retirer son infaillibilité à une définition pontificale 9 � La sensibilité ecclésiale de Fénelon est ici perceptible, et peutêtre aussi son peu de goût pour la monarchie absolue, fût-elle celle du Pape ! L’archevêque va du reste ajouter des conditions à l’exercice de l’infaillibilité-: elles ressemblent fort à celles que définira le concile Vatican-I� Pour qu’une définition théologique proclamée par le Pape soit infaillible, il faut d’une part que le pape parle bien en tant que pape, et non pas à titre personnel, ex cathedra, c’est-à-dire au nom de la Chaire de Rome, ce qui pour Fénelon signifie au nom de et avec l’Église de Rome� Et, d’autre part, la définition doit porter sur une chose qui doit être crue par l’Église tout entière (« aliquid a tota Ecclesia credendum »)� Si l’une de ces conditions manque, l’infaillibilité n’est pas en jeu, et c’est ce qui met Fénelon à l’aise pour reconnaître que des papes ont pu au cours de l’histoire professer des opinions inexactes 10 � La position de Fénelon n’en contredit pas moins directement la quatrième proposition de la Déclaration de 1682� Pour l’archevêque de Cambrai, au contraire de Bossuet, le jugement du Pape, quand il l’énonce dans les conditions définies ci-dessus, est irréformable� Et il n‘est pas besoin pour cela du consentement de toute l’Église, mais seulement de celui de l’Église de Rome� couvrait un champ plus large que l’actuelle infaillibilité (qui se limite aux vérités dogmatiques et ne concerne par exemple pas la liturgie) et avait une portée plus modeste� L’on pourrait parler de « l’inerrance » de l’Église� Quand Fénelon parle d’infaillibilité, et quel que soit le rôle décisif qu’il a joué dans l’émergence du sens actuel de cette notion, il n’est pas évident, nous le verrons, qu’il veuille toujours dire ce qu’un théologien d’aujourd’hui entend par là� 9 La Dissertatio l’affirme dès le chapitre I (p� 6)- : aucune définition n’est infaillible sans l’accord du Siège apostolique, c’est-à-dire de l’Église locale qui a la primauté (« nisi accedente ipsius sedis apostolicae, sive primae hujus Ecclesiae consensu »)� 10 L’exemple classique, dans les controverses du temps, est celui du pape Honorius� Un concile avait condamné Honorius, qui aurait favorisé dans une lettre l’hérésie monothéliste, selon laquelle il n’y avait qu’une volonté dans le Christ, et non deux� Mais jamais Honorius, affirme Fénelon, n’a présenté le monothélisme ex cathedra comme une vérité qui devait être crue par tous� V� Dissertatio, p� 23� Son cas ne remet donc pas en question l’infaillibilité du Saint Siège, pas plus que d’autres exemples évoqués dans le chapitre XXVI de la Dissertatio. (p� 30)� V� aussi chapitre XXVIII, p� 33� 177 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Pour étayer sa position, Fénelon reprend les habituelles citations scripturaires, par exemple le verset de Matthieu XVI, 18 (« Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église ») ou celui de Luc XXII, 31, où Jésus dit à Pierre-: « J’ai prié pour toi, pour que tu confirmes tes frères » 11 � Dans tout débat théologique, le Saint-Siège décide en dernier ressort� Rome est bien le principe d’unité de l’Église universelle, à la fois dans sa réalité extérieure (la discipline) et dans sa réalité intérieure (la Foi)� Reste une question fondamentale : sur quoi porte l’infaillibilité du Siège Apostolique ? Une première réponse coule de source-: sur les vérités de Foi, les vérités dogmatiques� Mais, au moment de sa polémique contre les jansénistes, Fénelon va étendre davantage le champ de l’infaillibilité, d’une façon qui aujourd’hui encore reste discutée, en créant la notion de « faits dogmatiques »� L’archevêque tient le raisonnement suivant : c’est à partir d’une interprétation de textes, donc de faits, que l’Église aboutit à un jugement dogmatique, d’approbation ou de condamnation d’une proposition� Dès lors, l’infaillibilité du jugement dogmatique est dépourvue de toute réalité si l’Église peut errer dans l’interprétation des faits qui justifient à ses yeux son jugement� Que signifierait une condamnation pour hérésie si elle reposait sur une interprétation inexacte de la doctrine condamnée ? Selon la même logique, Fénelon rejette la fameuse distinction janséniste du fait et du droit- : certains faits conditionnent en réalité le droit� Ces « faits dogmatiques » font partie du champ de l’infaillibilité� Ainsi, l’Église, du fait même de son infaillibilité, ne peut se tromper dans son interprétation de l’Augustinus, et les propositions condamnées expriment bien le sens objectif, « naturel », du livre� Quant à l’intention de Jansenius, à ce qu’il a voulu dire, l’Église ne se prononce pas� C’est dans ses lettres au cardinal Gabrielli du 12 mai et du 25 août 1704 et surtout dans celle au cardinal Fabroni du 6 avril 1707 que Fénelon développe cette doctrine, implicite dans la Dissertatio-: Rome est aussi infaillible quand elle dénonce l’erreur que lorsqu’elle énonce la vérité, et ses décisions sont irréversibles 12 � Admettre l’infaillibilité de l’Église en matière dogmatique, c’est, pour l’archevêque, admettre son infaillibilité sur les mots et les expressions, sur le choix des mots qu’elle utilise, sur la façon dont elle entend 11 D’une façon caractéristique, Fénelon pose l’alternative suivante : ou ces promesses du Christ ne regardent pas le Siège apostolique, ou elles impliquent l’indéfectibilité absolue du Saint Siège� Or la première branche de l’alternative constitue d’évidence aux yeux de l’archevêque une hérésie protestante, et il ne se donne même pas la peine de la réfuter (Dissertatio, p� 8)� Bien entendu, comme tous les exégètes de son temps, il ne s’interroge pas non plus sur l’authenticité de ces paroles du Christ� 12 V� Dissertatio, p� 14� Plus loin Fénelon s’appuie sur l’autorité de Thomas d’Aquin pour soutenir cette proposition (p� 21)� 178 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 les mots des textes qu’elle utilise ou qu’elle produit 13 � Sans l’infaillibilité sur les faits dogmatiques, soutient l’archevêque, l’infaillibilité de l’Église quand elle définit le vrai et le faux ne serait qu’un fantôme� C’est le lecteur, au contraire, qui deviendrait l’arbitre de la vérité et qui déciderait quel est le sens exact et des propositions condamnées et des textes de l’Église� Or l’infaillibilité n’est pas une simple clairvoyance naturelle, elle est un don surnaturel 14 � De ce point de vue, l’on comprend qu’il n’y a aucune contradiction entre le Fénelon théologien mystique, qui valorise l’expérience personnelle, le rapport direct, quasi immédiat, avec Dieu, et le Fénelon théologien et historien de l’Église, qui cherche dans le jugement de l’Église l’objectivité d’une vérité certaine� C’est au contraire le théologien mystique qui se défie du risque d’illusion, de subjectivisme, et surtout, pour rester dans le vocabulaire mystique fénelonien, de « propriété », qui peut se glisser dans toute expérience spirituelle� Le jugement de l’Église est le garde-fou qui donne la liberté de s’abandonner sans crainte à l’expérience mystique-: s’il y a illusion, l’Église en avertira� En outre, il existe une forme de radicalité fénelonienne� Pour le prélat, tout ce qui n’est pas certain perd toute autorité du fait même� Cette certitude peut être celle de l’évidence, à la manière cartésienne� Il est frappant de voir combien Fénelon use dans la Dissertatio de formules du type-: « Ergo luce clarius est »� Mais l’évidence même ne comble pas son besoin d’une vérité absolue� L’on pourrait presque dire que Fénelon a besoin de l’infaillibilité de l’Église, que toute sa spiritualité en un sens la suppose� La soumission avec laquelle Fénelon reçut sa condamnation est totalement cohérente avec sa spiritualité même� Et l’on notera que, dans le cas du bref Cum alias, c’était bien sur les faits dogmatiques que portait la condamnation� La doctrine que Fénelon voulait exposer ne fut pas condamnée, puisque, en dépit du désir de Bossuet, les explications que Fénelon en donna ne furent jamais censurées, mais seulement certaines expressions dont il se servit dans l’Explication des maximes des saints� C’est toute l’importance de la distinction qu’établit Fénelon entre le « sensus obvius » et le « sensus ab auctore »� L’infaillibilité ne porte pas sur le sens que l’auteur a voulu donner 13 En fait cette conception est plus ancienne chez Fénelon� On la trouve déjà, par exemple, dans une lettre à Chantérac du 3 septembre 1697� V� l’analyse de cette lettre dans Chiron, Jean-François� L’infaillibilité et son objet. L’autorité du magistère de l’Église s’étend-elle aux vérités non révélées ? Paris, Le Cerf, 1999, p� 76� 14 Sur tout cela, voir les lettres concernées dans le tome XII de l’édition de la Correspondance de Fénelon, J� Orcibal, J� Le Brun et I� Noye (éd�), Genève, Droz, 1990, en particulier p� 120 (lettre à Gabrielli du 12 mai 1704, § 9), pp� 140-141 (lettre au même du 25 août 1704, § 2), pp� 294-296 (lettre à Fabroni du 6 avril 1707, § XII)� 179 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 à un texte, mais sur le sens du texte lui-même tel qu’il est écrit, son « sens naturel » 15 � Pourtant l’on peut se demander si Fénelon parle bien d’une même infaillibilité selon qu’il s’agit d’infaillibilité sur les dogmes ou sur les faits dogmatiques� L’archevêque dit expressément lui-même qu’il existe deux sortes d’infaillibilité, l’une sur les sens révélés, l’autre sur ce qui est nécessaire à la conservation du sens 16 , et, très probablement, seule l’infaillibilité sur les vérités, que Fénelon, par un progrès du vocabulaire auquel il a contribué, commence à appeler « révélées » dans le sens actuel du mot, correspond à ce que les théologiens d’aujourd’hui appellent infaillibilité� L’infaillibilité sur les faits dogmatiques est plutôt, selon l’heureuse formule de B� Sesboüé, une « infaillibilité simplement juridique 17 », qui n’implique pas une définition irréformable� Elle signifie que, lorsque Rome a tranché dans un débat théologique en engageant son autorité, il n’est plus de recours possible, plus de distinction du fait et du droit, plus de silence respectueux légitime- : la cause est finie, comme disait saint Augustin, du reste cité par la Dissertatio (p� 19)� Il n’en reste pas moins que non seulement Fénelon accorde beaucoup à l’infaillibilité de l’Église mais que, comme l’écrit encore B� Sesboüé, il « est très en avance sur son temps » et fait franchir une étape décisive à la théologie de l’infaillibilité 18 � Il s’agit bien dans la Dissertatio de l’infaillibilité du Siège Apostolique� Mais l’archevêque rappelle aussi que les évêques ont le droit et le devoir de porter leur propre jugement doctrinal� Même quand le pape a parlé, ils sont en droit pour l’appuyer de mettre en jeu leur propre autorité doctrinale, ce qui ne fait d’ailleurs que souligner l’unanimité de l’Église 19 � 15 On voit ici à quel point le mode de défense de Fénelon s’écarte de celui des Jansénistes� Ceux-ci contestent la condamnation romaine de l’Augustinus parce que, disent-ils, les propositions condamnées (à bon « droit ») ne sont pas de Jansenius (question de « fait », sur laquelle l’Église n’est pas infaillible) et que l’Église se trompe en les lui attribuant� Fénelon ne conteste pas que les propositions condamnées dans Les Maximes des saints ne le soient à juste titre et du point de vue du droit et du point de vue du fait, mais il dit que c’est lui qui s’est trompé quand il a incorrectement exprimé sa doctrine et que la condamnation ne vise pas celle-ci dans le sens où lui l’entendait� 16 V� Fénelon� Deuxième instruction pastorale, dans Œuvres (dites) Complètes, Paris, 1850, Gaume frères, t� IV, p� 74� 17 V� Sesboüé, Bernard� Histoire et Théologie de l’infaillibilité de l’Église, Bruxelles, Lessius, 2013, p� 208-; cf� p� 214� Sur ce point, nous suivons l’interprétation de B� Sesboüé plutôt que celle de J�-F� Chiron (op. cit., p� 98) pour qui Fénelon confond ici infaillibilité et inerrance� 18 Ibid. Cf� p� 218 : « Fénelon a fait franchir à l’Église des pas décisifs sur une route à la fois légitime et périlleuse »� 19 V� lettre au cardinal Gabrielli du 6 avril 1707, § II, éd� cit�, p� 300 suiv� 180 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Au demeurant, l’archevêque de Cambrai résiste aux empiètements romains sur les pouvoirs des évêques� Il n’hésite pas à protester par exemple contre des exemptions accordées par Rome par-dessus ses épaules� Même dans la Dissertatio, il souligne que l’Église de Rome est une mère, non un seigneur (« mater, non domina 20 »), que les évêques sont les frères du pape et non ses subordonnés, que leur pouvoir est, comme le sien et autant que le sien, d’institution divine� Il récuse la doctrine d’un pape qui serait l’évêque universel et dont les évêques locaux ne seraient que les délégués (Dissertatio, p� 48)� L’ecclésiologie de Fénelon est hiérarchique, elle n’est pas absolutiste� Le primat de Rome, l’infaillibilité de Rome, sont des garants de l’unité, non des instruments de domination� Cette unité, l’auteur de la Dissertatio la conçoit sous le mode de la communion 21 � On sent en lui une forte propension à considérer l’Église universelle comme une communion d’Églises particulières� Le Saint Siège est un principe d’unité, mais il faut regarder de près comment l’archevêque définit cette unité, qui est en fait le fruit d’une union- : il parle d’Églises unies (entre elles) dans leur communion avec le centre romain (« ecclesiis in hoc centro unitis »), non d’Églises unies par le centre, encore moins d’Églises unies sous la domination du centre 22 � Il faut donc éviter de parler sans restrictions ni nuances de Fénelon comme d’un ultramontain� Cependant, sur un autre sujet qui divise les théologiens catholiques du temps, la position de l’archevêque apparaît encore une fois plus proche de celle des « Transalpins » que de celle des « Cisalpins »-: il s’agit des pouvoirs respectifs du pape et des conciles œcuméniques� Si l’auteur de la Dissertatio admet sans difficulté la supériorité du Concile œcuménique sur la personne privée du Pape, il ne dit pas la même chose quand l’on considère le Siège Apostolique� Et, pour commencer, la question de savoir qui a la prééminence du Concile ou du Saint Siège est pour lui dépourvue de sens� Citant saint Cyprien, l’évêque de Cambrai montre que l’unité ne saurait être rompue entre le pape et les évêques, même réunis en corps, sinon d’une façon schismatique (Dissertatio, p� 17)� De cette unité, Fénelon donne une vision très favorable à l’autorité du Siège Apostolique� Tout d’abord, un concile œcuménique, affirme-t-il, ne peut se considérer comme tel et ne peut être légitime que s’il est convoqué par le pape et présidé par lui (ou par ses légats) 23 � Même dans un concile légitimement réuni, l’absence des représentants du pape suffit à rendre invalide une décision prise pendant 20 Dissertatio, p� 49� L’expression est en fait empruntée par Fénelon à une lettre de saint Bernard au pape Eugène� 21 La Dissertatio parle de la « catholica communio » (p� 9)� 22 Ibid. 23 V� Dissertatio, p� 32� Fénelon reprend l’image paulinienne de la tête et des membres, mais, par un déplacement révélateur, pour faire du Saint Siège (et non du 181 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 cette absence (Dissertatio, p� 42)� Ensuite, les canons du Concile n’ont d’autorité que s’ils sont approuvés par le Saint Siège (p� 40)� Même la présence des légats ne prive pas Rome du droit de refuser des décisions conciliaires 24 � Enfin c’est la communion avec le pape - et non le nombre d’évêques présents - qui fait l’autorité du Concile (Dissertatio, p� 32)� En appeler du pape au Concile - comme le faisaient alors les Jansénistes - n’a donc aucun sens� C’est bien toujours le Siège Apostolique qui décide en dernier ressort� Il ne faudrait d’ailleurs pas conclure de cela que Fénelon juge inutile de réunir les conciles� Loin de partager certaines réticences romaines d’alors, qui redoutaient que la convocation d’un concile n’affaiblisse de quelque façon l’autorité du pape, l’archevêque regrette le temps des conciles œcuméniques et souhaiterait que l’on en réunisse de nouveau- : ils manifesteraient avec éclat l’unité de l’Église, ils rendraient visible la fraternité épiscopale (y compris avec le Souverain Pontife), et ainsi c’est toute l’Église, Siège Apostolique compris, qui renforcerait son autorité 25 � Plus encore que le Concile de Trente, ce sont les conciles de l’Antiquité chrétienne sans doute qui suscitent la nostalgie de l’archevêque� En accord avec le primitivisme chrétien qui caractérise son temps et en particulier le Petit Concile, Fénelon rêve d’une réforme du gouvernement romain qui serait un retour aux sources� Toute la fin de la Dissertatio dans un élan quasi lyrique sollicite une réforme, que Fénelon ne veut pas hostile à Rome, mais au contraire inspirée par son amour du Siège Apostolique� Il énumère les points qui permettraient de se rapprocher de la discipline de l’Antiquité chrétienne� Il n’en est que plus frappant de voir que certaines de ses propositions annoncent les réformes en cours ou actuellement souhaitées du gouvernement de l’Église� Fénelon demande un accès facile des évêques auprès du Saint Siège, des réponses rapides à leurs consultations� Il souhaite que se reprenne l’habitude perdue de consultations entre les évêques et le pape à propos des problèmes qui peuvent se poser dans les diocèses� Il demande une internationalisation renforcée du collège des cardinaux et un choix des membres du sacré Collège uniquement guidé par le souci de l’excellence� Il appelle de ses vœux la réunion à Rome des meilleurs théologiens de l’Église universelle� Mais, comme l’on pouvait s’y attendre, c’est avant tout de réforme spirituelle et morale que rêve Fénelon� En conformité avec sa représentation Christ) la tête du corps de l’Église et des Églises locales ses membres� Le Concile ne représente l’Église que s’il représente et la tête et les membres� 24 Par exemple, si des légats du pape excèdent leur mandat� V� Dissertatio, p� 45-; cf� p� 42� Fénelon note en outre que le Saint Siège a déjà annulé des décisions prises par des conciles, mais que la réciproque n’est jamais arrivée� 25 Sur tout ceci, v� le chapitre XLV de la Dissertatio (pp� 53-54)� Fénelon souhaite même que l’on redonne vie aux conciles régionaux� 182 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 constante de la vie chrétienne, il postule que le rayonnement de Rome sera maximal si l’on y réunit la science (on vient de voir comment) et « l’intégrité des mœurs » 26 � Cela implique de renoncer radicalement au modèle des pouvoirs temporels� Il faut bannir le faste de Rome, se refuser à y employer les moyens de la politique séculière, la force, la contrainte, abandonner les ressources des hommes pour mettre sa confiance dans les promesses du Christ� Fénelon aspire à retrouver une Église pauvre, sans richesses ni dignités extérieures de ses guides, une Église où nul ne songerait à faire carrière, une Église où le pouvoir de Rome consisterait exclusivement, comme le voulait saint Bernard, à servir et non à dominer, une Église « nue et libre », libre parce que nue� On reconnaît dans ce tableau la nostalgie du modèle de l’Église pré-constantinienne, dépourvue de tout appui et même de toute reconnaissance de la part de la société politique, jusqu’au prix de la persécution� La proximité de Fénelon est ici considérable avec les travaux historiques et la sensibilité de son ami Fleury 27 � Tout ce passage de la Dissertatio culmine (p� 51) dans un émouvant élan d’effusion-: O beatam hanc Ecclesiam, quae tum nuda, inermis et cruci Christi crucifixa omnia ad se traheret ! Tel est l’idéal spirituel de Fénelon-: une Église nue, sans armes et crucifiée� Au terme de cette communication, nous voudrions risquer l’hypothèse que la doctrine de Fénelon sur l’autorité du pape et singulièrement sur l’infaillibilité du Siège Apostolique, outre son exégèse biblique et le développement de son raisonnement proprement théologique, a pour soubassement intellectuel trois conceptions fondamentales de l’archevêque de Cambrai-: sa conception de la langue, sa conception de l’Histoire et sa conception philosophique du temps� 26 Sur cette réforme de l’Église, voir le dernier paragraphe du chapitre XLI de la Dissertatio, p� 49� 27 … et l’on pourrait ajouter sans chercher l’anachronisme- : et avec les réformes du pape François ! Cela prouve la constance d’une tradition anti-constantinienne dans l’Église catholique� Pour tout ce développement, v� en particulier les chapitres XLII et XLIII de la Dissertatio, pp� 49-52� On notera que dans ses Plans de gouvernement, autrement dit les fameuses Tables de Chaulnes, qui exposent un programme politique concret, Fénelon envisage sans crainte une Église de France dépouillée de ses biens et privilèges� Au contraire il pense qu’elle y gagnerait en liberté « pour le seul spirituel » (v� les Plans de gouvernement, dans Œuvres, éd� cit�, t�-II, p� 1096)� Pour Fleury, si proche de lui sur ce point, voir notamment le Mémoire sur l’autorité du prince en matière de religion, dans l’édition des Nouveaux Opuscules, Paris, 1807, et les Mœurs des Chrétiens, édition de Bruxelles, 1741, p� 173� 183 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Fénelon a une véritable pensée linguistique, dont il tire des conséquences étendues et qu’il expose notamment dans sa correspondance� Son principe de base est de refuser une séparation radicale entre « voces » et « sensus »� Si le mot de « sensus » renvoie clairement au sens, le terme « voces » est plus complexe à analyser� Il désigne non seulement les mots eux-mêmes, mais ce que nous pourrions appeler la forme, les tournures, les expressions� Or, note Fénelon, il n’existe pas d’expression de sens possible en dehors des mots et des tournures� Par conséquent il est vain d‘opposer le sens à la forme qu’il prend ou même seulement de les séparer l’un de l’autre 28 � D’une certaine façon la forme est le message� C’est pourquoi l’infaillibilité doit porter sur les mots en même temps que sur le sens� Fénelon considère que sa position est fondée sur le commandement donné par le Christ à ses apôtres d’aller enseigner toutes les nations� Or qu’est-ce qu’enseigner ? Dans sa lettre à Fabroni, Fénelon commente- : « Docere est loqui, sive taxare voces, atque contextus edere », ou encore- : « Docere est per grammaticae regulas ipsam fidei regulam docere »� L’enseignement infaillible de la foi chrétienne entraîne donc l’exactitude du choix des expressions et des règles de la grammaire, la juste disposition des expressions dans la phrase et leur insertion dans un contexte qui en fait les parties nécessaires d’un texte� En définitive, enseigner, c’est produire des textes et juger des textes� À l’évêque de Saint-Pons, Percin de Montgaillard, Fénelon écrit- : « Allez, enseignez, etc�, c’est à dire faites des textes et jugez des textes par d’autres textes 29 »� Sans trop forcer la note, on pourrait dire que la conception de Fénelon implique l’infaillibilité linguistique et non pas seulement doctrinale de l’Église 30 � La conception linguistique de Fénelon semble immobiliser le temps, refuser une variation possible des expressions à travers le temps� Pourtant l’archevêque, par ailleurs, est extrêmement sensible à l’évolution historique� C’est du reste une caractéristique du XVII e siècle que le rôle grandissant qu’y joue l’histoire dans les débats théologiques� Plus que les déductions philoso- 28 Fénelon compare, dans sa Deuxième instruction pastorale sur le cas de conscience (Œuvres (dites) complètes, éd� cit�, t� IV, p� 9) le rapport du sens et de la « parole » à celui de l’âme et du corps� Comme l’être humain, le dépôt de la tradition est un tout « sensible » et « composé »� 29 V� Œuvres (dites) complètes, éd� cit�, t� IV, p� 420� 30 Fénelon a d’ailleurs été accusé dès le XVII e siècle d’inventer une sorte d’« infaillibilité grammaticale » de l’Église� Il s’en est défendu� Sur ce point, v� Jean-François Chiron, op. cit., pp� 82-83� L’archevêque ne prétend évidemment pas que l’Église soit infaillible dans l’établissement des règles grammaticales, mais qu’elle use nécessairement avec exactitude de celles-ci quand elle produit ou examine des textes engageant la foi, et seulement dans ce cas� Dans son interprétation des textes, l’Église juge alors non pas seulement avec « l’infaillibilité naturelle », née de l’évidence du texte, mais avec « l’infaillibilité surnaturelle », née des promesses du Christ� V� la Seconde instruction pastorale, op. cit., pp� 8-9� 184 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 phiques, les arguments historiques, les faits, sont censés établir la vérité des positions théologiques� L’argument d’autorité paradoxalement s’appuie sur les progrès considérables de la critique historique-: fait autorité l’opinion ou la pratique qui remonte le plus haut dans le temps, qui se rapproche le plus de ce que croyait et vivait l’Église primitive� Et, bien entendu, les affirmations contredites par les faits perdent toute autorité� Fénelon est bien un homme de son siècle par sa volonté d’argumenter à partir des faits historiques� Un peu comme il le fit lors de la querelle du Pur Amour, Fénelon accumule dans la Dissertatio les témoignages historiques� Comme une litanie, les chapitres X à XXV y commencent par la formule « proferitur testimonium », suivie du nom du témoin cité à l’appui de l’assertion de l’archevêque� Le témoignage fait preuve en montrant l’antiquité et la continuité des thèses et des pratiques romaines, du moins dans ce qu’elles ont de fondamental pour la question de l’autorité du Siège Apostolique� Si, dans certains cas, l’argument historique convainc, il faut convenir que fréquemment la démonstration présente des faiblesses méthodologiques certaines-: citations faites hors de tout contexte qui permettrait d’apprécier clairement quelles étaient la visée et la pointe du texte allégué, interprétation minimaliste des textes gênants, sélection de faits ou de textes qui semble nettement « orientée », discussion historique bien rapide des faits, toutes ces failles retirent à nos yeux de l’autorité à la démonstration fénelonienne� Paradoxalement, ce qui est le plus intéressant et le plus probant chez Fénelon, c’est ce qui l’arrache au primitivisme chrétien qu’il partage avec son temps� L’évêque de Cambrai comprend par exemple que les positions du Moyen Âge sont liées à un état de société, à un moment du développement historique, qu’avant de les condamner il faut chercher à les comprendre et que l’on peut alors s’apercevoir que la fidélité à une même vérité peut conduire à des formules ou à des pratiques différentes dans des contextes historiques et donc culturels différents� Fénelon par moments donne l’impression de pressentir que la vérité chrétienne se développe, ou, au moins, se déploie à travers l’histoire� On retrouve là quelque chose de très profondément inscrit dans son esprit� L’auteur de la Dissertatio est le même homme que celui qui écrivait-: « La religion […] est toute historique 31 »… Cette sensibilité au mouvement de l’histoire est équilibrée par une conception du temps� Fénelon, alors qu’il pense philosophiquement que le temps n’a pas de consistance propre, qu’il n’est qu’une évolution de ce qui seul est vraiment, le place cependant sous le signe d’une sorte particulière de continuité� Le paradoxe n’est qu’apparent-: le temps ne se continue d’instant en instant que par la volonté de Dieu� C’est Dieu qui fait être le temps 31 V� le Traité de l’éducation des filles, dans Fénelon� Œuvres, éd� Jacques Le Brun, « Bibliothèque de la Pléiade », t� I, Paris, 1983, p� 120� 185 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 à tout instant, comme d’ailleurs il fait être tout existant� Nous sommes là devant une conception radicale de la création continue� Pour parler en langage anthropomorphique, si Dieu cessait un instant de vouloir le temps, tout disparaîtrait 32 � De même un seul moment d’erreur de la part du Siège Apostolique suffirait à rompre définitivement la chaîne de la vérité, elle le dépouillerait irrémédiablement de son autorité, elle démentirait absolument les promesses du Christ� Il ne peut exister de solution de continuité dans le temps aussi longtemps que Dieu en veut l’existence� De même il n’est jamais possible, même un seul instant, que Pierre cesse de confirmer ses frères� La promesse du Christ est une promesse pour tous les instants de l’histoire, tant que durera le temps� Il n’est pas d’intermittence de l’infaillibilité, parce qu’il n’est pas d’intermittence de Dieu 33 � Le Concile Vatican I n’a pas promulgué la définition de l’infaillibilité pontificale que Fénelon a défendue� Et pourtant beaucoup d’aspects de la conception que Fénelon se faisait du pouvoir dans l’Église et singulièrement du pouvoir de Rome retrouvent de nos jours une actualité surprenante� Il ne s’agit pas pour autant d’arracher Fénelon à son siècle� Il reste un dévot du XVII e siècle et se situe clairement à l’intérieur des débats de son temps� Mais, dans toute sa pensée, Fénelon paraît perpétuellement tendu entre la nostalgie d’un temps ancien, dont il voudrait sauver ce qu’il a de meilleur, et la vive conscience des évolutions en cours, à partir desquelles il entend raisonner� Il y trouve une forme d’équilibre instable� C’est paradoxalement 32 Sur ce point, v� Cuche, François-Xavier� L’Absolu et le monde […], Paris, Champion, 2017, pp� 236-238� 33 Pour ce développement, v� la Dissertatio, pp� 12, 14, 20, 27, 33, etc� Dans le même sens, on pourrait noter encore les similitudes frappantes qui rapprochent la pensée théologique de Fénelon sur le pouvoir du Pape et sa pensée politique sur le pouvoir du Roi� Non que Fénelon fasse la moindre confusion entre les deux-: il refuse absolument de confondre l’Église avec une société politique, et, lorsqu’il parle du pouvoir temporel du pape, il ne lui apporte pas de justifications bibliques ou théologiques� Mais sa politique et son ecclésiologie révèlent une même structure mentale en lui� On pourrait ainsi comparer la façon dont Fénelon conçoit le rapport entre le pape et le Concile et celui que, dans les Tables de Chaulnes, il souhaite instaurer entre le Roi et les États Généraux� Comment surtout ne pas être frappé par la ressemblance entre la formule célèbre du Télémaque, « [le roi] a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu’il veut faire le mal » (Les Aventures de Télémaque, dans Fénelon� Œuvres, éd� de J� Le Brun, éd� cit�, t� II, p� 59) et cette citation de saint Paul recontextualisée par la Dissertatio- : le pape peut tout « ad aedificationem, nihil ad destructionem » (Dissertatio, p� 26-- la citation provient de la Deuxième Épître aux Corinthiens, X, 8�) ? Le Roi comme le pape existent uniquement pour le bien de ceux sur qui s’exerce leur autorité� Dans tous les cas, c’est un gouvernement de l’Amour que désire le chantre du Pur Amour� 186 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 dans l’existence constante en lui d’une tension qui l’amène à chercher le point de conciliation entre deux pôles opposés, dans tous les domaines de sa pensée, politique, philosophique, théologique, qu’il trouve sa frappante cohérence et son ouverture intellectuelle à tous les possibles� Sa définition de l’autorité du pape n’a pas conduit au consensus qu’il espérait, elle continue en revanche aujourd’hui encore de poser les questions fondamentales qui font avancer la pensée� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 Fénelon et les nouvelles frontières du discernement spirituel Benedetta Papasogli Libera Università Maria Ss. Assunta, Rome Le sujet que nous proposons ici est loin d’être inexploré� L’ouvrage de Pauline Chaduc sur la rhétorique de la direction spirituelle chez Fénelon 1 , ainsi que l’article où François Trémolières a éclairé certaines positions de Fénelon concernant l’examen de Mme Guyon et la querelle du pur amour 2 , nous permettent de passer rapidement sur les aspects de notre sujet qui seraient - sans ces précieuses contributions - les plus urgents et incontournables� Pour annoncer la perspective qui sera la nôtre nous emprunterons le chemin d’une digression-: le dernier livre du Télémaque nous offre, à propos du discernement, une parabole exemplaire dont notre propos suivra, en fait, le mouvement� Ce livre commence dans la lumière� Au cours d’une dernière navigation, Télémaque avoue à Mentor qu’il conçoit désormais de façon claire les enseignements qu’il a reçus� La similitude des objets qui sortent peu à peu du chaos d’une connaissance confuse 3 est là pour nous rappeler à quel point dans la pensée de Fénelon - nous y reviendrons - intelligence claire et libre élection ne font qu’un même acte ou s’accordent harmonieusement� Mais dans l’île déserte où le vaisseau doit aborder à cause d’une soudaine accalmie des vents, Télémaque manque de reconnaître un homme, son père, Ulysse, déguisé sous le nom fictif de Cléomène� En même temps, les « motions » affectives qui accompagnent, dans la tradition spirituelle, le discernement des esprits, agissent avec violence� Télémaque est plongé dans la désolation et dégoûté de ces mêmes maximes qui lui étaient apparues en pleine lumière, notamment de cet idéal de pur amour qui resplendit dans une conception sacrificielle de la royauté� Après avoir vu clair, il passe donc par la nuit du non-voir, pour 1 Chaduc, Pauline� Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Champion, 2015, voir en particulier le chap� « Le discernement des esprits, un instrument de connaissance d’autrui »� 2 Trémolières, François� « Le discernement fénelonien », dans Simon Icard (dir�), Le discernement spirituel au dix-septième siècle, Paris, Nolin, 2011, pp� 81-92� 3 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, dans Œuvres, éd� par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1997, t� II, p� 311� 188 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 arriver enfin à cette expérience de la divinité - l’épiphanie de Minerve - qui le confirme dans sa vocation d’homme-: « Je vous ai montré par des expériences sensibles les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner 4 »� Cette page du roman pédagogique nous fournira l’articulation de notre réflexion� Dans un premier moment, l’examen de quelques occurrences de la notion de discernement chez Fénelon nous amènera à reconsidérer la ligne de crête qui sépare l’acte intellectuel, distinguant entre le vrai du faux, et le don spirituel du discernement-; mais c’est dans la nuit, ou plutôt dans le crépuscule de l’homme intérieur, que se font jour ces nouvelles frontières du discernement dont Fénelon est, me semble-t-il, l’explorateur incomparable-; et c’est dans un dépassement de l’idée de discernement, vers une plus complexe déclinaison de l’idée d’épreuve et de purification, que les apories du discernement fénelonien trouvent, enfin, leur solution� * Les mots discerner et discernement sont souvent utilisés par Fénelon comme synonyme de vision claire et de distinction sûre, dans des domaines variés dont nous proposons ici quelques exemples� Le duc de Bourgogne, dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, est invité à « discerner entre [ses] conseillers ceux qui le flattent de ceux qui ne le flattent pas 5 », et à ne pas manquer de discernement à l’égard des mérites véritables 6 � D’autres occurrences concernent la relation entre l’homme et Dieu-: dans la Réfutation du système du père Malebranche, où Fénelon affronte la question de la liberté de Dieu et de ses « volontés particulières 7 » (objet typique, et suprême, du discernement dans l’expérience spirituelle), il s’attarde à s’interroger sur les « règles » pour discerner les expressions figurées de l’Écriture d’avec celles qu’il faut « prendre religieusement dans toute la rigueur de la lettre 8 »� Par ailleurs, la plus obscure des « volontés particulières » de Dieu, le mystère de la prédestination, s’exprime également en termes de discernement, qui devient alors le synonyme de la préférence de Dieu pour les élus 9 � Il est remarquable que dans des lieux aussi divers de son œuvre l’archevêque assigne au discernement une fonction objective et synthétique-: pour l’homme à la recherche de Dieu, choisir entre Dieu et ses « figures »-; pour Dieu (et pour le roi), distinguer et choisir les hommes� L’unité des deux aspects s’opère à l’intérieur 4 Ibid�, p� 325� 5 Œuvres, t� II, p� 976� 6 Ibid�, p� 1002� 7 Voir notamment Réfutation du système du Père Malebranche, dans Œuvres, t� II, pp� 376-383� 8 Ibid�, p� 416� 9 Ibid�, p� 466� 189 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 de l’homme spirituel qui cherche à se connaître en Dieu- ; au-delà de tout effort de raison dans l’examen de soi, c’est la sagesse de l’amour qui éclaire le regard jusqu’à produire des vues nettes et distinctes-: « Dès que vous serez véritablement touché […] vous verrez, par les yeux pénétrants de l’amour, tout ce que les autres yeux ne discernent jamais 10 »� Dans ces usages d’un mot ou d’une idée, nous relèverons, pour commencer, la valorisation de la clarté� Jacques Le Brun dans les toutes dernières lignes de ses conclusions sur Le discernement spirituel au XVII e siècle - le beau volume d’actes dirigé par Simon Icard - annonçait l’aube d’un « autre » discernement, celui dont Descartes pose les règles dans le Discours de la méthode-: « […] la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison […] 11 »� Dans de nombreuses pages de Fénelon, ce cartésien, l’« autre » discernement, que Jacques Le Brun définit comme « anthropologiquement plus fondamental 12 », impose ses lumières, qui - loin d’être achetées chèrement par un exercice subtil - sont douces et universelles comme le soleil de la Création� N’oublions pas que Fénelon cartésien est aussi le spirituel volontariste qui a souligné, plus que tout autre auteur spirituel du XVII e siècle, l’unité de « penser » et de « vouloir », le « vouloir » étant lui-même une manière d’être de la pensée 13 � Or la Démonstration de l’existence de Dieu, dans son hymne à l’homme, transpose sur la liberté de la volonté cette gloire quelque peu cornélienne - outre que cartésienne - qui nimbe les actes de la connaissance claire et distincte-: Quand je veux une chose, je suis maître de ne la vouloir pas-; quand je ne la veux pas, je suis maître de la vouloir� […] Je sens que j’ai un vouloir, pour ainsi dire à deux tranchants, qui peut se retourner à son choix vers le oui et vers le non, vers un objet, ou vers un autre� 14 On ne peut ne pas noter que Fénelon utilise ici, la référant à la volonté de l’homme, cette image de l’épée à double tranchant que l’Écriture réserve à la Parole de Dieu précisément dans son action de juger, de distinguer, de disjoindre les fibres obscures et enchevêtrées de l’âme humaine 15 � 10 Lettres sur divers sujets concernant la religion et la métaphysique, lettre VII, dans Œuvres, t� II, p� 827� 11 Le Brun, Jacques� « Discernement des esprits, discernement spirituel, discernement intérieur », dans Le discernement spirituel au dix-septième siècle, op. cit., pp� 95-103-: p� 103 (voir Descartes, Le discours de la méthode, I ère partie, éd� Adam Tannery, Paris, Vrin, 1966, t� VI, p� 2)� 12 Ibid�, p� 103� 13 « […] la volonté n’est qu’une modification de la pensée », La nature de l’homme expliquée par les simples notions de l’être en général, dans Œuvres, t� II, p� 854� 14 Dans Œuvres, t� II, p� 571� 15 Voir Hébreux 4, 12-13� 190 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 À ce niveau du discours, la spiritualité épouse donc sans effort, sous un ciel raréfié, la forme abstraite d’une métaphysique� « Élection n’est qu’un jugement » déclarent de façon elliptique les Esquisses concernant l’apologétique 16 � Et l’Avertissement aux Explications des maximes des saints, là où Fénelon présente les enjeux de son œuvre, nous confronte à une sorte de paradoxe-: après avoir découragé le « public » de l’examen des ouvrages des saints, « car l’homme animal ne peut ni discerner ni goûter les choses de Dieu telles que sont les voies intérieures 17 », l’auteur annonce son intention qui est précisément la divulgation du « secret », la rupture du « silence en cette matière 18 » et l’acte d’ « éclaircir », de « démêler le vrai d’avec le faux », au moyen de continuelles bifurcations où le choix de « parler » d’une manière ou de l’autre (« parler ainsi… 19 ») équivaut à marcher dans le droit chemin ou à s’égarer� La métaphore du « dictionnaire par définitions 20 » s’entrelaçant avec celle des « voies », la distinction du vrai d’avec le faux vient envelopper et, d’un certaine manière, contenir le discernement de ces « choses de Dieu » que sont les voies intérieures� « Quiconque passe cette borne est déjà égaré 21 » lisons-nous dans une phrase ambiguë où, d’après le contexte, la borne peut être soit la tradition de l’Église, soit l’amour pur-: la doctrine ou l’expérience, l’ensemble des définitions ou « le terme de toutes les voies que les saints ont connu »� Si, comme le remarque Jacques Le Brun, un nouveau discernement est en train de se faire jour, l’œuvre du théoricien de l’amour pur est sans doute le lieu où un ancien « secret » et une nouvelle « clarté » se rencontrent, parfois au prix d’un involontaire défaut du texte 22 qui entremêle des plans différents par des glissements inaperçus� * Mais tout un courant d’études, qui a dans un livre bien connu de Geneviève Rodis-Lewis son œuvre fondatrice 23 , a montré que la clarté cartésienne - 16 Dans Œuvres, t� II, p� 880� 17 Dans Œuvres, t� I, p� 1002� 18 Ibid�, p� 1001 et suiv�, également pour les citations qui suivent� 19 Voir p� 2014, 2017, etc� 20 Ibid�, p� 1006� 21 Ibid�, p� 1004-: « Cet amour pur est le plus haut degré de la perfection chrétienne� Il est le terme de toutes les voies que les saints ont connu� Quiconque n’admet rien au-delà est dans les bornes de la tradition� Quiconque passe cette borne est déjà égaré »� 22 Nous utilisons ici le titre d’un article de Jacques Le Brun qui porte, comme l’on sait, sur tout autre sujet- : « Fénelon: l’involontaire défaut du texte », Cahiers de lectures freudiennes, n° 15-16 (1988), pp� 59-68� 23 Rodis-Lewis, Geneviève� Le problème de l’inconscient et le cartésianisme, Paris, PUF, 1985 [1950]� 191 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 lorsqu’elle rencontre la profondeur augustinienne - se traduit en découverte de terres inconnues- : le pressentiment d’une nouvelle psychologie, amorçant ce qu’on appellera plus tard l’inconscient, est l’ombre qui redessine les nouvelles frontières de la clarté� Fénelon n’est pas parmi les moralistes qui ont exploré, tels Nicole ou Lamy, l’action des « pensées qu’on ne pense point » ou des idées « accessoires et furtives 24 » aux marges de la conscience-; mais il est le maître spirituel qui a renouvelé le plus radicalement l’appréhension psychologique des « voies intérieures », avec des conséquences aussi bien dans l’expérience que dans la pédagogie du « discernement des esprits » - pour utiliser l’ancien syntagme que Fénelon lui-même préfère à la formule de plus en plus commune à son époque, et non anodine, de « discernement spirituel »� La formule ignacienne « sentir et discerner les divers mouvements qui se produisent dans l’âme 25 » avait élu l’affectivité spirituelle, avec ses « motions » de consolation et désolation, comme le lieu où rechercher la volonté actuelle de Dieu� On se souviendra que Fénelon a été longtemps dirigé par un jésuite, Jacques Le Valois, expert dans la prédication des retraites, bien que Fénelon lui-même n’ait sans doute pas fait l’expérience directe des exercices ignaciens 26 -; et que, d’autre part, le cardinal feuillant Giovanni Bona avait résumé les règles du discernement dans son célèbre traité De discretione spirituum, traduit en français dès 1675 27 (Fénelon, grand estimateur de la Via compendii ad Deum du même Bona, peut-il ne pas avoir connu ce texte capital ? )� Quelques mots-clés d’une tradition si riche nous serviront de repoussoir dans notre lecture, pour mieux apprécier la « nouveauté » fénelonienne : « Le Verbe est très vif et très efficace - lisons-nous chez Bona qui cite ici saint Bernard - […] ç’a esté par les mouvements de mon cœur que j’ai connu sa presence 28 »-; le domaine entier de la vie personnelle est, alors, le champ où reconnaître, par des effets et des signes, « tout de même que l’on connaît un arbre par ses fruits 29 », la vérité des inspirations qu’on a reçues-: « C’est par le renouvellement et la réformation de l’esprit de mon âme […] - Bona donne encore la parole à Bernard- - que j’ai découvert en 24 Lamy, François� Traité de la connaissance de soi-même, t� IV (De l’estre moral de l’homme, ou de la science du cœur), Paris, Pralard, 1697, p� 242� 25 Voir Exercices spirituels, Règles pour le discernement des esprits, pp� 313-336� 26 Voir à ce propos Hillenaar, Henk� Fénelon et les Jésuites, La Haye, Martinus Nijhoff, 1967 (voir, p� 207, des considérations remarquables sur le discernement fénelonien par rapport à la pratique ignacienne)� 27 À propos de ce texte voir, entre autres, Icard, Simon� «La tradition du discernement dans le traité De Discretio [sic] spirituum de Jean Bona », dans Le discernement spirituel au dix-septième siècle, op. cit., pp� 71-79� 28 Traité du discernement des esprits, Paris, chez Jean de Nully, 1701, p� 100� 29 Ibid�, p� 87� 192 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 quelque sorte sa grande beauté 30 »� Remarquons que le traité de Bona ne déclare aucune incompatibilité entre la ferveur des anciennes maximes du discernement et la méfiance, propre à son époque, envers « la malignité de l’inclination naturelle dans la recherche de soi-même 31 »� Or l’œuvre spirituelle de Fénelon nous introduit de plain-pied dans cet espace intérieur dépaysant et ravagé qu’une nouvelle anthropologie a fait sourdre� Trois éléments concourent à le définir- : premièrement, l’emprise universelle de l’amour-propre, voire l’identité entre le moi et l’amourpropre, que Fénelon déclare dans des formules particulièrement sombres-; d’où le soupçon radical jeté sur tout acte de réflexion sur soi� En deuxième lieu, cet espace est un théâtre d’ombres, où le moi humain se perçoit étranger à lui-même, et éprouve sa propre inconsistance� Et pour finir, l’expérience individuelle fait face à un phénomène nouveau par ses proportions-: l’exténuation de l’affectivité spirituelle, avec un réel bouleversement des signes du vécu, qui semblent n’attester la présence de Dieu que par le ressentiment de son absence� C’est de la correspondance la plus privée de Fénelon et de son « cas » personnel que ressort, à propos de ce dernier thème, le récit le plus neuf et dramatique� Dans les lettres écrites par Fénelon à Mme Guyon entre 1689 et 1690, des aveux troublants, loin d’être la confidence pathétique d’un être souffrant, exposent avec exactitude une matière inouïe aux dons de discernement de l’amie- : « Il me semble que c’est un songe, ou que je me moque, quand je cherche mon état, tant je me trouve hors de tout état spirituel […] 32 »� Plus tard les choses n’auront pas changé, à en croire une lettre à la duchesse de Mortemart qu’on peut dater des dernières années de la vie de Fénelon-: Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne� Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens� 33 Le brouillage des signes n’est pas seulement l’effet de l’impossibilité d’ « expliquer » son propre fonds, il dérive aussi du paradoxe d’un « état » ou un « degré » spirituel qui s’exprime par des contre-signes, voire des faiblesses et des chutes où la discrimination entre le volontaire et l’involontaire devient 30 Ibid�, p� 100� 31 Ibid., pp� 258-259 (cité par Icard, « La tradition du discernement… », p� 78)� 32 Correspondance de Fénelon, t� I-V, éd� Jean Orcibal Paris, Klincksieck, 1972-76- ; t� VI-XVIII, éd� Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1987-2007, t� II, p� 102 (à Mme Guyon, 9 juin 1689)� 33 Correspondance, t� XVIII, p� 207� 193 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 de plus en plus subtile 34 � La sécheresse envers les amis se traduit par des mouvements dédaigneux, sans que le cœur en soit troublé� La sécheresse envers Dieu passe de la répugnance à la négligence pour l’oraison, sans que la conscience s’en inquiète� Le fonds inexplicable contredit non seulement les messages de l’affectivité mais aussi les évidences du comportement 35 � Une description psychologique où, par exemple, « indolence 36 » pourrait remplacer la noire « acédie » tout comme la pure « indifférence », laisse entrevoir la révolution qu’opère, dès le début de sa correspondance spirituelle, le lexique de la conscience de soi chez Fénelon 37 � Dans ce creuset, le langage du discernement spirituel se revêt, à la fois, de tours négatifs et de métaphores saisissantes� Avant de devenir une maxime du pur amour, l’attitude non-réflexive naît d’une impuissance- : l’âme que Dieu veut « cacher à elle-même » acquiert un toucher d’aveugle pour avancer dans le non-voir� La règle est alors « de marcher comme un aveugle jusqu’à ce que la muraille arrête 38 », en se tournant « d’abord du côté où [l’on] trouve l’espace libre » (non sans que des incertitudes resurgissent- : « […] dois-je espérer que Dieu me fermera aussi tous les côtés, où je ne dois pas aller ? Et dois-je marcher hardiment, tandis qu’il ne mettra point le mur devant moi pour m’arrêter ? 39 »)-; ou bien de suivre le courant qui entraîne, en mesurant la certitude du chemin à l’aune de son propre abandon-: Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide, qui descend vers le lieu où je dois aller-; je n’ai qu’à ne me laisser pas accrocher, ni aux branches 34 Voir, entre autres, Correspondance, t� II, p� 95- : « Il me semble que mon discernement, pour distinguer dans mes fautes ce qui est volontaire d’avec ce qui ne l’est pas, augmente beaucoup » (à Mme Guyon, vers le 15 mai 1689)� 35 Voir, entre autres, Correspondance, t� II, p� 137 (à Mme Guyon, 10 octobre 1689)� 36 Sur l’ambivalence de l’ « indolence » (cette indolence qui deviendra un chef d’imputation contre la direction spirituelle de Fénelon, au moment de la crise entre Mme de Maintenon et Mme de la Maisonfort et de l’intervention de l’évêque de Chartres), voir une lettre de Fénelon avec des avis concernant la fille de Mme Guyon (Correspondance, t� II, p� 103, 14 juin 1689)- ; et surtout, cet aveu plus personnel-: «Je ne vois en moi qu’une langueur toute naturelle, un relâchement sensible et une indolence même sur ma tiédeur qui devrait me confondre et m’alarmer� Cependant je suis dans une paix sèche et obscure qui va, comme je vous dis, jusqu’à me paraître une indolence » (ibid�, p� 155, à Mme Guyon, 14 mars 1690), redoublé dans la lettre du 11 avril 1690 (p� 159) et dans celle du 25 avril 1690 (p� 160)� 37 Pour une comparaison entre l’ « indifférence » ignacienne et celle de Fénelon, voir Hillenaar, Henk� Fénelon et les Jésuites, op. cit., p� 207� 38 Voir Correspondance, t� II, p� 89 (lettre à Mme Guyon, 16 avril 1689)� 39 Ibid� 194 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 des arbres, ni au sable, ni aux rochers qui bordent le rivage� Le cours du fleuve fait le mien […]� 40 Contrairement aux apparences, la marche dans le non-voir est l’exercice le plus fin du discernement, celui qui exige - nous paraphrasons ici Fénelon - le plus de « simplicité » et de « souplesse 41 »� Un débat passionnant entre Fénelon et Mme Guyon tente de définir cet usage d’une vue seconde, une vue d’aveugle, dans laquelle la foi exprime sa double nature « obscure et lumineuse 42 »� Car Fénelon se refuse à souscrire aux outrances de son amie qui ne « se soucie pas de [se] tromper et de ne [se] tromper pas 43 »- : « À la vérité - dit-il - je vois bien le bons sens de ces paroles qui est que, quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable, qui est sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène 44 », mais la ligne ultime, la « fine pointe » du discernement consiste alors dans une « lumière simple et sans retour de l’âme sur elle 45 », dans une « droiture d’intention » et dans un « mouvement intérieur et délicat à ce qui peut lui plaire [à Dieu] 46 »� À la fois maître et disciple, dirigé et directeur, Fénelon élabore ainsi dans le dialogue avec son amie les conditions d’un discernement qu’on dirait « pur », comme l’amour- ; un discernement qui ne se passe pas de « raison 47 », mais qui se passe de réflexion 48 tout comme d’activité, et qui, d’autre part, s’exerce sur une matière partiellement nouvelle-: l’épreuve de l’absence lorsqu’elle coïncide avec l’état ordinaire de l’âme� On ne sera pas surpris, alors, de constater l’ambivalence entretenue par Fénelon directeur et maître spirituel à l’égard de la pratique du discernement-: d’un côté, la conscience vive d’une tradition à laquelle il fait appel, notamment au plus fort des débats concernant le magistère de Mme Guyon, 40 Correspondance, t� II, p� 139 (à Mme Guyon, vers Noël 1689)� 41 « Pour les répugnances du fond, auxquelles vous dites qu’il faut céder, j’avoue que je ne suis pas assez simple et assez souple pour les discerner » écrit Fénelon à Mme Guyon le 16 avril 1689 (Correspondance, t� II, p� 89)- : le discernement est donc affaire de simplicité et de souplesse� 42 Voir Correspondance, t� II, p� 124 (à Mme Guyon, 11 août 1689)� 43 Correspondance, t� II, p� 113 (18 juillet 1689)� 44 Ibid�, aussi pour les citations qui suivent� 45 Correspondance, t� II, p� 126 (à Mme Guyon, 11 août 1689)� 46 Voir aussi Correspondance, t� II, p� 112 (à Mme Guyon, 17 juillet 1689)-: « L’état de pure foi demande bien qu’on ne cherche à rien voir, pour le chemin par où Dieu me conduit, mais il ne demande pas qu’on marche sans savoir si c’est Dieu qui nous fait marcher-: autrement ce ne serait plus foi en Dieu, mais foi en son propre égarement »� 47 Correspondance, t� II, p� 126 (à Mme Guyon, 11 août 1689)� 48 « Il n’y a donc jamais de foi qui n’ait effectivement sa certitude, mais c’est une certitude sur laquelle on ne peut pas toujours réfléchir » (ibid�, p� 125)� 195 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 avec un accent vigoureux sur la primauté que l’examen de la personne et de son esprit doit avoir sur les définitions de la doctrine-; de l’autre, au cœur même de ce débat, une préférence pour les formules négatives où le discernement épouse la ligne du non-voir 49 � Si le traité de Bona accordait un grand espace à la phénoménologie des faveurs extraordinaires, en établissant une nomenclature qui valait comme un principe de discernement- ; si l’Explication des maximes des saints, en tant que « dictionnaire par définitions », élargit l’entreprise jusqu’à une recodification totale du langage mystique- ; il reste que la litote, la sourdine, la négation inscrite dans les constructions restrictives (« la contemplation n’est que… la sainte indifférence n’est que… 50 ») sont la règle de cette nouvelle clarté- ; il reste, surtout, que dans la pratique vivante de la conduite spirituelle, l’oubli de soi, l’absence d’examens fréquents, le renoncement à « sonder le fond de son cœur 51 » sont les conditions pour apercevoir la voix - délicate entre toutes - de la volonté de Dieu� Un écrit confidentiel comme De l’autorité de Cassien arrive à envisager la possibilité d’un retour sur soi, d’un regard sur les opérations de Dieu, qui, loin d’interrompre l’état de passivité dont le système spirituel de Fénelon a essayé d’établir la permanence, en serait « un exercice très pur 52 »� Les « volontés particulières » de Dieu, nous dit une lettre de 1689, « s’impriment 53 »-: l’âme les suit sans, pour autant, sortir de cette « involonté » qui est son « état très parfait 54 »� Après tout, si Fénelon préfère le syntagme traditionnel « discernement des esprits » à celui de « discernement spirituel » qui valorise de plus en plus le creuset intérieur de la conscience, c’est aussi parce qu’un seul, le saint Esprit, ailleurs il dit le pur amour, scrute et discerne 55 -; et le conseil suprême, dans lequel le thème du discernement reçoit sa configuration la plus proprement fénelonienne, est de « se laisser » - « se délaisser 56 » - à cet 49 Cf� Correspondance, t� II, p� 91- : « Allons toujours par le non-voir, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix » (à Mme Guyon, 30 avril 1689)� 50 Voir la « Conclusion » de l’Explication des maximes des saints (Œuvres, t� I, pp� 1094- 1095)� 51 Cf� Hillenaar, op. cit., p� 207� 52 Publié, avec le Mémoire sur l’état passif, en appendice à Goré, Jeanne-Lydie� La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, Paris, PUF, 1956 (p� 267)� 53 Lettre à Mme Guyon, 26 juin [1689], Correspondance, t� II, p� 106� 54 Ibid, p� 105� Voir aussi-: « Quand Dieu me cachera sa volonté, je veux bien cesser de la voir et me laisser conduire au travers des plus épaisses ténèbres par l’impression intérieure, comme un homme que la nuit surprend et qui se trouve hors de toute route » (p� 150, lettre à Mme Guyon, début février 1690)� 55 Voire le pur amour lui-même qui devient, à la fois, objet et principe de connaissance-: « Je suis très persuadé que le pur amour, quand il a détruit toute propriété, fait éprouver des choses que le seul pur amour est capable d’entendre » (à Mme Guyon, 11 mai 1689, Correspondance, t� II, p� 93)� 56 Voir Correspondance, t� II, p� 105 (à Mme Guyon, 26 juin 1689)� 196 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 Esprit qui imprime le mouvement nécessaire pour marcher, au moment de l’épreuve, dans « l’abîme impénétrable 57 » d’une « volonté inconnue »� * C’est ici que se greffe un développement ultérieur où, me semble-t-il, les traits les plus opposés de la démarche intellectuelle et spirituelle de Fénelon - l’exigence de la clarté et la préférence pour la nuit, l’éthique de la distinction et la mystique de l’unité, l’acuité tranchante et la souplesse désarmée - se réconcilient dans un dépassement mystérieux� Une lettre de 1689 à Mme Guyon introduit, pour expliquer l’identité qui subsiste entre abandon et liberté, une image destinée à devenir un topos de la direction spirituelle de Fénelon-: L’abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit-: ainsi, ce qu’on appelle passiveté, n’est jamais une absolue cessation d’action, mais c’est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu� Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien� 58 L’aveugle devant la muraille, l’homme qui s’abandonne au courant étaient des images guyoniennes, reçues et réélaborées par Fénelon� Le fantasme du Dieu médecin qui incise et cautérise les gangrènes profondes 59 , du Dieu guerrier qui attaque, « le glaive en main », les « derniers replis de notre cœur 60 », du Dieu tailleur qui coupe dans le drap qu’il faut savoir lui présenter hardiment 61 , est parmi ceux qui caractérisent de façon éminemment personnelle la leçon spirituelle de Fénelon� De cette constellation symbolique, il nous importe de souligner ici qu’elle surgit du terrain d’un discours sur le discernement, implicite parfois, mais toujours central dans la correspondance entre Fénelon et Mme Guyon, pour devenir ensuite un topos du directeur-; et, d’autre part, qu’elle prolonge et renverse nettement la représentation de la maîtrise du vouloir humain - « Je sens que j’ai un vouloir, pour ainsi dire, à deux tranchants… »-- telle que Fénelon la propose dans la Démonstration de l’existence de Dieu. 57 Correspondance, t� II, p� 159 (à Mme Guyon, 11 avril 1690)� 58 Correspondance, t� II, p� 86 (à Mme Guyon, mars 1689)� 59 Lettres et opuscules spirituels, XXI (Discours sur les croix), dans Œuvres, t� I, p� 651� 60 Lettres et opuscules spirituels, X (De la parole intérieure), dans Œuvres, t� I, p� 592� 61 Voir Œuvres, t� II, p� 602� 197 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 Sa vie durant, Fénelon entonnera le chant, sourd comme une plainte, de l’indicible « circoncision du cœur »� On lit, dans une lettre de direction de 1706-: Ô le beau partage que de quitter tout, et de se livrer à la jalousie de Dieu qui est le couteau de la circoncision ! […] Les endroits où notre main frappe ne sont jamais ceux où Dieu veut couper� […] mais quand la main de Dieu vient […] elle sait choisir précisément les jointures, pour diviser l’âme d’avec elle-même-; elle ne laisse rien d’intime qu’elle ne pénètre� […]� Les âmes sont merveilleusement purifiées dans le purgatoire, par leur simple non-résistance à la main de Dieu qui les fait souffrir� 62 Les mystiques tant cités par Fénelon ont toujours su que la purification est une forme de connaissance� La lame qui discerne entre le pur et l’impur reconfigure la conscience de soi, fait pressentir les abîmes de l’être, redessine la ligne, toujours reculée, du contact entre le monde de l’homme et le monde de Dieu� Qu’est-ce que la lancette de l’anatomiste, si ce n’est le prolongement des pouvoirs de l’œil et des propriétés de la lumière 63 -? Mais puisque la lancette pénétrante ou le glaive séparateur sont dans la main de Dieu, cette distinction, ce jugement, cette élection amère et salutaire qui discerne les fibres des volontés de l’homme pour libérer en lui l’ « involonté 64 » du pur amour, ne se fait pas dans la clarté de ce matin où l’homme est « dans la main de son conseil 65 »- - selon une expression fréquente, et fort ambivalente, chez Fénelon� Le processus du discernement coïncide, finalement, avec l’épreuve elle-même, et en épouse - sans cesser d’être un exercice de liberté - la substantielle passivité� Si dans l’Explication des maximes des saints Fénelon tente une opération méthodique et radicale de discernement sur les catégories de l’expérience mystique, c’est ici, dans le secret de la communication spirituelle, qu’il explore le plus profondément la métamorphose que le thème du discernement lui-même peut subir au contact avec les nouvelles frontières de la mystique-: frontières enfouies dans ce chemin indifférencié, dépourvu d’étapes et de degrés, de révélations ou de méthodes, auquel mène - qu’on nous pardonne le jeu de mots - l’idéal fénelonien de l’indifférence� 62 Œuvres complètes, t� VIII, p� 672 (4 janvier 1706)� 63 Voir à ce propos Havelange, Carl� De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998� 64 Le terme d’ « involonté », cher à Fénelon, naît lui aussi du dialogue avec Mme Guyon (voir Correspondance, t� II, p� 90)� 65 Cf� Œuvres, t� I, p� 592-593 (Lettres et opuscules spirituels, X, De la parole intérieure)� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Les lettres spirituelles de Fénelon, archevêque de Cambrai Volker Kapp Université de Kiel Fénelon, épistolier prolifique, a écrit beaucoup de lettres spirituelles, mais comment peut-on les distinguer à l’intérieur du corpus immense de sa correspondance ? Gosselin leur réserve dans le volume VIII une section spécifique qui réunit 522 pièces� Après une trentaine adressée à des ecclésiastiques et des religieuses, on y trouve des « Lettres à diverses personnes du monde qui commencent une vie chrétienne 1 », intitulé curieux d’une section contenant par exemple la correspondance avec M me de Maintenon� La section suivante, « À diverses personnes de piété qui vivoient dans le monde 2 », est focalisée sur quelques thèmes ou des destinataires� Comme les éditeurs du XVIII e siècle, l’Histoire littéraire de Fénelon de Gosselin et l’Histoire de Fénelon de Bausset rapprochent ces lettres des écrits spirituels en s’efforçant de les défendre contre les répercussions de la querelle du quiétisme et de la condamnation de l’Explication des maximes de saints par le Bref Cum alias (1699)� En plus, Gosselin remonte aux sources manuscrites afin de libérer les lettres des remaniements inspirés d’un souci d’orthodoxie� Il adopte un ordre chronologique à l’intérieur des différentes sections, invente toutefois autant que possible un titre pour chaque lettre afin que le lecteur trouve « sans peine les lettres analogues à son état et à ses besoins particuliers 3 »� Jean Orcibal a renoncé à ces intitulés aussi bien qu’aux classements soumis à contestation� Le volume XVIII de la Correspondance réunit 502 « lettres spirituelles » provenant surtout des Œuvres spirituelles publiées au XVIII e siècle� Cette donnée oblige à réfléchir de nouveau sur le genre, dont la structure reste à préciser par la critique littéraire� Les premiers exemples de lettres spirituelles datent de l’époque où Fénelon rencontre M me Guyon, le plus grand nombre de ces lettres provient sans aucun doute de la plume 1 Œuvres complètes de Fénelon, Paris etc�, Leroux et Jouby, 1851-1852, 10 vol�, cit� OC VIII, p� 464� 2 OC VIII, p� 540� 3 OC I, p� 164� 200 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 de l’archevêque de Cambrai� On a reproché à Ély Carcassonne de préférer cette correspondance aux autres activités, devenues ces dernières années un champ prisé des chercheurs 4 � Nous focalisons l’attention sur le corpus de cette dernière période de l’existence de notre épistolier sans sous-estimer les travaux prometteurs sur son épiscopat et sans subordonner l’analyse de sa correspondance spirituelle aux débats théologiques� Aussi légitime que soit la méthode de confronter les lettres aux œuvres spirituelles ou théologiques, elle marginalise bien des aspects qui méritent notre attention� Il va de soi que la correspondance liée à la Querelle du quiétisme reste en dehors de notre réflexion bien que notre point de départ soit un ensemble de textes appartenant probablement en majorité à la période précédant l’emprisonnement de M me Guyon� Jean Orcibal exclut de son édition le dialogue poétique entre Fénelon et M me Guyon� Quoique ce choix soit justifié, la poésie se situe plus haute dans la hiérarchie des valeurs littéraires de l’Ancien Régime, où on substituait un poème à une lettre, qu’on écrirait de nos jours, dans des circonstances spécifiques, parmi lesquelles peuvent figurer des expériences religieuses� Face à cette donnée, on pourrait inclure ces entretiens poétiques dans le corpus des lettres spirituelles� La quasi-unanimité des jugements négatifs sur ces vers, dont le ton parfois badin choque les critiques, mériterait une révision, d’autant plus justifiée que la poésie religieuse suit ses propres lois et que ceux qu’on appelle les mystiques s’en servent pour mieux traduire leurs visions difficiles à exprimer en prose� Passant de ces poésies à la correspondance en prose, on retrouve ce badinage quand, à une époque tardive, Fénelon s’appelle lui-même « Tonton 5 », et applique le surnom de « fanfan » à son neveu, le marquis Gabriel-Jacques de Fénelon� Ce sobriquet charmant, qui s’accorde avec le cliché maintenant démodé d’un Fénelon débonnaire, indulgent, voire même gai 6 , ne lui est pas reproché par les critiques� 4 Leduc, Christophe� « Fénelon, archevêque de Cambrai », dans Henk Hillenaar (éd�), Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 2000, p� 114� Voir sur cet argument Deregnaucourt, Gilles / Guignet, Philippe (éd�)� Fénelon. Évêque et pasteur en son temps (1695-17159)-: Actes du Colloque de Cambrai des 15-16 septembre 1995, Lille, Publications du Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1996� 5 Voici un exemple de cette familiarité-: « Bonjour petit fanfan, tu connais la tendresse de Tonton pour toi� » (Correspondance de Fénelon� Texte établi par Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Paris-Genève, Klincksieck-Droz, 1972-2007, 18 vol�, cité CF, ici CF XVI, p� 81)� Il écrit le 1 er décembre 1714 au chevalier Destouches, qui n’est pas un de ses dirigés- : « Vous voyez que votre badinage est contagieux� Vous m’y entraînez » (CF XVI, 421)� 6 Ce cliché est contredit par les aveux de l’épistolier, par exemple CF XVIII, p� 166 et p� 206� 201 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Tandis que Gosselin cherche toujours à mettre en relief un thème prétendu prédominant dans chaque lettre, nous voudrions insister sur la diversité des thèmes abordés par laquelle les lettres spirituelles ressemblent au reste de sa correspondance� À moins d’ériger ses nombreuses lettres à la comtesse de Montberon, la femme du gouverneur de Cambrai 7 dirigée par Fénelon, en modèle de ce genre littéraire, il faut reconnaître qu’il s’en tient rarement à un seul argument et parsème ses lettres les plus diverses de propos religieux dont la qualité ne laisse rien à désirer par rapport aux développements spécifiques des opuscules spirituels� Ces lettres, où sont inclus des conseils ou des considérations morales sans qu’elles soient focalisées sur eux, ne peuvent donc être exclues de notre enquête, d’autant moins qu’elles permettent de cerner quelques spécificités de la lettre spirituelle fénelonienne� La concentration sur un seul thème caractérise surtout les lettres où notre archevêque s’occupe des problèmes administratifs de son diocèse, et, dans un moindre degré, les lettres développant un problème théologique� Il faut en excepter celles adressées à Dom François Lamy, qui passent souvent de l’exposé doctrinal à la parénèse spirituelle� Après avoir expliqué à Lamy la doctrine de la prédestination, la lettre de juillet 1701 se termine par une évocation de la paix des saints qui « ne s’acquiert pas par des raisonnements philosophiques » mais par ce que l’épistolier, renvoyant à saint Paul (1 Cor I, 21), qualifie de « folie de la prédication […]� La paix se trouve, non dans les raisonnements abstraits, mais dans l’oraison simple, non dans les recherches spéculatives, mais dans les vertus réelles et journalières 8 »� Fénelon subordonne le « raisonnement abstrait » entre spécialistes de théologie à la pratique des vertus journalières� À ce propos, sa fameuse lettre à l’évêque d’Arras, Guy de Sève de Rochechouart, sur la lecture de l’Écriture sainte par les laïques, évoque les divergences entre les premiers siècles du christianisme et l’époque actuelle-: […] les livres de l’Écriture sont les mêmes aujourd’hui que dans les premiers siècles […]� Mais tout le reste n’est plus au même état� Les hommes qui portent le nom de chrétiens n’ont plus la même simplicité, la même docilité, la même préparation d’esprit et de cœur� Il faut regarder la plupart de nos fidèles comme des gens qui ne sont chrétiens que par leur baptême reçu dans leur enfance sans connaissance ni engagement volontaire� Ils n’osent en rétracter les promesses, de peur que leur impiété ne leur attire l’horreur du public� Ils sont même trop inappliqués et trop indifférents sur la religion, pour vouloir se donner la peine de la contredire� 9 7 Cf. sur François comte de Montberon CF IX, p� 258, sur son épouse CF XI, p� 55� 8 CF XIV, p� 46, des énoncés analogues dans CF XVIII, p� 208 et p� 220� 9 CF XII, p� 283� 202 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Évoquer les premiers chrétiens en vue de critiquer les défauts des contemporains n’a rien d’extraordinaire depuis la publication des Mœurs des chrétiens (1682) par Claude Fleury� La condamnation explicite d’un christianisme d’accommodation sociale ne se retrouve dans aucune des lettres spirituelles où elle aurait probablement découragé les fidèles qui voulaient être fortifiés par notre homme d’Église� Elle éclaire cependant l’arrière-fond dont se nourrit son zèle à parsemer sa correspondance d’instructions religieuses très concrètes sans que ces passages prédominent dans le message à transmettre� Une difficulté terminologique, dont ni Gosselin ni Bausset ne s’occupent, se manifeste, quand, dans Fénelon, directeur de conscience (1901), Moïse Cagnac plaide pour la notion de « lettres de direction », à laquelle on reproche de construire arbitrairement « un nouveau genre littéraire 10 » sur les bases des données ecclésiales du XIX e siècle� La dénomination de lettre spirituelle reflète toutefois les pratiques spirituelles aussi bien que l’option terminologique de Cagnac� Commentant la lettre du 17 janvier 1702 au duc de Bourgogne, Orcibal cite Albert Delplanque soutenant que « là où il semblait que le cœur dût parler seul […] sera une lettre de direction et de correction 11 »� L’éditeur de la Correspondance n’aurait pas repris ces deux notions s’il ne les jugeait pertinentes� Selon François Varillon, la première version de De l’éducation des filles est « plutôt une longue lettre de direction 12 », jugement qui nous semble bien caractériser cet écrit difficile à classer� Il faut donc procéder avec prudence en constituant un corpus de lettres spirituelles� Du point de vue de la forme, la première version de De l’éducation des filles 13 ressemble à la Lettre sur la direction dont on ne connaît pas le destinataire� Ces deux textes rappellent plus le genre du traité, du mémoire ou du discours que celui d’une lettre� La Lettre sur la direction ne fournit aucune définition du genre littéraire ni un plaidoyer en faveur d’un terme spécifique� Elle s’occupe de la direction en tant que pratique religieuse en soulignant que le directeur, personne difficile à trouver, doit allier une grande expérience et un jugement net à l’humilité de laisser la préférence à la volonté de Dieu qui guide le dirigé en même temps que le dirigeant� Elle met donc les visées spirituelles au-dessus des paradigmes du genre épistolaire� Le critique littéraire est tenu à admettre 10 Mellinghoff-Bourgerie, Viviane� « L’écrivain au service des âmes-: tradition et avatars de l’épistolarité spirituelle », dans Olivier Millet (éd�), La Spiritualité des écrivains, Genève, Droz, 2008 (Travaux de littérature publiés par l’ADIREL), p� 125� 11 CF XI, p� 198 citant Fénelon et la doctrine de l’amour pur d’après sa correspondance avec ses principaux amis, Lille, Lefebvre-Ducrocq, 1907, p� 52� Voir également CF XVIII, p� 178� 12 Varillon, François� Fénelon et le pur amour, Paris, Seuil, 1957, p� 45� 13 Destiné originairement au duc de Beauvillier� 203 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 cette prépondérance de la pratique religieuse qui relativise toute systématisation littéraire� La difficulté terminologique se réduit dès qu’on s’en tient aux données historiques� L’Epistolario espiritual de Jean d’Avila traduit par Gabriel Chappuys est publié sous le titre d’Epistres spirituelles (1588) et l’édition princeps des lettres de François de Sales, procurée par Jeanne de Chantal et Louis de Sales, s’intitule Epistres spirituelles (1626) 14 � En substituant le mot démodé d’épître par lettre, on reprend la terminologie du XVII e siècle� Il reste toutefois à préciser le profil spécifique de notre auteur dans le contexte des guides spirituels ainsi que de l’épistolarité qui s’y rattache au XVII e siècle� Pauline Chaduc qualifie sa correspondance de « document historique majeur pour comprendre la pratique de la direction spirituelle, ses ambiguïtés et ses ressources », par laquelle Fénelon a « donné au patrimoine littéraire une œuvre de premier plan 15 »� D’après Chaduc, son épistolarité est centrée sur « la manière dont Dieu agit dans l’histoire individuelle 16 », elle est donc subordonnée à un but extralittéraire, par lequel elle s’émancipe de la réglementation du genre épistolaire, ouvert par principe à bien des déviations individuelles� À sa nièce, Mère Marie-Marthe de Chantérac, entrée vers 1690 au Premier Carmel de Bordeaux 17 , Fénelon inculque d’obéir « à la règle, si vous voulez qu’on vous obéisse, ou, pour mieux dire, faites obéir non à vous, mais à la règle, après que vous lui aurez obéi la première 18 »� Toutes les fois qu’une telle parénèse, typique de sa conception de la vie religieuse, est au premier plan, nous avons affaire à une lettre spirituelle servant à former les destinataires ou à confirmer leur attente� Privées des allusions individuelles, ces lettres se métamorphosent en opuscules spirituels� Bien que l’épistolier affirme au duc de Bourgogne qu’il se garde de se « mêler des affaires qui sont au-dessus de [lui], et principalement de celles de la guerre [qu’il ignore] profondément 19 », il avance des directives spirituelles pour régler la conduite des destinataires dans le camp� Lors du siège de Douai en 1712, il conseille à son neveu de se borner à ses fonctions et passe sans transition au plan religieux-: 14 Mellinghoff-Bourgerie, Viviane� François de Sales un homme de lettres spirituelles, Genève, Droz, 1999, p� 195� 15 Chaduc, Pauline� Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Champion, 2015, p� 666� 16 Op� cit�, p� 507� 17 CF XVII, p� 33� 18 CF XVI, p� 66� 19 CF XIV, p� 64� 204 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Laissez tomber tout empressement naturel, et écoutez en paix et en silence ce que Dieu demande de vous� Ensuite, faites-le simplement� Vous verrez […] que l’esprit de grâce vous fera tenir sans hésitation le juste milieu� 20 Sans prétendre s’immiscer dans la logique des stratégies de combat, il trouve moyen de faire valoir les principes de la foi qui, déterminant la vie militaire aussi bien que la vie civile, aident à trouver la voie appropriée à toutes les conditions de vie, celle du juste milieu� La correspondance avec son neveu abonde aussi bien en instructions religieuses qu’en conseils pratiques, dont l’analyse permettrait d’évaluer les mécanismes de la vie militaire et de la vie de Cour� Passant au tutoiement, une lettre conseille au neveu blessé à la jambe-: « Ne néglige rien pour ta guérison » en ajoutant la remarque-: « Il faut être paisible, simple, gai, sociable, en portant le royaume de D[ieu] au-dedans de soi 21 »� Les maximes chrétiennes gardent leur valeur dans le camp militaire où l’agressivité guerrière est à bannir de la sociabilité déterminée par un comportement paisible, simple et gai� La lettre intitulée « À un militaire 22 » documente la volonté de dispenser des leçons de morale aux nobles servant dans les armées du Roi Soleil 23 � On pourrait parler de fragments d’une lettre spirituelle et en composer un texte analogue à la « Lettre spirituelle 491 24 », à tort toutefois parce que la manière de présenter la parénèse s’intègre dans les lettres d’amitié, un des modèles de la lettre spirituelle� Un soldat reçoit cependant un autre type de lettre qu’une personne vivant dans un monastère ou disposant d’une certaine indépendance dans la vie privée� Fénelon cherche à respecter les exigences de chaque statut de société tout en s’efforçant de transformer le style de vie dans le monde par un esprit évangélique� La correspondance avec le Vidame d’Amiens, un des fils du duc de Chevreuse et le transmetteur confidentiel de la lettre du 17 septembre 1708 au duc de Bourgogne, commence par un exposé centré sur « la vanité et l’illusion du songe de cette vie� […] La vie qui est si fragile pour tous les hommes, l’est infiniment davantage pour ceux de votre profession 25 »� Le parallélisme avec un opuscule spirituel attaquant le mondain qui, faute de 20 CF XVI, p� 76� 21 CF XVI, p� 89� Les lettres spirituelles abordent souvent ce thème (CF XVIII, p� 135, p� 202)� 22 CF XVIII, pp� 204-206� 23 Claude Fleury élabore alors Le soldat chrétien, ouvrage publié posthume en 1772, qui « avait pour mission d’effacer le souvenir du manuel homonyme d’Érasme » (Preyat, Fabrice� « Le manuel du Soldat chrétien de Claude Fleury-: idéologie nationaliste et pensée sociale catholique », dans Jean Garapon (éd�), Armées, guerre et société dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr, 2006, p� 107)� 24 CF XVIII, pp� 220-221� 25 CF XII, p� 149� 205 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 foi, « n’a jamais rien vu et a passé sa vie dans l’illusion d’un songe 26 » n’autorise pas d’en déduire le critère d’une lettre spirituelle� La pratique religieuse, qui se nourrit de la cristallisation des expériences dans une forme écrite, garde une priorité absolue sur le raisonnement théologique� Fénelon recommande à la comtesse de Montberon de lire des lettres et des entretiens de saint François de Sales « remplis de grâce et d’expérience 27 », mais il tient à ce que cette lecture spirituelle soit encadrée dans une vie de prière� Interrogé par Lamy sur un ouvrage de J�-J� Duguet traitant la prière publique 28 , il avoue qu’il ne le connaît pas, mais il partage les réserves du bénédictin-: Je ne suis pas surpris de ce que vous trouvez que l’auteur n’a aucune expérience de la vie intérieure et de l’oraison� En tout art et en toute science où il s’agit de la pratique, ceux qui n’ont qu’une pure spéculation ne sauraient bien écrire� Laissez dire ceux qui raisonnent sur la prière au lieu de prier, et contentez-vous de ce que D[ieu] vous donne� 29 La spéculation théologique présuppose la vie spirituelle� En épistolier autant qu’en théologien, Fénelon met la pratique religieuse au-dessus du raisonnement abstrait� Réconfortant le destinataire contre les attaques acharnées de Malebranche critiqué par celui-ci, il transforme l’interdiction d’écrire imposée par ses supérieurs de la Congrégation de Saint-Maur en instruction spirituelle- : « […] je vous trouve fort heureux de n’avoir qu’à vous taire, en obéissant 30 »� La lettre du 30 septembre 1708 à Marie Christine de Salm s’autorise de saint Paul (1 Cor I, 25) pour soutenir : Tout ce qui s’appelle esprit et critique est dangereux� […] Bienheureux les pauvres d’esprit, et qui n’ont point l’avarice de raisonner, de savoir, et de posséder en propre toutes leurs lumières� La bonne science est celle de J�C� crucifié et la vraie sagesse est la folie de la croix� 31 Les « pauvres d’esprit », dont la science est « la folie de la croix », sont érigés par ces lettres spirituelles en modèles du chrétien en insistant sur les liens entre science théologique, spiritualité et pratique de la vie chrétienne� 26 Fénelon� Œuvres, vol� I, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1983, p� 705� 27 CF X, p� 71� Voir également CF X, p� 73 et CF XVIII, p� 157� 28 Duguet, Jacques Joseph� Traitez sur la prière publique et sur les dispositions pour offrir les saints mystères et y participer avec fruit, Paris, 1707� 29 CF XIV, p� 7, thème traité par exemple dans CF XVIII, p� 89, p� 104, p� 179� 30 CF X, p� 112� 31 CF XIV, p� 76� Voir également CF XVIII, p� 122� 206 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 La princesse Marie-Christine de Salm, dégoûtée des difficultés du gouvernement de l’abbaye de Remiremont, est dissuadée de se retirer dans sa famille par l‘exhortation-: Passez-vous en esprit de foi de tous les secours extérieurs dont la Providence vous prive� Quand Dieu ne les donne pas, il supplée par lui-même […] la croix est notre partage en ce monde� Nous n’y sommes que pour souffrir� Heureux qui aime sa croix� 32 Aimer sa croix n’est pas une maxime réservée à ceux qui ont choisi la vie consacrée, c’est l’exigence déterminant la vie chrétienne dans le monde� Aussi Fénelon conseille-t-il au Vidame d’Amiens de lire, de prier tous les jours à certaines heures réservées, de fréquenter les sacrements, de fuir toutes les occasions de dissipation [qu’il peut] retrancher, sans manquer aux véritables bienséances de [son] état� 33 La lecture spirituelle et la parénèse transmise par une lettre ne porte de fruits qu’à condition d’être flanquée de la prière et de la fréquentation des sacrements� Fénelon invoque un principe anthropologique pour avertir le Vidame d’Amiens d’un défaut qui concerne deux domaines-: son « esprit est en sa manière aussi sensuel que [son] corps » de sorte qu’il risque de « perdre le temps le plus précieux qui est destiné ou aux exercices de religion […] ou aux devoirs du monde 34 »� Le parallélisme des « exercices de religion » et des « devoirs du monde » caractérise bien ce volet de la correspondance de l’archevêque� Ses lettres d’amitié, qui se caractérisent par la diversité de ses propos, sont parsemées de renvois à la croix imposée dans la vie quotidienne� Dès que le marquis de Fénelon est à Paris, son oncle lui demande de « s’accoutumer dans le monde à la fatigue de l’esprit » en expliquant cet effort dans une optique religieuse� Offrez cette contrainte à Dieu-: c’est accomplir sa volonté par les devoirs de votre état-; c’est faire une bonne pénitence de vos péchés-; c’est sacrifier à Dieu votre repos, votre goût, vos commodités� 35 32 CF XII, pp� 199-200� Sur sa fonction cf. CF XI, p� 272� 33 CF XIV, p� 81� Voir également CF XII, p� 239, p� 211� 34 CF XIV, p� 208� Voir également CF XVIII, p� 101� 35 CF XVI, p� 115� Voir également CF XVIII, p� 108� 207 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Sa correspondance insiste sur le sacrifice imposé par la vie de société tandis que ses opuscules spirituels mettent en garde contre les illusions du monde� Fénelon avoue-: « Je sais qu’on ne peut pas être toujours si rangé », réserve suivie de l’exhortation : « il faut tâcher d’en trouver quelques-uns qui joignent à un vrai mérite la condition et même quelque rang 36 »� Cependant il préfère une vie chrétienne s’arrangeant des relations sociales à une rupture avec la société 37 � Sa correspondance contrebalance dans ce point le rigorisme de ses écrits spirituels sans jamais le renier� Fénelon sait réconcilier deux exigences à première vue opposées� Quand son neveu est finalement forcé à faire opérer sa jambe, l’oncle plaint ses douleurs en les rattachant en même temps à la foi-: […] il faut s’abandonner à Dieu et aller jusqu’au bout� Le courage humain est faux-; […] Heureux le courage de foi et d’amour ! il est simple, paisible, consolant, vrai et inépuisable, parce qu’il est puisé dans la pure source� 38 Ce propos correspond aux thèmes traités par les lettres spirituelles, mais le reste de cette lettre ne se prête pas à être transformé en opuscule spirituel selon le modèle des instructions dont M me de Maintenon a constitué un recueil� Jacques Le Brun a identifié la provenance d’opuscules spirituels des lettres, aujourd’hui perdues, adressées à M me de Maintenon, sans qu’on puisse vérifier les modifications que ces textes ont subies par des instances indépendantes de l’épistolier 39 � Dès que les « lettres spirituelles » réunies dans le volume XVIII de la Correspondance n’autorisent aucune délimitation nette de la correspondance parsemée de conseils religieux parmi d’autres arguments, il faudra identifier la motivation qui pousse l’archevêque à transmettre de tels messages� Les circonstances de sa vie jouent un rôle plus que marginal dans l’essor de l’épistolarité fénelonienne� Banni par Louis XIV de la Cour, Fénelon est censé restreindre la direction à son diocèse de Cambrai� En effet, il ne 36 CF XVI, p� 115� 37 Il écrit à la comtesse de Gramont : « Versailles ne rajeunit pas de même-; il y faut un visage riant, mais le cœur ne rit guère� […] Il y a une foule de petits soucis voltigeants qui viennent chaque matin à votre réveil […]� Voilà ce qu’on appelle la vie du monde, et l’objet de l’envie des sots� Mais ces sots sont tout le genre humain aveuglé » (CF IV, p� 27)� Il reviendra à l’argument le 12 septembre 1697-: « C’est le pur amour, que d’aimer les gens qui ne sont plus à la mode� L’amour intéressé est celui de la cour » (CF VI, p� 37)� 38 CF XVI, p� 142� Cf. « À une malade » CF XVIII, p� 185� 39 Le Brun, Jacques� « Les Œuvres de piété de Fénelon� Critique textuelle et histoire de la spiritualité », Revue des sciences philologiques et théologiques, 61 (1977), pp�-6-15� 208 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 cesse d’affirmer qu’il n’écrit « plus à personne hors de ce diocèse sans une absolue nécessité », et il ajoute : « Je crois que le silence que je garde sera de votre goût, et qu’il convient à mon état� Je me borne à mes fonctions 40 »� Cette déclaration de principe est à nuancer par des données qui la contrebalancent� Sans lui imputer une duplicité, il faut noter l’impact de la disgrâce sur l’essor de son écriture épistolaire� Bien que soumis à la volonté du Roi, il aimerait garder ses relations personnelles et poursuivre ses échanges avec les personnes qui l’estiment et qui lui tiennent à cœur� La plupart de ses dirigés ne se laissent pas impressionner par la polémique publique contre sa doctrine et les propos injurieux contre sa personne� L’avis adressé à François Lamy en 1700 est précédé en mai 1699 par l’aveu au duc de Chevreuse qu’il se prive « d’une telle consolation au milieu de tant d’amertumes », donc les lettres de ses amis le soutiennent dans les vicissitudes de son existence� Aussi promet-il de répondre à l’avenir « par les voies particulières, mais point par la poste 41 »� Son jeu de cache-cache s’explique par plusieurs raisons� L’espionnage qui gêne désormais ses échanges épistolaires nécessite la transmission des lettres par des personnes de confiance afin de le préserver des hostilités contre sa personne, discréditée par ses adversaires avec l’intention de condamner plus facilement sa théologie� Toutefois la fameuse lettre à M me de Maintenon sur ses « défauts 42 » exige la confidentialité sans laquelle un tel inventaire des faiblesses d’une dirigée se métamorphoserait en invective scandaleuse� La discrétion, un des présupposés du dialogue entre dirigeant et dirigé, dicte le message au marquis Gabriel-Jacques de Fénelon-: « Quand vous voudrez m’écrire quelque chose de particulier pour moi seul, mettez-le dans un feuillet détaché, afin que nos amis puissent voir le reste, sans ce morceau-là 43 »� À cette époque-là, le secret épistolier n’interdisait pas la circula- 40 CF X, p� 57� Le 16 février 1706, il affirme au cardinal de Bouillon-: « C’est uniquement par discrétion pour vos intérêts que je me suis abstenu depuis tant d’années de vous témoigner par mes lettres combien je vous suis dévoué » (CF XII, p� 220)� 41 CF VIII, p� 563� Il écrit à la maréchale de Noailles le 30 mars 1703 : « […] depuis 4 ou 5 ans […] je n’ai jamais cru pouvoir me dispenser de répondre aux lettres qu’on m’écrivait� Il ne m’est jamais entré dans l’esprit d’exiger d’aucun de mes amis, qu’il ne me donnât plus de ses nouvelles » (CF XII, p� 24)� Il garde le silence ou parce qu’il ne reçoit pas de lettres ou qu’il n’a personne à qui transmettre la lettre, selon l’aveu à la duchesse Douairière de Mortemart du 27 juillet 1711 : « Il y a bien longtemps […] que je ne vous ai point écrit� Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai trouvé d’autre voie depuis longtemps » (CF XIV, p� 412)� 42 CF II, p� 141� 43 CF XVI, pp� 75-76� Il précise quelques jours plus tard : « Quand tu m’écris, mets sur une feuille tout ce qui peut être vu, ou sur le siège, ou sur les autres choses générales� Mets dans un autre feuillet séparé ce que tu voudras confier à Tonton des fautes de fanfan, ou de l’état de son intérieur » (CF XVI, p� 81)� 209 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 tion d’une lettre dans un cercle exclusif� Par ailleurs, la confidentialité est un des présupposés de l’ouverture sans restrictions exigée des dirigés� On a tort de qualifier sa correspondance avec Mme Guyon de « secrète », parce que Fénelon directeur devait rendre inaccessible à la curiosité du public ses échanges épistoliers avec ses dirigés� Il est toutefois documenté que quelques destinataires copiaient ses messages personnels, afin d’en diffuser quelques sentences 44 ou même des alinéas entiers� Cette pratique n’est pas sanctionnée par notre épistolier� À l’opposé de Pétrarque réunissant lui-même ses lettres, en les modifiant, dans des volumes thématiques, notre archevêque « n’eut aucune part » aux publications anonymes de ses œuvres spirituelles, même si, « après coup, lors de rééditions, il cautionna certaines d’entre elles, acceptant des versions de ses écrits différentes des autographes et dues à tel disciple ou à tel libraire 45 »� Cette donnée ne concerne pas seulement l’établissement du texte mais les principes de son écriture épistolaire� Est-ce un pur hasard si l’abbé de Fénelon écrivait bien moins de lettres que l’archevêque de Cambrai ? Nous ne le pensons pas ! N’est-ce pas plutôt l’indice qu’il préférait le dialogue oral aux échanges par lettres ? Nous osons donc soutenir que les obstacles venant de l’extérieur ne sont pas seulement surmontés par notre épistolier et ses destinataires mais, paradoxalement, qu’elles le poussent à pratiquer l’écriture épistolaire beaucoup plus que pendant les années précédentes� Les circonstances soustraites à sa volonté le forcent à élargir ses activités dans un domaine qu’il cultive bon gré mal gré� La mesure, ordonnée par Louis XIV pour punir Fénelon, nous vaut la plus grande partie du corpus de lettres spirituelles, et le patrimoine littéraire du XVII e siècle serait plus pauvre sans cette circonstance douloureuse pour notre épistolier� Bien que ses lettres à la comtesse de Montberon, les plus nombreuses écrites à une dirigée, portent des traits caractéristiques, on ne les peut pas ériger en modèles des lettres spirituelles de Fénelon, parce qu’elles sont marquées par la conscience scrupuleuse de cette dirigée que le directeur doit sans cesse affronter� En revanche, les lettres mêlant la parénèse aux arguments les plus divers importent autant dans ce corpus que celles focalisées sur la spiritualité� 44 Viviane Melllinghoff-Bourgerie cite quelques « énoncés aphoristiques » qu’elle rattache à la forme de « la maxime enchâssée » (« Fénelon épistolier et la tradition moraliste-- dans le sillage de François de Sales ? », Littératures Classiques, 71 (2010), p� 354)� 45 Jacques Le Brun, dans OF I, p� 1415� Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 Conclusion Yves-Marie Bercé Université Paris-Sorbonne / Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Les singularités de l’œuvre et de la personne de Fénelon sont de nos jours plus accessibles à l’étude qu’elles ne l’ont jamais été� Entraîné de son vivant dans les disputes et les cabales, déguisé aux yeux de la postérité ou, pour mieux dire, victime de la réussite littéraire du Télémaque, il a pâti longtemps d’une fortune posthume mitigée� Ses commentateurs ne savaient pas s’évader des querelles du XVII e siècle ou, plutôt, les adaptaient aux partis pris analogues de leurs propres époques� Aujourd’hui des travaux savants inlassables ont exhumé des textes qui étaient demeurés manuscrits ou qui avaient été très peu diffusés� La publication monumentale par Jean Orcibal, Jacques Le Brun et Irénée Noyé des dix-huit volumes de sa correspondance et puis, de surcroît, une continuité de colloques et de rencontres internationales ont renouvelé l’histoire des rôles et des mérites de Fénelon dans les annales de la littérature, de la pensée et de la spiritualité� Sa réputation de générosité et ses critiques du pouvoir lui ont même valu d’échapper un peu aux politiques récentes de mépris des humanités et d’effacement de l’histoire des Temps modernes� On doit noter que peu d’écrivains ont eu comme lui la chance de bénéficier périodiquement de recueils mémoriels qui posent des jalons dans la carrière d’un auteur, comme le fit en 1939 l’état des travaux dressé par Ely Carcassonne et comme le relaya le nouvel état organisé en 1999 par Hink Hillenaar� Peu d’auteurs encore ont comme lui provoqué dans le lectorat de la postérité des élans fervents non pas seulement de curiosité érudite mais de familiarité intellectuelle ou même de sympathie sentimentale� On ne peut manquer de citer ici la remarque chaleureuse de Saint-Simon-: « il fallait faire effort pour cesser de le regarder »� Le colloque a étudié successivement plusieurs aspects de la personnalité de Fénelon- ; je suivrai son plan, envisageant, à la suite des intervenants, l’humaniste, l’écrivain, l’homme de goût, le politique et le controversiste� Une communication annoncée puis oubliée devait traiter de l’influence d’Érasme sur Fénelon� Qu’il me soit permis d’y jeter un regard préliminaire� 212 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 D’Érasme à Fénelon En dépit d’un écart de deux siècles, les destins d’Érasme 1 et de Fénelon offrent dans une sorte d’empyrée littéraire des similitudes éloquentes� Tous deux, humanistes très savants épris de culture classique, avaient pu être séduits par le lieu commun de leur temps qui accordait aux grands esprits de l’Antiquité un simulacre de sainteté chrétienne� « J’aimerais mieux, écrivait Érasme dans les Colloques, voir périr les œuvres complète de Scot et consorts (c’est-à-dire la scolastique médiévale) plutôt que les livres du seul Cicéron ou Plutarque », et encore-: « je découvre dans Plutarque tant de sainteté que c’est pour moi quasiment un miracle que surviennent dans le cœur d’un païen des pensées aussi évangéliques »� Dans les écrits des illustres Anciens les deux humanistes découvraient non seulement des leçons de sagesse et de bonnes lettres mais aussi des prémonitions évangéliques� Fénelon savait certes quelle prudence était nécessaire pour tenter d’intégrer ces auteurs dans une perspective chrétienne� Aveugle à la révélation, privée de la Grâce divine, ignorant le secours de la Foi, l’Antiquité devait être radicalement séparée de l’ère de la Chrétienté� Les moments décelés de pieuse illumination ne pouvaient donc résulter que d’une analogie, elle ne supposait aucune vraie rencontre et encore moins une éventuelle antériorité� Leur évocation ne pouvait servir qu’à l’éveil d’une honte rétrospective en face de leurs vertus et à la reconnaissance d’une loi naturelle� Un appel implicite de la Providence aurait ainsi pu dicter à Cicéron ou Plutarque des gestes de charité et d’amour désintéressé� Tous deux, Érasme et Fénelon, avaient à la fin de leur vie voué leur plume à la cause de l’orthodoxie et de l’unité de l’Église, Érasme polémiquant contre le luthéranisme et Fénelon contre le jansénisme� Leur engagement dans la défense du Saint-Siège aurait pu les faire élever au cardinalat, promis par Paul IV à l’un et par Clément VIII à l’autre� Le sort avait voulu en même temps que l’un et l’autre puissent passer pour schismatiques et encourir des condamnations romaines� Après sa mort, Érasme, éminent contradicteur des thèses de Luther, se trouva confondu avec les réformateurs, stigmatisé dans les Index de la Sorbonne dès 1542, dans ceux de Milan, de Venise et enfin de Rome en 1559� Il est vrai que quatre ans plus tard, l’Index de Trente limitait sa condamnation à quelques traités, mais la réputation d’hérésie demeurait attachée à son nom, contre les fortes convictions qu’Érasme avait professées de son vivant� On sait que Fénelon quant à lui devait s’armer d’humilité pour recevoir sereinement des avertissements venus de Rome 1 Ce texte doit beaucoup à l’étude de Marie Barral-Baron sur les conceptions de l’histoire chez Érasme dans L’Enfer d’Érasme. L’humaniste chrétien face à l’histoire, Genève, Droz, 2014, 752 p� 213 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 en 1699 et puis se retrancher derrière la référence aux saints mystiques du siècle précédent� La comparaison de leurs vicissitudes de carrière ne s’arrête pas là, elle se présentait sans doute comme une évidence aux yeux de l’archevêque de Cambrai� Tous deux se mettant à l’école de Plutarque en avaient retenu ses réflexions sur les manières d’écrire l’histoire et également ses expériences de pédagogie� Preuve de la circulation intense des Vies de Plutarque et de leur familiarité pour tout lettré du XVII e siècle, sur 53 personnages cités dans les Dialogues des morts, Fénelon en empruntait 37 à Plutarque� Quelle est l’originalité de Fénelon dans le genre des Vies, quel est son sentiment sur les manières d’écrire l’histoire ? Il n’entendait pas se séparer des tâches du savant, mais écartait avec dédain la curiosité insignifiante de l’érudition gratuite, des tristes faiseurs d’annales qui ne connaissent que la chronologie� Il rejetait la trop sage récitation du passé et lui préférait le talent des vies moralisées- ; à tout le moins, il voulait apprécier l’élévation de ce genre� Selon l’abbé de Saint-Réal, à l’unisson de Fénelon, les hommes illustres doivent comparaître devant la postérité pour les petits gestes qui les rapprochent du commun des hommes et non pas pour leurs exploits qui relèvent des laborieuses compilations des historiens recueillant les chroniques des règnes et des faits de guerre� Dans une longue perspective historiographique la conception de Fénelon semblerait ainsi rejoindre les ambitions globalisantes que revendiquent les historiens de nos jours� Les grands hommes devaient à son avis être décrits « tout entiers », c’est-à-dire jusqu’aux petits détails édifiants de leur caractère, jusqu’aux vices des méchants eux-mêmes� Ces minuties morales participent, même négativement, à l’exemplarité que le savant, selon Plutarque et Fénelon à sa suite, a le devoir de faire retentir� Comme vous le savez sans doute, l’utilitarisme moral professé par Rollin au XVIII e siècle redevient ironiquement aujourd’hui la thèse dominante de la pédagogie officielle� Théologien et écrivain Le siècle semblait inventer des attitudes de la prière, des façons de dévotion qui n’avaient pas été imaginées par les Pères de l’Église, ni par saint Augustin, ni par Grégoire le grand, ni par Bernard de Clairvaux� Les « nouveaux mystiques », comme les appelle Bossuet lors de la controverse du quiétisme, étaient a priori suspects parce qu’ils employaient un langage bien éloigné du discours ordinaire de l’Église� C’est de ce silence patristique établi par l’érudition gallicane que prenaient argument les adversaires de l’oraison de pur amour� Comme l’écrivait Antoine Arnauld en 1687, « l’Église de France est maintenant la plus savante de toutes les Églises catholiques et la mieux 214 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 instruite de la doctrine des conciles et des canons »� En fait, la patristique faisait figure de magasin dont les citations ou bien les preuves négatives servaient à toutes mains-; « suivant le sentiment des Pères » pouvait-on écrire sans qu’on fût tenu d’en fournir des références plus précises� Fénelon, luimême, n’échappait pas à ces postulats d’unanimité des Pères� Bossuet voulait arrêter la référence et la révérence traditionnelle à saint Bernard et saint Thomas- : « l’Écriture et la tradition seront ma seule règle »� Fénelon aurait voulu étendre et faire admettre l’autorité théologique jusqu’aux spirituels modernes, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, François de Sales� On sait que Bossuet n’accordait à ces saints personnages qu’une sorte de salut de courtoisie « comme il convient à des auteurs sans exactitude »� Si Fénelon ne possédait pas la faculté constructive des métaphysiciens, il révélait dans ses écrits de controverse une logique continue, non pas rectiligne mais attentive à ses expressions successives, depuis la Réfutation de Malebranche, où domine l’idée de transcendance divine, jusqu’au Traité de l’existence de Dieu, où Dieu est présenté comme immanent, présent dans l’intimité de chacun� À vrai dire, ce sont seulement et très précisément ses recherches de contemplation que Bossuet estimait totalement inexactes� Leibniz, quant à lui, y restait simplement indifférent, parce qu’il ne croyait pas que le mysticisme puisse apporter une expérience plus rare et que l’épreuve mystique, comme toutes les connaissances intuitives, demeure gratuite, inapte à la démonstration-; ce n’est pas, écrivait-il, par la démarche contemplative que Dieu accorde l’accès à un plus haut degré de perfection� La plupart des communications ont illustré les immenses ressources de la correspondance de Fénelon� Sa fortune est due à l’extrême diversité des correspondants et puis à la variété de ses tons épistoliers� Ces tons contrastés demeuraient toujours débordants de sympathie et empreints du plaisir d’écrire que Fénelon a ressenti constamment et plus fortement, bien sûr, dans l’exil et l’isolement de l’archevêché de Cambrai� Il était prompt à établir des liens d’amitié, avide d’entrer dans une telle relation- ; c’était un ressort majeur de son caractère, un besoin personnel avec la hantise d’un refus de réciprocité qui le lançait dans des effusions chaleureuses, dans des élans poétiques dont la ferveur étonne quand la norme de son temps aurait suggéré une simple amitié virile� Un autre trait bien connu de sa personnalité est sa sensibilité toujours prête à resurgir� Soit dans la fonction ecclésiastique du sermon, dont il avait théorisé la composition, le devoir qu’il imposait au prédicateur de tendre moins à la conviction de l’auditoire par une argumentation logique que, très longuement et très répétitivement, d’orienter les fidèles vers la méditation et peut-être la contemplation� Pareillement, en tant qu’écrivain des faits de dévotion il lui arrivait de dénoncer la figure du paradoxe comme une extravagance rhétorique� Ayant 215 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 rejeté cette tromperie du discours, il y revenait pourtant constamment luimême, en raison de la vertu de ce procédé à mieux approcher de l’inexprimable� La ruse du paradoxe serait alors résolue, expliquée, annulée par le contexte-; ainsi désarmée cette irritante figure de style garderait sa capacité à avancer jusqu’au seuil de l’indicible, de l’incommunicable� Amateur d’art Homme de goût, et du goût classique de l’honnête homme comme l’entendait son époque, Fénelon était ami personnel de plusieurs artistes, il s’intéressait à leur métier et à leur travail sur l’objet� Amateur avoué de peinture, il avait même confié au papier des opinions et des recommandations� Il se trouve, hélas, que la critique moderne à trois siècles de distance a cru pouvoir lui imputer une certaine évolution décadente du goût� Il n’est en effet que trop vrai que dans leur postérité involontaire les Aventures de Télémaque ont échappé aux intentions premières de leur auteur� Les inventaires de bibliothèques, les citations des Aventures dans tant de mémoires et souvenirs des XVIII e et XIX e siècles sont les témoins du prodigieux succès du livre� Les personnages et les scènes du roman d’initiation s’ancraient dans l’imagerie mentale intime de milliers de jeunes collégiens et dans les lieux communs romanesques de leurs nombreuses générations� C’est ainsi qu’André Chastel a pu compter une trentaine de tableaux tirés du Télémaque dans les catalogues des salons de 1771 à 1793� Généralisant cette observation, l’historien d’art attribuait à cette mode littéraire et iconographique la mièvrerie et la fadeur du courant pictural de la fin du XVIII e siècle, qualifié péjorativement de « rococo »� D’autres interprétations cependant sont possibles, soit, par exemple, l’hypothèse d’un rapport - même involontaire - entre les préceptes esthétiques de Fénelon et la manière des peintres qui parvenaient à la célébrité au cours des années mille sept cent dix et suivantes, comme Watteau, Jean Raoux, Coypel, Natoire, Lancret etc� Dans ses principes abstraits Fénelon avait fait appel à une beauté intelligente- ; elle rejetterait le goût amolli, efféminé qui serait à la peinture ce que sont les fredons à la musique-; elle ferait passer sur la toile la douceur de la poésie� Ces bonnes intentions recevaient sans doute une application indirecte pendant le temps de la Régence et de la jeunesse de Louis XV où les peintres cités composaient des scènes inspirées du monde fabuleux du Télémaque, parant de couleurs vives ses épisodes d’amours pastorales et leur inventant des détails de décors à la fois sages et bizarres� Une telle réévaluation sereine du goût Régence pourrait rendre justice à cette mode picturale qui prenait alors son élan et se plaçait en tête de la généalogie culturelle du Télémaque� 216 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 La querelle du quiétisme Le récit historique ne peut exposer sans étonnement l’extraordinaire écho dans l’opinion des querelles du quiétisme� Des débats religieux plus graves comme le protestantisme ou le jansénisme étaient certes ancrés dans les passions du temps, mais ils ne suscitaient pas la même attention bruyante, le retentissement scandaleux à la cour, l’intérêt particulier qu’y portait le roi lui-même� L’ampleur et la durée des enquêtes à l’encontre d’une simple visionnaire comme Madame Guyon et la conviction du péril qu’elle ferait peser sur les pouvoirs tant politiques que religieux sont pour le moins surprenantes� Au premier abord, on serait tenté de dénoncer la futilité d’un milieu et d’une époque trop crédules� Ce serait, bien sûr, sous-estimer ces événements-; la méthode historique commande au contraire de comprendre le retentissement de cette crise singulière, alors que le pays traversait des années de disette et subissait une guerre indécise et meurtrière� Il est admis en tout temps que les problèmes de religion puissent affecter l’exercice du pouvoir et l’ordre social� En la circonstance, il s’agissait du passage de ces disputes dans l’environnement du souverain absolu et de sa famille et puis du bouleversement qu’elles pouvaient alors apporter jusque dans le gouvernement du royaume� L‘apparente disproportion de ces faits divers et des crises matérielles contemporaines enseigne à l’historien la gravité de l’implication personnelle du prince, l’imbrication en ces temps et lieux de l’ecclésiologie catholique et des pratiques du gouvernement temporel� Que poussée à d’extrêmes conséquences théoriques la doctrine du quiétisme ait promu un anarchisme aristocratique qui aurait menacé les hiérarchies mondaines, telle a pu être l’opinion des adversaires de cette sensibilité� En fait, on pourrait avancer que l’éclat de la crise morale des années 1690 résultait simplement d’une conjoncture politicienne assez brève où il se trouvait que le souverain absolu paraissait impliqué en personne� Pourquoi la condamnation d’un courant de piété somme toute marginal a-t-elle suscité l’alliance étrange des théologiens, des philosophes et des hommes d’État ? Le temps court des vicissitudes de la famille royale et la personnalisation autoritaire du gouvernement louis-quatorzien, causes médiocres et circonstancielles, auraient donc pu à elles seules retentir dans la Catholicité et puis contribuer à un appauvrissement de la théologie et même au bannissement pour bien longtemps du mot même de spiritualité� 217 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 Fénelon politique Les essais politiques de Fénelon ont reçu jusqu’à aujourd’hui des appréciations apparemment contrastées mais s’accordant en définitive pour y voir une utopie passéiste� Ceux des historiens qui se plaisent à condamner le gouvernement absolu regrettent sa prétendue nostalgie féodale mais lui accordent le mérite d’une anticipation (maladroite) du réformisme des Lumières� À l’inverse, les laudateurs du Grand Siècle en dénoncent la naïveté subversive, périlleuse pour leurs idéaux de l’État et de la nation� Si son projet avait été mis en œuvre par le duc de Bourgogne devenu roi, il aurait, à les entendre, sapé l’exercice du pouvoir, ébranlé la légitimité monarchique et entraîné le pays dans des reculs et des désastres� Ces diverses accusations d’archaïsme ne tiennent en fait pas compte des liens du projet fénelonien avec des événements et des débats tout au contraire relativement récents, ne remontant qu’à la génération précédente� Le trait majeur du système proposé dans les Tables de Chaulnes était la gestion des provinces par les élites locales, représentées dans les assemblées des trois ordres de la société-; il excluait l’envoi de commissaires du pouvoir central-; il imposait la périodicité de réunion des États-Généraux du royaume qui auraient dû être les dépositaires des libertés du pays, c’est-à-dire, avant tout, les maîtres du droit de lever des taxes� Or, ce programme précis avait été bel et bien annoncé d’abord dans les déclarations royales de l’été 1648, puis développé dans les cahiers de doléances pour les États-Généraux qui avaient été huit fois convoqués de 1649 à 1653 et chaque fois repoussés 2 � Ces revendications n’étaient pas irréalistes-; elles correspondaient à une évolution des institutions françaises amorcée dans les années 1560-1590-; elles ressemblaient aux modes de gouvernement de la plupart des monarchies européennes, par exemple, scandinaves, espagnole, anglaise, où le souverain avait à s’accommoder des rôles concurrents traditionnels d’assemblées d’États, parlements ou diètes� Reconnaître une représentation régulière des instances sociales, leur donner une part du pouvoir de décision, c’était une option alternative bien vivante parmi les conceptions politiques de l’époque� Elle était, certes, antagoniste des choix de Louis XIV mais nullement chimérique, puisqu’elle avait été proche du succès en 1651, qu’elle était regrettée par des Protestants en exil comme le pasteur Jurieu et qu’elle serait partiellement esquissée lors de l’expérience de la polysynodie pendant la Régence� Dans cette perspective Fénelon avec son plan n’est plus un unicum historique, il prend place dans la lignée pluriséculaire des opposants aux centra- 2 Cf. Bercé, Yves-Marie� « Le rôle des États-Généraux dans le gouvernement du royaume, XVI e- -XVII e siècles », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles lettres, 2000, pp� 1221-1240� 218 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 lisations étatiques� Légistes plaidant pour les droits des assemblées d’ordres, syndics et orateurs des corps de noblesse, ces auteurs avaient effectivement tiré leurs arguments de conceptions chrétiennes comme le respect de la tradition, le souci du bien public, la dénonciation du machiavélisme d’État� Ce modèle institutionnel, clairement identifié alors, avait été consciemment rejeté par le jeune Louis XIV et, peut-on dire, par la plupart des Français de sa cohorte d’âge� En ce sens, assurément, l’opinion de Fénelon était isolée, mais il n’est pas impossible d’imaginer que l’accès au trône du duc de Bourgogne aurait pu permettre un tel changement dont la Régence a donné ensuite une idée affaiblie� Dans sa réflexion politique Fénelon n’était pas un rêveur mais l’avocat d’un mode de gouvernement réalisé plus ou moins en Suède, en Pologne, en Grande-Bretagne, fondé sur l’idéal de libertés aristocratiques, monarchie limitée, tempérée, ou plutôt « monarchie mixte », selon le terme effectivement utilisé en ce siècle� Il est remarquable que cette version restreinte du pouvoir royal ait été professée par les ducs d’Orléans successifs, Gaston, frère de Louis XIII, le Régent, oncle de Louis XV, et plus tard Louis-Philippe, cousin de Charles X, c’est-à-dire par des princes cadets, structurellement proches du trône, mais aussi écartés de la succession régulière� Situés aux marges des institutions, ils étaient en quelque sorte voués à l’invention d’autres formes de gouvernement� Ce modèle « orléaniste » ou fénelonien se révèlerait donc bien différent de l’image d’utopie irresponsable qu’on lui attribue le plus souvent� La partie la plus vraiment chimérique du projet de Fénelon serait plutôt sa confiance tranquille dans la richesse des campagnes de la France, qui n’avait ni or ni épices, mais qui grâce à sa fortune de moissons et troupeaux pouvait défier les autres puissances de l’Europe� L’abondance merveilleuse de cette civilisation terrienne semblait s’allier nécessairement à l’exercice de la vertu� Pareillement, la fable des Troglodytes composée par Montesquieu, voire encore les Réductions du Paraguay, réalisées pour de bon par les Jésuites, étaient l’une et l’autre fondées sur un isolat rural qui aurait dû pouvoir vivre du sien, solitairement, sans compromettre sa sérénité vertueuse dans les courants troubles du commerce� Au bout du compte, les projets féneloniens pourraient donc recevoir deux interprétations contraires et également plausibles, soit y reconnaître le concept réalisable de monarchie mixte, soit les réduire ou les exalter dans la fiction d’une société prophétique� Ces deux virtualités étaient présentes sous sa plume-; à chacun d’entre vous d’y trouver sa préférence� 219 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 Modernité ? Louer chez un auteur ancien sa supposée modernité relève souvent d’une écriture orientée de l’histoire avide de se reconnaître des pionniers, de la naïve arrogance du temps présent, de la constante tentation de l’anachronisme� Il faut, dit-on, que Fénelon fût précurseur parce qu’en art il dépassait la lecture immédiate du sujet, parce qu’en politique il aurait été un ancêtre du libéralisme et parce que dans la fonction de directeur de conscience il aurait annoncé les lointaines avancées de l’analyse psychique� Ce discours ardent de la modernité n’est pas réservé à un style désuet du commentaire littéraire, vous le retrouverez plus vivace que jamais dans l’introduction officielle dont un ministre a honoré le catalogue de cette exposition� Convenons, avouons de lui accorder quelque vraisemblance� Si son programme politique reprenait des traits de légistes antérieurs et de politiciens de la Fronde, il est vrai aussi que ce type de discours allait connaître dans l’avenir de très nombreuses imitations et paraphrases� Dans le champ de la description des émotions et des états subconscients de la pensée, il est certain que son examen des rêveries de Madame Guyon pourrait très exactement se traduire dans les termes de la psychanalyse banalisée à laquelle nous sommes soumis et habitués� Leur rapport suggère un transfert médiumnique où le confesseur est le directeur, le bénéficiaire- ; il en devient ensuite l’interprète, le passeur, le contrebandier sur les frontières de la théologie� À vrai dire, je crois que Fénelon rendait compte dans le langage de son époque d’expériences qui ne sont d’aucun temps particulier, qui se retrouvent d’âge en âge sous des dénominations diverses et qu’avaient décrites avant lui d’autres savants intuitifs comme Cardan ou Scipion Dupleix� Il est vrai que le couple psychique du confesseur et du medium et les codes de leur relation prennent plus de sens lorsqu’on les compare à des situations et des études très postérieures, plus proches de nous, plus accessibles à nos modes d’analyse� À mon avis, l’image trop simple de modernité serait réductrice de l’intelligence de Fénelon, qui aurait été doté, pour mieux dire, d’une lucidité intemporelle� De même, on a professé que Fénelon serait moderne dans la connaissance des arts parce qu’il savait déceler le talent et la manière d’artistes de son époque et surtout parce qu’il ne s’arrêtait pas à l’identification du sujet d’une peinture et poursuivait au-delà sa compréhension de l’œuvre et son plaisir visuel� Par ce type de regard il paraît plus proche de Vasari, cent ans avant, que du didactisme de Diderot et des platitudes de tant de commentateurs oiseux des salons du courant du XIX e siècle� Il se range dans la famille privilégiée des véritables amateurs qui s’attachent à la valeur picturale d’un tableau, savent interroger sa technique et puis au-delà perçoivent les divers 220 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 types d’intérêts esthétique et intellectuel que l’image peut ou non inspirer à son spectateur� Je laisse là encore le verdict de modernité à votre jugement� À la date de sa mort, à l’instant politique de l’année 1715, Fénelon apparaît bien éloigné de projets de rupture ou de subversion, ou, du moins, sa biographie semble le figer dans une attitude apaisée� Ses puissants détracteurs viennent alors à le regretter� « Je suis fâchée de la mort de Monsieur de Cambrai, aurait avoué Madame de Maintenon� On prétend qu’il aurait pu faire du bien dans le concile, si on pousse les choses jusque là »� « Il nous manque bien au besoin », aurait dit Louis XIV� En effet, dans ses dernières années, dans son diocèse au cœur des espaces de guerre, Fénelon avait employé tous ses revenus au service du bien du royaume� Dans le cadre du territoire frontalier du Cambrésis, il correspondait régulièrement avec le chancelier Voysin, secrétaire d’État à la Guerre� On ne trouva point chez lui d’argent comptant- ; les pertes et les grandes dépenses que lui avait causées le voisinage des armées pendant les trois dernières campagnes, sans qu’il eût rien retranché des aumônes qu’il faisait aux couvents de cette ville, aux pauvres ordinands de son séminaire, aux Filles de la Charité, aux pauvres malades qu’il visitait, aux étudiants qu’il entretenait dans les universités et à une multitude d’autres personnes, avaient absolument épuisé ses revenus� Il finissait sa vie en pasteur, se sacrifiant entièrement aux devoirs spirituels et temporels de sa charge épiscopale� Sa légende dorée allait commencer� Derniers fascicules parus XL, 2 (2015) Lisibilités d’Édouard Glissant Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLI, 1 (2016) Revaloriser le classicisme Coordonnateur : Rainer Zaiser XLI, 2 (2016) Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture Coordonnateur : Francis Assaf XLII, 1 (2017) La contribution de l’archéologie à la genèse de la littérature moderne Coordonnateur : René Sternke XLII, 2 (2017) Bernard Vargaftig ou l’événement de la parole Coordonnateur : Philippe Richard XLIII, 1 (2018) Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi Fascicule présent XLIII, 2 (2018) Regards de la recherche actuelle sur Fénelon : bilan et perspectives pour un troisième centenaire Coordonnateurs : François-Xavier Cuche, Béatrice Guion Prochains fascicules XLIV, 1 (2019) Les faits divers et la littérature Coordonnateurs : Frank Greiner, Fiona MacIntosh XLIII,2 XLIII, 2 2018 Regards de la recherche actuelle sur Fénelon : bilan et perspectives pour un troisième centenaire Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française