Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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XLIV, 1 2019 Les faits divers a l'epreuve du roman (XVI e -XXI e siecles) narr\f ranck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Table des matières F rank G reiner Préface ........................................................................................................ 5 J ean -C laude a rnould Les récits de faits divers du XVI e siècle au miroir de la fiction narrative........................................................................................ 15 F rank G reiner Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme-: François de Rosset et l’affaire Ravalet ..................................................................... 27 n athalie G rande Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique. L’itinéraire de Marie-Anne de Zolleren selon les Historiettes de Tallemant des Réaux et selon La Comtesse d'Isembourg de Mme de Salvan de Saliès ..... 39 P aul P elCkmans Du fait-divers au roman-: à propos des Mémoires d’Anne-Marie de Moras ................................................................................................... 51 F iona m C i ntosh -V arJabédian The Heart of Midlothian-: réflexions sur la littérature de cas et réception française ............................................................................... 63 s ylVain l edda La circulation du fait-divers-au tournant de 1830-: Mingrat et Desrues ................................................................................... 77 m atthieu l etourneux «-C’est un film américain… Non, c’est un fait divers de cette semaine-». Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires....................................................................... 89 C atherine d ouzou Paul Morand et le fait divers. L’espace de la littérature ......................... 105 m arC l its Du fait divers à la nouvelle-: une proximité formelle et narrative ........ 119 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Préface Frank Greiner Université Lille / EA 1061-ALITHILA Aujourd’hui le fait divers est partout. Une enquête de l’Ina parue il y a quelque temps montrait dans son «-baromètre thématique des JT-» qu’entre 2003 et 2013 leur part dans les journaux télévisés des grandes chaînes avait connu une croissance de 73 % et qu’ils représentaient désormais 6,1 % de l’offre globale d’information. Des chiffres à revoir sans doute à la hausse pour les trois dernières années. Mais les chiffres, il est vrai, ne sont pas les seuls témoins intéressants du rôle du fait divers dans notre société. Tout aussi révélateur de l’importance qui lui est prêtée est le nombre d’écrivains contemporains, de Frédéric Beigbeder à Laurent Mauvignier en passant par François Bon, Emmanuel Carrère, Didier Daeninckx, Régis Jauffret ou Le Clézio, qui ont parfois trouvé en lui leur matière première. Et à cela il faudrait ajouter la cohorte innombrable des cinéastes revenant sur une actualité brûlante pour en ressusciter les images chocs, de Roschdy Zem (Omar m’a tuer) à Abel Ferrara évoquant l’affaire DSK dans Welcome to New York. Phénomène de société et phénomène culturel, le fait divers incite évidemment à penser, d’autant plus que son succès grandissant a beaucoup à nous dire sur notre époque. De fait, comme le notait, non sans humour, Didier Decoin, il a maintenant «-ses enseignants, ses exégètes, ses aristarques, ses apologistes, ses boulimiques, ses collectionneurs, ses pédagogues 1 .- » Mais la liste amusante est incomplète. Il lui manque au moins un terme- : celui d’historien. C’est là un paradoxe assez remarquable pour mériter d’être souligné-: le fait divers, sujet omniprésent de notre actualité, sujet de nombreux débats, de multiples réflexions et intarissable source d’inspiration, est pour ainsi dire bloqué dans un éternel présent, comme si son appartenance au fond de l’humanité devait le condamner à l’amnésie. Certes, de nombreux universitaires ont déjà éclairé quelques pans de son passé, particulièrement au temps où il fleurissait dans les colonnes des grands quotidiens parisiens du XIX e siècle comme Le Petit Journal. Mais il faut reconnaître aussi que ces éclairages successifs forment autant d’épisodes insulaires, déconnectés du fait divers d’aujourd’hui alors que l’on aurait beaucoup à gagner en l’inscrivant dans une histoire longue. C’est, pour notre part, ma collègue Fiona McIntosh-Varjabedian et moi, sous l’angle particulier de sa fortune culturelle et littéraire que nous avons voulu envisager cette histoire longue du 1 Dictionnaire amoureux du fait divers, Paris, Plon, 2014, p. 316. 6 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 fait divers dans le cadre d’une journée d’étude organisée le 6 juin 2017 à la Maison de la recherche de l’Université de Lille. Le point de départ de la réflexion proposée aux participants, spécialistes de la littérature française ou comparée ou encore de l’histoire du journalisme, se trouvait dans le simple constat que de nombreux écrivains de toutes les époques, particulièrement dans le domaine des fictions narratives, des auteurs d’histoires tragiques aux romanciers, de François de Belleforest à Ivan Jablonka en passant par Stendhal et Flaubert, avaient trouvé leur miel dans le riche vivier de l’actualité fait-diversière. Le constat, évidemment, se doublait dans notre esprit de nombreuses interrogations sur les modalités de cette influence d’un genre sur un autre, d’une veine paralittéraire et journalistique sur des œuvres narratives. Pourquoi mettre en récit ce qui est énoncé déjà dans un périodique-? Suivant quels chemins, au prix de quelles distorsions et transformations le fait colporté dans un canard ou un journal se trouve-t-il repris dans les pages d’un roman- ? Dans quelle mesure une œuvre dite de fiction peut-elle prendre en charge un fait d’actualité- ? Du fait divers dont il s’inspire le romancier propose-t-il à ses lecteurs une vision alternative-? La relation du roman aux faits divers ne trouve-t-elle pas à se définir par imitation, opposition ou réaction de la littérature fictionnelle aux textes explicitement investis d’une mission d’information- ? En fin de compte, en dépit ou en raison même de ses liens assumés avec la fiction, le roman ne serait-il pas plus vrai que le fait divers journalistique-? Telles furent quelques unes des questions importantes abordées lors des communications et des échanges. Par souci de cohérence et de pertinence, la réflexion collective s’est concentrée sur la culture française, bien que nous ne nous soyons pas interdit de considérer aussi, pour un cas, celui de Walter Scott, la question intéressante des traductions. Le cadre chronologique, largement défini, devait conduire du début des temps modernes à l’époque contemporaine. L’ampleur de ce champ de recherche peut surprendre d’autant que l’expression «-fait divers-» a été formée au début du XIX e siècle, «-très exactement - selon Gilles Feyel - au quatrième trimestre 1833 dans Le Constitutionnel 2 .-» Mais il est vrai aussi que l’apparition du mot n’est nullement contemporaine de celle de la chose, comme le montrent les travaux de Jean-Pierre Seguin 3 et de Maurice Lever 4 . Ce dernier situe la publication des premiers faits divers «- à l’aube de la galaxie Gutenberg- » et dans le sillage des premiers développements d’une littérature pré-journalistique prenant la forme encore 2 La Presse en France des origines à 1944-: histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses- Marketing, 1999, p. 109 3 Seguin, Jean-Pierre. L’Information en France avant le périodique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964. 4 Canards sanglants, Paris, Fayard, 1993. 7 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 fruste de feuilles grand format imprimées seulement au recto et publiées de manière ponctuelle à «-l’occasion d’un fait d’actualité-» politique, militaire ou religieux 5 . Les faits divers proprement dits apparaissent un peu après ces premiers occasionnels, à partir de 1529 6 . Les historiens de la presse, comme Seguin ou Louis Trenard 7 , leur donnent le nom de canards, dénomination issue d’une expression d’origine inconnue «- bailler un canard à moitié- : ‘tromper’ (1584)- » qui, par extension, a fini par désigner un «- journal de peu de valeur 8 .-» Les canards relatent généralement des événements extraordinaires, sources d’étonnement, de fascination ou de terreur- : diableries, punitions divines, miracles, désordres naturels, crimes sordides, dysfonctionnements sociaux ou familiaux et aberrations en tous genres. Leur texte est généralement court-: en moyenne une douzaine de pages et parfois une seule dont la partie supérieure peut être occupée par une gravure. Leur présentation négligée - on y trouve de nombreuses coquilles, des erreurs de pagination et des illustrations grossièrement gravées sur bois et souvent réutilisées d’un texte à l’autre - montre qu’ils étaient fabriqués rapidement, avec des moyens modestes et pour viser un large public 9 . Ces récits rapportant des «- événements présumés advenus et présumés inédits-» pourraient évoquer une esquisse lointaine, archaïque et sommaire, de la forme littéraire de la nouvelle. Tout bien examiné, c’est plutôt leur hétérogénéité à la littérature qui semble les caractériser. Jean-Claude Arnould dans son approche définitoire les définit par leur «-déconnexion […] d’avec les formes brèves de la fiction narrative-», du fait de «-leurs modes de production et de consommation respectifs- », mais aussi en raison de leur morphologie, de leur fonction, de leur destination. En effet leur «-brièveté radicale- […] et singulièrement de [leur] partie narrative- », leur construction obéissant aux règles d’une composition rigide ou à «-une visée idéologique- immédiate- » conduisent à les rapprocher, «- non pas de la nouvelle, mais de l’exemplum.-» Cette différence - qui n’est pas seulement générique - retentit profondément sur le statut de ces textes précaires-: une infralittérature située en-deçà même du livre et principalement diffusée auprès d’un lectorat populaire. Comme l’observe encore Jean-Claude Arnould, leur position subalterne explique sans doute que, jusqu’à une date relativement tardive, les canards aient été négligés par les auteurs soucieux d’écrire des œuvres littéraires. 5 Ibid., p. 9. 6 Op. cit., p. 7, n. 2. 7 Trenard, Louis, «-la presse française des origines à 1788-», dans Histoire générale de la presse française, tome 1, des origines à 1814, Paris, PUF, 1969, pp.-41-62. 8 Dictionnaire historique de la langue française. Paris, Dictionnaires le Robert, 1998. 9 «-Ils ne valaient guère plus d’un ou deux sols-», in Lever, Maurice. Op. cit., p. 16. 8 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Ainsi les premiers auteurs d’histoires tragiques, Poissenot ou Belleforest, trouvent essentiellement leurs sources d’inspiration dans «-des ouvrages de lettrés-». Cette relation de mutuelle extériorité entre textes littéraires et paralittérature fait-diversière va en s’amenuisant au tournant des XVI e et XVII e siècles, pour de multiples raisons qui semblent avoir joué ensemble et sur lesquelles on peut seulement, dans l’état actuel de nos connaissances, avancer des hypothèses probables-: développement d’une doctrine littéraire soulignant les mérites du vrai et du vraisemblable, climat de militantisme de la Contre-Réforme utilisant les faits (supposés vrais) à des fins édifiantes, prise de conscience de l’importance médiatique des occasionnels, sensibilité croissante des écrivains et de leurs lecteurs à l’actualité désormais fixée dans une presse d’information - le premier volume du Mercure françois est publié en 1611, La Gazette de Théophraste Renaudot est créée en 1631 avec l’appui de Richelieu. On voit alors les deux auteurs d’histoires tragiques les plus célèbres- : Jean-Pierre Camus et François de Rosset s’inspirer d’événements réels, arrivés en leur temps, et même trouver leur matière dans ces canards autrefois méprisés par leurs aînés. Il n’est peut-être pas indifférent que ces deux auteurs mettent leur talent d’écrivain au service de leur religion. Le dessein d’édifier, de moraliser et de participer, plume à la main, à cette «-pastorale de la peur- » par laquelle Jean Delumeau caractérise le prosélytisme de la Contre-Réforme les a peut-être logiquement conduits à franchir les murs étanches séparant les belles lettres de l’actualité. Pour mieux toucher leur public, ils évoquent des événements connus de tous survenus dans une histoire récente ou des crimes épouvantables frappant le quotidien d’une humanité ordinaire. Ainsi François de Rosset consacre l’une de ses Histoires tragiques (1613) à l’affaire Ravalet, un cas d’inceste ayant défrayé la chronique judiciaire du début du siècle. L’étude que nous avons consacrée à son récit montre que celui-ci transforme, sur le mode romanesque, des données d’abord fixées dans un canard anonyme-: le Supplice d’un frère et d’une sœur décapités en Grève pour adultère et inceste. Ce transfert d’un même sujet d’un genre vers un autre s’explique par le dessein de renforcer le pouvoir exemplaire (ou contre-exemplaire) de la relation sèche que fait l’auteur du canard du forfait et du châtiment des deux coupables. En amplifiant l’histoire de Marguerite et de Julien Ravalet, Rosset espère lui donner une puissance suggestive accrue. Il dote les deux personnages d’une subjectivité et fait vivre leur passion mutuelle sous nos yeux, pour mieux la condamner. Mais en transposant leurs tribulations dans un scénario captivant, il est conduit plus loin qu’il ne voudrait-: il dénonce, mais il héroïse, il montre le crime en le nimbant d’une aura sulfureuse. La mise en histoire romanesque conduit à la mise en crise de l’histoire exemplaire donnée par le canard. 9 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Face aux auteurs qui, avec les moyens d’une écriture littéraire, s’efforcent de relayer ou d’accompagner la chronique judiciaire de leur époque, il ne faudrait pas négliger les quelques romanciers qui, au lieu de servir la morale dominante, entrent en résistance contre elle. La fiction entre leur main interroge et remanie les faits divers, les place sous un nouvel éclairage pour remettre en question la légitimité de la Justice qui sur eux a rendu son verdict. Béroalde de Verville mettant en scène son Infante déterminée dans Les Avantures de Floride prend une position féministe dans l’affaire de la belle du Luc qui, sous le coup de l’exaspération, assassina un amant indélicat, ayant par sa médisance sali son honneur 10 -; Onésime-Somain de Claireville dans son Gascon extravagant 11 tourne en dérision les exorcismes de Loudun en s’inspirant pour mieux les détourner des nombreuses relations édifiantes célébrant leurs effets salutaires. Il faut reconnaître que les cas de ces romanciers peu conformistes sont relativement rares à la fin du XVI e et au début du XVII e siècle. Ils témoignent en tout cas de manière précoce du caractère problématique du dialogue noué entre les faits divers relayés par les occasionnels et le récit littéraire, les premiers fixant une norme autorisée par les institutions, le second s’ouvrant à une contestation, mieux tolérée du fait de son statut fictionnel. À partir de la fin du XVII e siècle, la mode des recueils d’anecdotes et des romans mémoires entraîna quelques auteurs à cultiver une littérature jouant sur la proximité de la réalité et de la fiction, voire sur leur possible confusion. Sans doute s’agissait-il pour eux d’appâter leurs lecteurs en leur offrant des histoires d’autant plus croustillantes ou horrifiantes qu’elles étaient données pour véridiques, mais il apparaît aussi que leurs présentations des faits sont souvent marquées par une certaine défiance à l’égard des jugements normatifs. Leur transposition de l’histoire judiciaire dans le cadre du récit ne s’opère jamais sans décalage qui conduit celle-ci vers des significations nouvelles, pouvant remettre en question sa logique habituelle. Nathalie Grande s’intéressant à un cas d’adultère, l’affaire Marie-Anne de Zolleren le décrypte en se servant de deux textes très différents dans leurs options idéologique et esthétique. L’un se tient au plus près du fait divers dans sa version mondaine 10 Voir sur ce point Bokdam, S. «-Du fait divers au personnage romanesque-: L’histoire de Mademoiselle du Luc et l’Infante déterminée des Avantures de Floride de Béroalde de Verville- », dans Devis d’Amitié - Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, Paris, Champion, 2002, p. 295-325, et Greiner, Frank. «-Des canards aux romans. La mise en fiction du fait divers dans la littérature française des XVI e et XVII e siècle- », in Publif@rum (Université de Gênes) n° 26, 2016- - Du labyrinthe à-la-toile-/ -Dal-labirinto-alla-rete-: www.publifarum.farum. it/ ezine_articles.php? publifarum=847b806dc4ca40dad05c5db9c4505c30&art_id=383. 11 Claireville, Onésime-Somain de. Le Gascon extravagant, éd. Greiner, Frank en collaboration avec Louvion, Ludovic, à paraître aux éditions Classiques Garnier. 10 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 et cancanière- : il s’agit d’un extrait d’une des Historiettes de Tallemant des Réaux, «-Massauve et Moriamé-» qui conte les faits (le rapt consenti d’une femme par son amant) à la manière galante d’un Brantôme et sans s’en offusquer. L’autre, une nouvelle historique d’Antoinette de Salvan de Saliès, La Comtesse d’Isembourg, éditée à Paris en 1678, pose sur ce même enlèvement un regard attentif à ses motifs psychologiques, pour plaider en faveur d’une reconnaissance du désir féminin et dénoncer le droit des maris sur leurs conjointes. Paul Pelckmans évoque une affaire similaire relatée par le chevalier de Mouhy dans un roman adossé «-de part en part - de façon peutêtre unique au XVIII e siècle - à un fait sensationnel récent.-» Les Mémoires d’Anne-Marie de Moras donnent la parole à la victime consentante, une riche héritière de treize ans enlevée par le Comte de Courbon, de vingt-cinq ans son aîné. «-L’inquiétante étrangeté-» de cette histoire étonnante est comme déconstruite par les aveux et les confidences de la jeune fille. Celle-ci insiste moins sur sa faute - expédiée en quelques pages - que sur les causes nombreuses et banales du rapt-: l’influence de l’entourage, particulièrement de sa mère, le rôle des mauvaises lectures, la vanité, etc. Autant de circonstances atténuantes qui relativisent le scandale du fait divers pour le ramener aux proportions d’un drame de l’humanité ordinaire. Certes, l’exploitation littéraire du fait divers n’est pas toujours hétérodoxe et il existe au XVIII e siècle des auteurs poursuivant le combat moral de Rosset, par exemple Gayot de Pitaval dans ses Causes célèbres et intéressantes (1739)-; mais il apparaît nettement à la lumière de ces analyses, que malgré leurs positions très diverses, parfois face aux mêmes événements, plusieurs romanciers et nouvellistes s’accordent pour contourner l’interprétation officielle des erreurs et des crimes, afin d’en proposer leur vision personnelle. La conquête progressive d’une plus grande liberté intellectuelle ne fera qu’amplifier ce mouvement vers la fin du XVIII e siècle, d’abord grâce aux affaires Sirven, Calas et du chevalier de La Barre, puis en raison de cet événement majeur que fut la révolution française. Après la chute de la monarchie, le fait divers, repris et romancé, devient souvent un support privilégié pour les critiques et les revendications de toutes sortes. Les affaires Berthet et Lafargue conduisent Stendhal à créer Julien Sorel pour dénoncer une société conservatrice et hypocrite dans Le Rouge et le Noir (1830)- ; peignant la grande fresque de ses Crimes célèbres (1839-1840) Alexandre Dumas y fait de la délinquance un produit de l’injustice sociale-; après avoir publié Le Dernier jour d’un condamné (1832), Victor Hugo trouve dans un compte rendu de procès la matière de Claude Gueux (1834) qui prolonge et illustre, sur le mode romanesque, son plaidoyer contre la peine de mort. Mais le siècle romantique n’est pas seulement celui de Claude Gueux et de Jean Valjean. Entre la Restauration et la Belle époque se développe un roman populaire (Émile Gaboriau, Paul Féval, Eugène Sue, 11 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Pierre Zaccone, etc.) qui représente les forfaits pour mieux les moraliser et en faire des instruments de propagande. En analysant les mises en récit et les mises en scène de deux affaires d’assassinat (Desrues et Mingrat) Sylvain Ledda ouvre des perspectives éclairantes sur l’imaginaire, l’idéologie et l’esthétique de cette littérature de grande consommation offrant à ses lecteurs une image abjecte et fascinante du criminel dont la conception doit beaucoup à l’esthétique du mélodrame. Au temps où la presse connaît son âge d’or, les faits extraordinaires et les légendes noires de la criminalité sont toujours relayés par des canards présentés, comme sous l’Ancien Régime, sous la forme de feuilles volantes ou de recueils de formats divers accompagnés d’illustrations souvent très crues. Mais bientôt le fait divers est mis aussi en vedette dans les colonnes des périodiques, comme Le Petit journal de Polydore Millaud qui tire à 500 000 exemplaires dès 1870. En parallèle des grands quotidiens généralistes, il trouve également une place privilégiée dans une presse spécialisée-: La Gazette des tribunaux fondée en 1825, un journal intitulé Les faits divers, à partir de 1862, L’Œil de la police, à partir de 1908, puis Détective, lancé en 1928 par les frères Kessel. L’invasion des faits divers dans des journaux à grand tirage ne fut pas sans effet sur l’imaginaire social. On peut même aller plus loin que ce simple constat en parlant d’une structuration de l’imaginaire collectif par le fait divers. Celui-ci colle désormais nettement à une esthétique, conditionnant la représentation du réel. C’est la construction de cette esthétique particulière que Matthieu Letourneux met en lumière dans ses analyses. Comme il le montre, il est difficile, à la Belle Époque, puis durant l’entre deux guerres, de tracer une ligne de démarcation bien nette entre les deux domaines du roman et de l’actualité journalistique. Les pages des grands quotidiens mêlent alors feuilletons et faits divers tant et si bien «- qu’il existe une contamination entre formes fictives et non fictives qui se traduit par une colonisation des discours journalistiques empruntés à la fiction.-» Le fait divers, sans perdre pour autant sa validité comme compte rendu d’événements réellement survenus, apparaît dès lors comme un type d’écriture, voire comme un genre littéraire visant le sensationnel et marqué par l’empreinte d’un romanesque empruntant d’abord aux romans policiers et à la culture visuelle du mélodrame théâtral, puis de plus en plus souvent au cinéma. Cette reconfiguration, via la grande presse écrite, des relations tissées entre textes d’information et fiction, a conduit inévitablement les romanciers à redéfinir sur de nouvelles bases leur utilisation du fait divers. Quelques uns - surtout les romanciers populaires, grands pourvoyeurs de feuilletons - ont joué sur la proximité des deux domaines en pratiquant une littérature sensationnelle prolongeant sur un mode pleinement romanesque (histoires longues, multiplication de péripéties avec nombreux personnages 12 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 et dénouement surprenant) telle ou telle anecdote ayant un temps nourri la chronique judiciaire. Ainsi l’affaire Troppman trouve des rebondissements inattendus dans Le Secret de Tropman [sic] (1883), «-roman de révélations-» de Jules Fréval qui accorde à l’assassin mort sous la guillotine le 19 janvier 1870 une survie d’une décennie le conduisant vers le dénouement de son destin fatal «- au fond du Texas- » 12 - ! Ainsi le docteur Petiot a-t-il repris du service dans son rôle de tueur en série dans une intrigue policière imaginée par Jean-Pierre de Lucovich et parue récemment sous un titre sulfureux- : Satan habite au 21 13 . D’autres auteurs ont été conduits à réactiver dans un contexte nouveau la partition aristotélicienne de l’Histoire réservée au chroniqueur attaché à la peinture des faits concrets et singuliers et de la littérature visant, pardelà les circonstances particulières, à l’universel et à l’intemporel. Quand ils s’inspirent de faits divers, ils s’efforcent d’estomper leur contexte historique pour les tirer vers l’exemplarité, le cas typique, voire l’allégorie. Ce travail d’acclimatation du réel dans une littérature idéalisante marque aussi les traductions, comme Fiona McIntosh-Varjabédian le met en évidence à propos des versions françaises d’une œuvre de Walter Scott, The Hearth of Midlothian (La Prisonnière d’Édimbourg) inspirée d’une histoire vraie d’infanticide. Le romancier écossais plaçait un accent d’insistance sur la teneur historique de l’événement qui s’atténue chez les traducteurs et les commentateurs français surtout sensibles à la dimension épique d’une œuvre où ils voient l’illustration d’un cas moral. À plus d’un siècle de distance, la position de Paul Morand - étudiée par Catherine Douzou - est presque semblable. On aurait pu attendre de la part de cet auteur, sensible à une esthétique de la modernité et pratiquant volontiers le journalisme, qu’il restitue les faits dans leur brutalité et leur rapidité. Pourtant il définit l’écrivain par opposition au journaliste captant les événements sur le vif, comme «-un être qui doit s’abstraire du présent- », soumettre les faits au travail de décantation de la mémoire qui permet de dégager leur vérité profonde s’affirmant sur le terrain du mythe. D’autres auteurs, enfin, ont adopté face aux faits divers une attitude critique en usant de plusieurs procédés. Zola dans La Bête humaine rompt l’immanence du fait criminel pour le replacer dans son cadre sociologique et lui restituer son sens plein- ; Gide dans La Séquestrée de Poitiers cultive une approche objective de l’affaire Blanche Monnier en refusant d’emblée la mythologie romanesque (un drame d’amour bourgeois) attachée au fait divers-; Mauriac, s’inspirant du procès d’Henriette-Blanche Canaby pour écrire 12 Sur ce roman, voir Grivel, Charles. «-Troppmann ou de la défiguration-»,-Fabula / Les colloques, Séminaire «-Signe, déchiffrement, et-interprétation-»,-URL-: -http: / / www.fabula.org/ colloques/ document938.php, page consultée le 04 décembre 2018. 13 Satan habite au 21, coll. «-Grands détectives-», Paris, 10/ 18, 2017. 13 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Thérèse Desqueyroux, colle au point de vue de l’accusée pour nous livrer une vision des faits autre que celle de l’institution judiciaire ou de l’opinion publique- ; Emmanuel Carrère menant l’enquête dans L’Adversaire marche dans les traces d’un journaliste, mais en travaillant dans la durée longue et en recomposant fictivement certains pans de l’histoire intérieure de Jean- Claude Romand… Toutes ces positions, d’ailleurs non exclusives les unes des autres, ont pour dénominateur commun d’interroger les limites de la fiction et du journalisme. Où commence l’une ou finit l’autre-? La question n’est pas toujours facile à régler en une époque où le romancier et le journaliste échangent volontiers leurs procédés d’écriture - il n’est que de penser aux positions symétriquement inverses du Nouveau journalisme et des auteurs se réclamant de la non fiction à la suite de Truman Capote. Le jeu des ressemblances n’aboutit pas cependant à la confusion. Ainsi Marc Lits, après avoir confronté les deux rôles du journaliste et de l’écrivain et rappelé rapidement qu’un net partage peut être établi à partir de la prise en compte de la production, de la diffusion et de la consommation de leurs textes, met en évidence les différents traits par lesquels se distinguent le fait divers et la nouvelle littéraire sur le triple plan de l’organisation narrative, du style et du degré d’indécidabilité. Le fait divers est soumis à une structuration extrêmement contraignante, il est nourri d’images convenues et vise une communication facile alors que le texte littéraire, beaucoup plus libre dans sa construction narrative et son style, appelle souvent un effort d’interprétation en raison des ambiguïtés et des incertitudes marquant ses significations. Replacées dans une perspective historique, les réflexions de Marc Lits confirment ce postulat, admis depuis la genèse de la presse en occident, que les œuvres littéraires ne sauraient être mises sur le même plan que les textes d’information. Il n’en demeure pas moins, si l’on abandonne le point de vue du poéticien pour celui du lecteur, que le fait divers coïncide aussi avec une zone floue de la littérature menaçant la logique des classifications. Il se réfère à des événements réellement survenus ou supposés tels, mais par son contenu sensationnel, il appelle aussi un intense investissement affectif ou pulsionnel, si bien qu’il glisse facilement vers le romanesque. Il suscite donc à la fois la fascination et la méfiance, la complaisance et la distance critique, les dérives imaginaires et l’examen rationnel. À travers lui s’interroge sans cesse la validité et la légitimité des frontières définissant les deux territoires de la réalité vraie et du mensonge fictionnel. Le dialogue du roman avec les histoires épouvantables ou (plus rarement) merveilleuses de la chronique fait-diversière peut aussi se lire à la lumière de cette question. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 Les récits de faits divers du XVI e siècle au miroir de la fiction narrative Jean-Claude Arnould Université de Rouen / CEREdl Le point de départ de ce propos est la perplexité que peut inspirer, pour le XVI e siècle, le rapprochement entre faits divers et fiction narrative- ; la conclusion à laquelle je suis parvenu est que ces récits n’ont alors que très peu à voir avec cette dernière. L’affirmation est fortement contre-intuitive-: comment ne pas identifier la relation d’une nouvelle à la forme littéraire qui porte ce nom ou bien à la catégorie narrative plus large sous laquelle, par une extension du champ sémantique de leur espèce la plus fameuse, on subsume les multiples formes du récit bref-? Assimilation séduisante, car les faits divers réalisent en partie le modèle de la nouvelle telle qu’on peut l’entendre au XVI e siècle-: la narration d’événements présumés advenus et présumés inédits, et qui doit sa valeur à sa performance, présentée comme plus ou moins oralisée, devant un public réceptif. La tentation en est d’autant plus forte que les récits de faits divers, pris dans leur ensemble, déploient comme elle un contenu imaginaire riche et varié 1 et qu’une bonne part des occasionnels conservés relatent des événements manifestement fictifs. Il est par conséquent usuel d’englober ces récits dans le vaste corpus des récits brefs et, en particulier, de les assimiler aux Histoires tragiques 2 qui se développent sous forme de collection à partir de 1559, mais dont on peut trouver des antécédents dans divers recueils antérieurs. La déconnexion des récits de faits divers d’avec les formes brèves de la fiction narrative à cette époque peut cependant se soutenir si, écartant les similitudes apparentes, on se fonde sur la réalité, c’est-à-dire leurs modes de production et de consommation respectifs. Avant de commencer, trois précautions- : si au XVI e siècle ces récits relèvent de l’édition à destination populaire, inversement celle-ci ne se réduit pas aux occasionnels qui les véhiculent et il existe un continuum entre les 1 V. l’analyse qu’en fait Jean-Pierre Seguin dans L’Information en France avant le périodique. 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, p. 21-45. 2 Par exemple Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993, p. 27-31, et Nicolas Petit, L’éphémère, l’occasionnel et le non livre à la bibliothèque Sainte-Geneviève (XV e -XVIII e siècles), Paris, Klincksieck, 1997, p. 80. 16 Jean-Claude Arnould Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 diverses formes d’une production qui va des images volantes aux placards, aux occasionnels, et aux livres 3 -; il en résulte qu’écrit à diffusion populaire ne signifie pas nécessairement brièveté 4 , même si spécifiquement pour les faits divers existe entre ces deux données un lien sur lequel il faudra revenir-; enfin, l’hétérogénéité du corpus fait que toute affirmation pourra se voir objecter tel ou tel cas, mais on voudra bien admettre qu’il relève de l’exception. Les occasionnels portant les faits divers constituent une production massive dans la période antérieure à la presse périodique. Dans un ensemble où l’on observe le «-primat du religieux- », ils sont «- les plus répandus des livres séculiers-» 5 -; Jean-Pierre Seguin en identifiait 517 entre 1529 et 1631 et l’on sait que son inventaire ne se voulait pas exhaustif. Il était possible en une journée de travail de produire sur une presse plus d’un millier d’exemplaires-; Roger Chartier avance même un chiffre allant de 1250 à 2500 6 . Et certains de ces livrets ont bénéficié d’un tirage considérable-: par exemple, pour l’histoire de la pendue miraculeusement sauvée, il a pu être de 2000 à 2500, ce qui représenterait pour ses deux éditions environ 5000 exemplaires 7 . Par comparaison, la Bible à 42 lignes a sans doute été fabriquée à moins de 500 exemplaires 8 et par la suite le tirage de la grande majorité des livres se situe, au mieux, dans la fourchette la plus basse de celui des occasionnels, se limitant même souvent à quelques centaines d’exemplaires 9 alors que le tirage de ces derniers se rapproche de celui des livres de grande consommation tels que les bréviaires 10 . Ce caractère massif de la production 3 Roger Chartier, «- Stratégies éditoriales et lectures populaires, 1530-1660- », in R. Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française, t. I, Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVII e siècle, Paris, Fayard, 1982, p. 707-; sur la diversité de ces pièces de toutes sortes, v. H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 1996, p. 277-281. 4 À preuve, parmi de nombreux autres, La merveilleuse hystoire de l’esperit qui depuis nagueres cest apparu au monastere des religieuses de sainct Pierre de lyon…, qui compte 112 pages (relevé par Gabriel-André Pérouse, dans Livres populaires du XVI e siècle. Répertoire sud-est de la France, sous la dir. de Guy Demerson, Paris, Editions du CNRS, 1986, p. 284-285). C’est au motif de cette longueur que J.-P. Seguin écarte certaines productions de son recensement, op. cit., p. 66. 5 R. Chartier, in Histoire de l’édition française, op. cit., p. 701. 6 R. Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental, sous la dir. de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 350. 7 R. Chartier, «-La pendue miraculeusement sauvée. Étude d’un occasionnel-», Les Usages de l’imprimé (XV e -XIX e siècle), Paris, Fayard, 1987, p. 83-127 (ici p. 84-85). 8 H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. 278. 9 V. les chiffres relevés par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, p. 307-313. 10 Annie Parent, Les Métiers du livre à Paris au XVI e siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, p. 138-140. 17 Les récits de faits divers du XVIe siècle au miroir de la fiction narrative Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 marque une première différence importante avec les ouvrages de fiction qui, obéissant au régime ordinaire du livre, sont imprimés à quelques centaines d’exemplaires chacun, face à un flot d’occasionnels qui, s’ils n’étaient qu’environ 500 - ce qui est loin d’être le cas - représenteraient au minimum un flux de 600- 000 exemplaires, les recueils de nouvelles atteignant à peine, peut-être, quelques milliers. Les occasionnels se présentent presque invariablement sous la forme d’un ou deux cahiers in-4 à la fin du XV e siècle, puis, dans leur majorité, à partir de 1530, sous celle d’un ou deux cahiers in-8, soit une demi-feuille ou une feuille, plus généralement un seul cahier, soit seize pages de petit format 11 . On voit aussi bien des éditeurs accidentels 12 que d’autres qui se consacrent exclusivement à diverses formes de menues productions, dont les occasionnels ne sont qu’une partie- ; mais ce sont de bons libraires de la place, à Paris comme à Lyon, qui produisent respectivement plus de la moitié et presqu’un quart des pièces conservées- ; ce peut être pour eux un moyen d’occuper une vacance de la presse entre deux livres 13 . L’imprimeur visant la plus grande rentabilité, on souligne très souvent leur médiocre qualité 14 . L’observation des exemplaires subsistants invite cependant à modérer cette affirmation souvent véhémente- ; par exemple, l’Histoire du plus espouventable et admirable cas qui ait jamais esté ouy au monde… est réalisée sur du bon papier et dans une composition soignée 15 . Il n’y aurait pas d’intérêt, pour un imprimeur reconnu, de produire un travail de mauvaise qualité, même si cette tâche n’est vouée qu’à combler un creux de son plan de charge. Il reste vrai, cependant, qu’en cette «-occasion-» les caractères utilisés ne sont pas forcément les meilleurs de l’atelier et que le 11 Il existe une certaine variété de format, décrite par R. Chartier, Histoire de l’édition française, op. cit., p. 711. Certains sont exceptionnels comme quatre cahiers et vingt-neuf pages pour Le vray discours d'une des plus grandes cruaultez qui ait esté veuë de nostre temps, avenue au Royaulme de Naples. Par une Damoiselle nommée Anne de Buringel…, Paris, Jean de Lastre, 1577. 12 Au moins un des deux de Douai pour la pendue selon R. Chartier, «- La pendue…-», art. cit., p. 84. 13 R. Chartier, in Histoire de l’édition française, op. cit., p. 711, et J.-P. Seguin, «-L’Information en France avant le périodique. 500 canards imprimés entre 1529 et 1631-», Arts et traditions populaires, 11 e Année, n° 1, janvier-mars 1963, p. 26. 14 M. Lever, op. cit., p. 11-12. V. également N. Petit, op. cit., p. 53, et Livres populaires du XVIe siècle…, op. cit., p. 18-19. Annie Parent-Charon en analyse un cas exemplaire dans «-Canards du Sud-Ouest (1560-1630)- », in Albineana, Cahiers d'Aubigné, n° 9, 1998, «-Le livre entre Loire et Garonne (1560-1630)-», p. 99-100. 15 Histoire du plus espouventable et admirable cas qui ait jamais esté ouy au monde, nouvellement advenu au Royaume de Naples…, Paris, Jean Ruelle, et Lyon, Benoist Rigaud, 1574. 18 Jean-Claude Arnould Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 soin apporté à la composition et à l’imposition pourra être moindre que pour un livre. En somme, sous les apparences d’une mini-nouvelle destinée au plus large public, les récits de faits divers sont avant tout un produit de librairie-: un spécialiste de littérature parlera, à raison de leur contenu tout autant que de leur forme, de «-genre littéraire ‘à forme fixe’-» 16 et un historien du livre, plus directement, de «-genre imprimé-» ou de «-catégorie d’imprimés-» 17 . Par leur format, par leur mode de production, par leur destination, ces livrets de grande consommation à bas prix sont des objets éditoriaux essentiellement distincts de la fiction narrative-; de ce statut de pur produit, voire de sous-produit éditorial il est possible de tirer trois conséquences qui vont marquer la frontière dont l’on peut soutenir l’existence. La première d’entre elles est la brièveté radicale du texte, et singulièrement de sa partie narrative. Pour établir une comparaison précise, seule la plus courte des Histoires tragiques de Pierre Boaistuau 18 occupe la valeur de deux cahiers in-8, et presqu’exclusivement consacrés au récit et dans une composition très dense, toutes les autres excédant largement cette taille, parfois jusqu’à une quarantaine de cahiers, alors que le premier canard criminel connu remplit un cahier et demi in-4, de plus occupé par divers bois gravés 19 , et le deuxième le même espace, mais en y incluant une épître liminaire 20 . En général, il reste quatorze pages utiles au texte, et donc beaucoup moins au récit proprement dit, si l’on retire le titre, divers éléments péritextuels variables, l’exorde et la péroraison et enfin la dernière page, le plus souvent non imprimée, voire l’avant-dernière à demi occupée. Ainsi, La sentence et execution du sieur de Chantepie… 21 , constitué de deux cahiers, ne réserve en réalité que neuf pages au récit. Et voici un autre cas, plus radical-: L’horrible et espouventable cruauté d’un jeune homme, lequel a assommé 16 G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 245. 17 R. Chartier, «-La pendue…-», art. cit., p. 84. 18 Paris, Benoist Prevost et Gilles Robinot, 1559. 19 Histoire horrible et espoventable, d'un enfant, lequel apres avoir meurtry et estranglé son pere, en fin le pendit. Et ce advenu en la ville de Lutzelflu, païs des Suysses, en la Seigneurie de Brandis, pres la ville de Berne…, Paris, Jean de Lastre, 1574. 20 Histoire du plus espouventable et admirable cas…, cité n. 15. 21 Deux cahiers, A 1-4 et B 1-3 , mais le verso de A 1 (titre) est vierge, ainsi que ceux de B 2 (passage du récit à un sonnet) et de B 3 (fin du texte) (La sentence et execution du sieur de Chantepie, dict S. Severin rompu vif et mis sur la rouë, pour l'assassinat qu’il avoit voulu commettre en la personne du sieur Marquis d’Allegre- : par la plus subtile invention qu’on sçauroit Imaginer, Paris, Guillaume Linocier, 1587). 19 Les récits de faits divers du XVIe siècle au miroir de la fiction narrative Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 et bruslé son propre père… 22 -; dans ces deux cahiers, le texte occupe 5,5 pages, totalisant 122 lignes au total suivant cette répartition-: • faux titre 5 l. • exorde 9 l. • crime 67 l. • répression 14 l. • péroraison 27 l. Seuls deux tiers de ce texte déjà court sont donc consacrés au récit- ; la longueur du texte ne représente qu’environ vingt fois celle du titre, et le récit environ quatorze fois, la longueur des titres s’expliquant par le mode de distribution 23 et peut-être aussi par les compétences de lecture limitées des acquéreurs potentiels 24 . On voit combien ce calibrage peut réduire la capacité narrative, qui exigera, dans des réécritures plus littéraires, un notable travail d’amplification 25 . Cet argument ne prendra sa véritable portée que complété par celui qui va suivre car la notion de brièveté appliquée à la narration que l’on qualifie comme telle reste fragile et l’on trouvera un nombre important de nouvelles guère plus longues qu’un occasionnel, par exemple dans l’Heptameron, ou parfois plus courtes, comme dans les Comptes du monde adventureux ou dans les Nouvelles recreations et joyeux devis. Cependant on a pu observer la place très réduite dévolue à la narration dans les occasionnels, relevant les cas où celle-ci se réduit à une dizaine de lignes, certains même où l’espace textuel est à ce point investi par le discours édifiant qu’il est à peine possible de distinguer l’événement relaté 26 . Si l’on peut reconnaître dans tel ou tel une «-nouvelle potentielle-» 27 , cette extrême concentration diégétique fait des occasionnels des objets textuels distincts du récit de fiction du fait que 22 L’horrible et espouventable cruauté d’un jeune homme, lequel a assommé et bruslé son propre père, dans le village de Rillieu Païs de Bresses, Lyon, sn, sd, 16-? ? . 23 «-un occasionnel, c’est d’abord un titre, fait pour être crié par ceux qui le vendent dans les rues des villes…, fait aussi pour être vu à l’étal d’un libraire…-», R. Chartier, «-La pendue…-», art. cit., p. 87. 24 «-Lorsqu’on écrit pour ceux qui ne savent pas lire, le titre entre, dans le succès de l’oeuvre, pour les trois parts et demi tout au moins-», disait Gustave Brunet dans son recensement dédaigneux «-Les premiers canards ou pièces volantes populaires-», Bulletin de l’Alliance des Arts, 2 e année, n° 13, 25 décembre 1843, p. 205. 25 Etudié par Frank Greiner dans «-Des canards aux romans- : la mise en fiction du «-fait divers-» dans la littérature française des XVIe-XVIIe siècles-», Du labyrinthe à la toile / Dal labirinto alla rete, Publifarum, n° 26, Università di Genova, publié le 31/ 05/ 2016, http: / / publifarum.farum.it/ ezine_articles.php? id=383 (consulté le 15 mai 2017). 26 V. J.-P. Seguin, op. cit., p. 24. 27 Voir sur ce point les réflexions de G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 246, 255, 293 et 301 et de R. Chartier, «- La pendue…- », art. cit., p. 94. 20 Jean-Claude Arnould Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 l’espace d’invention narrative - par exemple le développement des circonstances ou des motivations psychologiques et morales par le biais de dialogues ou de harangues, bref, tous les éléments qui favorisent l’immersion fictionnelle - s’amenuise considérablement sous la pression conjuguée de ce format invariable et des éléments extra-narratifs (liminaires éventuels, exorde, péroraison, illustrations, ornements typographiques), pression à laquelle on ajoutera l’obsession du sensationnel qui détourne le narrateur du développement des caractères. Corrélat nécessaire de la brièveté, une formalisation rigide découpant les textes de manière simpliste en trois séquences brèves- : exorde / récit / péroraison 28 . Plus que la volonté de l’auteur, c’est la contrainte éditoriale qui prime dans la conception de l’occasionnel et celle-ci peut en dicter la structure comme le montre, entre autres, le cas de la pendue miraculeusement sauvée où l’articulation entre récit et péroraison répond au changement de cahier 29 , coïncidence observable dans un nombre important de cas. Les recueils narratifs contemporains, s’ils n’échappent pas à leur condition de produits de librairie qu’ils sont aussi 30 , n’y sont pas si fortement assujettis-: dans le cas des occasionnels, le contenant détermine la longueur et parfois même la forme du contenu, alors que dans un récit de fiction prime, à l’inverse, la volonté de l’auteur dont le texte n’est pas contraint par l’espace offert par un ou deux pauvres cahiers, mais se déploie plus ou moins librement, autant qu’il lui semble nécessaire - mais, aussi, qu’il est possible en fonction de la contrainte financière. Cette inversion du rapport entre le contenant et le contenu est probablement l’une des oppositions majeures entre faits divers et récits de fiction. On peut même supposer - il est difficile d’en rapporter la preuve matérielle - que le format éditorial a contribué à abréger des textes plus librement conçus dans la forme manuscrite qui était originellement la leur. Comme le rappelle Jean-Pierre Seguin 31 , les premiers occasionnels sont en effet une transcription imprimée de lettres manuscrites, dont ils conservent souvent l’aspect-; ils vérifient ainsi le sens originel du mot «-nouvelle-», qu’affecteront ensuite des mutations plus livresques, même si certaines d’entre elles gardent trace de l’épistolarité originelle 32 . 28 V. R. Chartier, Histoire de la lecture…, op. cit., p. 349 et 351, M. Lever, op. cit., p. 21- 23, A. Parent-Charon, art. cit., p. 101. 29 V. R. Chartier, «-La pendue…-», art. cit., p. 93. 30 On pourra citer l’exemple des Nouvelles Histoires tragiques de Bénigne Poissenot (Paris, Guillaume Bichon, 1586), dont on soupçonne fortement qu’une pièce additionnelle aux récits est destinée à occuper un cahier resté vacant. 31 J.-P. Seguin, «- L’Information à la fin du XV e siècle en France- : pièces d’actualité imprimées sous le règne de Charles VIII-», 1 e partie, Arts et traditions populaires, 4 e Année, n° 4, octobre-décembre 1956, p. 318-320. 32 V. les analyses de G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 245. 21 Les récits de faits divers du XVIe siècle au miroir de la fiction narrative Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 Ainsi, l’auteur d’un occasionnel ne dispose pas des aisances de longueur et de structure dont peut jouir, relativement, celui d’un récit de fiction, même si l’on sait qu’il doit obéir à un certain nombre de canons rhétoriques. Sur ces deux points, on opposera donc fermement à la liberté du récit de fiction la contrainte qui pèse sur le fait divers. La deuxième conséquence du mode de production des occasionnels est une spécificité que l’on n’envisage guère, sans doute parce qu’elle relève aussi pleinement de l’histoire du livre que de celle des formes narratives. La transmission des récits brefs appelle leur regroupement en recueil pour deux raisons conjuguées-: la petitesse de l’objet met en péril sa survie, ce qui invite, si celle-ci est envisagée, à le regrouper avec des semblables-; d’autre part, le potentiel technique et économique de la production imprimée se réalise bien mieux dans des textes d’une certaine longueur. La conservation des nouvelles écrites implique une forme éditoriale propre à «-recueillir-» leur fragilité afin d’assurer leur préservation physique par une reliure et d’affirmer leur valeur culturelle sous la forme d’un livre, nécessité que soulignent la pluralité et les étiquettes génériques de l’intitulation des recueils ainsi que les jeux numériques souvent pratiqués par les auteurs ou les éditeurs 33 . Cette formule présente deux avantages supplémentaires, directement liés au caractère de la nouvelle-: la réunion des récits offre la possibilité de lectures différentielles, analogiques ou comparatives et le recueil construit un cadre de communication sociale qui va de l’assemblage minimaliste jusqu’aux formes les plus complexes, telle que la cornice de tradition boccacienne. Les conditions particulières de fabrication du fait divers et l’absence d’intention de conservation autorisent au contraire sa singularité-; on ne connaît aucun cas de recueil de faits divers autre que ceux constitués a posteriori par des collectionneurs, justement afin de préserver ceux de ces objets périssables qui ont survécu. Il est facile de constater qu’il ne subsiste qu’un exemplaire, et rarement deux ou trois, d’occasionnels qui ont dû être imprimés par milliers, sans parler de tous ceux qui ont totalement disparu. Cette opposition entre grégarisme des nouvelles et solitude du fait divers en recouvre donc une autre, de portée culturelle, et qui confirme la séparation entre l’univers du livre et celui du «-non-livre-»-; les faits divers sont bien fabriqués dans des ateliers recourant aux mêmes techniques et par des imprimeurs appartenant à la même sphère économique, les occasionnels ont l’aspect matériel des autres produits de la presse, et s’attachent même à en revêtir les apparences éditoriales (titres, faux titres, mise en page, ornements typographiques)- ; mais ils n’en sont pas moins élaborés parallè- 33 Cent Nouvelles nouvelles, Heptameron, ou regroupement par six, huit ou leurs multiples pour les Histoires tragiques… 22 Jean-Claude Arnould Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 lement à eux, diffusés par des réseaux distincts (les colporteurs plutôt que les libraires), destinés à un public «-populaire-», autre que celui du livre et portés par des intentions différentes dont on retiendra la simple opposition entre l’éphémère ou l’immédiat - l’«-occasionnel-», en un mot - et le désir de pérennité qui porte le livre, opposition que tend à masquer la librisation du fait divers mais que souligne a contrario l’anonymat qui le caractérise à quelques exceptions près 34 . Le signe posthume de cette opposition est l’absence de réécriture-: s’il existe une tradition de la nouvelle, un même récit pouvant subir des métamorphoses successives sur le long temps, dans le cas des occasionnels, on ne connaît que quelques cas de réédition 35 . La dernière conséquence qu’il faut tirer de la spécificité des faits divers tient à l’intention auctoriale et à leur destination. Si le but premier de l’imprimeur est de rentabiliser ses presses, que ce soit de manière accidentelle ou qu’il se dédie pleinement à cette activité, c’est à l’usage d’un public déterminé-: un lectorat humble et peu fortuné (ces produits sont vendus à bas prix - entre 1 et 3 sols à la fin de la période 36 ), peu lettré et avide de nouvelles spectaculaires-; bref, un public «-populaire-». Sans revenir sur ce qualificatif délicat 37 ni sur la question de la culture populaire 38 , on peut s’appuyer sur la définition aussi simple que claire fournie par Roger Chartier-: ceux qui n’ap- 34 On ne voit guère qu’Antoine de Nervèze, qui avoue en 1617 l’histoire de la jeune fille de Padoue (v. n. suivante) et Guillaume de La Tayssonnière, auteur de l’Histoire du plus espouventable et admirable cas… (v. n. 15). Les tout premiers canards sont même dépourvus d’adresse (Geneviève Guilleminot-Chrétien, «- Les canards du XVI e siècle et leurs éditeurs à Paris et à Lyon-», in Rumeurs et nouvelles au temps de la Renaissance, éd. M. T. Jones-Davies, Paris, Klincksieck, 1997, p. 48-49). 35 Les deux plus remarquables sont, en France, le Discours tragique et pitoyable sur la mort d'une jeune Damoiselle âgée de dix-sept à dix-huit ans, executée dans la ville de Padouë au mois de Decembre dernier 1596 (Paris, Antoine du Brueil, 1597), fréquemment réédité, et, à l’échelle européenne, le Discours admirable des meurdres et assasinatz de nouveau commis par un nommé Cristeman Allemant, executé à mort en la ville de Berckessel, pres de Mayence en Allemagne, lequel par son proces a confessé avoir entre autres crimes tué et assassiné neuf cens soixante et quatre personnes (Jouxte la coppie, Imprimee à Mayence, 1582), étudié par Rafael Viegas-: «-Cristeman, o Terrível: um fait divers do século XVI-», Alea. Estudos Neolatinos, 16.2, 2014, p. 362-385. 36 Le 13 mars 1609 Pierre de L’Estoile achète pour un sol une «-nouvelle fadeze-»-: le Discours veritable de l’execrable cruauté commise par une femme nommée Marie Hubert à l’endroit de Nicolas Porreau son mary, l’ayant fait massacrer par son valet…, Paris, Simon de Foigny, 1609. (Mémoires-journaux, Paris, A. Lemerre, 1875, t. IX, p. 230). 37 V. les réflexions proposées par les auteurs de Livres populaires du XVIe siècle…, op. cit., p. 6-11. 38 Le panorama de son évolution a été dressé par Lise Andries, La Bibliothèque bleue. Littérature de colportage, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 9-15. 23 Les récits de faits divers du XVIe siècle au miroir de la fiction narrative Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 partiennent à aucune des trois robes 39 . Si cette «- première des littératures ‘populaires’-» 40 n’est assurément pas exclusive et «-fait manier par les plus humbles des textes qui sont aussi la lecture des notables, petits ou moins petits…- » 41 , si c’est la notion de «- lectures partagées- » 42 qui rend le mieux compte de cette situation, elle n’en marque pas moins une césure culturelle particulièrement sensible dans les récits de faits divers. Les «-possibles lectures de leurs divers lecteurs-» 43 ou les «-divers maniements collectifs de l’imprimé-» en milieu urbain 44 suggèrent un contrat de lecture différencié 45 qui fait qu’un Pierre de L’Estoile ne les lit pas comme le quidam. Là où le lettré pourra éprouver une délectation, parfois ou souvent ironique 46 , le lecteur ordinaire croit en la véracité des faits dans un pacte inconscient de vérité 47 , les textes eux-mêmes ne suggérant aucune distinction entre l’événementiel et le fictionnel 48 et s’efforçant même de certifier les événements les plus invraisemblables à force d’attestations de vérité et d’ancrage dans le réel 49 . En somme, «-…les occasionnels de faits divers, comme nos grands quotidiens d’information modernes, étaient lus par tous, mais leur contenu était apprécié différemment, pris à la lettre par beaucoup, accueilli avec scepticisme et réserves par certains, avec amusement par d’autres.-» 50 Il est intéressant de noter qu’ils rejoignent ainsi le sens primitif du mot «-nouvelle-», depuis longtemps corrigé et enrichi par ses avatars littéraires et livresques. 39 V. R. Chartier, in Histoire de l’édition française, op. cit., p. 699. 40 R. Chartier, «-La pendue…-», art. cit., p. 84. 41 R. Chartier, in Histoire de l’édition française, op. cit., p. 719. 42 Dont R. Chartier rappelle de nombreux exemples dans Histoire de la lecture…, op. cit., p. 339-340. 43 R. Chartier, «- La pendue…- », art. cit., p. 84- ; sur les modalités d’appropriation diverses, v. H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l'écrit, op. cit., p. 335. 44 R. Chartier, in Histoire de l’édition française, op. cit., p. 703-705. 45 Sur cette question, v. J.-P. Seguin, op. cit., p. 23. 46 Exemple- : Cruauté plus que barbare et inhumaine de trois soldats Espagnols, contre une jeune Damoiselle Flamande, lesquels apres luy avoir ravi parforce le thresor de sa virginité, luy firent violemment sentir la mort…, Lyon, J. Gautherin, 1606 (? ). Sur l’exemplaire BnF Réserve 8° Lk 30308(5), une main contemporaine ajoute-: «-Cruauté plus que barbare de trois Conseillers de Limoges, qui ons mangé les enfans d'une truye-». 47 R. Chartier modère cependant cette affirmation- : «- …rien ne dit que, pour les lecteurs du XVI e siècle, la réalité connue, vérifiable, des faits relatés par les canards soit d’une importance majeure pour leur lecture. Il leur est possible, en effet, d’adhérer aux effets de réel ménagés dans les textes sans pour autant croire que ce qu’ils lisent est vrai, voire même en sachant fort bien qu’il n’en est rien.-» («-La pendue…-», art. cit., p. 109). 48 V. G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 257. 49 V. A. Parent-Charon, art. cit., p. 102. 50 J.-P. Seguin, op. cit., p. 24. 24 Jean-Claude Arnould Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 Le caractère «-populaire-» du public implique un niveau d’attente particulier aussi bien en ce qui concerne le prix et la qualité du produit que ses centres d’intérêt, sa langue et son style mêmes. La diffusion des occasionnels se fait aussi par un réseau de distribution propre, dans lequel c’est l’imprimé qui va vers le lecteur et non l’inverse, renouant avec la méthode primitive des «-facteurs-» 51 . Le qualificatif d’occasionnel revêt dès lors un sens supplémentaire-: publiés à l’occasion d’un événement, souvent dix ou quinze jours après qu’il soit advenu 52 , produits pour jouir d’une opportunité économique, les faits divers sont également connus à l’occasion de la pérégrination urbaine qui fera se croiser les pas du lecteur et ceux du colporteur, quand le lecteur de livres, lui, se rend chez le libraire. En découlent deux traits majeurs qui distingueront encore une fois le fait divers du récit de fiction-: le faible investissement financier et surtout psychologique du lecteur et la primauté de l’intention de l’émetteur sur celle du récepteur. Destinés à un public diversement alphabétisé, les occasionnels font l’objet de lectures partielles ou collectives, où l’oralisation n’intervient pas qu’au moment où ils sont «-criés-», comme dit L’Estoile 53 , mais aussi lors de leur lecture, ce qui conduit à les envisager comme des partitions destinées à soutenir des modes d’appropriation divers 54 , «- entre lecture et bouche à oreille- » 55 . L’intérêt visuel propre aux spécialistes, qu’ils soient historiens du livre ou de la littérature, ne doit pas masquer la distance qui les sépare des récits de fiction, pour l’essentiel destinés à un tête à tête avec le lecteur revêtant le plus souvent la forme de la lecture silencieuse et solitaire. Au moment où les récits de faits divers battent leur plain, on voit d’ailleurs les Histoires tragiques affirmer a contrario, par de multiples signes, leur caractère livresque. Sur ce point encore, les récits de faits divers retrouvent la nature orale qui caractérisait originellement la nouvelle, et qu’à une date plus tardive les recueils à encadrement ne reprennent plus que sous une forme fictionnelle. La primauté de l’émetteur sur le récepteur, combinée avec la qualité «-populaire-» du public, s’affirme quant à elle par un discours «-d’en haut-» qui se manifeste principalement dans les à-côtés du récit - dont on a noté qu’ils occupent une bonne partie du texte. Tous ces auteurs, plus ou moins lettrés, 51 V. L. Febvre et H.-J. Martin, L’Apparition du livre, op. cit., p. 318. 52 G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 245. La distance est une variable importante, bien entendu-: v. J.-P. Seguin, op. cit., p. 28-29. 53 «- Ledit jour on crioit la Conversion d’une courtisane venitienne, qui estoit une fadèze regrattée, car on en fait tous les ans trois ou quatre- », Mémoires-Journaux, éd. cit., t. IX, p. 89-; de même t. X, p. 167. 54 V. R. Chartier, Histoire de la lecture…, op. cit., p. 343 sq. et G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 14 et 24. 55 G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 248. 25 Les récits de faits divers du XVIe siècle au miroir de la fiction narrative Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 et qui se plaisent à le montrer, sont sensibles à l’urgence de la moralisation-; celle-ci ne répond pas, comme dans la fiction narrative, à l’impératif rhétorique du docere, mais à la nécessité idéologique, morale, sociale de parer aux périls réels qui font la matière de ces récits 56 . Au risque de faire disparaître la narration 57 , les occasionnels n’offrent aucune ouverture sur un monde imaginaire, mais répondent à une urgence sociale (vols, parricides, monstres, grossesses dissimulées et infanticides) lorsqu’ils n’ont pas une visée idéologique immédiate (comme l’histoire de la pendue, au service de la Ligue 58 ), provoquant par rapport à la fiction narrative une nouvelle inversion remarquable, celle du diégétique et du discursif, qui fait de la partie narrative du fait divers un insert dans le discours édifiant, à l’inverse de la nouvelle-: la subordination de la narration à la leçon qu’elle doit illustrer invite à rapprocher le fait divers non pas de la nouvelle, mais de l’exemplum 59 , dont bon nombre d’auteurs peuvent d’ailleurs avoir une pratique professionnelle, qu’ils soient des clercs ou des hommes de loi, un historien du livre voyant même en lui une «- forme séculière et imprimée de la prédication chrétienne- » 60 . Aventure inouïe dans la nouvelle, l’événement extraordinaire devient ici, comme dans la modernité, un «-fait de société-», qu’il faut donc traiter comme tel en en réduisant la charge délétère grâce à quelques principes d’explication sommaires dont la clé se trouve évidemment dans les voies de la providence- : «- L’importance accordée ici à leurs narrations aurait bien de quoi surprendre les auteurs des canards. Pour eux, en effet, et pour leurs contemporains, les faits eux-mêmes importaient beaucoup moins que leur signification évidente ou cachée.-» 61 Par leur mode de production et de consommation, les récits de faits divers du XVI e siècle constituent des objets éditoriaux et textuels spécifiques, étrangers au récit de fiction, même si, issus de la même filière de production, ils peuvent en affecter certaines apparences matérielles et rhétoriques. Cette séparation s’exprime par plusieurs inversions structurales, comme on a pu le noter, alors que certains de ses traits rapprochent paradoxalement le fait divers de la nouvelle dans son état premier 62 . 56 R. Chartier, Histoire de la lecture…, op. cit., p. 351. 57 V. G.-A. Pérouse, in Livres populaires du XVI e siècle…, op. cit., p. 247. 58 V. R. Chartier, «-La pendue…-», art. cit., p. 117-123. 59 Suivant la proposition de Frank Greiner-: «-Le fait divers dans sa version archaïque apparaît comme une forme particulière de l’exemplum-», art. cit. 60 R. Chartier, Histoire de la lecture…, op. cit., p. 351. 61 V. les analyses de Denis Crouzet, «-Sur la signification eschatologique des ‘canards’ (France, fin XV e -milieu XVI e siècle)-», in Rumeurs et nouvelles au temps de la Renaissance, op. cit., p. 25-42. 62 Dans cet ouvrage cité, on se référera à la contribution fondamentale de Gabriel- André Pérouse sur l’ambiguïté du rapport entre rumeur et nouvelle, «- De la ru- 26 Jean-Claude Arnould Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0002 L’opposition peut en fin de compte se résumer dans celle du livre et du «-non livre-». On comprend ainsi pourquoi la production massive de faits divers dès les premières décennies de l’imprimerie ne nourrit pas les recueils de nouvelle. Il faut attendre que celle-ci prenne son tour tragique, avec les histoires du même nom, pour que s’établisse le contact-; encore cette porosité est-elle très limitée 63 . Le premier canard criminel connu, Histoire horrible et espoventable, d’un enfant, lequel apres avoir meurtry et estranglé son pere, en fin le pendit… 64 , comme tant d’autres après lui, pouvait faire pourtant une belle histoire tragique. Mais cette rareté s’explique par le fait que la nouvelle forme se veut ouvertement livresque, loin de l’oralité de la nouvelle, et ouvertement historique et savante, loin du plus large public, et qu’elle trouve par conséquent ses sources non dans l’événement immédiat mais dans la production humaniste, Novelle de Bandello, historiographie, cosmographie…-: lorsqu’un Belleforest ou un Poissenot narre un fait divers, ce n’est pas en recourant au corpus des occasionnels, mais à des ouvrages de lettrés-; on peut d’ailleurs douter, à supposer qu’ils aient eu accès aux récits de faits divers, qu’ils leur aient prêté le moindre intérêt. C’est par conséquent à une date très tardive, celle de la révolution narrative opérée par les Histoires tragiques de nostre temps, que se rejoindront ces deux formes originellement distinctes, quelques années seulement avant l’extinction des occasionnels. meur à la nouvelle au XVI e siècle français-», p. 93-106. 63 Deux canards publiés l’année précédente entrent en 1578 dans le 6 e tome non autorisé des Histoires tragiques publié sous le nom de Belleforest. 64 Cité note 19. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 Une histoire d’inceste au temps de la Contre- Réforme : François de Rosset et l’affaire Ravalet Frank Greiner Univerité Lille / EA1061-ALITHILA «-Ces histoires, Lecteur, sont advenues de notre temps et ne doivent rien à celles de l’Antiquité en matière d’admiration [comprendre- : en motifs d’étonnement]. La France en a été le théâtre où l’Amour et l’Ambition, principaux acteurs de la scène, ont représenté divers personnages 1 -». C’est ainsi que François de Rosset présente ses histoires tragiques dans leur préface en nous dévoilant ce qui fut, à coup sûr, l’une des clés de leur succès-: loin de retracer des événements survenus il y a plusieurs siècles ou de broder à nouveau sur la trame d’histoires mythiques ou fabuleuses léguées par une longue tradition littéraire, il veut évoquer pour ses lecteurs les épisodes épouvantables d’une chronique judiciaire appartenant encore à un passé proche. Il est peut-être à cet égard l’un des premiers, sinon le premier écrivain européen à puiser systématiquement dans le vivier des faits divers pour en faire des sujets de nouvelles. Reste, évidemment, que sa représentation du fait divers - l’expression, comme on le sait, n’existe pas encore - n’est pas exactement la nôtre. Il s’agira dans ces quelques aperçus d’essayer de comprendre pourquoi (dans quel contexte- ? avec quelle idéologie- ? quel dessein- ? ) et comment (avec quelle conception du témoignage réaliste- ? dans quel type de récit-? en sacrifiant à quel registre et à quelles règles esthétiques-? ) Rosset s’est efforcé de renouveler le genre des histoires tragiques en resserrant leurs liens avec la réalité contemporaine des XVI e et XVII e siècles. Afin de mieux répondre à ces questions de manière large et sans me perdre d’emblée dans la multitude des détails qui accompagnent inévitablement les grandes affaires judiciaires je m’intéresserai d’abord au recueil pris dans son ensemble. J’illustrerai ensuite cette première approche par un exemple particulier en centrant mon attention sur l’une des plus célèbres histoires du recueil, la septième dans l’édition de 1619-: Des amours incestueuses d’un frère et d’une sœur, et de leur fin malheureuse et tragique. 1 François de Rosset, Histoires tragiques, éd. Anne de Vaucher Gravili, Paris, Le Livre de poche, «-Bibliothèque classique-», 1994, p. 35. 28 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 Le « fait divers » selon Rosset La logique exemplaire et morale Impossible de comprendre, sans anachronisme, quelle idée se fait Rosset du «-fait divers-», sans s’attacher d’abord à sa biographie et aux circonstances de son œuvre. François de Rosset naît vers 1570, en Provence, à Uzès ou en Avignon. On dispose de très peu d’indications sur sa famille, mais l’on sait au moins qu’il était de famille noble et avait ses entrées dans le monde des grands seigneurs qui fréquentaient la Cour. Au temps de saint François de Sales, de Jeanne de Chantal, de Jean-Pierre Camus ou de saint Vincent de Paul, où le catholicisme français se réorganise autour du credo tridentin pour réaffirmer sa foi et mieux lutter contre l’hérésie protestante, Rosset se range parmi les chrétiens militants et considère son travail d’écrivain comme une entreprise de prosélytisme. Ses traductions du latin, de l’espagnol ou de l’italien le conduisent ainsi à faire passer dans notre langue plusieurs textes d’inspiration religieuse. En 1615 il publie notamment Le Saint, l’œcumenique et le general Concile de Trente, première traduction en français de la doctrine et des décrets de la célèbre assemblée conciliaire dont on sait l’importance dans l’histoire du catholicisme moderne. Son épître dédicatoire l’offre aux «-Prélats tenant l’Assemblée générale du Clergé de France-». Si Rosset avoue au détour d’une phrase avoir autrefois été «-nourri- » dans une religion «-contraire-» à celle de sa foi actuelle, son ton n’est nullement à l’apaisement et à l’œcuménisme. Il parle en soldat engagé sous les bannières de l’Église romaine-: L’Eglise qui porte le nom de militante, est une Cité en Terre, que l’Ennemy du genre humain environne de tous costez, pour tascher à la surprendre. 2 Ses histoires tragiques doivent donc d’abord se comprendre à la lumière de son militantisme religieux. Il suffit de se reporter à leurs premières pages pour saisir son dessein. Les deux dédicataires de son livre pour les éditions parues de son vivant 3 sont d’une part le Chevalier de Guise, ennemi juré des protestants et d’Henri IV et ancien chef de la Ligue- et, de l’autre, le marquis de Rouillac dont l’auteur dans son épître loue l’épée qui «-s’exerce 2 Le Sainct, l’Œcumenique et le General Concile de Trente. Legitimement celebré soubs les Pontificats de nos SS. Peres les Papes Paul III, Jules III et Pie IV. Mis fidellement en nostre langue par F. de Rosset, Paris, Nivelle et Sébastien Cramoisy, 1615, Épître «-À très-illustres et très-révérends Prélats…-», f. - iij. 3 Dans son édition posthume de 1620, l’éditeur parisien François Huby a placé une épître dédicatoire au prince de Condé-: Henri II de Bourbon, troisième prince de Condé. 29 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 ordinairement à combattre les ennemis de l’Église 4 - ». La Préface au Lecteur se réfère à un lieu commun souvent condensé par une formule célèbre- : Historia magistra vitae que Rosset, pétri de culture chrétienne, interprète sur un mode moral-; car il veut avant tout découvrir dans les leçons de l’historien un rappel funèbre de la fragilité inévitablement attachée à la condition humaine. «- Il faut avouer - nous confie-t-il - que les accidents tragiques et lamentables sont d’excellentes leçons à l’instruction de la vie 5 .- » Aussi contera-t-il le crime pour mettre en garde contre la folie passionnelle, la sorcellerie, l’hérésie, le libertinage contre lesquels il appelle à la guerre sainte. Chaque histoire de son recueil, exactement conforme à un modèle déjà utilisé par plusieurs de ses prédécesseurs dans la même veine narrative, fonctionne suivant une logique répressive naguère mise en évidence par A. de Vaucher Gravili 6 -: après un préambule édifiant le crime y est dépeint comme un mouvement de transgression de la loi morale avant d’être inévitablement châtié. Dans ses derniers moments le coupable, quand il est livré à la Justice des hommes, doit se soumettre à un rituel imperturbable-: avouer ses crimes, se confesser et demander pardon à Dieu pour ses péchés avant de s’en remettre au bourreau. Ce traitement punitif et spectaculaire révèle avec netteté la logique informant la représentation archaïque du fait divers- : un intolérable accroc dans l’ordre naturel des choses et qu’il convient donc de réparer par la mise en œuvre d’un rituel indissociablement judiciaire et religieux, seul capable de ramener l’harmonie cosmique, sociale, politique mise un moment en péril. Ainsi dans les récits criminels colportés par les canards ou les histoires tragiques des XVI e et XVII e siècles, on passe du forfait vers l’élimination du fauteur de trouble. C’est ce processus conduisant de la faute vers la punition qui retient toute l’attention des auteurs. Il suffit d’ouvrir les romans policiers ou les romans noirs qui fleuriront dans les siècles suivants pour se rendre compte que les choses aujourd’hui ont bien changé-: on s’intéresse davantage à l’enquête, par exemple, qu’au châtiment et à son mode opératoire. Dans le fait divers d’Ancien Régime, on ne se soucie nullement de créer du suspense autour de l’identité du coupable. Celui-ci est généralement connu. La seule incertitude planant sur le récit concerne la manière dont le crime sera découvert et puni. Tout l’intérêt réside donc dans la représentation d’une Justice en marche du moment de l’irruption du scandale dans un univers jusque là bien ordonné jusque vers son éradication. 4 Nous citons l’édition de 1619 rééditée par Anne de Vaucher Gravili sous le titre Histoires tragiques, Livre de Poche, 1994, p. 34. 5 Ibid., p. 35. 6 Voir la préface de son édition ainsi que Loi et transgression. Les histoires tragiques au XVII e siècle, Lecce, Milella, 1982. 30 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 L’actualité des histoires tragiques Le parfum de nouveauté que le lecteur pouvait découvrir dans les histoires de Rosset tient à son intérêt pour les faits d’actualité. Certes, bien avant lui, plusieurs auteurs tentèrent de s’engager dans la même voie avec plus ou moins de succès. Dans les nouvelles de Marguerite de Navarre et chez les auteurs d’histoires tragiques-comme Yver, Habanc, Poissenot, Boaistuau et Belleforest se tissent de nombreux liens entre la fable et le récit de faits authentiques ou présumés tels. Belleforest va ainsi jusqu’à se présenter dans le rôle d’un enquêteur de terrain quand dans son cinquième tome des Histoires tragiques il revient sur les crimes du sieur Saint-Jean de Ligoure, une affaire sordide bien connue de ses contemporains 7 . Mais il s’agit là seulement de premiers essais, de tentatives ponctuelles et il reviendra à Rosset de les accomplir vraiment par la mise en œuvre systématique d’une narration continuellement nourrie de faits divers. Ainsi est-il possible de retrouver la plupart des sources des vingt-trois histoires entrant dans le recueil de 1619, le dernier revu, corrigé et augmenté du vivant de l’auteur-: chacune d’entre elles puise dans le vivier des faits historiquement avérés ou dans celui des canards colportant des anecdotes et des rumeurs, parfois douteuses, mais données à leurs lecteurs pour les fidèles reflets d’événements authentiques. L’attention portée au réel se conjugue avec un certain nombre de traits caractéristiques-: insistance d’abord de l’auteur sur la véridicité de son propos, proximité temporelle et géographique de ses histoires, identification transparente ou oblique des protagonistes souvent connus de ses lecteurs, goût affirmé pour les scènes chocs n’épargnant aucun détail jusqu’aux plus crus. On n’est pas loin sur ces différents points d’une esthétique propre aux faits divers modernes jouant sur la mise en scène d’un quotidien dont l’ordonnancement régulier est brusquement troublé par l’irruption d’un événement extraordinaire, généralement sinistre. Il s’agit de raconter quelque chose d’incroyablement terrible et qui cependant est bien «- arrivé près de chez vous- » selon la formule consacrée par le célèbre faux documentaire belge. Au regard du dessein pédagogique de Rosset, on entrevoit le risque attaché à la promotion de ce réalisme noir. Dès lors que l’on s’attache à la peinture de l’actualité, il n’est pas toujours facile de la transformer en support d’un message bien défini, même sur le terrain du contre-exemple. Aussi les faits ne font-ils pas l’objet d’une transcription fidèle. Comme ils doivent servir une cause morale et religieuse, Rosset ne cesse de les remanier pour mieux les ajuster à ses convictions. Mais, de son point de vue, ces remaniements n’impliquent pas une trahison car son concept de la réalité est informé par une vision théologique de la vérité. Ce qui est vrai théologiquement parlant 7 Cinquiesme tome des Histoires tragiques contenant un discours memorable, Paris, J.-Hulpeau, 1572, Histoire VIII, f.-277-298. 31 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 l’emporte sur la perception de la réalité qui fonctionne ou doit fonctionner comme l’illustration du message chrétien, au prix parfois de nombreuses infidélités. Le réalisme de Rosset est un réalisme moral, au sens où il est constamment orienté par une axiologie extrêmement contraignante. L’inspiration romanesque Le livre de Rosset, rapidement devenu l’un des best sellers du Grand Siècle, est parvenu à distiller sa morale et son venin dans une durée longue. Nous connaissons déjà la première formule de son succès- : dépeindre des faits arrivés réellement ou supposés tels. Mais il faut ajouter encore à la recette-: les histoires tragiques à la façon de Rosset content le crime pour le moraliser, mais en pactisant avec une logique romanesque, car leur auteur n’est pas seulement un moraliste dévot, mais aussi un grand amateur de romans. Il a traduit la deuxième partie de Don Quichotte 8 , les Nouvelles exemplaires 9 , Roland amoureux 10 , Roland furieux 11 . Se faisant romancier à son tour, il a inventé une suite au texte de l’Arioste 12 et on lui doit aussi d’avoir composé un recueil de nouvelles, Histoires des amants volages de ce temps 13 , où l’inspiration morale et tragique se conjugue avec l’érotisme et la passion amoureuse. Ce même goût littéraire marque de son empreinte l’écriture de ses Histoires tragiques où se manifeste presque partout sa prédilection pour les histoires d’amours fatales, son habileté à tisser des intrigues efficaces en sachant entretenir un suspense, à développer de petites scènes d’action, à brosser des tableaux ou à tracer le portrait de ses personnages. Mais il faut s’empresser d’ajouter que le conteur, hanté par de belles aventures héroïques, est parfois conduit loin à l’écart des leçons de morale chrétienne. Il y a en effet jusque dans l’horreur de certains de ses récits une fascination pour la grandeur menant dans des régions nietzschéennes, par-delà le bien et le mal. On pense à une maxime de La Rochefoucauld pour qui «-il y a des héros en mal comme en bien 14 .-» Ainsi de nombreux scélérats se haussent sous sa plume au niveau d’une grandeur inquiétante s’accomplissant dans la violence et 8 Première traduction française de la Seconde Partie de l’Histoire de l’ingénieux et redoutable chevalier Don Quichotte de la Manche…, Paris, Vve Ja. du Clou et D. Moreau, 1618. 9 Première traduction française en collaboration avec Vital d’Audiguier-: Les Nouvelles de Miguel de Cervantès Saavedra…, Paris, J. Richer et Mauger, 1615. 10 Roland l’Amoureux. Composé en italien par Mre Matheo Maria Bayardo Comte de Scandian et traduit fidelement de nouveau par F. de Rosset…, Paris, R. Foüet, 1613. 11 Le Divin Arioste, ou Roland le furieux, traduict nouvellement en françois par Fr. De Rosset, ensemble la suitte de cette histoire continuée à la mort du Paladin Roland conforme à l’intention de l’autheur…[par Fr. de Rosset], Paris, R. Foüet, 1614. 12 Voir note ci-dessus. 13 Histoires des Amans volages de ce temps…, Paris, Vve, J. du Clou, 1617. 14 Maximes, éd. J. Lafond, Paris, Folio Gallimard, 1976, p. 73, maxime 185. 32 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 la révolte-: Alexandre (le Chevalier de Guise), assassin en duel de Clarimont et de Lucidor (les barons de Luz, père et fils) (histoire II), Doralice et Lizaran (Marguerite et Julien Ravalet) unis par une passion incestueuse (histoire VII), Amarille et Valéran (Valérian Mussard et Jeanne Presto), deux amants forcenés qui pour échapper à la Justice royale se donnent mutuellement la mort (histoire VIII), le «-valeureux Mélidor et […] la belle Clymène-», deux amants adultères que punit de mort le non moins «-généreux Polydor-» (histoire XI), ou Lysis séducteur prestigieux et malheureux (Louis de Bussy d’Amboise) tombé sous les coups du mari trompé, autant de figures tragiques illustrant cette idée que la transgression des lois sociales et religieuses n’annule pas la sympathie et peut même susciter l’admiration. Si le mal et la méchanceté ne prennent pas toujours un visage déplaisant chez Rosset, c’est sans doute parce que ses histoires tragiques tendent alors à la noblesse un miroir complaisant de son propre univers-: leurs protagonistes y prennent souvent des figures de gentilshommes. Ils cultivent les valeurs de la noblesse d’épée-: ils sont braves, courageux, magnanimes et leur magnanimité est telle qu’elle peut s’émanciper des règles quand elles s’avèrent trop contraignantes. Bien sûr, l’amour et les jeux de la séduction occupent une grande part de leur temps. Voilà en quelques mots les valeurs qui mènent Rosset à donner un supplément d’âme à certains de ses personnages- : duellistes, adultères, incestueux, mais issus d’un noble lignage, soucieux de leur gloire, abandonnés à de grandes passions et, d’une certaine manière, méchants sans le vouloir, et peut-être même pour une bonne cause. Ses héros maudits, produits par l’idéologie de sa propre caste, amènent évidemment le chrétien militant à se contredire - est-il possible d’être à la fois courtisan, romancier et moraliste dévot-? -, mais ils représentent la part la plus originale de son œuvre-: ils ouvrent la voie du roman noir où la beauté se fait convulsive et où la grandeur s’émancipe décidément de la morale. D’une certaine manière, en voulant la dénoncer, Rosset a inventé la beauté du diable. L’affaire Ravalet Une affaire qui défraya la chronique judiciaire à l’orée du XVII e siècle nous permettra à présent de voir comment, dans ses Histoires mémorables et tragiques, s’opère la transfiguration du fait divers sulfureux, épouvantable ou sordide en aventure morale et romanesque. Ses deux protagonistes, Julien et Marguerite de Ravalet, deux jeunes nobles, âgés respectivement de 21 et de 17 ans sont exécutés le 2 décembre 1603 après avoir été longtemps traqués par un mari jaloux. Quel crime énorme les a conduits de leur Normandie natale sur l’échafaud dressé place de Grève où leur jeunesse et leur beauté leur vaut le soutien de la foule- ? Ils sont amants, mais également frère et 33 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 sœur et au crime d’inceste s’ajoute celui de l’adultère, car Marguerite a fui le domicile conjugal pour vivre maritalement avec Julien. Trois témoignages contemporains Sur le déroulement du drame qui conduisit les deux amants vers cette fin sinistre on dispose, outre les actes du procès conservés aux Archives nationales, de plusieurs témoignages intéressants-: celui de Pierre de L’Estoile 15 , qui dans son mémoire journal se contente de mentionner rapidement l’exécution des deux condamnés à la date du 2 décembre ainsi que le refus d’Henri IV de leur accorder sa grâce, et ceux, un peu plus tardifs, d’Isaac de Laffemas et d’un canard anonyme, Supplice d’un frère et d’une sœur décapités en Grève pour adultère et inceste 16 (1604). Ce dernier texte, le plus circonstancié, donne de l’affaire une vision précise bien qu’explicitement empreinte de partialité. Il s’agit en effet, comme le suggère son titre, d’une œuvre de dénonciation appelant à la défense d’un ordre moral menacé. Le témoignage d’Isaac de Laffemas, beaucoup moins détaillé, forme l’une des histoires insérées d’un petit roman qu’il publie en 1607 sous le titre d’Histoire des Amours tragiques de ce temps 17 . Il revient à une certaine Floris, jouant le rôle de conteuse, d’y rapporter l’histoire de deux jeunes Vénitiens sous les traits desquels il est facile de discerner Julien et Marguerite. Les deux jeunes gens fuient leur patrie vers une lointaine colonie vénitienne, la ville de Malvasie située aux portes de l’empire turc. Là, ils cèdent à leur désir, en cherchant à se persuader, avec une mauvaise foi brocardée par l’auteur, qu’ils ne seraient pas réellement frère et sœur. À la condamnation morale se mêle cependant la compassion du romancier qui idéalise les héros de son histoire amoureuse. Certes, les deux coupables sont rattrapés par la Justice, mais Laffemas n’oublie pas de mentionner les réactions du public assistant au «- supplice- »- : «- une presse de peuple qui déplorait leur désastre 18 .-» Il n’oublie pas non plus de nous informer sur les réactions de l’auditoire de Floris saisi par la compassion et laissant couler quelques larmes. 15 Journal pour le règne de Henri IV (1601-1609), éd. L.-R. Lefèvre et A. Martin, Paris, Gallimard, 1948, p. 121. 16 Supplice d’un frere et sœur decapitez en greve pour adultere et inceste, Paris, Philippes Du Pré, 1604. 17 L’Histoire des Amours tragiques de ce temps, par le sieur de L. Paris, Toussaint du Bray, 1607. 18 Ibid., p. 132. 34 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 La version de François de Rosset François de Rosset, évidemment, est sensible au parfum de scandale de cette affaire et il tient à le faire savoir. Mieux, son dessein est bien d’édifier le lecteur en faisant jouer à l’histoire des Ravalet la fonction d’une mise en garde contre le danger des passions désordonnées. Sans ce projet nettement affirmé, il ne serait pas un auteur d’histoires tragiques. Les tribulations amoureuses de Julien et de Marguerite sont donc placées, comme toujours pour ce genre de textes, dans un cadre moral nettement dessiné. Sur leur seuil, il ne manque pas, d’abord, de récriminer contre les mœurs dissolues de ses contemporains-: Il ne faut pas aller en Afrique pour y voir quelque nouveau monstre. Notre Europe n’en produit que trop aujourd’hui 19 . On croirait entendre à nouveau la voix de l’auteur anonyme du Supplice d’un frère et d'une sœur… ou celle d’un prêtre. L’histoire se referme également sur quelques phrases que l’on dirait sorties d’un sermon. Rosset, de manière explicite, extrait une leçon des agissements et du châtiment des deux protagonistes-: «-Leurs exécrables amours avancèrent la fin de leurs jeunes ans.-» Il joint la menace au constat-: «-Exemple mémorable qui doit faire trembler de peur les incestueux et les adultères. Dieu ne laisse rien impuni.-» Il conclut par une formule optative- : «- Dieu veuille si bien défendre son peuple des aguets de Satan que jamais un tel scandale n’arrive parmi nous 20 .-» C’est là exactement la manière de composer la péroraison d’une homélie si l’on se fonde sur les conseils de l’Italien François Panigarole dans L’art de prêcher et bien faire un sermon. 21 Il est facile de penser que les histoires de Rosset poursuivent l’œuvre de reconquête pastorale menée par le clergé, avec des moyens similaires, mais avec des sujets profanes, scandaleux, paradoxaux, car il s’agit ici de faire du mauvais exemple une planche de salut. L’histoire encadrée par une introduction et une conclusion moralisante est elle-même émaillée de nombreux commentaires de l’auteur nous rappelant clairement son objectif («- Mon dessein et de dépeindre et de faire paraître la saleté du vice et non de le défendre 22 -»), manifestant volontiers ses sentiments pour bien marquer sa position morale face à la conduite des personnages, émettant à leur propos des hypothèses, des jugements, voire 19 Ibid., p. 207. 20 Ibid., p. 221. 21 L’art de prêcher et bien faire un sermon, avec la mémoire locale et artificielle, Paris, Regnauld Chaudière, [1601] 1624, f. 34. 22 Op. cit., p. 211. 35 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 de sinistres prophéties. Ainsi nous sommes guidés pas à pas à travers un scénario dont aucun épisode ne reste abandonné à notre libre interprétation. Le déroulement de l’histoire, conçu sur le même modèle que celui du canard anonyme, va également dans un sens édifiant et illustre parfaitement la structure tripartite par laquelle Anne de Vaucher Gravili a caractérisé les histoires tragiques du XVII e siècle- : il y a d’abord le temps de la tentation coïncidant avec une situation initiale en équilibre fragile (les deux jeunes gens glissent insensiblement de leur amitié fraternelle vers une liaison interdite), puis l’on bascule du temps de la tentation vers celui de la transgression après la conclusion du mariage arrangé entre le père et un riche et vieux barbon. La rupture avec la loi s’effectue d’abord discrètement sur le double terrain de l’inceste et de l’adultère, puis de manière éclatante lors de la fuite conjointe des deux amants. Enfin vient le temps du châtiment conduisant de l’épisode de l’arrestation des Ravalet vers ceux de leur jugement puis de leur exécution. L’histoire tragique, réduite à son squelette, fonctionne comme un récit judiciaire enchaînant le crime à sa répression comme la cause à son effet inévitable- : on ne saurait mieux suggérer que «- Dieu ne laisse rien impuni.-» Mais ce résumé sommaire ne peut nous offrir qu’un pâle reflet des manipulations opérées par l’écrivain sur l’histoire véridique. Quand on compare en détail les données fournies par l’historiographie et ce qu’écrit Rosset, il apparaît qu’il ne s’attache pas toujours à reproduire fidèlement les faits. Ici il enlève, là il ajoute, là il transforme. L’actualité du fait divers est pour lui une matière malléable à souhait, un sujet d’inspiration dont certains détails méritent d’être estompés ou gommés s’ils ne cadrent pas avec ses desseins. D’abord eu égard au rang de ses deux protagonistes et afin de ne pas salir l’honneur de leur famille, il choisit de ne pas donner leurs noms. C’est, chez lui, une pratique régulière dès lors qu’il doit évoquer une figure appartenant à la noblesse. Julien et Marguerite sont donc rebaptisés Lizaran et Doralice. Lefebvre, le mari trompé, est lui-même renommé Timandre. Ces transformations onomastiques entraînent le lecteur du terrain de la chronique judiciaire sur celui du roman, car ce sont là des noms de héros de roman. Laffemas, on l’a vu, procédait déjà de la sorte et il déplaçait le lieu de l’action de la France vers Venise, puis vers la Grèce. Il écrivait en auteur de fiction. Rosset fait de même, toujours avec le dessein, il est vrai, de voiler l’identité de ses personnages, mais avec pour résultat de créer autour d’eux cette atmosphère romanesque qui se conjugue souvent avec le dépaysement. La Normandie devient donc la Neustrie qui recouvrait les régions situées au Nord-Ouest du royaume de France entre le VI e et le XI e siècles. Déplacé dans ce nouveau cadre historique le drame des amants incestueux prend une tournure nouvelle, parce que Rosset redéfinit aussi leurs figures et leurs rôles en les calquant sur ceux de ces personnages types que l’on pouvait découvrir à la 36 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 même époque dans les romans de Nervèze, de Des Escuteaux ou d’Intras de Bazas cultivant aussi le genre des histoires amoureuses et tragiques. Lizaran et Doralice sont donc nobles, jeunes, beaux, dotés de multiples talents et leur prodigieuse ressemblance permet même à l’auteur de les rapprocher de deux jumeaux mythiques familiers aux lecteurs, alors nombreux, du Roland furieux-: Bradamante et Richardet 23 . Notons au passage que la représentation idéalisante des deux jouvenceaux va de pair avec une première entorse, manifeste, à la biographie de leurs modèles historiques, puisque Lizaran devient le cadet de Doralice, quand Julien comptait quatre ans de plus que sa sœur. Pour quelle raison- ? Sans doute pour épargner à Lizaran l’accusation faite à Julien, reprise par l’auteur du canard de 1604, d’avoir profité de la jeunesse de sa cadette pour exercer sur elle une mauvaise influence.- Sont oubliées aussi les frasques de Julien lors de sa vie parisienne. Il avait en effet avoué devant ses juges une liaison avec une jeune femme, séduite, puis abandonnée après avoir été mise enceinte. Pour redessiner ses personnages, Rosset leur donne aussi une épaisseur psychologique. Les pâles figures du Supplice, de simples silhouettes hâtivement tracées, sont chez lui dotées d’une intériorité et d’une voix. Il nous rend ainsi témoin du débat intérieur de Doralice partagée entre ses scrupules et la passion qu’elle voue à son frère-ou rapporte les ultima verba de Lizaran qui s’avance devant son bourreau en regrettant de n’avoir pu éviter à sa sœur une fin aussi déplorable. L’histoire vraie de leurs tribulations est grandement simplifiée dans l’histoire tragique qui, on l’a vu, se plie aux exigences d’un scénario moral. Encore faudrait-il ajouter que ce même scénario intègre des séquences typiquement romanesques. C’est ici, comme souvent dans les romans d’amour de cette époque, la volonté abusive du père, imposant à sa fille une union contraire à ses vœux, qui donne son impulsion à l’intrigue. L’héroïne se trouve donc livrée en pâture à un «- grison- » jaloux tandis que son amant se languit d’elle. Situation pathétique qui fait des deux amants les victimes d’un sort injuste. Lizaran fait parvenir discrètement à sa sœur une lettre pleine de sa violente passion. Rosset ne manque pas d’insérer cette déclaration épistolaire dans son récit en sachant bien qu’il s’agit là d’un ornement apprécié des lecteurs de romans. Ceux de son époque les multiplient. Suit un épisode de rapt. Doralice monte en croupe sur le cheval de son frère et ils s’enfuient nuitamment loin de la demeure du sieur Timandre. Scène aventureuse et romantique avant l’heure, et qui n’a jamais existé, puisque Marguerite s’est enfuie dans la réalité de chez ses parents où elle était venue 23 Op. cit., p. 207. Dans Roland furieux, Richardet est le cadet des frères de Renaud et le jumeau de Bradamante. Sa ressemblance avec Bradamante est évoquée à plusieurs reprises par l’Arioste-: cf. XXXVI, 13-; XXXVIII, 8 et 21-; XLIV, 7. 37 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 se réfugier pour échapper aux vexations de son mari. Julien la rejoindra plus tard à Fougères où elle s’était cachée. La suite est à l’avenant. Nouvelle entorse à la réalité-: les deux amants sont surpris ensemble dans l’auberge parisienne où ils étaient descendus, elle «- dans le lit, et lui à demi habillé 24 - ». Ce qui est bon pour la morale, puisque la preuve est faite ainsi de leur intimité scandaleuse, mais bon aussi pour leur légende amoureuse qui nous conte le martyre d’un couple uni dans le bonheur comme dans l’adversité. Mais c’est au bout du drame, dans son dénouement, que se dévoile le mieux, sur un mode sinistre, sa logique sentimentale, car c’est seulement au moment de leur exécution que Lizaran et Doralice dévoilent pleinement leur stature de héros par leur courage, leur dignité, leurs remords, mais aussi par leur attachement et leurs égards mutuels. Triomphe funèbre de leur amour - d’autres ont montré la voie, et non des moindres-: Tristan et Yseult, Roméo et Juliette - que vient entériner l’épitaphe placée sur leur tombeau - nouveau lieu commun du roman d’amour, il n’est que de penser encore aux deux héros de la tragédie shakespearienne-! L’histoire des Ravalet revue et corrigée par Rosset a-t-elle sa morale- ? Oui, sans doute, si l’on s’en tient au plus superficiel, on pourra y voir un «-Exemple mémorable qui doit faire trembler de peur les incestueux et les adultères.-» Mais s’en tenir à une telle approche revient aussi à ne pas tenir compte de la manière dont les choses sont dites et à ignorer le «-contre-discours- » romanesque qui vient doubler constamment le discours moral, comme pour en saper les fondements. Lizaran et Doralice ne sont-ils pas, plus que des délinquants, deux monstres admirables-? Rosset ne laisse percevoir nulle part dans ses déclarations qu’il a eu une claire conscience de ces contradictions. Et cela n’est peut-être pas si mal, car il aurait pu éprouver dès lors le besoin de s’amender, de corriger pour nous livrer de son histoire une version plus policée. Au lieu de cela sa réécriture du fait divers produit les ferments d’une mise en crise de sa moralisation dans l’histoire tragique et opère son transfert vers un nouveau régime de représentation-: celui de la fiction romanesque où le réel se plie toujours aux lois de la rêverie et du fantasme. Après lui d’autres artistes sont venus qui, avec plus de lucidité et moins de scrupules, ont su conjuguer la beauté, la grandeur et les désordres passionnels. Ainsi Théophile Gautier 25 et Barbey d’Aurévilly 26 ont rêvé sur les spectres des deux amants maudits hantant les ruines de Tourlaville, et 24 Ibid., p. 216. 25 T. Gautier évoque sa visite du château des Ravalet-Tourlaville dans un article d’abord écrit pour Le Moniteur, puis repris dans le premier chapitre d’un recueil de récits-: Quand on voyage, Paris, Lévy, 1865, p. 48-54. 26 Point de vue développé par Barbey d’Aurévilly dans Une page d’histoire (1603), Paris, A. Lemerre, 1886. 38 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 après eux une kyrielle de romanciers comme Juliette Benzoni 27 ou Yves Jacob 28 . À noter aussi que Valérie Donzelli, reprenant un scénario autrefois proposé à François Truffaut, en a fait un film, Marguerite et Julien, sorti sur les écrans à la date anniversaire de leur exécution, le 2 décembre 2015. Ces multiples approches du même drame se rejoignent au moins sur un point-: elles font toutes entendre, avec des modulations variées, les échos d’une histoire qui échappe à l’actualité fait-diversière du XVII e siècle pour rejoindre l’éternité d’un mythe où l’amour, via l’inceste, nous montre le visage d’une puissance définitivement étrangère aux lois des hommes. 27 La Florentine, Paris, Plon, 1988-1990. Les parents de l’héroïne du roman, Fiora, ont apparemment été imaginés sur les modèles de Marguerite et de Julien. 28 Les Anges maudits de Tourlaville, Paris, Presses de la Cité, 2004. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique. L’itinéraire de Marie-Anne de Zolleren selon les Historiettes de Tallemant des Réaux et selon La Comtesse d'Isembourg de Mme de Salvan de Saliès Nathalie Grande Université de Nantes En 1678 paraît à Paris chez Claude Barbin une nouvelle sans nom d’auteur intitulée La Comtesse d’Isembourg. L’attribution ne pose pas problème- : il s’agit de l’unique fiction publiée par Antoinette de Salvan de Saliès (1639- 1730), connue pour avoir animé à Albi un salon «- de gens d’esprit et de savants-» (Dictionnaire de Moreri) dans l’esprit des académies de province, et autrice d’une œuvre non négligeable 1 . Or le choix de la fiction tranche par rapport aux autres textes laissés par Mme de Salvan-: des poésies, des lettres, des comptes rendus des entrées solennelles des évêques d’Albi, des Réflexions chrétiennes, et le «-Projet d’une nouvelle secte de philosophes en faveur des dames- » paru dans le Mercure galant en juillet 1681. En dehors de ce dernier texte, plus audacieux, qui témoigne de l’engagement féministe de celle qui fut une précieuse 2 , le reste de l’œuvre se caractérise par son caractère conventionnel et la pratique de formes littéraires d’une haute respectabilité sociale, traits caractéristiques guère étonnants pour une femme qui appartenait à la noblesse de robe provinciale. Le choix d’écrire une fiction, et plus encore de la publier, qui plus est à Paris et chez un éditeur mondain, Claude Barbin, distingue donc La Comtesse d’Isembourg du reste de l’œuvre de Mme de Salvan. Or il semble bien que ce choix non conventionnel s’explique par le fait que l’autrice a transposé dans la fiction le récit d’un authentique événement de la vie locale- : l’installation dans la région puis l’entrée au couvent de la Visitation d’Albi d’une princesse allemande ayant fui son pays pour échapper à son mari, si l’on en croit Mme de Salvan, ou pour vivre des amours adultères, si l’on en croit Tallemant des Réaux. 1 Voir Grande, Nathalie. «- Madame de Saliez, une précieuse occitane- », Garona, n°-16 (décembre 2000), pp.-47-62, ainsi que la notice rédigée pour le Dictionnaire en ligne de la SIEFAR- : http: / / siefar.org/ dictionnaire/ fr/ Antoinette_de_Salvan. Gérard Gouvernet a récemment produit une édition de ses Œuvres complètes (Paris, Champion, 2004) qui compte 509 pages. 2 Myriam Maître la signale dans sa somme sur Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999, pp.-336-337. 40 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 « Une femme quitte son mari » : du fait divers au conte galant L’affaire est connue par différents témoignages historiques. L’authenticité des événements rapportés est en effet attestée par un ensemble de documents officiels-: une lettre du 6 mai 1641 envoyé par l’évêque d’Albi, Gaspar Daillon de Lude, au cardinal de Richelieu, pour accompagner un mémoire expliquant comment et pourquoi l’évêque a été amené à donner asile à la comtesse- ; une lettre, datée du 7 mai 1641, de Marie-Anne de Zolleren à Richelieu pour lui demander sa protection et son secours-; enfin un document notarial daté du 8 juin 1641, où la comtesse abandonne ses biens en faveur de ses serviteurs, et en particulier de Jean-Alexandre de Massauve, l’écuyer qui l’a accompagnée dans sa fuite 3 . Autre témoignage de la réalité des faits, la version qu’en donne Tallemant des Réaux dans ses Historiettes, même si l’interprétation des faits est bien différente. L’historiette où l’on trouve le récit s’intitule «-Massauve et Moriamé-» 4 et rassemble deux textes que Tallemant a visiblement rapprochés parce qu’ils traitent de la même matière-: comment une épouse de haute lignée s’enfuit avec l’aide intéressée d’un cavalier pour mener la belle vie loin d’un époux, barbon déplaisant 5 . Aujourd’hui un tel comportement relèverait de la gazette mondaine, dans une rubrique peu relevée de ragots et autres propos croustillants, plutôt que du fait divers. Mais, au XVII e siècle, il y a clairement transgression sur le plan moral, social, religieux et judiciaire- ; et même si Tallemant s’amuse comme toujours du scandale, il n’en cache pas le caractère transgressif. La fuite de la comtesse est racontée comme l’enlèvement d’une femme par un homme, qui vole son bien à un mari légitime, même si la dame est à l’initiative de son propre enlèvement. Les complices sont traités comme des criminels-; le jeune frère de Massaube qui les aide dans leur fuite en subit les conséquences-: On les chargea [lors de leur fuite]-; mais leur escorte était nombreuse-: il est vrai que le cadet de Massaube y fut pris et bien blessé pour s’être trop hasardé. 3 Tous ces documents figurent dans l’édition de Gérard Gouvernet, op. cit., pp.-325- 331. Sur les événements et les personnages historiques concernés, voir Eggen Van Terlan, Johannès. «-Une princesse allemande en Albigeois-: la princesse Marie-Anne de Hohenzollern-Hechingen et le roman de Mme de Saliès, La Comtesse d’Isembourg-», Revue du Tarn, 1938, pp.-293-308 et 1939, pp.-34-47 et pp.-123-130. 4 Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes, tome II, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1960, pp.-609-613. 5 L’autre point commun, c’est que ces mésaventures ne concernent pas des maris français, mais un Allemand et un Néerlandais. 41 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 Il fut emporté à Cologne, où on lui fit couper le cou, et sa tête fut exposée sur la porte de la ville 6 . Et le couple est poursuivi par le mari qui demande au roi de France de ne pas protéger ceux qui sont venus chercher asile en France-: L’envoyé du comte d’Isembourg n’avait pas eu grande satisfaction à la Cour-: le Roi avait bien témoigné de la colère et donné ordre qu’on cherchât le ravisseur-; mais le Cardinal l’apaisa en lui faisant comprendre qu’on ne saurait faire trop de mal à ses ennemis 7 . Massaube, en contant cette histoire, disait-: «-J’ai connu à cela que le Cardinal était un méchant homme, d’avoir laissé un si grand crime impuni-» 8 . Le passage est particulièrement intéressant d’une part parce qu’il montre que l’auteur de l’enlèvement (ou complice de la fuite, selon la version qu’on privilégiera) considère lui-même qu’il s’agit d’un «-grand crime-»-; et d’autre part parce que la citation au style direct laisse entendre que Tallemant a lui-même recueilli la confession et les paroles de Massaube, ce qui permet d’identifier la source du récit. Pour autant, Tallemant ne cherche en rien à dramatiser son récit, qui s’apparente plutôt à un conte galant à la manière de Brantôme 9 . Massaube, français d’origine, est devenu lieutenant-colonel du régiment d’infanterie du duc de Lorraine, ce qui lui vaut cinquante mille livres par an. Alors il s’amusa à faire l’amour. Le Duc de Lorraine était souvent chez la comtesse d’Isembourg, parente de l’Empereur, et dont le mari était général des Finances d’Espagne, et gouverneur de Luxembourg. Massaube, accompagnant son maître, fit d’abord quelques galanteries avec les demoiselles de la Comtesse- ; il était libéral, il dansait, il jouait du luth, il savait un peu de peinture et de musique, il avait l’air français, et n’avait pour rivaux que des Allemands. La Comtesse, qui en oyait dire tant de merveilles à ses filles, eut envie de le voir-; il lui plût, et elle lui donna enfin tout ce qu’on peut accorder 6 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 611. 7 La fuite aurait lieu vers 1636, en pleine Guerre de Trente Ans, et le comte d’Isembourg était un puissant général des armées impériales. Sur ce dernier, voir Eggen Van Terlan, Johannès. «-La princesse Marie-Anne de Hohenzollern-Hechingen et le roman La Comtesse d’Isembourg- », Revue de littérature comparée, octobre-décembre 1937, n°-68, pp.-706-712. 8 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 611. 9 À ceci près que Brantôme ne donne pas les noms des «-dames galantes-» dont il était contemporain, et que sa compilation n’est pas publiée au moment où Tallemant écrit ses Historiettes, c’est-à-dire vers 1657-1659. Les Dames galantes paraissent seulement en 1666. 42 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 à un galant-: elle était admirablement belle, et n’avait que vingt-deux ans-; son mari, qui en avait plus de cinquante et que ses emplois n’occupaient que trop, n’était pas ce qu’il lui fallait. Notre cavalier la posséda assez longtemps avec la plus grande douceur du monde-; mais comme cette amourette commençait à s’ébruiter, et qu’il y avait apparence que le Comte en serait averti, elle pressa Massaube de l’enlever et de l’emmener en France 10 . Ce qu’exécute le galant, et le couple trouve alors refuge en France, séjourne à Paris et est même reçu à la cour, Massaube cherchant à faire croire que la fuite de la comtesse peut ouvrir aux Français les portes d’un fort sur le Rhin. Quand la supercherie est découverte, et que le mari envoie au roi «- demander sa femme et se plaindre de l’injure qu’on lui avait faite- », les amants vont se faire oublier en s’installant en Albigeois, où ils passent quelques années tranquilles, pourvoyant à leurs dépenses grâce aux bijoux de la comtesse. C’est à Toulouse que Massaube se fait reconnaître, manque d’aller en prison, et comme «- l’argent vint à [leur] manquer- » et que «- la princesse était quelquefois réduite à laver les écuelles- » 11 , l’évêque d’Albi intervient pour l’inciter à «- se mettre en religion-», manière de régulariser les choses sans drame. Et Tallemant de conclure en signalant qu’«- on dit qu’elle est fort bonne religieuse-». Le récit ne condamne donc pas vraiment les amants-; et même si les manœuvres fourbes de Massaube sont attestées, le jugement final porté sur lui en fait un homme coupable de plus de légèreté que de malice-: «-Massaube querella la dame et le prélat-; mais il se consola facilement, et se fit capitaine d’une compagnie de chevau-légers. C’est un homme qui ne manquait pas d’esprit-; il était enjoué et aimait assez la débauche-» 12 , c’est-à-dire les repas bien arrosés. Il n’y a donc de condamnation morale d’aucun des deux protagonistes, et l’enlèvement d’une femme à son mari, attentat contre les bonnes mœurs et contre les liens sacrés du mariage, doublé d’une injure à l’honneur d’un grand aristocrate et du scandale de voir une femme de haute naissance se comporter comme une vulgaire aventurière, ne fait pas l’objet d’une réprobation moralisatrice, même si le crime n’est pas édulcoré. Il en va d’ailleurs de même dans la seconde partie de l’historiette, celle consacrée à «-Moriamé-», où ce dernier enlève, toujours à la demande de la dame, «-une belle femme qui n’avait que dix-huit ans, et qui avait pour mari un des principaux conseillers de l’Infante [des Pays-Bas], âgé de soixantehuit ans, ou environ-». Après quelques années de vie galante en Hollande, 10 Tallemant, Gédéon. Op. cit. pp.-609-610. 11 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 612. 12 Ibid. 43 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 elle se lasse et demande à son amant de la ramener chez elle, ce qu’il fait, en tenant au mari un surprenant discours-: «-Madame a eu dessein de faire un voyage. Elle m’a fait l’honneur de me choisir pour l’accompagner-: je vous puis répondre de sa conduite. Mais, parce que la médisance n’épargne personne et que vous pourriez avoir quelque soupçon, je vous déclare que, si vous la maltraitez, je vous tuerai…-» 13 . Et l’historiette se termine sur ces édifiantes paroles, qui pourraient laisser penser que, là encore, le fait divers (une épouse s’enfuit avec son amant) ne donnera pas lieu à drame. Mais en fait, c’est à une lacune du manuscrit de Tallemant qu’on doit cette fin abrupte 14 , et on ne sait finalement quel a été le dénouement de l’intrigue. On remarque cependant qu’à chaque fois, la dame demande explicitement à être enlevée, et que Tallemant signale la différence d’âge entre la femme et son époux- : vingt-deux/ «- plus de cinquante- » 15 d’une part, dix-huit/ «- soixante-huit ans, ou environ- » d’autre part. C’est clairement cette différence d’âge, et son sous-entendu sur la frustration sexuelle des épouses, qui permet d’expliquer le comportement des dames- : «- son mari […] n’était pas ce qu’il lui fallait- » pour la comtesse d’Isembourg- ; «- je ne saurai plus souffrir mon vieillard- » pour l’amante de Moriamé. L’historiette galante à la manière de Tallemant s’amuse donc sans se scandaliser vraiment, et explique clairement, cyniquement presque, pourquoi les événements se sont produits. Qu’en est-il de la version que propose Mme de Salvan-? Fait divers et nouvelle historique Tout d’abord, La Comtesse d’Isembourg à la manière Salvan relève de la poétique de la nouvelle historique, mode de récit très en vogue dans les années 1670. L’incipit commence ainsi par un tableau généalogique de la maison de Hohenzollern, qui permet de situer les alliances et la haute extraction de «-Marie-Anne, la plus jeune et la plus belle-» 16 des six filles du prince de Hohenzollern. Vient ensuite le récit de son apparition à la cour, et comment le cœur du «-vieux comte d’Isembourg-» est instantanément séduit par les charmes de la jeune fille de quinze ans-: le mariage est vite décidé avec celui 13 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 613. 14 Voir la note 2 de la page 613 dans Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 1394. 15 En fait, Ernest d’Isembourg est né en 1584 et épouse en 1630, à 46 ans donc, la jeune fille qui a alors 16 ans. 16 Salvan de Saliès, Antoinette de. La Comtesse d’Isembourg, dans Œuvres complètes, éd. Gérard Gouvernet, Paris, Champion, 2004, p. 62. 44 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 qui est «- un des plus riches et des plus vaillants seigneurs de l’Empire- » 17 . Le bref récit des années conjugales permet de faire apparaître les noms historiques les plus prestigieux et de faire interférer histoire et vie privée, par exemple quand le comte est appelé par l’empereur à l’occasion de l’offensive suédoise, ce qui donne à sa femme six mois de liberté à Cologne. Dans le mélange entre information historique et destin particulier, faits publics et vie privée, «-affaires-» et «-galanterie-», et dans l’itinéraire même de ces premières pages consacrées au mariage mal assorti d’une jeune princesse pleine de qualités, on trouve le même schéma que dans La Princesse de Montpensier (1662) ou dans La Princesse de Clèves, parue en 1678 chez Claude Barbin, comme La Comtesse d’Isembourg. Autre marque de la nouvelle historique, le caractère funeste des événements racontés. Ici, pas de galanterie frivole entre un séduisant officier français et une jeune femme négligée par son époux-: c’est le tableau d’un mariage devenu rapidement odieux qui est peint. Car «- les chagrins, les soupçons, les dégoûts- » détournent rapidement le vieux soldat amoureux de sa trop jeune femme, et c’est à une véritable terreur organisée que la comtesse doit faire face-: Comme, depuis son mariage, il n’avait point été à l’armée exercer sa valeur, il voulut l’employer à dompter la beauté de sa femme-; il ne songea plus qu’à faire peur à la jeune comtesse […]. Il reprit son air sombre et sauvage que l’amour avait un peu radouci, et tout cela faisait un effet si terrible sur le cœur et sur l’esprit de la comtesse, qui n’avait pas assey de courage pour le regarder sans frayeur. Il ne l’entretenait que d’histoires tragiques, d’événements funestes, et de punitions que de jeunes femmes s’étaient attirées de leurs vieux maris. C’était ordinairement au lit qu’il lui faisait ces galants récits 18 . C’est là qu’intervient le salvateur message de l’empereur qui oblige le comte à s’éloigner de sa femme. Et quand il revient de la guerre, «-comme il avait passé six mois parmi le sang et le carnage, il n’avait point appris à devenir plus traitable-». Enfin, une jalousie maladive amène le comte jusqu’à la «- rage- ». Assuré par un astrologue qu'il n’aurait pas de descendance, et donc que sa femme ne lui servait à rien, le comte « forma dès lors le dessein de faire mourir sa femme. […] Dès le lendemain il ne lui parla plus que de fer et de prison-» 19 . Le mari devient un assassin en puissance, voire en acte, et ne s’en cache pas, puisqu’il pousse le sadisme jusqu'à la torture psychologique par la peur. Un jour sa femme constate que son regard s'est adouci : 17 Ibid., p. 64. 18 Ibid., p. 66. 19 Ibid., p. 73. 45 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 C’est que je vous trouve fort belle aujourd’hui, et que je prends plaisir de m’imaginer en vous regardant que, quand il me plaira, vous ne serez plus qu’un objet d'horreur 20 . Et comme elle ne pénètre pas le sens menaçant de ses paroles, elle l’amène à la menace directe-: […] mais je vous traiterai en femme de qualité. Je ne me servirai que d’une poudre de diamants qui donne une colique toute faite comme celle qui fit mourir dans deux heures Caroline d’Aremberg, ma première femme 21 . La menace du poison par un époux tenté de se débarrasser par jalousie de sa trop jeune femme rattache cette fois La Comtesse d’Isembourg à Dom Carlos, nouvelle historique de Saint-Réal (1672). On retrouve dans les relations du couple le même climat de défiance et de menace larvée que celui qui amène le roi Philippe-II à se débarrasser de l’amant qu’il soupçonne, son propre fils en l’occurrence, et de son épouse. Enfin, dernier trait qui situe La Comtesse d’Isembourg dans la poétique de la nouvelle historique, les quelques lignes de conclusion inscrivent clairement le récit dans la lignée des nouvelles célébrant les destins malheureux de jeunes femmes illustres et innocentes, telles La Princesse de Montpensier 22 ou La Comtesse de Tende-: Ainsi mourut, l’an 1670, cette innocente et belle princesse, que l’humeur trop sévère de son mari, les mauvais conseils de ses domestiques et, peut-être, une grande jeunesse et beaucoup d’enjouement, ont fait passer pour coupable et rendu une des plus malheureuses personnes de son siècle 23 . Plaidoyer pathétique et intention édifiante Cette conclusion qui insiste sur l’innocence de la princesse prend la valeur d’un plaidoyer en faveur de la réhabilitation de sa mémoire. Mme de Salvan, dont le grand-père est cité dans le document notarial conservé et 20 Ibid. 21 Ibid., p. 74. 22 Pour mémoire, voici l’explicit de La Princesse de Montpensier-: «-Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions-». 23 Salvan de Saliès, Antoinette de. Op. cit. p. 92. 46 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 qui semble s’être occupé des affaires de la jeune femme en exil 24 , a tout à fait pu recueillir de source directe le témoignage de la comtesse. En effet, celleci entre à la Visitation d’Albi en 1641, y devient religieuse une fois veuve, c'est-à-dire à partir de 1664, y occupe même quelques années la fonction de Mère Supérieure, avant de s’éteindre en 1670. Mme de Salvan, née en 1639, a donc vraisemblablement recueilli les mémoires de la religieuse. Un tel destin n’a pu que marquer la gazette locale, et sa profession religieuse en 1664, année où Mme de Salvan a 25 ans, a pu remettre sur le devant de la scène de l’actualité locale le destin singulier de cette étonnante religieuse. Sans imaginer une mission de réhabilitation de sa mémoire confiée par l’ancienne comtesse à la jeune Salvan, on peut penser que le récit de ses malheurs, entendus dans les entretiens d’un parloir - un lieu important de sociabilité au XVII e siècle - a pu toucher le cœur de la jeune précieuse, et lui donner envie d’en transmettre le récit, à la fois pour disculper la mémoire de la comtesse d’Isembourg, et en même temps pour donner un exemple édifiant des travers qui pesait sur la destinée féminine. Car, dans la version de Mme de Salvan, la comtesse est d’une constante innocence, et seules les apparences ont joué contre elle. C’est parce que la jeune comtesse vivait dans la peur, persuadée qu’elle allait être la prochaine victime de ce Barbe-bleue à la mode germanique, qu’elle a cherché du secours dans la fuite. Le récit insiste beaucoup sur la terreur dans laquelle vivait la princesse. Son angoisse vitale prend des formes phobiques dont témoignent des manifestations psychosomatiques comme les évanouissements, des cris quand elle entend sonner le glas, une curiosité et une crainte maladives à l’égard des malades et des morts. 25 Ce qui justifie l’abandon du domicile conjugal ne relève donc pas des plaisirs immoraux d’une galanterie adultère, mais d’une peur viscérale et du désir de sauver sa vie. De plus, les deux frères Massauve, auxquels elle s’adresse pour leur demander leur appui, ne sont pas exempts de reproche. L’aîné lui montre un papier contenant «-quelque poudre-», papier qu’un valet «-disait avoir trouvé dans la poche d’un habit que son maître avait quitté-»-: Et cette jeune princesse, en qui la crainte de la mort fit ce qu’elle a coutume de faire dans les âmes les plus timides, ne doutant pas que ce ne fût cette poudre de diamants dont le comte l’avait menacée, déclara dès ce moment, aux deux Massauve, qu’elle voulait absolument quitter le comte et s’en aller dans quelque royaume étranger, s’ils avaient assez d’attachement pour elle 24 Ibid., p. 329. 25 Ibid., pp.-66-72. 47 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 pour l’y vouloir conduire. Ils s’engagèrent à tout ce qu’elle voulut-; ils la fortifièrent même dans un dessein si surprenant et si dangereux […] 26 . Victime d’un mari jaloux et violent, victime de sa jeunesse et d’un manque de courage, victime de serviteurs trop complaisants voire douteux, la jeune femme est intrinsèquement innocente sur le plan moral. Mais elle l’est encore sur le plan religieux- : elle envoie «- consulter l’université de Douai- », c'est-à-dire qu’elle sollicite l’avis d’une faculté de théologie pour résoudre son cas de conscience, qu’on pourrait résumer ainsi-: «-Une femme doit-elle rester attachée à son mari même au péril de sa vie-? -». Et Massauve lui rapporte «- un ample avis de cette faculté pour aller, avec toute sûreté de conscience, éviter la mort en tel endroit du monde qu’elle voudrait-». À partir de là se trouvent donc justifiées la séparation conjugale et la fuite si scandaleuse d’une femme pour échapper à son époux. Et encore, si la suite du récit voit la comtesse quitter l’Allemagne et son mari, cela ne va pas sans remords. Quand le jeune Massauve est tué lors de la fuite, sa mort plonge la comtesse dans la culpabilité, et le désespoir-: Dès que les premiers transports de la douleur furent un peu calmés, elle rêva quelques moments, et puis se tournant vers Massauve [aîné]-: «-Tous mes desseins changent, lui dit-elle, par la mort de votre frère 27 - ; il faut me ramener à Cologne, je ne crains plus la mort, et je me sens assez de courage pour aller soutenir mon innocence et braver le comte d’Isembourg.-» Massauve frémit à ce dessein-; il en avait de secrets qui ne s’accordaient pas avec celui-là. Il était bien fait, il avait de l’esprit, surtout pour tromper et pour nuire 28 . Le lecteur est donc invité à comprendre que la jeune femme a aussi été victime des manœuvres intéressées d’un serviteur indélicat, comptant tirer profit de sa naïveté et de sa fragilité. C’est lui qui la convainc de continuer sa folle équipée, qui l’amène à Paris où elle apprend que l’on raconte qu’elle «-n’avait quitté le comte, son mari, que pour aller, inconnue et vagabonde, aimer sans contrainte le jeune Massauve par tout le monde-» 29 . Et c’est cette calomnie (? ) qui la décide à fuir le monde, à se retirer dans une solitude, ce qui fait à nouveau les affaires de Massauve, devenu amoureux de la com- 26 Ibid., p. 75. 27 On peut penser que, si intrigue amoureuse il y a eu, c’est avec le jeune Massauve-: c’est de lui dont le comte d’Isembourg a d’abord été jaloux-; c’est lui qui va chercher son frère pour organiser la fuite, et qui meurt lors de cette fuite par l’excès de son engagement- ; et sa mort plonge la comtesse dans un désespoir qui rend caduque son désir de fuite. 28 De Salvan de Saliès, Antoinette. Op. cit. p. 78. 29 Ibid., p. 79. 48 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 tesse. Car la comtesse se trouve bientôt à nouveau persécutée, non par son mari, mais par celui qui a organisé sa fuite-: Son amour devint si violent qu’il n’eut pas seulement la force de le combattre. Il ne s’amusa point à pousser des soupirs qu’il savait bien qu’ils ne seraient pas écoutés. Les premiers témoignages de sa passion furent les transports d’un insensé. La comtesse fut si épouvantée d’un malheur si peu prévu qui venait troubler le repos dont elle commençait à jouir, qu’elle faillit à mourir de déplaisir 30 . Ce qui amène la trop belle comtesse à chercher refuge (après trois ans…) auprès de l’évêque d’Albi, qui vient l’arracher des mains de l’insolent Massauve. Comme tente de le montrer le récit - au prix de quelque invraisemblance -, la comtesse, si elle n’a pas sauvé les apparences, a donc toujours conservé l’innocence du cœur, et est restée digne de la vertu à laquelle sa haute naissance était censée la destiner. Le pathétique tableau d’une princesse, victime et non coupable, permet de disculper moralement la mémoire d’une grande dame au destin aventureux certes, mais sans que jamais l’éthique de son comportement puisse être mise en doute, comme l’assènent définitivement les mots de l’explicit. Dans cette tonalité moralisante, on retrouve un trait propre au genre de la nouvelle historique-; la nouvelle de Saint-Réal, Dom Carlos, citée plus haut, insiste de la même manière sur la défense de la mémoire du héros éponyme, et plus encore de la princesse française devenue reine d’Espagne, Elisabeth. Mais le destin de la jeune princesse prend ainsi une valeur exemplaire d’un point de vue féminin. En effet, ce qui fait le malheur de la comtesse, ce sont des hommes-: son mari qui la terrorise, son serviteur qui la manipule. Il y a ainsi, derrière le parcours chaotique de l’exilée, la dénonciation des dangers du mariage- : mariage arrangé selon des considérations de rang et de fortune, qui livre une très jeune femme à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, devenu incapable d’aimer et qu’elle ne pourra aimer. Le mariage est en effet réglé sans considération des désirs de la jeune femme, de son désir de connaître la douceur d’aimer et d’être aimée 31 . On retrouve là une dénonciation précieuse qui marque aussi les nouvelles de Mme de Lafayette. 30 Ibid., p. 83. 31 Faut-il y voir l’expression d’un désarroi personnel-? Antoinette de Salvan a épousé à l’âge de 22 ans Antoine de Fontvieille, devenu viguier d’Albi après avoir été soldat, son aîné de 16 ans. Le mariage, célébré en 1661, ne dura que quelques années, car l’époux meurt vers 1672-1673, et à cette date, on sait que le viguier est pour affaires à Paris depuis plusieurs années. Mme de Salvan ne s’est jamais remariée, et est restée veuve jusqu’à sa mort en 1730. Voir les données biographiques fournies par Gérard Gouvernet dans les Œuvres complètes, op. cit. pp.-11-31. 49 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 Mais la fin de vie édifiante de la comtesse d’Isembourg rapproche également les deux autrices. En effet, si la retraite religieuse de la comtesse lui est suggérée par l’évêque d’Albi, la novice trouve bientôt dans cet établissement modeste la paix qu’elle n’a jamais connue auparavant-: Elle goûta bientôt la douceur de la retraite, et, regardant sans peine la privation de toute sorte de biens, elle fut assez satisfaite de trouver dans son propre cœur des choses infiniment plus précieuses 32 . Ce bonheur loin du monde et des hommes est un leitmotiv de la nouvelle. Déjà dans sa jeunesse, la jeune femme avait pour amie une carmélite, qui avait fait le choix de fuir l’amour, et qui «-divertissant la comtesse par mille contes agréables, […] lui faisait mieux goûter ce qu’elle lui disait ensuite de solide- » 33 - ; son arrivée en Albigeois lui rappelle «- tout ce que la vertueuse carmélite lui avait dit en faveur de la vie solitaire-» 34 . C’est cette tranquillité de l’âme, trouvée dans la Visitation d’Albi, qui décide la comtesse à refuser les offres de retour à une vie publique prestigieuse qu’on lui fait. Le fait divers débouche ainsi in fine sur la tentation hagiographique, donnant au parcours de la comtesse d’Isembourg une dimension bien différente de celle que lui avait donnée Tallemant des Réaux. Pour conclure, on ne peut qu’être sensible au fossé qui sépare les deux versions du même événement, et forcément, on se demande qui a donné la version des faits la plus proche d’une authenticité historique. Tallemant, très clairement, rend compte de la réalité des faits en leur donnant leur interprétation la plus simple, la plus logique, mais la plus triviale aussi. Mme de Salvan de Saliès, dans sa recherche du pathétique, sa tentative d’explication psychologique, et son parti-pris de disculpation systématique, peut sembler à bon droit user des artifices séduisants qu’autorise la fiction, fûtelle nouvelle historique. Il nous semble cependant que cette dernière version du fait divers «-une femme quitte son mari-» a l’intérêt de révéler des données historiquement structurelles, et hautement significatives d’un tel événement-: révéler la peur dans laquelle pouvaient vivre des épouses que le droit soumettait au bon plaisir de leur seigneur et maître- ; révéler aussi le désir des femmes de relations autres, fondées sur le désir amoureux et le choix réciproque-; révéler encore l’aspiration à une vie religieuse, synonyme d’une liberté paradoxale, la clôture délivrant paradoxalement les femmes des contraintes que les pressions masculines particulières et les structures 32 Salvan de Saliès, Antoinette de. Op. cit. p. 91. 33 Ibid., p. 70. 34 Ibid., p. 82. 50 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 sociales patriarcales générales imposaient. Si La Comtesse d’Isembourg, avec et malgré son substrat documenté, rejoint si souvent les nouvelles de Mme de Lafayette, c’est sans doute que, fictions ou pas, elles portent toutes une part de vérité. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman : à propos des Mémoires d’Anne-Marie de Moras Paul Pelckmans Universiteit Antwerpen Si le fait-divers prend son nom et sa physionomie définitive avec la presse à grand tirage du dernier tiers du XIX e siècle 1 , le type d’intérêt qu’il inspire est évidemment bien plus ancien. Les lecteurs du XVIII e siècle curieux de faits à la fois réellement arrivés et insolites trouvaient notamment leur pâture dans diverses nouvelles à la main, qui circulaient sous forme manuscrite ou sur feuilles volantes. S’y ajoutaient toutes sortes de factums liés à des procès sensationnels, que les parties choisissaient quelquefois de plaider devant le grand public. Rappelons, pour ne plus y revenir, que ce grand public reste incomparablement plus restreint que celui des journaux de la belle Epoque-: ici comme souvent ailleurs (j’allais dire comme partout), le XVIII e siècle expérimente, au niveau d’élites qui peuvent s’en offrir le loisir et la dépense, des conduites et des engouements qui deviendront par la suite la trame de notre quotidien «-moderne-». Ces faits-divers avant-la-lettre n’étaient pas prédestinés a priori à trouver leur chemin vers la littérature de fiction-: un fait-divers est d’abord un fait tout court, qui ne présente d’intérêt que si le consommateur le croit réellement arrivé. Tant qu’à s’y frayer pourtant leur voie, ils rejoindraient plutôt le récit bref, autant dire la nouvelle 2 , plutôt que le roman- : on sait depuis Roland Barthes 3 que le fait tout court est aussi, si l’on peut dire, un fait court, dépourvu d’attaches et réduit à son occurrence ponctuelle. Le récit d’un tel événement semblerait à son tour voué à tourner court et les auteurs qui se sentaient la vocation de mimer plus ou moins ce registre devaient du coup privilégier certaine concision. Ces auteurs étaient même assez nombreux, à tel point qu’on a pu parler, des Modernes du début du siècle à la Révolution, d’un «- âge des romanciers-journalistes- » 4 . Je rappelle seulement 1 Voir entre autres la belle synthèse d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, «-Les faits divers de la fin du XIX e siècle-» in Questions de communication, 7-(2005), pp. 233-250. 2 Il va sans dire que j’utilise ce terme dans son acception actuelle, qui ne correspond que de très loin au sens assez flou qu’il avait au XVIII e siècle 3 Cf. Roland Barthes, «-Structure du fait-divers-» in Essais Critiques, Paris Seuil, 1964, pp. 196-206. 4 Jean Sgard, «-Prévost romancier et journaliste» in Vingt études sur Prévost d’Exilles, Grenoble, Ellug, 1995, p. 225. 52 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 le cas, un peu moins oublié que beaucoup d’autres, de Prévost, dont le Pour et Contre propose une sélection de la presse anglaise et y prélève aussi, au fil de ses livraisons successives, une bonne cinquantaine d’anecdotes curieuses. Elles prennent à chaque fois quelques pages, voire seulement quelques paragraphes et prouvent ainsi que l’auteur de Cleveland savait, quand il le fallait, être bref 5 . Le Chevalier de Mouhy (1701-1784) fut lui aussi un romancier-journaliste. Il aura rédigé presque sa vie durant des gazettes à la main dont le contenu n’avait en principe rien de fictif. S’il n’a pas publié, pour autant qu’on voie, des recueils de récits brefs, bon nombre de ses romans, et notamment La Mouche 6 , comportent des épisodes qui n’ont guère à voir avec l’intrigue principale ni avec son personnel et qui expédient rapidement tel événement insolite-; ces pages presque indépendantes de l’ensemble qui les englobe sont à leur façon des nouvelles. Les Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739) s’adossent au contraire de part en part - de façon peut-être unique au XVIII e siècle 7 -- à un fait sensationnel récent-; le nom de sa protagoniste figure en toutes lettres sur la page de titre. Il va sans dire qu’aucun lecteur n’a jamais pu croire, au-delà des toutes premières lignes du texte, qu’il lisait des mémoires authentiques. N’empêche que Mouhy aura toujours choisi de rédiger pour une fois un roman tout entier, et sans changer aucun nom, à partir d’un événement qui avait fait scandale à peine deux ans plus tôt. Les lecteurs de 1739 risquaient peu d’avoir oublié la vraie Anne-Marie de Moras, dont l’enlèvement, qui remontait au 26 octobre 1736, avait abouti, en juillet 1738 puis en mars 1739, à deux jugements successifs. Les procès avaient donné lieu à une avalanche de racontars, de factums et de chansons-: l’événement avait tout pour passionner puisque l’enlevée n’avait que treize ans, et était un très riche héritière. Son ravisseur, le Comte de Courbon, avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. La mineure avait en outre fait preuve d’un bel esprit de décision. Elle n’avait pas été à proprement parler enlevée puisqu’elle s’était enfuie du couvent où elle était pensionnaire pour se rendre elle-même, de son plein gré, chez l’homme qu’elle avait choisi. 5 On retrouve l’essentiel du corpus dans Prévost, Contes singuliers tirés du Pour et Contre, Jean Sgard éd., Paris, Garnier, 2010. Voir à ce sujet les études réunies dans Prévost et le récit bref, Jan Herman et Paul Pelckmans éds., Amsterdam, Brill/ Rodopi, 2006. 6 Chevalier de Mouhy, La Mouche ou les Aventures de M. Bigand, René Démoris et Florence Magnot-Ogilvy éds., Paris, Classiques Garnier, 2010. 7 On pourrait penser tout au plus aux Epoux malheureux (1745) de Baculard d’Arnaud, qui se souvient du procès La Bédoyère et garde également les noms des protagonistes. Mais les péripéties comme le style de ce premier roman sont si stéréotypés que même les lecteurs du XVIII e siècle devaient se dire que l’événement réel n’avait guère pu fournir, en l’occurrence, qu’une chiquenaude initiale. 53 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman Le Comte avait pu se contenter de lui fournir des instructions détaillées et l’avait, bien sûr, épousée dès son arrivée- : son curé de village n’avait pas grand-chose à refuser à son seigneur! Anne-Marie avait, en cours de route, écrit une longue lettre à sa mère, qui copiait sans doute un canevas fourni par le Comte et où elle exprimait l’espoir que les siens accepteraient de bonne grâce de s’incliner devant le fait accompli- ; c’était aussi, d’une certaine façon, prendre déjà le public à témoin puisqu’Anne-Marie semble avoir diffusé quelques copies de sa missive. La principale destinataire avait choisi, au reçu du message, d’obtenir un ordre du roi, qui permettait de faire reprendre la fugitive et d’entamer, contre le Comte et ses complices, un procès pour détournement de mineure 8 . Le roman de Mouhy paraît quelques mois seulement après le verdict définitif et est censé être rédigé par Anne-Marie elle-même, qui se trouve reléguée, après son escapade, dans un couvent sévère ou elle est constamment surveillée. Ce dispositif s’inscrit dans toute une tradition de romans-mémoires, dont René Démoris, dans un livre qui fait toujours autorité 9 , a dressé un tableau impressionnant. Mouhy s’en écarte surtout parce que la plupart des romanciers qui choisissaient à l’époque de céder la parole à leurs protagonistes les faisaient parler au soir de leur vie, où ils retournaient du coup à des épisodes qui avaient largement atteint leur dénouement. Anne-Marie a tout au plus quinze ans et fait une mémorialiste fort jeune. Elle relate en outre une histoire dont le lecteur pouvait se dire qu’elle risquait de comporter encore quelques rebondissements-: le Comte de Courbon était condamné à mort par contumace puisqu’il avait fui en Italie et Anne-Marie pouvait espérer sortir de son couvent à sa majorité ou même, à la rigueur, tenter une seconde évasion. Il est vrai que tout se passe comme si Mouhy ne comptait pas vraiment sur ce genre de spéculations. Les Mémoires sont écrits dans une langue limpide, mais aussi bien parfaitement neutre, qui ne mime aucun registre infantile ni même adolescent. La mémorialiste semble estimer aussi, tout au long de son récit, que son esclandre l’a plongée dans un malheur définitif-; même s’il peut y avoir là un effet de vraisemblance - on n’annonce pas un projet d’évasion -, il reste toujours qu’Anne-Marie est censée adresser son récit à la seule amie qui lui avait écrit dans sa quasi prison et qu’elle pouvait donc compter sur certaine connivence-: elle aurait donc pu parler de sa lointaine majorité ou s’inquiéter un instant du sort du Comte exilé. 8 Les principaux documents sur cette affaire ont été rassemblés, au XIX e siècle, par l’historien Jules Claretie, Un enlèvement au XVIII e siècle, documents tirés des archives nationales, Paris, Dentu, 1882. 9 René Démoris, Le roman à la première personne, du Classicisme aux Lumières, Paris, Colin, 1975, rééd. Genèvre, Droz, 2002. 54 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Mouhy, dans ce sens, est loin d’exploiter toutes les virtualités de sa mise en scène, dont on imagine qu’elle a dû s’imposer sans être forcément très ‘pensée’. Tant qu’à faire parler la protagoniste d’un fait sensationnel récent, il fallait bien lui donner l’âge que tout le monde lui connaissait. Comme le ton de la narration le fait oublier quelque peu, la mémorialiste souligne à plusieurs reprises que ses entours la trouvaient fort précoce et très formée pour son âge-: c’est, d’un seul et même mouvement, rappeler son extrême jeunesse, qui fait largement le prix de l’anecdote, et justifier le timbre ’adulte’ de son texte. Le Comte de Courbon, pour sa part, est présenté comme un «- homme de cinquante ans- » (p. 100) 10 , ce qui le vieillit de douze ans par rapport à son modèle réel et en fait au XVIII e siècle une manière de vieillard-; le lecteur risque d’autant moins d’oublier que l’aventure singulière qui lui est relatée réunit deux conjoints que tout aurait dû séparer. Les Mémoires s’interrompent sur le mariage contracté «-le lendemain de (l’) arrivée-» (p. 203) d’Anne-Marie chez le Comte et ne détaillent donc pas les conséquences fâcheuses qui ont suivi. Le présent de la mémorialiste est décrit seulement dans ses premiers paragraphes, où elle explique comment, puisque «-l’usage du papier, de l’encre et des plumes [lui] est interdit-» (p. 13), elle écrit son texte, à l’insu de ses surveillantes, dans les marges d’une grosse Vie des Saints qui est le seul livre qu’on lui a donné. Le détail devait faire sourire et ne cherche pas à se faire prendre au sérieux-: Mouhy s’amuse ailleurs aussi à parodier le topos usé jusqu’à la corde du manuscrit trouvé rédigé dans les circonstances les plus invraisemblables 11 . Que le récit qui suit ne rejoigne pas le présent de la narratrice n’a rien de surprenant. La Vie de Marianne ou Le Paysan parvenu sont pareillement inachevés. Mouhy a pu sacrifier en outre à des raisons de prudence. Après la mort de Mme de Moras mère, survenue en janvier 1738, le procès est repris par les oncles d’Anne-Marie, qui s’étaient déjà chargés de venir la reprendre au château de Courbon-; ces puissants financiers n’auraient sans doute pas apprécié de se voir mettre trop directement en scène. Le récit tout entier est d’ailleurs remarquablement discret sur la parentèle d’Anne-Marie- : s’il est beaucoup question de sa mère, qui ne risquait plus de se protester, ses deux frères comme ses oncles font l’objet de quelques rares allusions si incidentes 12 qu’un lecteur hâtif aurait presque l’impression qu’elle est fille 10 Références, dans le texte, à Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras, René Démoris éd., Paris, Desjonquères, 2006. 11 Voir à ce sujet, Mathieu Brunet, «-Un manuscrit peut en cacher un autre… Autour de deux romans de Mouhy (Lamekis, 1735-38, La Mouche, 1736-42) » in Le topos du manuscrit trouvé. Hommages à Christian Angelet, Jan Herman et Fernand Hallyn éds., Louvain-Paris, Peeters, 1999, pp. 139-148. 12 Cf. surtout p. 90. 55 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman unique. Ce qui renforce d’autant son profil de riche héritière et donc aussi le caractère sensationnel de son enlèvement. Mouhy tient à raconter un événement aussi croustillant que possible. On pourrait même être tenté de croire qu’à effacer tout ce qui s’en est suivi, Mouhy cherche à accuser l’allure abrupte de son dénouement, qui n’en figure que mieux un authentique fait-divers. Ce serait oublier, tout d’abord, que pareil calcul pouvait être tout au plus instinctif-: le concept ni le terme, ni du coup son format coutumier n’existaient à l’époque. A quoi j’ajouterais que ces conséquences, pour n’être pas racontées, étaient de toute manière supposées connues et que la narratrice, qui n’est pas admise à les raconter de manière suivie, répète au moins, tout au long de son texte, qu’elles feront à jamais le malheur de sa vie: elle se retrouve désormais dans un «-précipice affreux, d’où rien au monde ne sera capable de [la] retirer-» (p. 180). Un récit plus circonstancié aurait sans doute nuancé quelque peu cette impression de débâche absolue 13 : il aurait dû évoquer la fuite réussie du Comte et les atténuations que le verdict définitif apportait au jugement premier. Mouhy tenait apparemment aussi à terminer sur une note uniment sombre. Dans la dernière phrase des Mémoires, Anne-Marie conclut que «-les cruels chagrins que [s]on imprudente conduite- » lui a causés prouvent «- que les fruits recueillis par le vice sont toujours des fruits d’amertume et de douleur-» (p. 204). Il ne faut pas être grand connaisseur du roman du XVIII e pour douter qu’une leçon si bien-pensante soit vraiment l’ultime suggestion de nos Mémoires. On pourrait imaginer évidemment, la mauvaise réputation de Mouhy aidant, qu’il lui suffisait de surfer sur un scandale récent et qu’il ne tenait pas à y inscrire un quelconque message. Je croirais pourtant plus volontiers que son roman cherche à sa façon à faire réfléchir et que le lecteur ne devait pas forcément se contenter de la conclusion pour une fois puérile et honnête de la très jeune mémorialiste. Elle contraste d’ailleurs, sur cette dernière page, avec la toute dernière précision du récit proprement dit, où Anne-Marie, quelques instants après la bénédiction nuptiale et les quelques «- compliments-» (p. 204) que la circonstance comportait, explique à son mari qu’elle tient à faire chambre à part «-jusqu’à ce que [s]on mariage soit ratifié par [s] a famille-» (p. 204). Le mariage ne sera pas consommé. 13 Ces nuances s’esquissent au demeurant dans les premières pages. Anne-Marie dit d’abord qu’elle est «- gard[ée] » à vue par «- quatre religieuses qui se relèvent de jour en jour» (p. 13). Il s’avère quelques lignes plus tard qu’elle peut rédiger son texte en cachette parce que son «-appartement-» est composé de «-trois pièces»; les surveillantes restent dans l’«-antichambre-» et la prisonnière peut se réfugier dans son «-cabinet-» qui lui vaut ainsi un «-asile » (p. 14). 56 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Il y a là un curieux détail, que rien ne préparait vraiment et qui, en cette fin de roman, ne saurait plus rien préparer. Comme Mouhy, pour autant qu’on voie, l’ajoute de son cru aux faits connus et que ce scrupule précède immédiatement, à une dizaine de lignes de distance, le mot de la fin moralisateur que nous venons de citer, l’idée s’impose que cette dernière page cherche à indiquer, fût-ce sans le relever explicitement, certain contraste entre la faute d’une fugitive qui aura toujours fait preuve, autant qu’il était en elle, «-de prudence et de retenue-» (p. 204) et le châtiment impitoyable qui sanctionne son escapade. La disproportion entre les causes et les effets est, à en croire l’article classique de Roland Barthes, au cœur des rhétoriques du fait divers-; Mouhy prélude à ce registre dans la mesure où il explore à sa façon - ou, si l’on veut, «-déjà-» - une foncière démesure. Il se distingue des faits-divers de facture courante du fait qu’il explore précisément cette démesure. Le fait-divers idéaltypique se profile depuis les journaux de la Belle Epoque comme un événement singularisé par quelque circonstance bizarre, qu’on expédie, sans trop de gloses, en quelques lignes. Mouhy aurait pu évoquer, dans une nouvelle à la main (ou dans une nouvelle tout court), l’aventure d’une jeune première qui se serait efforcée d’imposer à sa famille récalcitrante un mariage impossible en rejoignant toute seule un soupirant nettement plus âgé. L’histoire serait piquante dans la mesure où d’habitude ce sont plutôt les familles qui imposent, le cas échéant, des barbons. Mouhy préfère le roman au récit bref et se donne ainsi le loisir de creuser les choses. En résulte un ouvrage qui paraît lui aussi, au niveau de sa structure globale, fort disproportionné. À afficher sur sa page de titre un nom réel contemporain que tout le monde connaissait, Mouhy promet à ses lecteurs le récit circonstancié d’un enlèvement qui avait fait sensation. Ce récit n’occupe toujours que ses vingt dernières pages, soit tout au plus quelque dix pourcent des Mémoires. Les neuf dixièmes qui précèdent racontent d’abord le mariage de la mère d’Anne-Marie, puis son enfance conventuelle et ses premiers émois-; nous lisons aussi comment sa mère lui a proposé très tôt un prétendant d’un âge assez bien apparié, qu‘Anne-Marie choisit d’éconduire. Ce n’est qu’après que ses sentiments s’orientent, sans qu’elle s’en rende d’abord clairement compte, vers le Comte. Les Mémoires s’arrêtent tout net après le récit somme toute rapide du grand événement promis par le titre, mais détaillent longuement sa préhistoire. Ses conséquences étaient a priori mieux connues du public que tout ce qui avait précédé- ; le lecteur pouvait imaginer à la rigueur que les Mémoires valaient une version amplifiée de la lettre à sa mère dont la fugitive avait circulé quelques exemplaires au moment même de sa fuite et qu’elle cite longuement dans son texte-; Mouhy ajoute pas mal de fioritures, mais 57 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman reprend aussi tels quels les paragraphes les plus frappants de l’original, que ses lecteurs pouvaient donc reconnaître… Ces lecteurs ne croyaient bien sûr pas vraiment qu’ils lisaient un document authentique et Mouhy ne prétend pas non plus révéler les motifs précis qui avaient amené la vraie Anne-Marie à sa démarche téméraire. Les Mémoires, disions-nous, mettent en scène des personnages réels désignés par leur vrai nom. Ils ajoutent au moins un personnage imaginé de toutes pièces-: Julie, qui n’a - pour cause - pas de nom de famille, est une amie de couvent d’Anne-Marie et la pousse d’autant plus hardiment à des démarches inconsidérées qu’elle espère, comme une manière de parente pauvre, en tirer quelque profit. Le Comte de La Motte, qu’Anne-Marie éconduit avant de s’éprendre de son cousin Courbon, correspond à un personnage réel. Il s’agissait, dans l’anecdote vraie, d’un enfant mort jeune que les deux familles avaient plus ou moins destiné à Anne-Marie- ; Mouhy lui donne quinze bonnes années de plus et le fait mourir de chagrin parce qu’Anne-Marie le refuse. Il est difficile de préciser à quel point les premiers lecteurs, qui devaient connaître par ouï-dire quelques factums des deux procès, s’apercevaient ou non de ces coups de pouce. J’imaginerais plutôt qu’ils ne s’en avisaient pas trop. Les faits et gestes de ces personnages ajoutés n’ont rien de très surprenant et il en va foncièrement de même pour les personnages qui ont des modèles réels-: eux aussi rejoignent, dans nos Mémoires, des profils familiers, qu’on retrouve presque invariablement dans tous les ‘romans de la jeune fille’ 14 du siècle. Mouhy dévide ainsi à son tour un canevas fort topique, qui, à quelques épisodes de curiosité sexuelle près 15 , n’a rien de trop surprenant. La différence est que ce canevas débouche cette fois sur une conclusion qui est, elle, nettement moins courante -et que le lecteur, averti par le nom propre sur la page de titre, connaît dès le début. L’enlèvement consenti est, comme tout fait-divers, une énormité, qui figure aussi, aux yeux de la mémorialiste, une faute presque inconcevable, dont elle-même ne comprend pas très bien comment elle a jamais pu s’y laisser aller. L’enjeu secret du roman est peutêtre de relativiser ce scandale en indiquant qu’il peut se trouver au bout de 14 On aura reconnu un concept essentiel de Pierre Fauchery, La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle. 1713-1807, Paris, Colin, 1972. 15 Voir à ce sujet un beau commentaire de René Démoris dans la ‘Postface’ de notre édition de référence, pp. 213-216. 58 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 bien des aléas qui n’ont rien d’exceptionnel. Le crime prétendument inouï est en réalité une éventualité toujours proche. Mouhy ne propose pas exactement une interprétation vraiment suivie du «-pas hardi-» (p. 59) d’Anne-Marie. Il juxtapose plutôt plusieurs explications, dont aucune ne s’impose vraiment à l’ensemble de l’intrigue. Ces explications retrouvent les risques coutumiers-du «-roman de la jeune fille-»-: il est question d’un mauvais exemple familial, de lectures dangereuses, d’amies intéressées et des chimères de l’amour-propre. Tout cela intervient un peu en vrac 16 et à tour de rôle et ne laisse d’ailleurs pas d’interférer quelquefois-; le lecteur, qui n’oublie pas un instant le dénouement trop connu, l’appréhende à chaque fois comme imminent et finit par se dire que chacun de ces motifs plus que familiers aurait pu suffire, la malchance aidant, à amener le drame. La mémorialiste consacre toute sa «-Première partie-» à une «-Histoire de Mme de Moras- » (p. 13) où il semble que- «- bien longtemps avant qu[’elle fût] née, l’espèce de [s]es dernières aventures avait été tracé par celle qui [lui] donné la jour-» (p. 15). Mme de Moras, quand elle n’était encore que Mlle de Farges, s’était éprise d’un commis de son père et avait imposé cette union inégale en s’enfuyant pour aller se marier «-hors du royaume-» (p. 50). Ce récit occupe près d’un quart du roman et le lecteur devait y reconnaître bien des circonstances qui faisaient écho à ce qu’on avait pu lire dans divers factums-: M. de Moras avait bénéficié de l’estime particulière de M. de Farges, le Comte de Courbon est de même un ami proche et très estimé de Mme de Moras. Ces deux hommes de confiance se trouvent chargés de plaider, auprès de la jeune fille, la cause d’un prétendant choisi par les parents, que ceux-ci, devant le refus obstiné de l’intéressée, finissent dans les deux cas par écarter d’assez bon gré-; les amours partagées et inattendues du commis et du Comte de Courbon naissent l’un et l’autre à la faveur de ces entremises obligeantes. Après quoi les fuites et les mariages secrets sont précipités, là encore dans les deux cas, par l’arrivée d’un autre soupirant, que M. de Farges ni Mme de Moras ne permettraient plus d’éconduire. Ne diffèrent, si l’on peut dire, que les résultats- : M. de Farges s’incline devant le coup de tête de sa fille, Mme de Moras oublie apparemment son passé passionné et se montre inflexible. Anne-Marie répète donc les errements de sa mère, qui lui a raconté ellemême son histoire. La confidence n’était peut-être pas sans inconvénient-: 16 Jean-Paul Sermain parle pour sa part d’une allure foncièrement «-fantaisiste-» du roman de Mouhy; cf. son essai «- Mouhy, amateur et victime du burlesque- ? A propos des Mémoires d’Anne-Marie de Moras-» in Le Chevalier de Mouhy. Bagarre et bigarrure, Jan Herman, Kris Peeters et Paul Pelckmans éds., Amsterdam, Rodopi, 2010, pp.-111-122. 59 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman la mémorialiste note «-Si cet aveu de sa part était prudent, c’est ce que je ne déciderai point: ce sera à vous d’en juger.-» (p. 15) La destinataire et le lecteur «-jugeront-», s’ils le veulent, que l’histoire s’est répétée au fil de deux générations successives. Mouhy se contente d’indiquer cette perspective et le fait même très parcimonieusement-: les ressemblances entre les deux histoires sont plus que frappantes, mais les trois Parties qui suivent ne reviennent jamais, ne fût-ce que d’un seul mot, sur ce précédent. Y jouent donc d’autres causalités, dont il semble ainsi qu’elles auraient pu suffire pareillement à entraîner le drame. Il est souvent question, tant dans l’«-Histoire de Mme de Moras-» que dans celle de sa fille, de mauvaises lectures, dont les effets semblent au demeurant assez disparates-; disons, pour faire vite 17 , qu’Anne-Marie dévore, de cas en cas, des récits romanesques qui, en faisant réussir les expédients les plus hasardeux, font oublier qu’il est dangereux d’y recourir dans la vie réelle-ou, plus singulièrement, des ouvrages presque pornographiques, qu’elle réussit de faire acheter en cachette et qui lui valent, tant soit peu avant l’âge, d’étranges éréthismes. Même si le dernier paragraphe du récit montre de reste qu’Anne-Marie n’a pas dû céder à son seul tempérament, le lecteur a dû se dire en cours de route, et toujours parce qu’il connaît la suite, que des livres mal choisis peuvent inspirer de fort dangereuses tentations. Les tentations viennent pareillement de deux tentatrices en chair et en os, la femme de chambre Gaury et l’amie de couvent Julie, qui prodiguent des conseils où elles semblent bien poursuivre surtout leur propre intérêt. La première - qui, au moment de la parution du roman vient de subir sa punition 18 - est plus ou moins soudoyée par le Comte de Courbon- ; Julie semble espérer de son côté qu’Anne-Marie mariée la retirera du couvent et lui trouvera peut-être un parti. L’une et l’autre lui recommandent à l’envi de répondre aux lettres du Comte, de le recevoir dans son parloir à l’insu de sa mère, puis, quand il est question d’un autre mariage, de partir l’épouser chez lui. Autant de démarches qu’Anne-Marie, à l’en croire, n’aurait jamais risquées à elle seule, mais auxquelles ses conseillères auraient su la pousser-: elles saisissaient adroitement les bons moments, minimalisaient les risques et le scandale et répétaient inlassablement qu’elle ne serait «-ni la première ni la dernière- » (p. 173) à se laisser enlever pour imposer un mariage aux siens. Ces coups d’audace seraient le plus souvent, voire presque toujours couronnés de succès- : - « De cent mariages hasardés de cette manière à peine 17 On pourra se reporter pour un inventaire plus complet à Florence Dujour, «-Lectrice de mère en fille ou des inconvénients d’avoir une mère et une grand-mère lectrices-: les Mémoires d’Anne-Marie de Moras-» in Lectrices d’Ancien Régime, Isabelle Brouard-Arends éd, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 481-490. 18 Les Mémoires y font rapidement allusion p. 153-; c’est, sauf erreur, la seule référence plus ou moins précise des Mémoires au détail du procès… 60 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 en échoue-t-il un seul-: c’est la chute ordinaire, et on doit toujours la prévoir.-» (p. 190) Anne-Marie ne cède que très lentement à ces arguments captieux et reste longtemps convaincue qu’une démarche si «- hasardée- » serait un «-crime-» et «-le comble de l’infamie et du déshonneur-» (p. 191). Le lecteur sait forcément qu’elle avait raison de craindre le pire. Ce n’est pas à dire pour autant que ces tentatrices, qui ne sont pas exactement des complices et ne s’entendent même pas toujours entre elles, seraient décidément les vraies responsables du drame. Il y aurait pareillement beaucoup à dire 19 sur le rôle de la mère d’Anne-Marie, qui pouvait bien ne pas se douter du penchant de la fille pour un vieil ami de la famille de trente ans son aîné, mais qui semble au moins très portée aux expériences imprudentes et aux plans inutilement compliqués. On sait de reste que la mère mal avisée est elle aussi un emploi hautement traditionnel du «-roman de la jeune fille-». Quand Anne-Marie, de guerre lasse, se décide enfin à son «- pas hardi- » (p. 59), elle est fragilisée aussi par une lettre de la mère du Comte de Courbon, qui lui apprend que son fils est gravement malade et risque de mourir de chagrin- ; Anne-Marie est d’autant plus sensible à un tel risque qu’elle craint que ses dédains aient déjà causé la mort du Comte de la Motte. Scrupule fort ambigu 20 , qui la montre de toute façon très sûre du pouvoir de ses charmes-; on se demande aussi si Mme de Courbon mère n’exagérerait pas, sincèrement ou à dessein, la maladie de son fils, qu’elle pourrait même, de concert avec lui, inventer purement et simplement. Toujours est-il que Comte lui-même écrit quelques jours plus tard qu’il était guéri tout aussitôt qu’il apprenait qu’Anne-Marie pensait venir le rejoindre. Cette «- guérison prodigieuse-» (p. 193) a raison de ses dernières hésitations. Ce consentement arraché par un élan de pitié aurait pu être émouvant-; la mémorialiste s’en explique dans un tout autre registre-: Ma vanité n’avait-elle pas lieu de s’applaudir d’avoir la vertu d’opérer de tels miracles, Hélas-! Je m’en applaudis, et cette lettre et ces nouvelles achevèrent de tourner mon esprit accablé. (p. 193) Elle serait ainsi devenue la victime d’un amour-propre trop enclin aux illusions flatteuses pour savoir y flairer un mensonge ou une exagération. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois qu’Anne-Marie se montre sensible à des 19 Voir là encore quelques beaux commentaires de René Démoris dans sa «- Postface-», op.cit., pp. 223-226. 20 Rappelons qu’il s’agit d’un détail inventé par Mouhy-: le vrai Comte de la Motte était mort de la petite vérole à l’âge de dix ans, ce qui serait de toute manière un peu jeune pour un chagrin d’amour aussi néfaste. 61 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman compliments hyperboliques-; son esclandre catastrophique pourrait s’enraciner aussi dans une vanité irrépressible. Le fait-divers sensationnel que Mouhy raconte enfin aux dernières pages d’un roman, qui l’annonçait dès la toute première, paraît ainsi susceptible de bien des explications. Mouhy ne choisit ni ne les articule pas vraiment entre elles et se contente en somme, tout au long de son roman, d’en déployer l’éventail. On admettra que ses Mémoires ne pouvaient du coup que déborder la concision habituelle de la nouvelle. Mouhy propose ainsi toute une batterie d’explications possibles d’un événement hautement insolite- ; il n’en imagine aucune qui paraît vraiment hors du commun. Il ne fallait donc que des aléas foncièrement quelconques pour amener le «-pas terrible-» dont Anne-Marie est sûre qu’elle le «-regrettera toute [s]a vie-» (p. 59). L’effet le plus clair d’un tel argumentaire est de relativiser secrètement ce qui apparaît au premier regard comme un scandale inconcevable et, du point de la vue de la mémorialiste, comme un crime irrémissible. L’événement spectaculaire avait surpris tout le monde et soulevé un tollé universel- ; le roman de Mouhy indique qu’il relève d’une humanité fort commune et pourrait arriver presque n’importe comment- : mille chemins ouverts, et des plus balisés de la Romancie, y conduisent toujours 21 . Un moraliste sévère conclurait sans doute que le pire est toujours imminent et qu’il faut donc faire preuve, pour l’éviter, d’une prudence scrupuleuse de tous les instants. Un esprit plus décontracté - ou, pour employer un vocable du XVIII e , plus libertin - estimerait plutôt que ce qui arrive si facilement ne saurait être très grave et qu’il est donc plus simple et plus sage de laisser les choses suivre leur cours. Mouhy ne conclut ni dans l’un ni dans l’autre sens-: il devait lui suffire que son roman, en s’arrimant pour une fois à un événement réellement arrivé et qui était dans toutes les mémoires, y découvre certaine banalité insoupçonnée. Ce qui revient finalement, si l’on me permet un instant de multiplier les termes anachroniques, à déconstruire l’inquiétante étrangeté d’un fait-divers. 21 On aura reconnu un vers célèbre d’Œnone (Phèdre, v.- 231) qui assure ainsi à sa maîtresse mourante, qui s’obstine à garder son secret, qu’elle saura mourir avant elle. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 The Heart of Midlothian : réflexions sur la littérature de cas et réception française Fiona McIntosh-Varjabédian Université Lille / EA1061-ALITHILA Une jeune femme accusée d’infanticide en Écosse au XVIII e siècle, condamnée par sa demi-sœur qui a refusé de faire un faux témoignage en sa faveur, mais aussi sauvée par cette même sœur qui a fait le voyage à pied d’Édimbourg à Londres pour demander sa grâce, telle est la trame de The Heart of Midlothian (1818). L’intrigue, fondée sur une histoire vraie, avait été soufflée à Walter Scott dans une lettre anonyme en 1817 1 . En 1830, dans l’édition du Magnum Opus, le romancier révèle d’ailleurs qu’il a retrouvé le nom de sa correspondante, Helen Goldie. En 1831 enfin, il fait graver une pierre tombale en l’honneur d’Helen Walker, la figure originale de l’héroïque Jeanie Deans 2 , ultime hommage rendu par un auteur qui a voulu donner à son public, au travers du cas d’Helen Walker, une histoire à la fois curieuse et admirable. La logique de l’attestation et du devoir de mémoire semble se concrétiser par un monument matériel, treize ans après le monument de papier qu’est le roman lui-même. En France, le roman a été traduit sous plusieurs titres. La Prison d’Édimbourg, forme imposée par Auguste Defauconpret dans l’édition H. Nicolle de 1819 a été celle qui a eu le plus de succès. Le titre élucide par anticipation le sens de The Heart of Midlothian, le Midlothian région d’Écosse qui comprend Édimbourg et ses environs, dont le cœur serait, selon le premier chapitre, la prison de la capitale écossaise, autrement nommée Tolbooth. La traduction d’Émile de la Bédollière pour Le Panthéon populaire illustré 3 préfère La Prisonnière d’Édimbourg et renvoie exclusivement à Effie, la sœur malheureuse accusée, et non plus à la révolte de Porteous concomitante dans le roman. Albert Montémont fait le choix du compromis en intitulant sa traduction La Prison de Midlothian ou la Jeune Camérionienne 4 en 1835. Cette fois, c’est plu- 1 Claire Lamont, « Introduction-», in Walter Scott, The Heart of Midlothian, éd. Claire Lamont, Oxford, Oxford University Press, 1982 [1818], p. vii-viii. 2 Il y fait allusion notamment dans son Journal, 5 mai, 1831, The Journal of Sir Walter Scott, éd. William Erich Kinloch Anderson, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 652. 3 13 e série ; n° 33 [sans date]. 4 Œuvres de Walter Scott [Traduction nouvelle par Albert Montémont, revue et corrigée d'après la dernière édition d'Édimbourg], Paris, F. Didot frères, 1835-1836. 64 Fiona McIntosh-Varjabédian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 tôt la rigoureuse Jeanie qui est à l’honneur. Enfin, Louis Vivien de Saint-Martin, l’année suivante, s’affirme comme le plus fidèle et choisit le calque Le Cœur de Midlothian comme gage de sa fidélité à l’original 5 . L’œuvre a été commentée de façon élogieuse en France. Jeanie, parfois nommée Jeannie ou Jenny, et sa sœur Effie ont suscité l’intérêt du public au point d’apparaître dans un opéra-comique en 1833 avec un livret d’Eugène Scribe et la musique de Michele Enrico Carafa ainsi que dans la Galerie des femmes de Walter Scott, paru en 1839 6 sous la forme de deux entrées illustrées. Comme il a été rappelé à l’occasion de la réimpression de l’article «-Walter Scott-» par Henri Bremond, l’éditeur Gosselin évaluait à 1-500-000 le nombre de volumes de Scott dans la seule traduction Defauconpret en 1832, c’est-à-dire à la mort de l’auteur. Les notices contemporaines sur Scott montrent que La Prison d’Édimbourg était littérairement un des romans les plus appréciés de toute la collection 7 , même si les romans écossais ont été depuis éclipsés en France par les romans de chevalerie comme Ivanhoe et Quentin Durward. D’emblée le premier éditeur français avait flairé le bon coup littéraire, comme le signale le traducteur de la première édition française du Heart of Midlothian-: «-Les libraires qui ont publié cet ouvrage en ont payé le manuscrit Q uatre mille liVres sterlinG , ou 96,000 fr. On peut juger par là le succès qu’ils en attendent, et tout porte à croire qu’ils n’auront pas à se repentir de leur spéculation 8 .-» Même si on associe en France Walter Scott au roman historique, est-ce le caractère véridique de la trame suivie par le romancier qui a retenu le public français-? Le mélange de la petite histoire, avec le fait divers de l’infanticide supposé et de ses conséquences, et de la grande histoire, avec les émeutes Porteous de 1737 a-t-il été relevé par les commentateurs-? En fait, le hiatus est grand entre les intentions du romancier telles qu’elles ont été inscrites dans The Heart of Midlothian et la réception française qui a consacré de nombreuses pages très élogieuses à l’universalité des passions représentées. Aussi verrons-nous, dans un premier temps, dans quelle mesure le roman s’associe 5 Œuvres complètes de Walter Scott, traduction nouvelle par Louis Vivien avec toutes les notes, préfaces… et modifications ajoutées… à la dernière édition d'Édimbourg, de nouvelles notes par le traducteur ; et une préface générale par M. Jules Janin, Paris, P.-M. Pourrat, 1838-1839. 6 Galerie des femmes de Walter Scott, quarante deux portraits accompagnés chacun d'un portrait littéraire, Paris, Marchant, A. Dupont ; Rittner et Croupil, 1839. 7 Voir note 1, à l’annexe «-Walter Scott- » par Henri Brémond, ainsi que le classement des œuvres que Brémond propose (p. 872 et 875 respectivement), in Walter Scott, Le Cœur du Midlothian (La Prison d’Édimbourg), éd. Sylvère Monod, Gallimard, Folio classique, 1998. 8 «-Préface du traducteur-», in Walter Scott, La Prison d’Édimbourg, nouveaux contes de mon hôte recueillis et mis au jour par Jedediah Cleishbotham, maître d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh, Paris, Nicolle, 1819, t. 1, p. vj. 65 The Heart of Midlothian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 au genre des Causes Célèbres et à la littérature de faits divers. Nous examinerons ensuite, comment la réception française a minoré ce rattachement au fait divers et modifie le statut du roman. Enfin, nous étudierons comment le cas de Jeanie s’est prêté à des cas moraux, religieux et a été mis au service d’une conception idéalisée de l’art. Ambiguïtés génériques initiales, un récit entre fait et fiction Éditeur de ses propres romans qu’il avait à l’origine publiés de façon anonyme, Walter Scott rattache de façon complexe et ambiguë The Heart of Midlothian à la singularité du fait divers et de l’histoire vraie. Pour démêler les différents dispositifs et leurs effets parfois contradictoires, il convient de les reprendre dans l’ordre chronologique dans lequel ils ont paru, ceci est d’autant plus important que les éditions françaises ne les ont pas toutes reproduites, comme nous le montrerons. The Heart of Midlothian fait partie de la série des Tales of My Landlord (Contes de mon hôte). À ce titre, Scott réintroduit le pseudo-éditeur de la série, Jedediah Cleishbotham dans une lettre facétieuse à l’adresse du lecteur, lettre que nous ne commenterons pas ici, si ce n’est pour souligner que son caractère volontairement fantaisiste contrecarre en partie le chapitre I et ses allusions aux Causes Célèbres. Le premier chapitre ne fait pas entrer le lecteur directement dans la diégèse, mais commence par une anecdote attribuée au personnage fictif Pat Pattieson, auteur supposé du manuscrit. L’anecdote est censée éclairer le lecteur sur ce qui a inspiré le récit. Les circonstances, les voici-: une diligence se renverse. Les occupants, parmi lesquels se trouvent deux avocats et un homme poursuivi pour dettes se rassemblent à la taverne. Il s’ensuit une réflexion sur la prison d’Édimbourg, symboliquement surnommée le cœur du Midlothian, sur la signification de cette métaphore («-en ce cas on peut dire que le comté métropolitain a le cœur bien triste-» 9 ) et sur les avantages littéraires qu’on pourrait tirer à publier les Causes célèbres (en français dans le texte) de la Calédonie. Je reviendrai sur cette allusion. Le Magnum Opus, soit la réédition de ses propres œuvres en son nom propre suite au désastre financier qui l’engloutit en 1826, ajoute en 1830 un nouveau paratexte. En effet, Scott, éditeur critique, donne la source de ses histoires et fait état de la lettre anonyme qu’il a reçue et qu’il cite, donne l’identité de sa correspondante, Mrs Helen Goldie. Il évoque enfin la pierre tombale qu’il a fait graver pour honorer Helen Walker à la demande de sa 9 Walter Scott, Le Cœur du Midlothian, trad. Sylvère Monod, op. cit. p. 62. Walter Scott, The Heart of Midlothian, éd. Claire Lamont, Oxford University Press, 1982, p. 20-: «-The metropolitan county may, in that case, be said to have a sad heart.-» 66 Fiona McIntosh-Varjabédian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 correspondante. Le postscriptum apporte plus de renseignements sur l’héroïne véritable et sur des événements qui sont censés s’être déroulés avant 1736, avant l’émeute Porteous donc. Enfin des notes critiques, elles aussi rédigées par Scott apportent des éclaircissements factuels notamment sur la prison d’Édimbourg, sur les insurgés ou sur l’infanticide en Écosse. On a un dispositif qui, d’une part, met en avant la filiation entre le récit et les faits divers, le caractère véridique de la trame et qui, de l’autre, interroge cette filiation même. Le phénomène se reproduit à plusieurs niveaux. En effet, un des avocats, porte-parole éphémère de Scott dans le chapitre introductif, examine les avantages qu’il y aurait à renouveler les intrigues romanesques usées par les récits des prisonniers d’Édimbourg, récits vrais de la folie des hommes, de leur culpabilité et de leurs infortunes, mais suffisamment extraordinaires pour «-rassasier jusqu’à l’appétit dévorant de merveilleux et d’horrible qui habite le public 10 .- » C’est alors qu’un comparse évoque le projet de publier les Causes Célèbres de Calédonie, censées provoquer des sentiments d’autant plus puissants et profonds chez le public que ce sont des histoires vraies-: Magna est veritas et praevalebit, comme il est dit dans le texte. Le roman, qui s’ouvre à proprement parler au chapitre II sur une nouvelle évocation de la Prison d’Édimbourg apparaît, dès lors, comme la concrétisation de ce projet auquel Pattieson s’était montré très attentif. Le lieu de discussion de la taverne rappelle cependant que nous sommes en plein lieu romanesque, comme nous le signale l’exergue en tête du roman emprunté au chapitre 32 du livre I de Don Quichotte, qui se déroule précisément dans une taverne. Une tension analogue se vérifie dans le Magnum Opus. Certes, Scott atteste de la véracité de l’anecdote initiale. Il cite des extraits de la lettre qu’il avait reçue. L’auteur de la lettre témoigne d’une rencontre avec Helen Walker mais celle-ci refuse de lui répondre autre chose qu’un nom qui la fait rougir. C’est le mari de la correspondante qui fait état de l’histoire dans les grandes lignes. La correspondante souhaite alors recevoir plus d’informations de la principale intéressée, mais le projet n’aboutit pas et il est définitivement empêché par le décès d’Helen Walker. Ainsi, chaque fois que le travail de l’attestation suggère une enquête pour dépasser la légende, ce travail reste impossible par le seul fait qu’Helen Walker refuse de répondre et que ses voisins eux-mêmes évitent de l’interroger pour ne pas la gêner. On a donc affaire à une histoire vraie, certes, mais qui ne peut échapper aux proliférations de récits de seconde main propres à l’invention poétique elle-même. 10 Trad. Monod, op. cit., p. 63. Éd. Lamont, op. cit., p. 20: “ […] with examples sufficient to gorge even the public’s all-devouring appetite for the wonderful and horrible.” 67 The Heart of Midlothian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 Si in fine la vérité cède le pas à la légende, quel est l’intérêt du fait divers-? Il est intéressant à ce propos de prendre en considération les réflexions inscrites dans les Causes célèbres et intéressantes avec les jugemens qui les ont décidées recueillies par Gayot de Pitaval. Il s’agit vraisemblablement du modèle que Scott a à l’esprit lorsque son personnage fait état de son projet des Causes célèbres calédoniennes. L’ouvrage de Gayot de Pitaval est, en effet, répertorié dans l’édition de 1747 dans le catalogue de la bibliothèque d’Abbotsford 11 . Or, on décèle une convergence de vocabulaire entre l’avertissement que place le juriste français en tête du premier volume et le premier chapitre de The Heart of Midlothian. Le premier caractérise les affaires qui sont traitées par le fait qu’il y entre du «-merveilleux-» 12 , le second fait état de l’étonnement ou du merveilleux (wonderful). De la même façon, il s’agit d’aiguiser la «-curiosité-» et de susciter l’intérêt, comme l’indiquent le titre de Gayot de Pitaval et les allusions à «-une égale profondeur d’intérêt puissant et bouleversant-» et à un «-intérêt passionné-» (deep, powerful, and agitating interest ou thrilling interest 13 ). Dans un cas comme dans l’autre, l’argument de l’avocat du roman, comme du véritable juriste, est de répondre à la vogue romanesque et de séduire un public qui était commun aux deux genres. La force du fait divers est dans la singularité et le caractère inouï des faits ainsi que dans les passions qu’ils suscitent. Le vrai est souvent invraisemblable et c’est ce qui permet de renouveler les trames des récits. Dès lors une question se pose- : est-ce qu’on raconte les cas parce qu’ils sont vrais ou parce qu’ils satisfont le public autant voire plus que des romans- ? Comme on le voit, Scott se joue de la double inscription du fait divers dans le domaine judiciaire et dans le domaine du romanesque. Le soupçon d’infanticide qui entoure Effie est une thématique qu’on trouvait cette fois dans Les Causes célèbres, curieuses et intéressantes de toutes les cours souveraines du Royaume avec les jugements qui les ont décidées éditées par Nicolas Toussaint le Moyne des Essarts. L’épisode de Mlle Chanas, fille mère qui est condamnée pour n’avoir pas enregistré la naissance de son enfant probablement mort-né, présente de curieuses analogies avec le cas écossais, même si la loi écossaise paraît plus inflexible que la loi française 14 . Si l’on considère 11 Catalogue of the Library of Abbotsford, compilé par John George Cochrane, Édimbourg,-Constable,-1838,-p.-35: -https: / / archive.org/ stream/ cataloguelibrar01abbogoog#page/ n378/ mode/ 2up.-Scott-appréciait-également le travail de la traductrice et poétesse Charlotte Smith qui avait traduit Gayot en anglais sous le titre de The Romance of real life, voir Éd. Paula R. Feldman, British Women Poets of the Romantic Era-: An Anthology, JHU Press, 2000, p. 675. 12 Gayot de Pitaval, Causes célèbres et interesantes avec les jugemens qui les ont decides, La Haye, Jean Neaulme, 1747, t. 1, p. III. 13 Éd. Monod, op. cit., p. 66. Éd. Lamont, op. cit., p. 22 14 Voir Tracy Rizzo, «- Between Dishonor and Death- : infanticides in the Causes célèbres of eighteenth-century France- », Women’s History Review, 68 Fiona McIntosh-Varjabédian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 les nombreuses réflexions sur le droit écossais et sur ses spécificités, on peut considérer que l’affaire représente un cas d’école pour faire du droit comparé-: anglais, écossais, voire français si l’on suit l’intertexte probable. Ceci n’empêche pas, toutefois, Walter Scott de recourir à des embellissements purement romanesques puisque Jeanie est récompensée symboliquement dans le roman par un mariage, comme il se doit, tandis que la véritable héroïne Helen est, elle, restée vieille fille. La concomitance des faits avec l’affaire Porteous est peu exploitée si ce n’est à des fins de dramatisation. Les débordements de la foule d’Édimbourg motivent la mauvaise humeur de la reine Charlotte et ses réticences à accorder une grâce à Effie. La réception française et l’effacement des trames historiques Malgré les efforts relativement importants que Scott a consacrés à mettre en place un double dispositif, fictif et non fictif, le caractère authentique des faits intéresse peu la réception française du XIX e siècle. Les scènes d’émeutes à Édimbourg auraient pu servir de métaphore de la révolution française, comme c’est le cas des émeutes de Liège dans Quentin Durward, mais cette lecture potentielle du roman n’a pas prédominé. La préface du traducteur de l’édition Nicolle apporte à ce propos un éclaircissement intéressant sur le sens qui est donné à la mention «-historique-» en 1819-: Expliquons pourtant cette expression. Nous ne voulons pas dire qu’ils [les ouvrages de Walter Scott] ressemblent à tant de romans historiques publiés en France, où la vérité est tellement mêlée au mensonge, qu’après les avoir lus, on ne sait plus ce qu’il faut croire, et ce qu’il faut rejeter. Ils sont historiques parce qu’ils offrent le tableau fidèle des mœurs de l’Écosse à différentes époques 15 . Il s’agit avant tout d’une vérité d’ensemble, même si le traducteur renvoie à l’affaire Porteous, écrit Portews et consacre une notice biographique et explicative au capitaine exécuté et à l’émeute. La lettre facétieuse de Cleishbotham a été traduite mais le premier chapitre qui expliquait le titre, non. La parenté avec les Causes célèbres a donc été temporairement effacée et le dispositif d’ensemble simplifié, simplification rendue possible dans la mesure où l’édition attribuait clairement le texte à Walter Scott, contrairement aux éditions britanniques 16 . Le chapitre en question réapparaît en revanche Volume- 13, Number- 1,- 2004,- p.- 6,- http: / / www.tandfonline.com/ doi/ pdf/ 10.1080/ 09612020400200380. 15 La Prison d’Édimbourg, trad. Defauconpret. Paris, H. Nicolle, 1819, p. vij. 16 Voir «- Notice du traducteur- » in Alan Cunningham, «- Notice biographique et littéraire sur Walter Scott-», in Œuvres de Walter Scott, avec les introductions et les 69 The Heart of Midlothian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 dans la traduction nouvelle de Defauconpret chez Gosselin en 1827, avant l’édition du Magnum Opus. Amédée Pichot le souligne en qualifiant certaines de ces introductions de «-charmantes-» 17 . Par la suite, les traductions chez Gosselin suivent la dernière édition dite d’Édimbourg avec cette fois l’introduction de Scott lui-même sur le cas d’Helen Walker et de sa sœur. Les traductions d’Albert Montémont chez Didot (1835-36), comme celle de Louis Vivien, suivent elles aussi l’édition dite d’Édimbourg. En revanche, la traduction La Bedollière [sans date] ainsi que celle de Léon Daffry de la Monnoye chez Firmin Didot en 1884 commencent directement au chapitre II en omettant tous les autres dispositifs 18 . Louis Vivien est peut-être le traducteur qui insiste le plus sur le caractère potentiellement non fictif de la trame en se livrant à une réflexion fine sur le sens de tale en anglais-: Ce n’est pas non plus sans raison si j’ai traduit par RECITS et non pas par Contes de mon hôte le titre anglais Tales of my Landlord. Les Anglais ont, pour désigner les ouvrages fictifs écrits en prose trois termes distincts dont la nuance n’est pas toujours bien saisie dans les traductions-: ce sont ceux de novel, romance et tale. Les œuvres de Walter Scott présentent, au reste, l’emploi de ces trois termes, et en marquent suffisamment la différence. La nouvelle (novel) est un récit dont le sujet, ou au moins le modèle, est importé de l’Espagne, et qui se rapporte à des événements contemporains-; le roman (romance), qui est aussi, pour l’Angleterre, une importation du Midi, est une œuvre toute fictive, souvent chevaleresque, toujours aventureuse- ; enfin tale, terme exclusif aux Anglais, et qui est tiré de leur propre langue, est un récit soit véritable, soit donné comme tel. Le verbe to tell, dont le mot tale dérive, signifie en effet dire, notes nouvelles de la dernière édition d’Édimbourg, trad. Defauconpret, Paris,-Furne,-1835,-p.-V-VI, Scott écrivit une lettre pour récuser l’attribution. https: / / books. google.fr/ books? id=b1J065AtxgUC&pg=PR5&dq=walter+scott+Prison+d%27Edimbourg+Nicolle+1821&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjlqZyrrZfUAhXHmBoK- HR86D3EQ6AEIQjAF#v=onepage&q=walter%20scott%20Prison%20d%27Edimbourg%20Nicolle%201821&f=false. 17 Amédée Pichot, Voyage historique et littéraire en Angleterre et Écosse, Paris, Ladvocat et Charles Gosselin, 1825, vol. 3, p. 216-: «- Je recommande aux lecteurs français les diverses introductions des romans de sir Walter Scott. Quelques uns avaient été supprimés par M. Defauconpret dans les premières éditions- ; elles sont rétablies dans l’in-8°. Il en est quelques unes de charmantes, telles que celles des Puritains et de la Légende de Montrose- ». http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k371501. Les deux romans font partie des Contes de mon hôte. 18 Je n’ai pas encore pu consulter La Prisonnière d'Édimbourg, par Walter Scott, traduction nouvelle sous la direction de M. Alexandre Pey,… et de M. L. Bailleul en 1867. 70 Fiona McIntosh-Varjabédian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 réciter. C’est donc abusivement qu’on le traduit par conte, mot qui emporte avec lui l’idée diamétralement opposée d’histoire fictive, de récit imaginaire 19 .- Vivien utilise pour son édition le Magnum Opus et la note reproduite ci-dessus apparaît sur la première page où Scott rend compte de la lettre anonyme qu’il a reçue et qui lui a soufflé l’intrigue. La place de la note justifie la traduction et l’écart que fait Vivien par rapport à un certain usage qui s’était imposé en France, Contes de mon hôte, mais qui était également justifiable par les références à la taverne de Gandercleugh et à ses précédents fictifs qu’ils soient tirés de Cervantès ou de Chaucer, dont Scott était un lecteur assidu. Le nouveau titre donné à la série devient de ce fait compatible avec le nouveau paratexte, mais en considérant que tale comme un genre narratif indéterminé (soit véritable, soit donné comme tel), il n’annule pas totalement les facéties de la première édition originale de 1818. Cet infléchissement du statut même du texte et la reconnaissance de sa filiation avec une histoire vraie ne sont pas uniques comme en témoigne une note d’éditeur dans le volume 26 des Œuvres complètes de Walter Scott dans l’édition Sautelet, consacré à la Prison d’Édimbourg-: La vérité est grande et elle prévaudra. - On a souvent fait remonter l’influence exercée par Sir Walter Scott sur les nouvelles idées et sur les nouvelles entreprises littéraires-: nous ne saurions nous dispenser de faire observer ici que ce passage amplifié est devenu l’avant-propos d’un ouvrage récemment publié sous le titre de Causes célèbres étrangères et auquel les éditeurs reconnaissent eux-mêmes que Walter Scott a fait penser 20 .- Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas d’une édition qui reprend le Magnum opus. La note qui glose une des citations latines du chapitre I renvoie au Magna est veritas, et praevalebit que nous avons déjà évoqué qu’un des avocats cite pour défendre son projet. La note fait référence à l’avant propos de l’éditeur cette fois des Causes célèbres étrangères publiées la même année et qui effectivement évoque Scott 21 . Mais de quel fait divers s’agit-il-? 19 Introduction, note 1, Cœur de Midlothian in Œuvres de Walter Scott. t. 10, traduites par M. Louis Vivien, avec toutes les notes, préfaces, introductions et modifications ajoutées par l'auteur à sa dernière édition d'Édimbourg ; et de nouvelles notes historiques et littéraires par le traducteur, Paris, Lefevre, 1840,-p.-1.-http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5442538v/ f15.image. 20 La Prison d’Édimbourg, Œuvres complètes de Walter Scott, traduction nouvelle Defauconpret, Paris, Charles Gosselin, A. Sautelet, t.-26, p. 29, note. 21 Causes célèbres étrangères publiées en France pour la première fois, et traduites de l'anglais, de l'espagnol, de l'italien, de l'allemand etc. par une société de jurisconsultes et de gens de lettres, Paris, C. L. F. Panckoucke, 1827, vol. 1, p. vij. 71 The Heart of Midlothian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 L’avant-propos donne deux cas-: l’affaire Porteous, écrit cette fois Porteus, ainsi que la fin tragique de The Bride of Lammermoor. Aux côtés de Scott, on voit apparaître le nom de Shakespeare et de ses pièces tirées des chroniques anglaises 22 . On est ainsi plus proche de la grande histoire avec Shakespeare, ou plutôt d’histoires nobiliaires avec The Bride of Lammermoor, tandis que, comme en témoigne l’article du Dictionnaire universel des Littératures de Gustave Vapereau, l’histoire d’Effie et de Jeanie est plutôt identifiée comme une histoire domestique 23 . Le procès en infanticide n’est pas évoqué à proprement parler comme un fait divers, même si les connaissances de Scott en matière de droit et de vocabulaire légal sont relevées par Amédée Pichot dans son Voyage historique 24 . Le sensationnalisme du genre des Causes célèbres est minimisé dès lors que les divers commentateurs mettent l’accent sur le pathétique 25 ou sur l’héroïque grandeur de Jean Deans. La seule véritable historicité qui est accordée au cas, c’est sa représentativité pour dépeindre l’ethos et les mœurs des Puritains. Il résulte de cet infléchissement que la réception française, voire la traduction parfois, font subir au Heart of Midlothian, un intérêt tout particulier qui est porté soit sur «- les traits simples, primitifs de la nature humaine, ces passions qui animent toutes les générations-» propres aux «-plus grandes œuvres littéraires 26 -», soit la question religieuse ou éthique. Un roman avant tout exemplaire Le très long compte rendu que fait la Revue française de la Vie de Walter Scott est des plus emblématiques. En fait, on peut le lire comme la défense d’un art qui resterait fondé sur l’idéalisation et qui s’opposerait à une représentation des réalités basses. Certes, l’auteur anonyme concède que nombre des romans de Scott «-sont remplis des souvenirs transformés de son père, de ses sœurs, des vieux amis de son enfance-» 27 . Cette authenticité s’oppose aux invraisemblances romanesques et garantit la vérité des sentiments avant toute chose-; elle ne résulte pas de l’érudition pure qui est considérée comme 22 Ibid., p. vj. 23 Dictionnaire universel des littératures, éd. Gustave Vapereau, Hachette, 1876, p. 182-: «- le plus émouvant et, après L’Antiquaire, le plus parfait des romans- domestiques-de-Walter-Scott.-»-http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k2207247. 24 Amédée Pichot, Voyage historique et littéraire en Angleterre et Ecosse, op. cit., p. 216. 25 Ibid. 26 «-Memoirs of the Life of Walter Scott by J. G. Lockhart/ Vie de Walter Scott par M. Lockhart- », Revue française 1838/ 02, t. 5, p. 30. http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5804746k. 27 Ibid., p. 33. 72 Fiona McIntosh-Varjabédian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 la partie mortelle des œuvres de Scott et des romans historiques en général. L’argumentaire est repris, parfois mot pour mot dans l’article «-Mémoire sur le roman historique-» datant de 1839 de Pierre-François-Léon Duchesne de La Sicotière dans les actes du Congrès Scientifique de France 28 , où toutefois la Prison d’Édimbourg n’est pas discutée. Les «-vêtemens, le langage, les préjugés et les croyances d’une époque-» donnent l’illusion de la vie, mais il ne s’agit selon l’article de la Revue française que d’une illusion temporaire qui vieillit mal 29 . Le jugement de Saint-Marc Girardin sur la Prison d’Édimbourg qu’il a pris comme exemple de l’amour fraternel au tome 2, publié initialement en 1849, rejoint cette même conception de la littérature qui privilégie les passions universelles. Jeanie Deans serait le personnage moderne la plus proche des grandes figures antiques 30 -: Il [Walter Scott] ne sort pas des bornes de la vraisemblance banale et vulgaire, en prenant la vraisemblance dans les hommes et les choses qui sont dignes du souvenir de l’histoire 31 . L’inscription dans l’histoire a clairement une fonction épidictique en proposant des figures dignes d’éloge. Derrière le jugement de Girardin, il faut saisir son rejet des intrigues romanesques centrées sur les rapports amoureux mais aussi des représentations du peuple qu’il juge grossiers et laids 32 . Les critiques à l’instar de Girardin soulignent l’idéalisme de Scott qui s’exprime au travers de Jeanie. Pour Girardin, il a «-cette intuition du beau et du bon à travers les ténèbres de l’âme humaine-» 33 , de même pour Auguste Barbier, la vérité qu’il voit dans la Prison d’Édimbourg a partie liée avec le Beau et le Bien, «- une des formes de l’essence divine 34 .» L’intransigeance morale de Jeanie combinée à son dévouement absolu en font une figure d’une grandeur transfigurée. Ce mode de lecture explique pourquoi Jeanie est prise comme illustration d’un cas moral, à l’instar des anecdotes qui ont joué un rôle dans les recueils 28 Pierre-François-Léon Duchesne de La Sicotière, Congrès scientifique de France: 7 e session, tenue au Mans, en septembre 1839, Paris, Derache, Le Mans, Richelet, t. 1, p. 467 sqq. Google-Books-ID: WUs9AAAAYAAJ. 29 Revue française, op. cit., p. 31. 30 Saint-Marc Girardin, Cours de littérature dramatique, ou de l’usage des passions dans le drame, Paris, Charpentier, 7 e édition, 1860, p. 36. http: / / gallica. bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k6132600z. 31 Ibid., p. 137. 32 Ibid., p. 137-138. 33 Ibid., p. 142. 34 Auguste Barbier, Œuvres posthumes, revues et mises en ordre par A. Lacaussade et E. Grenier, Paris, L.-Sauvaitre, 1883-1889, t. 3. Ecrivains étranger, chapitre «-Le Mensonge de Desdemone-», p. 170. http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k1067513. 73 The Heart of Midlothian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 d’histoires exemplaires. Deux exemples plus tardifs témoignent de la fonction de la Prison d’Édimbourg dans une réflexion morale de type casuistique. Que ce soit Francisque Bouillier ou Paul Doumergue, pasteur, fondateur de la revue Foi et vie, c’est la légitimité qu’aurait eue Jeanie à mentir pour sauver sa sœur. Selon Francisque Bouillier dans ses Questions de morale pratique (1889), il faut distinguer plusieurs types de mensonges-: les mensonges par fourberie, qu’il condamne et les mensonges héroïques pour sauver des vies. Dans cette dernière catégorie, il sépare les tribunaux irréguliers où il est légitime de mentir pour sauver des innocents, des tribunaux réguliers où il est du devoir des témoins et des proches de dire toute la vérité. C’est dans ce cas que Jeanie Deans est citée comme «-bel exemple de ce douloureux devoir héroïquement accompli 35 -». Paul Doumergue de son côté fait de cette exigence de vérité une pierre d’achoppement fondamentale entre le Catholicisme («-[l]a conscience catholique distingue entre les mensonges qui sont péchés mortels et ceux qui sont seulement péchés véniels-» 36 ) et le Protestantisme, entre la «-démoralisation, où les Jésuites sont engagés-» (ibid.) et l’exigence protestante. La Prison d’Édimbourg est qualifiée d’-«-épopée de la Droiture-» (ibid) où on respire un- «- souffle de puritanisme- », expérience jugée délicieuse 37 . Enfin, en développant l’idée d’un «- contrat direct avec Dieu dans la personne du Christ- », Doumergue se montre très proche de l’esprit des personnages du roman et en particulier du père David ancien Covenanter. Les critiques n’insistent pas systématiquement sur le protestantisme de Jeanie et de sa famille, sur, en somme, leur inscription dans un lieu, dans un temps et dans des circonstances singulières, mettant plutôt en avant, on l’a vu, l’universalité des sentiments en jeux. Cependant Girardin explique rapidement l’intransigeance de Jeanie par «- la règle inflexible et sacrée- »- : «- L’austère puritaine ne connaît pas les capitulations de la conscience- » 38 . Le contexte du propos ne suggère une critique particulière à l’encontre de la foi des Deans. D’autres commentateurs relèvent au contraire davantage cette particularité pour signaler un écart culturel important que le lecteur est invité à imaginer. Amédée Pichot est un des plus sévères à l’encontre des mœurs imposées par la religion à la société écossaise-: «-La tyrannie inquisitoriale exercée en Écosse par le clergé presbytérien voudrait condamner 35 Francisque Bouillier, Questions de morale pratique, Paris, Hachette, 1889, p. 268- 269. http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k65401v. 36 Paul Doumergue, «-Le Dr Horton sur la «-Vérité-», Martensens et Walter Scott. Le devoir absolu de dire la vérité et la nouvelle naissance-», rubrique «-Les Idées du Jour-», Foi et Vie-: revue de quinzaine, religieuse, morale, littéraire, sociale, 1899, 06, 16, p. 187. http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5729275f. 37 Id. ibid. p. 188. 38 Girardin, op. cit., p. 147. 74 Fiona McIntosh-Varjabédian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 tous les Écossais à l’austérité de David Deans (de la Prison d’Édimbourg) 39 -». Un compte rendu de l’opéra tiré du roman explique peut-être pourquoi Jeanie n’est pas traitée comme une figure entièrement étrangère à la culture française et à l’époque majoritairement catholique-: […] - ne dirait-on pas qu’il [Scott] n’a fait Jeannie que pour donner un pendant plein de candeur et de charme à cet autre puritain vagabond, menteur et sanguinaire, Mac-Briar-? Et en effet, Jeannie est la contre-partie bourgeoise, silencieuse, calme, décente, réservée, honnête, du puritanisme de grand chemin, brouillon, emporté, débraillé, osant tout, même le crime- ! Tomber des Puritains d’Écosse à la Prison d’Édimbourg, c’est plaider pour la Bible après avoir plaidé contre elle- ; c’était montrer le fanatisme sous son jour le plus pur- ; c’était laisser la lecture dans une incertitude salutaire, ou plutôt c’était lui apprendre que c’est une si bonne chose la croyance, que même le fanatisme, lorsqu’il est réglé, peut conduire à la plus sublime vertu, comme il conduit le plus souvent aux crimes les plus atroces. À mon sens, rien n’est aimable comme Jeannie Deans 40 . En effet, l’auteur de l’article met l’accent sur sa normalité, sa mesure, sa vertu, elle transcende sa culture initiale. C’est pourquoi, dans ce contexte critique, il est étonnant que Balzac mette l’accent sur l’irréductible spécificité de la femme protestante au regard de la femme au point de s’appuyer sur elle pour, en somme, affirmer la supériorité de la Comédie humaine sur les Waverley Novels-: Obligé de se conformer aux idées d’un pays essentiellement hypocrite, Walter Scott a été faux, parce que ces modèles étaient schismatiques. La femme protestante n’a pas d’idéal. Elle peut être chaste, pure, vertueuse- : mais son amour sans expression sera toujours calme et rangé comme un devoir accompli. […] Dans le protestantisme, il n’y a rien de possible pour la femme après la faute […]. Le modèle qui l’inspire dans cette réflexion c’est, de façon explicite, Effie, qui, pour la petite histoire, se retire dans un couvent à la fin de sa vie romanesque. Si le roman de la Prison d’Édimbourg a été éclipsé en France par les romans de chevalerie, il a connu un beau succès au XIX e et ses personnages, princi- 39 Amédée Pichot, op. cit., p. 242. 40 «-Théâtre de l’opéra comique. La Prison d’Édimbourg opéra comique en trois actes, paroles de MM. Scribe et Planard, musique de M. Caraffa-», Journal des débats politiques et littéraires, 22 juillet 1833, article signé J.J., N.P. 75 The Heart of Midlothian Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0006 palement Jeanie, mais également Effie et David constituent des références culturelles durables. Jeanie, plus encore que son père et sa sœur, a servi à alimenter des cas moraux, en ce sens elle appartient à la littérature exemplaire au sens des nouvelles du XV e et XVI e siècles qui s’appuyaient parfois aussi sur des faits divers. Les lecteurs de Scott ont perçu une matière qu’ils ont jugée sublime et qui, de ce fait, a dépassé le pur sensationnalisme des Causes célèbres. Le cadre historique du roman a également été peu identifié par la critique française, malgré les analogies potentielles qui existaient entre la Révolution et les émeutes d’Édimbourg. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 : Mingrat et Desrues Sylvain Ledda Université de Rouen / CEREdI Un phénomène romantique La prise en compte de la criminalité en tant que phénomène social et collectif ne naît pas avec Vidocq et ses fameux Mémoires parus en 1828 1 . Au XVIII e siècle, la police royale s’intéresse déjà aux crimes et délits-; Louis-Sébastien Mercier ou Restif se font l’écho de la dangerosité de certains quartiers de Paris. Toutefois le premier tiers du XIX e enregistre un fait sans précédent-: l’intérêt marqué pour le fait divers sanglant, objet de débats et d’études sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Véritable manne pour la librairie, ce fait social, qui constate, entre autres, la montée de la criminalité dans la capitale, s’accompagne du développement de nouvelles thématiques littéraires, dans le roman comme au théâtre. À cet égard, l’exemple de Robert Macaire, héros du mélodrame L’Auberge des Adrets (1823) est symptomatique. Il témoigne de la très vive curiosité qui se tisse autour du crime et des criminels. Macaire fait en effet scandale en 1823, tout en fascinant les contemporains. Ce criminel en haillons, dont l’ironie le dispute à l’insolence, est un baromètre du temps présent. Il reflète de nombreuses inquiétudes cristallisées autour de la criminalité et des mauvais lieux où se produisent les forfaits. À la même date, l’affaire Castaing passionne les foules. Le médecin empoisonneur est exécuté au moment même ou Frédérick Lemaître incarne le crime sur le Boulevard 2 . Cette impression de proximité entre les faits et la fiction est bientôt renforcée par la presse avec la création de la fameuse Gazette des tribunaux, principale source judiciaire durant toute la période romantique. Fondée en 1825, La Gazette des tribunaux, dont le sous-titre est «- journal de la jurisprudence et des débats judiciaires- », est le premier vrai journal spécialisé dans le domaine de la justice. Dans le «-Prospectus-», 1 Eugène-François Vidocq, Mémoires, éd. Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, «-Bouquins-», 1998, p. 3. 2 Voir Marion Lemaire, Robert Macaire- : la construction d’un mythe. Du personnage théâtral au type social (1823-1848), Paris, Honoré Champion, 2018, passim. 78 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 les fondateurs appellent une conception postrévolutionnaire de la justice-: à l’arbitraire des procédures secrètes, il s’agit de substituer le dévoilement démocratique de la justice grâce à l’exposition médiatique. Alors que depuis la Révolution le tribunal est une scène majeure de la vie publique, l’ambition de la Gazette des tribunaux croise la curiosité grandissante du «-public-» pour le crime et ses horreurs. La fascination pour le fait divers sidérant contribue à l’immense succès du périodique, dont l’influence sur la création littéraire est de première importance. La Gazette des tribunaux se constitue en creuset de l’histoire criminelle des temps-: la critique a ainsi constaté que, de Hugo à Maupassant, en passant par Dumas et Flaubert, la Gazette participait à la construction d’un imaginaire du crime. Les faits divers décrits dans la presse fournissent des images et des structures narratives ou actantielles. Témoin de l’impact du journal sur les consciences, l’une des premières scènes de Quatre heures, ou le jour du supplice, montre, non sans humour, des personnages s’adonnant à la lecture de la gazette. VICTORINE Qu’avez-vous donc-? vous paraissez sérieuse-? MAD. BERTRAND Oh-! ce n’est rien, c’est que nous nous amusons… ViCtorine, l’interrompant. On ne s’en douterait guère à vous voir… DUBROCARD Oui, nous nous amusons à lire la Gazette des Tribunaux… 3 La transformation du périodique en accessoire de mélodrame correspond à une réalité sociologique. Les crimes, les assassins et le sang des victimes font la une des journaux et tiennent en même temps le haut de l’affiche. La Gazette renouvelle ainsi les formes traditionnelles de médiatisation de la justice et, plus précisément, de la littérature judiciaire héritée du siècle précédent. C’est en ce sens que Michelle Perrot constate que la Gazette est «- un fonds inépuisable où les romanciers et chroniqueurs n’ont cessé de s’alimenter- : le tableau de mœurs y est médiatisé par une mise en scène qui en fait véritablement un genre littéraire 4 - ». Dans ce contexte, la pro- 3 Saint-Amand et Alexandre, Quatre heures, ou le jour du supplice, I, 6, mélodrame en trois actes, [Gaîté, 23 février 1828], Paris, Quoy, 1828, p. 8. 4 Michelle Perrot, Les Ombres de l’Histoire. Crime et châtiment au XIX e siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 275. 79 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 duction romanesque et dramatique s’empare de sujets dont le succès ne se dément pas de Vidocq à Maupassant. Où puiser l’inspiration sinon dans la réalité elle-même, supérieure ou égale à la fiction-? Les criminels qui ont défrayé la chronique par la monstruosité de leurs crimes sont l’objet de toutes les attentions. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, les noms de Desrues, Mingrat, Contrafalto, bien connus pour leurs forfaits, tiennent le haut de l’affiche ou deviennent les principaux protagonistes d’intrigues effrayantes. D’autres criminels inspirent aussi la fiction, a fortiori s’ils entretiennent des liens avec l’Histoire et les hautes sphères du pouvoir-: la Voisin, la Brinvilliers, Damiens ont marqué l’Ancien Régime par leurs crimes-; leur exécution publique est restée dans les mémoires. Ces célébrités du mal inspirent romanciers et dramaturges, qui leur redonnent vie et adaptent leur destin aux besoins de la scène ou du roman romantiques. Les années 1825-1835 marquent une fascination duelle pour les monstres du crime mais aussi et ceux qui sont chargés de les traquer et de les mettre hors d’état de nuire. Les affaires qui défraient la chronique - Lacenaire, Fieschi, Lhuissier, Bancal, La Roncière - intéressent autant que les pratiques des enquêteurs des bas-fonds, Vidocq ou Canler. La proximité de la police et de la pègre devient même un thème majeur du récit inquiétant, dont le point culminant est peut-être atteint par Hugo avec Javert dans Les Misérables. Ainsi, la réalité assimilée par la fiction envahit les feuilletons et les scènes. C’est au cœur du régime dialectique complexe qui unit réalité et fiction que s’inscrit la vague de criminalité qui déferle dans la production romantique, qu’il s’agisse d’œuvres majeures ou mineures. Sur ce plan, le théâtre est le lieu privilégié de représentation des zones d’ombre de la société. Comment, par exemple, ne pas établir de liens entre l’Antony de Dumas et les articles que le Courrier des théâtres consacre à l’affaire Bancal-? Comment rendre tangibles, crédibles, les gestes meurtriers-? Quelle signification symbolique ou anthropologique recèle ce phénomène-? Deux exemples de faits divers peuvent permettre de répondre en partie à ces questions, qui ont fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse mais aussi d’adaptations au théâtre et dans le récit en prose. Principes du fait divers en littérature Il faut distinguer le crime politique, dont les conséquences se mesurent à l’échelle d’une nation, des assassinats anonymes qui se produisent dans un cadre privé. De nombreux faits divers restent méconnus. En revanche, les assassinats politiques sont largement médiatisés, transmis par les travaux historiques. Aussi le traitement fictionnel de l’attentat de Damiens contre Louis XV ou de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac ne saurait-il être mis sur 80 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 le même plan que les crimes de Desrues, Castaing, Contrafalto ou de Mingrat. D’une part, parce que le régicide ou le meurtre d’un potentat politique est un acte qui touche au sacré et à la nation tout entière-; d’autre part, parce que de tels forfaits sont commis au grand jour, en général en présence de témoins, et qu’il faut peu de temps aux autorités pour intercepter l’assassin - que l’on songe, par exemple, à l’attentat de Louvel contre le duc d’Angoulême en 1821, immédiatement arrêté. À l’inverse, les crimes anonymes appartiennent au fait divers car ils se trament dans tous les milieux sociaux, le plus souvent de manière dissimulée, et sont commis par des individus d’abord insoupçonnables. Quels sont les éléments référentiels du fait divers que retiennent les créateurs-? Une classification peut être établie à partir de la fiction- : la motivation des forfaits, l’organisation du geste criminel, les raisons psychologiques font l’objet de descriptions et d’analyse. Le tempérament du criminel, sa personnalité, doivent être suffisamment saillants pour susciter l’intérêt du lecteur ou du spectateur. Si extraordinaire soit le crime en soi, son auteur intéresse d’autant plus qu’il est atypique ou apparemment irréprochable. Le contexte social dans lequel il évolue est également un facteur de dramatisation. Le milieu surdétermine un cadre diégétique, un décor, voire «-une couleur locale-». Les milieux urbains ou périurbains, réputés favorables aux crimes, offrent ainsi de nombreux tableaux inquiétants. Dans la version dramatique de L’Âne mort et la femme guillotinée, adaptée du célèbre roman de Janin paru en 1829, le décor représente des sites urbains, auberge de banlieue, jardins, appartements d’un hôtel particulier. Les lieux du crime peuvent, le cas échéant, nourrir l’imaginaire des créateurs. La nature du crime est également un élément nodal dans le régime de dramatisation fictionnelle. Le raffinement ou la cruauté dans l’horreur font partie intégrante des ingrédients repris dans les romans ou au théâtre - ils nourrissent fantasmes et fascination. Il s’agit en outre de susciter des émotions fortes en décrivant des forfaits abjects. Mais avec le développement de l’intérêt pour la «-psychologie-», on s’ingénie aussi à sonder l’existence des criminels pour expliquer leurs actes. Ainsi, pour analyser le crime d’Edme Castaing (1796-1823), le rédacteur des Causes criminelles du XIXe siècle insiste sur l’enfance et l’éducation du futur meurtrier-; son geste est d’autant plus abominable que son environnement ne le prédestinait en rien au crime. Lorsque le crime n’entraîne à leur perte que des individus obscurs et auxquels n’a pas-été-donné, pour arrêter l’essor des dispositions vicieuses qui avaient pu naître avec eux, le frein salutaire de l’éducation, la société ne s’en émeut que faiblement et les plaint même en les punissant ; mais lorsque le coupable a eu dès ses premiers ans, pour le guider dans le sentier de la vertu, les exemples et les préceptes de ses proches ; lorsque plus tard il a pu puiser dans les sciences dont on s’est plu à lui ouvrir les trésors de nouvelles forces pour se prémunir 81 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 contre les écueils trop nombreux du vice ; lorsqu’enfin la sphère dans laquelle il vivait, les amis dont il était entouré, la nature de ses occupations, et plus que tout cela, la douceur et l’aménité de ses mœurs, semblaient devoir le mettre pour jamais à l’abri du soupçon même, alors chacun frémit, chacun s’indigne, et l’impression que produit une aussi affligeante anomalie devient générale. 5 - De telles généralités ne s’appliquent pas à tous les cas, le crime étant par nature extraordinaire aux yeux des contemporains de Dumas. Ainsi les exemples de Desrues et de Mingrat sont très différents mais présentent tous les deux des caractéristiques idoines pour passer de la réalité à la fiction. Les deux hommes sont socialement intégrés, occupent des responsabilités autour d’une petite collectivité où ils tiennent une place a priori respectable. Le premier, Antoine-François Desrues (1744-1777) est un épicier parisien. Son crime constitue l’un des plus célèbres faits divers des dernières années du règne de Louis XV. Enrichi grâce aux sphères du négoce et à de nombreux trafics, il achète à un écuyer du roi une terre vendue 130 000 francs. Pour obtenir ce bien gratis, il décide d’empoisonner toute la famille de M. de La Motte-: sa femme, son fils. Il est arrêté avant d’éliminer son créancier, dernière étape avant la fortune. Le fait n’aurait pu être que «-banal-» si son histoire n’avait pris un tour singulier au moment de son exécution. Jugé, torturé et brûlé vif, il fascine le peuple, comme c’est souvent le cas avec les empoisonneurs-; il est considéré avec horreur comme un criminel mais passe aux yeux de certains comme le martyr de la justice royale. Desrues incarne en effet toute une classe populaire et parisienne, et tout un chacun peut s’identifier à lui. Sa mort suscite des réactions collectives étranges - son bûcher à peine éteint, la foule se précipite pour glaner des reliques jugées faire des miracles à la loterie. Le second, Antoine Mingrat, occupe une place centrale dans la petite communauté de Saint-Quentin en Isère, puisqu’il en est le curé. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1822, le prêtre viole et assassine Marie Gérin, épouse Charnalet. La carrière de Mingrat, marquée par une enfance difficile, est ponctuée de délits. Après avoir reçu les sacrements, les témoignages se recoupent qui font de lui un homme malhonnête, peu enclin à respecter les vœux de l’Église 6 . En mettant en scène ces criminels, les écrivains romantiques jouent avec les ressorts de l’effroi et du réalisme. L’authenticité avérée de leurs crimes, leur retentissement médiatique et la dimension sensationnelle des gestes perpétrés, façonnent de véritables contre-modèles. Il ne s’agit donc 5 Causes criminelles célèbres du XIX e siècle, IV, Paris, H. Langlois, 1828, p. 3. 6 De nombreux ouvrages et opuscules consacrés à l’affaire Mingrat paraissent de la Restauration à la Troisième République. Voir en particulier Causes criminelles célèbres du XIX e siècle, III, Paris, H. Langlois, 1827, p. 301 et suiv. 82 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 pas seulement pour la fiction de reconstituer leurs exactions, mais de faire du public-lecteur le juge de leurs délits sanglants. Ces deux aspects conjoints produisent ainsi un «- spectaculaire du crime- », dans lequel le public et le lecteur sont fortement impliqués. Les pièces consacrées à ces criminels présentent donc des similitudes d’ordre esthétique-: un grand souci apporté aux décors (lieux du crime) et une place significative réservée aux monologues, qui permettent de sonder les âmes de ces êtres hors norme. Au théâtre, cette forme du dialogue permet de révéler voire d’imaginer quelles ont été leurs motivations. Deux cas exemplaires : Desrues et Mingrat Au moment de la création du mélodrame Desrues, en décembre 1828, Charles Maurice du Courrier des Théâtres explique pourquoi un tel sujet peut réussir sur les planches-: Le nom de Desrues est un de ceux qui jouissent d’une certaine célébrité dans les annales du crime, et que le peuple ne répète qu’avec un frisson de bon augure pour les émotions qu’on va chercher au mélodrame. La mémoire de ce fameux empoisonneur est déjà un argument en faveur de l’ouvrage dont il est le héros. On se rappelle quelques-uns de ses crimes les plus noirs, et ils deviennent autant de tentations de courir à la pièce dont il a fourni le sujet. 7 C’est parce que les forfaits de Desrues sont bien connus du public que les auteurs peuvent remporter un succès. Comment toutefois restituer sur scène la duplicité d’un empoisonneur qui a tout d’un Tartuffe-? L’exemple de ce mélodrame témoigne du phénomène d’attraction que suscite le fait divers. Il montre aussi comment deux plumes secondaires puisent dans les colonnes journalistiques la trame de leur intrigue. L’expression «- à spectacle- », qui sert de sous-titre au drame est, en ce sens, un précieux indicateur- : il faut frapper fort et sidérer le public. Divers détails scénographiques marquent en effet la volonté des dramaturges de faire de Desrues un personnage romantique, qui excède le type traditionnel du traître de mélodrame. L’intérêt de l’œuvre réside autant dans le discours qui est véhiculé sur le crime que dans le soin apporté aux actions scéniques. Dès la première scène en effet, Desrues est représenté à l’œuvre-: il commet un crime sous les yeux du public. L’exposition dessine d’emblée le portrait de l’épicier en empoisonneur. Sa forfaiture est d’autant plus grande que dans la scène suivante, Desrues se 7 Courrier des théâtres, 20 décembre 1828. 83 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 présente comme un parangon de vertu, qui sermonne son filleul qu’il juge trop noceur-: Ne mentez pas-; Dieu qui vous entend vous punirait-! Faut-il que je le dise-? De société avec un certain Léopold, vous vous absentez toutes les nuits-! jeunesse imprudente-! qui ruine son honneur et sa santé dans les plaisirs dont elle ne retire qu’amertume et regrets- ! Malheureux- ! savez-vous à quoi vous expose votre imprudente conduite-? 8 La fiction théâtrale modifie le schéma actantiel de la réalité- : pour les besoins du mélodrame, les auteurs inventent une amourette au criminel. Adoptant en cela un schéma mélodramatique assez traditionnel, Desrues s’est épris de la fille de ses victimes. Prêter au criminel une histoire d’amour peut sembler cocasse, mais cela dévoile une nécessité d’ajuster la réalité du fait divers aux codes du genre. Tout traître digne de ce nom doit persécuter une victime, de manière directe ou indirecte. Bien que Desrues n’ait jamais cessé de clamer son innocence au cours de son procès, la pièce, elle, multiplie les raisons qui lui allèguent des crimes. En cela, le mélodrame est composé à charge contre le prévenu. Le processus de dramatisation que nous évoquions plus haut dépend étroitement de l’espace scénique où se déploient maints effets visuels et sonores. Les auteurs ont ainsi recours à l’esthétique du clou. Pour se débarrasser de son premier cadavre, Desrues a loué une petite maison à madame Masson, en changeant d’identité. Il y enterre le corps de sa victime dans la cave. L’horreur du criminel est montrée de manière spectaculaire au deuxième acte, quand Desrues fait des mondanités autour du lieu du crime-: DESRUES Pour la fête de madame Masson, que ne ferait-on pas-? Ne vous gênez pas, de grâce-; cueillez toutes les fleurs de ce jardin… et moi-même le premier (à part). Ici des jeux, des danses, et là (montrant le caveau avec une intention infernale, et cueillant une rose). Permettez-moi, Madame de vous offrir cette fleur. Puisset-elle conserver aussi longtemps son éclat que je garderai le souvenir de vos aimables attentions pour moi. 9 Le public, qui a parfaitement compris qui se trouve dans le caveau, est complice de l’horreur qui se déroule sous ses yeux. Un second clou se produit quand le filleul sermonné découvre le cadavre de madame de Saint- 8 Armand Lacoste et Jules Dulong, Desrues, I, 15, mélodrame en 3 actes, à spectacle, [Gaîté, 20 décembre 1828], Paris, Bezou, 1828. 9 Desrues, II, 3, p. 33. 84 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 Faust, assisté de son ami Léonard. La scène de l’exhumation constitue le véritable sommet du drame, moment d’horreur et d’épouvante. La découverte macabre est traitée sur le mode réaliste, ce qui accentue l’effet produit sur le public, qui n’en a cependant pas fini avec les monstruosités de Desrues. Au troisième acte, changement de décor-: le laboratoire de Desrues - autrement dit l’origine du mal - occupe toute la scène et le protagoniste s’y adonne à ses préparatifs-: Le théâtre représente le laboratoire de Desrues, situé au rez-de-chaussée […] Au fond, entre les deux croisées, un fourreau chimique surmonté de son manteau et garni de creusets, terrines, matras etc. À droite, une petite table avec deux sièges. Ça et là, des mortiers, des coupelles, des bassins etc. Sur les murs et au plafond sont accrochés tous les instruments chimiques en usage à cette époque, et des objets d’histoire naturelle. 10 […] desrues, seul, en robe de chambre et en coiffe de nuit. Science infernale- ! ! ! ce breuvage mortel va m’aider à consommer l’œuvre que je médite depuis si longtemps… plus d’obstacles à mes vœux […] Ils ne m’échapperont plus, et dans peu, grâce à ce breuvage, dont la saveur perfide déguise les dangereux effets, la mort du crédule Saint-Faust m’aura laissé seul maître de la destinée de sa fille… (Il examine de nouveau la distillation après s’être couvert la figure d’un masque de verre, s’assure qu’elle est terminée, démonte l’appareil, verse le poison dans un flacon qu’il bouche avec soin et qu’il renferme aussitôt dans une armoire-; il retire son masque, en ce moment on frappe à la première porte de gauche.) 11 Ici le caractère référentiel du décor accuse Desrues. Finalement, la progression des différents espaces criminels permet de représenter tous les visages du criminel-: au lieu du crime (acte I), succède la cachette du cadavre (acte II) et enfin le laboratoire. Le dénouement éclaire sur les intentions des dramaturges. La dramatisation de la réalité permet tout d’abord d’accuser Desrues sans l’ombre d’une nuance. Le sympathique Renaudin, le propre filleul de Desrues est assassiné par son parrain. La cruauté du personnage est renforcée par ce geste horrible. Le troisième acte est déchirant presque en entier. La mort du filleul Renaudin fait beaucoup de mal. On souffre de l’agonie de ce jeune homme, et l’horreur qu’inspire son empoisonneur oppresse […] Les imprécations des spectateurs, 10 Desrues, III, 1, p. 54. 11 Id. 85 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 encore plus que ceux [sic] des personnages de la pièce, le poursuivent pour ainsi dire jusqu’au pied du tribunal, où il va porter sa tête. 12 L’exemple de Desrues, beau succès de la saison 1828 témoigne d’un phénomène littéraire et théâtral plus général. Le mélodrame a fin providentielle semble passé de mode, comme le montrent les horreurs accumulées de Desrues. Dans le récit que Dumas consacre à Desrues dans la série des Crimes célèbres, le souci d’objectivité semble a priori plus sensible. Pourtant Dumas, lui aussi, insiste sur tout ce que les meurtres véhiculent de fantasmes et d’émotions. Dumas en appelle lui aussi à la conviction du lecteur, tout en s’appuyant sur les pièces du procès citées en note. Il donne ainsi une plus grande véracité à son récit. La forme narrative permet en outre ce que la scène de 1828 ne peut pas s’autoriser, sans subir la censure-: la représentation de l’exécution. S’appuyant sur des documents qu’il a compulsés, Dumas relate la fin du prévenu, et même les événements qui suivent sa mort-: Il était alors sept heures du soir, et le peuple commençait à murmurer de ce long retard. Enfin le condamné reparut. Un témoin qui l’avait vu monter à la ville, et que le mouvement de la foule reporta au pied de l’échafaud, nous a dit qu’abandonné aux mains de l’exécuteur, il ôta lui-même ses habits. Il baisa dévotement l’instrument du supplice, et baisa à plusieurs reprises le crucifix-; puis il s'étendit sur la croix de saint André, priant avec un sourire plein de résignation qu’on le fît souffrir le moins longtemps possible. Dès qu’il eut la tête couverte, l’exécuteur donna le signal. On croyait que quelques coups suffiraient pour achever cet être chétif ; mais il avait la vie aussi dure que ces reptiles venimeux qu’il faut écraser et mettre en lambeaux pour les tuer. On fut obligé de lui donner le coup de grâce. L’exécuteur- lui découvrit la tête, montra au confesseur qu’il avait les yeux fermés et que le cœur ne battait plus. On délia le cadavre de dessus la croix, et après lui avoir attaché les pieds et les mains, on le mit sur le bûcher. Pendant qu’on le rompait, le peuple applaudit. Le lendemain il achetait des débris de ses os, et courait dans les bureaux de loterie persuadé que ces précieuses reliques étaient un gage de bonheur pour ceux qui les possédaient-! 13 Le processus de dramatisation intègre ici les différents acteurs de la situation-: condamné, organe judiciaire, exécuteur, public. Dumas accrédite ici la légende selon laquelle les reliques de Desrues attirèrent le peuple parisien superstitieux. L’intérêt d’un cas comme Desrues tient en somme à la combinaison de crimes horribles et à la constitution d’une légende noire. 12 Courrier des théâtres, 22 décembre 1828. 13 Alexandre Dumas, «-Desrues-», Crimes célèbres, Paris, 1841, p. 246-247. 86 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 Les crimes de Mingrat, relatés dans des opuscules ou portés à la scène présentent plusieurs intérêts, bien différents de ceux de Desrues. La représentation scénique du curé Mingrat s’inscrit tout d’abord dans la vogue anticléricale qui envahit les scènes parisiennes après la révolution de Juillet 1830. En l’occurrence, les actions sordides du prêtre ne sont pas issues de l’imagination des auteurs, mais directement inspirées d’un fait divers qui a eu lieu en 1824. L’intention n’est donc pas seulement satirique ou polémique, mais également testimoniale. À la différence de l’affaire Desrues, celle de Mingrat n’est pas très éloignée du moment de la représentation. Six années séparent les faits de leur mise en scène. On peut donc tirer de cette pièce oubliée du répertoire, trois perspectives d’analyse complémentaires-: juridique et historique, esthétique et dramaturgique, idéologique et polémique. Le prêtre est d’abord montré sur le plan psychologique-: renfrogné, inquiétant-; il est à l’image du portrait qui illustre la première édition de la pièce-: un cas visiblement pathologique. C’est avant tout sa violence qui est représentée, qui donne lieu à plusieurs tableaux spectaculaires ou abjects, à l’image d’une scène de confession dévoyée en aveux pornographiques, eux-mêmes soudoyés par le prêtre lubrique. L’acte III est sans conteste le moment le plus saisissant. Après avoir commis son crime, Desrues fait de sa bonne sa coupable, la menaçant de l’entraîner dans sa déchéance. Pourtant, le dernier acte découvre le criminel et son forfait. Mais ce n’est ni la police ni les juges qui interpellent le prévenu, mais les gens du peuple, des paysans. Le dénouement se referme sur une réplique de Mingrat qui annonce la suite de son aventure. PIERRE BAZU Non, ce supplice serait trop doux pour lui… il faut que ce soit en place publique qu’il reçoive le châtiment de son crime. C’est devant les tribunaux qu’il faut le traîner. MINGRAT Je n’y suis pas encore ! 14 - Contrairement à Desrues, Mingrat a réussi à échapper à la loi. Pourtant, dans un souci de justice, les auteurs montrent l’arrestation du criminel par le peuple, donnant à ces derniers le beau rôle dans une histoire sordide. Dans le contexte qui suit les Trois glorieuses, ces modifications par rapport à la réalité du fait divers ne doivent pas surprendre. La dernière image du mélodrame représente le criminel entouré de gendarmes et d’hommes du peuple, qui incarnent les valeurs de la Nation née de Juillet. Le choix du cas 14 M. Paul, Mingrat, IV, 12, mélodrame en quatre actes [Cirque-Olympique, 26 octobre 1830], Paris, Hardy, 1831, p. 46. 87 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 exemplaire de Mingrat, les transformations des faits sur les planches, participent à la grande entreprise idéologique que se fixent les scènes parisiennes au lendemain de Juillet 1830 15 . * Le titre générique de Crimes célèbres choisi par Alexandre Dumas pour raconter les assassinats les plus marquants de la chronique ancienne et contemporaine, témoigne d’un phénomène majeur de l’histoire culturelle du XIX e siècle-: l’appropriation, voire l’absorption, par la littérature romantique du fait divers. Si cette notion est une invention du XIX e siècle, liée à l’émergence de la presse à sensation, les actes délictueux et leur diffusion dans la littérature produisent une nouvelle création, qu’on pourrait aisément associer à une forme de modernité, à une évolution marquante de la société. Outre Atlantique, les crimes des récits d’Edgar Poe reflètent eux aussi la montée de la criminalité dans les grandes métropoles. Desrues et Mingrat montrent quant à eux l’évolution des goûts et des choix esthétiques. Les deux années qui séparent le spectacle de Desrues (1828) de celui de Mingrat (1830) voient en effet évoluer considérablement les codes de la représentation du crime et ses résonances idéologiques. À cause de la censure, il eût été difficile de représenter un mélodrame montrant un prêtre criminel en 1828. Avec la révolution de Juillet, l’histoire de ce criminel est un terreau polémique pour dénoncer les abus du clergé (en particulier de la Congrégation) sous la Restauration. Ces choix font-ils pour autant un succès-? Mingrat a échoué auprès du public à cause de ses scènes d’un réalisme dérangeant. Dès le début des années 1830, Alexandre Dumas saisit tout l’intérêt de la représentation du fait divers sur scène. Ses drames en habit noir joués sous la monarchie de Juillet plongent le spectateur dans un monde contemporain inquiet et dangereux. Lus sous l’angle du fait divers et de sa fascination auprès du public, Antony, Teresa, Angèle témoignent des profondes inquiétudes de toute une époque. 15 Voir le livre de Sylvie Vielledent, 1830 aux théâtres, Paris, Honoré Champion, 2009, passim. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 « C’est un film américain… Non, c’est un fait divers de cette semaine ». Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Matthieu Letourneux Université Paris Nanterre Depuis les travaux de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant 1 , il est devenu naturel de considérer que l’on ne peut envisager les productions littéraires offertes depuis le XIX e siècle indépendamment d’un contexte médiatique qui structurerait en profondeur l’appréhension du monde (au point qu’on a pu parler d’une «-civilisation du journal 2 -»), et définirait largement ce que Marc Angenot a appelé le «-discours social 3 -». Publiées massivement en feuilleton dans la presse jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les fictions populaires sont liées à la culture du périodique, au point qu’on doit les penser comme des genres médiatiques au même titre que le dessin satirique, le reportage ou le fait divers. Le lecteur s’attend à retrouver dans chaque numéro une livraison romanesque et souvent aussi une ou deux nouvelles. Dès lors, on peut imaginer que les fictions ont joué leur propre rôle dans la structuration des imaginaires médiatiques et influencé, à travers la polyphonie des textes dans l’espace de la page, les manières de dire le monde caractéristiques de l’écriture journalistique. Les romans à thème criminel en particulier entrent en relation avec les faits divers évoqués dans les articles. Mais cette relation est tributaire de la place respective de ces deux types de textes dans l’écosystème du périodique. Cela signifie que cette relation évolue avec les usages du fait divers dans la presse. C’est pourquoi notre étude s’appuiera sur des exemples couvrant une période relativement longue, afin de tenir compte des transformations des formes de discours. Nous examinerons d’abord la première génération de journaux populaires spécialisés dans le fait divers, lancés peu avant la Première Guerre mondiale, Les Faits-divers illustrés (1905) et L’œil de la police (1908), puis leur réinvention dans l’entredeux-guerres avec Détective (1928) et Police magazine (1931). 1 Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836, l’an I de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde, 2001. 2 Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau Monde, 2011. 3 Marc Angenot, 1889, un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989. 90 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 Penser les productions médiatiques (fait divers, feuilleton) non comme des unités indépendantes liées à la seule signature de l’auteur, mais comme des éléments s’intégrant dans une énonciation éditoriale, définie par l’écosystème du journal, suppose de mettre l’accent sur l’auctorialité collective (la ligne éditoriale) et de tenir compte des effets de polyphonie. Les textes de fiction peuvent alors dialoguer avec les articles journalistiques, puisque tous participent d’une même unité de signification, le périodique, produisant un effet de sens auquel le lecteur est sensible. En cela le journal peut être décrit comme un architexte, c’est-à-dire une unité transcendante de signification à laquelle sont référés les différents textes qui la composent. Cet architexte intègre des éléments politiques (comme dans la grande presse nationale), thématiques (comme dans la presse spécialisée) ou génériques (comme dans les journaux-romans), mais le plus souvent il s’associe à des traits plus vagues, et pourtant essentiels à la fidélisation du lecteur. Peu importe dès lors que l’auteur ait ou non conçu intentionnellement son texte pour le journal-: en le publiant, le rédacteur en chef arrime son discours à cet architexte du journal et le confronte de fait aux autres textes partageant le même support. Plus l’unité éditoriale est forte, plus les échos entre les textes seront favorisés. Dès lors, le développement de journaux spécialisés dans le fait divers a représenté au début du XX e siècle une mutation majeure dans cette circulation des discours. En effet, en explicitant l’existence d’une unité du crime et du fait divers parcourant l’ensemble des textes, ce type de publications a favorisé des échanges stylistiques, narratifs et thématiques entre fictions et articles journalistiques. Certes, de tels échanges existaient déjà auparavant, mais la thématisation du support a entraîné une formidable homogénéisation des discours - aussi bien ceux, bien documentés, du fait divers vers la fiction que ceux, qui nous intéresseront plus particulièrement ici, de la fiction vers le fait divers. L’hypothèse que nous formulons c’est que, dans la première moitié du XX e siècle, la logique du fait divers est structurée par les imaginaires romanesques et qu’il existe une contamination entre formes fictives et non fictives qui se traduit par une colonisation des discours journalistiques par des procédés empruntés à la fiction. Pour comprendre un tel système d’échanges, il convient cependant de délaisser les dynamiques intertextuelles (de textes à textes) pour leur préférer des logiques d’architextualité, c’est-à-dire de basculer d’un questionnement sur les relations d’une œuvre à une autre vers une réflexion sur le rapport d’un texte à un ensemble indéfini de textes faisant série 4 . En effet, il ne s’agit pas, pour les journalistes, de s’inspirer d’une œuvre fictionnelle ou d’une autre, 4 Un ensemble indéfini, parce que la relation à cet ensemble est intuitive et ne s’épuise pas dans les définitions qu’on pourrait proposer. 91 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 mais de se nourrir plus largement des conventions architextuelles de genres fictionnels auxquels ils empruntent. De fait, ces journaux spécialisés font du fait divers un genre, qu’ils confrontent en permanence, souvent de façon explicite, aux fictions criminelles. C’est ce système d’échange du fait divers avec tout un ensemble d’autres genres journalistiques, ceux qui constituent la galaxie du récit criminel, que nous voudrions étudier ici. I - Les mystères urbains, fictions médiatiques du crime Pour comprendre cette logique d’échanges, il convient d’abord de remarquer que le fait divers médiatique s’est retrouvé lié dès le début du XIX e siècle au roman-feuilleton. L’une des premières vagues de romans-feuilletons génériquement identifiés est en effet celle du récit de «- mystères urbains-», initiée par Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, et prolongée, partout dans le monde, par un nombre incalculable de variantes écrites par des épigones plus ou moins doués, des Mystères de Londres au Drames de Paris en passant par Les invisibles de Paris et Les Mystères des grands magasins 5 . S’il a existé un si grand nombre de récits de mystères urbains, c’est que ce genre représente une structure de signification permettant d’exprimer les transformations sociales et médiatiques auxquelles il s’associe. Ainsi peut-il être décrit comme la mise en forme fictionnelle des nouvelles conceptions du monde qu’impose le basculement dans cette culture bourgeoise et urbaine qu’est la culture médiatique moderne du journal. Les récits de bas-fonds, comme l’identité masquée d’êtres circulant dans les différentes sphères de la société, illustrent la mutation des relations au réel qu’impose la ville comme nouvel espace clé des imaginaires collectifs (parce qu’elle est le terminus ad quem et a quo de la civilisation du journal) 6 . Ce dont ils parlent, c’est d’un espace (la ville) devenu trop vaste et trop complexe pour être appréhendé sans médiation 7 . Autrement dit, ils en appellent aux productions média- 5 Voir les différents travaux sur les mystères urbains rassemblés sur le site Médias19 (www.medias19.org/ index.php? id=59). «-Les Mystères urbains au XIX e siècle : Circulations, transferts, appropriations-» (www.medias19. org/ index.php? id=17039) et «-Les Mystères urbains au prisme de l’identité nationale-» (www.medias19.org/ index.php? id=13307). 6 Matthieu Letourneux, «-Le récit de mystères urbains, entre discours social et pratiques sérielles- », in Monia Kallel, Création littéraire et discours social à l'ère de la «-littérature industrielle-», Tunis, Institut supérieur des sciences humaines de Tunis, 2015. 7 Une telle lecture a été proposée, pour d’autres périodes, par Fredric Jameson, La Totalité comme complot, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007 (pour la période postérieure aux années 1970) et par Luc Boltanski, Enigmes et complots, Paris, Gallimard, 92 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 tiques pour le rendre lisible, et parmi ces formes médiatiques déchiffrant la société, il y a les récits de mystères urbains eux-mêmes. Or, ils font de la violence urbaine l’expression dramatisée des nouvelles dynamiques politiques de la sociabilité (avec les changements constants de rôles sociaux). Ils expriment ainsi par l’imaginaire du crime (formalisé à travers les dichotomies mystère/ révélation, nuit/ jour, bas-fonds/ surface) les transformations du monde et leur caractère anxiogène. Ce sont en effet les tensions de classe que suscite la nouvelle économie bourgeoise qui rendent le monde peu déchiffrable - et donc menaçant (suivant le déplacement symbolique des classes laborieuses vers les classes dangereuses 8 ). On le voit, en même temps que le journal consacre de plus en plus d’articles aux différents crimes associés à la société se mettant en place, le mystère urbain, genre fictionnel émergent, fait de cette criminalité et de la peinture des classes dangereuses l’un des premiers mythes collectifs du XIX e siècle - au sens où le récit de mystères urbains se fait structure de signification permettant de lire et d’expliquer le monde moderne. Ainsi existet-il un lien historique d’essence entre le développement d’un paradigme culturel médiatique et l’avènement des genres fictionnels de la criminalité, au point qu’on peut dire qu’en régime médiatique, il n’existe pas d’hétérogénéité complète entre les fictions et les articles criminels. Les uns et les autres partagent les mêmes pages du journal et interagissent sans cesse. Les fictions convertissent la matière journalistique et les discours sociaux qu’elle véhicule en formes stéréotypées et lisibles d’interprétation du monde, les articles journalistiques absorbent, en même temps que les formulations stéréotypées et les effets de pathos, le sous-texte idéologique que la répétition des stéréotypes vulgarise 9 . 2012 (pour une période débutant à la fin du XIX e siècle). Il nous semble qu’elle est en réalité déjà vraie dès le récit de mystères urbains de la première moitié du XIX e siècle, et caractérise donc structurellement le récit criminel. 8 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Hachette, 1984. 9 Laetitia Gonon a ainsi pu montrer combien le texte de fait divers pouvait reprendre des formulations stéréotypées empruntées à la fiction (par exemple quand l’article évoque des réactions d’horreur ou de terreur chez la victime - par définition invérifiables - parce que la situation les appelle). Laetitia Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIX e siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012. 93 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 II - Entre fait divers et fiction, le crime comme genre Or, cette situation va prendre une toute autre ampleur au début du XX e siècle, quand vont être lancés les premiers journaux spécialisés dans le fait divers, Les Faits-divers illustrés (1905 sqq.) et L’œil de la police (1908 sqq.). En effet, s’il existait auparavant des journaux qui accordaient une place importante au fait divers, comme le supplément illustré du Petit journal ou celui du Petit Parisien 10 , ceux-ci se présentaient avant tout comme des périodiques littéraires offrant également des faits divers et anecdotes. Autrement dit, ces suppléments du dimanche s’organisaient autour d’une unité architextuelle du divertissement, même si ce divertissement donnait une place importante à l’imaginaire du crime. Inversant la proposition, les journaux de faits divers définissent leur unité autour du seul crime, que celui-ci soit réel ou non, et en font un spectacle via de grandes images et des textes attractionnels. Ils définissent ainsi une continuité architextuelle entre textes fictionnels et articles journalistiques. Et de fait, quand on ouvre les premiers journaux de faits divers, on est frappé par la place qu’y tiennent les fictions criminelles-: il y a dans chaque numéro trois à quatre feuilletons qui s’inscrivent dans le paradigme du récit criminel de la belle Époque 11 . Face à eux, les faits divers authentiques sont brefs. Il ne s’agit la plupart du temps que de nouvelles d’agence de presse, sinon de brèves de tribunal ou d’anecdotes courtes 12 . On voit ainsi apparaître une unité thématique du journal autour du crime qui produit un effet de genre 13 , formant une trame intertextuelle orientant la lecture et invitant le destinataire à faire entrer en résonance les textes fictionnels et factuels. Cet effet de genre est renforcé par de nombreux échos, dans les textes, entre imaginaires fictionnels et informations, comme lorsque des faits divers font allusion aux intertextes romanesques, de Sherlock Holmes et de Nick Car- 10 Il a existé également quelques journaux de faits divers, comme Le Crime illustré (1881), mais aucun n’a connu le succès de ces deux périodiques. 11 Pour Les Faits-divers illustrés on citera par exemple L’affaire de la rue du Temple de Constant Guéroult, Les Empoisonneuses de Marseille (au titre encore marqué par l’héritage du mystère urbain) d’Hector de Montperreux-; et pour L’œil de la police, Martin Numa, le plus grand détective du monde par Léon Sazie. 12 Par exemple «-A Copenhague, un garçon de 13 ans et une fillette de 12 ans, ayant résolu de mourir ensemble, s’enfermèrent dans une cave. Le garçonnet tua tout d’abord sa compagne, puis se logea une balle dans la tête. Il a été transporté à l’hôpital dans un état désespéré-» (L’œil de la police, 68, 1910). On pense bien sûr aux Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon - le talent en moins. 13 D’autant que la thématisation déborde les espaces du fait divers et de la fiction pour toucher par exemple au jeu-concours, qui empruntent le plus souvent à l’imaginaire policier (par exemple avec le concours du «- Maladroit détective- », L’œil de la police, 1908-; ou celui de «-La Bande des loups de velours-», 1912). 94 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 ter 14 . Dès lors, le journal est pris dans des réseaux plus larges, ceux du marché de l’édition populaire marqué par une vogue sans précédents du roman policier, depuis le lancement par Eichler en 1907 des Nick Carter et la multiplication de ses épigones, ou depuis le succès de personnages comme Zigomar, Fantômas ou Rouletabille 15 . Ainsi, la présence d’un œil comme sigle de L’œil de la police ne peut que rappeler celui de l’agence Pinkerton, intertexte majeur des fascicules policiers en vogue à l’époque, au point de donner son nom à une série de romans, dans une référence ambiguë au détective réel et au héros des fascicules 16 . S’il dialogue directement avec le genre policier en vogue à l’époque (de nombreux feuilletons sont d’ailleurs présentés comme des romans policiers 17 ), le journal reste encore marqué par la culture mélodramatique du roman criminel du XIX e siècle-: les œuvres d’auteurs comme Jules Mary ou Adolphe d’Ennery restent nombreuses, avec leurs victimes maltraitées suscitant les larmes 18 . De même, les illustrations de couverture retrouvent cette culture théâtrale caractéristique des illustrations de feuilletons au XIX e siècle (avec postures emphatiques des personnages et cadrage imitant la scène de théâtre). On peut supposer que l’importance des drames conjugaux mis en scène participe de cet imaginaire 19 . Ainsi, les référents du feuilleton et du théâtre mélodramatiques structurent-ils le déchiffrement du journal. Un tel poids de la fiction dans les journaux de faits divers donne une indication sur les modes de consommation qui sont visés. Il s’agit d’offrir un périodique de divertissement suivant un principe qui rappelle la forme des suppléments du Petit journal, mais d’un Petit journal qui se serait spécialisé dans le récit criminel-: on y trouve ici les mêmes jeux-concours, romans-feuilletons, anecdotes amusantes, mais tous portent sur le crime. Les brefs faits divers s’inscrivent dans une même esthétique d’ensemble. Il s’agit de distraire à travers une multitude de récits, fictionnels ou non, mais jamais liés vraiment à un discours construit sur le monde ou le crime. C’est l’anecdote et les effets émotionnels qu’elle produit - le rire, la terreur, la pitié - qui priment. L’omniprésence de l’image, largement badigeonnée 14 Un article est intitulé «- Les Rivaux de Sherlock Holmes- » (L’œil de la police, 37, 1908)-; dans un autre, on évoque «-un vrai Nick Carter-» (Id., 168, 1912). 15 Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995. 16 Dominique Kalifa, Histoire des détectives privés en France (1832-1942), Paris, Nouveau Monde, 2007. 17 Par exemple L’homme sans tête («-Grand roman policier-» d’H. de Vere Stacpoole) ou Monsieur Lubin («-Grand roman policier-» de Constant Guéroult). 18 Sur cette forme, voir Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789- 1914)-; idéologies et pratiques, Limoges, PULIM et Nuit blanche, 1994. 19 Dans son étude sur l’Histoire du fait divers, Marine M’sili note ainsi un déclin dans l’entre-deux-guerres des faits divers privés. M. M’sili, Le Fait divers en République-; Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2000. 95 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 de rouge, manifeste la visée sensationnelle de ces micro-récits ultraviolents, souvent situés dans des pays lointains. Seuls les grands faits divers et les événements à portée géopolitique échappent à la logique du divertissement. Pour le reste, la concentration sur le récit indépendamment de tout discours encadrant qui lui permettrait d’échapper au niveau anecdotique, de même que l’esthétisation des faits divers, témoignent de la façon dont on s’inscrit ici dans la perspective d’un spectacle destiné à produire de l’émotion. Le fait divers entre alors en résonance avec les récits de fiction, et les uns et les autres participent d’une même logique du divertissement. Le lecteur saute d’un feuilleton sensationnel à un fait divers amusant, puis participe à un jeu-concours marqués par les intertextes de la fiction criminelle. On ne peut isoler ici un régime de la lecture sérieuse, qui serait associé au fait divers, opposé aux textes de divertissement. Par leur brièveté, leur exotisme et leur volonté d’en rester à l’anecdote sensationnelle, les faits divers révèlent qu’ils appartiennent à la même logique de divertissement que les jeux-concours et les feuilletons. Ce que montre ce premier ensemble, c’est la façon dont la proximité continue entre fictions criminelles et productions médiatiques a pu favoriser au début du XX e siècle un mode de lecture du fait divers défini comme un spectacle médiatique, appréhendé suivant les modalités de la dramatisation théâtrale et du sensationnel feuilletonnesque. Un tel mode de lecture, déjà présent dans les suppléments du Petit journal ou du Petit Parisien, a été renforcé par l’unité architextuelle qu’impose le périodique. C’est bien ce mode de lecture que mettent en avant les publicités de L’œil de la police, vantant «- les événements dramatiques, les faits sensationnels […] les Drames de l’amour et de la haine, de la vie et de ma mort-» 20 . Cette logique du divertissement est essentielle pour comprendre non seulement l’existence d’usages possibles du fait divers suivant des paradigmes qui ne sont pas très éloignés de ceux de la fiction, et en retour les pratiques rhétoriques et esthétiques qu’il favorise, celles reposant en particulier sur la confusion entre les catégories du discours de fiction et du discours de vérité. III - Faits divers et fictions transmédiatiques Avec la guerre, Les Faits-divers illustrés et L’œil de la police s’arrêtent brutalement. Il faudra attendre la fin des années 1920 pour que de nouveaux périodiques apparaissent. Ce sera d’abord Détective, sur la genèse duquel 20 L’œil de la police, 37, 1908. 96 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 nous ne reviendrons pas puisqu’elle a été largement étudiée récemment 21 , puis Police Magazine, un périodique populaire qui s’en inspire nettement en reprenant en particulier des textes et des images de périodiques «-true crime-» américains. Or, dans ces périodiques aussi, la logique est celle d’emprunts massifs aux stéréotypes des architextes fictionnels. Dans Police magazine, on publie des faits divers romancés en feuilleton 22 -; dans Détective, on fait appel à la plume de Simenon pour rédiger des récits-jeux concours 23 -; et dans les deux périodiques, on renvoie explicitement au roman policier ou au cinéma comme référents des faits divers, par exemple en jouant avec des titres qui sonnent comme du roman populaire 24 , ou qui citent des films criminels 25 . Mais ce n’est plus le même imaginaire criminel qui est convoqué. Le modèle n’est plus tant celui du mélodrame criminel et du feuilleton Troisième République que celui de la pègre et du crime, dans une négociation entre imaginaires du récit policier à la française et du cinéma américain 26 . Si la première couverture de Détective (1 er novembre 1928) insiste sur «- Chicago capitale du crime-», c’est bien parce que le film criminel a redessiné depuis peu cet imaginaire, à tel point que le cadrage surplombant de la photographie peut être considéré comme une citation de Dans les mailles du filet (1924), réputé pour une scène de poursuite en voiture cadrée de façon similaire. En même temps qu’il se transforme, le modèle s’explicite, puisqu’on fait directement allusion aux architextes du roman et du cinéma policiers. Ainsi, quand un article de Police magazine décrit des «- personnages qui participèrent à ce rapt et dont le nombre reste encore imprécis-», il en décrit deux qui «-se détachent en silhouettes de roman policier bien corsé-: la femme belle, jeune, élégante, au manteau de fourrure, et l’individu camouflé en agent 27 .-» On ne compte pas en outre les expressions renvoyant au périmètre de la fiction-: 21 Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, Détective, fabrique de crimes-? Paris, Joseph K., 2017. Voir aussi A. Chabrier, M.-È. Thérenty (dir.), Détective, histoire, imaginaire, médiapoétique d'un hebdomadaire de fait divers (1928-1940), Criminocorpus, https: / / journals.openedition.org/ criminocorpus/ 4802 22 On citera La Vie amoureuse de Landru (1930) et La Vie scélérate de Jack Diamond (1932). 23 C’est la série de jeu concours du 13 e juré, lancée dans Détective en 1929. 24 On pense à des titres d’articles comme «-Rocambole-! -», «-Le Mystère de l’X-», «-La Main qui dénonce-» ou «-La Clef du mystère-», dans Détective. 25 Une couverture de Détective en 1930 titre sur «-Les Trois masques-», faisant allusion au film de 1929. 26 Nous reprenons ici les analyses que nous avons développées dans notre article «- Sérialité générique, modes de consommation et question de vérité- ; Le cas de Détective- », in A. Chabrier, M.-È. Thérenty (dir.), Détective, histoire, imaginaire, médiapoétique d'un hebdomadaire de fait divers (1928-1940), Criminocorpus, https: / / journals.openedition.org/ criminocorpus/ 4886. 27 Police Magazine, 25 janvier, 1931. 97 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 «-dans cette affaire, la réalité, comme il arrive si souvent, dépasse l’imagination du plus fécond romancier-» (Police Magazine, 15 juillet 1934), «-on dirait un roman-» (id., 6 mai 1934), «-Il y a de quoi faire un roman avec ça-» (1 e avril 1934). Les mêmes formules se rencontrent dans Détective - par exemple celles-ci- : «- C’est un film américain. Non, c’est un fait divers de cette semaine.- » (1935), et «- Quand on lira ce qui suit, on croira presque lire un chapitre d’un roman de Georges Simenon ou de Conan Doyle-» (1936). Or, ces intertextes semblent renvoyer à deux types de fiction-: le roman policier à énigme, que la collection du «-Masque-» est en train de rendre fameux, et le film criminel 28 , encore marqué à l’époque par les trucs du serial 29 . La mise en évidence d’un lien architextuel entre les productions criminelles manifeste la réorganisation du discours et de la signification qui lui est associée dans le processus de sérialisation des imaginaires. Avant 1914, le référent fictionnel convoqué dans le texte était celui du mélodrame populaire, associant crime et déploration sociale. Désormais, c’est le récit policier moderne qui domine, et quand d’autres architextes sont convoqués (aventure, fantastique), c’est toujours pour marquer l’hétérogénéité du fait divers par rapport à la norme des récits criminels en insistant sur d’autres lignées sérielles (étrangeté, exotisme…). Le style et l’imaginaire visuel se sont en partie américanisés, et avec eux s’impose un autre imaginaire de la pègre que celui des apaches et des pierreuses, plus moderne, plus cosmopolite. À cet égard, les imaginaires trouvent un écho dans la mise en page hardie de ces deux journaux et l’importance qu’y prend la photographie et les photomontages. L’association de la forme et du fond fait du discours sur le crime une évocation de la modernité dans un monde en changement, avec ses nouveaux criminels en col blanc, ses transatlantiques et sa «-clique cosmopolite-» (Police magazine, 9, 1931). On a pu montrer en effet que dans l’entre-deux-guerres, le fait divers délaissait l’univers privé des drames domestiques pour intégrer de plus en plus un imaginaire de la criminalité en col blanc 30 . Or, ce changement en passe par une transformation des référents fictionnels. Dans ces journaux, il ne s’agit pas seulement de convoquer les architextes des fictions criminelles, mais bien de s’inspirer de leur manière 28 «- Avec le dénouement de ces jours-ci, on est obligé de reconnaître que, comme dans un roman policier bien fait, tous ceux que l’on pouvait soupçonner étaient innocents et que le coupable était celui que l’on s’attendait le moins à trouver dans ce rôle-» (Détective, 1932). 29 «- Il y avait un agencement de chambres secrètes, de panneaux dans les murs, obéissant à des mécanismes dissimulés, de trappes, d’oubliettes, dont la description serait de la plus belle venue dans un roman policier a multiples péripéties-» (Almanach de Police Magazine, 1932). Malgré la référence au roman, ce sont des procédés de films à épisodes qui sont décrits ici. 30 Marine M’sili, op. cit. 98 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 de raconter, en en reprenant les conventions sérielles-: ainsi en est-il de telle description de crime jouant avec le suspens et les ruptures, et décrivant les événements avec des effets de style qui ne peuvent que rappeler les fictions à l’américaine. Soudain, la porte s’ouvrit. Deux hommes en uniforme d’agent - l’insigne de la police brillait sur leur poitrine - firent irruption dans le garage […] Alors, comprenant subitement le danger qui l’attendait, l’un des bandits se jeta en avant, mais il fut instantanément haché par les projectiles. Un bref signal et les six autres étaient fauchés par les mitrailleuses qui crépitaient comme de gigantesques machines à écrire. 31 Une analyse formaliste du texte, indépendante du contexte communicationnel, identifierait immédiatement les signes d’un texte de fiction, lors même que le texte porte sur des faits. Le travail de métaphorisation et de connotation, en empruntant aux formules figées de la littérature de genre, tend à produire un pacte de lecture qui n’est pas hétérogène aux conventions de la fiction de genre. L’effet de fictionnalisation est d’autant plus fort que les images qui accompagnent l’article retrouvent le vocabulaire des films de gangsters dont Détective ou Police Magazine faisaient la promotion à l’époque 32 . Les mêmes analyses pourraient être développées à propos du traitement de l’image, tissée de références cinématographiques. On évoquera par exemple l’usage des gros plans expressifs associés à une logique de narration ou de dramatisation, ou les images qui représentent le cadre du crime et qui cherchent à produire un effet de connotation sérielle en renvoyant à des architextes identifiables. On renverra encore aux cadrages citant des scènes cinématographiques stéréotypées 33 etc. Mais des éléments empruntés au vocabulaire du film criminel se retrouvent aussi dans la sémantique de l’image, à l’instar des personnages affublés de loup en couverture de Police magazine, convoquant les souvenirs des serials américains 34 ou de cette main géante prête à attraper un navire 35 . Le plaisir du lecteur et sa façon d’évaluer le texte dépendent aussi des conventions, des stéréotypes et des scénarios intertextuels qu’il retrouve ici, mais qu’il associe cette fois à des récits qu’on 31 Détective, 19, 1929. La référence métaleptique à la machine à écrire dit la conscience de l’auteur de jouer avec les intertextes littéraires. 32 Police Magazine proposait même une rubrique consacrée aux «-Films policiers-». 33 On pense à la couverture de Détective, 19, 1929, avec ses gangsters en voiture tirant à la mitraillette, ou de ce policier semblant foncer sur sa moto, Police magazine, 30, 1931. 34 Police magazine, 9, 1931. 35 Police magazine, 79, 1932. 99 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 lui donne comme vrais. Il aborde en partie ce texte vrai avec la posture esthétique qu’on adopterait face à un récit de fiction. Il veut des émotions de film, de roman… Son jugement est esthétique, et l’horreur, l’angoisse, le suspens, même s’ils revoient à des événements factuels, sont là pour le divertir. Cela ne veut nullement dire qu’il appréhende le texte comme imaginaire, mais que les procédés de la fiction - et en particulier les cohérences architextuelles de la littérature de genre - orientent ses attentes et ses réactions face aux textes, engageant également les modalités d’un jugement de goût commandé par des dynamiques d'évaluation sérielle. IV - Faits divers et émotions esthétiques Un tel mode de lecture pose la question de la fonction de ce type de textes. En effet, ceux-ci déjouent la mise en place de discours trop ségrégatifs entre les énoncés vrais, fictionnels et faux, et imposent d’interroger le pacte communicationnel qui est proposé. On rappellera la définition logique des trois catégories du vrai, du faux et du fictionnel, le deuxième et le troisième se distinguant par la position de l’énonciateur par rapport à l’énoncé faux. Est faux un énoncé qui se donne vrai alors qu’il ne l’est pas, est fictionnel un énoncé qui se donne faux alors qu’il est faux (condition de l’engagement dans un processus de la feintise ludique partagée) 36 . Dans les articles de faits divers, il est clair que bien des énoncés se donnent pour vrais alors qu’ils sont faux. Ils ne sont donc pas à proprement parler fictionnels. Pourtant, ils ne nous semblent pas devoir être traités non plus comme des énoncés mensongers. Si l’énoncé mensonger suppose une logique de tromperie, c’est-à-dire l’intention de faire passer pour vrai un discours faux, ici, à quelques exceptions près (des canards montés de toutes pièces) il n’y a pas de volonté de tromper. Aucune falsification globale, mais des altérations de détail, qui ne cherchent pas à modifier la signification d’ensemble du récit, mais au contraire à la renforcer, en insistant sur sa cohérence. Il n’est pas même certain que le journaliste ait conscience d’inventer, tant les détails qu’il ajoute semblent entrer en résonance avec l’idée d’ensemble, tant ils sont appelés par le reste du récit - autrement dit, il est fort possible que, plutôt qu’un énoncé mensonger (intentionnellement faux), on soit face à un énoncé erroné (sans intention de produire du faux). Mais c’est à condition de comprendre que le caractère erroné de l’énoncé tiendrait au choix de glisser du vrai au vraisemblable - c’est-à-dire aux conventions de la fiction. Les énoncés faux sont ainsi ajoutés mais non pas tant pour tromper le lecteur que pour «-faire plus vrai-». «-Faire vrai-» plutôt que «-dire la vérité-», c’est la 36 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction-? Paris, Seuil, «-Poétique-», 1999. 100 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 définition même du vraisemblable 37 . Il s’agit donc ici d’être vraisemblable, mais suivant des modalités de vraisemblance empruntées non à la réalité (comme ce serait le cas avec une vraisemblance probabiliste, religieuse, morale…) mais aux scénarios intertextuels de productions sérielles - celles de la littérature de genre- : film criminel, roman-feuilleton, mélodrame. Tout se passe comme si le texte factuel négociait avec ses référents fictionnels, et tentait de se penser à partir de leurs modèles. La logique de vraisemblance est portée par le pacte de lecture sériel qu’engage le genre et qu’explicite le principe du périodique spécialisé. Or, un tel pacte de lecture implique des attentes conventionnelles, indépendantes (mais non exclusives) de la question du vrai. Autrement dit, il suppose une encyclopédie de stéréotypes associés au genre convoqué. Ces stéréotypes évoluent avec les conventions de la fiction, et les faits divers du premier XX e siècle ne fondent pas leur vraisemblance sur les mêmes référents que ceux de l’entre-deux guerres, on l’a vu. De même en est-il de l’image, dont la théâtralité et l’emphase hystérisée avant-guerre dialogue avec le modèle théâtral, quand c’est l’émotion cinématographique qui est plutôt recherchée dans l’entre-deux-guerres, via le cadrage et ses conventions. Dans tous les cas, le lecteur accepte une part de fausseté. La scène ne s’est pas passée comme la représente le dessinateur, les photographies rejouent l’événement en lui substituant une cohérence intertextuelle et architextuelle, mais elles ont pour fonction de créer fictionnellement un effet de réel, d’une façon plus visible sans doute que le texte, mais en réalité, pas fondamentalement différente. Textes et images restituent ainsi les événements authentiques à travers le vocabulaire stéréotypé des films et des romans, et leur langage évolue au gré des transformations des stéréotypes fictionnels. C’est dire comme notre appréhension de la réalité est structurée par les intertextes fictionnels - au moins dans le cas où, comme ici, la communication insiste sur sa dimension de divertissement spectaculaire. Un tel constat met à mal toute ségrégation trop nette, dans l’espace du texte, entre vraisemblance du discours fictionnel et véridicité du discours factuel. Dans l’indifférence et la rapidité de la rédaction, les mots du journaliste filent, et suivent les trames préétablies du discours, retrouvant les chemins balisés de la fiction pour ordonner un réel atone ou incohérent. Ce désir de cohérence s’explique évidemment par des stratégies rhétoriques de séduction et de conviction. Un récit est plus séduisant dès lors qu’il est cohérent, et le domaine dans lequel les récits sont les plus cohérents est celui de la fiction - a fortiori celui de la fiction sérielle, qui joue le jeu des stéréotypes. Les stéréotypes de la fiction produisent ainsi une signification plus 37 On renverra ici au fameux article de Gérard Genette, «-Vraisemblance et motivation-», in Communications, 11, 1968. 101 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 forte, une plus grande lisibilité du texte, en vue de susciter une émotion esthétique associée autant aux événements référentiels qu’à la qualité de leur mise en récit. La contamination des énoncés non fictionnels par les énoncés fictionnels manifeste des stratégies de séduction, lesquelles définissent aussi un lecteur modèle, qui cherche moins à savoir, à connaître, qu’à jouir de récits cohérents dont la séduction est bien souvent assurée par les échos de la fiction. Cela manifeste la possibilité d’une évaluation esthétique de l’œuvre ne reposant pas sur une implication forte du lecteur - une lecture de divertissement. Pour ce lecteur, les faits divers s’enchaînent dans le périodique suivant une logique thématique. Ils font genre, avec ce que cela implique d’attentes sérielles. C’est ce que confirmerait la nature de la relation dans le texte entre narratif et discursif - entre le récit et son commentaire. Ce dernier insiste toujours sur l’émotion - horreur, tristesse, indignation - faisant du lecteur un spectateur. C’était déjà ce glissement qui se manifestait dans les publicités de L’œil de la police mettant l’accent sur les «-événements dramatiques-», on l’a vu. C’est aussi l’esprit des annonces de Détective promettant une «-enquête dramatique-» ou un «-reportage sensationnel-». C’est un même type d’appréciation que semble indiquer tel rédacteur de Police magazine, quand il décrit un fait divers comme un «- magnifique sujet de roman policier, superbe scénario de film à épisodes-» (22, 1931). Si les événements réels peuvent être ressaisis à travers les conventions de la fiction, c’est que toute production médiatique met en jeu une logique de représentation. Ce ne sont pas les faits qui sont donnés au lecteur, mais leur reformulation discursive. Or, celle-ci est conventionnelle, convoquant tout un ensemble de stéréotypes liés au genre, au support ou au mode d’expression. Un ultime exemple le montrerait-: celui du traitement de l’illustration des articles dans les journaux d’avant la Première Guerre mondiale, dominés par le dessin. Dans ce cas, c’est bien un authentique crime qui est représenté, mais il l’est de manière imaginaire (puisque l’artiste n’a pas assisté aux événements). L’artiste ici procède comme le journaliste de l’époque, en extrapolant à partir du peu d’informations dont il dispose. Pour le reste, il meuble, en recherchant avant tout la cohérence. Le cadre, le décor, les réactions des personnages, sont présentés avec un souci de vraisemblance. Or, les conventions dominantes sont celles du roman-feuilleton et du théâtre. Cela ne veut pas dire que la scène est fictionnelle, puisqu’à l’époque, représenter un événement réel c’est, selon les conventions de l’image, le créer. Elle est donc aussi vraie que l’est un récit narrant un fait authentique de manière dramatique. Rien n’empêche ainsi de traiter la réalité suivant un vocabulaire stylistique ou graphique dominé par des intertextes fictionnels, dès lors que le cadrage pragmatique insiste sur la dimension factuelle du récit. Inventer une image pour représenter une scène vraie ou formuler en un récit dramatique un fait divers, c’est toujours fabriquer du réel, c’est-à-dire 102 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 utiliser des traits faux dans un pacte de lecture insistant sur la réalité. Et pour cela, on est obligé de recourir à un principe de vraisemblance (à défaut d’avoir accès à la vérité). Or, cette vraisemblance conventionnelle est tissée d’intertextes fictionnels, qui comblent les trous du récit et en homogénéisent le sens. L’invention ne contredit donc pas le pacte de lecture factuel, tant qu’elle n’est pas associée à un principe de tromperie. Bien des formes de récits médiatiques factuels visant le divertissement obéissent à ce principe- : vulgarisation historique, récits de voyage, biographie romancée et, bien sûr, faits divers. Cette façon de recourir aux conventions de la fiction dépend, bien sûr, de la nature du fait divers. Plus celui-ci est en prise avec l’actualité, plus il met en jeu des personnalités connues, plus il touche à des espaces familiers aux auteurs et au public, plus le réel s’impose contre les intertextes romanesques et cinématographiques. À l’inverse, quand l’événement est exotique, quand il touche peu à l’expérience des lecteurs, quand il tend à s’isoler pour n’être qu’anecdotique, alors il peut plus facilement être ressaisi suivant des logiques sérielles qui faciliteront les échanges avec les imaginaires fictionnels. Autrement dit, l’approche esthétique et spectaculaire tend à refluer quand le récit implique le lecteur. De telles relations substituant l’appréciation esthétique à l’implication dans les événements sont rendues possibles par l’écart qu’introduit le discours médiatique par rapport à l’événement en lui substituant sa représentation. Or cette dernière met en jeu une dimension fictive-: elle vaut pour l’événement sans être celui-ci. Pour éprouver des émotions face au récit (ou ce que Kendall Walton appelle des quasi émotions 38 ), le lecteur doit en jouer le jeu. L’extériorité du lecteur et l’absence d’interactions possibles avec les événements les constitue tout au plus en spectacle, susceptible d’être saisi suivant des modalités esthétiques. C’est bien cela qui est en jeu dans les périodiques spécialisés invitant à une appréhension sérialisée des récits de faits divers- ; et c’est pour cela qu’ils jouent avec les intertextes de la fiction. Le caractère spécialisé du périodique, en insistant sur les unités intertextuelles et architextuelles, favorise de tels modes d’appréhension des textes sans toutefois les imposer. De fait, suivant les cas, le lecteur sera plus ou moins tenté d’aborder l’anecdote dans une perspective référentielle ou spectaculaire, impliquée ou esthétique. Cette question est essentielle pour rendre compte de la variété des usages des journaux de faits divers, que les lecteurs peuvent lire comme des distractions divertissantes ou comme des 38 Kendall Walton, Mimesis as Make-Believe, Cambridge, Harvard University Press, 1990. 103 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 sources d’information (ou plutôt comme les deux à la fois, mais dans des proportions extrêmement variables). En entrelaçant discours factuel et intertextes sériels fictionnels, les faits divers publiés dans la presse mettent en évidence d’autres usages possibles du récit médiatique. Ces usages correspondent à une relation au texte qui est en définitive moins informationnelle que spectaculaire et sensationnelle. Le monde est saisi comme un spectacle terrifiant dont on jouit à distance en tirant parti de cette altérité qu’introduit la médiatisation de la réalité. Et la sérialisation des imaginaires qu'engagent les périodiques spécialisés, en rapportant les récits réels à des canevas connus, tend à insister sur une logique de spectacle. Dans ces périodiques, le lecteur va d’abord rechercher un genre d’histoires, produisant un type d’effets à partir d’un ensemble de conventions - ce qui correspond à la définition d’un bon récit, appréhendé en termes esthétiques plus qu’informationnels. Ce qui le conduira à l’acte d’achat, ce sont moins des informations qu’un genre de textes qu’il apprécie, le fait divers, quel qu’il soit et quel que soit le cadre. Il l’associe à une gamme d’émotions déterminées (horreur, dégoût, angoisse…). Pour produire plus efficacement ces émotions, les faits divers vont recourir au vocabulaire du mélodrame, du feuilleton et, bientôt de celui du roman et du film policiers. On voit que le jeu avec les intertextes fictionnels et la contamination du fait divers par la fiction n’ont de sens qu’associés à des usages spécifiques des textes, plus désinvoltes, moins impliqués, qu’on pourrait qualifier grossièrement de divertissement. Dans cette perspective, le réel fait retrait, il laisse place au plaisir du récit reformulé à travers les conventions sérielles de la fiction. Cela ne veut pas dire que ces récits de faits divers ne produisent pas un discours sur le monde et que leur vraisemblance ne participe pas à nos mythologies. Cela ne veut pas dire non plus qu’ils ne contribuent pas à donner forme aux angoisses collectives - d’autant plus facilement que la circulation entre fiction et fait homogénéise l’appréhension du monde. Mais ils le font suivant une logique de spectacularisation qui exploite la distance médiatique pour laisser une place aux lectures esthétiques de ces récits factuels. Et dans cette perspective, les intertextes fictionnels prennent tout leur sens, puisqu’ils facilitent cette relation esthétique en jeu dans ce type de supports médiatiques. Ce que montre en dernière instance ce type de productions, c’est que les médias ne sont pas seulement affaire de mise en forme de la réalité, mais que cette mise en forme favorise aussi tout un ensemble d’usages exploitant la distance avec le réel, pour le saisir comme un spectacle, un objet esthétique, et tirant parti de l’absence d’interaction directe avec celui-ci. L’étude de ces usages à faible engagement exploitant dans le média plutôt 104 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 la distance avec le monde que sa présence permettrait sans doute de mieux comprendre les pratiques culturelles contemporaines. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Paul Morand et le fait divers. L’espace de la littérature Catherine Douzou Université de Tours «-Son miel est fait de fleurs, mais séchées 1 -» Connu et reconnu littérairement en grande partie pour son œuvre de nouvelliste, Paul Morand interroge avec pertinence les relations entre littérature et faits divers. Sa vie et la forme de son talent auraient pu le conduire à écrire au plus près du fait divers. Écrivain voyageur, chroniqueur, diplomate, diariste…, Morand ne pouvait manquer d’être confronté à ce modèle d’écriture, même si cette proximité sera sans doute cause qu’il ne cessera de marquer sa distance face à l’actualité et au fait divers afin de délimiter l’espace propre à la littérature. Une de ses longues nouvelles, Le Bazar de la Charité, dans laquelle la fiction s’écrit dans les plis d’un fait divers retentissant dont le titre fait claquer la référence, permet de mieux comprendre les propos que Morand a tenus pour délimiter les frontières de la littérature par rapport à celles de l’événement et de l’actualité, auxquelles appartient le fait divers. Une vocation manquée ? Loin d’être un écrivain confiné dans sa thébaïde, Morand aurait pu être par sa vie, et par les formes d’écriture qu’il a souvent privilégiées, un créateur marqué par le fait divers. Diplomate de profession, fréquemment appelé au voyage par ses missions et surtout par ses propres impulsions - proprio motu -, qui le conduisent parfois à prendre de longs congés pour mieux séjourner à l’étranger en fonction de ses propres projets, Morand a parcouru le monde. Il a vu et entendu tant de choses dont ses écrits de voyage et ses journaux, emplis d’anecdotes, font état. Sa curiosité naturelle comme les postes qu’il occupe en font ainsi un réceptacle aux bruits secrets ou publics du monde parmi lesquels des faits divers. 1 «-L’écrivain et l’événement-», Propos des 52 semaines (1943), Paris, Arléa, 1992, p. 9. 106 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Ceux-ci auraient d’autant plus pu être présents dans son œuvre que, de par sa notoriété, dont on mesure mal désormais l’ampleur, Morand a été appelé à collaborer à de nombreux journaux en France et à l’étranger. En 1921 il fournit régulièrement des notes sur la vie parisienne au journal italien La Ronda-; en 1924, il succède à Ezra Pound pour reprendre la rubrique «-Paris Letters-» du journal américain The Dial-; il collabore à Marianne lancé en octobre 1932, etc. Sa familiarité avec le monde de la presse et l’écriture journalistique trouve également à se nourrir à l’intérieur de son large cercle de connaissances, dont font partie les frères Kessel, Georges s’occupant de Détective et de Voilà. Par ailleurs, ses goûts, son mode de vie, très mobile et actif, et ses pratiques d’écriture auraient pu le conduire à donner de l’importance aux faits divers dans l’élaboration de son œuvre. Morand a affirmé ne pas avoir de bureau pour écrire pendant les années 1920 et n’écrire que sur ses genoux, pendant qu’il voyageait ou dans les pauses étroites entre deux déplacements. Il est alors naturellement conduit à produire des pièces courtes valorisant les régimes de la brièveté, laquelle caractérise selon lui l’identité des temps modernes soumis à l’accélération constante, à la saccade. C’est ainsi qu’il explique en partie son attraction pour le genre de la nouvelle, émanation propice d’une vie fragmentée, liée au déplacement, à la vitesse et à la segmentation des moments, expression même artistique de la modernité des années 1920. De fait entre la nouvelle et l’écriture du fait divers, ces deux formes brèves, les points de recoupements ne manquent pas. Il existe une proximité très forte entre le fait divers et les genres brefs comme le soulignait en particulier Roland Barthes dans son analyse datant du début des années 1960 «- Structure du fait divers 2 - ». Le fait divers et la nouvelle constituent tous deux des îles qui se suffisent à elle-même pour exister, sans qu’il ne soit besoin de les rattacher à une chaîne de causalité ou à un autre ensemble. […] au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers ; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue-; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d’implicite- ; c’est en cela qu’il s’apparente à la nouvelle et au conte, et non plus au roman. C’est son immanence qui définit le fait divers 3 . Barthes remarque ainsi que le fait divers se structure autour de deux termes qui sont liés par une causalité ou un principe de coïncidence, qui donne à leur attelage une électricité particulière. 2 «-Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Points, «-Essais-», 1964, p. 194-204. 3 «-Structure du fait divers-», art. cit., p. 194. 107 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 […] deux termes sont posés, qui appellent fatalement un certain rapport, et c’est la problématique de ce rapport qui va constituer le fait divers […] on peut présumer qu’il n’y a aucun fait divers simple, constitué par une seule notation-: le simple n'est pas notable ; quelles que soient la densité du contenu, sa surprise, son horreur ou sa pauvreté, le fait divers ne commence que là où l’information se dédouble et comporte par là même la certitude d’un rapport 4 […]. Des analyses proches de celle-ci définissent un certain état historique du genre de la nouvelle, telle celle que Florence Goyet 5 consacre à la nouvelle à son apogée, à la fin du XIX e siècle. Une structure antithétique organise la nouvelle, permettant sa brièveté et sa puissance. C’est la relation entre deux termes qui donne sa puissance à la nouvelle, qui lui permet de dégager un effet puissant, instantané dès les premières lignes du texte, que Goyet appelle la «-tension oxymorique 6 -». La nouvelle comme le fait divers sont de grands consommateurs de représentations toutes faites, de types et stéréotypes qui permettent une appréhension rapide du lecteur, qui se trouve frappé en quelques mots, même si le cliché peut être utilisé de façon ironique. Le fait divers se nourrit du sensationnel, de l’inédit, de même que la nouvelle s’ouvre volontiers à des êtres ou à des situations exceptionnels, rendus d’autant plus prodigieux par le cadrage qu’impose le format bref, éléments dont le paroxysme renforce d’autant plus intensément le fonctionnement de la tension antithétique. Pourtant, en dépit de cette dimension extraordinaire, nouvelle et fait divers s’ancrent dans le réel usant d’un chronotope réaliste. Le rapprochement a certes des limites. Et si Florence Goyet consacre quelques lignes à tenter de cerner le genre de la nouvelle à la fin du XIX e siècle en la comparant au fait divers et au feuilleton, qui sont comme elle, portés et publiés dans la presse quotidienne du temps, Pierre Grojnowski, qui note également cette proximité, rappelle aussi les différences que, selon lui, chacun de ces genres introduit. Il remarque avec justesse que la nouvelle rend présente l’existence d’un narrateur, à la différence du fait divers, et surtout, peut être, que le pacte de lecture diffère entre la nouvelle et le fait divers. Ces genres-: ne sont pas soumis au même contrat de lecture […]. Dans le premier cas la nouvelle est investie par l’imaginaire, le lecteur éprouve le plaisir de la fiction, 4 Ibid., p. 196. 5 Goyet, Florence, La Nouvelle 1870-1925 Description d’un genre à son apogée, Paris, PUF, «- PUF écriture- », 1993. Voire notamment «- Nouvelle, fait divers et feuilleton-», p. 82-83. 6 Voir le chapitre «-Structure antithétique-», La Nouvelle 1870-1925,-op. cit., p. 28-47. 108 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 alors que dans le second cas elle se leste de réalité-: le lecteur fait l’expérience d’évènements qui pourraient lui advenir 7 . Néanmoins, le talent de Morand trouve à s’exprimer tout particulièrement dans la nouvelle, qui lui permet de tirer parti à la fois des représentations toutes faites, qu’il utilise souvent de façon ironique, mais aussi de cette force du prodige lié au bref, car ses goûts le portent vers une esthétique du contraste et des couleurs violentes. Cette proximité avec le fait divers est telle que de nombreuses nouvelles de Morand pourraient être lues comme des faits divers, même si les données qui les organisent narrativement sont, en fait, le fruit d’une invention ou d’une transformation importante d’éléments tirés du monde réel. Ainsi une des nouvelles de son deuxième recueil, qui a connu un très grand succès, Ouvert la nuit (1922), «-La nuit turque- », raconte une histoire qui pourrait être un véritable fait divers, voire plusieurs, qu’un journal pourrait exploiter- : le narrateur reconnaît à Istambul après la première guerre mondiale une aristocrate russe devenue serveuse de restaurant, l’aide à retrouver son argent caché dans la doublure d’un manteau mis en gage chez un prêteur, ce qui paraît la sauver de son sort-; mais la jeune femme décide, grâce à cette belle somme, d’aller se pendre à Paris dans un palace. On retrouve ici des éléments propres au fait divers notamment les antithèses et les causalités aberrantes dont parle Barthes dans son analyse du fait divers-: la chute de l’aristocrate est saisissante, la somme d’argent retrouvée presque par miracle sert à un suicide et non à revivre… Morand nouvelliste pourrait ainsi illustrer le flou de la frontière entre nouvelle et fait divers, dont Marc Lits a observé l’importance 8 . Il s’en approche pour jouer à produire dans certaines nouvelles un effet «-fait divers-», les installer dans un esprit proche de celui du reportage - qui commence à devenir à la mode chez certains écrivains -, mais aussi il s’en éloigne pour pratiquer le récit bref littéraire et revendiquer l’espace de l’art, l’arrachant au domaine du journalisme. « L’écrivain et l’événement » Morand ne manque pas en effet de soutenir la spécificité de la littérature et ses façons propres de traiter les données du réel. Il s’en explique notamment dans un article intitulé «- L’écrivain et l’événement- » qui englobe la question du fait divers. Écrit pendant l’Occupation et publié dans un recueil 7 Grojnowski, Pierre, Lire la nouvelle, Paris, Dunod, 1993, p. 44. 8 Lits, Marc, « Nouvelle littéraire et nouvelle journalistique », Le français aujourd’hui 2001/ 3 (n° 134), p. 43-52. DOI 10.3917/ lfa.134.0043. 109 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 de chroniques en Suisse en 1942 9 , puis republié en 1992 chez Arléa, cet article peut, certes, être lu à la lueur de la situation de la France occupée, soit comme un retrait de l’écrivain qui refuse en tant que tel de s’engager. Les réflexions de l’écrivain sur la place de l’événement dans la création littéraire éclairent son rapport au fait divers, précisent sa conception de la littérature et de la posture de l’écrivain face à la société, au présent, à l’actualité. Il apparaît que pour Morand les fait divers et les actualités en général concurrencent la création romanesque, ce dont l’écrivain dit se méfier avec humour.- Les faits divers et ce qu’il appelle «- les hasards de l’actualité- »- : «-jouent mille tours au romancier, lui chipant ses sujets, les torturant ou les fanant-; surtout ils lui prennent son public 10 -». Loin d’être une simple coquetterie, cette affirmation montre que bien avant les autres, Morand a souvent eu des perceptions extrêmement justes du développement de la société occidentale au début du XX e siècle. Il est notamment conscient de la mise en place de ce qu’on appelle maintenant la mondialisation, dont il observe les premiers signes dès les années 1920. Il pressent avec force que les nouveaux médias qui se développent, et tout particulièrement en son temps la radio, concurrencent le livre et lui arrachent une partie de son public-: «-Tout écouteur d’onde passionné, tout avide acheteur d’un journal est perdu pour le livre 11 .-» Morand pense que la temporalité de la création littéraire s’oppose au fait divers. Ce dernier est lié à une dimension contemporaine (même si résurgence du passé, celle-ci n’advient que par le fait, l’existence d’un écho), plus encore qu’à une dimension actuelle, il est lié à une forme d’immédiateté, qui précisément, lui donne son caractère frappant et qui nous fait volontiers penser, à sa lecture, que notre monde quotidien familier recèle des étincelles de bizarreries pleines de surprises. Si l’écriture de Morand est soumise à son rythme de vie, pressé et mobile, surtout dans les premières années de sa carrière, s’il entend écrire ce qu’il observe avec un moindre décalage temporel, la littérature selon lui doit se distinguer du reportage en ce qu’elle nécessite une décantation et une élaboration d’une autre nature que celle du reportage. Si le style des nouvelles d’Ouvert et Fermé la nuit (1922, 1923) est syncopé, souvent très proche en apparence de notes télégraphiques, ce serait une illusion de croire qu’il n’y a pas d’élaboration-: les brouillons de Morand suffiraient à en attester, à l’appui des déclarations de l’auteur sur ce sujet. Il a beaucoup insisté au fil de sa carrière sur l’importance qu’il accordait à la forme littéraire et au style. Plus 9 Le recueil de chroniques a été publié sous le titre Propos des 52 semaines, à Genève, Éditions du milieu du monde, 1942. Les références bibliographiques seront données cependant dans la réédition de chez Arléa précédemment citée. 10 «-L’écrivain et l’événement-», Propos des 52 semaines, op. cit., p. 8. 11 Ibid., p. 8. 110 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 que le sujet abordé, le travail formel est essentiel-: «-Je suis de plus en plus persuadé qu’en art, la seule forme demeure et que la matière se perd 12 - ». Ce point résume une bonne partie des différences entre le journaliste et l’écrivain-: […] La littérature n’est qu’élaboration, choix, refus-; elle ne résiste au temps que par le style, c’est-à-dire par une transformation plus ou moins lente de la vie en images, en rythmes, en mots 13 . Au-delà de l’élaboration formelle, l’écrivain doit se distinguer du journaliste et du reporter par un recul et un temps propres à décanter l’événement, à l’extraire de l’actualité. Pour cette raison, Morand, en tant que journaliste, préfère recourir à la chronique plutôt qu’au fait divers-: La chronique, c’est l’événement qui commence à se décanter, c’est une cristallisation du fait, c’est le rembourrage de l’actualité, c’est le présent qui se décompose et l’histoire qui se compose 14 . L’événement ne peut entrer en littérature tel quel-; il doit être «-considéré avec du recul 15 - ». Le romancier- «- n’aime travailler que fort avant dans la nuit, quand la vie se décante, quand la maison repose, quand le monde a oublié 16 .-» Grâce au recul, l’écrivain doit dépouiller l’événement «-de sa fraîcheur 17 -» car il a vocation à devenir «-une sorte de symbole fabuleux, de tableau poétique 18 .- » Prenant exemple de La Divine Comédie, il souligne bien qu’il ne s’agit pas pour Dante de faire ou d’alimenter la chronique de la Florence de son temps. Le littéraire dépasse la signification littérale pour donner à l’œuvre «-le sens moral, le sens allégorique, le sens mystique 19 -». L’écrivain ne procède pas d’une écriture journalistique en ce qu’il va plus loin que la saisie du type dans un personnage. Son recul et son imaginaire remanient la représentation en la tirant du côté de l’allégorie, du mythe. Une trop grande prégnance de l’actualité nuit à la création littéraire en s’imposant au détriment de l’imagination du créateur. Homme de terrain, 12 «- Amérique et Américains, confidences de M. Paul Morand (interview de Paul Descaves)-», Les Nouvelles littéraires, n°400, 14 juin 1930, p. 5. 13 Rond-point des Champs-Elysées, p. 146. 14 Propos des 52 semaines, op. cit., p. 13. 15 Ibid., p. 8. 16 Ibid., p. 9. 17 Ibid., p. 8. 18 Id. 19 Id. 111 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 écrivain qui revendique son pragmatisme, une écriture née du réel, du concret de la vie et des sensations, en particulier au début de sa carrière dans les années 1920 où l’observation du monde moderne et de son avènement est une de ses préoccupations majeures, Morand accorde un pouvoir néanmoins magistral à l’imagination et se situe volontiers à la fois dans le catégories des écrivains du réel et de ceux d’invention. À ce dernier titre, le fait divers et l’événement en général suscitent une défiance car ils divertissent l’écrivain, l’arrachent au travail de son imagination propre pour le laisser captif du réel, dans une sorte d’abdication de sa faculté créatrice et d’élaboration personnelle-: Pour l’écrivain d’imagination ces faits sont la plus dangereuse des concurrences-; aucun feuilleton ne saurait égaler la radio avec ses six éditions quotidiennes, sa suite à demain, ses coupures brusques qui laissent pantelants- ; quelle tragédie pourrait surpasser cette scène à l’échelle du monde, cette pièce à cent millions d’acteurs, ces péripéties, ces coups de théâtre, ces hasards providentiels 20 -? C’est au littéraire que le fait divers et le fait en général doivent de prendre leur véritable sens, leur richesse. Car, expose-t-il, précédant les réflexions identiques que Barthes tient sur le sujet 21 , le romancier le resitue dans un ensemble «-décoratif ou scientifique 22 -», le classe «-dans une série 23 -» alors qu’un «-événement isolé ne compte pas, ne peut être classé, n’est pas objet de connaissance 24 -». C’est d’ailleurs précisément dans la logique de la série que Morand écrit ses nouvelles puisqu’elles sont pour la plupart reliées par des points d’unité qui font des recueils, en particulier Ouvert et Fermé la nuit de véritables collections de personnages curieux et emblématiques du monde de l’après-guerre, soit les années folles. L’écrivain a donc besoin de temps et d’oubli pour s’assimiler un fait divers-et quitter la surface bouillonnante de l’écume des jours. Il doit notamment laisser du temps à son propre inconscient de travailler pour investir le fait divers et l’ensemencer-: Il lui faut attendre, lui aussi, une sorte d’amnésie qui permettra à son inconscient de vivre. Hors de cela, il n’y a que du bruit. Les faits, pour lui, sont du bruit 25 . 20 «-L’écrivain et l’événement-», Propos des 52 semaines, op. cit., p. 7. 21 Voir «-Structure du fait divers-», art. cit. 22 Op. cit., p. 9. 23 Id. 24 Ibid., p. 8. 25 Ibid., p. 9. 112 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Le décalage temporel permet à des faits de prendre des sens nouveaux, des siècles après avoir eu lieu, d’avoir une force en dehors d’un contexte actuel qui les bride, les restreint, voire les rend opaques. La position de Morand ôte ainsi toute dimension littéraire au reportage sur le vif. Paradoxalement, cet écrivain perçu comme un observateur du monde contemporain des années 1920, définit l’écrivain comme un être qui doit s’abstraire du présent, et n’avoir à ce titre aucune ambition sociale ou politique-: Dans la mesure où un écrivain déteste le présent, il n’est ni social, ni politique. Il ressemble au mystique par son indifférence de l’immédiat. Plus il est poète, plus il apparaît comme un extraterritorial effarant. Il regarde avec horreur tout ce qui n’est pas susceptible de devenir fable ou mythe 26 . Journalistes et écrivains ne visent donc pas les mêmes vérités, ni n’adoptent les mêmes voies d’accès pour un même sommet, lorsque sommet commun il y aurait. Le Bazar de la Charité : du fait divers à la longue nouvelle La méfiance de Morand face à l’actualité est si marquée qu’on s’étonne de trouver une nouvelle dans laquelle le fait divers s’affiche, loin d’être fondu et remanié dans la fiction. Une nouvelle écrite en 1941 et dédiée à son défunt ami Maurice Ravel, exhibe sa référence dès le titre- : Le Bazar de la Charité. De fait Morand reprend un fait divers connu sous le nom de l’incendie du Bazar de la Charité. Il désigne l’incendie qui ravagea la vente annuelle organisée par l’œuvre du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897. La catastrophe fit cent quarante-trois victimes, pour la plupart des femmes de la meilleure société et défraya les chroniques française et européenne. Morand l’intègre à une intrigue amoureuse adultère se déroulant dans la haute société du temps. La jeune et belle comtesse du Ferrus trompe un mari, aimant, mais plus âgé qu’elle et absorbé par ses passions, dont celle récente pour la photographie, avec un jeune galant du beau monde, Clovis de Saxifront. Le 4 mai 1897, pendant que son mari s’adonne à son dernier engouement, la comtesse va rejoindre Clovis de Saxifront en prétextant se rendre au Bazar de la Charité. Sollicité par son amant, endetté au jeu, la comtesse lui abandonne son collier de perles pour l’aider à surmonter ses ennuis financiers et celui-ci part aussitôt l’engager au Bazar où, pris dans l’incendie, il trouve la mort en dépit de sa fuite. Le mari apprenant l’incendie se précipite sur les lieux et, retrouvant le bijou à la morgue, pense que sa femme est morte. 26 Id. 113 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 La nouvelle s’achève, lorsqu’il rentre chez lui, défait, en plein désespoir-; il retrouve sa femme en train de lire tranquillement dans son lit, dans l’ignorance totale de ce qui vient de se passer, mais qui reconnaît le collier que son mari hagard tient à la main. Cet événement retentissant de l’incendie est un fait divers avéré, dans le sens où on y retrouverait facilement toutes les caractéristiques définissant celui-ci. La catastrophe, qui n’avait pas de réel impact politique, ni sociétal, ni historique et donc qui ne s’intégrait dans aucune des grandes séries, a été très largement couvert par la presse au moment où il s’est produit au point de marquer l’imaginaire collectif du temps. Outre les articles dans les quotidiens les plus lus, qui relatent l’événement, de nombreuses publications de presse illustrent l’événement de façon saisissante, montrant des victimes, surtout des femmes et des petites filles, tentant d’échapper aux flammes ou déjà écroulées au sol-: L’Écho de Paris, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Progrès illustré, L’Illustration, L’Œil de la police… De façon plus moderne pour l’époque, certains journaux comme Le Salut public, Le Détour publient des photographies des lieux, des victimes les plus célèbres comme la duchesse d’Alençon sœur de la célèbre Sissi, des sauveteurs, de la morgue où les victimes sont exposées pour identification. Marquant l’imaginaire populaire il engendre même des chansons tel Les Martyrs de la Charité 27 (anonyme). Récit qui ne renvoie qu’à lui-même, il multiplie les couples de forces antithétiques lui donnant sa puissance. L’imaginaire ne peut qu’être frappé par cette vente de charité transformée en brasier funèbre, par le destin de cette excellente société de privilégiés promis à un sort atroce, et de nombreux autres éléments sont propres à percuter l’esprit du public. L’écriture de Morand montre que si celui-ci retient le fait divers de sorte à être identifié, il le remanie pour le tirer du côté de la nouvelle et de ce qu’il conçoit être la littérature. La première réflexion sur cet éloignement du fait divers attire l’attention sur le point que la nouvelle enlève toute immédiateté à l’événement et à sa restitution. L’utilisation que Morand fait de ce fait divers, qui l’a touché personnellement, montre d’abord qu’elle s’accompagne d’une prise de recul, puisqu’il n’écrit pas la nouvelle dans la contemporanéité du fait divers, dans l’immédiateté de l’événement, dans son actualité. Le décalage temporel est important puisqu’il la publie en 1944 sous forme de plaquette destinée au Club des Bibliophiles par les soins de l’imprimeur genevois Kundig, alors qu’il a eu lieu en 1897. Le public auquel il s’adresse n’est plus celui contemporain de l’événement, ce qui change le contrat de lecture de façon importante. 27 Conservée et exposée au Musée Carnavalet le musée de la ville de Paris. 114 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Écrite dans un après-coup conséquent et non sous la pression de l’actualité, la nouvelle change le travail formel, qui n’est pas journalistique ici mais qui se veut littéraire et qui donne plus de place au style qu’à la recherche d’une vitesse de publication, qu’à un caractère saisissant. La description de l’incendie est un véritable morceau de bravoure où Morand montre sa maîtrise d’une plume habile à rendre la vigueur destructrice du feu et la violence de la panique dans la foule présente au Bazar. Le velum tendu au-dessus du Bazar se gonfla d’air chaud comme une montgolfière, fit craquer ses cordages, tendit une vaste bannière mouchetée de jaune, puis de roux, enfin de noir, qui se perfora, avant de se déchirer 28 . La référence à la réalité de l’événement passé ne manquent pas. D’abord, Morand éprouve le besoin d’inscrire le texte dans une certaine véridicité, et, qui plus est, une réalité autobiographique. En effet, l’incendie s’est déroulé non loin du domicile familial de Morand, qui avait alors 9 ans et qui fut témoin de l’affolement suscité : Sortant de l’école, je me trouvai ce jour-là, à cet endroit précis, accompagné de ma grand-mère et rentrant chez elle, au 23 de la rue Marignan. (note de l’auteur) 29 . Cette note qui rappelle sa présence pourrait tirer la nouvelle du côté du fait divers. Elle inscrit la fiction dans le monde réel, place l’énonciation dans une posture proche d’une réactualisation de l’événement tout en lui donnant une dimension testimoniale que l’on peut trouver dans celle du fait divers-: celui-ci peut être rendu d’autant plus sensationnel qu’il est l’objet d’un spectacle, s’il est vu par une personne qui sert de figure projective au lecteur, et qui lui fait penser avec trouble que l’événement pourrait se produire près de chez lui, faire irruption dans sa propre vie. Cette note justifie peut-être aux yeux de Morand son propre recours à un fait divers sensationnel qui a provoqué une forte émotion chez l’enfant qu’il a été, au point d’en marquer pour toujours la mémoire. On ne peut que constater l’extrême fidélité de Morand à la véracité des détails donnés sur le déroulement de cette catastrophe. Comme toujours il accorde une grande importance à la documentation. Au-delà des témoignages directs, des récits entendus dans son enfance, il a lu la presse et les rapports officiels. Tous les événements liés à l’incendie sont strictement 28 Le Bazar de la Charité, Nouvelles complètes, édition établie et annotée par Michel Collomb, T. II, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», p. 749. 29 Ibid., p. 755. 115 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 respectés-: le déroulement même de l’incendie déclenché par un cinématographe, l’intervention des sauveteurs, le nom du préfet Lépine, les lieux où les victimes sont soignées ou exposées… Si Morand réutilise des éléments qui ont été traités par les articles de l’époque rapportant le fait divers, sa perspective diffère de celle des journaux car il s’en sert pour élaborer des personnages et structurer son univers fictionnel de façon à lui donner toute son ironie tragique. En effet, parmi les événements retenus par la presse, la nouvelle se nourrit notamment des reproches faits aux hommes présents dans le Bazar et à leur comportement-: seuls 5 hommes y périrent contre 115 femmes, alors qu’il y en avait environ 200 présents au moment où l’incendie se déclara. Une journaliste féministe Séverine fait la une de L’Écho de Paris du 14 mai 1897 en titrant un article «-Qu’ont fait les hommes-? -»-; de même elle écrit dans Le Journal à propos de la fuite égoïste des hommes présents lors de la catastrophe, qui eux ne portaient ni corsets ni mousseline ni lourdes robes. Il reprend donc l’opposition, scandaleuse en son temps, entre les comportements héroïques des uns, les sauveteurs, et honteux des autres, de la meilleure société, ceux qui n’avaient songé qu’à fuir le brasier pour s’en échapper, nommés par la presse les «-chevaliers de la Pétoche-», les «-marquis de l’Escampette 30 - ». Cependant il concentre ces données pour développer les personnages principaux de la nouvelle. Ainsi, il donne au personnage de l’amant, le viveur mondain Clovis de Saxifrage, les comportements de la lâcheté et de l‘abjection morale d’un homme qui ne songe qu’à sauver sa vie au lieu d’aider les femmes et les enfants à s’échapper-: Alors il ne se posséda plus, et dans la fumée il cogna sur des douairières, piétina des jeunes femmes, renversa des petites filles d’un orphelinat qui se tenaient embrassées et chantaient des cantiques 31 . Clovis de Saxifront continuait à frapper, ivre de terreur et de lâcheté. Au feu avait fondu tout son vernis d’homme du monde démissionnaire, de faux sportman, de bretteur avantageux 32 . Qui plus est, le portrait de Clovis de Saxifrage est aussi rapproché de Robert de Montesquiou, accusé par des journaux de l’époque qui ont fait courir la rumeur de sa lâcheté, l’accusant de s’être frayé un passage en frappant les femmes et les enfants avec sa canne au point qu’il dût se battre en duel avec Henri de Régnier pour laver son honneur, alors qu’il n’avait pas assisté 30 https: / / actu.fr/ societe/ eure-et-loir-lincroyable-histoire-du-gisant-de-la-duchesse-dalencon, site consulté le 1 er septembre 2018. 31 Ibid., p. 751. 32 Ibid., p. 752. 116 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 à cet événement. Certains détails physiques repris par Morand pour décrire Clovis de Saxifront suggèrent ce modèle- : tel son «- crâne élégant et étroit de lévrier dégénéré-» qui comme le rappelle avec justesse Michel Collomb 33 évoque le portrait de Montesquiou peint par Boldini dans un tableau célèbre qui date de 1897 précisément. L’insistance sur la lâcheté de l’amant trouve à faire un pendant pitoyable au courage du mari Sigismond du Ferrus qui pour sauver sa femme qu’il croit être dans le brasier n’hésite pas à y entrer pour la sauver. Ce faisant, Morand accroît les structures d’opposition qui renforcent l’ironie tragique de la nouvelle dont la chute est l’ultime expression. Non seulement le fait divers est traité de sorte à entrer en écho avec l’histoire d’adultère qui structure l’anecdote de la nouvelle, mais Morand l’amalgame à son univers. Reprenant des thèmes récurrents dans son œuvre, il souligne à quel point le monde policé recèle de puissances animales et instinctuelles, thème qu’il reprend par exemple dans Hécate et ses chiens. Le récit de l’incendie montre que le vernis de la civilisation craque sous le danger de mort et que certains hommes de l’élite sociale du temps sont prêts à écraser femmes et enfants pour échapper aux flammes. Outre un bûcher des vanités littéral, le fait divers devient révélateur de la fin d’un monde. La nouvelle publiée de façon indépendante dans un premier temps s’intègre finalement à un recueil intitulé Fin de siècle. Et dans un effet spéculaire, l’amant pitoyable Clovis de Saxifront rédige des chroniques dans un journal intitulé Fin de siècle, pour lequel il a écrit, sans y être encore allé, un article racontant la réussite de la vente mondaine et charitable du Bazar où il trouve la mort quelques heures plus tard… Nouveau coup de canif morandien à la presse d’actualité-! Enfin, conformément à une des thématiques de son recueil Fin de siècle, Morand retravaille ce fait divers pour en faire une des allégories de la fin d’un monde, celui de l’Europe toute puissante de la belle époque, que la guerre de 14-18 va balayer. L’incendie éclate à cause de la bobine d’un film et la naissance du cinématographe, qui a été inventé deux ans auparavant par les frères Lumière, et qui vient ici annoncer la naissance d’un nouveau siècle, d’une nouvelle ère, y compris sur le plan artistique. Le mari trompé, le comte du Ferrus est d’ailleurs lui-même un photographe tellement occupé par cet art qu’il ne voit pas l’adultère de sa femme. Plus qu’un échantillon de la bonne société, le fait divers est traité de sorte à montrer que c’est bien un monde qui s’engloutit, une société de la technique qui permet la reproductibilité des objets, à la différence du collier de perle de la comtesse, qui reste une œuvre unique. De fait les mutations sociales et les fins de monde ont toujours fasciné Morand. Déplacer l’écriture et la publication du fait divers dans le temps engage enfin une lecture beaucoup plus complexe du fait divers en ce qu’il est en 1941 un écho de la France d’après la défaite, qui 33 Ibid., p. 1107. 117 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 sonne aux yeux de Morand et à ceux de nombreux contemporains comme la fin d’une certaine Europe et d’une certaine France. Ainsi le traitement morandien du fait divers évite toute recherche du sensationnalisme et déroute le jaillissement de l’émotion comme une réception immédiate de l’événement, ouverte aux scandales, aux polémiques, aux lectures à clé. L’événement subit une décantation liée au temps qui permet à l’imaginaire propre de l’écrivain de s’en emparer, de se l’approprier, de l’intégrer à sa lecture du monde et à son œuvre en lui donnant une force mythique. Le fait divers qui échappe aux séries sociales, politiques, historiques se trouve réintégré dans une sérialité d’un autre type, d’ordre romanesque et imaginaire. Dans ce traitement du fait divers et sa position face à l’actualité, Morand appartient à une famille et à une génération d’écrivains (on pourrait en citer d’autre tel Jacques Audiberti) pour qui le fait divers en tant que tel n’a pas sa place en littérature. On voit ici à quel point la littérature contemporaine développe sa spécificité, en ce que précisément le rapport au fait divers se modifie considérablement par rapport à cette position que Morand incarne si bien. L’articulation du discours littéraire au réel comme aux autres discours, y compris celui journalistique du fait divers a changé notablement. Des pans importants de la littérature contemporaine illustrés par Emmanuel Carrère notamment s’inscrivent dans un héritage qui est celui de certains romanciers réalistes tel le Truman Capote de De sang froid où l’écrivain travaille entre fiction et discours non fictif, revendiquant un nouveau journalisme, où la frontière entre littérature et journalisme se trouve donc redéfinie. Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Du fait divers à la nouvelle : une proximité formelle et narrative Marc Lits Université catholique de Louvain / ORM Le fait divers a toujours été une source d’inspiration pour les romanciers, mais on oublie parfois que sa brièveté, à l’exception notable de grands feuilletons criminels comme l’affaire Grégory Villemin en France ou l’affaire Dutroux en Belgique, est un de ses traits constitutifs. La majorité des articles de fait divers est composée de brèves, d’articles factuels très courts. Cette dimension formelle ramassée établit une première similitude avec le genre de la nouvelle, ce que Félix Fénéon a démontré de manière quasiment extrême dans ses Nouvelles en trois lignes 1 . Mais au-delà de cette proximité formelle existent aussi des structures narratives communes réciproques. J. M. G. Le Clézio l’a bien compris en donnant comme titre d’ensemble à un de ses recueils de nouvelles, La ronde et autres faits divers 2 , reprenant ainsi l’intitulé de la première nouvelle du livre accompagné de cette référence au genre journalistique. Et cela alors qu’il n’y évoque aucun fait divers ayant réellement eu lieu (ou du moins auquel il ne fait aucun écho explicite) mais bien à un événement de l’infra-ordinaire (selon la formule de Georges Perec 3 ) qui pourrait avoir eu lieu. Mais en sens inverse, de nombreux nouvellistes puisent dans la rubrique des faits divers leur inspiration, parfois de manière libre, parfois sur commande de journaux, qui veulent jouer sur cette proximité. Ce fut longtemps le cas de Libération, un quotidien qui a revisité le genre du fait divers pour le sortir de sa dimension événementielle et le transformer en symptôme de faits de société, tout en privilégiant aussi une forme d’écriture très recherchée. Textes littéraires et articles de presse utilisent les mêmes mots de la langue, respectent les mêmes règles syntaxiques et s’organisent, peut-être, selon des structures discursives assez semblables. D’ailleurs, les méthodes traditionnelles d’analyse du texte, conçues essentiellement pour comprendre le fonctionnement des textes littéraires, peuvent être utilisées pour d’autres corpus, plus récemment pris en compte par les chercheurs universitaires- : 1 Fénéon, Félix. Nouvelles en trois lignes, Paris, Mercure de France, «- Le petit Mercure-», 2015. 2 Le Clézio, J. M. G. La ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, 1982. 3 Perec, Georges. L’infra-ordinaire, Paris, Éd. du Seuil, 1989. 120 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 textes utilitaires comme les recettes de cuisine, mythes anciens, articles scientifiques, articles de presse. Cette hétérogénéité des textes analysés pose deux questions préliminaires. Des méthodes construites au départ de l’analyse des récits littéraires peuvent-elles être exportées impunément vers tout type de texte-? Ne risque-t-on pas de dénaturer la spécificité du texte littéraire, et de raboter toutes les différences au sein d’une catégorie textuelle qui engloberait indifféremment toute production écrite-? La confrontation entre des nouvelles et des faits divers, pris ici de manière emblématique des rapports entre littérature et journalisme, entre deux pratiques scripturales à la fois semblables et différenciées, permet de dégager ces proximités et ces divergences. Nouvelliste, donc journaliste ? La nouvelle, selon le Trésor de la langue française, est une «-annonce d’un événement, généralement récent, à une personne qui n’en a pas encore connaissance- ; événement dont on prend connaissance 4 - ». D’emblée, la notion de transmission d’une information est donc présente, l’idée qu’un événement a eu lieu en dehors du regard d’un des partenaires intéressés, lequel ne l’apprend que par recension différée. C’est bien là l’origine de la presse, de ces «-nouvelles à la main-» précisément (terme mentionné comme “vieux” par le TLF-: «-Vx. Nouvelles à la main. Nouvelles manuscrites, souvent satiriques, qui étaient distribuées avant la généralisation des journaux-; p. ext., anecdotes souvent scandaleuses paraissant dans les journaux-»). Cette presse imprimée, grâce à ses moyens techniques, pourra bientôt rassembler en quelques feuillets le récit de plusieurs événements, justifiant peut-être ainsi le passage du terme “nouvelle” du singulier au pluriel. Mais dans le même temps que les nouvelles rassemblent «- tout ce que l’on apprend, sur les sujets les plus variés, par la presse, la radio, la télévision, la rumeur publique-» (toujours selon le TLF qui semble privilégier ici les définitions en extension), le terme recouvre un autre champ, issu de la littérature, où il désigne un genre littéraire- : «- LITT. Œuvre littéraire, proche du roman, qui s'en distingue généralement par la brièveté, le petit nombre de personnages, la concentration et l'intensité de l'action, le caractère insolite des événements contés 5 .-» 4 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue française du XIX e et du XX e- siècle, consulté en ligne-: -http: / / stella.atilf.fr/ Dendien/ scripts/ tlfiv5/ affart. exe? 19; s=66900015; ? b=0; . 5 Ibid. 121 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Les termes de réalisme ou de vraisemblable accompagnent généralement ces tentatives de définition, du moins en ce qui concerne le domaine classique, du XIX e siècle français entre autres, qui nous servira plus particulièrement de modèle de référence ici. Ce rapprochement entre les deux acceptions du terme est encore accentué par la confusion qui s’opère entre les diverses définitions du substantif «-nouvelliste-». C’est tantôt la «-personne qui s’attache à recueillir et à répandre des nouvelles-», donc plus particulièrement un «-journaliste-», mais c’est aussi un écrivain, «-auteur de nouvelles 6 -». On sait d’ailleurs combien une même personne pouvait assez aisément endosser chacune de ces défroques, selon qu’elle courait les salons parisiens, gagnait sa vie en tirant à la ligne dans les gazettes ou rédigeait des contes pour diverses revues littéraires. Celui qui est considéré comme l’inventeur du roman policier en France, Emile Gaboriau, était à la fois un chroniqueur judiciaire et un feuilletoniste à succès, publiant L’affaire Lerouge dans le quotidien Le Pays en 1865, en s’inspirant d’un fait divers réel. Il n’est donc guère surprenant de voir Jude Stefan affirmer que la nouvelle est de l’ordre du vrai, mais inouï, révélateur, inédit, neuf - d’où son nom, qui la rapproche de la nouvelle du jour-: X est mort, c’est la guerre. A et B se marient. «-Deux amis se quittent. Un corbillard qui passe. Une jeune amoureuse qui se met nue. Telle est la nouvelle.- » Quelque chose de surprenant et de problématique, c’est-à-dire qui met en relation les valeurs contradictoires de la vie et de la mort en ce qu’elles se dénient mutuellement 7 . La question du vrai est bien au cœur de la nouvelle, en quelque sens qu’on accepte le terme. Ce n’est donc pas un hasard si les différents théoriciens qui se penchent sur ce genre littéraire prennent en compte ce paramètre définitoire, au même titre que celui de la longueur, de l’unité d’action ou des rapports actantiels. Daniel Grojnowski retient finalement deux traits pour caractériser la nouvelle- : brièveté et vérité 8 . Bien sûr, le fait que nombre de nouvelles aient connu une première parution dans des organes de presse contribue à favoriser l’analyse des rapports entre fiction et réel, à rechercher des influences génétiques dans l’écriture journalistique, à rapprocher les types présentés dans l’un et l’autre univers. 6 TLF,-http: / / stella.atilf.fr/ Dendien/ scripts/ tlfiv5/ affart.exe? 19; s=3659910960; ? b=0; 7 Stefan, Jude. «-Hardy et la nouvelle-», Nouvelle revue française, n°-329, 1 er juin 1980, p. 85. 8 Grojnowski, Daniel. Lire la nouvelle, Paris, Dunod, «- Lettres supérieures- », 1993, p. 16. 122 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Nouvelle et fait divers : des frères ennemis ? Dès lors, quand Florence Goyet veut définir la nouvelle littéraire, elle va démontrer que sa simplicité apparente n’est atteinte que par un luxe de moyens stylistiques, permettant de saisir quelques personnages dans une action réduite, mais saisie au paroxysme, dans une structure oxymorique dont l’auteur nous propose la pointe extrême. Ce sont là, pour elle, les traits constituants de la nouvelle, qui la distinguent d’autres genres littéraires, tout en la fondant comme objet esthétique. Mais elle doit bien reconnaître que le fait divers répond exactement aux mêmes règles. Comme la nouvelle, le fait divers présente des éléments narratifs portés à leur paroxysme-: dans le fait divers, il s’agit toujours d’événements qui transgressent la nature ou l’ordre normal du monde. Comme la nouvelle, il présente presque infailliblement une tension antithétique, sous la forme particulièrement claire du paradoxe 9 . Elle se réfère ainsi à l’ouvrage fondamental de G. Auclair sur le fait divers, elle pourrait tout autant s’appuyer sur l’article de Barthes montrant comment le fait divers repose sur des causalités troublées ou déviées, entraînant ainsi l’effet de surprise 10 . Les acteurs, ajoute-t-elle, sont aussi réduits à des traits minimaux, et les descriptions ancrent le propos dans la vie courante. Tout dès lors rassemble les deux versions de la nouvelle, la littéraire et la journalistique. Ce qui semble inacceptable pour notre critique. Ne parvenant pas à les séparer selon des critères rigoureux, elle choisit dès lors le détour par le roman-feuilleton. Ce genre pratique également la tension oxymorique et l’hypotypose, pour favoriser l’accès à la lecture en s’appuyant sur des formules et des personnages préexistants, comme il le facilite matériellement en se vendant dans des lieux non spécifiques, familiers aux lecteurs […]. C’est le déjà connu qui est valorisé, pas la nouveauté 11 . Pour notre critique, il devient ainsi «-évident que la nouvelle n’est pas en tant que telle de la littérature populaire 12 -», puisque, «- si elle recourt ainsi sans vergogne à des facilités que connaissent le feuilleton ou le fait divers, 9 Goyet, Florence. La nouvelle. 1870-1925, Paris, P.U.F., «-Écriture-», 1993, p. 82. 10 Auclair, Georges. Le mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 2 e -éd., 1982-; Barthes, Roland. «-Structure du fait divers-», art. cit. 11 Goyet, Florence, op. cit., p. 83. 12 Ibid. 123 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 c’est bien afin d’accélérer l’entrée du lecteur dans la fiction 13 - ». Le détour par le feuilleton est aussi curieux que chargé de connotations idéologiques. Qui décidera de la frontière entre la bonne et la mauvaise hypotypose qui semblerait séparer ces deux genres-? Cette pratique n’a-t-elle pas également pour objectif de faire entrer le lecteur de feuilletons dans la fiction-? Feuilletons et faits divers relèveraient finalement du même ordre, pour F. Goyet, en opposition au paradigme de la nouvelle, indépendamment de leur rapport à la fictionnalité-? L’objectif prioritaire du critique consiste en fait à rattacher la nouvelle au domaine de la (bonne) littérature, ce qui l’oblige à ignorer le trait fictionnel comme élément discriminant dans sa typologie. Daniel Grojnowski montre bien, pour sa part, que nouvelle et fait divers ne sont pas soumis au même contrat de lecture […]. Dans le premier cas la nouvelle est investie par l’imaginaire, le lecteur éprouve le plaisir de la fiction, alors que dans le second cas elle se leste de réalité-: le lecteur fait l’expérience d’événements qui pourraient lui advenir 14 . Mais aussitôt a-t-il énoncé ce qui distingue ces deux objets qu’il s’ingénie (à juste titre, là n’est pas la question) à les rapprocher. Sujets communs, espace limité, figures de l’antithèse ou du paradoxe, effet stylistique parfois, comme dans les célèbres Nouvelles en trois lignes de Fénéon. C’est au départ de cet exemple que Grojnowski montre l’aspect esthétique du fait divers, en lui déniant cependant l’accès au domaine littéraire, dans la mesure où ce dernier suppose «-l’expansion d’un noyau narratif 15 -» ainsi qu’un travail de l’écrivain qui transparaît, entre autres, «-par la présence manifeste d’un narrateur 16 -». On aurait beau jeu de reproduire des faits divers qui présentent des confrontations de points de vue dans une dynamique polyphonique orchestrée par un journaliste-narrateur omniscient, et, a contrario, de dénoncer le choix de Fénéon, dans la mesure où ce jeu d’écriture n’est guère représentatif du genre fait diversier. Mais notre propos ne réside pas dans la reconnaissance littéraire du fait divers. Il appartient en propre au journalisme, lequel relève sans doute d’autres catégories que la littérature. Cependant, une fois cette frontière établie, il est important d’observer combien elle est perméable, et à tout prendre peu pertinente si on la fonde sur le seul jeu d’opposition entre réel et fiction. 13 Ibid., p. 84. 14 Grojnowski, Daniel, op. cit., p. 44. 15 Ibid., p. 55. 16 Ibid., p. 56. 124 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Fait divers et nouvelle : des figures en miroir Grojnowski avance que «- la parenté entre les faits divers et la nouvelle littéraire est rarement interrogée, tant est infranchissable la frontière entre l’écrit utilitaire et l’écrit esthétique 17 - ». C’est pourtant cette frontière qui est transgressée en permanence, dans le chef des créateurs, mais peut-être aussi dans l’acte de réception des lecteurs de nouvelles et de faits divers. Maupassant ne présentait-il pas Un drame vrai comme «- une histoire, arrivée, paraît-il, et qui semble inventée par quelque romancier populaire ou quelque dramatique en délire 18 -». Il justifiait ainsi l’invraisemblance de son récit, qui imite «- servilement MM. de Montépin et du Boisgobey- », par la véracité de “faits” qu’il rapporte. «-Un roman fait avec une donnée pareille, concluait-il, laisserait tous les lecteurs incrédules, et révolterait tous les vrais artistes 19 -». Créateurs et lecteurs sont ici, à nouveau, rassemblés dans l’évocation prémonitoire de ce que l’on pourrait nommer aujourd’hui l’horizon d’attente de la nouvelle réaliste. Un coup de théâtre surprenant, certes, mais dans les limites du vraisemblable. Est-ce le besoin du vraisemblable qui amène aussi Stendhal à croire à l’authenticité des chroniques romaines qu’il veut traduire-? Il veut en tout cas les restituer fidèlement, puisqu’il évoque un premier titre «-Historiettes romaines fidèlement traduites des récits écrits par les contemporains (1400 à 1650)-», avant qu’elles ne paraissent sous leur titre définitif de Chroniques italiennes. Et l’on sait combien Stendhal était amateur de faits divers, lui qui puisa dans la Gazette des tribunaux de décembre 1827 l’argument de son roman Le rouge et le noir, de la même manière qu’un autre fait divers inspira Un cœur simple de Flaubert. Si les thématiques sont semblables, si paradoxe et paroxysme constituent le fondement de ces deux objets, comment alors les distinguer, quand les écrivains veulent faire oublier l’appartenance de leur texte au domaine littéraire, tandis que les journalistes sont, eux, tentés par la chose littéraire-? Bien sûr, une classification sociologique des modes de consommation de ces deux types de récits permet de les distinguer selon leur mode de production, de diffusion et de consommation. Mais ce serait régler le problème en biaisant l’angle d’approche, sans guère tenir compte de l’objet textuel même. En fait, la délimitation ne s’opère pas dans un jeu d’opposition, mais de complémentarité. Un double mouvement s’opère sous nos yeux, de deux productions qui se trouvent à égale distance du “réel”, mais chacune de son 17 Ibid., p. 54. 18 de Maupassant, Guy. «-Un drame vrai-», dans Contes et nouvelles. 1884-1890, Paris, Robert Laffont, «-Bouquins-», 1988, t.-1, p. 397. 19 Ibid. 125 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 côté du miroir. Le réel (en tout cas la perception mentale que l’on en a si l’on s’accorde à reconnaître qu’il n’y a de réel que saisi par le langage) formerait donc cette frontière autour de laquelle se situent nouvelle et fait divers, à égale distance, dans leur camp respectif. Chacun, à la manière d’Alice au pays des merveilles, veut passer de l’autre côté du miroir. L’écrivain nouvelliste veut donner l’illusion du vrai, jouer “l’effet de réel” pour accroître l’authenticité de son texte et séduire davantage son lecteur, allant jusqu’à intituler ses nouvelles des “faits divers” à l’instar de Le Clézio dans La ronde et autres faits divers. Le journaliste nouvelliste, pour sa part, utilise la carte du vraisemblable pour asseoir la vérité de ses informations en recourant aux types et stéréotypes. La nouvelle voudrait fonder le vraisemblable en vrai dans le même temps que le fait divers fonde la vérité de son discours en recourant aux procédés du vraisemblable. Puisque, comme l’avait remarqué Boileau, «- le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable 20 - », et particulièrement dans les faits divers retenus précisément par les journalistes pour leur caractère hors norme, ceux-ci recourront à des procédés de vraisemblabilisation pour faire accepter la véracité de leurs informations. Resterait, bien sûr, à développer les notions de réel et de vraisemblable qui demanderaient à être autrement fondées. À comprendre aussi pourquoi c’est la rubrique des faits divers qui est sans cesse rapprochée du fait littéraire, plutôt que les autres lieux du journal. Parce qu’elle est essentiellement lieu d’investissement, affirmation du pulsionnel- ? Cela la rapprocherait à nouveau de la consommation littéraire du texte, ce qui nous renvoie à la confusion des genres. Il faudrait dès lors étudier comment la relation que le lecteur de nouvelles établit avec les personnages qu’il y découvre peut être homologue à la relation instituée entre le lecteur de fait divers et les personnes réelles qu’il rencontre dans ces récits de papier (journal). Mais aussi comment la mise en scène des héros de faits divers est conditionnée par les modèles et stéréotypes littéraires. Nous en revenons ainsi, par le biais de l’analyse du personnage, à cette ancienne confusion entre fiction et réel que nous avons tenté de clarifier. Une analyse plus approfondie des mécanismes de vraisemblabilisation, menée conjointement sur la nouvelle et le fait divers, pour autant que chacun des genres soit restitué à son ancrage d’origine, pourra sans doute y contribuer. C’est ce qu’évoque (et tente) Gérard Genette quand il souhaite «-une vaste enquête à travers des pratiques comme l’Histoire, la biographie, le journal intime, le récit de presse, le rapport de police, la narratio judiciaire, le potin quotidien, et autres formes de ce que Mallarmé appelait l’“universel reportage”-», pour «-examiner les raisons que pourraient avoir le récit factuel et le récit fictionnel de se comporter diffé- 20 Citation que reprend Maupassant en exergue de sa nouvelle Un drame vrai. 126 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 remment à l’égard de l’histoire qu’ils “rapportent”, du seul fait que cette histoire est dans un cas (censée être) “véritable” et dans l’autre fictive 21 -». Nouvelles et faits divers tentent donc de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, en voulant rejoindre la ligne médiane du miroir, voire la traverser, et c’est au lecteur à ne pas céder à l’illusion en gardant la mémoire du lieu d’origine de ces deux types de textes. La frontière n’est donc pas aussi nette que le prétendent les critiques, puisque tous les auteurs tentent de s’y tenir au plus près. Par contre, ce qui doit toujours être perçu, c’est le lieu de l’énonciation. Ce qui importe, ce n’est pas le lieu où le producteur du texte essaye de faire accroire qu’il est, mais le lieu d’origine et d’implantation de son discours. Et là, la sociologie des productions scripturaires peut aider à classifier les objets, pour les restituer à leur champ respectif, inscrit dans le monde réel ou celui de la fiction. Les tentations croisées Mais c’est un travail plus complexe qu’il n’y paraît puisque les écrivains ont régulièrement collaboré avec les journaux, au cours du XX e siècle. Si l’on veut s’en tenir aux nouvellistes, on ne remontera donc pas à François Mauriac, dont le bloc-notes reste un exemple mémorable, mais plutôt à Camus qui joua un rôle important à Alger républicain de 1938 à 1940, dans Combat de 44 à 47 et dans L’Express de 55 à 56. Plus récemment, le cas de Marguerite Duras est le plus souvent cité comme exemple d’écrivain tenté par le journalisme, particulièrement après son article célèbre dans le quotidien Libération du 17 juillet 1985 consacré à l’affaire Villemin. Il est significatif que le titre complet en soit «-Marguerite Duras-: sublime, forcément sublime Christine V.-», avec la mise en avant très nette du nom de l’auteur, ce qui aurait été impensable pour un article de journaliste. L’éditorial de Serge July qui accompagne l’article est très clair à ce sujet, sous le titre «-La transgression de l’écriture-»-: Ce n’est pas un travail de journaliste, d’enquêteur à la recherche de la vérité. Mais celui d’un écrivain en plein travail, fantasmant la réalité en quête d’une vérité qui n’est sans doute pas la vérité, mais une vérité quand même, à savoir celle du texte écrit. Travail d’écrivain, qui était déjà celui de Duras, lorsqu’elle rédigea les chroniques de L’été 80 pour le même quotidien ou les différents articles re- 21 Genette, Gérard. «-Récit fictionnel, récit factuel-», dans Fiction et diction, Paris, Éd. du Seuil, «-Poétique-», 1991, pp.-66-67. 127 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 pris dans Outside 22 , dont on peut se demander s’ils relèvent, comme textes brefs, de la chronique ou de la nouvelle. Tentation journalistique des écrivains, en même temps que goût affirmé de l’écriture pour les journalistes. L’exemple le plus fascinant en reste le n°- 1813 de Libération, du 19 mars 1987, titré «-60 écrivains vous racontent l’actualité. Le roman d’un jour-», où l’ensemble de l’information est traitée par des écrivains ou des scientifiques. Serge July y dévoile bien cette fascination croisée-: L’actualité est-elle la plus réelle des fictions-? Le regard des écrivains est souvent source de réalité-: mais ce n’est pas celle que le journalisme de quotidien est appelé à traiter, en urgence, à partir d’une information primitivement opaque. […] Cette rédaction exceptionnelle de Libération participe à cette entreprise générale de redéfinition des écritures, des langages et des médias. Hommage des écrivains à la presse quotidienne et réciproquement. Il n’y avait pas, pour nous journalistes de quotidien, de meilleure célébration des hommes du livre que d’offrir notre journal dans sa totalité à cet échange inédit. Que tous ici en soient remerciés. Qui n’a rêvé à une presse enfin écrite, à tous les sens du terme-? Si les écrivains, et les nouvellistes, sont donc tentés de délaisser provisoirement le temps long, mesuré et réfléchi de l’écriture littéraire pour se laisser aller au plaisir de l’écriture rapide et journalistique, les journalistes sont pour leur part séduits par le cheminement inverse. Mais lorsqu’ils publient, ils sont rarement nouvellistes, comme s’ils préféraient délaisser les genres brefs, abondamment présents dans la presse, au profit de l’écriture au long cours. Ils seront donc mémorialistes, tel Franz-Olivier Giesbert chroniquant les années Mitterrand, biographes comme Pierre Assouline ou Jean Lacouture, essayistes à la manière de Jean-François Kahn et François de Closets, voire romanciers excellant dans la saga comme Bertrand Poirot-Delpech ou Maurice Denuzière. Il est difficile de trouver des nouvellistes, peut-être par cette volonté de changer de rythme d’écriture, peut-être aussi parce que l’objectif de reconnaissance symbolique semble mieux atteint à travers un genre plus légitimé comme le roman. Il existe bien sûr des exceptions notoires, comme celle de Dino Buzzati dont on ne sait plus si l’activité principale est celle de nouvelliste ou de journaliste. Mais ces convergences sociologiques et scripturaires une fois relevées, permettent-elles de comparer, voire d’amalgamer le nouvelliste et le journaliste au nom de ces proximités, de ces transversalités et passages croisés de frontières-? 22 Duras, Marguerite. L’été 80, Paris, Éd. de Minuit, 1980-; Outside, Paris, Albin Michel, 1980. Republié chez P.O.L., 1984. 128 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Identité ou altérité des écritures brèves Le numéro spécial de Libération entièrement rédigé par des écrivains joue manifestement la carte de la proximité stylistique, et les options du rédacteur en chef sont manifestement de type littéraire. Mais il s’agit davantage là d’une exception notable que d’une pratique courante. Le numéro en luimême était exceptionnel, lié à l’ouverture du Salon du livre, et considéré comme un hommage à la littérature. Mais la pratique courante est loin de cet événement. En outre, il s’agit là du choix d’un quotidien, qui n’a jamais été suivi par ses confrères, et qui a même été abandonné lors des refontes successives de la politique éditoriale de Libération. L’arbre ne doit donc pas cacher la forêt. L’écrivain et le journaliste font deux métiers différents, et leur relation se situe moins en termes d’égalité horizontale que de hiérarchie verticale. Quand Duras écrit dans Libération, elle n’effectue pas un travail de journaliste, mais elle propose des chroniques du temps qu’il fait, ou de ses impressions de créateur face au monde contemporain, au sein d’un journal, ce qui ne l’empêche pas d’adopter le style journalistique-: Écrire pour les journaux, c’est écrire tout de suite. Ne pas attendre. Donc, l’écriture doit se ressentir de cette impatience, de cette obligation d’aller vite et en être un peu négligée. Cette idée de négligence de l’écrit ne me déplaît pas 23 . Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ses papiers sont publiés en été, au moment où l’information cherche un autre rythme, à la fois pour compenser le manque d’événements à relater et pour satisfaire un public plus oisif. Les deux activités semblent donc totalement différenciées. Pour le dire rapidement, l’écrivain qui fait du journalisme reste un écrivain et travaille sa rubrique comme un écrivain, quoi qu’en dise Duras avec une certaine coquetterie. Celui-ci est d’ailleurs très souvent employé par le journal en vertu de son statut institutionnel et symbolique fort, et pour ses qualités d’écriture. Par contre, le journaliste qui se veut écrivain le fait pour acquérir la reconnaissance du monde intellectuel ou accroître sa légitimité institutionnelle et pour satisfaire un désir rentré d’écrivain. Ceci est bien sûr fondé sur une hypothèse interprétative d’ordre sociologique, mais est moins facilement vérifiable sur le plan de l’écriture, puisque cela engage la délicate question de l’évaluation de la qualité littéraire. 23 Duras, Marguerite. Outside, Paris, P.O.L., 1984, p. 5. 129 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Opacité littéraire et transparence journalistique On peut néanmoins tenter la comparaison entre l’écriture littéraire de la nouvelle et l’écriture journalistique d’un article, en s’en tenant à trois critères, dans l’ordre de la structure narrative, de la stylistique et du degré d’indécidabilité, afin de découvrir les différences irréductibles qui séparent ces deux genres brefs. L’organisation structurelle d’un fait divers est extrêmement contraignante- : règles de titraille, du “chapeau”, accroche du lecteur, respect de la chronologie tempéré par l’annonce initiale de l’information essentielle, clôture en forme de chute… Ces éléments de composition limitent la capacité d’autonomie créatrice. Les effets de suspense narratif, par exemple, deviennent difficiles à introduire, même si des similitudes avec les caractéristiques de la nouvelle sont à relever. Les deux types de textes accordent une particulière importance à la phase terminale, mais là où l’écrivain peut construire son effet à produire, pour reprendre l’expression de Poe, le journaliste doit trouver d’autres procédés, puisqu’il a dévoilé son effet dès le titre. Il faut cependant remarquer que l’écriture journalistique n’est pas aussi stéréotypée, et que des latitudes sont laissées dans la composition. De même, la nouvelle n’est pas ou plus uniquement déterminée par la brièveté de sa forme et la concentration de l’effet sur le dernier paragraphe. Il s’agit là d’une conception réductrice fondée sur le modèle de la nouvelle réaliste de la fin du XIX e siècle, qui ne s’applique plus toujours aux nouvelles contemporaines. Un autre trait définitoire pourrait résider dans la présence ou l’absence d’un narrateur explicite. Mais la nouvelle ne repose pas toujours sur l’affirmation d’une subjectivité inscrite dans sa rhétorique, de même qu’un article de presse peut prendre un tour qui ne doit rien à l’exposé neutralisé des faits. Des éditoriaux à la critique littéraire en passant par les comptes rendus sportifs, le «-je-» a souvent droit de cité dans les médias. Si la piste structurelle n’apporte pas d’indices décisifs pour justifier la différenciation, l’approche stylistique peut être plus pertinente. Duras rappelait combien le journaliste travaille dans l’urgence, mais il est un autre trait qui définit davantage son écriture, c’est sa dimension communicationnelle. Là où l’écrivain, pour simplifier le propos, peut négliger, voire mépriser, les contraintes extérieures, d’ordre commercial, ou liées aux besoins et capacités supposés d’un public potentiel, le journaliste s’inscrit dans une structure économique fondée sur la rentabilité. Il doit donc d’abord penser au public auquel il s’adresse, avant de satisfaire ses choix stylistiques personnels, et faire œuvre lisible plutôt que scriptible, dans une logique communicationnelle. Ce qui n’empêche pas la mise en récit, dans la mesure où la structure narrative et son habillage stylistique peuvent augmenter la 130 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 compréhension de l’information et la rendre plus agréable à saisir. C’est dans ce sens qu’abondent les manuels de pratique journalistique, quand ils recommandent une écriture imagée, qui recourt volontiers aux figures de style. Mais si la métaphore n’est pas ignorée par les journalistes, son usage est radicalement différent de celui des écrivains. Quand le créateur recourt au trope métaphorique, c’est pour surprendre son lecteur par un agencement nouveau, alors que le journaliste ne peut recourir à ce système coûteux qui demande une trop grande dépense du lecteur en temps et en travail cognitif. Il se gardera de produire ce bruit communicationnel, et préférera à ces figures d’invention les figures d’usage, selon l’expression de Jean Cohen 24 , la métaphore perdant dès lors sa fonction de créativité linguistique et son statut de trope. Celle-ci devient un outil de communication qui exploite le fonds commun des images de la mémoire collective, ce qui n’empêche pas son usage de relever d’une valeur stylistique. On notera ainsi que les journalistes recourent d’abondance à l’hypotypose, particulièrement dans les faits divers, dans une volonté qui doit autant à la clarté communicationnelle qu’au souci de l’écriture. La stylistique permet donc de distinguer deux types de textes, ou plutôt deux types de pratiques sociales, mais sans que la séparation soit nette, des recouvrements de procédés existant toujours. Par contre, si l’on considère le littéraire comme le lieu de l’incertitude, de l’oscillation, dans la lignée des approches liées à l’esthétique et à la sémiotique de la réception, on acceptera que l’écrivain construit un texte qui contient une série de lieux d’indétermination, des blancs, selon W. Iser, favorisant les disjonctions de significations. Ces traits sont constitutifs de l’horizon d’attente du lecteur devant un objet sémiotique qu’il identifiera comme relevant du littéraire. Pour rester dans le corpus de la nouvelle, quand Camus intitule deux de ses recueils L’exil et le royaume ou L’envers et l’endroit, c’est bien pour jouer à la fois sur la valeur disjonctive et conjonctive du mot central. Comme le rappelle P. Cryle, «-la fin des nouvelles [de Camus] est souvent d’une ambiguïté qui manifeste, avant toute chose, le désir de ne rien exclure 25 - ». Ce qu’il identifie plus loin, en s’associant à la vision de Camus, comme caractéristique du littéraire-: «-De cette façon, L’exil nous paraît exprimer, mieux que tout autre ouvrage de Camus, la tension qui, à ses yeux, caractérise tout art authentique 26 -». 24 Cf. Huynen, Caroline et Lits, Marc. «-La métaphore est-elle soluble dans la presse écrite-? -», Recherches en communication, n°-2, 1994, pp.-37-56. 25 Cryle, Peter. «-Diversité et symbole- », dans La Revue des lettres modernes, n°- 360- 365. Série Albert Camus, n°-6, «-Camus nouvelliste-: L’exil et le royaume-», Paris, Minard, 1973, p. 9. 26 Ibid., p. 11. 131 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Si l’on peut donc accepter, avec Umberto Eco, que le texte littéraire est une «-machine paresseuse 27 -» qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc, il faudra admettre que, dans la presse, c’est le lecteur qui joue le rôle de la machine paresseuse, le travail du journaliste consistant à colmater au maximum les brèches. Titres, intertitres, information essentielle d’emblée dévoilée- : autant d’occasions de faciliter l’hypothèse interprétative globale et de limiter l’effort de rétroaction. Dès lors, la différence entre la nouvelle et l’article de presse ne se situe pas tant dans leur relation au réel et au vraisemblable, que dans l’irréductible opposition entre la divergence fondatrice du fait littéraire et la convergence requise du travail journalistique. Là où la nouvelle joue volontairement de l’ambiguïté, de l’implicite et du pluriel des interprétations, l’article de presse vise la clarté, l’univocité, l’explication, la cohérence. Ce qui met à mal, par la même occasion, l’idée reçue que la nouvelle se consomme aussi vite qu’elle se lit, qu’elle forme un tout clos sur elle-même. C’est confondre brièveté et rapidité. Un texte court n’autorise pas moins de rétroaction qu’un texte long, et joue tout autant sur l’indécidabilité. Selon notre hypothèse, même une écriture neutre, sismographique comme celle de Le Clézio relève du littéraire et non du journalistique, quoi qu’on puisse induire d’un titre aussi ambigu que La ronde et autres faits divers. Cette hypothèse permet aussi d’expliquer pourquoi les écrivains, quand ils s’adonnent au journalisme, se cantonnent dans les genres les moins strictement journalistiques, au sens informationnel, et privilégient la chronique, l’éditorial, le billet d’humeur, le compte rendu d’ordre culturel, tous lieux où ils peuvent jouer de leur écriture et conserver les ambivalences et les oscillations qui composent leur ordinaire. Il ne s’agit bien sûr pas d’établir, en inférant de cette hypothèse, la supériorité d’un type de texte par rapport à l’autre, ni de placer la littérature sur un quelconque piédestal (au contraire de ce que seraient tentés de faire certains journalistes), mais de rappeler simplement qu’au-delà de similarités importantes, la nouvelle littéraire et le fait divers s’inscrivent dans des systèmes totalement autres, leur valeur d’usage en constituant l’irréductible différence. 27 Eco, Umberto. Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, «-Figures-», 1985.
