eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2019
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XLIV, 2 2019 La science-fiction en langue française narr\f ranck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Table des matières P aul S cott et a ntje Z iethen La science-fiction en langue française-: du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 5 S imon B réan Dissonance et harmonies culturelles-: la mise en crise des sociétés dans la science-fiction française contemporaine (2010-2019) � � � � � � � � � � � � � 15 c hriStina l ord Du post-exotisme au posthumanisme-: Des Anges mineurs d’Antoine Volodine � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 33 n icholaS S erruyS «-Où finit le réel-? Où commence le simulacre-? -» Méandres, mises en abyme et métadiscours dans Les Voyages thanatologiques de Yan Malter (1995) de Jean-Pierre April � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 51 B rian S udlow Les limites de la science et de la technologie-: Fabrice Hadjadj et l’obsolescence du merveilleux sciencefictionnel � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 67 S éBaStien S acré Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais-: pour un renouveau identitaire-? � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 87 i Saac j oSlin Futurité en francosphère-: enjeux du fantastique et de la science-fiction � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 101 j aSon h artford Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain � � � � � 119 t eSSa S ermet «-Comment vivre sans lui-? -»-Anthropocentrisme et Posthumanisme dans Sans l’Orang-outan d’Éric Chevillard � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 135 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Paul Scott et Antje Ziethen Université du Kansas L’écrivain américain James Gunn a profondément marqué la SF non seulement à travers ses nombreux ouvrages mais aussi comme fondateur du Center for the Study of Science Fiction à l’université du Kansas, le premier centre de recherche consacré à l’étude de la SF comme discipline scientifique� Selon lui, To consider science fiction in countries other than the United States, one must start from these shores� American science fiction is the base line against which all the other fantastic literatures in languages other than English must be measured� That is because science fiction, as informed readers recognize it today, began in New York City in 1926 1 � La perspective de Gunn reflète la dominance américaine de ce genre, surtout au XX e siècle� Cependant, ainsi que le démontrent les articles dans ce numéro spécial, nous ne pouvons plus tenir cette position pour acquise� En effet, 1926 constitue une date clé pour le genre car c’est le moment où Hugo Gernsback crée, dans le premier numéro de son magazine Amazing Stories, le néologisme de «-scientifiction-» qui devient «-science-fiction-» en 1929 2 � Gernsback, pionnier des éditions sciencefictionnelles populaires, était en fait Luxembourgeois et a émigré aux États-Unis à l’âge de 20 ans� Fleur Hopkins met en outre l’emphase sur le fait qu’en France «-les récits merveilleux-scientifiques ne sont pas parus dans une revue identifiable comme les pulps-magazines, consacrés à la science-fiction américaine dans les années 1930-» 3 � Dans le contexte de la SF, les conditions de publication étaient alors moins propices en France qu’aux États-Unis� 1 James Gunn, «-Science Fiction Around The World-», World Literature Today, 84, 3 (2010), p� 27-29 (p� 26)� 2 Gary Westfahl, Hugo Gernsback and the Century of Science Fiction, Jefferson, McFarland, 2007, p� 45-46� 3 Fleur Hopkins, «-Le Merveilleux-scientifique dans le paysage littéraire français-», Le blog Gallica, le 21 mai 2019, https: / / gallica�bnf�fr/ blog/ 21052019/ le-merveilleux-scientifique-dans-le-paysage-litteraire-francais? mode=desktop� 6 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 Dans les dernières années et surtout dans la dernière décennie, les critiques ont mis en avant les traditions non-anglophones de la SF en soulignant la portée mondiale du genre 4 � Élisabeth Vonarburg explique qu’elle écrit à la fois dans la lignée de la tradition anglophone et contre celle-ci (paradoxalement, elle s’exprime dans un volume sur la SF française publié en anglais) 5 � Simon Bréan, quant à lui, constate que les auteurs français de science-fiction ont réussi à former «- une communauté littéraire viable et forte, équivalant à celle des États-Unis et d’Angleterre-» 6 � On est assez loin de la crise de la science-fiction française que proclame Jean-Marc Gouanvic en évoquant le manque de lecteurs 7 � Il semble, au contraire, que la SF en France est actuellement en pleine effervescence, en témoignent les expositions récentes consacrées à ce genre telles que «-Le merveilleux scientifique-» à la Bibliothèque nationale de France (2019) et «- Scentifiction, Blake et Mortimer- » au Musée des arts et métiers (2019-20)� En 2019, les éditions L’Harmattan ont inauguré une nouvelle série intitulée «-les Miroirs du réel-», fondée et dirigée par Benoît Macquart et ayant comme mission de «-valoriser l’imaginaire francophone-» 8 � Cette série s’ajoute à des collections déjà existantes parmi lesquelles figure, par exemple, «-la bibliothèque voltaïque-» des éditions des Moutons électriques� Il faut également inclure des revues scientifiques, notamment ReS Futurae (France) et Solaris (Canada)� Depuis 2018, la boutique principale de la librairie emblématique parisienne, Gibert Jeune, consacre son entier sous-sol à la science-fiction et au manga au lieu d’un rayon mixte au quatrième étage, comme auparavant� Qui plus est, les séries télévisées francophones se font connaître à un plus grand public, entre autres sur la plateforme de Netflix� Les Revenants (Canal+, 2012-15) a reconfiguré le zombie et a influencé sa représentation dans la série australienne Glitch (ABC, 2015-19) et le drame américain Resurrection (ABC, 2014-15)� On compte de nombreuses séries d’anticipation en français qui ont eu un 4 Brian Baker, Science Fiction-: A Reader’s Guide to Essential Criticism, Londres, Palgrave Macmillan, 2014, p� 25� 5 «- If, as a writer, I ask myself about the influence of Anglophone SF on my own SF, I first and foremost see that, like all non-native English-speaking authors, I am writing both with and against it-», Élisabeth Vonarburg, «-Writing science fiction in French- », dans Philippe Mather et Sylvain Rheault (dir�), Rediscovering French Science Fiction in Literature, Film and Comics-: from Cyrano to Barbarella, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars, 2015, p� 125-130 (p� 128)� 6 Simon Bréan, La Science-fiction en France. Théorie et histoire d’une littérature, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p� 36� 7 Jean-Marc Gouanvic, La Science-fiction française au XX e siècle (1900-1968). Essai de socio-poétique d'un genre en émergence, Amsterdam, Rodopi, 1994, p� 1� 8 www�actualitte�com/ article/ monde-edition/ miroirs-du-reel-une-collectionscience-fiction-et-fantasy-chez-l-harmattan/ 94554� 7 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 succès international tels que Trepalium (Arte, 2016), Ad Vitam (Arte, 2018) et Osmosis (Netflix, 2019)� En littérature francophone, la science-fiction est typiquement associée aux productions française, belge ou québécoise� Rares sont les textes - et les analyses - qui situent le genre dans un contexte africain et caribéen� Michael Janis note à ce sujet que les auteurs africains ont longtemps choisi de recourir au réalisme en réaction aux écrits européens exotisants, idéalisants et colonialistes sur l’Afrique 9 � Mark Dery, auteur de «-Black to the Future-», se demande, quant à lui, si l’invention de futurs sciencefictionnels constitue une priorité pour des communautés qui ont vécu l’oppression, la marginalisation, la discrimination et l’effacement de leurs histoires 10 , étant donné qu’il est difficile de se projeter dans l’avenir sans croire à la possibilité de pouvoir le façonner soi-même� Un des premiers textes sciencefictionnels africains explorant la rencontre entre l’humanité et des extra-terrestres est la nouvelle «-Jazz et vin de palme-» (1981) de l’écrivain congolais Emmanuel Dongala� Il convient également de mentionner les romans plus récents d’Abdourahman A� Waberi Aux États-Unis d’Afrique (2006) et 2084 de Boualem Sansal (2015) ainsi que les films Les Saignantes (2005) et Naked Reality (2016) du réalisateur camerounais Jean-Pierre Bekolo ou encore Africa Paradis (2006) du réalisateur béninois Sylvestre Amoussou� Une recherche au sujet des œuvres antillaises participant de la science-fiction, sensu stricto, dévoile qu’elles sont encore à écrire� Ceci dit, l’auteur d’origine guadeloupéenne John Renmann et sa série Les Colonnes du temps (2015) ont commencé à défricher le terrain� Force est de constater que le genre connaît une plus grande popularité dans l’aire anglophone grâce à des auteurs comme Nnedi Okorafor, Dilman Dila, Lauren Beukes, Nalo Hopkinson, Tobias S� Buckell et Karen Lord� Les conversations sur la science-fiction caribéenne et africaine s’accompagnent souvent d’une redéfinition du genre, car on lui reproche de privilégier la conception occidentale de technologie, de science et de progrès� La réalisatrice kenyane Wanuri Kahiu propose donc d’élargir le champ-: Si l’on définit la science-fiction comme l’usage de la science ou d’une science imaginaire ou d’une fiction spéculative pour raconter une histoire, alors nous l’avons toujours utilisée, car nous avons utilisé la botanique, l’entomologie, l’étude des animaux et des insectes et les sciences naturelles� (…) Dans toutes les cultures dont j’ai entendu parler, il y a toujours, partout en Afrique, des personnes qui observent le ciel ou des médiums qui peuvent prévoir le futur� 9 Michael Janis, «-The United States of Africa-: Afrofuturistic Pasts and Afropolitan Futures-», Journal of Africa Cinemas, 5 (2013), p� 33-54 (p� 35)� 10 Mark Dery, «-Black to the Future-: Interviews with Samuel R� Delany, Greg Tate, Tricia Rose- », dans Mark Dery (dir�), Flame Wars- : The Discourse of Cyberculture, Durham et Londres, Duke University Press, 1994, p� 180� 8 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Et donc nous avons toujours été capables de faire appel à ce qui était «- extra-»-terrestre pour donner un sens à notre monde� 11 Dans cette perspective, Tade Thompson postule que la science-fiction africaine existe depuis la première moitié du XX e siècle� Selon lui, une des premières œuvres africaines que l’on peut désigner de proto-SF est le roman Nnanga Kon/ Le Phantom Blanc-(1932) de l’écrivain camerounais Jean- Louis Njemba Medu� «- It casts white colonialists as technologically advanced supernatural beings and is a powerful first contact narrative which spawned folktales in Cameroun-» 12 � Thompson convie également le roman Gandoki- (1934) du Nigérian- Muhammadu Bello Kagara- qui «- involves encounters with Colonialists, (…), there is resistance as well as travel to other realms and phantasmagorical experiences with djinn-» 13 � Oulimata Gueye, parlant de SF africaine, propose que «- le projet de la SF africaine pourrait bien être de réhabiliter les dimensions proscrites et rendues taboues par les gouvernements coloniaux que sont les croyances et les savoirs occultes, les mythes fondateurs et les fables fantastiques (…)- » 14 � Définie de façon plus inclusive, la SF s’étendrait à plus de productions non-occidentales et, par conséquent, plus diversifiées� Les œuvres d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine construisent souvent des mondes spéculatifs en infléchissant les tropes autant sciencefictionnels que fantastiques ou merveilleux en réponse à leurs propres réalités et préoccupations� L’écrivaine d’origine nigériane Nnedi Okorafor, par exemple, revendique une science-fiction où se mêlent technologie et ancêtres africains 15 � En effet, elle met en scène «-un monde de créatures imaginaires nourri par la cosmologie igbo, les cérémonies, les rites et les processions de masques-» 16 � Toutefois, Nnedi Okorafor et le réalisateur nollywoodien Tchidi Chikere affichent aussi un certain pessimisme quant à l’avenir de la SF africaine� Chikere fait remarquer que I don’t think we’re ready in the primary sense of the word� (…) We can hide it in other categories like magic realism, allegory, etc, but we’re not ready for 11 Oulimata Gueye, «- La Science-fiction africaine, laboratoire d’un autre futur� Quand l’Afrique s’invente un avenir et réécrit son présent-»,-Revue du Crieur, 2, 2 (2015), p� 54-63 (p� 58)� 12 Tade Thompson, «- Please Stop Talking About the ‘Rise’ of African Science Fiction- », Literary Hub, le 9 septembre 2018, https: / / lithub�com/ please-stop-talkingabout-the-rise-of-african-science-fiction/ � 13 Ibid� 14 Gueye, 2015, p� 58� 15 Nnedi Okorafor, «-Sci-fi Stories that Imagine a Future Africa-», TED (2017) www� ted�com/ talks/ nnedi_okorafor_sci_fi_stories_that_imagine_a_future_africa� 16 Gueye, 2015, p� 59� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 9 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pure science fiction� (…) Science fiction films from the West are failures here� Even Star Wars ! (…) The themes aren’t taken seriously� Science fiction will come here when it is relevant to the people of Africa� Right now, Africans are bothered about issues of bad leadership, the food crisis in East Africa, refugees in the Congo, militants here in Nigeria� Africans are bothered about food, roads, electricity, water wars, famine, etc, not spacecrafts and spaceships� Only stories that explore these- everyday realities are considered relevant to us for now 17 � Okorafor ajoute que la science-fiction n’est pas reconnue comme de la «-vraie-» littérature parce que le public africain la considère peu pertinente pour leur réalité quotidienne 18 � L’écrivaine nigériane identifie un autre problème qui est celui des attitudes (néo)coloniales envers les littératures africaine et caribéenne en général� Sylvestre Amoussou confirme ce constat en parlant de ses difficultés d’intéresser des producteurs français à ses films spéculatifs Africa Paradis et L’Orage africain-: «-Quand je dépose mon dossier dans les institutions classiques, ils trouvent que ce n’est pas le genre de films qu’ils ont envie de voir� Ils préfèrent voir des films sur le misérabilisme en Afrique et tout cela-» 19 � Okorafor poursuit que, dans le champ littéraire, c’est encore souvent l’Occident qui détermine ce qui constitue la «-grande-» littérature africaine 20 � L’auteur grenadien Tobias Buckell rapproche la situation de la science-fiction sur le continent africain à celle dans les Caraïbes� Afin de faire accepter le genre au public caribéen et aux éditeurs, il dit-: «-I want to be so good that eventually they can’t ignore me-» 21 � La présente collection d’articles a pour objectif d’explorer toute la richesse d’un corpus sciencefictionnel original et diversifié, non seulement d’un point de vue thématique mais aussi géographique et méthodologique� Les contributions portent ainsi sur les œuvres d’auteurs africains, antillais, européens et nord-américains� Le numéro s’ouvre sur l’article de Simon Bréan (p�- 15-31) qui reprend et modifie l’idée du macro-text formulée par Damien Broderick� Bréan applique le «- macro-texte- » aux «- espaces éditoriaux et culturels où l’intertextualité de la science-fiction entre en résonance de manière spécifique- »� Son analyse de cinq romans ultracontemporains les situe dans un contexte de tension politique qui s’exprime par 17 Nnedi Okorafor, «-Is Africa Ready for Science Fiction? -»,-Nnedi’s Wahala Zone Blog, le 12 août 2009, https: / / nnedi�blogspot�com/ 2009/ ? view=classic� 18 Ibid� 19 Siegfried Forster, «- ‘L’Orage africain’- : Sylvestre Amoussou veut ‘montrer l’autre Afrique’- », RFI Afrique, le 5 mars 2017, www�rfi�fr/ afrique/ 20170305-orage-africain-sylvestre-amoussou-montrer-autre-afrique� 20 Okorafor, 2009� 21 Okorafor, 2009� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 10 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) la tendance de la SF française d’absorber des éléments de la fantasy� Cette transgénéricité souligne «- la rupture avec un réel contemporain auquel il s’agit plutôt d’échapper que de faire face-»� Les œuvres écrites par Roland C� Wagner, Laurent Genefort, L� L� Kloetzer, Sabrina Calvo et Alain Damasio se servent toutes d’une structure polyphonique qui privilégie des personnages humbles ou marginaux au lieu des héros classiques� Ils partagent, par ailleurs, une polytextualité dans leur registre de pseudo-documentaire� Bréan examine l’évolution de la science-fiction française et la façon dont elle s’adapte aux grandes questions et courants actuels� Enfin, il démontre qu’elle nous amène à réfléchir au rôle de la culture dans notre société plutôt qu’à des questions technoscientifiques� Christina Lord (p�-33-50) nous introduit au monde post-exotique et posthumain de l’écrivain français Antoine Volodine� Son roman Des Anges mineurs (1999), composé de 49 narrats ou histoires distinctes qui représentent «-les traumatismes physiques et psychologiques subis par l’humanité dans un XX e siècle post-auschwitzien et post-totalitaire-», déploie une société en plein effondrement afin de mettre en question le progrès infini, la notion d’humain et sa supériorité aux autres organismes� L’intrigue s’articule autour du traumatisme infligé par les barbarismes de l’humanité tout en critiquant l’exploitation d’autrui par le système capitaliste� Selon Volodine, le post-exotisme désigne un «-style paralittéraire qui n’appartient ni à la littérature générale de langue française ni à la science-fiction� Le post-exotisme déploie d’abord un monde d’incarcération en évoquant des cellules, des goulags ou des asiles psychiatriques-»� Le posthumanisme, lié au post-exotisme volodinien, envisage, quant à lui, «- un monde qui déconstruit les frontières strictes entre les dichotomies ontologiques comme l’humain et le non-humain, l’homme et la femme, l’organique et l’inorganique� Ce monde se caractérise par les passages entre catégories et l’hybridité-»� Dans cette perspective, Volodine peuple son univers imaginaire d’humains déshumanisés, d’animaux humanisés, de cyborgs et d’extraterrestres dévoilant de la sorte qu’un monde futur doit donner lieu à plus de diversité- ; bref «-il faut détruire et déconstruire pour reconstruire-»� Lord démontre, enfin, comment Volodine transpose ces préoccupations en littérature par des éléments stylistiques incluant la polyphonie, la fragmentation de la narration et la mémoire compromise� Nicholas Serruys (p�- 51-66) se penche sur l’esthétique décidément postmoderne du roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter de l’écrivain québécois Jean-Pierre April� Ce texte, à la fois fragmentaire, non-linéaire, métafictionnel et autoréflexif déboussole autant les personnages que les lecteurs� Sa forme expérimentale amène Serruys à le rapprocher des tableaux de l’artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher� Les Voyages thanatologiques de Yan Malter porte sur un écrivain-personnage dont le duplicata neuronal a été DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 11 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) encodé et qui est propulsé un siècle en avant dans un monde qui ressemble à l’univers de ses romans� Sa fille Mira, adoptant le nom d’un des personnages de Malter, se rend à sa recherche pour le ramener au présent� Le roman expose un futur où les humains disparaissent afin de faire place à des rats mutants� Ces derniers ont ingéré les gélules neuronales qui contiennent les connaissances de l’humanité� Serruys s’interroge sur les stratégies d’écriture d’April qui brouillent la frontière séparant le simulacre du réel, et ceci autant au sein de la diégèse qu’au niveau extratextuel, à savoir entre la biographie de l’auteur et son œuvre� La lecture du roman propose à faire sens de la structure emboîtée et de l’écriture éclatée d’April afin de mieux apprécier son portrait de la post-humanité� Le posthumanisme est un thème clé dans la pièce de théâtre de Fabrice Hadjadj, Jeanne et les posthumains ou le sexe de l’ange (2014), dont l’intrigue gravite autour d’une société future et dystopique nommée «-DéMo-» (la Démocratie mondiale)� Brian Sudlow (p�-67-85) la qualifie de «-conte sciencefictionnel multiforme où les technologies de l’avenir, le drame bioéthique, et les ambitions d’un techno-totalitarisme impitoyable s’entrechoquent de façon centripète et presque inclassable- »� La pièce représente une certaine méfiance envers la dépendance à la technologie, une critique qui, selon Sudlow, s’inscrit dans une filiation française de technophobie tangible dans l’œuvre de Jules Verne, René Barjavel et Gustave Thibon� Pourtant, dans la préface de sa pièce, Hadjadj, écrivain, musicien et philosophe catholique, observe que la science-fiction est aujourd’hui obsolète, pas pour des raisons d’hostilité mais en raison de l’effacement progressif des frontières entre les genres� Sudlow propose, à la suite d’entretiens avec le dramaturge, que le merveilleux et le merveilleux scientifique sont les points d’appui pour interpréter ce monde car la vision hadjadjienne de l’avenir ne dépend pas du potentiel de la technologie et de la science mais de l’humanité elle-même� Participant à l’ouverture du champ sciencefictionnel vers le mode merveilleux, Sébastien Sacré (p�- 87-100) analyse le lien entre l’émergence, en littérature, d’une identité proprement antillaise et les représentations d’un monde parallèle habité par les morts et les esprits� Son corpus comprend les romans de Simone Schwarz-Bart, Gisèle Pineau, Patrick Chamoiseau et d’autres auteurs de la Caraïbe� Selon Maximilien Laroche, le réalisme merveilleux «-superpose deux lieux-: l’un merveilleux qui est situé outre-tombe et l’autre, réel, qui est logé ici-bas, dans le monde que nous connaissons� Ce décor comporte une dimension temporelle par le fait même d’avoir la mort pour séparation- » 22 � L’étude de Sacré sonde les diverses interactions entre le surnaturel et le réel qui permettent aux personnages d’échapper 22 Maximilien Laroche, La Découverte de l’Amérique par les Américains, Essais de littérature comparée, Sainte Foy, GRELCA, 1980, p� 163 (cité par Sacré)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 12 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) à la géographie circonscrite de l’île et au système esclavagiste ou, s’ils sont nés en Afrique, «- de voyager dans l’espace et le temps jusqu’aux origines historiques et identitaires de tout un peuple-»� � Or, pour les Antillais nés dans l’île, un retour vers la terre ancestrale est impossible� Une fois trépassés, ils ne peuvent pas traverser l’océan� Par conséquent, les romans réalistes merveilleux à l’étude font coexister deux mondes dans l’île même, ancrant de la sorte l’identité antillaise non pas dans un ailleurs lointain mais in situ� Sacré avance alors que quoique l’Afrique représente toujours «-l’origine ancestrale des peuples nés de l’esclavage-», elle n’est plus «-la source de leur identité caribéenne, plus hétérogène et ouverte sur le monde et l’avenir-»� Isaac Joslin (p�-101-118), quant à lui, propose une lecture de trois romans d’Afrique francophone- à la lumière d’une pensée afrofuturiste- : La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, Le Royaume aveugle de Véronique Tadjo et 2084 de Boualem Sansal� Prenant acte de la stricte séparation du fantastique et de la science-fiction imposée par la critique occidentale, il appelle à une redéfinition plus large, voire transgénérique, des deux genres: «- La science-fiction a été originellement considérée comme un genre littéraire occidental, car à la base il s’appuie sur un récit de progrès technologique issu de la révolution industrielle en Europe et invente donc des futurs selon ses propres critères culturels- »� À la lumière des écrits d’Achille Mbembe et de Felwine Sarr sur le futur en terre africaine, Joslin argue que, dans les textes sélectionnés, les savoirs scientifiques, la technologie et la notion de progrès s’inscrivent dans un contexte culturel qui nous invite à appréhender la science-fiction d’une perspective proprement africaine� Il identifie les thèmes et les stratégies d’écriture propres aux littératures franco-africaines, comme la multiplication des voix narratives, la narration non-linéaire du récit ou encore la mise en scène d’espaces du futur qui expriment à la fois l’appartenance au genre sciencefictionnel et son dépassement� Jason Hartford (p�-119-134) s’interroge sur la représentation de l’anthropocène dans le cinéma belge francophone, plus précisément dans Le Tout Nouveau Testament (2015) du réalisateur Jaco Van Dormael� Le film s’inscrit dans la lignée surréaliste belge, et sa «- présentation des effets, surtout la mise-en-scène explicite de leur qualité de fabrications, fait contraste avec l’hyperréel connu des effets dans les médias contemporains- »� Hartford suggère que cette comédie noire axée sur le désastre affiche des similarités inattendues avec le zombie cinéma dont le leitmotiv est la perte de l’agentivité individuelle - une préoccupation du post-humanisme� Le Tout Nouveau Testament fait allusion au passé colonisateur du pays ainsi qu’à la situation des langues utilisées en Belgique� Dans cet article, se cristallisent également les aspects problématiques du film, voire la présence d’un pouvoir social plutôt mâle� À travers ce film, Hartford démontre que l’imaginaire continue à servir de véhicule privilégié de la critique socio-politique� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 13 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) L’anthropocène est aussi un élément majeur du roman Sans l’Orang-outan (2007) d’Éric Chevillard qui dramatise les conséquences insoupçonnées de l’extinction de l’orang-outan non seulement pour l’écosystème mais aussi pour l’humanité� Tessa Sermet (p�- 135-151) note que l’écrivain «- mène un exercice à la fois poétique, philosophique et éthique- »� Le roman, qui appartient à la tradition dystopique et apocalyptique, souligne la relation intimement anthropocentrique que nous entretenons avec les espèces animales qui partagent notre planète� Dans le sillage d’Aldous Huxley, Pierre Boulle et Will Self, Sans l’Orang-outan renverse l’ordre humain-singe� Sermet constate que même si l’on peut évoquer le posthumanisme, l’ouvrage résiste toute catégorisation de postanthropocentriste, mettant plutôt en évidence l’opposition entre évolution et involution� Chevillard représente le dernier orang-outan, Bagus, sous un aspect christologique� De fait, le roman évoque autant l’ancien testament dans ses maintes allusions au livre de la Genèse que le nouveau testament� Les allégories bibliques permettent à l’auteur non seulement de critiquer une interprétation providentielle et utilitariste de la Nature mais aussi de mettre en scène «-la tension entre humanisme et posthumanisme en jouant avec les tropes de la science-fiction-»� Ce numéro spécial est dédié à la science-fiction en langue française plutôt qu’à la science-fiction française afin de tenir compte des expressions variées et complexes à travers la francophonie� Force est de constater que, malgré les différences, les contributions convergent vers un point commun� Il s’agit de défier toute définition rigide pour repenser le genre sciencefictionnel� Les auteurs proposent ainsi d’ouvrir le champ vers le merveilleux et le fantastique tout en atténuant l’importance que certains chercheurs confèrent à l’aspect technologique et scientifique de la SF� Plus qu’imiter les conventions génériques, les œuvres à l’étude les dépassent et les transforment à leur tour� Dans un certain sens, ils désobéissent à leur genre, pour reprendre les mots de Todorov 23 � Jean-Marie Schaeffer affirme que «-tout texte modifie ‘son’ genre-» 24 � Dès que surgit un nouveau texte, il n’appartient pas au genre tel que défini antérieurement� Ceci signifie que «-le modèle générique textuel n’est jamais (…) identique au modèle générique rétrospectif-»� Les analyses rassemblées ici soulignent le caractère dynamique des textes qui renouvellent les modèles prescrits� Enfin, contrairement à l’énoncé de James Gunn, mis en exergue à cette introduction, ce numéro invite à lire la SF non pas par rapport un centre - qu’il soit géographique ou générique - mais en jouissant des écritures indisciplinées et connections transversales qui 23 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p� 45� 24 Jean-Marie Schaeffer, «-Du Texte au genre� Notes sur la problématique générique-», dans Gérard Genette et al� (dir�), Théories des genres, Paris, Seuil, 1986, p� 197� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 14 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sont spéculatives de nos réalités et projections spatio-temporelles, en tant qu’humains� * Nous tenons à remercier tous les contributeurs à ce numéro spécial ainsi que Rainier Zaiser de son soutien professionnel apporté à ce projet� Nous sommes reconnaissants de l’aide éditorial et la lecture fournie par Ousmane Diop� Nous sommes redevables à une bourse de la «- Research Excellence Initiative-» de l’université du Kansas pour la préparation de ce numéro� Finalement, nous voulons remercier notre chef de section, Bruce Hayes, ainsi que notre département pour l’encouragement et l’assistance qu’ils nous ont apportés� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Dissonance et harmonies culturelles : la mise en crise des sociétés dans la sciencefiction française contemporaine (2010-2019) Simon Bréan Sorbonne Université Au sein de l’intertextualité générique de la science-fiction - ce que Damien Broderick désigne comme son mega-text 1 - il est possible de distinguer des modalités de mise en réseau des images et des idées de SF qui suivent des logiques essentiellement locales� J’ai proposé de dénommer «-macro-textes-» les espaces éditoriaux et culturels où l’intertextualité de la science-fiction entre en résonance de manière spécifique 2 � Dans le cadre de ces macrotextes, il est possible de cerner des paradigmes dominants, phénomène émergent et transitoire� Un paradigme dominant correspond pendant un temps donné à ce que signifie «- science-fiction- » pour un domaine culturel, influant sur la création comme sur le choix des textes traduits� Cette notion permet de rendre compte des spécificités de chaque domaine, qu’il soit étatsunien, britannique, français ou encore québécois, en fonction des interactions entre œuvres importées et œuvres locales, et non uniquement à partir d’une histoire littéraire s’écrivant aux États-Unis� S’interroger sur les tendances contemporaines de la science-fiction française, c’est en somme chercher à formuler l’état actuel de son paradigme dominant, et ce sera l’un des objectifs de cet article� Les métamorphoses du paradigme dominant français entre 1950 et 2000 ont déjà fait l’objet d’études précises 3 -: d’abord centré sur les aventures spatiales (pendant les années 1950), puis sur les confrontations avec des civilisations et des cultures extraterrestres (années 1960), le modèle central de la science-fiction française a connu une inflexion décisive pendant les années 1970, autour de thématiques de résistance à une réalité oppressive, qui a porté le succès d’une science-fiction alors en conjonction avec les interrogations sociétales d’après 1968 4 � Il s’est ensuite réorienté vers une forme de ca- 1 Damien Broderick, Reading by Starlight-: Postmodern Science Fiction, Londres, Routledge, 1995, p� xiii� 2 Simon Bréan, La Science-fiction en France, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2012, p� 358-381� 3 Pour cette période, voir La Science-Fiction en France, op. cit.� 4 Voir Jean-Guillaume Lanuque, «-Mai 68 et la science-fiction française-: naissance d’une littérature révolutionnaire-? -», Dissidences, 4, «-Mai 68, Monde de la culture DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 16 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) tastrophisme post-apocalyptique 5 (années 1980), auquel a répondu l’espoir renouvelé d’un «-New Space Opera-» à la française, neutralisant les angoisses de la période précédente tout en faisant pièce aux interrogations posées par une possible «-fin de l’Histoire-» 6 (années 1990)� Loin de conditionner l’écriture selon une logique programmatique, le paradigme dominant d’un pays correspond plutôt à une sorte d’«-air du temps-», qui reflète et accompagne les évolutions de ce que signifie la science-fiction à une époque particulière� Il est déterminé aussi bien en réaction à ce qui l’a précédé - évolution dans la continuité, ou contrepied systématique - qu’en rapport avec les questionnements techniques, politiques et sociaux du pays dans lequel il se manifeste� Tâcher d’identifier ce type de tendance pour une science-fiction nationale revient donc aussi à s’efforcer de comprendre en quoi se vérifie l’un des lieux communs sur la SF, à savoir que ses représentations - du futur, d’autres espaces, d’autres temps - renvoient toujours à une forme d’hic et nunc-: non pas tant établir une persistance du réel dans l’imaginaire, mais bien s’interroger sur les modalités d’anamorphose que les écrivains d’une période et d’une communauté particulières mettent en place� La réflexion du présent article doit porter sur les tendances ultracontemporaines de la science-fiction française-: les années 2010� J’ai retenu à cette fin cinq romans, ayant reçu de nombreux prix et bénéficié d’une couverture médiatique considérable, tout en étant salués pour leurs qualités esthétiques-: Rêves de Gloire (2011) de Roland C� Wagner, Points chauds (2012) de Laurent Genefort, Anamnèse de Lady Star (2013) de L� L� Kloetzer, Toxoplasma (2018) de Sabrina Calvo, et enfin Les Furtifs (2019) d’Alain Damasio 7 � S’il n’est évidemment pas garanti que ces œuvres entreront dans le patrimoine français de la science-fiction, leur empreinte actuelle correspond bien à l’objectif de cerner un «-air du temps-»� Avant d’envisager une caractérisation de ce modèle actuel, il est nécessaire de le cerner par rapport à quoi il se et acteurs sociaux dans la contestation-» (2008), p� 132-149� 5 Jean-Guillaume- Lanuque, «- La science-fiction française face au ‘grand cauchemar des années 1980’-: une lecture politique, 1981-1993-»,-ReS Futurae, 3 (2013), http: / / journals�openedition�org/ resf/ 430; DOI-: 10�4000/ resf�430� 6 Simon- Bréan, «- Histoires du futur et fin de l’Histoire dans la science-fiction française des années 1990- »,- ReS Futurae, 3- (2013), http: / / journals�openedition� org/ resf/ 452; DOI-: 10�4000/ resf�452� 7 Roland C� Wagner, Rêves de Gloire, Nantes, L’Atalante, 2011� Laurent Genefort, Points chauds, Paris, Le Livre de Poche, 2014� L� L� Kloetzer, Anamnèse de Lady Star, Paris, Denoël, 2013� Sabrina Calvo, Toxoplasma, Paris, La Volte, 2018� Alain Damasio, Les Furtifs, Paris, La Volte, 2019� L’inclusion de ce dernier roman, alors qu’il vient de paraître, se justifie en raison de l’effet d’attente que sa publication, retardée pendant toute la décennie, a pu engendrer, et que son auteur a entretenu en tenant des discours sur son œuvre, et en en distillant des reflets dans des nouvelles� DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 17 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Dissonance et harmonies culturelles détermine, donc avant tout ce qui l’a précédé� La science-fiction française des années 2000 a été publiée dans un contexte bien connu de tension - un marché globalement en repli - et de tentation de dilution dans un grand ensemble formé avec diverses modalités de fantasy, littérature s’imposant alors sur le marché français jusqu’à presque inverser le rapport hiérarchique jusque-là établi - qui faisait de la fantasy pour les lecteurs français un sousgenre mineur de la science-fiction� Les années 2000 correspondent ainsi à une période de remise en cause de la science-fiction, dont la plupart des récits renvoient à une esthétique de la séparation et de la dislocation, se manifestant dans une pratique accrue de l’uchronie, de l’utopie/ dystopie et du cadre spatio-temporel coupant la référence avec le monde contemporain 8 � Même si certains récits marquent encore nettement le lien avec la pratique anticipatrice de la science-fiction 9 , les écrivains français s’emploient volontiers à redistribuer les éléments du réel de manière ludique, en accentuant la rupture avec un réel contemporain auquel il s’agit plutôt d’échapper que de faire face� Selon une inflexion progressive de cette posture, les œuvres que je propose d’étudier pour les années 2010 marquent à la fois un prolongement de cette logique d’éclatement, puis de recomposition, et une manière de motiver à neuf l’interrogation précise du réel contemporain 10 � La mise en crise de nos sociétés actuelles se fait de façon explicite, et non plus par le biais d’un décrochage temporel ou spatial majeur-: elle s’exprime au travers de questions culturelles, mettant en jeu des choix politiques et des modes de vie� À cette déstabilisation concertée de nos repères sociaux répond une résistance avant tout idéologique, manière de proposer des prises de conscience devant les défis posés par les pressions sociales, écologiques, économiques du monde actuel� Pour ce faire, les cinq romans considérés emploient des dispositifs narratifs qui, pour être distincts entre eux, font tous appel à une forme de polyphonie, qui donne le plus souvent la parole 8 Pour l’uchronie, voir notamment-: la trilogie de La Lune seule le sait (2000-2007) de Johan Héliot-; La Vénus anatomique (2004) de Xavier Mauméjean-; Le Déchronologue (2009) de Stéphane Beauverger-; Tancrède (2009) d’Ugo Bellagamba� Pour l’utopie-: La Cité du Soleil (2003) d’Ugo Bellagamba, Pollen (2002) de Joëlle Wintrebert, Structura Maxima (2003) d’Olivier Paquet et La Zone du dehors (2007) d’Alain Damasio� Pour les récits coupés de notre cadre spatio-temporel-: la série Omale de Laurent Genefort-; La Horde du Contrevent (2004) d’Alain Damasio� 9 Pour le courant anticipateur, on peut consulter Le Goût de l’immortalité (2005) de Catherine Dufour, La Saison des singes (2007) de Sylvie Denis, Lothar Blues (2008) de Philippe Curval ou Plaguers (2010) de Jeanne-A Debats� 10 Qu’il s’agisse d’une inflexion plutôt que d’une rupture n’est guère étonnant si l’on constate que ces œuvres récompensées et faisant l’objet de succès critiques et en partie éditoriaux sont le fait d’écrivains dont la position dans le champ est déjà bien établie depuis les années 1990 et 2000� DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 18 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) à des humbles, voire des oubliés, en tout cas pas à des héros au sens fort du terme� À ces polyphonies s’ajoutent également des formes de polytextualité faisant intervenir des artefacts science-fictionnels, ces objets sémiotiques se donnant comme originaires d’un état alternatif de notre monde, selon une modalité pseudo-documentaire qui fait reposer sur le lecteur une activité inférentielle accrue 11 � Polyphonie et polytextualité donnent ainsi corps à un certain rapport au monde, aussi bien constat de difficultés majeures - l’éparpillement des données, la difficulté de penser l’histoire et le passé, l’ambivalence de la position individuelle dans un monde globalisé, mais pluriel - qu’amorce de réponse, en mettant en perspective la circulation des idées et des personnes, la constitution de cultures plurielles et la lutte pour solder les comptes avec un passé problématique 12 � Créant au fil de la lecture une harmonie à partir de récits dissociés, voire dissonants, ces romans entrelacent questions scientifiques et enjeux culturels pour donner à voir des manières d’habiter notre présent en esthètes, et ainsi affronter franchement l’un des défis de nos sociétés contemporaines, à savoir donner sens à un monde transformé par les usages techniques d’un libéralisme économique paradoxalement hanté par une pulsion de contrôle des individus� Pour étudier de quelle manière ces cinq romans français contemporains imposent leurs récits d’affirmations culturelles paradoxales, j’établirai 11 Concernant les artefacts science-fictionnels, voir Richard Saint-Gelais,-L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene, «-Littératures-», 1999-; Simon Bréan, «- Des états fictionnels superposés ? Virtualités des artefacts narratifs de la science-fiction-», Revue Critique de Fixxion contemporaine, numéro spécial «- Fiction et virtualité- », 9 (2014), p� 87-99, http: / / www�revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine�org/ rcffc/ article/ view/ fx09� 08� 12 Le recours à ces dispositifs n’est pas en soi original-: ils font partie de l’arsenal de la science-fiction, et un écrivain comme John Brunner leur a donné une portée considérable pendant les années 1960-1970 (voir Irène Langlet, La Science-fiction, lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006)� Néanmoins, la réactivation de ce type de dispositif, ainsi que la convergence de ses usages par les auteurs présentés ici, semblent en soi significatifs d’une tendance de fond, une stratégie pseudo-documentaire à l’œuvre aussi dans les récits de fantasy et réalistes contemporains en France� Par ailleurs, une enquête plus générale pourrait être engagée pour vérifier la prévalence actuelle de la polyphonie et de la polytextualité dans la science-fiction anglophone, au service d’une réflexion sur la société-: des convergences et des comparaisons pourraient sans doute être fécondes, avec les récits panoramiques de Kim Stanley Robinson, les récits centrés sur les expériences humaines de Becky Chambers, ou encore les modalisations plus intimes de Jo Walton - qui ont en commun avec les romans français ici étudiés de se concentrer sur des trajectoires individuelles relativement obscures, loin des grandes fresques épiques qui triomphent en parallèle, notamment dans les itérations du Space Opera depuis Hypérion� DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 19 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) d’abord en quoi leurs dispositifs narratifs manifestent les troubles profonds de sociétés où résonnent des enjeux propres à nos réalités contemporaines, selon deux pôles complémentaires, les crises et les revendications politiques alternatives� Parmi les crises, il est aisé de reconnaître les conflits et frictions confessionnelles, les refus de reconnaissance des autres, ou encore les catastrophes migratoires dues aux guerres� Les revendications politiques couvrent un large spectre, du Printemps arabe aux «- gilets jaunes- », en passant par les revendications écologiques et libertaires des «-Zones à défendre-» (ZAD) et par les mouvements citoyens tels que «-Nuit Debout-»� Il ne s’agit pas de traquer dans les textes des «-transpositions-», qui seraient d’ailleurs souvent anachroniques, ou des «-anticipations-», mais simplement de constater que la mise en récit fait apparaître des points saillants de la réalité contemporaine, dans la mesure où, comme le théorise Gérard Klein, les écrivains de science-fiction se font les porte-parole d’une forme de «-subjectivité collective-», portant les angoisses et les espoirs de leurs générations 13 � Je tâcherai ensuite d’identifier les caractéristiques communes de ce qui pourrait bien former le paradigme dominant de la science-fiction française contemporaine-: la mise en valeur d’un rapport foncièrement esthétique au monde, qui réinvestit de sens des objets techniques apparemment mineurs et des produits culturels de second rang, qui forment le liant d’une culture transcendant les frontières et ouvrant vers la promesse d’un nouvel humanisme� D’une manière qui tranche assez nettement avec les années 2000, ces récits proposent une forme de résolution des crises qu’ils représentent, activant ce qu’Alexandre Gefen ou Émilie Notéris désignent comme une fonction «- réparatrice- » de la fiction, dans le sens d’une remédiation thérapeutique pour le premier, d’une forme de contestation du réel pour la seconde 14 -; fonction réparatrice, ou peut-être plutôt «-travail épique-», pour reprendre un concept de Florence Goyet-: susciter «-une nouvelle configuration, et des solutions vraiment viables aux problèmes de l’heure-» 15 � 13 Gérard Klein, Trames et Moirés (1986), Nice, Éditions du Somnium, 2009� «- À la traditionnelle question-: que peut la littérature-? , on peut désormais répondre qu’elle permet aux S� C� [Subjectivités collectives] et donc aux groupes sociaux - à leur insu - d’exister et de communiquer de manière généralisée�-» (p� 53)� 14 Alexandre Gefen, Réparer le monde-: la littérature française face au XXI e siècle, Paris, Corti, 2017� Émilie Notéris, La Fiction réparatrice, Paris, Supernova, 2017� 15 Florence Goyet,-Penser sans concepts-: fonctions de l’épopée guerrière, Paris, Champion, 2006, p�-539� Pour un examen approfondi de l’application de cette idée à un corpus de science-fiction-: Simon Bréan, «-Le ‘travail épique’ de la science-fiction-: les histoires du futur de Laurent Genefort- », Revue Critique de Fixxion contemporaine, numéro spécial «-Époque épique-», n� 14, p� 82-94, juin 2017, URL-: -http: / / www�revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine�org/ rcffc/ article/ view/ fx14� 09� Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 20 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Une réalité diffractée : représenter la crise La multiplicité des points de vue, inscrite d’emblée dans les dispositifs polyphoniques adoptés pour chacun de ces cinq romans, est significative d’une attention portée à la complexité d’une situation socio-politique, qu’il s’agit de faire ressentir bien plus que de la résoudre� En effet, le ou les problèmes au cœur de ces intrigues apparemment dispersées ne sont jamais vraiment les enjeux cruciaux des réalités que les récits donnent à voir- : quêtes mineures, individuelles, secrètes, elles s’articulent pourtant aux questions essentielles travaillant au plus profond des sociétés en crise� Les dispositifs polyphoniques et polytextuels permettent dès lors de rendre commensurables ces ordres de grandeur, en faisant dialoguer temps brefs de l’action ou de l’instant intime et temps longs de l’histoire ou du passé recomposé, en rapprochant par l’acte même de la lecture des espaces qui s’ignorent, en livrant au lecteur des documents à interpréter, artefacts science-fictionnels où traquer les représentations et les cadres culturels de ces sociétés-: autant de manières de libérer le regard, de simuler les modalités d’interrogation du réel pour susciter une manière d’interroger notre propre présent� Le propos et l’intrigue de chacun de ces romans sont très distincts- : les stratégies narratives qu’ils déploient varient de même, avec pour point commun essentiel de proposer une division du récit, par alternance ou succession, qui donne la parole à plusieurs personnages dont les points de vue, les informations et les trajectoires personnelles valent moins par leurs éventuelles convergences intradiégétiques que par l’association et l’interprétation que permet la lecture� Le dispositif le plus complexe à cet égard est celui que met en place Roland C� Wagner dans son uchronie, Rêves de Gloire. Ce récit choral donne à lire les discours intérieurs de nombreux personnages cherchant leur place dans une Alger devenue un phare de la contre-culture, suivant une version alternative de la décolonisation française où cette ville est devenue une cité-État, indépendante tant vis-à-vis de l’ancienne métropole que de l’Algérie� Wagner efface la plupart des marqueurs temporels, alors que d’une page à l’autre des écarts de plusieurs décennies peuvent intervenir, créant des effets de contraste, inscrivant dans un passé révolu pour l’un ce qui est d’une urgence vitale pour l’autre, à l’instar des périodes révolutionnaires, matière vivante sur une page, matériau historique à la suivante� Le récit ne livre que très peu de noms propres-: il s’agit avant tout de faire entendre des voix, de faire résonner chaque époque pour en donner à ressentir la singularité, chaque fil temporel et individuel contribuant à tisser la trame de l’histoire algéroise� À ces points de vue individuels viennent s’ajouter des «-extraits-», fragments d’essais politiques, de livres d’histoire, ou plus frappant encore, notices encyclopédiques retraçant les carrières de groupes musicaux n’ayant jamais existé-: dans le roman, la musique sert de DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 21 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) fil rouge culturel, suggérant un potentiel artistique considérable dans les possibles de l’Histoire� Ces fragments interagissent à différents niveaux avec les segments narratifs-: échos de références citées par les personnages, points de repère historiques sur les degrés de libéralisme politique d’Alger, voire même construction autonome de certains personnages, comme Dieudonné Laviolette, sorte de Jimmy Hendricks français, dont la trajectoire croise celle de plusieurs protagonistes avant d’être résumée dans une notice complète� Aucun ouvrage sur le rock psychodélique français ne saurait être complet sans un article sur le fabuleux guitariste qui a connu un succès à l’échelle européenne avant de disparaître prématurément en 1969� (…) Pour son troisième trente-trois tours, Dieudonné Laviolette décide d’enregistrer avec tous les musiciens qui auront envie de passer au studio� (…) il s’agit sans doute du meilleur témoignage de ce à quoi pouvaient ressembler les bœufs vautriens� Cette fois, les thèmes vont et viennent dans une ambiance mystique très prononcée� Les paroles cryptiques renforcent l’impression de profonde spiritualité qui se dégage de ce disque fascinant-: «-Sur l’océan du ciel / Il est temps de nous décider / À inventer un avenir / Le train avance / Nous allons le rater / Le train de la réalité-» 16 � Dieudonné Laviolette n’est pas une figure fictionnelle de plus-: c’est une référence culturelle que nous nous approprions, selon une modalité métaleptique qui associe lecteur et personnages� «-Le train de la réalité-» - titre d’un recueil de nouvelles de R� C� Wagner situées dans le même univers (2012) - est une expression récurrente, où se résume l’essentiel de l’expérience algéroise- : vivre un rêve et des ambitions qui acquièrent toute la consistance du réel� Écrite antérieurement au déclenchement du Printemps Arabe (décembre 2010), cette uchronie reflète les inquiétudes et le potentiel de revendication politico-culturel de l’Afrique du Nord- : elle interroge la manière dont pourrait se résoudre harmonieusement la tension entre un passé colonial qui a encore du mal à passer et de nouvelles formes politiques adéquates aux aspirations des peuples� Points chauds, de Laurent Genefort, fait alterner les témoignages d’individus ordinaires faisant chacun l’expérience de leur propre rencontre du troisième type, dans une Terre devenue un lieu de passage, permettant des déplacements migratoires extraterrestres� Là encore, l’écriture du récit s’est déroulée alors que l’essentiel de la crise migratoire ayant affecté Moyen- Orient et Europe restait encore à venir (prémisses dès 2011, mais pic majeur en 2015-2016)-: la modélisation fictionnelle que propose Laurent Genefort renvoie à des questions récurrentes, qui commençaient alors à marquer 16 Roland C� Wagner, Rêves de Gloire, op. cit., p� 530-; 533-534� Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 22 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) les esprits en France� Un soldat de la force d’interposition Rempart, Leo, constate à quelles extrémités la seule présence d’extraterrestres peut pousser des êtres humains� Un ancien chasseur nénètse entreprend de conduire et de protéger des aliens aux allures de rennes, en transhumance entre deux points de la Sibérie� Un scientifique, Raji, choisit entre un mensonge permettant d’obtenir des informations d’êtres amicaux, les Corcovados, et la vérité leur permettant d’accomplir un pèlerinage à la fois artistique et reproductif� Une travailleuse humanitaire, Camilla, va jusqu’à transgresser son éthique et celle du peuple Shaytan, victime d’un génocide, pour permettre à leurs enfants d’accomplir leur voyage� Si l’identité et la temporalité de chaque témoignage sont ici clairement déterminés, le cadre individuel de leurs histoires vaut moins en lui-même que par la proximité avec les autres récits� Au sein de la mosaïque des expériences apparaît une révélation générale, que chaque témoignage vient renforcer et nourrir de détails concrets-: la rencontre avec l’autre est un révélateur des valeurs que chaque personnage est prêt à défendre, selon un schéma répété avec de subtiles variations, allant de la simple prise de contact à l’acceptation intime de l’altérité, au prix d’un moment de résolution dramatique� Ces deux récits font varier l’ancrage spatio-temporel de leurs lignes narratives de manière à produire, dans une tension paradoxale, à la fois des effets d’écart - puisque les individus ne se croisent jamais, et mènent des existences qui ne sont, à cet égard, représentatives que d’elles-mêmes - et des effets de convergence, dans la mesure où les échos et les reprises que le lecteur est à même d’identifier suggèrent une structure d’ensemble, un sens que lui seul peut reconstituer� Wagner et Genefort déploient chacun à leur manière cette esthétique du fragment- : le second laisse jouer les ellipses entre les récits, confiant au lecteur le soin de recomposer un sens global, tandis que le premier propose une quête en trompe-l’œil, celle d’un mystérieux vinyle pressé à la grande époque de la contre-culture algéroise, mais dont les rares possesseurs meurent assassinés-: le collectionneur qui se passionne pour cette énigme rencontre des indices qu’il n’est pas à même d’interpréter, mais où le lecteur reconnaît des épisodes et des anecdotes d’autres lignes narratives riches en enjeux culturels et politiques- ; le plus important, dès lors, n’est pas la résolution de ce mystère, que le personnage ne règle que partiellement, mais la concentration dans cet objet mythique de si nombreux fils historiques que chaque intrigue s’en trouve justifiée et renforcée par contrecoup- ; ce disque symbolise le potentiel de matérialité cohérente d’une version alternative de notre Histoire� La perception d’une épaisseur temporelle, d’un poids de l’Histoire et du passé, intervient dans les autres romans, mais en suivant une logique plus linéaire, quoiqu’elle exige du lecteur une même attention soutenue� Anamnèse de Lady Star, en particulier, thématise explicitement cette ambi- DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 23 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) tion d’anticiper un état possible de notre futur, mais aussi et surtout d’en faire sentir la constitution, la succession de strates temporelles que sont chacun des récits courts ponctuant son déroulement - en une sorte d’Histoire du futur reconstituée autour du parcours d’une criminelle de guerre en fuite� En effet, sur le modèle de la chasse aux nazis ayant eu lieu après la Seconde Guerre mondiale,- son récit cadre donne à voir la traque d’une sorte de mutante «-mémétique-», une «-Elohim-» dont la particularité est de n’exister qu’en fonction de la perception que d’autres ont d’elle-: elle a par conséquent de multiples noms, qui recouvrent des identités véritablement distinctes, mais sa désignation officielle est Nomen Rosae 17 �-Les récits enchâssés qui se succèdent correspondent dès lors à ses différentes manifestations, aux visages qu’elle a adoptés en fonction des individus avec lesquels elle a interagi� Néanmoins, loin de donner à voir de simples péripéties de l’ordre du thriller futuriste, le roman de L�-L� Kloetzer fait de chaque étape de cette traque l’occasion de saisir les tenants et aboutissants culturels qui marquent, d’une part, la conception de la terrible «-bombe iconique-» qui anéantit la majeure partie de l’humanité, et d’autre part les modalités d’une reconstruction après ce terrible cataclysme� Comme dans Rêves de Gloire et Points chauds, les textes qui nous sont donnés à lire valent autant, voire plus, par l’épaisseur d’expérience dont ils témoignent, que par les événements qu’ils rapportent- : ils prennent ainsi valeur de documents, à examiner comme vecteurs d’informations sur la société qui les a vus apparaître� Ainsi, le parcours du terroriste déclenchant la «-bombe iconique- », est livré sous forme d’enregistrement d’une parole brute� Cette confession provocatrice permet surtout de comprendre comment une telle catastrophe a pu se produire- : en écho à des thèses issues du Choc des civilisations de Samuel Huntington (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996), mais ayant surtout proliféré dans la société française dans le sillage du complotisme du «- grand remplacement-» popularisé par Renaud Camus, qui prophétise l’effondrement de la civilisation française sous la pression démographique de populations «-non européennes-» 18 , le discours du terroriste met au jour les motivations d’une frange d’extrême-droite de l’armée française engagée dans ce qu’elle prend 17 Cette désignation renvoie aussi bien au Nom de la Rose, d’Umberto Eco, articulant déjà enquête policière et traque sémiotique, qu’à l’intertexte médiéval des Romans de la Rose (Guillaume de Lorris, Jean de Meung), qui placent au centre de leur recherche une femme parfaite, idéalisée, où peut se reconnaître la figure ambiguë de l’Elohim de L� L� Kloetzer� 18 Renaud Camus, Le Grand Remplacement, Neuilly-sur-Seine, D� Reinharc, 2011� Parmi les textes faisant pièce à ce complotisme, on peut se référer à Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Ahmed Boubeker, Le Grand Repli, préface d'Achille Mbembe, postface de Benjamin Stora, Paris, La Découverte, 2015� Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 24 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pour une guerre de civilisation, ainsi que ses préjugés culturels foncièrement racistes, postulant une différence de nature entre les représentations prêtées aux «-blancs-» et aux «-non-blancs-»� Ayant à leur disposition un signe mortel, dont la vision provoque la mort cérébrale des êtres humains, les terroristes d’extrême-droite représentés par L� L� Kloetzer croient pouvoir l’employer de manière sélective� Néanmoins, cette «-bombe iconique-» se révèle fatale à tous ceux qui la contemplent, puis en transmettent l’empreinte à d’autres victimes� En donnant à son récit cadre la logique d’une enquête historico-judiciaire, L� L� Kloetzer oriente l’interprétation des textes qu’il livre, témoignages recueillis comme autant de pièces dans un dossier de police-: «-Il vous faudra de l’imagination� Il faudra vous plonger dans une époque qui est devenue largement étrangère à vos contemporains� Et pour moi, il faudra des preuves� Je veux être émerveillé, je veux être convaincu� Je veux la vérité�-» 19 Ces instructions d’un supérieur à l’enquêtrice réunissant récits et interprétations peuvent se lire aussi comme un programme de lecture� À l’instar des détectives identifiant des incohérences dans les témoignages, le lecteur doit voir dans ces artefacts science-fictionnels plus que ce qu’ils racontent - des sources d’information sur la société dont ils proviennent� Créer un effet d’époque, donner une matérialité à une société possible-: la multiplication des voix et des supports médiatiques (simulés) que permettent l’inclusion d’artefacts science-fictionnels est mise en place de manière variée dans ces romans- : sous forme de contrepoints non narratifs, comme dans la petite annonce d’- «- Emily- » cherchant une âme-sœur extraterrestre dans Points chauds 20 , ou dans les notices d’encyclopédie musicale de Rêves de Gloire, plus généralement en tant que récits ancrés dans un chronotope dont ils concentrent les enjeux, mais aussi de manière située, entrelacée avec un récit principal, selon la technique employée par Sabrina Calvo dans Toxoplasma� La «- Commune de Montréal- » que représente ce roman, plus encore que son modèle du XIX e siècle, peut être vue comme le prolongement fictionnel de revendications citoyennes alternatives telles qu’elles se sont exprimées dans des événements comme «-Nuit Debout-» 21 (avril-mai 2016) et les résistances actives des «- Zones à Défendre- » (ZAD), qui mettent en place une réappropriation en quelque sorte hétérotopique d’espaces menacés par des impératifs économiques 22 � Cette «-Commune de 19 L� L� Kloetzer, Anamanèse de Lady Star, op. cit., p� 117� 20 Laurent Genefort, Points chauds, op. cit., p� 163� 21 Le mouvement «- Nuit Debout- » a surtout consisté en l’occupation pacifique de lieux publics, transformés en espaces de débat et de dialogue entre citoyens, en quête de solutions politiques� Il a également été matérialisé en dehors de la France, notamment à Montréal, sans y atteindre la même ampleur� 22 L’exemple le plus fameux en France est la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2012- 2018)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 25 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Montréal-», résistant encore aux armées du Roy qui en fait le siège, doit son unité à une sorte d’anarchisme aussi bien culturel que social, dont l’expression majeure passe par la radio, diffusant une musique contestataire, mais aussi et surtout des spéculations philosophiques et politiques venant ponctuer le récit, suspendues dans des espaces textuels sans fonction précise, sinon de donner des indications sur l’état d’esprit des Montréalais, comme autant d’expression d’un air du temps que les personnages sont susceptibles de capter, et colorant leurs actes� À la fois manifestations sémiotiques de ce futur possible, et éléments de l’intrigue, ils signalent que les problèmes individuels des personnages, décidés à faire la lumière sur d’étranges phénomènes liés à un ancien hôpital psychiatrique, trouvent dans leur société des échos plus profonds� On dit que le grand soir n’existe pas, mais nous avons montré qu’une insurrection spontanée était possible, que nous n’avions pas peur de réclamer ce qui nous appartient - la rue. Malgré les guerres et les famines et le réchauffement et l’ego hypertrophié de nos leaders, nous avons prouvé qu’il existait encore une force qui nous dépasse. Nous avons prouvé que nous pouvions dépasser le militantisme Internet et la condescendance envers le système qui les autorise et contrôle. Cette force, c’est l’énergie de la vie et de la convergence des individus dans un torrent d’existence. (…) Nous avions juste besoin de prendre conscience, nous les arbres endormis, que nos racines s’entrelacent sous terre 23 . Manifeste verbal d’une révolution sans autre origine qu’un éveil intellectuel, ce passage entre aussi en résonance avec les actes des protagonistes - affronter le passé coupable de Montréal, pour fonder de nouvelles possibilités - comme avec leurs découvertes - la perception d’une réalité supplémentaire, d’un espace mental où la liberté de création et de désir permet d’espérer la réconciliation des êtres humains et de leur environnement� Les mécanismes de la polytextualité viennent ainsi renforcer ce qui est avant tout une polyphonie à géométrie variable, en ce sens que sous les voix suscitées dans ces récits se font aussi entendre les vibrations de toute une époque, le chœur implicite de tous ceux dont ils représentent l’expérience� Ils participent tous d’un mouvement qui les dépasse, mais dont ils sont des fragments significatifs-: c’est le récit tout entier qui donne forme à un personnage collectif, à une société en émergence - vers la constitution d’une identité algéroise forte de ses métissages et de son histoire complexe, vers l’acceptation de l’altérité des extraterrestres, vers la réconciliation des victimes de la bombe iconique avec leur passé catastrophique, vers une prise de conscience d’une collectivité culturelle plus profonde� 23 Sabrina Calvo, Toxoplasma, op. cit., p� 259� Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 26 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) À cet égard, le caractère collectif de cette dynamique permet de mieux cerner ce qui, dans l’œuvre d’Alain Damasio, fait la spécificité des Furtifs� En effet, ses deux précédents romans, La Zone du dehors (1999) et La Horde du Contrevent (2004), emploient déjà des techniques de polyphonie au service d’une narration chorale� Une différence majeure entre ces deux récits et celui des Furtifs tient sans doute à ce que les entreprises des premiers sont d’emblée situées dans un cadre collectif, et sont orientées comme des missions à caractère politique-: dans La Zone du dehors, Captp et la Volte luttent contre l’emprise idéologique de Cerclon, et tâchent de créer une utopie anarchiste-; dans La Horde du Contrevent, les membres de la Horde doivent dissiper les mystères du vent pour permettre l’appropriation du monde par leur communauté� A contrario, la polyphonie des Furtifs correspond à un dispositif plus diffus� La voix d’un protagoniste, Lorca, est d’abord dominante, et avec elle l’ambition purement individuelle dont elle est le vecteur, retrouver sa fille disparue après un contact avec un «- furtif- », créature capable d’assimiler les éléments qui l’entourent en d’infinies métamorphoses, mais figée si un regard humain parvient à se poser sur elle� Cette voix est progressivement entourée, nuancée, renforcée par d’autres points de vue, qui commentent, situent, interprètent cette quête personnelle, jusqu’à lui donner le statut d’un symbole- : la réunion des parents et de leur fille, le rejet ou l’acceptation de l’hybridation avec les furtifs, la compréhension de ce que signifie l’élan vital manifesté dans le refus de la surveillance et de l’emprisonnement dans des cadres préconçus que représentent ces furtifs, tout cela entre en tension entre un niveau intime, celui de la cellule familiale de Lorca, Sahar et leur fille Tishka, et un niveau politique national, voire planétaire� Les furtifs en viennent à symboliser tous les exclus, mais aussi et surtout ceux qui souhaitent faire de leur marginalité même une revendication créative- : libertaires, écologistes alternatifs, hackers� À l’instar des quatre autres romans envisagés ici, Les Furtifs donnent à voir par leur dispositif polyphonique l’articulation d’enjeux individuels et de questionnements sur la forme de la société contemporaine� Vivre en esthètes : résoudre la crise Dans le paradigme dominant que je propose d’inférer à partir de ces cinq romans, le pas de côté spéculatif propre à la science-fiction ne concerne pas de manière centrale un questionnement technoscientifique-: il invite à considérer d’un œil neuf la place de la culture dans nos mécanismes sociaux� Le terme «-culture-» renvoie dans ce cadre à un continuum qui s’étend des produits culturels - plus ou moins légitimes - aux représentations répandues dans les sociétés imaginées, et articulées aussi à des décisions politiques ou DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 27 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) à des normes sociales, en passant par différents rapports à l’activité artistique- : il s’agit de prendre position à partir de considérations esthétiques sur des sujets aussi bien techniques que philosophiques et politiques� Les dispositifs polyphoniques et polytextuels servent à donner corps à ces questionnements, en variant les regards portés sur les objets culturels et les représentations en lutte-: ils sont dès lors les indices d’un tropisme essentiel dans la tendance contemporaine identifiable dans ces romans, à savoir la résolution des tensions sociales par un rapport plus «-artistique-» au monde� L’identification d’un centre de gravité narratif et thématique permettant d’associer ces cinq romans implique donc de cerner les spécificités de ces novums culturels� Dans ces cinq romans, les personnages sont en quête de repères-: le sens de leur existence s’est perdu- ; à l’arrière-plan, les sociétés où ils évoluent semblent elles-mêmes traverser une crise de représentations� Les objets science-fictifs à l’origine de ces remises en cause sont en eux-mêmes traditionnels- : rencontre avec des êtres non-humains (Elohim, extraterrestres, «-furtifs-»)-; divergences uchroniques (de manière diffuse-: la mort du général de Gaulle n’est qu’un élément parmi d’autres marquant la différence du monde de Rêves de Gloire-; quelques indices dans Toxoplasma)-; découvertes de propriétés originales de la réalité (ce que les Furtifs montrent du réel, ou encore les expériences sensorielles des héroïnes de Toxoplasma)� Néanmoins, ces objets déclenchent une distanciation cognitive (cognitive estrangement) d’un genre particulier, en ce qu’ils incitent les personnages à s’interroger sur leur place dans le monde-: ils sont traités par les auteurs non comme des mystères à élucider, mais comme des éléments à intégrer à une conception du monde élargie� La perspective adoptée par Laurent Genefort en fournit l’exemple le plus évident-: à partir d’une thématique souvent abordée en science-fiction, une situation de premier contact, il place au rang des accessoires des points essentiels, telles que le mode de fonctionnement des «- Bouches- » permettant le déplacement instantané d’une biosphère à une autre, les échanges techniques, ou encore les possibilités de conflit entre espèces� La mosaïque de ses récits concerne essentiellement la perception qu’un protagoniste humain développe face à un certain type d’extraterrestre, et la façon dont son rapport au monde s’en trouve enrichi� Cela peut se limiter à une forme d’ouverture d’esprit, comme le soldat Leo achevant ses multiples missions d’interposition en se montrant plus tolérant envers les extraterrestres, jusqu’à envisager de partir lui-même à la découverte d’autres mondes� Cela peut aller jusqu’à représenter une forme d’illumination devant une conception du vivant à la fois étrangère et révolutionnaire-: c’est le cas du scientifique Raji, découvrant que les Corcovados, espèce née sur une planète à la très forte radioactivité, «-avaient élevé l’élaboration de leurs lignées génétiques Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 28 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) au rang d’art-», plus spécifiquement pour produire «-de la beauté à travers leurs lignées-» 24 -; la réaction initiale de l’humain est de voir dans cette démarche une «-faille-» séparant de façon décisive leurs deux espèces, mais se raisonnant, il parvient à saisir qu’il y a là la rencontre entre une nécessité biologique - les radiations provoquant la diversité adaptative indispensable pour cette espèce parthénogénétique - et une sublimation artistique, à laquelle il donne le nom de «- bhâva- », nom du «- sentiment artistique en hindi-» 25 � Cette rencontre entre les deux conceptions de la reproduction et de l’art, redoublée ici par l’emploi symbolique d’un terme humain, mais peu familier du lecteur français, fait apparaître nettement la dynamique à l’œuvre- : l’essentiel n’est pas d’identifier une singularité extraterrestre, ou de résoudre un problème technique, mais de saisir ce que pourrait signifier considérer le réel avec un regard vraiment neuf - un regard d’artiste�- De manière caractéristique, c’est à Tchernobyl, au cœur du réacteur, que les Corcovados trouvent l’intensité radioactive qu’il leur faut-: manière simple, mais radicale, de réinterpréter le bilan technoscientifique de cette catastrophe� Étendue aux autres récits du roman, une leçon générale s’impose-: les Autres valent bien plus par les apports culturels qu’ils fournissent que par leur impact sur l’économie ou la connaissance scientifique� Au-delà de la variété des mondes et des intrigues, apparaît ainsi nettement le souci des auteurs de ces romans de créer des situations où l’acte artistique, ou de manière complémentaire l’ouverture à la création, deviennent les clefs de compréhension du nœud dramatique� Vivre dans ces mondes revient à être capable d’y saisir une modalité artistique essentielle, que symbolisent par exemple la présence et les actions discrètes de Nomen Rosae-: chacun des récits enchâssés d’Anamnèse de Lady Star fait intervenir une sorte de disjonction entre la quête très concrète d’un personnage et la découverte d’une forme d’inspiration, parfois morbide, parfois élévatrice� Le contre-espion cherchant à infiltrer une cellule terroriste de l’extrême-droite militariste tombe sous le charme ineffable de l’Elohim- ; le soldat des forces spéciales envoyé éliminer Nomen Rosae perçoit la beauté de celle qui donne aux survivants la volonté de subsister dans des montagnes désolées-; un jeu vidéo multijoueur se révèle un lieu véritablement vivant, aléatoire, mais d’une vie fragile, faite de signes qu’il faut moins interpréter que ressentir� L� L� Kloetzer multiplie les indices subtils de ce rapport esthétique au monde pour cerner les contours de ce qui est aussi bien une vulnérabilité - puisque c’est la faculté humaine à interpréter le monde qui rend le cerveau vulnérable à la bombe iconique - qu’une force de survie et d’harmonie, qui apparaît dans les étapes historiques de la reconstruction, mais aussi et surtout dans la capacité de 24 Laurent Genefort, Points chauds, op. cit., p� 203 et 204� 25 Ibid., p� 205� DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 29 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’enquêtrice du récit cadre à ressaisir la présence subtile de l’Elohim à toutes ces étapes, à discerner le principe esthétique ambivalent qui leur donne en fait tout leur sens� Loin d’enfermer l’humanité dans la hantise d’une guerre des civilisations, le roman semble promettre une résolution par le haut de ces contradictions� Une manifestation complémentaire du paradigme dominant tel qu’il apparaît dans plusieurs de ces ouvrages est l’attention apportée aux signes et aux dessins� Cela se manifeste dans Rêves de Gloire par le commentaire et l’examen de pochettes de vinyles, en particulier celle du mystérieux disque, qui recèle des informations à la fois décisives et dérisoires� Les personnages de Toxoplasma traquent des signes - présents visuellement dans les textes - qu’il leur faut interpréter à plusieurs niveaux� La question du signe se retrouve dans la quête d’un symbole de mort pour la bombe iconique, avec des échos multiples dans les récits d’Anamnèse de Lady Star� C’est sans doute dans Les Furtifs que l’interprétation sémiotique prend l’importance la plus cruciale-: les métamorphes presque invisibles que les personnages traquent, puis tâchent de comprendre, produisent des signes dont certains composent un langage complexe, produit du contact avec l’humanité, et dont d’autres recèlent le secret de leur élan vital, un «-frisson-», musical par essence, mais figé sous forme de signe à leur mort, qui est à la fois leur signature artistique et leur principe de vie� Le symbole de cette recherche est Sahar, enfant perdue, ayant réussi à s’hybrider avec les furtifs, et représentant à la fois la fécondité et la fragilité du rapport artistique au monde, puisqu’elle se fige dans un ultime acte créatif lorsqu’un regard humain se pose sur elle, mais que la volonté de son père de lui rendre la vie fournit la clef d’interprétation qui manquait- : comprendre que le signe laissé par un furtif qui se dévoile aux humains dans la mort est un «-céliglyphe (…) optique et haptique� (…) Le sillon d’un disque non circulaire (…), d’une mélodie� Qui serait donc à lire, offert à une lecture potentielle, si seulement l’on était apte à trouver la tête de lecture idoine�- » 26 Il revient aux humains de bonne volonté de rechercher les implications de ces signes, dont la compréhension permet en retour de mieux saisir la manière dont eux-mêmes habitent leur réalité� À l’échelle des récits, ce rapport artistique au monde dépasse la relation individuelle- : il constitue le socle d’une interprétation du monde dans laquelle la création et les productions culturelles servent de liant aux différents aspects du monde� Cette modalité est parfois essentiellement axiologique, comme dans Points chauds - où la «-bonne-» réaction face aux extraterrestres semble être le processus de reconnaissance engagé par les différents protagonistes - ou encore, de manière plus nuancée, dans Rêves de Gloire� Le roman choral de Roland C� Wagner présente une gamme de comportements et 26 Alain Damasio, Les Furtifs, op. cit., p� 580� Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 30 Simon Bréan Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) d’interprétations dans le cadre de l’indépendance conflictuelle d’Alger� De manière nuancée, il propose une représentation d’un ensemble d’échanges culturels réussis, un métissage sans idéalisation, aux étapes conflictuelles, mais aboutissant à un équilibre satisfaisant� D’une part, cette indépendance se trouve permise par une succession d’événements essentiellement culturels- : la venue massive de «- vautriens- » - équivalents français des hippies dans ce monde alternatif - qui forment le terreau d’une contre-culture originale-; production et diffusion de nombreux courants musicaux-; résistance passive aux tentatives de coups d’État- ; contacts et rencontres originales entre confessions religieuses, symbolisées par la figure mystérieuse d’un «-Prophète-» prêchant la non-violence� D’autre part, elle trouve sa cohérence - et implicitement sa justification morale - dans la réussite culturelle qu’elle représente, qui est avant tout concrétisée dans les multiples descriptions de disques et de chansons qui ponctuent le récit, ou envahissent le discours de certains personnages, exprimée aussi par la figure tutélaire d’un Albert Camus décidé à écrire un roman uchronique sur une Algérie restée française, ou encore par l’unité donnée finalement aux actions altruistes des vautriens� Pour Wagner, donner à voir une autre version de l’histoire revient essentiellement à lui construire une culture alternative, cohérente, et si riche qu’on en vienne à regretter de ne pas pouvoir en écouter les trésors musicaux� Ce questionnement peut concerner la nature même du réel représenté� Chacun à leur manière, Alain Damasio et Sabrina Calvo font se superposer axiologie et ontologie dans leurs propres romans- : ce n’est plus seulement pour valoriser l’importance de la culture dans la construction de leurs mondes possibles qu’ils mettent en avant les perceptions et actions artistiques, c’est parce que celles-ci se révèlent être des moyens efficaces d’accéder à une meilleure compréhension de la réalité� Toxoplasma le met en scène dans une oscillation ambiguë entre burlesque et violence� L’une des héroïnes, Nikki, capte des signaux, des sons imperceptibles pour les autres humains, dans des cassettes vidéo d’horreur-; elle parvient à les extérioriser en parlant avec une marionnette représentant un célèbre chien d’une émission télévisée, qu’elle dote d’une voix pour exprimer des informations sues de manière inconsciente� La maladie, mentale ou physiologique, devient un moyen d’accéder à un autre ordre de connaissance, voire à un autre état de la réalité, en associant symboliquement l’idée d’univers virtuel cyberpunk à une forme d’hallucination collective causée par la toxoplasmose� La compréhension des personnages culmine ainsi de manière dramatique avec leur capacité à se constituer un monde à elles� Plus explicitement encore, Alain Damasio associe axiologie et ontologie en faisant de ses furtifs la manifestation concrète d’une vérité profonde, contre laquelle ne s’élèvent que les fervents partisans d’une société de surveillance, qui exploitent les peurs pour instaurer un régime dictatorial� Les revendications libertaires coïncident au DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 31 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contraire avec une interprétation toujours plus féconde du phénomène des furtifs, lesquels correspondent à la fois à une conception ultime de la liberté - qui échappe jusque dans la mort à la reconnaissance qui fige l’individu dans le regard de l’autre - et à une forme essentielle d’inspiration naturelle-: tous les phénomènes naturels de transformation, tous les mouvements du monde sont susceptibles d’abriter des furtifs, voire d’être causés par eux� Dans un tel cadre conceptuel, pourchasser les furtifs équivaut strictement à condamner toute beauté, tandis que reconnaître en eux une richesse revient à accueillir en soi-même le principe même de la création� La crise révélatrice : paradigme dominant des années 2010 ? Étudier cinq romans ne peut suffire à établir avec certitude le paradigme dominant d’une période donnée� Néanmoins, cela permet d’affiner certaines intuitions� Malgré toute la diversité de leurs thématiques et de leurs styles, les récits de Roland C� Wagner, Laurent Genefort, L� L� Kloetzer, Sabrina Calvo et Alain Damasio montrent aussi bien une certaine parenté de technique narrative qu’un souci partagé de proposer des modalités de remédiation à une crise révélatrice-: les points de vue variés qui se déploient permettent de saisir aussi bien les mécanismes de la crise que les facettes de la société ayant besoin d’une remédiation� Contrairement à ce qu’envisagent des configurations antérieures de la science-fiction française, les solutions ne sont pas exactement techniques, mais essentiellement culturelles, philosophiques, politiques, sociales, ou pour le dire en un mot, humaines, comme l’on parle de sciences humaines en opposition aux sciences dures� Délaissant pour quelque temps les problématiques technoscientifiques - un autre modèle central verra sans doute ce retour en grâce, sous une forme ou une autre - les récits contemporains de la science-fiction française s’attaquent, en les reconfigurant nécessairement, aux questions qui taraudent la France, et au-delà les démocraties européennes, voire occidentales� Catastrophes migratoires, revendications politiques alternatives, montée de l’extrême-droite-: ils représentent des modalités de sortie de crise, sans irénisme, mais malgré tout par le haut, en dépassant les réflexes de méfiance envers l’étrangeté des Autres, en reconnaissant la nécessité de remettre en cause les cadres établis, en suggérant que les objets culturels peuvent servir de liant pour favoriser la paix et la compréhension mutuelle� Leurs artefacts servent à documenter les épreuves traversées, mais aussi à fonder l’espoir d’une harmonie retrouvée, contre toutes les dissonances� Dissonance et harmonies culturelles DOI 10.2357/ OeC-2019-0012 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine Christina Lord University of North Carolina Wilmington Dans Des Anges mineurs (1999), en voyant que le crépuscule de l’humanité approche, les vieilles shamaniques, dont Laëtitia Scheidmann, décident de donner naissance à un petit-fils qui rétablira le paradis perdu d’une société égalitaire� Pourtant, au lieu de le détruire, Will Scheidmann restaure le capitalisme et les vieilles le condamnent à mort� En prison, Will se réconforte en racontant des histoires aux autres prisonniers et aux vieilles� Will se transforme en 49 personnages ou «- anges- » et chaque narrateur devient son porte-parole� Dans le roman, on trouve 49 narrats, ou photographes poétiques d’histoires individuelles qui révèlent le champ de ruines d’une époque post-apocalyptique� Dans ce monde appelé «-post-exotique-» par Volodine, les humains ne peuvent plus se reproduire, vivent parmi les non-humains et succombent parfois au cannibalisme 1 � C’est un univers d’incarcération, distinct du nôtre, où on peut vivre et mourir plusieurs fois et où l’acte de narrer constitue, pour les prisonniers, l’ultime geste de résistance aux forces du pouvoir autoritaire qui les oppriment aux niveaux mental et physique� De plus, la narration complexe des narrats représente les traumatismes physiques et psychologiques subis par l’humanité dans un XX e siècle post-auschwitzien et post-totalitaire� Ainsi, l’action de partager la narration, de raconter et de présenter au lecteur une nouvelle perspective de l’expérience de Will - soit d’un humain soit d’un non-humain - est une manière de gérer la douleur que subit Will en attendant sa mort� S’y ajoute la dissolution de la notion d’individu à partir des narrations schizophréniques, simplement «- the post-exotic drift of the narrative voice- » 2 � Paradoxalement, ces narrations articulent à la fois une collectivité de plusieurs voix et le for intérieur fragmenté d’un individu traumatisé - Will Scheidmann� Pour décrire cet univers post-exotique, Volodine utilise deux techniques typiques de la science-fiction (SF) pour offrir à la lectrice de nouveaux points de vue sur l’humanité� D’abord, Volodine établit le cadre narratif en ren- 1 Ana Filipa Prata, «- Fear and Fantasy in Antoine Volodine’s Minor Angels- », dans Susana Araujo, Marta Pacheco Pinto, Sandra Bettencourt (dir�), Fear and Fantasy in a Global World, Leyde, Brill, 2015, p� 244� 2 Marie-Pascale Huglo, «-The Post-Exotic Connection-: Passage to Utopia-», SubStance, 32, 2 (2003), p� 95-108 (p� 99)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 34 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) dant littéral l’expérience traumatique� Selon Seo-Young Chu, les figures-rhétoriques de la SF permettent une «- littéralisation- » des métaphores 3 � Par exemple, la SF «-littéralise-» la figure de style de l’apostrophe, dans lequel un interlocuteur s’adresse à une personne absente comme si elle était présente, à travers la télépathie� L’expérience traumatique fragmente la réalité psychologique et quotidienne de l’individu� Dans le cas de Des Anges mineurs, le phénomène psychologique du traumatisme est exprimé à l’extérieur de l’esprit de l’individu traumatisé et donc littéralisé� Un évènement traumatique «- is so overpowering that it cannot be experienced while it is happening� Instead it is reexperienced in delayed, repetitive form - through flashbacks, nightmares, intrusive hallucinations, bodiless memories of missing subjectivity- » 4 � La narration polyphonique à la première personne est donc une manière science-fictionnelle de représenter le traumatisme de Will� La seconde technique de Volodine consiste à faire figurer le personnage post-exotique en tant qu’agent posthumaniste� Tandis que le post-exotisme valorise la notion du récit comme résistance au barbarisme en donnant la parole aux marginalisés, il se prête aussi à un passage quasi-utopique au posthumanisme� Au centre de la pensée humaniste se trouve la question de l’essence humaine qui s’appuie sur la valorisation de la raison et de la conscience humaines� Cette essence devrait, par définition, dépasser nos différences mais le posthumanisme soutient que l’humanisme nous a fait défaut surtout au XX e siècle� Étant donné que les personnages post-exotiques sont, comme les caractérise Volodine, des opprimés, des fous ou des shamans 5 , ils sont emblématiques de l’altérité� Pour aller plus loin, le personnage post-exotique en forme non-humaine souligne une altérité à une plus grande échelle� Par exemple, l’apparence non-humaine d’un extraterrestre évoque la peur de l’Autre déshumanisé� Métaphore de la perspective historique de l’exploitation de l’Homme, un oiseau regarde d’en haut une scène où Will est torturé� Un narrateur se demande si une femme-cyborg a mangé un humain et une souris, remettant en question «-la consommation-» de vie à travers le barbarisme humain� La double-altérité du non-humain lui permet d’observer et de nous éclairer sur les actes atroces du XX e siècle qui ont dévalorisé la vie humaine, comme la Shoah ou le goulag soviétique� En tant qu’agent posthumaniste, le non-humain est à l’origine d’un phénomène à la fois post-exotique et posthumaniste, où on passe d’un état (psychologique, socio-politique, géographique) à un autre en espérant que le prochain état nous amène à un monde moins barbare� 3 Seo-Young Chu, Do Metaphors Dream of Literal Sleep? A Science-Fictional Theory of Representation, Cambridge, Mass�, Harvard University Press, 2010, p� 10� 4 Chu, 2010, p� 153� 5 Antoine Volodine, «-Let’s Take That From the Beginning Again…-», Substance, 32, 2, (2003), p� 12-43 (p� 13)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 35 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine Il n’est pas surprenant que le monde post-exotique s’inspire de la science-fiction pour aborder les traumatismes historiques subis par l’humanité, même si Volodine refuse toute classification de son œuvre 6 � Avant que Volodine passe aux Éditions de Minuit en 1991, les Éditions Denoël avaient publié ses romans dans sa collection dédiée à la science-fiction, «- Présence du Futur- » 7 � À cette époque, des chercheurs comme Jouanne considéraient que Volodine faisait partie d’une nouvelle génération de la SF française influencée par des écrivains de la paralittérature comme Kafka, Poe, Dick et Beckett 8 � En effet, Volodine appartenait à un collectif de littérature expérimentale du nom de Limite, rassemblant de jeunes écrivains qui voulaient élargir le genre science-fictif en lui donnant une plus grande audace littéraire 9 � La prose de ces auteurs «-s’inscrit dans la continuité des expérimentations menées avant et surtout après 1968-» 10 � La démarche de Limite se caractérise surtout par «-l’expression au moins partielle d’un postmodernisme, avec cette volonté d’abattre les frontières entre les genres, de mêler toutes les littératures et une certaine prédilection pour une prose très travaillée, raffinée, voire ampoulée, où les considérants politiques sont souvent évanescents-» 11 � En ce qui concerne la SF populaire, elle porte sur une géopolitique mondiale comme réponse à l’effondrement final du bloc soviétique et à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1984� De plus, à l’instar de la SF anglo-saxonne des cyberpunks qui explore le monde intérieur de la psyché, la SF des années 1980 consiste d’un repli sur soi, celui «- d’un certain découragement face au réel, un enterrement apparent des espoirs révolutionnaires au sens large des années 68-» 12 � Le courant littéraire avant-gardiste ainsi que la SF populaire des années 1980 partagent certaines caractéristiques avec la SF en France des années 1990� Écrit en 1999, Des Anges mineurs porte des traces des thèmes littéraires de la décennie précédente� En même temps, le roman envisage (parmi 6 Jean-Louis Hippolyte, Fuzzy Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, p� 76� 7 Il est aussi intéressant de noter que, pendant ses années passées chez Éditions Denoël, Volodine a gagné le prix littéraire français pour la fiction spéculative, le Grand prix de l’Imaginaire, en 1987 pour son roman Rituel du mépris, variante Moldscher. 8 Emmanuel Jouanne, Danièle Chatelain et George Slusser, «-How ‘Dickian’ is the New French Science Fiction- ? - », Science Fiction Studies, 15, 2 (1988), p� 226-231 (p� 229)� 9 Jean-Guillaume- Lanuque, «- La science-fiction française face au ‘grand cauchemar des années 1980’-: une lecture politique, 1981-1993-»,-ReS Futurae, 3 (2013), http: / / journals�openedition�org/ resf/ 430� 10 Lanuque, 2013, para� 7� 11 Ibid�, para� 9� 12 Ibid., para� 20� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 36 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) d’autres auteurs des années 1990 comme Roland C� Wagner, Serge Lehman et Ayerdhal) comment répondre, selon Bréan 13 , aux inquiétudes de la «-fin de l’Histoire-» théorisée par Francis Fukuyama en 1992 14 � Selon Bréan, pour des auteurs français de la SF de cette époque, «- l’Histoire, y compris au sens politique, se poursuit dans leurs anticipations, avec tout ce que cela implique de mécanismes d’oppression, de domination, de guerres et de conflits, causés par les descendants directs des États pris pour exemples de perfection libérale, ou leurs équivalents futurs- » 15 � En effet, Volodine offre sa propre interprétation de la fin de l’Histoire de Fukuyama en nous fournissant un monde en plein effondrement� Des Anges mineurs appartient bien à ce groupe d’auteurs de la SF des années 1990 qui «-puisent dans les ressources offertes par le- cyberpunk- et par un- space opera- renouvelé pour rejouer dans leurs avenirs, sous des formes allant de la quête individuelle à la crise institutionnelle, la tension vers le progrès des droits que Fukuyama identifie dans son présent-» 16 � Néanmoins, il existe des malentendus en ce qui concerne les formules attendues de la SF� Sans doute à cause de la littérature d’anticipation de Jules Verne ou des images filmiques qui proviennent de Hollywood depuis des décennies il y a une perception répandue que, dans la SF, il ne s’agit que du futur ou de créatures non-humaines tels que les robots ou les extraterrestres-: «-[Volodine] does not claim to be talking about a world organized on principles different from our own, and he does not place his stories in an explicitly future time� His characters may be alive or dead, they may be human or in some cases animal, but they are not alien to this planet� On the contrary-: their planet is ours-» 17 � Comme dans la SF, la lectrice est souvent «-plunged into these spaces/ names abruptly-» 18 � En parlant du roman, Dondog (2002), Lamarre note qu’«- à la différence des buts affichés de la science-fiction, c’est moins l’imagination du futur qui préoccupe Antoine Volodine que la relecture de l’Histoire du XX e siècle� Le roman met en œuvre 13 Simon- Bréan, «- Histoires du futur et fin de l’Histoire dans la science-fiction française des années 1990- »,- ReS Futurae, 3 (2013), http: / / journals�openedition� org/ resf/ 452� 14 Bréan examine la SF des années 1990 dans l’optique de la théorie de Fukuyama, qui «-s’interroge sur la possibilité qu’émerge une forme politique où se résolvent les problèmes posés par le désir de reconnaissance des individus et des États, c’està-dire sur la possibilité d’un progrès, voire d’un achèvement, de l’organisation politique humaine, qui garantisse pleinement les droits individuels-» (para� 4)� 15 Bréan, 2013, para� 3� 16 Ibid�, para� 4� 17 David Bellos, «- French as a Foreign Language- : The Literary Enterprise of Antoine Volodine- », Studies in 20 th and 21 st Century Literature, 36, 1 (2012), p� 101-116 (p� 105)� 18 Huglo, 2003, p� 97� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 37 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) un jeu de brouillages spatio-temporels qui renvoient le lecteur à l’Histoire du siècle, plus encore qu’à son présent et qu’à son possible avenir-» 19 � Toutefois, la relecture de l’Histoire 20 , le fait de plonger la lectrice dans l’histoire sans explications du monde fictif (la notion de la construction d’un monde imaginaire ou «-world-building-» dans la SF) et les brouillages spatio-temporels relèvent de la science-fiction, même si les chercheurs hésitent à classifier son œuvre ainsi� Volodine, quant à lui, crée son propre terme, à savoir le post-exotisme, pour désigner son style paralittéraire qui n’appartient ni à la littérature générale de langue française ni à la science-fiction� Le post-exotisme déploie d’abord un monde d’incarcération en évoquant des cellules, des goulags ou des asiles psychiatriques 21 � C’est un monde littéraire interne qui est implicitement et surtout paradoxalement lié au nôtre� D’un côté, les voix vagabondent, les noms géographiques nous sont étrangers, faisant en sorte que le post-exotique crée un effet science-fictionnel de distanciation chez le lecteur en «-displac[ing] any reference to ‘our’ reality, in the foreignness of the fiction-» 22 � De l’autre, les fragments désordonnés de mémoire et de voix s’imposent comme le symptôme des actes barbares commis par les humains de notre monde empirique� Ainsi, le post-exotisme est une «-disguised chronicle of the twentieth century- » qui opère des extrapolations au sujet de notre monde traumatisé en distanciant la lectrice 23 � La représentation science-fictionnelle des traumatismes Dans Unclaimed Experience-: Trauma Narrative, and History, Cathy Caruth qualifie le traumatisme de «-response, sometimes delayed, to an overwhelming event or set of events, which takes the form of repeated, intrusive hallucinations, dreams, thoughts or behaviors stemming from the event-» 24 � Selon ce modèle classique de la théorie traumatique, les éléments neurobiologiques refusent la représentation littéraire� Rothberg constate qu’il existe le mode réaliste et le mode «- anti-réaliste- » dans lesquels nous pouvons 19 Mélanie Lamarre, Ruines de l’utopie- : Antoine Volodine, Olivier Rolin, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p� 39� 20 Audrey Camus, «-Construire les ruines du possible-: Anticipation politique et jeux de places dans la fiction volodinienne- », Fictions d’anticipation politique, Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p� 179� 21 Charif Majdalani, «- Post-Exoticism, or Internal Literatures- », Substance, 32, 2 (2003), p� 64-66 (p� 65)� 22 Huglo, 2003, p� 96� C’est l’auteure qui souligne� 23 Majdalani, 2003, p� 66� 24 Cathy Caruth, Unclaimed Experience- : Trauma, Narrative, and History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, p� 4-5� Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 38 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) transposer un évènement traumatique de manière narratologique� Dans le mode anti-réaliste, la Shoah, par exemple, «- is not knowable or would be knowable only under radically new regimes of knowledge and that it cannot be captured in traditional representational schemata- » 25 � De la sorte, certains auteurs, comme Elie Wiesel et Jean-François Lyotard déclarent que la nature unique et spécifique de la Shoah exige un silence au lieu d’un effort de la représenter d’une manière réaliste 26 � La science-fiction dépasse ces deux modes en offrant le cadre narratif et le langage figuré pour représenter l’expérience traumatique� Chez le survivant traumatisé, «-[v]isual flashbacks of the accident may be experienced� Repeated intrusive thoughts of the accident may interrupt their train of thought� They may feel jittery, tense, and hypervigilant-» 27 � À condition que le traumatisme prenne forme de répétitions et de hallucinations, nous pourrions constater que le traumatisme est déjà de la science-fiction-: In science fiction, figurative expressions surrounding trauma are granted literal veracity-: trauma is literally an out-of-body experience-; the traumatic event is literally relived in time-; the reality inhabited by the survivor of trauma is literally unearthly� Axioms taken for granted in everyday reality - axioms inconsistent with the psychological reality of trauma - cannot be taken for granted in science fiction� Tomorrow may precede yesterday� Consciousness may transcend the embodied «-I-»� Past events may refuse to stay in the past� Trauma’s otherworldly temporality, which in the world of realism must be characterized as occurring subjectively inside one person’s mind, can become externalized and validated in science fiction as objective fact 28 � Le monde post-exotique est déjà celui qui rejette une temporalité et un espace logiques� La chronologie souvent elliptique ne s’explique pas et n’est pas toujours précise� Après avoir donné naissance à Will dans le narrat 6, Laëtitia, dans le narrat suivant, préside un tribunal pour condamner son petit-fils� Condamnation qui intervient «- quatre ou cinq décennies plus tard- » 29 � Selon les calculs de Will, il a «- existé dans le noir pendant vingt milliards d’années, [il a] quarante-huit ans-» 30 � L’évocation de ces longs pas- 25 Michael Rothberg, Traumatic Realism- : The Demands of Holocaust Representation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000, p� 4� 26 E� Ann Kaplan, Trauma Culture-: The Politics of Terror and Loss in Media and Culture, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 2005, p� 5� 27 Robert Scaer, The Body Bears the Burden- : Trauma, Dissociation, and Disease, New York, Routledge, 2014, p� 29� 28 Chu, 2010, p� 156� 29 Antoine Volodine, Des Anges mineurs, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p� 23� 30 Ibid�, p� 118� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 39 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sages du temps et des dates imprécises comme «-le samedi 25 mai-» 31 ou «-le 16 octobre-» 32 indique une impossibilité de cohérence temporelle� La réalité surnaturelle («- unearthly- ») du traumatisme qu’évoque Chu se manifeste d’une manière science-fictionnelle, brouillant la frontière entre le réel et l’irréel� Dans le narrat 21, Sorghov Morumnidian prend la parole et évoque une fluidité entre le réel et l’imaginaire-: «-J’interprétais le présent comme une suite d’illusions accrochées avec cohérence l’une à l’autre et incluant les moments de sommeil et de séparation, intégrant les évènements les plus prosaïques de la vie quotidienne et fabriquant, en résumé, une sorte de réel parfaitement plausible-» 33 � Dans le narrat 25, Will Scheidmann observe que les humains «-tâtonnaient sans conviction dans leur crépuscule, incapables de faire le tri entre leur propre malheur individuel et le naufrage de la collectivité, comme moi ne voyant plus la différence entre réel et imaginaire-» 34 � Cette qualité onirique du monde post-exotique évoquée par Will et Sorghov établit une incertitude de ce qui est «-réel-»� Cette démarche met en relief l’emploi, par Volodine, du modèle psychologique du traumatisé pour représenter les effets traumatiques dans le cadre romanesque� Pour aller plus loin, la douleur éprouvée dans Des Anges mineurs traverse les générations et les nations pour établir un sens de traumatisme collectif vécu par l’humanité� Selon la théorie du traumatisme transgénérationnel de Nicolas Abraham and Maria Torok, les sujets traumatisés sont hantés par les tragédies subies par leurs parents ou même par leurs ancêtres sans le savoir� Abraham et Torok évoquent le langage de folklore, comme le fantôme qui fonctionne en tant qu’étranger qui s’intègre dans le sujet humain 35 � Les morts «-do not return, but their lives’ unfinished business is unconsciously handed down to their descendants-» 36 � Effectivement, les 49 «-anges-» dans Des Anges mineurs fonctionnent aussi comme une manifestation de ce fantôme du traumatisme qui perturbe l’inconscient à travers les générations� Le fantôme se multiplie, créant à la fois une polyphonie et une fragmentation de la voix narrative du personnage principal, Will Scheidmann� Pour Volodine, cette intersubjectivité joue un rôle important dans le monde post-exotique puisque chaque «-je-» consomme les identités dans les quarante-neuf narrats, prenant la parole à son tour� Ainsi, chaque personnage-prisonnier résiste à la torture aussi bien au niveau romanesque qu’à la mémoire doulou- 31 Ibid�, p� 18� 32 Ibid�, p� 198� 33 Ibid�, p� 89� 34 Ibid�, p� 113� 35 Nicolas Abraham et Maria Torok� The Shell and the Kernel-: Renewals of Psychoanalysis, Nicholas T� Rand (éditeur et traducteur), Chicago, University of Chicago Press, 1994, p� 173-174� 36 Abraham et Torok, 1994, p� 167� Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 40 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) reuse de l’humanité déshumanisée du XX e siècle� Cette intersubjectivité se présente plusieurs fois au cours du roman, ce qui renvoie aussi au leitmotiv de la répétition dans l’esprit du traumatisé� Dans le narrat 28, par exemple-: «-Quand je dis je, je pense à Nayadja Aghatourante-» 37 � Dans le narrat 30-: «-Quand je dis on je pense ici un peu à Clara Güdzül qui émerge la nuit-» 38 � Dans le narrat 43-: «-Au bout d’une minute, mon rêve revint, et, de nouveau, on me confia le rôle de Will Scheidmann� Quand je dis on, c’est, bien entendu, en regrettant de ne pouvoir attribuer un nom au metteur en scène-» 39 � En outre, cette représentation est une manière dont l’humanité peut faire face au traumatisme collectif, comme le constate Kaplan en s’appuyant sur la théorie traumatique de Caruth-: «-[T]rauma is a special form of memory� [I]n trauma the event has affect only, not meaning� It produces emotions - terror, fear, shock - but perhaps above all disruption of the normal feeling of comfort- » 40 � Kaplan continue, affirmant que «- telling stories about trauma, even though the story can never actually repeat or represent what happened, may partly achieve a certain ‘working through’ for the victim� It may also […] permit a kind of empathic ‘sharing’ that moves us forward, if only by inches-» 41 �-Au lieu de choisir le mode «-anti-réaliste-» qu’on connaît de certains auteurs et survivants de la Shoah comme Elie Wiesel, l’univers post-exotique volodinien exige une polyphonie� Ainsi, le procédé sciencefictionnel d’une expérience extra-corporelle est partagée par plusieurs individus et donne la parole à chacun� Or, ce n’est qu’un affect psychologique et négatif de l’expérience, mais il établit le cadre narratif nécessaire pour atteindre une éthique envers l’Autre� Cela est possible à travers les agents post-exotiques et non-humains qui partagent la voix narrative et donc aussi ce sentiment empathique dont parle Kaplan� Le post-exotisme est un posthumanisme Comme la science-fictionalisation du traumatisme au moyen de la polyphonie, le non-humain permet de représenter, observer et introduire une nouvelle perspective de cette douleur� L’agent non-humain dans Des Anges mineurs révèle et conteste la problématique de la déshumanisation dans le monde post-exotique, ce qui évoque le posthumanisme, une idéologie pluridisciplinaire fondée sur plusieurs principes� Il propose d’abord une reconceptualisation de l’être humain et de notre rapport avec d’autres 37 Volodine, 1999, p� 133� 38 Ibid., p� 138� 39 Ibid., p� 199� 40 Kaplan, 2005, p� 34� 41 Ibid., p� 37� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 41 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) organismes en reconnaissant notre coévolution avec divers systèmes biologiques et technologiques� Deuxièmement, le posthumanisme remet en question les implications sociales et éthiques de la supériorité humaine sur les entités non-humaines (la nature, les animaux, et même les intelligences artificielles), aussi bien que les améliorations physiques et intellectuelles des humains à travers la biotechnologie� Finalement, il faut dépasser et améliorer notre compréhension de l’être humain au niveau épistémologique et ontologique mise en avant par l’humanisme des Lumières� Ce troisième principe prend acte de la pensée dite anti-humaniste des intellectuels français du XX e et XXI e siècle comme Alexandre Kojève, Georges Bataille et Jean-Paul Sartre� En réaction à la division, la destruction, et la dévaluation de la vie humaine pendant les deux guerres mondiales, ils proposent un anti-humanisme athée, c’est-à-dire une nouvelle idéologie «-not bound by humanism, rejecting Man’s prominence as founder and guarantor of knowledge, thought, and ethics, and seeking to offer alternatives to the political and historical impasse they diagnosed- » 42 �- La perception d’un monde centralisé par la figure de l’Homme au niveau philosophique et politique, c’est-à-dire, «- a conception dating to Descartes and proceeding through the tradition of natural law, the Enlightenment, the French Revolution, and nineteenth-century liberalism and Marxism-», n’était plus suffisante pour expliquer la dénigration de la vie humaine au XX e siècle 43 � Ce que les anti-humanistes critiquent, c’est l’idée qu’il existe une essence humaine qui devrait, par définition, dépasser toute différence de race, ethnicité, genre et langue� Cependant, selon le posthumanisme et le monde post-exotique de Volodine, cet humanisme a été un échec� Des groupes marginalisés comme les juifs, les homosexuels, les noirs, ou les femmes par exemple étaient exclus de la catégorie humaine qui n’était pas universelle en fin de compte� Pour sortir de cette impasse, le posthumanisme envisage un monde qui déconstruit les frontières strictes entre les dichotomies ontologiques comme l’humain et le non-humain, l’homme et la femme, l’organique et l’inorganique� Ce monde se caractérise par les passages entre catégories et hybridité� Le posthumanisme et le post-exotisme partagent deux intérêts importants-: les transitions d’un état à un autre et la revalorisation de ceux qui ont été traités comme des sous-humains à travers la torture et d’autres actes barbares� Effectivement, ainsi que l’affirme Motte, «-[s]ome kinds of crossings (in the Volodine universe) are massive and collective, 42 Stefanos Geroulanos, An Atheism That Is Not Humanist Emerges in French Thought, Stanford University Press, 2010, p� 3� 43 Ibid., p� 2� Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 42 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) involving ideological shifts- ; thus, revolution gives way to reaction, and humanist thought is overmatched by the inhuman-» 44 � L’observé et/ ou l’observateur : l’extraterrestre et l’oiseau comme agents posthumanistes Au carrefour des études de la science-fiction et de la théorie traumatique se situe le trope de l’extraterrestre� En parlant du lien entre le postmodernisme et la science-fiction Csiscery-Ronay constate que «- the transformation of the world into a technological project makes SF the only form of literature capable of mirroring reality-» 45 � L’approche postmoderne à la littérature chez Volodine consiste en «-a ‘higher’ form of the same basic mimetic urge (as Balzacian realism) […] which prioritizes the inner world of human subjectivity, or ‘phenomenological’ realism, which tracks the outer world as physically experienced by a human subject-» 46 � Luckhurst examine comment ce phénomène se manifeste dans la prolifération de narrations d’enlèvement par des extraterrestres dans la société américaine des années 1980 et 1990� Il constate que l’apparition de la personne enlevée répond à la transformation rapide des technologies dans la vie quotidienne, qu’elle défie le discours scientifique et s’accompagne de l’émergence d’une contre-culture New-Age apathique face à la politique de Washington 47 � Pour remplir les lacunes de mémoire suite à un évènement traumatique, l’individu traumatisé pourrait avoir recours à la narration de l’enlèvement� Cet enlèvement est une manière dont l’individu peut supporter l’expérience traumatique� Volodine établit un pastiche de ce phénomène de l’enlèvement par des extraterrestres en les transformant en agents non-humains du monde post-exotique et posthumaniste� Au lieu d’enlever les humains et de faire des expériences sur leurs corps, l’extraterrestre dans Des Anges mineurs est envoyé tout simplement en mission d’observation pour évaluer l’état du monde 48 � Il subvertit de la sorte les récits d’enlèvement conventionnels� La perspective observatrice de l’extraterrestre Khrili Gompo est importante 44 Warren Motte, «-Antoine Volodine’s Crossings-», Symposium, 65, 3 (2011), p� 167- 185 (p� 168)� 45 Isvtan Csicsery-Ronay, «-Science Fiction and Postmodernism-», Science Fiction Studies, 18 (1991), p� 305-308 (p� 306)� 46 Johnnie Gratton, «- Postmodern French Fiction- : Practice and Theory- », dans Timothy Unwin (dir�), The Cambridge Companion to the French Novel-: From 1800 to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p� 242-260 (p� 242)� 47 Roger Luckhurst, «-The Science-Fictionalization of Trauma-: Remarks on Narratives of Alien Abduction-», Science Fiction Studies, 25, 1 (1998), p� 29-52 (p� 32)� 48 Volodine, 1999, p� 15� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 43 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pour visualiser comment le monde post-exotique d’une humanité traumatisée peut employer l’agent non-humain comme un agent posthumaniste� En faisant de Khrili l’objet du regard, Volodine caricature le trope de l’extraterrestre comme observateur et kidnappeur� Dans une scène dans le narrat 4, un chien qui peut sentir la présence de Khrili s’obstine à continuer la promenade avec sa maîtresse� Quand les yeux de la femme croisent ceux de Khrili, on remarque une différence dans son comportement� C’est le regard de Khrili, c’est-à-dire, l’Autre, qui la gêne-: «-À ce moment, son regard croisa celui de Gompo, puis il dévia […]� Elle avait jeté un second coup d’œil sur Gompo� Sa voix changea- » 49 � Malgré le fait qu’il ait été envoyé pour nous observer, c’est finalement Khrili qui attire le regard� Habillé en mendiant, Khrili se pose en subalterne, issu de la plus basse des classes sociales� En tant qu’agent non-humain et post-exotique - ou autrement dit, celui qui vient d’ailleurs - il prend la place d’un sous-humain� La mission observatrice de Khrili qui révèle la déshumanisation de l’Autre dans l’optique posthumaniste se prolonge dans les narrats 41 et 14� Dans le narrat 41, un voyageur qui s’appelle Costanzo Cossu essaie d’embarquer un bac en négociant avec le vendeur de tickets-: «-Costanzo avançait des motifs d’exonération ou de rabais, le gardien les refusait� Et si on m’embarquait comme bagage accompagné proposa Costanzo Cossu� Ou dans une catégorie Untermensch-? Je me recroquevillerai parmi les paquets, je resterai inerte, je ne protesterai pas si on jette sur moi des ballots infects-» 50 � Khrili observe la scène et se camoufle en s’appuyant contre les écailles d’un cocotier� Khrili risque d’être découvert parce que des fourmis ailées commencent à courir le long de son corps alors que les négociations de Constanzo continuent-: «- Les fourmis ailées grouillaient par dizaines dans son col� Et en m’inscrivant comme cadavre- ? … Comme marchandise en vrac- ? - » 51 � Le fait que Costanzo est prêt à faire semblant d’être un cadavre ou un Untermensch - un sous-homme - démontre l’importance de ce passage pour lui� En tant qu’observateur à côté de Khrili, le lecteur peut voir ce microcosme de la déshumanisation de l’Homme par l’Homme� Costanzo continue- : «- Et si j’étais un extraterrestre-? […] Un extraterrestre couvert de fourmis-? lançat-il, méchamment-» 52 � Encore une fois, Khrili est l’objet du regard-: «-Khrili Gompo aperçut leur regard se couler vers lui avec insistance-» 53 � Dans le narrat 14, Khrili est heurté par un carton et ensuite amené à l’hôpital par le personnage Lazare Glomostro� En comparant la radiographie de Lazare et de Khrili, Lazare est horrifié par l’absence d’une forme humaine-: 49 Ibid., p� 17� 50 Volodine, 1999, p� 191� 51 Ibid., p� 192� 52 Ibid. 53 Ibid. Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 44 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) «-On voyait la très saine et impeccable charpente de Lazare Glomostro, et, à- sa gauche un illisible enchevêtrement de matière osseuse et d’oranges� Lazare Glomostro posait un doigt tremblant sur la photo et il la commentait, Ceci est mon corps, Ceci est mon corps, Nous avions à peu près le même âge-» 54 � Cette focalisation sur les deux corps crée une distinction entre l’humain et le non-humain, évoquant un sens de la grotesque science-fictionelle chez Lazare qui «-usually involves some surprising, repulsive invocation of the primacy of organic physicality- » 55 � Dans ce cas, le grotesque se concentre souvent sur l’organique et «-involves a mythological logic of constant transformation, the morphing of any being into any other […]� This instability makes the physical world an indeterminate and insecure place, suffused by forces ultimately hostile to the human desire for categorical and social stability-» 56 � Les extraterrestres sont, par définition, «-reimaginings of physical form - often in ways more repulsive to us than our own, or in ways that make our own seem repulsive- » 57 � La répulsion exprimée par Lazare montre l’étrangeté et la fluidité du corps de Khrili� Son corps ne peut pas être classifié en termes humains� Remettant en question la nature ambiguë de la réalité ainsi que l’humanité/ l’inhumanité de Khrili, l’image floue de la masse osseuse de Khrili est une synecdoque du monde post-exotique et posthumaniste� Ces reconceptualisations de la forme physique, soit l’intérieur de Khrili, soit ses efforts de déguiser et de camoufler son extérieur, rentrent dans le cadre migratoire du personnage post-exotique� Le corps déshumanisé et grotesque de Khrili évoque le corps humain déshumanisé à travers les actes de violence et de torture au XX e siècle� De ce fait, Khrili devient agent posthumaniste en indiquant la violence faite au corps humain dans l’Histoire comme s’il était sous-humain� Le narrat 18 prolonge cette notion de la sous-humanité et de la dévalorisation de l’Homme d’un point de vue posthumaniste, incarné par un autre agent non-humain, l’oiseau Ioulghaï Thotaï� Dans son effort anti-capitaliste, ce narrat convie «- l’un des enjeux des pensées communistes, l’idée de la communauté- » ou ce qui en reste 58 � Volodine choisit souvent des animaux «- en meutes- » pour insister sur la communauté, dont les échassiers ne sont pas exclus 59 � Cependant, Ioulghaï en particulier en est une exception parce qu’il est «-critiqué parmi les siens pour ses comportements 54 Ibid., p� 57� 55 Istvan Csicsery-Ronay, The Seven Beauties of Science Fiction, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 2008, p� 190� 56 Ibid., p� 192� 57 Csicsery-Ronay, 2008, p� 190� 58 Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, C� Defaut, 2007, p� 248� 59 Ruffel, 2007, p� 261� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 45 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) individualistes 60 �-» Il se peut que sa posture représente l’échec de la vie collective et finalement l’échec de la révolution communiste� Son individualité et surtout son animalité sont soulignées- : «- Ioulghaï Thoataï avait perdu de la hauteur� Il entendait tout, il percevait l’odeur des vieilles, il voyait sur leurs nuques et leurs hanches se fourvoyer des sauterelles des steppes, des coccinelles-» 61 � Sa place en haut pendant la scène d’interrogation et de torture de Will Scheidmann met Ioulghaï dans une position posthumaniste en tant que sujet hors de la scène� Ioulghaï pourrait être nous, les lecteurs, dans notre monde qui regardons l’exploitation et le supplice de notre propre espèce d’en haut� Volodine convoque ici la métaphore afin de représenter la perspective historique, nous demandant de réfléchir non seulement aux actes de barbarie dans le passé mais également à un futur plus éthique� La consommation et le capitalisme : Le cyborg et la souris comme agents posthumanistes Dans le narrat 11, la rencontre entre une souris, l’humain Borodine et le cyborg Djaliya Solaris illustre le thème de l’éthique envers autrui� La rencontre remet en question «-la consommation-» de vies en utilisant un langage techno-capitaliste� Après avoir sauvé une souris, Borodine ne sait pas ce qu’il faut faire avec «-sa prisonnière-»� Il sort dans la rue où passent des voitures conduites par des femmes «-aux yeux immenses, aux étincelantes prunelles dorées, à la chevelure translucide ou grise, qui examinaient la route sans ciller ni sourire-» 62 � Cette image de femmes quasi-machines renvoie au trope du cyborg dans la science-fiction, un organisme cybernétique qui est moitié machine, moitié organique� Donna Haraway soutient que cette hybridité du cyborg démontre la fluidité entre la réalité sociale et la science-fiction 63 � En fait, à la fin du XX e siècle, on est tous des cyborgs, entourés de systèmes cyborgs, comme la médecine, la production capitaliste de masse et la guerre� Les cyborgs peuvent être problématiques parce que «-they are the illegitimate offspring of militarism and patriarchal capitalism- » 64 � Dans le contexte politique de Des Anges mineurs, la machine symbolise en effet le capitalisme fondé sur l’exploitation d’autrui� Les vieilles accusent Will Scheidmann, créé à l’origine pour détruire ce système, d’avoir restauré 60 Volodine, 1999, p� 74� 61 Ibid., p� 77� 62 Volodine, 1999, p� 41� 63 Donna Haraway, «- A Cyborg Manifesto- : Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century-», dans Neil Badmington (dir�), Posthumanism, New York, Palgrave, 2000, p� 69-84 (p� 69)� 64 Ibid., p� 71� Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 46 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) les machines capitalistes 65 � Borodine, qui a sauvé une souris, essaie d’établir une distinction éthique entre lui et Djaliya, une tueuse qui représente le système capitaliste : «- Il y avait des incrustations d’insectes sur les phares et, sur le capot, les traces d’un récent impact de hibou, indiquant qu’en d’autres circonstances, ailleurs qu’en ville, la voiture pouvait atteindre de grandes vitesses-» 66 � La double-machine de Djaliya, le cyborg, dans une voiture couverte d’insectes mortes, renforce le rapport entre les Untermenschen - les sous-populations écrasées - et la machine capitaliste qui en profite et les écrase 67 � L’échange entre Borodine et Djaliya Solaris est très bref et mécanique de la part de celle-ci� Le choix du nom Solaris évoque le roman du même nom écrit par l’auteur polonais Stanislaw Lem en 1961, où il s’agit fondamentalement d’un manque de communication entre des êtres humains et des extraterrestres� Le simulacre de communication commence par un geste mécanique de la main de Djaliya, qui «- devait être une invite claire, un signe lisible-» 68 � Il s’agit d’un geste assuré qui fait approcher Borodine� À ce moment-là, elle établit une relation de pouvoir par rapport à Borodine en le regardant en tant que l’Autre-: «-En deçà du pare-brise, les yeux de Djaliya Solaris continuaient à le regarder, lançant des ondes couleur d’ambre qu’il ne savait pas interpréter-» 69 � Ce jeu de pouvoir s’avère caractéristique du monde post-exotique où il existe deux rangs- : les représentants du pouvoir et les personnages-prisonniers 70 � Borodine, qui garde la souris prisonnière, devient lui aussi prisonnier - voire l’objet - du regard de Djaliya� Par conséquent, Borodine n’arrive pas à soutenir son regard-: «-Il croisa cela, cette vibration, un orage secret dont il ne pouvait comprendre ni le rythme ni la puissance, puis il baissa la tête-» 71 � La chaîne de la subalternité continue avec la petite souris saisie dans la main de Borodine alors que celui-ci essaie d’établir un contact posthumaniste-: «-Borodine songea à se rapprocher mentalement de la souris-» 72 � Finalement, c’est un échec parce qu’il fait peur à la souris qui «- lui griffait la pulpe des doigts- » 73 � La captivité de la souris nous rappelle que nous sommes dans une littérature d’incarcération du post-exotisme- : «-Quand elle (la souris) vit que son geôlier approchait d’elle sa bouche et ses yeux, la souris se tortilla avec véhémence puis, de nouveau, elle feignit le 65 Volodine, 1999, p� 70� 66 Ibid., p� 42� 67 Ruffel, 2007, p� 261� 68 Volodine, 1999, p� 42� 69 Ibid., p� 42� 70 Ruffel, 2007, p� 254� 71 Volodine, 1999, p� 42� 72 Ibid� 73 Ibid., p� 43� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 47 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) coma-» 74 � De plus, la souris devra continuer de subir l’emprisonnement dans la voiture de Djaliya� Lorsque celle-ci ordonne à Borodine de lui donner la souris, il la lâche sur le siège� La souris disparaît sur-le-champ, la voiture commence à s’avancer et l’histoire de Borodine s’arrête là 75 � Néanmoins, la lectrice est amenée à réfléchir au contact qui pourrait avoir eu lieu entre Djaliya, Borodine et la souris, ce qui renvoie à la frontière floue entre le réel et l’imaginaire dans le monde post-exotique� La question posthumaniste et communicative se transforme en une question d’être consommé par Djaliya, soit au niveau carnivore dans le cas de la souris, soit au niveau cannibale dans le cas de Borodine-: «-L’a-t-elle mangée-? A-t-elle fait disparaître Borodine-? L’a-t-elle, après réflexion, attiré à l’intérieur de son véhicule-? Et, dans ce cas, a-t-elle entamé une relation personnelle avec lui-? Ou l’a-t-elle mangé, lui, aussi-? -» 76 � En effet, selon Sherryl Vint, la différence entre «-le carnivorisme-» et le cannibalisme est marquée par la ressemblance entre les humains et les animaux� La plupart des gens peuvent manger de la viande sans problème, même s’ils préfèrent ne pas associer la viande avec des créatures vivantes� Pourtant, si nous imaginons que ces créatures nous demandent de l’aide et essaient de communiquer avec nous, cela crée une nouvelle dynamique qui montre un rapport défaillant avec la nature 77 � Par conséquent, ce rapport évoque la problématique de la subjectivité, c’està-dire, l’effet des conditions matérielles de l’existence d’un individu sur les conditions matérielles différentes d’une autre existence individuelle 78 � L’idée de manger remet en question cette subjectivité� La consommation, soit de la nourriture, soit des produits, met en relief la transition à l’époque industrielle et donc capitaliste qui transforme tout en objet de consommation par le sujet humain, où le monde est notre ressource 79 � Selon la pensée posthumaniste, si nous pouvons simplement exploiter et tuer n’importe quel être vivant compte tenu de ce qu’on appelle l’espécisme, une forme de discrimination qui favorise une espèce par rapport à une autre, nous pouvons utiliser cette même logique pour justifier l’exploitation des autres au niveau racial, genré, etc�-: 74 Ibid� 75 Ibid. 76 Volodine, 1999, p� 44� 77 Sherryl Vint, Animal Alterity-: Science Fiction and the Question of the Animal, Liverpool, Liverpool University Press, 2010, p� 25� 78 Neil Badmington, «- Introduction- : Approaching Humanism- », dans Neil Badmington (dir�), Posthumanism, New York, Palgrave, 2000, p� 1-10 (p� 5)� 79 Ibid�, p� 26 Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 48 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) [A]s long as this humanist and speciesist structure of subjectivization remains intact, and as long as it is institutionally taken for granted that it is all right to systematically exploit and kill nonhuman animals simply because of their species, then the humanist discourse of species will always be available for us by some humans against other humans as well, to countenance violence against the social other of whatever species - or gender, or race, or class, or sexual difference 80 � Pour Volodine, il ne faudrait pas aller jusqu’à dire que Des Anges mineurs propose une éthique des animaux, mais il établit néanmoins une base pour la discussion d’une éthique universelle, y compris les animaux, les cyborgs et les extraterrestres qui sont présents dans le monde post-exotique et qui «-consomment-» l’identité d’un autre ou risquent d’être consommés� Ce discours de consommation dans le post-exotisme fait un lien entre manger, à savoir «-user-» quelque chose pour se nourrir, et consommer, c’està-dire user quelque chose (ou bien quelqu’un) à son profit ou divertissement� D’une part, les Untermenschen sont écrasés et «- consommés- » par les grands, voire ceux-là doivent subir l’oppression socio-politique et la torture� La consommation possible de Borodine par Djaliya le cyborg représente un sens capitaliste et péjoratif de la consommation� De l’autre, la narration dans Des Anges mineurs donne lieu à une «- consommation- » de voix intersubjectives, où il existe une collectivité de personnages-prisonniers dont le traumatisme est la condition d’une humanité qui a beaucoup souffert� Paradoxalement, cette condition devient une solution possible (le posthumanisme)� Autrement dit, Volodine s’approprie la notion péjorative de la consommation pour donner la parole aux marginalisés, y compris les créatures non-humaines� Le double-sens de consommation dans le roman signale que «-[w]e eat in company, we eat each other, we are eaten, but these are meals that, in their digestive failure, comprise the necessary condition for ethics, for justice, for a responsibility that is openness to the other� This failure of appropriation has been the condition for ethics since the genocides of World War II-» 81 � En «- consommant- » chacun à son tour, les personnages-prisonniers adoptent la notion de la consommation capitaliste et dévastatrice� Dans ces états de «-devenir,-» ils sont effectivement des entités hybrides qui occupent toujours un état intermédiaire entre la vie et la mort, entre la substance humaine et la substance animale� Au-delà du cadre narratif, cet état de de- 80 Cary Wolfe, Animal Rites- : American Culture, the Discourse of Species, and Posthumanist Theory, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p� 8� C’est l’auteur qui souligne� 81 Ann Weinstone, Avatar Bodies-: A Tantra for Posthumanism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004, p� 135� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 49 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) venir se présente au niveau physique chez Will Scheidmann, car son corps commence à se détériorer- : «- Sous l’influence des brumes radioactives de l’hiver, ses longues squames de peau malade étaient devenues d’imposants goémons- » 82 � Vers la fin du roman, cette dégradation se réverbère dans le monde postnucléaire, postrévolutionnaire, vidé de toute vie- : «- Tout le monde avait disparu sur terre� […] Des pluies d’étoiles filantes se déclenchaient à présent plusieurs fois par semaine� Elles aggravaient la rousseur et même la nature martienne du sol� Les météorites dégageaient des gaz pénibles� Il était souvent impossible de respirer pendant des heures-» 83 � Tandis que tous ces désastres humanitaires, environnementaux et socio-politiques établissent un cadre apocalyptique à la fin du roman, Volodine suggère que nous n’avons pas encore franchi le point de non-retour� Dans le dernier narrat, le personnage qui prend la parole dit-: «-Il m’arrivait d’émettre des gémissements pour faire semblant de parler avec le vent, mais plus personne ne s’adressait à moi� Disons que j’avais été le dernier, cette fois-là- » 84 � L’aspect dystopique du roman n’est qu’une manière dont nous pouvons arriver à une utopie posthumaniste� Dans le monde volodinien, il faut détruire et déconstruire pour reconstruire, pour surmonter les échecs humanistes� Les agents non-humains qui observent, qui sont observés, qui consomment, nous forcent à remarquer la non-temporalité de cet univers et que la fin de l’histoire (ou bien la fin de l’Histoire dans le discours de Fukuyama) de ces personnages-prisonniers n’est qu’une illusion d’un monde barbare qui ne peut plus être sauvé� Conclusion L’agent non-humain et l’intersubjectivité narrative dans Des Anges mineurs travaillent ensemble comme techniques science-fictionnelles pour démontrer une absence de l’empathie envers autrui� Dans son article sur la difficulté de connaître un organisme non-humain comme la chauve-souris, Nagel avertit qu’il faut comprendre la différence entre se comporter comme une chauve-souris et être une chauve-souris- ; même si les chauves-souris et les humains ont des choses en commun, «- [they] present a range of activity and a sensory apparatus so different from ours [that they are] a fundamentally alien form of life- » 85 � En revanche, au lieu de demander, «-comment est-ce, être une chauve-souris-? -» nous pourrions également de- 82 Volodine, 1999, p� 148� 83 Ibid., p� 199� 84 Ibid., p� 218� C’est moi qui souligne� 85 Thomas Nagel, «- What Is It Like to Be a Bat- ? - », The Philosophical Review, 83, 4 (1974), p� 435-450 (438)� C’est l’auteur qui souligne� Du post-exotisme au posthumanisme : Des Anges mineurs d’Antoine Volodine DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 50 Christina Lord Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) mander, «-comment est-ce, être un personnage post-exotique-? -»� Les deux exigent une sorte de refoulement - de soi, de l’individu, et finalement de l’être humain - pour permettre le passage au-delà de la parole en forme de «-je-»-; c’est-à-dire, ils exigent des métamorphoses matérielles et des entités hybrides� Cette consommation narrative, politique et éthique est une vision «-primitive et posthumaniste [dans des espaces réels et symboliques], dans le sens où les organisations humaines de référence sont submergées par les devenirs animaux-» 86 � Finalement, comme les chercheurs et chercheuses posthumanistes ont tous leurs propres visions et définitions du posthumanisme, c’est également le cas chez Volodine 87 � Son portrait de l’humanité en crise dans Des Anges mineurs - entourée d’animaux soit en tant qu’objets, sujets, ou nourriture - porte des traces de «-post --» (postmoderne, post-exotique), et rejoint par-là la discussion posthumaniste de nos jours et de l’avenir� 86 Ruffel, 2007, p� 269� 87 Voir Andy Miah, «-A Critical History of Posthumanism-», dans Bert-Gordijn and Ruth- Chadwick (dir�), Medical Enhancement and Posthumanity, Springer, 2008, p� 71-94� DOI 10.2357/ OeC-2019-0013 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Méandres, mises en abyme et métadiscours dans Les Voyages thanatologiques de Yan Malter (1995) de Jean-Pierre April Nicholas Serruys Université McMaster Cette étude porte sur le métadiscours dans un roman de Jean-Pierre April, Les Voyages thanatologiques de Yan Malter 1 , où figure un auteur projeté dans une dimension cognitive futuriste à la recherche de son sort, sinon celui du monde, mais où l’on a du mal à trancher entre la métaphysique et l’onirique car le nombre d’allers et retours entre le présent, le passé et l’avenir (voire de bonds spatiotemporels) prolifère en deçà et au-delà des limites empiriques� Il s’agit d’un récit caractérisé d’une esthétique postmoderne, dans la mesure où, sémantiquement, il est fort expérimental et donc déroutant par rapport aux textes plutôt linéaires� Le roman est aussi spéculatif, car il s’inscrit au niveau du contenu dans la science-fiction (SF), où la recherche de cohérence dans des espace-temps altérés se veut rationnelle� Il sera question de dénouer les enjeux complexes du récit pour révéler à quel point l’énigme romanesque miroite textuellement d’autres images alambiquées ou labyrinthiques, dont l’ouroboros (un serpent qui se mord la queue) ou les matriochkas («-Poupée(s) gigogne(s) […], dont l’intérieur creux reçoit un ensemble de poupées identiques de taille décroissante emboîtées les unes dans les autres 2 -»)� Au cours de cette exploration fictionnelle - où l’on vit par procuration une expérience «- thanatologique- » -, on s’égare par exemple dans des architectures impossibles qui sont, non sans rappeler les tableaux de Maurits Cornelis Escher, des trompe-l’œil ou des illusions d’optique conceptuel(le)s� Cela se voit dans l’imbrication des plans de ville de diverses époques, et par là des réalités urbaines possibles en palimpsestes, qui servent à désorienter de façon sidérante les personnages et le lectorat modèle� Autrement dit, une sorte de mise en abyme structure (et déstruc- 1 Il s’agit d’une analyse approfondie du roman, abordée dans un premier temps de façon moins développée dans un compte rendu critique-: Nicholas Serruys, «-Les Voyages thanatologiques de Yan Malter de Jean-Pierre April- », dans Claude Janelle (dir�), L’année de la science-fiction et du fantastique québécois 1995, Québec, Alire, 2015, p� 7-12� 2 «- matriochka- » (1991),- entrée dans Le grand dictionnaire terminologique, Office québécois de la langue française, Gouvernement du Québec, 2012, http: / / gdt� oqlf�gouv�qc�ca/ ficheOqlf�aspx? Id_Fiche=17020362� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 52 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) ture) les actes, évènements et phénomènes, ainsi que leurs interprétations, créant un encadrement autoréflexif ou métadiscursif� M’appuyant sur les recherches et critiques peu nombreuses sur l’œuvre d’April (de Kathleen Kellet-Betsos, de Jean-Marc Gouanvic, de Michel Lord, de Jean-Louis Trudel, et d’Élisabeth Vonarburg), ainsi que sur les théories de la fiction (de Jean Baudrillard, de Roger Bozzetto et d’André Carpentier, entre autres), j’avancerai que ce roman, de par sa forme expérimentale et son fond étonnant, lance un défi singulier à la signification et à l’interprétation possibles des spéculations littéraires� Biobliographie de l’auteur et appréciations critiques de son œuvre Jean-Pierre April, professeur du Cégep 3 de Victoriaville et auteur d’œuvres de genres de l’imaginaire, se distingue par sa SF baroque, satirique 4 et, bien que détournée, auto-représentative� Ses œuvres explorent notamment les rapports ahurissants qu’on anticipe entre l’espèce humaine et la technologie, c’est-à-dire l’emprise systématique de celle-ci sur celle-là� Les titres de certaines nouvelles, souvent néologiques, donnent un indice assez révélateur de cette topique virtuelle-: «-TéléToTaliTé-» 5 -; «-Trois vies dans la nuit d’un sous-homme-» 6 -; «-Mort et télévie de Jacob Miro-» 7 -; «-Le mémoribond et le neurobot- » 8 � L’autoréflexivité et l’intertextualité jouent un rôle important dans cette thématique étonnante, par exemple lorsque l’alter ego d’April, l’écrivain Yan Malter («-Jean, Moi, l’Autre 9 -»), entre en scène, lorsque la toute-puissance des mots l’emporte sur la réalité ou lorsque la fiction et le réel se confondent de façon indénouable� Michel Lord qualifie le jeu des contraintes génériques et narratologiques qui en découle d’- «- éclatement protéiforme- » 10 , où la forme complexe lance un véritable défi au lectorat 3 Un Cégep est un Collège d’enseignement général et professionnel au Québec� 4 «-J�-P� April utilise avec prédilection et avec naturel le mode satirique plus que tout autre-», Jean-Marc Gouanvic, «-Jean-Pierre April-: entre la satire et le simulacre-», imagine…, 22 (1984), p� 73-78 (p� 73)� 5 Jean-Pierre April, «-TéléToTaliTé-», dans Jean-Pierre April, Chocs baroques, Michel Lord (dir�), Montréal, BQ, 1991, p� 119-160� 6 Jean-Pierre April, «- Trois vies dans la nuit d’un sous-homme- », dans Jean-Pierre April, TéléToTaliTé, Montréal, Hurtubise HMH, 1984, p� 107-142� 7 Jean-Pierre April, «-Mort et Télévie de Jacob Miro-», dans Michel Lord (dir�), Anthologie de la science-fiction québécoise contemporaine, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1988, p� 27-38� 8 Jean-Pierre April, «-Le mémoribond et le neurobot-», dans April, 1991, p�-287-303� 9 Michel Lord, «-Introduction-», dans April, 1991, p� 15� 10 Michel Lord, «- Un feu roulant en perpétuelles mutations- : la science-fiction québécoise-», La Licorne, 27 (1993), p� 155-166 (p� 160)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 53 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) qui ose suspendre son incrédulité 11 et croire par engagement à la «-vraisemblance de l’invraisemblance-» 12 � Des greffes cérébrales aux métamorphoses dans des matrices numériques, cette-«-obsession des simulacres-» 13 se nourrit à même le texte� Selon Lord, April fait ainsi de sa littérature «- le lieu de la dénonciation des multiples formes de manipulations dont l’homme contemporain est victime-» 14 � Le parcours proprement contre-utopique devient évident lorsqu’on considère les idées principales qui sont à tirer de la thématique des œuvres-: «-Chez April, ces manipulations servent à illustrer ce qui semble être une de ses «-thèses-»-: «-l’univers bascule continuellement dans l’entropie-» malgré tous les efforts que l’on peut faire pour en changer le cours-» 15 � En dépit de ce constat désespérant, une dernière remarque de Lord suggère qu’un certain espoir est diffus dans l’œuvre-: Voulant critiquer un système où l’individu se perd dans la masse, qui ellemême se laisse penser, April s’est donné pour but d’ébranler les esprits, de les faire sortir du coma fin de siècle dans lequel nous sommes engagés, afin que nous ne soyons jamais ni des moribonds de la mémoire ni des robots 16 � Je tiens néanmoins à maintenir la dénomination sous-générique de contre-utopie, en raison des topoï autocratiques, des agentivités restreintes, sinon opprimées, et des dénouements qui s’avèrent résolument clos, sans guère d’espoir d’issue� Cela dit, la quête d’amélioration du sort humain se trouve de façon récurrente chez April dans l’esprit même de ses protagonistes, et non pas forcément dans une action à exercer dans l’espace ambiant� Cette approche s’inscrit dans la SF postmoderniste, tel que le veut l’auteur et sur laquelle je reviendrai� Avant de plonger dans l’analyse du roman, au-delà des appréciations critiques de Lord, d’autres que l’on réserve à l’auteur méritent une mention, car les propos s’occupent justement de la problématisation du réel par l’intermédiaire de simulacres� Alors que bon nombre de constats précèdent la publication du roman, renvoyant à l’œuvre dans son ensemble de la fin des années 1970 au début des années 1990, ils s’appliquent toutefois aux 11 Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria- : or, Biographical Sketches of My Literary Life and Opinions (1817), London, J�M� Dent, 1993� 12 Michel Meyer, Langage et littérature� Essai sur le sens (1992), Alain Lempereur et Michel Meyer (trads�), Paris, PUF, Collection Quadrige, 2001, p� 8� 13 Lord, 1993, p� 161� 14 Ibid., p� 161� 15 Lord, 1991,-p� 19� 16 Ibid., p� 20� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 54 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Voyages thanatologiques de Yan Malter 17 � Ce survol critique sera suivi d’un sommaire de l’intrigue, d’un examen des allusions à peine voilées dans le roman à la biobibliographie de l’auteur - sur laquelle se calque celle du protagoniste -, ainsi que d’une analyse du sens à accorder au récit en fonction des aventures inédites présentées� C’est dans l’esprit de vouloir attribuer une pertinence critique à l’œuvre d’April que Jean-Marc Gouanvic énonce le suivant-: April modifie les événements et les noms de personnes, mais non pour qu’on ne les reconnaisse pas- ; bien au contraire, pour qu’ils soient transparents� Toute falsification fictionnelle du «-réel-» a pour fonction de mettre ce «-réel-» sous un certain éclairage, pour que le lecteur le regarde à distance� La satire n’est intelligible que par retour constant au monde empirique 18 � Il y a ainsi un lien serré entre, d’un côté, l’univers de fiction que crée l’auteur et où habite le personnage, et, de l’autre, le réel sous-entendu du créateur et du lectorat� À la différence de la contemplation d’étoiles lointaines, tendance caractéristique de la SF, chez April le regard se retourne vers soi, vers l’espace intérieur, selon l’orientation postmoderne� L’auteur l’explique ainsi-: «-Chose certaine, les personnages de la SF postmoderniste ne partent plus en astronefs à la découverte de l’univers-; l’univers les pénètre, ils découvrent l’univers en eux-mêmes, ils sont des univers� Le Moi devient ainsi le sujet et l’objet de la post-SF-» 19 � Tenant compte du rôle de l’imaginaire et de la subjectivité dans la présentation de ce discours sur la technoscience, Kathleen Kellett-Betsos énumère les thèmes principaux qui se retrouvent chez April selon les catégories suivantes- : «- la force du mythe en tant que construction sociale, la prolifération des réalités parallèles et la quête hu- 17 April, s’étant trouvé en quelque sorte au centre du labyrinthe sciencefictionnel sans fil d’Ariane pour ressortir du genre, a démissionné officiellement de la SF au début des années 1990, après plus d’une décennie de service engagé (imagine…, 54 (1990), 79-80)� Le roman qui m’occupe présentement, Les voyages thanatologiques de Yan Malter, Montréal, Québec/ Amérique, 1995, était censé être sa dernière contribution au genre� Cependant, en 2008 l’auteur a fait paraître un roman-nouvelles (dans lequel figure la reprise de plusieurs nouvelles), Mon père a tué la terre, Montréal, XYZ, 200)� Il a aussi écrit d’autres nouvelles de SF depuis, ainsi que des romans et des novellas s’inscrivant tantôt dans la littérature générale, tantôt dans la littérature de l’imaginaire non mimétique (notamment des formes hybrides appartenant en quelque sorte au fantastique, au réalisme magique, etc�)� 18 Jean-Marc Gouanvic, «- Jean-Pierre April- : entre la satire et le simulacre- », imagine…, 22 (1984), p� 75� 19 Jean-Pierre April, cité dans Kathleen Kellett-Betsos, «- Jean-Pierre April- », dans Douglas Ivison (dir�), Dictionary of Literary Biography Volume 25-: Canadian Fantasy and Science Fiction Writers, Detroit, The Gale Group, 2002, p� 5� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 55 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) maine de l’immortalité par l’intermédiaire de la technologie-» 20 � Elle souligne également les préoccupations générales de l’auteur vis-à-vis «-de la politique canadienne et internationale, de l’écologie, des conflits intergénérationnels, de l’exploitation du tiers-monde, des drogues, des technologies de reproduction et de l’effet des médias-» 21 � Malgré le sérieux de ces préoccupations, il y a un certain ludisme accompagnant la critique qui anime leur mise en relief et leur réduplication dans les textes d’April� C’est ce que souligne Gouanvic-: (I)l met sous ses spot-lights les discours sociaux pris en situation pour en faire apparaître les ridicules� […]� April est donc le contraire d’un idéologue- : sa position de satiriste est celle d’un écrivain-; à d’autres, la tâche de construire des systèmes fermés et paranoïaques� L’écrivain, lui, est essentiellement un critiqueur� Sa position face au monde dans lequel il vit est celle de l’intelligence critique 22 � Quant à l’esthétique, «-April souligne l’influence de la vidéo sur la rédaction de ses récits-» 23 � Kellett-Betsos remarque justement que «-l’exploitation des analepses, la multiplication des voix narratives et l’analyse discursive des chronotopes futuristes à même les textes déstabilisent la convention de la lecture linéaire-» 24 � Ainsi, dans le cycle Coma (dont deux nouvelles se voient reprises dans le roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter), Gouanvic constate qu«-il est en général difficile au lecteur de fixer son attention sur un plan de référence ‘réaliste’-»-: Tout est simulacre, c’est-à-dire représentation factice de l’univers� De là la propension de l’écrivain à faire intervenir ses auteurs et ses personnages de façon directe dans les récits� C’est bel et bien un motif courant de la mise en 20 Kellett-Betsos, 2002, p� 5� «-The power of socially constructed myths-; the prolifération of alternate realities-; and the human search for immortality through technology-»� C’est moi qui traduis de l’anglais vers le français dans le corps du texte� 21 Ibid., p� 10� «-Canadian and international politics, ecology, intergenerational conflicts, the exploitation of the developing world, drugs, reproductive technologies, and the effects of the media-»� C’est moi qui traduis de l’anglais vers le français dans le corps du texte� 22 Gouanvic, 1984, p� 76� 23 Kellett-Betsos, 2002, p� 7� (L’auteure résume des constats énoncés dans un interview d’April avec Sophie Beaulé�) 24 Ibid., p� 7� «- […] April note(s) the influence of vidéo clips on his narrative style, and certainly the use of flashbacks, multiple narrative voices, and discursive analyses of his futuristic world impede any conventional linear reading-»� C’est moi qui traduis de l’anglais vers le français dans le corps du texte� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 56 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) abyme-: le personnage et l’auteur opèrent un retour sur la fiction en se proclamant comme fiction 25 � Jean-Louis Trudel note que le roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter «-plaira à ceux qui s’éclateront sur un feu roulant d’idées, de raisonnements acrobatiques et de retournements en série-» 26 � Le critique avertit cependant que (l)es amateurs d’histoires qui ne reposent pas comme ici sur le vertige des mises en abîme successives risquent de ne pas (l’)apprécier(,)[…] déplor(ant) l’absence de l’échafaudage qui permettrait au texte de mieux résister à un examen rapide, sinon prolongé et approfondi 27 � À la lecture du roman d’April, Élisabeth Vonarburg, quant à elle, dit avoir éprouvé […] un plaisir cérébral à l’extrême, pour les éclairs des concepts (le futur influe sur le présent), pour la danse frénétique de fascination-répulsion à l’égard de la mort, pour le délire verbal, pour l’explosion et l’implosion simultanée de […] la littérature […] 28 � Elle émet une réserve, cependant, selon laquelle «-(l)a SF à son meilleur est censée nous essouffler, nous déranger, nous déboussoler-; mais poussée à l’extrême, l’essoufflant en littérature se transforme en invivable-» 29 � Cette réserve est pourtant mitigée, en fonction du plan idéique, selon une reconnaissance de l’objectif de l’auteur-: «-comme Les Voyages thanatologiques de Yan Malter est une expérience aux limites de par son sujet même, […] son échec en tant qu’objet littéraire consacre sa réussite en tant que concept-» 30 � Selon Gouanvic, «-April n’est pas qu’un satiriste� Tout un versant de son œuvre est d’une esthétique différente de celle de la satire� On peut adéquatement la nommer néo-baroque- » 31 � Cela, en raison de l’exploitation d’une «-esthétique de la surcharge-» 32 -: des modèles de compositions imbriquées, mises en abyme, […], théâtre dans le théâtre, thématique du songe, rêve éveillé, miroir brisé qui renvoie une 25 Gouanvic, 1984, p� 77� 26 Jean-Louis Trudel, «-Voyages immobiles-», Keep Watching the Skies-! , 13-14 (1995), s� pag� 27 Ibid., s� pag� 28 Élisabeth Vonarburg, «-N’ajustez pas votre roman-», Solaris, 114 (1995),-p� 48� 29 Ibid., p� 48� 30 Ibid., p� 48� 31 Gouanvic, 1984, p� 76� 32 Ibid., p� 76� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 57 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) image diffractée du monde� De sorte que rien n’est présenté comme absolument sûr-: tout n’est que perspective 33 � Pour ce qui est du milieu de la production de cette fiction, bien ancrée dans le Québec de la post-Révolution tranquille, ainsi que celui, dès le début des années 1980, post-référendaire, l’œuvre science-fictionnelle de l’auteur aborde dans son ensemble l’incertitude de l’identité subjective et collective (tantôt au sens restreint des paramètres d’ici et de maintenant, tantôt au sens plus large d’ailleurs et d’autrefois, sinon de nulle part et de jamais)� Quant à l’identité décelable qui refléterait la réalité de l’auteur, «-April étend les tentacules de son univers au monde «-réel-»� Le centre en est sans contredit le Québec, lieu à la fois de lancement vers des espaces plus ou moins lointains et de régression vers l’origine-» 34 -; «-Ce n’est pas par hasard si les acteurs de ces univers recherchent désespérément à reconstituer une unité irrémédiablement rompue et que les récits épousent les méandres tortueux de cette quête-» 35 � Exploitant à fond le médium par l’intermédiaire duquel passe son message, l’exploration critique d’April met souvent l’accent sur les jeux de mots et ainsi des embrouillages de sens, entre autres, pour exposer «-l’image morcelée que nous avons de la SF actuelle-» 36 dans ce cadre socioculturel� Selon l’auteur, s’inspirant de Lévi-Strauss et de Malrieu, la médiation des oppositions 37 dans la SF se révèle pertinente pour la production québécoise-: «-(a)u pays du paradoxe, l’oxymoron est roi-» 38 � Évènements et enjeux du récit : Les Voyages thanatologiques de Yan Malter Je présenterai dans l’exposé et l’analyse qui suivent une interprétation non exhaustive mais suffisante de l’échafaudage complexe des réalités virtuelles dans le récit, cela en fonction du projet présumé d’April� 33 Ibid., p� 76� 34 Lord, 1991, p� 16� Bien que le roman paraisse à un moment historique significatif, 1995, l’an du (second) référendum sur la souveraineté, je ne vois pas de rapport direct entre les propos du récit et le discours social de l’époque, à moins de prendre la multiplicité des virtualités incompatibles présentées dans l’œuvre pour une satire des discours politiques en concurrence présentées dans les médias, «-histoires-» ou «-réalités-» avancées selon l’angle idéologique souverainiste ou fédéraliste� 35 Ibid., p� 13� 36 Jean-Pierre April, «-Perspectives de la science-fiction québécoise-», dans Jean-Pierre April (dir�), La Machine à explorer la fiction, Longueil, Le Préambule, 1980, p� 236� 37 Ibid., p� 242� 38 Ibid., p� 244� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 58 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) À la fin du XXI e siècle, Yan Malter est un ancien écrivain de SF et thanatologue («-aventurier de l’après-vie-» 39 )� Son duplicata neuronal est «-encodé vivant dans la boîte noire du Mémogénic-» 40 , projeté à un siècle dans le futur� Vers la fin du XXII e siècle, Malter découvrira un univers qui ressemblera curieusement à un univers de sa propre invention, développé partiellement dans son œuvre Une nouvelle page- : il y est question d’un «- Centre de la Connaissance- » 41 dans «- l’Hôpital Mondial- » 42 à «- Simuli-Cité- » 43 , où des simuli-savants, projetés eux aussi depuis l’époque de Malter, se penchent sur les problèmes majeurs de l’humanité en s’appuyant sur la science de tout temps et de tout lieu dans le but affiché de déjouer l’entropie que l’avenir leur réserve� Mais, une vision d’ensemble des enjeux ne se dessine qu’à peine� Malter a donc disparu en 2094 à la suite d’une expérience thanatologique� Sa fille, Mira, est physiquement et virtuellement à sa poursuite en 2190, voire à un siècle de distance, «-surtout depuis qu’elle croit que son père communique avec elle par l’entremise du rêve-» 44 � Par ailleurs, on verra que Malter, projeté lui-même dans le futur sordide du XXII e siècle, croit également avoir participé à ce genre de communication, soit au cours d’un voyage thanatologique, soit par l’intermédiaire d’un personnage de sa fiction� Un moyen de parvenir à entrer en contact avec le thanatologue disparu, et, par-là, à le ressusciter depuis la boîte noire où sont numérisés en mémogènes ses connaissances et souvenirs, serait de pénétrer subrepticement dans son univers grâce à un «- mémoscaphe- » 45 et, une fois arrivé, d’assumer le rôle d’un des personnages du futur qu’il s’est créé, pour s’y inscrire sans qu’il s’en doute et le ramener à la réalité à son insu� C’est ce que Mira tentera de faire, en devenant Moïra, protagoniste des récits que lui racontait son père dans sa jeunesse� Voici donc un premier paradoxe qui problématise la trame- : l’existence du personnage Moïra constitue-t-elle la fabulation de Malter, inspirée de son expérience dans l’au-delà et transmise à sa jeune fille-? ou bien l’intégration future de Mira dans les mémogènes de Malter fera-t-elle naître le personnage dans l’esprit de son père-? Il s’agit là d’une initiative que la fille n’aurait pu 39 April, 1995, p� 4� 40 Ibid., p� 4� 41 Ibid., p� 19� 42 Ibid., p� 37� 43 Ibid., p� 45� 44 Ibid., quatrième de couverture� 45 On peut être «-en communication avec le Mémogénic par des implants cérébraux qui recueillent et diffusent les ondes mentales� Deux tubes (se) rattache(nt) au Mémogénic- : l’ombilical, conduisant à une valve placée dans le nombril, et le cérébral, branché à un sphincter sous la nuque-» (Ibid., p� 34)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 59 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) prendre, cependant, sans que son père lui décrive d’abord ledit personnage� C’est une mise en abyme, un paradoxe temporel où la causalité est difficile à déceler, si elle ne suit carrément aucune logique linéaire� Tentant de trancher entre les faits et le simulacre, Jan Tepernic (réanimateur et «-spécialiste des écrivains décédés-» 46 ), censément au service de Mira, la prévient-: «-Même s’il ressemble étrangement à notre réalité, le futur que ton père a visité dans ton rêve est un avenir inventé, transposé, venant tout droit de ses vieilles fictions-» 47 � Pour donner un sens à ce qu’on appellerait incertainement la «-réalité-» de Yan Malter, hypothétiquement réveillé du coma cent ans plus tard (en 2194), le protagoniste, tout comme le lectorat, se renseigne graduellement, par fragments parcellaires� Cela, selon la mémoire trouée du héros, selon ses observations et conjectures, ainsi que selon l’avis de différents personnages qui l’entourent� Chacun avançant sa vision discutable des choses, le tout aboutit en grande partie à un concours de complots où s’immiscent de nombreuses allusions intertextuelles et autoréférentielles� Finalement, à partir des visions éclatées du futur lointain se révèle une posthumanité constituée selon la mise en gélule de neurones qu’ingèreront les rats - seuls survivants de l’avenir en ruine écologique -, qui assimileront ainsi l’identité humaine� À l’auteur de boucler la boucle en expliquant la réalité de cet univers grâce aux jeux de mots de fiction, en élevant la figure au statut de fait et en jetant par là un éclairage nouveau sur l’appréciation des enjeux-: «-L’humanisation des rats est-elle une autre version du ratage de l’humanité-? -» 48 Pareillement, quant au sort de l’identité particulière de Malter, si la descendance est un prolongement de soi, sa fille fictionnalisée préfigure par son prénom la perspective-eschatologique-: Moïra (signifiant destin en grec) est homophone de Moi-Rat� En fin de compte, plusieurs questions s’imposent quant au sens à accorder à ce «- texte délibérément métafictionnel- » 49 , parmi lesquelles figurent les suivantes, que pose April/ Malter lui-même dans le roman-: «-Où finit le réel- ? Où commence le simulacre- ? - » 50 � L’auteur, le personnage et le lectorat, se prenant en quelque sorte pour scientifiques - en tant que créateurs et déchiffreurs de sens -, ne seraient-ils plutôt que des rats de laboratoire parcourant un labyrinthe dont la nature de la création dépasserait en fait l’entendement des cobayes-? Cette force surnaturelle immanente serait-elle la toute-puissance de l’imaginaire et de sa représentation par l’intermédiaire du discours symbolique-? Le défi de lecture de ce texte - de cet univers de 46 Ibid., p� 25� 47 Ibid., p� 27� 48 Ibid., p� 250� 49 Trudel, 1995, s� pag� 50 April, 1995, p� 140� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 60 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) fiction - est de tenter d’en comprendre la signification dans son ensemble, alors que, comme dans le monde empirique, il se révèle justement en grande partie inaccessible et donc insaisissable dans sa totalité-: «-tant de possibilités à explorer, tant de fausses pistes où se perdre-» 51 � Évènements et enjeux du récit : analyse de l’intratextualité Aux prises avec cet éclatement récurrent, les personnages des Voyages thanatologiques de Yan Malter sont donc justement à la recherche frénétique de données pour donner une cohérence à leur(s) univers, comme si l’on voulait rapiécer un casse-tête sans forcément être en possession de tous les morceaux, tout en composant avec des faux qui confondraient davantage l’énigme� Le rapport étroit entre le réel et le fictionnel est cependant renforcé sur plusieurs plans, un rapport que le lectorat prévenu saurait déceler� Par exemple, les dates évoquées dans le récit suivent de très près la biobibliographie science-fictionnelle réelle de Jean-Pierre April (projetée un siècle dans l’avenir)� Une de ses premières nouvelles, «- Une nouvelle page- » 52 , à laquelle j’ai fait pertinemment allusion ci-dessus, a paru vers la fin des années 1970, alors que les premières expériences de l’après-vie du personnage Yan Malter sont entamées en 2077 53 � À l’autre extrémité de son œuvre, ce qui représentait censément son dernier texte de SF - car, je l’ai constaté, April a officiellement démissionné du genre en 1990 54 , même s’il a récidivé à plusieurs reprises depuis -, le roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter, a paru en 1995, mais il avait été achevé en 1994: 2094 constitue une date névralgique dans la trame du récit, moment où le protagoniste serait parti définitivement en voyage thanatologique vers 2194� Il s’agit donc d’une sorte de mort littéraire auto-imposée en guise d’hommage à sa propre carrière, un dernier effort pour clore, sinon résoudre son corpus science-fictionnel� En faisant justement allusion à «- Une nouvelle page-» - rebaptisée «-Coma 70-» 55 en 1980 et qui constitue le texte fondateur du cycle Coma, dont le roman en question marque l’apogée, le héros des Voyages thanatologiques de Yan Malter déclare-: «-Ce thanatexte (Une nouvelle page) est resté inachevé… J’ai continué d’écrire toute ma vie pour tâcher de 51 Ibid., p� 185� 52 Jean-Pierre April, «-Une nouvelle page…-», Espace-Temps, 10 (1979), p� 9-17� 53 Pour information, la toute première nouvelle d’April s’intitule «-Emil Hitler-» (Requiem, 13 (1977), p�-9)� Je le souligne en raison de l’espèce de symétrie entre 1977 et 2077� 54 April, 1990, p� 79-80� 55 Jean-Pierre April, «-Coma 70-» dans April, 1980, p� 107-117� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 61 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) mettre un terme à cette expérience� Je voulais tuer ce texte-! -» 56 Malter parle également des ouvrages réalisés dans les années 2080 sous le pseudonyme J�P� Palir-: La Machine à mort, Thanatotalité et La Mort électrique 57 , évoquant ainsi les véritables recueils La Machine à explorer la fiction 58 et TéléToTaliTé 59 , ainsi que le roman Le Nord électrique 60 , respectivement, de Jean-Pierre April� Plus tard, en 2091, il est également question de Nécrochocs (œuvre fictive inspirée manifestement du recueil réel Chocs baroques 61 )� Comme la biobibliographie d’April est ainsi projetée à un siècle dans l’avenir (de 1994 à 2094), l’auteur-protagoniste Yan Malter (Jean-Moi-Autre) est à son tour projeté à un siècle dans l’avenir, en 2194, où il témoigne de la chute du monde, sinon de la fiction� De tels redoublements et instants autoréférentiels parsèment le récit� Un constat métatextuel du protagoniste se révèle on ne peut plus révélateur quant au jeu de la fiction-: «-comme si ma seule réalité était réduite aux symboles- » 62 � C’est effectivement par l’intermédiaire de la figuration qu’il espère «-débouche(r) sur du concret-» 63 , constatant plus loin que «-(l)a fiction est un mensonge qui permet de dire la vérité-» 64 � André Carpentier a formulé élégamment cette dernière notion ainsi-: Si (la SF) fait apparemment éclater, par allégorie, des destinées possibles de l’humanité, menacée par son progrès et son opulence, c’est avant tout, même inconsciemment, pour proférer un discours plus lucide sur le présent� L’inconnu (l’hypothèse fictive) s’y étale, par distanciation, comme miroir déformant d’un monde empirique sur lequel la SF porte un regard étranger en s’apparentant à lui par le principe qui l’y oppose� La SF dévoile prioritairement ce dont elle semble se détourner 65 � Si je ne réussis pas à dévoiler moi-même cette vérité dissimulée à laquelle April et Carpentier font allusion, je pourrai au moins jeter un certain éclairage sur le sens de l’échafaudage des réalités virtuelles ou virtualités qui porte les personnages et le lectorat à se perdre cognitivement en se laissant mener dans les dédales non linéaires du récit� 56 April, 1995, p� 80� 57 Ibid., p� 72-73� 58 April, 1980� 59 April, 1984� 60 Jean-Pierre April, Le Nord électrique, Longueil, Le Préambule, 1985� 61 April, 1991� 62 April, 1995, p� 43� 63 Ibid., p� 95 64 Ibid., p� 213� 65 André Carpentier, «-Avant-propos-», dans André Carpentier (dir�), Dix nouvelles de science-fiction québécoise, Montréal, Quinze, 1985, p� 14� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 62 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) L’égarement du héros se multiplie au fil de son exploration de la «-citélectronique-» 66 , mais une certaine logique - selon laquelle la suspension de l’incrédulité et le fait de croire par engagement permettent d’accepter beaucoup de souplesse au niveau de la cohérence spatio-temporelle - sert à expliquer de façon intelligible la conjoncture� Malter s’interroge-: «-Question-: Simuli-Cité serait-elle une projection de mes souvenirs ou un lieu commun de l’imaginaire-? -» 67 � C’est-à-dire, s’agit-il des fantasmes particuliers de l’auteur, projetés en «-expériences-» futures, ou de l’actualisation des attentes diffuses de jadis, incarnées dans les spéculations des savants qui sauraient anticiper l’avenir selon l’extrapolation de leur présent- ? Quoiqu’il en soit, il y découvre de nombreux écarts par rapport à New York qu’il a «-imaginée dans Une nouvelle page-» 68 , son «-premier thanatexte-» 69 � L’idée de se trouver dans le «-brouillon-» 70 d’un récit, en fonction d’une logique de virtualités esquissées et intercalées, se matérialise selon une description de la ville qui évoque les tableaux de Maurits Cornelis Escher (artiste néerlandais, 1898-1972), où se voient notamment mises en scène des architectures impossibles, selon une illusion d’optique 71 -: (U)n dépotoir de ferraille, au milieu d’un amas inextricable de bâtiments inachevés� Car l’intérieur et l’extérieur de la ville se confondent dans un stupéfiant tohu-bohu� Des rues traversent des murs, des portes donnent sur le vide, des corridors débouchent sur d’autres corridors et des rubans routiers s’entremêlent comme des serpents de ciment� Je reconnais à peine les transtubes qui s’entortillent à travers les vestiges de quartiers que j’ai visités autrefois, dans cet autre 2190 qui date de 2090� Nous 66 April, 1995, p� 226� 67 Ibid., p� 173� 68 Ibid., p� 172� 69 Ibid., p� 171� 70 Ibid., p� 174� 71 Bon nombre des tableaux d’Escher se présentent comme mimétiquement cohérents au premier coup d’œil, mais, à force du regard, l’emplacement de certains objets dans l’espace se révèle impossible, des éléments structurels de l’arrière-fond rejoignant disproportionnellement des éléments de l’avant-plan, enchevêtrant les dimensions selon la perspective habituelle-: par exemple, une colonne dont la base éloignée rompt avec l’emplacement du sommet, qui soutient censément un poutre de support au premier plan, sur lequel est monté un pont dont le support est également assuré par une colonne dont la base au premier plan rompt avec l’emplacement du somment à l’arrière-plan, ou encore, d’autres composantes se connectent de travers grâce aux échelles tordues, des corridors et escaliers se présentent à sens vertical ou autre, rompant ainsi avec les lois naturelles et les règles de la construction architecturale selon le savoir empirique� Voir en particulier les lithographies Maison aux escaliers (1951), Relativité (1953), Montée et descente (1960) et Chute d’eau (1961)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 63 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) empruntons un trottoir roulant qui va comme des montagnes russes à travers des logements habités par des fantômes apathiques et peu convaincants� Les trottoirs sont bondés de citadins amorphes, circulant comme des produits de consommation alignés sur des convoyeurs� 72 Le trottoir roulant me fait glisser dans un long zoom avant tandis que nous pénétrons dans un édifice démesuré où terminaux, consoles, écrans et tableaux lumineux se répètent à l’infini 73 � La désorientation vertigineuse de Malter se transforme ainsi en sentiment de stabilité au fur et à mesure qu’il trouve des points de repère, telle l’anamorphose picturale 74 pour un spectateur, telle l’attribution de sens au contenu de ce roman pour le lectorat-: «-À mesure que je m’enfonce dans le corps de la cité, l’architecture devient plus cohérente� J’ai le vague sentiment d’avoir d’abord pénétré dans le brouillon d’une ville qui par la suite se serait conformée à l’image de mes souvenirs-» 75 � L’impossible se voit pareillement représenté chez Escher dans les images d’objets à la fois superposés et imbriqués, sans égard apparent pour les contraintes autrement imposées par les lois naturelles, telles les proportions, les dimensions relatives à la perspective dont on tiendrait compte dans une représentation mimétique� Parmi les effets que cette approche peut créer, il y a l’image de la mise en abyme 76 � C’est ainsi que les multiples trames alambiquées de la diégèse forment un chevauchement circulaire dans Les Voyages thanatologiques de Yan Malter- : les boîtes noires s’emboîtent dans le récit, selon la conclusion entropique (au sens de causal, chaotique), ne laissant qu’une infime trace de la présence de la conscience humaine qui y trouve refuge-: 72 April, 1995, p� 173-174� 73 Ibid., p� 175� 74 «-Dans les anamorphoses picturales, la représentation est conçue afin que la réalité du tableau se dévoile, une fois le point de vue adéquat trouvé� Dans de nombreux textes de SF, après une entrée dans le récit qui brouille tout repère, des éléments totalement étrangers à l’encyclopédie du lecteur sont présentés, mais parsemés, saupoudrés dans le texte, comme les indices dans les romans à énigme� Ils permettent de reconstruire un univers étranger, et de s’y retrouver, sans que celui-ci soit posé d’emblée […], ou exposé explicitement […]� Ces textes de SF construisent peu à peu, pour le lecteur, un point de vue cohérent sur le chaos initial déroutant, en l’obligeant cependant à participer par une lecture active à cette reconstruction- » (Roger Bozzetto, La Science-fiction, Paris, Armand Colin, 2007, p� 60)� 75 April, 1995, p� 174� 76 Par exemple, j’ai déjà évoqué l’ouroboros et les matriochkas� Un autre exemple serait l’image impossible d’un ognon dont le noyau engloberait la couche externe� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 64 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Un seul espoir de survie s’offre aux derniers des rats humains-: puisque l’humani(t)é n’est bonne qu’en pensée, puisque toute forme de vie conduit à la mort, il faut enfermer la vie dans les mémogènes d’une boîte soigneusement scellée, pour garder ainsi des capsules d’humanité à l’état pur, dans un coffre noir abandonné par les pirates de l’Histoire parmi les ruines de la planète Dépotoir� Ainsi la post-humanité morte se donnerait-elle à lire à une éventuelle forme de vie future qui pourrait bien y ajouter une nouvelle page 77 � Cette évocation de la vie et de la mémoire d’une civilisation enfermées dans « une boîte soigneusement scellée-» en guise de capsule de temps rappelle la découverte d’un rat mort enfermé dans une boîte Mémogénic dans le laboratoire de Tepernic 78 , ainsi que la réanimation d’un autre rat et son branchement au conjoncteur diachronique 79 , qui lui aurait permis d’accéder au continuum� Ces deux phénomènes insolites-contribuent éventuellement au sens d’ensemble du récit- : le parcours circulaire que suit le lectorat à travers les lieux spatio-temporels de la diégèse se calque sur les voyages thanatologiques de Malter, ainsi que ses voyages virtuels subséquents, où il oscille à plusieurs reprises entre projections du futur et rebondissements vers le passé, se retrouvant finalement réincarné en un rat-; Malter pense avoir quitté provisoirement Simuli-Cité par un canal d’aération 80 , mais, transformé en rat, il serait abouti dans le laboratoire virtuel du faux Tepernic, sans hasard par une voie similaire, une «-grille d’aération-» 81 � Il s’agit ainsi d’une circulation continue selon une voie restreinte, se multipliant à l’infini dans une boucle de plus en plus resserrée vers le centre, tel un ouroboros - encore une fois, un serpent qui se mord la queue� C’est un mouvement d’altérité progressive entre les diverses zones virtuelles de l’univers simulé, la répétition créant des représentations de représentations qui se distancient progressivement de toute réalité sous-entendue, l’incarnation de l’hyperréalité baudrillardienne 82 -: la simulation de la simulation ad infinitum-; Mira le constate-: «-Toujours des versions de visions de fictions…-» 83 � Selon la logique du récit, donc, chaque passage du rat humanisé dans le circuit des transports virtuels contribuerait au rétrécissement perpétuel de la conscience humaine-: mise en abyme de mémogènes encapsulés progres- 77 April, 1995, p� 253� 78 Ibid., p� 91� 79 Ibid., p� 221-222� 80 Ibid., p� 167-168� 81 Ibid., p� 221� 82 Jean Baudrillard, «-Simulacres et science-fiction-», dans Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981, p� 179-188� 83 April, 1995, p� 34� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 65 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sivement en vaisseaux divers (corps humains, boîtes noires, gélules, rats), transportant les mémogènes à Simuli-Cité, et retournant au faux-labo par les tuyaux interdimensionnels où l’on s’immiscerait de nouveau dans une boîte noire pour repartir encore vers la citélectronique, et ainsi de suite� Cela, en diminution croissante, car, répétons-le, à force des passages on s’éloigne du réel, s’embrouillant en gagnant le centre de la mise en abyme-: il s’agit de boîtes emboîtées dans des boîtes, emboîtées dans des boîtes, et ainsi de suite� Conclusion Je me permets de reprendre finalement l’ensemble des propos pour donner un aperçu de leur logique� Dans l’anticipation qu’imagine et qu’expérimente Malter, la connaissance humaine serait emmagasinée en gélules neuronales qui seraient consommées par les citoyens de l’avenir qui souffriraient d’oubli et qui chercheraient ainsi à assurer la continuité de leur conscience� Inadaptés au milieu toxique qui serait le fruit de leur manque de considération pour l’écologie, les humains périraient et les gélules seraient ingérées par des rats mutants qui, grâce à leur adaptation aux poisons, se révèleraient plus aptes à survivre dans les conditions insalubres� Souffrant à leur tour de la maladie humaine («- le mal de penser- » 84 , l’avarice, la dépendance, et la destruction mutuellement assurée selon des conflits entre classes), on espèrerait sauver la connaissance ou la conscience humanimale en scellant les rats dans des boîtes noires� Les boîtes noires, cependant, seraient situées dans un laboratoire fantasmé dans une zone spatio-temporelle de Simuli-Cité, n’existant que dans l’imaginaire d’un auteur de SF qui croirait s’être projeté dans l’avenir, justement grâce au fait apparent d’être «-encodé vivant dans la boîte noire du Mémogénic-» 85 � Une certaine contamination mutuelle brouillerait la fiction et le «- réel- », de sorte que les spéculations les plus déchaînées sembleraient s’actualiser dans un futur relativement lointain et cette manifestation insolite rebondirait en quelque sorte sur le passé d’où proviendraient les spéculations, envahissant le raisonnement en présentant ainsi les effets comme influence incontournable sur les causes� Quant à la motivation de l’acteur principal, il veut fuir l’étourdissement provoqué par ces contraintes paradoxales (la structure incompréhensible du temps, de l’espace et de la vie)� Yan Malter cherche enfin à échapper à son sort de personnage de fiction, à prolonger sa conscience au-delà des limites imposées, tout comme Jean-Pierre April veut s’évader du milieu de SF� La 84 Ibid., p� 242� 85 Ibid., p� 4� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 66 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) crise existentielle mène à un certain appel au lectorat-: «-s’il existe quelque part des esprits qui ne soient pas trop catastrophés pour saisir le fil de ce cercle vicieux, qu’on me fasse signe pendant que j’ai encore les mémogènes relativement frais-» 86 � Ainsi, sur le plan métatextuel, une dernière boîte noire dans laquelle se trouverait la totalité de cette réalité est le livre lui-même- : il s’agit d’un prisme rectangulaire dont la reliure est noire et dont la couverture - sur laquelle figure un rat dans un paysage urbain futuriste en ruine - s’ouvre pour permettre la révélation d’un univers multiple dans lequel on immergerait, ouvrant le lectorat à d’autres réalités - pour la plupart néfastes -, telle la «-boîte de Pandore-» 87 , contenant les maux de l’humanité� 86 Ibid., p� 240� 87 Ibid., p� 6� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les limites de la science et de la technologie : Fabrice Hadjadj et l’obsolescence du merveilleux sciencefictionnel Brian Sudlow Aston University Fabrice Hadjadj (1971-), un écrivain et philosophe catholique qui compte dans son catalogue une trentaine d’ouvrages de genres variés, a publié en 2014 la pièce de théâtre Jeanne et les posthumains ou le sexe de l’ange� L’action a lieu dans une société future nommée la «-Démocratie mondiale-» (la «-DéMo-») où les fonctions procréative et orgasmique de la sexualité ont été assumées respectivement par la FIV et par les jeux informatiques� Dans ce contexte, Joan d’Ark-Market entend la voix d’un ange qui lui ordonne de coucher avec un collègue-; rapidement, se trouve-t-elle enceinte� Pour cette offense contre les règles d’hygiène, elle est soumise à des interrogatoires qui mettent en cause sa santé mentale et son honnêteté, et son futur bébé, gravement handicapé, est menacé d’une IMG� Elle est enfin condamnée au «-Grand Pardon-», mesure suprême de la «-DéMo-», pour effacer les souvenirs de celle ou celui qui résiste au régime� Si, comme dit Simon Bréan,-«-la pérennité du terme ‘science-fiction’ s’explique par la difficulté de classer ces histoires- » 1 , cet ouvrage de Hadjadj devrait faire persister la vie de ce genre� Jeanne et les posthumains semble offrir au lecteur ou au spectateur un conte sciencefictionnel multiforme où les technologies de l’avenir, le drame bioéthique, et les ambitions d’un techno-totalitarisme impitoyable s’entrechoquent de façon centripète et presque inclassable� Pourtant, c’est précisément le genre complexe et plastique de la science-fiction qui est miné dans la Préface de l’œuvre qui se sous-titre «-Obsolescence de la science-fiction-» 2 � À la différence de Pierre Boule dont l’hostilité à la catégorisation de son œuvre comme science-fiction est bien connue 3 , Hadjadj y annonce tout simplement «-l’effacement progressif des frontières entre les genres-» et va jusqu’à conclure que «-parler de l’homme 1 Simon Bréan, La Science-Fiction en France-: théorie et histoire d’une littérature, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p� 25� 2 Fabrice Hadjadj, Jeanne et les posthumains ou le sexe de l’ange, Clichy, Editions de Courevour, 2014� 3 Arnaud Huftier, «-Pierre Boulle-: présentation-», ReS Futurae, 6 (2015), http: / / journals�openedition�org/ resf/ 781� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 68 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contemporain, c’est déjà parler du cyborg- » 4 � Dans ce sens, son intuition s’approche plutôt de celle de Margaret Atwood pour qui la science-fiction ne peut être qu’une analogie du présent 5 � Pourtant, chez Hadjadj, si le genre littéraire sciencefictionnel se supprime désormais, c’est moins en raison de sa vocation analogique et plus une conséquence littéraire de la révolution actuelle dans la technologie que certains nomment la quatrième révolution industrielle 6 � Sur un plan ontologique et technologique, la puissance grandissante de l’intelligence artificielle et les possibilités d’une génétique dont les scrupules éthiques s’amollissent, ainsi que mille innovations dans tous les domaines de la technologie, amènent jusqu’à notre seuil le monde de demain - qu’il soit des meilleurs ou non� Dans l’optique de Hadjadj, donc, il ne s’agirait plus pour la critique littéraire de distinguer les récits de fantasy des récits réalistes dans la science-fiction 7 -; tout s’écroulerait dans une contemporanéité englobante� Si la thèse est rare et peut-être dévalorisante pour un genre qui peine parfois à s’attirer l’estime qu’il mérite, il serait tout à fait pardonnable au lecteur de la trouver farfelue, sinon de considérer la fin du monde dans une guerre des étoiles plus probable que l’obsolescence de la science-fiction d’après Hadjadj� Néanmoins, c’est sûrement un signe révélateur qu’Hadjadj choisit de raconter l’histoire de Jeanne sous une forme théâtrale, un type de texte vraisemblablement mal adapté aux exigences du genre (à quelques notables exceptions près) 8 � Ainsi, Hadjadj commence-t-il dès l’ouverture de son œuvre de déstabiliser les attentes, de déraciner les certitudes techno-progressistes, et d’inviter les spectateurs à une réflexion parfois gênante sur la technologie, sur sa présence dans la vie quotidienne et sur les chemins qu’elle semble nous encourager à suivre� Interprété ainsi, ce choix littéraire serait parfaitement accordé à une tendance très souvent attestée chez Hadjadj selon laquelle l’auteur mine les formes traditionnelles littéraires pour mieux atteindre ses objectifs 9 � La thèse anti-sciencefictionnelle 4 Hadjadj, 2014, p� 11� 5 ‘Margaret Atwood- : «- I am not a prophet� Science fiction is really about now- », entretien dans le Guardian, 20 janvier 2018, www�theguardian�com/ books / 2018/ jan/ 20/ margaret-atwood-i-am-not-a-prophet-science-fiction-is-about-now� 6 Klaus Schwab, La quatrième révolution industrielle, Paris, Dunod, 2017� 7 Bréan, 2012, p� 287, n� 52� 8 Pour apprécier le lien inattendu entre la science-fiction et le théâtre, il suffit de noter ici R.U.R (1921) de Karel Capek, la version radiophonique de La Guerres des mondes (1898) de H� G� Wells et les multiples adaptations théâtrales des œuvres de Ray Bradbury préparées par lui-même� 9 Hadjadj invite ses lecteurs de lire les chapitres de ses essais Réussir sa mort- : Anti-méthode pour vivre (2005) et Paradis à la porte-: Essai sur une joie qui dérange (2014) dans n’importe quel ordre- ; une tactique qui confronte la rectilinéarité de la pensée rationaliste� De même, son essai Être clown en 99 leçons- : guide (pas très DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 69 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les limites de la science et de la technologie de Fabrice Hadjadj pourrait-elle, donc, être une provocation, plutôt qu’un jugement sans appel-? Le but de cet article, consacré à l’étude de cette pièce de théâtre, est d’évaluer comment Hadjadj reconceptualise la science-fiction pour donner suite à ce qu’il considère son obsolescence� De prime abord, il n’est pas clair où situer Jeanne et les posthumains par rapport au projet littéraire d’Hadjadj- ; malgré l’ampleur et la puissance de son œuvre, les écrits d’Hadjadj n’ont pas encore fait l’objet des recherches scientifiques, même s’il a attiré l’attention de certains journaux ou revues catholiques qui ont rarement la possibilité de célébrer un auteur catholique de renommée 10 � Quant à Jeanne et les posthumains, pourtant, s’agit-il de la mobilisation du genre sciencefictionnel dans un projet d’imagination catholique, évoquant les dieux cachés de la science-fiction comme d’autres l’ont fait avant 11 ? Ou bien avons-nous affaire à quelque chose d’autre-? On ne peut pas entrer ici dans une discussion de la distinction entre un auteur qui fait de la littérature catholique et un catholique qui écrit de la littérature 12 - ; mais la différence est tangentielle pour Jeanne et les posthumains. Saisissons, plutôt, l’impact de cette révolution technologique déjà évoquée sur la stabilité et (pour Hadjadj) la pérennité du genre sciencefictionnel, et sur les ambitions de cette pièce de théâtre� Après tout, si la littérature de représentation naturaliste se considère obligée de représenter le monde tel qu’il est, elle doit prendre en compte le fait que les technologies rêvées de la science-fiction d’autrefois s’imposent désormais dans l’actualité ou dans un futur proche� Loin d’être un croyant mécontent, raillant bêtement contre un monde qu’il n’aime pas, l’auteur de Jeanne et les posthumains n’adopte-t-il pas plutôt la posture d’un chroniqueur passionné de son propre temps et qui s’exprime à travers une analyse quasi-sismographique-? Selon Hadjadj, ce conte est moins invention que prévision� Cette prévision en train de passer en histoire 13 � Contre cette interprétation éventuelle de Jeanne et les posthumains, pourtant, ne pourrait-on pas affirmer qu’une prétention sismographique est pratique), essai (raté), récit (peu romanesque) (2017) est un livre en pleine évolution qui traverse les types textuels d’un guide, d’un essai et d’un récit� Brian Sudlow, «-I Know Why the Philosopher Sings-: Exploring the Work of Fabrice Hadjadj-», Logos, 23, 2 (Spring 2020), p� 73-99� 10 Afin de préparer cet article et d’autres études qu’il espère publier bientôt en anglais, l’auteur a interviewé M� Fabrice Hadjadj le 18 juillet 2018 et le 26 février 2019� 11 Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas, and Danièle André (dir�), Les Dieux cachés de la science-fiction française et francophone (1950-2010), Bordeaux-: Presses universitaires de Bordeaux, 2014� 12 Voir la discussion de cette question dans Richard Griffiths, La Révolution à rebours. Le renouveau catholique dans la littérature en France de 1870 à 1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1971� 13 Hadjadj, 2014, p� 11� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 70 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) une particularité d’un sous-genre de la science-fiction de caractère souvent dystopique 14 ? Et, dans ce sens, il serait intéressant de savoir si Hadjadj a mal compris la prétendue nouveauté de sa propre vision� Comme nous verrons ci-dessous, Hadjadj ne prétend pas avoir lu de près la grande tradition de la science-fiction en France� Cela dit, c’est un lecteur féru de Gunther Anders dont L’Obsolescence de l’homme (1956) est un texte clé pour le dramaturge français� Ainsi, puisque la question de l’homme est centrale à une pièce de théâtre dont l’ange du titre évoque non seulement un guide incorporel mais aussi l’être humain divorcé de sa sexualité corporelle, sera-t-il aussi nécessaire d’évaluer comment la notion d’obsolescence sciencefictionnelle chez Hadjadj fait écho à la typologie d’obsolescence proposée par Gunther Anders, et participe à une vision de la dystopie désormais présente parmi nous� Avant d’aborder ces questions, pourtant, il vaudrait mieux dans un premier temps explorer les sources inspiratrices de Jeanne et les posthumains, aussi bien qu’évaluer le choix de l’auteur d’écrire une œuvre de science-fiction pour le théâtre� Ainsi, deux des grands enjeux de la créativité imaginative - la filiation et l’élection du type de texte - se trouveront-ils mieux mis en contexte contre l’horizon littéraire où l’obsolescence sciencefictionnelle selon Hadjadj trouvera son sens plénier� Que les amateurs de ce genre se rassurent-: Jeanne et les posthumains ne signale pas que la science-fiction est arrivée à son terme� Mais c’est peut-être un bon point de départ pour évoquer les limites de ses ambitions� Jeanne et les posthumains : sources anticipatrices et inspiratrices Avant de nous lancer dans les sources de Jeanne et les posthumains, il nous faut évoquer quelques repères biographiques qui nous permettront de mieux connaître cet auteur largement inconnu� Fils de parents maoïstes, juif et d’origine tunisienne, Hadjadj est né en 1971 à Paris� Il garde jalousement les secrets de son enfance, mais l’on sait qu’il entre Sciences Po en 1990, un étudiant doué dont les talents annonçaient un futur très prometteur� Lecteur de Nietzsche et de Bataille, anarchiste dans ses tendances politiques et ses goûts littéraires et ouvertement athé à cette époque, il publie bientôt un volume collectif avec John Gelder, Objects perdus (1995), dont le contenu s’inspire d’un nihilisme antihumaniste, et auquel contribue le jeune Michel Houellebecq entre autres� Hadjadj est reçu à l’agrégation de philosophie, mais à l’époque d’Objets perdus, il lisait plutôt la Bible seulement pour mieux la parodier dans ses écrits� Deux ou trois ans plus tard, il fréquente un jour 14 Brad Lyau, «-Technocratic Anxiety in France-: The Fleuve Noir Anticipation Novels, 1951-60-», Science Fiction Studies, 16, 3 (1989), p� 277-297� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 71 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’église de Saint-Séverin à Paris où il se moque des visiteurs qui y viennent prier� Peu après, foudroyé par les nouvelles d’une grave maladie chez son père, il se retrouve de nouveau à Saint-Séverin pour y implorer sa remise sur pied (une prière exaucée d’ailleurs)� C’est à ce moment-là où commence son chemin vers l’église catholique, une phase d’instruction et de discernement vocationnel grâce aux moines de l’abbaye bénédictine de Solemnes (à qui il reste attaché en tant qu’oblat ou laïc associé, comme Huysmans à Ligugé il y a plus de cent ans), suivie de son mariage avec l’actrice Siffreine Michel et la naissance de l’aînée de ses huit enfants� Devenu prof de lycée, il s’installe près de dix ans dans le Var, avant de devenir en 2012 directeur d’études à l’institut Philanthropos en Suisse� A travers toute cette période que nous parcourons bien trop rapidement ici, Hadjadj ne se lasse guère de sortir des livres à un rythme extraordinaire - des essais philosophiques, des pièces de théâtre, un recueil de poésies, et quelques commentaires d’art religieux - devenant ainsi une des voix catholiques les plus éloquentes, prolifiques et parfois les plus acerbes de la France contemporaine 15 � Dans un discours datant de 2009, le grand mathématicien Laurent Lafforgue a capté l’impression que la lecture des œuvres de Hadjadj lui a fait-: «-Ses pages me stupéfient souvent, me prennent à contrepied et pourtant, en les lisant, j'en reconnais la justesse et la vérité� Aucun écrivain contemporain de langue française ne m’intéresse davantage-» 16 � S’il nous est important de retenir quelque chose de cette trajectoire si insolite et mouvementée, ce sera surtout son engagement littéraire ainsi que ses prises de positions intellectuelles dans toute leur radicalité-: d’abord comme littéraire anarchisant et antireligieux, et après comme intellectuel catholique� Souvent identifié comme agrégé de philosophie dans les affiches de marketing, même si la plupart de ses écrits évoquent le domaine théologique, Hadjadj reste à ses propres yeux un écrivain et même un poète pour qui l’écrit et la pensée se fructifient mutuellement 17 � Dans ce sens, Jeanne et les posthumains s’impose comme un véhicule d’inventivité littéraire aussi bien que comme une réflexion théâtrale sur les grands phénomènes technoscientifiques de l’époque� 15 Plusieurs ouvrages ont été couronnés de prix divers-: le Grand prix catholique de littérature (2006) pour Réussir sa mort- : anti-méthode pour vivre (2005), le Prix du cercle Montherlant-Académie des Beaux Art (2008) pour L’Agneau mystique (2008), le Prix de littérature religieuse (2010) pour La Foi des démons ou l’athéisme dépassé (2009), et le Prix des Libraires Siloë-Pèlerin- (2017) pour Résurrection-: mode d’emploi (2016)� 16 Larent Laforgue, «-Que peut une politique de la langue-? -», discours donné à Genève 17 mars 2009-: www�laurentlafforgue�org/ textes/ PolitiqueLangue�pdf� 17 Entretien avec Hadjadj, le 26 février 2019� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 72 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) À première vue, la notion de l’obsolescence de la science-fiction chez Hadjadj pourrait apparaître contradictoire-; Jeanne et les posthumains semble s’identifier à quelques-unes des grandes tendances de la science-fiction 18 � La seule perspective d’un futur anticipé, par exemple, fait écho à plusieurs œuvres incontournables du genre dont celles de Jules Verne et d’Albert Robida- ; concrètement, Paris au vingtième siècle (1863) de Verne ainsi que Le Vingtième siècle et La Vie électrique (1892) de Robida qui semblent être des présages de Jeanne et les posthumains, notamment dans une optique prospectiviste� Une des dimensions la plus inventive de la pièce d’Hadjadj est la prévision de nouvelles applications technologiques, telles que le «-composteur universel- » (qui prétend recycler le potentiel énergique à partir d’excréments, du mouvement humain et même de cadavres) ou la Playbox IV (qui facilite un monde de plaisirs sexuels grâce à une plateforme numérique connectée par voie de câblage cérébral) 19 � De même, des parallèles pourraient facilement s’établir entre la dystopie de la «-DéMo-» chez Hadjadj où la civilisation est devenue entièrement dépendante de ses technologies, et la société évoquée dans Ravage (1942) de René Barjavel qui s’effondre au moment où elle est privée des moyens de faire marcher ses machines 20 � Les deux scénarios dépendent d’un paradoxe semblable selon lequel l’usage des technologies risque de fragiliser son utilisateur aussi bien que de l’habiliter� À ces points de ressemblance entre Jeanne et les posthumains et la grande tradition de la science-fiction en France faudrait-il ajouter ensuite la concordance tangible entre le conservatisme social d’Hadjadj - ce qui n’en fait pas de doute - et celui de certains auteurs de la science-fiction dans les années 1950, étudiées par Brad Lyau dans The Anticipation Novelists of 1950 s French Science-Fiction-: Stepchildren of Voltaire 21 � La critique du progressisme ne date pas d’hier, et même si le goût pour le progrès s’avérait fort dans une France où les adages de la reconstruction de l’après-guerre s’imposaient toujours, la présence de cette critique contre-technologiste dans la littérature française reste un phénomène significatif, semblable à cette «- petite peur 18 Voir Jean-Pierre Piton et Alain Schlockoff, L’Encyclopédie de la science-fiction, Paris, Jacques, 1996-; Natacha Vas-Deyres, Ces français qui ont écrit demain. Utopie, anticipation et science-fiction au XX e siècle, Paris, Honore Champion, 2013� 19 Hadjadj, 2014, p� 30 et 67� 20 Quoique Hadjadj n’ait pas lu Barjavel, on est frappé de noter les ressemblances entre les scènes urbaines spectaculaires évoquées par Barjavel et la toile de fond de la première scène décrite par les didascalies de Jeanne et les posthumains avec son-«-panorama de vertige sur la ville, ses artères, ses tours, ses capsules volantes [et] ses flottantes bannières HD-»� Hadjadj, 2014, p� 21� Peut-être que tous les deux évoquent inconsciemment quelque chose de la vision de Metropolis (1927) de Fritz Lang� 21 Brad Lyau, The Anticipation Novelists of 1950 s French Science-Fiction-: Stepchildren of Voltaire, Jefferson, McFarland, 2010� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 73 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) du vingtième siècle-» dénoncée juste après la guerre avec un aveuglement progressiste par Emmanuel Mounier 22 � La critique de la culture technologique, notamment dans sa phase numérique, marque plusieurs ouvrages de Hadjadj, y compris Dernières nouvelles de l'homme (et de la femme aussi) (2017), un recueil d’articles écrits pour Avvenire, et Pasiphaé ou comment l’on devient mère du Minotaure (2009), une relecture théâtrale du mythe grec dans lequel l’anti-héroïne et son époux Minos poursuivent leurs projets autodestructeurs seulement grâce à l’ingéniosité technicienne de l’ingénieur royal Dédale� Vue de cette perspective, Jeanne et les posthumains n’est que la modulation futuriste d’une réflexion déjà présente à la déclinaison mythique dans Pasiphaé� Bien sûr, les influences qui s’exercent sur un auteur ne s’accordent-elles forcément pas avec un canon littéraire objectif, universel, et convenablement élucidé, mais plutôt avec les lectures de celui-là, aussi aléatoires qu’elles puissent apparaître-; ne confondons pas anticipation et inspiration� Hadjadj a évoqué certaines sources d’inspiration pertinentes à la composition de Jeanne et les posthumains, mais elles ne se réduisent pas à une liste de-lecture de la science-fiction française-; en fait, il nie en avoir beaucoup lu 23 � La première est l’œuvre de H� G� Wells dont The Time Machine (1895) a suggéré à Hadjadj un des dilemmes de la représentation-sciencefictionnelle-: le défi de falloir communiquer l’expérience appauvrissante et aliénante, voire antihumaine, d’une dystopie dans un langage façonné par le monde réel� Nous retournerons à ce dilemme plus tard� Une deuxième source d’inspiration citée par Hadjadj est celle de Nous autres de Yevgeny Zamyatin� Ce chef d’œuvre du romancier russe, publié en 1921, s’inspire lui aussi de l’œuvre de Wells dont Zamyatin a édité la version russe� La société décrite par Zamyatin, basée sur la quantité, l’organisation et la précision scientifiques, anticipe tangiblement le monde de la «-DéMo-» où tout est réduit à un problème de méthode, de calcul et d’efficacité� Il vaut aussi la peine de noter l’hommage qu’Hadjadj rend à Zamyatin dans la manière de nommer certains personnages, comme s’ils étaient des produits dans une série reproductible (D-503 est le narrateur de Nous autres, alors que Vito 633 et Corolla 47 sont les interrogateurs de Joan dans Jeanne et les posthumains)� De plus, ne peut-on s’abstenir de noter les ressemblances entre la métaphore de l’inventeur comme future mère qui se trouve dans le premier chapitre de Nous autres, et l’expérience de Joan, enceinte après son étreinte illégale-: «-L’autre est là,-» nous dit-on, «-il bouge, il grandit…-» 24 � 22 La Petite Peur du vingtième siècle, Paris, Les Éditions du Seuil, 1959� 23 Entretien avec Hadjadj, le 26 février 2019� 24 Hadjadj, 2014, p� 29� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 74 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Si les régimes totalitaires de 1984 (1949) de George Orwell et notamment Du Meilleur des mondes (1931) d’Aldous Huxley s’offrent aussi comme des sources pour Jeanne et les posthumains, c’est surtout Vous serez comme des dieux (1959) de Gustave Thibon qui s’impose comme l’inspiration non seulement du scénario biomédical de Jeanne et les posthumains mais aussi de son type de texte 25 � Dans cette pièce de théâtre délicieuse mais largement oubliée, Thibon, un critique sévère du monde progressiste de machinisme depuis les années 1930 - et une des cibles de Mounier dans son analyse mentionnée ci-dessus - mettent en scène un monde futur où la mort ellemême aurait été abolie� Dans ce contexte, une jeune femme Amanda commence à questionner les limites du progrès, se penchant sur la question de la mort� «- Nous avons abattu ce mur,- » lui dit son père en parlant de l’abolition de la distinction entre vie humaine et vie éternelle� «-Et si vous aviez muré une porte- ? - » lui répond sa fille 26 � Les harmonies thématiques et philosophiques entre les deux pièces de théâtre sont multiples sans pour autant miner l’originalité de l’œuvre de Hadjadj plus sensible à l’éventail des innovations technologiques� Toutes les deux décrivent une société où le perfectionnement technique a dépassé tout autre objectif désirable et où le sens du mystère s’avère comme une faute méthodologique, plutôt que l’accès indispensable à un au-delà� Dans ces deux mondes, l’amour a été remplacé par les vertus de l’efficacité� Dans les deux scénarios, une jeune femme forte s’éloigne de l’offre technicienne séductrice proposée par sa propre société, pour se diriger (explicitement dans la pièce de Thibon, implicitement dans celle d’Hadjadj) vers quelque mystère insaisissable, malgré les risques qu’il lui pose� On pourrait aller jusqu’à rapprocher certaines figures ou métaphores qui semblent marquer l’entrée de ces deux jeunes femmes dans une contemplation au-delà des connaissances scientifiques de la matière- : un rossignol chez Thibon et un merle chez Hadjadj� Remarquons aussi deux éléments communs entre les pièces-: le mépris du passé comme un sentiment fondateur des dystopies et le sens contraire de nostalgie chez les deux jeunes femmes (quoique plus inconscient chez Joan) qui les distinguent ainsi de leurs contemporains� Si Hadjadj n’a beaucoup lu de la science-fiction et même s’il évoque son obsolescence, cette esquisse de la filiation de Jeanne et les posthumains montre comment sa créativité s’est nourrie auprès d’une tradition dont il veut mettre à part sa pièce� 25 Paris, Fayard, 1959� 26 Ibid�, p� 55� Malgré l’obscurité dans laquelle il est tombé, l’ouvrage de Thibon a connu de nouveaux retentissements depuis quelques années en raison de sa pertinence aux débats au tour du transhumanisme� Notons la reprise à Angers et à Paris en 2015 dans une version musicale jouée par l’association Vertical (www�vousserezcomme desdieux�fr/ ) et la reprise théâtrale la plus récente à Paris en juin 2018, dirigée par Hortense Binet et jouée par la compagnie de théâtre amateur Les Bobêches� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 75 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Jeanne-: langage et genre textuel Sur le plan artistique, la pièce de Hadjadj semble tiraillée entre deux dynamiques qui marquent, pour n’importe quel auteur, le risque d’avoir de moyens d’expressions inadéquats aux exigences du genre sciencefictionnel-: un langage approprié et un type de texte adéquat� Pourtant, chez Hadjadj, il ne s’agit pas du langage sciencefictionnel dont parle Samuel R� Delany, mais plutôt de la concordance difficile entre un monde imaginé et les moyens d’expression que celui-ci serait capable de produire 27 � Or, cette concordance (ou son manque) peut être interprétée soit comme une occasion (où la fantaisie d’un autre monde appelle à un enrichissement lexical 28 ), soit comme un obstacle à l’expression du monde imaginé� Pour Hadjadj, bien sûr, c’est plutôt ce dernier qui est en jeu� C’est un des rares moments où Hadjadj puise explicitement dans la tradition de la science-fiction - notamment chez Wells et chez Orwell - pour trouver une solution qui s’avère contraire aux présuppositions sous-jacentes du genre� Comme Wells observe dans son Time Machine, l’expérience des Elois dans le monde du futur a refaçonné le langage comme moyen de communication, désormais dépourvu de noms abstraits, signe inéluctable d’une cessation de l’analyse� Le narrateur de 1984 a rencontré un problème analogue dans l’impossibilité de raconter son récit dans la novlangue de l’Océania, comme Hadjadj observe dans sa Préface de Jeanne et les posthumains 29 � Le défi pour ces auteurs n’est pas de trouver de nouveaux mots pour des réalités inconnues, mais de chercher comment les habitants de ces mondes dystopiques et appauvris peuvent s’élever jusqu’à nos moyens de communication� Par conséquent, même si la tentation s’est présentée à Hadjadj de «-pousser légèrement le bouchon (ou le bouton) pour élucider un pidgin qui oscille entre l’algorithme binaire et l’effusion sentimentale-» 30 , il a reconnu que la fonction de l’auteur sciencefictionnel dans un monde du futur anticipé ne cesse d’être celle de l’ethnologue ou de l’interprète des époques� Face à ce rapprochement communicatif éventuel, donc, la solution d’Hajdadj est de donner aux interrogateurs de Jeanne le statut d’experts dans l’archéo-langue (le français standard)-parlée par la jeune fille enceinte et récalcitrante-; malheureusement, comme procédé littéraire, a-t-il le désavantage de souligner non le rapprochement du monde de demain avec le monde contemporain, mais plutôt son éloignement censément dépassé� 27 The Jewel-Hinged Jaw- : Notes on the Language of Science Fiction, Middletown, Wesleyan University Press, 2011 (1977)� 28 Bréan, 2012, p� 270-74� 29 Hadjadj, 2014, p� 9� 30 Ibid. Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 76 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Néanmoins, si ce choix est imposé à Hadjadj par la volonté de rester capable d’adresser une parole compréhensible à ses spectateurs, il ne faut pas non plus confondre ce même désir avec un objectif purement communicatif� En fait, loin de s’intéresser principalement à la communication, Hadjadj voit sa production littéraire d’abord dans une optique de créativité, décrivant son travail comme une activité poétique, plutôt qu’un engagement didactique ou communicatif 31 � Dans les écrits d’Hadjadj, les choix formels ont souvent un rôle symbolique au-dessus de leur pure fonctionnalité 32 � C’est une des raisons pour laquelle son choix d’écrire une pièce de théâtre dans le genre de la science-fiction doit être interprété comme essentiellement significatif, même si Hadjadj revient très souvent à ce genre 33 � Malgré la dimension naturaliste du scénario avec ses prétentions sismographiques, le théâtre, lui, n’est pas un lieu naturaliste, mais - comme dit Hadjadj luimême - un lieu de convention de parole, exprimant l’accord entre les acteurs et les spectateurs pour suspendre l’incroyance� Entre le défi linguistique cité dessus et ce défi formel s’établit une tension� Tandis que le langage du futur risque d’être trop faible pour articuler le monde tel que l’on le connaît, la forme théâtrale semble être trop riche pour représenter ce monde inventé mais convenablement appauvri-: La parole théâtrale est une parole forte puisque c’est une parole qui, d’une certaine façon, génère le monde autour de nous� Donc, comment garder cette parole forte et continuer à faire œuvre théâtrale et évoquer un monde pauvre-? C’est ça mon problème 34 � Ainsi n’aurait-on pas tort d’interpréter ce choix dramaturgique chez Hadjadj comme une attaque ou une mise en accusation contre le monde appauvri que constitue la «-DéMo-»� En fait, même l’abréviation de ce nom «-DéMo-» signale l’hostilité de l’auteur au monde qu’il évoque - «-DéMo-» 31 Entretien avec l’auteur, 23 juillet 2018� 32 Comme nous l’avons noté plus haut, Hadjadj mélange ou subvertit souvent les formes littéraires ou créatives� Ainsi, dans sa pièce de théâtre Gabbatha au sein de l’ouvrage Passion-Résurrection (2003), basé sur un polyptyque de l’artiste Arcabas, l’ordre des scènes ne s’accorde pas avec un narratif historique de la passion du Christ, mais obéit aux jeux de dés, lancés par trois ou quatre personnes choisies parmi les spectateurs et qui font évoluer leur pion sur une réplique du polyptyque déployée à plat� 33 Jusqu’ici, Hadjadj est l’auteur de six pièces à part Jeanne et les posthumains� Ce sont À quoi sert de gagner le monde-: Une vie de saint François Xavier-? (2004), Massacre des innocents-: scènes de ménage et de tragédie (2006), Pasiphaé ou comment l’on devient mère du Minotaure (2008), Job ou la torture par les amis (2011) et Rien à faire - Solo pour un clown (2013) et La conversion de Don Juan (2019)� 34 Entretien avec l’auteur, 26 février 2019� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 77 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) étant «- démon- » à une lettre près 35 � A son langage minable et ses prétentions démesurées, Hadjadj oppose la richesse expressive des mots (d’une archéo-langue supposée rétrograde) et la puissance de l’art dramatique (qui mine l’emprise de «-DéMo-»-sur le monde de Joan)� Encore dans sa Préface, Hadjadj va-t-il jusqu’à traiter le théâtre de «-nœud de résistance à la virtualisation-» 36 � Quoi de plus hostile à la virtualisation que de lancer une pièce de théâtre qui cible un monde en passe de se rendre virtuel-? Pour tout résumer, donc, le théâtre est pour Hadjadj la forme la plus propice de nous montrer ce qui manque à un monde fondé sur les présuppositions de la «-DéMo-»� La «-DéMo-» représente une dystopie dotée d’une infrastructure hautement technologisée, un monde contraire à tout objectif ou à toute condition désirée par l’être humain� Alors que l’usage du français dans cette pièce représente une concession aux spectateurs désirant entrer dans le drame de Jeanne, sa forme théâtrale est plutôt une provocation qui va à l’encontre des sensibilités les plus progressistes� De cette perspective, Jeanne et les posthumains se présente comme un ouvrage radicalement hostile - hostile dans sa forme même - aux exigences de la science-fiction où tout est censément possible� «-DéMo-»-ment crûment à cet égard, et selon le paradoxe hadjadjien, la forme théâtrale d’un monde censément dépassé dévoile le mensonge cru de ce monde qui, par erreur, se veut supérieur à ces antécédents� De l’obsolescence … L’hostilité contre l’objet de sa prévision sismographique que nous venons d’établir explique-t-elle le jugement d’Hadjadj concernant l’obsolescence de la science-fiction ? Hadjadj maintient aujourd’hui la validité de son jugement là-dessus, et pourtant il ne s’agit pas d’une simple négation� Dans un premier temps, le gouffre entre le présent et les mondes de la science-fiction (qu’Hadjadj estime désormais comblé) ne peut pas revenir à une question de la pure anticipation- ; par exemple, la science-fiction évoque souvent des civilisations interstellaires et des rapports extraterrestres sur l’axe de l’inconnu (et parfois le passé), plutôt que sur celui l’avenir� Dans ce sens, la science-fiction est moins prévision et information, que suggestion et imagination- ; or, celles-ci sont-elles vraiment obsolètes 37 ? Dans un deuxième temps, et loin d’être étrangère au genre, la prétention sismographique de Jeanne et les posthumains caractérise aussi un sous-genre de la science-fiction 35 Entretien avec l’auteur, 26 février 2019� 36 Hadjadj, 2014, p� 11� 37 Bréan, 2012, p� 314� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 78 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) focalisé souvent, quoique non exclusivement, sur les dystopies� Autrement dit, loin de la rendre obsolète, l’anticipation «- sismographique- » du futur semble faire vivre la science-fiction� Dans quel sens, donc, peut-on comprendre ce que c’est que l’obsolescence de la science-fiction pour Hadjadj-? Dans la réponse à cette question, on établira non seulement la cohérence de la pensée d’Hadjadj mais aussi le fondement du régime ontologique de Jeanne et les posthumains qui prête à l’ouvrage «-autant de substance que le monde réel-» 38 � A vrai dire, la notion de l’obsolescence se manifeste-t-elle autant à la fin de Jeanne que dans sa Préface� La dernière section de la pièce ne fait pas partie du scénario mais offre ce qu‘elle appelle «- Une page d’histoire- : la loi d’obsolescence des surhommes, suivi d’une page de publicité- : La Maison bleue- » 39 � Non seulement ce texte penche-t-il sur l’obsolescence des surhommes - le moment où les transhumains de demain deviennent éminemment remplaçables, tombant sous «- la dure loi de la tendance et de l’innovation-» - il évoque aussi la loi de «-l’obsolescence des machines-» où chaque produit se livre «-à une caducité d’une autre forme-» 40 � Or, le rapport mutuel entre ces deux états fait certes écho à la disparition de l’homme devant ses possessions multiples et disponibles - une disparition anticipée d’ailleurs par La société de consommation (1970) de Jean Baudrillard� Mais il rappelle aussi la crise de nihilisme que Hadjadj a traversée au moment de publier Objets perdus (1995) selon lequel le concept même de l’homme n’a aucun fondement ontologique� La tendance de la «- DéMo- » de rendre les surhommes obsolètes ne fait qu’achever un processus funeste pour l’homme aussi� Dans cette optique, l’hostilité de Hadjadj vers «-DéMo-» participe non seulement à sa haine pour une modernité bêtement technologisée mais à son amour pour la notion méprisée de l’homme� Or, comme on verra ci-dessous, Hadjadj fait face artistiquement à la possibilité d’un tel régime par la célébration d’un sens du merveilleux dépassant celui offert par la science-fiction� N’est-ce pas là où il faut chercher le sens profond de l’obsolescence de la science-fiction affirmée par Hadjadj-? Tout compte fait, la plasticité du concept de l’obsolescence et son instanciation à des moments cruciaux dans Jeanne et les posthumains sont très révélatrices� Comme nous l’avons déjà noté, elles prennent leurs racines dans la pensée de Gunther Anders dont L’Obsolescence de l’homme est un ouvrage incontournable pour Hadjadj depuis quelques années� Par ailleurs, une exploration de la typologie de l’obsolescence chez Anders jette une lumière d’autant plus intense sur trois dimensions essentielles du drame 38 Bréan, 2013, p� 27� 39 Hadjadj, 2014, p� 136� 40 Hadjadj, 2014, p� 137� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 79 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) que Jeanne et les posthumains met en scène- : les habitants de la «- DéMo- », l’environnement dans lequel ils vivent, et leur rapport à ce régime qui définit désormais leurs horizons existentiels� Par conséquent, une analyse de certaines obsolescences andersiennes démontrera la dette de Hadjadj envers le philosophe allemand en ce qui concerne ces trois éléments, et établira plus clairement l’interprétation de l’obsolescence sciencefictionnelle dans son sens hadjadjien� D’abord, qui sont ces habitants de la «- DéMo- » parmi lesquels vit Joan d’Ark Market- ? Gunther Anders les avait déjà aperçus lors d’une visite à Tokyo en 1958 et il les décrit dans une série de vignettes intitulée ‘L’Obsolescence du monde humain’� Pour Anders, il s’agissait des gens qui passaient leur temps dans les centres d’amusement, de ces «-hommes innombrables, affamés de jeu, errant fébrilement-» 41 � Chez eux, ce qui choque Anders n’est pas tout simplement leur engouement devant les technologies de distraction- ; c’est plutôt leur aliénation du monde incarné de l’action humaine dont ils se séparent impunément-: La première chose qui saute aux yeux est que les joueurs ne cherchent plus de partenaire en chair et en os, qu’ils donnent leur préférence à la partenaire inanimée et non à la vivante 42 � Cette option chez ces joueurs trouve son écho dans Jeanne et les posthumains, notamment dans ce que nous avons noté ci-dessus concernant les utilisateurs de la Playbox IV qui profitent de ses «-processeurs ultra-rapides, performances graphiques et tactiles sans précédent, mémoire système 1000 pétaoctets, [et] câblage cérébral direct inward- 43 -»� Nous entrons ici dans un posthumanisme anticipé non seulement par N� Katherine Hayles mais aussi par Gilles Deleuze qui proposait l’existence des corps «- sans organes- » 44 � En fait, la publicité pour la Playbox IV annonce au grand public- : «- Avec la Playbox IV, le sexe n’est plus un organe, c’est une symphonie-» 45 � Ainsi, Hadjadj évoque-t-il le «- devenir-machine- » de l’être humain, identifié par Jean-Yves Samacher comme une ressource typique du genre cyberpunk, mais 41 Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Tome II. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad� par Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2011, p� 61� 42 Anders, 2011, p� 62� 43 Hadjadj, 2014, p� 30� 44 Gilles Deleuze, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p� 180� Voir aussi-: N� Katherine Hayles, How We Became Posthuman- : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999� 45 Hadjadj, 2014, p� 30� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 80 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) avec cette différence cruciale 46 - : pour Hadjadj, cette prétendue libération technologique finit non pas dans une aventure techno-optimiste mais dans un partenariat anthropo-machinal qui engendre un simulacre de la copulation (n’importe comment, avec n’importe qui ou n’importe quoi)� Dans la vision de Hadjadj, donc, la suppression du caractère interrelationnel de l’acte sexuel n’est nullement un triomphe libérateur, mais l’entrée viciée des personnes humaines - des êtres normalement conscients et dotés du libre arbitre - dans les dynamiques déterministes et inconscientes propres aux objets� Pour interpréter cette vision hadjadjien dans le cadre de son essai éthique La profondeur des sexes, ce déterminisme humain dans le domaine du sexuel constitue l’abandon du «-drame primordial-» du mariage et leur enfouissement dans les abysses technologiques qui annulent la responsabilité humaine 47 � Pour Anders, l’engouement psychologique provoqué par l’immersion dans la technologie trouve aussi son écho dans le bouleversement sismique de l’environnement humain� Or, celui-ci exprime sur un plan de culture matérielle la perturbation que nous venons de noter sur le plan physio-psychologique-: Le monde auquel les hommes ont à faire quotidiennement est avant tout un monde de choses et d’appareils dans lequel il y a aussi d’autres hommes-; ce n’est pas un monde humain dans lequel il y aurait aussi des choses et des appareils� 48 Encore une fois, c’est le présage du monde de Jeanne et les posthumains dont chacune des quatre sections commence par une publicité pour un produit ou un service essentiel-: la Playbox IV, le composteur universel, le Transpet Company (qui facilite la xéno-gestation), et un service laveur de mémoire� Ainsi, Hadjadj écrit-il un nouveau chapitre dans une tradition littéraire qui scrute d’une façon largement négative les conséquences du consumérisme 49 � Rendant complète «-la marchandisation de la culture-» 50 , «- La Maison bleue- » évoquée dans la dernière section de la pièce offre le service suprême de l’euthanasie reconceptualisée comme un acte héroïque qui peut être personnalisé selon le désir de l’individu (la «-‘Felix Faure’- […] qui conjugue orgasme et dignité-» ou bien «-L’‘Océanique’ où vous semblez 46 «- Gloire et décadence du cybernaute- », ReS Futurae, 10 (2017), http: / / journals� openedition�org/ resf/ 1098� 47 Fabrice Hadjadj, La profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p� 112� 48 Anders, 2011, p� 62� Le texte dans la version française est écrit en italique� 49 Voir David H� Walker, Consumer Chronicles- : Cultures of Consumption in Modern French Literature, Liverpool, Liverpool University Press, 2011� 50 Walker, 2011, p� 296� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 81 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) vous dissoudre et vous confondre avec les éléments du monde- ») 51 � Si la mise en scène de ces publicités souligne la prétention de la pièce de Hadjadj de critiquer les réductions du consumérisme, comme d’autres ont fait avant, elle évoque aussi un monde profondément déraciné de ses origines humanistes, structuré selon l’urgence absolue des possessions matérielles, et désormais incapable de trier ses désirs au-delà d’une évaluation purement utilitariste ou épicurienne� Dans ce sens, et au moins pour Hadjadj, le règne totalitaire de l’utile et de la jouissance sans entrave revient encore une fois à l’obsolescence de l’homme� En ce qui concerne le rapport entre les individus et la «-DéMo-», c’est en particulier «-l’obsolescence du conformisme- » chez Anders qui trouve son écho et son renversement dans le nœud du drame de Hadjadj, opposant le destin de la collectivité suprême à celui de Joan� Le conformisme devient obsolète, selon Anders, par suite d’un aveuglement partagé par les dominants et les dominés, ce qui rend les deux côtés insensibles à leurs rapports abusifs 52 � Parfaitement en parallèle, les interrogateurs de Jeanne, Corolla 47 et Vito 633, ne comprennent absolument pas que Joan refuse de coopérer avec eux� Dans ce contexte, les décisions de Joan - d’écouter son ange ou de garder son bébé, malgré les résultats négatifs des tests intra-utérines - représente la renaissance d’une nouvelle dissidence et, donc, la possibilité d’une conformité délibérée quoique forcée (un conformisme), plutôt qu’une conformité inconsciente aux exigences de la «- DéMo- »� Ici, l’importance du Grand Pardon, notée ci-dessus, s’impose- : il redirigera Joan vers son état d’aveuglement post-conformiste où elle sera inéluctablement libérée du fardeau d’un conformisme conscient� Tout le drame de la pièce se joue dans ce destin terrible qui rendra le conformisme de nouveau obsolète 53 � Il faut aussi interpréter la menace de la suppression de la mémoire comme un autre signe du caractère anti-humain (en non seulement posthumain) de la «-DéMo-», surtout parce que, dans son aspect vécu, la mémoire «-constitue l’une des caractéristiques humaines les plus saillantes-» 54 � Ayant associé les obsolescences identifiées par Anders à celles mis en scènes par Hadjadj, il est plus facile de revenir à la question de l’obsolescence de la science-fiction citée par Hadjadj au début de Jeanne et les posthumains� Il est clair maintenant que cette obsolescence-ci ne correspond pas forcément à la fin telle quelle de la science-fiction, mais représente un dépassement qui n’exclut pas entièrement ce qu’il dépasse, tout comme 51 Hadjadj, 2014, p� 138-9� 52 Anders, 2011, p� 193-207� 53 Il est vrai que ses persécuteurs cherchent la coopération de Joan, mais c’est une coopération destinée à long terme à la rendre d’autant plus inconsciente de son abus� 54 Samacher, 2017, § 26� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 82 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’obsolescence du conformisme ne signifiait pas la suppression de la conformité, mais une conformité réalisée d’une autre manière� Pourtant, comment comprend-t-on ce dépassement de la science-fiction jusqu’au point de rendre la science-fiction obsolète dans un sens andersien-? … au merveilleux caché Pour offrir une réponse à cette question, revenons à la théorie difficile de la science-fiction qui cherche son point d’appui entre le merveilleux scientifique, le merveilleux de l’inconnu souvent extraterrestre, et celui de l’avenir technologisé 55 � Le fondement de ces merveilleux est aussi le fondement de leur traduction dans une forme littéraire jusqu’au point où, malgré la difficulté de classifier les œuvres sciencefictionnelles, le lecteur ne doute pas de pouvoir les identifier 56 � Mais chez Hadjadj, le sens du merveilleux ne vient pas primairement des créations quasi-miraculeuses de l’inventivité humaine, mais plutôt du don merveilleux de ce monde (et de l’humain y compris) qui s’ouvre vers un horizon transcendent� Pour Hadjadj, ce monde même est un instrument du divin, plutôt qu’un obstacle empêchant les pas de l’homme pèlerin, le homo viator 57 � Dans l’obsolescence de la science-fiction chez Hadjadj, donc, c’est le merveilleux cru et évident de la science, de la technique ou de la manufacture - tout compte fait, du travail humainement accompli - qui est dépassé ou éclipsé par un merveilleux caché mais divinement créé, subtile voire sous-jacent, allant jusqu’aux racines du sens du destin humain� De hiérarchiser de la sorte les merveilles du monde ou de l’imagination n’est pas de nier les réussites du génie humain, mais de les situer dans un cadre plus riche� Notez en particulier la différence entre cette tentative hadjadjienne de reconnaître un ordre des merveilles et l’instrumentalisation subordonnante de la nature dans le monde du «- DéMo- », ce qui rappelle l’analyse de Bernard Charbonneau (le grand ami et collaborateur de Jacques Ellul) dans Le Jardin de Babylone-(1969) et sa condamnation de l’exploitation du naturel par la technique 58 � Par exemple, selon les didascalies de Jeanne et les posthumains, les murs de la salle où Jeanne subit les interrogatoires présentent «- un paysage de prairie avec un ciel où les nuages ne passent 55 Voir la discussion de cette question complexe dans Bréan, 2013, p� 22-29� 56 «-Science fiction is what science fiction fans mean when they point to something and say, ‘That’s science fiction�-», selon la formule célèbre citée par Bréan (2013, p� 22, n� 12)� 57 Fabrice Hadjadj, La terre, chemin du ciel, Les Provinciales, 2002� 58 Entretien avec l’auteur, 23 juillet 2018� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 83 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) que pour faire ressortir le bleu-» 59 � Mais comme dit Hadjadj dans son essai La Terre, chemin du ciel-: «- ‘Sous les pavés la plage’ disait un slogan de mai 1968� Les agnostiques de l’époque n’allaient pas assez loin-: sous la moindre motte de glèbe, sous la beauté d’une prairie ou d’un désert, mais aussi sous le bitume et la moquette, il y a la divinité-» 60 � Le merveilleux persiste ainsi dans Jeanne et les posthumains, mais il est éveillé par de toutes autres merveilles� Dans cette pièce, ce merveilleux caché et divin se manifeste de plusieurs façons dont on ne mentionnera que deux ici� D’abord, il s’agit de la merveille de la gestation et de la naissance d’un enfant� Toutes les ressources de la «-DéMo-» sont consacrées à la maîtrise et au perfectionnement de la gestation, mais aux dépens de la valeur personnelle d’une vie humaine, quelle que soit sa condition� Au lieu de servir la notion de la dignité, donc, cette poursuite inlassable d’une perfection sans tache assujettit l’être-humain à un réductionnisme marchandisant� Devant la logique inexorable de cette vision, le cas de Joan s’avère choquant� Elle veut garder l’enfant qu’elle porte, malgré le fait qu’il sera né sévèrement handicapé, répondant ainsi à l’appel de son utérus, dit rahamin en hébreu qui veut dire «-à la fois les entrailles féminines et la miséricorde divine-» 61 � Le merveilleux de son choix se trouve dans la disponibilité de Joan de s’offrir à son enfant, d’être «-celle qui l’entoure, seulement celle qui l’offre à la lumière, seulement quelque chose comme une mère- » 62 � La merveille de cette offre est renforcée par Hadjadj qui met dans la bouche de Joan des paroles venant du livre d’Ezéchiel où Dieu s’adresse à son peuple infidèle-: À ta naissance / Au jour où tu vins au monde / On ne t’a pas coupé le cordon / On ne t’a pas lavée dans l’eau pour te nettoyer […] Tu fus jetée en pleine campagne / Par dégoût de toi / Au jour de ta naissance / Mais je suis passé près de toi et je t’ai vue […] Et je t’ai dit-: Vis-! 63 Pour Hadjadj, la merveille de l’être humain ne se trouve pas surtout autant dans sa capacité de perfectionner technologiquement la vie (comme la «-DéMo- ») que dans sa volonté de la servir humainement (comme Joan)- ; elle ne s’identifie pas à son potentiel d’être le singe du créateur, mais à son empressement de se partager de façon gratuite comme le créateur� Il n’est pas d’ailleurs que lors de sa dernière confrontation avec ses interrogateurs 59 Hadjadj, 2014, p� 40� 60 Hadjadj, 2012, p� 37-8� 61 Voilà l’interprétation de rahamin proposée par Hadjadj dans la Préface-: Hadjadj, 2014, p� 14� 62 Hadjadj, 2014, p� 112� 63 Hadjadj, 2014, pp� 116-17� Ce passage, basé sur Ezéchiel 16�4-6, et qui suit mot pour mot la traduction de la Bible de Jérusalem, est écrit en italique� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 84 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) que Joan - qui n’a aucune formation religieuse - crie «- Mon Dieu- » trois fois comme sa réponse finale aux accusations� Distinguons ici la prétention religieuse d’une certaine tendance dans la science-fiction, de la pensée de Hadjadj dont l’intention est dramatiquement révélatrice, plutôt que grossièrement didactique ou mystérieusement immanentiste� Tandis que certains en déduiraient un message dogmatiste passé en sous-main, il n’en reste pas vrai qu’il s’agit moins d’une mise au point que d’une mise en scène� Le deuxième exemple du merveilleux dans Jeanne et les posthumains réside dans la représentation de la possibilité et même la valeur inattendue de l’imperfection� La «- DéMo- » est un monde qui se vante de sa maîtrise de l’existence et de sa conquête de tous les problèmes qui blessent la vie de l’être humain� Mais, dans sa rencontre finale avec ses interrogateurs, c’est justement ceci que Joan reproche au monde de la «- DéMo- »� Corolla 47 tente de la culpabiliser de l’ingratitude face à tout ce que la «-DéMo-» a fait pour elle-: COROLLA 47� - Est-ce qu’il a négligé, ingrate, de vous offrir tout le bien-être et tout le confort possible-? JOAN� - Peut-être que ce qui me manque, C’est rien� Peut-être ce qui nous manque, C’est le manque lui-même� Peut-être que notre détresse est de ne plus gémir, Et peut-être que notre espérance n’est plus rien d’autre que cela-: Sentir le désespoir comme un trou dans le ventre, Sentir le désespoir comme un trou qui nous déchire le ventre de bas en haut 64 � Paradoxalement, le point terminal de la «- DéMo- » est-il la suppression de tout merveilleux, qu’il vienne des inventions technoscientifiques ou de l’ordre de la nature, et le repos éternel dans le tout confort� Paradoxalement aussi - et voilà encore du merveilleux dans les propos de Joan - l’être humain chez Hadjadj semble-t-il avoir besoin non pas d’une suppression de ses imperfections, mais d’une histoire ou d’un narratif dirigeant qui englobe son bonheur et son besoin de gémir ou de souffrir� C’est peut-être ici que la pièce de Hadjadj évoque non pas l’obsolescence de la science-fiction, mais l’incapacité de celle-ci de permettre à l’homme l’imperfection qui lui est propre� En rendant tout possible sur un plan imaginatif, la science-fiction risque de rendre l’homme impensable sur un plan anthropologique-; et en le rendant impensable, il risque de contribuer au rétrécissement de son existence (comme chez la «-DéMo-»), plutôt qu’à son épanouissement� 64 Hadjadj, 2014, p� 117� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 85 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Conclusion Si la science-fiction mérite d’être obsolète pour Hadjadj, ce n’est pas seulement parce que le futur est à notre seuil� C’est parce que se limiter au merveilleux évoqué par ce genre est de se contenter d’une vision de la perfectibilité de l’homme où le mystère n’est que de la mauvaise méthodologie et où l’histoire ne procède qu’à travers la réduction progressive et incrémentielle des imperfections de l’existence� Même si certains auteurs de la science-fiction ont déployé le genre dans un sens plutôt techno-pessimiste, il n’en reste pas moins vrai que la plupart des œuvres sciencefictionnelles sont éblouies par les succès de la science et de la technologie dont rien de plus parfait ne peut s’imaginer� C’est cette science-fiction-là que Hadjadj veut voir obsolète - et obsolète parce que ses merveilles ne pèsent pas lourd par rapport à celles qui sont propres à l’être humain� Certains diront peut-être que le genre de la science-fiction est aussi flexible pour éviter cette accusation (comme Jeanne et les posthumains le démontre- d’ailleurs ! )� D’autres ressentiront l’idée d’une imperfection nécessaire dans la façon dont l’être humain est censé organiser sa vie� Encore d’autres se moqueront des prétentions de Hadjadj de récupérer un modèle censément dépassé de l’être humain� Pour Hadjadj, pourtant, le dépassement de la science-fiction n’est autre que la redécouverte de la felix culpa qui crie de tout cœur contre l’aplatissement d’un monde où la science et la technologie ne servent aucun télo ultime� Jeanne et les posthumains ne représente pas la mobilisation de la science-fiction à des fins religieuses-; elle signifie plutôt sa contextualisation dans un monde qui surpasse les limites qu’elle veut évoquer� Si, donc, Jeanne et les posthumains mérite une place dans la science-fiction, c’est en raison de sa capacité à signaler les possibilités offertes par un merveilleux qui ne se réduit point aux pouvoirs de la science et la technologie, même les plus fantaisistes� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais : pour un renouveau identitaire ? Sébastien Sacré University of Toronto La rupture initiale de l’esclavage, la traversée de l’océan et la perte du lien à l’origine sont trois éléments, essentiels dans l’Histoire des communautés antillaises, que l’on retrouve dans la quasi-totalité des littératures réalistes merveilleuses (magical realism en anglais) de la région� Rares sont les romans qui dépassent ce marqueur historique pour décrire la période précédant la capture et l’asservissement� Suivant le principe d’Antillanité d’Édouard Glissant ou celui de Créolité de Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, cette répétition d’une rupture suivie d’un déplacement originel vers une terre nouvelle pourrait être vue, chez ces auteurs, comme une tentative de mettre en place une cosmogonie nouvelle, non plus africaine, mais antillaise- : un déplacement historique et fondateur vers des îles sur lesquelles une culture nouvelle, initialement dominée par l’esclavage et le système des plantations est née� D’un point de vue identitaire, le problème d’un mythe d’origine antillais est que ces îles sont des objets qui ne semblent avoir existé qu’à partir du moment où elles ont été «-découvertes-», décrites et nommées par les explorateurs et les colons occidentaux� Sous la domination des maîtres esclavagistes, Karukera et Madinina sont ainsi devenues la Guadeloupe et la Martinique et les histoires personnelles et culturelles des esclaves et des communautés amérindiennes préexistantes ont été, de par leur nature essentiellement orale, effacées et oubliées� Patrick Chamoiseau en fait la remarque dans son essai Écrire en pays dominé, dans lequel il s’intéresse à l’occidentalisation de l’Histoire antillaise-: favorisant l’époque coloniale et la culture des plantations et les statues de colons, celle-ci ignore les générations d’esclaves et les traces de cultures précolombiennes, comme c’est le cas avec la Piste d’Esnambuc qui, avec ses églises et ses forts, fonde «- patrimoine architectural et façade culturelle- (…) tout en abandonnant ainsi l’ensemble des autres présences- » 1 � Considérant cette mise en valeur d’une identité essentiellement occidentale et coloniale, on peut se demander comment les auteurs antillais mettent en perspective cette question 1 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 2002, p� 114� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 88 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) identitaire par apport à une terre qui, bien que natale, a été niée pendant des siècles aux esclaves et leurs descendants� Comme nous allons le voir dans cette étude, c’est dans les romans réalistes merveilleux et dans leurs représentations des esprits et du monde des morts que l’on trouve un début de réponse� Prisonniers d’un système oppressif et d’une géographie (l’île) qui limite toute fuite, les esclaves antillais semblent en effet renouer avec leur identité dans leur rapport avec les esprits des ancêtres� Largement influencé par les mythes et le folklore africains plutôt que par ceux du christianisme, ce monde des morts antillais est, nous le verrons, un moyen pour les morts (et, parfois même, aux vivants) d’échapper au système esclavagiste ou, comme dans le roman Ti Jean l’Horizon de Simone Schwarz-Bart, un moyen pour certains personnages de voyager dans l’espace et le temps jusqu’aux origines historiques et identitaires de tout un peuple� I- Terre d’origine, esprits et identité antillaise A) La mort et le retour à l’origine Pris dans son île-prison, dans l’acculturation et la souffrance du système plantationnaire dans lequel toute fuite est une condamnation à mort, l’esclave des romans réalistes merveilleux ne semble pouvoir reprendre un contact avec sa terre natale que par l’intermédiaire de quelques rares figures romanesques qui, comme les Conteurs ou les quimboiseurs, sont les derniers détenteurs d’un savoir culturel� Le retour physique et réel vers la terre natale reste, pour beaucoup de personnages, une impossibilité du fait des conditions de l’esclavage� Mais si la fuite physique du marronnage n’est pas toujours possible et si les fuites spirituelles et identitaires à travers les contes et les prières sont souvent insuffisantes, il arrive que les esclaves fuient vers un ailleurs au moment de leur mort (accidentelle ou volontaire) décrite, dans quelques romans, comme une forme de marronnage libératoire-: «-en vérité, la mort est le plus grand des bienfaits 2 -»� Cette notion de libération se double même, parfois, d’une idée de retour à la terre d’origine-: «-rappelons-nous que les premières générations d’esclaves-traités cherchaient parfois la mort, «-pour revenir en Afrique-»� L’au-delà se confondait avec le pays perdu 3 -»� La mort d’un esclave est donc, dans certains romans, une source de tristesse mais aussi de joie, car il est souvent dit que celui-ci retourne à son origine, comme on le voit dans Moi, Tituba sorcière noire de Salem de Maryse Condé-: «-Puis l’on se réjouit, car celui-là au moins était délivré et allait reprendre le 2 Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière… noire de Salem, Paris, Mercure de France, 2004, p� 209� 3 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 2002, p� 217-218� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 89 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais chemin du retour 4 -»� C’est un moment que l’on retrouve également dans le cas d’engagés Indiens comme dans La Panse du chacal-de Raphaël Confiant-: «-Il est rentré en Inde… Appa a chevauché Barassadi, le cheval céleste, et a regagné la terre natale 5 -»� Mais comme le note Glissant, ce retour aux origines n’est possible que pour des personnages qui, comme Wademba dans Ti Jean l’Horizon ou l’Ancêtre dans La Panse du chacal, sont originaires d’Inde ou d’Afrique et pour qui les Antilles ne sont pas natales� Pour les morts nés aux Antilles, cependant, il n’y a pas de retour possible car, selon la tradition, reprise par Maryse Condé-: Si l’eau des sources et des rivières attire les esprits, celle de la mer, en perpétuel mouvement, les effraie� Ils se tiennent de part et d’autre de son immensité, envoyant parfois des messages à ceux qui leur sont chers, mais ne l’enjambent pas, n’osant surtout pas s’arrêter au-dessus des vagues 6 � B) Une absence d’iconographie chrétienne de la mort Si les ancêtres peuvent faire l’expérience d’une forme de libération lorsqu’ils retournent, au moment de leur mort, vers leur terre d’origine, on peut alors se demander comment les romans réalistes merveilleux abordent l’expérience de personnages qui, nés esclaves en terre caraïbe, finissent par y mourir� Suite au système esclavagiste et son acculturation systématique, on pourrait ainsi s’attendre à une influence essentiellement occidentale et chrétienne de l’après-vie� Cependant, même si quelques romans font allusion à une Afrique ou une Inde paradisiaques visitée en rêve, la représentation d’un paradis chrétien est encore plus rare� On la retrouve par exemple dans le roman La Grande drive des esprits de Gisèle Pineau dans lequel le personnage de Man Octavie, se manifeste sous une forme plus ou moins influencée par l’iconographie angélique-: Elle portait la robe blanche qui couvrait sa nudité au jour de sa mort� Mais surtout, elle arborait le visage rajeuni qui, onze ans plus tôt, avait fait s’interroger les chrétiens de toutes catégories, les maquerelles au cœur fiel et les jocrisses sans malice� Sa masse de cheveux blancs aveuglaient comme soleil de midi 7 � Au-delà de cette description, cependant, Pineau ne décrit pas ce lieu, qui reste inaccessible aux vivants- : «- moi, je suis sur un autre bord que tu ne 4 Condé, 2004, p� 19� 5 Raphaël Confiant, La Panse du chacal, Paris, Mercure de France, 2005, p� 260� 6 Condé, 2004, p� 214� 7 Gisèle Pineau, La Grande drive des esprits, Paris, Gallimard, 2004, p� 86� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 90 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) peux pas connaître 8 - »� Une absence de représentation que l’on retrouve dans un autre de ses romans, Chair piment, dans lequel on ne sait pas où se trouve Rosalia, sœur décédée de l’héroïne, quand elle ne se manifeste pas� Édouard Glissant s’interroge d’ailleurs sur la valeur d’un paradis chrétien dans son Traité du tout monde, en se demandant si ce concept imposé peut faire le poids devant les traditions africaines ayant survécu à l’acculturation esclavagiste-: Les morts qu’on envoie ailleurs, il est peut-être plus «-normal-» de s’en séparer quand cet «- ailleurs- » vous est évoqué par une force de tradition, faisant le lien entre toute naissance et toute mort (…) L’adoption du paradis chrétien satisfait-elle un pareil manque-? 9 De ce fait, on peut dire qu’il n’y a, dans les romans réalistes merveilleux antillais, que très peu d’influences du folklore chrétien et que si quelques rares romans comme Pays sans chapeau du Haïtien Dany Laferrière et Ti Jean l’Horizon de la Guadeloupéenne Simone Schwarz-Bart décrivent un monde des morts, ceux-ci n’ont aucune ressemblance avec le paradis de la tradition chrétienne� Il s’agit en effet d’un lieu présenté comme identique au monde des vivants, mais qui lui est en quelque sorte superposé, à la manière d’un univers parallèle- : «- on a franchi la barrière, et la rue n’avait pas changé à mes yeux 10 - »� Dans la majorité des cas, cependant, les romans réalistes merveilleux mettent plutôt en scène des morts qui se manifestent auprès des vivants sous forme d’esprits, et qui demeurent invisibles pour une grande majorité de personnages� C) Réalisme merveilleux caribéen : une perspective africaine ? Outre quelques rares retours aux origines et représentations d’un paradis d’influence chrétienne, la plupart des romans antillais réalistes merveilleux proposent ainsi une représentation du monde dans lequel les morts font partie du quotidien (ou, plus rarement, évoluent dans un monde qui semble être superposé à celui des vivants) comme on le voit dans Moi, Tituba… de Maryse Condé, dans lequel le personnage éponyme continue de vivre sur son île après sa mort «-car, vivante comme morte, visible comme invisible, je continue à panser, à guérir 11 -» et de lui être intimement liée-: «-et puis il y a mon île� Je me confonds avec elle 12 -»� Si tous les personnages n’acceptent 8 Ibid�, p� 87� 9 Édouard Glissant, Traité du tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p� 217-218� 10 Dany Laferrière, Pays sans chapeau, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001, p� 249� 11 Condé, 2004, p� 268� 12 Ibid�, p� 270� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 91 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pas nécessairement cette perméabilité entre les mondes, elle est cependant toujours décrite comme naturel et normale-: Lui-même supportait à grand mal les apparitions nocturnes, zombis, chevaux à diables, boules de feu qui venaient rouler à ses pieds� (…) et puis un jour, s’enfilant au cœur d’un hallier, il reçoit un coup de bois dans le dos et se retourne, manque de s’évanouir devant le visage phosphorescent du nègre Filbert, mort et enterré depuis belle lurette 13 � Si l’on en croit l’étude de Maximilien Laroche sur le roman cubain d’Alejo Carpentier Le Royaume de ce monde, ce serait là un des aspects principaux du réalisme merveilleux en littérature-: «-d’un point de vue spatial (le réalisme merveilleux) superpose deux lieux- : «-l’un merveilleux qui est situé outretombe et l’autre, réel, qui est logé ici-bas, dans le monde que nous connaissons� Ce décor comporte une dimension temporelle par le fait même d’avoir la mort pour séparation 14 -»� Ainsi, s’il y a, devant nous, le «-royaume de ce monde-», celui du quotidien qui fonctionne selon les règles empiriques du réalisme et de la vraisemblance, il existe aussi un monde «- magique- » ou surnaturel lui est superposé, selon une formule que l’on peut appliquer à de nombreux autres romans-: À l’arrière-scène, on devrait plus exactement dire au niveau supérieur, car il surplombe cette avant-scène même s’il est placé en retrait par rapport à lui, à l’arrière-scène donc se trouve ce lieu merveilleux d’où le sujet peut continuer à parler même mort, s’il s’agit du narrateur 15 � Selon ce principe, la plupart des romans caribéens francophones comme Moi, Tituba… de Maryse Condé ou Ti Jean l’Horizon de Simone Schwarz-Bart sont bien donc des romans réalistes merveilleux� De par leur représentation de cet aspect «-magique-» du réel inspiré par le folklore, ils se rapprochent cependant des romans d’auteurs comme Ben Okri (The Famished Road) ou Amos Tutuola (The Palm-Wine Drinkard & My Life in the Bush of Ghosts), dont l’aspect merveilleux des œuvres est également influencé par le folklore (notamment religieux)� En effet, si, dans The Famished Road de Ben Okri, Azaro voit des esprits, «-I looked at their short arms, limp at their sides, and my head nearly fell off in fright when I discovered that all of them without exception had six fingers-» 16 , c’est parce qu’il est possédé par un abiku (un 13 Simone Schwarz-Bart, Ti-Jean l’Horizon, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p� 76� 14 Maximilien Laroche, La Découverte de l’Amérique par les Américains, Essais de littérature comparée, Sainte Foy, Québec, GRELCA, 1980, p� 163� 15 Ibid�, p� 164� 16 Ben Okri, The Famished Road, Londres, Vintage, 2003, p� 91 Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 92 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) esprit du folklore Yoruba). De la même manière, si Goyo Yic, dans le roman Hombres de maíz de l’auteur Guatémaltèque Miguel Angel Asturias, se transforme en opossum, c’est parce que cet animal est son nahual, la manifestation de son essence spirituelle-: La nuit, une fois rentré à l’auberge de ses courses à travers les localités et les foires (il s’arrêtait partout où il y avait des foires), il contemplait à la lumière de la lune son ombre, son grand corps efflanqué comme une cosse de haricot, avec l’éventaire par-devant à hauteur de l’estomac, et c’était comme s’il avait vu l’ombre d’une sarigue… Ainsi, d’homme, il devenait animal à la lumière de la lune, il devenait sarigue avec une poche par-devant pour mettre ses petits 17 � Les romans antillais font donc partie de cette catégorie de romans réalistes merveilleux dans lesquels les mythes et le folklore sont à l’origine des manifestations surnaturelles ce qui les place, comme nous l’avons vu, à l’intersection de deux mondes, l’un surnaturel et l’autre réaliste, «-we experience (in magical realist novels) the closeness or near-merging of two realms- » 18 � Une autre conséquence de cette représentation d’un monde réaliste imprégné par le folklore est que les personnages considèrent presque toujours qu’il y a une intentionnalité derrière les événements de leur vie-: «-Célestina désignait des esprits, des méchants, des zombis, des sorciers, des houngans d’Haïti, des magies et des messes à vieux nègres� Le mal s’inscrivait dans chaque éclair de vie, dans chaque frémissement, dans le moindre soupir- » 19 � Ainsi, en cas de malheur, de maladie ou de mort, on se tourne souvent vers le maléfice et l’intention de nuire d’une tierce personne� On le voit dans La Grande drive des esprits ou dans Chair piment, dans lesquels la nymphomanie des personnages est causée par des malédictions, ou dans cet autre exemple tiré de Ti Jean l’Horizon-: «-Jean l’Horizon devint comme fou devant le maléfice, où chacun avait reconnu la marque et la griffe, le coup de patte unique de l’Immortel-» 20 � Cette représentation du merveilleux, omniprésente dans les œuvres antillaises, les différencie de romans réalistes merveilleux dans lesquels l’idée d’intentionnalité est moins évidente, comme Como agua para chocolate de Laura Esquivel, dans lequel deux personnages s’enflamment d’amour sans intervention surnaturelle extérieure� Cette absence d’intentionnalité est 17 Miguel Angel Asturias, Homme de maïs, Paris, Albin Michel, 1987, p� 131� 18 Wendy B� Faris, «-Scheherazade’s Children-: Magical Realism and Postmodern Fiction-», Lois Parkinson Zamora et Wendy B� Faris, Magical Realism. Theory, History, Community, Durham & London, Duke University Press, 1995, p� 163-190 (p� 172)� 19 Pineau, 2004, p� 186� 20 Schwarz-Bart, 1998, p� 28� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 93 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) aussi présente dans la fameuse scène du filet de sang «-vivant-», dans Cien años de soledad de Gabriel Garcia Marquez-: Un filet de sang passa sous la porte, traversa la salle commune, sortit dans la rue, prit le plus court chemin parmi les différents trottoirs, descendit les escaliers et remonta les parapets, longea la rue aux Turcs, prit un tournant à droite, puis un autre à gauche, tourna à angle droit devant la maison des Buendia, passa sous la porte, traversa le salon en rasant les murs pour le pas tacher les tapis, poursuivit sa route par l’autre salle 21 � Si ce passage de l’œuvre de García Márquez illustre de quelle manière on trouve, dans le monde ordinaire, un autre monde aux propriétés magiques, le déplacement surnaturel du filet de sang n’a rien à voir avec le folklore local, les mythes, les Invisibles ou encore avec une perception du monde dans laquelle «-for the majority of peoples (…) the next world is in fact geographically ‘here’, being separated from this only by virtue of being invisible to human beings- » 22 ce que l’on voit dans la grande majorité des romans antillais comme Ti Jean l’Horizon, Moi, Tituba…, La Grande drive des esprits ou encore dans L’Homme au bâton d’Ernest Pépin-: «-si en plein jour, un homme ou une femme soliloque ou délire� N’allez pas croire qu’il est seul, il est en bonne compagnie de nos invisibles-» 23 � Il y a donc, dans les romans réalistes merveilleux caribéens, un paradoxe-: influencés par une perception africaine du monde dans laquelle les esprits évoluent parmi les vivants, ceux-ci ne semblent pourtant pas avoir de rapport identitaire à la terre ancestrale d’Afrique-: seuls les personnages qui y sont nés peuvent y retourner à leur mort, et ceux nés dans la région Caraïbe ne semblent pas avoir d’autre choix que d’évoluer sur la même terre que les vivants, qu’ils soient esclaves ou maîtres esclavagistes� II- Repenser la mort et l’identité antillaise A) Les morts et le lien à la mémoire ancestrale Si les personnages morts dans les îles esclavagistes doivent y rester, et s’ils n’ont pas de terre paradisiaque qui leur est propre, devrait-on en déduire que ceux-ci n’ont, comme tout esclave, aucun lieu qui leur est propre-? Si l’on en croit l’étude de Christiane Bougerol dans Une Ethnographie des conflits aux Antilles, ce qui poserait problème aux Antillais, et donc à leurs «-invisibles-», 21 Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, Paris, Seuil, 1995, p� 143� 22 John Mbiti, African Religions and Philosophy, Nairoi, Heinemann, 1969, p� 159� 23 Ernest Pépin, L’Homme au bâton, Paris, Gallimard, 2005, p� 141� Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 94 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) serait l’absence de territoire-propre car «-au principe de l’ancestralité il y a un territoire� La fixation sur une terre est attribuée après coup à un ancêtre dénommé fondateur 24 -»� En effet, si les premiers esclaves africains sont arrivés en même temps que les premiers colons, ils n’ont cependant jamais été considérés comme des «-fondateurs-» et leur condition d’esclave ne leur a que très rarement donné la possibilité de posséder la terre ou de maintenir un lien fort avec leurs origines, leurs ancêtres et leurs mythes fondateurs� L’acte fondateur de ces populations, tel qu’il est mis en place dans la plupart des romans, est d’ailleurs marqué par une dépossession et d’une rupture définitive si bien que, même morts, les personnages semblent condamnés à errer sur l’île qui les a vus naître esclaves� Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, cette impossibilité de quitter la région Caraïbe n’est pas décrite par les auteurs comme un emprisonnement-: si en France Rosalia (Chair piment) n’apparaît qu’à sa sœur, son retour en Guadeloupe lui permet de rompre ce lien et d’errer à son aise dans les mornes où, pour la première fois, elle est vue par plusieurs personnes� De même, si les premiers esclaves et engagés Indiens voulaient retourner en Afrique ou en Inde au moment de leur mort, ceux qui sont nés et morts aux Antilles comme Tituba (Moi, Tituba…), Rosalia (Chair piment) et Man Octavie (La Grande drive des esprits) semblent préférer évoluer parmi les membres de leurs familles-: «-ils se mêlent aux allées et venues des vivants, partagent leurs gesticulations, leurs amours, leurs frayeurs, leurs chagrins et leurs joies-» 25 � Influencée par le folklore religieux africain, cette présence des invisibles parmi les vivants apporte en effet une réponse partielle à la crise identitaire des personnages� Comme l’explique John Mbiti dans African Religions & Philosophy, quand un individu meurt, il passe dans le Sasa et ne ‘survit’ que tant qu’une personne l’ayant connu personnellement et se souvenant de son nom est encore en vie� Ce n’est qu’à la mort de cette dernière, et à la fin du dernier souvenir, que l’individu disparaîtra pour de bon, sans espoir de résurrection-: At the moment of physical death the person becomes a living-dead- : he is neither alive physically, nor dead relative to the corporate group� His own Sasa period is over, he enters fully into the Zamani period-; but, as far as the living who knew him are concerned, he is kept ‘back’ in the Sasa period (…)� Those who have nobody to keep them in the Sasa period in reality ‘die’ immediately, which is a great tragedy that must be avoided at all costs 26 � 24 Christiane Bougerol, Une Ethnographie des conflits aux Antilles. Jalousie, commérages, sorcellerie, Paris, PUF, 1997, p� 129� 25 Pépin, 2005, p� 140� 26 Mbiti, 1969, p� 159� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 95 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Mais si dans les croyances africaines, «-it is the sacred duty of the family (…) to keep the living-dead within temporal sight of the Sasa period- » 27 , ce devoir de souvenir a été en grande partie impossible aux Antilles où les ruptures et les acculturations ont rendu presque impossible tout travail de mémoire et de préservation des liens familiaux� B) La continuité après la rupture Dans un système oppressif d’acculturation systématique, dans lequel les esclaves ne gardent de leurs origines et de leur identité que des histoires orales, des contes et des traditions, la mort des ancêtres porteurs de connaissance est donc une rupture supplémentaire, définitive et irréversible dans l’histoire des esclaves� Les premiers ancêtres africains ayant disparu, tout comme la plupart des traces de l’origine historique, les secondes générations d’esclaves et leurs descendants dépendent donc, historiquement, des récits des conteurs mais aussi de la spiritualité et de l’imaginaire qui leur sont transmis� Les romans sont ainsi nombreux à présenter cette transmission de mythes, de contes ou de traditions magiques entre des personnages de générations différentes comme entre Mathieu et Papa Longoué dans Le Quatrième siècle, entre Tituba et Man Yaya dans Moi, Tituba… ou encore entre Ti Jean et Wademba dans Ti Jean l’Horizon� Puisque la mort n’est plus, dans les romans réalistes merveilleux, une fin en soi mais une forme de continuité, la transmission de savoir peut se poursuivre- : «- comme je suis morte sans qu’il m’ait été possible d’enfanter, les invisibles m’ont autorisé à choisir une descendante-» 28 � Concrétisation d’un système religieux africain, les «-invisibles- » semblent donc également être, dans ces romans, un système actif de mémoire permettant de lutter contre les conséquences de l’esclavage et ses ruptures sociales et permettant ainsi aux personnages de garder, par-delà la mort, une trace de l’origine, de la structure familiale et des histoires personnelles touchées par le système esclavagiste� Sans eux, chaque mort de quimboiseur ou de conteur serait une autre perte de savoir, d’identité et du rapport à l’ancestralité� De par leur représentation africaine du rapport avec les esprits des morts, les romans réalistes merveilleux antillais semblent donc offrir une solution au problème de la rupture originelle de l’esclavage- : la mort n’est plus la fin des rapports entre les personnages, une rupture dans la continuité� Elle libère au contraire les ancêtres porteurs de connaissances, de contes, de traditions et de valeurs ancestrales, et leur permet de maintenir un lien avec les vivants, même quand le lien avec l’Afrique a été rompu, et que le lien avec la terre natale est impossible� Ils personnifient ainsi, littéralement, la 27 Ibid�, p� 162� 28 Condé, 2004, p� 269� Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 96 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) continuité de l’ancestralité et l’identité� On le voit avec Tituba qui, après sa mort, entend sa chanson à travers toute la Barbade, «-mon histoire véritable commence où celle-là finit et n’aura pas de fin� (…) elle existe la chanson de Tituba-! -» 29 , ou encore dans Ti Jean l’Horizon avec Wademba, le «-dernier nègre d’Afrique-» 30 , dont la mort annonce une perte culturelle et identitaire- : «-n’étais-tu pas toi-même le chemin, le seul chemin qui nous reste- ? - » 31 � Malgré la souffrance, malgré la mort, la représentation «- magique- » des morts permet donc de reconstituer ce qui a été perdu et de le rendre omniprésent, si bien que l’esclave antillais n’est, en fin de compte, jamais seul-: «-ils sont là, partout autour de nous, avides d’attention, avides d’affection� Quelques mots suffisent à les rameuter, pressant leurs corps invisibles contre les nôtres, impatients de se rendre utiles- » 32 � Ainsi, la mort n’est plus, dans les romans, une séparation ou une rupture, mais un aspect omniprésent, essentiel et rassurant de la vie� III- Ti Jean l’Horizon : un voyage initiatique et identitaire dans l’espace et dans le temps A) Monde des morts africain, une désillusion Dans tout le corpus de romans réalistes merveilleux antillais, Ti Jean l’Horizon de Simone Schwarz-Bart est le seul roman dans lequel un personnage né dans la région Caraïbe se déplace dans l’espace et dans le temps pour retourner à ses origines historiques africaines� S’inspirant des contes d’un des personnages emblématiques du folklore caribéen, Ti Jean l’Horizon se déroule cependant sur des terres réelles (la Guadeloupe, l’Afrique et la France) qui, placées dans le ventre d’une créature surnaturelle, sont transfigurées par le mythe� Véritable parcours initiatique qui, après l’avalement par une bête monstrueuse dévoreuse de soleil, le conduira à faire face à ses trois identités culturelles après de nombreuses traversées, chutes et morts littérales ou symboliques� Rejeté par ses ancêtres africains parce qu’il descend d’un esclave «-va-t’en, retourne parmi les tiens …-» 33 puis tué par eux, Ti Jean se retrouve ainsi dans un monde des morts africain qui, bien qu’apparemment identique au monde des vivants et plein d’une «-grisaille très douce-» 34 est cependant placé sous un plafond de pierre qui semble enfermer les morts dans une sorte de tombeau� Les morts eux-mêmes sont très différents des «-Invisibles-» 29 Ibid�, p� 267� 30 Schwarz-Bart, 1998, p� 61� 31 Ibid. 32 Condé, 2004, p� 23� 33 Schwarz-Bart, 1998, p� 165� 34 Ibid�, p� 212� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 97 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) qui se manifestent en terre antillaise� Contrairement à ceux qui, dans Moi, Tituba… ou dans - La Grande drive des esprits, conseillent, soutiennent et apaisent les vivants, les morts africains que rencontre Ti Jean vivent dans une «- rêverie perpétuelle (…) croupissant dans le même silence (…) dans une même absence de désir-» 35 � Ils ne sont que de pâles copies de ce qu’ils étaient, ce qui étonne Ti Jean qui se demande «-si c’étaient bien là les morts prestigieux qui commandaient aux vivants- » 36 � S’ils communiquent également avec les vivants, ce n’est pas pour transmettre un savoir, mais pour les pousser à ne pas changer et à garder les coutumes du passé-: «-Et la nuit venue, ils se glissaient dans les têtes endormies des rêveurs pour donner un conseil, un remède� Et surtout les rappeler à l’observance des coutumes anciennes, dont ils étaient les défenseurs enragés, intraitables-» 37 � Pire encore, par leur désir de se réincarner, ils indiquent clairement leur désir de quitter leur monde si bien que le narrateur s’étonne de leur incapacité au souvenir et au maintien de la mémoire, si essentiel d’un point de vue antillais-: Quels que fussent leurs souvenirs de vie, et même s’ils avaient connu les pires disgrâces, le monde d’en haut leur paraissait revêtu des plus belles couleurs et ils n’aspiraient qu’à y remonter dare-dare, pour faire une nouvelle saison au soleil 38 � Bref, les morts rencontrés par Ti Jean semblent figés et indifférents, pris dans un monde qu’ils veulent quitter sans se souvenir du monde qu’ils veulent retrouver� De même, il ne semble pas y avoir, chez les morts africains, d’évolution spirituelle après leur mort, comme on le voit avec Man Octavie qui connaît l’ordre de naissance des futurs enfants de Léonce ou Tituba qui fait l’expérience d’une forme de transcendance-: «-oui, à présent je suis heureuse� Je comprends le passé� Je lis le présent� Je connais l’avenir-» 39 � B) Oubli, mort spirituelle et identité En fait il est intéressant de noter que, dans le roman de Schwarz-Bart, la «-grisaille-» du monde des morts que Ti Jean trouve en Afrique ressemble au monde antillais sans soleil, après le passage de la Bête-: «-une nuit plus grise que noire, une sorte de fumée épaisse qui s’insinuait entre les choses comme un brouillard …- » 40 � Ce parallélisme peut nous conduire à penser qu’à la disparition du soleil, la Guadeloupe serait devenue, symboliquement, sem- 35 Ibid., 216� 36 Idem. 37 Ibid., 219 38 Idem� 39 Condé, 2004, p� 271� 40 Schwarz-Bart, 1998, p� 91� Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 98 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) blable à un monde des morts� Cette supposition est soutenue par la description des habitants de Fond-Zombi eux-mêmes qui, une fois le soleil avalé, acceptent largement et sans volonté le retour du passé, incarné par un système esclavagiste qui réactualise les tensions primordiales antillaises-: «-ces présages ne rencontrèrent aucun écho et la plupart les accueillirent d’un haussement d’épaules narquois- : quelle abomination- ? ah, l’esclavage… vous êtes des radoteurs …- » 41 � Sans liens directs à leur origine ancestrale (le personnage-guide Wademba vient de mourir), le peuple guadeloupéen a donc, comme les morts africains, oublié son passé, ce qui le rend incapable de faire son devoir de mémoire et de lutter contre le retour de l’esclavage� De ce fait, de par son cheminement initiatique (composé d’éléments symboliques comme des traversées, des chutes, des enfermements dans des cavernes ou dans le ventre de monstres) il apparait que Ti Jean ne se retrouve pas en Afrique pour y mourir mais, au contraire, pour y renaître et y prendre conscience de son identité� Si l’on considère les schémas mythiques traditionnels présents dans le roman comme l’avalement par un monstre, le passage par un lieu de ténèbres et l’enfermement dans une caverne (qui rappellent de nombreux mythes comme celui, biblique, de Jonas et la baleine), on notera que tous symbolisent une renaissance vers un ordre nouveau-: Pénétrer dans le ventre du monstre - ou être symboliquement «- enseveli- », ou être enfermé dans la cabane initiatique - équivaut à une régression dans l’indistinct primordial, dans la Nuit cosmique� Sortir du ventre, ou de la cabane ténébreuse, ou de la «-tombe-» initiatique réitère le retour exemplaire au Chaos, de manière à rendre possible la répétition de la cosmogonie, à préparer la nouvelle naissance 42 � Selon Bernadette Cailler, la créature avaleuse de soleil, fonctionnerait également comme une forme de labyrinthe dans lequel Ti Jean doit pénétrer afin de vaincre, donnant au personnage une dimension mythique et exemplaire- : «- À l’encontre du mythe grec où le labyrinthe contient la Bête, ici le labyrinthe est contenu dans la Bête-: il faut pouvoir affronter le monstre de l’intérieur, se faire nécessairement victime avec les victimes-» 43 � Ainsi, s’il avait, aux Antilles, «-l’impression déchirante d’être en exil sur sa propre terre- » 44 , ce n’est que par sa mort symbolique, l’ultime exil, et son éloignement de sa terre natale que Ti Jean finit par prendre conscience de son importance pour lui-: «-oui, là-bas était sa place, décida-t-il tout à coup, 41 Ibid, p� 105� 42 Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, 2004� 43 Bernadette Cailler, «- Ti Jean l’Horizon de Simone Schwarz-Bart, ou la leçon du royaume des morts-», Stanford French Review, 6, 2-3 (1982), p� 283-297, p� 291-292� 44 Schwarz-Bart, 1998, p� 141� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 99 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sous quelque motte de terre rouge exposée aux vents, avec des morts qui le reconnaîtraient et ne lui diraient pas-: étranger, d’où viens-tu-? -» 45 � L’œuvre de Simone Schwarz-Bart retrouve ainsi les perspectives Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant sur la Créolité selon lesquelles l’Afrique est l’origine ancestrale des peuples nés de l’esclavage, mais pas la source de leur identité caribéenne, plus hétérogène et ouverte sur le monde et l’avenir� On le voit par exemple avec Tituba qui, conçue sur le pont d’un navire et née à la Barbade, rejette cette Afrique avec laquelle elle n’a jamais eu de liens directs, sauf par ses parents- : «- mais nous ne savons plus rien de l’Afrique et elle ne nous importe plus- » 46 � Un thème que l’on retrouve dans de nombreux romans comme Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau «-Quoi-? Quelle Afrique-? s’exclamait le zombi� Y’a plus d’Afrique fout’- ! - » 47 ou Case à Chine de Raphaël Confiant- : « Alors c’est quoi cette histoire d’Afrique dont tu me parles là, hein-? J’ai rien à voir avec ce pays de sauvages, moi-! -» 48 De ce fait, par extension, le cheminement initiatique et mythique de Ti Jean, qui fait l’expérience de l’Afrique historique et originelle, de la France et, enfin, d’un retour à la terre natale, pourrait bien être symbolique du cheminement que devrait faire tout Antillais- afin d’atteindre son identité propre� Nous pourrions même voir dans cet avalement du soleil un schéma mythique et initiatique applicable non plus à un personnage unique, mais à l’échelle de toute la Guadeloupe� En effet si, par l’avalement du soleil, la Guadeloupe est métaphoriquement devenue un pays des morts, nous pouvons rapprocher cette obscurité au thème mythique de la «- nuit cosmique-»-: «-c’est le monde entier qui, symboliquement, retourne avec le néophyte, dans la Nuit cosmique, pour pouvoir être créé de nouveau, c’està-dire pour pouvoir être régénéré-» 49 � On peut ainsi penser que, en avalant le soleil et Ti Jean, la créature avale non seulement le héros, mais également le monde entier et la Guadeloupe pour les placer dans une Nuit primordiale «- à des fins thérapeutiques- » 50 qui permettra donc au héros, mais aussi à toute la communauté guadeloupéenne, de répondre à leurs dilemmes identitaires� Plongeant le monde entier dans des «-temps nouveaux-», la disparition du soleil permettrait ainsi à la Guadeloupe de prendre conscience que, bien qu’étant une île minuscule et apparemment sans importance, elle a sa place dans le monde puisque c’est de là que la Bête s’envole pour avaler le soleil et que c’est un guadeloupéen 45 Ibid�, p� 217� 46 Condé, 2004, p� 151� 47 Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 2004, p� 213� 48 Raphaël Confiant, Case à Chine, Paris, Mercure de France, 2007� 49 Eliade, 2004, p� 166� 50 Ibid. Les représentations de la mort dans le réalisme merveilleux antillais DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 100 Sébastien Sacré Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) qui libère le soleil et sauve, littéralement, la planète� D’une certaine manière, il semble donc que, tout en suivant un cheminement mythique identique à celui de Ti Jean et de la Guadeloupe, les romans antillais proposent, eux aussi, un cheminement propice à l’apparition d’un sentiment d’appartenance à une île longtemps mise à distance et d’intégration au monde� Le monde antillais, qui ne semblait être qu’une prison, un monde de limites et de frontières, est donc décrit par les auteurs comme divisé entre un ici et un ailleurs, entre les vivants et les morts et entre un-monde «-réaliste-» et un monde «-magique-»� Appartenant à un monde plantationnaire d’acculturations successives, plutôt qu’à une Afrique éloignée dans l’espace et le temps et une France acculturatrice, les Invisibles seraient plus que de simples personnages folkloriques� Ils seraient les traces identitaires d’une culture et d’une identité dans un monde où, en-dehors des contes, de la mémoire pure, esclaves et marrons ne laissaient que peu de traces de leurs passages� Marques surnaturelles et indélébiles de l’origine biologique et familiale de personnages comme Tituba, Léonce et Mina, ces esprits seraient ainsi l’illustration d’une lutte contre l’oubli et d’un ancrage dans cette terre caribéenne� On peut ainsi comprendre pourquoi, dans Lettres Créoles, Chamoiseau et Confiant soutiennent, que malgré les souffrances de l’esclavage et de l’acculturation, la situation antillaise a eu des conséquences bénéfiques puisqu’elle a «-développé un élément qu’aucun de ses protagonistes n’avait pressenti ni n’avait désiré-: une culture …-» 51 � 51 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles, tracées antillaises et continentales de la littérature, Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-194, Paris, Gallimard, 1999, p� 49� DOI 10.2357/ OeC-2019-0016 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Isaac Joslin Arizona State University (E)n ces temps de crise de sens d’une civilisation technicienne, offrir une perspective différente de la vie sociale, émanant d’autres univers mythologiques et empruntant au rêve commun de vie, d’équilibre, d’harmonie, de sens 1 � On attend toujours aujourd’hui ces propositions pour une Afrique qui devrait soit rejoindre le monde, soit proposer une alternative au monde 2 � Afrofuturisme, pour une science à l’africaine Le 2 mai 2016, lors d’un colloque organisé par Alain Mabanckou au Collège de France autour du thème «- Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui- », Achille Mbembe, dans son allocution intitulée «- Afropolitanisme et Afrofuturisme- », soulignait les différents axes et défis principaux des écritures africaines contemporaines� Selon lui, les objectifs de celles-ci consisteraient en une réhabilitation de l’Afrique afin de «-ramener à la vie ce qui avait été abandonné aux puissances de la négation, de la défiguration et du travestissement-» 3 � En effet, à partir de cette réanimation d’un espace rendu moribond par des siècles de discours racistes, xénophobes et néo-colonialistes, toute écriture ou réflexion sur l’Afrique auront donc pour but-: «-de ré-ouvrir l’accès aux gisements du futur, d’abord le futur de l’humanité, ce que Glissant appelait le tout-monde, mais surtout le futur de ceux et celles-là dont il était difficile de dire quelle était la part de l’humain et quel était celle de la chose, de l’objet (…) dans le but de contribuer à l’avènement d’un monde habitable- » 4 � Ainsi, d’après Mbembe, l’une des préoccupations principales du travail littéraire et intellectuel de l’Afrique doit consister en une réappro- 1 Felwine Saar, Afrotopia, Paris, Éditions Phillipe Rey, 2016, p� 14� 2 Jean-Pierre Bekolo, Africa For The Future-: Sortir un nouveau monde du cinéma, Dagan & Meyda, 2009, p� 121� 3 www�college-de-france�fr/ site/ alain-mabanckou/ symposium-2015-2016�htm 4 Ibid� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 102 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) priation du droit de désigner les critères de vie future, non seulement pour l’Afrique et les Africains, mais pour le monde entier-; un monde qui se serait construit sur le refus de toute futurité africaine ou subalterne 5 � La science-fiction a été originellement considérée comme un genre littéraire occidental, car à la base il s’appuie sur un récit de progrès technologique issu de la révolution industrielle en Europe et invente donc des futurs selon ses propres critères culturels� L’avenir que projettent certains écrivains, à l’instar de Jules Verne et bien d’autres, est celui d’un supposé progrès technologique qui permettrait à l’humanité de surpasser les contraintes matérielles de la modernité afin d’accéder à d’autres mondes possibles, qu’il s’agisse de la lune, du centre de la terre, ou des profondeurs de l’esprit humain 6 � À ce propos, dans un article intitulé «- Africa as Science-Fiction- », Orlando Reade constate que «-the science-fiction genre as a Western imposition (…) imagines Africa from an alien perspective-» 7 � L’Afrique serait ainsi dans l’imaginaire occidental, depuis Rabelais, perçue comme appartenant à une autre réalité, celle de l’étrangeté, de l’exotisme et de la différence fondamentale, un autre espace à nommer et à inventer 8 � Achille Mbembe en fait, d’ailleurs, l’analyse profonde dans sa Critique de la raison nègre (2013), en expliquant que, «-Monde accablé de dureté, de violence et de dévastation, l’Afrique serait le simulacre d’une force obscure et aveugle, murée dans un temps en quelque sorte pré-éthique, voire prépolitique- » 9 , et qu’ «- en d’autres termes, l’Afrique n’existe qu’à partir d’une bibliothèque coloniale qui s’immisce et s’insinue partout…-» 10 � Si le concept de l’Afrique ainsi élaboré par Mbembe, et par Mudimbé dans The Idea of Africa-(1994), n’existe qu’à partir d’une fiction faite à l’occidentale, on peut s’attendre, donc, à ce que l’Afrique fasse d’elle-même sa propre fiction� Ce sont alors les fictions de 5 Ce concept est élaboré par Gyatri Spivak dans Can the Subaltern Speak-? où elle expose les biais culturels de la patriarchie occidentale dans l’articulation des normes culturelles mondiales� 6 Les mondes «-incompossibles-» selon Gilles Deleuze consistent en tous les mondes possibles qui, puisqu’ils représententdes contradictions inhérentes (le ciel est bleu, ou bien il est rouge), ne peuvent occuper le même plan spatio-temporel, d’où leur incompossibilité� L’un des constats de Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, Éditions de Minuit, 1988 (p� 79), est qu’une démarche esthétique baroque fait paraître ces incompossiblités ensemble dans le même tableau� 7 https: / / africasacountry�com/ 2012/ 05/ africa-in-science-fiction� 8 Le héros gigantesque de Rabelais, Pantagruel (1532) est né en utopie, une région désignée géographiquement en Afrique� L’on pourrait de même citer The Heart of Darkness (1899) de Joseph Conrad, ou les carnets de voyage d’André Gide, Voyage au Congo (1927), chacun constituant une fiction de l’Afrique comme un autre monde dans le monde, idéologie justificatrice de la colonisation européenne� 9 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, Éditions la Découverte, 2013, p�-81� 10 Mbembe, 2013, p� 142� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 103 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’Afrique qui posent les bases de la futurité de l’Afrique� Dans son ouvrage Afrofuturism-: The World of Black Sci-fi and Fantasy Culture, Ytasha Womack cite la définition d’Ingrid LaFleur qui comprend l’Afrofuturisme comme, a way of imagining possible futures through a black cultural lens- » 11 , qui «- counteracts historical assumptions- » 12 , et «- inverts reality- » (16) 13 � À cet égard, l’Afrofuturisme tente de ré-imaginer un avenir à partir d’une reconstitution du passé afin de ranimer un présent qui soit une fiction de et pour soi au lieu d’une fiction de et pour l’autre� À titre d’exemple, Felwine Sarr écrit dans Afrotopia (2016)-: L’avenir est ce lieu qui n’existe pas encore, mais que l’on configure dans un espace mental� Pour les sociétés, il doit faire l’objet d’une pensé prospective� Aussi œuvre-t-on dans le temps pour le faire advenir� L’Afrotopos, est l’atopos de l’Afrique-: ce lieu non encore habité par cette Afrique qui vient 14 � La création de cette Afrique future se fait à travers les expressions artistiques qui promeuvent une vision inhérente du continent reconstruit sur les bases d’une pensée proprement africaine� Sarr continue, «-(l)e roman est l’un des lieux où l’existentiel africain contemporain s’est probablement le mieux exprimé - son être collectif et l’expérience singulière des destins individuels, mais aussi ses rêves et ses projections- » 15 � Dès lors, prenant comme point de départ cette citation, nous allons procéder à l’examen spécifique de ces projections futuristes au travers d’un certain nombre d’ouvrages fictifs qui s’inscrivent dans le projet de faire naître un nouveau monde par la force de l’imagination et de la représentation, avant d’en énoncer les lieux potentiellement critiques ou heuristiques� Dans son ouvrage autoréflexif, Giambatista Viko ou le viol du discours africain (1984), Georges Ngal dépeint un art et une science africains, reflets d’une société qui se veut mixte et multiple dans son état naturel� Roman de nature dialogique employant les pronoms personnels de la première et de la deuxième personne, Giambatista Viko se donne à lire comme une pièce de théâtre, donnant place ainsi à la pratique littéraire révolutionnaire dont rêve le narrateur, c’est-à-dire, «-Cette fécondation du roman par l’oralité-» 16 � La tension principale dans cet ouvrage provient précisément de la différence 11 Ytasha Womack, Afrofutirism-: The World of balck sci-fi and fantasy culture, Chicago, Lawrence Hill Books, 2013, p� 9� 12 Womack, 2013, p� 15 13 Ibid�, p� 16� 14 Saar, 2016, p� 133� 15 Ibid., p� 134� 16 M� a M� Ngal, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Hatier, 1984, p�-13� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 104 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) épistémologique habitant le texte même - l’écart entre l’oral et l’écrit, le spontané et le fixe - qui évoque les paradoxes inhérents de la postcolonialité hétéroclite, de ce que Sarr appelle «-l’Afro-contemporanéité-» 17 � À titre d’exemple, le protagoniste doit lutter contre l’épaisseur d’un discours dominant qui privilégie certaines formes de savoir scientifiques, notamment écrites, à défaut de reconnaitre les valeurs inhérentes d’autres formes du savoir et d’expression venant des logiques orales des cultures indigènes de l’Afrique� Il explique, «-(j)e m’indigne et m’élève contre cette prétention de vouloir ériger aujourd’hui les mythes, les légendes, les contes africains en discours scientifiques-», cherchant plutôt à élaborer ce qu’il appelle, «-une pratique scientifique proprement africaine-» 18 � À travers le processus de création de ce «-texte hétérogène-» 19 , Ngal préfigure l’expression d’une épistémologie africaine conçue à partir de ses propres points de repères scientifiques� Il importe de noter ici, en outre, que la «- science- », venant de la racine latine scientia, signifie savoir ou expérience� Or, si le savoir et l’expérience sont nécessairement liés à une culture et à la langue qui en est le véhicule, il n’est donc pas étonnant, par conséquent, que l’univers de la science-fiction incarne les spécificités de ces discours scientifiques propres à son temps� Ainsi, une ouverture de la conception de l’Afrofuturisme aux littératures de l’Afrique francophone promettrait d’enrichir le champ du discours de la science-fiction et des genres futuristes ou spéculatifs en général� Bien qu’il y ait relativement peu d’ouvrages dans les littératures de l’Afrique francophone que l’on pourrait désigner spécifiquement comme appartenant au genre de la science-fiction dans sa conception occidentale 20 , il est possible d’identifier, toutefois, un nombre important d’œuvres que caractérise cette volonté spéculative d’imaginer d’autres mondes au-delà ou en-deçà de celui auquel on appartient� Thématiquement, il s’agit d’un point commun important avec les littératures mondiales ou littératures-mondes, car la résistance aux contraintes matérialistes des discours dominants en 17 Acceptant l’inhérente multiplicité des héritages indigènes et exogènes de l’Afrique,-Sarr constate que l’Afrocontemporanéité serait-: «… le refus de la cadence imposée de l’extérieur (…) prendre le temps de trier d’expérimenter, de cueillir soigneusement des fleurs provenant de différents jardins, d’en humer les fragrances et de construire sereinement son bouquet par son art de l’arrangement floral-», Sarr, 2016, p� 45� 18 Ngal, 1984, p� 52� 19 Ibid, p� 48� 20 Quelques exceptions notables sont la nouvelle d’Emmanuel Dongala, «- Jazz et vin de palme-», Jazz et vin de palme, Paris, Hatier, 1982-; et le film dystopique de Jean-Pierre Békolo, Les Saignantes (2005), aussi bien que son fameux Quartier Mozart (1992) qui mêle la science-fiction au mysticisme africain� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 105 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) est un élément fondamental 21 � On peut rapidement citer, par exemple, le roman d’Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique ou le film de Sylvestre Amoussou, Africa Paradis, qui tous deux projettent l’image d’un continent africain qui serait devenu une puissance mondiale dans un avenir dystopique 22 � Pourtant, lorsqu’on considère la science de manière plus inclusive dans le cadre théorique de l’Afrofuturisme, il s’avère que plusieurs nouvelles possibilités interprétatives soient possibles- ; c’est notamment le cas en ce qui concerne les dimensions fantastiques, les thèmes mystiques ou mythologiques qui se rapprochent, dans leurs fonctions narratives, à la science-fiction� En renversant les modes et modèles scientifiques de l’Occident, les littératures franco-africaines contribuent à l’annonce de tout un univers dynamique composé de sciences-fictions multiples renvoyant aux logiques orales, aux sensibilités esthétiques, à la conscience transcendantale, et à une temporalité asymétrique émanant directement d’un imaginaire culturel africain 23 � Griots afro-futuristes : ou qu’est-ce que la littérature africaine ? Avant de passer à une analyse des éléments sciencefictionnels dans La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, Le Royaume aveugle de Véronique Tadjo, et le roman 2084 de Boualem Sansal, examinons brièvement certaines particularités discursives d’une science-fiction à l’africaine comme La vie et demie de Sony Labou Tansi, «- cette fable qui voit demain avec des yeux d’aujourd’hui- »� 24 Ce roman joue, effectivement, sur la tension entre un 21 Voir, par exemple, Bill Ashcroft et� al� The Empire Writes Back-: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, New York, Routledge, 2002, tout en notant la comparaison de ce titre avec celui du dernier film de la trilogie de George Lucas, Star Wars, The Empire Strikes Back� 22 Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 2006- ; Sylvestre Amoussou, Africa Paradis, (2006)� L’on pourrait également citer l’enjeu de la politique-fiction futuriste de B�B� Diop, Le Temps de Tamango, Paris, Éditions L’Harmattan, 1981-; ou l’entremêlement de subjectivités et de voix narratives chez Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, Paris, Éditions Stock, 1988, et chez Were-were Liking, Elle sera de jaspe et de corail, Paris, L’Harmattan, 1993� 23 Voir, par exemple, l’argument de Handel Kashope Write qui postule que-: «-Certain African-centered advances in the fields of development studies, reappraisals of the place of indigenous African education, and literature studies reconceptualized as cultural studies can, in combination, create a discursive environment in which it is possible for literature studies as cultural studies to contribute significantly to the development process in Africa- »� (Handel Kashope Wright, A Prescience of African Cultural Studies-: The Future of Literature in Africa is Not What It Was, Peter Lang Publishing, Inc�-: New York, NY, 2004, p� 131)� 24 Sony Labou Tansi, La vie et demie, Éditions du Seuil, 1979, p� 10� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 106 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) présent démuni et un futur possible-; et ce monde de demain qu’il préfigure en est un qui est dominé par la dictature, la violence, et la déshumanisation généralisée des protagonistes- : «- Mais on s’accroche à la guerre� La guerre c’est notre tic� Avant quand c’était la guerre de la paix, on se battait comme des hommes-; maintenant qu’on est entré dans la guerre pour la guerre, on se bat comme des bêtes sauvages� On se bat comme des choses- » 25 � Dans cet univers que l’on pourrait qualifier de post-humain, Sony invente dans son récit de petits espaces de survie (naturels et technologiques) où l’être humain, cherchant à fuir ce monde apocalyptique, peut toujours trouver refuge� L’importance du fantastique dans ce roman est indéniable, faisant l’objet de plusieurs critiques, mais une interprétation du fantastique comme science-fiction est, selon moi, innovatrice et peut être corroborée à travers plusieurs exemples� Tout d’abord, notons que, le haut-du-corps flottant du dissident Martial qui refuse de mourir est comparable à une puissance technologique ou spirituelle qui lui permet de se projeter comme un hologramme capable par la suite d’intervenir dans le monde des êtres humains� De même, l’on pourrait qualifier la période de gestation de 18 mois et 16 jours durant laquelle Chaïdana est enceinte de triplés, comme étant le fruit d’une manipulation médicinale extrêmement avancée techniquement, dépassant ainsi de loin les lois naturelles et les capacités scientifiques du jour 26 � Autre exemple, cette pierre dans une clairière dans la forêt qui contient les histoires secrètes des 39 civilisations pygmées et que l’on n’arrivera à déchiffrer que dans l’avenir, et ce, grâce à une invention technique 27 , ainsi que tout le savoir sacré de la forêt que le Pygmée Kapahacheu «-versait … dans la cervelle creuse de Chaïdana-» 28 � Finalement, citons les mouches que Jean Calcium réussit à inventer et qui possèdent la capacité de tuer un homme en quelques secondes après l’avoir piqué 29 � Après relecture, il est évident que ces éléments fantastico-scientifiques, que d’autres ont traité d’excès baroques, servent ultimement à prévenir l’humanité des dangers inhérents à la négation de la vie ou de ceux d’une vie factice et mensongère nourrie uniquement par l’artifice absolue des histoires fabriquées par les Guides� En outre, cette mise en rapport des avancées technologiques et des savoirs mystiques des anciennes civilisations indigènes des Pygmées dans La vie et demie illustre de maintes manières le concept ashanti de sankofa selon lequel il faut, «- se nourrir du passé pour mieux aller de l’avant- » 30 � 25 Tansi, 1979 p� 185� 26 Ibid., p� 74� 27 Ibid�, p� 89� 28 Ibid., p� 98� 29 Ibid�, p� 168� 30 Saar, 2016, p� 145� Voir mon article, Isaac Joslin, «-Sony Labou Tansi, pour une éco-critique équatoriale égalitaire-», Nouvelles Études Francophones 33, 1 (2018), p� 210-225� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 107 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Ceci va dans le même sens qu’un article sur le rôle des fictions historiques dans les littératures africaines, et dans lequel l’auteur constate que «-Authors imagine new possibilities out of old configurations-; the past often proves as fecund as the futures that writers of speculative or science-fiction might imagine- » 31 � L’histoire africaine serait aussi riche de possibilités narratives que l’imaginaire futuriste-; il s’agit donc pour l’écrivain africain de vouloir exploiter cette richesse� Tel est pourtant le cas de l’œuvre de Jean-Marie Adiaffi, La carte d’identité, roman dans lequel le protagoniste, Mélédouman se trouve contrarié par l’écart profond entre les registres culturels, linguistiques, psychologiques, scientifiques, religieux et épistémologiques de son héritage Agni et ceux du gouvernement colonialiste ayant usurpé le droit de dicter la réalité dans son pays� Au milieu du récit, Mélédouman, torturé, aveuglé et emprisonné par ces autorités, subit une expérience sublime 32 � En transe, porté par le rythme de sa pensée, Mélédouman atteint un état de conscience qui le projette dans une nouvelle dimension, comme hors du temps� À ce moment précis, il devient maître de son destin-et de son identité-; une maîtrise signalée par l’adoption d’une nouvelle temporalité selon ses propres conditions� Puisque j’inaugure un temps nouveau, un nouveau calendrier� Le calendrier de mon identité� Le temps sacré de ma mémoire� Le temps sacré de mon identité perdue, volée, violée, durant mon sommeil� Le long sommeil de l’oubli, le long sommeil mortel-! 33 Ce passage marque le réveil qui met en marche sa quête surréelle de redécouverte de soi-; une redécouverte faite en compagnie de sa petite fille Ebah Ya, symbole des générations à venir et détentrice d’un miroir reflétant le monde en miniature� Ce nouvel état existentiel se donne à voir notamment dans le miroir magique d’Ebah Ya qui, lors de ce voyage à l’intérieur de son être, fonctionne comme un outil technologique permettant de traverser le temps et des espaces divers� En effet, la dimension «- science-fictionnelle-» de leur voyage commence avec une alternance entre le monde des vivants et celui des morts� C’est ce que suggère la description faite de Mélédouman 31 https: / / africasacountry�com/ 2017/ 04/ the-work-of-historical-fiction� 32 Le chapitre 7 constitue un interlude poétique signalant à la fois un moment de transition important pour l’intrigue et une rupture générique entre la prose et la poésie, entre l’écrit et l’oral, un changement discursif signalant aussi une interruption épistémique� Jean-Marie Adiaffi, La carte d’identité, Paris, Éditions Hatier International, 2002, p� 61-65� 33 Adiaffi, 2002 p� 68� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 108 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) comparé à un «-cadavre ambulant-», ce qui suggère une sorte de zombification de l’existence 34 � La description d’un quartier où les maisons des concessions familiales ne sont que des toits sans murs ou des murs sans toits suspendus en l’air nous plonge de nouveau dans un monde au-delà du réel� Cette abstraction du réel démontre la fracturation d’une société dont les fondements et l’existence même ont été déstabilisés à l’instar de l’existence de Mélédouman, partagée entre deux mondes parallèles� Comme un fantôme ou un revenant, Mélédouman occupe un univers alternatif d’où il peut voir l’ancien monde s’effondrer au même moment où apparait un nouveau, un phénomène similaire à celui de la photographie fanée dans le film Back to the Future (1985), représentant la disparition d’une version de l’histoire et son remplacement par une autre� Au cimetière, alors qu’il tente de vérifier son inexistence, Mélédouman s’interroge sur la réalité elle-même, en tout cas telle qu’elle est vécue, la mettant en doute-: «-Les autres vivent-ils dans son monde qu’il pense réel et vivant, ou vivent-ils dans un autre monde qu’il ne sait plus baptiser, nommer-? -» 35 Cette remise en question de la nature du réel et de la vie fait donc éclater les bases de la réalité en impliquant la possibilité d’autres dimensions existentielles� Il est important de souligner, en outre, que cette suspension des réalités spatio-temporelles au début du récit, la présence de projections holographiques ou d’une machine anti-gravité, la quête incorporelle de Mélédouman, tous rappellent les éléments propres aux récits de science-fiction� C’est aussi le cas du miroir lourd qui ne pèse presque rien� La seule différence avec les récits de science-fiction occidentale est que dans ce roman les savoirs scientifiques et les notions d’identité et d’existence s’appuient sur d’autres bases culturelles� Cette dualité entre formes de savoir et formes d’expérience est illustrée lorsque Mélédouman se trouve confronté à un «- conflit de deux mondes, de deux puissances, de deux pouvoirs-» dans le contexte de la religion 36 � Sa sensibilité et les reflets du miroir lui permettent de percer les profondeurs de la conscience en dépit des artifices sociales� Mélédouman, en constatant que les icônes sacrées du premier ne se différentient guère des fétiches du dernier, synthétise le conflit dialogique entre les deux systèmes de croyance que sont celui du catholicisme et celui de l’animisme, par la réflexion suivante-: «-la question n’est pas de croire ou de ne pas croire� MAIS DE RESPECT OU DE MÉPRIS- » 37 � La clairvoyance engendrerait donc la capacité d’accepter une pluralité de croyances, de perspectives et d’expériences du monde, et 34 Ibid�, p� 71� 35 Ibid., p� 124� 36 Ibid�, p� 86� 37 Ibid�, p� 97� Emphase dans l’original� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 109 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Mélédouman s’appliquera par la suite à interroger les valeurs concurrentes du système éducatif qui impose certains principes linguistiques, culturels, et scientifiques à défaut d’autres� Ainsi, tout en éclaircissant le double standard par lequel les systèmes de savoir ont été construits, il remarque, entre autre, qu’auparavant, «- L’école africaine était adaptée à la société africaine- » 38 � Face aux arguments éloquents de l’instituteur qui insiste que la langue française et les «- sciences- » qu’elle codifie telles que la biologie, la physique, la chimie, les mathématiques, contribuent au «- bien futur de l’Afrique- », Mélédouman répond en exaltant les atouts philosophiques des civilisations Ashanti, Mandingue et Congo� Il conclut que «-Si nous enterrons nos langues, dans le même cercueil, nous enfouissons à jamais nos valeurs culturelles- » 39 � Ce dernier exemple est particulièrement significatif si l’on tient compte du fait que la question des sciences africaines est fortement liée aux formes linguistiques et culturelles, celles-là mêmes qui ont été rendues invalides par la civilisation occidentale et sa construction d’une Afrique vidée de toute substance� Si nous voulons retrouver cette science, il faudra donc la récupérer dans les arts et dans les fictions qui en préservent les traces� Dans ce roman, la réalité étant mise en suspens, le pouvoir de nommer, celui de la création par l’énoncé, s’avère être le point de départ pour Mélédouman de reconstruire un monde sensible� Cette reconstruction a effectivement lieu lorsque Ebah Ya lui décrit ses traits physiques tels qu’ils paraissent dans les reflets du miroir� Cet outil (ou technologie) est d’autant plus fascinant qu’il lui permet de voir les inconsistances de cette «-hors-réalité- » extra-terrestre, de ce qui gît au-delà de la matérialité pure, et de confirmer que ce sont bien les êtres humains qui créent leur propre monde à travers l’acte performatif de nommer ce que l’on conçoit� Cela incite, d’ailleurs, Mélédouman à déclarer que-: «-Ce sont les autres qui sont la preuve de notre existence- » 40 � Cette conception de l’être en relation nous renverrait ici à la philosophie d’ubuntu qui insiste sur le fait que les liens sociaux sont à la base de l’existence et de la vie humaine-; un concept que Felwine Sarr résume ainsi-: «-je suis car nous sommes-» 41 � Le pouvoir de la parole, l’acte énonciateur de la petite Ebah Ya, aidée de son miroir, opère comme une transfusion sanguine aboutissant à la renaissance de Mélédouman, en lui donnant vie� Un acte vital grâce auquel il cherchera à reconstituer le monde qui l’entoure, quand ils rejoignent la commune de Bettié, une ville en ruine qui a perdu de sa grandeur� Ayant retrouvé son identité individuelle, comprise comme intimement liée à sa fonction au sein du groupe, Mélédouman 38 Ibid�, p� 101� 39 Ibid�, p� 106-107� 40 Ibid�, p� 128� 41 Sarr, 2016, p� 96� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 110 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) participe alors à un rite où «-tout est mis en œuvre pour ressusciter le passé, ranimer la mémoire collective- » 42 � Par le biais de la danse rythmique et animée de ce rite, Mélédouman réussit à récupérer les anciennes sciences perdues de ces ancêtres-: En effet, si l’on considère la science non dans sa méthode, mais dans ses résultats, elle a dépassé l’imagination la plus folle du magicien-; la science dans ses résultats est plus magique que la magie-: une magie qui prouve, une magie à preuves, voici la grande différence 43 � À travers cette réalisation, le statut du discours dominant qui, jusqu’alors, différenciait la science de la superstition selon ses propres critères évaluatifs est remis en question� Le fait de qualifier les résultats de la science comme de la magie impliquerait donc, à l’opposé, que les résultats des pratiques magiques auraient elles aussi une valeur scientifique� En effet, Adiaffi semble avancer l’idée que l’efficacité scientifique réside principalement dans sa capacité à produire des résultats� Alors si certaines pratiques indigènes, telles que la danse, le rite, la création artistique, l’acte de nommer - tous véhiculés par le langage - contribuent positivement au bien-être de l’individu et de la société collective, il faudrait que l’on considère ces preuves scientifiques comme les manifestations d’autres formes de savoir, voire la preuve d’une épistémè africaine� La manière dont Mélédouman récupère son identité, par exemple, en se nommant Liberté Libération, fils de Justice et de Dignité, né de «- Création - Invention - Découverte- », et ayant l’âge de «- Science-Lumière-», reflète une fonction épistémique de l’oralité qui s’avère plus efficace que celle d’un morceau de papier contenant, par exemple, une photographie et des informations banales 44 � Tout comme avec le contraste entre la magie et la science, la disjonction entre son identité juridique imposée de l’extérieur et l’identité corporelle dont il se réclame, creuse un écart entre les deux niveaux de réalité qui s’appuient sur des bases linguistiques et culturelles différentes� En lisant ce roman au travers du prisme scientifique, technologique et culturel - lecture à laquelle nous invite le voyage fantastique de Mélédouman qui nous fait découvrir les savoirs et expériences scientifiques des cultures indigènes - nous jetons les bases d’une interprétation en faveur du classement de cette œuvre en tant qu’œuvre de science-fiction «-à l’africaine-»� La prise de conscience esthético-linguistique de Médélouman en ce qui concerne la force créatrice des arts africains lui permet de dépasser les 42 Ibid�, p� 138� 43 Ibid�, p� 141� 44 Ibid�, p� 146-147� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 111 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contraintes de ladite réalité coloniale dans laquelle il évolue en reconstituant le rapport essentiellement culturel entre l’être et le monde 45 � Le Royaume aveugle : l’utopie jumelée Afin de mieux illustrer cette idée d’une science-fiction qui se construit à l’africaine, il est utile de considérer l'œuvre de l’écrivaine ivoirienne, Véronique Tadjo, et en particulier son roman Le royaume aveugle (1990) qui examine les thèmes de la xénophobie et d’une rencontre entre deux mondes de façon allégorique� Tadjo représente, en effet, une société divisée après l’arrivée d’une race invincible «- venant d’au-delà les montagnes- » dont la puissance et la supériorité sont sans égale leur permet d’instaurer le royaume dit «- des Aveugles- » sur la terre 46 � Allégorie de la colonisation européenne en Afrique, Le royaume aveugle invite aussi une réflexion sur les excès d’un régime postcolonial qui vit en décadence aux dépens du petit peuple rongé par la pauvreté 47 � Semblable à la nouvelle «- Jazz et vin de palme- » d’Emmanuel Dongala dans laquelle l’arrivée d’une race extra-terrestre sème la destruction et la terreur- ; 48 nous proposerons une lecture de Le royaume 45 Nous voyons de proches parallèles entre cette perspective et celle que propose Gayatri Spivak dans son ouvrage, An Aesthetic Education in the Era of Globalization, Cambridge, Harvard University Press, 2012, dans lequel elle propose une «- Imperative to Re-imagine the Planet- », en constatant que- : «- Re-constellating the responsibility-thinking of precapitalist societies into the abstractions of the democratic structures of civil society, to use the planetary - if such a thing can be used-! - to control globalization interruptively, to locate the imperative in the indefinite radical alterity of the other space of a planet to deflect the rational imperative of capitalist globalization-: to displace dialogics into this set of contradictions-», Spivak� p� 348� 46 Véronique Tadjo, Le royaume aveugle, Paris, L’Harmattan, 1990, p� 12� 47 L’on peut également lire cette allégorie comme une prémonition de la xénophobie qui, nourrie par le concept réfractaire de l’«- Ivoirité- », avait contribué aux évènements du conflit ivoirien de la décennie dernière où une division générique (ayant des bases à la fois politiques, économiques, ethniques et religieuses, entre autres) s’était établie entre les populations provenant des régions du Nord et du Sud� De manière assez prophétique, les deux solutions possibles que propose Karim, «-ou le royaume se régénère, ou il brûle-», semble avoir prédit la catastrophe qui éclatera sous la pression d’inégalités trop longtemps supportées� Tadjo 1990, p� 58-59� 48 Dans cette histoire, une race d’extra-terrestres bleus descend sur les villes de Brazzaville et de Kinshasa et s’étendent par la suite aussi loin que Tenkodogo et Tombouctou� Face à ce défi, le monde s’unit autour du breuvage de vin de palme et du Jazz, figuré par le saxophone de John Coltrane en particulier, ce qui fait disparaître les extraterrestres et instaure la paix à travers toute l’humanité� Emmanuel Dongala� «-Jazz et vin de Palme-», Jazz et vin de Palme, Paris, Hatier, 1982, p� 116-125� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 112 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) aveugle à partir des théories afrofuturistes de Sarr et Mbembe afin de déceler les éléments du récit qui pourraient contribuer à une interprétation sciencefictionnelle de l’ouvrage� Tout comme le fait Adiaffi dans son roman, Tadjo crée l’image d’un monde coupé en deux et se sert de la métaphore de la chauve-souris pour représenter la nature impitoyable et monstrueuse des Aveugles-: «-Ces bêtes se multipliaient à un rythme incontrôlé� Elles colonisaient ainsi tous les arbres de la ville et chassaient les moineaux qui fuyaient petit à petit vers le Nord- » 49 � Ce conflit entre les chauves-souris qui chassent les moineaux n’est que le symbole du conflit entre les Aveugles et les Autres� Lorsque les Aveugles vivent dans le luxe aux alentours du palais du roi, un monde languissant accueille les Autres qui habitent les taudis-et qui, «-étaient les seuls à parcourir la ville à pied, (ils) toussaient, crachaient étouffaient-» 50 � La ségrégation interou intra-culturelle entre les Aveugles et les Autres prend corps dans les deux personnages de Karim et Akissi� Akissi est la fille du Roi Ato IV, le grand chef des Aveugles, et elle tombe amoureuse de Karim, le nouveau secrétaire du roi, dont le lecteur apprend plus tard, qu’il est un de ces Autres, provenant du Grand Nord et qui avait décidé «-de fuir les taudis, de tout laisser derrière eux pour aller vivre parmi les Aveugles-» 51 � Qu’il s’agisse d’une élite coloniale ou néo-coloniale, ce qui est clair est que les Aveugles se dissocient des Autres sur la base de certains préjugés raciaux, ethniques, ou au minimum socio-économiques� La conséquence de tels préjugés est de devoir habiter une ville inhumaine où les éléments de la nature disparaissent, étant devenus «-de simples abstractions qui n’évoquaient aucune image dans leur imagination morte- » 52 � Dans un tel contexte, Karim parvient à survivre en menant une «-double vie-»-: collaborateur avec le régime des Aveugles, il s’associe clandestinement avec les habitants des taudis où il nourrit son rêve d’un «- royaume où ne régneraient ni palais ni taudis- » 53 � Incarnant donc la critique d’un monde manichéiste, tel que celle faite par Fanon dans Les damnés de la terre (1961), le personnage de Karim est partagé entre deux mondes et deux modes de vie distincts-: celui du palais des Aveugles et celui de son âme, «-(l)e fils de la poussière et du sol rouge, le protégé des génies du vent sec- » 54 � Ce contraste entre la matérialité abstraite imposée par la civilisation des Aveugles et un état naturel animant la conscience liée à la terre illustre encore une fois la double conscience de Karim� 49 Tadjo, 1990, p� 14� 50 Ibid�, p� 27� 51 Ibid�, p� 30� 52 Ibid�, p� 27� 53 Ibid�, p� 41-42� 54 Ibid�, p� 41� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 113 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Quand sa situation précaire s’aggrave, Karim exige qu’Akissi s’enfuie pour se réfugier dans le Nord du pays chez sa grand-mère� C’est dans la troisième partie du roman où, lors d’un rite du Masque, elle retrouve sa vision et devient, elle aussi, à sa manière, consciente de cet autre monde� Celle qui n’avait «-que l’expérience du palais-» 55 vient à connaître le monde de l’extérieur et le monde de l’au-delà, représenté par le Masque, ce qui lui donne «-un regard perçant et une raison lucide-» 56 � Cette transformation de la conscience que subit Akissi à travers ce rite fonctionne de manière analogique à l’éveil de Mélédouman dans La carte d’identité, dans la mesure où cela se fonde sur des pratiques incorporant des sciences indigènes� Celui qui est responsable de l’initiation d’Akissi, «-(l)e vieillard aux mains-porteuses-d’énergie-», possède également le «- pouvoir-souverain-et-à-la langue-de-terre- » 57 � L’enjeu de la parole et d’un enracinement dans la nature terrestre par l’intermédiaire du corps humain constitue le remède pour l’aveuglement d’Akissi 58 � À partir de ce moment, elle comprend son rôle dans le monde, celui d’une union avec Karim qui «-sera sorcellerie et miracle-»� 59 De retour à la ville, Akissi trouve Karim dans une cellule de prison au palais, et quand il y meurt, c’est Akissi seule qui détient le futur entre ses mains (ou plus précisément dans son ventre) car, «-Karim avait planté la vie en elle� De cette vie naîtrait peut-être l’espoir-» 60 � Pourtant, elle se demande comment l’enfant naîtra pour ne pas être à son tour aveugle, cloîtré «-entre les quatre murs de sa prison dorée-» 61 � En dépeignant un monde fictif dans lequel règne une opposition fondamentale à l’intégration et l’égalité, ce qui incite à son tour de diverses formes de résistance, Le royaume aveugle met en scène un schisme entre une race dominante et inhumaine de chauve-souris aveugles, et une autre dominée mais toujours résistante, celle de l’humanité au large� Le palais des Aveugles, qui a la forme d’une chauve-souris et inclut, «-des radars (qui) surveillaient le royaume et captaient toutes les ondes qui traversaient le territoire- » 62 représente une artificialité venant d’ailleurs, hors de ce monde, au caractère froid et inhumain� Cette autre «- réalité- » extraterrestre se contraste avec l’amour transcendantal qui se forme entre Karim et Akissi au-delà des contraintes matérielles et qui est issu d’une clair- 55 Ibid�, p� 35� 56 Ibid�, p� 93� 57 Ibid�, p� 92� 58 Ceci est renforcé lorsque, «- l’homme sorcier-aux-mains-d’argile- » explique que «- (n)os pouvoirs sont souterrains comme les racines des plus grands arbres� Ils se nourrissent de la chair de la terre et tirent leur puissance de son sang-», Tadjo, 1990, p�-94� 59 Ibid�, p� 95� 60 Ibid�, p� 136� 61 Ibid�, p� 136-137� 62 Ibid�, p� 13� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 114 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) voyance mystique, enracinée dans la terre et les traditions anciennes des sciences africaines� En refusant d’adhérer aux limites de l’aveuglement, tout comme le fait Mélédouman dans La Carte d’identité, Karim et Akissi en se livrant à leur pleine humanité, réussissent à préserver le potentiel d’une génération à venir et sa capacité à rebâtir une société sur les principes de partage, de respect et de convivialité afin de vaincre l’injustice des Aveugles� Ainsi, le roman de Tadjo se termine sur un ton d’espoir quand Akissi accouche d’un garçon et d’une fille, symboles vivants d’une nouvelle vie et d’un nouveau monde à venir 63 � Dystopies totalitaires : La fin du monde Tout comme la dictature des Aveugles chez Véronique Tadjo, le roman 2084, La fin du monde, de l’écrivain algérien Boualem Sansal, met en scène une version parodique de l’univers totalitaire et dystopique orwellien 64 , en imaginant une théocratie autoritaire à Abistan, un pays dirigé par les agents de l’Abigouv (dont le siège se situe dans une énorme pyramide)� En Abistan, les croyants suivent à la lettre la loi qui a été transmise à Abi, le fidèle délégué de Yölah, et préservée dans le livre sacré du Gkabul� Il s’agit d’un véritable conditionnement du social qui engendre, tout comme dans les romans d’Adiaffi et de Tadjo, une populace déshumanisée de zombis dociles et obéissants, menant des vies insensées sous la terreur et la surveillance incessante de l’Appareil� Dans ces trois cas, on peut relier l’imposition d’une structure gouvernementale étrangère, voire extra-terrestre, c’est-à-dire en dehors ou au-delà des lois naturelles et humaines de la planète Terre, à un processus d’ingénierie sociale décrit par le comité invisible dans les termes suivants dans leur ouvrage Gouverner par le chaos-: L’ingénierie sociale se donne ainsi pour objectif de rendre tolérable, et même désirable, une involution civilisationnelle profondément morbide et la parant de tous les traits du rajeunissement perpétuel, donc apparemment de la vitalité et de l’avenir, avec, pour visée ultime, la «-foetalisation-» de l’humanité au moyen de son insertion dans un environnement social conçu à l’image d’un immense utérus artificiel, c’est-à-dire dénué de frontières et de contradictions 65 � 63 Ibid�, p� 143� 64 Boualem Sansal, 2084, La fin du monde, Paris, Gallimard, 2015� La référence au livre d’Orwell est faite explicitement à la page 137, et encore à la page 290� 65 Max Milo, Gouverner par le chaos, Paris, 2014, p� 53� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 115 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Le texte de Sansal représente à divers degrés l’apogée d’une telle ingénierie sociale où l’être humain est réduit aux «-manifestations honteuses de la mécanique humaine- », et où «- (t)out était bien réglé et finement filtré, il ne pouvait rien advenir hors la volonté expresse de l’Appareil-» 66 � Dans ce contexte, tout est réglementé pour préserver une mainmise sur les communautés humaines par l’imposition d’une artificialité qui confond l’activité et la vie� Un exemple fort pertinent pour corroborer ceci se trouve dans la description que fait Sansal du fonctionnement social en Abistan-: Le système touffu des restrictions et des interdits, la propagande, les prêches, les obligations culturelles, l’enchaînement rapide des cérémonies, les initiatives personnelles à déployer qui comptaient tant dans la notation et l’octroi des privilèges, tout cela additionné avait créé un esprit particulier chez les Abistani, perpétuellement affairés autour d’une cause dont ils ne savaient pas la première lettre 67 � Dans un tel état de diminution des sens, c’est la répression totale et le chaos irraisonné qui règnent, car il n’y a point de repères dans un contexte social où «- l’Histoire n’existe pas- » 68 , et «- la Guerre sainte- » perpétuelle, tout comme les «-périlleux pèlerinages-» visent le même objectif-: celui de «- transformer d’inutiles et misérables croyants en glorieux et profitables martyrs-» 69 � Dans cette économie de la mort qui domine toutes les formes et fonctions de l’existence, Ati s’éveille et cherche en dehors de ces limites prescrites- : «- Qu’est-ce que la frontière, bon sang, qu’y a-t-il de l’autre côté- ? - » 70 Par hasard ou par l’intervention subtile des agents de l’Abigouv (rien n’est certain), Ati retrouve un collègue du bureau au nom de Koa, ancien professeur de l’abilang, une langue, «-qui à sa naissance artificielle se voulait une langue militaire, conçue pour inculquer la rigidité, la concision, l’obéissance et l’amour de la mort- » 71 � L’on voit de manière claire, le fonctionnement de l’Appareil qui nie l’existence de toute réalité, sauf celle qu’il crée constamment par son contrôle des moyens de communication� Pourtant, Ati et Koa découvrent qu’il demeure, à l’intérieur de ce pays moribond et sans frontières, des zones marginaux où l’humanité perdure en quelque sorte-: «-les 66 Sansal, 2015, p� 16-17� 67 Ibid�, p� 29� 68 Un exemple de l’effacement de l’histoire est raconté d’un village mort sur lequel tombent des pèlerins égarés et qui se fait récupérer par le système qui en fait un lieu saint, Sansal, 2015, p� 148-149� 69 Ibid�, p� 29� 70 Ibid�, p� 45� 71 Ibid�, p� 244� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 116 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) banlieues dévastées où régnait encore un peu de pauvre liberté, trop petite pour être efficace, or il en faut beaucoup pour s’attaquer à des secrets sur lesquels reposent des empires inébranlables-» 72 � Ati et Koa découvrent dans ces ghettos une résistance latente, menée par un certain Balis, et où se répand le slogan de résistance «-Mort à Bigaye-», et «-Abi = Bia-» 73 � Après une longue quête de recherche des vérités supprimées par l’Appareil, isolé et bouleversé par les frénésies de son trajet qui le mène au plus hauts niveaux d’une soi-disant résistance qui ne serait peut-être qu’une illusion générée par l’Abigouv, Ati conclut que, «-Cette vie dans ce monde est finie pour moi, je veux, j’espère en commencer une autre de l’autre côté-» 74 � Bien qu’il ait été rassuré par Toz, un personnage complice, qu’il n’y ait aucune chance que la Frontière existe car, «- il n’y a que l’Abistan sur terre…- » 75 , voulant s’en sortir et cherchant à franchir la frontière qui permettrait de redonner un sens d’humanité à la vie, Ati trouve la ligne de fuite dans le musée de la nostalgie entretenu par Toz en 2084� Ce dernier y aura préservé les objets du vingtième siècle qui recèlent les secrets d’antan et qui permettent de poser la question-essentielle «-Qui étions-nous-? -(…) Le Gkabul ayant colonisé le présent pour tous les siècles à venir, c’est dans le passé, avant son avènement, qu’on pouvait lui échapper-» 76 � Il n’y a aucun moyen de se délivrer de la matrice artificielle que créent les sociétés extraterrestres� Bien que l’on puisse interpréter ce texte comme une simple critique des discours fanatiques religieux que symbolise la phrase «- Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué-» 77 , cette incarnation particulière de Big Brother incite implicitement à une critique de tout discours dominant, qu’il soit politique, économique, social, culturel ou même scientifique� En s’appuyant sur le modèle orwellien critiquant la mondialisation, la monoculture et le monolinguisme, 2084 insiste davantage sur les petits coins de liberté, cachée mais persistante, dans lesquels demeurent la diversité, la différence et des formes variées de mondialité� Ce contraste est élucidé par la citation suivante- : «- Mais voilà, il y a culture et culture, celle qui additionne des connaissances et celle, plus courante, qui additionne des carences- » 78 � Cet additionnement des savoirs et des connaissances est ce qui réside au sein d’une philosophie et d’une science africaines, comme le constate Felwine 72 Ibid�, p� 119� 73 Ibid�, p� 132-133� Ces slogans représentent des formes de résistance langagière, telles que le verlan qui se forme par des renversements des syllabes et qui fait partie de la culture des banlieues françaises� 74 Ibid�, p� 313� 75 Ibid�, p� 310� 76 Ibid�, p� 300-301� 77 Ibid�, p� 18� 78 Ibid�, p� 187� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 117 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Sarr dans son ouvrage Afrotopia- : «-Cette Afrique qui est et qui advient est protéiforme� Sa raison est plurielle-» 79 � Et c’est justement cette pluralité de perspectives qui permettrait d’élucider la science-fiction des récits africains qui tentent de ranimer la mémoire collective des autres «-sciences-» possibles dans un monde multiple et hétérogène 80 Conclusion : les francosphères de l’avenir Dans Mal d’archive, Derrida nous décrit la pulsion de s’ancrer dans le temps à travers le concept de l’archive, une manière de s’inscrire dans une certaine temporalité par la création d’un récit imaginaire auquel on s’identifie� En ce qui concerne la construction d’archives, il s’agirait donc d’une invention de soi par des liens explicitement tissés entre des faits dispersés mais accordés par le statut d’objectivité continue et quasi-homogène� Derrida précise que l’archive n’est pas strictement question du passé, mais bien au contraire que-: «-C’est une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une réponse, d’une promesse et d’une responsabilité pour demain� L’archive, si nous voulons savoir ce que cela aura voulu dire, nous ne le saurons que dans le temps à venir- » 81 � À partir de ce constat, je vois l’équivalent de ce fameux dicton anglais selon lequel «-hindsight is 20/ 20-», ce qui veut dire plus ou moins qu’on voit clair les évènements passés qui ne se seraient pas nécessairement révélés au moment même de leur actualisation� En d’autres termes, l’archive que nous créons à tout instant - Bekolo emploie le terme «-narrative-» 82 - ne peut se concevoir qu’après-coup, lorsqu’on aura revu l’expérience dans un contexte temporel plus éloigné� Le temps en spirale avance et recule, et puisque limité par la corporalité et 79 Sarr, 2016, p� 41� 80 Jean-Godefroy Bidima dans son ouvrage La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995 exprime également la pluralité inhérente de l’Africanité qu’il conçoit en proposant- : «- La multiplicité des scansions des philosophies africaines doit être évaluée non comme un excès, mais comme le lieu du manque, fleuron en germination qui, dans ses exubérances, dictions, et scriptions se veut le champ où tous les possibles s’essayent tour à tour, se provoquent, s’annulent et recommencent-», Bidima, 1995, p� 3-4� 81 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Éditions Galilée, 1995, p� 60� 82 Dans son livre, Africa for the Future-: Sortir un nouveau monde du cinéma, Paris, Dagan & Medya, 2009, Jean-Pierre Bekolo exploite le concept des narratives de manière innovatrice en expliquant que celles-ci composent le contenu primaire de la conscience humaine qui se communiquent par un langage universel qu’il désigne «-le mentalais-»-: «-le mentalais, cette langue qui raconte des histoires - narratives - concoctées pour nous améliorer, pour nous soigner de nos traumatismes, de nos malheurs, de nos sécheresses-», Bekolo, 2009, p� 25-26� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 118 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) par les dimensions spatio-temporelles existantes� Le futur demeure ainsi le lieu révélateur du sens et des significations qui se produisent au(x) temps présent(s)� Dans le contexte des francosphères émergentes, il paraît que la question se pose de manière plus urgente� Depuis plusieurs années, nous nous sommes livrés à un «-narrative-» de «-Africa Rising-» qui projette le continent africain comme le lieu de croissance économique, technologique et démographique de l’avenir� Lorsqu’on considère que maints écrivains provenant de l’Afrique auront déjà exprimé leur condition à venir par les récits visant la futurité du présent, on pourra proposer que les récits futuristes imprègnent la littérature francophone de manière intrinsèque� En explorant les démarches esthétiques, thématiques, linguistiques des productions culturelles de la francosphère - y compris les œuvres littéraires, cinématiques, visuels, et numériques - cela permettrait d’envisager la futurité différemment de celle qui aura été imposée par l’occident� Selon Felwine Sarr-: La capacité à se réapproprier son futur et à inventer ses propres téléologies, à ordonner ses valeurs, à trouver un équilibre harmonieux entre les différentes dimensions de l’existence, dépendra de la capacité des cultures africaines à concevoir comme des projets assumant le présent et l’avenir et ayant pour but de promouvoir la liberté dans toutes ses expressions 83 � En commençant avec une revalorisation d’autres modes de sciences et de savoirs africains, en en considérant l’expression fictive qui renvoie à ces autres univers d’expérience, l’on pourrait peut-être poser les bases de cette société à venir� 83 Sarr, 2016, p� 87� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Jason Hartford University of Dundee Suite à la croissance de l’inquiétude quant à notre impact humain sur la biosphère, force est, dans le domaine des humanités, de repenser l’anthropocène� Selon le géographe Franklin Ginn 1 , le but de cette conception est d’explorer la politique culturelle de notre sensibilisation à la Terre� L’idée de l’anthropocène se popularise à l’heure actuelle dans les études cinématiques, comme moyen d’explorer, d’analyser des films qui mettent en valeur des phénomènes tels que l’extinction de masse, l’effet de serre, l’apocalypse technologique, et le space junk 2 � Nous proposons ici de contextualiser l’anthropocène dans son milieu cinématique par excellence, en Belgique, en nous penchant particulièrement sur la comédie à grand succès de 2015- : Le Tout Nouveau Testament de Jaco van Dormael 3 � Cette approche vise à prouver l’anthropocène comme cadre analytique pour les films non-qualifiables comme ‘anthropocènéma’ grand-guignolesque, quitte à explorer la Belgique comme espace culturel à haute anthropogénéité� Nous proposons donc d’aborder la difficulté humaine de prendre plein compte de l’anthropocène en étudiant des expressions d’une culture dans laquelle cette condition socio-écologique s’est intégrée d’une manière particulièrement compréhensive� Convenons d’abord que la Belgique présente un paysage urbanisé, voire manufacturé� Ce fait se reflète partout dans la production culturelle, depuis les fictions classiques nationalistes et industrielles du XIX e siècle jusqu’à l’affluence de films tournés en Belgique, en passant par les célèbres toiles de Magritte� Les frères Dardenne sont bien entendu les mieux connus des régisseurs de ce biotope, maîtres du néo-naturalisme urbain� «-Les bâtiments, le paysage, la ville non plus ne sont jamais sujets ouverts de conversation… Mais l’univers Dardenne, ainsi que l’épanouissement de son intrigue, ne 1 Franklin Ginn, «-When Horses Won’t Eat-: Apocalypse and the Anthropocene-», Annals of the Association of American Geographers, 105, 2 (2015), p� 351-59 (p� 352)� 2 Selmin Kara, «-Anthropocenema-: Cinema in the Age of Mass Extinctions-», dans Shane Denson et Julie Leyda (dir�), Post-Cinema- : Theorizing 21st Century Film, Brighton, Reframe, 2016, p� 1-36 (p� 9)� 3 Le Tout Nouveau Testament, dir� Jaco van Dormael, sc� Javo van Dormael et Thomas Gunzig, perf� Pili Groyne, Benoît Poelvoorde, 114 min, Belgique, 2015� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 120 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pourrait jamais prendre place sans les détails implacablement sordides qu’il dépeint- ; comme il s’agissait d’impressionnistes post-industriels, faisant changer les nénuphars en fabriques rouillées- » 4 � D’autres exemples cinématiques de l’anthropogénéité de la Belgique ne font pas défaut, qu’importe le genre, que ce soit des films d’aventure (Any Way the Wind Blows, Tom Barman, 2003) 5 ou bien des films d’horreur (Linkeroever, Pieter Van Hees, 2008) 6 � La reconnaissance que le pouvoir humain tient sur la nature trouve son apogée dans Le Tout Nouveau Testament, dont les tropes principaux sont tirés de la technophilie et d’une sensibilité proto-féministe, nourries d’un contexte culturel post-Catholique� En ce qui concerne les questions génériques, nous pouvons proposer le film comme œuvre de science-fiction, en gardant à l’esprit l’observation de Valérie Stiénon quant à ce genre dans son incarnation littéraire, au moins, en Belgique- : «- Si en France le récit d’anticipation se constitue en prolongement de l’utopie narrative de l’Ancien Régime, la situation est plus difficile à déterminer pour la Belgique francophone, où cette écriture n’a pas acquis de véritable visibilité auctoriale ou éditoriale et paraît loin de former un genre autonome- » 7 � Nous ne pouvons donc pas nous étonner d’y trouver une certaine mesure d’hybridité générique- : «- Un facteur important de légitimation - et paradoxalement d’occultation - de l’anticipation belge est le lien constamment entretenu entre science-fiction et fantastique- » 8 � Si nous acceptons la transposition de cette perméabilité formelle de la fiction au septième art, nous pourrons considérer Le Tout Nouveau Testament comme une œuvre d’anticipation, de science-fiction typiquement belge� Tandis que son intrigue tire des effets d’un fantastique «-religieux-» parfois facile, sa mise-en-scène, son développement mettent l’accent sur la maîtrise humaine de l’environnement et de la production matérielle, aboutissant à la création de nouveaux corps, de nouveaux mondes, enfin à la création de nouvelles vies� Le Tout Nouveau Testament est l’histoire de Dieu- : Dieu mesquin, paresseux, habitué aux pouvoirs de son ordinateur quasi-prosthétique-; Déesse, sa femme soumise-; et leur fille préadolescente rebelle, Éa� L’intrigue se déroule 4 Benoît Dilletet Tara Puri, «- Left-Over Spaces- : the Cinema of the Dardenne Brothers-», Film-Philosophy, 17, 1 (2013), p� 367-82 (p� 268-69)� 5 Any Way the Wind Blows, dir� Tom Barman, perf� Eric Kloeck, Jonas Boel, 127 min, Belgique, 2005� 6 Linkeroever, dir� Pieter Van Hees, perf� Eline Kuppens, Matthias Schoenaerts, 102 min, Belgique, 2008� 7 Valérie Stiénon, «- Une école belge de l’anticipation- ? - », Textyles- : Revue des Lettres Belges de Langue Française 48 (2016), p� 13-27 (p� 15)� Notons par ailleurs que Stiénon ne traite que des lettres belges en français-; or Le Tout Nouveau Testament ne contient aucun dialogue en néerlandais� 8 Stiénon, 2016, p� 21� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 121 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) en bonne démonstration d’intersectionnalités modernes, surtout en ce qui concerne le genre et les questions de corporalités, mais aux frais de l’élaboration de discours nationaux et écologiques plutôt problématiques� Le film se différencie assez nettement de la plupart de l’anthropocènéma en ce qu’il n’est pas, au préalable, un film de désastre, ni une fantaisie subtilement misogyne à la hollywoodienne 9 � En même temps, des aspects politiques retraçables aux circonstances de sa création - sa belgicité, si l’on veut - font invoquer des discours post-coloniaux et instrumentalistes qui ne se laissent pas résoudre entièrement au moyen d’une critique féministe� La présente discussion va donc se replier sur une conception de la Belgique comme écosystème culturel et cinématique identifiable, quitte à mettre de côté la formule fameuse, normalement bien justifiée par ailleurs, de Philip Moseley, d’un écran belge mi-parti, «-split screen-», de marchés séparés et de réalités discursives reparties selon la division des communautés langagières 10 � L’histoire, la socialisation, l’architecture, les pratiques économiques et agricoles, toutes contribuent au contexte belge foncièrement anthropogénique, jusqu’au point en fait où sa production culturelle, y compris Le Tout Nouveau Testament, peut constituer un cas exemplaire, une perspective privilégiée, voire un avertissement pour notre société contemporaine de cyborgs� La définition de l’anthropocène se discute 11 � Dans la mesure où il est bien évident que les humains modifient l’environnement de la Terre d’une manière compréhensive et incontestable 12 , nous pouvons abjurer la suggestion que l’anthropocène serait une fantaisie écologiste� Nous nous permettons d’ailleurs d’ajourner d’autres arguments, comparables en forme mais bien différents en motivation, selon lesquels le terme d’«- anthropocène- » est inadmissible puisqu’ anthropocentriste 13 � Par contre force est de reconnaitre, la difficulté d’identifier le commencement et donc l’étendue de cette période� On peut retracer l’avènement de l’anthropocène au moment de l’émergence d’un effet humain stratigraphique-; ou bien au relâchement de quantités substantielles de gaz anthropogéniques dans l’atmosphère, c’est-à dire à la Révolution Industrielle- ; ou bien enfin à l’éparpillement ambient 9 Kara, 2016, p� 17� 10 Philip Mosley, Split Screen-: Belgian Cinema and Cultural Identity, Albany, State University of New York Press, 2001,p� 5, 204 passim� 11 Voir par exemple The Anthropocene Review, 2, 1 (2015) pour un échantillon de perspectives� 12 Peter Haff,«- Being Human in the Anthropocene- », The Anthropocene Review 4, 2 (2017), p� 103-9 (p� 103)� 13 Donna Haraway estime que l’utilisation du terme «- anthropocène- » nous ferait nous aliéner, nous humains, de l’environnement dont nous faisons toujours partie� Voir Haraway, Staying with the Trouble-: Making Kin in the Cthulucene, Durham NC, Duke University Press, 2016, p� 31-33, 36 passim� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 122 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) d’isotopes exotiques, issus de la manipulation nucléaire� En citant de tels débuts possibles, Smith et Zeder proposent par contre l’arrivée chez les humains de la capacité de faire changer le climat, puisque le changement luimême en serait la conséquence inévitable 14 � L’existence d’une telle capacité, sous la forme de l’agriculture, se justifie par moyen de la stratigraphie, aux exemples attestés partout dans le monde, avec date initiale à l’ordre de 3000-4000 ac 15 � Ginn propose de mesurer l’anthropocène selon l’évidence de la capacité humaine de mesurer et de «-lire-» les changements que nous opérons, par le moyen de la science et des arts 16 � Une telle conception peut transformer l’anthropocène d’une condition objective à un état d’esprit� Nous pouvons imaginer qu’une telle connaissance peut se trouver dans différentes populations aux degrés variables, même qu’elle serait sujette à des contingences sociales et historiques, d’une manière inadmissible pour l’anthropocène géologique� D’après la définition de Ginn, nous pouvons proposer un anthropocène culturel, conséquence d’un discours à qualité partiellement affective, lequel se trouve certainement mieux soutenu dans certains environnements que dans d’autres� Serait-il donc plus facile de reconnaître cette réalité dans des alentours plus anthropogéniques-? La Belgique a plusieurs caractéristiques qui la rendent «-plus anthropocène-» que la France, par exemple� De taille relativement petite, le territoire belge est occupé de zones bâties à une échelle importante� En 2012, 21 % de la superficie belge était couverte de bâtiments, de carrefours, et d’autres infrastructures solides 17 , vis-à-vis de 9 % de «-sols artificialisés- » en France en 2017 18 � Ses espaces à l’état sauvage sont périphériques, écartés� Nous nous permettons d’estimer par ailleurs que selon l’imaginaire de ses citoyens, l’industrie en France est localisée au niveau régionale ou bien citadine, cernée dans les corons septentrionaux de Zola ou, plus récemment, déplorée dans les œuvres de Gilles Ortlieb 19 � Aucun besoin de vraisemblance à la réalité actuelle écologique d’un pays européen 14 Bruce Smith and Melinda Zeder, «-The Onset of the Anthropocene-», Anthropocene, 4 (2013), p� 8-13 (p� 11)� 15 Ibid�, p� 10� 16 Ginn, 2015, p� 352� 17 European Environment Agency, 2012, Land Cover 2012 Country Fact Sheet-: Belgium, permalink-: f5fad46de6fe4e6ba4aa940457a9 f6b4, p� 1� 18 Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, 2017, Annexe à la SNBC sur l’utilisation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie (UTCATF), p� 4� Disponible-: https-: www�ecologique-solidaire�gouv�fr/ ministere, date d’accès 27 août 2019� 19 Michael Kelly, 2015, «-Des anges passent� Gilles Ortlieb’s Post-Industrial Meditations-», discours énoncé devant la Society for French Studies 56th Annual Conference, Cardiff, 30 juin� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 123 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contemporain� Or, en Belgique imaginaire, l’industrie règne à l’échelle nationale� Fondée en 1830, la nation est un produit de l’âge de l’industrie� La facticité du paysage correspond à l’image du pays-: n’ayant ni langage majoritaire grosso modo, ni tradition nationale établie, c’est un pays dépourvu de caractéristiques convenables aux discours d’essentialisme national, faute de meilleur terme� Comme l’explique Michael Gott, la Belgique comprend de nombreuses frontières internes, ayant comme effet «-une ambivalence d’identité, structurellement assurée depuis la fondation nationale en 1830-» 20 � La centralisation qui rend le cadre réglementaire obligatoire au développement industriel réussi peut se comprendre comme la marque incontestable d’une intervention moderne� L’Âge de la Belgique, c’est un temps où la transformation humaine de l’environnement fonctionne à tous niveaux compréhensibles� Le renforcement culturel de l’anthropogénéité des qualités nationales belges est très fort� À la fin du XIX e siècle Lemonnier, Rodenbach, Eekhoud se penchent sur les canaux centenaires, les villes portuaires, les corons, les tramways nouveaux qui percent la campagne paysanne réfractaire 21 � Plus tard, l’art surréaliste belge, exemplifié bien entendu par Magritte, proclame l’apogée de l’influence humaine par le moyen de ses évocations de l’emprise de l’imagination sur la réalité objective, la nature pour ainsi dire� Considérons par exemple Golconde (1953) 22 , aux cieux remplis d’hommes en chapeaux melons, aux maisons rectilignes qui cachent l’horizon, témoignage éloquent d’un environnement qui a perdu toute sauvagerie possible� Des échos de Golconde se font sentir dans les scènes préliminaires du Tout Nouveau Testament, où l’Adam flâne, nu et hébété, parmi la selve en béton de Bruxelles où il vient de se trouver placé tout d’un coup� 20 Michael Gott, 2016, French-Language Road Cinema- : Borders, Diasporas, Migration and ‘New Europe’, Edinburgh, Edinburgh University Press, p� 89� 21 Prenons par exemple les intériorités autant anthropogéniques que concentriques d’un Rodenbach : «- Le jour déclinait, assombrissant les corridors de la grande demeure silencieuse, mettant des écrans de crêpe aux vitres… [d’]une vaste pièce au premier étage, dont les fenêtres donnaient sur le quai du Rosaire, au long duquel s’alignait sa maison, mirée dans l’eau-»� Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, 1892, éd� Raymond Trousson, Genève, Slatkine, 1996, p� 31� La nouvelle d’Eekhoud, «- Partialité- », de la même année que Bruges-la-Morte, témoigne de la dominance de la société industrielle sur ses subalternes- : «- Nous descendions du tramway à Saint-Antoine - Sinte-Teunis, comme ils dissent là-bas… Oui, nous avions usé de ce tramway à vapeur qui dessert à présent, dans les deux sens, la réfractaire contrée à l’Orient d’Anvers-»� Georges Eekhoud, «-Partialité-», 1892, in Cycle patibulaire, Bruxelles, Jacques Antoine, 1987, p�-33-54 (p� 33)� 22 René Magritte, Golconde, huile sur toile, 1953, Menil Collection, Houston, disponible-: https: / / www�menil�org/ collection/ objects/ 4901-golconda-golconde� En raison des exigences de copyright, il n’a pas été pratique de reproduire les images ici� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 124 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Le Plagiat (1940) de Magritte peut nous donner des leçons plus subtiles 23 � Une fenêtre qui donne sur un fruitier en fleurs, son cadre découpé en silhouette sur l’avant-plan d’un bouquet, le tout affublé d’un titre accusateur-: c’est bien la suggestion que l’art humain fait travestir la nature-; quitte à se commenter lui-même puisque ce que nous voyons n’est pas un arbre florissant mais une peinture selon l’impression, forcément rappelée, d’un tel spectacle� Or, le contexte «-naturel-» auquel dépend la critique implicite ne l’est pas� L’arbre pousse tout seul dans un pré ouvert, au fond avec des bois denses, d’aspect flou� L’arbre semble être de taille importante, donc d’âge mûr, et d’une forme bien ronde� Nous déduisons qu’il a toujours poussé en pleine lumière� De telles circonstances ne peuvent vraisemblablement pas exister dans le climat que voici, à moins que les humains maintiennent le pré en le coupant ras, de manière à favoriser la croissance de l’arbre� Le bois au-delà, teint d’un bleu abstrait, fait arrière-fond dans tous les sens- : dans l’esprit de la toile on peut même le proposer comme découpé de l’agriculture, laissé-pour-compte du paysage, parent des bois des Dardenne- : trait de décor périurbain groupable avec des grandes routes, «-espaces-restes, les déchets de l’industrialisation-» 24 � Sans aborder une analyse plus approfondie du discours néoplatonique de Magritte, nous pouvons néanmoins proposer que le choix d’un paysage anthropogénique pour représenter «-la nature-» représente à la fois une réalité belge et une occasion propice à la réflexion� Nous pouvons identifier l’avènement de l’anthropocène imaginaire au moment où la nature sans intervention humaine visible ne paraît même pas possible dans le domaine symbolique de la fantaisie� La pertinence du cinéma à ces considérations devient plus claire lorsque nous considérons l’idée, d’après Adrian Ivakhiv, que le cinéma peut se différencier d’autres formes culturelles dans la mesure où tout film a sa propre écologie interne 25 � À cet égard, nous pourrions contraster quelques écologies d’ordre classique, choisies des cinémas français et belge, en gardant à l’esprit l’hypothèse que la différence culturelle entre les deux pays, spécifiquement en ce qui concerne leurs appréciations respectives de l’anthropocène, peut se voir le plus clairement dans leurs contributions au septième art� La France possède de vastes étendues de beaux paysages impressionnants, dont une grande proportion fait l’impression d’indemnité aux dégâts d’hu- 23 René Magritte, Le Plagiat, huile sur toile, 1940, collection particulière, disponible- : www� christies�com/ lotfinder/ Lot/ rene-magritte-1893-1983-le-plagiat-plagiary-5650365-details�aspx� 24 Dillet et Puri, 2013, p� 378� 25 Ici nous utilisons le terme «-écologie-» dans un sens assez restreint-; la conception d’Ivakhiv est plus sophistiquée� Adrian Ivakhiv, Ecologies of the Moving Image-: Cinema, Affect, Nature, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2013, p� 5, 7-9� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 125 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) mains, pour l’observateur quelconque au moins� Le cinéma français s’en sert à volonté� En contrepoint de la conception un brin romantique du paysage français comme nature brute, voire sublime, nous pouvons poser le discours du cinéma post-industriel français, aux traits sociaux et régionaux très bien énoncés� Le film banlieue (La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995) 26 le drame carcéral (Un prophète, Jacques Audiard, 2009) 27 le documentaire social (On n’est pas des marques de vélo, Jean-Pierre Thorn, 2003) 28 , la saga industrielle (Germinal, Claude Berri, 1993 29 , La Ville est tranquille, Robert Guédiguian, 2000 30 , Ressources humaines, Laurent Cantet, 1999) 31 , tous figurent le milieu anthropogénique comme piège puisque localisé et donc borné� Dans l’autre sens affectif, où la facticité du milieu en ferait un refuge artisanal, nous voyons opérer les films de demi-monde artistique, de cultures de jeunes, aux espaces counterculture bien sûr urbains� Les raves d’Irma Vep (Olivier Assayas, 1996) 32 , Éden (Mia Hansen-Løve, 2014) 33 et 120 Battements par minute (Robin Campillo, 2017) 34 ont lieu dans les fabriques, les discos, les chantiers� En fait, il n’est pas toujours facile de trouver un exemple français d’un embarquement psychonautique à cadre naturel, alors qu’à la fin de Boyhood (Richard Linklater, 2014) 35 , par exemple, Mason et ses copains s’amusent à planer sous l’influence de champignons magiques dans un parc naturel du Texas� Dans le cinéma belge, par contre, des exemples proches aux discours post-industriels français cités ci-dessus se trouvent dans l’absence d’une imagerie de la nature sauvage en contrepoids� Le contraste à la ville en Belgique, 26 La Haine, dir� Mathieu Kassovitz, perf� Vincent Cassel, Hubert Koundé, 98min, France, 1995� 27 Un prophète, dir� Jacques Audiard, perf� Tahar Rahim, Niels Arestrup, 155 min, France, 2009� 28 On n’est pas des marques de vélo, dir� Jean-Pierre Thorn, perf� Bouda, 89min, France, 2003� 29 Germinal, dir� Claude Berri, perf� Renaud Séchan, Gérard Dépardieu, 160 min, France, 1993� 30 La Ville est tranquille, dir� Robert Guédiguian, perf� Ariane Ascaride, Jean-Pierre- Darroussin,133 min, France,2000� 31 Ressources humaines, dir� Laurent Cantet, perf� Jalil Lespert, Jean-Claude Vallod, 100 min, France,1999� 32 Irma Vep, dir� Olivier Assayas, perf� Maggie Cheung, Jean-Pierre Léaud, 99 min, France, 1996� 33 Éden, dir� Mia Hansen Løve, perf� Félix de Givry, 131 min, France, 2014� 34 120 Battements par minute, dir� Robin Campillo, perf� Nahuel Pérez Biscayart, Arnaud Valois, 143 minutes, France, 2017� 35 Boyhood, dir� Richard Linklater, perf� Ellar Coltrane, Patricia Arquette, 165 min, USA, 2014� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 126 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) c’est la ferme� Le court-métrage satirique «-Film belge-» (Les Snuls, 1992) 36 nous présente le fin fond du paysage belge sous forme de plans panoramiques de champs de blé et d’arbres élagués, avec grange et signe de route au fond, pour bien faire sourire aux clichés autochtones� Or, l’influence humaine dans ces cadres est indiscutable� Dans le néo-noir Rundskop (Mikaël Roskam, 2012) 37 , les deux communautés langagières s’entrebousculent dans le milieu rural, mais on ne peut plus anthropogénique de l’élevage intensif du bétail- : une société corrompue par le marché noir, lui-même soutenu par la traite illicite et violente d’hormones� Granges et garages, chemins sillonnés, de gros engins figurent tour à tour dans tout cadre extérieur, à la faveur d’un champ visuel indexical à la technologie humaine et ses raisons économiques� Ultranova (Bouli Lanners, 2005) 38 nous présente des paysages de ruines modernes, terrains vagues, parcs industriels périurbains et ainsi de suite à complimenter des espaces intérieurs fabriqués� Dans une scène d’évasion, Dmitri et Cathy admirent d’en haut d’une digue monolithique les canaux gigantesques travaillés en bas� Enfin, il va presque sans dire que les drames urbains des Dardenne peuvent largement passer pour tout cinéma belge, hors de la francosphère au moins� Dans les contextes d’un paysage manufacturé, d’une tradition de surréalisme et de comédie noire, et dans l’absence d’une identité locale au niveau du marché international, Le Tout Nouveau Testament se fait valoir pour sa mise-en-œuvre des atouts du biotope filmique belge� Le film met un milieu urbain particulier, le bruxellois, à disposition d’une vision absurdiste de la société, aux couleurs brillantes et oniriques, sans oublier sa satire du catholicisme ni son intégration d’une star mondiale, Catherine Deneuve, au sein d’une équipe autrement bien belge� Dans la satire que voici, en ce qui concerne le côté fonctionnel de Dieu, c’est un cyborg-: bien qu’il possède de tout petits pouvoirs miraculeux, tels la télékinésie et le ravitaillement de frigos (de bière, on veut bien), son vrai pouvoir réside dans son ordinateur, ce qui lui permet de dompter les lois de la physique et de créer la vie, y compris la vie humaine� Le monde est donc son jeu vidéo� Éa, petite philosophe, en a marre de sa cruauté� D’après les conseils de son frère ainé, J-C, qui se manifeste depuis une statuette dans 36 «-Film belge-», dir� Kristiaan Debusscher, Nicolas Fransolet, Serge Honorez, Frédéric Jannin, Stefan Liberski, perf� Les Snuls, 55 min, Belgium, 1992, disponible en ligne-: www�youtube�com/ watch? v= UqntHGAQC1w� 37 Rundskop, dir� Michaël Roskam, perf� Matthias Schoenaerts, Jeroen Perceval, 129 min, Belgium,2011� 38 Ultranova, dir� Bouli Lanners, perf� Vincent Lecuyer, Marine du Bled, 84 min, Belgium, 2005� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 127 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sa chambre 39 , elle force l’entrée dans le sanctum de son père pour bien confondre ses stratagèmes une fois pour toutes� Elle fait balancer à tout vivant le moment exact de leur décès, par moyen de l’envoi d’un compte à rebours livré par SMS� Poursuivie par son père furieux, elle s’enfuit vers la terre connue, où elle interagit avec ses six «- apôtres- » choisis, dont les backstorys font série de vignettes à complimenter l’intrigue centrale-: la vie cumulative d’une bande� Dans la société tout autour, de nombreux gens prennent du recul sur la vie le plus souvent pour faire un changement définitif- : la nouvelle poursuite de leur plénitude personnelle� La paix éclate partout, alors que l’expression individuelle s’avère parfois désespérée ou même violente� En fin de compte, les mésaventures de Dieu se terminent par sa déportation vers l’Ouzbékistan, où il finira comme ouvrier dans une fabrique de machines à laver, Déesse elle-même pénètre dans le sanctum, fait redémarrer l’ordi, et impose un nouvel ordre cosmique bienveillant, signalé par un motif floral qui déferle sur le ciel� Les thèmes édéniques sont peu étrangers à la science-fiction� Thorkell Óttarsson précise que parmi les paradigmes d’interprétation édénique dans la culture populaire, la chute à l’envers, c’est-à dire la redécouverte du Paradis est une des versions non-subversives les plus populaires 40 ; alors que le triomphe de la raison, fort répandu par ailleurs dans ce genre, en serait une version subversive, «-éclectique-» selon la terminologie d’Óttarson 41 � Le Tout Nouveau Testament tire des effets des deux côtés� Considérons par exemple le cas du premier apôtre d’Éa, Jean-Claude (perf� Didier de Neck)-: c’est un 39 La statue animée est bien connue dans la culture populaire catholique mondiale� Dans le cinéma, la mise en lumière de ce motif peut se tracer au plus tard à 1955, où le succès international hispano-italien Marcelino pan y vino présente un Christ en bois qui s’anime� Marcelino pan y vino, dir� Ladislao Vajda, perf� Pablito Calvo, Rafael Rivelles, 91 min, Espagne / Italie, 1955� En 1989 Madonna en tire des effets mélodramatiques dans la vidéo pour «- Like a Prayer- »- ; la chanson elle-même a passé cinq semaines en tête du hit-parade belge� «- Like a Prayer- », dir� Mary Lambert, perf� Madonna, 5 min 37-sec, USA, 1989, available-: www�youtube�com/ watch; ? v=79fzeNUqQbQ- ; Ultratop, «- Madonna - Like a Prayer- », N� d�, n� pag, disponible- : www�ultratop�be/ nl/ song/ 789/ Madonna-Like-A-Prayer� Plus récemment, le Nachleben mondial de statues et de statuettes catholiques animées tourne le plus souvent vers le comique-: voir par exemple Pecker (John Waters, 1998, USA) et Tan Lines (Ed Aldridge, 2005, Australie), ainsi que Le Tout Nouveau Testament lui-même� Pecker, dir� John Waters, perf� Edward Furlong, Christina Ricci, 87 min, USA, 1998� Tan Lines, dir� Ed Aldridge, perf� Jack Baxter, Daniel O’Leary, 96 min, Australie, 2005� Je tiens à remercier Paul Scott et Aaron Henrikson pour leurs suggestions à ce sujet� 40 Thorkell Óttarsson,«-Eden Revisited-: Categorizing Eden Themes in Film-», dans Geert Hallbäck and Annika Hvithamar (dir�), Recent Releases-: the Bible in Contemporary Cinema, Sheffield, Sheffield Phoenix, 2008, p� 62-80 (p� 62, 64-5)� 41 Ibid�, p� 75-79� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 128 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pauvre qui se trouve précipité d’un appartement plein de conforts simples dont il n’a jamais le temps de jouir, vers un bureau, chargé de dossiers et d’ordinateurs à déraison, cacophonique, bordélique, où ce petit bureaucrate sent bien l’anomie de ses jours� Inutile de dire que son travail n’a aucun sens, pour personne� Assis dans un parc, il découvre qu’il va mourir en quelques années-; un oiseau sauvage s’approche de lui, le salue - et il s’en va tout d’un coup au Cercle Polaire, pour en admirer les rivages depuis son canoë et y suivre des murmures d’étourneaux� Bien sûr qu’il s’agit ici d’un retour à l’Éden� Toutefois, tradition surréaliste belge oblige, la nature à laquelle Jean-Claude fait allusion, a ses défauts de toute évidence-: les murmures sont répértoriés� Leurs allures ne font pas tout à fait impression de vraisemblance et Jean-Claude peut même les diriger, comme un corps de ballet� L’oiseau du parc lui-même est animatronique, retouché avec FX, successeur si l’on veut des papillons en soie et des tulipes moulues qui dansent devant les yeux de Thomas dans le jardin de ses parents, dans Toto le héros [Jaco van Dormael, 1991] 42 � Selon Lieve Spaas, Toto le héros fait perpétuer une tradition de réalisme magique en Belgique 43 � Dans Le Tout Nouveau Testament la présentation des effets, surtout la mise-en-scène explicite de leur qualité de fabrications, fait contraste avec l’hyperréel connu des effets dans les médias contemporains� Nous sommes même tentés de suggérer qu’avec de telles techniques, van Dormael dépasse bien tout autre réalisme que le surréalisme� Les scènes de Jean-Claude et la «- nature- » qu’il découvre font déployer la juxtaposition non-médiée de l’humain avec sa pensée, concrétisée dans ses créations� Les seuls éléments authentiques ici, ce sont Jean-Claude et ses effets anthropogéniques- : son petit bateau, ses vêtements, et la mise-en-scène numérique tout autour que nous reconnaissons bien comme telle� «-Éden n’est pas aussi superbe qu’on s’y serait attendu, et son créateur soit erroné ou bien tout simplement mal- » 44 : nous voyons dans ce résumé d’Óttarsson de l’Éden éclectique, subversif, une formule assez pertinente� Alors que l’Éden du Tout Nouveau Testament serait en tout cas faux, le film est psychologiquement vraisemblable à propos de l’humanité elle aussi, dans la mesure où il montre l’incarnation humaine, dans toute son imperfection� Dans la vignette empruntée à «-La Belle et la bête-», l’apôtre Aurélie et son amant François se reconnaissent la valeur intrinsèque malgré leurs incapacités respectives-: Aurélie porte un bras prosthétique, souvenir d’un accident d’enfance, alors que la dépression de François le pousse à tuer des 42 Toto le héros, dir� Jaco van Dormael, perf� Thomas Godet, Sandrine Blancke, Michel Bouquet, 91 min, Belgique, 1991� 43 Lieve Spaas, The Francophone Film-: A Struggle for Identity, Manchester, Manchester University Press, 2000, p� 36� 44 Óttarsson, 2008, p� 79� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 129 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) animaux et, plus tard, les gens� Par ailleurs, le coût émotionnel de s’occuper d’un handicapé marque plusieurs vignettes d’ordre plus modestes, clairsemées dans le film-: un grabataire est destiné à survivre à son infirmière, elle pourtant si solide-; elle hurle à l’injustice de la nouvelle� La vie d’un jeune trisomique va bien dépasser celle de sa maman- : désespérée, elle tente de suffoquer son fils 45 � (Elle se ravise vite, et il lui pardonne� Plus tard, on voit le grabataire et l’infirmière ensemble, tous les deux de bonne mine au moins�) Dans une variation plus comique du thème de la fragilité du corps, un certain gaillard nommé Kévin, jeune beau, découvre qu’il verra bien sa nonantaine et se précipite donc dans un parcours à casse-cou, au point de sauter d’un avion sans parachute - pour tomber dans le bac d’un camion chargé de farine� À mesure que le film progresse, nous le voyons accumuler toute sorte de blessures et de pansements, sans rien changer en effet� Un thème partagé parmi toutes ces vignettes, c’est le fait que l’incarnation humaine exige des solutions technologiques et sociales pour ses faillites et c’est aussi inévitable qu’inconséquent� Une fois les limites du corps passées, du vivant même, on se débrouille� Si, dans le film, la détresse du désespoir se laisse chasser un peu facilement, peut-être nous pourrons quand même approuver le message égalitaire implicite dans l’ensemble de ces visions-: nous sommes tous dignes de reconnaissance et d’affirmation, nous qui habitons cet anthropocène si imparfait, si pardonnable� L’éthique du Tout Nouveau Testament tourne donc autour de la reconnaissance des besoins affectifs individuels, dont la médiation s’opère par le corps� Le corps, c’est l’animal que nous sommes-; or l’anthropocène nous fait souvent nous aliéner de notre animalité� La prosthésie fonctionnelle de Dieu, c’est-à dire son ordinateur, lui permet de tourmenter les pauvres animaux qu’ici-bas-: peut-être s’agit-il de la mise en scène d’une angoisse autrement assez bien cachée envers la décorporalisation 46 � L’apôtre Martine (perf� Catherine Deneuve) se fait entourer de motifs d’animaux, parfois de peaux d’ani- 45 Van Dormael est connu pour l’intégration de personnages handicapés dans ses œuvres� Le cadet de la famille de Thomas dans Toto le héros est trisomique� Lors de la vie adulte du protagoniste, ce personnage s’avère amiable et même stabilisateur pour lui, malgré qu’il habite dans une résidence de vie assistée� Une handicapée mentale (perf� Candy Ming) est un des protagonistes d’Henri (2013), film dirigé par Yolande Moreau - celle qui interprète Déesse dans Le Tout Nouveau Testament� Henri, dir� Yolande Moreau, perf� Pippo Delbono, Candy Ming, 103 min, Belgium-/ France, 2013� 46 Or il peut plutôt s’agir d’une mise-en-contraste d’une bonne décorporalisation, la personne prosthétique-cum-cyborg, et une mauvaise, la personne cyborgue spatialisée- : alors que van Dormael proclame le bon droit à l’existence de toute corporéalité, «-l’espace cybernétique est le chemin de l’humain vers la dématérialisation- »� C ă lina Bora, «- Urbanité et espace cybernetique- », Ekphrasis- : Images, Cinema, Theory, Media, 14� 1 (2014), p� 61-67 (p� 64)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 130 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) maux, réelles ou pas-: une jaquette, des chaussures en faux léopard, la peau d’un zèbre au plancher, tout dans une tentative désespérée à soulager son animalité angoissée d’un mariage austère� Évidemment généreux du côté financier, son mari reste hautain, négligent� Elle loue un jeune gigolo musulman qui vide son portefeuille, une fois qu’elle lui tourne le dos (peu lui importe)� Mais elle trouve de l’empathie et une affirmation mutuelle lors d’une visite au cirque, avec un superbe gorille� Comme deuxième rencontre payée, elle achète la liberté de cette bête CGI et l’invite chez elle� Le gorille s’avère être maladroit, un peu taciturne, mais scrupuleusement poli et affectueux� Il fait preuve de qualité quand le mari rentre enfin, pour les découvrir en flagrant délit� Martine lui dit de s’en aller-; il refuse-; le gorille insiste et le mari part� Il faut souligner que la suite des événements ci-dessus fait reconnaître le pouvoir social du mâle sans pour autant lui accorder le droit absolu� À la limite, il s’agit d’un conflit entre hommes (mari et gorille)- ; mais au plan juridique, il s’agit de la mise en scène de la volonté d’une femme� Ici et dans son ensemble le film tend à mettre l’accent sur les injustices du système patriarcal, plutôt que d’en faire de simples réitérations� Nous savons bien que l’anthropocènéma des grands régisseurs internationaux, tels Alfonso Cuarón et Lars von Trier, met en évidence beaucoup de rationalité post-masculiniste, ce qui fait articuler une position bien ambivalente, pour le moins, envers la subversion des rôles de genre 47 � Bien que Le Tout Nouveau Testament partage certains motifs de l’arrière-fond générique, le film s’avère fort conscient que les besoins affectifs des hommes et des femmes sont pareils, et qu’aussi les problèmes qui en relèvent s’ancrent tous dans les structures familiales� On pourrait objecter que proposer une Déesse ménagère pour découvrir l’ordinateur de Dieu, et s’en occuper pour sauver la planète, c’est bien perpétuer des stéréotypes féminisés, féminisants de Gaïa et / ou de la mère archétypale� Pourtant, le film souligne que les entretiens patriarcaux normaux sont toujours délétères, parfois violents, ce qui rend justice à n’importe quel individu cherchant à accroître son potentiel, à sa guise personnelle� Comme le montre l’histoire de l’apôtre Willy, garçon de dix ans, qui décide de passer ses derniers 55 jours sur Terre en vivant comme fille� Elle met son plan en marche, avec l’approbation totale d’Éa et l’acceptation évidente des autres apôtres et de leurs amants� Il est important à noter que Le Tout Nouveau Testament passe le test de Bechdel 48 pourvu que l’on accepte que les trans femmes sont des femmes� Le point de vue du film envers le corps est donc nettement progressiste� 47 Kara, 2013, p� 17-18� 48 Pour une discussion approfondie des fonctions et de la pertinence actuelle du test, quitte à admettre ses limites, voir Nicole Van Enis, «-Le Test de Bechdel-: Un outil pour déjouer le sexisme au cinéma- », Barricade: Culture d’Alternatives (2018),p� 1-14 (p� 3, 9, 11-12)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 131 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Ce qui reste problématique, en fait fort problématique, c’est les rapports du film avec le colonialisme et avec l’ethnicité� Il n’est pas difficile de trouver des analyses qui font rapprocher l’exploitation de l’environnement par l’économie du charbon, et l’exploitation raciste et colonialiste d’antan qui en a fourni la base historique� Dans d’autres films récents de science-fiction écologiste, tels Trolljegeren (André Øvredal, 2010) 49 , on trouve que «-la ‘raison cynique de management’ de la colonio-modernité n’est pas juste à trouver dans d’anciennes colonies, mais par contre pénètre partout sous le régime du néolibéralisme global-» 50 � Or, la Belgique est ancien colonisateur, bien entendu� En fait l’histoire de Jean-Claude, c’est peut-être une interprétation belge de la colonisation domestique française, qui s’opérait pendant les Trente Glorieuses-: selon Kristin Ross, le matérialisme et l’hiérarchie de l’administration coloniale ont servi à reconstruire le corps social français 51 � Dans cette perspective, considérons que tous les rôles mineurs interprétés par les minorités ethniques visibles incarnent des stéréotypes de genre assez marqués� La jeune infirmière désespérée, qui ne va ni s’occuper de son patient, ni vivre libre et bien en son absence, est noire� Quoi de mieux pour une martyre laïque-? Kevin le casse-cou trouve son écho dans un jeune noir, annoncé aux ondes comme l’homme à l’espérance de vie la plus longue au monde : le chanceux, il mène grand train à la télé parmi une couvée de belles jeunes filles aux seins pneumatiques, ce qui donne l’image assez familière de masculinité noire «- gangster- » 52 � Jean-Claude rencontre une belle inuite, 20 ans sa cadette au moins, qui s’éprend bien sûr de lui, immédiatement… Dieu, pour sa part, se fait envoyer en Ouzbékistan-: comme une place à conjurer des idées et des gens vieux jeu, Borat oblige 53 , c’est une destination assez exotique, voire assez musulmane … Enfin, et le plus troublant, nous avons le cas du jeune gigolo (perf� Bilal Aya)� Martine le trouve faisant les cent pas dans un coin de la rue� Au signe d’un de ses confrères, il fait grimace légèrement à l’approche de la voiture, 49 Trolljegeren, dir� André Øvredal, perf� Glenn Tosterud, Otto Jespersen, 103 min, Norvège, 2010� 50 David Martin-Jones, «-Trolls, Tigers and Transmodern Ecological Encounters-: Enrique Dussel and a Cine-ethics for the Anthropocene-», Film-Philosophy, 20 (2016), p� 63-103 (p� 83)� 51 Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies- : Decolonization and the Reordering of French Culture, Cambridge MA, Massachusetts Institute of Technology Press, 1995,p� 9� 52 Sarah Arens trace l’héritage des stéréotypes médiatiques actuels en Belgique à leurs origines colonialistes� Voir Arens «- From Mobutu to Molenbeek : Belgium and Postcolonialism- », dans Lars Jensen, Julia Suárez-Krabbe, Christian Goes, Zoran Lee Pecic, (dir�), Postcolonial Europe : Comparative Reflections after the Empires, London, Rowman & Littlefield, 2018, p� 163-75 (p� 170)� 53 Borat-: Cultural Learnings of America for Make Benefit Glorious Nation of Kazakhstan, dir� Larry Charles, perf� Sacha Baron Cohen, 84 min, UK / USA, 2006� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 132 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) bien que sa conversation avec Martine soit polie� Au lit, elle lui demande son nom-: il dit «-Philippe-»-: «-Ah oui-! -» répond-elle, visiblement peu convaincue� Une fois Martine endormie, il disparaît de l’intrigue, aussi vite que les euros supplémentaires qu’il a dérobés à son portefeuille� Sur le plan structurel, «-Philippe-» joue le rôle du deuxième Mister Wrong dans la séquence ternaire des hommes dans la vie de Martine- : le mari défaillant, vieux patriarche blanc sans cœur-; l’amant défaillant, jeune prostitué musulman sans scrupules-; l’homme vaillant, le tendre gorille obligeant et héroïque� Certes, les deux premiers sont des humains alors que chez le gorille, ça se dispute� Or «-Philippe-» arrive à interagir sexuellement avec Martine, donc on peut déduire que peut-être c’est son animalité qui fait défaut à sa conscience� Le beau jeune musulman, acheté comme le gorille, ne serait-il donc pas un animal défaillant, trop humain(isé), pas assez pur-? Nous savons que plusieurs personnages du film, tel François, tel Victor le sans-abri, tel «-Philippe-», ont des besoins raisonnables que leur environnement n’est pas du tout en mesure de fournir, faute d’une Providence désinvolte, égoïste� Mais il est troublant de voir que le seul personnage parmi eux à ne pas recevoir une récompense affective quelconque, c’est celui dont l’interprète n’est pas blanc� La position de «- Philippe- » est sinistre- : il est parti inférieur transactionnel, sous-privilégié, cynique pourquoi pas après une courte vie déjà dure, et enfin passager, voire jetable comme les autres biens matériels que s’offre Martine� Il est vrai que Le Tout Nouveau Testament, bien comme Trolljegeren par ailleurs, montre une critique de la modernité globale de consommation à partir de la mise-en-scène de rencontres avec le non-humain 54 -: le gorille, les murmurations d’étourneaux, le fantôme de poisson (qui chante à la voix de Jacques Brel)� Toutefois, au contraire du film norvégien, il ne met pas en cause les éléments d’origine coloniale de cette modernité, bien que leurs conséquences soient évidentes� L’exemple de Martine souligne le fait que Le Tout Nouveau Testament, ainsi que d’autres films récents de ce genre, «- témoign[ent] d’une connaissance aiguë de la difficulté pour chacun/ e de faire valoir son individualité dans une culture inondée par les produits de consommation de masse, legs de la Révolution Industrielle-» 55 � Malheureusement, souligne-t-il, l’important en plus d’une solution effective, c’est de rejeter tout élément médié par le colonialisme, y compris l’ersatz de l’ancien sujet colonial, dans une retraite ataviste� 54 Voir Martin-Jones, 2016, p� 84, pour discussion à propos de Trolljegeren� 55 Philip McReynolds, «-Zombie Cinema and the Anthropocene-: Posthuman Agency and Embodiment at the End of the World-», Cinema: Journal of Philosophy and the Moving Image 7 (2015), p� 149-68 (p� 157)� La présente citation de McReynolds s’applique aux films concernant le zombie de George Romero et à ceux de ses imitateurs� Le sujet de la parenté thématique entre ce cinéma et Le Tout Nouveau Testament reviendra ensuite� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 133 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) La question de la jetabilité fait invoquer la limite ultime de l’engagement du Tout Nouveau Testament avec la nature, c’est-à-dire que sa vision de l’anthropocène reste résolument humaniste� Parlons davantage du fantôme de poisson qui accompagne Willy-: il ne le hante pas vraiment, bien qu’il eût mangé son corps� Il l’accompagne à Middelkerke, où le fantôme plonge joyeusement dans la Mer du Nord-: consommation donc expiée à 100 %� La fin spectaculaire du film, où le ciel se tapit des desseins floraux de Déesse, fait évoquer d’autres coups de théâtre chez d’autres cieux filmiques, dont les changements de nuages signalant les deux apocalypses aux deux bouts de The Quiet Earth (Geoffrey Murphy, 1985) 56 sont des parents particulièrement proches 57 � Le problème est le suivant-: dans le contexte d’une belle esquive, grâce à une Déesse assez humaine, récupératrice d’un désastre facilité par un Dieu assez humain, un tel déroulement de l’action, surtout avec un tel motif, ne peut se séparer complètement d’un souhait vers la géo-ingénierie� C’est le dernier coup de théâtre dans une série de merveilles fournies par le FX numérique, dont la mise-en-œuvre d’éléments toxiques et la consommation de carbon (sous forme d’électricité) font gravement excès� 58 Par ailleurs, la suggestion semble même osée-: que le féminisme blanc suffit à transformer une planète bleue en une planète multicolore� En tant que comédie noire sociale à motif de désastre, Le Tout Nouveau Testament porte quelques similarités surprenantes avec un autre sous-genre de la science-fiction, le zombie film� Admettons la justesse, quant au chef d’œuvre de van Dormael, du commentaire de Philip McReynolds à propos du zombie cinéma de la présente décennie-: «-Il fait refléter la peur de l’impuissance et de la perte d’agentivité qui semblent faire partie de la condition posthumaine dans l’âge de l’anthropocène, en même temps qu’il exprime, cependant, un ensemble de désirs qui semblent s’aiguiser dans notre époque, y compris le désir de devenir naturel et d’achever un sens d’incarnation [embodiment] plus rempli-» 59 � Le Tout Nouveau Testament et le zombie cinéma feraient donc retraite tous les deux du problème de manque d’agentivité individuelle 60 � Ce parallèle peut aider à expliquer le grand succès du 56 The Quiet Earth, dir� Geoffrey Murphy, perf� Bruno Lawrence, Alison Routledge, Peter Smith, 91 min, Nouvelle-Zélande, 1985� 57 McReynolds fait également allusion à «-une sorte d’apocalyptisme plein d’espoir, ce que Susan Sontag avait caractérisé sous le terme ‘esthétique du catastrophe’-», McReynolds, 2015, p� 150� 58 Sean Cubitt, «-Toxic Media : on the Ecological Impact of Cinema-», dans Anil Narine (dir�), Eco-Trauma Cinema, New York, Routledge, 2015, p� 231-48 (p� 235-43)� 59 Ibid�, p� 150� Ici je fournis le terme original à l’anglais de McReynolds pour bien laisser entendre qu’à son avis, il n’y est pas question d’une incarnation au sens religieux� 60 Ibid�, p� 164-65� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 134 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) film aux marchés hors de la francosphère-: sans porter trop de similarités à l’offre Hollywoodien, il en a pourtant capturé le Zeitgeist� Que Le Tout Nouveau Testament ait beau faire face aux problèmes d’ordre postcolonial, faute de son humanisme blanc, ce n’est pas pour autant à nous laisser imaginer que nous n’avons besoin que d’une reconnaissance plus honnête, plus complète du racisme pour nous rendre à même de bien résoudre toutes les questions� Tous les animaux CGI témoignent de la reconnaissance d’une altérité qui porte, elle-même, ses propres qualités et besoins� Mais en même temps leur artificialité évidente suggère que dans ce contexte, dans cet imaginaire, la vraie altérité est déjà perdue� Reconnaître l’injustice que subit «-Philippe-», c’est identifier un problème d’ordre historique, mais c’est également relever le fait qu’à nos yeux, selon nos pouvoirs, nous sommes tous (censés être) dieux, à tort� L’imaginaire du pays imaginaire qu’est la Belgique peut montrer qu’à force de donner forme à cette réalité, l’humanité risque de s’y perdre au final� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) « Comment vivre sans lui ? » Anthropocentrisme et Posthumanisme dans Sans l’Orang-outan d’Éric Chevillard Tessa Sermet Lake Forest College Imaginer la disparition d’une espèce ne demande que peu d’effort- : la planète vit en effet sa sixième extinction de masse, le phénomène n’est donc pas nouveau� Cette nouvelle vague est néanmoins différente car, pour la première fois, l’Homme est responsable de la mise en danger et de la disparition de multiples espèces animales et végétales� Ces bouleversements sont propres à l’Anthropocène, «- l’Ère de l’Homme- », un néologisme inventé en 2000 par Crutzen et Störmer pour décrire la période durant laquelle les activités humaines ont commencé à avoir un impact géologique indéniable sur la planète 1 � Dans Sans l’orang-outan (2007), Éric Chevillard mène un exercice à la fois poétique, philosophique et éthique en se basant sur le concept d’Anthropocène 2 � Il décrit les conséquences insoupçonnées de l’extinction de l’orang-outan, la collusion entre une modification a priori minime de l’écosystème - la disparition d’une seule espèce - et le bon fonctionnement du monde 3 - : «- je confonds tout, les lois physiques, la nature humaine, 1 Paul J� Crutzen et Eugene F� Stoermer, «-The Anthropocene-», International Geosphere-Biospehre Programme Newsletter, 41 (2000), p� 17-18� 2 Il affirme ainsi- : «- Démolir Nisard- et- Sans l’orang-outan- sont dans mon esprit des livres qui possèdent une dimension politique� On peut les lire comme des satires� Je pense que mes convictions seront assez facilement devinées, mais je ne sais les exprimer que sous une forme ironique qui ménage aussi mon scepticisme fondamental� Encore une fois, je cherche la vérité, la justesse et peut-être la justice dans le style� Des comptes se règlent dans mes livres-»� Il poursuit-: «-Par ailleurs, en effet, les animaux hantent mes livres comme autant de figures poétiques qui me divertissent de l’homme-: on sait ce qui va inévitablement arriver à ce héros fatigué, il va aimer une femme, puis n’en sera plus aimé� Pauvre garçon� L’animal me surprend encore� J’aime ses formes, l’animal comme plastique, comme terre glaise, à modeler, il est aussi comme vous le supposez à juste titre un parfait gibier pour métaphores-», Éric Chevillard, «-Entretien-», Article 11, septembre 2008, http-: / / www�article11�info/ ? Eric-Chevillard-J-admire-l� 3 Pour le lien entre l’œuvre de Chevillard et le concept de deep ecology, voir Marie Cazaban-Maserolles, «- La Poétique écologique profonde d’Éric Chevillard- », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, 11 (2015), http-: / / www�revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine�org/ rcffc/ article/ view/ fx11�07/ 972� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 136 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’organisation sociale et politique, mais c’est que notre condition dépend effectivement de tout cela dans la même confusion-» 4 � Les résonnances apocalyptiques de ce roman montrent qu’un seuil est traversé, il y a un avant et un après la disparition de l’orang-outan� Chevillard dépeint un univers basculant de la réalité à la dystopie, dans lequel l’écosystème, la société, les corps, jusqu’à la langue 5 , sont en transition� La fin du monde aurait pu être évitée, cependant-: (Nul ne soupçonnait) l'importance de l'orang-outan dans l'organisation générale du monde ni que tout tenait ensemble grâce à lui, à son action discrète mais décisive� C'était lui, le subtil rouage� Il a suffi qu'il disparaisse pour que tout flanche� Comment vivre sans lui-? Essayons 6 � Avec cette dernière phrase, Chevillard souligne la relation profondément anthropocentrique que nous entretenons avec les espèces animales 7 � Il joue avec cette projection, ainsi qu’avec le lieu commun selon lequel «-l’Homme descendrait du singe- »� Lorsqu’il devient impossible de «- vivre sans lui- », Albert Moindre, le narrateur, décide d’utiliser son expertise d’ancien gardien du zoo pour enseigner à quelques initiés comment (re)devenir orang-outan� Dans son roman, Chevillard mélange une utilisation absurde de la langue française à l’un des topos les plus célèbres de la science-fiction-: l’involution de l’espèce humaine vers le singe, un thème rendu célèbre par Pierre Boulle dans La Planète des singes (1963) et avant lui par H� G� Wells dans L’Île du docteur Moreau (1896), une idée reprise depuis, entre autres, par Will Self dans Great Apes (1997)� Au-delà du caractère aberrant de cette démarche, il faut s’interroger-: ce monde en transition propose-t-il une nouvelle manière d’appréhender la relation entre l’humain et l’animal-? Est-il en conséquence 4 Éric Chevillard, «- Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes-», R de réel, 1 (sept-oct� 2001)� 5 Dans l’œuvre de Chevillard «-tout discours est pris dans le jeu des degrés� On peut appeler ce jeu-: bathmologie� Un néologisme n’est pas de trop, si l’on vient à l’idée d’une science nouvelle-: celle des échelonnements de langage-» (Dominique Viart, «- Littérature Spéculative- », dans Bruno Blanckeman et al� (dir�), Pour Éric Chevillard, Paris, Éditions de Minuit, 2014, p� 65-66)� 6 Éric Chevillard, Sans l’orang-outan, Paris, Éditions de Minuit, 2007, quatrième de couverture� 7 Chevillard décrit sa relation au règne animal de la manière suivante- : «- lorsque j’observe des insectes - l’incompréhensible araignée, l’aberrante sauterelle -, c’est pourtant la sensation de ma propre étrangeté qui soudain m’épouvante- » (Fabrice Thumerel, «- Portrait de l’Écrivain en Animal Polymorphe- », dans Oliver Bessard-Banqui et Pierre Jourde (éd�), Éric Chevillard dans tous ses états, Paris, Classiques Garnier, 2015, p� 52)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 137 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) « Comment vivre sans lui ? » post-humain-? La démarche de Chevillard souligne peut-être, au contraire, l’impossibilité de toute transition vers le postanthropocentrisme� Sans l’orang-outan Inutile de le nier, la disparition de certaines espèces nous touche plus que d’autres� La disparition d’un certain type de bactérie ou de champignon, dont le rôle est probablement bien plus important- pour l’écosystème, ne nous inquiète guère, alors que nous nous émouvons de celle de l’orang-outan� Cette réaction s’explique, d’un côté, par leur caractère photogénique� Les orangs-outans appartiennent à ce qu’Ursula K� Heise décrit comme des keystone species, des espèces qui revêtent une importance particulière à nos yeux pour des raisons esthétiques 8 � D’un autre côté, l’apparence anthropomorphique de l’orang-outan lui confère une valeur toute particulière-: Si la disparition accélérée des grands primates nous affecte tant aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont proches de nous en termes de comportements, c’est parce qu’ils sont proches en termes de communauté de descendance persistante, concernant aussi bien notre lointain passé que notre avenir- : ils sont le souvenir vivant des parties fantômes du buisson de l’hominisation 9 � Comme l’explique Frédéric Neyrat, l’empathie ressentie envers les grands singes, et tout particulièrement envers leur progéniture, relève de l’anthropocentrisme� Cependant, pourquoi avoir choisi l’orang-outan et non le chimpanzé, en réalité plus proche de l’Homme-? Venant du malais et de l’indonésien orang, «-personne-» ou «-homme-» et hutan, «-forêt-», le mot signifie l’homme de la forêt� Ce substantif renferme ainsi une dualité essentielle- : l’opposition entre Culture et Nature� L’orang-outan incarne de la sorte, étymologiquement et métaphoriquement, les tensions liées au consumérisme et à la mondialisation (huile de palme, déforestation, espèce en voie de disparition)� Il n’est donc pas surprenant que, suite au décès de Bagus et Mina, l’oikos - l’environnement, l’habitat, le foyer, mais aussi l’économie - se désagrège-entièrement-: non seulement les sols se transforment en boue, neige, sable ou glace, mais aussi les maisons s’écroulent et d’étranges espèces animales surgissent de nulle part� 8 Ursula K� Heise, Imagining Extinction-: The Cultural Meanings of Endangered Species, Chicago et Londres, Chicago University Press, 2016, p� 24� 9 Frédéric Neyrat, Homo Labyrinthus- : Humanisme, Antihumanisme, Posthumanisme, Bellevaux, Éditions du Dehors, 2015, p� 112� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 138 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Dès les premières pages, l’absence subite de l’orang-outan laisse un grand vide-: «-partout ils ne sont pas, alors que de leur vivant ils n’occupaient pas tous les points de l’espace-» 10 � Le narrateur, l’ancien gardien du zoo, se rend rapidement compte de ce paradoxe-: l’orang-outan était confiné dans l’espace précis, délimité, artificiel, du zoo, il n’existait pas réellement en-dehors de sa cage - «-cela arrivait et ne choquait pas-» 11 � Le basculement du statut en voie de disparition à celui d’espèce disparue a une première conséquence-: l’humanité se rend compte que l’orang-outan était le «- subtil- rouage- » 12 qui faisait fonctionner le monde, et cette prise de conscience a un impact immédiat sur l’état mental de la population dans le roman� L’installation du novum - l’extinction de l’orang-outan - est particulièrement abrupte� Il n’y a pas de phase d’ajustement, le monde entier n’est pas encore informé de la disparition de Bagus et Mina que déjà de subtils changements sont perceptibles- : «- dans la rue, tout est semblable et pourtant tout a changé […]� Mais comme elle est subite, cette absence-! Ils étaient, ils ne sont plus� Un trou en leurs lieu et place- » 13 � Lorsque le narrateur affirme «- p,l,u,s,d’,o,r,a,n,g,-,-o,u,t,a,n,g, il faut l’épeler pour le croire […] pour dilater un maximum cette sensation de mort et ne pas tout à fait lui céder-» 14 , il semble que la langue soit le seul moyen d’articuler les événements, et peut-être de garder un certain contrôle sur la situation� En minant la logique et les automatismes attachés à la langue française, l’auteur revivifie et met à l’épreuve l’imagination du lecteur� Étrangement, l’absence de l’orang-outan devient flagrante dans la vie quotidienne� Durant sa pause déjeuner, Albert Moindre remarque-: -«-pas un orang-outan, bien sûr� Et donc beaucoup moins d’ambiance que d’habitude-»� La présence fantasmée de l’orang-outan dans l’espace urbain entraîne la ré-imagination de son habitat naturel et de ses habitudes-: Dans l’arbre où la nuit le trouvait, il se confectionnait en deux temps trois mouvements un nid de feuillage et de branches, mi-cabane mihamac, où il prenait du repos, c’est fini, en vain scruterons-nous désormais les plus hautes frondaisons des tilleuls et des marronniers sur les promenades ou dans les squares� Nous y verrons le merle encore et la pie (…) mais d’orang-outan point, jamais plus, ni dans nos forêts domaniales et dominicales, ni dans les saules et les peupliers de nos rives, ni dans les platanes massifs et feuillus des grands boulevards, jamais plus nous ne verrons un orang-outan 15 � 10 Ibid., p� 31� 11 Ibid. 12 Ibid., quatrième de couverture� 13 Ibid., p� 11� 14 Ibid., p� 35� 15 Ibid., p� 15� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 139 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Le narrateur pleure une absence, sur un mode tragique et élégiaque, dans un milieu qui n’a jamais connu l’orang-outan� Ce geste absurde prépare la lente dégradation mentale de la population, qui sombre dans la culpabilité, la nostalgie et la folie décrite dans le deuxième chapitre� Cependant, la confrontation entre des lieux européens, des espèces animales ou végétales européennes et l’orang-outan rappelle aussi que l’écosystème planétaire est un tout, et que l’idée d’une séparation entre local et global est utopique� L’insertion de l’orang-outan dans la vie quotidienne culmine dans le troisième chapitre, lorsqu’un «-nous-» indéfini tente de recréer un passé fictif et embellit la cité avec des peintures murales qui mettent en scène l’orang-outan dans l’espace urbain-: «-y circulaient comme aux plus beaux temps des époques glorieuses de grands orangs-outans débonnaires qui vaquaient benoîtement à leur affaires-» 16 � Un passé chimérique, «-une cité fabuleuse (qui) avait surgi de la terre ou, plus exactement, elle était descendue du ciel-» 17 , est ainsi (re)créé� Les teintures incorporent l’orang-outan dans la réalité à deux niveaux-: premièrement au niveau de la représentation, tronquée, de son existence parmi les humains dans un espace urbain auquel il n’a jamais appartenu-; deuxièmement, au niveau physique, avec l’exposition des teintures qui a lieu lors de la Semaine des fêtes, une période carnavalesque à la fonction expiatoire, durant laquelle hommes et femmes se complaisent dans cette «-illusion délicieuse-» 18 � Selon Jean Baudrillard, la simulation «- remet en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire- » 19 � Lorsque le narrateur explique que les gens voulaient «- y voir la réalité même- » 20 , c’est en partie parce que les teintures, en tant que simulation, enveloppent «- tout l’édifice de la représentation lui-même comme simulacre-» 21 � Cette substitution repose sur un paradoxe de nature anthropocentrique- : les teintures se réfèrent à un monde qui n’a jamais existé, les orangs-outans n’ont jamais participé à la vie quotidienne et urbaine� La démystification de ce simulacre rappelle surtout l’inexorabilité de cette disparition-: «-à l’insupportable réalité, nous n’avons su opposer qu’une illusion qui en est devenue l’exacte réplique […]� Nous revivions la tragédie de la disparition inexorable des orangs-outans qui peu à peu s’effaçaient de cette fresque loqueteuse- » 22 � La dégradation des fresques, un art/ artifice de la main de l’Homme, symbolise la disparition, 16 Ibid., p� 150� 17 Ibid� 18 Ibid., p� 151� 19 Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Paris, Galilée, 1981, p� 12� 20 Chevillard, 2007, p� 150� 21 Baudrillard, 1981, p� 16� 22 Chevillard, 2007, p� 152� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 140 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) une douloureuse seconde fois, de l’orang-outan 23 � Les teintures sont à la fois simulation - une image qui se donne pour réalité - et dissimulation, puisque le but est de tromper les sens et de cacher, par le mensonge, un fait gênant-: l’humanité est responsable de l’extinction de l’orang-outan� Peu après le décès de Bagus et Mina, le narrateur s’exclame-: «-je voudrais me séparer de ma chair qui n’est qu’un poids, un encombrement, afin de savoir ce qu’est devenu l’orang-outan une fois délesté de la sienne- » 24 � À l’intérieur de la métaphore, il y a une atteinte au corps-: d’une part, car mortifier sa chair, c’est faire pénitence dans l’espoir d’être absout de ses péchés-; d’autre part, à cause du sentiment d’altération et de dépersonnalisation� La comparaison établie entre le corps humain et celui de l’orang-outan renforce le lien entre les deux espèces� À ce sujet, Sherryl Vint affirme que «-thinking about our relationships with animals - social, conceptual, material - equally forces us to rethink our understanding of what it means to be human and the social world that we make based on such conceptions-» 25 � La dimension métaphysique et métaphorique de l’animal est centrale- : elle représente un malaise général, celui d’une société confrontée à la disparition, par sa faute, de toute une espèce� Cependant, la référence est surtout physique- : l’orang-outan avait déjà été «-démembré-», «-découpé en morceaux-», «-brûlé dans sa chaudière-», ses os «-dissous-» 26 , ses mains utilisées comme porte-bijoux ou cendriers� Délesté de sa chair, il n’est plus que surface, une coquille vide� Les corps de Bagus et de Mina sont empaillés et mis en vitrine� Leurs corps passent de l’espace du zoo à celui du musée, mais leur fonction première demeure intacte- : qu’ils soient faits de chair ou de paille, ils continuent à représenter l’orang-outan� 23 Dans son ouvrage Imagining Extinction, Ursula K� Heise réfléchit à l’utilisation de la biotechnologie� Elle donne l’exemple d’un animal éteint puis ressuscité, grâce à la biotechnologie� Malheureusement, ce dernier meurt d’une embolie pulmonaire, quelques minutes après sa (re)naissance, et devient le seul animal dont l’espèce se serait éteinte à deux reprises… Heise s’interroge sur ce processus de «-de-extinction-»-: que se passerait-il si l’on ramenait des morts une espèce disparue-? Jurassic Park de Michael Crichton (1990) est un exemple intéressant-: il met en avant les dangers concrets d’une telle entreprise pour l’espèce humaine, de manière plus ou moins métaphorique, puisque la menace incarnée par les dinosaures souligne l’impossibilité de co-exister à nouveau sur la même planète� De plus, les dinosaures (et espèces végétales ressuscitées pour l’occasion) sont confinés dans des musées et des zoos-: on revient une fois de plus au désir démiurgique de l’Homme de contrôler la Nature� 24 Sherryl Vint, Animal Alterity-: Science Fiction and the Question of the Animal, Liverpool, Liverpool University Press, 2010, p� 37� 25 Ibid., p� 9� 26 Chevillard, 2007, p� 57� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 141 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Involution Évolution signifie, populairement, hominisation ou anthropogenèse, c’est-à-dire la transition du pré-humain à l’humain- ; puis, dans un avenir plus ou moins proche, le passage à un état posthumain 27 � Mais évolution ne signifie pas nécessairement progrès, l’Homme n’est pas intrinsèquement meilleur que l’orang-outan� Selon Fabrice Thumerel, Sans l’Orang-outan présente un «-renversement axiologique-: la lente mutation du singe à l’homme moderne est régression plutôt qu’évolution, le second ayant perdu agilité, mobilité, socialité et fraternité-» 28 � L’extinction d’une espèce entière est une des conséquences de l’Anthropocène, au lieu de s’adapter à l’environnement, l’Homme arrange ce dernier selon ses désirs-: «-l’être générique n’est-il pas cet être qui, au lieu de s’adapter à son environnement, adapte celui-ci à ce qu’il souhaite devenir-? Le monde n’a-t-il pas été transformé en une sorte d’anthroposcène artificielle […]-? -» 29 � Ce geste anthropocentrique est mis à mal dans le roman de Chevillard, puisque les modifications subies par la Nature affectent l’humanité- : la disparition de Bagus et Mina a des conséquences spatiales (le sol se transforme en sable, neige, boue, eau), écologiques (le mètre devient plus long, la gravité plus forte), et sociales (répression de la sexualité, mutilations, castration, refus de procréer) qui altèrent le mode de vie de l’Homme� Ce dernier doit s’adapter pour survivre aux bouleversements environnementaux - c’est tout du moins la conclusion à laquelle arrive le narrateur lorsqu’il décide de transformer ses amis et voisins en orangs-outans� Au début du roman, alors qu’il se promène dans le zoo et observe Duc, le chimpanzé, le narrateur se demande si ce dernier accepterait de remplacer l’orang-outan-: «-mais se teindre le poil au henné et-remplacer au pied levé l’orang-outan, non, très peu pour lui-» 30 � C’est ce qui est au cœur de la démarche pseudo-scientifique de l’ancien gardien du zoo- : se mettre dans la peau de l’orang-outan en imitant son comportement et sa gestuelle� À ses yeux, pour réintroduire l’orang-outan dans l’écosystème, il faut (re)fabriquer son corps, c’est-à-dire raviver l’animalité contenue dans l’humanité-et ramener l’Homme à un état simien� Le corps humain devient de cette manière un espace malléable� Prise au premier degré, cette approche est bien enten- 27 Dans sa branche «- transhumaniste- », ce concept décrit l’hybridation humain/ machine� L’approche posthumaniste suivie ici repose sur une nouvelle définition de l’humain, multi-identitaire et subjective, une vision abrogeant les dualismes Homme/ Animal, Homme/ Machine, etc� 28 Fabrice Thumerel, «- Portrait de l’écrivain en animal polymorphe- », dans Oliver Bessard-Banqui et Pierre Jourde (dir�), Éric Chevillard dans tous ses états, Paris, Classiques Garnier, 2015, p� 51-61 (p� 57)� 29 Neyrat, 2015, p� 95� 30 Ibid., p� 24� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 142 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) du problématique� Toutefois, dans l’esprit d’Albert Moindre, si l’Homme descend du singe, il peut en toute logique redevenir singe� Il est possible de remonter la «-branche » 31 où se trouve l’orang-outan� La première étape consiste à adopter une gestuelle et une allure simienne-: la posture «- qui est à présent la leur ressemble déjà à la posture naturelle de l’orang-outan- » 32 � Cependant, la résurgence du simien est pénible, les hommes et les femmes dirigés par le narrateur doivent violemment rejeter leur humanité� Lorsqu’Albert Moindre s’adresse à ses amis, il établit un parallèle entre cette transformation et les souffrances de l’accouchement-: Vos corps rappelés à leur condition première sauront réagir opportunément […] ils vont peu à peu se couvrir de longs poils roux […]� Pour l’heure plutôt misérablement écorchés et crottés, c’est le prix à payer, mes amis, nous souffrons de renaître, nous nous engendrons dans des convulsions douloureuses qui nous arrachent des cris et des plaintes-; nous venons au monde dans les larmes, sans pères ni mères, forts de notre seul désir-; vos entrailles n’y étaient pas préparées, voilà pourquoi vous vous tordez ainsi 33 � Si les adultes vivent cette transformation corporelle comme un supplice, leurs enfants s’avèrent au contraire bons élèves-: ils «-se meuvent dans l’arbre avec plus de facilité que les autres et je constate avec bonheur que cet exercice façonne et contrefait comme il convient leurs malléables squelettes-» 34 � Non seulement leurs corps sont «-plus souples, plus vifs, plus véloces-», mais les enfants sont également «-vierges de toute imprégnation langagière »-: ils adoptent pour communiquer une «-façon de plisser le museau-» 35 qui ravit le narrateur� Afin de jouer de cette malléabilité infantile, le narrateur détruit la cellule familiale et sépare parents et enfants, dans l’espoir de préserver ces derniers de l’influence néfaste des adultes� L’imitation est une forme de reproduction-: ici cependant, l’objectif n’est pas de se dupliquer, mais de devenir autre, de fabriquer un nouveau corps et d’éradiquer toute différence entre humain et orang-outan� Comme tout scientifique qui se respecte, le narrateur décide de mettre les sujets de son expérience à l’épreuve� Il affirme à ses amis qu’il n’y a «-point de meilleur juge de vos progrès que le tigre-» 36 , et qu’il se fie entièrement «-à la mémoire atavique-» de ce dernier 37 � Il relâche le félin dans la cage et l’expérience se 31 Chevillard, 2007, p� 22� 32 Ibid., p� 167� 33 Ibid., p� 164-165� 34 Ibid., p� 176� 35 Ibid., p� 175-6� 36 Ibid., p� 178� 37 Ibid., p� 182� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 143 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) conclut avec la mort de l’un des hommes� Loin d’être attristé par l’incident, Moindre est fier de son ancien élève, car le tigre «-le (dévore) en effet comme il eût fait d’un orang-outan- » 38 � Le narrateur détourne le principe de l’expérimentation scientifique et utilise la sélection naturelle, et la lutte pour la survie, comme prétextes-: comme l’explique Adler, «-la négation de l’humain passe par une ironie sadique, anthropophage-» 39 � C’est bel et bien le cas, puisque Moindre reste dans le vestibule, protégé du tigre par une vitre, et consume avidement le spectacle qui se déroule sous ses yeux� Il n’est pas surprenant que Moindre choisisse le zoo comme lieu où se concrétisera son fantasme - le singe comme devenir de l’Homme� De manière générale, le zoo représente, conteste ou inverse les qualités des espaces et lieux réels� Le zoo est un espace aux délimitations précises-: le narrateur y établit des règles strictes, il contrôle l’alimentation, les mœurs, la cellule familiale, les vêtements (ou leur absence), les corps et les comportements� Si s’établir dans un zoo semble, à priori, être un choix logique pour les personnages, il n’en demeure pas moins problématique� Premièrement, il perpétue les relations hiérarchiques à l’origine même de l’extinction de l’orang-outan-: la vision des primates comme des êtres primitifs 40 � L’espace du zoo, et plus particulièrement de la cage, implique la domination d’une des deux espèces sur l’autre� Il symbolise l’emprise de l’Homme sur le règne animal, ainsi que la tentative de le préserver� L’espace du zoo est cartographié, c’est un espace strié - pour reprendre le concept de Deleuze et Guattari 41 - simplement, c’est la réplique de la nature qui correspond à la carte, et non la carte qui représente l’espace naturel� Le chimpanzé refuse la zone originellement attribuée à l’orang-outan- : «- je suis même convaincu que si l’on abattait la cloison vitrée qui sépare l’enclos de Bagus et Mina de celui de Duc afin d’étendre l’espace vital de ce dernier, il ne s’y risquerait pas et respecterait l’antique partage des terres- » 42 � Établir ses quartiers dans les cages du zoo équivaut à coloniser un espace qui ne lui revient pas, et dont, de surcroît, l’Homme devrait être absent� Alors qu’il observe ses «-élèves-», le narrateur se réjouit-: «-c’est grâce à de telles leçons bien comprises et assimilées que renaîtra un jour notre glorieuse civilisation-» 43 � Quelle est cette «-glorieuse 38 Ibid., p� 181� 39 Aurélie Adler, «-Espaces du renversement et de l’inachèvement-», dans Oliver Bessard-Banqui et Pierre Jourde (dir�), Éric Chevillard dans tous ses États, Paris, Classiques Garnier, 2015, p� 93-105 (p� 100)� 40 C’est cette vision du monde qui a vu, à l’époque victorienne, des singes et des hommes «-primitifs-» exposés côte à côte dans les zoos� 41 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p�-447� 42 Chevillard, 2007, p� 23-24� 43 Ibid., p� 170� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 144 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) civilisation- », celle de l’orang-outan- ? Rien n’est moins sûr� Au contraire, en s’établissant dans le zoo, Albert Moindre et ses compagnons répètent symboliquement les erreurs de la mondialisation (et de la colonisation) et prennent possession de la cage de Bagus et Mina� De la même façon, l’humain a pris possession, puis détruit, l’habitat naturel de l’orang-outan� Deuxièmement, même si le zoo s’apparente à un sas, à un entre-deux dans lequel a lieu la transition entre Homme et Singe, les relations humain/ animal sont corrompues� La compréhension qu’ont les personnages de ce qui définit l’orang-outan est artificielle - de même que l’arbre en plastique sur lequel ils s’exercent est loin de ressembler à l’habitat naturel de l’orang-outan-: Spaces such as zoos where animals are compelled to be visible in circumstances in which everything that would enable them to appear as fellow being with their own perspective on the world and on us - freedom of movement, the opportunity to interact with other species, the habitat which is part of their lifeworld - has been stripped away 44 � Il s’agit d’un espace de préservation, où seule l’image pervertie de l’orang-outan est conservée-: l’orang-outan du zoo n’est autre qu’un simulacre, qui ne devient réel que lorsque son statut passe de celui d’espèce en voie d’extinction à celui d’espèce disparue� Les animaux sont privés de leur statut en tant qu’être à part entière, ils sont réduits à figurer dans un spectacle dirigé par une vision humaine et dénaturalisée de l’animalité� Les singes perdent leur subjectivité, ils ne sont plus des êtres réels, mais les acteurs d’un spectacle doublement consumériste-: Dans la journée, nos personnages circulent à leur gré entre le dedans et le dehors, obligeant les visiteurs à faire de même pour ne rien rater� Sauf aux heures des repas où nous bouclons tout le monde à l’intérieur� Ces scènes domestiques affament les spectateurs qui se hâtent en sortant vers le point restauration du parc� Dans les enclos, on dispose pour faire le singe d’agrès rudimentaires, assemblages de poutres, de cordes et de pneus (20, je souligne)� Le zoo est à la fois une hétérotopie telle que définie par Michel Foucault 45 - un lieu autre, un espace marginal mais bien réel qui suit un modèle utopique - et un espace de mise en scène 46 � Le zoo dénature la réalité, tout en en 44 Vint, 2010, p �9-10� 45 Michel Foucault, «- Hétérotopie- », Architecture, Mouvement, Continuité, 5 (1984), p�-46-49� 46 «-Alors que la représentation tente d’absorber la simulation en l’interprétant comme fausse représentation, la simulation enveloppe tout l’édifice de la représenta- DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 145 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) masquant le sens profond, il est son propre simulacre� Cette réalité qu’Albert Moindre et ses compagnons cherchent à recréer n’a jamais existé, elle relève du fantasme pur - de ce fait, la dénaturalisation et l’embrouillement (mental et social) créés par la disparition de l’orang-outan et la détérioration de la civilisation génèrent des situations de plus en plus absurdes� La confusion ressentie par les personnages met en avant leur difficulté, et celle de l’humanité en général, à comprendre et à communiquer avec les non-humains� De même que reproduire l’orang-outan sur des fresques recouvrant la ville était une illusion, contraindre le corps humain à devenir simien est voué à l’échec-: «-voilà que tout se brouille et s’embrouille et que nous ne pouvons plus jurer de rien-» 47 � Un des personnages affirme-qu’il a souvent surpris des orangs-outans mangeant de la viande-: Avant que l’on eût tranché si ce souvenir recoupait ou non la réalité, la question fut de savoir s’il fallait cuire cette viande sur une pierre brûlante ou la griller au feu pour se nourrir conformément à notre nouveau régime- : là encore les avis divergeaient et l’on suivit par précaution les deux recettes 48 � Chevillard souligne ici l’échec, prédictible, de la démarche d’Albert Moindre-: chassez le naturel, et il revient au galop� La nature humaine se met en travers des plans du narrateur� Albert Moindre remarque qu’«-Aloïse (le) regarde parfois d’un air étrange et point tout à fait aussi simiesque-» 49 qu’il le souhaiterait, et se rend compte que «-le bienfondé même de [leur] entreprise est en train de (leur) échapper-» 50 � Au fur et à mesure que les habitudes comportementales et gestuelles s’effacent des esprits, l’absence de l’orang-outan devient de plus en plus problématique� Il «-manque un exemple fiable, un modèle-» 51 � La solution-: fabriquer un orang-outan� Genèse simienne Tout au long du roman, Chevillard complique l’opposition entre évolution et involution avec des références bibliques, et plus spécifiquement avec des renvois à la Genèse, et entremêle deux champs lexicaux habituellement antithétiques-: tion lui-même comme simulacre-»� Baudrillard, 1981, p� 16� 47 Chevillard, 2007, p� 183� 48 Ibid., p� 182� 49 Ibid., p� 183� 50 Ibid., p� 184� 51 Ibid., p� 183� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 146 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les livres de Chevillard mettent en scène des espaces apocalyptiques relevant d’une «-logique soustractive-»� Sur fond d’angoisse écologique, les mondes de Sans l’Orang-outan et Choir retirent l’homme à son histoire, le mettent à nu en renversant tous ses récits téléologiques, […] ils érigent le singe en nouvelle figure christique […] 52 � Bagus remplace le Christ, il a «-les bras immenses de l’orang-outan, des bras de crucifié, faits de chairs et de bois, des bras de sauveur, je m’y accrochais (il est) la seule incarnation à laquelle je pouvais croire- » 53 , explique Albert Moindre� Enfermés durant toute leur vie dans les cages du zoo, les deux singes se retrouvent après leur mort empaillés et exposés au public sous une cloche de verre-: «-il convenait en effet d’exposer Bagus et Mina, comme au temps de la ménagerie, afin qu’ils fussent visibles de tous à tout moment et que chacun put trouver à cette vision le réconfort et l’espoir dont nous étions tous assoiffés- » 54 � Cette visibilité exacerbée, qui se rapproche de la démarche muséologique, est déviée par une adoration fétichiste� Bagus et Mina sont transformés en reliques, des rites émergent, sans être rassemblés et fixés dans une liturgie commune 55 � Malheureusement, le fétichisme dont ils sont l’objet devient de plus en plus sexuel� Albert Moindre redirige ses pulsions sexuelles et nécrophiles vers les reliques- : «- j’enroule mes membres fragiles autour du corps sans faiblesse des orangs-outans� J’ai là les érections solides et conscientes que je refuse de mettre au service de ce pays, de son ennui et de sa nostalgie-» 56 � Bien entendu, lorsque la foule exaltée s’adonne à des pratiques similaires sur la cloche de verre qui protège Bagus et Mina, à laquelle seul le narrateur a accès, symbolique, celui-ci déclare-: «-en mon absence, certains habitants se livrent sur le monument à des actes obscènes qui sont évidemment sans rapport avec ma dévotion-» 57 � Désir et procréation sont tabous dans une société qui éprouve du ressentiment contre les générations précédentes à cause de leur passivité face aux problèmes écologiques, ceux-là même qui ont entraîné la disparition de l’orang-outan� Les pulsions zoophiles, nécrophiles et fétichistes du narrateur préfigurent une paternité symbolique-; celle-ci ap- 52 Adler, 2015, p� 98� 53 Chevillard, 2007, p� 46� 54 Chevillard, 2007, p� 138� 55 «-Rituellement désormais, et pourtant de façon spontanée et à des intervalles variables, comme obéissant à une force impérieuse, les habitants se pressent sur la place autour du monument […] ce fut à l’origine pour nous réchauffer, c’est à présent un rite d’adoration […] Oh qui saura étoffer et enrichir cette pauvre liturgie-», Ibid., p� 144-145� 56 Ibid., p� 146� 57 Ibid. DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 147 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) paraît, tout d’abord, avec la tentative de transformer humains en orangs-outans par imitation et contrainte dans le zoo� Ensuite, lorsque son sperme semble remplir sa fonction procréatrice de manière symbolique-: «-loin de moi l’idée présomptueuse que je pourrais féconder Mina, mais j’ai remarqué que mon sperme valait toutes les huiles lustrantes et donnait un éclat neuf à sa fourrure assombrie-» 58 � Bien que le narrateur ne parvienne pas à générer une nouvelle existence, il en maintient tout du moins l’illusion� Mary Ann Doane qualifie de womb envy 59 la tentative - généralement celle d’un personnage masculin, tel que le Docteur Moreau 60 ou le Docteur Frankenstein - de créer la vie en se passant de toute intervention maternelle� La première tentative de reproduction visait à modifier le corps humain par imitation-: ni involution, ni évolution vers le transhumain, puisque l’étape suivante serait un retour au pré-humain� La seconde tentative va bien plus loin, et les étranges pulsions paternelles d’Albert Moindre culminent lorsqu’il insémine sa petite amie, Aloïse, avec un ovocyte d’orang-outan-: amener les ovocytes de Mina à maturité par stimulation chimique� Puis, organiser in vitro mais comme sous la lune, dans les grands arbres, leur rencontre avec les spermatozoïdes de Bagus restés vivaces après toutes ces années de congélation� […] Sept jours plus tard, un embryon vagissait imperceptiblement dans le bouillon de culture� Je pris des façons d’archange doucereuses et insinuantes, et Aloïse se laissa convaincre�«-Dans deux cent quarante-cinq jours, j’en tremble d’émotion, lui naîtra un fils qui sera aussi notre père à tous-» 61� Le narrateur ajoute une facette démiurgique à ses fonctions législatives-: les adjectifs «-doucereux-» et «-insinuant-» rappellent la tentation d’Ève par le Serpent, plus qu’ils ne rappellent l’Annonce de l’Archange Gabriel - une interprétation renforcée par les allitérations sifflantes� Par le biais de ces nombreuses références bibliques, Chevillard mélange et subvertit le thème évolutionniste, incarné à tort par l’orang-outan, en y juxtaposant une interprétation créationniste� Si Aloïse est une figure maternelle semblable à la Vierge Marie, elle n’est pourtant rien de plus qu’un réceptacle� Alors que 58 Ibid� 59 Mary Ann Doane, «-Technophilia-: Technology, Representation, and the Feminine-», dans Gill Kirkup (dir�), The Gendered Cyborg-: A Reader, Londres et New York, Routledge, 2000, p� 110-121 (p� 114)� 60 L’Île du docteur Moreau de H� G� Wells (1896) met en scène un autre type de savant fou, dont l’objectif est, à l’inverse du narrateur de Sans l’orang-outan, de transformer les animaux en humains� Chevillard joue de toute évidence avec la catégorie «-savant fou-» des personnages de science-fiction� 61 Chevillard, 2007, p� 187� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 148 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) la population et la société rejettent la notion de procréation, Aloïse se voit physiquement contrainte --par un pouvoir scientifique et masculin de surcroît - de faire de son corps un espace de transition, dans l’espoir de sauver l’espèce entière… l’espèce humaine, bien entendu� En réinventant la tradition des origines et en créant une Genèse simienne, le narrateur espère d’un même geste offrir à l’humanité la possibilité de se repentir� Seule l’humanité, à la fois tentatrice et coupable, est à blâmer-: Bagus et Mina sont souvent comparés par le narrateur à Adam et Ève, cependant ils ne sont pas responsables de la Chute� La culpabilité de l’Homme est un thème récurrent dans la narration-: Car voici que sont advenues les conséquences cataclysmiques de notre imprévoyance, l’orang-outan a disparu, aussi radicalement que si Noé sans explication lui avait refusé l’accès de son arche, et nous errons heureux rescapés du déluge, sur des sables mouvants, des marais, des banquises, trébuchant sur un sol instable, orphelins du grand singe roux, aussi inaptes au pied de l’arbre que si nous avions chu 62 � L’humanité est coupable, puisque les conséquences directes de son péché (c’est-à-dire le novum, l’extinction d’une espèce animale) génèrent la désintégration du monde dans une chute vertigineuse et littérale� Dans la Genèse, le Péché originel marque le basculement de la nature à la culture, du Jardin d’Éden à l’agriculture- : Adam et Ève doivent subvenir à leurs propres besoins, cultiver les champs, et, par conséquent, ils doivent modeler et transformer la nature autour d’eux� Il y a là un lien intéressant à établir avec le concept d’Anthropocène- introduit précédemment- : pour Paul J� Crutzen et Eugene F� Stoermer, cette nouvelle ère débute avec l’industrialisation, alors que pour William Ruddiman, c’est la propagation de l’agriculture qui marque les débuts de l’Anthropocène 63 � Le roman de Chevillard mélange quant à lui l’industrialisation, l’agriculture (la déforestation) et les dérives de la société de consommation pour expliquer les événements ayant conduit à l’extinction de l’orang-outan� Avec sa «-Genèse simienne-», Chevillard critique la vision à la fois providentielle et utilitariste de la Nature, considérée comme un jardin à cultiver par l’Homme� Dans Sans l’Orang-outan, les concepts d’origine et d’identité deviennent flous et la notion de pérennité devient problématique� Il est impossible de contrer le désastre écologique, ni de revenir à la situation sociale initiale� La science-fiction est certes spéculation, mais il ne s’agit pas pour 62 Ibid., p� 134� 63 William F� Ruddiman, Plows, Plagues and Petroleum. How Humans took Control of Climate, Princeton, Princeton University Press, 2010 (1 ère -éd�, 2005)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 149 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) autant nécessairement d’une anticipation prophétique-: le novum ne fait que formaliser des éléments préexistants� Reformer le corps humain, fabriquer un corps simien, réinventer le passé et tenter de contrôler le futur de l’humanité, tout est futile� Il est trop tard-: notre environnement et notre société en payeront les conséquences, notre corps lui-même nous fera défaut� Après tout, comme le dit le narrateur, «-bientôt, en vertu des lois de l’évolution, un bras nous poussera dans le dos pour nous poignarder par traîtrise-» 64 � Une transition vers le posthumanisme ? La relation entre l’humain et son environnement, et plus particulièrement les espèces animales, est de manière évidente un sujet cher à l’auteur� Le monde décrit dans Sans l’Orang-outan confirme tous les dangers et toutes les craintes reliées à l’Anthropocène, de manière hyperbolique, ironique et absurde� D’une certaine façon, le posthumanisme critique l’héritage humaniste (qui place l’Homme au centre de la création), et encourage l’abolition des dualismes Homme/ Machine, Culture/ Nature et Homme/ Animal� Chevillard critique la tension entre humanisme et posthumanisme en jouant avec les tropes de la science-fiction� La fusion entre l’organique et la mécanique n’est pas abordée dans Sans l’Orang-outan - le roman de Chevillard ne traite pas de l’évolution et de l’amélioration de l’espèce humaine par la fusion Homme/ Machine, comme le prône le transhumanisme (qui est en somme une branche du posthumanisme)� L’opposition entre Culture (c’est-à-dire l’Homme) et Nature est centrale dans Sans l’Orang-outan, mais qu’en est-il de la relation entre l’humain et l’animal-: la transmutation du corps humain en corps simien, puis la (re)création de l’orang-outan, abolissent-elles la frontière entre humain et animal-? L’opposition entre l’animal humain et l’animal non-humain est très forte, particulièrement car l’humanisme repose sur un principe d’organisation qui place l’Homme à la fois au centre de l’univers et au sommet d’une pyramide qui affirme sa supériorité sur les autres espèces� L’exploitation des espèces animales est justifiée par la supériorité de l’espèce humaine-: cela peut sembler évident, mais l’humanisme est intrinsèquement anthropocentrique 65 � C’est la raison pour laquelle Peter Singer, dans son ouvrage La Libération 64 Chevillard, 2007, p� 52� 65 «- Just because we direct our attention to the study of nonhuman animals, and even if we do so with the aim of exposing how they have been misunderstood and exploited, that does not mean that we are not continuing to be humanist - and therefore, by definition, anthropocentric-», Cary Wolfe, What is Posthumanism-? , Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p� 99� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 150 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Animale 66 , utilise le concept de spécisme pour critiquer la nature anthropocentrique de l’humanisme (et de la civilisation occidentale contemporaine en général)� Il est vraiment intéressant, après la lecture de Chevillard, de remarquer que Singer prône l’auto-extinction - une pulsion qui apparaît dans Sans l’Orang-outan, bien que pour des raisons différentes- : pour Singer, ce suicide collectif qui mettrait fin au spécisme est noble. Chez Chevillard au contraire, les suicides et le refus de procréer reflètent la culpabilité conséquente à la disparition de l’orang-outan� C’est une autre définition du posthumain qui réapparaît ici-: celle qui envisage une époque post-humaine, sans humain, ce qui est après tout une des conséquences les plus probables de l’Anthropocène 67 � Les espèces animales subissent elles aussi les changements et bouleversements dus à l’Anthropocène� L’activisme pour la défense des animaux relève du posthumanisme- ; le posthumanisme devrait, en toute logique, être postanthropocentrique� Néanmoins, si la disparition de l’orang-outan affecte autant l’humanité dans le roman, c’est avant tout parce que l’animal possède des qualités anthropocentriques� Les primates du roman (Bagus et Mina, le chimpanzé, le gorille) ont des qualités anthropomorphiques et sont confinés au symbolique, ils ne sont jamais envisagés, comme le dit Bailly, dans leur singularité-: Il faut abandonner, si riche et si exubérant qu'il soit, l’extraordinaire matériau offert par la puissance allégorique et mythique du monde animal, en d’autres termes s’efforcer de rester sur un seuil antérieur à toute interprétation� Seuil où l’animal, n'étant plus rapportable à un savoir qui le localise ou à une légende qui le traverse, se pose dans la pure apparition de sa singularité-: comme un être distinct ayant part au vivant et qui nous regarde comme tel, avant toute détermination 68 � Le seuil dont parle Bailly dans cet extrait n’est pas respecté dans Sans l’Orang-outan� Les singes sont réifiés (ils deviennent objets sexuels ou commerciaux), anthropomorphisés (comme le démontre l’épisode des teintures), et réduits au statut de représentation d’une image faussée et fantasmée (le zoo, les rituels fétichistes)� Les primates n’ont pas de voix non plus-: Albert Moindre imagine le discours du chimpanzé, qui refuse de prendre la place de l’orang-outan-; le seuil interprétatif que Bailly nous exhorte à respecter 66 Peter Singer, La Libération animale� Louise Rousselle (trad�), Paris, Payot, 2012� 67 L’ouvrage Posthumous Life-: Theorizing beyond the Posthuman, New York, Columbia University Press, 2017, rappelle que, paradoxalement, la critique a tendance à oublier que le terme «-posthumain-» définit aussi une époque où l’humain aurait disparu de la surface de la Terre� 68 Jean-Christophe Bailly,-Le Versant animal, Paris, Bayard , 2007, p� 30� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 151 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) est dépassé lorsque Moindre parle à la place du chimpanzé� L’apparition du langage est ce qui marque le passage de l’animal à l’humain, une transition problématique car elle repose sur une relation binaire- : l’animalisation de l’Homme ou l’humanisation de l’animal 69 � L’utilisation du langage pour différencier l’humain de l’animal fait de l’Homme une exception, un geste «- humaniste- » s’il en est� L’appropriation de la voix du chimpanzé a plusieurs effets-: Moindre humanise l’animal en imaginant sa capacité à parler, puis lui retire toute subjectivité en parlant à sa place� Ce faisant, Moindre renforce sa position-dominante-: il anthropomorphise l’animal pour mieux affirmer sa propre supériorité� L’importance de l’orang-outan est toujours mesurée a posteriori selon des critères anthropocentriques� Cela est évident lorsque la présence de l’orang-outan est (ré)imaginée dans l’espace urbain, dans la vie quotidienne (et «-humaine-») ou lorsque sa disparition modifie l’habitat de l’humain, ses modes de vie et de reproduction� De même, quand Albert Moindre décide de faire réapparaître, coûte que coûte, l’orang-outan, il le fait pour sauver l’espèce… humaine� Lorsqu’il se résout à inséminer Alice, c’est pour que les humains aient un modèle à imiter� Le récit s’arrête à la conception de cet être hybride, mi-homme, mi-orang-outan, qui sera «-notre père à tous-» 70 � Cette Genèse simienne place, une fois encore, l’espèce humaine au centre de la Création-; il s’agit simplement d’une variation sur le thème du spécisme� En définitive, Sans l’Orang-outan n’est pas postanthropocentrique- : les réactions de l’humanité, ou tout du moins de la société décrite par Chevillard, et du narrateur sont profondément anthropo-centrées� Le titre du roman est luimême essentiellement anthropocentrique-: c’est l’humanité qui se retrouve condamnée à vivre sans l’orang-outan … 69 Comme le dit Giorgio Agamben-: «-The total humanization of the animal coincides with a total animalization of man-», The Open-: Man and Animal, Stanford, Stanford University Press, 2004, p� 77)� C’est ce qu’il appelle la «-machine anthropologique-» (p�-34)� 70 Chevillard, 2007, p� 187� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019