eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2020
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XLV, 1 2020 L’histoire orientale Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Francis Assaf Je vous offre la traduction d’un livre d’un ancien sage qui, ayant le bonheur de n’avoir rien à faire, eut celui de s’amuser à écrire l’histoire de Zadig, ouvrage qui dit plus qu’il ne semble dire. Je vous prie de lire et d’en juger […]. Il fut écrit d’abord en ancien chaldéen, que ni vous ni moi n’entendons. On le traduisit en arabe, pour amuser le célèbre sultan Ouloug-beb. C’était du temps où les Arabes et les Persans commençaient à écrire des Mille et une Nuits, des Mille et un Jours, etc. Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig ; mais les sultanes aimaient mieux les Mille et un. « Comment pouvez-vous préférer, leur disait le sage Ouloug, des contes qui sont sans raison, et qui ne signifient rien ? - C’est précisément pour cela que nous les aimons, répondaient les sultanes. » Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous serez un vrai Ouloug. J’espère même que, quand vous serez lasse des conversations générales, qui ressemblent assez aux Mille et un, à cela près qu’elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une minute pour avoir l’honneur de vous parler raison. Voltaire, Zadig ou la destinée, histoire orientale, « Épître dédicatoire de Zadig à la sultane Shéraa par Sadi », dans Voltaire, Romans et Contes. Texte établi sur l’édition de 1775, avec une présentation et des notes par Henri Bénac. Paris : Garnier Frères, 1960, p. 1-2. XLV, 1 2020 L’histoire orientale narr\f ranck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Table des matières F rancis a ssaF Avant-propos 5 F rancis a ssaF L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi-: un conte moral 9 M athilde B edel Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant-: le «-mythe-» indien à la française 21 a nne e. d uggan Regenrer Schéhérazade et Shahriar-: Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours 31 a urélia g aillard Le «-Beau-» oriental des histoires du premier XVIII e siècle 47 J oséphine g ardon Les trois Scanderbeg-: utopies et dystopies orientales dans les romans du XVII e siècle 63 i oana M anea Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares de Thomas-Simon Gueullette (1683-1766) 79 l uisa M essina L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade 93 c laudine n édelec La Chine vue par un galant homme-: les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine de Louis Lecomte 105 s uzanne c. t oczyski Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche-: La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales 117 Ont contribué à ce volume 131 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0001 Avant-propos Francis Assaf University of Georgia (Emeritus) Ce numéro d’Œuvres & Critiques a pour thème élargi l’histoire orientale. Dès avant le XVIII e siècle, les récits de voyageurs sur l’Orient et ses mystères attisent l’imagination des auteurs aussi bien que des lecteurs. Mais le «-grand événement- » est, bien entendu, la publication en 1704 du premier tome des «-Mille et une nuit-» (pas d’s-! ), traduit (ou plutôt adapté) en français par Antoine Galland. Les volumes suivants continueront de paraître jusqu’en 1717. Mais Galland est loin d’être le seul à avoir manifesté son intérêt pour l’Orient. L’orientaliste François Pétis de La Croix (1653-1713) publie en 1707 les Contes turcs, puis, de 1710 à 1712, Les Mille et un jours (qui aurait été revu et corrigé pour le style par Lesage). Dans son ouvrage de 1949 (qui demeure incontournable) L’Orient romanesque en France (Montréal-: Éd. Beauchemin Ltée), Marie-Louise Dufrénoy recense toutes les histoires orientales parues de 1704 à la Révolution. Les contributions à ce numéro manifestent une grande diversité dans leurs sujets, approches et domaines. On peut y trouver une réflexion sur le Cantique des Cantiques, les mémoires d’un missionnaire en Chine, une utopie sadienne, une réflexion multiple sur le héros national albanais, et d’autres regards passionnants sur le «-phénomène oriental-», y compris les questions de genre et la place de la femme en tant que personnage central. Francis Assaf analyse Salned et Garaldi, un conte moral oriental mettant en scène deux jeunes femmes victimes à divers titres d’injustice et de graves malentendus, paru pour la première fois dans Le Nouveau Mercure de février 1720 et, plus tard, après 1731, dans un volume où il est attribué à Houdar de La Motte (1672-1731) mais sans preuve véritable. L’action se passe à Bassorah, qui n’est à la vérité qu’un cadre-prétexte manquant de couleur locale. La dynamique du conte repose sur l’alternance pour les deux héroïnes d’épisodes heureux et malheureux (faraj et shidda) dont la thématique a son origine dans les contes de Abu ‘Ali al-Muhassin al Tanûkhi (940-994), intitulés collectivement Al-Faraj ba’d al-shidda, que traduit l’orientaliste François Pétis de La Croix entre 1710 et 1712. Il en résulte un conte moral qui, à la vérité, ne doit pas grand-chose à l’orientalisme, lequel semble surtout servir de prétexte aux tribulations des deux jeunes femmes. 6 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0001 Francis Assaf Mathilde Bedel examine la place de l’Inde dans l’imaginaire des écrivains du Grand Siècle. Elle souligne le contraste entre l’Inde en tant qu’objet de concurrence commerciale, politique, voire militaire, entre Hollande, Portugal et Angleterre, alors que pour l’imaginaire français elle demeure un territoire «-fictionnalisé-», alimenté et conforté par la pensée antique (Realia Indiae, Les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis - fin IV e -milieu V e ). Cette pensée se retrouve dans la première modernité, avec Le Cinquiesme Livre de Rabelais, puis, plus tard avec Les Aventures d’Abdalla (1723), de Jean-Paul Bignon (1662-1743). Bedel offre en conclusion l’argument que cette fictionnalisation débouche sur l’établissement bien réel des comptoirs de l’Inde. Anne Duggan examine L’Histoire de la sultane de Perse et des quarante vizirs, mise à la disposition du lectorat français en 1707 par l’orientaliste François Pétis de La Croix. Ce dernier publie également, entre 1710 et 1712, Les Mille et un jours, titre qu’il donne lui-même aux écrits de Abu ‘Ali al-Muhassin al Tanûkhi (940-994), intitulés collectivement Al-Faraj ba’d al-shidda (supra). L’auteure fait voir comment dans Les Mille et un jours la situation est inversée par rapport aux Mille et une nuits-: l’extrême misogynie de Shahriar dans ce dernier texte est inversée dans le texte de Pétis, se métamorphosant en une misandrie tout aussi létale. L’auteure manie adroitement ce contraste et les péripéties narratives qui en découlent, en fonction de la notion de genre et des complexités qu’implique cette perspective inversée. Ce n’est pas toutefois un simple exercice mécanique car l’auteure tient rigoureusement compte de la complexité des relations entre les personnages, du monde dans lequel ils évoluent et des relations avec des questions contemporaines. La conclusion féministe s’appuie une analyse rigoureuse des intentions des Mille et un jours (que l’auteure sépare en Contes persans et Contes turcs). Aurélia Gaillard examine dans son essai la notion du beau oriental, de l’âge classique au début des Lumières. Commençant par la notion de beauté en tant qu’elle s’applique à la femme orientale (Géorgienne, Persane, Circassienne ou Grecque), l’auteure note que, reposant sur les deux topoï de l’attrait physique et de la vertu, ce concept ressortit en fait à la domination masculine telle qu’on la voit dans les Lettres persanes, aussi chez Prévost (Histoire d’une Grecque moderne) et d’autres auteurs, comme Galland et Pétis de La Croix. La beauté féminine s’amalgame avec d’autres instances du Beau-: étoffes merveilleuses, machines «- miraculeuses- », phénomènes optiques, lieux imaginaires etc. L’essai se conclut sur une ouverture du sentiment esthétique en France au début du XVIII e siècle qui mènera au rococo. 7 Avant-propos Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0001 Joséphine Gardon-Goujon examine la mise en fiction du héros national albanais, George Kastrioti (1405-1468), surnommé Scanderbeg, en comparaison avec Alexandre le Grand, par ses alliés, puis ennemis turcs. Outre des poésies, opéras et pièces de théâtre, elle focalise son regard sur trois romans dont il est sujet et dont les auteurs respectifs situent son parcours de la dystopie orientale/ musulmane au statut de héros chrétien. Le premier roman qu’elle examine est Le Grand Scanderberg 1 (1644) d’Urbain Chevreau (1613- 1701). Gardon-Goujon analyse la justification que donne Chevreau de son investissement détaillé dans l’histoire turque pour expliquer l’attitude de Scanderbeg vis-à-vis des Ottomans. L’ouvrage suivant est Les Mémoires du Sérail (1670), attribué à Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins v. 1640-1683). Plutôt que l’histoire, c’est la fantaisie galante qui y est mise en relief, avec description d’un environnement somptueux, rempli d’objets magnifiques. Enfin, l’auteure se tourne vers Le Grand Scanderbeg (1688), attribué à la romancière huguenote Anne de La Roche-Guilhen (1644v.1707/ 1710). Ioana Manea aborde dans son essai la question de l’honnête homme dans les contes orientaux de François Pétis de La Croix, question qui implique un regard moderne sur le pouvoir (le roi au service de l’État, plutôt que pour sa seule gloire). Mais l’honnête homme ne se trouve pas seulement au niveau du pouvoir suprême-: l’auteure évoque d’autres personnages, dont on pourrait a priori contester la vertu et qui pourtant font preuve de sagesse et de sentiments élevés. La variété des personnages est aussi mise en lumière, y compris des êtres comiques, voire grotesques, ce qui souligne bien la diversité des sources dont a fait usage Pétis. L’analyse psychologique des personnages et de leurs interactions concourt à donner aux lecteurs une idée aussi claire que variée d’un univers où se mêlent exotisme et familiarité. Luisa Messina dépasse dans son essai les limites géographiques de l’Orient pour tourner son regard vers les terres australes avec un épisode du roman de Sade Aline et Valcour concernant une terre utopique, l’île de Tamoé, qui joue le même rôle didactique que les terres orientales présentées par Galland ou Pétis. Le gouvernement de Tamoé n’est pas sans offrir des affinités avec celui de l’Eldorado de Candide, en même temps que la contrée se pose en contraste brutal avec la dystopie de Butua. Moins «-militant-» au point de vue moral que le Supplément au Voyage de Bougainville, qui le précède de quelque vingt ans, le royaume de Tamoé tel que le décrit l’auteure présente une image inversée des bouleversements de la Révolution, mais sans beaucoup d’espoir que se réalise l’utopie philosophico-politique rêvée par le «-divin marquis-». 1 L’auteure explique en note la disparité entre «-Scanderbeg-» et «-Scanderberg-». 8 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0001 Francis Assaf Claudine Nédelec présente dans son essai, non pas un récit de fiction, mais les observations d’un jésuite français, le p. Louis Daniel Lecomte (1655- 1728), envoyé à Pékin en 1685, avec cinq de ses confrères, en qualité de mathématiciens du Roi, pour rencontrer l’empereur Kangxi (1661-1722). Bien que relativement succinct, le récit de l’auteure offre non seulement une perspective d’ensemble sur les activités du p. Lecomte et de ses compagnons, mais aussi un regard comparatif sur le règne de Louis XIV et celui de Kangxi. L’auteure souligne le souci qu’a Lecomte de plaire à ses lecteurs (et surtout à sa lectrice, la duchesse de Bouillon). Les aventures dangereuses ne manquent pas (la Mer de Chine au XVII e siècle n’est pas un lac de cygnes-! ), ni non plus les anecdotes mettant en relief non seulement sa vive curiosité et son sens de l’observation, mais aussi son sens de l’humour. L’auteure fait aussi ressortir l’apologiste chez Lecomte, aux prises avec l’hostilité des dévots de la métropole, ainsi que son engagement envers les sciences de la nature et sa vision du véritable mérite. Suzanne Toczyski adopte une approche originale, combinant la sensualité orientale du Cantique des Cantiques et le mysticisme de François de Sales dans son Traité de l’amour de Dieu. Elle présente un argument raisonné, s’appuyant sur nombre de sources, qui débouche sur une synthèse persuasive de la volupté charnelle telle que la conçoit l’Orient et de la volupté spirituelle du croyant qui s’unit à son Dieu, de façon à faire voir que l’évêque de Genève ne concevait nullement le mysticisme comme devant passer par la souffrance, mais au contraire devenant pour le croyant une source de plaisir infini. Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi-: un conte moral Francis Assaf University of Georgia (Emeritus) Identifier et situer le texte Pour intéressant qu’il soit, ce texte pose un double problème, à la fois de chronologie et d’attribution. Le titre relevé dans le catalogue général de la BnF (cote Z FONTANIEU-319 [19]) mentionne que la nouvelle, posthume, est de Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), impliquant qu’elle n’aurait donc jamais paru avant son décès. Le texte est compris dans un recueil actuellement conservé dans la réserve des livres rares (v. bibliographie). En fait, cette attribution semble bien être une erreur, vu que ce texte avait déjà paru dans le numéro de février 1720 du Nouveau Mercure (p. 61-77 - v. bibliographie). La rubrique du catalogue ne semble donc pas entièrement fiable. L’inclusion de la nouvelle dans le Mercure démontre qu’il a été imprimé bien avant le volume portant la cote ci-dessus (et le décès de La Motte). Un autre élément qui conforte l’idée que ce texte ne serait pas de La Motte est que, dans la monumentale édition Prault de ses œuvres complètes (1758), on ne relève nulle part de texte de fiction narrative en prose. La Motte est avant tout poète, librettiste et dramaturge. Il a rédigé plusieurs textes en prose (des comédies et des tragédies), mais aucun d’entre eux ne ressortit au genre de la fiction narrative. En l’absence d’une attribution positive à l’auteur d’Inès de Castro, force m’est donc de considérer ce texte comme d’un auteur anonyme. Une comparaison attentive des deux versions (Mercure, février 1720 et celle du recueil Z FONTANIEU) 1 - ne révèle ni différences ni variantes. On peut citer a contrario les deux adaptations de L’Iliade de La Motte, la première en 1714 et la deuxième en 1720 2 , qui contiennent d’importantes variantes de la deuxième à la première. Le texte du Nouveau Mercure est celui dont je me servirai pour cette étude. Toutes les citations s’y référeront. Notons également que, dans son importante étude des contes orientaux 1 Les textes sont absolument identiques, mais je me servirai de celui paru dans le Mercure pour les références, comme il précède l’autre chronologiquement. 2 Toutes deux parues à Paris chez Grégoire Dupuis. 10 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf (1704-1789), Marie-Louise Dufrénoy non seulement ne mentionne pas ce conte, mais non plus aucune occurrence pour l’année 1720-; les années 1731 et 1732 voient chacune 9 occurrences de fiction orientale (41), mais nulle part on ne trouve le titre Salned et Garaldi. Le chapitre IV de son ouvrage, sous-titré «-Histoires galantes-» et couleur orientale, sous-genre auquel ressortit éminemment Salned et Garaldi, ne fait non plus aucune mention du conte. L’index nominum en fin du volume 3 ne comporte aucune trace de La Motte-: ni sous ce vocable, ni sous «-Houdar-», ni sous «-Motte [La]-». L’appendice, qui consiste en huit tableaux chronologiques et thématiques, établit une typologie fort complète, non seulement des contes et romans proprement orientaux, mais d’autre textes-: récits de voyages, utopies, dystopies etc. Y manque cependant Salned et Garaldi. Onomastique Rêvons brièvement sur l’onomastique du conte. Les principaux personnages masculins portent des noms arabes reconnaissables- : Asem (Protecteur, Gardien), Carim (Noble, Généreux), Zenodor (Zein el Dar 4 → Grâce de la maison). Les prénoms féminins (Salned, Garaldi, Mandrice) n’existent dans aucune liste consultable (arabe, perse, urdu). Il est donc probable qu’ils sont imaginaires. Pourquoi cela- ? Les héroïnes éponymes et l’’environnement social du conte confortent la présence et la visibilité publique des femmes. La disponibilité de listes de prénoms islamiques (féminins ou masculins) était bien plus restreinte au début du XVIII e siècle qu’à notre époque, même avec la parution de la traduction ou adaptation des Mille et une nuits par Antoine Galland en 1704-1717. D’ailleurs les femmes sont bien plus rares que les hommes dans ce récit-: Schéhérézade, bien sûr, sa sœur cadette, Dunyazad, Zobeïde, personnage des histoires de Schéhérézade, Morgiane (ou Morgane), esclave d’Ali Baba, enfin Chirine (ou Shirin), femme du shah Khosro II (r. 590-628). Pour imaginaires qu’ils soient, ces prénoms sont portés cependant par des personnages réalistes, qui aiment, souffrent ou (dans le cas de Mandrice) font le mal par vengeance. Notons également que les noms masculins qu’empruntent Garaldi et Salned une fois déguisées en hommes, Coldin et Zuniman respectivement, semblent eux aussi bien imaginaires. On y reviendra. 3 Il est regrettable qu’une étude aussi exhaustive ne comporte pas d’index des titres. 4 Encore que ce prénom semble plus féminin que masculin. 11 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral Structure et thématique du conte : orientalisme, réalisme, merveilleux, féminisme ( ? ) Dans un article sur Abu ‘Ali al-Muhassin al-Tanûkhi (940-994), l’auteur basriote de Al-Faraj ba’d al-shidda, mis à la portée du lectorat français entre 1710-1712 par François Pétis de La Croix (1653-1713), l’orientaliste italienne Antonella Ghersetti 5 note que l’auteur déclare d’emblée dans son introduction que la vie humaine est une alternance continue de moments heureux (faraj) et de moments difficiles (shidda) (1-2). La structure de Salned et Garaldi conforte précisément une alternance de situations heureuses (faraj) et malheureuses (shidda), dialectique dont la synthèse finale est - on peut s’en douter - un happy ending. Elle est assez conventionnelle et loin d’être exclusive à l’histoire orientale-; on retrouve largement cette thématique dans le sous-genre de la fiction narrative en prose. Peut-on dire la même chose de Salned et Garaldi-? D’ordre universel, la remarque de Al-Tanûkhi s’applique à plus forte raison au texte qui nous occupe ici, comme on va le voir. Bien que son titre contienne les mots «-Human initiative-», Ghersetti note (3) que les circonstances dans le récit de Al-Tanûkhi sont déterminées soit par une action en réaction à une crise, soit par le hasard (pas de réaction à la crise), selon le schéma ci-dessous-: 1) Crise → action → résultat 2) Crise → inaction → résultat Cela ne s’applique que partiellement à Salned et Garaldi, comme on le verra-; l’histoire débute à Basra (en fait, c’est le seul lieu nommé dans la nouvelle), mais l’incipit ne donne aucun repère chronologique («-sous le règne de…- », par exemple). C’est un commencement in medias res- : «- Un jeune Garçon de Basra vit un jour entrer dans sa boutique, une Dame bienfaite qui marchanda quelques étoffes.- » (61, Nouveau Mercure 1720). Une remarque de style-: pour un lecteur contemporain, l’expression «-jeune garçon-» peut surprendre, au vu des événements subséquents, mais rappelons que le terme «-garçon-» signifie à l’époque un homme non marié (Furetière T. I, 1017). Le choix de Basra comme cadre (au moins initial) conforte en fait le déroulement de l’histoire-: important port de commerce, la ville est véritablement une porte ouverte sur une grande partie du monde- : Arabie, Perse, Inde, Chine etc. Les tribulations subséquentes de Salned et Garaldi sont plus vraisemblables dans un contexte où le commerce, l’accès à la mer, les activités de piraterie et autres confèrent au récit une indispensable vraisemblance. Ces tribulations sont d’autant plus remarquables qu’elles concernent deux 5 Professeure à l’université de Venise. 12 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf jeunes femmes qui sont chacune à sa façon victimes de circonstances sur lesquelles elles n’ont aucun contrôle, mais dont elles triomphent en faisant preuve de vertu et de persévérance. On notera que dans le conte les hommes --à part le santon - jouent des rôles de dominateurs-; Salned et Garaldi ne peuvent surmonter cela que par la fuite ou le déguisement. Notons quelques détails qui indiquent un dessein d’unir orientalisme et modernité-: Salned, la jeune femme, est voilée mais écarte quelque peu son voile pour laisser voir sa beauté au jeune homme. En même temps, les traditions sont respectées- : Asem (c’est le nom du jeune et riche marchand) veut la demander en mariage à son père, mais cependant il la prie par avance de consentir à ce qu’il fasse cette demande. On voit par là comment l’auteur cherche à concilier mœurs orientales et occidentales. Pour sa part, la jeune femme fait une légère entorse à la tradition en se dévoilant afin qu’il puisse voir son visage, ce qui porte son soupirant à des excès de joie. Par ailleurs, l’auteur mentionne la «-médiocrité-» de la fortune du père de Salned, ce qui mène celui-ci à consentir sans peine au mariage. Le statut financier des parties dans un arrangement matrimonial n’est pas, bien sûr, exclusif à la culture orientale, mais il constitue une étape essentielle pour la vraisemblance de ce récit. Il faut noter que les détails de la cérémonie et de la fête nuptiale sont presque entièrement occultés. L’auteur raconte la nuit de noces en un certain détail (sans rien de scabreux, cependant). La joie des deux époux est immédiatement oblitérée par un événement tragique- : la chute qu’avait faite Salned au cours des réjouissances provoque son accouchement et sa répudiation subséquente. Ici, on peut se demander si la vraisemblance dont je parlais plus haut est respectée-: à notre époque, il est difficile d’accepter l’idée qu’une femme puisse être enceinte sans s’en apercevoir. Se pose alors, de façon aiguë, le problème de la vraisemblance, qu’il est indispensable de résoudre pour que le récit puisse continuer. Dans le Chapitre II du Premier Livre de La Rhétorique, Aristote nous dit au paragraphe XV que «- Le- vraisemblable- est ce qui se produit d'ordinaire, non pas absolument parlant, comme le définissent quelques-uns, mais ce qui est, vis-à-vis des choses contingentes, dans le même rapport que le général est au particulier.- » C’est ce qu’on peut appeler la vraisemblance doxale- : en général, quand les femmes ont des rapports sexuels → elles deviennent enceintes → elles accouchent. Cela est conforme au modèle (1) ci-dessus. Néanmoins, compte tenu du fait que Salned non seulement est au départ ignorante de toutes choses concernant l’amour, mais aussi que, comme la Princesse d’Élide de Molière (1664), elle fait profession de haïr les hommes (chose qu’elle avoue à son mari au cours de leur nuit de noces), la vraisemblance doxale cède ici le pas à la nécessité d’une vraisemblance structurelle, indispensable à la cohérence et à la continuation du récit. Salned ne sait pas ce qui s’est passé (elle est ignorante de la crise)-; elle accouche → Asem la 13 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral répudie. Cette situation ne se conforme pas exactement au modèle (2), mais s’en approche-: Salned ignore qu’il y a crise-; elle accouche. Le résultat est que Asem la répudie, malgré ses protestations d’innocence-: Salned fondoit en larmes,- ; & à peine put-elle prononcer ce peu de paroles, entrecoupées cent fois par ses gemissemens… Mon cher époux-! si j’ose encore vous donner ce nom, vos reproches sont raisonables, mais je ne les ai pas merités. Me voilà mere, & je ne sçai comment cela s’est fait. Si je vous impose, puissiez-vous me haïr toujours. (64) Le topos de la femme déchue fonctionne de manière conventionnelle-: le père de Salned la chasse et lui interdit de jamais reparaître à ses yeux. Notons en passant qu’il n’est plus question de l’enfant dans la suite du récit. Il sert d’artéfact pour justifier la répudiation de Salned par Asem, son rejet par son père et son errance subséquente. Salned est donc ainsi projetée instantanément d’une situation heureuse dans une situation malheureuse, autrement dit du faraj dans la shidda. faraj → accident (révélation) → shidda La rencontre d’un être plus malheureux qu’elle ne transforme peut-être pas formellement sa situation de shidda en faraj, mais donne à penser que la shidda n’est pas permanente. En effet [E]nfin, la lassitude l’arrêta, & à l’entrée de la nuit, elle fut obligée de se reposer au coin d’un bois, où elle sentit encore plus amèrement la funeste situation où elle étoit réduite. Quelques moments après, elle entendit à quelques pas d’elle, des soupirs & des plaintes […] elle eut le courage d’aller vers la voix qu’elle entendoit. Elle entrevit enfin une femme mourante qui perdoit tout son sang-; elle s’approche, & lui demande par quel malheur elle se trouve en ce lieu & en cet état… Je meurs, lui répondit Garaldi (C’est ainsi que se nommoit la Dame mourante.) Je meurs de la main du seul homme que j’aie aimé & que j’aime encore. (65) Ce spectacle ravive la profonde douleur de Salned, mais elle se rend compte qu’il y a plus malheureuse qu’elle et se met en devoir de lui apporter les premiers soins. Cette shidda redoublée est suivie d’un faraj dû à la rencontre d’un santon 6 . Pour le lecteur contemporain, il y aurait matière à 6 Furetière n’est pas tendre pour les santons. On se rend compte que l’auteur de Salned et Garaldi-est bien plus bienveillant que l’abbé de Chalivoy. Une définition plus objective est celle de marabout-: un ascète ou ermite musulman (T. II, 200). 14 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf confusion-: se reportant au Dictionnaire Universel, il y trouverait cette définition-: «-C’est un nom qu’on donne chez les Infideles à de faux Saints, & Prophetes dans la Religion de Mahomet, ou chez les Idolâtres, qui par leur hypocrisie s’attirent une grande veneration parmi les peuples.-» (Furetière, T. II, 800) L’auteur du conte ne partage évidemment pas cette opinion- : c’est à la cabane d’un santon que Salned amène Garaldi évanouie. Celui-ci se montre extrêmement charitable et secourable. Notons que la rencontre et les paroles initiales de Garaldi font à Salned une impression spéculaire-: «- [L]’infortunée, qui, au discours qu’elle lui avoit tenu, lui paroissoit une autre elle-même- » (66) Cette solidarité dans le malheur, qui ne fera que s’accentuer par la suite, peut-elle se voir comme une forme de faraj- ? Il n’est pas envisageable de considérer que dans ces circonstances particulières l’échange puisse en soi se considérer comme un bonheur, mais il est évident que l’aide qu’apporte Salned à Garaldi la défocalise de sa propre situation. Le faraj continue en s’accentuant par les actions du santon, qui non seulement traite les blessures de Garaldi, mais fournit aux deux jeunes femmes nourriture et abri, leur abandonnant sa hutte. Par ses actions, le santon incarne la vertu, qui est essentielle au faraj. Ghersetti argumente que l’action humaine est toujours présente et est presque toujours considérée par le lecteur comme la cause d’un soulagement (6). La rencontre du santon et son intervention illustre particulièrement bien cette notion. Il a commis une bonne action (en arabe ma’rüf) avec comme résultat une forme de faraj qui apporte une amélioration (temporaire) à la situation des deux jeunes femmes-: shidda → action → faraj Dans ce genre de situation, Ghersetti parle de deux catégories de logique (7)-: la logique aléthique, qui ressortit aux catégories du vrai et du faux, du possible et de l’impossible. Or le santon n’a pas agi selon ces catégories, mais plutôt selon celles d’une axiologie qui détermine l’action en fonction de valeurs morales. Pour Ghersetti, les structures de l’action dépendent du choix d’agir ou de ne pas agir, c’est-à-dire de chercher activement une solution ou de l’attendre sans prendre de responsabilité (7). Or, on peut voir dans cet épisode une structure plus «-agissante-» que celle que propose l’auteure de l’article. Elle voit que la shidda peut soit engendrer une action, soit non, le résultat étant dans chaque cas le même-: faraj ou non. D’abord, Salned est en proie à la shidda et, toute à sa détresse, ne prend aucune action, jusqu’à ce qu’elle entende les plaintes de Garaldi et la traîne jusqu’à la hutte du santon. On peut schématiser la situation de cette façon-: 15 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral shidda (Salned) → inaction || shidda (Garaldi) → action (Salned) → faraj (pour les deux) Ici le faraj a pour agent médiateur le santon- ; son intervention s’inscrit dans le réel, tout en faisant une légère entorse au vraisemblable. On a vu dans la citation plus haut que Garaldi est décrite comme «-mourante- » et «- perdant tout son sang- ». Comment éviter que l’histoire tourne au tragique le plus sombre-? Le faraj s’explicite par une contradiction de ce qu’on constate plus haut- : d’abord, les blessures de Garaldi s’avèrent non-fatales (66) et sont facilement guéries par un «-baume merveilleux-» concocté par le santon. Notons cependant que ce merveilleux n’oblitère pas le réel-: pas d’interventions surnaturelles, pas de djinns ou de magie. Purement médical, cet acte thérapeutique de la part du santon fait repartir l’action. Les deux femmes lui racontent chacune son histoire, ce qui amène un interlude dans le récit- : Garaldi l’informe (et informe Salned) des causes de son malheur. Nous avons là une histoire intercalaire qui illustre tout d’abord un trait des mœurs orientales (du moins telles que les concevait - ou les conçoit encore - l’Occident)-: l’homme qui l’a recueillie orpheline à six ans tombe amoureux d’elle lorsqu’elle atteint sa dixième année 7 . Suit le mariage, après qu’ils sont devenus amants «- sans y avoir pris garde- » (68). Le faraj d’être épouse de Carim, seigneur de Basra, précède la shidda d’être désirée par Zenodor, un autre seigneur dont elle repousse les avances, ce qui mène celui-ci à recourir à la ruse et à la violence. On peut schématiser comme suit-: shidda initiale (orpheline à 6 ans) → inaction → faraj (Carim la recueille, l’élève, tombe amoureux d’elle lorsqu’elle grandit) → shidda (avances importunes de Zenodor) → inaction → faraj (Zenodor demande pardon) → shidda → action (Garaldi tente de poignarder son mari à la suite d’un cauchemar provoqué par l’épisode de Zenodor + Carim ne la croit pas malgré ses dénégations) → faraj (provisoire-: Carim la croit) → shidda (Carim découvre la ceinture de Zenodor et poignarde Garaldi). On doit faire ici une remarque touchant le langage-: lorsque les acolytes de Zenodor arrachent le poignard à Garaldi, le soupirant supplie celle-ci de lui pardonner sa tentative de viol. On voit très bien ici que l’histoire ne doit rien aux mœurs véritables de l’Orient. Zenodor emploie des paroles dignes d’un chevalier chrétien-: 7 On notera que les actions de Carim envers Garaldi sont bien moins calculatrices que celles d’Arnolphe envers Agnès (L’École des femme, 1662). 16 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf […] vous voyez, Madame, que je suis encore le maître de vôtre honneur et de vôtre vie-; mais vôtre courage et vôtre vertu m’ont donné tout à coup d’autres sentimens. Loin de suivre le dessein violent que mon amour m’inspiroit, me voilà à vos genoux pour vous en demander pardon. Oubliez mon crime, & ne voyez que mon repentir, & promettés moi pour prix de mes derniers sentimens, de ne point reveler ma violence. (69) Garaldi lui promet le secret, faraj temporaire, auquel succède la shidda du malentendu provoqué par la découverte de la ceinture de Zenodor par Carim. Pour que la narration puisse se poursuivre, il faut qu’au faraj que constitue la guérison de Garaldi en succède un autre, généré à nouveau par le santon, qui leur fait présent de cent sequins 8 avent de les prier de partir. Le résultat est le suivant-: shidda → inaction → faraj À chaque instance de shidda, qu’il y ait action ou pas, correspond une de faraj-; l’offre du santon, par exemple, ne dépend pas de l’initiative des deux jeunes femmes, mais de la générosité du saint homme. Le schéma que propose en général Ghersetti (7) ne se retrouve pas entièrement dans le conte. Le voici à titre de référence-: La séquence shidda → action-/ / inaction → faraj est privilégiée. On peut donc dire que le faraj, est en tout cas inévitable. Le santon les prie de partir, pour qu’il puisse reprendre sa vie de prière et de méditation. Parties de Basra, elles arrivent à un port de mer, qui n’est pas nommé dans le conte, mais qui ne semble pas être celui de Basra même (72) 9 . Ici a lieu une métamorphose-: Salned et Garaldi se servent de l’argent du santon pour acheter des vêtements d’homme et des marchandises pour faire commerce. Cet épisode de faraj est de très courte durée. En fait l’auteur le résume en une seule phrase-: 8 Le sequin était une ancienne monnaie d’or de Venise, qui avait cours dans tout le Levant. 9 Serait-ce celui de Umm Qasr, à une soixantaine de kilomètres de Basra-? 17 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral «- Le Vaisseau où ils 10 s’embarquerent voguoit heureusement, quand il fut tout à coup attaqué par un Corsaire, auquel on fut obligé de se rendre.-» (72). L’attaque du corsaire met en action la séquence faraj → inaction → shidda, qui présente une inversion par rapport à celle représentée par les actions du santon vis-à-vis des deux femmes. Sous le nom de «- Coldin- », Garaldi est vendu/ e comme esclave à Zenodor par le corsaire. À l’insistance de Garaldi, Zenodor achète aussi Salned, mais à partir de cette étape, la focalisation bascule de cette dernière à sa compagne. On n’apprendra le nom d’emprunt de Salned, «-Zuniman-», que quelques pages plus loin. À ce point du récit, la structure faraj/ shidda s’estompe provisoirement pour faire place à un processus élaboré de reconnaissance, qui commence par des rencontres fortuites mais fréquentes en public entre Garaldi/ Coldin et Carim. Ce dernier est surpris par la ressemblance entre l’esclave et la femme qu’il avait poignardée par jalousie. Zenodor ne l’est pas moins. Ici, une scène assez mélodramatique-: caché derrière un rideau dans la chambre de Garaldi/ Coldin, Carim observe Zenodor, qui demande (avec la plus grande courtoisie) à Garaldi/ Coldin de lui dire la vérité sur son identité. On voit ici que celle-ci n’accède pas simplement à sa demande, mais exige qu’il lui explique comment il a perdu cette femme. Il ne se fait pas prier pour tout lui raconter de sa mésaventure. On notera cependant que, comme Zenodor ignore que Garaldi/ Coldin a failli poignarder Carim pendant un mauvais rêve, la révélation de celle-ci demeure incomplète jusqu’à ce que celui-ci, caché jusque-là derrière un rideau, vienne se jeter aux pieds de sa femme pour lui demander pardon. La résolution de cette rencontre à trois est conventionnelle, presque banale et non-exempte de sentimentalisme, voire de mièvrerie- ; elle est peu en rapport, à la vérité, avec la réalité des mœurs orientales. Ne peut-on pas dire que cet épisode, au moins, préfigure un peu la comédie larmoyante, mise à la mode dès 1733 par Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée (1692-1754) avec La Fausse antipathie 11 -? Quoi qu’il en soit, pour Garaldi, c’est le faraj définitif. Réconciliée avec son mari, qui a pardonné à Zenodor au vu de son extrême regret d’avoir cherché à séduire sa femme, elle disparaît du conte, ce qui permettra à Salned/ Zuniman de chercher à son tour la justice. Ayant été répudié/ e par Asem pour avoir eu un enfant en dehors du mariage, Salned/ Zuniman veut savoir si une pareille chose est possible, ce qui lui permettra de déterminer dans quelle mesure elle est responsable de la shidda qui est à l’origine de ses mésaventures. Toujours sous son déguisement masculin, il/ elle propose à une assemblée de médecins «- s’il est 10 Les jeunes femmes sont à présent déguisées en hommes. 11 Sa pièce Le Préjugé à la mode (1733) est la plus généralement connue. Représentée 30 fois de 1735 à 1792. https: / / cesar.huma-num.fr/ cesar2/ titles/ titles.php? fct=edit&script_UOID=110239 18 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf possible qu’une fille accouchât sans avoir vu d’homme-» (76). C’est le seul épisode du conte où on relève une remarque extra-diégétique-: On raisonna, on discuta l’affaire, & à force de raisonner, il se trouva là-dessus des partisans du possible. L’esprit humain, qui ne suffit pas le plus souvent à trouver les raisons de ce qui est, est quelquefois assez ignorant pour trouver les raisons de ce qui n’est pas. (76) L’ignorance et le dogmatisme des médecins sont des topoï abondamment traités au XVII e siècle, notamment par Molière. Sans faire en général de commentaires, le Journal des Sçavans rapporte, souvent avec beaucoup de sérieux, des méthodes, des opinions et des procédures médicales qui nous semblent souvent aberrantes à nous autres contemporains, même en tenant compte de l’état des connaissance de l’époque. Ce qui est intéressant dans cet épisode, c’est la métamorphose de ce qui avait débuté comme une question scientifique en sujet à la mode, fortement genré, puisque les hommes de la ville rejettent comme impossible cette «-parthénogénèse-», alors que les femmes soutiennent le contraire. Comment expliquer cette disparité de vues-? Serait-ce que dans le contexte (pseudo) oriental du conte, les femmes chercheraient à préserver leur réputation de vertu, même face à une impossibilité biologique évidente-? Quoi qu’il en soit, on passe alors du général au particulier avec la tante de Salned, Mandrice, qui papote avec deux amies sur le sujet. Au scepticisme de cellesci, leur hôtesse leur répond qu’elle a une preuve avérée, qu’elle leur livrera sous le sceau du secret. Nous voyons également ici un rejet assez clair des traditions orientales, qui mettent l’accent sur la pudeur que doivent observer les femmes-: Mandrice avoue à ses amies qu’elle a eu quelques aventures, tout en les pressant de ne pas se piquer «-d’un scrupule outré-» (77). Nous avons vu plus haut comment l’auteur du conte cherche à concilier mœurs orientales et occidentales (lors de la rencontre entre Asem et Salned). Faut-il discerner dans le libertinage de Mandrice un plaidoyer pour une attitudes plus libre des femmes envers l’amour (n’oublions pas que nous sommes en pleine Régence), ou plutôt une métaphore de la méchanceté du personnage, telle qu’elle se révèlera à la fin du conte-? Cette prolepse s’explique par l’aveu de Mandrice à ses invitées- : elle a eu un enfant avant le mariage et a dû subir en conséquence le mépris de son frère et de sa nièce. Mais le conte ne la présente pas en victime, vu qu’elle résout de se venger, tout en adoptant des apparences de vertu, dont elle se compense en secret 12 . De la troisième personne, le récit passe à la première. Sa vengeance est bâtie sur une double 12 Elle fait penser à Macette (Régnier, Satire XIII), sans avoir toutefois sa volonté d’entraîner d’autres femmes dans la débauche et la prostitution. 19 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral tromperie-: envers sa nièce et envers son amant, qu’elle convoque chez elle à minuit, pour lui donner prétendument des «-témoignages-de son amour-». Elle l’avertit qu’elle partage son lit avec une amie et qu’il doit être discret. Ici, la duplicité de Mandrice atteint des sommets de méchanceté-: au lieu de mettre Salned du côté de la ruelle,-comme promis, c’est elle qui s’y couche, après avoir drogué sa nièce. On notera l’attention au détail du récit, qui rend vraisemblable la trahison qu’elle a ourdie. En effet, une Salned consciente ne se serait pas laissé faire, ou à tout le moins aurait jeté les hauts cris. Le projet de Mandrice réussit, au détriment de la jeune femme. Les amies de Mandrice n’ont ni sens moral ni discrétion- : elles ne tardent guère à colporter une histoire qu’elles ne trouvent qu’un peu «-avoir été poussée trop loin-» (79). Ici, l’auteur rajoute un détail qui prépare le faraj final, puisque l’amant de Mandrice se trouve n’être autre que Asem, qui était tombé amoureux de Salned au début du conte. Le rapport entre Asem et Mandrice ne doit rien au sentiment, puisque celui-là tombe amoureux de Salned aussitôt qu’il jette les yeux sur elle. C’est un moyen assez artificiel pour l’auteur de conclure l’histoire. L’agent médiateur de la résolution est un cadi, qui représente la première et la seule intervention des pouvoirs publics dans une histoire ayant trait presque exclusivement aux rapports interpersonnels. Ayant fait cacher Salned derrière un rideau, le cadi fait avouer à Mandrice et à ses amies la supercherie, en présence d’Asem et du père de Salned. Le résultat est une double scène de reconnaissance et de réconciliation, de la part d’Asem et du père de Salned, faraj final et conclusion du conte. De l’enfant de Salned, il ne sera jamais question. Aucun lecteur, que ce soit au début du XVIII e siècle ou aujourd’hui ne saurait se méprendre sur cet Orient qui n’est qu’une mise en fiction au service du but véritable de cette histoire, qui est en fait un conte moral. Le cadre, Basra, n’est là que pour «-faire oriental-». Rien dans le récit ne nous renseigne sur les particularismes de cette cité, encore moins sur ce qu’elle pouvait receler de mystérieux ou d’exotique. Aucune description, ni de la ville, ni des environs, ce qui donne à penser que l’auteur ne s’est servi du nom de la ville que comme un élément suffisant d’exotisme et de vraisemblance, et aussi comme de prétexte, comme on l’a vu plus haut, aux intentions commerçantes de Salned et Garaldi, puis à la capture des jeunes femmes par un corsaire. Un autre élément absent de la thématique du conte est le regard religieux. Les littératures arabo-musulmanes sont pleines de références au surnaturel et au divin, même si elles ne sont que de routine ou inspirées par la superstition. Or, le seul élément touchant à ce thème dans le conte est le santon qui accueille les deux jeunes femmes et les soulage dans leur détresse. À-noter cependant que nulle part le santon en prononce le nom d’Allah ou du Prophète, ni ne fait aucune référence à la divinité. Sa charité semble provenir entièrement de sa propre nature. Contrairement à ce que 20 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf rapporte Ghersetti, le faraj dans le conte, du moins de la part du santon, est la conséquence non de sa religiosité, mais de sa nature essentiellement bienveillante, encore que Salned et Garaldi soient convaincues que leur faraj final est le résultat des prières du santon. Ghersetti conclut son article sur une remarque qui montre la nature essentiellement différente entre les contes de Al-Tanûkhi et celui étudié ici. Selon son analyse, ce qui joue un rôle prédominant dans la narration chez le conteur basriote, ce sont non les actions en elles-mêmes, mais la décision d’agir (9). Or, on ne voit la décision d’agir (suivie d’action) que vers les dernières pages du conte. C’est plutôt la combinaison d’un enchaînement de circonstances et les réactions des personnages à ces circonstances, plus le hasard, qui conduit l’action. La mode du conte oriental, lancée par Galland, va amener non seulement un intérêt renouvelé pour ces régions (déjà éveillé par de nombreux récits de voyageurs), mais va servir d’intermédiaire entre le conte de fées (de Perrault à Mme d’Aulnoy) et le conte philosophique, qui pose des questions plus en profondeur sur la nature humaine. Bibliographie Anonyme. «-Salned et Garaldi, Nouvelle Orientale-». Le Nouveau Mercure, février 1720. Paris-: Guillaume Cavelier, veuve Ribou, Guillaume Cavelier fils, 1720-: 61-80. _____. Salned et Garaldi, Nouvelle Orientale. Par feu M. de La Motte. In Recueil de mémoires, dissertations, lettres et autres ouvrages critiques, historiques & littéraires pour servir de supplément aux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, & de celle des Inscriptions & Belles-Lettres. Tome CCCXIX. S.l.n.d.-: 453-473. Aristote. La Rhétorique. http: / / remacle.org/ bloodwolf/ philosophes/ Aristote/ rheto1.htm#II Dufrénoy, Marie-Louise. L’Orient romanesque en France-: 1704-1789. Montréal-: Éditions Beauchemin Ltée, 1949. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par M. Basnage de Beauval. T. I-: A-H. T. II-: I-Z. La Haye & Rotterdam-: Arnoud et Reinier Leers, 1702. Ghersetti, Antonella. «-Human Initiative in Al-Faraj Ba’d al-Shidda by Al-Tanûkhi-». Occasional Papers of the School of Abbasid Studies. No. 4 (1994)-: 1-9. La Chaussée, Pierre-Claude Nivelle de. Le Préjugé à la mode. Paris-: Le Breton, 1735. Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant : le « mythe » indien à la française Mathilde Bedel Aix-Marseille Université Ni découverte, ni inventée, mais construite, mais fabriquée, ouvrage sans cesse remis sur le métier par d’ingénus ou d’ingénieux artisans et trafiquants de l’imaginaire, l’Inde nous rappellerait, s’il en était besoin, que l’observation est fille de la mémoire et que l’inouï tire sa saveur du ressassement insatiable de l’ouï-dire. Catherine Weinberger-Thomas (11) « L’ Inde-», terme générique pour désigner l’Orient et toutes les merveilles qu’il recèle, est dans cette fonction parfois remplacée par «- l’- Éthiopie- », avec laquelle elle est souvent confondue.-» (Battistini, et al. 638) Considérée depuis l’Antiquité comme un territoire regorgeant de merveilles, elle est réputée pour ses «-paysages humains-» extraordinaires. «-Géographie réelle et géographie imaginaire sont très proches au début du XVII e siècle et, par conséquent, la géographie littéraire se présente comme un mixte entre véracité et fantaisie.-» (Requemora-Gros 352) Ainsi, la traduction des Anciens participe à la découverte de l’Inde à travers les textes par les lecteurs français sédentaires. Le début du XVII e siècle s’inscrit aux prémices d’une vogue mondaine en explorant le motif indien. Ainsi, l’Inde des auteurs français devient hostile ou galante, oscillant entre deux extrêmes qu'il leur est difficile de nuancer. Deux œuvres prototypiques permettent d'étudier ces représentations ambivalentes et contradictoires-: Les Dionysiaques ou les voyages, les amours et les conquestes de Bacchus aux Indes, de Nonnos de Panopolis (fin IV e s. - milieu V e s.), traduite du grec par Claude Boitet de Frauville 1 en 1625 2 et Les avantures d’Abdalla, fils d’Hanif, roman de Jean-Paul Bignon (1662-1743). La figure du traducteur occupe alors un rôle particulier dans l’exploration de territoires lointains et favorise le détournement de la censure (Chevrel, et 1 Claude Boitet de Frauville est un littérateur né à Orléans en 1570, mort en 1625. On a de lui, outre une traduction de l’Odyssée (1619, in-8°) et Dionysiaques de Nonnos (1625, in-8°), Le Fidèle historien des affaires de France, 1623, in-8°-; le Prince des princes, 1632, in-8°.-» In Lalanne 319. 2 Nonnos Paris-: Foüet. 22 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel al. 501). Il s’agit ainsi d’étudier les ressorts narratifs permettant l’élaboration littéraire fondatrice d’un «-mythe-» indien à la française. L’Inde, un territoire porteur d’un imaginaire moderne L’image édulcorée de l’Inde en tant qu’hétérotopie fabuleuse circule dans l’imaginaire des écrivains du Grand Siècle. Comme l'a notamment démontré Jean Biès dans sa thèse Littérature française et pensée hindoue, «-[C]e sont encore les voyageurs qui alimentent le mieux les chroniques indiennes car même si les poètes de la Renaissance évoquaient déjà l'Inde, ils le faisaient de manière incomplète et inexacte.-» (In Chevrel, et al 37). Alors que l’Inde du début du XVII e siècle devient un objet de concurrence commerciale et politique pour le Portugal, la Hollande ou l’Angleterre, pour la France elle reste un territoire légendaire avec lequel elle n'a pas encore développé de lien économique. De fait, c’est bien la redécouverte des Anciens et de leurs traductions qui amorce la rencontre culturelle entre la France et l’Inde. Dans son introduction-: «-Les yeux fertiles de la mémoire-», Catherine Weinberger-Thomas avance l’hypothèse selon laquelle la conscience de l’Inde a été créée par la transmission de realia Indiae formant alors, au fil des siècles, une représentation prototypique longtemps entretenue (Introduction, 9-33). «- Quand ce n’est pas la mythologie indienne qui fournit l’archétype des mirabilia, c’est la réalité observée, mais perçue à travers le prisme du merveilleux.-» (Ibid. 15) L’espace indien est donc porteur d’un imaginaire déterminant sa découverte géographique par les Européens. Alors que l'Orient devient un espace narratif connu, notamment par les récits des voyageurs (Biès 39), les écrivains cherchent un nouvel espace géographique fictionnel et trouvent ce dernier en Inde. Ils réussissent alors à dépasser l’imaginaire moyen-oriental grâce aux motifs de la thématique indienne qui devient un facteur de modernité telle que l’a défini Sylvie Requemora-Gros La modernité oppose à la pureté revendiquée par les Anciens le mélange, le métissage, l’hybridité, l’intertextualité comme nouvelles valeurs esthétiques et idéologiques. Mais pour être développée, la transgression doit d’abord s’appuyer sur une identification claire des genres traditionnels, sans laquelle la transgression ne peut être repérée (25). En effet,- la superposition de l’imaginaire chrétien sur l’ailleurs indien, développé en France, est enrichie par une interférence des genres littéraires eux-mêmes porteurs de modernité littéraire. 23 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant L'Inde de Bacchus : un espace épique à conquérir «-Ainsi conquesta Bacchus l’Inde-», déclare Rabelais dans le Cinquiesme Livre (Giacone 525), témoignant alors de la pérennité du motif littéraire du dieu latin en Inde. Reconnu pour son caractère de «- dieu du parcours, errant sans cesse en compagnie de ses Bacchantes-» (Lévêque 127), Bacchus s’impose au fil des textes antiques comme un héros civilisateur lors de sa conquête indienne. Citons Lévêque-: Il existe un corpus de textes bien constitués, en liaison avec l’expédition orientale d’Alexandre le Grand, qui permet une documentation entièrement renouvelée et met en place une structure chronologique tripartite avec trois étapes successives, dont chacune prépare la suivante - selon le motif bien connu pour la colonisation de la precedenza qui justifie la prise de possession du sol par les colons grecs du fait qu’Heraclès les a précédé dans cette voie--: celle du Dieu Dionysos, celle du héros Héraclès, celle du héros/ dieu Alexandre.-» (Ibid.) Par ailleurs, la victoire de Bacchus sur les Indiens est un topos littéraire mettant en scène l'Inde et explorant ses diverses représentations. Les Dionysiaques… permet au traducteur de reproduire la juxtaposition entre les géographies grecques et indiennes, afin de renouveler l'espace fictionnel oriental turc en Orient indien, alors perçu comme un lieu de fiction original pour une épopée aux prétentions colonisatrices. En effet, l'enjeu de l'intrigue est donné dès le début du texte- : Iris chargée par Jupiter de convaincre Bacchus de soumettre Deriades, le commandant des Indes, à son pouvoir. «-Il te commande de faire la guerre aux Indiens et de les réduire sous le joug de ton obéissance afin que tu donnes les lois de religion à ce peuple barbare, qui en combat l'etablissement par la liberté, & le déréglement de son esprit, & qui en appréhende les entraves, & les liens. (Frauville 217) De fait, le narrateur présente la bataille centrale de l'épopée en s'appuyant sur une poétique de la soumission. Ainsi, même si le personnage de Bacchus parvient à véritablement s'imposer en Inde, la description impose la vive dévalorisation des Indiens dont l'infériorité est soulignée par une animalisation-: Enfin les deux armees se joignirent, les Indiens se mesloient dans la presse, tout ainsi que les Gruës quand elles font la guerre aux Pigmees lorsqu'elles retournent aux pays chauds, fuyans les rigueurs de l'Hyuer, & se monstrans courageuses, volent en l'air, paroissans comme vne nuée noire dessus l'Ocean-: Les deux ennemis se choquoient rudement d'vne part & d'autre, les compagnies des Bassarides ne s'y espargnoient pas- : les vnes auoient entouré leurs testes de viperes, les autres de lierre […]-», (Ibid. 246-247). 24 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel On retrouve également ce procédé lorsque sont évoqués les troupes éthiopiennes qui utilisent comme ruse, pour tromper et effrayer leur ennemi grec, une tête de cheval mort comme heaume et hennissent pendant l'assaut (Ibid. 426). L’animalisation s’accompagne d’un déni culturel et religieux, tels qu’on les retrouve chez certains voyageurs français en Inde au XVII e siècle. En effet, avant même que la bataille commence, le narrateur précise qu'une nymphe cherche à décourager les troupes indiennes-: «-Ô peuples, que vous êtes peu avisés ne vous défendez point contre les armes des Dieux et particulierement du fils de Jupiter.-» (Ibid. 244) À travers la voix du narrateur, les Indiens incarnent les perdants par la description du champ de bataille qui se trouve recouvert de leurs cadavres. C'est donc par «-compassion d'une si grande défaite-», que Bacchus transforme en vin l'eau du fleuve dans lequel se répand le sang des vaincus. En revanche, le narrateur montre que c'est un Indien qui parvient à convaincre les autres soldats de se joindre à lui pour goûter le breuvage. De cette manière, ils connaissent l'ivresse et sont faits prisonniers par les Grecs, avant d'être endormis par Cupidon, pendant que les troupes de Bacchus envahissent le pays (Ibid. 252). Il ne s'agit plus pour l'aède de chercher à traduire l'attendrissement du héros, mais au contraire de justifier la soumission des vaincus. Le champ de bataille devient alors, sous sa plume, un théâtre bouffon composé de dormeurs ridicules-: Ils dormoient tous en diuerses postures-; l'vn sur le nez, vn autre met sa teste dessus vne estendue sur le riuage d'vne eau, dont murmure le fauorisoit-; vn autre embrassoit ses deux costez de ses mains, vn autre tenoit sa teste appuyee d'vn seul bras-: vn autre dormoit en figure ronde comme vn serpent, & la plus grande partie se retira sans les forests. Vous en eussiez veu vn estendu souds vn chesne-; vn autre soubs vn laurier, exprimans en dormans quelques voix confuses & inarticulees, vn autre soubs vn oliuier, vn autre soubs vne Palme, dont les rameaux sembloient trembler au vent de son haleine, vn autre estoit sur l'arene qui vomissoit la quantité de vin qu'il auoit mal digeré.-» (Ibid). Par ailleurs, lorsqu'ils sont dépeints dans leur vaillance ou leur magnificence 3 , les Indiens mettent en valeur leur ennemi. En effet, après leur défaite, l'aède explique que Junon cherche à convaincre Deriades de continuer la lutte- ; le commandant indien apparaît par son courage mais c'est pour mieux valoriser Bacchus lorsqu'il gagne la bataille malgré la difficulté. Il semble donc que Boitet de Frauville s'appuie sur l'imaginaire français de l’Inde pour faire du pays un simple instrument de fiction. Ainsi le récit pré- 3 Junon explique ses motivations à aider ces «-superbes Indiens-», (Ibid.,496). 25 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant sente des héros mythologiques mis en valeur par le contenu indien comme un nouvel Orient littéraire à conquérir. L’Inde d’Abdalla : un espace conté à critiquer Signé d’un nom d’emprunt, Les aventures d’Abdalla se présente comme la traduction d’un manuscrit arabe racontant le voyage d’Abdalla envoyé par Shah Jahan, son maître, à la recherche de la fontaine dont l’eau procure la jeunesse éternelle. À la manière d’un récit enchâssé, le roman présente, par le biais des personnages, des figures d’embrayage qui élaborent un transfert d’images culturelles indiennes. Par ailleurs, s’appuyant sur les récits des voyageurs en Inde, l’ouvrage de Bignon développe une double logique énonciative avec le récit-cadre, entrecoupé par un ensemble d’intrigues secondaires, dans lesquelles le narrateur-personnage présente des éléments culturels qu’il veut caractéristiques de l’identité indienne. La lettre que Monsieur de Sandisson m’écrivit en m’envoyant l’ouvrage d’Abdalla, est si instructive, qu’elle peut tenir lieu de Préface à la tête de cette Traduction. […] Les relations des célébres Voyageurs qui ont parcouru les Indes, & traité des mœurs des Indous, nous ont depuis long-tems rendus assez familieres les expressions qui servent à décrire les superstitions de ces Peuples. Il est vrai que parmi ces Voyageurs, il y en a peu qui parlent Théologie Indienne aussi pertinemment que la Veuve délivrée du feu-; mais c’est cela même qui rend l’Ouvrage d’Abdalla plus estimable & plus curieux (5-6). L’influence de la littérature viatique authentique intervient comme un miroir face à la géographie imaginaire qui se développe au sein de la littérature de fiction. Il s’agit alors pour l’auteur de s’appuyer sur un orient utilisé comme «- prétexte à penser- ». 4 Dans Les aventures d’Abdalla, le narrateur explique qu’au début de son périple et ne sachant quelle direction prendre pour trouver son objectif, c’est-à-dire la fontaine, il erre au hasard (Ibid. 8) avant de rencontrer Almoraddin qui devient son compagnon de route. Le récit présente alors un monde conforme à celui que sillonne Sinbad-: La structure des Voyages comportera donc un mouvement de balance entre ces deux espaces entre l’ordinaire et l’extraordinaire, la civilisation et la sauva- 4 Cette réflexion concernant l’étude des «- faux- » voyages redéfinis dans le champ littéraire comme un genre à part entière est actuellement menée par le programme de recherche interdisciplinaire Géographies imaginaires. Le voyage-prétexte comme machine à penser, dirigé par Sylvie Requemora-Gros et Christine Gadrat-Ouerfelli. 26 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel gerie.-Le monde que parcourt Sinbad, uni géographiquement, est cependant affecté d’une coupure en deux aires culturelles-: il y a d’une part les contrées musulmanes, qu’il fréquente […] où il se sent peu ou prou chez lui […] D’autre part, il y a les terres des mécréants, espaces policés comme Ceylan ou Java, où se trouvent aussi des colonies musulmanes, depuis 1082 dans la dernière île, mais aussi espaces situés aux confins du monde et peuplés de créatures dangereuses, cyclopes, nains roux etc., que Sinbad affronte lors de ses aventures (Laveille 20). Si le héros des Mille et une nuit combat de redoutables créatures, Abdallah et Almoraddin se trouvent confrontés à une autre sorte de monstres, des nains desquels ils veulent sauver des jeunes femmes. La scène est présentée suivant un processus narratif d’héroïsation qui plante le décor de nuit, dans un espace isolé et convoque d’abord le sens auditif des futurs sauveteurs, alertés par les cris des dames en détresse. Il s’ensuit leur course vers le lieu du danger et le constat du rapport de force exercé par «-une troupe de Bramines & de Fakirs-» (Bignon 15) sur les victimes. Alors que les deux personnages se lancent dans un courageux assaut, Abdalla se démarque par son intervention au discours direct-: «-Detestables chiens, leur dis-je, je vous châtierai de votre impudence, & de votre hypocrisie, vous mourrez tous.-» (Ibid.) De fait, le topos chevaleresque de la dame en détresse est ici structuré par l’opposition entre les représentants d’un code de l’honneur et ceux de la plus profonde bassesse 5 . Le portrait défavorable des brahmanes est par la suite complété par le récit de l’une des jeunes femmes, qui s’avère être une veuve réticente à honorer le rite d’immolation et sauvée des flammes du bûcher funèbre de son mari par l’un de ses ravisseurs. La voix de celleci retransmet les différentes étapes qui permettent la bonne tenue du rite. Elle refuse d’abord les propositions de sauvetage-; on la costume et la pare de ses plus beaux atours, puis elle est menée en dehors de la ville pour rejoindre son bûcher funéraire. Elle explique ensuite qu’on dépose la tête de son mari sur ses genoux avant de l’enfermer et d’allumer le feu. Enfin, elle se dit sauvée par les brahmanes eux-mêmes, qui, par un moyen dissimulé du peuple parviennent à la retirer du bûcher en flammes. «- On plaisanta beaucoup sur la crédulité du Peuple-; & les freres ne se régalerent pas mal.-» (Bignon 20-21). La théâtralisation du rite de sati permet de mettre en place le rebondissement romanesque du sauvetage de la veuve. Alors que celleci semble perdue, elle est soudainement libérée et la chute de cet épisode 5 Le- «- traducteur- », «- M.de Sandisson- », propose d’ailleurs, en note, de définir ce que sont «- bramines- » et «- fakirs- »- : il explique que les uns sont des «- Religieux Gentils fort respectez, & grands fourbes-» et que les autres sont une «-Autre espece de Religieux Idolâtres. », Ibid. 27 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant propose le retournement ironique entraînant la critique de la crédulité du peuple. Selon le personnage, les brahmanes apparaissent comme des êtres à la fois fourbes et cruels fortement portés à la lubricité. L’épisode présente le rite conformément aux récits des voyageurs, en respectant chaque étape décrite par ces derniers 6 - ; comme le définit Beatrijs Vanaker- : «- Il s’agit de scènes topiques sur le plan thématico-narratif qui seraient de quelque façon - mais toujours sur le plan potentiel- - indicatives de l’inscription culturelle des personnages.- » (226) En revanche, si la cérémonie de crémation d’une veuve hindoue devient représentative de l’identité indienne pour la littérature française, l’auteur en montre ici les coulisses. Sous sa plume, la toute-puissance des brahmanes n’apparaît que pour mieux être dénoncée. La scène de la crémation, perçue à travers le regard de l’épouse, semble issue d’une pièce à machines- : le rebondissement opéré par le sauvetage, dont le spectaculaire relève d’un effet de mise en scène, présente le bûcher comme une machine inattendue. L’imaginaire indien est ensuite amplifié par une vision carcérale, souterraine, dans laquelle la jeune femme se trouve à nouveau prisonnière. Ce nouvel espace permet alors l’expression des brahmanes, selon une voix inédite-: alors qu’à la surface ils apparaissent comme des hommes religieux et respectables, auxquels la veuve fait confiance, ils se changent en êtres méprisant la croyance de leurs dévots. De fait, il est possible d’affirmer avec Aurélia Gaillard que «-le souterrain est ainsi ce lieu où les doubles coexistent, où les échanges tournent mal, où les réciprocités n’offrent aucun équilibre-: monde inverse où rien de ce qui est humain n’est indifférent.-» (100) Bien avant d’adopter les traits du bon sauvage de l’Inde (Raphaël Rousseleau 309), le personnage du brahmane est donc un support de transfert culturel nourrissant l’imaginaire français, tout en reflétant les prodromes de la lutte anticléricale menée par les penseurs des Lumières. Par ailleurs, en donnant la parole à l’Indienne, l’auteur propose un récit à la première personne, incitant alors le lecteur à une identification biaisée au personnage. «-En effet, aux dires de Daniel-Henri Pageaux, «-toute image procède d’une prise de conscience, si minime soit-elle, d’un JE par rapport à l’Autre, d’un Ici par rapport à un Ailleurs-».-» (In Vanaker 227) Ainsi, considérant que la représentation culturelle s’élabore à partir des interactions entre «- la culture regardée d’une part et la culture regardante de l’autre- » (Ibid.), la critique des brahmanes et de leurs vices devient le révélateur d’un mode de fonctionnement du monde religieux chrétien. 6 On trouve une typologie de la veuve indienne dans l’ouvrage de Joëlle Weeks- : Représentations européennes de l'Inde-: du XVIIe au XIXe siècle, Paris-: L'Harmattan, 2009. Ce travail est complété par celui issu de ma thèse de doctorat- : Mirabilia Indiae-: Voyageurs français et représentations de l’Inde au XVIIe siècle, à paraître chez Classiques Garnier. 28 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel Le voyage en Inde du XVII e siècle s’impose donc comme motif littéraire, qu’il soit issu de traductions antiques ou de mises en récit faussement authentiques. L’Inde en tant qu’icône de la première modernité n’est pas seulement esthétique-: elle interroge également la teneur des informations diffusées sur les pratiques indigènes afin de répondre aux enjeux politiques et commerciaux que représente l’établissement de comptoirs français sur le territoire indien. Cette littérarisation de la découverte française de l’Inde participe à l’engouement des mondains pour l’imaginaire que permet d’explorer ce pays. De leur côté, les récits de voyageurs français mettent en place un nouvel espace paradoxal dans lequel les auteurs trouvent une légitimité d’écriture en élaborant un ensemble de personnages stéréotypés et en commentant les textes fondateurs du monde «-hindou-». Le «-mythe-» indien à la française se dessine, à la fois complexe et passionnant. Bibliographie Sources primaires Bignon Jean-Paul. Les Avantures d'Abdalla fils d'Hanif etc. Tome premier-second. Paris-: Pierre Witte, 1712. Nonnos de Panopolis. Les Dionisiaques ou les metamorphoses, les voyages, les amours, les advantures et les conquestes de Bacchus aux Indes. Nouvellement traduittes (Boitet De Frauville, tr.). Paris : Foüet, 1625. Études critiques Ouvrages cités Battistini, Olivier, Dominique PoliJean, Pierre Ronzeaud, Jean-Jacques Vincensini (éds.). Dictionnaire des lieux et pays mythiques. Paris-: Éditions Robert Laffont. (Coll.-«-Bouquins-»), 2011. 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Duggan Wayne State University Après le succès des premiers tomes de la traduction (ou plutôt de l’adaptation) des Mille et une nuits par Antoine Galland (1646-1715), qui commencent à paraître dès 1704, François Pétis de La Croix (1653-1713) traduit du turc en français L’Histoire de la sultane de Perse et des quarante vizirs, qu’il publie en 1707. Peu après, le texte est traduit en anglais par Ambrose Philips (1674-1749) sous le titre Turkish Tales-; Consisting of Several Extraordinary Adventures with the History of the Sultaness of Persia and the Visiers (1708). Trois ans plus tard, Pétis de La Croix initie la publication des Mille et un jours, contes persans (1710-12), dont le titre principal marque son désir de jouer sur la popularité des Mille et une nuits de Galland 1 . Selon Ulrich Marzolph, «-En ce qui concerne le titre de la collection, Les Mille et un jours, de toute évidence Pétis de La Croix l’a inventé […] lui-même, et tout aussi évident, il l’a fait pour que le titre corresponde à celui des Mille et une nuits de Galland-» (8). Il donne sa traduction comme se basant sur un manuscrit qu’il a obtenu du dervis Moclès, avec qui il a passé du temps pendant son séjour à Ispahan- ; en fait, la compilation des contes tire la plupart de son contenu d’un manuscrit turc, acquis par Galland en 1673 pour la Bibliothèque Royale, intitulé Al-Faraj ba‘d al-shidda, ou La Joie après l’affliction 2 , œuvre de l’auteur basriote Abu ‘Ali al-Muhassin al-Tanûkhi (940-994). En effet, il s’agit d’une «- adaptation turque d’un ouvrage persan- » (Hahn 50)- ; de là 1 Comme il n’y pas de consensus chez les critiques à propos du rôle d’Alain-René Lesage dans la rédaction des Mille et un jours, je vais le considérer ici comme l’œuvre de Pétis de La Croix. Paul Sebag, par exemple, a mis en cause la thèse que l’orientaliste a collaboré de manière significative avec Lesage, insistant-: «-Rien dans la biographie de Lesage ne permet d’affirmer qu’il prit la moindre part, ne fût-ce qu’à la forme, des Mille et Un Jours-» (36). Franz Hahn est arrivé à la même conclusion (52). Mais Christelle Bahier-Porte réitère l’argument que Lesage à participé à la rédaction du texte dans son introduction au Mille et un jours dans l’édition Champion de son œuvre (2006). 2 Sur la question des sources des Mille et un jours, voir Mokhberi 34 qui base son analyse sur la recherche de Paul Sebag dans son «-Introduction-» aux Mille et un jours (2003). Voir aussi «-L’Introduction-» aux Mille et un jours (2011) de Christelle Bahier-Porte aussi bien que son article, «-La mise en recueil-» 94. 32 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan le sous-titre «-contes persans-». En 1714, Les Mille et un jours paraît dans le même volume que L’histoire de la sultane de Perse en Angleterre sous le titre The Persian and the Turkish Tales compleat. Pétis de La Croix traduit et adapte pour un public français une collection de contes turcs concernant la sultane de Perse, d’une part, et de l’autre une collection de contes supposés être persans, tirés d’un manuscrit turc-; ensuite, les deux collections sont traduites en anglais, adaptées et publiées ensemble pour un public anglais. Il y a une certaine logique à la publication anglaise des Persian and the Turkish Tales compleat, car les deux collections se présentent comme une sorte d’anti-Mille et une nuits. Dans Les Nuits, le sultan Shahriar se méfie de toutes les femmes après avoir découvert que sa femme, la sultane, le trompait avec un esclave pendant ses absences-; pour se venger des femmes, il épouse une vierge chaque nuit, la tuant à l’aube. A travers ses contes, Schéhérazade essaie de guérir le sultan de sa haine des femmes. Le racontage a un double objectif-: premièrement, de mettre fin à la tuerie des femmes et, en conséquence, ramener de l’ordre dans la société- ; deuxièmement, de réhabiliter le sultan. Les contes turcs et persans de Pétis de La Croix jouent de manière complexe sur la dynamique du genre des Nuits de Galland, la mettant par là en cause. Dans Les Mille et un jours, une princesse joue le rôle de Shahriar, se méfiant des hommes et porteuse d’une beauté fatale qui conduit les hommes à la mort. C’est sa nourrice qui essaie - mais sans succès - de guérir la princesse de sa haine de l’autre sexe à travers des histoires d’hommes fidèles pour restaurer l’ordre au royaume. La transformation de la princesse ne se fait que grâce à la tromperie masculine, ce qui souligne l’impuissance de la conteuse. Comme le remarque Jean-François Perrin, «-Finalement, les contes de la nourrice n’auront aucun effet significatif sur l’imaginaire de la princesse ; il faudra qu’un faux prêtre envoyé par un prince amoureux d’elle, la mystifie à la faveur de la guérison qu’il aura opérée sur son frère malade, pour qu’elle accepte enfin, grâce à certaines manipulations de son imaginaire suivies de la rencontre de l’amant, de se reconnaître amoureuse et désireuse d’être épousée-» («-Transformations-» 47). En effet, la conteuse féminine des Mille et un jours n’a pas le même pouvoir que celle des Mille et une nuits. Dans le cas des contes turcs, le personnage du sultan, contraire à Shahriar, a trop confiance en sa femme, qui essaie de le convaincre de tuer son propre fils (et son beau-fils à elle) quand ce dernier rejette les avances sexuelles de sa belle-mère, la sultane. Dans ce cas-ci ce sont les quarante vizirs qui jouent le rôle de Schéhérazade-: ils essaient de protéger la victime (le prince) en racontant des histoires concernant les ruses des femmes, qui alternent avec celles de la sultane, laquelle déploie ses contes sur les mauvais fils pour inciter le sultan à la violence, c’est-à-dire, pour inculquer au sultan l’idée qu’il lui faut tuer son fils. Tandis que dans les Nuits, Schéhérazade essaie de contenir 33 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours la violence masculine envers les femmes, chez Pétis de La Croix les personnages qui tiennent la fonction de l’héroïne des Nuits essaient de contenir la violence féminine envers les hommes. De plus, dans les deux textes de Pétis de La Croix, la voix féminine est rendue impuissante (dans le cas de la nourrice) ou bien est délégitimée (dans le cas de la sultane), un important contraste avec celle, puissante et légitime, de Schéhérazade. Les critiques comme Christophe Balaÿ (1982), Franz Hahn (2002) et Jean-François Perrin (2004) ont tous commenté sur le rapport entre, surtout, Les Mille et un jours et Les Mille et une nuits. Adoptant une approche qui rend compte du genre dans cette dynamique textuelle, je suggère que la réception des Contes persans et des Contes Turcs de Pétis de La Croix ainsi que la manière dont ils interagissent avec Les Nuits peuvent s’élucider en invoquant la Querelle des Femmes 3 . Mon objectif n’est pas nécessairement de placer l’œuvre de Pétis de La Croix au sein de la querelle, mais de suggérer qu’il joue - consciemment ou à son insu - sur l’actualité de cette querelle en France et sur l’intérêt porté par le public français (et, concernant les traductions anglaises, par le public anglais) à ce genre de débat 4 . Chez Pétis de La Croix, on peut très bien se demander si son choix de traduire ces deux textes - qui présentent des contrastes importants avec les Nuits et pouvaient clairement bénéficier de son succès - est une question de marketing ou d’idéologie. Pourtant, dans le cas de la traduction et adaptation anglaise, l’édition qui réunit Les Mille et un jours et La Sultane de Perse se présente plus explicitement comme un texte qui pourrait s’impliquer dans la Querelle des Femmes en Angleterre. Selon Susan Mokhberi, tout comme Les Mille et une nuits, Les Mille et un jours «- décrit un monde luxueux et courtois qui rappelait aux lecteurs français le monde luxueux et décadent de Versailles […] Les Mille et un jours prend le spectacle des princes persans et le réinterprète pour l’adapter aux conceptions françaises de la richesse orientale qui reflètent aussi l’extravagance française-» (35-; c’est moi qui traduis). Si on peut très bien comprendre ces textes en tant qu’un reflet des élites mondaines de Paris et de Versailles, il n’y a aucune raison de ne pas croire que ce reflet ne s’étend pas aux débats littéraires et sociaux de l’époque, la Querelle des Femmes marquant un débat important des années 1690. La Querelle des Femmes a ses origines dans les sociétés italienne et française de la fin du Moyen Age, emblématisée par Le Livre de la Cité des dames (c.1405) de Christine de Pizan (1364-v. 1430). Les polémiques concernant la valeur et le statut social de la femme continuent 3 En effet il y a eu plusieurs «-Querelles des Femmes-» marquant des périodes et des pays différents, mais je vais utiliser le singulier ici, suggérant qu’il s’agit en quelque sorte d’un «-genre-» avec des traits et des motifs communs. 4 En Angleterre Thousand and One Days-: Persian Tales a joui d’au moins onze éditions au dix-huitième siècle- ; The Persian and the Turkish Tales compleat a vu au moins cinq éditions, et Turkish Tales deux. 34 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan de ponctuer l’histoire littéraire du seizième au dix-huitième siècles en France et en Angleterre. Les textes misogynes ont tendance à caractériser la femme comme mégère, inconstante, folle, lascive, adultère, bavarde, incapable de se maîtriser et donc impropre à gouverner dans le domaine familial ou public-; il faut même les enfermer ou les exclure de la res publica pour maintenir l’ordre 5 . Katherine Henderson et Barbara McManus observent qu’en Angleterre une «-importante guerre de pamphlets a éclaté en 1614 avec la publication de The Arraignement of Lewd, Idle, Forward, and Unconstant Women-[La mise en accusation des femmes lascives, oisives, impertinentes et inconstantes]-», qui a connu dix éditions et suscité trois défenses des femmes (16-; c’est moi qui traduis). En France, en 1694, Nicolas Boileau (1636-1711) a publié une satire contre les femmes, qui a suscité une réponse de la part de nombreux écrivains, la plupart contestant la satire misogyne et valorisant le rôle social que jouent les femmes dans la société française 6 . Concernant la période dans laquelle The Persian and the Turkish Tales compleat a paru en Angleterre, Katherine Romack remarque- : «- La restauration et la première moitié du dix-huitième siècle ont vu la prolifération continue des satires contre les femmes-» (226-227). Ce genre de «-guerres de pamphlets-» prend souvent la forme d’une attaque initiale contre les femmes, suivie de plusieurs réponses d’écrivains - femmes aussi bien qu’hommes - qui prennent leur défense, souvent sous la forme d’apologies ou de contre-satires. Par rapport aux Mille et un jours, Hahn explique que Pétis de La Croix «- ne s’est pas contenté d’adapter, d’arranger et de modeler les motifs des contes lui servant de modèle, il a donné à son recueil une cohérence et une structure originales- » (53). Au cours de ce processus où Pétis sélectionne, traduit et rédige ces deux recueils de contes - et il faut garder à l’esprit le 5 Voir par exemple la Satire X de Boileau, où les femmes trahissent les hommes de toutes les manières possibles (financièrement, sexuellement) et ne peuvent pas se maîtriser en public-; voir aussi les nombreux textes qui traitent les différentes querelles, i.e., Timmermans sur la Querelle des Alphabets qui éclate en 1617 (240- 45)-; Warner sur la figure du «-médecin céphalique-» Lustucru - toujours populaire dans les années 1660s - qui ré-forme (littéralement) les femmes censées être diaboliques, folles, méchantes, embêtantes, et obstinées (27-29)-; et Haase-Dubosc et Henneau (eds.), Revisiter la ‘querelle des femmes’: Discours sur l’égalité / inégalité des sexes, de 1600 à 1750. 6 La Querelle des Femmes éclate en 1694 avec la publication de la «- Satire X- » de Boileau. De nombreux auteurs - y compris Nicolas Pradon, Pierre Bellocq, Jean- François Regnard, Claude-Ignace Brugière de Barante, Jean Donneau de Visé, Marie-Jeanne L’Héritier, et (de manière plus problématique) Charles Perrault - prennent la plume pour mettre en cause la thèse misogyne de Boileau. Voir mon article, «- The Querelle des femmes and Nicolas Boileau’s Satire X- : Going beyond Perrault-». Voir aussi une sélection des textes tirés de la Querelle dans Haase-Dubosc et Henneau, eds. Revisiter la ‘querelle des femmes’. 35 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours fait qu’il avait accès à de nombreux textes possibles en turc, persan, et arabe, qu’il aurait pu traduire - il finit par former lui-même un contre-discours par rapport à celui proposé par Galland dans Les Mille et une nuits. Que son intention soit tout simplement d’opposer de manière ludique ses jours aux nuits de Galland, ses princesses Farrukhnaz et Canzade au sultan Shahriar, ou de participer aux débats portant sur les femmes, monnaie courante à l’époque, la notion que, d’une manière ou d’une autre, les recueils de Pétis de La Croix peuvent être compris en partie selon les termes de la Querelle des Femmes, est évidente d’au moins deux manières. Premièrement, dans la préface à L’Histoire de la Sultane de Perse et des visirs. Contes turcs, Pétis de La Croix 7 caractérise la collection des contes en termes de la «-malice des femmes-» (n.p.), ce qui ne peut qu’évoquer les Querelle des Femmes chez les lecteurs et lectrices français. Il s’adresse directement aux femmes, insistant que «-Nos Dames Françoises ne doivent pas […] trouver mauvais que Chéc Zadé ait écrit des Contes qui chargent si fort le beau Sexe-; c’est un Auteur Turc-». Selon Ros Ballaster, « [s]i Pétis de La Croix a choisi de fournir aux Contes turcs un cadre qui affirme la suprématie morale en tant que conteur du sage masculin sur la femme du sérail […] il a reconnu que les lectrices de sa propre traduction pourraient s’offenser. Le traducteur dépend de l’invocation familière du fossé qui sépare la lectrice occidentale instruite de la femme turque séquestrée, pour qui une trop grande contrainte physique engendre un manque total de contrainte morale » (116-; c’est moi qui traduis). Malgré cette tentative de se distancer du texte, attribuant à un Turc la critique des femmes communiquée à travers les histoires, Pétis de La Croix néanmoins donne son approbation au texte par le fait même de le présenter au public après l’avoir soigneusement traduit et façonné. Deuxièmement, dans le cas de l’édition anglaise des Persian and Turkish Tales compleat, le fait de réunir ensemble Les Mille et un jours (dont le récit-cadre concerne une femme qui déteste les hommes à cause d’un songe et qui est censée être cause de leurs morts) et L’histoire de la sultane de Perse (dont le récit-cadre concerne une femme vraiment malveillante qui veut faire tuer son beau-fils qu’elle a voulu, sans succès, séduire) renforce les lieux communs qu’on retrouve dans les polémiques autour de la Querelle des Femmes, et surtout la notion de la «-malice des Femmes-». Comme l’exprime Ballaster, «-Les deux collections de Pétis de La Croix présentent au lecteur européen les deux traditions différentes […] des contes orientaux-: une collection ‘turque’ qui décrit les femmes comme étant irrémédiablement vicieuses, et une collection ‘persane’ qui les caractérise comme améliorables-» (115- ; c’est moi qui traduis). Tandis que Schéhérazade se présente comme 7 Dans la «-Préface-», on parle de Pétis de La Croix à la troisième personne, mais de nombreux critiques - Ballaster, Balaÿ et Hahn - l’attribuent à Pétis. 36 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan une femme déjà accomplie, Farrukhnaz manque de raison (tout comme Shahriar, mais elle est plutôt passive), tandis que Canzade - la femme qui désire (tout comme Shahriar) - est irrécupérable (Shahriar est améliorable malgré l’hécatombe qu’il fait déclencher). Chez Pétis de La Croix, la représentation de la femme comme un être qu’il faut contrôler ou qu’il faut expulser trouve des correspondances, d’une part, dans l’œuvre de Perrault, qui espère réhabiliter la femme que l’homme doit corriger (mais les femmes qui ne se corrigent pas sont éliminées)-; et de l’autre, dans celle de Boileau, qui espère éliminer la femme de la sphère publique 8 . Pétis de La Croix a créé le récit-cadre des Mille et un jours à partir du cinquième conte du recueil turc dont il a pris la plupart de ses histoires, et il a inventé la figure de la nourrice Sutlumemé, qui raconte toutes les histoires. Il est donc clair que Pétis de La Croix a très consciemment façonné la matière comme une réponse aux Nuits. Les figures de Shahriar et de Schéhérazade - l’auteur (masculin) de violence contre les femmes et la conteuse (féminine) qui risque sa vie pour prévenir de nouvelles violences - se rejoue de manière à retourner le scénario des Mille et une nuits, suggérant ainsi - comme une réponse ou racontage des Nuits - qu’en fin de compte ce sont les femmes et non les hommes qui sont à la source de la violence et du désordre social. La réception positive de ces deux ouvrages en France et en Angleterre est indicative d’un terrain littéraire fertile pour ce genre de «-débats-» sur la valeur de la femme. Les Contes Persans En ce qui concerne Les Mille et un jours, contes persans, le récit-cadre raconte l’histoire de la princesse Farrukhnaz, dont la beauté rend les hommes fous et les conduit à la mort lorsqu’ils tentent de l’approcher. Le roi souhaite la marier pour éviter de nouvelles pertes de vies humaines. Cependant, Farrukhnaz fait un rêve dans lequel une biche sauve un cerf, mais plus tard, le cerf l’abandonne quand la biche tombe dans un piège. Ce rêve amène la princesse à croire que tous les hommes sont traîtres et elle refuse de se marier- ; son père lui jure qu’il ne la marierait pas par force, faisant serment au nom du dieu Kesaya. Afin de guérir Farrukhnaz de son aversion pour les hommes, sa nourrice Sutlumemé raconte histoire après histoire d’hommes fidèles et vertueux devant la princesse et ses dames-; à la conclusion de chaque histoire, les personnages commentent l’histoire, souvent 8 Sur la représentation de la femme chez Boileau et Perrault, voir le quatrième chapitre de mon livre, Salonnières, Furies, and Fairies (2005) et mon article, «-Women Subdued-: the Abjectification and Purification of Female Characters in Perrault’s Tales-». 37 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours louant la constance du héros, à l’exception de Farrukhnaz, qui demeure sceptique devant ces exemples de vertu et de constance masculines. Dans un des contes interpolés, la princesse Tourandocte refuse de se marier à moins qu’un homme ne soit capable de répondre à ses trois énigmes-; son père lui prête un «- serment inviolable- » (305) de ne pas la forcer à se marier et de nombreux hommes perdent la vie. Le père de Tourandocte - comme celui de Farrukhnaz - regrette d’avoir prêté un serment qui a entraîné la mort de tant de princes. Finalement, le prince Calaf réussit à répondre à ses énigmes et à gagner son amour. Malgré les récits sur la cruauté de femmes comme Tourandocte ou sur la constance de princes comme le prince Fadlallah, fidèle à la mémoire de Zemroude pendant quarante ans-; ou le prince Seyf, fidèle à l’image de la femme qu’il aime, mais qu’il n’a pas pu rencontrer car elle vivait à l’époque du roi Salomon, Farrukhnaz n’est pas convaincue de la fidélité des hommes. Enfin, c’est lorsqu’elle rencontre un prétendu grand-prêtre (en réalité c’est Symorgue, le confident du prince de Perse, Farrukhschad) qu’elle prend conscience de son erreur. Elle voit sur un mur une peinture représentant une biche dans un filet et un cerf la sauve, mais dans une deuxième peinture, quand le cerf se retrouve dans un piège, la biche l’abandonne. Symorgue lui apprend que Farrukhschad avait rêvé que la princesse lui montrait du dédain-; néanmoins le prince, amoureux de son image, la recherche dans le monde entier, ne l’ayant jamais rencontrée, rappelant ainsi l’histoire du prince Seyf. Bien que les récits secondaires lui offrent de nombreux exemples d’hommes fidèles, ce n’est que lorsqu’elle est trompée par Symorgue et confrontée plus directement à l’arbitraire de sa haine des hommes à travers les images peintes, qu’elle change sa position sur ceux-ci. En effet, l’histoire suggère que le prince est plus fidèle et constant que la princesse. À la fin, Farrukhnaz se rend compte qu’elle avait rêvé du prince de Perse, qu’elle est amoureuse de lui-; elle finit par l’épouser. Il est intéressant de noter que la voix féminine de Sutlumemé est impuissante à susciter un changement dans l’esprit de la princesse et donc dans le royaume, et il faut une ruse masculine pour mettre fin au règne de terreur de Farrukhnaz sur les hommes. Jouant le rôle du grand-prêtre, Symorgue explique à la princesse qu’elle est «-sous la puissance du Démon-», et que le dieu Kesaya n’en est pas content, ce qui l’effraie et la prépare à ne plus haïr les hommes (774). Étonné du succès du faux derviche, le père de Farrukhnaz s’exclame «-Vous êtes l’auteur de ce prodige. Elle haïssait les hommes, vous avez en un moment triomphé de cette haine. Un seul de vos entretiens a plus fait que toutes les histoires de Sutlumemé-» (778). En tant que tel, on peut opposer l’impuissance de Sutlumemé à la voix narrative puissante de Schéhérazade et, dans le contexte de la collection de récits qu’est Les Mille et un jours, au discours puissant du faux derviche qui invoque l’autorité masculine ultime - le dieu masculin Kesaya - pour transformer le comportement de la princesse et dont 38 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan un entretien vaut mille et un contes de la part de la nourrice. La conclusion de la collection fait penser à La mégère apprivoisée - une pièce qui pourrait être située dans la tradition des Querelles des Femmes 9 - où la princesse finit par se soumettre pleinement à l’autorité masculine - celle du faux derviche et du dieu Kesaya - une soumission scellée par son mariage qui marque son obéissance ultime «-au Très-Haut-» (773) 10 . Les Contes Turcs Publié pour la première fois en France en 1707 et en Angleterre en 1708, La Sultane de Perse et les Quarante Vizirs ou Les Contes turcs est décrit comme faisant partie d’une tradition musulmane de «-La malice des femmes-». Pétis de La Croix a déploré la nature incomplète du recueil de contes qu’il a traduit, écrit par le turc Chec Zady-: on n’apprend jamais le sort du prince Nourgehan, même si on peut supposer que sa vie a été épargnée à la fin. (Elias John Wilkinson Gibb base sa traduction anglaise de 1886 sur un manuscrit complet de Constantinople- ; on découvre alors que le prince est épargné et la princesse Canzade exécutée pour sa «-malice-» d’une manière assez affreuse.) 11 Le récit-cadre concerne la deuxième épouse de l’empereur de Perse, la princesse Canzade, qui tombe éperdument amoureuse de son beau-fils, Nourgehan. Quand le précepteur de Nourgehan insiste que le prince ne doit pas parler pendant quarante jours pour écarter un mauvais présage, la sultane profite de son silence pour tenter de le séduire. Trouvant le discours de sa belle-mère intolérable, Nourgehan la rejette avec un coup, 9 Lindsay Ann Reid constate-: « La pièce de Shakespeare met en scène les stratégies discursives et les méthodologies de la querelle des femmes sous les Tudor-» (63-; c’est moi qui traduis). Sur le rapport entre La Mégère apprivoisée et la Querelle des Femmes, voir aussi Joseph Ricke, «-Kate, the Commonplace-: The Framing of the Shrew-»,-124-125. 10 Le refus de se marier est construit comme un acte de «-désobéissance-»- ; le faux grand-prêtre explique au père de Farrukhnaz «-que cette princesse n’est pas obéissante au Très-Haut- » (773). Même si toute cette partie de l’histoire doit se comprendre de manière ironique, les termes de la discussion se basent sur des notions contemporaines du devoir d’une fille et surtout d’une princesse, des termes qui ne sont point mis en cause. 11 Dans la version de Gibb, on attache Canzade à la queue et aux jambes d’un âne sauvage et quand l’âne commence à galoper, Canzade est déchirée en morceaux «-aussi petits que son oreille-» (387-; c’est moi qui traduis). La conclusion du recueil resitue l’ouvrage dans le contexte de la «-malice-» des femmes-: «-Que Dieu Très-Haut nous associe tous au bon et au vrai, et nous préserve de la fourberie des femmes rusées. Amen-» (378-; c’est moi qui traduis). 39 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours ce qui entraîne la vengeance de la sultane-; elle accuse Nourgehan d’avoir voulu la violer et convainc le sultan d’exécuter son propre fils. Le premier vizir intervient pour raconter au sultan une histoire sur les ruses des femmes qui persuade le roi de ne pas tuer le prince, après quoi la sultane raconte une autre histoire sur un fils diabolique qui assassine son père. La collection est ainsi structurée selon une alternance entre, d’une part, des récits d’avertissement concernant généralement les ruses des femmes, racontées par les vizirs du roi pour empêcher celui-ci de tuer son fils- ; et ceux, d’autre part, racontées par la sultane avec le but d’inculquer au roi l’idée qu’il doit tuer le prince. Les dix vizirs relatent des histoires sur l’adultère, la trahison féminine, des moines diaboliques, des sultans pleins de remords et des cannibales cynocéphales et acéphales-; et la sultane communique neuf histoires à propos de fils perfides et incestueux, d’épouses sages et de l’usage souvent trompeur de l’éloquence. Dans le contexte d’un champ littéraire où les débats sur la valeur des deux sexes continuent à intéresser le public, il n’est pas surprenant qu’un tel texte plairait aux lecteurs français et anglais. À certains égards, La Sultane de Perse et des Quarante Vizirs s’engage dans un processus dialectique qui n’est pas étranger à la Querelle des Femmes, au cours duquel des représentations positives et négatives des femmes et des hommes sont débattues. Encore une fois, comme les Mille et une nuits, Les Contes turcs se structure autour des contes intercalés qui rappellent le récit-cadre. Le récit du deuxième vizir concerne une séductrice, la fille d’un vizir, qui essaie de provoquer la chute du favori du roi, Saddyq. Elle demande à Saddyq de tuer le cheval préféré du roi pour qu’elle le mange, puis de mentir au roi, lui disant que le cheval était malade. Courageusement, Saddyq dit la vérité au roi, et le roi est miséricordieux - une leçon au roi du récit-cadre pour qu’il prenne pitié de son fils, qui est, en effet, innocent. La riposte de la sultane prend la forme d’un récit qui fait penser à l’histoire d’Œdipe dans lequel le fils adoptif d’un roi tombe amoureux de sa demi-sœur et tue le roi, la nature incestueuse de l’histoire rappelant le récit-cadre et renforçant la vraisemblance du mensonge de Canzade. Ce conte d’avertissement est ensuite contré par le troisième vizir, qui raconte l’histoire d’un homme si amoureux de sa femme décédée qu’il parvient à la ressusciter pour se voir ensuite trahi par elle quand elle le quitte pour un prince, puis essaie sans succès de le faire pendre. Le quatrième vizir, qui raconte l’histoire d’un roi qui met ses trois fils à l’épreuve pour voir lequel pourrait gouverner le mieux, exprime l’idée qu’il faut se méfier des conseils des femmes. Alors que les deux premiers fils ne parviennent pas à bien gouverner parce qu’ils écoutent les mauvais conseils de leur mère, le troisième fils réussit précisément parce qu’il les rejette. Le septième vizir avertit le roi qu’il ne faut pas prendre une décision irrationnelle et subite dans son histoire concernant le roi Quoutbeddin, qui est follement amoureux de la 40 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan fille du vizir Ghulroukh. Pendant une saoulerie, dans un accès de jalousie sans fondement, le roi la fait exécuter-; le lendemain matin, il la demande, mais découvre que, dans sa colère, il a injustement ordonné sa décapitation. Tandis que les vizirs mettent le roi en garde contre les femmes rusées et les décapitations impulsives, la sultane le met en garde contre les méchants vizirs et les mauvais fils. Bien que le texte ne soit pas complet - dans cette version on ne sait pas ce qui arrive au prince - les lecteurs de l’époque auraient pu facilement imaginer qu’à la fin le roi fera punir sévèrement la sultane pour sa fausse accusation contre son fils, et l’autorité mâle régnera suprême (ce qui arrive dans les versions découvertes plus tard par Henri-Nicolas Belletête [1812] et Gibb) 12 . Une telle lecture se renforce dans l’édition anglaise, où les Contes persans - qui conclut avec le retour de l’ordre masculin - précède et même anticipe les Contes Turcs, la juxtaposition des deux textes donc signalant une telle conclusion. Pour revenir au constat de Ballaster, Les Contes persans nous présente une héroïne qui est «-améliorable », sa réhabilitation réalisée par des ruses masculines qui lui permettent de se réintégrer à l’ordre masculin du royaume-; tandis que Les Contes turcs nous offre une héroïne «-irrémédiablement vicieuse-» qui, pour affermir la lignée patriarcale du roi et l’ordre masculin du royaume, doit absolument être expulsée de l’espace du conte. A certains égards, on voit le même processus dans les contes de Perrault comme «-Les Souhaits ridicules-» et «-La Belle au bois dormant-». Dans le cas du premier, la femme qui usurpe l’autorité de son mari, symbolisée par le saucisson qui pend de son nez, finit par se soumettre à lui à la fin du conte et l’ordre familial et patriarcal est rétabli. Dans le cas du deuxième conte, la belle-mère, qui n’arrive pas à contrôler ses envies inhumaines quand elle est reine régente - en l’absence de l’autorité masculine - s’avère irrécupérable et doit donc être expulsée de l’espace du conte pour, encore une fois, affermir l’ordre familial et politique 13 . Ainsi, les textes de Pétis suivent un schéma qui fait penser à la représentation de la femme dans les contes de Perrault, balançant entre réforme et expulsion. Une Fausse Équivalence Dans la «-Préface-» aux Mille et un jours, contes persans, Pétis de La Croix explique le rapport entre son texte et celui de Galland- ; il semble que les Mille et un jours ne soient rien autre chose qu’une imitation des Mille et une 12 Selon Gibb, la version de Belletête, publiée en 1812, contient quarante des quatre-vingts histoires et la conclusion (viii). 13 Voir mon analyse de ces deux contes dans Salonnières, Furies, et Fairies 152-55. 41 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours nuits. Effectivement ces deux livres ont la même forme. Il y a dans leurs desseins un contraste comme dans leurs titres. Dans les Mille et une nuits, c’est un prince prévenu contre les femmes- ; et dans les Mille et un jours, c’est une princesse prévenue contre les hommes. (74-75). L’idée que les «-crimes-» de Shahriar et de Farrukhnaz - et on pourrait ajouter Canzade - sont équivalents se répète aussi chez les critiques. Selon Hahn, «-Les ravages que doivent faire les refus parmi les prétendants peuvent certainement être comparés avec la terreur décrite dans le conte-cadre des Mille et une nuits. Ainsi le prince de Gaznine meurt de l’impossibilité d’unir son destin à celui de Farrukhnaz et, à son exemple, on imagine à peu près le cruel sort subi par le reste des prétendants-» (56). Tout nous invite - y compris Pétis lui-même - à établir des parallèles entre Shahriar, d’une part-; et Farrukhnaz et Canzade, de l’autre. Ils ont une fonction narrative similaire. Mais n’est-ce pas une fausse équivalence, surtout dans le cas de Farrukhnaz mais aussi dans celui de Canzade- ? Dans Les Mille et une nuits, Shahriar «- coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane-», fait exécuter la sultane, et puis épouse et fait étrangler le lendemain «-la fille d’un de ses généraux d’armée-», «-la fille d’un officier subalterne-», «-la fille d’un bourgeois […] et enfin chaque jour c’était une fille mariée et une femme morte-» (Galland 34). Jour après jour le sultan tue des femmes innocentes jusqu’au moment où Schéhérazade met fin à son règne de terreur en le séduisant avec des contes. Loin de tout simplement vouloir «- prolonger sa vie sans chercher à détromper le sultan des Indes-» (75), comme insiste Pétis (peut-être pour donner plus de valeur à sa Sutlumemé malgré le fait qu’elle n’exerce aucun pouvoir, finalement), Schéhérazade sauve les femmes du royaume de la colère d’un homme extrêmement violent. Examinons le cas de Farrukhnaz. Ce n’est pas elle qui tue les hommes du royaume-; c’est plutôt sa beauté qui tue ou qui amène les hommes à leur mort. Elle-même ne tue personne, ce sont plutôt «-les soldats-» qui «-avaient le sabre à la main-» qui tuent ceux qui, voulant regarder la belle princesse, s’approchent trop d’elle et sa suite (77-78). Il faut le dire, les soldats sont là pour protéger la chasteté - qui est à la base de la valeur féminine dans les sociétés patriarcales - de la princesse. Donc on attribue un pouvoir (passif) à la princesse - on rend sa beauté responsable de la mort de tant d’hommes - qui, ironiquement, se voit gardée par des soldats. Comme j’ai expliqué dans le cas du viol dans l’histoire tragique, on voit ici que «-la beauté fonctionne comme un fétiche cachant le véritable manque de pouvoir de la plupart des femmes. La beauté-comme-fétiche masque la vraie relation entre les sexes, dissimulant leur asymétrie fondamentale-» (142-; c’est moi qui traduis). Farrukhnaz ne demande qu’à ne pas se marier, et ce refus est construit comme un arrêt de mort pour de nombreux hommes, tués par des soldats ou se tuant eux-mêmes car ils ont été «-rendus-» fous d’amour, apparemment, par la princesse (ou plutôt 42 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan par sa beauté). Hahn semble donner plus de justification à la violence de Shahriar qu’à celle, passive, de Farrukhnaz en disant «-A la base de ce mépris pour l’autre sexe ne se trouve pas une déception réelle, comme c’est le cas du mari de Schéhérazade, mais tout simplement un rêve qui dépeint les hommes comme de lâches traîtres-» (56). Mais en fin de compte, si on ignore le prétendu «-pouvoir-» de sa beauté, la seule violation commise par Farrukhnaz c’est son refus du mariage, tandis que Shahriar est directement responsable de la mort de nombreuses femmes qu’il voulait tuer parce que, selon lui, toutes les femmes sont foncièrement mauvaises, ce qui est mis en cause à plusieurs reprises dans les contes de Schéhérazade 14 . Canzade, de l’autre côté, a tenté de séduire et ensuite de faire condamner son beau-fils, ce qui rappellerait pour les lecteurs français de l’époque l’histoire de Phèdre. Elle est certainement coupable et était même prête à tuer le roi au cas où son beau-fils s’unirait à elle. Mais sa violence - en tant que femme et en tant que sultane - est limitée-: elle ne cherche pas à se venger sur tous les hommes du refus de son beau-fils-; à la fin de l’histoire elle ne réussit à tuer personne. Son personnage est méchant, certainement, mais peut-on mettre une équivalence entre un homme qui a tué des dizaines et dizaines de femmes, et une femme qui a voulu tuer un homme et ce sans succès-? L’équivalence entre ces trois personnages suggérée par Pétis et les critiques cache une asymétrie fondamentale qui finit par atténuer les crimes d’un personnage masculin et augmenter ceux de ces personnages féminins. Je voulais réfléchir sur cette question d’équivalence car très souvent dans les textes misogynes de la Querelle des Femmes les auteurs attribuent aux femmes un pouvoir qu’elles n’ont pas en réalité, tandis qu’ils représentent les hommes soumis et dominés, alors qu’en réalité ils sont privilégiés par les structures de l’état et de la société. Pour prendre l’exemple le plus actuel à l’époque de la Satire X de Boileau, l’Ancien accuse les femmes d’adultère, de ruiner leur famille au jeu, de poursuivre leurs maris en justice et de battre leurs enfants, parmi d’autres fautes. En réalité, les hommes avaient le droit légal d’enfermer leurs femmes pour des accusations d’adultère et de les battre (à condition qu’on ne mette pas leur vie en danger), et pour la plupart ils géraient les finances de leur famille. En effet, la «-réponse-» de Pétis de La Croix aux Mille et une nuits, et le dialogue implicite qu’il établit en traduisant et rédigeant les Mille et un jours et La Sultane et les quarante vizirs, semblent reprendre des motifs et des lieux communs caractéristiques de la Querelle 14 Dès le début de ses contes, Schéhérazade présente au sultan des femmes exemplaires, une qui sauve le fils du premier vieillard de sa femme, et une autre qui sauve son mari de ses deux frères. A travers les Nuits il y a des exemples de bonnes et de mauvaises femmes, tout comme il y a des exemples de bons et de mauvais hommes. 43 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours des Femmes pour établir une «- fausse équivalence- » entre les actions de Shahriar, d’une part-; et celles de Farrukhnaz et Canzade, de l’autre. En manière de conclusion Lus ensemble, Les Contes persans et Les Contes turcs pourraient être considérés comme agissant de concert pour légitimer moralement le sujet masculin, tout en remettant en question le pouvoir des femmes influentes. La voix féminine narrative est rendue impuissante, comme dans le cas de Sutlumemé-; ou présentée comme suspecte, voire néfaste, comme dans le cas de la sultane Canzade. Les femmes puissantes des deux collections sont représentées comme une menace au corps social et à la souveraineté masculines-: les princes sont tués ou menacés de mort tandis que les rois sont rendus vulnérables en raison des exigences de leurs filles ou de leurs épouses. Bien que Sutlumemé tente, à l’instar de Schéhérazade, de maîtriser la principale source de violence de l’histoire, contrairement à Schéhérazade, ses tentatives sont vaines-; seul un homme peut surmonter la source de la violence féminine envers les hommes. Le cas de la sultane Canzade s’avère encore plus problématique-: alors que c’est la beauté et l’indifférence de la princesse Farrukhnaz qui sont fatales - une forme de violence tout à fait passive - c’est la langue empoisonnée de Canzade qui menace le prince Nourgehan et, en définitive, la lignée masculine de l’empereur de Perse, représentant, en dernière analyse, une menace politique pour le royaume. Dans son statut de réponse aux Mille et une nuits, Perrin affirme que « les Mille et un jours questionneraient ainsi le pouvoir des contes en général-» (« Transformations » 50). On pourrait ajouter- : il questionne également le pouvoir féminin. Que Pétis de La Croix ait prévu ou non que Les Mille et un jours et Les Contes persans se jouerait contre Les Mille et une nuits dans une structure dialectique rappelant la Querelle des Femmes, il faut dire que les champs littéraires en France et en Angleterre étaient des terrains fertiles pour la réception de tels textes traitant la question de la femme sous la forme de débats intradiégétiques et extradiégétiques. Bibliographie Bahier-Porte, Christelle. «-Introduction-». Les Mille et un jours, contes persans. Edition critique par Christelle Bahier-Porte et Pierre Brunel (Préface 7-25). Paris-: Champion, 2011-: 27-64. _____. «-La mise en recueil des Mille et un jours-». 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C’est-à-dire dans quelle mesure la conception du beau que dessine le beau oriental à l’époque des Lumières ou au tournant de l’Âge classique et des Lumières, est-elle révélatrice d’une mutation esthétique, voire plus précisément encore, d’une mutation qui insère la qualité du «-beau-», de la beauté, dans une relation esthétique-? On le sait-: -la notion de beau, telle que l’aborde Jean-Baptiste Du Bos (1670-1742) dans ses Réflexions critiques dès 1719, n’est plus définie comme la beauté propre d’un objet-mais comme un effet sur le lecteur ou le spectateur 1 , ce qui prévaut alors n’est plus tant «-le beau-» que le plaisir esthétique (Du Bos 1). Dès lors, les deux interrogations portant d’une part sur la beauté du merveilleux et d’autre part sur celle de l’Orient, ne sont pas sans rapport-: -au moins dès le Devisement du Monde de Marco Polo (1254-1324) 2 , l’Orient s’écrit comme un, voire comme le «-livre des merveilles-», et si les «- mirabilia- » ne sont pas tant les choses merveilleuses elles-mêmes que le regard qui les émerveille, de la même façon, l’Orient se construit par un regard (occidental) qui le magnifie. Et de la même façon encore, la conception d’un «-beau-» merveilleux qui peut aussi comprendre le laid, le terrible (locus horribilis et pas seulement amoenus) ou le monstrueux, ressemble beaucoup à celle d’un «-beau-» oriental qui peut être pris en bonne ou mauvaise part, 1 Même si l’apparition du mot «-esthétique-», en ce sens, est attestée par le premier volume de l’Aesthetica de A.-G. Baumgarten en 1750 (mais déjà dans ses Méditations philosophiques de 1735) et si les philosophes considèrent l’ouvrage de Kant, La Critique de la faculté de juger (1790), comme le véritable point de départ d’une pensée esthétique, on peut considérer que la distinction opérée par Du Bos entre une théorie du beau et une théorie du sentiment du beau relève déjà de l’esthétique. Voir Annie Becq. 2 Le Devisement du monde, ou Le Livre des merveilles. Écrit en 1298 par Rustichello de Pise sous la dictée de l’explorateur vénitien. 48 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard embellissements luxueux, palais éclatants mais aussi sabres et poignards aiguisés, beautés farouches. La figure de la belle Orientale La beauté de l’Orient commence par celle de la femme orientale et par le topos de la belle Orientale, déclinée en Circassienne, Géorgienne/ Mingrelienne ou encore Grecque. L’expression est lexicalisée- ; Barthélemi Marmont du Hautchamp (1682-? -17…) publie en 1745 et en 1754 deux romans d’aventures orientales intitulés respectivement Réthina, ou la Belle Géorgienne et Ruspia, ou La belle Circassienne 3 , on connaît aussi la «- belle Grecque- » Théophé dans le roman de Prévost (1697-1763) Histoire d’une Grecque moderne (1740) et auparavant Les Belles Grecques (Les Belles Grecques ou L'Histoire des plus fameuses courtisanes de la Grèce, 1736), grand succès de Madame Durand (1670-1736). Le type de la «-belle Circassienne-», érigé en modèle, sert d’ailleurs, à l’occasion, d’étalon- : - dans la lettre persane XCVI, le premier eunuque relatant à Usbek l’achat d’une femme «-jaune-» (de Bombay) la décrit en ces termes-: -«- Je n’ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite-: -ses yeux brillants portent la vie sur son visage et relèvent l’éclat d’une couleur qui pourrait effacer tous les charmes de la Circassie » (Montesquieu [1689-1755], Lettre XCVI, 307, je souligne). Les femmes des sérails sont bien entendu d’abord retenues pour cette qualité-là-: -«-Que les Français, qui liront ces Mémoires, […] sachent que c’est un honneur pour les femmes d’Asie de passer dans nos sérails. On y destine les plus belles dès leur enfance […]-» (Godard d’Aucour, 1, 16). La concurrence et surenchère de beauté de même que le motif de la compétition des femmes du sérail sont des traits récurrents des fictions orientales. Toute la mise en place de l’intrigue des Mémoires turcs de Godard d’Aucour (1716-1795) repose sur un tel procédé. Le héros et narrateur, le jeune Dely s’engage au service d’un marchand d’esclaves qui le mène en Perse pour acheter des femmes. Une mécanique narrative s’enclenche alors qui fait coexister la progression du récit avec celle de la beauté des Persanes. À son arrivée, Dely est ébloui par une jeune Persane-: -«-C’était une de ces beautés que le Créateur ne semble avoir ornées de tant d’attraits que pour donner une idée de sa puissance. » (Ibid. 13). Mais très vite une nouvelle beauté vient remplacer celle-ci, une certaine Théophie, «-une beauté si parfaite et d’une blancheur si éblouissante » (ibid. 13), elle-même rapi- 3 Réthina met en scène parmi toutes les «-beautés Mingreliennes et Georgiennes-» dont le sérail du grand seigneur est fourni (Marmont du Hautchamp [1682-? -17…], 1, 85), une belle mais intrigante Géorgienne dont le narrateur souligne une duplicité de cœur qui s’accorde mal avec «-tant de beautés et de grâces-» (ibid. 38). 49 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle dement supplantée par sa jeune sœur, Zulime, «-une beauté encore au-dessus de celle de Théophie » (ibid. 21). Montesquieu met également en scène une compétition entre les femmes du sérail et un «- jugement d’Usbek- » à la Pâris. Zachi évoque, en effet, dès sa première intervention, une «- fameuse querelle »-: -«-Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté.-» (Montesquieu, III, 65). De plus, le ressort érotique de cette beauté orientale construite par le regard (masculin) occidental est souligné par la même Zachi-: -«-si elles [les autres femmes d’Usbek] pouvaient disputer avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité. » (Ibid. 66). Pourtant, cette déclinaison érotique de la beauté orientale n’est pas la chose du monde du sérail la mieux partagée, ni surtout la plus prisée, sauf articulée à la «-vertu-», qui dans le contexte du sérail se comprend comme la fidélité au maître et non comme la chasteté ou un excès de pudeur. Ainsi s’exprime Usbek en s’adressant à la même Zachi soupçonnée d’infidélité avec Nadir, eunuque blanc-: - L’amour que j’ai pour Roxane, ma nouvelle épouse, m’a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n’êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux, et Roxane n’a d’autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté. (Ibid., XX, 113). Beauté et vertu constituent alors le couple paradoxal mais néanmoins idéal, du modèle de la belle Orientale. À propos de l’éducation de sa propre fille, Usbek, s’adressant à Zélis, l’une de ses femmes, loue ainsi l’éducation qu’elle lui donne et qui repose tout entière sur ces deux qualités- : «- J’apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l’éducation de la tienne [de ta fille]. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima. » (Ibid., LXXI, 247). Jean-Patrice Courtois a montré la généalogie de ce concept de pureté dans les Lettres persanes, qui est d’une certaine façon la clef d’une confiscation masculine de la philosophie-; -si Roxane est philosophe, c’est précisément en ce qu’elle met à nu la sexuation des concepts, en ce qu’elle fait découvrir «-qu’il n’y a de vertu que sexuée. » (Courtois 140). Beauté et vertu de la femme orientale constituent alors un couple fondateur de la construction d’une identité féminine tout particulièrement (mais pas exclusivement) orientale. On le voit, le topos de la belle Orientale est précisément là pour détourner l’attention (le regard) et oblitérer la véritable question qui n’est pas celle du beau mais bien celle de la puissance, politique et masculine. La beauté participe de cette économie libidinale de substitution sur laquelle repose l’institution du sérail- : - la compétition de beauté place sur le plan de la beauté ce qui relève en réalité de la domination. La beauté des femmes, orientales ou non, chez Montesquieu est par ailleurs un thème essentiel qui renvoie à la crainte d’un «-empire-» féminin. Elle est une qualité 50 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard surnuméraire (la beauté est un supplément), un signe de distinction sexuée qui est perçu comme un danger pour la vie politique-: -«-or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un pouvoir tyrannique, il ne l’est pas moins qu’elles ont sur nous un empire naturel-: -celui de la beauté, à qui rien ne résiste. » (Ibid., XXXVIII, 159) 4 . La question fondamentale pour Montesquieu n’est pas de savoir si les Orientales sont belles ou comment elles le sont, de quelle sorte est cette beauté, mais qui leur attribue cette beauté, qui les désigne comme «-belles-», quel regard les «-émerveille-» - c’est-à-dire d’abord celui du maître qui les choisit et les achète. La belle orientale est une «-belle captive-», éventuellement doublement captive d’ailleurs, une première fois suite à un naufrage ou quelque enlèvement en mer, une seconde fois dans le sérail 5 , tant la clôture est la condition même de cette beauté. Néanmoins, si la qualité de beauté pour Montesquieu relève surtout d’un paradigme anthropologique et suscite une réflexion politique, la dimension proprement esthétique (le jugement de beauté, de quelle sorte est cette beauté, pour quel enjeu esthétique) n’est pas absente, en témoigne la célèbre comparaison établie par Usbek entre les femmes de Perse et celles de France-: Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France- ; - mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne se point plaire avec les secondes-: -les unes sont plus tendres et plus modestes-; les autres plus gaies et plus enjouées. (Montesquieu, XXXIV, 147). On retrouve pour les femmes orientales l’association paradoxale de sensualité («-tendres-») et de vertu («-modestes-») qui est l’une des ramifications de l’analyse économico-philosophico-politique faite par Montesquieu des relations entre pouvoir et sexualité-: « Ce qui rend le sang si beau en Perse, c’est la vie réglée que les femmes y mènent.- » (Ibid.). La dialectique entre une sexualité surchauffée et un univers «-plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs » (ibid.) a pour pendant celle entre la sur-virilité des hommes et leur paradoxale dévirilisation (la fameuse impuissance d’Usbek) 6 . Mais la distinction entre beauté et joliesse a également une implication esthétique et recoupe assez largement celle qu’instaure quelques années plus tard Marivaux (1688-1763) en proposant deux allégories de la Beauté à travers deux 4 La crainte d’une gynocratie est encore développée plus loin- : - «-On se plaint, en Perse, de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois femmes. C’est bien pis en France, où les femmes en général gouvernent, et non seulement prennent en gros, mais même se partagent en détail toute l’autorité.-» (Ibid., CVII, 338). 5 C’est le cas par exemple d’une autre héroïne des Mémoires turcs de Godard d’Aucour, Atalide, capturée par un marchand d’esclaves suite à une tempête puis enfermée dans un sérail à Constantinople (164). 6 Sur ce point, voir les analyses très éclairantes de Christophe Martin (361 et suiv.). 51 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle demeures, celle de la Beauté et celle du «-Je ne sais quoi-»-: charme irrégulier et désordre pour le gracieux «-Je ne sais quoi-»-; ordre, luxe, immobilité et mutisme pour la Beauté (Marivaux, 172-3) où l’on peut reconnaître la beauté froide et sévère des orientales («-cette gravité des Asiatiques » Montesquieu, XXXIV, 148). Une scène là encore du roman de Godard d’Aucour fait écho à ce distinguo- : - arrivée en France, Zulime, s’insurge contre le rituel de la «-toilette-», les «-pompons-», «-les colifichets-» de la parure et surtout l’artifice du fard, du «- rouge- » (Godard d’Aucour, 1, 123) 7 - - la joliesse du paraître, prise en mauvaise part. La remarque, sans être le moins du monde originale puisqu’on la trouve dans un très grand nombre de romans des Lumières qui ne sont pas des fictions orientales 8 , est néanmoins utilisée ici pour circonscrire, au rebours d’une beauté courtisane française, un type de beauté, proprement orientale, qui joue de l’effet de naturel («-l’eau fraîche-» d’une fontaine remplacerait, selon Zulime, avantageusement le fard.) (Ibid.). Reste que-la première qualité de la beauté orientale est d’abord d’être… orientale, c’est-à-dire orientalisée, exotisée-: «-Je trouvai Zulime infiniment plus belle, habillée à la Persane, qu’avec toutes ses parures étrangères. » (Ibid. 124). La dichotomie entre nature et artifice est vite balayée quand il s’agit d’affirmer la primauté du costume-qui fait écho ici à la mode contemporaine des portraits en travestissement oriental, qu’on pense notamment aux figures «-à la turque-» des pastels d’un Liotard (Jean-Étienne Liotard 1702-1789). C’est aussi, avec infiniment plus de subtilité et de complexité, ce dont témoigne le roman de Prévost, Histoire d’une Grecque moderne. La critique l’a souligné, toute l’ambiguïté du personnage, l’«-énigme-» de Théophé, repose sur la narration à la première personne, le lecteur ayant uniquement accès à la «- belle Grecque- » par le regard du personnage de l’ambassadeur qui l’exotise 9 . Même si celui-ci dit ne pas remarquer d’abord Théophé parmi les vingt-deux femmes du bacha Chériber pour sa beauté 10 mais pour ses qualités d’esprit et de sensibilité, elle est néanmoins rapidement assimilée au modèle topique, comme en témoigne l’incipit rétrospectif «-Je suis l’amant de la belle Grecque dont j’entreprens l’histoire ». (Prévost 55). Le dilemme récurrent des personnages prévostiens entre amour idéalisé et désir charnel 7 Sur les cosmétiques et le cliché de la condamnation du fard, voir Catherine Lanoë. 8 Par exemple cela se traduit à la même époque par les deux portraits antagonistes des deux femmes protagonistes des Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils (Claude-Prosper Jolyot de Crébillon 1707-1777) , celui de l’experte et fardée de rouge de la marquise de Lursay et celui de la jeune Hortense de Théville au maquillage discret. 9 Sur ce point, voir notamment Pierre Hartmann,- Alan J. Singerman et Guilhem Armand. 10 Rappelons que c’est le bacha lui-même qui arrête le regard du narrateur sur la belle Grecque et l’incite à lui parler. 52 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard est ici articulé à la question de l’exotisme. On peut penser par ailleurs que Prévost recourt justement au sous-type de beauté orientale que constitue la «-belle Grecque-» par rapport à ceux de la belle Persane, Turque ou Circassienne, parce qu’il est déjà un modèle ambigu, ni tout à fait oriental, ni tout à fait occidental, surtout très intellectualisé-: -celui des grandes hétaïres, Rhodope, Aspasie, Laïs, Lamia, célébrées notamment par Catherine Durand comme des modèles de femmes intelligentes et fortes. N’oublions pas non plus que «- les belles antiques- » sont des modèles de statues grecques qui servent à l’apprentissage académique des peintres. Reste que la question, même refoulée ou mise au second plan narratif, de la beauté orientale de Théophé est bien centrale dans le récit. Traitée comme une simple donnée, la reprise d’un cliché classique apparemment non théorisé, cette beauté révèle, à la fin, lorsqu’elle périclite, la nature profondément équivoque de l’amour du personnage. C’est de fait lors de l’épisode du retour en France que l’héroïne perd sa beauté. Elle se rétablit par degrés, après avoir été si mal que les médecins avoient desespéré plus d’une fois de sa guérison. Mais sa beauté se ressentit d’un si long accablement-; -et si elle ne put perdre la régularité de ses traits, ni la finesse de sa physionomie, je trouvai beaucoup de diminution dans la beauté de son teint et dans la vivacité de ses yeux. (Ibid. 266). Rappelons que la belle Grecque s’était éprise à Livourne d’un français, le comte de M. Q., qui comptait la demander en mariage à celui qu’il croyait être son père. Après la découverte du quiproquo, le comte s’est enfui, Théophé s’est embarquée pour Marseille et a gardé le lit pendant toute la traversée. L'accusation alors lancée contre l’ambassadeur d’avoir «- défiguré une partie de ses charmes avec une eau qu’[il] avai[t] fait composer- » (Prévost 271) fait donc suite à la double occidentalisation de Théophé, géographique et psychologique. La remarque, de fait, prend place au moment de son installation à Paris, mais l’enlaidissement est attribué par le narrateur à la maladie de langueur qui a atteint Théophé lors de la perte de son amant. Ce dernier est, par ailleurs, présenté comme le modèle parfait du Français, annonciateur des futurs amants parisiens et l’attirance de la belle Grecque explicitement reliée à cette identité-: «-Elle avoit assez de goût naturel pour avoir reconnu dans les manières nobles du comte la différence de notre politesse et de celle des Turcs. Elle étudioit le comte comme un modèle.-» (Prévost 249). Quant au comte, le narrateur en fait le précurseur des séducteurs parisiens-: «-L’exemple du comte de M… m’avoit appris qu’elle étoit sensible aux graces de la figure et des manières.-» (Ibid. 271). Comme celle d’Helena dans un autre roman tardif de Prévost, La Jeunesse du commandeur, victime de la petite vérole et dont le visage n’offre plus qu’une-image dégoûtante, la 53 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle «-défiguration-» de Théophé est bien une marque d’obscénité qui souligne le double mouvement d’attraction et de répulsion des personnages prévostiens 11 mais elle est aussi l’indice d’une perte de l’étrangeté indispensable à la cristallisation amoureuse. Par la perte de sa beauté distinctive (orientale), Théophé se montre sous les traits d’une courtisane et révèle donc, dans le même temps, la nature charnelle du désir de son amant. Plus encore, par son enlaidissement et l’accusation de défiguration ou vitriolage qui est portée contre l’ambassadeur et rapportée par le narrateur, c’est bien un désir d’objet dégoûtant qui est suggéré, désir que la mise à distance esthétique et orientale permettait à la fois d’occulter et de sublimer. J’aimerais aller plus loin et montrer comment, dans le prolongement de ce cliché recyclé ou renouvelé de la «-belle orientale-», les histoires orientales proposent une conception originale du beau, déterminée par la prise en considération du point de vue du spectateur et des dispositifs «-d’estrangement.-» (Ginzburg). Je parlerai à ce propos de «-fabrique-» du beau. La fabrique du beau Les deux œuvres fondatrices des orientalistes Antoine Galland (1646- 1715) et François Pétis de la Croix (1653-1713) au tout début du XVIII e siècle sont sans doute décisives dans cette élaboration. Une des histoires insérées des Mille et un jours de Pétis de la Croix offre une bonne illustration de cette conception, il s’agit de l’histoire de Malek et de la princesse Schirine, qui met en scène un tisserand, Malek, narrant au roi de Damas «-l’histoire de sa vie. » (Pétis de la Croix 635). Celle-ci repose sur une mystification dévoilée au lecteur-: grâce à une machine volante, le jeune héros se pose chaque nuit sur le toit du palais où la princesse Schirine est enfermée par son père le roi de Gazna pour ne pas être séduite par un inconnu comme l’a prédit son horoscope. Le texte insiste de façon très explicite sur le caractère technique et non surnaturel de l’objet volant, un coffre avec un mécanisme soigneusement détaillé- : - «- Son mouvement est produit par l’art qui enseigne les forces mouvantes. Je suis consommé dans les mécaniques, et je sais faire encore d’autres machines aussi surprenantes que celle-ci.-» (Pétis de la Croix 634). Malek se fait alors passer pour le prophète Mahomet et la supercherie fonctionne parfaitement jusqu’à la fin, y compris auprès du roi et même du souverain rival de celui-ci que Malek fait fuir en projetant quelques pierres depuis le ciel sur son camp. La mystification s’interrompt néanmoins par un accident fortuit-: -une étincelle enflamme le coffre et empêche finalement le héros de tenir son rôle de prophète. Le contexte narratif est essentiel 11 Je renvoie sur ce point aux analyses très éclairantes de Yann Salaün. 54 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard puisqu’il élabore un métadiscours- : - le merveilleux de la religion (le miraculeux) est un faux merveilleux produit par une machine scientifique- ; l’histoire est une histoire de démystification qui démonte les mécanismes du merveilleux à l’époque où Bayle (Pierre Bayle 1643-1706) et Fontenelle (Bernard Le Bouyer de Fontenelle 1635-1735) théorisent les mécanismes de la fabulation (qui devient en l’occurrence une affabulation) 12 . Quel rôle occupe alors la beauté dans ce contexte et pour quel enjeu-? La beauté est le moteur de l’intrigue, elle fait irruption dans l’histoire du vagabondage de Malek et l’interrompt-; elle se manifeste d’abord sous la forme d’un fantasme («-À force de m’occuper de Schirine, que je me peignais plus belle que toutes les dames que j’avais vues […] ») (Pétis de la Croix 636) puis sous celle d’une image merveilleuse (admirable) produite par un dispositif d’effraction-: comme un autre Asmodée 13 , Malek s’élève dans les airs, se pose sur le toit du palais et s’introduit par une fenêtre ouverte dans l’appartement de la princesse qu’il surprend endormie. Apparemment, il s’agit une nouvelle fois de la reprise du topos de la belle Orientale, sauf qu’ici le thème exotique est absent. Le «-cliché-» (y compris cette fois-ci dans notre sens contemporain photographique du terme) de la belle orientale est combiné avec celui de la belle endormie 14 et se trouve ainsi explicitement rattaché à un regard à la fois perçant et émerveillant. La «-belle-» princesse l’était déjà sur la toile médullaire de l’imagination 15 avant de s’incarner dans le personnage «-réel-». C’est dire que le spectacle de la beauté relève avant tout d’une projection du spectateur. C’est une apparition qui est décrite-: L’obscurité de la nuit était telle que je la pouvais désirer. Je passai sans être aperçu par-dessus la tête des soldats qui, dispersés autour des fossés, faisaient une garde exacte. Je descendis sur le toit auprès d’un endroit où je vis de la lumière. Je sortis de mon coffre et me glissait par une fenêtre ouverte pour recevoir la fraîcheur de la nuit, dans un appartement orné de riches meubles, où sur un sofa de brocart reposait la princesse Schirine, qui me parut d’une beauté éblouissante. (Ibid. 637). 12 Je renvoie notamment à mon ouvrage Fables… 13 Rappelons que la première version du roman de Lesage, Le Diable boiteux, est légèrement antérieure (1707). 14 Sur le motif narratif de la belle endormie, dans le contexte de la pastorale notamment, voir Françoise Lavocat. 15 Pour parler comme La Mettrie (1709-1751 - L’homme machine, 1748), Voltaire (1694-1778 - article I magInatIon de l’Encyclopédie, 1765), ou Diderot (1713-1784 - Le Rêve de D’Alembert, 1769) pour lesquels l’imagination est une faculté première qui est le réceptacle des informations produites par les sensations et où elles sont comparées, composées et transformées en images. 55 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle Le corps endormi de la princesse est pris dans un jeu de clair-obscur et se caractérise par un éclat de lumière, la beauté n’est pas une qualité de l’objet qui n’est ici qu’un réflecteur. La lumière projetée est diffractée par le corps de l’indolente. Aussi la meilleure définition de la beauté qu’on pourrait donner serait celle d’un dispositif optique. La scène se passe tout entière dans une atmosphère spectrale- : la princesse, on l’a vu, est décrite comme une apparition mais elle n’est pas la seule-; -Malek, à son tour, l’est pour la princesse qui se laisse facilement persuader qu’il s’agit de Mahomet, ou plutôt, là encore la précision est importante, de la figure sous laquelle apparaît le Prophète. Pour justifier de son apparence juvénile au rebours de l’image de vieillard vénérable qu’a la princesse, et le lecteur sans doute, de Mahomet, Malek réplique à celle-ci-: -«-[…] il m’a semblé que vous aimeriez mieux une figure moins surannée. C’est pourquoi j’ai emprunté la forme d’un jeune homme.-» (Pétis de la Croix 639). Il n’est pas jusqu’à la gouvernante qui participe de la fantasmagorie générale comme le suggère son nom «-Mahpéiker-» qu’une note auctoriale vient souligner en en fournissant la traduction-: -«-forme de lune-». Par ailleurs, cette intrusion dans un monde de beauté provoque alors immédiatement chez le héros une frénésie d’achats luxueux- : - à peine sorti au petit matin de l’appartement de la princesse, il se rend à la ville où il achète des «-habits magnifiques, un beau turban de toile des Indes à raies d’or, avec une riche ceinture. » (Ibid. 638). Comme si l’irruption du beau avait déclenché un mécanisme de production-: la beauté entraîne le désir spéculaire de beauté et toute l’action du tisserand voyageur consiste à faire du beau ou donner l’illusion du beau, ce qui est la même chose puisqu’on a vu que la beauté était dans le regard du spectateur et non dans l’objet lui-même. Ainsi, il convertit symboliquement son outil de travail (l’étoffe médiocre d’un simple tisserand) en vêtements somptueux-; il transforme également à la fin de l’histoire un mélange de poix et de graine de coton en magnifique feu d’artifice-: «-Je m’élevai le plus haut qu’il me fut possible, afin qu’à la lueur de mon feu d’artifice on ne pût pas bien distinguer ma machine. Alors j’allumai du feu, et j’enflammai la poix qui fit avec la graine un fort bel artifice.-» (Ibid. 648). La totalité du conte est d’ailleurs parsemée de phénomènes lumineux et d’illusions d’optique qui prolongent l’impression de fantasmagorie de la première scène. Ainsi, la nuit où le roi Bahaman, père de la princesse, sabre tiré, doit surprendre le faux Mahomet, il est victime d’une sorte d’hallucination-: -«-Cette nuit-là, par hasard, l’air était fort enflammé. Un long éclair frappa les yeux du roi et le fit tressaillir. Il s’approcha de la fenêtre par où Schirine lui avait dit que je devais entrer, et apercevant l’air tout en feu, son imagination se troubla.-» (Ibid. 641). Ce conte dit alors de façon exemplaire ce qui caractérise le beau oriental, une fois écartée sa dimension proprement exotique- : - l’éclat, la lumière, le pur visible. 56 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard Si l’on porte alors attention aux deux contes orientaux peut-être les plus célèbres des recueils d’Antoine Galland, Aladdin et Ali Baba, on remarque plusieurs traits semblables-: -le beau surgit d’un dispositif optique-; le beau est d’abord un éclat, un jet de lumière, un pur visible. Rappelons qu’Antoine Galland, à la fin de sa vie et de son entreprise de «- traduction- », ou plutôt d’adaptation, d’un manuscrit arabe des Nuits, a utilisé des contes d’une autre source, appartenant sans doute à la tradition orale syrienne et racontés par un maronite syrien, Hanna-: les deux derniers volumes (X et XI) des Mille et une nuit(s 16 ) qui paraîtront posthumément en 1717 comprennent des contes directement «-inventés-», sur la base d’éventuels canevas, par Galland, qui devient alors un auteur à part entière. J’insiste sur ce point car on peut formuler alors l’hypothèse d’un lien entre la poétique particulière de ces contes et l’orientation/ orientalisation du goût des contemporains de l’époque, qui n’est pas sans rapport avec l’esthétique rococo. Parmi ces contes, qui symbolisent souvent (à tort donc) les Nuits, l’Histoire d’Aladdin, ou La lampe merveilleuse (tome X) et celle d’Ali Baba, et des quarante voleurs exterminés par une esclave (tome XI) proposent toutes deux en leur cœur narratif une cachette où est serti un trésor qui n’est justement pas d’abord caractérisé par sa valeur monétaire mais bien par sa beauté visuelle, un trésor qui n’est pas seulement une magnificence, une dépense, mais d’abord un beau spectacle, bref, qui n’a pas d’abord une fonction d’usage mais est un pur plaisir esthétique. Aladdin, on le sait, repose tout entier sur un dispositif optique-: c’est l’histoire d’une lampe et d’une apparition, lampe qui est à la fois un objet et une métaphore, et permet d’accéder à un trésor (lui-même pris au sens propre et figuré). La lampe magique, en effet, n’est pas seulement une lampe à exaucer des souhaits mais aussi une lampe d’éveil, une sorte d’outil pédagogique propre à former les esprits pour le «-Bildungsroman-» qu’est Aladdin-: -«-Cela venait de ce que la lampe avait cette propriété de procurer par degrés à ceux qui la possédaient, les perfections convenables à l’état auquel ils parvenaient par le bon usage qu’ils en faisaient.-» (Antoine Galland, Champion, 2, 1274-; GF, 3, 67 17 ). Dans la grotte où le magicien africain a conduit le jeune Aladdin et où se trouve la lampe, il est alors surtout question de ce que le jeune garçon prend pour des «-fruits-» colorés et qui sont des pierres précieuses de grand prix. Les termes dans lesquels est décrit ce «-trésor-» sont essentiels-: Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différente couleur- : il y en avait de blancs, de luisants, et transparents comme le cristal- ; - de rouges, les uns plus chargés, les autres 16 Au singulier dans l’édition originale. 17 Notre édition de référence est celle de Champion. 57 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle moins- ; - de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune, et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles- ; -les luisants et transparents, des diamants-; les rouges les plus foncés, des rubis-; -les autres moins foncés, des rubis balais- ; - les verts, des émeraudes- ; - les bleus, des turquoises, les violets, des améthystes-; -ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs-; -et ainsi des autres […]. (Galland, Champion, 2, 1212-3-; GF, 3, 19). On est loin de la simple reprise du topos des verroteries colorées dont un protagoniste naïf ignore la valeur monétaire 18 . On assiste à une correspondance entre deux ensembles sémiotiques, le second constituant la traduction en valeur (les perles, les rubis etc.) du premier uniquement constitué de couleurs (les blancs, les rouges etc.). Mais l’enfant qu’est encore Aladdin à ce moment du récit n’y trouve qu’une pure jouissance du visible-: «-La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d’en cueillir de toutes les sortes-». Le choix porte alors non sur la valeur mais uniquement sur la couleur, qui est d’abord une moire et un éclat-: «-En effet il en prit plusieurs de chaque couleur-[…].-» (Ibid., Champion, 2,1213- ; -GF, 3, 19). De même, lorsqu’Aladdin les confie à sa mère, tout aussi naïve que lui- : - «- L’effet qu’elles firent au grand jour par la variété de leurs couleurs, par leur éclat, et par leur brillant, fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presque éblouis. » (Ibid., Champion, 2,1238-; -GF, 3, 39). Ali Baba lie également de façon explicite le trésor amassé par les quarante voleurs à un dispositif optique qui transforme une nouvelle fois la valeur (monétaire) en plaisir (esthétique)-: Ali Baba s’était attendu de voir un lieu de ténèbres et d’obscurité-; -mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé en voûte fort élevée à main d’hommes, qui recevait la lumière du haut du rocher, par une ouverture pratiquée de même. (Ibid., Champion, 2, 1402-; GF, 3, 183). Il me semble donc que les deux premiers ensembles de Mille et un.e.(s), de Galland et de Pétis, orientent déjà, littéralement et figurément (orientalisent), durablement la conception d’un certain beau qui trouve écho dans l’esthétique rococo de l’époque où les motifs orientaux, souvent extrême-orientaux, sont, on le sait, très présents mais surtout où prédomine une esthétique de la surprise et où le beau, à la suite des coloristes, au premier chef desquels Roger de Piles (1635-1709), est pris dans une relation de plaisir qui 18 Qu’on retrouve par exemple dans l’épisode de l’Eldorado au chapitre XVII du Candide de Voltaire. 58 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard met au premier plan le visible et notamment le visible coloré 19 . La question n’est pas de savoir qui, des écrivains orientalistes ou des peintres, a eu l’antériorité, mais plutôt de voir comment cette nouvelle conception d’un beau trouve une expression exemplaire dans ces histoires orientales. Je donnerai un dernier exemple emprunté à la même période mais issu d’une œuvre qui ne prend pas, cette fois-ci, pour base des récits authentiquement orientaux, même si elle s’insère dans un même contexte 20 , Les aventures d’Abdalla de J.-P. Bignon (1712-1714). Il s’agit de l’histoire sans doute la plus connue de l’ouvrage, celle de Rouschen et de l’île Détournée. Le cadrage général du conte rappelle les dispositifs optiques et la fantasmagorie déjà analysés-: -cela commence par un rêve de Rouschen, dame persane, qui voit une île bleue, suit l’histoire de son voyage dans cette île et à la fin, l’évocation de son réveil au terme de trois jours de maladie. Le statut onirique ou réel du voyage n’est jamais clairement tranché puisqu’à la toute fin- ; l’un des personnages du rêve, Ajoub, apparaît dans la «-réalité-» et devient par la suite le mari de l’héroïne. De plus, une note auctoriale précise (comme dans l’histoire de Malek chez Pétis) le sens de «-Rouschen-»-: -«-Lumineuse-». Enfin, le conte s’élabore à partir de la question de la beauté. La situation topique de départ (deux sœurs, l’aînée Koutai, laide, et la cadette, Rouschen, belle) est prolongée et renouvelée par des considérations plus psychologiques que merveilleuses-: le méfait est en effet le refus par Koutai d’inviter sa sœur à son mariage pour éviter la comparaison et atténuer ainsi sa laideur. La «-réparation-» est alors celle de la vengeance de Rouschen aidée par une «- fée- » (une «- périse- »). Mais, autre point important, le récit quitte alors rapidement cette trame (la résolution du méfait a lieu tout de suite) pour basculer dans une sorte d’utopie, un monde à l’envers. Or le seul lien entre les deux volets du conte réside justement dans la topique de la beauté- : dans l’île, on assiste à une inversion du modèle de beauté de la société de référence, lié à la jeunesse, la (plus) belle Rouschen, devient la plus laide. En atteste une scène de miroir-: Je m’y [dans le miroir] vis des joues pendantes, des yeux retirés, des lèvres feuille-morte, une bouche enfoncée, un nez rouge et qui grossissait par le bout, un menton aigu, un front chargé de rides, des cheveux blancs comme la neige- ; - et je fus saisie d’un tel effroi que je pensai tomber à la renverse. (Bignon 988). 19 Pour Roger de Piles la peinture est définie comme un pur visible, «- l’imitation des objets visibles-», ce qui séduit «-les yeux-»-; -et la couleur comme «-ce qui rend les objets sensibles à vue-» (8). Sur la Querelle du coloris en France à la fin du 17 e siècle, voir particulièrement Jacqueline Lichtenstein. 20 Sur les liens entre ces trois personnalités voir notamment l’étude de Jean-François Perrin. 59 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle C’est donc une histoire où la question de la beauté humaine est théorisée-: le beau est relatif, il résulte d’une mise en perspective, réside dans le regard et non dans l’objet regardé-- le procédé du miroir vient en renforcer le trait éminemment spéculaire. La description qui est alors faite de l’île Détournée, de sa ville capitale, son palais, ses habitants et ses coutumes répond en tous points à cette conception miroitante. Le beau oriental est mobile et chatoyant. L’île n’est pas tant bleue que de couleur changeante et telle une anamorphose 21 se transforme tandis qu’on s’en approche-: «-C’était la même île bleue que j’avais vue en songe, et que les péris appellent l’île Détournée. Comme elle ne m’avait paru bleue qu’à cause de l’éloignement, quand j’en fus plus près, mille diversités se présentèrent en foule à mes yeux.- » (Ibid. 985). L’héroïne porte elle-même lors de son voyage un «-habit changeant-»-: Quoique tout ce qu’on mit sur moi fît un effet merveilleux, on n’y avait toutefois employé ni or, ni argent, ni pierreries. Il n’y paraissait qu’une seule marque du grand pouvoir de Lutfallah, et cette marque consistait dans la couleur de ma robe, qui changeait à chaque pas que je faisais. (Ibid. 982). Le conte érige, en outre, la bigarrure en principe esthétique. On connaît la polysémie active du terme aux XVI e -XVIII e siècles, à la fois bizarrerie et mélange disparate de couleurs 22 . Étienne Tabourot (1547-1590), dans l’avant-propos de son célèbre recueil de pièces diverses et curieuses intitulé Les Bigarrures (1572), réédité jusque vers la fin du XVII e siècle, tisse d’ailleurs explicitement un lien entre manière orientale et bigarrure-: «-[…] les Bigarrures ressemblent aux tapis Turquois, qui se font à points contez & avec un ordre, sans ordre » (Tabourot V). La bigarrure de l’épisode de l’île Détournée se traduit ainsi par une succession de spectacles où le bizarre côtoie le monstrueux- : se pliant à la règle de l’inversion généralisée, le magnifique palais s’ouvre par un salon où sont sertis dans vingt-quatre enfoncements des animaux vivants «- d’une grandeur énorme et d’une figure tout à fait étrange-» (Bignon 986) tels ces gigantesques cirons qui jouent du tambour et de la trompette. Surtout, les descriptions multiplient les notations de couleurs, en mentionnant à la fois le ton, la luminosité, la saturation. Le palais se décline comme un nuancier de verts avec une « grande cour carrée, pavée de marbre verdâtre » (ibid. 987) prolongée par «-une chambre magni- 21 Sur le lien entre anamorphose, fiction et rococo, voir notre étude «- Anamorphoses…-». 22 B Igarrure -: -«-s. f. Mélange de couleurs sur quelque habit, ou quelque étofe-» (Richelet, 1680). Le Dictionnaire universel donne-: «-s. f. Mauvais assortiment de couleurs ou d’ornemens sur un habit, sur des meubles, &c.-» (Furetière, T.I. (A-H), seconde édition revue, corrigée et augmentée par Jacques Basnage de Beauval. La Haye/ Rotterdam-: Arnould et Reinier Leers, 1702. P. 232). 60 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard fique, où tout était vert et or-», un «-cabinet garni de meubles très précieux à fond vert brodés d’or, et enrichis partout de fines émeraudes-» et «-dans le milieu du plafond-[…] une escarboucle de la grosseur d’une pomme de pin, qui jetait beaucoup de lumière. » (Ibid. 989). L’urbanisation de la capitale est régie par une emblématique des couleurs, chaque quartier correspond à une famille fondatrice et a sa propre couleur, verte, jaune, bleue, rouge ou blanche. La donnée sociologique est pourtant vite transformée en une pure jouissance esthétique lors de l’épisode central de la cérémonie de résurrection des deux anciens souverains fondateurs/ colonisateurs de l’île. Un spectacle est donné en leur honneur dans un amphithéâtre-: il s’agit d’une sorte de cosmogonie où la succession des «-tableaux-vivants » consiste en un enchaînement de couleurs, tantôt isolées (le vert), tantôt groupées (jaune et bleu-; -rouge et blanc), jouant à la fois des contrastes et des dégradés 23 -; succèdent en effet aux verts, des «-péris-» (sortes de génies) jaunes et des péris bleus qui «-s’uni[ss]ent pour faire l’exercice des lieux champêtres » (Bignon 1007, je souligne). J’espère avoir montré, à partir d’un nombre forcément (trop) restreint de récits (romans et contes) orientaux, comment s’était élaboré un beau oriental dans la première moitié du XVIII e siècle, en lien avec une esthétique rococo. Pour résumer-: -la fabrique d’un beau oriental et rococo tient, plus qu’à une filiation avec une tradition, d’abord, selon moi, à la mise en place d’un certain type de regard fictionnalisé dans les histoires, regard exotisé si l’on veut. Qu’il s’agisse du regard d’un oriental sur l’Orient ou d’un occidental sur l’Orient, c’est toujours suite à un dispositif d’ébahissement/ éblouissement que le beau peut apparaître. Alors, oui, il y a bien un «-beau-» oriental qui ne se réduit pas à une coloration ou une topique recyclée (la belle Orientale) et qui tend à se fondre avec le beau tel qu’il se redéfinit avec la naissance de l’esthétique. 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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales dans les romans du XVII e siècle Joséphine Gardon Sorbonne-Université Ronsard lui-même chante Scanderbeg, «- vainqueur du peuple Scythien 1 - », «- l’honneur de son siècle- »,- père de la nation albanaise, héros invaincu, être hybride élevé dans une cour musulmane dont il fut un temps le héros avant d’en devenir l’ennemi redouté. De son vrai nom George Kastriotis (1405-1468), il fut surnommé Scanderbeg par ses alliés, puis ennemis turcs, en comparaison avec Alexandre le Grand. Le héros a fasciné l’Europe renaissante et classique, inspirant traités historiques, pièces de théâtre et non moins de trois opéras mais peut nous sembler «- englouti du destin- » (Ronsard), oublié de nos mémoires comme de nos livres d’histoire. Pourtant, par ce parcours hors du commun, Scanderbeg représentait le héros idéal pour toute fiction romanesque cherchant à peindre l’Orient. Grâce à lui, le lecteur entre dans les arcanes labyrinthiques du sérail, puis devient à son tour un Oriental, pour mieux revenir héroïquement aux dernières pages dans le giron de la monarchie chrétienne. Pour les auteurs, cette figure aide donc à présenter et à critiquer des organisations politiques, orientales mais aussi occidentales, tout en se protégeant de la censure- : l’Occident n’est-il pas victorieux et l’Orient n’a-t-il pas dû courber l’échine devant celui qu’il avait pourtant élevé en son sein-? En suivant Scanderbeg dans trois romans du XVII e -siècle, nous pouvons à notre tour interroger des représentations utopiques et dystopiques orientales nourries des philosophies et des situations politiques qui marquent le siècle. 1 Sonnet LXXXVII, à Jacques de Lavardin, sieur du Plessis-Bourrot. Voir https: / / arbenia.forumotion.com/ t196-poems-dedicated-to-albanians-and-their-heroes 64 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon Le Grand Scanderberg (1644) d’Urbain Chevreau : l’enfer, c’est les autres ? Publié en 1644, Le Grand Scanderberg 2 est la seule œuvre signée des trois ouvrages proposés dans notre étude. Urbain Chevreau (1613-1701) s’inspire pour ce roman de la somme de Marin Barleti (v. 1450-1460-v.1512-1513), dont la traduction par Jacques de Lavardin 3 en 1576 connut six rééditions, indice d’un succès certain. Chevreau reprend des passages entiers de cette source, en particulier au sujet de l’enfance de Scanderbeg, moment clé de la formation de tout héros, mais aussi lors des récits de bataille. De Lavardin, Chevreau hérite également d’une vision très stéréotypée de l’organisation politique orientale. D’ailleurs, dès son avertissement, il refuse toute prétention à l’originalité puisqu’il s’inscrit dans la lignée des autres grands romans du siècle 4 . Il justifie également son long développement de l’histoire musulmane-: Il est certain que tu me blâmeras d’y avoir fait entrer l’Histoire des Turcs, & que tu auras peine à m’excuser de cette imprudence, puis qu’un entretien ordinaire n’avoit pas besoin de cet ornement, & que le sujet ne sembloit pas le demander- : mais quoi mes amis ne m’ont jamais voulu permettre de l’en tirer, ils m’ont assuré que cette pierre estoit curieuse encore qu’elle fut hors d’œuvre, ils m’ont fait croire que les choses superflues ne laissaient pas d’être agréables & m’ont enfin soutenu que c’estoit le plus beau défaut de mon livre (Chevreau, Avertissement, NP)-. L’auteur prend soin de développer l’histoire politique de l’empire ottoman, depuis la fondation de l’islam jusqu’au XV e - siècle, tout en affirmant son soutien à la chrétienté- : il s’agit bien d’un récit fait par un chrétien à un couple chrétien puisque dans ce roman l’Orient n’est pratiquement pas exploré de l’intérieur. Le fonctionnement politique oriental, de fait, n’est présenté au lecteur que par le biais de Scanderbeg lui-même, soit lors du récit de sa vie (Chevreau 265-349), soit lors de sa harangue au Sénat vénitien (Chevreau 210-228), soit lors de son récit de l’histoire musulmane, faite à ce jeune couple. Dans chacun de ces discours, Scanderbeg incarne la royauté 2 Notons au XVII e siècle une concurrence des graphies «-Scanderbeg-» et «-Scanderberg-», due à une mauvaise interprétation du titre de noblesse «-beg-». J’utiliserai l'orthographe Scanderbeg tout le long de l'article, sauf dans le titre du roman. 3 Traducteur. Actif entre 1575 et 1585. 4 «-Si tu as lu l’Ariane, le Polexandre & l’Ibrahim-; de Messieurs des Marets, de Gomberville & de Scudéry, tu t’étonneras sans doute de m’entendre parler après ces Oracles, & de me voir voler avec des aigles dont les plumes ont accoutumé de dévorer toutes les autres.-» (Chevreau, Avertissement). 65 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales chrétienne, tandis qu’Amurat personnifie la dystopie orientale, conduisant le héros à une forte critique de son ennemi pour mieux mettre en valeur son propre mérite. Ces discours construisent au fil des pages un balancement-: dès le début du récit de sa vie, Scanderbeg établit cette opposition puisque, si la première phrase du récit (Chevreau 65) permet de glorifier les ancêtres du héros, la seconde marque l’entrée fracassante et inévitable de l’ennemi-: Quoi qu’il soit plus juste de tirer sa réputation de soi-mesme, que de ses ancestres, & que la naissance soit un bien dont on n’est redevable qu’à la fortune, il m’est pourtant glorieux de vous faire ressouvenir que je suis fils de Jean Castriot Prince d’Espire, & de Voisave fille du Roi des Triballes. Je serois peut-être heureux si l’ambition n’eut point aveuglé Amurath petit fils de Bajazet Premier, qui contraignit Paléologue Empereur de Constantinople de se réfugier en France sous Charles Sixième & qui mourut depuis enfermé par Tamerlan dans une cage de fer, & lié de chaisnes d’or pour être puni de son orgueil & pour servir de spectacle à toute l’Asie (265-266). Dès son enfance, le héros voit son destin lié à celui de l’ennemi, devenu son dopplegänger, qu’il lui faudra affronter tout au long de sa vie. L’éthos du héros ne se constitue finalement que dans cette lutte à mort, lutte contre un double qui permet de mieux définir sa propre identité. Ainsi la popularité grandissante de Scanderbeg se fait-elle plus visible à mesure qu’éclate la tyrannie d’Amurat 5 . Des pages 245 à 280, l’un et l’autre sont tour à tour sujets de phrases dont le vocabulaire est saturé de connotations positives pour Scanderbeg (l’adjectif «-glorieux-» et les substantifs «-force-», «-félicité-», «-gloire », «-justice », «-foi-», «-générosité-», «-courtoisie-», «-honneur-») et de connotations négatives pour le souverain oriental (les substantifs «-ambition-», «-tyrannie-», «-infidélité-», «-ingratitude-», «-cruauté-», «-défiance-», «-haine-», «-mauvais naturel-», «-crime-», «-usurpateur-», «-esclavage-» et les adjectifs «-meurtrier-», «-fatal-» et «-barbare-»). Le fonctionnement politique oriental est décrit comme une dystopie où la roue de la fortune se fait spirale de la violence et où tous sont prisonniers d’un despote sanguinaire. Chrétien élevé en Orient, Scanderbeg va au cours de son apprentissage prendre son indépendance, s’arracher à ce père putatif qui se révèle Cronos dévorant ses enfants. Cela se marque dans la syntaxe elle-même: En un mot, il n’estoit pas mon souverain, je n’estois point son sujet, je ne le soulageois ni par inclination, ni par devoir, & si je n’estois pas ouvertement 5 «-Si j’eusse fait dépendre ma félicité de l’amour d’un peuple & des caresses d’un Empereur, je n’eusse pas eu beaucoup à désirer […] Amurat passa de la tyrannie à l’ingratitude, et de l’ingratitude à la cruauté-» (Chevreau 269). 66 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon son ennemi, c’est que je n’estois pas libre, & que l’exécution de mon dessein dépendoit plus de l’occasion que de mon courage. Je n’estois pas obligé de lui garder la foi que je ne lui pouvois donner, pource que je la devois à ma Patrie, j’estois Espirote & non pas Turc, je devois donc plus à ma nation qu’à la sienne-; cet effort estoit plus beau que mon esclavage & ma fidélité n’estoit pas si honnête que mon artifice (278). Le chiasme, ainsi que le parallélisme de construction (sujet pronominal, discordantiel «-ne-», verbe «-être-» à l’imparfait, forclusif, déterminant possessif et nom) soulignent l’égalité des deux hommes et l’absence d’ingratitude du héros-; le croisement des déterminants possessifs vient annuler la hiérarchie des compléments-: il n’y a plus ni souverain ni sujet mais deux hommes face à face. Dans la suite de la phrase, Amurat est syntaxiquement prisonnier de Scanderbeg puisque les marques de la troisième personne se font discrètes-: le pronom objet «-le-» et le déterminant possessif «-son-» sont encadrés par des marques de la première personne (on trouve trois fois le pronom personnel sujet «-je-» et deux fois le possessif «-mon-»). La troisième phrase systématise le refus de l’Orient, puisque ce dernier est rejeté à la fin des propositions, et de ce fait hors du royaume d’Albanie que le héros veut libérer. En effet, puisqu’Amurat personnifie l’Orient, ce procédé permet de présenter la politique orientale comme génératrice d’un univers dystopique qui opprime tant ceux qui y vivent que ceux qui doivent l’affronter-; l’univers oriental est décrit de façon uniforme, comme une puissance impérialiste qui peu à peu absorbe les petits royaumes limitrophes, en particulier les îles. Or l’île est le cadre privilégié de l’utopie, depuis l’Utopie de More 6 . Déjà l’Histoire nègrepontique de Jean Baudoin (qu’il prétend être d’un certain Octavio Finelli 7 ), où se trouve le personnage de Scanderbeg, présentait l’empire turc comme un ogre dévorant les îles utopiques où se réfugient les héros, dont 6 «- Depuis les origines du genre, au début du seizième siècle, il s’est constitué à cet égard une sorte de tradition-: à de rares exceptions près, comme celle de l’île d’Ajao (La République des philosophes, ou histoire des Ajaoiens. Genève, 1768), que Fontenelle (1635-1735) situe dans le Pacifique nord au large du Japon, l’utopietype est une île de l’hémisphère sud, comme l’était déjà l’île éponyme de More. […] ces dernières elles-mêmes présentent une clôture interne typiquement insulaire- : séparées du monde extérieur par d’immenses étendues de désert […] ou encore ceintes de montagnes infranchissables […] elles occupent également des ‘blancs’ de la carte qui leur prêtent une certaine apparence de plausibilité géographique-» (Racault 305-306). 7 Voir préface de L. Plazenet «-qui est l’auteur de L’Histoire nègrepontique-? -». Baudoin a l’habitude d’utiliser le topos du manuscrit trouvé (déjà dans ses autres œuvres) mais Octavio Finelli et son manuscrit sont introuvables. 67 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales Jérôme Paléologue, prince exilé qui s’est fait ermite, contraint de fuir de paradis perdus en paradis perdus-: […] [je] commençai là une vie moins glorieuse, mais plus calme que la précédente, épousant une belle Nègrepontine, Illustre en son extraction, médiocre en richesse, mais excellente en vertu. Ce fut alors que je commençai à goûter quelque volupté dans le monde et à me croire payé avec usure de toutes mes peines. Mais je suis né sous une étoile trop malheureuse pour jouir longtemps d’une bonne fortune. Dans quelques mois, l’ambition de Mahomet engloutissant du désir toute l’Europe, lui fit commencer ses conquêtes par les Iles de l’archipel, dont la principale est la nôtre, anciennement dite Eubée, terre illustre par la Sybille de Cumes et pour la naissance du Prince des doctes (Baudoin 193). Berceau de la Sybille et d’Aristote, Eubée figure une utopie où règnent sagesse, vertu et mesure, conquise à son tour par l’Orient, qui, comme les trous noirs, engloutirait, détruirait, rendrait au néant et au chaos. Si les personnages de Baudoin finissent par accepter cet impérialisme 8 , ceux de Chevreau abandonnent un temps leurs différends pour faire front commun face à l’Orient- : «- Scanderberg envoya des Ambassadeurs à Usuncassan, à Ferdinand, aux Vénitiens, & à Eurycles, & pour son triomphe on fit presque autant de cérémonies à Persepole, à Naples, à Venise & à Calary qu’à Croye-» (Chevreau 582). Si les différentes bannières se rangent derrière Scanderbeg, elles n’en sont pas pour autant réduites à un seul corps politique-; alors que la dystopie orientale uniformise sous son joug violent, le héros lui oppose la force des hommes libres. Chevreau, cependant, néglige de préciser que l’utopie albanaise établie par Scanderbeg mourra avec lui. Dystopie sauvage : les Mémoires du Sérail (1670) : d’une représentation édénique à un état de nature hobbesien ? Qu’en est-il de la représentation orientale près de trente ans plus tard- ? En France, l’alliance franco-ottomane a connu un important renforcement, depuis le «- traité de paix et capitulation- » signé en 1604. Le 5- décembre 1669, Louis- XIV reçoit Müteferrika Süleyman Aga (envoyé du Grand Seigneur Mehmed IV (1642-1693, r. 1648-1687). Si cette ambassade est politiquement un échec, elle participe néanmoins au succès des récits de voyage, 8 «-[…] les autres [allèrent] en la ville de Lora, où ils prétendaient encore posséder les riches héritages de leurs Ancêtres, quoiqu’ils fussent à cette heure sous la domination du Grand Seigneur-» (Baudoin 366). 68 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon des ouvrages orientalisants et, plus anecdotiquement, du café. Mieux connu, l’Orient est ainsi mieux apprécié, faisant l’objet d’une fascination à laquelle les sérails mystérieux et érotiques ne sont pas étrangers. Scanderbeg, enlevé et élevé par le Sultan, se métamorphose ainsi dans les Mémoires du Sérail en parangon de galanterie, en relais idéal pour le lecteur français, à la fois fasciné et méprisant. Œuvre là encore assez mineure, ce roman connaît une publication en deux parties entre 1670 et 1679. L’œuvre est signée par un «-Monsieur Des-Champs-» mais a pu être attribuée à Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins v. 1640-1683), au prétexte d’une publication, elle-même sujette à débat, chez Claude Barbin 9 . Cette double attribution, d’abord à un hypothétique voyageur rapportant d’Orient un texte inédit, puis à une autrice connue pour éclairer les ressorts amoureux derrière les grandes actions, révèle bien la stratégie éditoriale- ; par ces Mémoires, le lecteur est invité à entrer à son tour dans le monde fantasmé du harem, utopie proche d’un état de nature où la galanterie serait la seule loi. Dans son adresse au lecteur, le libraire reprend le topos du manuscrit trouvé et traduit, bénéficiant en outre du succès grandissant des récits de voyages-: Ces mémoires sont tirés d’un manuscrit arabe de Thabel- ; comme il savoit parfaitement l’histoire secrète du sérail sous Amurat second-: il en a écrit en sa langue ce qu’il a cru de plus remarquable, son manuscrit est tombé entre les mains de feu Monsieur Des-Champs, dans les Voyages qu’il a fait au Levant (Mémoires du Sérail 70). Pourtant, dès l’incipit, le ton est donné et nous sommes loin du récit documenté d’un explorateur puisque le narrateur abandonne aussitôt le cadre politique pour esquisser les délices d’un sérail réduit au seul harem-: 9 Rudolf Harneit a tout juste cette phrase au sujet de ces Mémoires : «-L’authenticité des Mémoires du Sérail sous Amurat second reste du moins douteuse.- », (Harneit 29). Les recherches d’Edwige Keller révèlent que pour les années 1669-1670, on ne trouve pas trace d’un enregistrement au nom de Barbin avec ce titre, non plus qu’au nom de Des-Champs avec ce titre, alors que Barbin enregistre généralement correctement ses privilèges à la chambre syndicale-; la notification de l’enregistrement du privilège, dans la première édition, ne donne pas l’information essentielle, à savoir la date dudit enregistrement à la chambre syndicale, marque assez caractéristique des éditions illicites. En outre, l’attribution à Madame de Villedieu n’apparaît qu’après le décès de cette dernière, dans Œuvres de Madame de Ville-Dieu- (1720-1740), alors l’hypothèse d’une fausse attribution se renforce puisqu’il s’agit d’une pratique caractéristique des libraires de l’époque. 69 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales La ville de Burse avoit été longtemps la capitale des Estats des empereurs turcs, mais Amurat second trouvant Andrinople plus commode et plus agréable, y établit le siège de son empire et y fit bastir un sérail magnifique sur les bords de la Marise, auquel il joignit des jardins si beaux qu’ils pouvoient être comparés à ceux de ce voluptueux Romain. C’était dans ce lieu que l’Amour donnoit de grandes leçons de tendresse-; & bien qu’il fust dangereux d’en faire le moindre usage, le cœur du Prince Scanderbeg en surmontoit avec plaisir toutes les difficultés-; celui de la Sultane Favorite Servilie estant de moitié de ses sentiments & de ses désirs (Mémoires du Sérail, 1-2). On est bien proche de ce que Pierre Martinot décrit à propos des romans orientaux- : «- la Perse et la Chine, qu’on a la prétention de nous montrer, ressemblent trait pour trait à la contrée voluptueuse où le berger Céladon aima la belle Astrée, et les fleuves qui l’arrosent ne sont que des affluents du Lignon-» (Martinot 30). Les personnages de cette utopie semblent vivre dans un état de nature proche d’un âge d’or, où tout n’est qu’ordre, beauté, luxe et volupté - le calme en moins… Le narrateur s’arrête sur quelques objets somptueux, esquissés de quelques traits pour mieux habiller ce décor (par exemple à la page-158 de cette première partie- : «- il se promena quelque temps, regardant parfois des vases de la Chine, d’un ouvrage admirable-»). En outre, les scènes principales se déroulent dans un jardin, lieu clos par les murs et le fleuve, locus amoenus et héritier direct du pardêz persan, à l’origine de notre «-paradis-» français. Scanderbeg raconte en effet-: «-les jardins du sérail étaient mon séjour le plus ordinaire, je ne quittais guère les allées, tout le temps qu’il plaisait à mon amour de ne laisser sans autre occupation. Souvent je me divertissais à voir la culture que les jardiniers faisaient des fleurs et des simples-[…]-» (Mémoires du Sérail 173). Ce lieu clos sert d’écrin aux amours, aux fleurs et aux rêveries qui croissent en paix sous un soleil qui ne semble jamais les tyranniser-; cette scène est le théâtre, au début du roman, d’innocents marivaudages avant l’heure, où sensualité et vaudeville ne sont jamais loin. En effet, épargné par le sultan grâce aux supplications de la sultane Servilie, Scanderbeg tombe amoureux de celle-ci et, pour mieux la séduire, il entre dans le harem déguisé en marchande juive. Le héros devient alors l’objet des passions de tous les personnages secondaires, des sultanes au Sultan en passant par les esclaves. Tout est présenté comme un jeu et les tromperies amoureuses elles-mêmes font sourire le lecteur, en particulier lorsque le trop aimé Scanderbeg fait unir ses différents soupirants à la faveur du mensonge et de l’obscurité, tout en ne pouvant lui-même retrouver la Sultane à cause des fâcheux. D’ailleurs, les troubles extérieurs semblent ne jamais atteindre cette utopie car les personnages doivent abandonner tout souci politique à son seuil-; c’est même sur ce raisonnement que le héros espère rejoindre Servilie- » (Ibid., I 175)). 70 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon Inversement, du moment qu’il se voit confié une mission politique, Scanderbeg doit quitter ce paradis, suivant les vœux de son opposante Charmen-: Je saurai si adroitement faire vanter par Stucan les mérites de Scanderberg au Sultan, que je l’engagerai à le faire sortir du sérail avec un emploi considérable dans les armées, afin de donner une couleur honneste à son bannissement & qu’il ne puisse pas croire que j’aie part à sa disgrâce (Ibid., II 31-32). En somme, les affaires publiques seraient le péché originel de cette utopie apolitique qui provoquerait la chute des personnages- ; la politique est le fruit de la connaissance du bien et du mal que l’on cueille par orgueil et méconnaissance de son vrai bonheur. La politique semble si interdite d’accès dans ce roman que c’est par des prétéritions qu’est narrée l’histoire d’une partie des conquêtes ottomanes, dans la dernière partie-: Ainsi je pense qu’il est inutile de dire que Bajazet s’étant empoisonné, de peur d’être mené en triomphe par toute la Perse […] Que je passerai sous silence que Tamerlan se laissant flatter par cette prière, donna la liberté à cent esclaves de Bajazet, qui eurent soin de porter son corps à Pruse. Que j’omettrai encore qu’Halisury voyant que Mahomet et Musa essayoient par une guerre sanglante, de décider qui des deux l’empire & la vie demeureroit, vint attaquer Pruse […] (Ibid., VI 247-248). Le lecteur français viendrait fuir les troubles civils et les guerres européennes pour trouver dans un roman oriental une utopie où l’agitation du monde se fait tabou et ne se dit qu’en creux. Dans ces Mémoires, les hiérarchies et les combats sont surtout amoureux et il semble symptomatique que Scanderbeg abandonne le destin politique que l’histoire lui a donné pour n’être plus qu’un galant vivant et mourant dans un harem (Ibid., VI 470). Mais justement, cette fin inattendue à l’histoire de Scanderbeg n’est-elle pas un indice d’une critique implicite de cette utopie aussi mielleuse qu’artificielle- ? En effet, toute dorée qu’elle soit, cette cage reste une prison, qui enferme et contraint femmes, hommes et enfants. S’en échapper est impossible puisque, dans les deux scènes où les personnages peuvent quitter un instant le harem en traversant le fleuve Marise, ils manquent de se noyer (Ibid., I-17-21 et V 233-236). De même, c’est en cherchant à quitter la chambre de la sultane que Scanderbeg trouve la mort aux dernières pages du roman-: comme l’a dit Roland Barthes à propos de la scène racinienne, «-sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir- » (Barthes 18). À la fin du roman, le corps de Scanderbeg, qui n’a pu s’échapper sans trouver la mort, sert à borner l’espace de façon sanglante puisque le Sultan «-lui fit couper la tête, qui fut mise en haut d’un mat où 71 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales les Azamoglans s’exerçaient à tirer de l’arc, & son corps fut mis en quatre parties, qui demeurèrent exposées aux quatre coins du Sérail-» (Mémoires du Sérail 470). Le héros mis en pièces est absorbé par le sérail, labyrinthe devenu minotaure, utopie si bien close qu’elle étouffe. Sans doute la création de Bajazet, en 1672, influence-t-elle fortement les attentes des lecteurs quant aux dénouements d’intrigues de Sérail, justifiant une fin éloignée de l’exactitude historique lors de la parution des trois dernières parties des Mémoires du Sérail en 1679. Barthes poursuivait son étude de l’espace racinien en formulant ce constat-: Certains auteurs ont affirmé qu’aux temps les plus reculés de notre histoire, les hommes vivaient en hordes sauvages ; chaque horde était asservie au mâle le plus vigoureux, qui possédait indistinctement femmes, enfants et biens. Les fils étaient dépossédés de tout, la force du père les empêchait d’obtenir les femmes, sœurs ou mères, qu’ils convoitaient. Si par malheur ils provoquaient la jalousie du père, ils étaient impitoyablement tués, châtrés ou chassés (20). Or les Mémoires du Sérail rejouent en majuscule et en minuscule, dans toutes les histoires enchâssées, cette lutte perdue d’avance des fils contre le père- : si le sérail est un lieu apolitique, c’est que la politique est impossible car monopolisée par le sultan. Ce dernier est le mâle dominant, qui voit son fils adoptif s’éprendre de la Sultane, à qui ce dernier doit la vie, puisque Scanderbeg enfant fut épargné à la demande de Servilie. La fin de la quatrième partie raconte cet échec d’une révolte impossible des jeunes contre un patriarche omnipotent-: «-[…] le grand seigneur eut la cruauté de faire mourir devant lui la sultane qu’il avait le plus aimée sans en paraître que légèrement touché- » (Mémoires du Sérail, IV 207). Le sultan fait périr d’un même mouvement la sultane infidèle, le Grand Jardinier amoureux, la femme qui les avait dénoncés, l’esclave qui avait favorisé cette liaison et même le jeune oiseau qui symbolisait cet amour-: nul n’échappe à la cage dorée dont seul Amurat a les clés. Les jeunes gens en quête de pouvoir et d’amour sont condamnés à l’impuissance amoureuse et politique- ; ils ne peuvent être que des spectateurs passifs s’ils veulent rester en vie. Malgré ces apparences d’un jardin édénique, le sérail décrit ressemble plus à une société d’après le contrat social hobbesien-: les personnages ont aliéné leur volonté au profit de la sécurité mais le Léviathan auquel ils se sont soumis est tout près de les dévorer. D’ailleurs, une lecture attentive du roman met en lumière l’artificialité de ce jardin, comme lorsque Scanderbeg raconte une entrevue amoureuse interrompue dans une grotte de rocaille-: «-j’ébranlai sans y penser le robinet qui faisait jouer toutes les fontaines de la grotte, l’eau sortit en abondance & nous mouilla si bien que non seulement 72 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon elle éteignit nos ardeurs mais au bruit qu’elle fit, un jardinier qui logeait au-dessus s’éveilla-»-(Ibid-160-161). La grotte, symbole amoureux et matriciel, lieu préhistorique s’il en est, se mue en caverne platonicienne où les objets se révèlent ombres décevantes de réalités inatteignables pour les personnages. Gaston Bachelard donne d’ailleurs de la grotte dans l’imaginaire cette définition où se voit résumée toute son ambiguïté-: «-grotte, onirisme du sommeil tranquille des chrysalides. La grotte est plus qu’une maison, elle reste un lieu magique et un archétype agissant dans l’inconscient de tous les hommes-» (Bachelard 202 10 ). Ce paradis artificiel, utopie de pacotille, ne masque qu’avec difficulté la bestialité de cet univers politique oriental dystopique, où un seul individu possède la liberté de se mouvoir, de désirer et de faire ployer sous le joug de sa volonté toutes les forces vives. Si Scanderbeg, contrairement à la réalité historique, ne devient pas un roi d’Albanie, c’est que la dystopie orientale n’autorise qu’un souverain. La critique au miroir : le Grand Scanderbeg (1688) Cette représentation de l’Orient comme régime absolutiste se retrouve dans le Grand Scanderbeg, publié anonymement à Amsterdam, bien que les critiques s’accordent pour faire d’Anne de La Roche-Guilhen (1644v.1707/ 1710) l’autrice du roman. Celle-ci avait déjà abordé la matière orientale dans ses premiers ouvrages, en particulier Astérie. En effet, l’intérêt pour l’Orient, en particulier son histoire politique, croît encore en cette fin de siècle, puisque la distance des royaumes décrits permet une analyse libérée de la crainte des censures, comme l’affirme Anne Duprat-: L’histoire mauresque rehausse ainsi l’éclat d’une nouvelle sans présenter l’inconvénient de placer directement ses lecteurs face à l’existence réelle des personnages qu’elle emprunte à l’histoire. […] Chroniques arabes découvertes par miracle, «-histoires véritables-» et «-relations très-fidèles-» confiées à quelque ambassadeur rentrant d’Afrique, mémoires d’anciens esclaves retrouvés dans les coffres des galères révèlent ainsi, à qui sait les lire, la doublure secrète, l’envers bariolé de l’histoire du siècle (12). Le sérail serait finalement une grotte artificielle- : lieu clos, lié à l’imaginaire matriciel, où règnent les secrets et les apparences trompeuses, il fait de l’Orient un lieu de fiction privilégié. Le Grand Scanderbeg correspond 10 Au sujet de la place de la grotte dans l’imaginaire, voir également Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969. 73 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales bien à ce lien qui tend à s’établir, dans les nouvelles historiques, entre histoire officielle et histoires secrètes- : il n’y aurait plus, dès lors ni utopie ni dystopie orientale ou européenne, mais deux cours qui, au-delà du voile des apparences, reposent sur les mêmes ressorts passionnels, voire pulsionnels. En effet, ce roman revient à une approche plus informée, plus historiciste de la vie politique orientale- : dans la première histoire intégrée, à partir de la page-14, Scanderbeg raconte à son conseiller son enfance dans le Sérail, nourrissant son récit d’événements qui se trouvent déjà dans le texte de Jacques de Lavardin- : le rêve de la mère du héros lors de sa grossesse (La Roche-Guilhen 14, Lavardin 3) ou encore le combat d’un géant tartare contre le héros, permettant de faire montre du courage de ce dernier (La Roche-Guilhen 21, Lavardin 7-8). Cependant, si les grands traits de la vie du héros sont empruntés à des textes érudits, force est de constater que l’autrice n’hésite pas à piller çà et là l’intertexte que constituent les romans longs ou galants, en particulier l’Histoire du sérail comme lorsqu’à la page-44 le jeune Scanderbeg sauve Arianise de la noyade, alors qu’elle se trouvait en barque sur la Marize. Cette scène de coup de foudre, présente au début de ces deux romans, permet de développer dans les deux cas une concurrence entre le Sultan et son jeune prisonnier, à l’origine de la chute du héros hors de ce havre apolitique. L’autrice insiste sur les motivations amoureuses de son héros à trois moments-charnières de son roman- : dans son Avis au lecteur, dans son incipit et dans son excipit. Dans son Avis, elle rappelle les amours d’Alexandre, de César ou encore d’Hercule avant d’inscrire son héros dans cette noble filiation 11 . Ce tressage de galanterie et d’héroïsme, issu de la tradition tacitiste, se prolonge dans l’ensemble du roman, jusqu’à l’excipit-: Scanderberg, comblé de gloire, craint de ses ennemis, adoré de ses peuples et chèrement aimé de la plus belle princesse du monde, l’épousa publiquement dans Croie, où tout ne respiroit que la joie […] Jamais roi ne vécut plus content, & ne fit d’actions si fameuses que Scanderberg, mais il suffit ici de l’avoir lié pour jamais avec sa chère Arianisse, & les grands événements de son règne estant connus, il seroit inutile de les redire (La Roche-Guilhen-177-178). Nous sommes proches de la conclusion des contes, où les héros vivent heureux et ont beaucoup d’enfants une fois l’opposant maléfique vaincu. Dans la gradation de la première phrase, c’est bien la proposition traitant du mariage qui correspond à l’acmé. Au contraire, la dernière phrase du roman 11 «-Je suis persuadé que les galanteries de Scanderberg ne donneront pas moins de plaisir aux dames que les grandes actions de sa vie ont donné d’admiration à tous ceux qui les ont lues dans l’histoire-» (La Roche-Guilhen, Avis au lecteur). 74 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon se clôt sur une prétérition quant aux exploits politiques- : à l’opposé des Mémoires du Sérail, il semble que ce soit l’Albanie qui devienne une utopie apolitique où les personnages peuvent échapper au tumulte de l’histoire pour mieux jouir de la paix que garantissent les murailles de Croie. Cette opposition entre une dystopie où tous sont esclaves et une parenthèse utopique où règne Scanderbeg est déjà annoncée dans l’incipit, qui n’est pas sans rappeler celui de La Princesse de Clèves-: La valeur et la générosité n’ont jamais paru avec tant d’éclat qu’en la personne de l’invincible Scanderberg. Ce prince nourri dans le Sérail du cruel Amurat y conserva des mœurs sans défaut, & sa vertu peut servir d’exemple à tous les souverains du monde. Après s’estre affranchi de la honte d’obéir, avoir repris les Estats de son père & porté par des actions immortelles la fureur dans l’âme de celui qui avoit captivé sa jeunesse, il vit fondre sur les terres de son obéissance toutes les forces de l’Empire Ottoman, que le Sultan irrité conduisit lui-mesme jusqu’à la vue des murailles de Croye, ville fameuse, où les Princes d’Albanie faisoient leur séjour ordinaire (La Roche-Guilhen-5-6). Ici, Scanderbeg n’est plus dépeint comme un jeune homme qui doit faire ses preuves (au contraire des deux romans antérieurs), car il est déjà vainqueur et indépendant. Le sérail n’a rien d’utopique puisque, dominé par un souverain «-cruel-», c’est un lieu où perdre ses «-mœurs-» et sa «-vertu-». Le vocabulaire de la domination sature l’extrait et permet un découpage très net entre le pays de la servitude et celui de la liberté 12 . Ce jeune souverain défendant l’indépendance de son royaume contre un empire qui le cerne de toutes parts pourrait faire penser à un jeune Louis-XIV contre les Habsbourg, si ce roman n’avait justement paru à Amsterdam qu’après que son autrice a quitté la France à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes (1685). Et si, justement, une critique politique de la France se profilait-elle derrière ce roman glorifiant un héros chrétien contre l’empire ottoman- ? À l’exemple des libelles diffamatoires, Le Grand Scanderbeg, ouvrage anonyme publié à Amsterdam, semble avoir été adapté au marché clandestin et s’attache à lever le voile de la politique, à éclairer les arcanes du pouvoir et les motivations passionnelles des grands hommes. Certes, Scanderbeg correspond au héros idéal des romans héroïques puisqu’il est parfait chevalier, parfait politique et parfait amant. Cependant, en insistant sur sa galanterie, l’autrice teinte de motivations personnelles une légende nationale qui voulait montrer la supériorité de la religion catholique sur les autres religions puisque c’est parce qu’Aranisse le lui demande que le héros décide de libé- 12 On relève par exemple les participes «-affranchi-» et «-captivé-», les groupes nominaux «-la honte d’obéir-» et «-les terres de son obéissance-». 75 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales rer l’Albanie (La Roche-Guilhen 86-87). Or, pour Anna Azroumanov, cette histoire secrète mise en lumière par les nouvelles historiques s’apparente au travail de sape des libelles-: On comprend dès lors les affinités particulières qu’entretient cette forme avec le genre du libelle dont le ressort principal est d’alimenter l’idée que chaque événement historique est doté d’une causalité secrète-: les basses manœuvres politiques, les intrigues financières ou amoureuses d’une poignée de personnes apparaissent ainsi comme la force motrice de l’Histoire (Azroumanov 329). En outre, si le règne idéal, voire utopique, de Scanderbeg contraste fortement avec celui d’un Amurat peint en tyran, une lecture attentive décèle que ce contraste n’est pas si important entre Amurat et le propre père de Scanderbeg, comme semble l’indiquer l’histoire de Thopia racontée à Scanderbeg (115-141). Ce second récit participe bien à l’esthétique du miroir à l’œuvre dans cet ouvrage puisqu’il s’agit encore une fois de l’amour entre deux jeunes gens qu’interdit un souverain ayant tout pouvoir sur eux. Or l’opposant est cette fois-ci non pas Amurat mais Castriot, père de Scanderbeg, qui refuse l’union de sa fille Amisse avec Thopia. Ainsi, dès le début de son récit, Thopia établit un parallèle entre Castriot et Amurat, de même qu’entre Scanderbeg et lui-: «-le rang que mon père tenait à la cour de Castriot m’en donnait un considérable, & quand on vous eut envoyé chez Amurat, je fus regardé comme le premier des Princes d’Albanie- » (La Roche-Guilhen-115). La phrase se construit autour d’une alternance («-mon père-»/ «-Castriot-»/ «-m’-»/ «-vous-»/ -«-je fus-»/ «-princes d’Albanie-») de sorte à mettre en évidence le parallèle entre le destin des deux jeunes gens. Au milieu de la phrase, le nom propre «-Amurat-» inscrit la figure tyrannique au cœur du destin de Thopia lui-même et permet un premier rapprochement discret avec l’autre nom propre de cette phrase «-Castriot-». Ce rapprochement de deux noms propres dans une même phrase se retrouve dans l’ensemble de l’histoire intégrée, et jusqu’à son excipit-: Comme je songeais à un plus long voyage, j’appris la mort de Castriot. Tout injuste qu’il avait été, je ne laissai pas de m’en affliger et j’aurais retourné à Croie, si la tyrannie d’Amurat qui se rendit maître de tout, eût mis des obstacles invincibles à mes desseins (La Roche-Guilhen 140). Refusant de reconnaître le mérite, privilégiant un favori parvenu, Castriot est comme Amurat un souverain tyrannique, la force en moins- ; il est un satellite vite écrasé par celui dont il n’est qu’un piètre double. De ce fait, si la politique orientale est critiquée, elle l’est au même titre que celle de l’Occident-; le Grand Scanderberg n’est pas un roman à clef au sens strict, comme 76 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon Les Aventures de la cour de Perse mais plutôt un miroir tendu, «-une manière spécifique de lire, qui consiste à chercher les référents historiques d’un texte (Arzoumanov 50).-En désacralisant les souverains orientaux comme occidentaux, ce roman permet un soupçon qui fragilise la statue monolithique que l’État français cherche à édifier. L’autrice ne cherche plus à édifier une utopie rationnelle mais à faire entrer le lecteur dans le labyrinthe du sérail oriental et de la cour occidentale, où l’utopie se voit toujours limitée par l’hommerie. Conclusion L’Orient est l’Autre de l’Europe : repoussoir, utopie, miroir, ce territoire intéresse moins les romanciers pour sa réalité historique que pour sa puissance évocatoire. À travers trois représentations de Scanderbeg, le lecteur est invité à découvrir trois interprétations de l’univers politique oriental, influencées par les goûts esthétiques, les événements politiques et la progression des savoirs. En 1644, le Scanderbeg d’Urbain Chevreau personnifie une prétendue supériorité politique occidentale, luttant pour sa liberté face à une dystopie orientale dont la progression semble aussi dramatique qu’inévitable. Mais déjà la politique de rapprochement mis en place par Richelieu cherche à atténuer cette hostilité envers l’Orient. En 1670, le personnage des Mémoires du sérail s’est mué en galant introduisant son lecteur dans une cour orientale qui a tout l’air d’une utopie édénique. Cependant, au fur et à mesure que l’intrigue se développe, on comprend que ce sérail est une cage dorée dont Scanderbeg lui-même ne peut réchapper-; on entre dans une ère du soupçon- ; derrière toute grande action se dessinent des motivations passionnelles et ce prisme de l’Orient permet une dénonciation des vices de l’universelle hommerie en même temps qu'il protège de la censure du règne de Louis XIV. Anne de La Roche-Guilhen, exilée à Londres pour fuir l’intolérance religieuse et l’absolutisme politique, fait de l’Orient un miroir de l’Occident-: ni utopies, ni dystopies, les royaumes sont les revers d’une même médaille, frappée du profil d’un Georges Castriot devenu Scanderbeg. Si ces romans manquent à leur projet de décrire un Orient tout à fait utopique ou dystopique, c’est peut-être que le genre romanesque, contrairement à la pure utopie, dresse le portrait d’hommes complexes et partagés, loin d’un univers créé ex-nihilo pour servir de scène à une idée. Avec ce double usage politique s’ouvre une veine littéraire qui fera fortune au XVIII e siècle, unissant toujours harem et sérail, passions et politique, Orient exploré et Occident exposé. 77 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales Bibliographie Ouvrages des XVI e et XVII e siècles Anonyme. Les Aventures de la cour de Perse, divisées en sept journées, ou sous des noms estrangers sont racontées plusieurs histoires d’Amour & de Guerre, arrivées de nostre temps, par I.-D. B. Paris-: François Pomeray, 1629. Anonyme. Mémoires du Sérail sous Amurat II. Paris-: Claude Barbin, 1670. Anonyme (la Roche-Guilhen, Anne (de)). Le grand Scanderberg, nouvelle, par Mlle ****. Amsterdam-: Pierre Savouret, 1688. Barleti, Marin. Historia de vita et gestis Scanderbegi Epirotarum principis, Rome: B.V., 1508. Baudoin, Jean. L’Histoire nègrepontique (1631), (Laurence Plazenet, éd.). Paris-: Honoré Champion, 1998. Chevreau, Urbain. 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Genève-: Slatkine Reprints, 1970. Racault, Jean-Michel. L’utopie narrative en France et en Angleterre (1675- 1761). Oxford-: The Voltaire Foundation, 1991. Récits d’Orient dans les littératures d’Europe (XVI e -XVII e -siècle), (Anne Duprat, éd.). Paris-: Presses Universitaires de la Sorbonne, 2008. Solnon, Jean-François. Le Turban et la Stambouline. Paris-: Perrin, 2009. Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares de Thomas-Simon Gueullette (1683-1766) Ioana Manea Université de Göttigen Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares se situent dans le sillage du conte oriental, issu de la première adaptation des Mille et Une Nuits par Antoine Galland (1704). Se distinguant au sein des «-Mille et un-» par le quart d’heure qui est le temps imparti au divertissement par un sultan soucieux de mêler l’otium au negotium, l’ouvrage de Gueullette a bénéficié d’un succès durable tout au long du XVIII e siècle-: 13 éditions en français entre 1715 et 1790 ainsi que des traductions en anglais, espagnol, italien, portugais, russe, hollandais et danois qui commencent en 1716 et s’étendent parfois jusqu’à la deuxième moitié du XIX e siècle («-Introduction-», «-Histoire éditoriale-». Carmen Ramirez. In Gueullette 185-187, 777-785). Miroir du prince, Les Mille et un quarts d’heure sont censés fournir au sultan Schems-Eddin l’éducation royale qu’il n’a pas eue. De manière prévisible, cette éducation revient en partie aux princes qui peuplent Les Mille et un quarts d’heure et qui réussissent à associer des vertus proprement aristocratiques, comme la défense des plus faibles, avec des vertus spécifiques du roi moderne, qui consistent à se mettre au service de l’État («-Notices-». Carmen Ramirez. In Gueullette 733). Toujours est-il que parmi les personnages des Mille et un quarts d’heure qui sont censés transmettre un enseignement à Schems-Eddin, il n’y a pas seulement des princes, mais aussi des magistrats, des bourgeois, voire du bas peuple. Aussi le but de notre article consistera-t-il à comprendre, au moins partiellement, quel est l’apport de ces personnages à la formation de Schems-Eddin. Ce faisant, on cherchera également à comprendre s’il y a des éléments qui particularisent les histoires où apparaissent ces personnages et les inscrivent dans la série des contes orientaux. À première vue, Les Mille et un quarts d’heure fournissent maints exemples des personnages qui ne sont pas de condition princière et qui, livrés aux plus basses passions, étayent des scènes participant du registre de la farce ou du burlesque. À ce titre, on peut citer l’ivresse des trois bossus qui a failli leur être fatale (XV), la licence d’Alcouz, Taher, la meunière et son époux (XCVII), le manque de scrupules des trois escrocs qui les détermine à tuer leurs femmes (CIX), ou la concupiscence du médecin Abubeker qui lui a valu d’être capturé dans un filet étant vêtu d’une tenue sommaire (CXV) 80 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea («- Introduction- ». Carmen Ramirez. In Gueullette 208). Bien que leur cas soit peut-être le plus saillant, les individus en proie à leurs passions ne sont pas les seuls qui apparaissent dans Les Mille et un quarts d’heure. En effet, à côté des bourgeois ou représentants des classes modestes de la société, qui provoquent le rire à travers les situations grotesques résultant de leurs passions indomptables, l’ouvrage de Gueullette met également en scène des personnages de condition plus ou moins élevée qui sont dépeints comme «-honnêtes hommes-». Modèle humain qui, malgré une certaine ambiguïté, a occupé le devant de la scène au cours du XVII e siècle, l’honnête homme se situait à la croisée de la sociabilité et de l’éthique et procédait de la rencontre de deux conceptions, dont l’une, aristocratique, privilégiait l’esthétique, et l’autre, bourgeoise et chrétienne, se focalisait sur la morale (Rubrique «- honnête homme- ». Louise Godard de Donville. In Bluche 728-729). Se présentant sous diverses formes, les personnages qui peuplent les contes de Gueullette illustrent, comme nous allons le voir, diverses acceptions de l’honnêteté. Les figures de l’honnête homme Dans la galerie de personnages qui sont décrits comme honnêtes hommes, le corsaire Faruk est susceptible d’occuper une place à part en raison de la dissonance frappante entre son apparent statut de hors-la-loi et son comportement courtois. Pour le voyage vers l’élu de son cœur, Gulguli-Chemamé, la princesse de Tefflis, ne craint pas de s’en remettre à Faruk, qu’elle juge «-si honnête homme-» et dont elle apprécie les «-manières si peu corsaires-» (Gueullette 383, 378). Effectivement, la conduite de Faruk envers elle associe la civilité qui lui impose d’être une agréable compagnie avec l’éthique chevaleresque qui lui prescrit la générosité envers les dames vulnérables. Tout d’abord vainqueur qui ne profite pas d’une princesse captive loin de lui être indifférente, Faruk se transforme par la suite en un ami soucieux qui, maîtrisant l’amour ardent qu’il ressent pour elle, lui propose de l’accompagner afin de trouver son bien-aimé. Ce faisant, il n’agit pas seulement en capitaine de bateau brave et expérimenté, mais aussi en compagnon préoccupé de la bonne humeur de Gulguli-Chemamé. Aussi s’applique-t-il, pendant les périodes d’accalmie, à la divertir par des histoires qu’elle prend plaisir à écouter. La pensée qu’elle développe en ce qui le concerne après les semaines passées avec lui sur le bateau, à savoir qu’il a «-beaucoup d’esprit et de politesse- » (Gueullette 383), est naturellement à mettre en lien avec l’honnête homme comme archétype d’urbanité : outre le fait de respecter les bienséances et de la traiter avec toute la déférence nécessaire, il est un interlocuteur qui montre du goût et de l’imagination. Participant d’une 81 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure morale qui peut déboucher sur l’esthétique, l’abnégation dont fait preuve Faruk est synonyme d’un renoncement à soi qui consiste à lutter contre la détresse de la femme aimée soit en lui fournissant des amusements intellectuels, soit en cherchant même à la remettre entre les bras d’un autre homme. Ainsi, Faruk incarne une morale et une esthétique supérieures, qui amènent Gulguli-Chemamé à soupçonner que sa vraie identité est complètement différente de celle d’un corsaire qui, en conflit avec l’autorité, est relégué en bas de la hiérarchie sociale. Comme les contes de Ben-Eridoun vont le révéler par la suite, la princesse ne s’est pas trompée car Faruk est, effectivement, un prince- : obligé de quitter la ville de Gur sur laquelle il régnait tranquillement, à cause de la perfidie et de la cruauté de ses frères, il retrouvera dans les îles de Divandurou, après une longue série d’aventures, un royaume et une princesse qui conviendront à ses qualités. D’origine royale, l’honnête homme qu’incarne Faruk réunit la civilité avec les valeurs traditionnellement aristocratiques de courage et d’oubli de soi. À l’instar de Faruk, un autre personnage qui illustre la discordance entre l’appartenance à une bande de brigands arabes et le comportement d’un honnête homme est Abenazar, le sauveur et compagnon fidèle de la princesse Zebd-el-Caton au cours de ses pérégrinations. La princesse le décrit comme «-honnête homme-» en raison notamment de sa décision de quitter son père et de partir avec elle à Ormuz pour la mettre à l’abri des avances importunes du vieillard qui, aux yeux du monde, était son beau-père (Gueullette 619). Manifestement, dans ce contexte, «-l’honnête-homme » est synonyme d’un individu qui, animé par la droiture morale, agit pour empêcher qu’une dame ne soit affligée et que son honneur ne soit outragé. Antérieurement à cette situation, au cours des épreuves difficiles qu’elle a traversées seule avec lui, la princesse n’a pas manqué pas de remarquer ses qualités-: «-J’étais si étonnée, malgré mon affliction, des civilités 1 et de la politesse de mon Arabe, que je ne pouvais être un moment sans lui en témoigner ma reconnaissance-» (Gueullette 608). Ainsi, Abenazar s’est avéré un compagnon qui a été non seulement fiable par sa conduite courtoise, mais aussi agréable grâce à ses aptitudes à la vie en société, comme la conversation. De ce fait, Zebd-el-Caton ne s’est pas trompée lorsqu’elle a remarqué ses «- manières si nobles et si éloignées de leur caractère-[des voleurs arabes]-» (Gueullette, 608) ou, en d’autres termes, la disparité entre son comportement aimable et sa condition apparente caractérisée par la marginalité et la sauvagerie-: fils d’un riche joaillier d’Aden, Abenazar s’est joint aux brigands seulement pour 1 Voir, à propos de «-civilité-», l’entrée qui lui est dédiée par Furetière, dans le Dictionnaire universel (1690), t. I, Rotterdam-La Haye, A. et Reinier Leers, 1701, p. 424-: «- manière honnête, douce et polie d’agir, de converser ensemble- ». Entrée citée aussi par Carmen Ramirez dans son édition de Gueullette, note de bas de page 510, p. 608. 82 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea se venger d’Ilekhan, un autre fils de joaillier qui, outre le fait de lui avoir fait perdre sa bien-aimée Abdarmon, l’avait aussi émasculé. Sans doute, à première vue, Abenazar se rapproche de Faruk à travers sa condition chevaleresque d’ami de confiance qui permet à une dame en détresse d’accomplir son destin. Mais au-delà de ces points communs, entre Abenazar et Faruk il y a aussi des différences. Le comportement de Faruk envers Gulguli-Chemamé n’est pas susceptible seulement d’être plus aimable que celui d’Abenazar envers Zebd-el-Caton, mais aussi d’être issu de motivations au moins partiellement plus nobles. Autrement dit, le comportement de Faruk envers la dame accompagnée ne semble pas seulement plus galant que celui d’Abenazar, comme il résulte d’une certaine mise en relief de son savoir-faire mondain, mais aussi né d’une plus grande maîtrise de soi-même. Tandis que Faruk parvient par ses propres forces à observer les bienséances à l’égard d’une femme dont il est éperdument amoureux, l’infirmité d’Abenazar peut, dans une certaine mesure, contribuer au respect avec lequel il traite Zebd-el-Caton. Par conséquent, le prince et le bourgeois incarnent un honnête homme entendu comme individu qui fait preuve d’urbanité et de renoncement à soi selon un degré dépendant de son rang dans l’ordre social et de son intégrité physique. Du reste, dans Les Mille et un quarts d’heure, l’honnête homme n’apparaît pas seulement sous les traits des personnages avec un comportement raffiné et généreux à l’égard des femmes, mais aussi des personnages qui se distinguent à travers la conduite adoptée à l’égard de leur famille ou de la société. À ce propos, on peut citer l’exemple du médecin Kamel, fils d’un tailleur de Bagdad. Vu «-l’extrême sagesse qu’il fit paraître dès son enfance-», il n’est pas surprenant qu’il s’applique à accomplir «-les devoirs d’un honnête homme- » (Gueullette 485-486). Ce faisant, il agit d’une manière entièrement opposée à celle de son beau-frère Acrab 2 , qui se préoccupe seulement de «-mener une vie libertine-» et de «-faire du mal-» (Gueullette 485). Tandis qu’Acrab transgresse les normes éthiques, Kamel se soumet aux prescriptions de la raison dont participe la sagesse et adopte à l’égard des membres de sa famille et de la société une conduite fondée sur les principes de la morale. En outre, sa mise en application des préceptes nécessaires à la vie honorable au sein de la société relève d’un degré supérieur car il se voue au souci pour les autres. Aussi s’adonne-t-il à apprendre un métier qui est on ne peut plus utile aux hommes et qui relève de la médecine et de la connaissance des vertus thérapeutiques des plantes. Pour ce faire, il se rapproche même du « plus habile médecin et botaniste de toute la Perse-» (Gueullette 485). Lorsqu’il rentre à Bagdad après des années d’aventures 2 Le mot signifie en arabe «-scorpion-», symbole, dans le folklore arabe, de méchanceté et de perfidie. 83 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure teintées de merveilleux à la cour de Chine, Kamel n’a pas la moindre hésitation à se montrer loyal envers son père, malgré le préjudice que celui-ci lui avait porté par sa partialité en faveur de son beau-frère. «-Parfaitement honnête homme-» (Gueullette 492-493), Kamel est mû par une piété filiale qui, après d’autres péripéties, l’amène à disposer des richesses amassées en Chine pour dédommager son père des torts qu’il avait subis à cause de son beau-fils Acrab. S’il ne peut pas surmonter la déception et l’incertitude résultant de la déloyauté du roi de Chine, l’attachement pour son père lui permet de dépasser la déception que celui-ci lui avait provoquée par son injustice. Appliquée à Kamel, l’expression d’honnête homme se traduit par une préoccupation pour les autres qui touche au dévouement lorsqu’il concerne son père-: après des années pendant lesquelles il avait remporté beaucoup de succès en soignant le corps et l’âme des plus hautes têtes couronnées, Kamel retourne à son parent et le guérit des soucis qu’Acrab lui avait causés en lui offrant une vie aisée et paisible du fait de sa nature bienveillante et de sa fortune accumulée en Chine. À l’encontre de Kamel, qui rachète les iniquités de son père par sa générosité, Sinadab, le fils d’un médecin de Suez, est sauvé grâce à la prévoyance de son père. Lors de sa rencontre avec le prince Cheref-Eldin, déguisé en fille occupant un certain rang dans la société, Sinadab raconte qu’il s’emploie à «-remplir tous les devoirs d’un honnête homme-» (Gueullette 280). D’ailleurs, son comportement à l’égard de la «-fille-» confirme, à travers sa courtoisie, son appartenance à la catégorie de l’«-honnête homme-»-: non seulement il lui montre «-tout le respect possible-», mais il lui offre aussi «-sa table-», ce qui veut dire qu’il met à sa disposition son repas (Gueullette 265). Par ailleurs, la vie d’honnête homme qu’il s’applique à mener veut dire aussi qu’il met en pratique une décence et une modération qui vont à l’encontre de la débauche dans laquelle il a vécu tout de suite après la mort de son père (Gueullette 268). De plus, pour Sinadab, la conduite d’un honnête homme se manifeste par une profonde piété envers son feu père. Outre l’obligation de respecter ses parents, qu’il se fait rappeler à tous les repas, cette piété a aussi des conséquences d’ordre matériel- : entre autres, il utilise l’héritage qui le sauve de la misère après sa rentrée d’Aden pour racheter les biens qui lui avaient été légués par son père, mais qu’il avait dilapidés pour pouvoir s’adonner à la vie de dissipation qu’il avait menée immédiatement après la disparition de celui-ci. En effet, pour satisfaire le souhait qu’avait formulé son père avant de mourir, lui demandant de «-vivre en honnête homme-», Sinadab était également tenu de s’occuper de la bonne gestion de son avoir. Ayant confirmé la crainte de son père de pécher «-par mauvaise économie-», il subit une métamorphose radicale et devient «-sage et économe-», ce qui veut dire qu’il gère avec soin les dépenses de sa maison (Gueullette 279-280). Le devoir de piété filiale auquel il est rappelé par les malheurs provoqués par 84 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea sa transgression des conseils paternels transforme Sinadab en un «-honnête homme- » qui combine les valeurs aristocratiques telles que la politesse à l’égard des femmes avec des valeurs bourgeoises comme l’administration de la fortune. Manifestement, Sinadab ne semble pas partager les préoccupations d’esthétique qu’illustre par exemple Faruk. Il fait plutôt attention à deux aspects essentiels, dont l’un est d’ordre moral et l’autre d’ordre pragmatique. Tandis que pour Kamel la fortune jouait un rôle accessoire, limité à la capacité de mettre en pratique l’amour filial, pour Sinadab elle est un élément-clé dans la transmission du savoir qui s’effectue du père au fils. Sinadab et Kamel se replient sur leur père ou son souvenir après avoir été désenchantés par rapport aux souverains qu’ils se sont appliqués à servir. Néanmoins, la mauvaise expérience qu’ils ont faite des puissants de leur temps n’est pas valable pour tous les personnages des Mille et Un Quarts d’Heure qui exercent un pouvoir quelconque sur leurs concitoyens. Dans ce sens, on peut citer l’exemple du cadi et du monarque appelés à régler le différend entre Hilal et Azar, deux amis orfèvres originaires de Schirak, en Perse. La dissension entre eux provient du fait que ni l’un ni l’autre ne veut prendre possession de l’immense trésor trouvé par Hilal dans une maison qui lui avait été vendue par Azar. Le cadi censé résoudre leur désaccord «-se trouva honnête homme-» (Gueullette 471) et s’en remit pour une solution au prince, devant lequel il conduisit les deux amis. Dans ce contexte, le cadi est nommé honnête homme en raison de l’activité qu’il déploie pour rendre justice aux deux orfèvres. Loin de chercher à tirer un profit personnel de la cause qui oppose Hilal et Azar et qui aurait pu lui permettre d’obtenir un gain considérable 3 , le cadi est intéressé uniquement par la découverte de la solution la plus équitable pour les deux parties. Susceptible de comprendre son incapacité à la trouver, il n’hésite pas à l’admettre de manière implicite en ayant recours au prince. Par ailleurs, le prince ne trompera pas la confiance qui lui est accordée car il saura trouver le moyen pour concilier les deux orfèvres- : à leur instar, il renonce à la partie du trésor à laquelle il aurait pu avoir droit et le divise équitablement entre leurs enfants qu’il unit par mariage après s’être assuré de leurs sentiments réciproques. Personnage secondaire, intermédiaire entre les deux parties qui recherchent la justice et l’instance suprême qui la leur rend, le cadi caractérisé comme honnête homme exerce une fonction appréciable-: en remplissant son devoir professionnel, qui consiste à se préoccuper de la justice sans poursuivre son intérêt personnel, il est le garant d’une société bien réglée, dont l’intégrité des membres est également démontrée par les réactions des deux orfèvres et du roi envers le fabuleux trésor découvert par hasard. 3 Voir, par exemple, la farce ayant pour personnage principal un cadi corrompu qui est racontée par le jeune Calender. 85 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure Encore qu’ils constituent la majeure partie des individus auxquels on attribue la qualité d’«-honnête-», les personnages des contes participant du registre sérieux, comme ceux que nous venons de voir, ne sont pourtant pas les seuls auxquels elle est accordée. En effet, parmi les personnages des Mille et Un Quarts d’Heure qui sont dépeints comme «-honnêtes-», il y a aussi des individus comme Hanif, fils d’un marchand de riz de Backu, qui se retrouve à plusieurs reprises dans des situations relevant de la farce. Sa caractérisation comme «-honnête homme-» par le derviche, qui était aussi son père biologique, est en fort contraste avec sa première apparition dans la maison de Kalem-: vêtu seulement d’une chemise et d’un caleçon, le visage recouvert de farine, il est prêt à défendre sa vie à l’aide d’un sabre contre ce dernier, le chef du ménage où il s’est introduit par supercherie, en se cachant dans un sac de riz. Il a eu recours à cette supercherie afin d’entrer inaperçu chez lui pour voir sa fille, la belle Dgengiari-Nar, dont il était tombé amoureux seulement en entendant des histoires à propos de sa beauté. Ses maladresses et son obstination à regarder la belle fille lui ont valu d’être découvert par Kalem qui, en colère, s’apprêtait à le tuer à l’aide d’un poignard. Fondée sur l’autorité dont il dispose, l’intervention du derviche contribue à faire cesser le malentendu à propos des intentions derrière l’action audacieuse de Hanif. Devant Kalem, il exclut la possibilité de «-trouver dans tout Backu un gendre mieux élevé, plus honnête homme et plus respectueux [que Hanif]-» (Gueullette 563). Ce faisant, le derviche qui, vu ses liens de parenté avec le jeune homme, n’est pas entièrement objectif en ce qui le concerne, témoigne au mode superlatif des intentions honorables de Hanif, ainsi que de la conduite on ne peut plus convenable qu’il est, si l’occasion s’en présente, susceptible d’avoir envers les membres de sa future famille. Sans doute, l’action de Hanif a été inspirée par le courage et la candeur. Néanmoins, son aspiration à être un prétendant crédible à la main de la belle Dgengiari-Nar, soutenue également par le portrait d’«-honnête homme-» que lui fait le derviche, est tournée en ridicule par son aspect physique, ses vêtements sommaires et son visage barbouillé de farine. Accepté comme époux par la jeune femme ainsi que par son père malgré sa première apparition burlesque, Hanif ne cesse, même après la réalisation de son rêve, c’est-à-dire le mariage avec Dgengiari-Nar, de se comporter de manière risible. L’honnête homme qu’il aurait pu être s’il avait adopté envers sa femme une conduite modérée, ce qui l’aurait amené, entre autres, à lui accorder une confiance raisonnable, succombe à une jalousie maladive. Pour l’en guérir, sa mère, son père naturel et sa femme mettent en scène une farce dont il est le personnage principal, jouant à son insu pendant plusieurs heures un rôle qui consiste à courir sans cesse du couvent du derviche à l’appartement de Dgengiari-Nar afin de se convaincre de sa fidélité. Personnage de statut social relativement modeste mais qui n’est pas dénué de qualités prometteuses comme l’attachement 86 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea pour ses proches et la bravoure, Hanif semble plutôt illustrer, à travers ses aventures comiques, à quel point les passions incontrôlées peuvent nuire à l’honnête homme. Tandis que Hanif est un personnage qui apprend de ses erreurs et qui, finalement, est susceptible de parvenir à la conduite attendue de la part d’un honnête homme, les trois filous de l’histoire du jeune Calender, fils d’une crémière de Schiraz, demeurent inchangés dans leur cupidité et leur indifférence aux lois morales. Lorsque le futur Calender fait semblant de se laisser convaincre de leur révéler son moyen secret de ramener les morts à la vie par leur qualité d’«-honnêtes gens-» (Gueullette 585), en réalité, il ne fait que les ridiculiser. Loin de les considérer comme des personnes dignes de respect en raison de leur observation des normes éthiques et des règles de bonne conduite dans la société, il sait que c’est à cause de leur tromperie qu’il a perdu un mulet qu’il venait d’acheter. Animés par un manque de scrupules et une convoitise immodérés, sur lesquels la raison n’a aucune emprise, les trois filous deviennent, sans s’en apercevoir, personnages d’une farce. En effet, sans l’anticiper, à cause de leur perfidie initiale, ils ont incité leur dupe à redoubler ses efforts pour se venger d’eux, ce qui au bout de plusieurs situations burlesques, pendant lesquels ils sont successivement trompeurs et trompés, leur sera fatal. Le plus vraisemblablement de condition basse, placés en marge de la société par leur absence de moralité et de modération, les trois filous sont manifestement aux antipodes de l’honnête homme. Atténuée par le comique dont elle est inséparable, la brutalité des situations qu’ils doivent subir augmente graduellement jusqu’au point où elle leur devient funeste. La spécificité orientale des contes peuplés par d’honnêtes hommes Manifestement, les personnages que nous avons étudiés jusqu’à présent sont susceptibles de contribuer à l’instruction de Schems-Eddin à travers les différents préceptes de l’honnête homme qu’ils mettent en scène et qui participent de la condition sociale à laquelle ils appartiennent. Si la courtoisie envers les femmes semble être un dénominateur commun, il y a aussi des éléments propres à chaque catégorie sociale ou professionnelle-: la politesse raffinée est caractéristique des princes, le souci des biens matériels est spécifique à la bourgeoisie, la recherche désintéressée de la justice est typique du cadi. Du reste, à côté des personnages qui incarnent l’honnête homme, dans les Mille et un quarts d’Heure il y a aussi des personnages qui en sont le contraire-: des individus de condition plutôt humble animent des farces qui illustrent la violation des normes éthiques provoquée par des passions 87 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure comme la jalousie ou la convoitise. Il est sans doute légitime de se demander pourquoi les histoires de tous ces personnages qui relèvent de l’honnête homme sur le mode sérieux ou comique trouvent leur place dans des contes orientaux. Certes, les endroits où se déroulent leurs histoires participent de la géographie d’un Orient qui couvre la Tartarie 4 , l’Égypte, l’Abyssinie, la Perse, le Caucase, la Chine ou les îles de l’Océan Indien. Mais outre ces lieux, qu’est-ce qui distingue l’histoire de ces personnages d’une œuvre qui serait construite autour des magistrats, bourgeois, ou simples membres du peuple de l’époque de Louis XIV-? Du point de vue du contenu, les contes où apparaissent les personnages dont nous venons de traiter mettent en scène deux motifs qui, tout en étant hérités de l’Antiquité, sont couramment rencontrés dans la littérature classique qui a pour objet l’Orient-: d’une part une constellation des thèmes participant de la tyrannie et d’autre part l’opulence et la dépravation des Orientaux (Noille-Clauzade «-Approches de la rhétorique orientale au XVII e siècle-» 279-280). En ce qui concerne la tyrannie, les histoires des personnages qui viennent d’être évoqués en illustrent notamment deux thèmes sous-jacents, à savoir l’exercice arbitraire de l’autorité politique et les luttes intestines au sein du pouvoir. Deux des personnages qui font l’objet de notre article, Sinadab et Kamel, retournent à leur famille après avoir été victimes de l’ingratitude des deux monarques. Despotes qui sont régis par l’impulsion du moment et qui ne pardonnent le moindre soupçon d’atteinte à leur souveraineté, les deux monarques n’ont pas de scrupule à se baser sur des accusations invérifiées pour condamner à la peine capitale les deux personnages qui, auparavant, se sont appliqués à les servir pendant des années. Ainsi le roi d’Adel n’hésite pas à envoyer à la mort Sinadab qui, pendant à peu près dix ans, a été son fidèle compagnon de chasse, son ami le plus proche et son premier vizir, après lui avoir préalablement cédé son seul bien, un faucon de chasse très bien dressé. Les protestations de Sinadab contre la délation de sa femme et la fausse accusation portée contre lui n’ont eu aucune emprise sur le roi, qui l’a absous seulement à la vue d’une preuve tangible de son innocence. Quant à Uzou, le roi de la Chine, il n’a pas de remords à condamner à mort Kamel, qui l’a néanmoins loyalement servi pendant onze ans. Considéré par Uzou comme le «-dieu tutélaire de son royaume-» (Gueullette 489) après lui avoir sauvé la vie et guéri sa favorite du sérail, Kamel a pourtant failli succomber à son échec de soigner le fils de celle-ci. Amplifié par ces rivaux, cet échec aurait valu la mort à Kamel s’il n’avait bénéficié d’une intervention relevant de l’ordre du merveilleux. 4 Nom donné par les Européens durant des siècles à une grande partie de l’Asie, de la mer Caspienne à l’océan Pacifique (Grande Tartarie). 88 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea Certes, les deux rois ne sont pas entièrement incorrigibles car ils se repentent de leurs iniquités et veulent s’en racheter. Pourtant, leur versatilité et leur férocité, qui proviennent de leur incapacité à maîtriser leur vanité, éloignent d’eux Sinadab et Kamel, qu’ils déçoivent et qu’ils rendent méfiants à l’égard de leur exercice du pouvoir. Du reste, tandis que les deux souverains piétinent les droits de leurs sujets, certains individus qui vivent dans l’entourage le plus intime du pouvoir ne reculent devant aucun crime. Par exemple, pour s’approprier la couronne au détriment de Faruk, ses trois frères ne craignent pas de l’abandonner- à une mort presque certaine, de s’allier avec des bandits pour s’attaquer à lui et à son royaume ainsi que de profaner le cadavre de leur père. Régis par la passion immodérée de posséder le pouvoir, les trois frères sont manifestement indifférents au risque que comporte une action des plus périlleuses, en l’occurrence la tentative de saisir la ville de Faruk dans la compagnie des malfaiteurs, ce qui les place ouvertement en dehors de la loi et finit par anéantir non seulement le royaume qui était l’objet de leur convoitise, mais aussi eux-mêmes. Aspirants à la monarchie ou monarques de plein droit, les personnages que nous venons d’étudier se laissent manifestement aveugler par leur pouvoir absolu ou par le désir de l’atteindre. Ce faisant, ils pèchent contre la modération qui est censée être un trait majeur de l’honnête homme. Les tourments qu’ils causent aux personnages qui l’incarnent démontrent à quel point ils en sont le contre-modèle. Par ailleurs, la richesse, qui à l’âge classique faisait partie de la perception occidentale de l’Orient, n’est pas, dans les Mille et un quarts d’heure, seulement l’apanage des têtes couronnées. Certes, l’abondance de ressources permet à un prince d’affirmer son pouvoir et lui fournit les moyens nécessaires pour faire preuve de libéralité, l’une des qualités essentielles qu’il est tenu d’avoir. Ainsi, à en croire Zebd-el-Caton, « les richesses et la magnificence-» permettaient au jeune souverain de Serendib d’être «-un des plus puissants et des plus équitables rois de la terre- » (Gueullette 620). Par ailleurs, pour dédommager Sinadab et Kamel des injustices qu’ils leur ont fait subir, les souverains d’Adel et de Chine leur offrent « quantité de-pierreries-» (Gueullette 270) ou les «- plus riches présents- »- (Gueullette 491). Encore qu’ils soient susceptibles de posséder des fortunes singulières, les princes des Mille et Un Quarts d’Heure ne sont pourtant pas les seuls personnages qui côtoient l’opulence. Sinadab hérite de son père, le médecin Sazan, une grosse fortune, composée de «-près de cent mille sequins d’or-», «-plusieurs diamants parfaitement beaux-», «-des héritages-considérables » et des «-meubles très magnifiques- » (Gueullette 267). Hilal découvre dans une maison qui lui a été vendue par Azar un grand trésor, formé de deux cents bourses d’or, dont chacune était remplie de mille pièces d’or (Gueullette 470). De plus, les mé- 89 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure tiers exercés par certains personnages participent, eux aussi, du luxe-: Azare est orfèvre tandis que Hilal et le père d’Abenazar sont joailliers. La richesse ne reste pas sans pervertir les normes éthiques qui soustendent la vie de certains personnages. Contrairement à Kamel, qui utilise la fortune lui ayant été offerte par le roi de Chine pour mener une vie aisée mais conforme aux bienséances aux côtés de son père, Sinadab sombre dans la débauche après être devenu un riche héritier. Après la période de deuil nécessaire, il se lance dans «-la mollesse et dans les plaisirs-» (Gueullette 266) qu’il a envisagés avant même la disparition de son progéniteur. Ce faisant, il nuit non seulement à la mémoire de celui-ci, mais aussi à lui-même. Au bout d’environ deux ans, il reste sans moyens car il a dilapidé tout ce dont il avait hérité à l’exception d’un jardin qu’il lui était défendu d’utiliser librement. Outre le fait de n’avoir pas suivi les conseils formulés par son père sur son lit de mort, il se voit obligé de reprendre sa vie à zéro, sans s’être jamais préparé à pourvoir à ses besoins. Par conséquent, pour un Sinadab qui n’a pas l’habitude du travail, la fortune obtenue sans aucun effort représente un obstacle majeur au fait de devenir honnête homme. Dans sa pensée, qui sera amendée par les épreuves subséquentes qu’il sera amené à traverser, la richesse n’est qu’un moyen de se complaire dans une vie de plaisirs faciles participant de la concupiscence charnelle. Aux motifs remontant à l’Antiquité qui ont pour objet la tyrannie et la corruption morale de l’Orient s’ajoutent deux autres thèmes qui, participant d’une nouvelle approche du monde oriental, apparue au cours de la deuxième moitié du XVII e siècle, portent sur sa religion et sa littérature. En ce qui concerne la religion, il est question de l’islam qui, dans des ouvrages comme la Bibliothèque orientale de Barthélemy d’Herbelot (entrée «-Eslam-» 325-326), est présenté comme un élément distinctif de l’identité des peuples orientaux. Tributaire, entre autres, du «-nouvel orientalisme-» (Delon, entrée «-Orient-») dont d’Herbelot est un représentant majeur, l’ouvrage de Gueullette évoque à maintes reprises l’adhésion des personnages à l’islam. Cela étant, l’influence de la religion sur la vie des personnages est susceptible d’être plus visible aux moments critiques de leur existence. Par exemple, avant de mourir, son père fait jurer à Sinadab sur l’Alcoran (Gueullette 267, 272) qu’il observera trois conseils portant sur la méfiance à l’égard de sa femme, d’un prince dont il ne connaît pas à fond la nature et d’un enfant qui n’est pas le sien. La désobéissance ultérieure de Sinadab à tous ces trois conseils - laquelle, d’ailleurs, ne restera pas impunie - est d’autant plus grave qu’elle ne contrevient pas seulement à l’autorité paternelle, mais aussi à celle du livre sacré des musulmans. Surpris par «- un orage des plus violents- », susceptible de rappeler le déluge, Hilal, «- qui comptait que c’était son dernier jour, se recommandait de tout son cœur au souverain Prophète-» (Gueullette 469). S’abandonnant à son sort et n’attendant de l’aide que de la 90 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea part d’une divinité censée être, par définition, au-dessus de tout, le personnage de Gueullette finit par se retrouver dans une situation tout à fait inespérée car l’orage lui donne l’occasion de découvrir la grande fortune cachée dans la maison qu’Azar lui avait vendue. Du reste, la référence à l’islam et le recours à la transcendance qu’elle présuppose ne permet pas de gérer des situations critiques seulement à travers des croyances ou des pratiques, mais aussi des expressions figées. Ainsi, la mort du père de Sinadab est évoquée par l’intermédiaire d’une métaphore, à savoir «-[il] remit son âme entre les mains de l’Ange de la mort-» (Gueullette 267). S’apprêtant à mourir, Zelabdin, roi de Divandurou et père de la future épouse de Faruk, évoque directement cet ange : «-Azraïl est dans la ruelle de mon lit, y attend mon âme-» (Gueullette 600). À en croire la Bibliothèque orientale, Azraïl est le «- Nom de l’Ange Exterminateur qui sépare les âmes des corps, selon la tradition musulmane, empruntée des fables des Talmudistes-» (entrée «-Azraïl-» 156). Quant au regard occidental sur la littérature orientale, il met en lumière la propension particulière des Orientaux à l’affabulation et à l’ornementation, comme en témoigne, par exemple, la Lettre de l’origine des romans de Pierre-Daniel Huet-: «-Aussi à peine est-il croyable combien tous ces peuples [orientaux] ont l’esprit poétique, inventif, et amateur des fictions- : tous leurs discours sont figurés-; ils ne s’expliquent que par allégories » (Huet 12-; Noille-Clauzade «-Approches de la rhétorique orientale au XVII e siècle-» 281- 288). Sensible à cette image occidentale de la littérature orientale, Gueullette adopte, dans Les Mille et un quarts d’heure, un style qui combine des figures comme la métaphore avec le merveilleux. En ce qui concerne les métaphores, elles mobilisent, entre autres, des animaux, des plantes ou autres éléments naturels et apparaissent le plus souvent dans le récit que Ben-Eridoun fait devant Schems-Eddin. Symbole de la force, de l’emportement et de la brutalité, le lion est associé à des personnages positifs aussi bien que négatifs-: la différence entre Kamel et son beau-frère Acrab est comparable à celle qui «-se trouve entre le cruel lion et la timide colombe » (Gueullette 485), la mère d’Acrab voyant son fils mort «-faisait des cris semblables à une lionne en fureur » (Gueullette 493), Faruk «-fondit à son tour comme un lion sur ses ennemis » (Gueullette 556) dans la bataille qu’il mène contre ses frères à côté de ses soldats et officiers. Symboles de beauté et de noblesse, les fleurs sont mises en rapport avec Roukia, la jeune sultane d’Uzou-: en raison de sa beauté, celle-ci se distingue des autres filles du sérail de la même manière que «-le lys et la rose surpassent les fleurs les plus abjectes » (Gueullette 487). Dans son discours tenu devant Roukia et censé l’ébranler pour la guérir de sa mélancolie, Kamel se sert d’une image de la force irrésistible qui s’exerce pourtant en douceur-: «-le plus ardent soleil d’été ne fond pas si aisément un morceau de neige, que l’éclat de vos yeux a pénétré jusqu’au fond de mon tendre cœur » (Gueullette 488). 91 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure Le merveilleux, quant à lui, est tributaire de la polémique qui, à l’époque, oppose les Anciens aux Modernes. Susceptible d’être nourri par les arguments qu’ont développés les deux parties, Schems-Eddin demande que les contes de Ben-Eriddoun soient agrémentés au moyen de «-l’imagination singulière-» propre aux Anciens ainsi que par-«-une plus grande vraisemblance-» et «-l’originalité dans la composition-» aspects spécifiques des théories des Modernes («- Introduction- ». Carmen Ramirez. In Gueullette 215). Encore qu’il soit friand du merveilleux, Schems-Eddin ne s’en réjouit pas au point de renoncer à tout jugement critique. Les exigences qu’il formule à l’égard du merveilleux participent surtout du caractère des situations qu’il est susceptible de résoudre de manière vraisemblable (Gueullette 306-7, 495). Par ailleurs, il faudrait préciser que, dans la pensée du sultan, en concordance avec la définition qu’en donne le Dictionnaire de Furetière 5 , le merveilleux est synonyme de ce qui est hors du commun. Aussi apprécie-t-il l’histoire des trois bossus, dont les quiproquos et l’intervention salutaire du calife sont un ingrédient essentiel du merveilleux qui «-s’y trouve partout-» (Gueullette 325). En outre, dans la composition des histoires, qui pour être divertissante ne doit pas forcément être trop luxuriante (Gueullette 408), le merveilleux est complémentaire de la farce-: les aventures des deux calenders forment «-un récit aussi comique-» qu’il fait oublier tous ses malheurs à Schems-Eddin. L’imbrication du merveilleux et de la farce est susceptible de faire pendant à la mosaïque des figures qui se retrouvent sous la dénomination d’honnête homme. Princes déguisés, cadis, corsaires, joailliers, médecins, marchands de riz ou escrocs se réunissent pour enseigner au sultan Schems-Eddin, par le biais des histoires racontés par Ben-Eridoun, les principes de l’idéal éthique et esthétique qui a inspiré la société mondaine du XVII e siècle. Ce faisant, les personnages qui incarnent l’honnête homme sous-tendent des récits témoignant des recherches issues de la rencontre qui, à l’époque, avait lieu entre les valeurs aristocratiques et bourgeoises, entre l’héritage des Anciens et les inventions des Modernes ainsi qu’entre les anciens lieux communs et les nouvelles découvertes ayant pour objet l’Orient. 5 Furetière, Dictionnaire universel, t. II, Rotterdam-La Haye, A. et Reinier Leers, 1702, entrée «-merveilleux-», p. 244 : «-Extraordinaire, admirable, excellent, rare, surprenant-». 92 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea Bibliographie Sources primaires D’Herbelot, Barthélemy. Bibliothèque orientale, ou dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connoissance des peuples de l’Orient, etc.-Paris-: La Compagnie des Libraires, 1697. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel (1690), t. I, II. Rotterdam, La Haye-: A. et Reinier Leers, 1701-1702. Gueullette, Thomas-Simon. Contes, éd. critique établie sous la direction de Jean-François Perrin, t. I, Les Soirées bretonnes par Ch. Bahier-Porte, Les Mille et Un Quarts d’Heure, Contes Tartares (1714), par Carmen Ramirez («-Introduction-», «-Histoire éditoriale-», «-Notices-»). Paris-: Champion, 2010. Huet, Pierre-Daniel. Lettre de l’origine des romans (1671). Paris-: Sébastien Mabre-Cramoisy, 1678. Études critiques Bluche, François (éd.). Dictionnaire du Grand Siècle, nouvelle éd. revue et corrigée. Paris-: Fayard, 2005. Delon, Michel (éd.). Dictionnaire européen des Lumières. Paris-: PUF, 1997. Noille-Clauzade, Christine. «-Approches de la rhétorique orientale au XVII e siècle-». Anne Duprat, Émilie Picherot (éds.). Récits d’Orient dans les littératures d’Europe (XVIe-XVIIe siècles). Paris-: PUPS, 2008-: 279-288. _____ «-Le Pays des Fables. Fictionnalité et orientalité chez Pierre-Daniel Huet-». In A.-Duprat, Hédia Khadhar (éds.). Orient baroque / Orient classique. Variations du motif oriental dans les littératures d’Europe (XVIe- XVIIIe siècles). Paris-: Bouchene, 2010-: 69-80. Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade Luisa Messina Université de Palerme Le dix-huitième siècle se caractérise par l’intérêt envers les cultures orientales et exotiques. Si la première moitié du siècle est dominée par la fascination pour l’Orient, la seconde moitié s’intéresse plutôt aux pays se trouvant au-delà de l’Orient, jusqu’alors peu connus. Dans la littérature française de la première moitié du dix-huitième siècle certains pays tels que l’Inde et la Perse reviennent plus fréquemment tandis que d’autres pays asiatiques sont oubliés, à l’exception de la Turquie et de la Chine. Pourtant, l’ambiance orientale est un expédient fort utile pour faire la satire de la société française de l’époque, à l’abri de la condamnation, comme dans les cas des Lettres persanes (1721) de Montesquieu (1689-1755) et des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot (1713-1784). La fascination pour l’Orient est pourtant surclassée à terme par la poussée de nouveaux voyages dans les terres australes. Ces expéditions répondent aux ambitions encyclopédiques en lien avec le Siècle des Lumières-: le progrès de l’exploration des océans constitue pour l’Europe la mise en place d’un savoir encyclopédique sur le monde. Ces voyages de circumnavigation sont organisés par les deux plus grandes puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France avec le voyage de Louis-Antoine de Bougainville (1729- 1811) en 1768 et les trois de James Cook (1728-1779), entre 1769 et 1778. La publication du Voyage autour du monde (1771) de Bougainville marque la naissance du mythe de Tahiti dont Donatien-Alphonse-François, comte de Sade 1 (1740-1814) se sert pour poser les bases d’une utopie politique encore possible après les perturbations apportées par la Révolution française. Le roman Aline et Valcour de Sade relate l’histoire tragique des deux personnages éponymes. Pourtant, la partie centrale de l’œuvre qui constitue presque la moitié du roman est consacrée à la liaison entre Sainville et Léonore. La jeune femme n’est autre que la sœur d’Aline qu’elle croit morte parce que son père l’a éloignée grâce à la complicité de leur nourrice. Les chercheurs vont à la recherche de l’inspiration autobiographique concernant la liaison entre Sainville et Léonore. En particulier, Jean-Charles Gateau soutient que la fuite à Venise des deux amoureux romanesques rappelle celle de Sade avec sa jeune et audacieuse belle-sœur Anne-Prospère de Launay (1751-1781) ayant lieu en 1772 (Gateau 261). 1 Dit aussi marquis de Sade, selon son titre de naissance. 94 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina Outre sa fuite avec celle-ci, Sade utilise ses souvenirs récoltés de son voyage entre 1775 et 1776. Au cours de ce voyage, commencé pour échapper à la menace d’une nouvelle arrestation, Sade visite les lieux qui seront les décors des aventures de son héroïne (Mercier 337) 2 . Avant que Sainville ne puisse rejoindre sa bien-aimée, les deux amoureux voyagent beaucoup en traversant l’Europe, l’Afrique et les côtes de l’Océan Pacifique 3 . On essaie de comprendre quelles raisons poussent les écrivains libertins à s’intéresser aux récits de voyages-: si les génies des Lumières y cherchent des lueurs d’humanité derrière les coutumes plus barbares, les écrivains de la fin du dix-huitième siècle remettent en question l’optimisme des Lumières. Suite à l’étude de la préface au roman Aline et Valcour, Jean Fabre met en évidence l’héritage philosophique des Lumières : «-Tout l’optimisme du siècle aussi vivace que celui qui inspirait encore Condorcet dans sa prison, se trouve rappelé dans ce roman philosophique, non pour être bafoué, mais confirmé-» (218). Déjà, à partir du seizième siècle les écrivains français s’intéressent à l’entrée dans la fiction narrative des peuples indigènes des deux Amériques, de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande. Cela finit par influencer de plus en plus l’évolution de la culture et de la pensée européennes en termes de progrès et de civilisation. Malgré le triomphe du mythe américain du bon sauvage exalté par Rousseau, l’attention des homme de lettres européens se focalise sur les modèles socioculturels incarnés par un certain nombre de populations polynésiennes dont les us et coutumes sont rapportés par les récits de voyage que rédigent Cook et Bougainville. Dans son roman, Sade consacre un nombre considérable de pages de sa narration romanesque à la description des habitants de l’île de Tamoé. Ce n’est pas un hasard si l’auteur écrit ce roman utopique en pleine tourmente révolutionnaire. Après l’analyse du système sociopolitique caractérisant le règne de Tamoé, le marquis cherche des moyens et des manières pour garantir le bonheur individuel et collectif. Pourtant, il arrive à un double échec de la même manière que les espoirs égalitaires visés par les révolutionnaires. D’une part, le romancier finit par mettre en doute l’idée de la bonté humaine parce qu’il dévoile, par exemple, l’acharnement misogyne dont les femmes font l’objet dans certains pays hors d’Europe (Delon 46-48). D’autre part, 2 Les chercheurs voient une inspiration autobiographique concernant la liaison entre Sainville et Léonore. En particulier, J.-C. Gateau soutient (261) que la fuite à Venise des deux amoureux romanesques rappelle celle du marquis de Sade avec sa belle-sœur Anne-Prospère en 1772. Outre sa fuite avec la jeune femme, Sade utilise ses souvenirs de son voyage entre 1775 et 1776 (vide supra). 3 Après avoir analysé la production romanesque précédant la Révolution, R. Mercier observe (340) l’absence du continent américain, qui n’est plus la patrie du bon sauvage. Sans doute à la fin de l’Ancien Régime les anciennes colonies anglaises symbolisent le point le plus avancé de la civilisation occidentale. 95 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade les faits révolutionnaires lui font comprendre l’impossibilité de mettre en œuvre le rêve de son utopie polynésienne. Les utopies de Sade-concernent tous les sujets du genre-: «-- l’île, les règlements, la monotonie, le dépérissement de l’histoire, la manie systématique, l’ennui, l’anonymat. […] La véritable utopie décrite par Sade ne doit pas être cherchée dans Aline et Valcour pour la raison qu’elle ne se trouve nulle part. Et partout, c’est son œuvre complète. Aucune société n’est moins radieuse que celle-ci-» (Lapouge 251). En effet, les longues pérégrinations du jeune Sainville lui offrent la possibilité de connaître plusieurs pays et leurs formes de gouvernement et de les comparer. À ce propos, Roger Mercier observe (348) que les voyages de Sainville, qui lui permettent de connaître des communautés humaines différentes des sociétés européennes, mènent à l’impossibilité de concevoir une loi universelle, valable pour l’humanité entière. Chaque tentative n’est destinée qu’à rester une simple utopie. Il semble alors que l’île de Tamoé ait été créée sur le modèle de celle de Tahiti, explorée par Bougainville en 1768. Dans Le Voyage autour du monde (1771) Bougainville arrive à Tahiti en 1768 et y reste neuf jours. Dans la version définitive, il tempère la version extrêmement idyllique faite dans son journal de bord. En effet, le voyageur dit que la beauté de la race, sa frugalité et son amabilité, ainsi que sa libre sexualité n’évitent ni la division de la société en classes dominantes et dominées ni les sacrifices humains, ni non plus les guerres avec les îles voisines (Gateau 262). Comme ses contemporains, Sade est charmé par le récit des îles océaniennes, qu’il connaît bien à travers ses nombreuses lectures pendant ses longs emprisonnements. Il finit par adhérer pleinement à l’engouement général pour ce que représente le paradis retrouvé aux yeux des Européens. Grâce aux nouvelles découvertes, les terres australes deviennent vite l’un des lieux de prédilection des utopies politiques et romanesques (Giraud 91). Pourtant, Sade ne s’intéresse pas à la description physique de la nature, à laquelle il préfère l’espace urbain. Quoique obligé de décrire le paysage exotique, le romancier ne donne que le minimum de détails nécessaires au déroulement de l’intrigue. Alors, les lecteurs comprennent que l’île est presque inaccessible parce qu’elle est située au milieu du Pacifique, plus au moins entre la Nouvelle-Zélande et les Tropiques-; les voyageurs y arrivent rarement. Le marquis ne nous fournit que des informations essentielles-: Cette ville, construite sur un plan régulier, nous offrit un coup d’œil charmant. Elle avait plus de deux lieues de circuit, sa forme était exactement ronde- ; toutes les rues en étaient alignées- ; mais chacune de ces rues était plutôt une promenade, qu’un passage. Elles étaient bordées d’arbres, des deux côtés, des trottoirs régnaient le long des maisons, et le milieu était un sable 96 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina doux, formant un marcher agréable. […] Nous arrivâmes sur une assez grande place d’une parfaite rondeur, et environnée d’arbres (216-218). Selon les indications données, il nous semble que l’île de Tamoé est ronde et compte 50 lieues de circonférence. Malgré les attentes (après tout, Tamoé n’est pas «-civilisée-», c’est-à-dire européenne), l’urbanisme est bien réglé vu que la capitale est parfaitement circulaire et symétrique-; en effet, toutes les rues sont alignées au cordeau, recouvertes de sable fin et bordées d’arbres. De plus, le romancier précise que le vaisseau de Sainville n’y pénètre que poussé par une tempête qui modifie sa route. Le manque d’intérêt pour la nature, plutôt évident, caractérise tout le roman. Au pittoresque des descriptions conventionnelles, Sade préfère l’étude des hommes : Pas plus que les autres auteurs de voyages romancés, il ne cherche à introduire dans sa narration l’attrait pittoresque d’une nature inconnue. Les descriptions ne font pas voir les paysages, mais se réduisent à quelques traits conventionnels […]. Dans ces diverses contrées, les spectacles naturels retiennent moins l’attention que les témoignages de l’activité humaine (Mercier 351). À la description physique, Sade préfère l’étude systématique de types de gouvernements à travers les yeux du jeune Sainville. D’une part, le jeune homme observe les cruautés qui se produisent dans le royaume africain de Butua, géré par le roi despotique Ben Maacoro, visité précédemment. D’autre part, ces cruautés s’opposent aux remarques de grande tolérance, admirée par Sainville, garantie par Zamé, qui règne sur l’île polynésienne de Tamoé. R. Mercier prend en considération les références géographiques qui sont présentes dans Aline et Valcour et il arrive à la conclusion que Sade a eu la possibilité de lire beaucoup de livres et de récits de voyage pendant ses longues détentions notamment dans les prisons de Vincennes et de la Bastille. Il existe, en effet, deux inventaires-: l’un contient des effets envoyés de Vincennes à la Bastille après le transfert du marquis en 1784 tandis que l’autre conserve des livres qu’il possède un peu plus tard. On y retrouve les trois volumes du Voyage de M. de Bougainville aux prisons de Vincennes et de la Bastille-; les sept volumes des Voyages du capitaine Cook à la Bastille-; le Nouveau voyage du même Cook à la Bastille- ; deux volumes des Voyages d’Espagne à la Bastill-e; Voyageurs français du tome XXI à XXVIII à Vincennes et à la Bastille- ; deux volumes des Cérémonies religieuses- à Vincennes et à la Bastille- ; trois volumes de l’Esprit et les costumes de différents peuples à Vincennes et des Mœurs et costumes de tous les peuples de la terre-à la Bastille; trois volumes des Recherches sur les Américains à la Bastille (Mercier 339). La description du système politique et érotique des deux îles sadiennes fait écho à une autre enclave utopique. Il est alors possible de faire une com- 97 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade paraison avec d’autres utopies littéraires dominant la fin du dix-huitième siècle. Les gouvernement dominant à Butua et Tamoé dans Aline et Valcour sont comparables à ce que représentent l’idylle de Clarens et l’Arcadie dans La nouvelle Héloïse de Rousseau et L’Arcadie de Bernardin de Saint-Pierre. En ce qui concerne les deux royaumes décrits par Sade, on peut distinguer entre la dystopie s’opposant par symétrie à l’eutopie. Autrement dit, le royaume de Butua (dystopie) est en fait dominé par le despotisme sexuel et par une aristocratie vicieuse, similaire à celle de l’Europe, tandis que le despotisme éclairé de Tamoé (eutopie) est au contraire une île heureuse et prospère grâce à la présence d’un roi philosophe qui gouverne dans un pays où domine la vertu et tous contribuent au bonheur collectif (Loubère 192-193). Il est étonnant que deux utopies soient décrites dans le même roman-: elles semblent être juxtaposées dans une sorte de miroir où une utopie s’oppose à l’autre. À Batua les vices comme les cannibalisme et l’inceste sont non seulement acceptés, mais aussi permis par loi tandis qu’à Tamoé les bonnes mœurs, considérées comme transgressives par rapport à la loi, ne sont pas imposées par le souverain. Malgré sa durée temporelle limitée (à peine huit jours), le récit concernant l’île de Tamoé a une importance considérable si l’on en juge des longues pages qui sont consacrées à sa description. Après son débarquement à Tamoé, Sainville fait tout de suite la connaissance du souverain Zamé qui l’accueille dans son palais avec une simplicité charmante qui étonne le voyageur français. Tout en étant septuagénaire, le souverain semble bien plus jeune, parce qu’il possède un visage plein de charme et de noblesse reflétant son caractère. De plus, ses cheveux blancs confèrent à cet homme d’âge mûr un certain air majestueux-: Zamé, (c’était le nom de cet homme exceptionnel), pouvait avoir soixante-dix ans, à peine en paraissait-il cinquante-; il était grand, d’une figure agréable, le port noble, le sourire gracieux, l’œil vif, le front orné des plus beaux cheveux blancs, et réunissant enfin à l’agrément de l’âge mûr toute la majesté de la vieillesse (Sade 220). Le charme de Zamé procède de pair avec sa sagesse forgée sur ses expériences-: c’est le même souverain qui explique comment il a réussi à élaborer un gouvernement éclairé à travers ses voyages. En effet, la conversation est encore plus facilitée vu que Zamé parle parfaitement français de même que la plupart des gens de sa cour. Notons que ce personnage n’est pas Sade. En effet, le romancier est certainement favorable à une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, qui écarte le danger du despotisme caractérisant la France prérévolutionnaire. Par contre, Zamé fait une vive critique du 98 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina bicaméralisme anglais et, au contraire, revendique une monarchie absolue (Jeangène Vilmer 365). Après lui avoir présenté sa femme et ses enfants, le roi révèle qu’il est né de l’union d’un jeune officier de la marine française et d’une fille autochtone. Il ne tarde pas à donner d’autres détails plus précis en expliquant que Tamoé a été découverte à la fin du règne de Louis XIV par un navire de guerre français. Le moment du départ venu, un jeune marin, c’est-à-dire le futur père de Zamé, choisit d’abandonner ses compatriotes et de déserter parce qu’il s’est épris d’une jeune indigène. Ayant choisi de rester dans ce paradis exotique, il se propose de préserver ses habitants de la corruption européenne. Voilà pourquoi il jette les bases solides d’une monarchie héréditaire fondée sur l’égalité et la vertu de ses sujets. Seulement de vingt ans, Zamé est alors envoyé par son père à l’étranger pour explorer le monde. Après avoir observé les inégalités et les vices dominant la société occidentale, Zamé rentre dans son royaume et impose l’égalité en supprimant la plupart des vices-: L’état naturel de l’homme est la vie sauvage-: né comme l’ours et le tigre dans le sein des bois, ce ne fut qu’en raffinant ses besoins qu’il crut utile de se réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En le prenant là pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté pour lequel l’a formé la nature, et n’ajoutez que ce qui peut perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors-; donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes-; rendez l’accomplissement de ses désirs plus aisé, mais ne l’asservissez pas- ; contez-le pour son propre bonheur, mais ne l’écrasez point par un fatras de lois absurdes […] (Sade 300-301). En ce qui concerne la création de ses lois, Zamé explique qu’il s’inspire des théories de Montesquieu disant que le plus bel attribut des lois est de conserver au citoyen une espèce de liberté politique (Sade 353). Ce passage synthétise la socio-économie et les vices dominant la société occidentale. En effet, Sade formule des considérations très semblables à celles élaborées par Rousseau dans son Contrat social (Barba 117-118). D’après le sage Zamé, les vices humains (tels l’orgueil, l’avarice et l’ambition) naissent de l’inégalité et génèrent des crimes abominables (comme les parricides et les fratricides) et des violences qui ne servent qu’aux riches pour soustraire des biens à autrui. À partir de ces considérations, le souverain réussit à édifier une ville heureuse évoquée en termes kantiens parce que le législateur s’identifie à la personne de Zamoé. Le législateur est chez Sade un prince, «-un homme vertueux-» (pour utiliser les mots de Machiavel), qui puisse garantir la liberté d’un peuple corrompu et non la loi universelle (Dalmasso 150). 99 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade Ainsi le roi essaie-t-il d’abattre les barrières sociales en imposant à ses sujets des lois plutôt simples à respecter ainsi qu’un modèle comportemental à suivre. Le corpus des lois existant à Tamoé est réduit au minimum pour se rapprocher le plus possible de l’idée d’institutions de la nature. Donc, Zamé se charge de supprimer la surabondance des lois qui finissent par susciter le crime au lieu de le freiner (Robert 162-163), mais impose aussi les mêmes vêtements à porter, dont la couleur change selon l’âge 4 , les aliments constituant la base d’une nourriture végétarienne 5 , et une éducation étendue aux deux sexes sous l’égide de l’État 6 . Il semble alors que l’île de Tamoé soit l’image de la France républicaine pour le pouvoir exercé au nom de l’État, le contrôle des citoyens, la suppression des pouvoirs intermédiaires c’est-à-dire les parlements, le culte de l’Être Suprême, l’éducation nationale, l’armée républicaine des patriotes (Giraud 98). En effet, Sainville apprécie le système politique et social créé par Zamé, qui en outre garantit le divorce dans la mesure où il fait de constantes références aux violences caractérisant l’Europe despotique. À la différence de la France républicaine, le sage Zamé refuse la peine de mort et punit le pire crime en bannissant le coupable. Après avoir fait la connaissance de Zamé, Sainville commence l’exploration de l’île et découvre qu’elle est peuplée de jeunes gens très beaux et pleins de vigueur. En particulier, la jeune Zilia (la belle-fille de Zamé) ne tarde pas à attirer l’attention de Sainville, qui est fasciné par le teint clair et frais de la jeune fille, qui ne nécessite aucune coloration artificielle. Elle a aussi de grands yeux bleus, une chevelure blonde et les dents blanches-: Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d’une blancheur éblouissante- ; tous ses traits sont l’emblème de la candeur et de la modestie-; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d’un bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l’amour le plus délicat et le sentiment le plus voluptueux-; […] ses cheveux, très-agréablement plantés, sont d’un blond cendré, et l’énorme quantité qu’elle en a, se mariant le plus élégamment du monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots, sur sa gorge d’al- 4 Le gris, le rose et le vert sont les trois seules couleurs que les habitants soient contraints d’adopter. La première est celle des vieillards, l’âge mûr emploie le vert tandis que le rose est réservé aux jeunes gens. 5 Le refus du luxe s’explique aussi par le blocus des exportations des produits venant de l’Europe comme l’huile d’Italie. 6 Comme l’explique le souverain polynésien, l’éducation gérée par l’État est aussi une façon de résoudre les problèmes liés aux nouveaux mariages parce que les enfants du premier mariage peuvent être maltraités par leur belle-mère ou négligés par leur père. 100 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina bâtre, toujours découverte d’après l’usage de sa Nation, achèvent de donner à cette jolie personne l’air de la déesse même de la jeunesse […] (Sade 307-309). Il s’agit certainement d’une jeune femme idéale créée sous la plume lyrique de Sade dans la mesure où les caractéristiques physiques de Zilia ressemblent plus à celles d’une beauté européenne, bien différente d’une autochtone. Pourtant, la fraîcheur exotique et naturelle de la jeune fille s’oppose à l’artificialité caractérisant les femmes françaises de l’Ancien Régime, lesquelles au contraire aiment se parer d’un maquillage exagéré et de coiffures extravagantes. La comparaison entre la France et cette île utopique s’opère constamment de manière plus ou moins tacite. De la même manière, Sainville peut aussi admirer la vigueur masculine des autochtones dont la beauté et la grâce ont été certainement renforcées par la pratique régulière d’activités physiques-: Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent invités à une collation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours l’adresse et les grâces. […] Leurs traits sont délicats et fins, peut-être pour des hommes, leurs yeux très vifs, leur bouche un peu grande, mais très fraîche, leur peau fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau brun du monde (Sade 347). Comme l’observe aussi R. Mercier, les habitants de l’île ne sont que des Français idéalisés-: ils sont de grande taille avec les traits délicats, les yeux vifs, la peau fine et blanche. À la différence des habitants africains de Butua, les autochtones polynésiens de Tamoé possèdent un réel avantage parce qu’ils tendent à la douceur et à la bonté (Mercier 344-345). Cette analyse terminée, il est évident que Sade ne connaît les îles polynésiennes qu’à travers les récits de voyage qu’il a lus pendant ses longs emprisonnements à Vincennes et à la Bastille. Pourtant, il se sert de ses lectures pour changer l’île de Tamoé, une sorte de Tahiti idéalisée, en une utopie sociopolitique dans un moment historique bien précis où la France révolutionnaire vit la transition parfois dramatique d’une forme de gouvernement despotique à une autre, républicaine, tombée dans la Terreur avant que Napoléon ne prenne le pouvoir. En fait, Sade traverse tous ces moments historiques certainement centraux pour la création de la France et de l’Europe modernes en se déclarant favorable à une sorte de monarchie éclairée envisagée par Montesquieu et par Voltaire (voir Candide). En ce qui concerne un certain nombre de descriptions géographiques des lieux exotiques, il est alors évident que l’île sadienne de Tamoé acquiert une importance plus politique que géographique dans la mesure où l’auteur ne 101 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade s’inquiète pas d’en faire une description physique véritable. Plutôt, il préfère l’analyse des institutions et des mœurs existantes. Ainsi, Sade décrit-il l’île de façon vague en créant une ville bien ordonnée du point de vue urbanistique. Ce qui importe au romancier est d’imaginer Tamoé comme un endroit idéal où réaliser les changements sociaux rêvés par lui mais jamais mis en œuvre par les révolutionnaires. En effet, le rêve d’une république garantissant le bien et le bonheur communs a failli aux yeux du romancier. On constate que l’utopie envisagée par Sade, qui se considère comme un admirateur et un disciple de Rousseau, est peut-être la mieux réussie en annonçant les utopies fouriéristes du dix-neuvième siècle (Fabre 102) 7 . De la même manière que les lieux présentés, la description des habitants est faite de manière invraisemblable puisque la couleur de la peau des peuples autochtones est semblable à celle des européens. Ce qui importe au marquis est de focaliser l’attention sur la beauté naturelle des femmes, qui rejettent les artifices cosmétiques dominant la France d’Ancien Régime, et la vigueur des hommes, dont l’activité physique contraste avec l’oisiveté des nobles français. D’après Sade, Tamoé est alors une utopie représentant un modèle de «-civilisation douce-» (Sade 300), tel que le définit le même Zamé, à opposer à la société européenne présentée comme corrompue. La tentative de Zamé d’éradiquer les vices du cœur humain se forge sans aucun doute sur le Contrat social, que Sade admire, auquel s’ajoute une certaine attention sur une nouvelle conception de la famille toute moderne et révolutionnaire, qui n’existe pas chez Rousseau. En effet, dans cette l’île fictive où règne la vertu, chacun peut contribuer au bonheur collectif parce que l’ordre politique et social proposé par Zamé est tellement différent de la hiérarchie caractérisant la France d’Ancien Régime. D’un côté, le souverain polynésien permet le divorce et la possibilité de se remarier et, de l’autre, il se charge de l’éducation des enfants du peuple. De la même manière que les écrivains des Lumières, Sade va chercher des traces d’humanité au cœur de civilisations considérées par l’Occident comme barbares, qui diffèrent de l’Europe despotique-prérévolutionnaire. Le souverain Zamé souhaite alors proposer un modèle alternatif 8 . Établissant l’égalité des fortunes et des conditions, le sujet serait heureux, loin de commettre des crimes dangereux pour la société. 7 Après avoir réfléchi sur l’utopie insulaire de Tamoé, G. Benrekassa compare Sade à Rousseau (117) et soutient que les deux auteurs sont certainement réalistes dans la mesure où tous deux remettent en question l’utopie classique. 8 L’île de Tamoé semble alors un épisode utopique, laboratoire d’une microsociété communiste, où un chef politique plein d’esprit rousseauiste aurait bloqué en son temps la naissance de la propriété qui est à la base de l’inégalité parmi les hommes (Gateau 261). 102 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina C’est Zamé, le roi-philosophe sadien, qui finit par synthétiser l’utopie républicaine ainsi que la pensée optimiste des Lumières : «- Sade raisonnable fait une plaidoirie pour une société fraternelle et républicaine où les hommes vivront de manière douce et vertueuse, sans contrainte, ni culte religieux. L’utopie déiste des philosophes est aussi la sienne. […] C’est Tamé, le roi de Tahiti, qui l’expose. Ce noble sauvage résume toute la pensée généreuse et optimiste des philosophes du XVIII e siècle-» (Willard 132). Il s’agit pourtant d’une utopie pure et littéraire dans la mesure où elle représente un monde idéal qui n’existe nulle part sur la planète malgré les attentes des Lumières. Comme le montre Bougainville avec netteté, les bons sauvages ne vivent nulle part, et la vie vertueuse proposée par le marquis est bien différente de la vie qu’il a véritablement menée 9 . Bibliographie Sources primaires Sade, Donatien-Alphonse-François, comte de, dit marquis de. Aline et Valcour ou Le roman philosophique. Tome II. Paris-: Girouard, 1795. Sources secondaires Barba, Vincenzo. Sade : la liberazione impossibile. Florence-: La nuova Italia, 1978. Benrekassa, Georges. Le concentrique et l’excentrique-: marges des Lumières. Paris-: Payot, 1980. Bosquet, Marie-Françoise. Images du féminin dans les utopies françaises classiques. Oxford-: Voltaire Foundation, 2007. Dalmasso, Gianfranco. La politica dell’immaginario-: Rousseau : Sade. Milan-: Jaca Book, 1976. Delon, Michel. «-Les références ethnologiques dans le libertinage sadien-». In Études de lettres, 2006, 3-: 43-51. Fabre, Jean. Lumières et romantisme. Paris-: Klincksieck, 1963. Fabre, Jean. Idées sur le roman-: de Madame de Lafayette au Marquis de Sade. Paris-: Klincksieck, 1979. 9 Comme l’observe Y. Giraud (93), il s’agit d’un «- univers à part, quasiment hors de l’espace, qui s’édifie comme microcosme précis : un univers avec sa planète composée de Zamé, la place centrale, la ville capitale et de ses satellites comme les indigènes, les maisons, les villes mineures. Tamoé finit par reprendre les clichés de la littérature utopique parce que ce tableau idyllique, peut-être un pastiche, est une concession à la mode. Cette utopie reste en contradiction avec l’univers de Sade puisque nul ici ne peut se réaliser aux dépens d’autrui (Bosquet 211). 103 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade Gateau, Jean-Charles. «-L’île de Tamoé, ou l’aloi du père chez Sade-». In Impressions d’îles. Toulouse-: Presses Universitaires du Mirail, 1996-: 259- 269. Giraud, Yves. «-La ville au bout du monde-». Studi di letteratura francese, 1985, 192, 11-: 85-100. Goulemot, Jean-Marie. «-Lecture politique d’Aline et Valcour. Remarques sur la signification politique des structures romanesques et des personnages-». In Le Marquis de Sade. Paris-: Librairie Armand Colin, 1968, 115-139. Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste. Sade moraliste-: le dévoilement de la pensée sadienne à la lumière de la réforme pénale au XVIIIe siècle. Genève-: Droz, 2005. Lapouge, Gilles. Utopie et civilisation. Paris-: Flammarion, 1978. Loubère, Stéphanie. Leçons d’amour des Lumières. Paris-: Garnier, 2011. Mercier, Roger. «-Sade et le thème des voyages dans Aline et Valcour-». In Dix-huitième siècle, 1969, 1-: 337-352. Robert, Richard «-Les impasses de l’écriture politique-». In Sade en toutes lettres. Paris-: Desjonquères, 2004-: 154-168. Willard, Nedd. Le génie et la folie au dix-huitième siècle. Paris : PUF, 1963. Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme : les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine de Louis Lecomte Claudine Nédelec Université d’Artois Le jésuite Louis Daniel Lecomte (1655-1728), âgé de trente ans, partit de Brest le 3 mars 1685, en compagnie de cinq autres membres de la Compagnie de Jésus-; ils étaient missionnés, sous l’égide de l’Académie des Sciences, et en qualité de «-mathématiciens-» du Roi, pour aller rencontrer l’empereur Kangxi (1654-1722, r. 1661-1722), et plus largement «- pour le bien de la religion, pour la perfection des sciences et pour la gloire du règne de Louis le Grand- » (Lecomte 136) dans ces terres lointaines. Après des années de «-tribulations-» dans une grande partie de la Chine, il fut contraint au retour en 1692, à la suite d’échauffourées diplomatiques entre la France et le Portugal, qui voulait garder l’exclusivité de son influence en Chine, via Macao. Louvois et Louis XIV avaient bien choisi leur homme en la personne de Louis Lecomte- : les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine publiés en 1696, avec l’aval de la Compagnie, témoignent des éminentes qualités non seulement scientifiques mais aussi humaines de ce missionnaire qui fut un homme éclairé, ouvert, savant en toutes sortes de choses et curieux de tout ce qui fait l’humaine condition, bref, un parfait honnête homme - et, ce qui ne gâte rien, bon écrivain et homme d’esprit. Bref, il y a (toutes proportions gardées, car c’est un croyant sincère) quelque chose du philosophe encyclopédique des Lumières dans ce personnage, et sans doute le succès de son livre, qu’ornent d’intéressantes gravures (cinq rééditions en français, la dernière en 1701, et des traductions en anglais, en italien et en allemand) ne fut pas pour rien dans l’image que la Chine devait avoir chez les philosophes du XVIII e siècle… tout en suscitant en son temps la hargne des dévots 1 . Hargne qui nous apparaît assez peu compréhensible, car Lecomte est aussi un véritable missionnaire, et un prosélyte très actif, convaincu de la nécessité, voire de l’urgence, qu’il y a à faire connaître le vrai Dieu aux Chinois, sans lésiner sur les moyens, dont l’apprentissage, bien qu’il le trouve fort ardu (Lecomte 226 sq.), de la langue chinoise… Homme de science, il ne manque pas d’affirmer que «- L’usage des sciences humaines, bien loin 1 Voir l’introduction de Frédérique Touboul-Bouyeure, «-Et Dieu créa la Chine…-», Lecomte 7-16. 106 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec (comme quelques-uns l’ont dit) d’être opposé à l’esprit de l’Évangile, sert quelquefois à l’établir et à rendre même croyables les mystères les plus obscurs-» (Lecomte 410). À l’inverse, il n’hésite pas à montrer que faire appel à un brin de superstition peut être utile (Lecomte 402-403). Mais les passages qui furent condamnés par la Sorbonne semblent bien indiquer que le tort de Lecomte est la trop haute estime qu’il fait de l’ancienne religion de la Chine, où il voit comme une prescience de la croyance en un dieu unique (Lecomte 362), ainsi que de Confucius, «- pur philosophe de la raison- » et même «-homme inspiré de Dieu pour la réforme de ce nouveau monde-» (Lecomte 250) 2 . Malheureusement, selon lui, son influence fut contrebattue par celle du bouddhisme, qu’il considère avec mépris à la fois comme superstitieux et idolâtre (dans les pratiques populaires) et comme impie voire athée chez ses philosophes (Lecomte 251, 359, 382…) - peut-être parce qu’ils décrivent la divinité «- comme si ce n’eût été que la nature- »- ; «- cette force ou cette vertu naturelle qui produit, qui arrange, qui conserve toutes les parties de l’univers […], principe très pur, très parfait, qui n’a ni commencement ni fin-» (Lecomte 380) ressemble un peu trop au «-dieu-» de Spinoza (deus sive natura) pour qu’un théologien orthodoxe puisse y adhérer. Je ne vais pas trop m’aventurer en fait sur le terrain de la religion, et les querelles complexes mi-religieuses mi-politiques auxquelles Lecomte, et plus largement l’ordre des jésuites, durent faire face. Je voudrais surtout montrer que cette publication est une habile manière d’en appeler à un public d’honnêtes gens qu’il institue, indirectement et implicitement, comme le témoin, voire le garant, de ses compétences et de sa bonne foi (et de sa foi), qualités qui garantissent la vérité de ses mémoires, et le bien-fondé de ses positions, ou plus exactement de celles de son ordre, envers la Chine. Or Lecomte sait fort bien que s’il veut faire partager les merveilles de son voyage et contribuer à une large diffusion des découvertes faites, pour perfectionner les sciences, ainsi que persuader l’opinion publique de la nécessité de voir en la Chine une «- terre de mission- » à la façon des jésuites, il lui faut plaire en instruisant, susciter l’intérêt, maintenir la curiosité, voire séduire. Ce qui fait de lui un remarquable «-passeur de culture-», notamment parce qu’il s’intéresse tout particulièrement aux choses humaines. 2 Par contraste, voir la présentation très négative qu’en fait Fénelon (295-305, 301-302). 107 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme Une relation par lettres La première preuve en est le choix de la forme épistolaire. La «-Lettre première- » commence en effet ainsi- : «-Quoiqu’on se fasse ordinairement un plaisir de parler de ses voyages et que celui de la Chine, d’où je viens, soit l’un des plus grands et des plus beaux qu’on puisse faire au monde, je n’ai pu jusqu’ici me résoudre d’en écrire une relation dans les formes-» (Lecomte 27). Il précise en effet dans son «-Avertissement de l’auteur-» que la relation est un genre de haute exigence-: Ce genre d’écrit n’est pas tout à fait si facile qu’on se l’imagine. Pour y réussir, il faut non seulement de l’esprit et du goût, mais encore de la bonne foi, de l’exactitude, un style simple, naturel et qui persuade. Il faut même de l’érudition- ; et comme un peintre en son art ne doit rien ignorer de tout ce qui peut être exprimé par les couleurs, de même, celui qui entreprend de peindre les mœurs des peuples et de représenter les arts, les sciences, les religions du nouveau monde ne peut toucher avec tant de différentes matières sans une grande étendue de connaissances et sans avoir en quelque sorte un esprit universel. Tout cela même ne suffit pas s’il n’a plus été témoin de la plupart des événements qu’il raconte, s’il ne s’est instruit de la langue et des coutumes des habitants, s’il n’a pas eu soin de lier commerce avec les honnêtes gens et s’il n’a même pratiqué les personnes d’une qualité distinguée. (Lecomte 17) Manière indirecte de dire qu’il correspond au profil parfait «-pour y réussir-», mais que, par modestie, il a préféré «-écrire sur ce sujet à diverses personnes de qualité, soit pour satisfaire à l’obligation où j’étais de leur rendre compte de mon voyage, soit pour obéir à leurs ordres exprès, soit encore pour répondre à leur honnêteté-» (Lecomte 21). Cependant, les lettres ont été bel et bien écrites pour être publiées-; bien qu’adressées à des personnes réelles, dont les noms sont clairement indiqués en en-tête, ce sont donc en réalité aussi des lettres fictives, destinées à un public élargi - lequel ne peut qu’être favorablement impressionné par le fait de partager, en quelque sorte à égalité, les échanges entre le jésuite et quelques hauts personnages. Sur les quatorze correspondants, outre deux femmes de la très haute aristocratie (la duchesse de Nemours et la duchesse de Bouillon 3 ), cinq sont des aristocrates «- hauts fonctionnaires- » (comme on dirait aujourd’hui), voire ministres (Pontchartrain, son fils, et le marquis de Torcy, neveu de Colbert 4 ), sept sont 3 Marie de Nemours 1625-1707-; Marie-Anne Mancini 1649-1714. 4 Louis II Phélypeaux 1643-1727- ; Jérôme Phélypeaux 1674-1747- ; Jean-Baptiste Colbert de Torcy 1665-1746. 108 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec des hommes d’Église de haut rang, dont le confesseur du roi, le père François d’Aix de La Chaize (1624-1709). La dernière lettre est adressée à l’abbé Jean-Paul Bignon (1662-1743), religieux oratorien devenu l’année même de la publication directeur des Académies royales. Tandis que la première lettre s’adressait à Pontchartrain non tant comme ministre que comme «- esprit […] universel-» (Lecomte 27), le dernier mot revient donc aux lettres et au savoir, puisque Lecomte demande à l’abbé Bignon à la fois sa protection et son examen critique pour «-tout ce que nous avons exécuté dans les Indes pour la perfection des sciences-» (Lecomte 505)-: il y fait un relevé des (nouvelles) connaissances scientifiques «- sur lesquelles le public peut compter parce que nous les avons puisées dans leur source-» (Lecomte 537). Ces lettres témoignent de la maîtrise de la règle rhétorique de la convenance. En premier lieu, du point de vue de la dispositio, l’auteur garantit, pour ce public élargi justement, qu’elles se succèdent «- de la manière la plus propre à conserver l’ordre des matières- » dans la représentation des arts, des sciences et des religions du nouveau monde, sans avoir égard «-à la qualité des personnes-» (Lecomte 21) à qui elles sont adressées-: la raison, et les critères scientifiques, l’emportent donc sur les nécessités du respect des hiérarchies sociales. Cet ordre est bien en effet un ordre «- rationnel- »- : le voyage et l’arrivée à Pékin (lettres I-II) précèdent la description et l’analyse de divers aspects géographiques, culturels, économiques et politiques de la Chine (lettres III-IX)- ; on trouve ensuite l’exposé des questions d’ordre religieux (lettres X-XIII), avant une sorte de conclusion, intitulée «-Idée générale des observations que nous avons faites dans les Indes et à la Chine-» (lettre XIV, à l’abbé Bignon). Seconde convenance-: ce plan, mis en évidence par les titres des lettres, n’empêche pas que chacune se déroule d’une manière assez souple, non sans quelques digressions, conformément à l’idée, exposée dans l’«- Avertissement de l’auteur-», que ces lettres sont une sorte de compte rendu des «-audiences-» (Lecomte 29) ou des «-entretiens particuliers-» (Lecomte 21) que l’auteur avait obtenus auparavant de leurs destinataires-: elles gardent donc un peu du «-désordre qui fait souvent l’agrément de la conversation-», ce qu’on pardonne moins facilement à l’écrit, mais «-peut-être que trop de politesse dans un missionnaire édifierait moins qu’un peu de négligence-» (Lecomte 21)… Remarque tout à fait galante-! Troisième convenance-: l’auteur ne manque pas, dans chaque incipit des quatorze lettres, de rappeler à son (ou sa) correspondant(e) que l’envoi de la lettre s’inscrit dans le cadre d’une relation sociale marquée à la fois par la déférence du jésuite et par une sorte de confiance-: socialement, il est très loin en-dessous de ses correspondants, mais les lettres reposent malgré tout sur une certaine connivence intellectuelle et morale. 109 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme L’art de plaire et de satisfaire différentes curiosités Cette connivence est entretenue par l’art de plaire, en des procédures de captatio benevolentiae fort habiles, d’autant qu’elles sont à deux niveaux, celui du correspondant «- nominal- », et celui des correspondants réels, le public des honnêtes gens. L’art de l’adaptation à un correspondant S’il doit «-rendre un compte exact-» de toutes les connaissances acquises à ses correspondants, il s’efforce aussi de les entretenir «-de ce qui doit naturellement [leur] faire plus de plaisir-» (Lecomte 263). Les incipit sont des éloges - fort bien tournés - soulignant les qualités intellectuelles du correspondant, et ses curiosités particulières, afin de s’assurer une réception aussi efficace que possible. Par exemple, au Cardinal Guillaume-Egon de Fürstenberg (1629- 1704), qui souhaite «-voir quelque mémoire particulier touchant le nombre et la grandeur [des] villes, la multitude [des] habitants, la beauté [des] ouvrages publics et la forme particulière [des] palais [de la Chine]-», il adresse la lettre «-Des villes, des bâtiments et des ouvrages les plus considérables de la Chine-»-: «-On voit par là, Monseigneur, que ce grand génie avec lequel vous êtes né pour les affaires publiques ne diminue rien du goût exquis que vous avez toujours eu pour les Beaux-Arts, et surtout pour l’architecture- » (Lecomte 87). Auprès de Pontchartrain, il s’excuse de ne pas donner de détails trop géographiques, car ils ne seraient guère «-d’un goût aussi délicat que le vôtre-» (Lecomte 34). On peut enfin citer aussi le début, mi-figue mi-raisin, de la lettre adressée à Madame la duchesse de Bouillon (Marie-Anne Mancini 1649-1714), nièce de Mazarin, célèbre, puissante et raffinée-: […] j’avoue que j’ai été un peu surpris de ce que, parmi tant de choses curieuses qui se trouvent dans ce nouveau monde, vous vous êtes presque uniquement attachée à ce qui touche la propreté et la magnificence des Chinois. Je sais bien que c’est la manière ordinaire des conversations parmi les dames, et de tout autre je n’eusse presque rien attendu de plus. Mais pour vous, Madame, quand j’eus l’honneur de vous voir, je m’étais préparé sur des matières bien différentes. […] Mais puisque soit par hasard ou par réflexion, vous avez bien voulu vous borner à une autre matière et que vous souhaitez même avoir par ordre ce que j’ai eu l’honneur de vous en dire, je vous obéirai, Madame […]. (Lecomte 197-198) Façon aussi de justifier qu’un missionnaire jésuite rende compte de choses aussi futiles… auxquelles il tient malgré tout (la lettre fait 26 pages). 110 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec L’art de plaire à tous Comme nous l’avons vu, la succession des divers correspondants permet aussi de satisfaire les lecteurs qui cherchent «-tout ce qu’il y a de curieux et d’édifiant- » en Orient (Lecomte 63), bref ce qui relève (dans l’ordre d’importance qu’il semble leur accorder) des sciences de la nature (ainsi des développements sur la botanique, la géographie, ou l’astronomie), des technologies, des «-sciences humaines-» - comme on ne dit pas encore-: histoire, ethnologie, sociologie, considérations sur la philosophie et la morale, et étude des faits religieux. Parfois le discours est un peu ardu et un peu plus «-scientifique-», lors de la description des machines astronomiques par exemple (Lecomte 99-103) - mais cela se comprend par l’importance politique de cette science dans le système administratif chinois, ce qui explique que ce soit par elle que les jésuites aient alors assuré leur présence et leur influence en Chine. Lecomte s’en excuse pourtant auprès de son correspondant- : «- j’ai cru qu’une personne comme vous [le cardinal de Fürstenberg], curieuse, spirituelle, capable de tout, aurait du moins la patience d’écouter ce qui fait les délices du plus puissant et du plus savant empereur du monde-» (Lecomte 114). Mais le plus souvent Lecomte évite toute pédanterie, et surtout s’emploie à rendre ses descriptions et ses récits aussi «-agréables-» que possible- : son style se conforme au modèle courant de l’art épistolaire, simple et naturel, mais il ne manque pas d’humour, il a l’art de l’anecdote bien menée, et ne dédaigne pas de temps en temps s’élever à la haute éloquence. Humour Ainsi remarque-t-il que la Chine, selon les nouveaux relevés géographiques qu’ils ont effectués, «- se trouve beaucoup plus près de l’Europe qu’on ne s’était imaginé- »- ; il ajoute que de nouvelles observations pourraient peut-être la rapprocher encore, ce qui serait fort favorable aux voyageurs, mais peu probable «- à moins que monsieur Vossius [Isaak Vossius 1618-1689], qui a si fort blâmé notre méthode, n’y aille lui-même la réformer-» (Lecomte 44) … mais c’est un savant à ne pas savoir «- sortir de son cabinet-» (Lecomte 18)-! Ou encore-: «-La Chine est un pays de formalités où les Français, plus que tout autre nation, ont besoin de flegme, et où tous les étrangers trouvent matière de patience-» (Lecomte 40). Quant aux Siamois, ils prétendent que le ciel leur a donné en partage l’esprit- : «- S’ils ne nous en avaient avertis, peut-être n’y aurions-nous pas fait réflexion et c’est une découverte dont nous leur sommes redevables-» (Lecomte 264). Cet humour vire parfois à l’autodérision- : le bateau qui les emmène du Siam vers la Chine semble bien menacé par un bateau pirate- ; après avoir raillé l’effroi des marins chinois, il ajoute-: 111 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme […] il faut avouer de bonne foi que nous étions devenus alors aussi chinois que les Chinois mêmes. Il n’était plus question de religion ni de martyre-; il s’agissait d’être égorgés en moins d’un quart d’heure par des voleurs qui en ces occasions ne font jamais quartier à personne. C’est leur coutume, qu’ils n’auraient pas changée pour l’amour de nous. Tout le remède était de se jeter dans la mer et de différer sa mort, en se noyant deux ou trois heures plus tard-; mais le remède était violent […]. (Lecomte 37) Heureusement, à force d’observer à la lunette d’approche la menace, ils s’aperçoivent que le navire prend d’étranges formes-: […] à mesure qu’on s’approchait, le vaisseau devenait plus petit […]. Ce fut durant quelque temps un monstre marin-; et puis une île flottante-; ensuite je ne sais quoi qui nous tenait en admiration et que nous ne pouvions démêler. Enfin on reconnut que c’était un arbre […]. Dès que l’ennemi fut connu, on cessa de travailler. Ce fut à regret, car tout l’équipage protesta qu’il eût été ravi de se battre-; mais ce courage était nouveau et ne s’échauffa que quand il n’y eut rien à appréhender. (Lecomte 37-38) Ce qui ne rassure pas les voyageurs… Un peu plus tard, arrivés à Hamtchéou, voilà leur petit groupe accueilli par les Chinois convertis, qui les emmènent en cortège, et «-comme en triomphe-» (Lecomte 55) jusqu’à leur église-: Ils avaient conduit dix ou douze joueurs d’instruments avec quelques trompettes qui marchaient à la tête-; ensuite venaient des gardes à cheval armés de lances et de piques-; ceux-ci étaient suivis de quatre officiers chargés chacun d’un grand dais de vernis rouge, sur lequel on lisait ces paroles écrites en gros caractères d’or-: Docteurs de la loi céleste appelés à la Cour […]. Nous traversâmes toute la ville, c’est-à-dire que nous fîmes une bonne lieue en cet équipage, très mortifiés de n’avoir pas prévu le zèle indiscret des fidèles […]. (Lecomte 55-56) Il ne manque pas non plus de faire sourire à la description des embarras de Pékin, sur un modèle satirique bien connu 5 (Lecomte 90), ou encore des Chinoises qui aiment les pèlerinages, «-mais comme ces voyages n’augmentent pas toujours leur vertu, leurs maris, qui en craignent la suite, n’aiment pas trop ces confréries-» (Lecomte 140). Ce qui ne l’empêche pas de condamner l’exclusion des femmes de la vie politique-: «-Car enfin, l’esprit et la sagesse sont de l’un et l’autre sexe-; et un prince n’est jamais plus éclairé 6 que 5 Juvénal pour les embarras de Rome, Boileau pour ceux de Paris… 6 Il faut noter le terme. 112 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec lorsqu’il sait découvrir ces trésors, quelque part que la nature les ait cachés, ni plus prudent que quand il en profite-» 7 (Lecomte 337). Anecdotes Il n’hésite pas à agrémenter son récit d’anecdotes, aux tonalités variées. Il rapporte fort au long celle de la «-fausse Chinoise-», dont il eut à démêler les mensonges (qu’il qualifie de «-roman chinois-», Lecomte 182) à son retour en France (Lecomte 178-182)-; c’est moins anecdotique qu’il ne semble, car certains adversaires des jésuites («- gens que je ne nommerai point et que j’épargne très volontiers par un esprit de christianisme-») avaient pensé s’en servir contre eux (Lecomte 22). Il raconte l’origine de la fête des lanternes (Lecomte 215-219), la façon dont l’Empereur régnant a réparé une injustice (Lecomte 313-314), un exemple de la valorisation de la piété filiale (Lecomte 319-320), une querelle de préséance (Lecomte 339-340), quelques faits historiques (Lecomte 343- 344-; 360-; 363-364), des anecdotes censées prouver le ridicule des croyances bouddhistes et la façon dont les bonzes profitent des superstitions populaires (Lecomte 369 sq.). Notons au passage que sur ce point son attitude est assez ambiguë-: son rationalisme l’amène à s’en moquer, voire à éviter de s’engager dans des démarches aventureuses (promettre d’obtenir que la pluie tombe par leurs prières, Lecomte 54-55), mais sa foi le rend parfois un peu moins attentif, et il rapporte sans distance le récit de ce Père qui obtint la disparition d’une nuée d’insectes ravageurs (Lecomte 402-403), à moins qu’il ne s’agisse de bien convaincre le confesseur du roi de l’efficacité de leur mission évangélique en multipliant les récits édifiants de conversions quasi «-miraculeuses-» dans la lettre qu’il lui adresse (Lecomte 421-468)… Éloquence Il n’ignore pas l’efficacité de l’éloquence, dans l’expression des vérités morales par exemple-: Le plaisir que donne ici la faveur des princes vient ordinairement de l’intérêt. On sait que les honneurs sont toujours accompagnés de quelque chose de plus solide, et un courtisan serait assurément moins sensible à un bon mot ou à une marque de l’affection de son roi s’il n’espérait en tirer de grands avantages pour sa fortune. (Lecomte 72) Le «-ici-» est assez ironique, car Lecomte sait fort bien que cette analyse est tout aussi valable pour les cours d’Europe… De même, 7 C’est à un cardinal qu’il dit cela… Il faut dire qu’il avait pour tante Gabrielle d’Estrées (1573-1599), maîtresse et favorite d’Henri IV, aussi puissante que décriée. 113 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme L’antiquité, quoique défectueuse, a pour eux des charmes que la nouveauté la plus parfaite ne peut diminuer, bien différents en cela des Européens qui n’ont de goût que pour ce qui est nouveau. En quoi nous sommes tous également blâmables puisque le temps ne peut en rien contribuer à la véritable beauté des choses. Mais, si l’on n’y prend garde dans les idées qu’on s’en forme, l’imagination, la coutume, les préventions, tout juge, excepté l’esprit qui, étant seul capable de faire la véritable différence, est presque le seul qui n’a point de part au jugement que nous en portons. (Lecomte 103) On peut noter aussi cette preuve de tolérance, joliment exprimée, à propos de phénomènes étranges observables dans certaines montagnes, selon ce qui lui a été rapporté-: Il y a à la Chine beaucoup de curiosités semblables que quelques philosophes d’Europe admirent et tâchent tous les jours d’expliquer par des raisons naturelles. Mais je crois qu’il vaut mieux y laisser rêver les Chinois qui apparemment, en rêvant eux-mêmes, ont trouvé tous ces miracles de la nature. (Lecomte 139) Il sait également faire partager ses émotions, même s’il est particulièrement pudique à ce sujet-; ainsi dit-il à propos de la mort du Père Verbiest-: «-Ce fut pour nous un de ces coups dont la douleur accable et étourdit dans les commencements et que le temps ne diminue que pour la faire ensuite ressentir plus vivement- » (Lecomte 60). Ou encore, sur sa mission et les attaques dont elle a été l’objet-: […] peut-on craindre de mourir pour sa religion-? Pour moi, Monseigneur, je vous avoue que non seulement j’irais jusqu’aux Indes, mais que je ferais volontiers plusieurs fois le tour du monde si, après toutes ces courses, je croyais trouver l’occasion de donner ma vie pour Jésus-Christ. C’est cette espérance qui nous anime durant les voyages, qui nous console dans nos travaux, qui nous fortifie dans les persécutions. Nous menons volontiers une vie dure et pleine d’amertume, haïs des infidèles dans l’Orient, calomniés par les hérétiques en Europe, et devenus, à l’imitation de l’Apôtre, le rebut de toutes les nations, dans la vue que peut-être cette vie humiliante sera un jour couronnée d’une glorieuse mort. (Lecomte 35-36) 114 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec Les objectifs Comme nous venons de le voir, Lecomte entend bien se servir de cette tribune qu’est la publication pour défendre sa propre action et celle de son ordre contre les polémiques dévotes à leur encontre, ces «-libelles diffamatoires […] où l’on fait passer les jésuites comme des gens possédés de l’esprit d’avarice et d’ambition, qui courent le monde afin de s’enrichir par un commerce sacrilège et scandaleux-» (Lecomte 73). Car il est persuadé que la voie qu’ils ont choisie, décrite et défendue dans la lettre adressée au Révérend Père de La Chaize («-De la manière dont chaque missionnaire annonce l’Évangile à la Chine et de la ferveur des nouveaux chrétiens-», Lecomte 421) est la plus adaptée à la mission d’évangélisation qu’ils entendent mener, mais aussi que son analyse de «-l’ancienne religion-» chinoise repose sur des vérités incontestables. Mais il s’agit aussi pour lui de contribuer à la connaissance de ces territoires lointains, selon deux perspectives. L’une d’entre elles est réservée aux «- décideurs- », selon une logique de «- realpolitik- » en quelque sorte- ; ainsi écrit-il au secrétaire d’État pour les affaires étrangères-: «-rien ne peut contribuer davantage à vous élever à ce haut point de perfection que toute l’Europe attend de vous que la parfaite connaissance des mœurs et du génie des étrangers-» (Lecomte 163). L’autre est plutôt destinée au public élargi-; il s’agit de lui faire connaître ce qu’il doit en savoir, au nom d’une haute conception de l’intérêt des arts et des sciences-: «-rien ne peut occuper plus utilement et plus agréablement un honnête homme-» (Lecomte 545)-; «-De tous les plaisirs naturels, le plus innocent et le plus solide est sans doute l’étude de la nature et la considération des merveilles qu’elle renferme- » (Lecomte 544). En savant «- philosophe- », il cherche en ce domaine à être aussi objectif que possible. Par rapport aux faits matériels de la civilisation chinoise, autant que par rapport aux caractéristiques sociales et morales de celle-ci, il veut faire part à ses lecteurs, sans a priori sensible, à la fois des réalités observées, et de ses jugements, tantôt positifs, tantôt négatifs, mais avec mesure, réflexion et modération, et surtout conscience autant de la relativité des choses humaines que du fait «-que la raison est de tous les temps et de tous les lieux-» (Lecomte 261). Ainsi lors de la conclusion de la lettre «-Du caractère particulier de l’esprit des Chinois-»-: «-s’ils n’ont pas assez de génie pour être comparés à nos savants d’Europe, ils ne nous cèdent guère dans les arts, […] ils nous égalent dans la politesse et […] peut-être ils nous surpassent dans la police et dans le gouvernement-» (Lecomte 295). Il tient à souligner cette objectivité-: «-J’ai souvent parlé de l’Europe aux Chinois, qui en admiraient la politesse, la beauté, la magnificence-; il est juste que je fasse connaître la Chine à l’un des hommes du monde [Louis de Verjus 1629- 1709, comte de Crécy, conseiller d’État et diplomate] le plus capable de juger 115 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme de sa véritable grandeur-» (Lecomte 136). Car il a parfaitement conscience de la réversibilité des points de vue-: les Chinois ont eu l’habitude de se sentir «-quelque chose de plus que les autres hommes-» - comme les Européens… Mais quand ils virent les Européens instruits en toute sorte de sciences, ils furent frappés d’étonnement- : «- Comment se peut-il faire, disaient-ils, que des gens si éloignés de nous, aient de l’esprit et de la capacité- ? Jamais ils n’ont lu nos livres, ils n’en connaissent même pas les lettres-; ils n’ont point été formés par nos lois et cependant ils parlent, ils raisonnent juste comme nous-». (Lecomte 167) Homme des Lumières, déjà, il tient à tout mesurer à l’aune de la raison, «-tant il est vrai qu’il faut écouter les choses extraordinaires plus d’une fois avant de les croire, si l’on ne veut pas y être trompé-» (Lecomte 147)-; «-il est bon d’examiner tout par soi-même, sans se laisser aller au torrent-» (Lecomte 92). En particulier, comme partout, les modes font fi du ridicule-: C’est ainsi que le ridicule plaît et qu’on est souvent choqué des véritables agréments, selon que la prévention et la coutume ont tourné différemment l’imagination-; si néanmoins dans toutes ces modes, il y a d’autre beauté véritable que cette simplicité toute nue, que la nature encore innocente et libre de passions a inspirée aux hommes pour la nécessité et la commodité de la vie. (Lecomte 187) D’où la nécessité, si on veut faire entendre la parole de Jésus-Christ, d’«-être barbare avec les barbares, poli avec les gens d’esprit, d’une vie plus commune en Europe, austère à l’excès parmi les pénitents des Indes, proprement habillé à la Chine et à demi nu dans les forêts de Maduré-» (Lecomte 195) … Car, de toute façon, une fois dépassés ces extérieurs marqués par les particularités locales, l’homme est à peu près le même partout-: Je me contente de vous tracer ici quelque image de l’état présent de la Chine par rapport aux mœurs et aux coutumes de ses peuples. Je pourrais en peu de mots vous en faire le portrait, en disant qu’on y vit à peu près comme on vit en Europe. L’avarice, l’ambition, l’amour du plaisir ont beaucoup de part à tout ce qui s’y passe-; on trompe dans le négoce, l’injustice règne dans les tribunaux, les intrigues occupent les princes et les courtisans. Cependant les gens de qualité prennent tant de mesures pour cacher le vice, et les dehors sont si bien gardés, que si un étranger n’a soin de s’instruire à fond des choses, il s’imagine que tout est parfaitement réglé. C’est par là que les Chinois ressemblent aux Européens. (Lecomte 169) 116 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec Et l’on peut, sous couvert de ne faire que citer les maximes de Confucius, faire entendre quelques vérités que les cours européennes n’ont pas forcément envie d’entendre, ainsi de celle-ci-: «-La véritable noblesse ne consiste pas dans le sang, mais dans le mérite-» (Lecomte 259). Ou encore-: «-Quand le corps de la noblesse ne fournit pas de grands hommes à l’État, il faut prendre les grands hommes qui se trouvent parmi le peuple et en former le corps de la noblesse-» (Lecomte 255). Il approuve que les charges ne soient données qu’au mérite (Lecomte 329), et non vendues (attaque implicite contre la vénalité des offices, sujet récurrent de critiques sous l’Ancien Régime), ce qui conduit la jeunesse à s’attacher aux études, puisque «-le mérite, c’est-à-dire la probité, la science, et surtout un air grave et réglé ont seulement le droit d’exiger quelque préférence et de faire distinguer ceux qui y prétendent- » (Lecomte 299). On remarquera que le ver est dans le fruit, même si Lecomte estime que les lois chinoises sont «-sages, simples, bien entendues et parfaitement proportionnées à l’esprit et au caractère particulier de cette nation-» (Lecomte 316), notamment parce qu’elles prônent une forme de politesse tant dans la société que vis-à-vis des autres peuples et qui ne peut qu’inspirer «-des sentiments de douceur et un esprit d’ordre-» (Lecomte 328). On comprend le succès des Nouveaux mémoires chez les philosophes du XVIII e siècle-: ils ne pouvaient qu’apprécier cette mise à mal de l’européocentrisme (à défaut du christianocentrisme, tout de même), cette valorisation de l’esprit encyclopédique et de l’humanisme, et ces qualités stylistiques et éthiques conformes à la définition du «-philosophe-» idéal selon les Lumières. Bibliographie Lecomte, Louis. Un jésuite à Pékin. Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine (1687-1692) [1697, 2 e éd.], Frédérique Touboul-Bouyeure éd., Paris-: Phébus, «-d’ailleurs-», 1990. Fénelon, François de Salignac de la Mothe. Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un Prince [rédigés entre 1692 et 1695], Paris-: Gallimard, «-La Pléiade-», 1983, t. I (VII-: Confucius et Socrate). Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche-: La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales Suzanne C. Toczyski Sonoma State University Aucune figure féminine de la Bible hébraïque n’est aussi vulnérable à l’appropriation orientaliste que la Sulamite du Cantique des cantiques, un recueil de chansons d’amour poétiques et passionnées attribuées à la plume du Roi Salomon et inspirées par son grand amour et première épouse 1 . La provenance levantine de ce texte comporte une abondance de richesse sensuelle, topos identifié par Edward Saïd comme thème emprunté à une construction européenne de l’Orient, avec ses éléments de «-Oriental splendor [and] sensuality-» (Saïd 4). Chose étonnante, le Cantique - dans toute sa profusion voluptueuse - a servi d’inspiration à un des grands théologiens du début de l’époque moderne, saint François de Sales (1567-1622), dont le Traité de l’amour de Dieu (1616) développe de façon exquise la sensualité de la Sulamite et son rapport avec son Bien-Aimé comme une allégorie du rapport des lecteurs avec Dieu (Dailey, «-Song-»). Nous maintenons que c’est précisément l’altérité sensuelle «-orientale-» de la Sulamite saisie dans son contexte biblique qui permet au saint de se servir de cette représentation de la foi en Dieu comme exemple tout en respectant les strictes bienséances de son temps et de sa confession. Or l’on sait que, depuis Saïd, le terme «-orientaliste-» se réfère le plus souvent à un corpus de textes littéraires inspirés par des récits de voyage en Asie aussi bien que des textes de langue arabe considérés comme «- exotiques- » publiés en Europe à partir du XVII e siècle, y compris, par exemple, les Mille et une nuit d’Antoine Galland (1646-1715) et les contes orientaux de François Pétis de la Croix (1653-1713). Mais on aurait tort de croire que l’influence du monde «-oriental-» ne se fasse sentir qu’à partir de la seconde moitié de ce siècle en France. Sahar Amer, par exemple, a bien établi «-l’influence formatrice de la culture arabe sur le monde occidental médiéval-», spécifiquement dans l’Isopet de Marie de France (Ésope 202), mais aussi, dans ses dimensions 1 Sulamite, ou Shulamite, originaire de la ville de Shunem ou Sunam (actuellement Sôlem), forme du mot hébreu shalom, paix. Le Dictionnaire des noms propres de la Bible propose aussi que le mot soit une forme féminine dérivée de Salomon, la Pacifiée (Odelain & Séguineau 364). 118 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Suzanne C. Toczyski érotiques, chez Etienne de Fougères et Jean Renart (Crossing 29 et 88)- ; de plus, d’après Amer, certains des thèmes sexuels des Mille et une nuit inspirent déjà Yde et Olive, chanson de geste du XIII e siècle publiée en Picardie (Crossing 50). L’Empire ottoman est mis en valeur au XVI e siècle en France lorsque François I er envoie une ambassade à Constantinople (en 1536),-dont l’équipe ramène en France- une importante collection de livres- ; Guillaume Postel, membre du groupe, est le premier Français à endosser l’appellation d’ «-orientaliste-» (Baghdiantz-McCabe 44). En 1561 Gabriel Bounin publie sa tragédie La Soltane dans laquelle il invente un rôle fictif pour la séduisante Roxelane, première femme de Soliman le Magnifique (1494-1566, r. 1520-1566), dans l’assassinat de Mustafa, fils ainé de ce monarque. Quant aux récits de voyage, Donald Lach a clairement documenté la présence des œuvres des missionnaires jésuites en Asie au programme des lycées jésuites en France à la fin du XVI e siècle (481). Une appréciation de l’Orient arabe et asiatique (quoique souvent mal compris) se fait donc sentir en France bien avant le Grand Siècle. Cela dit, force est de reconnaître que la désignation «-orientaliste-» se revêt de connotations plus larges aux XVI e et XVII e siècles, car elle est adoptée par des écrivains et chercheurs qui se concentraient non seulement sur les textes de provenance arabe et asiatique mais aussi et surtout sur des textes sémitiques 2 aussi bien que sur les récits de voyage publiés par des pèlerins français à Jérusalem (Gomez-Giraud, passim.). Notre placement du Cantique des cantiques dans la tradition «-orientaliste-» en France dépend donc non seulement de la présence de thèmes empruntés à des œuvres exotiques et même érotiques (amour, désir, etc.) du monde arabe mais aussi d’une reconnaissance du rôle de l’Orient hébreu chez les auteurs des XVI e et XVII e siècles. On sait que le Cantique des cantiques, longtemps accepté comme partie intégrale du canon théologique par Origène (v.185-v.253), Bernard de Clairvaux (1090-1153) et d’autres, est un produit historique de la région géographique faisant partie au XVII e siècle de l’Empire ottoman sous le contrôle de Soliman le Magnifique et de ses successeurs. S’il est vrai qu’au XVII e siècle, l’Autre du Levant est le plus souvent identifié comme le Turc musulman, il est non moins vrai que, comme Jon Stratton a démontré, le juif, ayant été quasi effacé d’Europe au XVI e siècle, est tout aussi «-marginalized, stigmatized as other-» (10). Ce qui s’est passé effectivement, en partie grâce à la tentative de Pie IV d’interdire le Talmud-; à cette époque le juif et le musulman se trouvent sur un pied d’égalité dans l’esprit européen. Par conséquent, nous maintenons que certains textes hébraïques «-exotiques-» ont pu dès lors se prêter à l’altérisation typique des récits orientaux, parmi lesquels on peut classer le Cantique des cantiques. 2 Dont, parmi d’autres, Johann Reuchlin (1455-1522) et le Dominicain Sante Pagnini (1470-1541). Voir Driscoll, passim. 119 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales En effet il nous semble que ce dernier texte est emblématique de ce point de rencontre entre l’exotique et le religieux, puisqu’il se focalise sur le rapport amoureux intime qui existe entre soit une femme et son Bien-Aimé, soit l’Eglise et le Christ, soit l’âme humaine et Dieu (Dailey, «- Song- » 70- ; Delville 36-39-; Flanagan). Comme l’a affirmé Annette Schellenberg, «-not all allegorical interpretations are anti-carnal-» et «-it is possible to read the Song in reference to the divine-human relationship and still do justice to its sensuality and eroticism-» (123). La Sulamite, femme exotique mais aussi sainte, représente un amalgame de deux traditions, arabe et hébraïque-; on peut la voir donc comme doublement «-Orientale-». Une lecture profane du Cantique offre des détails physiques orientalistes (exotiques et érotiques), tandis qu’une lecture allégorique, selon Schellenberg, offre «- something else-» (104). Nous nous proposons d’alimenter l’argument de Schellenberg en examinant l’usage fait du Cantique par F. de Sales en portant attention à sa vivante élaboration et à son utilisation théologique du corps féminin, valorisé dans les récits orientaux, dans toute sa sensualité physique, son désir puissant, et sa participation active, en paroles et en gestes, à un rapport sensuel amoureux comparable à celui de l’intimité de l’âme humaine avec Dieu. C’est précisément cette dualité que nous trouvons manifeste dans Le Traité de l’amour de Dieu de l’évêque de Genève, dont-l’appropriation et l’orientalisation de l’histoire de la Sulamite sont destinées à toucher non seulement les femmes, mais tous ceux qui brûlent d’envie d’un rapport amoureux avec le Bien-Aimé divin. L’histoire de F. de Sales et de sa fascination pour le Cantique des cantiques est instructive. L’engagement du saint avec ce texte date depuis ses études à Paris. En 1578, le jeune homme s’y rend afin de poursuivre ses études au Collège de Clermont, où il suit d’abord le cours d’humanités, suivi de trois ans consacrés-au cours de lettres et d’arts libéraux-; là il a sûrement rencontré des récits orientaux présentés en cours par les jésuites et dont des notes sont préservées dans des cahiers d’écoliers du Collège à l’époque (Lach 481). Dès 1584 F. de Sales assiste en Sorbonne à des conférences du bénédictin orientaliste Gilbert Génébrard (1535-1597-; Dailey, «-Song-» 72-72-; Ott), dont l’interprétation mystique du Cantique met en relief la dualité du rapport amoureux symbolique au cœur du texte.-Le biographe de F. de Sales, André Ravier, note que «-Ce fut une révélation pour François. Et dès lors, il ne put plus concevoir la vie spirituelle que comme une histoire d’amour, la plus belle des histoires d’amour-» (26). Entre 1602 et 1604 F. de Sales composa son Exposition mystique du Cantique des Cantiques (Dailey, «-Foreward-» 1) 3 , 3 Il faut noter que l’Exposition mystique est un commentaire (vers par vers) du texte biblique, tandis que son usage de citations du Cantique pour illustrer sa théologie dans le Traité est radicalement plus créatif. 120 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Suzanne C. Toczyski qui continuera à influencer ses idées théologiques, nulle part aussi clairement que dans le Traité de l’amour de Dieu. Partant du principe que l’utilisation de l’histoire de la Sulamite par F. de Sales comme illustration théologique centrale du rapport entre Dieu et l’âme représente, au moins en partie, dans la lignée de son père spirituel Génébrard, l’invocation d’un récit «-oriental-» centré sur une Autre exotique, il convient de demander-: de quelle manière l’altérité orientale de la Sulamite est-elle utile et/ ou nécessaire à la façon dont le saint interprète ce rapport-? Autrement dit, pourquoi est-il important de comparer de façon détaillée la quête de Dieu entreprise par l’âme humaine au 17 e siècle à la poursuite du Bien-Aimé entreprise par la Sulamite désireuse, poursuite qui fait écho aux contes orientaux- ? On note que l’élaboration de cette comparaison développée par d’autres théologiens avant lui - Origène, Bernard de Clairvaux etc. (Arminjon-passim-; Pelletier 134-145) - est loin d’être aussi approfondie que celle qu’en donne F. de Sales, unique dans son approche gynocentrique, qui alimente notre intérêt pour le rôle de l’exotique figure féminine dans le Traité. La notion de bienséance nous offre une clé pour mieux comprendre l’intérêt que montrait F. de Sales pour le Cantique. Au XVII e siècle français, le mot, qui date de 1534, valorise pudeur et décorum social, évoquant une prise de position rigide vis-à-vis de la représentation du corps humain. Bien que F. de Sales acceptât sans hésitation l’idée d’intimité comme essentielle au rapport humain-divin, il lui manquait des exemples bienséants d’une telle intimité dans le contexte de la société française. Il est vrai que le saint a développé de façon détaillée une théologie centrée sur l’image de la mère qui allaite son enfant comme figure d’un Dieu éminemment maternel (Toczyski 191), mais des représentations de l’intimité conjugale dans le contexte européen auraient pu choquer ses lecteurs contemporains. Le Cantique offrait au saint un modèle d’intimité amoureuse suffisamment «-autre-» pour prévenir toute objection concernant la bienséance de ses exemples, tout en lui accordant une libre créativité dans sa théologie. F. de Sales comprenait la foi - la venue à l’amour de Dieu - comme un processus somatique et psychique, une formation holistique dans laquelle toute la personne s’engage à aimer le Divin-; la récupération non-traditionnelle du récit de la Sulamite exotique lui permet dès lors d’incorporer des images du corps féminin et tout son désir physique et sensorial dans ce qui n’est finalement qu’une chaste représentation du rapport amoureux entre l’homme et son Dieu 4 . 4 Que le mot âme, substantif féminin en français comme en latin, invite à la personnification de l’âme humaine comme femme va sans dire. Pourtant, si bon nombre des caractéristiques dites «-féminines-» utilisées par F. de Sales dans sa comparaison approfondie - la fragilité, vulnérabilité, faillibilité de la femme - peuvent se lire comme résolument sexués et stéréotypées, pour le théologien, l’essentiel, ce 121 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales D’un bout à l’autre du Traité, il est clair que, pour F. de Sales, la quête d’un rapport intime avec Dieu est l’effort de toute une vie, trouvant sa culmination dans la parfaite union avec Dieu au ciel. Embrassant le penchant exotique de son inspiration orientale, le saint établit dans le Livre X du Traité une analogie entre les différentes étapes de l’expérience humaine et la hiérarchie des femmes qu’il imagine organiser le harem du roi Salomon - institution «-orientale-» par excellence qui se retrouve dans les Mille et une nuit 5 - non pas en termes de leur rapport physique avec le Bien-Aimé, mais en fonction du niveau de perfection spirituelle qu’elles ont atteint-: «-Tandis que le grand roi Salomon, jouissant encore de l’Esprit divin, composait le sacré Cantique des cantiques, il avait, selon la permission de ce temps-là, une grande variété de dames et damoiselles dédiées à son amour en diverses conditions et sous des différentes qualités- » (819-820). Une seule, la Sulamite, s’approche de la perfection spirituelle nécessaire à la parfaite union-; les autres (60 reines, 80 dames, et d’innombrables filles) ne peuvent qu’aspirer au progrès spirituel, selon leur rang. Seule l’Epouse orientale peut dire en toute humilité, «- Je ne suis que pour mon Bien-aimé, et il est tout tourné devers moi-» (825). Dans le Traité, F. de Sales développe systématiquement la trajectoire spirituelle de la Sulamite, citant le Cantique explicitement pour la première fois 6 dans le Livre I, chapitre 9, intitulé- : «- Que l’amour tend à l’union- » (376). Bien que le saint insiste sur la chasteté du rapport entre le roi-berger et sa bergère bien-aimée, il représente le désir de l’âme chrétienne pour une union intime avec Dieu dans ce souhait de la Sulamite-: «-Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche-! -» (ibid.). C’est cette articulation du désir de la Sulamite - mis en valeur ici tout comme dans des contes orientaux tels les Mille et une nuit - que l’on entend au tout début du Cantique-; cette image du baiser ardemment désiré sera à la base de l’exploration du rapport intime entre humain et divin fait par F. de Sales - un désir «-d’être unie cœur à cœur, esprit à esprit avec mon Dieu, mon Époux et ma vie- » (378). 7 Cependant, dans le Traité cette demande fonctionne à partir d’une absence car, comme l’explique le saint, ce n’est que quand la foi et l’entendement humain s’unissent n’est pas que la femme soit fragile ou vulnérable ou faillible, mais que l’être humain - mâle et femelle - le soit, surtout comparé à la divine perfection du Bien-Aimé. 5 Dans son étude détaillée du Cantique, Arminjon explique (288) que Ct 6: 8 est une référence au «-faste oriental-» du «-prodigieux harem de Salomon-». 6 Mise à part une brève référence dans la préface. 7 Lors de la publication du Traité, certains amis furent choqués par la référence aux «-baisers-» mais F. de Sales refusa de les enlever, disant qu’elles étaient «-des plus nécessaires à l’intelligence du sujet-» (cité dans Ravier, «-Saint François de Sales et la Bible-» (626). Voir aussi Pocetto, «-Feminism-» et F. de Sales, «-Mystical Exposition-»). 122 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Suzanne C. Toczyski pour reconnaître que le suprême bien de l’âme est Dieu que la Sulamite arrivera à exprimer son désir de la présence de Dieu, présence qu’elle conçoit précisément sous forme d’un baiser. Si la Sulamite est la première à dire son désir, chez F. de Sales elle n’est pourtant pas l’origine du désir dans ce rapport. Dieu, écrit le saint, «-déclare plus avant sa passion amoureuse envers nous, et nous commande de l’aimer de tout notre pouvoir-» (431), jusqu’au point où, comme le Bien-Aimé à la porte de la Sulamite, «-il ne bat pas simplement, il s’arrête à battre, il appelle l’âme-: Sus, lève-toi, ma Bien-aimée, dépêche-toi, et met sa main dans la serrure, pour voir s’il ne pourrait point l’ouvrir- » (433). Le désir de la femme est clairement affiché, tout comme dans les contes orientaux, sans pourtant être mis au service de l’infidélité comme dans les Mille et une nuit, par exemple-; pour F. de Sales, il est signe d’une fidélité transcendante. Néanmoins le topos du désir conforme à une conception orientaliste se fait sentir dans la citation suivante-: Nous sommes éveillés, mais nous ne sommes pas éveillés de nous-mêmes- ; c’est l’inspiration qui nous a éveillés, et pour nous éveiller, elle nous a ébranlés et secoués, Je dormais, dit cette dévote Épouse, et mon Époux, qui est mon cœur, veillait-; hé, le voici qui m’éveille, m’appelant par le nom de nos amours, et j’entends bien que c’est lui à sa voix (436). Dormir, réveiller, appeler, porte, serrure - ce sont des clichés des représentations orientalistes du rapport intime. Chez F. de Sales, le sommeil de la Sulamite représente le manque d’initiative de l’âme humaine- ; ce n’est que quand Dieu l’appelle, l’encourageant activement à se lever et à se presser, essayant même d’ouvrir la porte, qu’elle est émue par l’inspiration du Bien-Aimé, c’est-à-dire l’Esprit divin qui la bouscule de l’intérieur. Ce qui serait, dans le conte oriental, un désir sexuel tout pur, devient chez F. de Sales une allégorie spirituelle d’envie passionnelle. L’allégorie se poursuit-: Tirez-moi, demande la Sulamite au Bien-Aimé, se mettant sous le pouvoir absolu de celui-ci. Bien que F. de Sales évoque une image que l’on pourrait associer avec l’esclavage, institution florissante dans l’Empire ottoman de son époque, il résiste à dire que la Sulamite puisse être forcée-; elle fait confiance au pouvoir de l’odeur sensuelle et exotique de son Bien-Aimé pour l’attirer-: «-que personne n’estime que vous m’alliez tirant après vous comme une esclave forcée ou comme une charrette inanimée-; ah non, vous me tirez à l’odeur de vos parfums- » (450). Tout comme dans les contes orientaux où les parfums jouent un rôle sensuel important - on pense, par exemple, aux Mille et une nuit où les hommes sont souvent «-parfumés d’odeurs les plus exquises-» avant de prendre part à des repas somp- 123 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales tueux 8 - chez F. de Sales c’est la suavité même du parfum du Bien-Aimé qui séduit la Sulamite-; le saint se sert du verbe allécher qui évoque l’image d’une expérience physique appétissante et désirable plutôt que contraignante. Elle est esclave, dans un sens, mais veut bien l’être. De plus, c’est le parfum qui la ranime quand elle serait autrement trop faible pour participer comme il le faut à leur rapport. F. de Sales associe la faiblesse physique ou l’évanouissement auxquels la Sulamite est apparemment sujette à l’inclination de l’être humain au péché-; elle a besoin de tout le soutien possible de son Bien-Aimé-: [C]ar je ne puis autrement aller-; mais si vous me tirez, nous courrons-: vous, en m’aidant par l’odeur de vos parfums, et moi, correspondant par mon faible contentement et odorant vos suavités qui me renforcent et revigorent toute, jusqu’à ce que le baume de votre nom sacré, c’est-à-dire l’onction salutaire de ma justification soit répandue en moi (475). F. de Sales précise que la Sulamite «-ne prierait pas si elle n’était excitée, mais sitôt qu’elle l’est et qu’elle sent les attraits, elle prie qu’on la tire-» (475). Là où, dans le conte oriental l’excitation mène à la trahison de l’homme par la femme désireuse, chez F. de Sales, c’est l’état physique qui permet à la femme fidèle de courir vers son Bien-Aimé, dont le nom sacré et donc la sainteté coulent en elle comme «- un baume versé dans [son] sein- » (475). Voilà l’essence de l’inspiration divine selon le saint- : elle excite l’âme humaine à embrasser l’amour sacré plutôt que le péché de la trahison. Encore une fois F. de Sales concrétise l’acte d’embrasser l’amour sacré sous forme d’un baiser, ou de baisers, car «-selon la naïveté du texte hébreu et selon la traduction des septante interprètes, la Sulamite souhaite plusieurs baisers-: Qu’il me baise, dit-elle, des baisers de sa bouche-! -» (501). C’est saint Jérôme dans la Vulgate qui, selon F. de Sales, réduisit le désir de la Sulamite pour de multiples «-baisers de la grâce-» à un seul baiser, «-celui de la gloire-» (501), comme si Jérôme voulait rappeler au lecteur que ce n’est que du baiser éternel que l’âme devrait brûler d’envie. Pour F. de Sales, une étape-clé dans la trajectoire de l’âme vers l’amour du divin est celle de la complaisance, un instant d’appréciation né au moment où l’individu reconnaît la perfection divine et la nomme belle et désirable, acte de «-réjouissance-» dans lequel l’âme dévote de la Sulamite s’exclame, «-Ô,… que vous êtes beau, mon Bien-aimé, que vous êtes beau-! vous êtes tout désirable, ains vous êtes le désir même, tel est mon Bien-aimé, et il est l’Ami de mon cœur, ô filles de Jérusalem- ! - » (566). Une appréciation sensuelle de 8 Voir, par exemple, les nuits LXXIII, XCIII, CLXIII, CXLVIII, CXCIX, et l’Histoire de Sindbad le Marin. 124 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Suzanne C. Toczyski la complaisance s’exprime au Livre 5 du Traité en termes d’un banquet où l’âme soupe, pour ainsi dire, de la perfection divine. Autre motif commun dans les contes orientaux, le banquet y représente un bon moment partagé entre frères ou amis (par exemple, dans le prologue des Mille et une nuit)- ; mais dans le Traité F. de Sales situe ce banquet divin au jardin, lieu de délices licites en contraste avec les jardins de délices illicites trouvés dans les contes. Chez F. de Sales, la Sulamite invite le Bien-Aimé dans le jardin qui est sa personne même-: «-Que mon Bien-Aimé vienne en son jardin, dit l’Épouse sacrée, et qu’il y mange le fruit de ses pommes-» (569). Le saint explique que «-le divin Époux vient en son jardin quand il vient en l’âme dévote… En ce jardin, lui-même y plante la complaisance amoureuse que nous avons en sa bonté, et de laquelle nous nous paissons, comme de même sa bonté se plaît et se paît en notre complaisance- » (569). Le plaisir sensuel de cette expérience est mutuellement gratifiant car «-ces réciproques plaisirs font l’amour d’une incomparable complaisance par laquelle notre âme, faite jardin de son Epoux et ayant de sa bonté les pommiers des délices, elle lui en rend le fruit-; puisqu’il se plaît de la complaisance qu’elle a en lui-» (569). La sensualité du rapport entre l’âme et Dieu est encore augmentée d’une nouvelle image tirée du Cantique, celle du roi emmenant la Sulamite dans sa chambre-: Ainsi tirons-nous le cœur de Dieu dedans le nôtre, et il y répand son baume précieux-; et ainsi se pratique ce que la sainte Épouse dit avec tant d’allégresse-: «- Le Roi de mon cœur m’a menée dans ses cabinets- : nous tressaillirons et nous réjouirons en vous-; nous ramentevant de vos mamelles plus aimables que le vin-; les bons vous aiment-» (569). Si ce subtil glissement de l’amante à l’enfant au sein de sa mère offre à F. de Sales une image de l’amour divin qui semble moins érotique que celle qu’on trouve dans les contes orientaux, le saint constate néanmoins que «- les tétins qui abondent en variété de douceurs et suavités- » sont effectivement «- les cabinets de ce Roi d’amour- » (569), lieu d’union provisoire entre amants. Finalement l’ingestion somptueuse du cordial de l’amour du Bien-Aimé engage à nouveau l’odorat de la Sulamite- : «- que ses mamelles sont précieuses, répandant des parfums souverains- ! - » (571-2) - allusion à l’attraction physique qui garde la femme si près de son Bien-Aimé. De plus, dans le deuxième chapitre du Livre 5, F. de Sales note que «-la sacrée complaisance donne notre cœur à Dieu et nous fait sentir un perpétuel désir en la jouissance-» (568), soulignant à nouveau la complète intégration des deux amants l’un dans l’autre dans une représentation de l’expérience intime entre l’âme et Dieu, une forme de possession qui crée en l’âme le désir d’exalter Dieu à l’exclusion de tout autre plaisir. 125 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales Il est intéressant de noter que le vers qui suit immédiatement l’injonction du Bien-Aimé à la Sulamite quand il frappe à sa porte, lui demandant d’ouvrir (Ct 5-: 2), met l’accent sur la nudité de la femme. Si les Mille et une nuit mettent en scène la femme nue comme preuve de sa lubricité, chez F. de Sales cet état représente plutôt le «-dépouillement parfait de l’âme, unie à la volonté de Dieu-» (804), débarrassée de tout autre désir - même celui de pratiquer la vertu, ou des exercices de dévotion - dépouillement nécessaire à entrer dans une vie vécue en Dieu et néanmoins tout à fait bienséant. «-[L]’âme a raison de s’écrier-: J’ai ôté mes habits, comme m’en revêtirai-? j’ai lavé mes pieds de toutes sortes d’affections, comme les souillerai-je derechef-? -» (805). Ici on trouve la Sulamite nue dans sa chambre à elle, éminemment désirable dans son entière dévotion à son Bien-Aimé, dépouillée de son propre désir, un état où elle ne peut demeurer longtemps-; de même l’âme humaine, une fois dépouillée de ses désirs et de ses pratiques externes, doit «-revêtir [les] habits … de Jésus-Christ-» (805). Citant encore une fois le vers qui évoque l’entrée de la femme «-en ses celliers à vin-» (Ct 2-: 4), F. de Sales note que la Sulamite sera vêtue d’amour «-parce que l’Époux céleste le veut, le commande et l’entend, et qu’il a mis un tel ordre en la charité-» (806). Immédiatement après, le saint fait référence à un des versets les plus connus du Cantique afin de renforcer la nature vestimentaire de cet ornement-: Ainsi se faut-il dénuder de toutes affections, petites et grandes, et faut souvent examiner notre cœur pour voir s’il est bien prêt à se dévêtir… de tous ses habits, puis reprendre aussi, quand il en est temps les affections convenables au service de la charité-; afin de mourir en croix tout nus avec notre divin Sauveur et ressusciter par après un nouvel homme avec lui. L’amour est fort comme la mort pour nous faire tout quitter- ; il est magnifique comme la résurrection pour nous parer de gloire et d’honneur (807). C’est l’amour même qui sert d’habits neufs à l’âme, pour qu’elle se pare finalement de la gloire de Dieu. Pour F. de Sales, rien n’offre la possibilité d’un rapport intime avec Dieu sur terre que la prière ou l’oraison, qu’il décrit comme un entretien secret entre amants similaire au dialogue entre la Sulamite et son Bien-Aimé-: «-au Cantique, l’Époux divin et l’Épouse céleste représentent leurs amours par un continuel devis-» (610). A la différence des liaisons secrètes présentées dans des contes orientaux, cependant, les entretiens dérobés entre amants fidèles - la Sulamite et son Bien-Aimé - sont vertueux et désirables. La prière qu’ils représentent n’est pas dénuée de la sensualité charnelle des contes orientaux- : la méditation, que F. de Sales nomme «- le ruminement mystique- » (614-615) est perçue comme l’acte de savourer la doctrine sacrée «-comme un vin précieux-» (615) lorsqu’elle coule sur et des lèvres mêmes du Bien-Aimé-: 126 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Suzanne C. Toczyski Ton gosier, dit-elle, dans lequel se forment les paroles saintes est un vin très bon, digne de mon Bien-Aimé pour être bu, et de ses lèvres et de ses dents pour être ruminé-» (615). De plus, quand il introduit la notion de la contemplation, F. de Sales utilise encore une fois la métaphore d’un banquet ayant lieu dans un jardin, tirée du 5 e chapitre du Cantique, pour y conjuguer les deux formes de prières-: L’Époux divin, comme berger qu’il est, prépara un festin somptueux à la façon champêtre pour son Épouse sacrée […]-: «-Je suis venu en mon jardin, dit-il, j’ai moissonné ma myrrhe avec tous mes parfums j’ai mangé mon bornal avec mon miel, j’ai mêlé mon vin avec mon lait-; mangez, mes amis, et buvez, et vous enivrez, mes très chers-» (626). Le festin pour honorer l’Épouse est ouvert à tous les amis du Bien-Aimé, qui les encourage non seulement à manger (activité qui exige du travail - mâcher et digérer — et en cela représente la méditation), mais aussi à boire jusqu’à l’enivrement, que le saint assimile à la prière contemplative qui conduit à ce «-qu’on soit tout hors de soi-même, pour être tout en Dieu-» (627). C’est enfin dans un état de repos sacré que l’Épouse découvre enfin - au moins momentanément - le Bien-Aimé qu’elle poursuit depuis si longtemps-: «-elle a trouvé Celui qu’elle cherchait-; que lui reste-t-il de plus, sinon de dire-: J’ai trouvé mon cher Bien-aimé, je le tiens et ne quitterai point-» (636). Son dernier acte de volonté tient à l’expérience sensorielle de la respiration, «-les odorants parfums dedans [son cœur], parfums réjouissants plus que le vin délicieux et plus que le miel-» (636) qui lui signalent sa présence dans cette voluptueuse quiétude. F. de Sales lit ce moment de pure jouissance comme une osmose liquide d’un amant dans l’autre-; c’est un langage même plus évocateur et érotique que celui dont Galland se servira lorsqu’il publiera les Mille et une nuit en 1704. L’amour avait rendu l’Époux fluide et coulant, dont l’Épouse l’appelle une huile répandue, et voilà que maintenant elle assure qu’elle-même est toute fondue d’amour-: Mon âme, dit-elle, s’est écoulée lorsque mon Bien-Aimé a parlé […]-; et comme l’Époux avait répandu son amour et son âme dans le cœur de l’Épouse, aussi l’Épouse réciproquement verse son âme dans le cœur de l’Époux. Dans cet échange quasi-érotique de fluides non-corporels, chacun laisse doucement couler son amour et son âme dans l’autre, s’épanchant bien au-delà des frontières du corps physique. Pour F. de Sales, voilà la jouissance- : «- [L]’écoulement d’une âme en son Dieu n’est autre chose qu’une véritable extase, par laquelle l’âme est toute hors des bornes de son main- 127 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 La Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales tien naturel, toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu…-» (646). Bien que quelque peu particulière, la libre adaptation de ces puissantes images sensuelles du Cantique traduit parfaitement le point culminant du rapport amoureux intime entre l’âme et Dieu. Cependant, à la différence des contes orientaux, où la jouissance physique pure est célébrée, le rôle de la Sulamite comme épouse de l’être divin se limite enfin à un événement futur et quasi-ineffable-: «-elle ne pense pas le baiser du baiser nuptial jusques à ce qu’elle soit avec lui en la maison de sa mère, qui est la Jérusalem céleste- » (500)- ; là, l’Épouse aura «- la parfaite jouissance par la réjouissance qu’[elle] y prendr[a]- » (567). Promise à son Bien-Aimé dans cette vie sur terre, l’Épouse ne consommera son union éternellement indissoluble avec le Christ qu’au-delà du tombeau, dans le «-lit nuptial de la gloire éternelle-» (497), expérience qu’aucune citation du Cantique ne pourrait capturer. ***** Nous avons affirmé que l’usage que fait saint François de Sales de l’histoire de la Sulamite du Cantique des cantiques participe d’un geste d’orientalisme exotique embrassant à la fois la sensualité du conte oriental et sa chaste interprétation dans un contexte biblique. Situé à une incontournable distance géographique des histoires d’amour conventionnelles de l’époque où vécut F. de Sales, le désir sensuel de la Sulamite pour son Bien-Aimé fournit au projet théologique du saint un modèle de rapport physique intime approprié et bienséant aux yeux de ses lecteurs contemporains. Désorientée au premier abord par l’altérité de la Sulamite et pourtant ouverte à elle, la lectrice du saint pourra au fur et à mesure réorienter sa compréhension de tout ce qu’implique un rapport amoureux avec Dieu, redéfinissant ainsi son identité chrétienne au moyen d’une histoire empruntée à une Autre «-orientale-». Cependant il nous semble que le respect de la bienséance n’est pas l’unique motif d’altérisation de la Sulamite dans le Traité de l’amour de Dieu. Dans le deuxième livre de son texte, F. de Sales offre une perspective toute neuve sur l’histoire lorsqu’il donne la voix de la Sulamite à la foi personnifiée-: Ô discours humain, ô sciences acquises, je suis brune, car je suis entre les obscurités des simples révélations, qui sont sans aucune évidence apparente, et me font paraître noire, me rendant presque méconnaissable- ; mais je suis pourtant belle en moi-même à cause de mon infinie certitude, et si les yeux des mortels me pouvaient voir telle que je suis par nature, ils me trouveraient toute belle (451). 128 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0010 Suzanne C. Toczyski Rejetant l’équivalence entre la femme noire et la laideur née de son manque de foi que l’on trouve dans les contes orientaux, F. de Sales profite de façon créative de ce trait visible remarquable de la Sulamite. Sa comparaison entre la déclaration de la Sulamite, «- Je suis noire mais belle- » (Ct 1-: 5) et l’essence même de la foi témoigne pour F. de Sales de l’ineffabilité de l’altérité divine, d’une présence divine qui se révèle et se cache à la fois. Jean-Pierre Sonnet note que «-La différence sexuelle, qui s’entend à chaque verset du Cantique, constitue dans l’expérience humaine le chiffre le plus précieux de l’ouverture à l’autre, et dès lors à l’altérité du divin-» (103). Et pourtant, continue le saint, si notre expérience de cette présence divine est en effet ineffable - du moins, presque méconnaissable - il suggère aussi dans son œuvre qu’avec la foi, il est néanmoins possible d’entr’apercevoir l’altérité divine dans toute son «-excellente beauté-» (454), et de trouver Celui que son cœur cherche, grâce aux récits orientaux comme celui de la Sulamite dans l’histoire biblique la plus exotique et la plus érotique qui soit, à savoir, le Cantique des cantiques. Bibliographie Amer, Sahar. 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Ses publications comprennent quatre ouvrages, six éditions critiques et 80 articles. Dernières publications-: «-L’Entretien dans l-‘histoire comique. Moteur dialogique du discours libertin-». In L’Entretien au XVII e siècle-: 239-253. Paris- : Classiques Garnier, 2018. «- Jean Meslier: aussi athée que Louis XIV était Très-Chrétien (et même plus).- » In Mineurs, Minorités, Marginalités au Grand Siècle-: 141-149. Paris-: Classiques Garnier, 2019. «-La Représentation du vice et de la vertu dans les satires de Mathurin Régnier (1573-1616).- » Rivista di letterature moderne e comparate. Fasc. 3, luglio-settembre 2019-: 287- 301. «- L’industrie entre 1665 et 1683 : vision et imagination.- » e-Phaïstos, Revue d’histoire des techniques (en ligne). VIII-1- 2020- : 1-14. Depuis 2007, Francis Assaf est Officier dans l’Ordre des Palmes Académiques. Mathilde Bedel est Docteur ès Lettres, diplômée de l’Université d’Aix-Marseille. Elle a effectué ses recherches sous la direction de la professeure Sylvie Requemora-Gros. Elle a soutenu en 2017 une thèse de doctorat sur les voyageurs français et les représentations de l’Inde au XVII e siècle, qui sortira aux Classiques Garnier en 2020. Elle a également publié plusieurs articles dans des revues universitaires pour valoriser l’importance de la thématique indienne dans la constitution de l’imaginaire oriental de la littérature française, dont « L’art du voyage en Inde ou ‘l’ère du soupçon’ au service de la narration (Tavernier, Martin, Bernier) », dans Guilhem Armand (dir.), Littératures et cetera, Tropics, Revue électronique pluridisciplinaire, Université de la Réunion, n°6, juin 2019, « Errances viatiques en terre indienne, l’animal indien comme une figure à penser les erreurs », dans Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet et Roxanne Roy (dir.), L’errance au XVII e siècle, Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », vol. 216, 2017, p. 45-55, ainsi que plusieurs autres essais. Anne E. Duggan est professseure à l’Université de Wayne State à Détroit (Michigan, USA). Elle est co-rédactrice de la revue-Marvels & Tales: Journal of Fairy-Tale Studies, et auteure de-Queer Enchantments: Gender, Sexuality, and Class in the Fairy-Tale Cinema of Jacques Demy-(2013), traduit en français sous le titre-Enchantements désenchantés: les contes queer de Jacques Demy-(2015); et de-Salonnières, Furies, and Fairies: The Politics of Gender and Cultural Change in Absolutist France-(2005). Ses recherches portent sur les femmes et le genre sous l'Ancien Régime et sur le conte de fées dans toutes ses formes. 132 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Ont contribué à ce volume Aurélia Gaillard , professeure de littérature française du XVIII e siècle à l’université Bordeaux Montaigne et membre de l’IUF, est spécialiste des Lumières, du fabuleux et du merveilleux et des relations entre les arts et la littérature dans un grand âge classique. Elle a notamment publié Fables, mythes, contes (Champion, 1996), Le corps des statues. Le vivant et son simulacre de Descartes à Diderot (Champion, 2003), une édition de contes rococo, Saint-Hyacinthe, Coypel, Godard de Beauchamps (Champion, 2018) et une centaine d’articles. Joséphine Gardon est ancienne élève de l'ENS de Lyon- ; elle termine un doctorat sous la direction de Delphine Denis, à l’Université de Paris-IV Sorbonne. Sa thèse porte sur «- La Question politique dans les romans du XVII e siècle-» Elle a deux articles à paraître-: «-Porosités, débordements et politique dans-Clélie-de Madeleine de Scudéry-« sur le site «-Raison publique-» (dir. J.-P.-Enguélibert) et «-Les Politiques antiques et leur transmission dans Le Grand Cyrus et Clélie de Madeleine de Scudéry- », dans Littératures classiques-(volume-Médiations et construction de l'Antiquité dans l'Europe moderne, dir.-F. Champy et C.-Labrune,-Littératures classiques, n°-101, 2020). Ioana Manea a soutenu en 2008 à l’Université de Paris-IV Sorbonne, sous la direction de Gérard Ferreyrolles, une thèse de doctorat sur La Mothe Le Vayer. Après la thèse, elle a publié plusieurs articles sur La Mothe Le Vayer comme, par exemple, «-Morale sceptique contre morale païenne? Le dixième trope sceptique chez le libertin La Mothe Le Vayer-» (Littératures classiques. Libertinage, athéisme et incrédulité 1, n o 92, 2017). Son ouvrage Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer. The Two-Faced Philosopher-? est sorti chez Narr (Biblio 17) en 2019. Après plusieurs bourses postdoctorales en Suisse, France et Allemagne, elle enseigne à présent à l’Université de Göttingen. Luisa Messina est Docteur ès lettres. Ses travaux portent en partie sur les écrits libertins de François-Antoine Chevrier (1721-1762). Elle a travaillé à l’Université de Palerme de 2012 à 2014 dans le département de littérature française. En 2016 elle a réussi le concours national italien pour l’enseignement secondaire de langue et de littérature françaises. Dès 2017 elle enseigne le français dans un collège de Palerme. Elle a participé à plusieurs colloques internationaux, publié deux monographies- : Il romanzo libertino francese, Rome-: Aracne, 2017, ainsi que Le Paris libertin du dix-huitième siècle, Saarbrücken-: Éditions universitaires européennes, 2017, plus une cinquantaine d’articles. 133 Ont contribué à ce volume Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Claudine Nédelec est professeure émérite, Université d’Artois. Ses travaux portent notamment sur l’étude sociologique et esthétique des formes du comique et de la galanterie au XVII e siècle. Principales publications- : M.-G. Lallemand, C. Nédelec et M. Speyer dir., Le Prosimètre au XVII e siècle, «-un ambigu de vers et de prose-», L’Entre-deux, n° 6 (nov.-déc. 2019), https: / / www.lentre-deux.com-; Scarron, Le Roman comique, Neuilly, Atlande, 2018-; J. Leclerc et C. Nédelec éd., Le Burlesque selon les Perrault. Œuvres et critiques, Paris, Champion, 2013. Suzanne Toczyski , diplômée de Yale, est professeur de français à Sonoma State University (Rohnert Park, CA, USA) depuis 1998. Ses plus récentes publications portent sur la représentation de la femme (la mère nourricière, les femmes de l’Ancien et du Nouveau Testaments, la Sulamite, la Vierge Marie) dans le-Traité de l’amour de Dieu-de saint François de Sales. Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLIII, 1 (2018) Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLIII, 2 (2018) Regards de la recherche actuelle sur Fénelon Coordonnateurs : François-Xavier Cuche, Béatrice Guion XLIV, 1 (2019) Les faits divers à l’épreuve du roman Coordonnateur : Frank Greiner XLIV, 2 (2019) La science-fiction en langue française Coordonnateurs : Paul Scott, Antje Ziethen Fascicule présent XLV, 1 (2020) L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf Prochain fascicule XLV, 2 (2020) L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebaï