eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
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Derniers fascicules parus XLIII, 1 (2018) Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLIII, 2 (2018) Regards de la recherche actuelle sur Fénelon Coordonnateurs : François-Xavier Cuche, Béatrice Guion XLIV, 1 (2019) Les faits divers à l’épreuve du roman Coordonnateur : Frank Greiner XLIV, 2 (2019) La science-fiction en langue française Coordonnateurs : Paul Scott, Antje Ziethen XLV, 1 (2020) L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf Fascicule présent XLV, 2 (2020) L’Éthique en question dans la critique et la creation littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai Prochains fascicules XLVI, 1 (2021) Le pouvoir de la littérature au temps de la pandémie Coordonnatrice : Béatrice Jakobs XLV, 2 XLV, 2 2020 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française OeC_2020_2_Umschlag.indd 1-3 OeC_2020_2_Umschlag.indd 1-3 16.04.2021 09: 19: 53 16.04.2021 09: 19: 53 Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de C’est à la lecture des livres - pas nécessairement philosophiques - que ces chocs initiaux deviennent questions et problèmes, donnent à penser. Le rôle des littératures nationales peut ici être très important. Non pas qu’on y apprenne des mots, mais on y vit « la vraie vie qui est absente » mais qui précisément n’est plus utopique. Je pense que dans la grande peur du livresque, on sous-estime la référence « ontologique » de l’humain au livre que l’on prend pour une source d’informations, ou pour un « ustensile » de l’apprendre, pour un manuel, alors qu’il est une modalité de notre être. En effet, lire, c’est se tenir au-dessus du réalisme - ou de la politique -, de notre souci de nous-même, sans en venir cependant aux bonnes intentions de nos belles âmes ni à l’idéalité normative de ce qui « doit être ». Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, Radio-France, 1982, p. 11-12. OeC_2020_2_Umschlag.indd 4-6 OeC_2020_2_Umschlag.indd 4-6 16.04.2021 09: 19: 54 16.04.2021 09: 19: 54 TITEL XLV, 2 2020 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires narr\f ranck e\atte mpto Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Table des matières S amia K aSSab -C harfi et m aKKi r ebai Prologue ..................................................................................................... 5 J ean -L uC n anCy Éthique - et toc-! ...................................................................................... 11 J ean -m iCheL m auLpoix Les fidélités du poète ................................................................................ 17 a Lexandre b ieS La théorie de «-l’art pour l’art-» en Angleterre contre la critique morale victorienne ................................................................................... 23 K arine G endron Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine.......... 45 J ean K haLfa Éthique et violence chez Fanon ............................................................... 59 e riC h oppenot Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms................................ 75 m ohamed d Jihad S ouSSi Un artifice du diable. Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal..................................................................... 89 m aKKi r ebai Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux............. 101 e veLyne L Loze Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau ....................... 113 v aLentine m eydit G iannoni René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste-? ............................. 125 e LySSa r ebai George Sand et le jardin naturel-: de l’esthétique à l’éthique................ 141 J ean -L ouiS d ufayS Éthique et littérature-: Dix jalons pour une théorie de la responsabilité littéraire........................................................................... 159 L aSSàad h éni Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne-: l’exemple d’Apollinaire, Bataille et Paulhan .......................................... 171 m ounir t riKi De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire .... 181 S amia K aSSab -C harfi , y veS C itton Enjeux éthiques de l’attention littéraire ................................................ 199 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Prologue Samia Kassab-Charfi et Makki Rebai Depuis les années 1980, la théorie de la clôture du texte est de plus en plus contestée et concurrencée par l’émergence, dans le sillage des inclassables Fragments d’un discours amoureux de Barthes (1977), d’importantes contributions (tant de créateurs que de critiques) tendant à réaffirmer de diverses manières la transitivité de l’écriture, et invitant à resituer plus largement les textes dans leur cadre historique, social ou encore biographique (J.- Hillis Miller, The Ethics of Reading, 1987- ; Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, 1986-; Soi-même comme un autre, 1990). Dans cette perspective, il est possible d’observer, d’abord dans le monde anglo-saxon (William Booth, The Company We Keep. An Ethics of Fiction, 1988), ensuite, dans le monde francophone (Liesbeth Korthals Altes, dir., «-Éthique et littérature- », Études littéraires, 1999- ; Eleonora Roy-Reverdy et Gisèle Séginger, dir., Éthique et littérature- : XIXe-XXe siècles, 2000), un net regain d’intérêt pour des notions comme la valeur et l’éthique qui étaient jusque-là peu abordées, voire systématiquement négligées, par la théorie et la critique littéraire 1 -: «-Ma génération, reconnaît Antoine Compagnon [dans «-Morales de Proust 2 -»], a donc été élevée, dressée contre la lecture éthique ou morale de la littérature, contre une vision de la littérature occidentale comme création et transmission de valeurs […] La fonction éthique de la littérature était déniée par la plupart des théoriciens-». Même si une certaine confusion, voulue ou fortuite, entre «-morale-» et «-éthique-» persiste encore aujourd’hui, les deux notions gagneraient cependant à être assez nettement distinguées. 1 Voir, en particulier, Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, Oxford University Press, 1990 (trad. franç-: La connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, Paris, Éditions du Cerf, coll. «- Passages- », 2010)-; William Booth, The Company We Keep. An Ethics of Fiction, Berkeley, University of California Press, 1988-; Études littéraires, «-Éthique et littérature-», Université de Laval, Volume 31, numéro 3, été 1999-; Eleonora Roy-Reverdy et Gisèle Séginger (dir.), Ethique et littérature-: XIXe-XXe siècles, Actes du Colloque de Strasbourg, 10-11 décembre 1998, Presses universitaires de Strasbourg, 2000- ; Dominique Rabaté (dir.), L’Art et la question de la valeur, PU Bordeaux, «-Modernités-», n° 25, 2007. 2 Cours tenu au Collège de France en 2007-2008, voir le résumé sur >https: / / www. college-de-france.fr/ site/ antoine-compagnon/ course-2007-2008.htm<, la citation p. 724-25. 6 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Samia Kassab-Charfi et Makki Rebai La morale renvoie en effet à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste, et auxquels il faudrait se conformer. L’éthique, quant à elle, n’est pas un ensemble de valeurs et de principes a priori, mais plutôt une réflexion suivie et argumentée sur les valeurs et les principes moraux qui devraient orienter nos actions en vue du «-bien agir-» dans la cité. Ce concept précis de «-valeur-», central dans la morale et dans l’éthique, comme par ailleurs dans la linguistique saussurienne, s’avère éminemment instable, polysémique et fécond dès lors qu’il est envisagé sur le plan littéraire. Son ambiguïté vient essentiellement de ce qu’il peut renvoyer aussi bien au contenu éthique véhiculé par l’œuvre littéraire qu’à la valeur esthétique pouvant être accordée à telle ou telle production. Cette ambiguïté fondamentale de la notion de valeur est à l’origine d’une tension, jamais parfaitement résolue, entre les critères idéologiques et les critères esthétiques. Ainsi, l’art et la littérature sont constamment soumis à une double évaluation, attentive, dans les œuvres, tantôt à leur valeur esthétique intrinsèque, tantôt à leur capacité de transmission d’un type particulier de valeurs. C’est essentiellement à ce second type de valeurs que nous nous proposons de réfléchir dans ce volume. Mais à y regarder de plus près, il s’avère que ce retour de la valeur et, plus largement, de l’éthique, concerne aussi bien le domaine de la critique et de la théorie que celui de la création littéraire et artistique proprement dite-: «-Si l’écriture aujourd’hui s’est libérée, je crois que c’est d’un slogan, qui était qu’écrire est un art intransitif. La grande affaire de ces dix dernières années, ce n’est pas qu’on revienne à une écriture naïve, c’est qu’on ne mette plus l’accent sur le caractère autoréflexif de l’écriture 3 -». Nombre d’œuvres contemporaines, en effet, ne dissimulent pas leur portée ou leur démarche éthique, qu’elles relèvent du roman (Modiano, Michon, Bergounioux, Quignard), de la poésie (Michel Collot, Jean-Michel Maulpoix, Benoît Conort, Jean-Claude Pinson) ou encore de l’autofiction (Camille Laurens, Philippe Forest, Michel Rostain). Si, comme le pense Antoine Compagnon, «-la dimension éthique la plus évidente de la littérature tient au récit [et que] le roman est une modalité privilégiée de la réflexion morale 4 -», cette réhabilitation de l’éthique touche en réalité tous les genres sans exception, y compris la poésie. Elle serait ainsi liée au retour remarquable sur le devant de la scène littéraire et philosophique d’une expression nouvelle du sujet (créateur et critique), d’un 3 Danielle Sallenave, «- Entretien- » (avec Georges Raillard et Paul Otchakovski-Laurens),-Littérature, n°-77, février 1990, p.-92. 4 Voir Compagnon, op. cit., p. 726. 7 Prologue Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 «- nouveau lyrisme- » ou d’un «- lyrisme critique- », résolument moderne, réflexif et ouvert à l’altérité, mais également à la promotion d’une fonction «-poéthique-» de la littérature et de la poésie, chère à l’écrivain Michel Deguy comme au théoricien Jean-Louis Dufays, pour qui la littérature vaut essentiellement par la part d’humanité qu’elle recèle et transmet. Dès lors, serait-il possible de dater avec précision ce que Liesbeth Korthals Altes a excellemment appelé «- le tournant éthique 5 - »- ? Comment comprendre ce retour, sinon cette urgence, de l’éthique aujourd’hui, dans les domaines de la création et de la critique littéraires-? L’éthique serait-il réellement «-le nom d’une nouvelle période de l’histoire littéraire, ou d’un nouveau courant, de ce par quoi on reconnaîtra la production (ou une certaine production) de notre époque 6 -»-? Dans quelle mesure le souci de l’éthique serait-il devenu le prisme à travers lequel la littérature contemporaine s’emploie à fonder sa valeur, sa légitimité, voire sa littérarité-? Que seraient au juste une littérature éthique-et une critique éthique-? Par quels mécanismes, procédés et scénarii certaines œuvres font-elles signe vers une signification éthique 7 - ? Dans quelle mesure cette même signification est-elle tributaire d’une éventuelle «-intention-» auctoriale-? D’autre part, si l’éthos (n. m. du grec ethos) est d’abord une notion philosophique et rhétorique (Aristote, Cicéron) désignant «- le caractère que l’orateur doit paraître avoir pour obtenir l’assentiment de son public 8 - », et renvoie ainsi à une construction méthodique d’une certaine image de soi, quelle pertinence et quelle crédibilité pourrait avoir la lecture éthique des œuvres- ? Quelle serait encore la part des déterminations historiques, sociales, pédagogiques dans l’opération de l’évaluation éthique (Dufays)- ? Comment définir les critères permettant une juste appréciation éthique des œuvres et qui en serait le responsable-? C’est ainsi que seront analysées, dans cet ensemble de réflexions, les stratégies scripturales et rhétoriques de-valorisation, de légitimation et, inversement, les stratégies de dévaluation, de minoration des œuvres saisies sous l’angle éthique. 5 Liesbeth Korthals Altes, «-Le tournant éthique dans la théorie littéraire-: impasse ou ouverture-? -», in Études littéraires, vol. 31, n° 3, 1999, p. 39-56. 6 Isabelle Daunais, «-Éthique et littérature-: à la recherche d’un monde protégé-», in Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 65. 7 Sur cette question, on renverra aux travaux décisifs de François Rastier, dont Exterminations et littérature. Les Témoignages inconcevables, Paris, PUF, 2020. Pour un compte-rendu de cet ouvrage, voir Samia Kassab-Charfi, «-Le témoignage comme genre littéraire- », in En attendant Nadeau (https: / / www.en-attendant-nadeau. fr/ 2020/ 06/ 10/ temoignage-genre-litteraire-rastier/ ). 8 Michel Jarrety, Lexique des termes littéraires, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 171. 8 Samia Kassab-Charfi et Makki Rebai Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Plus largement, une interrogation est formulée quant à l’existence réelle d’une dichotomie radicale entre évaluation éthique et évaluation esthétique. Ne se glisserait-il pas de l’éthique jusque dans le jugement a priori esthétique-? Comment analyser enfin l’attitude et le positionnement de la critique dite éthique vis-à-vis des valeurs qu’elle ne partage pas dans des œuvres données-? Les quinze contributions réunies ici ont été rassemblées selon quatre axes. Le premier, «- Du bon usage de l’éthique- », investit l’intention rhétorique même de l’éthique, et sa confrontation radicale avec les postures morales telles que les reflètent la littérature et les événements de la cité. Aussi le philosophe Jean-Luc Nancy donne-t-il à méditer sur la signification de l’éthique, mettant en cause la recevabilité parfois insuffisamment remise en question du concept, tandis que Jean-Michel Maulpoix met à l’épreuve les «-fidélités du poète-», replaçant résolument le souci éthique en ligne de mire de l’aventure poïétique. Karine Gendron, dans le dernier texte de cet axe d’ouverture, prolonge le questionnement en invitant le lecteur à «-penser l’éthique sans étiquette- ». Le deuxième volet s’ouvre quant à lui sur «- L’éthique en acte et en procès- »- : les contributeurs s’y proposent de problématiser certains concepts et attitudes dans leur relation à l’éthique- : Jean Khalfa sondant les liens entre éthique et violence chez Fanon, Eric Hoppenot réinterrogeant l’éthique comme opérateur fondamental de relation à l’Autre - ici le migrant, le réfugié -, Mohamed Djihad Soussi soumettant l’éthique à l’épreuve du mal à travers l’expérience de P. Declerck. Le troisième axe est davantage tourné vers l’appréciation de l’éthique telle qu’en témoignent différentes poétiques d’auteurs-: Annie Ernaux, pour Makki Rebai qui examine la «- poéthique de la transmission- » se déployant dans Les Années, Patrick Chamoiseau pour Evelyne Lloze qui prospecte la relation entre éthique et «-poéthique du monde relié-» chez cet auteur, René Char et Henri Michaux pour Valentine Meydit Giannoni, laquelle inspecte le «-mythe moraliste-» et son devenir dans les poétiques de ces deux grands poètes, enfin George Sand pour Elissa Rebai qui investit les liens entre éthique et esthétique dans l’écriture de la romancière. En clôture, le dernier chapitre du volume est focalisé sur les «-Enjeux éthiques de la lecture et du geste critique-». Il est enrichi de contributions qui évaluent la portée éthique de la critique-: Jean-Louis Dufays y propose le canevas d’une théorie de la responsabilité littéraire. Lassaâd Heni, pour sa part, entreprend une revue critique des lectures d’auteurs- : celles d’Apollinaire, Bataille et Paulhan lisant l’œuvre de Sade. Mounir Triki quant à lui s’interroge sur l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire, à partir du contexte anglo-saxon dont il est spécialiste. Enfin, Samia Kassab-Charfi propose un dialogue réalisé avec Yves Citton, dans lequel celui-ci développe sa conception des enjeux éthiques de l’attention 9 Prologue Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 littéraire, repensant une herméneutique du texte littéraire dont l’ambition est de renouveler le geste même de la lecture et sa portée pragmatique. Chapitre 1 Du bon usage de l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 Éthique - et toc ! Jean-Luc Nancy 1. - Samia Kassab me propose de contribuer à l’ouvrage collectif qu’elle prépare sur l’éthique. C’est avec grand plaisir que j’accède à sa demande car je comprends très bien qu’elle veuille accorder à ce sujet une attention particulière en un temps où nous semblons emportés dans diverses vagues ou tempêtes qui donnent à la violence très ouvertement la place de règle majeure de conduite. Or la violence nous paraît exclue ou condamnée par l’éthique. Il y a pourtant bel et bien un ethos de la violence. Il existe de toujours et partout dans l’humanité. C’est l’ethos le plus constant des conquêtes, des mises sous domination, des terreurs, des réactions à la soumission voire à l’esclavage, c’est aussi celui qui gouverne bien des mœurs économiques, politiques voire sociales, culturelles ou religieuses. Un ethos en effet est avant tout un mode de conduite reconnu et partagé par un groupe, voire constitutif de ce groupe lui-même. Le mot grec ethos a ce sens - qui sera traduit en latin par mos, moris qui a donné mœurs en français et qui correspond assez largement à «- coutumes, manières courantes, traditions-». En grec ce mot est apparenté, par son origine indo-européenne, au mot ethnos qui désigne le peuple en tant que population identifiée par des caractéristiques, des appartenances et des… mœurs communes. L’origine commune désigne de manière générale ce qui, sans être un individu, a une consistance propre, une cohésion particulière. 2. - De nos jours, par l’effet commun à toutes les mondialisations, «- éthique- » est devenu un terme majeur d’une grande quantité de discours à visée philosophique, morale et culturelle. Ces discours se tiennent sur le registre général qui caractérise l’état présent d’une pensée diluée dans l’humanisme démocratique qui représente le recours ultime dès qu’on veut se soustraire aux raideurs ou aux fureurs des discours issus des anciens marxismes et des anciennes religions. Or l’usage expansif de ce discours peut recéler le danger de dissimuler les faiblesses profondes de cet humanisme qui, après tout, est loin d’avoir réalisé ce qu’il se promettait de réaliser. Le mot «-éthique-» est symptomatique de ce danger-: il évoque une notion noble, dégagée des étroitesses «- morales- » et de leurs légalismes tout autant que des chimères métaphysiques spiritualistes ou matérialistes. Il 12 Jean-Luc Nancy Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 évoque la dignité d’une conduite soucieuse de justice, de tolérance et même de fraternité. Il est frappant de constater que ce bouquet de «-valeurs-» est adopté en guise de label commercial- : il existe en France une marque de produits «- éthiquables- » qui sont censés être produits dans le respect de leurs protecteurs (par exemple, planteurs et cueilleurs de café). Récemment on lisait dans un magazine de mode un article intitulé «- L’éthique c’est chic- » où étaient signalés des «- créateurs- » de mode soucieux de rompre avec l’exploitation de tant d’ouvriers (en particulier asiatiques) du textile, du cuir et du vêtement. Dans certaines universités, on peut soutenir des thèses d’éthique commerciale ou managériale dont les intentions sont le plus souvent très louables mais qui n’en restent pas moins, le plus souvent aussi, bien éloignées de ce que pouvaient être naguère les analyses critiques de la marchandise et du maniement des «-ressources humaines-». Voilà pourquoi on peut dire que l’éthique est trop souvent du toc- : du faux, du brillant synthétique en place de diamant - et pourquoi on peut souvent retourner aux discoureurs d’éthique la question de savoir quelle est en fin de compte l’éthique de leurs discours - et toc-! (cette fois, non comme concept mais comme onomatopée d’un coup en riposte…) 3. - On s’étonnera de l’usage que je fais ici d’une expression plutôt vulgaire, ou triviale, à tout le moins d’une familiarité expéditive qui ne convient pas au discours sérieux. Je prends cette liberté afin de rendre sensible une autre grossièreté- : celle, précisément, de ce recours envahissant au terme «-éthique-» comme à une instance suprême d’orientation voire de décision pratique. Or cette représentation est tellement outrancière et, en même temps, tellement répandue dans la bien-pensance actuelle qu’il est bon de prendre un ton un peu vif. Ce recours signifie en définitive qu’on représente l’éthique- non pas comme une réflexion ou une recherche mais comme une quasi-doctrine censée contenir les critères fondamentaux et les exigences essentielles qui doivent régir la conduite des peuples civilisés. Or il y a là un double abus-: d’une part l’éthique est supposée universelle et implique donc l’humanité entière comme un groupe relativement unifié-; comme on le sait, cela n’est juste que du point de vue d’une logique qui présente la culture rationnelle, scientifique, juridique, technique, économique et démocratique comme ayant vocation à structurer cette humanité globale. Nul ne peut ignorer, au XXI e siècle, les difficultés extraordinaires qui découlent de cette représentation - surtout lorsque la culture en question (longtemps auto-désignée comme «-la-» civilisation, absolument) est en train de se mettre elle-même en question à beaucoup de titres. D’autre part - et ce second abus est au moins aussi grave - ce recours revient à faire de l’éthique un réservoir de valeurs toutes prêtes. Lorsqu’on 13 Éthique - et toc ! Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 emploie ce terme, c’est le plus souvent au titre d’une référence plus ou moins claire aux grands principes de la rationalité universelle, de la dignité humaine, de la liberté et de l’égalité agrémentés du respect d’autrui et de l’exigence de justice. On ne se préoccupe pas, le plus souvent, de la provenance ni de la consistance de ces «-valeurs-». On s’interroge encore moins sur ce qui peut faire «-valoir- » ces valeurs, dans quels contextes et à quels titres elles ont cours. Or l’éthique est tout le contraire d’un réservoir de valeurs, dès qu’il ne s’agit pas des mœurs établies d’un groupe donné. Elle n’a aucun contenu préalable et consiste à se demander ce qui peut faire valeur - ou sens - pour l’humanité telle qu’elle est devenue-: mondiale et en même temps fortement différenciée. En outre, cette question concerne désormais ouvertement la totalité du monde - nature, cosmos - de part en part exposée à la transformation par les hommes. Voilà d’où il convient de repartir si on refuse le recours grossier à une «-éthique-» supposée disponible. 4. - Devant l’inflation douteuse qui semble si souvent légitimer une espèce de bénédiction laïque destinée à lisser, voire à effacer les rugosités ou les férocités du fonctionnement de la machine techno-économique - il est important de se remettre à l’esprit les implications du mot «-éthique-»-: non pour proposer une éthique véritable et honorable, mais pour au moins situer les enjeux. L’Éthique à Nicomaque d’Aristote est le premier traité connu qui use de ce mot pour désigner une doctrine du comportement le plus propre à permettre une vie heureuse tant à l’individu qu’à la collectivité. C’est une morale, une politique et une économie-: ce n’est pas, au fond, une discipline séparée, sinon des disciplines du pur savoir. Dans la mesure toutefois où la sagesse contemplative est la forme la plus haute de l’excellence, la métaphysique est à la fois la fin et le fondement de l’éthique. Aristote innove avec le mot, non avec la chose. S’il y a peu de documents antérieurs à lui et à Platon pour attester d’une «-éthique-» aussi bien sur le plan des termes que sur celui d’un contenu spécifiquement «-moral-» il n’est pas difficile de percevoir avec Socrate et chez plus d’un de ses prédécesseurs - en particulier Empédocle dans ses Catharmes - la préoccupation de la «-vie bonne- » en tant que vie soustraite au mal tant individuel que collectif, tant naturel que culturel. Pour tous, jusqu’à Aristote et bien au-delà jusqu’à Spinoza (le seul à avoir intitulé Ethica son traité métaphysique) en passant par Averroès, son commentaire d’Aristote et sa discussion du rapport entre la philosophie et la loi religieuse, pour tous, donc, la vie bonne ne peut qu’être qu’une vie réglée par la vérité ou bien, à tout le moins, par une recherche de la vérité. 14 Jean-Luc Nancy Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 Autrement dit le régime général de l’éthique se présente comme la détermination d’une conduite propre à l’homme en tant qu’il est capable et/ ou désireux de la vérité. En ce sens on pourrait dire que le mot «-éthique-» a été consacré comme désignant cette conduite autonome - et responsable - par distinction d’avec la conduite hétéronome d’une soumission aux règles morales d’une religion - c’est-à-dire d’un ensemble donné de règles de conduite. L’éthique commence là où cessent les commandements de la religion ou des coutumes. C’est-à-dire là où commence une humanité dont l’ethos n’est plus structuré par une loi du lieu, des ancêtres et des mœurs reçues. Le terme de pratique chez Kant, celui de praxis chez Marx, celui (paradoxalement) de religion chez Kierkegaard et celui (non moins paradoxalement) 1 de volonté de puissance chez Nietzsche sont les termes qui bouleversent l’éthique ordonnée à la vérité parce qu’ils jalonnent l’histoire de la pensée moderne qui a cessé de présupposer une vérité posée quelque part (en un dieu ou en un atome) et donnée au moins sous la forme d’une loi - fût-elle invérifiable. 5. - Deux déterminations s’imposent donc-: 1) l’éthique ne peut pas être une morale déduite d’un fondement religieux ou métaphysique-; 2) l’éthique n’est pas un corps de doctrine mais l’acte d’une conduite effective. Ces deux axiomes ne relèvent pas d’une axiomatique formelle et modifiable mais de l’axiologie inhérente à une humanité qui se détermine par elle-même, sans aucune espèce de transcendance (qu’elle se prétende divine ou scientifique). Or le terme «-axiologie-», qui signifie «-savoir du meilleur-», ne désigne pas un savoir acquis- : il désigne la question de savoir ce que pourrait être «-le meilleur-» (le «-bien-» dans son excellence). Comment notre humanité peut-elle se conduire au sens fort de l’expression- : mener son existence conformément à ce qui lui est propre, étant entendu que l’homme est l’être sans propriété (ou bien, dit de manière plus heideggerienne, l’existant dans lequel est mise en jeu l’impropriété de l’être même). Si l’ethos se dit de l’ensemble des conduites - ou mœurs - propres à un groupe, alors l’éthique est le questionner et l’agir du groupe humain en son impropriété foncière (et bien entendu dans le rapport de cette impropriété avec les propriétés de chaque groupe différencié à l’intérieur de l’humanité, voire du monde vivant dans son ensemble). Cette impropriété, qui ouvre toute l’ampleur surprenante de l’homme, exclut de toute évidence toute espèce de normativité infaillible (cette note finale - averroiste autant que cartésienne ou kierkegaardienne - ouvre en quelque sorte l’éthique philosophique en général). 1 Je ne peux pas m’arrêter ici à débrouiller ces paradoxes (au demeurant très différents l’un de l’autre), mais bien sûr il faut le faire-! 15 Éthique - et toc ! Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 L’éthique est donc par principe faillible, incertaine, difficile, exploratoire. Son exigence déborde toujours ses capacités normatives-: elle est au-delà de toute norme puisqu’elle ne peut déduire ses préceptes (ou règles, ou critères, ou conseils, ou évaluations…) d’aucune axiologie donnée. Depuis Platon, le «-bien-» est dit «-au-delà de l’étant-»-: pour nous aujourd’hui un tel au-delà n’est surtout pas hors de l’étant mais bien plutôt en lui, parmi nous, entre nous et dans le monde en général. Quatre philosophes peuvent être évoqués pour poser quatre repères par rapport auxquels situer le questionnement et l’agir éthiques. Je les dispose - on verra pourquoi - ordre historique inversé. Derrida aura affirmé que l’éthique n’est possible que si elle est pensée dans un rapport essentiel avec l’impossible-: s’il ne s’agit pas de se conduire selon un code donné, alors il faut entrer en rapport avec l’impossibilité de tout code complet et définitif. En ce sens, l’exigence éthique ne peut jamais être satisfaite - mais c’est pourquoi elle est d’autant plus exigeante. Levinas aura situé l’éthique au-delà de l’ontologie, ce qui revient à n’affirmer l’être que dans le rapport, et le rapport comme plaçant l’autre avant ou par-delà le même. Ce qui, de l’autre, me fait responsable de lui, c’est l’invisibilité de son visage, le caractère inépuisable de son altérité. Kant, bien plus tôt mais au moment décisif de la rupture de la vérité métaphysique, aura affirmé que l’éthique concerne les lois non données de la liberté - dont la première est l’impératif de considérer l’homme (quel qu’il soit et quoi que ce soit) comme une fin. Impératif qui n’est intimé par aucune autre instance que celle de la raison elle-même-: en tant que liberté, elle s’oblige à être libre en et pour chaque être raisonnable. Spinoza enfin aura, le premier et le seul, nommé «- éthique- » son traité de philosophie première. La pensée de ce qui est véritablement ne peut consister en effet que dans l’agir et dans l’affect par lesquels je tends à me saisir moi-même inséré dans la seule liberté qui soit-: celle de la substance universelle - -deus sive natura en vertu de quoi la transcendance n’est rien d’autre que l’immanence qui s’ouvre à elle-même. 6. - Aucun d’entre eux, sans doute, n’aura pu savoir à quel point la substance universelle est capable, dans sa poussée humaine, de se transformer jusqu’à entrer dans des mutations si considérables qu’aucune finalité, aucun principe ne peut plus être invoqué comme garant d’un agir qui se sait exposé à un impossible tel qu’il pourrait aussi bien représenter non plus l’homme comme fin de la nature mais la fin de l’homme et de la nature comme ethos ultime, à lui-même inévitablement obscur. C’est sur le fond sans fond de cette obscurité qu’il faut, non pas abandonner toute exigence de justice, de dignité, d’égalité et de fraternité- : au contraire il faut renouveler ces exigences (et toc- ! …) par une énergie tirée 16 Jean-Luc Nancy Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 de ceci-: aucune «-valeur-» transcendante ni aucun «-idéal-» ne les soutient et qu’elles valent seulement comme le sens de l’aventure insensée qui se confirme être la nôtre. L’ethos en somme d’un groupe ou d’une communauté en errance, ouvrant les yeux sur la nuit qui l’entoure - et les ouvrant bien grand. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Les fidélités du poète Jean-Michel Maulpoix «-La façon dont on parle, c’est cela l’éthique-» (Giorgio Agamben) «-Buter contre les limites du langage, c’est l’éthique-» (Ludwig Wittgenstein) Depuis le milieu du XIX e siècle, la poésie française n’a cessé d’en rabattre 1 dans ses espérances et de réviser à la baisse ses prétentions, telles qu’avait pu les exalter le romantisme-: ouvrir un accès à l’idéalité, réinventer la vie, chasser les tyrans, éradiquer le mal, conduire les peuples vers la lumière, et conférer un semblant d’immortalité aux objets de son chant… De moins en moins capable de célébration, moins harmonieuse, moins élevée, parlant volontiers à voix basse, plus assourdie et discordante, elle s’est faite plus critique et en fin de compte plus juste et plus soucieuse de ce qu’Yves Bonnefoy appelle la «-vérité de parole-» 2 . C’est avec Baudelaire que le processus de refroidissement lyrique, soutenu par une impitoyable ironie, a commencé. Son œuvre introduit en effet dans la poésie une acuité critique et une puissance de pénétration nouvelles, celles de la «-raison poétique-» 3 qui se fait puissance d’examen, implacable instrument avec lequel considérer comme à la loupe les plis et replis de l’âme humaine. C’est avec Baudelaire que se fait jour une nouvelle vocation éthique de la poésie, qui ne se satisfait désormais ni d’arranger les choses ni de les sublimer en distribuant de la beauté d’une main et de l’autre du rêve,-mais s’attache à montrer le monde tel qu’il est-! 1 «-Il faut en rabattre-» écrit Mallarmé dans «-Quant au livre-», Divagations, Poésie/ Gallimard, p. 268. 2 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole, Mercure de France, 1988. 3 J’emprunte cette formule à Michel Deguy qui a publié en 2000 La Raison poétique aux Éditions Galilée. 18 Jean-Michel Maulpoix Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Rigueurs du poème La dimension éthique de l’écriture résulte de l’implication singulière du sujet dans le travail de la langue, fond et forme étroitement confondus. Elle tient à son engagement dans cette tâche (que va-t-il au juste y risquer- ? ), comme à la force des enjeux du texte. Cela suppose notamment un refus de la gratuité ludique, des tentations esthétisantes et des complaisances narcissiques. La poésie doit se faire pensante (ce qui ne veut pas dire dissertative) et renoncer à certaines facilités pour constituer un lieu éthique. C’est d’abord de l’ensemble de ses choix que le poète est responsable-; c’est à la rigueur de ses refus qu’il s’apprécie, et donc à la façon dont il se montre capable de mettre la poésie même en cause pour la ressaisir 4 . L’éthique du poème-se joue ou se rejoue à tout moment dans l’ajustement de son rapport au réel-: Que dit-il-? Jusqu’où se porte-t-il-? Que montre-t-il-? À quel prix-? En arrachant la gaze de quels rideaux-? Rapporte-t-il de l’invisible-? Que nous apprend-il sur nous-mêmes-? Si sa tâche n’est ni de narrer ni d’instruire, l’enjeu du poème n’est pas non plus de distinguer le bien du mal, comme le ferait la morale, mais de se porter avec les mots au plus près de la vérité humaine, si difficile à atteindre et à dire soit-elle-! Il faut alors que les mots effectuent un parcours au plus près des conduites, des attaches et des affects, vers le «-dedans- » le plus caché. Car l’éthique, c’est aussi bien la réalité du mouvement, ce que résume assez bien le titre de l’un des derniers livres publiés par Henri Michaux, Déplacements, dégagements, puisqu’il s’agit de faire apparaître ce qui est, autant que de s’extraire de la glu des apparences trompeuses et des faux semblants. Pour une grande part, l’éthique du poème tient à la puissance de pénétration de son écriture, à son aptitude à saisir, à sa force réactive et sa capacité à «-tenir à distance les puissances du monde hostile-», en premier lieu en les faisant apparaître, en leur prêtant figure. Dès lors, la portée éthique du poème se trouve directement liée à l’expérience même des limites dont la poésie est le lieu-; elle a à voir avec l’épreuve du dérèglement comme avec l’ensemble des «-incidents-» de l’existence. 4 Ainsi, lorsqu’Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet engagent dans les années 1950 une critique de l’image n’est-ce pas au nom de considérations esthétiques, mais en vue d’une plus juste «-vérité de parole-»-? 19 Les fidélités du poète Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Un amer savoir Il semble ainsi que paradoxalement la valeur éthique de la poésie tienne pour une grande part aux liens privilégiés qu’elle paraît entretenir avec l’obscur, le caché, le «-mal-», et à la voix qu’elle leur prête, au lieu de simplement les faire taire ou essayer de les oublier. Comme l’écrit Paul Celan dans Le Méridien-: «-Il s’agit là d’une sortie hors de l’humain, de se transporter dans un domaine qui tourne vers l’humain sa face étrange 5 -». Si donc la poésie peut être un lieu de rude vérité, c’est en montrant la créature telle qu’elle est, jusque dans des recoins dissimulés. Yves Bonnefoy parle en ces termes du savoir du poème-: Une théologie négative. La seule universalité que je reconnaisse à la poésie. Un savoir, tout négatif et instable qu’il soit, que je puis peut-être nommer la vérité de parole […] Et un «-amer savoir-», certes, puisqu’il confirme la mort 6 . Épreuve de vérité, voilà que la poésie cesse d’être un doux mensonge pour devenir un «-amer savoir 7 ». Elle n’est plus langue des dieux, mais des hommes. Elle déchire les rideaux pour faire apparaître l’obscur et le caché. Et c’est la beauté même que Rimbaud trouve «-amère-» au début d’Une saison en Enfer…, comme est amère la vérité quand elle a déchiré les voiles et fait tomber les unes après les autres les illusions. Auprès de cet «- amer savoir- », une place doit être ménagée pour ce que la philosophe espagnole Maria Zambrano appelle les «- vérités inconvenantes 8 -», telles qu’elle les évoque dans son essai Philosophie et poésie-: celles qui reconnaissent par exemple la vigueur du désir et l’attrait du plaisir, le parti pris du sensible et du fugace… Ce sont des vérités d’expériences, situées au plus près de l’exister quotidien… Elles s’inscrivent dans la perspective d’une finitude acceptée et correspondent à l’amour des choses terrestres dans leur diversité, au goût pour les apparences et le multiple, à l’attachement au périssable et au temps de la vie, à la chair, à l’instant, comme à tout ce qui se dérobe, aux ombres, aux mystères, aux fantômes mêmes du souvenir-: c’est là toute l’unité dont est capable le poète, bien différente de celle que poursuit le philosophe. 5 Paul Celan, Le Méridien et autres proses, Le Seuil, 2002, p. 67. 6 «-L’acte et le lieu de la poésie-», L’Improbable, Gallimard, Folio, 1992, p. 128. 7 «- Amer savoir celui qu’on tire du voyage- » écrit Baudelaire dans le poème des Fleurs du Mal intitulé «-Le voyage-». 8 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, José Corti, 2003, p. 16. 20 Jean-Michel Maulpoix Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 L’interlocuteur providentiel Ainsi entendue, la poésie appelle une lecture qui ne saurait être passive ou distraite. De l’ordre de l’implication, elle résulte souvent de l’interpellation directe du lecteur, constitué par le poète même en «- interlocuteur providentiel 9 »-: elle instaure dans la distance un partage dont ni l’émotion ni la reconnaissance ne sont absentes. Et cela d’autant plus que le sujet lyrique est variable, fluctuant, pressant et empressé, désireux souvent de parvenir à stabiliser ses propres traits à travers l’épreuve d’un désordre et d’une dépossession. N’est-ce pas alors deux subjectivités qui se rencontrent, l’une établie dans le texte à travers une voix, l’autre sollicitée et peut-être modifiée par lui-? Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, «-expriment-» moins leurs sentiments qu’ils ne suscitent les miens, fût-ce obscurément, voire sans que je puisse vraiment savoir combien mon propre rapport au langage peut être affecté par l’acuité et la singularité du leur. Chacun peut le vérifier-: les jeux et les enjeux de la lecture sont mystérieux-: d’étranges sympathies s’y font jour à travers le seul jeu des mots… Dans cette perspective, il conviendrait de réexaminer la question du rapport à l’autre dans l’écriture poétique. Jusque dans la distance, une proximité est recherchée que l’interlocution manifeste, en direction des «- frères humains-» (Villon), ou des «-amis inconnus-» (Supervielle). Si le poète cherche «-un tu à qui parler-» (Celan), ce n’est pas un lecteur idéal et abstrait, mais une oreille attentive et une forme d’attachement. Le savoir de l’attachement Attachement à autrui et attachement au monde, la poésie serait cette espèce singulière de savoir qui passe par la constitution d’une relation élective- : avec les êtres, les lieux, les instants, les choses… Et ce lien affectif entretient ce que Gracq appelle «-le sentiment de la merveille-»-: Il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu de grand poète […], de poète si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui, tout au fond, le sentiment de la merveille, de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre. 10 9 La formule est empruntée à l’essai de 1913 d’Ossip Mandelstam «-De l’interlocuteur-», De la poésie, Gallimard, 1990, p. 64. 10 Julien Gracq, «-Pourquoi la littérature respire mal-», Préférences, José Corti, 1960 21 Les fidélités du poète Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Cette co-naissance (Claudel) qui adhère au monde, ce «-naître avec-» qui le redécouvre sans cesse, est étroitement solidaire de ses objets. Comme l’écrit encore Maria Zambrano, «-le poète ne sent pas la réminiscence, mais hôte à part entière de ce monde, il l’aime et se sent lié à ses plaisirs 11 - ». Il vit «-selon la chair-», c’est-à-dire comme cet éphémère que sa finitude, dont il est douloureusement conscient, rend solidaire des beautés fugitives de ce monde. À l’instar de Rainer Maria Rilke, il répète volontiers «- Hiersein ist herrlich-» (Être ici est magnifique 12 ). Loin de toujours aspirer à l’idéalité du céleste, il apprend à réaffirmer son attachement au terrestre tel qu’il y séjourne et y passe «- une fois seulement. Une fois et pas plus 13 - ». Ce sont là autant de traits qui le distinguent du philosophe et l’écartent de l’univers des concepts ou des idées, au profit des apparences, des plaisirs et des souffrances du sensible. Et c’est à l’évidence par là que nous entrons dans le savoir du poème qui est un savoir sensible autant qu’un savoir du sensible. De sorte que parmi les «-vertus-» que l’on pourrait attacher à la figure du poète (réputée par ailleurs si peu vertueuse-! ), il y aurait la paradoxale fidélité de cet infidèle souvent dépeint comme une abeille volage-: une fidélité au sensible, une «-fidélité à ce qui lui est donné-», c’est-à-dire à ce monde, au visible dont ne saurait se couper ou s’arracher cet être curieux de l’invisible qu’il est par ailleurs aussi. Ce motif de la «- fidélité- » revient avec une certaine insistance sous la plume de René Char. Par exemple dans le poème «-Allégeance-»-: Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus-; qui au juste l’aima-? Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part. 14 - «-Notre force est dans la fidélité-» écrivait Camus à René Char… Fidélité à la réalité même de ce monde et à la lumière qui l’éclaire, comme à la parole qui le nomme. 11 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, José Corti, 2003, p. 47. 12 Rainer Maria Rilke, «-Septième élégie-», Élégies de Duino, Poésie/ Gallimard, p. 82- 83. 13 Id., «-Neuvième élégie-», p. 97. 14 René Char, «-Allégeance-», Fureur et mystère, Gallimard/ Poésie, p. 219. 22 Jean-Michel Maulpoix Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 La fidélité au désir Et cette fidélité est aussi bien une fidélité au désir, c’est-à-dire une fidélité à ce qui manquera toujours, ou à l’énergie même du manque. Comme une toupie, la poésie tourne indéfiniment dans la langue qui est le lieu même du désir, le lieu de la tension vers-: vers l’objet, vers le sens, vers l’inaccessible 15 . La fidélité au désir est fidélité à la langue-: pour la psychanalyse freudienne ou lacanienne, notre désir est constitué par notre rapport aux mots. Par la langue et dans la langue se vérifie l’impossible fusion (aussi bien parfois que la tentation maladive de la confusion). À la possession se substitue la relation. À la quête effrénée de la satisfaction des plaisirs se substitue la quête du sens. Faute de jamais posséder l’objet (et de pouvoir combler en lui l’étendue d’une demande d’amour), la poésie ne cesse de se tourner vers lui pour le faire valoir. Elle valorise ce qui lui manque, elle en «-réalise-» l’amour en quelque manière en s’adressant à lui et en l’adressant à autrui. De sorte qu’en même temps que le nom de l’attachement, «-amour-» serait le nom même du manque… Et la poésie le lieu où à travers tout un réseau de liens il s’apprivoise. C’est dans le tissage du langage poétique (et notamment dans la façon dont le sujet lyrique fait jouer ses «-voix intérieures-») que se règle le désir, qu’il organise ses liens. Qu’est-ce qu’un poème, sinon une texture de langage-: l’état de ce qui est tissé dans la langue, parfois toile d’Athéna, parfois toile d’Arachné, parfois brûlante tunique de Nessus qui punit l’infidèle… C’est, me semble-t-il, à travers la singularité de ce tissage, à la fois savant, précieux et pernicieux, que la dimension éthique du poème peut être appréhendée, puisque cette qualité très singulière dépend à la fois de l’agilité du sujet lyrique et de la rigueur de son implication dans l’écriture. Bien que ce ne soit pas l’unique raison d’être de la poésie, il me semble qu’un texte vaut d’arracher quelque chose au silence, à l’informulé, au caché et au négatif, pour le tisser dans sa toile faite de mots, le tendre, le montrer et le partager avec autrui. En cela, la poésie s’avère inépuisable, engagée dans une histoire qui fait corps avec celle de l’espèce humaine. En cela, elle affirme sa valeur éthique. 15 «- Désir- », en allemand, se dit Wunsch. C’est le mot originel employé par Freud. Ce mot signifie «- souhait- », «- vœu- » ce qui est loin de le relier directement à la sexualité. De même, le mot latin desiderare signifiait regretter l’absence de l’astre sidus… Dans les deux cas, le désir est solidaire d’une attente et d’une recherche. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Alexandre Bies Université de Nice Sophia Antipolis-- CRHI La revendication de «- l’art pour l’art- » dans la société victorienne, loin d’être l’affirmation d’une position privilégiée dont devrait bénéficier l’artiste, comme une autorisation d’impunité, doit être comprise dans le contexte où prime de manière absolue, dans l’appréciation de l’art, sa composante morale. Tout élément d’ordre artistique en revanche, consistant dans la composition ou le style, est largement déconsidéré, au seul profit du caractère apologétique d’une œuvre qui doit soutenir le progrès moral de l’homme et consolider les valeurs de la société victorienne, si bien que toute entorse à de telles exigences frappe l’œuvre d’une irrévocable indignité. Une telle opposition trouve une résonnance à travers les débats actuels, inaugurés par le «-tournant éthique-», qui renoue après une période largement dominée par l’autonomisme esthétique 1 , avec la prise en considération d’une approche critique d’ordre moral. La mise en cause de la prédominance du formalisme esthétique qui prévalait depuis le XIX e siècle, a laissé la place à de nombreuses interrogations sur la dimension morale des œuvres d’art et l’importance à donner à l’élément éthique dans la création aussi bien que dans l’appréciation de l’œuvre d’art. Ainsi, bien des interrogations mises entre parenthèses par les théories de «-l’art pour l’art-», resurgissent, de telle sorte que la valeur de l’œuvre ne saurait plus se résoudre exclusivement dans son aspect esthétique et devrait prendre en considération sa portée 1 Carole Talon-Hugon (dir.), «- Introduction- » à Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Un tel geste est pensé alors comme une manière de remettre en cause une conception dominante voulant qu’on considère l’œuvre d’art abstraite de tout contexte, autrement dit aussi bien de la réalité propre à l’auteur, que de sa situation socio-politique, pour ne l’envisager que comme un univers fonctionnant selon ses lois propres. L’influence du structuralisme notamment aura conduit à n’envisager une œuvre qu’en fonction du style et de ses artifices littéraires pour nier toute autre considération. À ce titre, Noël Caroll ironise en considérant comme une nouveauté la tendance à intégrer une dimension éthique dans l’étude de l’art, au regard du dogme auquel il avait pu être soumis dans sa formation universitaire, affirmant la parfaite autonomie de l’œuvre, au regard de quoi «-parler de l’art d’un point de vue moral trahissait un manque de goût ou d’intelligence-». (Noël Caroll, «-Le moralisme modéré-» in Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Idem, p. 37). 24 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies éthique pour déterminer sa véritable qualité 2 . Berys Gaut, défenseur d’une position éthiciste, peut affirmer, à ce titre-: «-la critique éthique de l’art est une activité esthétique véritable et légitime, […] l’appréciation éthique des attitudes qu’affichent les œuvres d’art est un aspect légitime de l’évaluation esthétique de ces œuvres 3 -». Cependant, face à la critique de l’insuffisance des théories de “l’art pour l’art”, des critiques contemporains revendiquent l’héritage wildien 4 dans l’affirmation de la nécessité d’une perception exclusivement esthétique, tenant la morale à l’écart, en vue d’une compréhension véritable de l’œuvre d’art. Wilde semble en effet marquer, de manière historique, non seulement une position radicale, mais surtout, face à l’éthicisme platonicien, une position opposée et structurante du champ de réflexion consacré aux rapports entre l’art et la morale. Face à la résurgence d’une critique éthique, le débat contemporain trouve également parmi ses représentants des opposants, tel Richard Posner qui réaffirme en écho à Wilde, la séparation entre l’art et la morale-: J’accepte la thèse de Wilde - le credo de l’esthétisme, de «-l’art pour l’art-» - si l’on entend par là que le contenu moral et les conséquences morales d’une œuvre littéraire n’ont rien à voir avec sa valeur littéraire. 5 Notre étude visera à montrer la tension à l’œuvre dans l’esthétisme par rapport à la morale victorienne, dont il juge d’une part qu’il est illégitime de tenir l’éthique pour l’unique critère d’appréciation des œuvres, et d’autre part, parce qu’il conteste cette morale particulière en raison d’un rigorisme qui mutile la vie même. Enfin, toute dimension éthique n’est cependant pas écartée, mais on peut comprendre le geste de l’esthète comme une critique à l’égard de la morale établie, imposant à l’individu des règles générales qui interdisent à chacun de s’épanouir pleinement, pour lui substituer une esthétique de l’existence plus favorable à la réalisation de soi. 2 Idem, p. 38-: «-ces développements apportent un correctif salutaire au formalisme et à la doctrine de l’autonomie artistique qui l’accompagne.-» 3 Berys Gaut, «-La critique éthique de l’art-», Idem, p. 49. 4 Richard A. Posner, «-Contre la critique éthique-», Idem, p. 115-: «-Oscar Wilde est célèbre pour cette remarque ‘Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c’est tout’-». Auden lui fit écho, disant dans son poème à la mémoire de William Buter Yeats que la poésie ne fait rien arriver (bien que le poème dans son ensemble nuance cette exagération), de même que Croce, ainsi que des critiques formalistes comme Cleanth Brooks, figure d’autorité chez les Nouveaux Critiques, qui insistaient sur le fait que l’édification était du ressort de la religion mais non de la poésie. 5 Idem, p. 116. 25 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 I. La critique morale de la société victorienne À propos de la préface du Portrait de Dorian Gray, selon laquelle un livre n’est ni moral ni immoral mais bien ou mal écrit, et qui vaut comme une sorte de manifeste professant l’hermétisme entre l’art et la morale 6 , Richard Posner écrit, dans l’article qu’il rédige pour dénoncer la critique éthique, que Wilde «-défiait la sagesse conventionnelle de son époque-». En effet, la société victorienne partage l’opinion selon laquelle l’art a un effet moral sur le lecteur ou le spectateur et une telle efficacité pratique de l’art oblige donc à le soumettre à des principes éthiques sévères. On comprend, dès lors, en quoi l’affirmation de Wilde n’est en rien le bon d’un esthète revendiquant une position d’exception qui lui octroierait une sorte de privilège aristocratique s’exemptant des réalités politiques et sociales. Au contraire, il s’inscrit dans un rapport polémique extrêmement fort envers la société et même dans un mouvement de réaction ou de résistance 7 . Wilde peut écrire, par exemple, avec humour, à propos du manque de considération accordée aux préraphaélites- : «- Tout ignorer de ses grands hommes est un des principes fondamentaux de l’éducation anglaise. […] En Angleterre, alors comme aujourd’hui, il suffisait à un homme d’essayer de produire quelque œuvre sérieuse et belle pour perdre tous ses droits de citoyen 8 .-» Il rend ainsi bien compte, de l’accueil mitigé reçu par le groupe d’artistes, à l’occasion de la première exposition. Lorsque William Michael Rossetti évoque la naissance de la confrérie des préraphaélites, il souligne le 6 Idem, p. 120-: «-Lorsque Wilde formulait l’aphorisme que j’ai cité au début, dans la préface de son roman scandaleux (quoique, ironiquement, éminemment moraliste) Le Portrait de Dorian Gray, il défiait la sagesse conventionnelle de son époque. Pratiquement tout individu bien-pensant aurait dit alors que se plonger dans des monuments littéraires de la civilisation occidentale rend meilleur. Pour beaucoup, cela ne représente plus maintenant qu’une autre platitude victorienne pieuse qui part en miettes.-» 7 Louise Rosenblatt, L’idée de l’art pour l’art dans la littérature anglaise pendant l’époque victorienne, Paris, Honoré Champion, 1931, p. 16-: «-C’est parce que la société victorienne produisit une conception aussi extrême des buts moraux de l’art jointe ordinairement à de l’hostilité ou à de l’indifférence envers les valeurs esthétiques, et parce que ce moralisme s’imposait à la littérature du milieu du siècle aussi agressivement, que certains écrivains furent finalement poussés par réaction, à accentuer leur opposition à cette idée du rôle social de l’artiste. Ce moment venu, on trouvait que des écrivains romantiques français avaient déjà développé l’idée de l’art pour l’art et pouvaient présenter aux écrivains anglais leur exemple pour les encourager à adopter cette attitude révolutionnaire, aussi bien qu’une formule à employer comme cri de guerre.-» 8 Oscar WILDE, «-La Renaissance anglaise de l’Art-», trad. J. de Langlade in La critique créatrice, Bruxelles, Éditions Complexe, 1989, p. 40 26 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies fait qu’ils élaborent leur conception de l’art avant tout dans le rejet 9 . Après avoir dressé la liste des motifs de contestation qui animent les artistes et les conduit à se révolter contre la vision de l’art en vigueur, il peut conclure en déterminant leur attitude comme étant celle de l’opposition radicale, autrement dit l’affirmation d’un contre-modèle parfait visant à contredire exactement les éléments d’un art stérile 10 . En effet, l’état de l’art à cette époque est bien celui d’un manque de vitalité et d’une sclérose qui est le fait d’un académisme qui ne parvient pas à se renouveler en inventant des formes nouvelles au lieu de se soumettre imperturbablement aux mêmes règles. Un tel constat est largement partagé par Matthew Arnold, qui dénonce une époque exclusivement matérialiste et qui se détourne des œuvres de la culture 11 . Ce qu’il nomme culture consiste à développer de manière harmonieuse l’ensemble des facultés humaines chez tous les hommes 12 . Un tel projet est d’autant plus important pour le monde moderne où la société est devenue mécanique 13 , délaissant ainsi une part essentielle de l’homme. L’homme victorien est un être mutilé qui se détourne de sa propre existence sensible. L’obsession du rendement et du bénéfice dans le contexte du fort essor industriel décrit alors le tempérament dominant de la société victorienne, au point que Louise Rosenblatt peut parler de deux éthiques inconciliables entre l’artiste et le bourgeois 14 . Dans l’analyse qu’elle propose de la situation de «-l’art pour l’art-» dans la seconde moitié du XIX e siècle anglais, elle insiste sur la forte inscription d’un tel mouvement dans le contexte politique et social très précis de la littérature et de l’art en général-: Le dix-neuvième siècle en Angleterre fut avant tout une période de transition. Les immenses changements économiques posaient un problème social 9 William Michael Rossetti, The Germ: Thoughts towards Nature in Poetry, Literature and Art, London, Elliot Stock, 1850, p. 6. 10 Idem. 11 E. Hilda Dale, La poésie française en Angleterre 1850-1890. Sa fortune et son influence, Paris, Didier, 1954, p.-28-: «-Arnold aurait pardonné à ses compatriotes de ne pas comprendre la poésie, même de ne pas la désirer. Ce qu’il ne pouvait tolérer c’était que, dans sa poursuite de la prospérité matérielle, le pays perdit tout idéal plus élevé.-» 12 Matthew Arnold, Culture and Anarchy. An essay in political and social criticism in Works, vol. VI, Londres, Macmillan and Co., 1903, p. 12. Cf. E. Hilda DALE, op. cit., p. 31-: «-Arnold est convaincu qu’en dernier lieu le but de la poésie est d’élever l’homme, de l’arracher à ses préoccupations matérielles.-» 13 Idem, p. 13. 14 Louise Rosenblatt, op. cit., p. 16-: «-Il est impossible de parler d’aucun aspect de la pensée anglaise sous le règne de Victoria sans constater que c’est l’époque de la domination de la bourgeoisie.-» 27 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 nouveau et compliqué et amenaient de grands réajustements sociaux et politiques. Il était inévitable qu’une telle période d’expansion matérielle, d’aussi grands changements dans l’ordre pratique produisissent partout une préoccupation des valeurs matérielles et pratiques, du monde tangible de l’action. Le bourgeois - industriel ou commerçant - avide de profiter des nouveaux développements matériels, représente la mentalité la plus typique du temps. Dans ce sentiment de l’importance suprême de la vie d’action, le bourgeois trouvait l’utilitaire et l’évangéliste d’accord avec lui. A une époque où l’organisation pratique de la vie posait tant de problèmes, dans une société en transformation, il était naturel que les hommes, pour des motifs intéressés ou désintéressés, se concentrassent sur le monde réel de l’action et sur ses valeurs. 15 En effet, à cette époque, la société anglaise est en plein essor industriel. Outre la prédominance des préoccupations d’ordre matériel qui définit à ses yeux l’idéal bourgeois dominant, on peut noter de manière plus spécifique une transformation de la réalité éditoriale et critique et même du public. Le développement de la presse aussi bien que des maisons d’édition conduit, par une plus grande diffusion, à l’apparition du grand public qui, plus que jamais, exerce une influence conséquente sur la création artistique. Alors que l’art était demeuré longtemps réservé à un public de connaisseurs, le progrès démocratique qui se joue notamment par le biais de l’éducation donne naissance à une «- grande masse inspirée par l’idéal bourgeois qui fixait le niveau du goût esthétique 16 -». Ceci tendrait à expliquer la scission entre les artistes et le public, qui ne serait pas tant le fait d’une posture élitiste et méprisante, d’esthètes adoptant une attitude aristocratique, mais le résultat d’une incompréhension, et de la violence exercée par un tel public sur la création artistique qu’il condamne pour des raisons diverses, comme sa nouveauté 17 ou son immoralité. Le critique, quant à lui, consiste essentiellement dans le «-reviewer-» qui adopte le point de vue majoritaire et se fait ainsi le porte-voix de la critique exprimée par l’opinion en donnant de la résonnance aux indignations face aux entorses à la moralité. Dans un univers obsédé par la rentabilité et ayant posé au principe de toute organisation sociale l’impératif de l’utilité, l’art doit à son tour justifier son existence et le critique évalue essentiellement la portée pratique de l’œuvre. L’art ne bénéficie pas de traitement de faveur et semble être considéré comme une marchandise quelconque, ou alors, si elle 15 Idem, p. 17. 16 Idem, p. 24. 17 E. Hilda Dale, op. cit., p. 23- : «- à ses yeux, le nouveau est souvent synonyme de mauvais et elle condamne ce qui lui paraît, non pas du mauvais art, mais de la mauvaise moralité.-» 28 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies est œuvre de l’esprit, elle doit rendre compte de la noblesse de ses intentions par un programme didactique et édifiant-: Ce point de vue étroit, insulaire, qui ignore les valeurs esthétiques, a été, d’une façon générale, celui de la majorité des lecteurs et, il faut le dire, de bien des critiques de l’époque. En ce qui concerne les mœurs, l’exemple avait été donné par la Reine, qui exigeait un mode de vie, une tenue morale des plus stricts. Sa condamnation absolue de tout ce qui pourrait souiller la pureté de la vie de famille, ou diminuer le pouvoir de la religion, comptait pour beaucoup dans l’attitude de la nation entière à cet égard. 18 Dès lors, soumise à de telles exigences, la littérature anglaise depuis 1850 subit un tournant réaliste, influencée par la prospérité matérielle et les dernières découvertes scientifiques, de telle sorte que le roman social de Dickens, de Trollope ou de Kingsley par exemple, ont en commun «-un ton moral d’une pureté rassurante 19 -». Dès lors, «-la critique se refuse à distinguer entre l’éthique et l’esthétique 20 - ». Elle est essentiellement morale, restant aveugle aux caractéristiques artistiques des œuvres, condamnant ainsi des œuvres de qualité et valorisant des œuvres médiocres dont elle félicite les preuves de moralité. Dans un tel contexte, l’art a nécessairement une dimension pragmatique, autrement dit une efficacité sur le monde réel à travers une influence morale. Selon cette conception, l’art ne saurait se tenir en retrait et ce n’est qu’à partir de ses effets que l’on doit juger une œuvre, en écartant l’œuvre nuisible pour ne conserver que celle qui est conforme aux valeurs de la société victorienne-: Insensiblement l’idée que la littérature tient son importance de son influence possible sur la vie pratique, égarera la critique littéraire qui adoptera à tort des attitudes semblables devant les problèmes de la vie et devant ceux de la littérature. Tel l’homme inculte qui ne voyant pas de différence entre la vie et l’art, crie pour avertir la victime dans une tragédie. Abordant la littérature avec l’esprit pratique et utilitaire qui régnait dans la vie, le critique moyen, au lieu de goûter le rythme émotionnel d’un livre, l’unité architectonique d’un roman, la beauté lyrique d’un poème, se soucie surtout de déterminer si le sujet de l’œuvre ne serait pas immoral dans la vie réelle-: donc peut-être capable de suggérer des actions immorales aux lecteurs. Cette absorption de 18 Idem, p. 27. 19 Idem, p. 26 20 Idem, p. 20 29 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 toute autre considération par le souci de l’effet pratique trouvait des expressions très variées, et plus ou moins extrêmes. 21 On comprend dès lors l’importance pour les tenants de l’esthétisme de défendre le caractère désintéressé de l’art, de manière à le soustraire à l’évaluation pratique 22 . La défense de ‘l’art pour l’art’ s’inscrit donc en opposition avec l’idée d’une efficacité de l’art par la revendication de son inutilité. En tant qu’activité improductive, elle s’exempte des modalités ordinaires de l’action et de la production pour bénéficier d’un régime spécifique qui interdit de l’envisager sous un angle utilitaire-: C’était alors dans le bourgeois, sobre, rationnel, pratique et «-respectable-» que l’époque victorienne trouvait son type idéal. En effet, on a remarqué que le terme bourgeois, comme le terme middle class en anglais, évoque maintenant un caractère et un tempérament plutôt qu’un rang social. Et ce qui est très important, ce tempérament que louait l’âge victorien, est foncièrement anti-esthétique. 23 L’esthétisme se définit alors, bien que semblant revendiquer une position d’exception et d’extériorité par rapport à la vie sociale et politique, par la mise entre parenthèses de toutes les valeurs extra-esthétiques, en s’inscrivant profondément dans ce contexte et dans un mouvement de réaction contre la société victorienne. 21 Louise Rosenblatt, op. cit., p. 31 22 Noël Caroll, «-Le moralisme modéré-» in op. cit., p. 39-41-: «-L’autonomisme, quelle qu’en soit la forme, fournit un antidote aux idées de Platon, Tolstoï et autres innombrables critiques d’art puritains. En s’opposant à eux, l’autonomiste affirme que l’art a une valeur intrinsèque, qu’il n’est et ne devrait pas être soumis à des fins extérieures ou ultérieures, comme par exemple la promotion de l’enseignement moral. En cela, l’autonomisme fait appel à l’intuition - à vrai dire il ne s’agit peut-être que d’une intuition moderne marquée par l’autonomisme - que les œuvres d’art peuvent peut-être avoir de la valeur, en vertu de la beauté qu’elles livrent à une attention désintéressée, indépendamment de leurs retombées sociales.-[…] une évaluation morale ne saurait être une mesure adéquate de la valeur artistique, […] l’art a une valeur intrinsèque et qu’il possède ses propres bases uniques d’évaluation-; l’art a ses fins propres et donc ses critères propres d’évaluation.-» 23 Louise Rosenblatt, op. cit, p. 19. 30 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies II. La théorie de « l’art pour l’art » anglais Wilde condamne tout rapport hétéronome à l’art et au beau, qui pervertit l’expérience vraie de l’art, celle-ci devant être ramenée à son élément essentiel, à savoir le sensible lui-même. Pour cette raison, la règle morale, comme bien d’autres encore, demeurent inopérantes face à l’œuvre d’art et nous la font manquer faute d’une attitude ou d’une perception adéquate, puisque, s’agissant d’un tableau par exemple, dans le cadre des art-plastiques, il s’agit avant tout d’-«-une surface couverte de belles couleurs, rien de plus 24 -». Ce n’est pas le sujet qui compte en vertu de ce primat de la forme, ou du moins de cette unité de la forme et du fond dont la musique donne le paradigme comme modèle de tous les arts. Cette négation du contenu condamne toute forme d’art politique ou social dans la mesure où l’art ne serait plus une fin pour lui-même, et soustrait également l’art à toute critique d’un point de vue extra-artistique ou extra-esthétique, notamment moral 25 . En réponse à une critique dénonçant l’immoralité du Portrait de Dorian Gray, Wilde répond en réaffirmant les principes énoncés dans sa préface-: Je suis tout à fait incapable de comprendre comment on peut se placer à un point de vue moral pour critiquer une œuvre d’art. Le domaine de l’art, et celle de l’éthique sont absolument distincts et séparées. 26 Face à une telle situation, Wilde définit dans plusieurs essais l’attitude critique que doit adopter le spectateur. En effet, loin de soumettre l’œuvre à des critères extra-esthétiques, qui sont ceux de la vie ordinaire, et qui sont les principes d’utilité notamment, ou d’autres qui régissent la vie pratique, 24 Oscar Wilde, «-L’Envoi. Introduction à Pétale de Rose et pétale de fleur de Pommier de Rennel Rodd-» in Essais de littérature et d’esthétique (1855-1885), trad. A. Savine, Stock 1912/ Paris, Éditions du Sandre, 2005, p.-108: «-et elle ne nous affecte point par des suggestions dérobées à la philosophie, par du sentiment soustrait à un poète, mais par son essence artistique incommunicable, par cette sélection de vérité que nous appelons style, par ce rapport de valeurs qui est la science du dessin en peinture, l’arabesque du dessin, la splendeur de la couleur-; car ces choses-là suffisent pour faire vibrer la plus divine et la plus lointaine des cordes qui font de la musique en notre âme, et la couleur est vraiment, à elle seule, un être mystérieux sur les choses et le ton une sorte de sentiment.-» 25 Oscar Wilde, Intentions, trad. D. Jean, Paris, Gallimard, «- Bibliothèque de la Pléiade- », 1996, p. 788- : «- C’est à l’intérieur et non en dehors de lui-même que l’Art atteint à sa perfection. Il n’a pas à être jugé sur des critères de ressemblance au monde extérieur.-» 26 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Saint-James’s Gazette du 25 juin 1890 [publiée dans la Saint-James’s Gazette le 26 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.1, Paris, Éditions Gallimard, 1966, p.-317. 31 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 il convient que le spectateur fasse l’effort de se rendre conforme à l’œuvre pour l’apprécier. Autrement dit, il s’agit pour lui de se rendre réceptif, en mettant entre parenthèses ses préjugés pour adopter les règles qui sont celles qu’exige l’œuvre elle-même-: Si l’on aborde une œuvre d’art avec un quelconque désir d’exercer une autorité sur elle et sur l’artiste, on l’aborde dans un esprit qui rend impossible d’en recevoir aucune impression artistique. C’est à l’œuvre d’art de dominer le spectateur-; ce n’est pas au spectateur de dominer l’œuvre d’art. 27 Celui qui se pose en juge de l’œuvre exerce sur elle une violence destructrice au sens où une telle approche lui interdit de saisir véritablement l’œuvre. Il faut au contraire adopter la perspective que l’œuvre nous dicte pour la percevoir convenablement. Une telle conception renverse le schéma traditionnel en donnant la primauté à cette œuvre. Celle-ci ne saurait être soumise à un sujet qui la juge à partir de ses propres critères et d’un système de valeurs établi mais au contraire, c’est l’œuvre qui doit créer son spectateur. Une telle conception trouve son origine dans l’idée kantienne du beau qui implique le désintéressement 28 . Le premier moment de l’analytique du beau dans la Critique de la faculté de juger, vise à définir la spécificité du jugement esthétique, considéré comme un jugement réfléchissant et non déterminant, autrement dit, ne se prononçant pas sur l’objet mais sur un état du sujet produit par la représentation de l’objet. Après avoir distingué le jugement de goût du jugement de connaissance (§ 1), et mis à l’écart l’intérêt théorique, il pose déjà le cadre d’une réflexion sur le désintéressement comme exigence de l’expérience esthétique 29 , dans la mesure où celle-ci est empêchée dès lors qu’on ramène l’objet à un concept en vue d’une connais- 27 Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, trad. D. Jean, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1996, p. 955. 28 Louise Rosenblatt, op. cit., p. 9-10-: «-L’idée de l’art pour l’art est ordinairement associée très intimement â la littérature française et, à notre avis, c’est juste, puisque c’est en France que l’idée devint tout d’abord une force active dans la littérature créatrice, et que la littérature française est le foyer d’où la théorie s’est répandue le plus souvent dans les autres littératures. Au point de vue chronologique cependant, on a montré que les philosophes romantiques allemands au début du XIX e siècle - Kant, Schiller, Goethe, Schelling, Hegel - avaient dégagé et formulé beaucoup des idées et des doctrines qui devaient réapparaître dans la défense de l’art pour l’art, dans la seconde moitié du siècle.-» 29 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A Renaut, Paris, Flammarion, collection «-Bilingue Aubier-», § 2, p. 182-: «-On nomme intérêt la satisfaction que nous associons à la représentation de l’existence d’un objet. Une telle représentation se rapporte donc toujours en même temps au pouvoir de désirer, comme son 32 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies sance, tout comme à son agrément ou à son utilité, c’est-à-dire à sa dimension morale. Le beau n’interdit pas absolument de tels rapports, ne les rend pas impossibles, bien au contraire, ils émanent d’expressions spontanées qui s’imposent à nous. Dès lors, il s’agit bien de définir une attitude, une visée esthétique qui nous oblige à adopter un certain comportement, qui consiste à tenir à distance des intérêts possibles qui recouvrent ou empêchent cette perception singulière 30 . Ainsi, Wilde peut écrire par exemple-: Le spectateur doit être réceptif. Il doit être le violon sur lequel jouera le maître. Et mieux il sera capable de mettre entre parenthèses ses idées sottes, ses préjugés absurdes, ses conceptions ridicules, sur ce que l’art devrait être ou ne pas être, plus grandes seront ses chances de comprendre et d’apprécier l’œuvre d’art en question. 31 Cette attitude esthétique trouvera de nombreux héritiers notamment chez Stolnitz 32 et Dufrenne 33 par exemple qui la décrit sur le modèle d’une relation amoureuse exigeant l’abandon de soi, ou encore chez Genette 34 qui dans le sillage de la philosophie analytique de Goodman défend l’idée d’une attention esthétique. principe déterminant, ou en tout cas comme se rattachant nécessairement à son principe déterminant.-» 30 Nelson Goodman, «-Quand y a-t-il de l’art-? -» in Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Klincksieck 1988, p. 207- : - «- un objet peut être une œuvre d’art à certains moments et non à d’autres. En effet, c’est précisément en vertu du fait qu’il fonctionne comme symbole d’une certaine manière qu’un objet devient, quand il fonctionne ainsi, une œuvre d’art.-» 31 Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, op. cit., p. 955-: «-C’est, bien sûr, tout à fait évident en ce qui concerne les Anglais ou les Anglaises ordinaires qui vont au théâtre. Mais c’est également vrai pour ce que l’on appelle les gens cultivés. Car l’idée de l’art que se fait une personne cultivée découle tout naturellement de ce que l’art était autrefois, alors qu’une œuvre d’art neuve est belle d’être ce que l’art n’a jamais été-; et la juger selon les critères du passé, c’est lui appliquer des critères dont le rejet est la condition de sa véritable perfection. Seul un tempérament capable de recevoir, par l’intermédiaire d’un moyen d’expression faisant appel à l’imagination, et dans des conditions faisant appel à l’imagination, des impressions neuves et belles est capable d’apprécier une œuvre d’art.-» 32 Jerome Stolnitz, Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism (chapter 1: “The Aesthetic Attitude”) in Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Klincksieck, 1988, p. 105. 33 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953, p. 531-: «-Nous avons assez dit que l’accueil fait à l’objet esthétique est d’autant plus fécond qu’on se voue plus entièrement à lui.-» 34 Gérard Genette, L’œuvre de l’art (Immanence et Transcendance 1994- ; La relation esthétique 1997), Paris, Seuil, 2010. 33 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 On comprend dès lors de quelle façon Wilde se fera le défenseur d’une critique-artiste, autrement dit non pas d’une critique qui juge selon ses propres critères pour écarter le bon grain de l’ivraie, mais une critique qui cherche à comprendre l’œuvre et, la saisissant de l’intérieur, laisse son mouvement se prolonger en lui, autrement dit par une création nouvelle. Une telle conception trouve son origine notamment chez Pater, qui dans La Renaissance définissait le but de la critique, en citant Matthew Arnold, comme le fait de «-voir l’objet tel qu’il est réellement 35 -». Wilde défend une telle conception en vertu du sens à accorder à la réaction à une œuvre. En effet, si les tenants de la position éthiciste insistent sur la réaction morale incontournable face à certaines situations, Wilde considère, en vertu du régime propre à l’art, que celui-ci ne saurait inspirer des sentiments semblables à la vie réelle. En effet, Noël Caroll, notamment, affirme que l’œuvre ne crée pas d’émotions nouvelles mais au contraire sollicite chez les spectateurs des réactions qui vont puiser directement dans des émotions qui préexistent 36 et qui sont analogues à celles que susciteraient dans la réalité un événement comparable. Il peut ainsi affirmer que- 35 Walter Pater, Essais sur l’art et la Renaissance, trad. A. Henry, Paris, Klincksieck, 1985, p. 52-: «-‘Voir l’objet tel qu’il est réellement’, a-t-on décrit, avec pertinence le but de toute vraie critique-; or dans la critique esthétique, le premier pas à faire pour voir l’objet dans sa réalité, c’est de connaître exactement l’impression qu’il donne, de la démêler des autres, de la concevoir avec précision.- ». Cf. Matthew Arnold, On translating Homer in Works, vol. V, Londres, Macmillan and Co., 1903, p. 216-217. Déjà William Hazlitt, proposait avant Pater, une conception de la critique qui ne vise pas à séparer, par son jugement, le bon grain de l’ivraie, et par l’art, à réformer les mœurs. La perspective qu’il adopte par rapport à l’art, consiste bien plutôt, à l’envisager comme une puissance de vie et comme le lieu où la vie se donne de manière plus aiguisée et plus intense. La littérature n’étant pas l’occasion d’une leçon morale mais un réservoir d’expérience, le travail critique se trouve alors redéfini-: «-Les impressions les plus vives de l’enfance et de la jeunesse, chez Hazlitt, sont celles de la lecture- ; et inversement, la poésie de la vie est tout ce qui vaut d’en être retenu. L’essai critique, en ce sens, est un exercice de compréhension, mais il est aussi le prolongement de la littérature, la mise en œuvre des résonances qu’elle suscite chez un critique qui est lecteur avant d’être savant.-» (Laurent Folliot, «-William Hazlitt-: l’essayiste entre Mercure et Saturne-» in William Hazlitt, Du goût et du dégoût, Belval, Les Éditions Circé, 2007, p. 8). 36 Noël Caroll, ibid., p. 45- : «- Puisque les œuvres d’art narratives requièrent nécessairement que nous mobilisions les croyances, concepts et sentiments moraux que nous possédons au préalable, on ne s’étonnera pas que nous nous trouvions disposés à discuter avec d’autres lecteurs, auditeurs et spectateurs, et à partager et comparer nos réactions morales au sujet des personnages, des situations et des textes qui les mettent en scène, lorsque les auteurs de ces textes nous les ont présentés avec la claire intention de mobiliser, entre autres choses, nos réactions morales. Il est naturel que nous discutions des œuvres d’art en utilisant le vocabulaire éthique car, étant donné ce qu’elles sont, les œuvres narratives sont conçues 34 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies nombre d’émotions, comme la colère (pour laquelle le concept de «-préjudice subi-» est un critère indispensable), comportent des composantes morales que l’on ne peut éliminer, et que nombre des émotions qui sont pertinentes dans le cadre des récits sont fréquemment des émotions morales. 37 Or, Wilde semble directement répondre à une telle affirmation lorsqu’il indique à propos du spectateur qu’«-il ne faut pas qu’il aille au théâtre pour se mettre vulgairement en colère. Il faut qu’il aille au théâtre pour épanouir un tempérament artistique- ». On comprend de quelle manière la réaction ne saurait s’inscrire de manière continue par rapport à la réalité et qu’au contraire l’œuvre d’art semble appeler un type de perception singulier, de telle sorte que les émotions vulgaires devraient laisser la place à des sentiments proprement artistiques. Lorsqu’il consacre quelques pages à La Poétique d’Aristote dans Le Critique comme artiste et propose une interprétation de la catharsis, Wilde propose de la comprendre comme un rite initiatique 38 . En effet, attentif aux impressions produites par la tragédie, Aristote montrerait de quelle manière certaines émotions demeurent à un état virtuel et doivent s’exprimer pour permettre à l’homme d’être pleinement en acte. Ce faisant, la tragédie aurait un pouvoir révélateur en faisant naître chez le spectateur des émotions dont il ignorait tout, et qui lui apparaissent au moment où elle se déploie face à la scène comme absolument nouvelles. En effet, il conteste le fait que la réaction légitime à l’œuvre soit spontanée et immédiate. Il s’agit bien plutôt de donner l’occasion au spectateur de prendre le temps de sentir se déployer certaines émotions familières mais que la vie pratique empêche de vivre pleinement, ou bien encore, de faire l’expérience de sensations nouvelles, que notre existence limitée ne pourrait connaître en dehors de l’art. On retrouve là encore l’influence de Pater qui défendait l’idée d’un art permettant d’enrichir et d’augmenter la gamme de nos émotions grâce aux œuvres de l’imagination qui nous permettent de faire des expériences à vide ou des expériences non pas utiles, mais n’ayant pour autre fin que les émotions qu’elles procurent-: Wilde considère que l’artiste, et surtout le critique, ont des devoirs envers le public. L’artiste doit, non pas s’abaisser vers lui en suivant les goûts du jour, mais au contraire l’élever, en lui révélant des possibilités nouvelles d’admipour éveiller, susciter et interpeller notre capacité morale de reconnaissance et de jugement.-» 37 Noël Caroll, ibid., p. 444. 38 Oscar Wilde, Intentions, op. cit., p. 842- : «- Le mot catharsis évoque clairement, m’a-t-il souvent semblé, le rite initiatique, en admettant d’ailleurs que ce ne soit pas ici, comme je suis parfois tenté de l’imaginer, l’unique sens qu’il faille lui donner.-» 35 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 ration et de joies, jusqu’alors demeurées ignorées, mais latentes en tout être humain. C’est aussi le rôle du critique, s’il en a un. Car l’Art atteint alors sa véritable dimension qui n’est pas de plaire, mais d’exalter ces facultés innées qui sommeillent en chacun de nous. Pour y parvenir, l’artiste doit prendre de la distance par rapport au réel, créer un autre monde, celui de l’Art, plus vrai que le réel. 39 Wilde insiste ainsi sur le caractère imaginaire de l’œuvre d’art qui la soustrait aux modes d’évaluation qui ont cours dans la vie réelle. Le renversement du paradigme mimétique caractéristique de l’œuvre de Wilde conteste ainsi toute forme de réalisme dans l’art et va jusqu’à nier toute référentialité hors de l’art. Dès lors, on ne peut lui reprocher des personnages irréalistes, et bien au contraire il peut affirmer que la littérature ne se contente pas d’enregistrer la réalité mais l’invente et dès lors, puisqu’elle a pour fonction de «-rendre réel ce qui n’existe pas-», elle se tourne naturellement vers les coquins et les «-mal pensants-» qui «-constituent, du point de vue de l’art, de fascinants sujets d’étude 40 -». L’artiste «-n’a pas de sympathies éthiques 41 ,-» puisque «- le vice et la vertu sont simplement pour lui ce que sont, pour le peintre, les couleurs qu’ils voient sur la palette- : rien de plus et rien de moins 42 .-» L’amoralité de l’art tient donc à cette nette rupture instaurée entre la création artistique et la réalité qui conduit les œuvres de l’imagination à ne pas pouvoir être soumises légitimement à une appréciation pratique dans la mesure où le style ne saurait répondre d’une morale de l’action.- Une telle confusion constitue aux yeux de Wilde une faute grave de la part du critique, qui doit apprendre la différence entre l’art et la vie pour se garder d’imposer à l’art des limites qui ne valent que pour l’action 43 . 39 Jacques De Langlade, «-Introduction-» à Oscar Wilde, La poésie des socialistes, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. X. 40 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Saint-James’s Gazette du 26 juin 1890 [publiée dans la Saint-James’s Gazette le 27 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p.-319. 41 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer publiée dans le Scots Observer le 9 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 12 juillet 1890] in op. cit., p.-328. 42 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer publiée dans le Scots Observer le 9 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 12 juillet 1890] in op. cit., p.-328: «- Il voit que, grâce à elles, un certain effet artistique peut se produire et il le produit. Iago peut être moralement horrible et Imogène impeccablement pure- : Shakespeare, comme l’a dit Keats, eut autant de joie à créer l’un qu’il en eut à créer l’autre.-» 43 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Saint-James’s Gazette du 27 juin 1890 [publiée dans la Saint-James’s Gazette le 28 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p.-322-: «-Tâcher d’apprendre à vos critiques à reconnaître la différence essentielle qui existe entre l’art et la vie.-[…]-Il est normal qu’on fixe des limites à l’action. Il n’est pas normal qu’on en impose à l’art.-» 36 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies Si les premiers représentants de la théorie de l’art pour l’art en Angleterre, que sont Whistler, Swinburne ou Pater avant Wilde, semblent directement influencés par des idées venues de France, notamment à travers Gautier, et dont Whistler et Swinburne se feront les représentants en Angleterre, on peut trouver dans la tradition anglaise des préfigurateurs de cette conception, notamment Keats, mais avant lui, Thomas de Quincey dans De l’assassinat considéré comme l’un des Beaux-arts. Ce dernier propose une séparation entre l’art et la morale fondée sur la distinction entre l’art et la réalité. En effet, si la réalité engage notre responsabilité, la fiction ne saurait être envisagée, et donc condamnée, selon le même point de vue. Si un homme assiste à une tentative de meurtre et ne fait rien, alors il est complice et commet une faute morale. Cependant, la représentation de cette scène ne le sollicite pas de la même façon, autrement dit n’exige pas son intervention puisqu’il s’agit d’un événement déjà advenu ou irréel sur lequel on ne peut influer. La contemplation simplement esthétique d’une telle représentation est donc possible sans contredire la morale. L’auteur rapporte ainsi une anecdote selon laquelle, alors qu’il était en compagnie de Coleridge qui dissertait sur Plotin, ils furent interrompus par des cris les alertant d’un incendie. Ils s’y ruèrent comme à un spectacle, dont il demanda à son ami de lui raconter la fin puisqu’il avait dû partir avant. Coleridge lui répondit-: «-il a si mal tourné que nous l’avons hué unanimement-». L’appréciation esthétique ne saurait être scandaleuse au regard de la gravité des événements dans la mesure où la présence des pompiers dispense les hommes de toutes actions d’intervention pour en faire des spectateurs. N’étant pas des incendiaires, ni ne souhaitant aucun mal, ils peuvent s’abandonner à satisfaire seulement leur goût. La défense de De Quincey consiste bien à souligner la spécificité de l’art comme régime de fiction qui ne peut susciter une réaction morale, car il ne s’agit pas d’une action en train de se faire mais remémorée racontée ou décrite, si bien que l’homme le plus vertueux a le droit dans ces circonstances de faire de l’incendie un objet de jouissance-: Toute chose, en ce monde, a deux anses. L’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale […]-; et c’est bien là, je le confesse, son côté faible-; mais on peut aussi en traiter esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à-dire par rapport au bon goût. 44 44 Thomas De Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, trad. P. Leyris (1962) revue par D.-Bonnecase, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 2011, p. 1239. 37 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Il n’y a donc pas de sujet ou d’actes qui devraient être jugés ou écartés selon des raisons morales, puisque l’art relève d’une perspective qui déroge aux règles qui régissent l’action. Seule importe l’esthétisation des choses en fonction du regard porté sur elle, en fonction de la disposition ou de l’état d’esprit du spectateur que de telles qualités pourront apparaître ou non. On peut ainsi selon une perspective, morale et pratique, condamner l’assassinat mais également, en prenant un autre angle de vue l’envisager selon son exécution et donc fonder une académie définissant les règles du beau propre à cet art et se proposer la critique d’assassinats comme de n’importe quelle œuvre d’art-: «-ils se réunissent pour en faire la critique comme s’il s’agissait d’un tableau, d’une statue ou de toute œuvre d’art-». En effet, «-la composition d’un beau-» suppose «-le dessein d’ensemble, […] le groupement, le clair-obscur, la poésie, le sentiment.-» En ce sens, la valorisation de l’art comme activité improductive participe alors d’un projet éthique qui consiste dans la contestation des valeurs dominantes qui sont celle de l’utilité et de l’action, et qui néglige une véritable réalisation de soi en raison de l’aliénation produite par la société industrielle-: L’approche esthétique est bel et bien un point de vue moral, qui insiste sur les valeurs d’ouverture, de détachement, d’hédonisme, de curiosité, de tolérance, le développement du moi et la préservation d’une sphère privée - bref, sur les valeurs de l’individualisme libéral. 45 III. Une éthique de l’esthétisme On peut souligner tout d’abord de quelle manière Wilde ne condamne pas de manière définitive l’appréhension morale de l’oeuvre en soulignant le fait que selon la personnalité de chacun le lecteur sera amené à saisir l’oeuvre d’une manière singulière. Ainsi, la critique nécessiterait de saisir l’œuvre dans sa totalité, en ne négligeant aucun de ses aspects, aussi bien moraux qu’esthétiques. 45 Richard A. Posner, ibid., p. 117. Il s’agit bien de s’opposer à un idéal qui néglige la vie sensible des individus et le plein épanouissement de chacun. Cf. Louise ROSENBLATT, ibid., p. 22- : «- le caractère général de l’attitude psychologique favorisée par la convergence des tendances dominantes de l’époque, s’adaptant elles-mêmes aux besoins de la société industrialisée. Partout même point de vue rationaliste et pratique, même orientation vers le réel, même préoccupation de la signification morale et pratique de toute chose, même idéal d’abstinence et de prudence, même mépris des activités désintéressées et non pratiques, même haine et même peur des émotions désorganisatrices, des passions et de la vie des sens.-» 38 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies On voit de quelle manière, loin de frapper absolument toute lecture éthique d’indignité, Wilde est soucieux de proposer l’idée d’une distinction des points de vues attentive à tel ou tel aspect et dont la partialité ne constitue pas véritablement un défaut mais serait le fait d’un défaut commun entre les hommes, incapables de rassembler en un seul individu la totalité des perspectives, à l’exception de figures rares et extraordinaire-: «-Il faut être un Goethe pour voir une œuvre d’art pleinement, complètement et parfaitement- » 46 . Wilde va jusqu’à citer de grands critiques pour montrer de quelle manière cette partialité peut être partagée par des hommes de talents dont on ne saurait douter pourtant de la solidité du goût et du jugement-: -«-Gautier lui-même eut ses limites, tout comme Diderot eut les siennes et, dans l’Angleterre moderne, les Goethe sont rares-» 47 . Ainsi, Wilde reconnaît une certaine légitimité à la perspective éthique, dans la mesure où, si elle est exclusive du regard esthétique, et sans doute inférieure, chez la majorité des individus, non seulement elle n’est pas nulle, mais trouve, ressaisie dans un esprit total, toute sa place. Ainsi, la coexistence possible des points de vue chez une personnalité aussi illustre que Goethe montre de quelle manière, chez ce critique absolu, ce n’est pas la perspective uniquement artistique qui prévaut, mais qu’elle s’unit à un grand nombre d’autres perspectives qui sont l’ensemble des aspects de la réalité. On peut voir alors de quelle manière pourrait déjà s’esquisser l’idée d’une critique incluant un caractère éthique qui ne serait pas moralisant mais ressortirait dans le cadre de l’œuvre d’art elle-même d’une grande morale. D’autre part, dans certaines réponses aux critiques accusant Le Portrait de Dorian Gray d’immoralité, Wilde répond en affirmant, non pas le statut d’exception de l’œuvre d’art, mais au contraire la présence d’une morale cachée. Celui qui ne manque pas d’attention «-découvrira que cette histoire a une morale- » 48 . Or, il précise ce qu’il en est de cette morale. Si elle condamne l’excès ou le renoncement en le châtiant 49 , il est plus intéressant d’y voir une morale que seule permet la littérature-: 46 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer du- ? 31 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 2 août 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.-1, Paris, Gallimard, 1966, p.-331 47 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer du- ? 31 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 2 août 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.-1, Paris, Gallimard, 1966, p.-331 48 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Sain-James’s Gazette du 26 juin 1890 [publiée dans la Sain-James’s Gazette le 27 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p. 320. 49 Idem-: «-cette morale, la voici-: tout excès, comme toute renonciation, cause son propre châtiment…-»-; Cf. Lettre au directeur du Daily Chronicle du 30 juin 1890 [publiée dans le Daily Chronicle le 2 juillet 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p. 325- : «- La véritable morale de mon roman est que tout excès, comme toute renonciation, entraîne son châtiment.-» 39 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 […] cette morale est voilée si artistiquement et délibérément qu’elle n’érige pas sa loi en principe général, mais se réalise purement dans la vie des individus et, ainsi, devient simplement un élément dramatique d’une œuvre d’art, sans en être lui-même l’objet. 50 Si le roman porte en lui une dimension éthique ce n’est pas un projet d’édification qui célèbrerait une vertu abstraite ou défendrait des valeurs établies, mais elle passe plutôt par la mise en scène de diverses options éthiques qui sont toujours éprouvées singulièrement-: Certains critiques éthiques attendent d’une œuvre qu’elle présente une morale soignée, comme dans les Fables d’Esope, tandis que d’autres pensent que la valeur morale de la littérature réside en une influence plus diffuse sur la pensée et l’action. 51 Ainsi, le sens du «-désintéressement-» esthétique qui prend ses distances par rapport à un ensemble de valeurs pour faire de l’art le lieu de leur mise en suspens, ne signifie pas une dénégation de toute forme d’éthique. La revendication d’une forme de détachement ne saurait être comprise comme l’ambition d’une position anhistorique, contestant toute pertinence à la vie sociale et politique, pour lui préférer exclusivement le monde de l’art. Au contraire, il s’agit de créer les conditions d’une réélaboration de l’éthique, qui en se soustrayant à un ordre établi et en le neutralisant, se propose de 50 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Daily Chronicle du 30 juin 1890 [publiée dans le Daily Chronicle le 2 juillet 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p. 325. Cf. Maïté SNAUWAERT et Anne CAUMARTIN, «- Présentation- : Éthique, Littérature, Expérience-», Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 8-9-: «-Si la littérature et le roman en particulier sont ainsi le point d’attention actuel de la question morale, c’est peut-être que l’enjeu du «-problème de vivre-» s’est individualisé. La fin réputée des idéologies a amené un resserrement sur l’individu, non au profit d’un «-individualisme- » dont on a trop vite fait un jugement moral, mais en faveur d’une focalisation sur l’échelle individuelle, qui apparaît plus accessible et peut-être plus fiable dans la constitution des valeurs.-» 51 Richard A. Posner, ibid., p. 118-119. Cf. Christiane CHAUVIRÉ, «-Études critiques. L’esthétique et l’éthique sont-elles une- ? - », Revue de métaphysique et de morale 2007/ 2 (n° 54), p. 275- : «- Madame Bovary ne comporte aucune ‘voix d’auteur’ tirant à la fin la morale (affreuse) de l’histoire- : il y a une neutralité affichée de Flaubert, et si morale il y a, elle est implicite, transparaissant dans chaque détail cruel du livre, elle n’a pas besoin d’être explicitée. Les faits parlent d’eux-mêmes. Si la littérature peut aussi être morale de manière explicite, tels les ouvrages édifiants de la comtesse de Ségur, les fables de La Fontaine, ou, à un autre niveau, la littérature engagée, la morale ne passe jamais aussi bien que quand elle n’est pas dite, et nombre des contes moraux ont adopté la stratégie ‘objectiviste’ de Madame Bovary.-» 40 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies penser les choses à nouveaux frais, dans l’espace original qu’est la fiction comme lieu d’expérimentation, voire de mise à l’épreuve d’un ensemble de normes morales. L’enjeu serait alors, tout aussi bien de disqualifier certaines conceptions morales par la mise en évidence dramatique de leurs défauts, pour ne pas dire de leur cruauté ou de leur inhumanité, au profit d’une exploration, en guise d’essai, de tentatives nouvelles qui participeraient de l’invention d’une ou de nouvelles éthiques. On peut reconnaître ainsi, avec Liesbeth Korthals Altes 52 , que l’essor des réflexions éthiques portant sur la littérature s’inscrit dans un mouvement de valorisation du récit. Celui-ci permettrait, en effet, une approche qui échappe à une compréhension abstraite, déterminant les valeurs sans s’inquiéter de son interaction avec la vie. La littérature offrirait alors le moyen de penser l’éthique au contact même de l’existence. Ce faisant, l’art permettrait de proposer, au lieu d’une éthique normative ou prescriptive, une éthique descriptive ou en situation-: L’aspect moral dans ces approches n’est donc pas nécessairement contenu dans le texte, sous la forme d’un message ou d’une conduite à suivre, mais plutôt, parce qu’il met en jeu des représentations de l’agir et du penser humains, dans le dialogue qui se noue entre le lecteur et le texte, espace où peut s’exercer librement son discernement. 53 On peut renvoyer ici à la distinction que propose Foucault entre la morale et l’éthique, en ce sens que la morale serait «-un ensemble de valeurs et de règles d’action qui sont proposées aux individus et aux groupes par l’intermédiaire d’appareils prescriptifs divers, comme peuvent l’être la famille, les institutions éducatives, les Églises, etc. 54 - » Il s’agit d’un ensemble de 52 Liesbeth Korthals Altes, «-Présentation-: Éthique et littérature-», Études littéraires, vol. 31, n° 3, 1999, p. 9-: «-Cet intérêt pour la littérature de la part de philosophes s’explique peut-être en partie par le sentiment que les théories morales déontologiques traditionnelles ne sont pas adaptées à la vie contemporaine, ou par le refus de toute pensée de système, caractéristique de la vague anti-théorique actuelle. Ricœur, Nussbaum et Maclntyre reviennent à Aristote pour souligner le rôle des récits comme complément pratique indispensable à toute philosophie morale, condamnée à rester abstraite. La littérature mettrait à l’épreuve notre compréhension éthique et donnerait forme à notre recherche du bien et du bonheur. D’après Rorty (Rorty, 1989, p. 80-83) ou Lyotard (Lyotard, 1979), la littérature nous enseigne à accepter la contingence des valeurs et à pratiquer l’ouverture et la flexibilité qu’exigent de nous nos sociétés pluralistes. Rorty érige même les critiques littéraires en «-conseillers moraux-», puisqu’ils sont par leur profession habitués à relativiser leurs propres valeurs (Rorty, 1989, p. 80-82).-» 53 Maïté Snauwaert et Anne Caumartin, «-Présentation-: Éthique, Littérature, Expérience-», Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 6. 54 Michel Foucault, Histoire de la sexualité 2- : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 32. 41 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 prescriptions qui ne sont pas nécessairement formulées explicitement mais transmises de manière diffuses. De telles règles donnent lieu alors à une conduite morale adéquate ou non à de tels commandements. Foucault s’intéresse alors aux manières dont apparaît un sujet moral dans la variabilité des conduites possibles à l’intérieur de ce cadre. L’accent est porté alors non pas sur les procédures d’assujettissement qui contraignent un agent mais sur la manière dont l’individu peut lui-même se constituer en sujet moral, par le biais d’un «-travail éthique qu’on effectue sur soi-même, et non pas seulement pour rendre son comportement conforme à une règle donnée mais pour essayer de se transformer soi-même en sujet moral de sa conduite 55 -». Il s’agit bien, contre la morale tout à la fois contraignante et uniformisante, d’affirmer la singularité d’un désir, d’une manière d’être, d’une personnalité qui manifestent par leur existence même un certain art de vivre. Elles opposent au caractère général des lois morales l’impératif singulier d’une éthique de la création de soi comme individu 56 . Ainsi, Michel Foucault peut écrire-: Il s’agissait de faire de sa vie un objet de connaissance ou de tekhnê, un objet d’art. Nous avons à peine le souvenir de cette idée dans notre société, idée selon laquelle la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, la zone majeure 55 Idem, p. 34. Cf. Martin Rueff, «- Une poétique des énoncés moraux est-elle possible- ? - », Po&sie 2011/ 2 (N° 136), p. 120- : «- Au reste on pourrait bien dire que ce tournant "éthique" de la littérature coïncide avec un tournant ‘éthique’ de la morale elle-même, par quoi l’on indique que l’éthique est moins un ensemble de thèses sur la moralité qu’une réflexion sur nos genres de vie et la manière dont nous essayons de les justifier, moins un genre de connaissances particulières qu’un faisceau de situations, de décisions et d’arguments. Pour le dire avec Putnam, une ‘éthique sans ontologie’. L’articulation de ce tournant ‘éthique’ des études littéraires avec un infléchissement notable de la politique vers l’éthique est tout entière à construire.-» 56 Michel Foucault, «-À propos de la généalogie de l’éthique-: un aperçu du travail en cours-» (n° 344)-; «-On the Genealogy of Ethics-: An Overview of Work in Progress-» («-À propos de la généalogie de l’éthique-: un aperçu du travail en cours-»; entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow-; trad. G. Barbedette), in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault: un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 322-346. in Dits et Ecrits II, Gallimard, «- Quarto- » 2001, p. 1429- : «- l’objectif principal, la cible essentielle recherchée par cette morale était d’ordre esthétique. D’abord, ce genre de morale était seulement un problème de choix personnel. Ensuite, elle était réservée à un petit nombre de gens-; il ne s’agissait pas alors de fournir un modèle de comportement à tout le monde. C’était un choix personnel qui concernait une petite élite. La raison que l’on avait de faire ce choix était la volonté d’avoir une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d’une belle existence. Sous la continuité des thèmes et des préceptes, il y a eu des modifications que j’ai essayé de mettre en évidence et qui touchent aux modes de constitution du sujet moral.-» 42 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence. 57 Foucault se propose dès lors de faire ce qu’il nomme «- une histoire des techniques de soi et des esthétiques de l’existence dans le monde moderne, [une] histoire de l’existence comme art et comme style-». La pensée de Pater pourrait bien s’inscrire alors dans une conception possible d’un style de vie, dans une esthétique de l’existence reposant sur la quête de sensations comme idéal de vie, d’une vie brûlante, exaltée et en ce sens pleinement vécue. Bibliographie Caroll, Noël. «-Le moralisme modéré-», in C. Talon-Hugon (dir.), Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Chauviré, Christiane. «-Études critiques. L’esthétique et l’éthique sontelles une-? -», Revue de métaphysique et de morale 2007/ 2 (n° 54). Dale, E. Hilda. La poésie française en Angleterre 1850-1890. Sa fortune et son influence, Paris, Didier, 1954. De Langlade, Jacques. «-Introduction-» à Oscar Wilde, La poésie des socialistes, Paris, Les Belles lettres,1999. De Qunicey, Thomas. De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, trad. P. Leyris (1962) revue par D. Bonnecase, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 2011. Dufrenne, Mikel. 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Elle met en garde contre le retour d’une conception normative, voire prescriptive, cherchant à essentialiser les critères d’une «-bonne- » littérature et à légitimer ce qui relève du jugement de valeur par une approche se réclamant de l’éthique. Notre contribution sera de proposer une conception éclairante pour aborder l’éthique dans l’œuvre littéraire et d’avancer une démarche qui dépasserait la réticence qu’entretiennent les chercheurs en regard du caractère possiblement normatif de l’entreprise. Après avoir discuté brièvement des travaux récents sur le sujet, nous postulerons que l’éthique n’est pas à considérer comme une caractéristique immanente de l’œuvre, mais s’associe plutôt à une posture littéraire contemporaine relevant du souci de l’auteur quant aux impacts potentiels de ses créations, souci se manifestant à même ses écrits. À partir d’œuvres de trois auteures d’expression française (Élise Turcotte, Annie Ernaux et Ken Bugul), nous illustrerons les possibilités analytiques ouvertes par cette conception de l’éthique fondée sur la posture littéraire (Meizoz, 2007) et se déployant à l’intersection du texte, de ses mises en scène de l’auteur et de l’ensemble de sa trajectoire. L’éthique sans étiquette Parmi les études sur l’éthique dans le contexte littéraire, Éthique, littérature, vie humaine contient les publications des plus à jour sur le sujet. Ouvrage collectif dirigé par Sandra Laugier, il met de l’avant la conception d’une éthique sans domaine spécifique, ne se limitant plus au philosophique et ne s’isolant pas plus dans la sphère littéraire. Sur ce point, Nussbaum propose «-que nous commencions par l’idée aristotélicienne très simple que l’éthique 46 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron est la recherche d’une spécification de la vie bonne pour un être humain-» (Nussbaum dans Laugier, 2006-: 41), spécification menée à travers l’acte de langage, lequel appartient dans le cas de la littérature à l’auteur, qu’elle tient «-responsable de tout en dernière instance et dont le témoignage conscient ou bien révèlera la valeur de la vie, ou bien, par négligence, l’appauvrira-» (ibid.-: 43). Cora Diamond nuance ce postulat en exposant le problème de la subjectivité du jugement de ce qui enrichit ou appauvrit le concept de la vie humaine. Le critère d’objectivité qui s’impose comme nouveau dogme de la pensée métaéthique occulte selon elle le caractère indéfini ou irréfléchi de l’éthique (Diamond dans Laugier, 2006-: 93). À cet égard, l’approche de Nussbaum n’aide pas à déterminer les critères exacts d’une idée enrichie de la vie humaine et elle ne mesure pas l’écart entre le sens prévu par l’auteur et celui perçu par le lecteur dans un contexte littéraire marqué par des constructions langagières ambiguës ou conduites dans la perspective d’une certaine gratuité du sens. Inspiré par le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, Jacques Bouveresse conçoit aussi la part indéterminable de l’éthique dans le champ littéraire. Il schématise l’éthique comme une logique d’énonciation jouant dans tous les domaines de la sphère humaine, incluant la littérature qui, «-comme les autres arts, implique l’exploration, la classification, la discrimination, la vision organisée-» (Bouveresse dans Laugier, 2006-: 113). Selon lui, le romancier travaille les ambiguïtés des maximes sans chercher leur vérité. Il intervient de manière métaéthique-«-pour exprimer, sans les falsifier, l’indétermination et la complexité qui caractérisent la vie morale-» (ibid.-: 145). En écho avec les pensées de Wittgenstein et dans le sillon d’Hilary Putnam, Sandra Laugier nous invite à «-transformer la pensée sur l’éthique, [à] la réorienter vers la place qu’a l’éthique dans notre vie et nos mots-» (Laugier, 2006-: 149), ne précisant pas qui de l’auteur ou du lecteur est impliqué par cette réorientation. Laugier avance d’ailleurs que l’éthique contemporaine a conservé l’idéal de neutralité du non-cognitivisme, mais refuse de façon tout aussi dogmatique de situer l’éthique dans l’acte de langage qui donne forme à l’énoncé qu’on juge ou par lequel on juge. Concluant sur l’impossibilité d’une approche ontologique de l’éthique et désignant à son tour l’incertitude comme son lieu le plus approprié, Laugier situe paradoxalement la jonction de l’éthique et du littéraire dans le cadre restreint et utilitaire des fonctions pédagogiques et cognitives-: «-Une telle épreuve (et compréhension) fait partie de ce que la littérature peut nous offrir comme éducation morale, comme perfectionnement et aventure conceptuelle - mais aussi, et simplement, comme connaissance-» (ibid.-: 191). L’ouvrage dans son ensemble propose que l’éthique soit un domaine de réflexion générale, sans territoire disciplinaire réservé qui lui permettrait 47 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 d’asseoir l’autorité des jugements ou des constats qui en découlent, autorité qu’elle ne cherche plus depuis sa distanciation de la fonction moralisatrice qui la définissait autrefois. Des œuvres sont mobilisées pour rendre compte de ces réflexions, alors que les théoriciens évitent largement d’aborder la question de leur auteur. Cette situation donne naissance à des formulations étranges rapportant l’intentionnalité à une œuvre ventriloque, support d’un discours qui ne renverrait plus à un énonciateur incarné- : «-le roman, lui, s’adresse à la volonté-» (Rosat dans Laugier, 2006-: 329) ou «-1984 veut ainsi éduquer notre capacité de jugement moral et politique- » (ibid.- : 324), «- Il reste à montrer comment une œuvre littéraire peut avoir valeur de paradigme-» (Laugier, 2006-: 289). Si les littéraires définissent très peu l’éthique littéraire, une maladresse équivalente se trouve chez les philosophes qui interprètent les œuvres en se souciant peu d’expliquer leurs outils d’analyses lorsqu’ils concluent les leçons, les apprentissages, les illustrations morales qu’ils y trouvent. Pourquoi est-il plus légitime d’attribuer des discours à une œuvre qu’à la personne de l’auteur- ? Cette instance n’est-elle pas la plus agissante et la plus réflexive de l’équation-? Dans l’ouvrage collectif de Laugier, la contribution de Stanley Cavell éclaire une des possibilités pour investir la figure de l’auteur sur le terrain de l’éthique littéraire. Il observe la manière par laquelle les œuvres de Descartes, Emerson et Poe articulent le scepticisme en mobilisant des concepts relevant des deux champs (philosophie et littérature) auxquels ils appartiennent, notamment l’énonciation, la sémiologie, le contexte et la poétique. Il cherche alors les questions qui les réunissent-: […] la question à laquelle la théorie de la lecture et de l’écriture d’Emerson vise à répondre n’est pas «-Que veut dire un texte? -» […], mais plutôt «-Comment se fait-il qu’un texte auquel on tient d’une façon ou d’une autre […] veut dire invariablement plus que l’écrivain le sait lui-même, de sorte que les écrivains et les lecteurs écrivent et lisent par-delà eux-mêmes-? -» (Cavell dans Laugier, 2006-: 227). Cavell dépasse le constat de non-souveraineté de l’auteur en ne l’excluant plus du procès de l’interprétation. Élise Domenach précise d’ailleurs que Cavell est lui-même écrivain et qu’il a été sensible dès le départ aux problèmes épistémologiques qu’implique l’évaluation des descriptions d’action rapportées par autrui plutôt que l’action elle-même (Domenach dans Laugier, 2006-: 246). Selon elle, son perfectionnisme moral s’adapte au scepticisme. Elle mentionne que «- puisque la philosophie elle-même fuit l’ordinaire, c’est à la littérature que Cavell en appelle […] pour comprendre ce rapport confus que nous entretenons avec nos mots qui fait le fonds du scepticisme critériel, et pour nous offrir des visions renouvelées de notre commerce ordi- 48 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron naire avec le monde et les autres-» (ibid.-: 247). L’étude des descriptions des actions humaines par Cavell dans Cities of Word montre selon Domenach que nous ne sommes jamais certains d’être en mesure de communiquer adéquatement nos pensées ou ce qui se trouve devant nous. Cette situation rend toute doctrine morale inadéquate. À partir de cette disposition paradoxale que Cavell rencontre lorsqu’il tente lui-même la théorisation, il a l’intelligence de prôner une approche perfectionniste de l’éthique-: L’exercice de lecture sérieuse auquel Cavell se livre […] est un exercice de monstration, de présentation des textes et des films. Il s’agit de nous rendre présents des textes oubliés […] ou des aspects méconnus de textes dont la notoriété académique a au contraire figé de manière univoque le sens […], d’opérer des rapprochements propres à renouveler notre regard sur les œuvres-(ibid.-: 253-254). Ainsi, Cavell offre une alternative ouverte pour prendre position dans un contexte d’ambiguïté comme celui de la relation entre l’auteur et son lecteur. La réticence à étudier les intentions d’un écrivain à partir de son œuvre s’explique aussi par le rejet de l’assujettissement du littéraire au politique. Dans Qu’est-ce que la littérature? , Sartre définit la littérature par ses fins communicationnelles et politiques, prescrivant aux auteurs une forme d’engagement transitant par des messages clairement formulés dans l’œuvre. Depuis Sartre, le refus de dire, le détournement de l’énoncé, les silences, la subversion et d’autres procédés narratifs relevant d’une ambiguïsation de la représentation ont été reconnus comme des vecteurs tout aussi efficaces de transmission par l’œuvre. Maingueneau montre d’office «-comment ce qui est improprement nommé le “contenu” d’une œuvre est en réalité traversé par le renvoi à ses conditions d’énonciation- » (Maingueneau- : 23). On a reproché à Sartre d’enliser la pratique de l’écrivain dans un ordre de valeurs normatives 1 , alors que celle-ci est régie par une «-communauté discursive-» constituée de «-groupes de producteurs et de gestionnaires qui les font vivre et qui en vivent- » (Maingueneau, 1993- : 30), ceux-ci étant ouverts et en constant mouvement de recomposition. Parmi les théoriciens contemporains qui revisitent l’idée sartrienne de l’engagement littéraire, Emmanuel Bouju propose le «- déplacement de la logique pragmatique de l’engagement, depuis le modèle de la socialisation 1 Cette critique est soulevée dans- : Emmanuel Bouju (dir.), L’Engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, «- Interférences- », 2005. Elle apparaît aussi dans-: Kathleen Gyssels, «-Sartre postcolonial-? Relire Orphée noir plus d’un demi-siècle après-»,-Cahiers d’études africaines, vol.-3, n° 179-180 (2005), p.-639. 49 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine et la politisation de la littérature, vers celui de l’exercice d’une responsabilité et la sollicitation d’une reconnaissance réglée sur l’échange littéraire-» (Bouju, 2005-: 12). Korthals Altes entend aussi le récit comme une médiation donnant accès aux schèmes d’intelligibilité par lesquels nous comprenons et configurons le monde et l’existence. L’œuvre à caractère narratif rend ainsi possible l’empreinte d’un ethos qui dévoile en partie la démarche d’un auteur. Ruth Amossy admet que son image relève d’un «- ethos rhétorique [qui] permet une meilleure compréhension du fait littéraire envisagé dans ses aspects discursifs et institutionnels-», même si elle précise que cet «-ethos rhétorique-» n’est pas du seul ressort de l’écrivain puisqu’il s’alimente d’instances extérieures et découle d’un processus interprétatif ambigu et ouvert. La reconnaissance de la labilité de l’identité justifie également qu’on évite de fonder des analyses discursives à partir de l’auteur. Dans son essai Pour une morale de l’ambiguïté, Simone de Beauvoir définit l’ambiguïté comme un point constitutif de la subjectivité qui rend difficile le postulat d’une souveraineté humaine. L’incarnation de l’humain dans le monde le détermine comme objet aux yeux de ceux auxquels il s’expose malgré lui. Il se redéfinit incessamment en fonction des individualités qu’il rencontre. Dans cet ordre d’idées, la philosophe américaine Judith Butler soutient dans Le récit de soi que la responsabilité de l’énonciateur ne serait pas de l’ordre d’un engagement envers la véracité de son récit, mais plutôt de l’ordre de l’exomologesis, soit de la «- façon pour le soi d’apparaître à l’autre- » (Butler, 2007- : 113). Selon elle, l’individu est responsable de la rationalité qu’il choisit de mettre de l’avant pour organiser et conceptualiser son récit, exposant à celui qui le reçoit la valorisation d’une forme épistémologique au détriment des autres. L’écrivain comme le critique seraient tenus à ce que Bourgeault, Bélanger et DesRosiers rapportent à une éthique pratiquée en contexte d’ambiguïté-: «-La prise en compte à la fois de la responsabilité partagée, et par là même sans limite, incessante, et de la complexité des contextes, des situations et des problématiques-» (Bourgeault, Bélanger et DesRosiers, 1997-: 44). C’est ce que Judith Butler envisage sous le terme d’éthique de la responsabilité que nous lui empruntons. La figuration d’un récit ambigu comme éthique de la responsabilité Poser la question de la responsabilité de l’écrivain reste un défi puisqu’il s’agit toujours d’une faille des études littéraires. Nos analyses montrent toutefois que l’ambiguïté de la communication artistique est abondamment mise en scène dans les textes littéraires contemporains qui interpellent cette 50 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron problématique 2 . Différents types de récits (intime, journalistique, photographique, historique) et divers médiums les véhiculant (livre, plateforme numérique, album, télévision) sont mis en scène à partir des défauts (impartialité, incomplétude, inadéquation) qu’ils impliquent sur le plan de la relation interprétative qui s’instaure entre l’énonciateur et l’énonciataire. Pourquoi les auteurs contemporains discréditent-ils les récits dans l’univers textuel alors que pour ce faire, ils recourent eux-mêmes au récit littéraire-? Paradoxe constitutif de nos travaux sur Ken Bugul, Élise Turcotte et Annie Ernaux, nous proposons que ces figurations d’un récit ambigu ouvrent la porte à une analyse de l’éthique de la responsabilité auctoriale. C’est en repérant la relation interprétative qui s’installe entre un narrateur et ses narrataires dans l’univers textuel qu’apparaît le plus souvent un discours sur le récit idéal pour l’auteure et un commentaire sur sa pratique narrative. Les récits repérés ne se réduisent pas au médium de l’écriture et relèvent de ce que Bertrand Gervais désigne sous le terme de figures de l’imaginaire, canevas aux contours flous qui apparaît à la conscience parce que nous partageons à plusieurs l’idée ou l’image qui le définit, sans savoir poser exactement ses frontières- (Gervais- : 20). Quant au récit, nous l’entendons comme toute production d’une schématisation narrative (de Challonge- : 226-227), le narratif découlant d’une certaine prise en charge de la diégèse, laquelle se déploie par différents matériaux comme le langage, les gestes ou l’image (Barthes, 1966). La figure du récit écrit, sous toutes ses formes (lettre, œuvre, presse), est la plus évidente et la plus récurrente. La narratrice des œuvres étudiées est la plupart du temps exposée malgré elle aux figures qui font récit dans son environnement. Ses effets sont de configurer ou reconfigurer le monde, l’histoire ou l’identité, de tracer une mémoire durable ou de la réparer et de soutenir une idéologie. Son ambiguïté réside surtout dans le caractère différé de son effet communicationnel, qui brouille l’adéquation entre la représentation souhaitée et les messages retenus. Pourtant, les narratrices mises en scène écrivent toutes ou s’imaginent le faire. Ken Bugul : de la prudence à l’acceptation À titre d’exemple, par l’incipit de Riwan ou le chemin de sable, Ken Bugul met en scène une narratrice inconfortable de tenir un livre sur l’histoire des femmes alors qu’elle se trouve dans l’espace sacré de la concession du Serigne. Elle explique-: «-Je ne pourrai pas raconter tout ce qui est écrit dans 2 Ces analyses sont présentées de manière plus détaillées dans notre thèse de doctorat : Karine Gendron, Figurations d'un récit ambigu. Éthique de la responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken Bugul, thèse de doctorat en études littéraires, dirigée par Andrée Mercier, Département de littérature, théâtre et cinéma, Université Laval, Québec, 2020. 51 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 ce livre, je n’ai pas fini de le lire et il renferme beaucoup de choses. Tout ce que je peux dire, c’est que ce sont les problèmes de la femme posés par d’autres femmes-» (Bugul, 1999-: 17). Le récit livresque se présente comme une forme totale et fermée, puisque la narratrice prétend qu’il n’est pas synthétisable et ne s’autorise pas son réinvestissement sémantique. L’autorité narrative admise pour ce type d’ouvrage demande que ce soient d’«-autres femmes-» qui le prennent en charge de manière objective, comme si un type de femmes (occidentales) seulement pouvait maîtriser le discours historique et était en mesure de décrire toutes les conditions sans exception. Ce n’est pas le médium de l’écriture que la narratrice rejette par cette forme de critique du critère d’objectivité qu’elle associe petit à petit aux mythes fautifs véhiculés dans les ouvrages historiques occidentaux. Elle achète elle-même une machine à écrire et se présente comme écrivaine par cette mise en abyme de l’écriture du roman qui nous est donné à lire. Toutefois, la narratrice s’inclut dans cette histoire en tant que personnage secondaire derrière celui de Rama, inspiré d’une légende orale provenant du village de l’auteure. Bugul écrit son histoire sans se donner le premier rôle, elle s’approprie une légende orale de son village, elle refuse le récit historique dense à prétention d’objectivité par l’investissement d’un roman autobiographique aux multiples figurations de la vie conjugale féminine, mais elle ne refuse pas tout à fait d’écrire à son tour une Histoire des femmes à condition qu’elle soit problématisée et montrée comme relevant d’une situation d’ambiguïté de laquelle elle ne s’échappe pas. Dans Cacophonie (2014), les ambivalences associées aux récits ont pour effet pervers de les enfermer dans l’espace de leur production. La narratrice, Sali, se trouve elle-même dans une posture irréaliste puisqu’elle tente de résoudre l’énigme de son propre décès par un monologue qui examine sceptiquement les discours (intellectuel, artistique, géopolitique, historique) l’ayant conduite à l’accident causant sa mort. Le récit le plus signifiant provient d’un mythe tiré de son enfance qui raconte le sort d’un «-condamné à mort par emmurement à Kaffrine-» (Bugul, 2014-: 15) auquel elle finit par s’identifier compte tenu de l’isolement qu’elle ressent en tant que veuve délaissée de tous et prisonnière de la maison dont elle a hérité. Lorsqu’elle risque l’évasion, elle est happée par une motocyclette alors que l’évasion n’aurait pas eu lieu si son impression de réclusion n’avait pas été aussi prégnante. Tragiquement, le récit qu’elle livre intériorise et réalise cette histoire par l’emmurement narratif que constitue son monologue intérieur impossible. Cette construction complexe insiste sur le potentiel performatif des récits inventés (le mythe) et sur l’ambiguïté incontournable qui les rend imprévisibles selon les contextes de leur réinvestissement. Si la narratrice de Riwan ou le chemin de sable- a appris avec le Serigne que «- le plus important n’était pas la connaissance, mais le discernement dans l’acte de 52 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron connaissance-» (Bugul, 1999-: 74), l’expérience littéraire de l’auteure l’amène à proposer, dans Cacophonie, que le discernement lui-même soit dur à promouvoir à travers un récit essentiellement ambigu, quoique nécessaire et répété malgré soi. Élise Turcotte : de l’évocation à l’incarnation des images Élise Turcotte est peu associée à la question de l’engagement, de l’éthique ou de la responsabilité, alors que ses œuvres mettent en scène des sujets sociaux qui s’y prêteraient d’emblée, notamment- l’enfance malheureuse dans Le bruit des choses vivantes, le viol et le suicide dans L’île de la Merci (1997) et la perte de solidarité sociale et culturelle dans Le parfum de la tubéreuse (2015). Dans Le bruit des choses vivantes (1991) se dessinent des réflexions sur les effets potentiels des récits dans l’univers textuel. Roman composé de courts tableaux, il met en scène quelques moments isolés d’une année de vie commune entre la narratrice, Albanie, et sa fille Maria. Pour consigner l’histoire qu’elles partagent, Albanie pense à lui écrire une lettre-: «-Une lettre très longue, que j’écrirais pendant vingt ans-» (Turcotte, 1991-: 102). La peur de fixer le mouvement du monde par une correspondance univoque empêche la mère de sélectionner et de hiérarchiser la matière d’un récit qu’elle ne produira jamais. Les traits du récit écrit contrastent avec ceux du récit pictural. En effet, des photographies, des collages et des dessins seront sélectionnés et disposés par Maria et sa mère dans un album, médium narratif plus accessible pour l’enfant d’âge préscolaire. Ce support qu’elles intitulent «-le cahier de rêves-» permet à la mère et la fille de penser un nouveau rêve commun à accomplir pour changer leur histoire- : celui d’un voyage en Alaska, récit imaginaire qui se réalise à la fin du roman. Est donc valorisé dans cet univers romanesque un récit plurivocal, intermédial, fragmentaire et intuitif. Dans Autobiographie de l’esprit (2013), nous remarquons l’évolution de l’emploi du récit pictural qui passe de l’évocation à l’insertion de photos, de tableaux ou de dessins comme moyens narratifs. Apparaît d’entrée de jeu dans cette autobiographie intellectuelle un «-autoportrait à la manière noire-» (Figure-1) composé de l’alliage d’un portrait scolaire annuel de l’auteure et de la représentation d’un petit cerf. Isolés, ces éléments ne relèveraient guère de l’autoportrait, mais leur association organise la représentation que Turcotte choisit de donner d’elle-même. 53 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Figure-1 - «-Autoportrait à la manière noire-» Source-: Élise Turcotte, «-Autoportrait à la manière noire-», dans Autobiographie de l’esprit, Montréal, La Mèche, 2013, p.-11. Dans cet ordre d’idées, lorsque sont mis côte à côte ces deux éléments visuels, la photo humaine renvoie à la part domestiquée de la vie et celle de l’animal à la part indomptée et sauvage de cette même vie, participant à alimenter le ton et le thème de l’œuvre qui se dit appartenir au genre inventé de l’«-écrit sauvage et domestique-». Ce montage occupe à lui seul la fonction d’incipit et son statut sémiotique n’est pas moins sophistiqué que celui des jeux de langage dont est faite la littérature, d’autant plus que Turcotte ne justifie pas textuellement la présence des photos, des images et des assemblages qui jalonnent son texte. Prises ensemble, ces deux œuvres situent la responsabilité narrative dans les lieux du montage, de l’agencement personnalisé et du dialogue avec autrui et entre différents modes médiatiques, renvoyant toujours en dernière instance à la singularité créatrice de l’auteure. Annie Ernaux : valoriser le récit littéraire en refusant son autorité sur la représentation Les recherches sur Annie Ernaux repèrent le projet auctorial dans la voix qu’elle donne aux «-invisibilisés-» de la scène communautaire ou littéraire et reconnaissent son écriture comme une forme d’action en relevant à ce propos l’épigraphe de L’évènement-(2000) empruntée à Leiris-: «-Mon double vœu-: que l’évènement devienne écrit. Et que l’écrit soit évènement-» (Ernaux, 2000-: 9). Ernaux révèle sa conscience de jouer le sens de ses textes à travers leur énonciation. Dans Les Années, par exemple, chaque photo décrite produit un récit parce qu’elle est interprétée par la narratrice à partir des variantes énonciatives qui racontent leur histoire-: l’état du papier indique la distance de l’objet interprété et renseigne sur le milieu de conservation-; 54 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron le type de mise en scène qu’elle exhibe informe du contexte de production de la photographie et le nom de l’auteur qui participe à la représentation est noté, ainsi que son lieu de production. Plus encore, la photographie figurée structure la temporalité du roman et s’avère un de ses organisateurs narratifs principaux, avec les mises en scène des repas qui les précèdent chaque fois. Ce sont également ces photographies qui connotent le mieux le sentiment d’étrangeté de l’auteure qui refuse d’utiliser le «-je- » dans ce que nous appellerions l’histoire de la réception constante et renouvelée des images du monde par une individualité chaque fois déplacée par cette réception, donnant à son propre visage un air étranger-: «-Sans doute était-il impossible de s’imaginer quarante ans plus tard en femme âgée regardant des visages, alors familiers, et ne voyant plus sur cette photo de classe qu’une triple rangée de fantômes aux yeux brillants et fixes-»-(Ernaux, 2000-: 58-59). La photo a ses fantômes qui nécessitent la mémoire de ceux qui la regardent pour reprendre vie, logique photographique reprise par la narration des Années qui réanime des souvenirs, des impressions, des images et des histoires ayant marqué l’imaginaire de l’auteure ou ayant été marqués par autrui et rendus accessibles à elle au moment de l’écriture. Laissant entendre la non-valorisation du médium littéraire aux dépens d’autres moyens de représentation du monde, Ernaux ne manque pas de faire émerger quelques préférences médiatiques. La raison de sa participation au projet de publication hybride (papier et numérique) de la collection «- Raconter la vie- » aux éditions du Seuil est sans doute pour leur parenté discursive. Pierre Rosanvallon décrit l’entreprise comme un «-Parlement des invisibles- » qui «- fai[t] sortir de l’ombre des existences et des lieux [pour] contribuer à rendre plus lisible la société d’aujourd’hui et aider les individus qui la composent à s’insérer dans une histoire collective 3 .-» Par la plateforme web interactive de «-Raconter la vie-», les hiérarchies de genres ou de styles susceptibles d’être accentuées par le processus éditorial traditionnel et sa logique de distinction s’abolissent. Pourtant, dans Regarde les lumières mon amour, journal extime de la collection portant sur l’espace géographique et relationnel de l’hypermarché, Ernaux s’interroge sur les dispositifs technologiques et les relations humaines qu’ils mettent à distance- : «-[j]e me demande après coup si la caisse automatique est capable de détecter un codebarres remplacé par un autre, ou tout autre système ingénieux. Ce genre de dispositif pousse à l’indifférence morale. On n’a pas le sentiment de voler face à une machine-» (Ernaux, 2014-: 23). Transcrivant en gras un panneau de l’espace électronique, «-Nouvelles Techniques, Connectique-», elle expose de manière paradoxale l'attitude d'un jeune vendeur, qui n'incite pas 3 Les détails de la collection sont disponibles à cette adresse-: http: / / raconterlavie. fr/ projet/ [consulté en ligne le 13 décembre 2014]. 55 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 à la connexion puisqu'il fait partie de ces jeunes qui «-forment une espèce d’Aristocratie, qu’il ne se prive pas d’adopter. Une certaine condescendance avec la clientèle, surtout les femmes- » (Ernaux, 2014- : - 34). Cette méprise des technologies est performée dans l’espace de l’édition numérique. Ernaux n’anime pas les débats ni ne répond aux commentaires de ses lecteurs dans la section réservée à cet effet sur la plateforme web. L’œuvre se trouve maintenant en version folio chez Gallimard, en format papier exclusivement. Ces figurations et configurations du récit chez Ernaux disent sa difficulté à concevoir une relation humaine non aliénante à travers l’emploi des technologies informatiques récentes, laquelle supplante dans ce projet sa volonté manifeste de démocratisation du littéraire. Conclusion Nous avons esquissé une définition de l’éthique littéraire comme une posture narrative guidant l’action commise par l’écrivain lorsqu’il écrit, publie, répond aux interprétations de son œuvre, nuance son appartenance aux courants qu’il pratique ou s’ajuste d’œuvre en œuvre. Il semble que la posture de l’auteur constitue un bon embrayeur pour réfléchir à l’éthique narrative. Analyser les figurations de différents types de récit et des ambiguïtés interprétatives qui sont les leurs dans l’espace textuel et croiser en même temps ces données à la trajectoire globale d’un auteur constitue notre proposition pour réinvestir l’instance de l’auteur dans les réflexions courantes sur l’éthique littéraire. Notre approche permet également d’éclairer l’insistance qu’ont les œuvres contemporaines à représenter abondamment les figures de récit et d’auteur en les problématisant par la relation interprétative ambiguë qui existe toujours entre énonciateur et énonciataire. Bibliographie Amossy, Ruth. «-La double nature de l’image d’auteur-», Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], n o -3, 2009, http: / / aad.revues.org/ 662 (consulté le 24 octobre 2012). Barthes, Roland. «-Analyse structurale du récit-», Communications, n o -8, Paris, Seuil, 1966, p.-1-27. Bouju, Emmanuel (dir.). L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2005. Bourgeault, Guy, Bélanger, Rodrigue, Desrosiers, René. 20 années de recherches en éthique et de débats au Québec. 1976-1996, Saint-Laurent, Fides (Cahiers de recherche éthique-: 20), 1997. 56 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron Bugul, Ken. 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Je ne dis pas les yeux, je dis l’œil, et l’on sait à quoi cet œil renvoie- ; pas à la scissure calcarine, mais à cette très égale lueur qui sourd du rouge de Van Gogh, qui glisse d’un concerto de Tchaikowski, qui s’agrippe désespérément à l’Ode à la Joie de Schiller, qui se laisse porter par la gueulée vermiculaire de Césaire. Le problème noir ne se résout pas en celui des Noirs vivant parmi les Blancs, mais bien des Noirs exploités, esclavagisés, méprisés par une société capitaliste, colonialiste, accidentellement blanche. 1 Très tôt Fanon s’est posé la question du rapport de l’acte à l’éthique dans les termes de l’engagement dans un réel situé historiquement, plutôt que dans ceux de la culture, de l’identité ou des valeurs. L’acte éthique ne peut s’expliquer seulement pour lui par la rencontre d’une personnalité et d’une situation-: un engagement doit avoir précédé non seulement l’occasion de l’acte, mais la personne même, - notion qu’il interrogera d’ailleurs tout au long de son œuvre, littéraire, psychiatrique ou politique. Ainsi place-t-il, «-en guise de conclusion-», à la fin de Peau Noire, Masques Blancs, un texte à la fois autobiographique et poétique, visant à rendre sensible «-la dimension ouverte de toute conscience-». Il y écrit-: Si à un moment la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers * Cet article a été pour la première fois publié dans Les Temps modernes 2018/ 2 n°-698. 1 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), cité ici dans l’édition des Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 224. L’expression «-gueulée vermiculaire-» vient du poème de Césaire «-Le grand midi-»-où réapparaît l’un des tout premiers motifs de cette poésie, le moi qu’agite la vie informe au cœur d’un navire négrier-: moi, moi seul, flottille nolisée m’agrippant à moi-même dans l’effarade de l’effrayante gueulée vermiculaire. Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, in Poésie, Théâtre, Essais et Discours, A. J. Arnold, ed., Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 265. 60 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis. 2 En effet, fuyant à 17 ans et au prix de multiples difficultés, le régime de collaboration institué à la Martinique sous l’amiral Robert, Fanon s’était engagé en 1943 dans les Forces Françaises Libres. Cet acte de résistance historiquement déterminé était bien acte de solidarité effective avec un passé, la république et ses valeurs, que niaient l’occupation et la collaboration. Mais le choix d’une telle solidarité s’était posé comme une «-question- » et non imposé comme évidence. La décision exprimait l’engagement continué de l’individu, dans la totalité de son existence, c’est à dire au prix d’un risque de mort, pour un universel, le refus de la servitude en tout lieu que ce soit. Elle s’inscrivait donc dans un projet renouvelé dans le présent, se justifiait d’un futur souhaité et non d’un quelconque passé, hérité par exemple sous la forme d’une éducation, d’un sentiment d’appartenance nationale ou même d’une identité réactive 3 . Au moment où il écrit Peau Noire, Masques Blancs, Fanon s’était engagé contre l’occupation nazie et la collaboration mais l’expérience du passé colonial n’avait pas été cause directe de son engagement en faveur de la liberté. La situation coloniale observée ou vécue aurait aussi bien pu l’éloigner d’un combat pour la métropole-: il avait récemment fait l’expérience du racisme des troupes françaises installées dans l’île durant la guerre et, lors d’un bref séjour au Maroc et en Algérie, avant le débarquement de son régiment au sud de la France en 1944, il avait été secoué par le spectacle de la misère des colonisés au Maghreb. L’occasion d’un engagement direct dans la lutte anticoloniale se présentera dix ans plus tard, et à nouveau en 2 Peau noire, masques blancs, Œuvres, p. 250. L’«- ultime prière- » terminant ce livre réclame au corps le don d’un futur-ouvert-: «-Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge- ! - » (Œuvres, p. 251). Sur le refus de conclure et le rapport de Fanon à ses propres écrits comme compositions d’interventions situées historiquement, ne formant en rien des textes définitifs, voir sa correspondance avec ses éditeurs, François Maspero et Giovanni Pirelli dans-: Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young (abrégé ci-après EAL), Paris, La Découverte, 2015, p. 547 sq. 3 Fanon s’emporte en bien des endroits de Peau noire, masques blancs contre l’idée que la revendication d’une identité héritée-puisse tenir lieu d’engagement-: «-Qu’est-ce que cette histoire de peuple noir, de nationalité nègre- ? Je suis français. Je suis intéressé à la culture française, à la civilisation française, au peuple français. Nous refusons de nous considérer comme «- à-côté- », nous sommes en plein dans le drame français. Quand des hommes, non pas fondamentalement mauvais, mais mystifiés, ont envahi la France pour l’asservir, mon métier de Français m’indiqua que ma place n’était pas à côté, mais au cœur du problème. Je suis intéressé personnellement au destin français, aux valeurs françaises, à la nation française. Qu’ai-je à faire, moi, d’un Empire noir-? -» (ibid., p. 225). 61 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 fonction d’une situation qui aurait pu lui être étrangère, lorsqu’en 1954, au début de la guerre d’Algérie, Fanon choisit l’Hôpital de Blida-Joinville parmi les postes offerts par l’administration des hôpitaux aux psychiatres nouvellement diplômés. Les postes qu’il souhaitait en priorité, en Guadeloupe ou au nouvel hôpital psychiatrique de la Martinique, avaient déjà été attribués. Certes Peau noire traite de la colonisation, mais en tant qu’«-essai de désaliénation du noir-». Son propos est de combattre les formes de l’aliénation coloniale, en particulier les revendications identitaires - masques blancs mais aussi négritude -, qui en témoignent jusque dans la dénégation. L’œuvre plus strictement psychiatrique entamée en parallèle est elle aussi placée sous le signe d’une dissolution des reconstructions pathologiques de la personnalité 4 . Dans les deux cas la «-substantification-» identitaire est explicitement analysée comme empêchement de tout engagement authentique 5 . S’il trouve certes une bonne partie du matériau de Peau noire dans sa propre expérience, Fanon vise donc dans ce livre précisément l’affranchissement des valeurs reçues d’une histoire et d’une expérience spécifique, la détermination historique par l’esclavage et le racisme, et ce même sous cette forme de revendication identitaire réactive qu’incarne la littérature de la négritude. Mais si le choix de l’acte ne peut se fonder sur une expérience, une histoire ou une identité, faudrait-il alors déduire les valeurs éthiques d’une constitution du sujet rationnel en lui-même, comme dans le transcendantalisme kantien appliqué à la raison pratique- ? Or pour Fanon la raison n’est pas donnée a priori. Elle-même est projet. L’organisation rationnelle d’un monde humain n’est que le but que se donne l’engagement dans un 4 Pour Fanon, les maladies mentales sont autant de reconstructions pathologiques du moi suite à une perturbation d’origine généralement neurologique. On retrouve dans tous ses livres l’expression empruntée par Henri Ey à Gunther Anders, de «- pathologie de la liberté- ». Elle peut désigner soit la maladie mentale, soit, comme chez Ey, la psychiatrie-: l’aliénation est donc un trouble de la liberté et la psychiatrie une clinique de la liberté. Ainsi l’engagement du psychiatre est-il un engagement contre l’asservissement du patient à une personnalité pathologique. Voir «-Alienation and Freedom- : Fanon on Psychiatry and Revolution-», in Jean Khalfa, Poetics of the Antilles, Poetry, History and Philosophy in the Writings of Perse, Césaire, Fanon and Glissant, Peter Lang, Oxford, 2017, p. 209 sq., et EAL, p. 137 sq. et p. 278. 5 Au début des Damnés (1961), Fanon parle de la «-substantification que sécrète et alimente la situation coloniale-». Œuvres, p. 452. L’œuvre psychiatrique se fonde dès le début de la thèse de doctorat de Fanon sur l’idée que la personnalité est processus- et non substance- : «-Nous pensons organes et lésions focales quand il faudrait penser fonctions et désintégrations. Notre optique médicale est spatiale, alors qu’elle devrait de plus en plus se temporaliser.- » EAL, p. 178 et mon commentaire p. 145. Sur la méconnaissance du dynamisme de la personnalité, voir EAL, p. 245. 62 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa processus historique de libération, elle n’est pour lui ni constitutive du sujet, ni d’ailleurs ferment obscur de la dialectique historique 6 . Aussi, en un raccourci saisissant, Fanon renvoie-t-il dos à dos Césaire et Kant, la fascination du «-grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune-» et la vénération du «-ciel étoilé au-dessus de moi et [de] la loi morale en moi-» 7 -: Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. Depuis longtemps, le ciel étoilé qui laissait Kant pantelant nous a livré ses secrets. Et la loi morale doute d’elle-même. En tant qu’homme, je m’engage à affronter le risque de l’anéantissement pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle clarté.- Sartre a montré que le passé, dans la ligne d’une attitude inauthentique, «-prend-» en masse et, solidement charpenté, informe alors l’individu. C’est le passé transmué en valeur. Mais je peux aussi reprendre mon passé, le valoriser ou le condamner par mes choix successifs. 8 6 Fanon s’est tout autant démarqué de Hegel. Dans une conférence prononcée à Accra en avril 1960, «- Pourquoi nous employons la violence- », il déclare- : «- Le rôle du parti politique qui prend en main les destinées de ce peuple est d’endiguer cette violence [la violence sporadique spontanée des colonisés, qui répond à celle, permanente, structurelle, du système colonial] et de la canaliser en lui assurant une plate-forme pacifique et un terrain constructif car, pour l’esprit humain qui contemple le déroulement de l’histoire et qui tente de rester sur le terrain de l’universel, la violence doit d’abord être combattue par le langage de la vérité et de la raison.- » Œuvres, p. 414. Dans le journal intérieur de l’hôpital de Blida, il écrit, en août 1954 : «-Nous à l’hôpital n’avons pas besoin de drame intérieur, d’“enthousiasme immanent”. Nous avons besoin de parler un langage simple, direct, actuel, vrai. Nous avons besoin de penser avec une pensée réfléchie, non fragmentée mais unie. Nous avons besoin de dialogues, précisément parce que le dialogue nous rend présents au camarade ou à la commission. Les monologues intérieurs nous détachent de l’entourage, nous rendent absents au camarade et à la commission.-» EAL, p. 273. 7 Cahier d’un retour au pays natal, in Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, A. J. Arnold, éd., Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 93. Kant, Critique de la raison pratique, conclusion. 8 Peau noire, masques blancs, Œuvres, p. 248. La négritude était décrite comme « pathologie de la liberté », p. 247. Voir aussi EAL, p. 152. Sur l’inauthentique, Fanon souligne avec approbation ce passage d’un article de Francis Jeanson lu dans le no 29 des Temps Modernes, en février 1948 (p. 1435) : « Il s’agit — dans la trame serrée de ma vie ou dans sa vacuité compacte, faite de perpétuels refus — de ne pas laisser place au bouleversement de l’instant, au surgissement catastrophique d’une interrogation qui ne ferait plus partie du système, mais remettrait en question le système tout entier.-» EAL, p. 649. Sur les doutes de Fanon concernant l’universalité d’une conscience de la loi morale, voir son analyse ironique du rapport entre la « loi » de la mafia et la supposée reconnaissance de la « vraie » loi qu’elle est censée recouvrir, du moins pour une 63 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 «-Valeur-» dans l’œuvre de Fanon se dit donc comme verbe ou adjectif-: le passé ne peut être valorisé que par des choix continuellement renouvelés dans le présent. On sait par ses nombreuses lectures philosophiques de l’époque que ce qui préoccupait le jeune Fanon était justement ce paradoxe de la création des valeurs par l’acte 9 . Ce paradoxe est au centre de sa passion pour le théâtre de l’après-guerre, et fait l’objet des deux pièces écrites elles-aussi durant ses études de médecine puis de psychiatrie à Lyon. Leurs héros se définissent en effet par la quête de l’authenticité, c’est-à-dire d’une pensée et d’un agir qui ne seraient relatifs à aucune identité et aucune valeur héritées. Ainsi, dans le drame bourgeois qu’est L’Œil se noie le personnage de François ne cesse d’exiger de sa fiancée qu’elle lui prouve que son amour est acte conscient et continué et non état résultant d’une rencontre et des attentes familiales et sociales (avec le paradoxe que cette exigence apparaît en fait comme cause de cet amour). Dans Les Mains parallèles, tragédie antique, le jeune prince Polyxos s’engage au prix d’un parricide et d’un déchaînement de violence dans la libération de son pays, une île où il entend apporter la lumière car la paix sociale y repose sur l’aliénation, un aveuglement symbolisé par le choix des autorités d’y faire régner une pénombre permanente-: (Le Chœur-: ) Polyxos, prince de Lébos, De l’autre côté du Verbe émacié, S’érige l’Acte initial. La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut qu’elle ne se transmue. 10 Frantz Fanon avait probablement lu les passages du Prométhée d’Eschyle qui faisaient partie des textes grecs rassemblés, traduits et commentés par Simone Weil à l’attention du Père Perrin en 1942. Ils venaient d’être publiés sous le titre apocryphe d’Intuitions pré-chrétiennes. Les pages coupées dans l’exemplaire retrouvé dans sa bibliothèque les contiennent 11 . Le dieu crucifié sur son rocher par un père divin lui reprochant l’acte de donner « conscience collective » désireuse de se rassurer : « L’hostilité manifeste, l’agressivité spectaculaire cachent, dit-on, une déroute morale latente. Nous faisons confiance aux données culturelles, éducatives, religieuses, éthiques, qui selon un même cérémonial auraient été déposées dans les consciences. » EAL, p. 350. Tout autre est la coexistence de deux codes de valeurs dans les sociétés coloniales. 9 En particulier Kierkegaard, Nietzsche, Sartre et Weil., mais aussi Blondel, Lachièze-Rey, avec qui il eut une correspondance, et Lacroix. EAL, pp. 587 sq., notamment p. 601. 10 EAL, p. 102. 11 Simone Weil, Intuitions pré-chrétiennes, Paris, La Colombe, 1951, p. 92 à 107. 64 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa la lumière aux hommes et de l’en avoir ainsi dépouillé correspondait à la théologie de Weil- : «- Prométhée est l’agneau égorgé depuis la fondation du monde- », il dépossède un Zeus désormais pur violence, de «- l’esprit et la possession de la sagesse- » pour les donner aux hommes plongés dans l’obscurité, Eux qui au début, lorsqu’ils voyaient, voyaient en vain, entendaient sans entendre-; et semblables aux formes des songes, toute leur longue vie, ils mêlaient tout au hasard. 12 Mais dans la pièce de Fanon, le héros n’a que l’acte pur à substituer à la mystification et la conclusion est avertissement plutôt que solution. L’entreprise prométhéenne d’Épithalos tourne mal, n’engendrant qu’une violence catastrophique, sans dépassement. Lorsqu’il lut cette pièce (qui fut ensuite égarée), François Maspero la décrivit très justement ainsi à Giovanni Pirelli- : «- C’est une sorte de travail d’exorcisme personnel qui atteint souvent une extraordinaire beauté formelle, mais [elle] n’est pas dénuée d’hermétisme.-» 13 L’engagement valorise donc l’acte, mais il ne peut le faire sans réflexion ni vigilance. Sa propre valeur ne peut être que de susciter une conscience constamment en éveil. On le voit bien lorsque Fanon utilise l’idée d’un «-rôle thérapeuthique de l’engagement-» pour théoriser la formation professionnelle des infirmiers telle que Fanon la prescrit à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Alban où il fit son internat-: […] il ne faudrait pas dans un hôpital laisser trop longtemps les infirmiers et infirmières dans les services dits de chroniques, car ils perdent cette vigilance qui est la marque fondamentale de l’infirmier moderne. 14 C’est que dans un service de malades mentaux dits «- chroniques- », le personnel cesse d’être attentif à l’évolution des symptômes manifestés par la personne qu’il ne voit plus que comme incarnation d’une maladie substantialisée. Tout l’enseignement professionnel dispensé par Fanon, tel qu’on le devine à travers la lecture des éditoriaux écrits pour le journal intérieur de Saint-Alban, Trait d’Union, puis pour celui qu’il créera à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, Notre Journal, se noue à cette notion de vigilance, 12 Intuitions pré-chrétiennes, op. cit., p. 97. Traduction d’Eschyle par Simone Weil. 13 Lettre du 6 septembre 1963, EAL, p. 582. 14 «- Rôle thérapeutique de l’engagement- ». Éditorial du 27 mars 1953 de «- Trait d’union-», journal intérieur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, EAL, p. 237. 65 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 c’est-à-dire d’engagement constant de la conscience, engagement indispensable au processus thérapeutique, et ce aussi bien pour les soignants que pour les malades. * Avec l’homme, le fait perd de sa stabilité. Il ne s’agit plus d’un, mais d’une mosaïque de faits. L’homme existe toujours en train de... Il est ici, avec d’autres hommes et, en ce sens, l’altérité est la perspective réitérée de son action. 15 Cette insistance première et systématique de Fanon sur l’engagement, comme seul fondement éthique de l’action, comme dépassement du «-verbe émacié- » de l’héritage culturel et de l’impératif catégorique, et ce au nom de la création d’une conscience perpétuellement vigilante, éclaire-t-elle ses textes ultérieurs sur la violence-dans le cadre de la lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme- ? La vaste littérature sur Fanon et la violence aborde sa pensée de trois façons-: sa place dans une théorie générale de la violence, par exemple comparée à celles d’Engels ou de Sorel (dont Alice Cherki écrit qu’il trouvait leurs descriptions trop éloignées de l’expérience quotidienne de la violence dans les colonies 16 )-; sa conception de l’utilisation concrète de la violence durant la guerre de libération en Algérie (on critique alors son «-spontanéisme-» ou bien on fait l’apologie de sa supposée célébration de la violence)-; la lecture qu’en fit Sartre dans sa célèbre préface aux Damnés de la terre. Je ne considère pas la préface de Sartre ici, il y faudrait une étude séparée, si ce n’est pour noter que, comme Sartre l’indique, elle s’adresse aux lecteurs européens alors que le livre lui-même s’adresse aux peuples engagés dans le processus de décolonisation 17 . En ce qui concerne la réflexion de Fanon elle-même, il me semble que l’on n’a pas assez prêté attention, du point de vue de la théorie politique, à la distinction qu’il trace constamment entre agitation et lutte, la première étant de l’ordre de la pathologie, l’autre de la liberté, et, du point de vue de la lutte historique, aux fonctions politiques et stratégiques, et non seulement militaires, de cette lutte. Or ses analyses ressortissent à sa conception des rapports de l’engagement à la conscience et à la liberté, hors de toute «- substantification- » psychologique ou culturelle du moi, individuel ou social. 15 EAL, p. 181. 16 Alice Cherki, Frantz Fanon, Portrait, Paris, Le Seuil, 2000, p. 155. 17 Fanon en souhaitait initialement la publication en Afrique et non en France (EAL, p. 559). 66 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa Fanon décrit la violence de l’univers colonial dans les mêmes termes que l’agitation dans l’univers de l’hôpital psychiatrique, à savoir comme une pathologie secrétée par l’institution elle-même. Il s’était en grande partie formé à la clinique lors de son internat à l’hôpital de Saint Alban auprès de François Tosquelles, inventeur de la socialthérapie et précurseur du mouvement antipsychiatrique, et du neuropsychiatre Maurice Despinoy. Pour Tosquelles et un groupe de psychiatres réformateurs de l’après-guerre, tels Paul Balvet, Lucien Bonnafé, Georges Daumezon et Philippe Paumelle, que Fanon connaissait personnellement ou par leurs publications qu’il cite, il fallait d’abord soigner l’institution psychiatrique elle-même dont la structure et le fonctionnement généraient nombre de chronicités. Leur pensée psychiatrique était nourrie de textes de philosophes tels que Merleau-Ponty et Sartre et de psychiatres et psychanalystes tels que Jaspers, Ey et Lacan, partageant une pensée née de la phénoménologie et centrée sur l’interaction du corps vivant et de la conscience. Ils voyaient en général dans la psychiatrie une étude des réifications des structures de la conscience qui avaient pu suivre des pathologies neurologiques. 18 Or les textes sur l’agitation en psychiatrie publiés avec Tosquelles éclairent bien des textes politiques sur l’aliénation coloniale et la violence qui en résulte, dont on n’a souvent pas vu qu’ils en faisaient le diagnostic plus qu’ils ne la célébraient. Ainsi écrit-il dans le célèbre chapitre sur la violence des Damnés de la terre-: Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues-: la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. L’indigène est un être parqué, l’apartheid n’est qu’une modalité de la compartimentation de ce monde colonial. La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. 19 Cette description de la compartimentation coloniale, et bien d’autres du même ordre dans Les Damnés ainsi que dans Peau noire, font écho à celles de l’asile-et de la maladie-: 18 Sans que toutefois ces pathologies neurologiques déterminent directement la forme des reconstructions fautives de la personnalité qui constituent la maladie mentale et qui sont aussi déterminées par la motricité dans un environnement social et culturel. Voir EAL, p. 149 sq. Sur Fanon et la phénoménologie, voir Jean Khalfa, «-Fanon, corps perdu-» in Mémoires et imaginaires du Maghreb et de la Caraïbe, dir. Samia Kassab-Charfi et Mohamed Bahi, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 36 sq. et Poetics of the Antilles, op. cit. p. 183, sq. 19 Les Damnés de la terre, Œuvres, p. 463. 67 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 La maladie mentale, dans une phénoménologie qui laisserait de côté les grosses altérations de la conscience, se présente comme une véritable pathologie de la liberté. La maladie situe le malade dans un monde où sa liberté, sa volonté, ses désirs sont constamment brisés par des obsessions, des inhibitions, des contrordres, des angoisses. L’hospitalisation classique limite considérablement le champ d’action du malade, lui interdit toute compensation, tout déplacement, le restreint au champ clos de l’hôpital et le condamne à exercer sa liberté dans le monde irréel des fantasmes. Il n’est donc pas étonnant que le malade ne se sente libre que dans son opposition au médecin qui le retient. 20 Les conséquences de ces enfermements et restrictions sont similaires. Dans Les Damnés de la terre, ce que l’on appelait «-agitation-» en psychiatrie trouve son équivalent dans la violence sociale qui caractérise les sociétés coloniales-: Le colonisé est pris dans les mailles serrées du colonialisme. Mais nous avons vu qu’à l’intérieur le colon n’obtient qu’une pseudo-pétrification. La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires-: luttes tribales, luttes de çofs, luttes entre individus. […] Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est donc l’une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé. Tous ces comportements sont des réflexes de mort en face du danger, des conduites-suicides qui permettent au colon, dont la vie et la domination se trouvent consolidées d’autant, de vérifier par la même occasion que ces hommes ne sont pas raisonnables. 21 Plus loin dans ce chapitre, ayant analysé le monde irréel des fantasmes religieux, de la transe et de la tourmente onirique comme formes imaginaires et compensatoires de liberté, dans l’enfermement colonial, Fanon note que s’il n’y a pas d’organisation politique capable de canaliser ces décharges émotionnelles vers une construction sociale, il n’y a plus que «-volontarisme aveugle avec les aléas terriblement réactionnaires qu’il comporte-» 22 . Or en psychiatrie, cette construction sociale est ce que Fanon poursuit à Blida par la socialthérapie, c’est-à-dire la création au sein de l’hôpital de structures analogues à celles du monde extérieur, et où le patient sera constamment mis en nécessité de prendre des décisions et, résistant à l’inertie de sa personnalité, chosifiée par la maladie, pourra progressivement retrouver une autonomie-: 20 Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 419. 21 Œuvres, op. cit., p. 465 sq. 22 Ibid., p. 469. «-Réactionnaires-» au sens de réactions violentes. 68 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa Dans le cadre de la nouvelle société mise en place, on assiste à la mutation de la vieille symptomatologie à l’état pur, désocialisée, envahie de plus en plus par la sphère motrice (stéréotypies, agitations subintrantes, catatonisation…) telle qu’on en voyait dans les asiles. Il y a au contraire, pour le malade, nécessité de verbaliser, d’expliquer, de s’expliquer, de prendre position. Il y a maintien d’un investissement dans un monde objectal ayant acquis une nouvelle densité. La socialthérapie arrache le malade à ses fantasmes et l’oblige à affronter la réalité sur un nouveau registre. 23 Lorsqu’il parle du traitement de l’agitation par la réforme de l’institution, Fanon a spontanément recours à l’engagement : Le service se transforme de façon lucide et consciente en laminoir, en épurateur. Cette notion d’habileté rigoureuse, de souplesse armée, d’institutions articulées, dès le premier contact, rompt le cercle vicieux où tend à s’installer le malade. Ce qui était imitation de soi-même, auto-intoxication, est replacé dans le cadre d’institutions ouvertes. Et c’est l’engagement dans ces institutions qui libère la conscience du vertige. 24 L’«-organisation politique- » chargée de canaliser la violence dans ce cas est donc le personnel hospitalier dont l’ensemble est tout entier tourné vers cette transformation. D’où l’importance de sa formation, à laquelle, selon tous les témoignages, Fanon accordait une importance et un temps considérables. Ce texte est comparable à la description d’une confrontation authentique et non plus fantasmatique avec le réel dans le processus de décolonisation-: Toutefois, dans la lutte de libération, ce peuple autrefois réparti en cercles irréels, ce peuple en proie à un effroi indicible mais heureux de se perdre dans une tourmente onirique, se disloque, se réorganise et enfante dans le sang et les larmes des confrontations très réelles et très immédiates. Donner à manger aux moudjahidines, poster des sentinelles, venir en aide aux familles privées 23 EAL, p. 420. Sur la critique de l’« agitation » en psychiatrie, voir EAL, p. 265, n.-2, et pp. 333 sq. La série des éditoriaux de Notre Journal est fort utile pour comprendre la valeur thérapeutique de l’organisation d’une société telle que la concevait Fanon (EAL, pp. 260 sq.) et sa critique des dangers d’institutionnalisation (EAL, pp. 281 et 284). Enfin le remarquable article écrit avec Slimane Asselah, «-Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique-», phénomène étudié sur la base d’analyses de la perception par Merleau-Ponty et de l’imaginaire par Sartre, met en lumière le lien entre agitation et activité hallucinatoire produite par le contexte de l’enfermement, EAL, pp. 372-374. 24 «-Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique-», EAL, p. 375. 69 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 du nécessaire, se substituer au mari abattu ou emprisonné- : telles sont les tâches concrètes auxquelles le peuple est convié dans la lutte de libération. On pourrait multiplier les citations pour montrer que lorsque Fanon réfléchit à la violence dans le contexte colonial il le fait d’abord sous l’angle d’une violence criminelle compensatoire ou bien sous celui de la déréalisation et des fantasmes (deux dimensions explorées dans les romans policiers de Chester Himes que Fanon admirait et dont il parla dans ses cours sur la société et la psychiatrie à l’Université de Tunis 25 ). Tel est le produit d’un monde où les corps sont «-compartimentés-» et la conscience, désormais incapable de projets, chosifiée. Dans le texte de sa conférence d’Accra, Fanon écrit même que la violence permanente de l’oppression coloniale, dans les pays où elle est extrême, a fait de la violence du colonisé une manifestation de son existence animale 26 . Mais lorsqu’il parle de la lutte de libération, il décrit un processus qui n’a plus rien à voir avec l’explosion spontanée et suicidaire produite par la situation coloniale, mais constitue plutôt une phase d’engagement dans des actions concrètes où «- cristallise- » une conscience nationale libre 27 . Quelles sont ces actions et en quoi consiste donc cette conscience-? Elles peuvent être simplement d’organisation et de logistique comme on vient de le voir, mais dans les paragraphes concluant le chapitre 25 EAL, p. 441. 26 «- […] il arrive, dis-je, que dans certaines contrées asservies la violence du colonisé devienne tout simplement une manifestation de son existence proprement animale. Je dis animale et je parle en biologiste, car de telles réactions ne sont, somme toute, que des réactions de défense traduisant un instinct tout à fait banal de conservation.-» «-Pourquoi nous employons la violence-», discours prononcé à la conférence d’Accra, avril 1960. Œuvres, p. 413. Le thème de l’animalisation par la colonisation est une constante de tout l’œuvre de Fanon. Le bestiaire que sa description phénoménologique met en scène dans Peau noire, masques blancs est à l’interface de la schizophrénie et du surréalisme-: «- J’arrive lentement dans le monde, habitué à ne plus prétendre au surgissement. Je m’achemine par reptation. Déjà les regards blancs, les seuls vrais, me dissèquent. Je suis fixé. […] Je me glisse dans les coins, rencontrant de mes longues antennes les axiomes épars à la surface des choses - le linge du nègre sent le nègre - les dents du nègre sont blanches - les pieds du nègre sont grands - la large poitrine du nègre - je me glisse dans les coins. Je demeure silencieux, j’aspire à l’anonymat, à l’oubli. Tenez, j’accepte tout, mais que l’on ne m’aperçoive plus-! -» Œuvres, p. 158. 27 «-Et l’acquisition de la révolution algérienne est précisément d’avoir culminé de façon grandiose et d’avoir provoqué une mutation de l’instinct de conservation en valeur et en vérité. Pour le peuple algérien, la seule solution était ce combat héroïque au cœur duquel il devait cristalliser sa conscience nationale et approfondir sa qualité de peuple africain.-» ibid. p. 415. Je souligne. 70 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa des Damnés sur la violence 28 , Fanon envisage directement la lutte armée et écrit qu’«-au niveau des individus la violence désintoxique-». On a souvent interprété ce texte comme signifiant que toute violence détacherait la conscience de ses intoxications, de ses aliénations. La traduction anglaise parle même de «-force purificatrice-»-: «-At the level of individuals, violence is a cleansing force-» 29 . Toute une littérature critique est née de cette supposée vertu. Or on sait combien Fanon se défie des violences qu’il considère pathologiques. Ainsi condamne-t-il le terrorisme nihiliste-: Le fidaï algérien, à l’inverse des déséquilibrés anarchistes rendus célèbres par la littérature, ne se drogue pas. Le fidaï n’a pas besoin d’ignorer le danger, d’obscurcir sa conscience ou d’oublier. Le «-terroriste-» dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le fidaï, lui, a rendez-vous avec la vie de la révolution, et sa propre vie. Le fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité de perdre sa vie pour l’indépendance de la Patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort. 30 Le choix de la mort au nom d’une croyance religieuse aurait été encore plus étranger à sa pensée politique, non seulement foncièrement athée puisqu’à l’héritage de la culture il veut substituer la formation d’une volonté nationale, mais aussi à sa pensée psychiatrique parce que la religion, comme forme réifiée de la culture, est une pathologie de la liberté 31 . En fait, l’une des fonctions de la lutte armée contre l’oppression lorsqu’on la considère au niveau du groupe social est de produire un «- sens national-» 32 , car elle élimine le tribalisme et les combats de chefferies qu’ali- 28 Chapitre publié d’abord sous forme d’article dans Les Temps Modernes en mai 1961. 29 Première traduction en anglais des Damnés de la terre, par Constance Farrington-: The Wretched of the Earth, New York, Grove Press, 1963, p. 94. La seconde traduction, par Richard Philcox, plus précise, conserve néanmoins cette traduction-: «-At the individual level, violence is a cleansing force-». The Wretched of the Earth, New York, Grove Press, 2004, p. 51. 30 L’An V de la révolution algérienne, Œuvres, p. 293. Dans sa thèse de doctorat, Fanon commentait ainsi la lecture de Hegel par Lacan-: «-Le fou, en présence du désordre du monde (qui est désordre de sa propre conscience, transitivisme), veut imposer la loi de son cœur. Alors, deux solutions demeurent possibles-: il rompt le cercle par quelques violences sur l’extérieur ou il se frappe lui-même par voie de contrecoup social.-» EAL, p. 225. 31 Voir EAL, pp. 181 sq. et pp. 451 sq. Fanon parle d’un «-monde culturel spasmé-» par la colonisation lorsqu’il décrit certains échecs de la psychothérapie en milieu «-indigène-» (EAL, p. 430). 32 Les Damnés, Œuvres, p. 495. 71 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Éthique et violence chez Fanon mentait auparavant le système colonial, au profit d’une lutte de niveau national, répondant par la violence à la violence lorsque celle-ci est devenue nationale et sans merci. Corrélativement, au niveau de l’individu, ce dont elle désintoxique c’est de la servilité et du respect des chefs-: «-Même si la lutte armée a été symbolique-», écrit Fanon, «-la violence hisse le peuple à la hauteur du leader-»-: Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. D’où cette espèce de réticence agressive à l’égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place. Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en «-libérateur-».-[…] Les démagogues, les opportunistes, les magiciens ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible. 33 Autrement dit la valeur de la participation au combat pour les individus drogués de servitude est la conquête de l’autonomie. Les Damnés de la Terre, livre composé, dans l’urgence politique, de textes écrits pour certains alors que Fanon se savait condamné par la maladie, se projette essentiellement dans l’après-colonisation. Le legs du système colonial est une aliénation et une irresponsabilité qui risquent d’obérer durablement le devenir des nouvelles nations, prises en mains par des bourgeoisies néocoloniales prospérant déjà là où l’indépendance a été simplement donnée par le colonisateur, bien entendu dans ses termes. Les titres des deux chapitres suivant celui sur la violence, l’indiquent clairement-: «-Grandeur et faiblesse de la spontanéité-» et «-Mésaventures de la conscience nationale-». Quant au dernier chapitre, celui sur «-La culture nationale-», il constitue une critique de ceux qui veulent fonder la nation sur une culture au lieu de fonder la culture sur la nation. Son premier titre avait d’ailleurs été «-Négritude et civilisations négro-africaines, une mystification-» 34 . Politiquement, Fanon pense donc le 33 Ibid., p. 496. Je souligne. Fanon utilise plusieurs fois ce concept marxien de praxis dans ses textes politiques et parfois aussi psychiatriques. Il désigne une action dans laquelle le moi tout à la fois s’engage et se forme. 34 EAL p. 558. En raison de l’urgence, Fanon a réduit son ambition initiale d’un livre de sept chapitres, et du coup ce volume conserve ce qui était le plus important 72 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa «- sens national- » comme la conscience libre née dans l’engagement, et ce tant au niveau du groupe que de l’individu. Cette conscience ne peut rester libre que si elle s’invente une nouvelle culture, elle-même productrice de valeurs-: Si l’homme est ce qu’il fait, alors nous dirons que la chose la plus urgente aujourd’hui pour l’intellectuel africain est la construction de sa nation. Si cette construction est vraie, c’est-à-dire si elle traduit le vouloir manifeste du peuple, si elle révèle dans leur impatience les peuples africains, alors la construction nationale s’accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes. 35 C’est sans doute pourquoi même lorsqu’il travaille à la création d’une colonne de volontaires africains qui viendrait soutenir les combattants de l’intérieur par le Sahara, et explore au Mali de possibles canaux de pénétration, Fanon consacre une bonne part de son journal de bord à souligner l’importance de cette entreprise pour les états sub-sahariens eux-mêmes, qui se déchirent déjà en luttes nationalistes-: Depuis près de trois ans, j’essaie de faire sortir la fumeuse idée d’Unité africaine des marasmes subjectivistes, voire carrément fantasmatiques de la majorité de ses supporters. L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États-Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils. 36 Mais quelle est donc enfin pour Fanon la fonction de la violence au niveau de la lutte historique concrète pour l’indépendance algérienne- ? Les Damnés de la terre a été écrit alors que Fanon était ambassadeur du gouvernement provisoire de la république algérienne pour l’Afrique sub-saharienne, basé à Accra. Son souci de penser ce combat au niveau international est donc constant et c’est pourquoi l’une des dimensions essentielles du chapitre sur la violence est de l’inscrire dans la situation inédite qu’est la guerre froide. pour lui, un avertissement général à toute nation décolonisée sur les difficultés qui l’attendent. 35 Les Damnés, Œuvres, p. 622. Ce chapitre est le texte d’une communication au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs qui se tint en 1959 à Rome. En ouverture de son discours, Fanon prévenait contre les failles de la conscience nationale-: «-les dangers graves qu’elles renferment sont le résultat historique de l’incapacité de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés à rationaliser la praxis populaire, c’est-à-dire à en extraire la raison-». Ibid., p. 543. 36 Pour la révolution africaine, Œuvres, p. 868. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Face à la puissance technique du colonisateur le colonisé n’aurait en principe aucune chance de l’emporter et sa violence serait suicidaire-: En 1945, les 45 000 morts de Sétif pouvaient passer inaperçus-; en 1947, les 90 000 morts de Madagascar pouvaient faire l’objet d’un simple entrefilet dans les journaux- ; en 1952, les 200 000 victimes de la répression au Kenya pouvaient rencontrer une indifférence relative. C’est que les contradictions internationales n’étaient pas suffisamment tranchées. Déjà la guerre de Corée et la guerre d’Indochine avaient inauguré une nouvelle phase. Mais c’est surtout Budapest et Suez qui constituent les moments décisifs de cette confrontation. Forts du soutien inconditionnel des pays socialistes, les colonisés se lancent avec les armes qu’ils ont contre la citadelle inexpugnable du colonialisme. Si cette citadelle est invulnérable aux couteaux et aux poings nus, elle ne l’est plus quand on décide de tenir compte du contexte de la guerre froide. 37 À présent, toute répression violente de la lutte anticoloniale sera discutée à l’ONU, la position de la puissance coloniale deviendra de plus en plus intenable et c’est dans l’arène internationale que la guerre sera gagnée, l’armée de libération massée aux frontières n’aura plus d’autres fonctions que d’être l’embryon de la future armée nationale 38 . D’autant, ajoute Fanon, que le capitalisme international voit d’un mauvais œil la destruction potentielle de ces futurs marchés que sont les colonies par une archaïque et désastreuse menée par des empires en décomposition. Le neutralisme, ou le non-alignement, sera donc une stratégie gagnante de ceux qui dirigent le combat puisqu’ils ont désormais le soutien des deux puissances qui se partagent le monde. Certes Fanon critique les sommes énormes englouties dans la confrontation irrationnelle des grandes puissances, qui auraient pu servir à une réorganisation complète des économies et des écologies des nations décolonisées, 39 mais il ajoute toutefois une considération intéressante- sur l’impact psychologique du neutralisme-: Le neutralisme produit chez le citoyen du tiers monde une attitude d’esprit qui se traduit dans la vie courante par une intrépidité et une fierté hiératique qui ressemblent étrangement au défi. Ce refus affirmé du compromis, cette 37 Les Damnés, Œuvres, p. 483, sq. 38 À Tunis, Fanon dit à Claude Lanzmann que le véritable combat de libération était mené par ceux de l’intérieur, et non par l’armée. Voir Jean Khalfa, Claude Lanzmann in conversation, Wasafiri, n° 44, 2005, p. 20. Lanzmann organisa les rencontres de Sartre et de Fanon et apporta à Maspero plusieurs chapitres des Damnés de la terre. 39 Les Damnés, Œuvres, p. 501 et 505. Éthique et violence chez Fanon 73 74 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa volonté toute dure de ne pas s’attacher rappellent le comportement de ces adolescents fiers et dépouillés, toujours prêts à se sacrifier pour un mot. Tout cela désarçonne les observateurs occidentaux. 40 Le reste de ce chapitre énumère les raisons de douter des possibilités pour ces peuples de relever leur défi national, raisons qui sont celles-là mêmes qui leur ont permis de gagner leur indépendance, la division du monde en grands blocs, qui produit un gaspillage inhumain. Il y présente des avertissements prémonitoires sur la corruption économique et les mystifications identitaires néocoloniales, mais on retrouve ici malgré tout l’idée que l’engagement d’une conscience contre (et entre) les blocs établis et les formes héritées, peut produire une forme de liberté. Intéressante lueur que l’œil vigilant d’un psychiatre aura pu révéler à un certain moment du processus historique. 40 Ibid., p. 486 sq. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Eric Hoppenot Sorbonne Université - ESPE de Paris À Michel Agier, ma reconnaissance L’hospitalité consiste moins à nourrir l’hôte qu’à lui rendre le goût de la nourriture en le rétablissant au niveau du besoin, dans une vie où l’on peut dire et supporter d’entendre dire-: «-Et maintenant, n’oublions pas de manger.-» Maurice Blanchot, «-Sublime parole-» Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Paul Ricœur «-Sunt lacrima rerum-», Virgile Dans «- La vie des hommes infâmes 1 - », Michel Foucault interrogeait ces existences d’hommes «-infâmes-», c’est-à-dire sans considération, des existences comme indignes d’accéder à la narration et destinées à ne laisser aucune marque de leur passage. Des vies invisibles, frappées d’un double déficit social et symbolique- : déni de justice et déni de reconnaissance. Si le motif de l’invisibilité sociale est venu depuis quelque temps au centre de nombreuses recherches, Hannah Arendt, dans son Essai sur la Révolution, avait déjà souligné avec force la double négation de justice qui accable le pauvre. En effet, la blessure de la pauvreté, ce n’est pas seulement l’incapacité à satisfaire ses besoins vitaux, c’est aussi la honte d’être rejeté dans l’obscurité de l’existence, être voué à l’absence de toute vie publique et donc, en un sens, être privé de toute forme de reconnaissance. Au commencement donc, la vie défaite, le dénuement souvent brutal et la multiplicité de l’exclusion-: exclusion de chez soi et exclusion de tout lieu que le réfugié traverse ou dans lequel il voudrait se poser. Le réfugié comme la figure contemporaine de l’exclusion absolue, il est, par essence, le hors- 1 Michel Foucault, «-La vie des hommes infâmes-», Les Cahiers du chemin, n° 29, 15 janvier 1977, p. 12-29, réédité dans Dits et Ecrits Tome III-: 1976-1979, Gallimard, 1994. (Sauf indication contraire, le lieu d’édition est toujours Paris). 76 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot la-loi. Rebut du monde. Michel Agier dans sa stimulante synthèse, Aux bords du monde, les réfugiés 2 , a défini la temporalité qui régit le cheminement du réfugié en trois temps, qui peuvent représenter plusieurs mois et souvent plusieurs années, le temps de la destruction (guerre, misère, changement climatique), le temps de l’attente (traversée, transit, errance) et le temps de l’action, celui de la quête d’un nouveau statut, d’un droit, mais qui bien souvent s’inscrit dans l’illégalité, la marginalité. Loin du mythe romantique qu’il a pu symboliser, en découvrant ailleurs la possibilité d’un nouveau «- chez-soi- », le réfugié contemporain, dont le tout monde aimerait bien se débarrasser à bon compte, appartient à ce peuple de l’ombre des «-hommes infâmes-», ces vies dont on voudrait tout ignorer pour préserver l’absence de sens qu’on leur octroie. Surtout ne pas les voir. Les reconduire, sinon les éconduire. Souvenons-nous pourtant des généreux principes de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui affirmait que «-toute personne a le droit de circuler et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État-». Énoncé qui se concrétise politiquement par la création du HCR (1950) et l’adoption d’une Convention internationale relative au statut des réfugiés 3 (1951). Mais souvenons-nous aussi que moins de cinquante ans plus tard, le gouvernement français de 1995 impose «- le délit d’hospitalité 4 - ». Ces lois humanitaires de l’après-guerre ont-elles encore un sens aujourd’hui où l’on dénombre plus de cent millions de déplacés, dont plus de 60-% en raison des guerres et des persécutions-? On lit dans la presse que l’on dénombre plus de 33000 migrants et réfugiés qui sont morts depuis 1993 5 , et qu’aujourd’hui des migrants sont vendus comme esclaves sur les marchés libyens. Dans les quelques pages qui vont suivre, nous souhaiterions interroger la figure du réfugié telle qu’elle peut apparaître (et disparaître) dans quelques 2 Michel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002. 3 Article 1 er . A, 2 de la Convention de Genève-: «-[…] le terme réfugié s’appliquera à toute personne […] craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, [qui] se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays […]-». 4 Dès 1945, l’article L. 622-1 du Code du séjour des étrangers et du droit d’asile, stipule que «- toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France, encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende-». A contrario, La Nouvelle-Zélande vient de créer un passeport singulier pour les réfugiés climatiques, lesquels seraient environ 20 millions tous les ans. 5 Le quotidien allemand Der Tagesspiegel a publié en novembre 2017 une liste de ces milliers de morts, en donnant chaque fois que cela s’avérait possible, les noms, les âges, les pays d’origine et les causes de la mort. 77 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 œuvres narratives et poétiques ultra-contemporaines. S’agit-il pour les écrivains de donner hospitalité à des corps et à des voix qui en dehors de la fiction ou du témoignage se voient doublement exilés, de leur pays puis de celui où ils espèrent trouver refuge-? S’agit-il pour ces écrivains de «-réparer le monde-» comme le suggère le titre du dernier essai d’Alexandre Gefen-? Ou s’agit-il de lire dans cette altérité radicale l’émergence de possibles figures héroïques-? La traversée… ou le naufrage Dans nos récits sur les réfugiés, il n’est pas de témoignage direct ou indirect, de fictions qui ne se nouent autour de l’apocalypse qui se trame dans les eaux de la Méditerranée. À la fin de son plaidoyer Frères migrants, Patrick Chamoiseau écrit- : «- Les poètes déclarent que la Méditerranée entière est désormais le Lieu d’un hommage à ceux qui y sont morts, qu’elle soutient de l’assise de ses rives une arche célébrante […] 6 -». La Méditerranée s’expose à devenir un sanctuaire, un no man’s land entre Europe et Afrique, gigantesque tombeau pour une foule d’anonymes disparus. Entassés dans des bateaux dont certains sont volontairement choisis parce que les passeurs savent exactement qu’il existe une importante probabilité pour qu’ils coulent en pleine mer. Le bateau de réfugiés surgit dans les images comme un immense radeau de la Méduse contemporain, deux cents ans après l’œuvre de Géricault. Comme en a pu témoigner l’œuvre de Pierre Delavie, «- Le Radeau de Lampeduse- » trop brièvement exposée 7 sur la Seine et qui représente la photo d’un naufrage de migrants 8 . Des remous lointains de la Méditerranée aux bords de la Seine où vient s’échouer une part des rescapés, c’est l’image qui vient jusqu’à nous pour provoquer nos regards et nos consciences. Cette œuvre de Delavie résonne avec le travail de Jason deCaires Taylor qui crée des sculptures de réfugiés immergées 9 , lesquelles n’ont rien d’un cimetière sous-marin et ne remplacent nullement 6 Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Éditions du Seuil, 2017, p. 135. 7 Pierre Delavie, Le radeau de Lampeduse, a été affiché le 11 janvier 2017 sur les quais de Seine à Paris, mais faute d’autorisation, l’œuvre a dû être retirée moins d’une semaine après son installation. Il s’agit d’une photo qui s’inspire du Radeau de la Méduse de Géricault (1816), elle représente un bateau de réfugiés sur laquelle Pierre Delavie a collé des photos de Parisiens afin de les interpeller, Pierre Delavie justifiait ainsi son œuvre-: «-J’ai voulu mettre les habitants face à eux-mêmes. Je veux qu’ils disent-: -“Eux, c’est nous”.-» (Cité par Arthur Dubois, Le Figaro, 13 janvier 2017). 8 En 2016, les chiffres de l’ONU comptabilisent 5000 réfugiés morts en Méditerranée. 9 Ces sculptures sont immergées depuis 2016 au Museo Atlantico, dans les eaux de l’île de Lanzarote. Voir notamment les œuvres-: «-The Raft of Lampedusa-» et «-The human gyre-». 78 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot tous les corps noyés, à jamais disparus. Songeons aussi à l’œuvre baptisée Lampedusa, de l’artiste brésilien Vik Muniz, exposée en mai 2015 lors de la Biennale de Venise. Elle représente un bateau en bois recouvert d’une reproduction géante de la première page d’un numéro d’un grand quotidien italien relatant le naufrage d’un bateau de migrants. Une fois encore, derrière ce bateau à l’allure d’un bateau en papier enfantin, il s’agit de réveiller les consciences du public. Le bateau n’est plus perdu, invisible dans les eaux méditerranéennes, il est, là, symbolique devant les yeux des spectateurs qui ne peuvent échapper à la vision de l’œuvre. Nombreuses sont ces créations plastiques et visuelles qui, en silence, espèrent qu’elles susciteront un mouvement d’hospitalité envers les déshérités 10 . Dans le film de Lioret, Welcome (2009), il n’est pas question de traverser la Manche en bateau car tout mode de transport pour rallier l’Angleterre depuis les côtes françaises est devenu impossible pour es réfugiés. Ce n’est qu’à la nage qu’il pourra espérer tenter la traversée, tentative vouée d’avance à l’échec. Pour le réfugié, tout espace est susceptible de devenir une frontière infranchissable. Seule la photo de la fille qu’il aime et surtout le téléphone est symboliquement à même de réunir au moins par la voix les deux jeunes séparés. Le personnage de Simon, le maître-nageur qui aide Bilal à nager et le recueille, se trouve lui-même exclu de ses proches et inquiété par la police. À la fin du film, le corps noyé de Bilal est finalement découvert à quelques centaines de mètres des côtes anglaises pour finir par être inhumé en France. Le film de Lioret dénonce un monde où seulement certains ont le droit de circuler librement sur n’importe quel territoire de la planète, tandis que pour les plus pauvres cette libre circulation est formellement proscrite. La seule distance qui aura pu être traversée par Bilal, c’est celle d’un homme à un autre, l’hospitalité d’un chez-soi de transit. L’ouverture à l’autre comme remède ponctuel à la fermeture des frontières, telle semble être l’une des leçons de vie que nous accorde le film de Lioret. Le bateau est le lieu même de la déréliction. L’opticien de Lampedusa raconte l’histoire de deux couples qui se trouvent sur leur voilier et doivent sauver le plus de naufragés dans une mer qui ne cesse de happer et de se refermer sur des corps pris comme dans un piège. Le récit narre une double terreur, celle des naufragés qui espèrent être secourus et celle des sauveteurs qui se désespèrent de n’avoir pu sauver davantage de réfugiés. La main tendue vers autrui comme premier geste éthique. Le récit de L’opticien de Lampedusa offre une configuration particulièrement pathétique de l’échec du témoin, comme si l’horreur imposait l’impossible accomplissement de 10 Kenneth Roth, avec un regard plus ironique, mais tout aussi efficace crée un photomontage où tous les grands de ce monde se trouvent debout sur un radeau de migrants, avec cette légende «-Je suis un migrant (If only)-». 79 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 l’éthique-: «-Avant même de sauter sur le pont, l’opticien sait qu’il lui faudra choisir entre ceux qui pourront vivre et ceux qui devront mourir. 11 ». Le sauvetage des uns implique nécessairement l’abandon, voire le sacrifice des autres. Combien de morts pour quelques vies sauvées-? C’est bien ce traumatisme qui ne va cesser de hanter les sauveteurs. Certains devenant au fur et à mesure du temps qui s’écoule après le drame, des naufragés de l’existence. Dans le récit autobiographique de Maylis de Kerangal, se construit un parallèle entre la vision du film de Visconti adaptant Le Guépard de Lampedusa et le naufrage d’un bateau en octobre 2013 sur les côtes de Lampedusa. Au contraire du récit précédent, le témoin sur les lieux du naufrage n’est pas soumis à l’injonction éthique de porter secours, la narratrice d’À ce stade de la nuit, entend l’annonce et les commentaires du naufrage dans sa radio. C’est alors que le bref récit qui s’attachait au film de Visconti, va peu à peu, au fil de la nuit qui progresse, dériver vers le nom et l’île de Lampedusa et les dernières pages sont une reconstruction, une véritable vision du naufrage, qui se construit pratiquement comme un long zoom cinématographique-: «- […] l’événement cristallise doucement, il instaure une scène qui se précise, tranchée, épouvantablement nette. J’ai distingué le sillage du rafiot […], j’ai vu l’embarcation […], j’ai reconnu une cargaison humaine […], j’ai distingué les yeux […], j’ai recomposé des visages possibles […] j’ai contenu le chalutier dans mon regard jusqu’à ce que les remous s’atténuent à la poupe, se dissolvent progressivement dans le bleu de la mer - l’azur vertical - jusqu’à ce que la fin du mouvement signe la fin de tout. 12 -» Puis une fois le bateau devenu invisible perdu, l’écriture n’est plus vision, mais spéculation-: «- […] j’ai pensé que les passagers avaient dû attendre, espérer des secours […] j’ai pensé enfin que la plupart des passagers ne devaient pas savoir nager […] 13 - » Et le chapitre s’achève sur l’éthique compassionnelle, en un hommage aux habitants de Lampedusa-: «-Et ceux de l’île, isolés et pauvres eux-mêmes, les avaient recueillis, une couverture sur les épaules, un abri, un repas- : ils avaient hébergé ces étrangers, plus pauvres que pauvres, ces êtres qui n’avaient plus rien et ne pouvaient plus prononcer leur nom-; ils les avaient relevés de l’humanité entière avec eux. Hospitalité. 14 -» Le dense récit de Maylis de Kerangal aura en quelques pages, égrené un nom, celui de Lampedusa, du cinéma au drame, du drame finalement narré comme une scène de cinéma. Pas de leçon, pas de discours, mais la sensibilité d’un regard, d’une narration fragile, économe de la langue et de ses effets rhéto- 11 Emma-Jane Kirby, L’opticien de Lampedusa, (trad. Mathias Mazard), Éditions des Equateurs, 2016, Éditions J’ai lu, 2017, p. 42. 12 Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit, Verticales, Gallimard, 2015, p. 68-70. 13 Ibid., p. 70-71. 14 Ibid., p. 71. 80 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot riques. On pourra pourtant regretter cette saturation obscène du «- je- » de l’écrivaine, comme si, au milieu de sa vision, elle pouvait faire taire son ego. Il faudrait aussi lire le bref roman de Maryline Desbiolles, Lampedusa, qui lui aussi résonne peut-être avec un autre nom du cinéma, mais plus obliquement, il s’agit de Pasolini et de son article «-La disparition des lucioles-». Il est aussi question de disparition des lucioles sur l’île de Lampedusa. Aux souvenirs de rêve de vacances à Lampedusa, rêve jamais réalisé en raison de la mort du père de la narratrice, se mêlent des souvenirs littéraires liés à l’histoire de l’île. Ce n’est que dans la deuxième partie du récit que le drame des réfugiés se noue intimement à l’existence de l’enfant narratrice. Elle se lie d’amitié avec une jeune migrante libyenne, Fadoun qui arrive en France après être arrivée à Lampedusa. Le nom de Lampedusa fait retour dans le récit non plus comme un espace désiré, mais comme le lieu qui stigmatise la misère planétaire. C’est par le récit de Fadoun que la narratrice saisit le drame de la petite libyenne, rescapée d’un naufrage. Nulle méditation dans ces narrations d’enfant, mais la brutalité des faits. Écrit pour de jeunes lecteurs Lampedusa ne tire aucune leçon, son écriture poétique est loin de toute fable morale, mais elle énonce qu’il y a dans cette tragédie du naufrage quelque chose qui ne peut advenir à la parole, comme dans cette scène où la narratrice cauchemarde qu’elle naufrage, s’identifiant à son amie- : «- Je touche les bras, une main s’agrippe à ma cheville, les vagues me giflent, me recouvrent, je bois la tasse, une fois, deux fois, je n’entends pas les mots, ils me rentrent dans la bouche, dans la gorge. Je les bois, je les mange, ils sont trop gros pour moi, ils passent difficilement, m’écorchent les muqueuses. Je ne sais même pas si Fadoun a les mots pour me raconter comment on se débat dans l’eau obscure […] 15 -». Le naufrage des corps est naufrage de la représentation, naufrage du langage qui lui aussi échoue, s’échoue sur l’indicible. À Lampedusa, le président de l’association Askavusa, Giacomo Sferlazzo émet le désir en 2015, de créer sur l’île ce qu’il voudrait nommer «-un musée de silence-» lequel rassemblerait les objets des réfugiés pêchés à la suite des naufrages. Objets dérisoires, restes d’une vie disparue qui tiennent à la fois du souvenir personnel et de l’identité (cassette, papiers), des textes religieux, de vêtements, et d’objets dédiés spécialement à la migration (tuba, boussole). Ainsi, les idées et les bonnes volontés ne manquent pas pour archiver les traces et les pertes. Si l’on a bien en tête ces impossibles traversées maritimes, les traversées terrestres ne sont guère plus favorables. Au réfugié, l’Europe voudrait imposer l’impossibilité de se mouvoir. Le réfugié, c’est celui qui ne passe pas. Arrêté aux frontières par des barbelés spécialement érigés pour lui. Les fictions des réfugiés - du moins celles que nous avons pu lire - accordent une place, 15 Maryline Desbiolles, Lampedusa, L’école des loisirs, 2012, p. 68. 81 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 semble-t-il, beaucoup moins visible aux traversées terrestres. Peut-être les documentaires filmiques, voire journalistiques, sont-ils plus à même de rendre compte de ces mouvements migratoires poussés par les guerres, le climat ou les conditions économiques. Le film de Niki Giannari et Maria Kourkouta, Des spectres hantent l’Europe 16 , offre une image particulièrement saisissante de ce que peut être le temps indéfini de la marche. Le film commence par une caméra fixe, installée au bord d’un chemin boueux, à l’arrière-plan, une nature verte, humide, sans limites. Devant la caméra, autrement dit, devant le regard du spectateur des corps marchent, seuls, en couples, en famille, des bagages de fortunes sur leurs dos trempés, ils passent devant nos yeux, sans un mot et sans le moindre regard vers la caméra (hormis un). Cette séquence interminable dure de longues minutes, le film nous saisit là, sur ce petit morceau de terre boueux où la pluie tombe sans discontinuer. On ignore où la scène est filmée, certains semblent revenir et marchent dans l’autre sens et dans cette marche à contre-courant, on ne saurait dire s’ils renoncent ou s’ils s’en vont vers une autre errance. Le plus terrible peut-être c’est ce que cette séquence nous suggère, que non seulement le temps de la marche ne passe pas, mais que l’espace lui-même, ce petit bout de chemin saisi par la caméra, n’ouvre sur aucun avenir. La caméra pourrait demeurer en ce point pendant des jours et des semaines, elle ne filmerait rien de plus, rien de moins. On ne saura jamais d’où ils viennent, ni où les conduit ce chemin. Si la littérature, comme dans le roman de Laurent Gaudé Eldorado, peut narrer le passage des frontières, le temps de l’attente et de l’errance d’un espace à l’autre, elle peine, reconnaissons-le, à dire quelque chose de la traversée maritime des migrants. Dans le roman de Gaudé, on y assiste, en un sens, mais comme un récit «-à l’envers-» où le capitaine d’un bateau achète une petite embarcation, parce que révulsé par sa propre attitude face aux migrants, il décide de tout abandonner, de se rendre en Afrique dépossédé de tout y compris de son identité, pour entrevoir lui-même l’expérience du migrant. Mais nous ne sommes jamais sur le bateau des réfugiés. Le point de vue interne sur le mode fictionnel apparaît encore impossible, au mieux, la posture la plus proche de l’horreur du naufrage ne peut-elle être que celle du témoin. 16 Le film est réalisé au début du printemps 2016 (mars-avril-? ), au moment où l’Europe ferme les frontières de la Macédoine bloquant ainsi 12000 réfugiés en Grèce. La route des Balkans est désormais inaccessible. Le camp d’Idomeni a été évacué par les autorités fin mai 2016. Tous les observateurs ont témoigné des conditions particulièrement inhumaines dans lesquelles se trouvaient plusieurs milliers de réfugiés à Idomeni (voir les articles de presse, ainsi que les reportages photos comme celui de Büllet Kiliç). 82 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot L’encampement Si le réfugié peut, parfois, miraculeusement se jouer des frontières successives et des mers, ce qui l’attend au bout du voyage, c’est généralement une vie dans les camps qui peut durer des mois et se prolonger des années. Le concept d’encampement 17 est utilisé par Michel Agier pour désigner la politique de mise en camps des populations-; il l’emprunte à Barbara Harrel-Bond (Université d’Oxford). Il s’agit de souligner que le camp devient depuis quelques décennies, non pas seulement un lieu de protection, mais le résultat d’une politique de mise à l’écart qui se substitue à une réelle hospitalité. Selon Agier, le camp est la mise en œuvre d’une organisation sanitaire, policière et alimentaire. Des dizaines de millions de personnes dans le monde vivent aujourd’hui dans des camps. On peut dire qu’ils vivent dans un «- ici- » pensé comme un «- ailleurs- »- : on vous concède un morceau de sol, mais vous vivrez séparés, ailleurs de notre communauté. Michel Agier évoque un mode de gouvernance qui vise à «- gérer l’indésirable- » et dont l’un des aspects les plus signifiants est d’instaurer une forme très singulière de rapport au temps. Si nous repensons le camp, on peut dire que souvent le camp d’urgence devient camp de transit, puis camp d’accueil et finalement camp de résidence, c’est-à-dire un quasi-enfermement. Le réfugié paraît sans cesse menacé par l’appréhension d’un temps dont l’unique modalité devient celle d’une attente infinie. Peuple non pas tant hors-la-loi que peuple privé de loi, où l’accès même à la loi ne serait-ce que pour faire reconnaître ses lois est, au mieux, un périple de longue haleine. Tel le pestiféré ou le lépreux, le réfugié est le séparé par excellence. Séparé de son origine et séparé du lieu où il échoue dans un État qui ne veut surtout pas de lui et procède à sa mise à l’écart, la plus radicale possible. Séparé, il est, comme le souligne Agier «-au bord du monde-», mis à l’écart de l’écart, le lieu où il peut résider est un espace toujours désertique, c’est à la condition de la présence d’un désert que peut s’ériger la dimension d’un camp officiel, ou sauvage. Les concepts d’hospitalité, d’humanisme, censés traduire les valeurs de l’État démocratique perdent toute signification, car seule demeure la peur de l’autre. À ce titre, certains noms propres de lieux d’encampement résonnent symboliquement dans le champ littéraire, que l’on songe seulement à deux noms propres emblématiques, l’île de Lampedusa et «-la jungle de Calais-». C’est à partir de 2011 que le nom de Lampedusa 18 , jusque-là associé au film et au livre Le Guépard, que cette île devient la première porte de l’Europe 17 Michel Agier, «-L’encampement du monde-», introduction à Un monde de camps, Sous la direction de Michel Agier, La Découverte, 2014, p. 11-28. 18 Voir le texte de Louise Tassin, «-Lampedusa (Italie). Un laboratoire de la rétention en Europe.-», Un monde de camps, Sous la direction de Michel Agier, La Découverte, 2014, p. 312-325. 83 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms où échouent les migrants qui viennent de Tunisie et de Libye, à la suite des différentes révolutions arabes. Plusieurs œuvres contemporaines se réfèrent à Lampedusa, comme À ce stade de la nuit (2015) de Maylis de Kerangal que nous avons déjà évoqué ou Eldorado (2006) de Laurent Gaudé, des témoignages, direct comme Les larmes de sel (2017) de Pietro Bartolo ou indirect comme L’opticien de Lampedusa (2016) de la journaliste Emma-Jane Kirby, ou encore la toute récente pièce de Guido Nicolosi, Lampedusa (2017). L’opticien de Lampedusa, que nous avons déjà abordé, décrit avec force la manière dont a pu se construire une frontière intérieure entre les réfugiés et les autochtones, rendant impossible toute forme de contact, fût-ce entre les naufragés et leurs sauveteurs. Cet enfermement à ciel ouvert rend impossible la publication de la parole du réfugié. Victime de l’Histoire et victime à laquelle on impose le silence 19 . La perception devient d’autant plus terrible lorsque les sauveteurs assistent en présence des survivants à une réception en hommage aux disparus, ils écoutent la longue liste des morts, mais, là encore la parole échoue, et plus encore peut-être une forme de confusion des langues qui atteste du caractère dérisoire de la cérémonie- : «-Le prêtre récite comme un long poème les noms des morts. Des sonorités étrangères qui s’enchaînent de telle sorte que l’on ne sait où un nom se termine, où le suivant commence. 20 - » En somme, même l’énonciation de leurs noms propres en terre étrangère les relègue définitivement dans l’anonymat. Plus loin encore, l’un des naufragés annonce à son sauveteur qu’il est retenu dans un camp en Sicile et que chacun est affublé d’un numéro. Comme si le nom propre ne suffisait pas à conserver la mémoire d’une existence, il faut, probablement, comme le soulignait Ricœur que les vies soient racontées. En France, ce sont les noms de Sangatte, Grande-Synthe ou de Calais. Cette ville a déjà une histoire bien avant la venue des réfugiés dans les années 2010, vingt ans avant, elle était un lieu de passage pour les Kosovars qui rêvaient d’atteindre l’Angleterre. En 1999, le gouvernement français pour faire face aux réfugiés Kurdes, Somaliens et Sri-lankais, crée le camp de Sangatte. Comme pour tous les camps de réfugiés, il s’agit d’un même souci politique-: regrouper les migrants et les rendre les plus invisibles possible. Ces dernières années, l’attention s’est beaucoup focalisée sur Calais, mais elle n’impose pas la même approche littéraire que Lampedusa- ; s’il existe bien des témoignages, des essais sociologiques ou des témoignages journalistiques, la «-jungle de Calais-» ne participe guère d’un processus de fiction 21 . 19 Voir à ce sujet l’article de Michel Agier, «-Le camp des vulnérables. Les réfugiés face à leur citoyenneté niée-», Les Temps modernes, n°627, Gallimard, 2004, p. 120-137. 20 L’opticien de Lampedusa, déjà cité, p. 108. 21 Même s’il y a toujours des exceptions, comme le polar d’Olivier Norek, Entre deux mondes, Michel Lafon, 2017. 84 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot Même si le lieu appelle des titres qui mettent en jeu des relations intertextuelles, on peut songer à Le livre de la jungle de Calais ou Bienvenue à Calais-: les raisons de la colère. La presse française et étrangère a largement médiatisé la «-jungle-» pour en dénoncer la profonde inhumanité et donner aux invisibles, sans doute davantage un visage qu’une véritable parole, comme si cette tour de Babel interdisait la possibilité de porte-paroles, autrement que par la voix des associations. La «-jungle de Calais-» résonne en France comme un espace qui cristallise toutes les tensions autour de la notion même de frontière et de libre circulation. Frontières entre la France et le reste du monde, frontière singulière entre la France et la Grande-Bretagne. La «-jungle de Calais-», dans toutes les barrières qu’elle a pu dresser, incarnait à elle seule la forme particulièrement violente d’un choix politique qui est celui du refus de l’hospitalité. Le paradigme de «- jungle- » recèle à lui seul toutes les connotations d’un espace sauvage au sein duquel l’idée même d’humanité et de droits a été bannie. Parmi les approches singulières de Calais, retenons l’article publié par Emmanuel Carrère, «-Lettre à une Calaisienne 22 -», où sur le mode d’une enquête journalistique, il répond à une lettre d’une habitante (qui signe d’un pseudonyme), qui l’accuse de venir à Calais pour témoigner comme d’autres de la «- jungle- ». Mais le parti pris de Carrère n’est pas celui d’un témoin qui viendrait s’immiscer dans la «- jungle- » (ou la «- djeungueule- » comme la désignent les Calaisiens promigrants) pour décrire la vie inhumaine des réfugiés, son enquête porte essentiellement sur les témoins à demeure, c’està-dire les Calaisiens eux-mêmes. Un des constats de Carrère est d’affirmer que les postures antithétiques de «- promigrants- » et «- antimigrants- » ont toutes les deux un point commun en ce qu’elles ne sont tenables, ni l’une ni l’autre. Carrère explique que se rendant dans la jungle, il lui est impossible de la décrire, tant c’est un lieu de misère et d’inhumanité. Son récit n’a rien d’extraordinaire, mais il prend le temps de rencontrer, de questionner les Calaisiens, ceux qui rejettent les migrants et ceux qui les soutiennent. Rien de surprenant dans les discours des uns et des autres, mais des mots qui interrogent aussi sur l’état de la société française, où certains peuvent se penser plus pauvres et moins soutenus que les réfugiés eux-mêmes. Dans l’effroi de l’encampement ressurgit dans certaines paroles de témoins, nombre de fantômes inquiétants, de vieux démons toujours éveillés. La misère du réfugié exposée comme un miroir de sa propre exclusion. C’est ainsi que de sa quinzaine calaisienne, Carrère retient une ville partagée en deux, et pour le moment sans doute irréconciliable. La présence des réfugiés génère irrémédiablement un flot de paroles, une somme de récits où l’on ne départage pas 22 Emmanuel Carrère, «- Lettre à une Calaisienne- », Revue XXI, n° 34, Printemps 2016, p. 34-43. 85 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms aisément le réel de la fiction. Il ne saurait y avoir d’éthique de la littérature sans cette dimension testimoniale qui recueille et lègue les mots de ceux qui en sont dépossédés. Il faut de nouveau relever parmi ces œuvres contemporaines qui nous questionnent sur l’encampement, le film bouleversant de Niki Giannari et Maria Kourkouta, Des spectres hantent l’Europe auquel nous devons être particulièrement attentifs et dont Georges Didi-Huberman propose un stimulant commentaire 23 . La première partie (les trois quarts du temps du film) est tournée avec une caméra vidéo, en couleurs, sans le moindre commentaire. Le parti pris qui régit la structure de l’œuvre a été de tourner pratiquement toutes les séquences en plans fixes, et comme si le regard se trouvait à hauteur du regard d’un enfant. Des corps cheminent inlassablement devant nous, ils marchent, tout ce qui reste de leur vie tient dans quelques sacs. Ces minutes interminables de la séquence d’ouverture où les corps défilent nous appellent à mesurer le temps. L’immobilité de la caméra face à ces marcheurs dont nous croisons les corps anonymes et fragiles. Dans le camp d’Idomenia il ne cesse de pleuvoir, le camp est un immense terrain de boue, l’herbe a disparu depuis longtemps. Dans ce camp, la caméra se fige de longues minutes sur un groupe de réfugiés dont il ne reste comme énergie que la puissance de la parole- : «- Open the border- ! - » répètent-ils inlassablement. On entend des voix sans voir les visages (ou si peu), la caméra ne bouge pas, elle demeure comme témoin, au bord des corps, comme si par pudeur la réalisatrice avait décidé de demeurer au bord, à la marge, s’interdisant d’être intrusive. La seconde partie du film, la plus brève, est filmée avec une caméra 16 mm en noir et blanc, sans le moindre commentaire comme dans la première partie, mais sans les paroles des réfugiés. Seul existe le poème de Niki Giannari lu par la chanteuse Lena Platonos. C’est donc comme un immense retour qui se joue sous nos yeux, dans la langue de Platon et celle d’Aristote, ces langues philosophiques qui ont fondé notre pensée du politique. Dans cette langue grecque dont nous héritons du beau nom de démocratie, les mots de ce poème résonnent alors étrangement en voyant ces visages d’enfants, ces plans maintenant rapides que l’on pourrait croire venus du lointain, et qui pourtant sont à nos portes - irrémédiablement closes. C’est alors que se superposent dans nos mémoires ces voix entendues quelques minutes avant- : «- Open the border- ! Open the border-! -». La supplication ne s’arrête jamais. Mais le camp, cet enfermement dehors, dont parlait Foucault, devient toujours aussi le lieu d’une reconstruction sociale où se rejoue dramatiquement une autre manière d’habiter le monde. Une nouvelle sociabilité s’impose, un rapport à une loi interne se construit, une ouverture cosmopolite 23 Georges Didi-Huberman, Passer, quoi qu’il en coûte, Minuit, 2017. 86 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot qui fait du camp, une forme de nouveau monde intérieur qui n’attend plus rien de l’extérieur que le minimum qui l’aide à survivre. Écrire pour le plus faible : « donnez-leur un nom ! » Je poursuivrai ce trop bref parcours par Hannah Arendt- »: «- Seule la célébrité peut éventuellement fournir la réponse à l’éternelle complainte des réfugiés de toutes les couches sociales-: “ici, personne ne sait qui je suis”-; et il est exact que les chances du réfugié célèbre sont plus grandes, tout comme un chien qui a un nom a davantage de chance de survivre qu’un chien errant qui n’est qu’un chien en général. 24 -» Pris dans les rets de la fiction ou d’une poétique dont il est encore essentiellement l’objet plus que le sujet, le réfugié n’a peut-être pas encore acquis une réelle identité narrative, hormis lorsqu’il doit convaincre un juge de lui accorder le droit d’asile. Le groupe, la foule dont il ne peut s’extraire le condamne en un sens à ne pas pouvoir sortir de l’anonymat dans lequel il est enfermé par le regard de l’autre. On ne dit presque jamais «-le migrant-» ou «-le réfugié-», comme si son essence était celle de la masse. Il est possible que le documentaire filmique 25 et le cinéma de fiction 26 aient trouvé avant la littérature une manière de faire émerger davantage des singularités. Il est également probable que le discours sous forme de pathos dans lequel les réfugiés se trouvent enserrés, qu’il s’agisse d’une parole compassionnelle ou au contraire, hostile et polémique, entrave encore l’émergence d’une identité racontable. Peut-être enfin, manque-t-il aux réfugiés des figures héroïques qui permettraient de fonder un récit épique 27 . Leurs héros ne sont hélas que des victimes, que des morts noyés ou comme cette figure enfantine échouée sur une plage et dont plus personne ne se souvient, ni de son nom, ni de sa nationalité. Aylan Kurdi, trois ans, syrien et dont la photo a ému le monde entier 28 . Dans le recueil Bienvenue 34 auteurs pour les réfugiés, Jean-Michel Ribes publie un court texte de deux paragraphes, intitulé sobrement «-Réfugiés-» et dont le second est une évocation anonyme de l’enfant syrien-: «-Heureusement, il y a aussi tous ceux qui savent que les gens qui se noient avant 24 Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 566. 25 Notamment, Des spectres hantent l’Europe de Niki Giannari et Maria Kourkouta, 2016. 26 Par exemple Welcome (2009) de Philippe Lioret et Le Havre (2011) de Aki Kaurismäki. 27 Sylvie Kanté y parvient en un sens, mais son récit déplace la temporalité. 28 Cette photo a fait couler beaucoup d’encre dans la presse, jusqu’à Libération qui, dans l’après-midi du 3 septembre, par la plume de Johan Hufnagel s’excuse de n’avoir pas publié la photo, parce que la rédaction n’a pas su déceler son retentissement. Photo qui a été d’ailleurs très recadrée comme la célèbre photo de la petite vietnamienne. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 d’aborder Lampedusa où ce petit garçon de trois ans immobilisé par la mort sur une plage de Bodrum, c’est notre famille, notre fils. Ils sont tous ce que nous sommes, des humains. Il est urgent de nous accueillir. 29 » L’un des vers de Nikki Giannari que nous évoquions ne dira pas autre chose. La littérature qui nous alerte, la littérature compassionnelle n’aurait - et ce serait déjà immense - d’avoir pour seule tâche éthique de nous rappeler le sens réel du mot «-fraternité-», fut-il, un mensonge originel. Mensonge «-noble-» selon Platon pour que puisse advenir une gouvernance- : «- l’idée qu’ils sont vos frères, les enfants de la même terre 30 -». Régis Jauffret, dans le même recueil, publie également un texte-mémoire pour l’enfant, titré «- Aylan- » où par le jeu que permet l’énonciation, le narrateur délègue fictivement sa voix à l’enfant mort-: «-J’ai à peine existé. Elle était petite ma vie. […] La mort m’a annulé comme une erreur. […] Je ne suis pas tous les enfants du monde à la fois. Je suis celui qui ne vivra pas. Que ma photo rejoigne le néant où vous m’avez envoyé sans même me laisser le temps de savoir le nom du néant. 31 - » Si le texte de Ribes agissait comme une interpellation, une injonction à l’hospitalité, celui de Jauffret s’inscrit dans une autre modalité rhétorique où domine une forme de gravité oratoire. À travers la prosopopée, c’est comme si la voix imaginaire d’Aylan nous parvenait comme la figure allégorique de tous ces enfants morts, noyés et anonymes, sans autre sépulture que les fonds marins. À cet enfant maintenant déjà quasi oublié, Pierre Demarty a consacré un merveilleux livre, dont on eût aimé qu’il ne fût qu’un roman 32 … L’auteur ne mentionne (sauf erreur de notre part) jamais le nom d’Alyan Kurdi, comme si le titre du roman Le petit garçon sur la plage advenait en lieu et place d’un nom propre qui n’advient jamais dans l’écriture. Le récit n’est nullement un roman sur les réfugiés, ni même une réflexion sur l’horreur de l’événement. Il s’agit davantage d’être le témoin attentif d’un drame, de décrire au plus près l’indicible de cette photo, comment s’approcher par les mots au plus près, non pas du corps, mais de l’image du corps. De l’image comme reste. Dans le roman, le nom propre paraît mort avec l’enfant, noyé, seul subsiste inscrite, réitérée et mise en exergue par la typographie, la date du 3 septembre 2015, date de la prise de la photo du cadavre de l’enfant. À la fin du récit un bref chapitre rédigé sans ponctuation sans majuscule 29 Jean-Michel Ribes, «-Réfugiés-», Bienvenue, 34 auteurs pour les réfugiés, Points Seuil, 2015, p. 149. 30 Platon, La République, III, 413-414, Œuvres Complètes I, Gallimard, La Pléiade, 1950, p. 975. Mensonge qui provient selon Platon d’une institution phénicienne, mais «-que racontent et font croire les poètes-». 31 Id., Régis Jauffret, «-Aylan-», p. 125. 32 Pierre Demarty, Le petit garçon sur la plage, Lagrasse, Verdier, 2017. Sur la page de garde, l’œuvre est désignée comme «-roman-». Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms 87 88 Eric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 mêle la mort de l’enfant à nombre d’événements mineurs survenus le même jour-: «-il n’avait que trois ans et il est mort avec son frère et sa mère dans la nuit de mardi à mercredi en tentant de rejoindre la grèce-»-; le texte a beau répéter à peu près les mêmes mots dans la même page et encore dans les pages suivantes et réitérer la mort de l’enfant, son nom propre, au contraire d’autres, n’advient pas. Il semblerait donc que le flux des informations participe aussi d’une forme de noyade cette fois symbolique du corps de l’enfant, non plus dans la mer, mais dans l’océan des nouvelles. Pourtant, la litanie de sa mort, le caractère quasi obsessionnel de la mention objective de sa mort nous imposait de nous souvenir à jamais non pas de l’existence de l’enfant, mais de la photo ineffaçable de sa mort. Dans son roman, Demarty a fait le choix d’une narration et surtout d’une description la plus neutre, la plus objective possible, rappelant parfois certains traits du Nouveau Roman. La puissance de ce texte réside sans doute dans son choix d’évacuer toute forme de pathos et d’appel compassionnel. L’événement qu’est l’image de la photo, sa mise en mots supplée toute forme de discours de charité. Demarty aura fait justice à l’enfant. Tombeau de mots qui paraît exclure la possibilité même des larmes. En somme, le réfugié n’a peut-être même pas (encore) le statut du suppliant 33 . Qui écoute ses gémissements-? Qui se penchera sur ses mots inaudibles, intraduisibles-? On peut aussi convenir que noyé dans la confusion des langues et des nationalités, le réfugié ne peut encore faire entendre réellement sa supplication. Ces vies minuscules, ces «-identités enfermées-» (Michel Agier), encore, pauvres, mais riches de récits que nous ne voulons pas entendre, nous font pourtant signe, elles exigent comme le soulignait Ricœur d’être racontées. Entassés dans des bateaux, jetés à la mer ou les pieds dans la boue des camps, la parole des suppliants est toujours prière adressée à des parents sourds. L’étranger est-il venu au monde pour demeurer dehors-? L’éthique de l’hospitalité ne consiste pas à accueillir, mais pour reprendre la pensée de Levinas, il s’agit de devancer l’appel… et nous sommes irrémédiablement en retard. Très en retard. 33 Depuis la rédaction de cet article, des mois ont passé, des récits, des romans ont paru, rien ne semble avoir changé. Le silence et l’hostilité continuent de proliférer. Le réfugié n’a toujours pas la parole (souvenons-nous de l’épisode des lèvres cousues…). Le film L’Héroïque Lande (la frontière brûle) (2018) si important, si urgent, de Nicolas Klotz et d’Elisabeth Perceval, n’a connu qu’une diffusion éphémère et n’est toujours pas accessible au plus grand nombre. Comme l’écrit Nathalie Quintane : «-In a tunnel, is nowhere to escape-», (Les enfants vont bien, P.O.L. 2019, p. 163). L’exemplaire de presse que j’ai acheté de ce livre est emballé dans du papier cristal, je découvre que la page d’avant-titre, a été grossièrement arrachée, sans doute pour ne conserver de ce livre consacré aux réfugiés, que la dédicace de l’auteur de ce recueil. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Un artifice du diable. Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal Mohamed Djihad Soussi Les hommes étaient autrefois plus proches les uns des autres. Par obligation. Leurs armes ne portaient pas loin. Stanisław Jerzy Lec Pour peu qu’elle soit sérieuse, toute réflexion sur l’éthique doit affronter l’énigme du mal, mais si légitimes qu’en paraissent les prétentions et solides les moyens, elle n’en débouche pas moins sur une suite de paradoxes et n’en bute pas moins sur quelques écueils. Car on ne peut définir une éthique sans cartographier le mal et on ne peut entreprendre de le cartographier sans aussitôt douter des propositions éthiques- : si les gens ne se valent pas, il arrive parfois que des gens perpètrent des actes d’une atrocité telle que l’on se demande légitimement si l’espèce vaut quelque chose. Que nous soyons capables du meilleur comme du pire et que le pire dont nous sommes capables ne nous rende pas d’emblée coupables, le sens commun en convient. Que le discours et le sens commun peinent néanmoins à jeter une lumière sur bon nombre d’épisodes de l’histoire récente, il est à peine besoin de le mentionner. Ainsi nous empressons-nous de faire du «- bien- » et du «- mal- » des valeurs à relativiser, d’une part, et de juger quelques événements à l’aune du «- mal radical- », de l’autre- ; de postuler qu’au moment où le bien et le mal ne survivent qu’à titre de catégories de jugement, il subsiste «- par-delà toute manifestation empirique 1 », comme un point noir, que la théologie a du mal à intégrer et l’arsenal des droits de l’homme à faire disparaître. Autrefois, nous disposions de la figure du «-pécheur-» sans laquelle il n’y aurait nulle «-rédemption- ». Or nous voyons à présent disparaître et le pécheur et la rédemption, les folies collectives ayant ébranlé les fondements de la sotériologie chrétienne et miné l’espace symbolique où se jouait une dramaturgie dont le dénouement semblait être jusqu’alors certain 2 . Ce que Dieu a permis, sa morale n’a pu l’endiguer- : il n’existe pas, puisqu’il l’a 1 Bernard Sichère, Histoires du mal, Paris, Grasset, coll. «-Figures-», 1995, p. 14. 2 «-Reste, ainsi que le remarque Bernard Sichère, la succession enchantée d’instants qui semblent complets en eux-mêmes et qui n’appellent aucune transcendance susceptible de "relever" leur déploiement immanent-». Ibid., p. 198. 90 Mohamed Djihad Soussi Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 permis, ou il l’a permis et il existe, quoique sous les traits d’un Mauvais démiurge, rompu à nous malmener. * «-Si, depuis Auschwitz, le salut du genre humain n’est guère pensable, serait-il à tout le moins possible d’envisager le salut de quelques-uns-? -», c’est l’une des questions que pose Patrick Declerck dans son recueil de nouvelles Garanti sans moraline 3 , lequel recueil, imaginons-nous, aurait pu être intitulé Je dénonce l’humanité 4 , si la formule n’avait été déjà employée par Frigyes Karinthy, écrivain hongrois, qui, comme Declerck, «-ne plaisante pas avec l’humour- », renvoie dos à dos les éthiques «- maximalistes- » et «- minimalistes 5 », tout en se plaisant à donner des coups de pied dans la fourmilière de ce que Nietzsche appelle la «-moraline 6 », moralinfrei, toujours à l’œuvre dans le christianisme, et, d’une manière générale, dans toutes les propositions normatives à vocation universelle. Captive du ressentiment, elle lui enjoint de se mettre à la solde du Ciel et, par voie de conséquence, en route pour un arrière-monde à la fois hypothétique et invivable. Rien dont elle ne s’empare et qu’elle ne subordonne au Créateur-; point de souffrance qu’elle n’apaise en la gonflant et qu’elle n’abrège en en alimentant d’autres. Le rachat est à ce prix, la conversion du mal en bien n’étant pas, en dernier lieu, complètement impensable-; d’autant que la Miséricorde du Très-Haut est aussi infinie que le temps que l’on passe devant les postes de télévision et que l’on consacre aux émissions de télévision, où le coupable se repent, où le repentir est sincère, et la sincérité de mise. On se vautre dans son passé, guette ses confessions, recueille ses confidences, joue au juge et au psychiatre, sent les 3 Patrick Declerck, Garanti sans moraline, Paris, Gallimard [1 re édition Flammarion, 2004], 2008, coll. «-Folio-». 4 Frigyes Karinthy, Je dénonce l’humanité, trad. de l’hongrois par Judith et Pierre Karinthy, Paris, Viviane Hamy, 2014. 5 Nous empruntons ces dénominations à Ruwein Ogien. Voir L’éthique aujourd’hui-: Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, coll. «-Folio Essais-», 2007. 6 Le titre de l’œuvre de Declerck renvoie explicitement à un fragment de L’Antichrist- : «- Non pas la satisfaction, mais davantage de puissance, non pas la paix en elle-même, mais la guerre- ; non pas la vertu, mais l’étoffe (vertu dans le style de la Renaissance, la virtù, la vertu exempte de moraline)- ». Friedrich Nietzsche, L’Antichrist, dans Œuvres, trad. de l’allemand par Éric Blondel, Paris, Flammarion, coll. «- Mille & une pages- » 2017, p. 566. Voir à ce sujet l’excellent article de Christophe Bouriau, Nietzsche et la réappropriation des normes de la Renaissance,-Philosophia Scientiæ-[En ligne], 12-2-|-2008, mis en ligne le 01 octobre 2011, dernière consultation le 09 juillet 2017. URL- : %20 http: / philosophiascientiae.revues.org/ 131- ; %20DOI- : %2010.4000/ philosophiascientiae.131http: / / philosophiascientiae.revues.org/ 131- DOI- : 10.4000/ philosophiascientiae.131 91 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal larmes monter aux yeux et la douleur dans tous ses membres, découvre que le bonhomme est digne de pardon et que nous sommes prompts à tout lui pardonner. * «-Que faire après l’horreur des camps-? -- construire des camps- nouveaux- », telle est la conviction du chancelier von Pumpernickel 7 , dans «- Le camp du Gai savoir- », sans doute la nouvelle-clé du recueil. L’auteur recourt au dialogue à dessein d’exposer sa vision du monde, le dialogue ayant lieu entre Karen Reed, reporter au New York Herald, et le double de Declerck, Dr Manfred Kraps, «-fonctionnaire du ministère de la Culture et commandant du camp n°427 8 ». «- L’Allemagne est notre laboratoire, dit-il, et nous tentons rien de moins que d’y bâtir l’homme nouveau enfin libéré de ses médiocrités, de ses bassesses, de ses vulgarités. En un mot, nous luttons pour l’éradication de la vulgarité humaine 9 ». Au premier abord, ce discours n’a rien à envier à celui des dirigeants nazis qui ne répugnaient ni à exprimer leur dégoût ni à le combattre en essayant de réduire l’Europe en servitude. Toutefois, à examiner l’échange de plus près, il apparaît que le locuteur s’emploie à pervertir le langage du III e Reich. Parce que l’Homme est mort dans les chambres à gaz conçues par des Allemands, c’est en Allemagne qu’il faut le ressusciter, qu’il faut «- prendre- Nietzsche au sérieux- » 10 . Ainsi, pas plus que le Surhomme ne doit être uniquement abordé en tant que «- personnage conceptuel- », pas plus ne doit-on le concrétiser pour aussitôt le confondre avec un ignoble tortionnaire. Finies les excuses, tranche le commandant. Les si seulement j’avais eu de la chance. Les j’avais la grippe le jour de l’examen. Les si j’avais su, si j’avais pu, si seulement j’avais encore le temps… Words, words, words. Fini le conditionnel. 7 «- […] Il se passe de drôle de choses en Allemagne, consigne le narrateur, depuis une dizaine d’années. Il y eut d’abord, contre toute attente, l’élection démocratique avec 53,4% des suffrages exprimés, du chancelier Wilhelm von Pumpernickel du übervolks Partei, le Parti du Peuple Supérieur-», Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 188. 8 Ibid., p. 188 9 Ibid., p. 194-195. 10 «-Je commencerai donc plus simplement par vous rappeler ces mots de Nietzsche-: "- Ce sont les hommes véritables, ceux qui ont triomphé de l’animalité, les philosophes, les artistes, les saints.- " Eh bien, on s’est enfin décidé, en Allemagne, sous le gouvernement actuel et pour le bien de l’espèce, à prendre Nietzsche au sérieux-». Ibid. p. 194. 92 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Mohamed Djihad Soussi La révolution est grammaticale-! Terminée, la visqueuse psychologie des intentions vides et des regrets éventés, qui font la litière des ratés… Advient là, au milieu de cette tiédeur, la terrible loi. La seule loi véritable. La loi comptable. Bilan. Crédit. Débit. Solde. Le reste est silence… 11 - Au lieu d’une éducation et d’une culture de masse, parés d’un vernis de culture, et initiant les individus aux bienfaits du crétinisme, le gouvernement souhaite produire des hommes nouveaux, armés d’une culture nouvelle-; non pas tant celle qui applaudit toutes les nouveautés de peur d’être taxée de «-réactionnaire-», mais plutôt de cette culture réconciliée avec les classiques et avec ce qu’il y a de classique chez les modernes-; une culture, somme toute, intempestive, fustigeant les mous et la mollesse, pérennisant un ascétisme qui, plutôt que de nier les instincts, s’évertue, au contraire, à les hiérarchiser, la hiérarchisation des instincts allant de pair avec la hiérarchisation des valeurs 12 , celle-ci ne passant que par celle-là, l’homme ne devenant ce qu’il est qu’à la seule condition de devenir autre. «- Prendre Nietzsche au sérieux- », ce n’est pas donner libre cours à ses fantasmes- ; c’est interroger les prises de position du philosophe, toujours actuelles, sur l’«-élevage-» ou la «-domestication-» de l’homme, et oser les examiner sans pour autant les décontextualiser ni céder aux projections paresseuses 13 . Certains termes, bien qu’ils soient à présent associés à une époque barbare, gagnent à ne pas y être enfermés-: ils la précèdent et, assez souvent, d’une manière ou d’une autre, ce à quoi ils réfèrent leur survit. On n’évince pas la chose en supprimant des vocables, de même que rien ne plaît autant aux personnes nuisibles que de leur laisser le monopole des mots. Au surplus, ce dont on procède, on n’a pas à y régresser-: reconnaître ce que nous sommes ne signifie nullement perdre de vue ce que nous devrions être, admettre que nous sommes une «-volonté de puissance-» ne nous autorise pas à écraser systématiquement ceux qui veulent, mais qui ne peuvent pas- ; ceux qui peuvent, mais qui ne veulent pas- ; ceux qui ne peuvent ni ne veulent nous écraser. On commettra également l’erreur la plus funeste en émasculant le langage, en réduisant la compréhension à la complaisance, l’intransigeance à la grossièreté,-la bonté à la bonasserie, le bonheur à quelque vision fixiste, l’amor fati au fatalisme, le monde au monde moderne, 11 Ibid., p. 210. 12 «- De même qu’un individu sera dit sain ou malade, fort ou faible, une culture sera dite haute ou basse, supérieure ou décadente, en fonction de ses préférences fondamentales ou «-moralité des mœurs-». Dorian Astor, Deviens ce que tu es-: Pour une vie philosophique, Paris, Éditions Autrement, coll. «-Les Grands Mots-», 2016, p. 66. 13 Id., Nietzsche-: La détresse du présent, Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 2014, p. 126- 134. 93 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal l’éducation à la didactique, la politique aux décrets du Sénat et l’art à un décret de mort. Sont internés dans nos institutions, explique Dr Kraps, par décision des tribunaux culturels, des personnes majeures des deux sexes, qui se sont rendus coupables en moins de deux ans d’un minimum de trois infractions au Vernunft-Gesetz, notre code de la raison. Ce dernier est un ensemble de lois qui régissent le fonctionnement intellectuel et culturel des citoyens allemands. Un code qui définit le fonctionnement cognitif minimal exigible d’Homo sapiens. Et vraiment quelle délicieuse ironie taxinomique que ce sapiens… 14 Aux antipodes des éthiques dites «-minimalistes-» qui rechignent à «-protéger les gens d’eux-mêmes-» 15 et se contentent de leur suggérer des attitudes possibles face à des situations fréquentes ou singulières, le chancelier von Pumpernickel adopte un paternalisme d’État et impose à de nombreux-citoyens un «- sevrage brutal-». Ce qui agace les dirigeants des Lager égare le peuple- : la téléréalité, les talk-shows, les sports collectifs rapportent trop, mais soutirent aux gens le peu d’intelligence dont ils sont dotés-; l’alcool et le tabac stimulent l’esprit, mais ravagent le corps-; les religions accouchent de quelques saints, mais de la plupart des monstres. Bref, les camps visent à remettre l’homme sur pied, à le décrasser, à minimiser les effets indésirables de l’ère actuelle et à le débarrasser de ce qui l’a toujours apparenté à un effet indésirable de la nature. * Tandis que nous partons souvent du constat que les gens aiment la culture et qu’ils ont le droit d’être cultivés, le gouvernement, lui, arrive au constat qu’il importe moins d’aimer la culture que d’être réellement cultivé 16 . Sans doute cela suppose-t-il la foi en l’homme, la croyance que le genre humain peut être redressé et que ce redressement pourra le sauver. Or, à plusieurs 14 Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 198. 15 Ruwein Ogien, L’éthique aujourd’hui, op. cit., p. 14. 16 «- Les débordements qui sortent du cadre strictement éducatif relèvent du Code pénal, soutient-il. Pour les manquements qui nous concernent directement, ceux relatifs aux contrats éducatifs, nous disposions de cachots, suffisamment chauffés et de confort adéquat, rassurez-vous, dans lesquels les pensionnaires sont enfermés, seuls, jusqu’à ce qu’ils y maîtrisent un sujet précis défini d’un commun accord avec la commission pédagogique. Il peut s’agir, diversement, d’apprendre un ou deux livres de L’Iliade par cœur, de parvenir à déchiffrer une partition de Chopin au piano, d’écrire un essai d’histoire de l’art, de faire un peu d’algèbre… Que sais-je-? Les sujets ne manquent pas…-» Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 216. 94 Mohamed Djihad Soussi Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 reprises, Dr Kraps ne cache pas son scepticisme-: les espèces surgissent, évoluent et s’éteignent-; nous avons, d’une manière énigmatique, surgi-; nous avons, d’une manière énigmatique, évolué et nous nous éteindrons de la manière la plus naturelle. «-Sommes-nous vraiment sûrs, ironise-t-il, que ce serait une si grande perte pour l’univers 17 ? -» Serions-nous conscients des menaces qui pèsent sur nous que nous n’aurions pas nécessairement les moyens de nous en prémunir. Les mêmes conclusions-ressortent de la première nouvelle, «-Auschwitz, Sandwich 18 »-: le narrateur portant le deuil de son grand-père, ne le consolent qu’une discussion avec un courlis et l’inscription de la mort de son grand-père dans la grande durée, rien ne justifiant que les individus s’éternisent, alors que les planètes meurent et que les étoiles explosent 19 . À vrai dire, si Manfred Kraps tient à tempérer son discours, ce n’est que pour mieux camoufler la réalité. Sitôt qu’il achève la conversation avec 17 Ibid., p. 218. 18 Patrick Declerck, «- Auschwitz, Sandwichs- », dans Garanti sans moraline, op. cit., p. 13-74. 19 «- Oui. Oui, peut-être. Et dans quatre milliards d’années, le soleil commencera à se fatiguer. Alors, son éclat faiblira. La terre sera plongée dans une rougeoyante obscurité. Et il fera très froid. Et tout mourra. Tout gèlera. Puis le soleil grandira, grandira… Grandira jusqu’à avaler la terre et la lune et toutes les autres planètes. Il grandira jusqu’à remplir tout le ciel. Et lorsqu’il aura fini… Lorsqu’il aura bien tout avalé… Alors, d’un coup, tout, tout, dans un éclair aveuglant très beau qui se verra très très loin dans l’univers, alors tout disparaîtra. Tous les arbres et toute l’eau. Tous les poissons et tous les oiseaux. Tous les chiens et tous les chats. Tous les hommes et tous les bateaux. Tous les bateaux et leurs compas. Et même le Nord… Même le Nord, disparaîtra. Avec tout ce qu’il restera des cendres de Gaspar et de moi. Et du courlis, mon ami. Et même des raviolis. Tout, tout disparaîtra-». Ibid., p. 52-53. Ces phrases ne sont pas sans rappeler les vers que Pessoa avait consignés, sous l’hétéronyme d’Alvaro de Campos, dans son «-Bureau de tabac-»-: «-Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté. Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi-? Il mourra, et je mourrai. Il laissera son enseigne, et moi des vers. À un moment donné mourra également l’enseigne, mourront également les vers de leur côté. Après un certain délai mourra la rue où était l’enseigne, ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits. Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé-». Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro avec Poésies d’Alvaro de Campos, trad. du portugais Armand Guibert, Paris, Gallimard, coll. «-Poésie-», 1987, p. 209. 95 DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal Ms Reed, il en engage une nouvelle avec son assistant, Franz Steiner. Des constats amers s’imposent-: pendant qu’il vaticine et qu’il annonce la mort - réelle, et non symbolique - de l’Homme, des hommes meurent déjà dans son camp. Ces détenus acceptent d’en finir avec la vie plutôt que de vivre dans un endroit où on les incite à en finir avec le divertissement de masse. Beaucoup se sont suicidés dans les camps nazis, car ils préféraient la disparition à l’humiliation. Certains ont fait de même dans celui de Kraps, parce que le raffinement y était perçu comme une humiliation et les lectures intenses comme un acte de torture. À connaître des changements qualitatifs et à amorcer une nouvelle évolution, les gens ne semblent pas disposés. Von Pumpernickel prône le Surhomme. La foule réclame le dernier. Au moment où il livre cette analyse, Dr Kraps a sûrement en mémoire le célèbre passage d’une lettre que Sigmund Freud avait adressée à Lou Salomé, le 25 novembre 1914-: Je ne doute pas que l’humanité se remettra aussi de cette guerre-ci, mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verrons plus le monde sous un jour heureux. Il est trop laid- ; le plus triste dans tout cela, c’est qu’il est exactement tel que nous aurions dû nous représenter les hommes et leur comportement d’après les expectatives éveillées par là ψα .-[…] J’avais conclu dans le secret de mon âme que puisque nous voyions la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d’hypocrisie, c’est qu’organiquement, nous n’étions pas faits pour cette culture. Il ne nous reste qu’à nous retirer et le grand Inconnu que cache le destin reprendra des expériences culturelles du même genre avec une nouvelle race. Je sais que la science n’est morte qu’en apparence, mais l’humanité semble vraiment morte. C’est une consolation que de penser que notre peuple allemand est celui qui s’est le mieux comporté en la circonstance-; peut-être parce qu’il est sûr de la victoire. Le négociant avant la banqueroute est toujours fourbe 20 . Il serait néanmoins judicieux d’ajouter qu’en dépit de leurs similarités, les déclarations de Freud suivent de peu le début de la Grande Guerre, tandis que celles de Kraps procèdent directement de l’expérience d’Auschwitz. Aussi n’y a-t-il rien de surprenant à ce que les premières s’avèrent plus optimismes que les secondes 21 . La science ni la morale ne sont capables de 20 Sigmund Freud-Lou Andréas Salomé, Correspondance (1912-1936), suivie de Journal d’une année (1912-1913), Paris, Gallimard, coll. «-Connaissance de l’Inconscient-», 1970, p. 29. 21 À la fin de son Traité de la violence, Wolfgang Sofsky juge également «-optimistes-» les conclusions de Freud, comme il aurait, à n’en pas douter, trouvé ineptes les «-ambitions-» du gouvernement de Pumpernickel. «-La violence, affirme-t-il, est elle-même un produit de la culture humaine, un résultat de l’expérience cultu- 96 DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Mohamed Djihad Soussi rédimer le genre humain, pas plus que la communauté internationale n’est prête à cautionner la politique du nouveau chancelier. Une invasion étant imminente, le commandant propose à Franz de renier Kulturkampf et de présenter sa démission au ministère. Les «-bons samaritains-» des États démocratiques ne toléreront pas longtemps ces activités suspectes 22 . Ils ne conçoivent pas que l’on puisse prendre très au sérieux l’expérience culturelle sans prendre à la légère les «-droits de l’homme-». Patrick Declerck sourit de la «-naïveté-» du Surhomme, à l’instant où il lui rend un bel hommage. Ainsi parlait Zarathoustra porte comme sous-titre «-un livre pour tous et pour personne-»-; tout au plus est-il un livre pour quelquesuns. Car il n’est pas d’expérience collective qui ne tourne tôt ou tard à la farce ou au désastre, à supposer que les désastres ne recèlent pas depuis toujours quelque chose de farcesque. La transsubstantiation des valeurs ne déroge pas à la règle-: les uns semblent prompts d’embrasser une vision-; les autres de s’en dessaisir. Tous la défendent aussi longtemps qu’elle les réconforte, mais aussi forte soit-elle, elle n’est pas en mesure de les réconforter indéfiniment. En outre, les systèmes mènent une vie organique semblable à celle des individus. Le déficit immunitaire du corps chrétien et le passage - Broch l’a bien théorisé - d’un grand système centralisé sur la foi à des microsystèmes, dotés chacun d’une éthique plutôt sectaire 23 , continuent à nous apporter un enseignement, dont nous n’avons pas encore tiré toutes les conséquences. * Critique à l’égard de la portée des thèses de Nietzsche, l’auteur ne l’est pas tout autant à l’égard de ses aspirations à une forme de lucidité et à une relle. Elle opère au niveau où se trouvent sur le moment les forces destructives. Seul peut parler de régressions celui qui croit aux progrès. Or, les hommes ont depuis toujours détruit et tué volontiers et tout naturellement. Leur culture leur sert à donner forme et structure à cette potentialité […] Si Freud avait vécu jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il aurait difficilement pu éviter de se demander s’il fallait qu’une expérience de culture soit quelque jour réitérée-». Wolfgang Sofsky, Traité de la violence (1996), trad. de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, coll. «-Tel-», 2015, p. 210-211. 22 «- Ah, leurs belles âmes… Leur cher humanisme… Cette tiède excuse à tous les compromis, à toutes les souillures, à toutes les veuleries… Ils vont nous envahir et nous balayer comme des fétus de paille, Franz. Comme des fétus de paille…-» Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 228. 23 Voir Hermann Broch, Logique d’un monde en ruine.- Six essais philosophiques, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Pierre Rusch, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’Eclat, coll. «-Philosophie imaginaire-», 2005. ascèse du regard. Il corrobore, au contraire, ses «- exercices spirituels 24 » et revendique la fiction comme moyen de s’y mettre. Les idées sont relatives. On gagnera, ce nonobstant, à se rappeler qu’elles ne sont pas pour autant interchangeables. Certes, la lucidité est luciférienne - il suffirait de considérer son étymologie -, mais n’eût été son désir de voir «-clair-», l’homme, ou - soyons justes - quelques-uns ne seraient jamais parvenus à proposer une cartographie du mal, les œuvres d’art n’ayant de valeur ni de portée éthique que si elles tâchent de délimiter ces régions et de préparer le récepteur à y entrer, dût-il y abandonner tout espoir. Cela dit, dans les textes de Declerck, il revient souvent aux bêtes de nommer le mal 25 . Il leur arrive également de nous l’infliger, ce qui signifie à quel point nous le leur infligeons au quotidien. Un cochon rédige, par exemple, une lettre à sa femme, où il lui avoue l’horreur que lui a inspirée l’abattage des hommes 26 . Que cette nouvelle puisse constituer la suite naturelle de La ferme des animaux 27 , il ne serait pas difficile de l’imaginer-: à présent qu’ils se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire, les cochons n’hésitent pas à traiter les humains d’une façon aussi atroce que s’ils n’étaient créés que pour leur servir d’alimentation-: ils les battent d’abord afin de venir à bout de toute résistance-; ensuite, ils les trient en séparant les enfants de leur mère et les mâles des femelles. Des machines les attendent-; une mort industrielle et, à de rares exceptions près, rapide. À ces cochons, il ne manque ni l’intelligence ni la méthode-; uniquement l’originalité-: ils nous réservent non seulement ce que nous leur réservons, 24 Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, préface d’Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2002. 25 La connaissance est peut-être un péché, mais il n’en est pas de plus grand que de la répudier. C’est ce qu’illustre «-Dasein de morpion-», fable où l’auteur nous embarque dans le monde des poux, en décrivant avec beaucoup d’humour la géomorphologie de la «- terre- » qu’ils peuplent, et en levant le voile sur leurs hantises et leurs déceptions. En effet, alors qu’ils arpentent un corps, ces petites créatures en ignorent presque tout. Si la plupart s’en contentent, une poignée s’obstine à en savoir davantage. Aussi organise-t-elle une expédition, où tous les poux y perdent la vie, à l’exception d’un seul, le chef, lequel, une fois de retour, se heurte aux doutes, aux accusations, à la lâcheté de ses concitoyens. La multitude accomplit son devoir, elle le renie-; sa femme, le sien en l’incitant à abandonner sa carrière scientifique. L’instinct grégaire triomphe des aspirations du «-chercheur-». L’homme est un cosmos pour le morpion, autant qu’il est un morpion face au cosmos. Aucun redressement d’optique dans la nouvelle. La bête ne se rend pas compte qu’elle prospère aux dépens d’une autre, ni qu’elle a en commun avec son hôte l’ambivalence des désirs et la rage d’en assouvir les plus bas. 26 Patrick Declerck, «- Comment un cochon devint végétarien- », dans Garanti sans moraline, op. cit., p. 75-85. 27 George Orwell, La ferme des animaux [1945], Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 1984. 97 Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) mais ce que des êtres humains osent réserver à leurs semblables. En variant ses cibles, Declerck dénonce les massacres qui ont eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale, et ceux qui continuent d’avoir lieu, sous prétexte que l’homme n’est pas une bête et que la bête n’a ni nos aptitudes rationnelles 28 ni la complexité de nos affects. C’est oublier qu’une différence de degré n’implique nullement une différence de nature, et qu’à cause de leur inaptitude à verbaliser la douleur, les animaux souffrent, au contraire, davantage que les hommes. «- L’enfer n’existe pas pour les animaux- ». Qu’il nous soit permis d’ajouter qu’à l’évidence, ils y sont, mais qu’ils y sont seuls, leur enfer n’étant point le nôtre- : au moins pouvons-nous imaginer un paradis. Engagés dans un processus d’autodestruction, la plupart n’admettent pas que le vivant s’en dégage, ni qu’il leur survive. Séparés du réel, ils croient en présenter le centre. Parce qu’ils se prennent pour le nombril du monde, ils renoncent à prendre n’importe quoi en pitié. Le cochon manifeste dans la nouvelle une empathie dont ils ne sont guère capables. Sans doutes, l’auteur fait-il siennes ici les observations de Schopenhauer sur la souffrance des animaux et place-t-il la pitié au centre de la réflexion éthique, nul ne méritant de séjourner ici-bas s’il n’enveloppe pas d’un regard lucide la condition humaine et qu’il ne sente pas tout ce qu’il y a d’humain dans le regard d’un animal. Ainsi le décentrement est-il cette brèche à laquelle la majorité préfère l’impasse. Comme elle a fixé son choix, il ne lui viendra pas à l’esprit de le reconsidérer. À moins que la brèche ne se ferme définitivement. 28 «-Je sais bien que c’est ridicule. Procomorphisme, nous assurent les savants, mais comment ne pas y penser-? Et si les savants se trompaient-? Tu te rends compte-? Si les savants se trompaient et que ces humains étaient tout de même capables d’une sorte de pensée-? S’ils étaient plus proches de nous qu’on ne le croit-? Quelle vertigineuse horreur, alors. Et que des crimes. Des millions et des millions de crimes. Des montagnes de victimes muettes. Cette banalité, ce quotidien, ne serait plus qu’un immense charnier-», Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 79-80. Mohamed Djihad Soussi 98 DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Chapitre 3 L’Éthique en question dans les poétiques Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux Makki Rebai Université de Sfax Les Années 1 d’Annie Ernaux est une œuvre ambitieuse publiée à l’issue d’un travail de gestation et de mûrissement qui s’est étalé environ sur deux décennies. Entamé vers 1985, écrit en partie dans les années 1990 et achevé seulement en 2006, ce récit testimonial, à mi-distance du singulier et du collectif, du privé et du public, interroge, selon une construction parfaitement chronologique reproduisant les «- âges de la vie dans leur succession- » 2 , la mémoire de plusieurs générations françaises, à travers des images, des mots et des formules toujours étroitement rapportés à leur contexte socioculturel. Le succès à la fois critique et populaire du livre s’explique sans doute en partie par sa linéarité et sa lisibilité chronologiques, ainsi que par l’ampleur et la labilité de la mémoire sollicitée qui permettent à tout un chacun de retrouver ses propres souvenirs et de se retrouver dans cette gigantesque remémoration ernausienne. Mais le succès considérable des Années nous semble aussi s’expliquer par la mise en place d’une véritable poétique de l’éthique de la transmission qui régit de bout en bout ce-récit testimonial. C’est cette poéthique de la transmission que nous voudrions ici interroger en examinant, par le menu, les procédés, les moyens, les choix formels et thématiques qui la fondent et la rendent pleinement opératoire dans le récit des Années. Dans un souci de clarté, ces choix ou principes d’écriture seront déclinés et analysés tour à tour, mais il est évident que ce sont là des choix complémentaires et interdépendants, et que leur signification est à saisir de manière globale, à l’échelle des Années, sinon de l’œuvre ernausienne dans son ensemble. Ces choix relèvent à la fois de la construction du récit, de son énonciation et de son contenu thématique. 1 Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, Les références à cette œuvre seront désormais indiquées par un numéro de page entre parenthèses. 2 Antoine Compagnon, «- Désécrire la vie- », in Critique, janvier-février 2009, n° 740-741, p.- 49-60. Disponible sur Internet- : https: / / hal.archives-ouvertes.fr/ hal- 01330350 102 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Makki Rebai La transmission : une question de forme et de structure La question de la forme à donner à son œuvre a toujours interpellé l’auteure des Années. Trouver une forme, chez Ernaux, est indissociable d’une éthique de la vérité. Lors d’un entretien avec Philippe Vilain, elle avoue être fascinée par «- l’aspect témoignage- » qu’elle découvre, encore jeune, dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, mais ne cache pas sa réticence à l’égard de la «-forme traditionnelle-» de son écriture. Comme Marx qu’elle cite alors, elle croit que «-les moyens font aussi partie de la recherche de la vérité-» 3 . Dans L’Usage de la photo, elle écrit encore-: «-J’ai cherché une forme littéraire qui contiendrait toute ma vie-» 4 . Ailleurs, dans un autre entretien, elle déclare à propos des Années, très précisément-: «-J’ai voulu saisir l’histoire d’une fille (enfin, moi, car c’est tout de même la fille que je connais le mieux) dans le temps, dans sa génération, dans l’histoire. Mais cette fusion m’a longtemps posé des problèmes, je cherchais la forme. Ce désir de totalité, ce passage du temps dans une vie m’a pris pratiquement vingt ans. Et tout a commencé vers la quarantaine-» 5 . Le terme «-forme-» revient d’ailleurs comme un leitmotiv obsédant dans les toutes dernières pages des Années, qui en sont comme la postface ou l’excipit-: «-C’est maintenant qu’elle doit mettre en forme par l’écriture son absence future, entreprendre ce livre, encore à l’état d’ébauche et de milliers de notes, qui double son existence depuis plus de vingt ans, devant couvrir du même coup une durée de plus en plus longue-» (p. 237. Le terme «-forme-» est ici souligné par l’auteure)-; «-Cette forme susceptible de contenir sa vie, elle a renoncé à la déduire de la sensation qu’elle éprouve, les yeux fermés au soleil sur la plage, dans une chambre d’hôtel, de se démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie, d’accéder à un temps palimpseste-» (Ibid. Nous soulignons)-; «-La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent-» (p. 239. Nous soulignons). C’est dire que Les Années est une œuvre rigoureusement construite, patiemment composée, au sens plein du terme, à l’image de certains recueils de poésie à l’architecture longuement mûrie et savamment agencée. Ainsi, contrairement à ce qu’une lecture hâtive de l’œuvre - ou, au moins, à ce que l’ouverture du livre, avec cette première impression d’éclatement, de morcellement et de désordre qui se dégage en particulier de la prédomi- 3 Voir Philippe Vilain «- Entretien avec Annie Ernaux- : Une “conscience malheureuse” de femme-»,-LittéRéalité-9.1, printemps-été 1997, p. 71. 4 Annie Ernaux, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 27. Nous soulignons. 5 Annie Ernaux, «-Je n’ai rien à voir avec l’autofiction-», entretien par Christine Ferniot et Philippe Delaroche,-Lire, n° 362, février 2008, p. 84-99. Nous soulignons. 103 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux nance du style nominal, de la disparate inhérente à l’effet de liste mobilisé, et de la récurrence des blancs typographiques - pourrait laisser supposer, le récit des Années est très fortement structuré. Des principes de composition majeurs méritent ici une attention particulière-: l’effet de symétrie et de circularité résultant de la présence marquée, en amont et en aval du récit, d’une «-ouverture-» et d’une «-clausule-» qui se font directement écho et entrent dans un jeu de miroir saisissant-; les «-rituels de scansion temporelle du récit-» 6 que forment les repas de famille et les arrêts sur images (les descriptions «- objectives- » de photographies et, plus rarement, de séquences filmiques balisant le récit), rituels auxquels il faudrait ajouter en amont le choix de l’année comme étant l’unité de mesure temporelle la plus partageable et la plus universelle 7 . Symétrie et circularité Les Années présentent une remarquable structure en boucle, une structure circulaire. Le récit s’ouvre d’abord en effet sur un «-prologue-» (ou un incipit, pour rester dans la terminologie romanesque) et se clôt sur une «-clausule-» (ou excipit) qui se répondent à plusieurs égards. Jérôme Meizoz rappelle très justement que «-pour organiser la temporalité de sa mémoire, la narratrice recourt donc à des procédés-» et que «-Prologue et épilogue se répondent en miroir, tous deux donnés sur le mode de la liste, inventaire hétérogène et brisé d’images et souvenirs, à la manière de Georges Perec-» 8 . Cet effet de liste ou d’inventaire fédère indubitablement les deux textes, leur donne une unité et confère à l’ensemble du récit une dimension proprement poétique, incitant le lecteur à reprendre la lecture à rebours, à établir des liens et des rapprochements entre ces deux moments du livre, et 6 Jérôme Meizoz, «-Annie Ernaux. Temporalité et mémoire collective-», dans Dominique Viart, Laurent Demanze (éds.) Les Fins de la littérature. Vol. 2. Historicité de la littérature contemporaine, Paris, Armand Colin, 2012, p. 182. 7 «- C’est pourquoi, cherchant l’échelle commune aux temporalités singulière et collective, commune aussi aux deux sexes, Ernaux choisit l’unité de temps des années. Plus que les heures et les jours, ce découpage contingent et qui pourtant donne forme, rétrospectivement, à la mémoire, est un indicateur de l’Histoire, et plus encore, de “la dimension vécue de l’Histoire” (A- 239) qui intéresse le projet. Qu’il s’agisse des meilleures années d’une vie, des années 70 ou des années Mitterrand, “les années” forment un repère minimal et suffisant pour situer à la fois l’historicité d’une vie et celle d’une société- », Snauwaert, Maïté (2012). «- Les Années d’Annie Ernaux- : la forme d’une vie de femme- ». Revue Critique De Fixxion Française Contemporaine, 0(4), p. 105. Disponible sur Internet- : http: / / www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/ rcffc/ article/ view/ fx04.10/ 619 8 Jérôme Meizoz, «- Annie Ernaux. Temporalité et mémoire collective- », art. cité, p. 182. 104 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Makki Rebai même à chercher une sorte de trajectoire à l’ensemble du récit. Mais les deux textes d’ouverture et de fermeture du «- récit testimonial- » d’Ernaux sont plus profondément régis par une interrogation brûlante sur la dialectique de la disparition et de la résurrection (ou du salut). À l’inaugural «-Toutes les images disparaîtront-» (p. 11) répond ultimement et tout aussi lapidairement le poignant et impérieux «-Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais-» (p. 242). Par ailleurs, le prologue et l’épilogue des Années convergent nettement sur le plan stylistique et typographique-: dans un cas comme dans l’autre, les énoncés sont marqués par une très grande brièveté syntaxique, adaptant parfois le mode de l’asyndète, par la fréquence du style nominal et par le retour inlassable de la construction «-article défini-» + «-nom-» («-la femme accroupie-», «-la figure pleine de larmes-», «-l’homme croisé sur un trottoir de Padoue- » (p. 11) ⁄⁄⁄ «- le petit bal de Bazoches-sur-Hoëne- », «- la chambre d’hôtel- », «- la tireuse de vin au Carrefour- » (p. 241), et dans le prologue comme dans l’épilogue, les blancs typographiques reviennent de manière obsessionnelle comme revient la lettre minuscule, et non la majuscule de rigueur, en début de phrase. Rituels de transmission familiale Le récit des Années est également régi par des scènes de la vie privée ou familiale, plus exactement, des repas familiaux de jours de fête au nombre de dix, répartis entre 1945 et 2005. Lieu exemplaire de la mémoire collective, le repas de famille est assimilé par Ernaux à une cérémonie rituelle, qui a ses heures de gloire comme d’agonie. Ainsi ces scènes modernes de la vie privée permettent de retracer les heurs et malheurs de la transmission orale de la mémoire familiale, tour à tour triomphale-: «-Les voix mêlées des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels, à force, on croirait avoir assisté- » (p. 23), épique- : «- Dans la polyphonie bruyante des repas de fête, avant que surviennent les disputes et la fâcherie à mort, nous parvenait par bribes, entremêlé à celui de la guerre, l’autre grand récit, celui des origines-» (p. 28), contrariée- : «- C’était le roman de notre naissance et de notre petite enfance, qu’on écoutait dans une nostalgie indéfinissable […]. Mais dans le ton des voix il y avait de l’éloignement. Quelque chose s’en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres…- » (p. 59-60), étiolée- : «-À la fin des années soixante-dix dans les repas de famille, dont la tradition se maintenait malgré la dispersion géographique des uns et des autres, la mémoire raccourcissait- » (p. 134)- ; «-L’égrènement des souvenirs de la guerre et de l’Occupation s’était tari, à peine ranimé au dessert avec le champagne par les plus vieux […]. Le lien avec le passé s’estompait. On transmettait juste le présent […]. Le temps des enfants remplaçait le temps 105 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux des morts-» (p. 136-137)-; presque vaine et impossible, enfin-: «-Au milieu des années quatre-vingt-dix, à la table où l’on avait réussi à réunir un dimanche midi les enfants bientôt trentenaires et leurs amis-amies - qui n’étaient pas les mêmes que l’année d’avant […], le passé indifférait-» (p. 189). Arrêts sur images Le texte des Années est jalonné par quatorze descriptions de photos (et, plus rarement, de séquences filmiques), réparties entre 1941 et 2006, qui confèrent un rythme et en outre une unité à l’ensemble du récit. Pour Ernaux, la photographie joue le rôle d’un catalyseur du souvenir, d’un stimulant de la mémoire, mais aussi d’un document irrécusable qui authentifie le récit. La photo, sans être insérée à même le livre, est décrite de la manière la plus précise et objective possible- ! «-C’était une photo sépia, ovale, collée à l’intérieur d’un livret brodé d’un liseré doré, protégée par une feuille gaufrée, transparente-» (p. 21). Comme le note Jérôme Meizoz, «-la narratrice ne s’y décrit pas en «-je-», elle ne s’y reconnaît pas en quelque sorte, mais se contente de se décrire de l’extérieur en «-elle-» («-une petite fille-», «-une jeune fille- », «-une jeune femme- », etc.). Distance du point de vue, nécessaire apparemment pour échapper à la perception familière et garantir une description à visée objectivante-» 9 . La succession chronologique des photos, dans Les Années, mime le passage et la fuite inexorables du temps, le fatal vieillissement des objets et des êtres. Mais, plus profondément, la valeur de la photo, pour Ernaux, semble être essentiellement d’ordre documentaire. L’objectivité descriptive et la prise de distance de l’instance énonciatrice dans pareilles séquences font de la photo moins un médium d’une expérience individuelle ou singulière qu’un document muet, mais authentique, témoignant «-de la banalité statistique de ces souvenirs personnels-: le elle de ces photographies est identifiable par les changements de mode qui affectent ses vêtements, historicisé par les progrès même du médium photographique […] Chaque cliché dénonce une historicité de la pose, du sourire ou de son absence, du tableau de famille, agencés suivant les époques de telle sorte que dans l’élection apparente de la photographie, chacun en réalité pénètre un cadre qui lui préexiste. Par ce biais, la vie personnelle rentre dans le rang des existences similaires-» 10 . Ainsi, cette distance et cette froideur descriptive favorisent en retour cette «-transpersonnalisation-» ou, plus simplement, ce partage apaisé du souvenir à laquelle nous invite Les Années. 9 Jérôme Meizoz, «- Annie Ernaux. Temporalité et mémoire collective- », art. cité, p. 184. 10 Maïté Snauwaert, «-Les Années d’Annie Ernaux- : la forme d’une vie de femme-», art. cité, p.-108. 106 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Makki Rebai Une énonciation du partage Dans cette somme mémorielle, Annie Ernaux adopte une stratégie énonciative inédite, afin de «-faire de sa voix individuelle l’héritière de la rumeur du monde-» 11 . Selon Anne Strasser, «-une énonciation originale frappe dès les premières lignes [des Années]. C’est sans conteste Annie Ernaux qui porte au plus haut degré de réalisation le choix d’une énonciation déconcertante-» 12 . Le choix du transpersonnel La réflexion sur les vertus du «-transpersonnel-» 13 , chez Ernaux, est assez ancienne. Dans Les Années, le choix de ce mode est inséparable d’une volonté de situer le récit testimonial à mi-chemin de la sphère individuelle et de la sphère collective-: «-Aucun “je” dans ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle - mais “on” et “nous” - comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant.- » (p. 240). Comme le rappelle Emile Benveniste-: «-“nous” n’est pas un “je” quantifié ou multiplié, c’est un “je” dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et au contour vague. […] Le “nous” annexe au “je” une pluralité indistincte de personnes-» 14 . Dans Les Années, l’évitement de la forme personnelle (du «-je-» conventionnel de l’autobiographie) suggère la volonté d’effacer tout ce qui, dans le récit, pourrait paraître par trop personnel ou égocentré. Cet évitement de la première personne du singulier va de pair avec un élargissement de la palette pronominale. Ainsi à la place du «-je-», que le lecteur pourrait plus ou moins prévoir, Ernaux choisit d’employer la troisième personne du singulier en recourant au pronom «-elle-», mais aussi le pronom indéfini «-on-» et la première personne du pluriel «-nous-». Ces pronoms, assez inopinés en l’occurrence, évitent à la voix de la narratrice de basculer dans le subjectivisme naïf et permettent au contraire de la fondre et de l’intégrer dans un ensemble collectif bien plus large. 11 Véronique Montémont, «-Les Années-: vers une autobiographie sociale-», dans Danielle Bajomée, Juliette Dor (dir),-Annie Ernaux, Se perdre dans l’écriture de soi, Paris, Klincksieck, 2011, p. 118. 12 Anne Strasser, «-Quand le récit de soi révèle la fonction élucidante de l’écriture-», Temporalités- [En ligne], 17- |- 2013, mis en ligne le 24 juillet 2013. URL- : http: / / temporalites.revues.org/ 2419 13 «-[Le je] est d’ailleurs plus «-transpersonnel-» qu’impersonnel, dans la mesure où il inclut le lecteur dans cette mise en situation socio-historique de l’expérience individuelle-», A. Ernaux, «-Raisons d’écrire-», dans Jacques Dubois, Pascal Durand et Yves Winkin, Le symbolique et le social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, Liège, Editions de l’Université de Liège, 2005, p. 346. Voir aussi d’Annie Ernaux, «-Vers un je transpersonnel-», dans Jacques Lecarme (dir.), Autofiction & Cie, RITM, n° 6, Université de Paris X, 1994, p.-221. 14 Cité par Véronique Montémont, art. cité, p. 121. 107 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux Les questions de la voix et de l’énonciation préoccupent au premier chef Annie Ernaux, comme le montrent ses entretiens ou encore de nombreux textes où elle réfléchit ouvertement sur sa pratique scripturale. Jérôme Meizoz décèle trois modes énonciatifs sollicités au fil de l’œuvre ernausienne-: «- d’abord celui du «- je- » fictif des romans à la première personne (Les Armoires vides, 1974), ensuite celui du «- je- » autobiographique des récits familiaux (La Place), et enfin, dans Les Années (2008), l’abandon du «-je-» au profit d’une énonciation sur soi à la troisième personne («-elle-») ou d’une énonciation collective propre au milieu social («-on-»)-» 15 . Dans ce dernier livre qui nous intéresse ici directement, le mode énonciatif assumé par l’auteure s’avère des plus complexes et singuliers-: dans sa conduite du récit, Ernaux fait alterner le «-elle-» (et, parfois, le «-elles-»), le «-nous-» et le «-on-». L’évitement du «-je-» au profit de ces pronoms, qui peut de prime abord surprendre dans une œuvre, somme toute, à forte teneur autobiographique, n’aboutit cependant pas à un effacement de la conscience individuelle, mais plutôt à une subtile extension du champ de l’individuel, favorisée par cette énonciation «-dilatée-», rendue possible essentiellement par le «-elle-», le «-on-» et le «-nous-». Véronique Montémont a ainsi raison d’écrire, à propos de l’écriture des Années, qu’-«-un travail grammatical et énonciatif d’une finesse de dentellière permet de reporter des traits propres à la première personne sur d’autres pronoms, qui deviennent porteurs d’une conscience subjective et d’un ressenti collectif, sans qu’une dimension exclue l’autre. On pourrait parler d’énonciation dilatée, comme Benveniste parlait de je dilaté, pour désigner ce mécanisme inédit qui évite les deux écueils redoutés par le livre, étroitesse subjective et froideur objective-» 16 . Cette énonciation déroutante facilite en définitive le jeu d’identification imaginaire et le mode de réception empathique auxquels peut se prêter le lecteur et, à plus forte raison, la lectrice des Années d’Ernaux. La « coulée » de l’imparfait Autre choix énonciatif qui nous semble renforcer la proximité, l’adhésion, sinon l’identification du récepteur des Années d’Ernaux, l’emploi de l’imparfait comme temps principal de la narration- : «- La religion était le cadre officiel de la vie et réglait le temps. Les journaux proposaient des menus pour le temps du carême, dont le calendrier des Postes notifiait les étapes, de la septuagésime à Pâques. On ne mangeait pas de viande le ven- 15 Jérôme Meizoz, «- Éthique du récit testimonial, Annie Ernaux- », Nouvelle revue d’esthétique, 2010/ 2 (n° 6), p. 113. Disponible sur Internet-: www.cairn.info/ revuenouvelle-revue-d-esthetique-2010-2-page-113.htm 16 Véronique Montémont, art. cité, p. 122. 108 DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Makki Rebai dredi-» (p. 46). L’usage prépondérant de l’imparfait a pour effet de faire du Temps l’actant principal de l’œuvre, de diluer les événements dans une sorte de flux temporel continu, mais surtout de les déréaliser, de leur donner une aura atemporelle ou «-mythique-» où l’imagination du lecteur aurait tout le loisir de se déployer-: «-On cherchait des modèles dans l’espace et le temps, l’Inde et les Cévennes, l’exotisme ou la paysannerie. Il y avait une aspiration à la pureté-» (p. 113)-; «-On était transplantés dans un autre espace-temps, un autre monde, celui de l’avenir probablement- » (p. 128)- ; «-L’espérance, l’attente se déplaçait des choses vers la conservation du corps, une jeunesse inaltérable-» (p. 153). À la fin des Années, Ernaux commente rétrospectivement le choix de l’imparfait-: «-Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie. Une coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films qui saisiront les formes corporelles et les positions sociales successives de son être-» (p. 240. Nous soulignons). La transmission en acte Dans Les Années d’Ernaux, cette poéthique de la transmission trouve encore à s’incarner dans l’extrême perméabilité de l’œuvre à la «- rumeur du monde-» (historique, sociale, économique, politique, médiatique), mais aussi dans des questionnements cruciaux autour du temps, de la mémoire et du vieillissement. L’œuvre réceptacle ou la chambre d’échos Le récit frappe en effet par sa grande ouverture à une multitude de discours rapportés, que Véronique Montémont propose de répartir en trois catégories-: «-les paroles privées-» ayant trait, en particulier, au «-chœur familial-», au sociolecte de l’école et de l’adolescence-; «-les paroles publiques-» renvoyant aux «-contenus culturels partagés et diffusés par les médias-», enfin ce qui a déjà été appelé «-le troisième secteur-» (faits divers, programmes, modes d’emploi, slogans publicitaires, affiches, etc.) 17 . Les Années sont aussi un récit qui montre dans quelle mesure la conscience de soi et la conscience historique de l’individu peuvent être façonnées et travaillées par la parole publique. Le texte montre, au fil des pages, comment dans la France d’après-guerre, sous l’effet du progrès technologique et de l’impulsion accrue des médias, la vie privée devient de plus en plus perméable à la rumeur du monde- : «- Les immeubles de la Reconstruction sortaient de terre dans le grincement intermittent du pivotement des grues. 17 Ibid., en particulier, p. 122-123. 109 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient, suffisamment espacées pour être accueillies avec un étonnement joyeux, leur utilité évaluée et discutée dans les conversations. Elles surgissaient comme dans les contes, inouïes, imprévisibles. Il y en avait pour tout le monde, le stylo Bic, le shampoing en berlingot, le Bulgomme et le Gerflex, le Tampax et les crèmes pour duvets superflus, le plastique Gilac, le Tergal, les tubes au néon, le chocolat au lait noisettes, le Vélosolex et le dentifrice à la chlorophylle-» (p. 42)-; «-Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé, les enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et de la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale…-» (p. 44). L’œuvre retrace ainsi méthodiquement, et abstraction faite de toute vision moralisante ou didactique, l’histoire de l’envahissement de la société française d’après-guerre par la publicité (slogans, affiches, réclame, etc.) et, plus généralement, par la frénésie de la consommation encouragée par le modèle de la société capitaliste. Véronique Montémont rappelle à cet égard qu’- «- on peut relever dans le texte soixante-seize noms de produits et de marques différents, dont certains, comme la voiture résument à eux seuls l’intégralité d’un cheminement social-» 18 . Selon Antoine Compagnon, «- l’ordre [du récit] est fidèle à la chronologie, aux âges de la vie dans leur succession- : la première photo représente un bébé, la dernière une grandmère portant sa petite-fille sur les genoux. La vie d’une femme est parcourue à grande vitesse, replongée dans l’actualité, l’air du temps, les modes, les marques, la publicité, de l’Occupation à la guerre d’Irak en passant par l’Indochine et l’Algérie, Mai 68 et Mai 81, le 21 avril et le 11 septembre, le Coop et le Familistère, Prisu et les Nouvelles Galeries, la Fnac et Auchan, la 2CV et la 4CV, la Dauphine et la R8, la DS et la Mini. Rien n’y manque-» 19 . Une mémoire en partage et en péril Pour Ernaux, la mémoire individuelle n’a de sens que si elle est au service de la mémoire collective- : «- Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par la mémoire collective- » (p. 54). Les souvenirs n’importent qu’en tant que révélateurs des signes propres à une époque-: «-Ce que le monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui - pour, en retrouvant la 18 Ibid., p. 128. 19 Antoine Compagnon, «-Désécrire la vie-», art. cité. mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire-» (p. 239)- ; «-Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité…-» (ibid.) Cette notion capitale de «-mémoire collective-» chez Annie Ernaux semble tout droit venue des sciences sociales. Maurice Halbwachs distingue en effet la «- mémoire collective- » aussi bien de la mémoire individuelle que de la mémoire véhiculée par les livres d’histoire. La mémoire collective, selon Halbwachs, advient dès lors que l’individu est «-capable à certains moments de se comporter simplement comme le membre d’un groupe qui contribue à évoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe-» 20 . Une hantise pèse sur le récit des Années-: la hantise de l’oubli et de l’amnésie individuelle et, partant, collective. Cette angoisse viscérale, étroitement liée chez Ernaux à celle du vieillissement 21 , s’exprime clairement dans les dernières pages du livre- : «- C’est un sentiment d’urgence qui le remplace [le sentiment d’avenir], la ravage. Elle a peur qu’au fur et à mesure de son vieillissement sa mémoire ne redevienne celle, nuageuse et muette, qu’elle avait dans ses premières années de petite fille - dont elle ne se souviendra plus […]. Peut-être un jour ce sont les choses et leur dénomination qui seront désaccordées et elle ne pourra plus nommer la réalité, il n’y aura que du réel indicible-» (p. 237) La formule initiale et vaguement apocalyptique «-Toutes les images disparaîtront-» résonne en effet comme une funeste prémonition ou un avertissement prophétique, tandis que la formule conclusive «-Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus- », dans sa concision et son humilité poignantes, assigne à l’écriture d’Ernaux un impératif foncièrement éthique, une mission proprement salvatrice et de la plus grande urgence. À une époque où, plus que jamais, des termes comme «-engagement-» et «-écriture engagée-» peuvent souvent être perçus comme pompeux, suspects, voire anachroniques, la critique spécialisée semble réticente à qualifier ouvertement d’engagée l’œuvre ernausienne, dont le geste fondateur nous apparaît pourtant éminemment éthique 22 . Mais cette réticence de la critique 20 Cité par Jérôme Meizoz, art. cité, p. 185. 21 «- Elle est cette femme de la photo et peut, quand elle la regarde, dire avec un degré élevé de certitude […]-: c’est moi = je n’ai pas de signes supplémentaires de vieillissement-», Les Années, op. cit., p. 233. 22 «-Plutôt qu’un engagement au sens sartrien du terme, l’auteur nous semble manifester, tout comme François Bon, une implication forte dans l’histoire et le réel DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Makki Rebai 110 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 peut être expliquée par, au moins, deux autres raisons-: d’une part, Ernaux, elle-même, au pis, ne revendique pas le terme d’- «- engagement- » et, au mieux, l’emploie dans une acception qui en restreint la portée à l’acte même de l’écriture. Aussi préfère-t-elle évoquer «-[son]-engagement d’écriture-» dans un de ses livres les plus récents 23 . D’autre part, l’écriture ernausienne adopte souvent un ton ou un «-ethos-» de l’humilité qui finit par faire de ce mot d’ordre qui clôt le récit des Années un vœu, voire un vœu pieux-: «-Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais- » (p. 242. Nous soulignons). qu’elle dépeint-», écrit, par exemple, Aurélie Adler-: «-Annie Ernaux-: émiettement et consolidation du sujet auctorial-», dans Fort, Pierre-Louis (dir.)-; Houdart-Merot, Violaine (dir.),- Annie Ernaux- : un engagement d’écriture.- Nouvelle édition [en ligne]. Paris- : Presses Sorbonne Nouvelle, 2015. Disponible sur Internet- : http: / / books.openedition.org/ psn/ 134. Dans la même perspective, Bruno Blanckeman décèle dans l’œuvre ernausienne «- une éthique appliquée, référée à une expérience de la vie commune, une éthique- impliquée, fondée sur le constat d’être partie prenante d’un tout, d’une collectivité, de ses événements et de ses années de vie commune, dont tout un chacun est à la fois agent et objet, en partie responsable, en partie contraint-», ibid., Disponible sur Internet-: <http: / / books.openedition.org/ psn/ 162>- 23 Annie Ernaux,-Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, p. 22. Nous soulignons. Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux 111 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Evelyne Lloze Université Jean Monnet - Saint-Étienne Donner à lire les manières dont s’élaborent et se structurent, loin de toute assignation stéréotypée ou de toute uniformisation, les littératures «- francophones- », les types de «- dépaysement- » exploratoire, les neuves intelligibilités comme la fécondité critique qu’elles font germer et mettent en œuvre, voilà assurément l’une des tâches fondamentales de la recherche aujourd’hui dans ce domaine. Car ces littératures offrent bien, pour la plupart, une réflexion proprement anthropologique - et par là-même politique −, qui travaille et repense le lien social, la chose publique, nos rapports au monde et à l’altérité et notre devenir commun. Ainsi le questionnement esthétique, formel, est-il le plus souvent noué à celui, éthique, du vivre-avec, l’autre et le monde, affirmant par là-même un profond souci de «-réenchantement éthique-» du vivre-ici. Chamoiseau, dans la lignée de Glissant, témoigne clairement d’un tel souci, d’une telle exigence, avec des ouvrages qui s’attachent toujours à promouvoir une intelligence profonde, poétique et utopique à la fois, de la réalité, une intelligence à maints égards engagée. Il est clair en tout cas, et c’est ce que nous voudrions évoquer ici, que la question écologique, des plus vitales et des plus essentielles actuellement, hante de plus en plus l’œuvre de Chamoiseau, lui qui, dès les premiers textes d’ailleurs, s’est montré si attentif au Divers, à la «-Diversalité-» et à la précieuse «-Pierre-Monde-» … Lui qui n’hésite pas, du reste, à souligner combien il ne peut y avoir «-de haute conscience sans conscience écologique-» 1 . Notons au préalable qu’entre attraction, lieu d’abandon et de connivence, geste de maîtrise, conquérant et souvent destructeur, entre régime affectif et emprise captatrice, l’expérience du paysage (et donc notre rapport à l’ici), éminemment révélatrice de notre manière d’habiter le monde, se conjugue au pluriel pour chacun d’entre nous. Et l’on oscille alors entre les paradigmes de l’idéalisation, de l’invention esthétique, de l’usage purement 1 «- Entretien avec Hannes de Vriese- », Revue critique de fixxion française contemporaine, Écopoétique, numéro 11, 2012, (dir.) A. Romestaing, P. Schoentjes et A. Simon. Texte non paginé. 114 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Evelyne Lloze utilitariste, du décor sans présence ou encore de la matière d’un apparaître sensible tout autant que symbolique capable de réactiver du lien, de mettre, bel et bien, en consonance. Dans cette dernière perspective, et au-delà de cet «- écocide- » que nous sommes en train de vivre aujourd’hui, n’oublions pas combien, pour Glissant, ami et maître à penser de Chamoiseau, l’écrire se doit de «-nous (rapprocher) des paysages du monde-», «-d’ouvrir les paysages et d’en faire saisir le sens profond- », et cela même, «- c’est de la politique- », voire «- le maximum du politique-» 2 -…. En conséquence, «-notre rapport à la nature est à refonder- » 3 et ne saurait se limiter ni à une topographie hiérarchisée, abstraite et objectivante, ni à une perspective strictement anthropocentrique mobilisant trop de rêves ou d’images projectives. De telles formules ont en outre le mérite de nous inviter à opérer un travail de renversement de nos habituels rapports dissymétriques au monde et à éclairer d’autres évidences concernant nos liens avec ce qui nous entoure. Sans compter qu’elles nous enjoignent à introduire enfin un surcroît d’être et de conscience dans le vivre-ici, le vivre-avec. Car il faut absolument, oui, «-cultiver la mise-en-relations, cultiver le lier et le relier-» 4 , pour inaugurer ainsi «-une interaction positive avec chacune des diversités du Monde-Relié-» 5 … C’est sans doute dans Les neuf consciences du Malfini 6 , publié en 2009, que P. Chamoiseau nous exhorte le plus à cette exigence nécessaire de ce qu’il nomme un «- horizontal partage- » (p. 267) avec tout «- l’infini du vivant- » (p. 263), toute la «-poésie de la matière-» (p. 263), tout le devenir de présence des «-allants de vie-» (p. 266). Cet ouvrage, en effet, s’assigne à dire, sur le mode de la fable mi-poétique, mi-philosophique, la «-menace écologique-» qui guette (cf. la quatrième de couverture). Plus précisément, nous avons un tableau ici brossé et entièrement pris en charge, dès les premières lignes et jusqu’à la fin, par la voix d’un oiseau de proie, le Malfini, qui ne veut ni «- raconter- », ni «- témoigner- » (p. 18), mais plutôt faire de sa vie (grâce au magnétisme d’une seule rencontre), la pierre de touche, le fondement programmatique d’une réflexion toujours ouverte, cherchant à nous permettre de «- rester disponible dans le monde- » (p. 19) et, tentant, par une simple 2 É. Glissant, «- Entretien avec Ph. Artières- », dans Pour une littérature-monde, (dir.) M. Le Bris et J. Rouaud, Gallimard, 2007, p. 80. (Sauf indication contraire, le lieu d’édition est toujours Paris). 3 «-Entretien avec Hannes de Vriese-», op. cit. 4 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Gallimard, «-folio-», 2002, p. 315. 5 Ibid., p. 315. 6 P. Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, Gallimard, «- folio- », 2010. Toute citation extraite de cet ouvrage sera dorénavant suivie du numéro de page donné entre parenthèses. 115 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 «-récitation à portée d’un besoin-» (p. 19), de nous mener à une neuve appréhension / compréhension de notre lieu et de notre habiter le lieu. En vérité, il y a là toute l’audace d’une logique et d’un enjeu initiatiques, qui lèvent en parabole, osent déporter le sens vers de l’éthique et forcent à l’éveil d’une «- conscience écologique- » (voir la quatrième de couverture). L’écrivain invente ici, en empruntant le chemin d’une conversion à une conscience-oiseau (n’oublions pas que les jeux sur son nom propre sont déjà présents, chez Chamoiseau, dans sa trilogie autobiographique 7 ), une forme de poème-chronique où, comme souvent, à l’extrême de l’imaginaire et du chant s’incarnent des vérités, se réactivent une sagesse et le pouvoir en définitive de mieux «-vivre au vivant-» (p. 255)… La plongée dans «-l’autre part du réel- » (p. 17) nous installe ainsi dans une chorégraphie de conte 8 mêlant dans une même dynamique, une même alchimie de «-ritournelle-» (p. 45), un même charroi de «-mille et une trajectoires jaillies du plus immémorial-» (p.-95), la voix du narrateur-rapace, l’obscur exemplaire et inspirant du colibri-«-magicien-» (p. 175) mythifié en «-maître-» 9 et l’infinie saveur de résonance(s) de paysages dont l’énergie certes s’épuise, mais qui, parce qu’ils «- (constituent) une sorte d’arbre relationnel qui (nous relie) à de multiples lieux de par le monde- » 10 , savent recréer de l’intense et ouvrir au sens de l’être-avec. Dédié, entre autres, à Pierre Rabhi (p. 9) 11 , si, dans Les neuf consciences du Malfini, Chamoiseau ne se risque jamais à s’enliser dans l’autorité d’un geste de prédicateur, il s’aventure néanmoins à dialoguer avec d’autres horizons culturels pour mieux, en fait, donner à penser. Il adosse même une bonne part de son travail poétique comme philosophique à tout le champ de réflexion propre au bouddhisme, à certaines de ses notions fondamentales, et 7 Id., Une enfance créole II- Chemin d’école, Gallimard, «- folio- », 2011- : «- Son nom était un machin compliqué, rempli de noms d’animaux, de chat, de chameau, de volatiles et d’os.-»… (p. 54). 8 On ne peut que souligner ici l’importance, centrale, essentielle, du Conteur, chez Chamoiseau… 9 Le terme est sans cesse repris dans l’ouvrage, notamment à partir de la page 143. 10 P. Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant, Les liaisons magnétiques, Philippe Rey, 2013, p. 92. 11 Pierre Rabhi, qui a non seulement publié en 2006 un ouvrage intitulé La part du colibri-: l’espèce humaine face à son devenir (en référence à une légende amérindienne évoquant un colibri s’évertuant à jeter des gouttes d’eau lors d’un feu de forêt et répondant à ceux qui soulignent l’inutilité de son geste qu’il «-fait sa part-» … Ce qui évidemment nous renvoie très clairement au geste du colibri-abeille dans Les neuf consciences du Malfini…), mais qui a également fondé un «-Mouvement pour la terre et l’humanisme-» appelé en 2007 «-Colibris-». 116 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Evelyne Lloze cela dès le titre 12 . En d’autres termes, Chamoiseau joue à nouveau à explorer et conjoindre les potentiels d’intelligibilité et de présence qu’octroie tout le Divers. Il reconfigure nos espaces de réflexion en ouvrant d’emblée la vision à d’autres possibles imaginaires, au profond d’autres arrière-plans capables d’offrir tant une pensée du vivre qu’une pensée du commun, plus fécondes, et soucieuses enfin de rétablir de l’éthique dans les rapports d’intersubjectivité qui nous lient à ce qui nous entoure. Il y a là, certes, quelques accents utopiques peut-être, puisqu’il s’agit bien de recréer du «- lien symbolique collectif-» 13 , de retrouver «-le Lieu du “nous”-» 14 , mais ce vouloir de la Relation, cette quête d’échanges et de partages chère à Chamoiseau, ce goût d’une «-identité relationnelle-» qui ne sait «-(s’oxygéner qu’) aux fraternités expansives de l’amour-grand-» 15 , voilà qui requiert du rêve, du mythe, de la fable, du chant, du conte. Bref, voilà qui requiert tout le vrac de beauté et de sens que sédimente l’imaginaire, et vaille que vaille de surcroît, des coulées de lectures, une emmêlée de savoirs, et même jusqu’à l’étrange ferveur de «-vibration de sutras-» (p. 254) ou de «-(mantras)-» (p. 245). Car pour «-artiser-», «-poétiser-» (p. 271) ou «-chanter le vivant-» (p. 254), Chamoiseau se fie aux bons offices d’une structure répétitive. Celle-ci, par jeux d’additions successives et d’avancées par rayonnements centrifuges, fait du livre une sorte de dispositif-entonnoir dans lequel la voix du Malfini, à partir de la rencontre avec le colibri «-Froufrou, puis Foufou-» (p. 36), «-une chose-» pourtant «-infime. (Juste) un acabit d’insecte-» (p. 27), s’affranchit petit à petit de tous les «- tourments- » (p. 190) qui l’occupent, prend de l’ampleur - l’humilité en effaçant peu à peu les contours trop subjectifs et surtout trop égocentriques −, en même temps qu’elle épouse à mesure le rythme vital du monde, et gagne de plus en plus, «-dans une hospitalité sans limites-» (p. 195), en proximité et en résonance…. «-Mantra-», «-sutra-», «-ronde-» (p. 245) ou «-comptine-» (p. 254) alors, le dire se veut et se révèle bien irrigué ici de l’énergie d’un souffle musical, de la «-ritournelle-» (p. 48) démente et envoûtante à la fois du Foufou (sur laquelle s’ouvre Les neuf consciences du Malfini) à la «-Récitation sur le vivant-» (p. 247) dont la dernière partie du livre fait décompte. Et «-en créole-», n’oublions pas que «-réciter-», c’est, à l’instar de Césaire, «-utiliser la langue française comme un poète, c’est-à-dire en écartant sa fonctionnalité pure pour ne 12 Le titre renvoie clairement aux neuf consciences de la pensée bouddhiste nichiren-: les 5 premières consciences seraient à rapprocher de nos 5 sens, la 6 e équivaudrait à notre conscience, la 7 e à l’inconscient freudien, la 8 e à l’inconscient collectif jungien et la 9 e nous permettrait de participer pleinement à l’univers, sans séparation, sans frein. 13 P. Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant, op. cit., p. 45. 14 Ibid. 15 Ibid., p. 83. 117 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 conserver que ses assises lexicales, sur lesquelles il va précipiter des transmutations du mot, des débraillements de rythmes, des ruptures de mythes et de symboles, des incandescences vertigineuses d’images-; dès lors, il ne s’agira plus d’une langue, mais d’une incantation, sinon magique, mais esthétique, capable de bouleverser la vision que nous avons de l’ordre du monde et des choses établies- » 16 . À cet égard, ce qui relève de «- l’incantation- », et quasi magique effectivement, apparaît comme un motif majeur du texte, un motif qui promeut, entre régime d’exigence poétique et consistance morale, expérience libératoire de l’imaginaire et souci d’une perspective toujours relationnelle de l’exister, un projet tout autant rhétorique qu’axiologique, esthétique qu’éthique, dans un jeu d’attraction réciproque qui métamorphose la parabole en véritable cantique et le monologue de conte merveilleux en aventure de dépaysement de soi, vers simplement toute l’altérité d’un «-Lieu partage-» 17 . On a donc bien affaire là à un ouvrage composite, sans véritable assise générique, entre roman, conte, fable, poème, essai. Mais cet ouvrage (comme la plupart de ceux de Chamoiseau d’ailleurs) sait tisser du commun parce qu’il exalte justement un «-Écrire-ouvert-» 18 fondateur d’«-une élévation de conscience partagée du Monde-relié-» 19 . Sans compter qu’il nous engage à «- vivre- » éperdument «- au vivant- » (p. 255) dans un rapport enfin d’«-horizontal partage-» (p. 267). Entre utopie propre à un véritable «-imaginaire de combat- » 20 , et souci de se défaire de «- l’humanisme vertical, solitaire, orgueilleux, suffisant, prédateur-» 21 , la parole de Chamoiseau ne semble dès lors rien d’autre, vraiment, qu’une célébrante «- Récitation sur le vivant- » (p. 247, 260-261, …). C’est pourquoi nous voudrions explorer la manière dont Chamoiseau repense et questionne, dans son ouvrage, les liens entre l’être humain, ce vrai «- Nocif- » (terme qui, tout au long du livre, nous est dévolu) et son environnement, la teneur également des multiples modes de déplacement, inversion et contestation de l’autorité humaine révélateurs de l’amplitude de vision et de réflexion propre à la philosophie de la Relation glissantienne telle que notre auteur, avec révérence 22 , se l’est appropriée, et cette façon encore, dans une continuité de variation toute dynamique, de l’habiter, 16 Ibid., p. 42. 17 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 227. 18 Ibid., p. 293. 19 Ibid., p. 315. 20 Ibid., p. 335. 21 P. Chamoiseau, «-Entretien avec Hannes de Vriese-», op. cit. 22 Voir la fin de Césaire, Perse, Glissant, op. cit., p. 211. 118 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Evelyne Lloze de l’approfondir et de l’infléchir vers une problématique clairement écologique. Si on évoque en premier lieu la manière de procès engagé ici contre les pouvoirs des «- Nocifs- », seuls capables de «- s’épanouir dans leurs contagieux cimetières-» (p. 99) ou dans «-ces nécropoles aiguës qu’ils (instituent) partout-» (p. 100), il est clair que le travail et les choix énonciatifs comme scénographiques ou narratifs, ouvrent, par jeux d’écarts successifs, à une intelligence autre du monde. Ils parviennent en outre à mettre en place et mieux, à incarner - ne serait-ce qu’en évitant le piège du discours purement spéculatif ou trop monologique - une rectitude tout à fait étonnante du vivre et du devenir dans «-une harmonie active avec tout le vivant connu ou deviné, supposé, espéré…-» (p. 265). Davantage, Chamoiseau prend plaisir à entrelacer les pistes interprétatives, à démultiplier à tout-va les possibles sémantiques, à tresser enfin, avec les figures qu’il convoque, une véritable «- féérie labile- » (p. 77), et cela à partir pourtant d’une matrice du récit réduite à l’extrême. D’abord, un espace circonscrit en Martinique, «- Rabuchon- », «- petit quartier de la commune de Saint-Joseph-», «-(gisant) dans un creux, protégé par les flancs des Pitons- » (p. 257). Puis deux personnages principaux- : le Malfini et le Foufou-; et enfin, une unique voix narrative-: celle du rapace…. Bref, un art d’écrire radicalement sans concessions par l’évidence objective du peu qui le structure, mais la langue toujours aussi baroque et lyrique de Chamoiseau lui assure une densité, des lointains et une beauté manifestes. Cet art d’écrire s’évertue par ailleurs à revisiter les genres de la fable philosophique et du conte merveilleux à la Lewis Carroll (cité au demeurant à l’orée du texte, page 17), et se révèle en l’occurrence centré sur un processus d’éveil progressif de la conscience, avec pour socle historial exclusif-: une rencontre et la quête, le cheminement initiatique qu’elle occasionne tout au long du livre, tant pour le Malfini, guidé par son petit «-maître-»-Foufou, que pour le lecteur, ce «-frère vivant-» (p. 17, p. 256, …) interpellé et convié à l’écoute dès l’initiale de l’exorde. Écarts et déplacements font ainsi se télescoper, réactivant leur expressivité et leurs formes et visées propres, des modèles et registres absolument canoniques de notre histoire littéraire, qu’il s’agisse du conte philosophique à la Voltaire par exemple, pensant le monde en jouant sur la fonction médiatrice et axiologique des paraboles, qu’il s’agisse de la fable lafontainienne avec ses processus d’homologie homme-animal, ou du récit initiatique, image spéculaire et formatrice de notre avancée dans la vie, ou encore de la prosopopée, opératoire par le dialogisme auquel elle donne lieu et par l’intuition d’unité du tout à partir de laquelle elle travaille. 119 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 À cela se surajoutent également des formes et types d’expressions relevant d’horizons tout autres. Et avant tout bien sûr, il y a le conte créole qui privilégie la stylisation et la théâtralité suggestives de l’oral avec adresses constantes, cadences et rythmes qui transportent. Le conte dans lequel règne le personnage majeur du Conteur, lui qui non seulement «-parle avec-», «-fait parler ensemble-» 23 , «-sait perdre de sa clarté pour des hypnoses incantatoires-» 24 , mais sait aussi privilégier tout le «-réel dévoilé en Merveille-» 25 , et jouer avec toute la puissance d’incarnation et de mystère à la fois des silhouettes animales. Et on ne peut oublier non plus de noter cette confiance déterminante accordée ici au réalisme magique de la littérature sud-américaine, comme à la toute-puissance de la philosophie de la Relation glissantienne et jusqu’aux concepts même de la pensée bouddhiste et à nombre de ses impératifs éminemment humanistes… Oui, rien de monochrome chez Chamoiseau, plutôt le choix d’une richesse sans précédent des sources, des traces, des images, et la valeur autant herméneutique qu’éthique d’un texte, «-Récitation sur le vivant-» (p. 260-261), tentant éperdument de nous convaincre que «-vivre, c’est seulement vivre en plénitude, au plus sensible à la beauté de l’horizontale plénitude-» (p. 271)… Mieux encore, la charge d’extension des écarts, la dynamique d’intensification propre aux jeux de déplacements que le livre met en œuvre, défont et les enlisements ordinaires de la pensée et les absolus bien commodes de la doxa scientifique, technique ou économique, privilégiant ainsi une forme de réflexion littéraire hors dogmes et autorités, hors «-soigneux ancrages-» et «-réflexes horlogés en systèmes-» 26 , une pensée dès lors a-topique, «-hétérotopique- » (voir M. Foucault et É. Glissant), originale du moins, où du sens se rend effectif mais toujours dans du lien et du partage, «- (ouvrant) de nouveaux horizons sans pour autant les désigner- » (p. 255)… Tel est ainsi le cas, comme un vouloir d’écriture conjuguant oblicité, étrangeté et dépaysement, du changement de cadre et de «- personnel- » énonciatif, puisque le texte nous place, humains, dans une exemplaire extériorité. En vis-à-vis ne demeurent en effet que paysages et animaux, et les plus «-indéfinissables- » (p. 31), les plus lointains de nous peut-être, «- choses volantes à moitié invisibles-» (p. 31) entre lesquelles se déploient des strates d’ondes et d’alchimies complices de toutes sortes, un entre-nous à vrai dire autant salutaire que vital. 23 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 186. 24 Ibid., p. 185. 25 Ibid., p. 171. 26 P. Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, Gallimard, «- folio- », 1999, p. 146. 120 DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Evelyne Lloze Seul à irriguer de sa voix le récit, mais sans relever du statut de sujet solipsiste ou proprement insulaire, plutôt dans ce travail de résonance désaccaparée de soi du Conteur, le Malfini abandonne ici sa prétention à dominer, vieux réflexe d’un leurre empêchant toute «-mise-en-relation-» 27 . Et il choisit de surcroît pour «- guide- » (p. 191) un oiseau-bouffon, fantaisiste et déraisonnable, excentrique et aventureux, mystérieux, plein de joie et insolent à la fois, le «-Foufou-», image idéale du «-Sage-» (p. 239) qui, a contrario de la plupart des modèles habituels, ne dit jamais rien. Mais il se montre, par son attention, capable d’une telle complicité avec le monde qu’il nous engage bel et bien de plain-pied dans tout l’immédiat du vivre, du vivre-ensemble, avec une remarquable exemplarité. Ces oiseaux-médiateurs et porte-voix déjouent clairement en tout cas les dévoiements d’un anthropomorphisme facile en refusant pour l’un, la tentation discursive, et pour l’autre la geste moralisatrice, de manière à nous hisser à la conscience de ce que certains n’ont pas hésité à appeler la «-vraie vie-». Quant au paysage mobilisé, il est accueilli avec toute la vigilance de regard, de perception et de «-contemplation- » (cf. p. 197) requise, pour mieux pouvoir en savourer cet «- hosanna qui (naît) de partout, tout le temps-» (p. 195). Voilà dès lors qui fait chant, présence dans le livre, voilà qui fait vibrer «-un commerce incertain de visible et d’invisible-» (p. 77) et qui montre sans doute à quel point il y a bien chez Chamoiseau l’envie, non d’édifier un savoir, ou de nous renvoyer à un messianisme d’un nouveau genre (? ), mais plutôt une invitation à repenser notre rapport à l’altérité, dans une parole qui incarne une utopie éthique des plus concrètes, une utopie simplement, du vivre, ou du moins une utopie capable de réenchanter enfin le vivre. Et pour penser la vie, le comment vivre, l’écrivain non seulement nous exclut de la scénographie narrative, défaisant ainsi la sorte de verrou idéologique de notre autorité native et proprement hégémonique - demeure juste, en arrière-plan, significativement, l’emprise d’angoisse et de menace que nous, «-Nocifs-», représentons. Mais il se libère en outre de la tentation du grand œuvre, du grand récit, pour d’autres échappées, du côté de la fable, du conte, du merveilleux, comme un nécessaire revenir à l’intelligence et aux vertus d’un propos dégagé d’une logique fictionnelle trop complexe, pour rien qu’un imaginaire nourri aux ressources de l’oralité, du magique et du symbolique. Et ce n’est pas pour autant qu’une ambition littéraire et critique ne prévale pas ici, mais elle rompt avec une certaine tradition canonique de genre, de forme, de registre, de type de contenu notionnel même 27 On peut dès lors noter combien on dépasse ici les habituelles asymétries, puisque le narrateur humain «-(s’accroupit)-» tel un enfant, «-une petite personne-» (p. 17), pour mieux prêter l’oreille à la parole du Malfini… 121 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau ou de système de croyances. Et elle laisse place plutôt à d’autres dispositifs d’écriture et de vision alliant les fonctions imageante et axiologique à la fois de l’apologue, susceptible de mieux nous confronter à l’immédiateté et singularité de présence d’un voici, véritable «-bien commun-» que nous menons au «- désastre- » (p. 51) et à la «- catastrophe- » (p. 155), susceptible de faire réentendre au bout du compte, une neuve conscience du «-vivre au vivant-» (p. 255). Divergeant d’une logique strictement réaliste ou rationnelle parce que pensé à travers les paradigmes propres en outre au conte initiatique, Chamoiseau, en ancrant son histoire dans des circonstances et un espace-temps qui sont ceux de notre expérience sensible aujourd’hui, crée plus de connivence encore avec le lecteur et parvient à mettre en place ainsi un cadre interprétatif et spéculatif qui évite maints écueils idéologiques tout en donnant à penser dans un mouvement aussi bien de connaissance empirique (puisque focalisé sur notre hic et nunc) que de réflexion compréhensive (avec un remarquable travail de distanciation complice). Un mouvement qui tient à privilégier beauté, sagesse, amour et solidarité au détriment d’une certaine science et des savoirs techniques et économiques, pour rendre à nouveau possible une plénitude d’adéquation au monde et à soi. Fondé, qui plus est, sur une règle élémentaire d’accord constamment maintenu, tout au long du livre, entre le charme poétique, plein d’éloquence lyrique, et la confession à visée éthique du Malfini- ; avec cet ouvrage, notre auteur joue à plein, non seulement sur le caractère inductif d’un exemple de vie «-juste-», pourrait-on dire (celui du Foufou), mais également sur la capacité d’éveil de la fable et son indiscutable pouvoir de porter en avant la conscience (voir les attendus du titre). Bref, l’ensemble relève bien ici d’une herméneutique, livrée sans ambages avec une insolente radicalité de voix et de vision et un merveilleux dont on sait cultiver tous les effets. En d’autres termes, nul doute qu’on ne cherche pas à argumenter, il n’y a là ni plaidoyer, ni stratégie purement démonstrative, ni même assujettissement idéologique, rien que la prégnance de sagesse d’un imaginaire - remplissant pleinement, sous cet angle, sa fonction spéculative -, un imaginaire qui, sur un mode presque badin, fait sourdre sans désigner explicitement et promeut sans jamais clore. Rien donc que le discours déterminant d’un oiseau donnant forme à une sorte de philosophie poétique autant que narrative, et qui invite à creuser le sens «-des mystères de la vie, de la souffrance, du plaisir, du bonheur, de la mort- » (p. 137) pour mieux tendre à une vraie «-présence au monde-» (p. 197). Ambiguïtés, nuances, génie séducteur du récit et intelligence éclairée d’animaux qui nous renvoient à nos mortifères «-insuffisances-» (p. 255), tout en désertant le terrain d’un didactisme asséchant, Chamoiseau invente, sur un mode des plus simples, une fable procédant d’un schéma initiatique, une fable porteuse de connaissances et qui inaugure, ou plutôt rend manifeste une vision du monde placée sous le signe de la Relation, entre volonté d’être-ensemble et désir d’exister-avec-: «-Le plein sens d’une présence est donné dans l’harmonie de sa relation aux présences de son entour, et donc dans sa vision de l’horizontale plénitude…-» (p. 272). Force est de reconnaître par ailleurs que le Foufou, véritable modèle d’ethos éthique, qui s’assigne avec bonheur à sa tâche de pollinisateur luttant contre «-la désolation-» (p. 171) de la «-mort lente-» (p. 182, 187, 203, …) qui progresse partout, «- dans une nécessité majeure qui (est) celle de tous, tout autant que strictement la sienne- » (p. 232), n’est pas sans nous rappeler à quel point, dans les littératures caribéennes, le colibri occupe une place symbolique essentielle, du colibri rebelle, résistant et «-vaillant-» 28 de Lafcadio Hearn et d’Aimé Césaire, au «-cœur foufou-» 29 de Daniel Maximin et Simone Schwartz-Bart dont la «- manière d’existence- » 30 fait vibrer tant de ferveur, qu’elle semble à nouveau rendre possible des levées d’enchantements, de joie et de «-grâce-» (p. 240). Autant dire qu’il est hors de question ici de ne pas nouer éthique et poétique, dans un mot-valise que le poète G. Perros avait d’ailleurs déjà promu 31 , façon de reconnaître et l’extrême perméabilité parfois des deux notions, et le champ d’attraction heuristique qu’elles peuvent susciter ou découvrir. Car on a bien, avec Les neuf consciences du Malfini, une féconde interaction associant poétique, éthique ainsi qu’écologie, pour un ouvrage d’ailleurs, que certains n’hésiteront pas à associer au domaine de l’écopoét(h)ique. Ainsi, sans jamais quitter le champ axiologique qui a toujours été le sien, qu’il s’agisse de sa façon de travailler l’écrire - voix de l’oiseau ici témoin-conteur, scénographie dialogique, force de l’imaginaire déconditionnant notre rapport au réel et ouvrant à d’autres dimensions de présence comme à tout l’éloge du Divers -, ou qu’il s’agisse de la question du vivre tout simplement et des «- valeurs- » auxquelles adhérer parce qu’elles «- (rallient relayent relient)- » 32 , dans Les neuf consciences du Malfini, Chamoiseau oriente et concentre même le regard du côté de ce «- sens du sacré- » (p. 256) qu’il nous revient, nous aussi, à l’instar du Foufou, d’avoir «- l’audace-» (p. 254) d’interroger (p. 256), de rêver, de surprendre (p. 255), d’aimer 28 A. Césaire, Tropiques, N° 4, 1942, p. 10-11. 29 D. Maximin, L’Isolé-soleil, Seuil, 1987, p. 12- ; et L’invention des désirades et autres poèmes, Seuil, «-Points-Poésie-», 2009, p. 88. 30 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 230. 31 Terme (et notion) repris et travaillé par J.-C. Pinson ensuite, de manière magistrale, dans la plupart de ses essais. 32 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 267. Formule en italique dans le texte qui renvoie bien sûr à Glissant. DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Evelyne Lloze 122 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 et de connaître, dans un bouleversement (p. 255) qui ne propose «-aucune pratique, aucun rite, aucun enseignement, juste l’aptitude à contempler une fleur-» (p. 254)… Il y a peut-être là- «- sortilège- » (p. 255) certes, mais surtout, selon nous, appel décisif de sens (et des sens conjoints), appel d’un engagement de tout l’être, appel à d’autres modes d’«-appartenance-» au monde, appel enfin des plus concrets, à un vivre-ensemble placé «-sous l’aube claire d’une éthique-» (p. 256). S’il faut en tout cas réenchanter l’exister par l’écriture pour tenter de déjouer les malédictions et les catastrophes actuelles et à venir, Chamoiseau, qui se veut «- guerrier de l’imaginaire- » (formule omniprésente dans Écrire en pays dominé…), y réussit à merveille et promeut en même temps une profonde pensée de l’altérité, une pensée du commun, du nous et de la consonance. En cela, Chamoiseau s’inscrit bien dans la lignée des écrivains-poètes qu’il admire le plus, qu’il s’agisse par exemple de Césaire, Perse, Char ou Glissant, ces «-découvreurs de beauté-» 33 , rêveurs ou «-guerriers de l’imaginaire-» 34 qui témoignent de la capacité «-à mettre en œuvre la mise en relation harmonieuse des diversités préservées-» 35 et qui savent combien «-une atteinte au vivant est indécente quand elle relève d’un appétit hors mesure, hors équilibre, hors équité, hors prudence et hors sobriété, hors toute inclinaison vers un horizontal partage…-» (p. 266). 33 P. Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant, Les liaisons magnétiques, Philippe Rey, 2013, p. 159. 34 Id., Écrire en pays dominé, op. cit., p. 306 (entre autres…). 35 Id., Césaire, Perse, Glissant, op. cit., p. 155-156. Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau 123 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Valentine Meydit Giannoni Sorbonne Université, Centre d’étude de la langue et des littératures françaises, UMR 85-99 Introduction «- La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale- ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même-», écrivait Baudelaire en 1857. Voici le mot d’ordre de la modernité poétique qui aura durablement inspiré les théoriciens de l’Art pour l’Art faisant de l’autotélisme le principe même de l’écriture poétique moderne. Cette exigence de pureté, qui connaîtra une étonnante longévité pendant plus d’un siècle, implique la neutralité axiologique et politique du poème, son refus de tout didactisme moral et engagement social. Selon cette conception, le poète deviendrait donc technicien, en quête de beauté et de plaisir esthétiques, et l’œuvre d’art devrait ainsi se suffire à elle-même pour préserver son «- intégrité- », que des considérations morales ou politiques pourraient entamer par leur essence utilitaire. Il n’est donc guère évident, pour des poètes du XX e siècle tels que René Char et Henri Michaux, héritiers de la tradition poétique moderne incarnée par Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud, de donner à leur écriture poétique une perspective et un questionnement éthiques. Pourtant, dans l’évolution de l’autotélisme, la Première Guerre Mondiale va amorcer un processus de remise en question éthique-: faut-il écrire pour dénoncer, faut-il écrire pour se souvenir, pour s’évader- ? La Seconde Guerre Mondiale va considérablement durcir ces questionnements en les résumant avec brutalité-: «-faut-il écrire ou se taire-? -», comme si la guerre constituait un rappel à l’ordre de la poésie et une «-embarcation-» forcée, pour reprendre le lexique sartrien. Si tant est qu’elle ne soit pas de trop dans le monde actuel, peut-elle quoi que ce soit, a-t-elle une quelconque efficacité, et donc légitimité-? L’argument de sa vanité pousse certains penseurs à la bannir, tandis que d’autres poètes et théoriciens entament pour leur part un processus de légitimation, suivant parfois des voies adverses-; en effet, si certains entendent justifier la poésie en s’inscrivant dans la lignée de l’Art pour l’Art, la vouant à n’être consciemment et volontairement que «-le libre jeu autotélique du langage-», d’autres, en revanche, ne conçoivent désormais la poésie que comme «-embarquée-» 126 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni dans le monde. Tandis que les premiers sont désignés par J-C-Pinson dans Habiter en poète 1 comme les partisans du «-modèle textualiste-» ou «-régime de la lettre-», les derniers constituent les partisans d’une poésie ontologique et éthique, visant au mieux vivre-; c’est à cette catégorie de poètes que notre étude s’intéresse, parmi lesquels figurent René Char et Henri Michaux. Cette posture, essentiellement éthique, n’implique pas nécessairement de ses partisans qu’ils rompent avec l’héritage de la modernité, mais qu’ils l’infléchissent seulement. René Char comme Henri Michaux se distinguent en effet par le caractère éminemment métapoétique de leur écriture-; mais ils maintiennent cette écriture métapoétique enracinée dans le réel, dans la praxis, ayant pour thème central la question traditionnellement moraliste de la conduite de la vie. Cette tendance éthique s’incarne dans leur pratique poétique par une écriture prescriptive s’épanouissant au cœur d’une esthétique fragmentaire, rappelant sensiblement l’écriture des auteurs du Grand Siècle, qui va inspirer une abondante production critique ayant recours au terme issu du vocabulaire dix-septiémiste de «- moraliste- » pour désigner nos poètes, d’ailleurs souvent rapprochés l’un de l’autre dans de mêmes analyses, engendrant ainsi un véritable «-mythe-» critique dont il serait bon de questionner les fondements. I- L’après-guerre et l’émergence d’une modalité éthique inédite dans l’écriture poétique de René Char et d’Henri Michaux a) Une embarcation forcée : l’écriture poétique et le tournant de la guerre et de l’après-guerre Après l’épreuve de la guerre, rappelant la poésie à l’ordre de l’action et de l’efficacité ou la condamnant au silence, selon les partis pris propres à chaque écrivain, l’après-guerre est un temps de remise en question de la «-mission-» du poète et de redéfinition de sa «-fonction-». S’affrontent alors diverses positions contradictoires parmi les poètes et les théoriciens, et cela très longtemps après la guerre, comme le montre la persistance de l’interrogation près d’un demi-siècle après les événements. La catastrophe dans laquelle le monde s’est plongé en 1939 a donc eu pour conséquence un bouleversement profond de la théorie poétique, mais aussi de sa pratique. Si le poète est touché de plein fouet par les nouveaux débats, la poésie l’est bien sûr en même temps. Mettre en question l’existence des poètes en temps de détresse, c’est aussi interroger l’existence même de la parole poétique. 1 Pinson, Jean-Claude, Habiter en poète, essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 13. 127 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Comment celle-ci pourrait-elle échapper à la condamnation de vanité et d’impuissance face à l’horreur qui s’étale sous les yeux du monde-? N’y a-t-il pas quelque indécence à faire encore de la poésie-? C’est une position qui a trouvé ses adeptes. Mais d’autres plus nombreux ont continué d’écrire. Parmi eux se trouvent des poètes comme René Char et Henri Michaux, qui ont entrepris un processus de légitimation particulier-: rompant avec le refus de compromission morale de la poésie moderne qui date de la seconde moitié du XIX e siècle, ces derniers ont senti la nécessité de faire de la poésie une interrogation morale et existentielle permanente, du monde, de l’homme tout en conservant sa «-pureté-», ou plutôt son intégrité. En effet, moraliste n’est pas moralisateur, et la poésie ne se met pas à donner des leçons de morale sous forme versifiée ou en prose poétique-; il ne s’agit pas d’une poésie gnomique, mais d’une poésie demeurée poésie, n’excluant pas sa réflexivité, (au contraire puisqu’un rappel constant des limites de l’écriture poétique semble garant de sa légitimité) mais qui l’accueille au sein d’une perspective éthique visant à une meilleure habitation du monde. b) Ruptures 1- René Char-: du surréalisme à l’épreuve du réel À ses débuts, peu de critiques auraient pu prévoir la fortune d’une lecture moraliste de René Char, choisissant d’abord de suivre la mouvance du surréalisme, après quelques rencontres faites au hasard de la publication de ses premiers textes dans des revues, qui le mèneront à la connaissance déterminante de Paul Éluard. Pourtant, dès 1937 le poète infléchit sa poésie en l’inscrivant dans la référentialité, avec des prises de parti essentiellement politiques, comme on le voit dans Placard pour un chemin des écoliers et Dehors la nuit est gouvernée, en réaction à la guerre d’Espagne. Avec Seuls demeurent, c’est véritablement le tournant de la production du poète, prolongeant son inscription dans la référentialité, à la grande joie de la critique voyant enfin un passage à se frayer au sein d’une écriture réputée hermétique 2 . Cette inscription dans la référentialité historique implique nécessairement une perspective éthique, en ce qu’il s’agit pour Char de rappeler à un moment où elles sont menacées d’anéantissement, les valeurs d’un «- humanisme conscient de ses devoirs 3 - » au prisme desquelles le poète se fait instance de jugement, et c’est précisément la tâche que semblent assumer les Feuillets d’Hypnos, recueil poétique en même temps que «-manuel-» prescrivant 2 Voir Mathieu, Jean-Claude, La poésie de René Char ou le sel de la splendeur, II, Poésie et résistance, Paris, Corti, 1988, p. 90. 3 Char, René, «-Feuillets d’Hypnos-», in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1983 p. 173. 128 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni l’écriture et l’action au maquis et au-delà. «-Tournée vers la réalité, [la poésie de René Char] est aussi transitive, chargée de juger au nom d’une éthique l’histoire et de transmettre des valeurs jugées essentielles par le poète 4 -» liton dans l’ouvrage collectif intitulé Autour de René Char. Après-guerre, la production poétique de Char, quoique très riche, semblera toujours avoir pour dénominateur commun l’existence en son principe d’un substrat éthique, foisonnant d’interrogations et de constats d’ordre existentiel ou métaphysique mais surtout de principes et préceptes de conduite, comme on peut le voir notamment dès 1945 avec «-Le Poème pulvérisé-» (1945-1947), Les Matinaux (1947), La Parole en Archipel (1952-1960) puis encore avec Recherche de la base et du sommet, paru en 1965. 2- Henri Michaux-: de l’inactuel à la responsabilité Comme pour Char, c’est la Seconde Guerre qui permettra le virage éthique pris par l’écriture d’Henri Michaux, l’enracinant de force dans le réel, dans la praxis, obéissant, comme le dit très bien David Vrydaghs dans Michaux l’Insaisissable, aux «-injonctions faites aux écrivains de tout bord et de tout âge à partir de la défaite de Mai 1940-: faut-il collaborer ou non-? Faut-il refuser de publier ou non-? Faut-il participer à la résistance ou non 5 -? -» La question de l’efficacité de la parole poétique et de son action potentielle impliquera pour le poète un dilemme qui le partagera longtemps-; il sera pris entre le désir d’être utile 6 et la révolte contre cette «- injonction faite au personnel littéraire de se situer-» à laquelle il répond par «-un conseil de méfiance-», visant à ne pas se laisser embrigader 7 . Malgré des productions de contrebandes et certains recueils façonnés par l’Histoire (comme Ailleurs, Épreuves et exorcismes) sa tentation de l’abstention lui vaut d’être reconnu par Gide en 1940 comme étant le juste hériter de Baudelaire et Rimbaud, se prononçant «- en faveur d’un positionnement marginal et désintéressé du poète dans la société- », pour citer Vrydaghs. En vérité, lorsque Michaux revendique «- le droit de revenir à une poésie d’avant la guerre 8 - », faisant abstraction de l’histoire, de la société et de toute responsabilité éthique, ce n’est pas en vertu d’un idéal autotélique qu’il tiendrait des théoriciens de l’Art pour l’Art, mais en vertu de la liberté d’action et du désintéressement qu’il re- 4 Alexandre, Didier, Autour de René Char, Fureur et Mystère, Les Matinaux, Actes de la Journée René Char du 10 mars 1990, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1991, à propos de l’analyse de Georges Nonnemacher. 5 Vrydaghs, David, Michaux l’insaisissable, Paris, Droz, 2008, p. 118. 6 Voir Martin, Jean-Pierre, Henri Michaux, écritures de soi expatriations, Paris, Corti, 1994 et la première lettre citée signée du poète, p. 322. 7 Vrydaghs, op.cit., p. 127. 8 op.cit., p. 158. 129 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 connaît comme relevant des privilèges du poète. Malgré ces revendications, la poésie de Michaux connaîtra des mutations, et le recueil de 1949, La Vie dans les plis, un an plus tard Passages, et en 1954 Face aux verrous amorcent une ère poétique et un style nouveau, empreint d’analyse et d’exploration de la conscience et des comportements humains, et qui feront dire à Robert Bréchon en 1959 qu’il ne s’agit pas pour le poète dans ces recueils «- d’échapper à la condition humaine, mais de vivre authentiquement et totalement. Cette aventure se situe dans le contexte d’une vie d’homme- ; elle ne débouche pas dans la folie, elle s’ouvre sur une sagesse 9 -», si bien que «-l’œuvre de Michaux apparaît donc de plus en plus comme une entreprise métaphysique et éthique 10 - », qui atteindra son paroxysme avec un de ses derniers recueils, Poteaux d’angle. c) La modalité prescriptive : injonction éthique et axiologie Lorsqu’on parle de l’infléchissement éthique d’une écriture poétique, il s’agit d’une certaine tendance à assigner à la poésie une fin extérieure à ellemême, visant la détermination d’une conduite de vie et d’action qui permette l’accès au bonheur personnel. Chez nos poètes, les textes conséquents à cet infléchissement révèlent plusieurs caractéristiques, parmi lesquelles se trouve ce que nous appelons «-modalité prescriptive- », recoupant aussi bien l’injonction que l’évaluation normative (que nous appelons axiologie, renvoyant à la question du Bien et du Mal), et que nous nous proposons d’étudier à partir de quelques exemples. Les occurrences injonctives ne manquent pas dans la production poétique de nos poètes à partir de la Seconde Guerre-; au contraire, elles deviennent récurrentes, posant sans cesse la question du destinataire des impératifs et conseils proférés. S’agit-il du lecteur, s’agit-il du poète lui-même-? La réponse à la question de l’adresse détermine l’invalidation ou la confirmation de l’hypothèse moraliste, comme nous le verrons- ; en revanche, elle n’influe en rien sur le constat de l’existence d’une finalité éthique de l’écriture, si l’on veut bien admettre que l’éthique constitue la règle individuelle que l’on se donne afin d’atteindre le bonheur personnel, à distinguer de la morale conçue comme ensemble de prescriptions collectives à vocation universelle. Nous avons choisi d’organiser notre propos en distinguant plusieurs grands principes venant constituer les assises d’une éthique propre à nos deux poètes, formulés par des impératifs et/ ou jugements axiologiques. 9 Bréchon, Robert, Henri Michaux, Paris, Gallimard, «-Pour une bibliothèque idéale-», 1959, p. 32 10 Op. cit., p. 33. 130 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni Dès Feuillets d’Hypnos, l’injonction comme l’évaluation normative commencent à devenir consubstantielles à l’écriture chez René Char-; il est ainsi souvent question de jugements dont découlent des conseils, sur-: 1- La nécessité de s’adapter à la nature de l’homme inconstante et versatile-: N’étant jamais définitivement modelé, l’homme est receleur de son contraire. Ses cycles dessinent des orbes différents selon qu’il est en butte à telle sollicitation ou non 11 … tout en s’en méfiant-; comme nous le verrons chez Michaux, l’impératif est de ne jamais «-s’agglomérer-», mais préserver son autonomie à l’égard de toute communauté, comme on le lit dans Les Matinaux-: La sagesse est de ne pas s’agglomérer, mais, dans la création et dans la nature communes, de trouver notre nombre, notre réciprocité, nos différences, notre passage, notre vérité, et ce peu de désespoir qui en est l’aiguillon et le mouvant brouillard 12 . de sorte que celui qui s’y frotte devra faire l’apprentissage de la tolérance et du tact s’il veut pouvoir malgré tout manœuvrer au sein des hommes-: Ne pas tenir compte outre mesure de la duplicité qui se manifeste dans les êtres. En réalité, le filon est sectionné en de multiples endroits. Que ceci soit stimulant plus que sujet d’irritation 13 .- tout en conservant toujours une distance et une méfiance dans les rapports humains-: Considère sans en être affecté que ce que le mal pique le plus volontiers ce sont les cibles non averties dont il a pu s’approcher à loisir. Ce que tu as appris des hommes - leurs revirements incohérents, leurs humeurs inguérissables, leur goût du fracas, leur subjectivité d’arlequin - doit t’inciter, une fois l’action consommée, à ne pas t’attarder trop sur les lieux de vos rapports 14 . mais aussi à l’égard des valeurs collectives et des universaux-: 11 Char, René, «-Feuillets d’Hypnos-», in éd.cit., p. 188. 12 Char, «-Les Matinaux-», in éd.cit., p. 330. 13 Char, «-Feuillets d’Hypnos-», in éd.cit., p. 202. 14 op.cit., p. 231. 131 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 La perte de la vérité, l’oppression de cette ignominie dirigée qui s’intitule bien (le mal, non dépravé, inspiré, fantasque est utile) a ouvert une plaie au flanc de l’homme que seul l’espoir du grand lointain informulé (le vivant inespéré) atténue 15 . 2- Chercher en toute chose l’authenticité L’exigence et l’existence d’une authenticité toutefois permise à l’homme, nuançant le constat d’une nature humaine trompeuse et versatile, constitue l’honneur de l’homme, consistant en l’épreuve intime et intègre du réel et l’adhésion pleine de l’intention et de l’attention au présent de l’action. Toute l’autorité, la tactique et l’ingéniosité ne remplacent pas une parcelle de conviction au service de la vérité. Ce lieu commun, je crois l’avoir amélioré 16 . 3- Connaître la précarité de la condition humaine La nature humaine dépeinte par le poète est souvent une nature humaine paradoxale, et donc dysfonctionnelle, venant nourrir le thème de la précarité de la condition, un des thèmes les plus prégnants de la poésie d’aprèsguerre de René Char, rappelant sensiblement l’écriture pascalienne, particulièrement dans Feuillets d’Hypnos-: Nous sommes écartelés entre l’avidité de connaitre et le désespoir d’avoir connu. L’aiguillon ne renonce pas à sa cuisson et nous à notre espoir 17 . Ou encore, dans La Nuit Talismanique qui brillait dans son cercle-: Nous n’avons pas plus de pouvoir s’attardant sur les décisions de notre vie que nous n’en possédons sur nos rêves à travers notre sommeil. À peine plus. Réalité quasi sans choix, assaillante, assaillie, qui exténuée se dépose, puis se dresse, se veut fruit de chaos et de soin offert à notre oscillation. Caravane délectable. Ainsi va-t-on 18 . Misère d’une condition d’autant plus précaire qu’elle est tout à fait soumise au temps qui passe, rendant impossible ou du moins néfaste à l’homme 15 op.cit., p. 217. 16 op.cit., p. 177. 17 op.cit., p. 184. 18 Char, «-La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle-», in éd.cit., p. 491. 132 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni l’anticipation comme la nostalgie, le minuscule arpent de temps dont il dispose étant ce présent qui n’est que naissances successives-: Nous vivons collés à la poitrine d’une horloge, qui, désemparée, regarde finir et commencer la course du soleil 19 . Loin d’avoir fait le tour de tous les principes de l’éthique charienne, nous pouvons toutefois en esquisser les contours-; M. Jarrety la désigne comme une «- éthique de la rupture- », rupture avec le temps présent, puisque, le vivant étant mouvement et mutation perpétuels, l’homme ne doit jamais s’attarder, se fixer à un état. D’autre part, le présent n’étant qu’une succession de ruptures et de naissances, il s’agit de ne vivre qu’en l’intervalle précaire de ses transformations, sans penser ou miser sur l’avenir et résister à l’anticipation. L’éthique charienne consisterait donc à nous composer une «-santé du malheur 20 -», équanimité d’esprit résistante à tout optimisme qui mise sur l’anticipation d’un avenir constamment heureux, mais aussi à tout pessimisme, convaincu d’un malheur également permanent, là où tout n’est qu’inconstance et réversibilité. Chez Michaux également, les injonctions et évaluations fleurissent tout au long de sa production littéraire, parfois plus cruelles et plus intransigeantes que chez Char. Comme on détesterait moins les hommes s’ils ne portaient pas tous figure 21 . écrit-il dans Tranches de savoir. En effet, dès Face aux verrous, le poète sème les préceptes qui composeront son éthique, une éthique visant à permettre au sujet de se constituer en tant qu’individu insulaire, étanche au monde extérieur et aux Autres. 1. Être impénétrable Le poète prône ainsi le contrôle de soi et la pratique d’une certaine impénétrabilité de son être et de sa parole, sur lesquels devraient toujours rebondir les mots et les pensées de l’Autre, résistant ainsi à toute tentative d’élucidation, et par là d’aliénation. En effet, toute l’éthique de Michaux consiste à préserver l’individu de ce risque de sujétion que constitue Autrui, risque que l’individu court dans les situations de communication et d’interaction. Il y a un texte particulièrement éloquent dans La Vie dans les plis, 19 op.cit., p. 360. 20 Char, «-À une sérénité crispée-», in éd.cit., p. 748. 21 Michaux, Henri, «-Tranche de savoir-» in Face aux verrous, Paris, Gallimard, 1967, p. 37. 133 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 où le «-je-» poétique évoque sa désertion récente des cinémas, qu’il apprécie tant-; c’est que depuis quelque temps, les personnages du film se sont mis à l’interpeller, et à l’accaparer-: Je n’observe plus les acteurs qu’à la dérobée, mes regards prêts à «-rompre le contact- ». Mais si prompt que je sois, à l’instant que je baissais les yeux et que les paupières alliées me protégeaient de leur douce nuit, l’un d’eux m’a accroché. J’aurais dû m’en douter 22 . Les «- paupières alliées- » opacifiant le monde aux yeux du spectateur le préservent donc de l’emprise de l’Autre se trouvant «-dans le besoin d’une âme fraternelle-» pour partager sa tristesse-; là encore, la relation avec autrui est refusée. Ainsi prodigue-t-il toujours dans Poteaux d’angle des conseils d’opacité, permettant de faire écran à la visibilité de l’Autre-: Cherchant une lumière, garde une fumée 23 . et des exhortations à ne rien divulguer de soi-: Détourne-toi des rusés aux longues oreilles 24 . En effet, le masque est l’apanage de l’individu social, cachant sa véritable nature comme ses intentions, parfois désireux d’aliéner et d’assujettir l’Autre s’il en a l’occasion-: Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme. Le camouflage en leur contraire sera le plus courant 25 . 2. Ne pas s’agréger à la masse Les groupes, les communautés et autres agrégats de relations humaines sont aux yeux du poète encore plus menaçants pour l’intégrité de l’individu que le loup solitaire-; Considère en conséquence tes compagnons de séjour avec discrimination, traitant les roches d’une façon, le bois, les plantes, les vers, les microbes d’une 22 Michaux, La Vie dans les plis, Paris, Gallimard, 1972 p. 87. 23 op.cit., p. 36. 24 op.cit., p. 65. 25 op.cit., p 21. 134 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni autre façon, et les animaux et les hommes d’une autre façon encore, sans jamais te confondre avec les uns et les autres et surtout pas avec ces créatures à qui la parole semble avoir été donnée principalement afin d’arriver à se mêler au plus grand nombre 26 . 3. Éliminer les corps étrangers L’expression évoque la nécessité hygiénique d’évacuer de soi tout ce qui vient de l’extérieur, possiblement aliénant, représentations, opinions, vocabulaire… tout ce qui n’est pas profondément vécu par l’individu, intimement, et expérimenté, est pensé par le poète comme relevant du corps étranger qu’il lui faudra expulser-: N’accepte pas les lieux communs, non parce que communs, mais parce qu’étrangers. Trouve les tiens, observe-les sans les révéler, seulement pour connaitre tes demi-vérités apparemment nécessaires, rideaux vétustes, erreurs incomplètement éteintes qui ont leur place en ta vie et sont là non comme vérité, mais comme stabilité […] 27 . La contamination des idées fausses des autres est vite arrivée, et le poète se montre rassurant-: «-Tant que tu gardes ton terrain, tu n’as aucune chance de prendre leurs mauvaises idées 28 .-» 4. Se connaître soi-même Il est salutaire que le «- je- » connaisse toutes ses propriétés, toutes ses couches, en profondeur-; seule cette connaissance le rend pleinement maître de lui-même et lui permet d’accéder à l’insularité qui le tiendra loin de l’Autre en le rendant apte à se reconnaître et donc à se défaire des corps étrangers qui se sont imposés en lui-; il lui faut seulement dérober à la vue d’autrui les résultats de ses explorations. Adulte, tu as montré ta première couche, celle qui fréquemment revenant tourner autour de toi, te plaisait ou te gênait. Bien. Tout le monde ne l’a pas réussi. Maintenant trouve les autres pour ta gouverne et afin de pouvoir ensuite les repousser et faire de la place. Il te reste tellement à découvrir. Cependant ne deviens pas un «-montreur-». C’est toujours à toi avant tous, que tu dois montrer l’inapparent-; pour toi c’est vital 29 . 26 op.cit., p. 23. 27 op.cit., p. 47. 28 op.cit., p. 68. 29 op.cit., p. 29. 135 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 II- …À l’origine d’une hypothèse moraliste dans la critique charienne et michaldienne… a) La formation du « mythe moraliste » dans la critique poétique de l’après-guerre Pour Char comme pour Michaux, le recours au terme de «- moraliste- » s’est très vite imposé dans les années 1950 et justifié auprès de la majeure partie des critiques par l’infléchissement de leur pratique poétique- : par la rupture avec le surréalisme pour Char, suivie par le tournant pris par sa poésie, revêtant une dimension directement référentielle et surtout axiologique avec les Feuillets d’Hypnos, et par le tournant éthique et métaphysique pris par Michaux avec la publication des Passages et de Misérables miracles. Si dans les années 1950, le terme est employé à un niveau qu’on pourrait qualifier d’endémique, on peut observer une phase de stagnation de la fin des années 1960 au milieu des années 1980-; le terme fait encore quelques apparitions sous la plume de quelques critiques, mais de façon bien moins systématique qu’à l’origine. Mais après cette phase s’amorce une nouvelle phase de systématisation, où le terme figure de plus en plus au sein d’études nouant éthique et poétique, s’intéressant au substrat éthique des poétiques étudiées. Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale pour le Collège de France, désignait le phénomène comme le «-regain d’intérêt de la critique éthique sur les pouvoirs de la littérature- » débouchant sur une «-réflexion sur les valeurs créées et transmises par la littérature- ». Dans la-dite leçon, donnée en 2006, «- un tournant des études littéraires vers les usages et les pouvoirs de la littérature, vers la littérature comme action, et vers la critique comme pragmatique de la littérature- » était observé par le critique, après qu’il eut pourtant affirmé l’impossibilité de toute morale en littérature, hormis la morale de la perplexité. Ce tournant, Compagnon l’explique comme réaction et regain après des décennies d’éviction du sujet dans les années 1960 et 1970 encouragée par la vague du structuralisme, sous prétexte que La critique éthique était bourgeoise, idéologique, moins morale que moraliste ou moralisatrice, aliénante et aliénée- : pensez-vous, la littérature nous rend meilleurs-! Quelle «-moraline-», suivant le mot de Nietzsche. On ne fait pas de littérature avec des bons sentiments, aurait dit Gide selon la rumeur-de sorte que «-le structuralisme et le post-structuralisme ont tourné le dos au sujet et donc à l’éthique tout comme à la politique 30 . 30 Antoine Compagnon, «- Morales de Proust- », Littérature française moderne et contemporaine- : histoire, critique, théorie. Cours au Collège de France, p. 724. Url- : 136 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni On ne doit donc pas s’étonner de constater un recul des études s’intéressant à l’éventuelle posture moraliste de nos poètes, sachant que l’existence d’un substrat et d’une finalité éthiques constituait l’axe principal de cette théorie. Toute idée d’un mieux-vivre, permis par la littérature était donc évincée en ces années, comprise comme un humanisme déplacé. «-La portée ou la valeur morale de la littérature relevait d’une tradition dont il était temps de se débarrasser- : l’idée humaniste, perpétuée jusqu’au milieu du XX e siècle, qu’on vit mieux avec la littérature-», écrit en effet Compagnon. Évincée, mais pas bannie. Et en effet, pour citer Compagnon, «- la lecture morale n’a pas disparu, elle a existé en souterrain-». Ce revirement éthique de la critique, particulièrement visible dans l’analyse poétique, a donc permis de donner un élan nouveau à l’hypothèse moraliste chez Michaux et Char. Ce retour de flamme attirant un regain d’intérêt pour la dimension et le pouvoir éthiques de la littérature n’a fait qu’encourager une banalisation du recours au terme de «-moraliste-» au sein de la critique contemporaine, banalisation impliquant nécessairement une altération du concept. b) Les limites de la lecture moraliste L’appellation de «-moraliste-» est tentante face à des écritures poétiques aussi imprégnées de questions éthiques, mais elle est sujette à caution. En effet, le «- moraliste- » est si profondément enraciné à la société du XVII e siècle, à son histoire, à sa culture, à sa religion, que l’on peut douter qu’au XX e siècle un auteur, quand bien même il poursuivrait le même objet (l’élucidation du cœur humain), adopte la même méthode, les mêmes outils d’analyse et de compréhension et le même dessein. La morale et ses phénomènes au XX e siècle ont-ils quoi que ce soit de commun avec ceux qui animent le XVII e siècle-? Aujourd’hui, explique le plus grand spécialiste de la question moraliste, Louis Van Delft, la tendance même en critique littéraire, est d’appeler «-morale-» ce qui se rapporte à une attitude, quelle qu’elle soit, devant l’existence. Le domaine de cette «-morale-» est particulièrement vaste et mal circonscrit. On en vient ainsi à parler de «- moralistes- » sans tenir compte d’essentielles différences de cultures, de formes, d’inspiration, de motivation 31 . Il semblerait que parler de «-moralistes-» au XX e siècle relève d’un certain goût pour l’anachronisme, si l’on pense que les caractéristiques majeures de cette figure littéraire sont enracinées dans le Grand Siècle. L’exemple de l’adresse est particulièrement éclairant-; l’écrivain moraliste au XVII e siècle www.college-de-france.fr/ media/ antoine-compagnon/ UPL49209_Antoine_Compagnon_cours_0708.pdf 31 Lous Van Delft, Le Moraliste classique. Essai de définition et de typologie, Paris, Droz, 1982, p. 88. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 137 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? n’existe comme tel que parce qu’il se fonde sur la croyance sincère en un partage de valeurs, morales, religieuses, culturelles, avec la communauté humaine de son temps- ; certes, la forme brève du moraliste, cultivant la finesse, loin d’être démocratique, ne s’adresse qu’à une partie de la communauté, toutefois elle n’existe que pour être partagée, elle n’existe qu’en vertu d’un désir d’adresse à l’Autre. L’écrivain moderne se confronte quant à lui à l’aporie de sa parole et de son partage, mais surtout à l’impossibilité d’une adresse au sein même de son écriture. Au XX e siècle s’amorce véritablement le double mouvement de la modernité, ambivalent, recoupant «-d’un côté l’affirmation d’une individualité qui refuse de se laisser inscrire dans un groupe, dans une communauté redéfinie par un ensemble de valeurs qu’elles soient religieuses ou morales - affirmation qui trouve son expression privilégiée dans une pratique littéraire de plus en plus individuelle et solitaire-; de l’autre côté, on trouve la face négative de cette affirmation, à savoir la crise de cet individu qui doit se construire seul, et à qui il peut arriver de rêver d’une communauté perdue ou d’une nouvelle communauté 32 - », explique brillamment Jelena Rose dans un numéro de la revue Modernité consacré à la question de l’adresse littéraire. On reconnaît là bien sûr Michaux comme Char, dans la distance qui les sépare de toute collectivité et agrégats d’individus, mais aussi dans leur méfiance envers toute forme d’universalité. Comment dire de Michaux et de Char qu’ils sont moralistes, alors qu’ils font de la «-rupture-» leur principal mode d’être, qu’ils n’encouragent rien plus vivement que la formation de l’individu, et qu’ils refusent les valeurs et les codes établis selon de soi-disant universaux, la vertu au sein du monde social cachant le vice pour Michaux, et «- l’ignominie dirigée- » prenant le nom de «-bien-» si l’on en croit Char-? Si nos deux poètes établissent une éthique, c’est une éthique visant au bien individuel, et non pas une morale cherchant à poser les fondements d’une vie au sein d’une communauté humaine, et c’est la raison pour laquelle nous avons évité le concept de «-morale-» depuis le début de notre propos. Au moment où nos deux poètes écrivent, la «-morale-», dans son sens le plus usuel, code de prescriptions à valeur collective est conspuée de toute part-; si la poésie après-guerre traverse l’épreuve de sa légitimité, la morale en paye également les frais, elle qui a laissé se produire l’Innommable. D’où les multiples et tentatives de re-fondations venant d’écrivains et d’intellectuels, cherchant malgré tout à retrouver quelques repères axiologiques au sein d’une communauté dissolue, que leur fournira l’éthique, conçue plus humblement comme règle de vie individuelle propre à chacun. Nos poètes 32 Jelena Rose, «-Le paradoxe de Michel Leiris- : Cratyle en manque d’une communauté-», in En quel nom parler-? , dir. Dominique Rabaté, Modernité 31, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 229. 138 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni sont de ceux-là. Est-ce à dire que la modalité prescriptive qui traverse leur écriture ne cherche pas à orienter un lecteur, à guider ses pas dans l’existence-? Est-ce à dire que le poète soliloque, ne s’adressant qu’à lui-même-? Cette question mérite de plus amples développements. Pour l’instant, il faudrait déjà se demander si c’est bien une «-éthique-» à proprement parler que développent nos poètes, ou si en rappelant la pensée de Foucault, ce n’est pas une autre «-morale-» et une autre «-éthique-» que nos poètes et d’autres intellectuels développent après-guerre, que le philosophe définit dans L’Usage des plaisirs comme «-la manière dont on doit “se conduire”, […] dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral-». Pour un code donné en effet, «-il y a différentes manières de “se conduire” moralement, […] non pas simplement comme agent, mais comme “sujet moral” de cette action-». Cette constitution de soi en tant que «-sujet moral-» nécessiterait selon le philosophe «- des modes de subjectivation- », qui ne sont rien d’autre que des «-pratiques de soi 33 - », ascèse, exploration de soi, maîtrise de soi, accomplissement des devoirs, détachement, retraite…et autres pratiques qui ne sont pas étrangères à nos poètes. Cette autre «- morale- » constituerait une «-esthétique de l’existence-», voire un art de vivre, proche de la morale antique dans laquelle Char pourrait se reconnaître, lui pour qui Héraclite constitue un allié substantiel, mais aussi des sagesses orientales et extrême-orientales qui gagnent alors du terrain en Occident, et qui séduisent Michaux. Ce qui est extrêmement intéressant chez nos deux poètes, et qui vient renforcer l’hypothèse d’une esthétique de l’existence et nuancer l’intérêt et la légitimé d’une lecture moraliste, c’est l’imbrication parfaite de «-l’éthique-» qu’ils proposent et de leur esthétique-; la lecture moraliste nous fait oublier que c’est avant tout la règle poétique qui engendre la règle éthique à laquelle elle enjoint de se conformer- ; pour Michaux comme pour Char, les principes qui s’appliquent à l’écriture doivent s’appliquer dans la vie. Prenons quelques exemples. Chez Michaux, une analyse des prescriptions consacrées à la question du rapport à l’Autre et la nécessité d’une certaine opacité montrera aisément qu’il s’agit avant tout de la règle de conduite du poète, devant toujours faire du dispositif textuel un voile qui le préserve des lumières inquisitrices d’Autrui, assez opaque pour ne pas l’exposer-; ne pas s’agréger à la masse renvoie entre autres à la nécessité pour le poète de ne pas prostituer sa plume à la multitude, ou à une quelconque cause collective, ni de chercher la reconnaissance du lectorat, lui qui dira d’ailleurs détester ses lecteurs et n’écrire que pour un lecteur inconnu-; éliminer les corps étrangers impliquera aussi 33 Foucault, Michel, L’Usage des plaisirs dans l’Histoire de la sexualité, tome II, Paris, Gallimard, 1984, p. 35-36. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 (mais pas seulement) de se délester du poids de toute influence littéraire qui viendrait altérer son intégrité et son identité, et donc aliéner sa plume, de sorte que se connaître soi-même renverra ainsi à la maîtrise de sa parole et de sa pensée proprement personnelles, individuelles, cultivées dans leur singularité et dans leur authenticité-; pour le poète rien ne doit s’écrire qui ne vienne pas des profondeurs intimes du sujet. On retrouve cette idée chez Char, pour qui seule l’épreuve personnelle légitime la parole poétique, d’où la nécessité de l’authenticité. L’imagination n’a pas son droit de cité. La nécessité de s’adapter à la nature de l’homme inconstante et versatile renvoie au devoir du poète s’il veut guider l’homme-; nous répondons partiellement à la question de l’adresse précédemment lancée- ; si chez Michaux le constat est sombre, il y a chez Char un véritable humanisme qui ne désespère pas d’être transmis, et dont le poète n’est qu’un dépositaire, soumis aux mêmes difficultés, et non pas le prophète. La précarité de notre habitation du temps présent touche également le poème, lui à qui l’accès à la vérité est provisoire et conditionné, permis seulement par la superposition temporaire du sujet lyrique, (qui n’est pas tout à fait le sujet biographique) et du sujet éthique qui doit dans le poème dépasser son individualité personnelle pour que se produise la conjonction elle-même temporaire du poème avec la poésie, et donc le réel. Il y a chez Char une fracture entre le poème et la poésie, comme entre l’homme et le monde, que seul peut abolir l’espace d’un instant l’écriture poétique Conclusion La dimension métapoétique de René Char et Henri Michaux n’a jamais manqué de commentateurs- ; pourtant, ces trente dernières années ont vu paraître de nouvelles approches, s’intéressant aux valeurs morales forgées par l’écriture poétique, jusqu’à faire de ces poètes des «- moralistes- ». Une étude de réception révèle en fait que le recours au terme de «- moraliste- » devient endémique dès les années 1950, jusqu’à la fin des années 1960 marquant le «-régime de la lettre-» sous l’influence du structuralisme, dont les premiers signes d’essoufflement reporteront l’attention des critiques sur le versant éthique de ces poètes. Du côté des poètes, dès l’après-guerre, l’intérêt pour la question morale est constant. 1945 amorce une remise en question de la «-fonction-» du poète. L’idée d’une indécence de la poésie a trouvé ses adeptes, mais Michaux et Char sont de ceux qui théorisent une nouvelle légitimation-: rompant avec la méfiance envers la morale et la tentation d’un pur autotélisme inaugurées par Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud, ces poètes pressentent la nécessité de faire de la poésie une interrogation morale et existentielle constante tout en conservant son intégrité-; loin de contredire 139 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? 140 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni tout à fait l’idéal autotélique moderne dont elle hérite, cette écriture fait fusionner questionnement éthique et questionnement poétique. Tandis que la poésie fondée sur une exigence morale devient art de vivre, la «-morale-», répondant à des exigences poétiques, ne se convertit pas seulement en une éthique mais en une «-esthétique de l’existence-», sur le modèle des sagesses antiques et orientales, précisément au moment où celle-ci, en tant que code de prescriptions collectives et valeurs consensuelles, dans la seconde moitié du XX e siècle, perd tout crédit. Et c’est ainsi peut-être que la parole poétique peut se trouver une raison d’être dans le monde de l’après-guerre, dans cette remise en question permanente d’elle-même jointe à sa vocation pratique pour aider au mieux vivre. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Elyssa Rebai Université Clermont-Auvergne La production romanesque de George Sand, de par son ampleur et sa richesse, porte l’empreinte quasi obsessionnelle du motif végétal. En effet, ce qui frappe par-dessus tout dans les romans est la prédilection sandienne pour la nature et les décors naturels où l’esprit peut s’élever librement loin des édifices humains,-de la pierre et du ciment, jugés artificiels et étouffants. Ce vif intérêt pour l’univers naturel s’explique, chez Sand, par plusieurs raisons. L’enfance passée à la campagne berrichonne entre les jeux, les escapades dans les champs et les promenades au sein du grand domaine de Nohant, l’influence de l’œuvre de Rousseau, pour laquelle Sand éprouvera toujours une grande admiration, sa persévérance infatigable à consolider sa formation intellectuelle et à enrichir ses connaissances scientifiques, enfin, son insertion dans un réseau de sociabilité aux côtés de scientifiques et de savants éminents (comme son précepteur Deschartres qui lui enseignait les sciences naturelles ou encore son ami Jules Néraud, dit le Malgache, qui était pendant de nombreuses années son guide botanique) sont autant de facteurs qui font d’elle une femme sensible à la vie végétale et à ses manifestations les plus simples et immédiates comme les fleurs, les herbes et les jardins. Cette dernière composante, le jardin, représente un décor remarquable qui constelle l’ensemble de l’œuvre romanesque, mais aussi autobiographique de Sand. Mais le jardin ne se réduit pas chez l’auteure à un arrière-plan ou à un simple lieu diégétique où se déroulent péripéties et rebondissements. Il devient surtout, dans son œuvre, un objet spéculatif qui permet de penser et de repenser les esthétiques et, parallèlement, les valeurs. L’objectif de cette réflexion est donc d’examiner dans quelle mesure le lieu du jardin peut être à la fois représentatif de l’esthétique et de l’éthique sandiennes. 142 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai I. L’esthétique du jardin naturel Si les jardins français et anglais constituent des modèles esthétiques assez récurrents dans l’œuvre romanesque de George Sand, il faut néanmoins signaler que la prédilection des héros sandiens va plus aux jardins sauvages, appelés encore primitifs ou naturels. Il nous semble d’abord que la conception du jardin primitif témoigne d’un grand changement au niveau du paradigme esthétique. Rappelons d’abord que l’appellation «- jardin naturel- », qui remonte principalement au XIX e siècle, est attribuée au jardinier irlandais William Robinson, auteur de the Wild Garden (1870) dont l’objectif était d’inscrire les jardins dans la logique du site et d’exploiter le «-déjà-là-». Ces jardins bruts et spontanés- sont, en effet, les plus fréquents dans l’œuvre de Sand. Ils émaillent de nombreux textes sandiens, des romans comme Spiridion (1838), Monsieur Sylvestre (1845), Teverino (1846), Le Péché de Monsieur Antoine (1845), Evenor et Leucippe (1856), Valvèdre (1861), Marianne (1875), Pierre qui roule (1869), Tamaris (1862), des lettres et des récits de voyage comme Nouvelles lettres d’un voyageur (1877) et Un hiver à Majorque (1841), mais aussi des contes comme La Reine Coax (1872), Le Château de Pictordu (1874). Ce rapide repérage montre aisément que les textes écrits surtout après 1850 portent plus haut l’exigence sandienne quant à la préservation de la nature ainsi que son refus de toute altération que lui ferait subir l’intervention humaine. Cette période coïncide avec le retour de George Sand à Nohant, où elle décide de résider de plus en plus longtemps à partir des années 1856. Le retour à Nohant est d’ailleurs toujours vécu par Sand comme un retour aux sources, aux racines, à la Terre-mère où se retremper, se régénérer et renouveler ce contact à la fois physique et affectif avec la nature. L’esthétique du jardin naturel, que permet de dégager l’investigation de nombreux textes sandiens, repose essentiellement sur la conservation de la nature. Le personnage sandien, au lieu de contrôler strictement la végétation et de la «-dompter-» à sa guise, se contente de la guider, préférant le mouvement à la rigidité et la simplicité à la complication. Il accorde une grande importance à la spontanéité et accepte de se laisser surprendre. Il permet en outre aux nouvelles espèces de s’installer où bon leur semble, évite de cultiver les espèces évasives, et laisse pousser la pelouse par endroits. Le jardin sauvage, ce vestige du Beau idéal selon Sand, réhabilite aussi les plantes vivaces discréditées, la flore locale et les plantes indigènes qui servent de support pour la faune et constituent la base des chaînes alimentaires. Dans ce sens, le jardin sauvage, même s’il veut afficher sa totale autonomie, échapper à tout contrôle humain et faire valoir les forces brutes de la nature, nécessite tout de même un minimum de gestion pour pouvoir 143 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 maintenir la diversité des milieux. Si l’homme intervient dans la gestion du jardin naturel, ce n’est pas pour le défigurer ou lui appliquer fièrement une recette de beauté toute prête, mais plutôt pour le protéger, l’aider à mieux évoluer pour qu’il puisse devenir un vrai refuge de la vie sauvage, tant végétale qu’animale. Ce morceau de la terre, dépourvu de perspectives imposantes et considéré, en vertu de son aspect sauvage, de son exubérance et de son abandon, comme supérieur au jardin anglais, semble très cher au cœur des héros sandiens. Protagonistes et narrateurs s’y confrontent le plus souvent pour célébrer sa suprématie et son luxe naturel. Témoin, ce passage du roman sandien, Le Meunier d’Anguilbault-: Jamais jardin anglais ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement groupées, ces bassins nombreux que la rivière s’est creusée ellemême dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur les courants en ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces pieux épars que la mousse dévore et qui semblent avoir été jetés là pour compléter la beauté du décor. 1 Cet art du jardin, qui respecte la volonté de la nature, trouve son point d’orgue dans Monsieur Sylvestre, où le rêve utopique du personnage éponyme donne à voir un jardin naturel dont «-les arbres ne sont pas mutilés-» et dont «-les fleurs ne sont pas foulées aux pieds-» 2 , mais aussi dans Marianne. Citons, à titre d’exemple, ce passage descriptif mettant en scène Pierre André, saisi d’émerveillement et d’enthousiasme en découvrant le jardin secret de la jeune Marianne, parfait témoin de cette esthétique où la main humaine, au lieu d’asservir la nature à son dessein, ne cherche au contraire qu’à coopérer avec elle-: Pierre traversa le verger et pénétra dans l’ancienne pépinière, qui occupait une langue de terrain fermée de haies très élevées et que traversait le ruisseau. Il y fut saisi d’une sorte de ravissement. Marianne avait laissé la nature faire tous les frais de ce petit parc naturel. L’herbe y avait poussé haute et drue en certains endroits, courte et fleurie en d’autres, selon le caprice des nombreux filets d’eau qui se détachaient du ruisseau pour y rentrer après de paresseux détours dans les déchirures du sol. Ce sol, léger, noir et mélangé de sable fin, était particulièrement propice à la flore du pays, et toutes les plantes rustiques s’y étaient donné rendez-vous. Les iris foisonnaient dans l’eau avec les nymphéas blancs et jaunes. L’aubépine et le sureau avaient poussé en arbres 1 George Sand, Le Meunier d’Anguibault [1845], éd. Marielle Caors, Grenoble, L’Aurore, 1990, p. 54. 2 George Sand, Monsieur Sylvestre [1865], Paris, Michel Lévy frères, 1866, p. 112. 144 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai luxuriants. Toutes les orchidées si variées du pays diapraient les gazons avec mille autres fleurs charmantes, les myosotis de diverses espèces, les silènes coupées, les parnassies, les jacynthes sauvages, quelques-unes blanches, toutes adorablement parfumées. Les renflements du terrain, étant plus secs, avaient gardé leurs bruyères roses et leurs genêts grimpants, que perçaient de leurs blanches étoiles, roses dessous, les anémones sylvestres. 3 Ainsi, les fleurs sauvages éparpillées ça et là, les plantes grimpantes, les herbes poussées spontanément à l’endroit qui leur convient, sont le chefd’œuvre de la grande Nature. Capricieuses, libres et autonomes, toutes ces composantes reflètent la suprématie de la vie sauvage sur toute intervention humaine et sur tout artifice. Tout comme Marianne, le châtelain de Châteaubrun, héros du Péché de Monsieur Antoine, affiche sa vénération pour les beautés naturelles et pour le labeur, à la fois muet et libre, de la Nature. Son jardin est un lieu fertile et irrigué qui s’ouvre à lui sans que celui-ci ait besoin de l’altérer ou de l’aménager. Son rôle consiste uniquement à sauvegarder pieusement les arbres et les plantes végétales de son verger- : «-Quand j’ai racheté ma terre-», explique-t-il à Émile, «-tout le monde me conseillait d’abattre ces souches antiques- ; ma fille a demandé grâce pour elles à cause de leur beauté, et bien m’en a pris de suivre son conseil, car cela fait un bon ombrage-» et «-la vieille sève lente et généreuse-» 4 produit des fruits très remarquables et succulents dont la somptuosité fait oublier la rareté. Ainsi, la prospérité et l’irrigation du verger du châtelain sont d’abord le fruit de la lucidité de son propriétaire, préférant soumettre son zèle aux vœux de la nature. Ces jardins sauvages, héritiers du jardin anglais et prédécesseurs du jardin en mouvement de Gilles Clément 5 , ont une origine littéraire indéniable. La déambulation au sein du jardin naturel qui domine les romans sandiens rappelle, à plusieurs égards, l’Elysée de Julie, «-bible de tous les amateurs de pittoresque français 6 - ». Par la gestion minimale, mais très ponctuelle, des données naturelles, par la volonté d’accorder à la nature ses pleins droits en la protégeant de toute intervention capricieuse de l’homme, la Julie de Rousseau semble être la sœur adoptive de plusieurs protagonistes sandiens. La philosophie jardinière de Marianne- : «- Marianne avait laissé la nature faire tous les frais de ce petit parc naturel 7 -» entre clairement en écho avec 3 George Sand, Marianne [1875], Paris, Calmann-Lévy, 1877, p. 344. 4 George Sand, Le Péché de Monsieur Antoine [1847], Meylan, Éditions de l’Aurore, 1982, p. 97. 5 Gilles Clément, Le Jardin en mouvement, de la Vallée au parc André-Citroën, Paris, Sens et Tonka, 1994. 6 Sophie Le Ménahèze, L’Invention du jardin romantique en France, op. cit., p. 353. 7 George Sand, Marianne, op. cit., p. 346. 145 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 celle de Julie-: «-Vous avez fermé la porte, l’eau est venue je ne sais comment, la nature seule a fait tout le reste 8 .-» Si Pierre André apparaît très surpris en découvrant le jardin secret de la jeune fille, Saint-Preux ne l’est pas moins en constatant la richesse botanique du domaine de Julie. Mais la prédilection des héros sandiens pour ces «-jardins qui-sentent le sauvage 9 -», pour reprendre le beau titre de Danièle Duport, n’est en réalité que la fidèle incarnation de l’esprit et du goût sandiens. Si la romancière préfère généralement véhiculer ses pensées et ses choix esthétiques moyennant ses créatures fictives, elle choisit parfois d’accaparer la parole et d’afficher ostensiblement sa vision personnelle, en particulier dans ses lettres et ses récits de voyage. En effet, la poétique du jardin naturel sandien, qui se déploie dans le champ d’une philosophie romantique de la nature, s’exprime directement dans une de ses Nouvelles lettres d’un voyageur, intitulée «- Le Pays des anémones-». George Sand y avoue préférer «-aux jardins arrangés et soignés ceux où le sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon de certaines parties 10 -». Elle va jusqu’à «-class(er) volontiers les végétaux en deux camps, ceux que l’homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui viennent spontanément 11 -». Et c’est cette deuxième catégorie qui lui importe toujours. C’est cet attrait pour «-le végétal libre, heureux, complet, intact, dans toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu’il a choisi 12 -», pour les plantes «-libres, les vraies et dignes enfants de la nature 13 -» que glorifie sans cesse la dame de Nohant puisque ces plantes portent fidèlement l’empreinte du milieu qui les a engendrées et les caractéristiques de la terre qui les a nourries. Dès lors, l’on pourrait mieux comprendre son insensibilité vis-à-vis de la plante acclimatée, docile et trop dépendante qui «-est entrée comme l’animal dans l’économie sociale et domestique-», qui «-s’est transformée comme lui et est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos fantaisies 14 -». Quoi qu’il en soit, l’attachement sandien à cet idéal du jardin, loin d’être le simple reflet d’un goût esthétique personnel, permet, plus profondément, de révéler la philosophie, les pensées idéologiques et le système de valeurs auxquels se souscrit la romancière. Cet amour du jardin sans clôture qui 8 Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Paris, Michel Launay, Flammarion, coll.-«-Garnier-Flammarion-», 1967, p. 353, 354. 9 Danièle Duport, Les jardins qui sentent le sauvage-: Ronsard et la poétique du paysage, Genève, Droz, coll. «-Cahiers d’humanisme et Renaissance-», 2000. 10 George Sand, «- Le Pays des anémones- », in Nouvelles Lettres d’un voyageur, Paris, Calmann Lévy, 1877, p. 48. 11 Ibid. 12 Ibid., p. 50. 13 Ibid. p. 47. 14 Ibid. p. 46. 146 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai s’ouvre à l’immensité ne peut-il pas refléter la quête sandienne d’un pacifisme spatial, et en dernière analyse, d’un pacifisme et d’une hospitalité à l’échelle humaine-? Ce jardin sauvage, qui tire sa beauté, non du snobisme stupide et asservissant des jardiniers de l’époque, mais de la nature libre, authentique et spontanée, ne ferait-il pas signe vers une certaine éthique sandienne, consciente du souci écologique et de la nécessaire préservation d’un monde naturel de plus en plus menacé-? II. Jardin et écologie : vers une nouvelle éthique ? L’amour que nourrit George Sand pour les jardins en général et pour les jardins «- sans clôture- et sans culture 15 - » en particulier pousse l’auteure à les contempler avec l’œil aimant d’un artiste, à les ressentir avec l’âme d’un poète, à les étudier avec l’acuité d’un scientifique, mais aussi à les défendre avec tout l’acharnement d’un écologiste. En effet, la lecture des Nouvelles Lettres d’un voyageur (1877) et des Impressions et souvenirs (1873) révèle une nouvelle facette de George Sand-: son plaidoyer pour la conservation et la défense des jardins sauvages, des sites naturels et des forêts séculaires font d’elle à vrai dire une écologiste avant la lettre. Une grande sensibilité envers le règne végétal et une conscience croissante vis-à-vis des divers bouleversements qui, à partir des années 1840, métamorphosent progressivement le milieu urbain et naturel, incitent l’auteure à lancer un véritable cri d’alerte écologique. En effet, comme l’explique très justement Bernard Hamon,-«-le fort accroissement de la population française depuis la Restauration, l’essor technologique, en particulier la diffusion de la machine à vapeur, poussaient à une exploitation intensive des richesses du sous-sol, notamment en fer et en charbon 16 .- » De même, «-l’installation d’un réseau de chemin de fer en étoile à partir de Paris, va à partir de 1842, désenclaver-les espaces ruraux, facilite les communications mais surtout abolir les distances- : alors qu’il fallait dix-huit heures pour venir de Paris à Châteauroux en chaise de poste, le train effectuera le trajet en moins de sept heures sous le Second Empire 17 -! -» À quoi s’ajoutent l’amélioration des rendements agricoles et la multiplication des surfaces cultivées qui, peu à peu, finissent par réduire visiblement le risque de pénurie dont la dernière sévit en 1846. Cet essor économique se renforce encore sous le 15 Expression empruntée à George Sand et figurant dans sa lettre «- De Marseille à Menton-», in Nouvelles Lettres d’un voyageur, Paris, Calmann Lévy, 1877, p. 101. 16 Bernard Hamon,-«-Car il est temps d’y songer, la nature s’en va…-» La nécessaire défense de l’équilibre de la nature-», in Fleurs et jardins dans l’œuvre de George Sand, op. cit.,-p. 287. 17 Ibid. 147 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Second Empire par de nouvelles avancées scientifiques, techniques, liées à l’aménagement urbanistique du Paris d’Hausmann. «-On dirait donc, pour reprendre l’expression chateaubrianesque formulée en 1841 à la fin des Mémoires d’outre-tombe, que l’ancien monde finit et que l’autre commence 18 -». L’on ne sera pas donc surpris, dans de telles circonstances et face à de tels changements, de l’attitude de George Sand, essentiellement marquée par l’appréhension et la méfiance à l’égard de cette brusque accélération de la machine du progrès. Cependant, l’auteure ne dénigre nullement le développement technique et ne semble s’en prendre qu’à ses abus et dérives. Lorsque l’intérêt général l’exige, George Sand admet, non sans quelque regret, les coupes forestières et l’ordonnance des terrains dont la réalisation est nécessaire pour tracer les voies ferrées, susceptibles de diminuer la durée des trajets et de faciliter les échanges. Mais ce qu’elle sollicite ardemment, c’est de veiller, dans la mesure du possible, à la sauvegarde des sites. L’individualisme et le profit excessif ne doivent en aucun cas avoir le dernier mot. Si, au nom du progrès, l’homme exploite de manière très abusive les richesses de la terre, dans le seul souci du gain, il mettra nécessairement en péril l’équilibre du milieu naturel.-La terre ne demande que science et discernement. Le monde ne peut se comprendre, comme l’explique Kenneth White, que dans ce qui émerge «-du rapport entre l’être humain et la terre. Si ce rapport est riche, sensible, intelligent, fertile, nous avons un monde au sens plein du terme, un espace agréable à vivre- ; si par contre, ce rapport est inepte, insensible, pour ne pas dire brutal et exploiteur, nous n’avons plus qu’un monde stérile et vide, un monde immonde 19 -». L’essor scientifique et industriel, revendiqué par les spéculateurs et les gros propriétaires de l’époque, doit donc être appliqué avec beaucoup de circonspection, de sagacité et de respect pour la nature. L’érudition des savants ne doit pas primer sur l’assentiment des habitants ruraux, meilleurs connaisseurs de la spécificité et des contraintes de leurs milieux naturels. C’est, à l’évidence, une idée bien enracinée chez Sand, qui se lit, par exemple, dans Le Péché de Monsieur Antoine. L’auteure n’hésite pas à s’y insurger contre l’attitude irréfléchie et irresponsable de l’industriel Henri Cardonnet qui, afin de contenter ses propres intérêts personnels et satisfaire son égocentrisme, cause un cataclysme à Gargilesse. Ignorant le caractère sauvage et accidenté de l’endroit, il édifie une manufacture dans une zone 18 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammarion, 1950, tome II, p. 606. 19 Kenneth White, «-Géopoétique, géocritique, écocritique-: points communs et divergences-», conférence présentée à l’Université d’Angers le mardi 28 mai à 18h à la MSH en tant que professeure invitée par le laboratoire CERIEC (Centre d’études et de recherche sur imaginaire, écriture et cultures), disponible sur internet à l’adresse suivante-: 148 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai où le risque de destruction est pourtant extrêmement élevé. Ce n’est que grâce à la visite de Jean Jappeloup, homme doté d’une connaissance parfaite des caractéristiques du milieu, que Cardonnet se rend finalement compte de l’absurdité et de la gravité de son acte. En l’absence de l’avertissement précieux de Jean Jappeloup, Henri Cardonnet aurait pu payer très cher la rançon de son appât du gain-profit et de sa pensée «-pragmatique-» et étriquée. Il suffit de rappeler ici «-l’entretien-» demandé par Emile à son père, de retour de son excursion avec le charpentier Jean Jappeloup, afin de lui expliquer les dangers de son projet-: Cette excursion fut pénible, mais intéressante, et à son retour Emile demanda un entretien à son père, particulier. […] comme il croyait de son devoir de l’avertir de ce qu’il avait constaté, il entra en matière sans hésitation. - Mon père, lui dit-il, vous m’exhortez à épouser vos projets et à m’y plonger tout entier avec la même ardeur que vous-même. J’ai fait mon possible, depuis quelque temps, pour mettre à votre service toute l’application dont mon cerveau est capable, je dois donc à la confiance que vous m’avez accordée que nous bâtissons sur le sable, et qu’au lieu de redoubler votre fortune, vous l’engloutissez dans un abîme sans fond. - […] Ici Emile entra avec beaucoup de lucidité dans des explications dont nous ferons grâce au lecteur-; mais qui tendaient à établir que le cours de la Gargilesse présentait des obstacles naturels impossibles à détruire sans une mise de fond dix fois plus considérable que celle prévue par M. Cardonnet. 20 Le roman Monsieur Sylvestre est également riche de réflexions écologiques, élaborées par le personnage éponyme. Si celui-ci parle souvent de religion et de philosophie, il s’intéresse aussi au milieu naturel dont il constate de plus en plus la détérioration. Son rêve paradisiaque d’une nature bienfaitrice, libre, belle, respectée et vierge de toute intervention humaine, contraste nettement avec l’image actuelle de la nature, terriblement dégradée par l’action humaine-: Les arbres n’étaient pas mutilés, les fleurs n’étaient pas foulées aux pieds. Il y avait un torrent étroit, cristallin, tour à tour impétueux et caressant, bondissant en cascatelles […] et il n’était pas emprisonné par des écluses, ni souillé par les détritus des usines […] sans doute […] cachées pour ne pas gâter l’agreste physionomie du ravin, et si l’industrie régnait sur ce monde paisible, elle se tenait à distance, respectant les sanctuaires de la nature et conservant 20 George Sand, Le Péché de Monsieur Antoine, Paris, Calmann Lévy, 1880, tome II, p. 30-31. 149 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 avec amour ses grâces et ses splendeurs, comme nous respectons aujourd’hui ces jardins paysagers que l’on crée pour remplacer et reconstruire artificiellement la nature qui s’en va. C’était bien agréable, je vous assure, le jardin naturel que j’ai entrevu-! Il y avait de jeunes bouleaux en robe de satin blanc et de vieux chênes aux bras étendus tout couverts de mousses blondes. Je crois avoir aperçu des chevreuils qui ne fuyaient pas, des perdrix et des faisans qui ne se sauvaient pas devant Farfadet, car il était là, mon chien […]. 21 Et si le personnage sandien tente, malgré tout, de garder espoir en un avenir meilleur où l’homme n’étend pas toute sa puissance néfaste sur le milieu naturel, il «-ne voit pas d’amélioration à horizon visible-»-: «-Plus tard… (vous savez je dis toujours ce mot-là, qui est tout mon fonds de réserve contre les choses mauvaises du présent), plus tard, l’homme comprendra qu’il ne faut pas tant dénaturer la terre pour s’en servir, et que l’on pourrait concilier le beau avec l’utile 22 - ». Ainsi, il serait dérisoire et saugrenu, selon Sand, de penser que l’homme détient seul le pouvoir et a le droit d’étendre toute sa puissance sur la nature, réputée hostile et dangereuse, comme le pensent à la fois les adeptes de Darwin 23 et les représentants de l’Église catholique 24 . Il doit se garder de se servir aveuglément de son intelligence et de sa raison sans laisser une place à la conscience humaine. Cet homme qui ne voit en la nature qu’une source de profit et de gain, qu’un objet de productivisme ayant exclusivement pour but de «-faire pousser deux brins d’herbe là où il n’en poussait qu’un seul-» finit par bouleverser, à cause de son égoïsme et de sa cupidité, l’équilibre du monde végétal-: Les forêts qui subsistent sont à l’état de coupes réglées et n’ont point de beauté durable. Les besoins deviennent de plus en plus pressants, l’arbre, à peine 21 George Sand, Monsieur Sylvestre, op. cit., p. 112-113. 22 Ibid., p. 246. 23 Selon Darwin, la nature constitue un milieu hasardeux et hostile, en proie à de nombreux risques et agressions, susceptibles de mettre en péril la survie de l’espèce humaine. Il ne sera donc pas erroné que l’homme détient la loi du plus fort, jugée la meilleure selon la pensée darwinienne, puisqu’elle avait réussi à accorder une place à l’homme dans un monde de compétition acharnée pour la survie. 24 L’Église- soutient elle aussi l’idée que l’homme constitue le centre du monde, et qu’il a été créé par Dieu, à son image et pour sa gloire. En témoignent les propos de L.P. Marotte, un catéchiste de ce temps qui cherchait à reformuler le raisonnement divin-: «-Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel et sur les animaux et sur toute la terre et sur tous les reptiles qui se meuvent sur la terre.-» (L.P.Marotte, Cours complet d’instruction chrétienne, Paris, Victor Retaux et fils, 1893. L’abbé Marotte fut vicaire, ce qui ne laisse aucun doute à la crédibilité de la lettre des évêques envoyée à l’auteur qui reflétait bel et bien la position de l’Église. 150 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai dans son âge adulte, est abattu, sans respect et sans regret. Que de colosses admirables les personnes de mon âge ont vu tomber-! Il n’y en a plus, il faut inventer des charpentes en fer, on ne pourra bientôt plus trouver ni poutres, ni chevrons. Partout le combustible renchérit et devient rare. La houille est chère aussi, la nature s’épuise et l’industrie scientifique ne trouve pas le remède assez vite. La forêt vierge va vite aussi et s’épuise à son tour. Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par desséchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme. 25 Ainsi, l’harmonie de la nature se dissipe de plus en plus, les domaines agricoles se rétrécissent de jour en jour, et les fantaisies de la culture tendent peu à peu à abolir la beauté primitive des jardins naturels et à faucher ce végétal libre de forme et de composition. L’on pourrait ainsi comprendre pourquoi George Sand vante avec autant d’insistance, en particulier dans ses Nouvelles Lettres d’un voyageur, les jardins bruts, «- sans clôture et sans culture-», la liberté végétale et les mauvaises herbes, qui cherchent à conserver leur beauté originelle, leur distinction et leur autonomie, refusant de se plier aux recettes des jardiniers-horticulteurs, aux menaces des investisseurs et aux caprices des gros propriétaires. De même, la promptitude sandienne à prendre la plume pour s’élever contre les abus infligés aux jardins naturels et au monde végétal, tient certes de sa conscience écologique d’avant-garde, mais aussi de sa foi en la sensibilité de tout élément végétal. George Sand estime à cet égard que «-si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de discernement les conditions nécessaires à son existence 26 - » pour s’adapter au milieu et développer sa beauté, c’est qu’elle est dotée d’une «- âme- » qu’il faut respecter, une-«-âme qui régit le domaine de la vie spécifique. C’est cette âme qui permet à la plante d’exprimer une souffrance élémentaire lorsqu’on l’arrache ou l’agresse, car si elle ne sait rien de cette souffrance, elle "saigne et pleure à sa manière", et il faut, en conséquence, lui donner le droit de vivre 27 .- » C’est pourquoi d’ailleurs Georges Sand ne manque pas d’écrire, dans «-Le Pays des anémones-», une lettre à Juliette Lambert-où elle exprime 25 George Sand, «-La Forêt de Fontainebleau-», in Impressions et souvenirs, Paris, Michel Lévy Frère, 1873, disponible en ligne à l’adresse suivante-: http: / / www.malfaille.com/ Livreet/ livret/ fichiers%20pdf/ Sand_impressions_souvenirs.pdf, p. 327-328. 26 Ibid., p. 137. 27 Bernard Hamon, «-La nécessaire défense de l’équilibre de la nature-», in Fleurs et jardins dans l’œuvre romanesque de George Sand, études réunies et présentées par Simone-Bernard Griffiths et Marie-Cécile Levet, Presses universitaires Blaise Pascal, collection-«-Révolutions et Romantismes-», 2004, p. 291. 151 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 son mécontentement vis-à-vis de l’attitude agressive de celle-ci prenant du plaisir à arracher et à cueillir les fleurs des prés-: Vous me saignez le cœur, [avoue l’auteure à son amie], quand vous dévastez avec votre charmante fille une prairie émaillée pour faire une botte d’anémones de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d’un instant. Non, cette fleur cueillie n’a plus d’intérêt pour moi, c’est un cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur est l’ornement de la femme- : posée sur vos genoux, elle ajoute un ton heureux à votre ensemble - ; mêlée à votre chevelure, elle ajoute à votre beauté; c’est vrai, c’est légitime, c’est agréable à voir - ; mais ni votre toilette, ni votre beauté n’ajoutent rien à la beauté et à la toilette de la fleur, et, si vous l’aimiez pour elle-même, vous sentiriez qu’elle est l’ornement de la terre, et que là où elle est dans sa splendeur vraie, c’est quand elle se dresse élégante au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son gazon. 28 La «-bonne dame de Nohant-», de plus en plus révoltée contre le projet de lotissement et d’abattage des arbres de la forêt de Fontainebleau, accepte de signer une pétition pour contester ce «-vandalisme-» inacceptable, allant jusqu’à afficher une profession de foi écologiste, dans un article paru au journal Le Temps en novembre 1872. Elle s’y emploie à défendre ces forêts séculaires et primitives qui constituent, selon elle, un élément indispensable pour l’équilibre physique de la planète et pour l’harmonie de la vie végétale, animale ou minérale puisqu’elles sont des réservoirs d’humidité aussi bien pour l’air qu’elles respirent que pour le sol qu’elles fertilisent. L’abattage de ses forêts provoque l’appauvrissement des terrains et le desséchement de l’atmosphère, et signifie l’amputation des «-principes de vie-» et l’éradication de ce qui représente l’un des fondements de l’équilibre du milieu naturel. Dans son recueil Impressions et souvenirs (1873), Sand lance encore un cri d’alerte face à cette situation alarmante. Si elle reconnaît que c’est à l’homme qu’est dévolue la mission d’explorer et d’exploiter la nature, elle refuse néanmoins l’utilisation malsaine de l’intelligence humaine, selon laquelle ces sources inépuisables de fécondité et ces «- remparts contre les crises atmosphériques 29 -» que constituent les forêts ancestrales, sont impitoyablement ravagées-: Triste époque, en vérité-! que celle où, d’un côté, l’émeute détruit les archives de la civilisation tandis que, de l’autre, l’État, qui représente l’ordre et la 28 George Sand, «- Le Pays des anémones- », Nouvelles Lettres d’un voyageur, op. cit., p. 42. 29 Ibid., p. 186. 152 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai conservation, détruit ou menace les grandes œuvres du temps et de la Nature…Pourtant, les forêts séculaires sont un élément essentiel de notre équilibre physique, […] elles conservent-; dans leurs sanctuaires, des principes de vie qu’on ne neutralise pas impunément, et tous les habitants de la France sont directement intéressés à ne pas laisser dépouiller la France de ses vastes ombrages, réservoirs d’humidité nécessaire à l’air qu’ils respirent et au sol qu’ils exploitent… Les grands végétaux sont des foyers de vie qui répandent au loin leurs bienfaits… Supprimez les arbres qui, par leur ombre, rendent au sol la fraîcheur bue par leurs racines, vous détruirez une harmonie nécessaire, essentielle du milieu que vous habitez. 30 En vérité, les craintes de l’auteure quant au déséquilibre du milieu naturel ne font que s’accentuer au fil des années. Alarmée, George Sand constate l’asservissement continuel de la nature, la rapide détérioration des forêts, des terrains d’agriculture et des jardins primitifs, et l’épuisement des ressources humaines, autant de phénomènes risquant sérieusement de compromettre l’avenir. En voyant ainsi «-le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour et les ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin naturel 31 - », George Sand, non sans dépit et horreur, avoue ne reconnaître désormais en l’homme qu’-«-un affreux vandale, qu’il a plus gâté les types qu’il ne les a embellis, que pour quelques améliorations il a fait cent bévues et cent profanations, qu’il a toujours travaillé pour son ventre plus que pour son cœur et son esprit, que ses créations de plantes et d’animaux les plus utiles sont précisément les plus laides, et que les modifications tant vantées sont, dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités 32 - ». Même dans la campagne, le paysan détruit sans répit- : «- Tout est abattis, nivellement, redressement, clôture, alignement, obstacle 33 - », déplore l’auteure en 1872. Nulle réparation ne semble possible et le rêve d’un univers écologique harmonieux et précieusement préservé semble donc irrémédiablement brisé. Peuvent dès lors apparaître comme prophétiques les propos formulés, dès 1833, dans Lélia-: 30 Ibid., p. 185-187. 31 George Sand, «-Lettres d’un voyageur à propos de botanique-», in La Revue des deux mondes, 1 er juin 1868, p. 580. 32 George Sand, «- Le Pays des anémones- », Nouvelles lettres d’un voyageur, op. cit., p. 87. 33 George Sand, «-La Forêt de Fontainebleau-», in Impressions et souvenirs, Paris, Michel Lévy Frère, 1873, disponible en ligne à l’adresse suivante-: http: / / www.malfaille.com/ Livreet/ livret/ fichiers%20pdf/ Sand_impressions_souvenirs.pdf, p. 327-328 et p.-191. 153 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Sans doute, [répondait l’héroïne à son compagnon Sténio qui lui vantait le charme de l’équilibre naturel], il nous faudrait vivre ici pour conserver le peu qui nous reste au cœur-; mais nous n’y vivrons pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. L’homme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui l’a produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire l’œuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir porter le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. […] Encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins. 34 Ainsi, l’originalité sandienne tient à cette capacité de prévoir l’avenir et de défendre autant que possible l’écologie, «-cette éthique verte-», principe vers lequel George Sand dirige de plus en plus son attention et auquel elle accorde une large place dans ses œuvres romanesques et ses lettres de voyage. Le texte sandien souligne à répétition que l’intérêt humain ne saurait être le seul intérêt légitime. L’auteure n’écrit pas exclusivement un discours pour l’humain, mais aussi pour la terre, pour l’environnement naturel. L’écriture sandienne, toujours engagée, exprime le besoin ardent d’une nouvelle perspective et d’une certaine humilité qui permettraient de protéger le monde naturel, dans une sorte de compromis pacifique entre nature et culture. Consciente de l’absurdité d’une pensée duelle et conflictuelle de la nature et de la culture, Sand opte pour une démarche résolument réconciliatrice, fondée sur l’interaction et l’échange féconds entre ces deux domaines. L’homme romantique, qui cherche à fuir l’excès de la modernité, a certes le droit de retourner à la nature, cet univers originaire et sain, mais sans oublier ni abandonner ses semblables. Il doit vivre dans la nature comme dans la société. De son côté, l’homme moderne a aussi le droit de suivre l’ère moderne et de chercher dans la nature tout ce qui lui permet d’assurer le progrès industriel et technique de son époque. Mais pour être salué, il faudrait que ce profit soit modéré, acceptable et respectueux, et ne bascule pas dans l’asservissement et la mesquinerie. Le monde humain, pour sa prospérité et sa croissance, a donc besoin de ces deux fondements (la nature et la culture) qui doivent coexister sereinement, se soutenant l’un l’autre, sans abus et sans machiavélisme. Par ces réflexions, novatrices en son temps, au sujet de l’écologie, valeur de plus en plus incontournable aujourd’hui, George Sand pourrait être considérée, avec plusieurs scientifiques très influents de l’époque, en parti- 34 George Sand, Lélia, Paris, Calmann Lévy, 1881, p. 123-124. 154 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai culier Alexandre Humboldt 35 , comme l’un des auteurs féminins précurseurs de la pensée écologique 36 . Le texte sandien, par les valeurs écologiques qu’il exprime et défend fermement, et par les réflexions qu’il fournit sur le rapport entre la littérature et l’environnement naturel, s’apparente à un manifeste «-écocritique-» avant l’heure 37 , même si le terme ne prendra réellement naissance qu’au début des années 1990. Saisie sous cet angle, l’œuvre sandienne vise à sensibiliser le lecteur quant aux risques écologiques auxquels est confronté le monde et à renouer le dialogue entre la littérature, la terre et l’environnement naturel. Le discours de George Sand, par ces éclairs écologistes prémonitoires, garde en réalité une étonnante modernité, montrant encore une fois la justesse de la vision de l’auteure quant aux dangers des excès de la modernité et à l’urgence de préserver un monde naturel de plus en plus fragilisé. Aux expérimentations d’Alexandre Humboldt et aux écrits littéraires sandiens et hugoliens qui ont fait naître cette conscience écologique succèdent les sérieux efforts écologiques de l’État à la fin du XIX e siècle, à travers l’amé- 35 George Sand a sans doute lu l’ouvrage d’Alexandre Humboldt Le Manuel Général des plantes. Alexandre Humboldt (1769-1859) peut être considéré comme le précurseur scientifique des grands concepts de l’écologie. Le premier, il a entrepris d’étudier les rapports entre les organismes vivants et l’environnement. Il a mis en relation les espèces végétales et les climats, décrit les zonations de végétation avec la latitude ou l’altitude, expliqué la distribution géographique des plantes par les données géologiques. Il est allé jusqu’à soulever le problème des relations entre la végétation et la physicochimie du milieu dans laquelle elle se développe. Il a produit dès 1805 un Essai sur la géographie des plantes, qui a été édité à Paris. 36 Le terme «- écologie- » vient du terme grec oїkos , synonyme d’- «- habitat- ». Forgé par Ernest Haeckel en 1866, il désigne, selon Alexandre Humboldt, «- la science de l’économie, du mode de vie, des rapports vitaux externes et internes des organismes-». 37 L’écocritique a pris naissance au début des années 1990 dans des universités américaines et s’est développée avec la création de l’Association for the Study of Literature and Environment. L’ouvrage collectif The Ecocriticism Reader, publié en 1996 marque le début d’un ensemble de réflexions sur le rapport entre littérature et environnement. Voici comment Cheryl Clotfelty définit justement cette notion de l’écocritique dans l’introduction de cet ouvrage-: «-Qu’est-ce que l’écocritique-? Dit simplement, l’écocritique est l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement naturel. Tout comme la critique féministe examine le langage et la littérature et l’environnement naturel. Tout comme la critique marxiste apporte une conscience des rapports de classe et des modes de production à sa lecture des textes, l’écocritique amène une approche centrée sur la Terre aux études littéraires.- » (C. Clotfelty et H. Fromm dirs., The Ecocriticism Reader, «- Introduction- », Athènes et Londres, University of Georgia Press, 1996, p. 3-4, traduction de Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughe citée dans leur «-Introduction-», Ecologie et Politique, n°36, «-Littérature et écologie-: vers une écopoétique-», 2008, p. 17-27. nagement des jardins et des squares publics, mais aussi les créations littéraires du XX e siècle qui mettent davantage l’accent sur l’éthique écologiste et sur la nécessité de prendre un certain recul par rapport aux «-exploits-» positivistes et technologiques qui, au-delà de leur efficacité, font paradoxalement ressentir à l’homme moderne ce besoin urgent de revenir à la nature, de recréer des jardins et de refaire survivre l’environnement qu’il vient de détériorer. Nombreux sont en effet les auteurs qui consacrent, en partie, leurs œuvres aux rapports de l’être humain et de la nature. L’œuvre de Jean Giono, à titre d’exemple, révèle l’image d’un écrivain amoureusement penché sur la nature. Sa patiente analyse de l’univers naturel-invite, à la manière rousseauiste, au retour à la vie saine, à la nature-mère. Le roman de Maurice Genevoix, Raboliot (1925), le roman de Colette, Prisons et Paradis (1932), l’ouvrage Toucher terre, de Henri Pourrat (1936), la nouvelle de Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres (1953), Les Animaux dénaturés de Vercors (1952) ont tous en commun de souligner cette nécessaire coexistence entre le monde naturel et le monde humain, essentiellement fondée sur le respect et l’harmonie 38 . L’esthétique sandienne du jardin sauvage permet ainsi de révéler, outre les goûts personnels de l’auteure en rapport avec le beau et l’idéal, toute une éthique personnelle. Sans vouloir faire de Sand une «- patronne des écologistes 39 - », pour reprendre l’expression de Georges Lubin, nous avons du moins essayé de montrer son rôle capital en tant que femme de lettres dans la défense du milieu naturel. La création littéraire chez Sand est en effet fortement imprégnée de valeurs morales que la romancière n’a de cesse de défendre et de clamer. L’écriture sandienne, en particulier, et littéraire plus généralement, peut être perçue comme un moyen très efficace capable de toucher la conscience du lecteur moderne, de l’inciter à évaluer plus objectivement les impacts de l’action humaine sur l’environnement naturel et de 38 Citons encore Villa Aurore de Le Clézio (1999), L’An I de l’ère écologique d’Edgar Morin, Ecolocash-: une écologie de circonstance d’Alice Audouin (2007), Par-delà Nature et Culture de Philippe Descola (2005), ou encore Manifeste de la terre et de l’humanisme de Pierre Rabhi (2008). Les propos de cet auteur recoupent parfaitement la pensée de George Sand, chez qui l’intérêt humain n’est pas le seul légitime et ne doit en aucun cas primer sur l’intérêt naturel. Toutefois, Pierre Rabhi n’écrit pas un manifeste pour l’être humain, mais aussi pour la Terre. Il dit à ce propos-: «-Et nous voilà délivrés des tourments incessants par l’admiration et la gratitude, enfin au cœur de notre vacation, à savoir aimer et prendre soin de nous-mêmes, de nos semblables, de créatures compagnes et de notre planète mère qui ne nous appartient pas mais à laquelle nous appartenons. Indubitablement, nous passons, elle demeure.- », in Manifeste de la terre et de l’humanisme, Paris, Actes Sud, 2008, p. 98. 39 Georges Lubin, Correspondance, t. XXIII, p. 296, note 2. 155 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) lui apprendre, très pédagogiquement 40 , que la planète ne lui appartient pas, et que c’est à elle, plutôt, qu’il appartient. Cessant de s’appréhender narcissiquement comme l’espèce dominante dans le monde et comme le centre exclusif des choses, l’être humain finit par saisir qu’il n’est qu’une partie d’un système bien plus grand et complexe, qu’un maillon de la chaîne vitale de l’écosystème. La responsabilité de l’homme envers l’environnement naturel et envers l’ensemble de la planète fait ainsi partie intégrante de la portée éthique de l’œuvre de la «-bonne dame de Nohant-» et l’esthétique sandienne du jardin se double nécessairement d’une éthique humaniste de l’humilité. 40 Voir à ce propos l’article de Simone Vierne, «-George Sand et la pédagogie de la morale- », in Ethique et écriture, Jeanne-Marie Baude éd., Paris, Klincksieck, 1994, p. 71-82. Elyssa Rebai 156 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Chapitre 4 Enjeux éthiques de la lecture et du geste critique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Éthique et littérature : Dix jalons pour une théorie de la responsabilité littéraire Jean-Louis Dufays Université de Louvain-la-Neuve Si la question des rapports entre l’éthique et la littérature a longtemps été confinée dans les limites étroites de l’approche autoréférentielle du sens et des valeurs - la littérature n’avait de compte à rendre qu’à elle-même parce qu’elle était perçue comme un univers autonome, sans commune mesure avec celui de la communication ordinaire -, on commence aujourd’hui, à la suite des travaux des théoriciens de la réception, puis d’auteurs comme Ricœur (1986), Miller (1987), Booth (1988), Nussbaum (2010), Maingueneau (2006), Sapiro (2012) et quelques autres, à s’aviser que cette autonomie est peut-être plus relative qu’on ne l’avait cru, et que, comme Sartre (1948) l’avait déjà suggéré, les écrivains comme les lecteurs auraient peut-être malgré tout quelque responsabilité à l’égard du monde réel, et partant à l’égard du destin des hommes et des femmes qui vivent hors de la littérature. Cette question des rapports entre littérature et éthique ayant constitué un thème récurrent de mes propres travaux depuis plus de vingt ans, j’y reviendrai ici d’une manière à la fois synthétique et systématique, en énonçant dix propositions qui constituent l’ébauche de ce que j’aimerais appeler une poéthique, une théorie de la part d’éthique qui anime toute écriture, toute lecture, et gagnerait - peut-être - à animer aussi le travail de la critique littéraire. 1. Transitivité vs intransitivité de la littérature Qu’on la considère sous l’angle de la création, sous celui de la réception ou sous celui de la théorie et de la critique, l’expérience littéraire est, depuis plus de deux siècles, l’objet d’une tension entre deux points de vue qui ont longtemps été considérés comme incompatibles, et qu’on pourrait appeler les conceptions transitive et intransitive du fait littéraire. La conception transitive, qui a prévalu de manière quasi exclusive jusqu’à la fin du XVIII e siècle, considère que l’écrivain, comme tout autre individu, véhicule à travers ses écrits des représentations et des conceptions relatives au monde réel et à ses valeurs, et qu’il assume donc en écrivant des positions d’ordre moral et politique qui sont susceptibles d’être comprises et évaluées 160 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Jean-Louis Dufays comme telles, tant par les lecteurs ordinaires que par les professionnels de la critique littéraire. La conception intransitive, à l’inverse, considère que les écrivains se distinguent des autres hommes par l’usage particulier qu’ils font du langage, et qu’ils n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs, leur responsabilité principale ne concernant pas le rapport au monde mais le rapport à l’écriture et au langage. Cette conception se caractérise donc par une valorisation prioritaire, voire exclusive, du travail sur les formes et sur le langage littéraires. Remontant au Romantisme allemand, elle s’est épanouie chez les nombreux romanciers qui, à la suite de Flaubert, ont fait du «-refus de conclure-» la base même de leur conception de la littérature. Préconisée aussi par des poètes comme Gautier (théoricien de l’Art pour l’Art), Leconte de Lisle (chef de file du Parnasse) ou Mallarmé (promoteur de l’idée de sacerdoce poétique), elle a trouvé son prolongement théorique dans la notion de «-fonction poétique-» (Jakobson) qui a servi de fondement à l’analyse structurale. Elle s’est ensuite étendue à la critique littéraire contemporaine qui, en dépit du contrefeu allumé par Sartre et quelques autres à l’issue de la 2 e guerre mondiale, s’est définie largement par son refus de juger les œuvres littéraires d’un point de vue éthique ou moral. Sans cette évolution, des auteurs comme Sade ou Céline n’auraient jamais acquis la légitimité qui est la leur aujourd’hui. Un des arguments des tenants de cette approche est que, dans la plupart des textes dramatiques et romanesques, on entend la voix non pas d’une vérité, mais de divers personnages exprimant une diversité de points de vue. L’écrivain apparait moins comme un juge qui impose ses normes que comme un peintre qui propose des formes, et la question de la moralité ou de l’éthique réside tout entière dans l’exigence esthétique. Comme Blanchot, Barthes, Derrida n’ont cessé de le souligner, le propre de la littérature est de mettre en jeu tous les sens sans en privilégier aucun. 2. Une opposition à complexifier S’il est courant d’assimiler la préconisation de la conception transitive au point de vue éthique et la préconisation de la conception intransitive au point de vue esthétique, l’opposition éthique/ esthétique recouvre en réalité une diversité de critères qui permettent de juger les œuvres littéraires. En l’occurrence, en affinant une typologie que j’ai proposée naguère (Dufays, 2000, p. 281-282), il me semble qu’on peut en dégager au moins six-: 161 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Éthique et littérature Point de vue éthique Priorité de la fonction référentielle et des valeurs «-classiques-» et «-dominées-» Point de vue esthétique Priorité de la fonction poétique et des valeurs «-avant-gardistes-» et «-dominantes-» Le rapport au monde Transitivité, vraisemblance, tension vers la vérité Intransitivité, fictionalité assumée, renoncement à l’idée de vérité Le rapport aux normes langagières Conformité, reproduction Originalité, subversion, Le rapport aux normes morales Recevabilité Transgression Le rapport au sens Unité, clôture (un sens principal) Pluriel, ouverture (des significations multiples) Le rapport aux structures compositionnelles Harmonie, clarté éclatement, complexité Le rapport aux émotions Participation, mobilisation des passions Distanciation, neutralisation des passions Ce tableau retient d’une part les trois critères mobilisés par Picard (1986) pour définir la lecture littéraire, à savoir le rapport au monde (réalité vs fiction), le rapport aux normes (conformité vs subversion) et la densité sémantique (sens vs significations), et d’autre part trois critères couramment évoqués par les lecteurs - le rapport aux normes morales (recevabilité vs transgression), le rapport aux structures de composition (harmonie et clarté vs éclatement et complexité) et la portée émotionnelle (mobilisation vs neutralisation des passions) - qui ne semblent pas réductibles aux précédents. Au-delà de la diversité des critères, il importe de souligner la solidarité qui relie les points de vue éthique et esthétique à deux systèmes axiologiques, autrement dit à deux idéologies qui font office de métavaleurs. D’un côté, la priorité accordée au point de vue éthique est solidaire de l’idéologie classique au sens large, c’est-à-dire non exclusivement historique du terme, laquelle repose sur les valeurs de la transitivité, de la vraisemblance ou de la tension vers la vérité, de la conformité ou de la reproduction, de la recevabilité morale, de l’unité, de l’harmonie ou de la clarté et de la mobilisation des passions. À l’inverse, la priorité accordée au point de vue esthétique rejoint l’idéologie avant-gardiste - ou moderne, au sens tout aussi large -, qui valorise 162 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Jean-Louis Dufays quant à elle les vertus de l’intransitivité, de la fictionnalité ou de l’invention, de la subversion ou de l’originalité, de la transgression morale, de l’éclatement ou de la complexité, du pluriel ou de l’ouverture à la diversité des significations et de la neutralisation des passions. Qui plus est, considérée d’un point de vue institutionnel, l’opposition classique/ moderne rejoint très largement celle qui distingue l’axiologie symboliquement dominée de l’axiologie dominante. En effet, la légitimité qui définit la position dominante s’appuie avant tout sur les métavaleurs les plus propres à une certaine élite intellectuelle, ce qui est le cas par excellence des valeurs «-modernes-», tandis que celles qui relèvent d’une tradition déjà bien assise et largement partagée - et donc «-classique-» - sont perçues davantage comme solidaires de la culture de masse, et partant comme «-dominées-». 3. La lecture littéraire : vers une esthétique élargie Ces premières distinctions signifient-elles que toute évaluation est condamnée à pencher soit du côté de la transitivité classique soit du côté de l’intransitivité avant-gardiste-? Un certain nombre d’auteurs soulignent au contraire qu’il est parfaitement possible de concilier les deux points de vue. Cette posture correspond par exemple à celle qu’Umberto Eco (1985) qualifie de «-postmoderne-» et à celle de la «-lecture-littéraire-», que Michel Picard (1986) définit comme un va-et-vient entre des évaluations apparemment contradictoires, à savoir la valorisation de la «-subversion dans la conformité-», de l’«-élection du sens dans la polysémie-» et de la «-modélisation par une expérience de réalité fictive-» (La lecture comme jeu, 1986, p. 266). Même si leurs travaux divergent sur bien des points, Eco comme Picard considèrent tous deux que, loin d’être incompatibles, le rapport éthique à la littérature et le rapport esthétique sont en réalité fréquemment combinés, parce que leur articulation correspond soit à une tendance forte de la culture contemporaine (Eco), soit à la nature même de l’expérience littéraire (Picard). Faisons un pas de plus et constatons qu’en ce début de XXI e siècle, cette conception intégrée a pratiquement évincé la conception avant-gardiste et est à son tour devenue symboliquement dominante. Des auteurs aussi différents que Danielle Sallenave, Antoine Compagnon, Jean-Marie Schaeffer ou Tzvetan Todorov, qui furent tous dans leur jeunesse des adeptes plus ou moins déclarés de l’approche intransitive, s’accordent aujourd’hui à reconnaitre la dimension éthique, voire morale, qui accompagne tout rapport à la littérature. La littérature est avant tout une occasion de vivre des expériences humaines intenses souligne ainsi Sallenave (1991), «- Le conte, la feinte, la fiction éduquent moralement- » renchérit Compagnon (2007, p. 42), Schaeffer (1999) abonde dans leur sens quand il réhabilite l’impact à 163 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Éthique et littérature la fois cognitif et existentiel de l’immersion fictionnelle, et Todorov (2007) ne dit pas autre chose quand il appelle les enseignants à dépasser les jeux de l’analyse formelle et rhétorique pour faire éprouver la littérature comme une source majeure d’humanisation et d’éveil aux valeurs démocratiques. Barthes (1978) le premier, on s’en souvient, avait osé rompre la clôture formaliste dont il avait été un des principaux promoteurs en proposant de lire la littérature non plus seulement comme une mise en jeu du sens (sémiosis) mais aussi comme une source de savoirs (mathésis) et un miroir du monde susceptible de fournir des modèles d’action aux lecteurs (mimésis), et Thomas Aron (1984) lui avait emboité le pas en intégrant le pouvoir référentiel du texte dans sa définition de la notion de littérature. Le moment est dès lors peut-être venu de se demander si, au lieu de constituer une revanche du point de vue éthique sur le point de vue esthétique, le consensus qui se dessine depuis quelques décennies entre les théoriciens de la littérature ne relève pas plutôt d’un élargissement du point de vue esthétique, considéré désormais comme un espace essentiellement pluriel et dialectique, qui se définirait par la prise en compte croisée d’une attention au langage et au monde. D’une esthétique restreinte - celle de la poétique -, axée seulement sur l’évaluation des dimensions formelles et langagières, on passerait ainsi à une esthétique élargie restreinte - celle de la poéthique -, basée sur l’articulation des points de vue formels et référentiels. 4. L’engagement éthique est inhérent à l’écriture Cette articulation parait d’autant plus opportune que la dimension éthique de la littérature semble peu aisée à évacuer. Si l’on s’accorde en effet pour définir l’éthique comme l’«- ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite de quelqu’un-» (Larousse), on admettra qu’un acte aussi mobilisateur que celui qui consiste à écrire des livres peut difficilement se passer d’une telle dimension. Si on écrit, c’est sans doute pour une diversité de raisons, mais parmi celles-ci figure vraisemblablement le désir d’affirmer des valeurs, à travers des personnages, des actions, des scénarios, des propos, des idées que l’on croit susceptibles d’orienter les choix et les actions que les hommes ont à mener dans la vraie vie. Sartre le disait déjà à sa façon- : contrairement à la poésie, «-la prose est utilitaire par essence-» (1947, p. 26), et «-dès lors, on est en droit de demander d’abord au prosateur-: à quelle fin écris-tu-? Dans quelle entreprise es-tu lancé et pourquoi nécessite-t-elle de recourir à l’écriture- ? - » (p. 28). Plus exactement, 164 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Jean-Louis Dufays le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait nommer l’action par dévoilement. Il est donc légitime de lui poser cette question seconde- : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement-? -(p. 29-30). Dire cela n’équivaut certes pas à assimiler la littérature à un simple discours idéologique, car il n’est pas contestable qu’elle se distingue en même temps par son usage esthétique de la langue et par la diversité et la complexité des points de vue qu’elle met en scène-; cela amène néanmoins à reconnaitre l’existence d’une continuité entre le discours littéraire et le discours ordinaire, en admettant que leur différence tient moins à leurs natures qu’à l’intensité des procédés mobilisés. Pour autant, Sartre n’ignore pas qu’il existe des œuvres qui se limitent à suspendre leur jugement pour laisser le lecteur libre, mais pour lui, cellesci renoncent à s’engager face à la misère et aux scandales qui inondent le monde. La promotion du suspens, de l’indétermination et de la polysémie relèverait en outre davantage d’une doxa propre à une certaine conception moderne ou avant-gardiste de la littérature, que, pour marquer son caractère doxologique, on pourrait appeler le «-littérairement correct-» (Dufays, 2011). En tant que préconisation du refus du juger et qu’affirmation de l’irresponsabilité mondaine de l’écrivain, le littérairement correct est le contraire du politiquement correct, qui quant à lui promeut l’engagement au service des valeurs de tolérance et de non-discrimination. 5. Éthique verticale vs éthique horizontale Par ailleurs, il est clair que l’éthique de Céline n’est pas l’éthique de Proust, laquelle diffère sensiblement de celle de Chateaubriand ou de celle de Flaubert. Faut-il en conclure qu’il y aurait autant d’éthiques que d’écrivains- ? En réalité, toute éthique est liée à des mouvements de pensée collectifs- : les normes qui la définissent peuvent donc assez aisément être classées en fonction des époques et des contextes qui les ont exaltées, et à cet égard on peut dégager au moins deux grandes ruptures. La première est celle qui s’est produite, vers le milieu du XIX e siècle (cf. Sapiro, 2012), entre la conception verticale de l’éthique et sa conception horizontale. J’appelle conception verticale celle qui se fondait sur la référence à une transcendance divine, naturelle ou humaine, et qui avait comme norme soit un être suprême (Dieu, le Roi), soit une institution sacralisée, telle que l’Église, la Patrie ou l’État (qu’il soit incarné par la Royauté, l’Empire ou la République). La conception horizontale, à l’inverse, repose sur les valeurs de l’émancipation individuelle et de la liberté. En passant de la conception 165 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Éthique et littérature verticale à la conception horizontale, on est passé d’une éthique qui exaltait les idéaux du devoir collectif à une éthique qui, à l’inverse, préconise les droits individuels avant tout idée de devoir commun. La normativité est ainsi passée du «-bien commun-» au «-bien singulier-», ou plus exactement, le bien commun s’est défini de plus en plus comme le respect des différentes options individuelles. D’où le développement au fil du XX e siècle de la liberté politique et religieuse, du droit de critiquer ou de tourner en dérision tous les pouvoirs - droit dont la récente affaire Charlie a tragiquement rappelé à quel point il était loin d’être universellement admis. D’où aussi le développement de la liberté sexuelle, du droit de prendre son plaisir comme on l’entend et avec qui on veut, qui a abouti à la déculpabilisation progressive, puis à la dépénalisation des anciens délits de pornographie, d’homosexualité, de libertinage, d’adultère etc. - toutes pratiques qui, elles aussi, sont, en ce début de XXI e siècle, loin d’être également libéralisées partout dans le monde. Si elle structure le débat éthique depuis au moins deux siècles, cette tension idéologique entre les conceptions verticale et horizontale de l’éthique a pris des visages différents au fil des époques. Dans sa forme la plus contemporaine, elle en est venue à opposer la conception «-altruiste-» de l’éthique, qui repose sur les valeurs de respect d’autrui, de dialogue et d’abnégation, mais aussi celle de l’action sociale et l’engagement citoyen pour des causes humanitaires ou politiques (conception assez bien illustrée par des auteurs comme Sartre et Camus), et la conception «-égotiste-», qui exalte à l’inverse l’épanouissement individuel à travers les valeurs de l’hédonisme et du matérialisme (conception qui caractérise à certains égards un Houellebecq ou un Beigbeder, par exemple). 6. Le jugement éthique repose nécessairement sur des stéréotypes Le jugement éthique est nécessairement comparatif parce qu’il ne peut se formuler qu’en référence à des balises, à des modèles de comportements perçus comme stables, autrement dit à des stéréotypes (Dufays, 2010). Certes, sur le plan éthique, les stéréotypes sont généralement considérés comme des signes injustes, discriminatoires, violents à l’égard des réalités et des personnes à qui on les applique. Il s’agit cependant de comprendre que ces reproches concernent toujours les stéréotypes des autres - jamais ceux que nous mobilisons nous-mêmes - et de ne pas perdre de vue qu’en réalité, stéréotyper - réduire, simplifier, standardiser, uniformiser - est constitutif de toute prise de parole et de toute perception. Cela permet en effet à la fois de mieux (faire) comprendre et apprendre un discours ou une réalité 166 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Jean-Louis Dufays complexe (fonctions cognitive et pédagogique), de communier au sein d’un groupe (fonction sociale) et de transformer des idées ou des représentations en modèles d’action (fonctions pragmatique et éthique). Qui plus est, reconnaitre le pouvoir de la stéréotypie dans l’éthique, quelle qu’elle soit, c’est reconnaitre le poids moral et le pouvoir effectif des mots. S’engager éthiquement, c’est toujours opter pour un langage, en sacralisant certains termes (par exemple la liberté, ou à l’inverse la communauté) au détriment de certains autres, qui prennent valeur de repoussoirs, et donc de stéréotypes négatifs. Mais comme les mots sacrés des uns sont forcément les stéréotypes des autres, il est bien question dans les deux cas du même usage stéréotypique du langage, avec la seule différence qu’il est exalté dans un cas et dévalué dans l’autre. Ainsi, comme l’avait bien compris Paulhan dans Les fleurs de Tarbes (1941), toute idéologie, toute éthique repose sur une mise en tension de stéréotypes que l’on valorise et d’autres que l’on rejette. 7. Transitivité de la littérature : dans quelles limites ? Réaffirmer la transitivité de la littérature, sa relevance par rapport à l’éthique, cela suppose qu’on identifie précisément les formes discursives par lesquelles un écrivain s’engage, manifeste sa responsabilité sociale ou morale. Il est nécessaire ici de distinguer trois types d’œuvres. Le cas le plus «-simple-» est celui des œuvres proprement discursives - ou segments discursifs des œuvres -, c’est-à-dire des œuvres où l’écrivain prend la parole en son nom propre, en assumant lui-même ses positions morales et sociales. Ce cas inclut les essais, bien entendu, mais aussi les textes autobiographiques et une large part de la poésie lyrique. Tout autre est le cas des œuvres fictionnelle et dramatiques, où l’auteur laisse la parole le plus souvent à un narrateur et/ ou à des personnages. Dans ce cas, le lecteur est amené à inférer du texte l’image d’un auteur impliqué (Booth, 1988), instance qui résulte de l’interprétation que l’on fait de l’action de l’auteur réel. Cette image cependant est loin d’être commode à reconstruire pareillement dans tous les écrits. Le troisième type d’écrit est celui des textes ou des fragments de textes indécidables, où le narrateur donne l’impression d’être absent, voire de ne pas exister (Patron, 2009), et de laisser l’action et les dialogues se dérouler sans être pilotés par une visée morale ou un message quelconque. Ce cas de figure est particulièrement bien illustré par les œuvres de Flaubert. Il est clair que ce sont avant tout les œuvres ou les segments d’œuvres du premier type, et dans une moindre mesure celles du deuxième type, qui sont passibles d’une évaluation en termes éthiques. Les écrits du troisième type relèvent eux davantage de la seule lecture esthétique, mais, comme on l’a 167 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Éthique et littérature vu, l’illusion a longtemps été de croire qu’ils recouvraient à eux seuls toute la littérature digne de ce nom. Les considérations qui précèdent, ont montré, me semble-t-il, qu’il y avait là pour le moins une certaine exagération. 8. Vers une éthique de la lecture Qu’en est-il par ailleurs de l’éthique appliquée à la lecture-? Constatons d’abord qu’on retrouve dans la lecture les deux postures déjà signalées à propos de l’écriture, à savoir-la posture «-neutre-» (intransitive, descriptive, compréhensive / interprétative), typique de la lecture «- lettrée- », savante, distanciée, et la posture «-engagée-» (transitive, évaluative, normative), typique de la lecture «- ordinaire- », impliquée, participative. On retrouve ici la dialectique de la lecture littéraire, qui oppose la distanciation à la participation, ou le lectant au lu ou au lisant (Picard, 1986-; Jouve, 1992). Certes toute lecture participative n’implique pas un engagement, et toute lecture distanciée n’implique pas une neutralité, mais les liens qui réunissent ces postures n’en sont pas moins tendanciels. Qui plus est, l’opposition entre participation et distanciation permet de percevoir d’autant mieux le statut et la pertinence, tant pratique que théorique, de la métaposture dialectique qui repose sur la combinaison ou la mise en tension des deux premières. On soulignera en outre, à la suite de Sartre, que, si l’écrivain fait preuve de responsabilité morale, il défie par là celle du lecteur-: «-l’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité-» (Sartre, 1948, p. 31). À cet égard «-le livre ne sert pas ma liberté-: il la requiert-» (p.-60). C’est pourquoi la lecture peut être considérée comme «-un exercice de générosité-»-: ce que l’écrivain réclame du lecteur ce n’est pas l’application d’une liberté abstraite, mais le don de toute sa personne, avec ses passions, ses préventions, ses sympathies, son tempérament sexuel, son échelle de valeurs (p. 64). Ces propos qui remontent à 1948 ont été confortés tant par les travaux de Ricœur (1983-1985-; 1986), qui conçoivent la lecture comme une «-refiguration de l’expérience temporelle-» que par celle de Steinmetz (1981), qui la voit comme une opération de «-réinsertion pragmatique-» du texte dans l’horizon des expériences du lecteur. Ils trouvent aussi leur prolongement dans les propos de Jauss, pour qui La fonction sociale de la littérature ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient 168 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 Jean-Louis Dufays dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente et modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social (Jauss, 1978, p. 73). 9. Pour une éthique de la critique Demandons-nous ensuite quelle posture la critique littéraire a la possibilité d’adopter par rapport à la dimension éthique de l’œuvre. Comme dans la lecture ordinaire, deux attitudes paraissent possibles de prime abord. La première, descriptive et neutre, relève de l’éthique en tant que discipline philosophique consistant à s’interroger sur les valeurs morales, à analyser leurs manifestations dans les œuvres, à réfléchir à leur déploiement, leur évolution, leurs enjeux. Cela consiste par exemple à étudier la posture éthique de Flaubert, de Baudelaire, de Zola, de Sartre pour la comprendre et l’interpréter, ou encore à analyser un roman pour y repérer les valeurs à l’œuvre chez le narrateur comme chez les personnages, en recourant à la méthode des «-points-valeurs-» proposée par Jouve (2001). La deuxième attitude, prescriptive et engagée, relève de la morale, de l’inscription dans une conception déterminée des fins de l’humanité et/ ou de la normativité. Dans ce cas, le critique interroge les œuvres, non plus seulement pour les comprendre, mais aussi pour les évaluer, en mesurer la richesse, la pertinence, la légitimité de la valeur sociale, politique, spirituelle, humaine, relationnelle etc. Par exemple, c’est évidemment là l’attitude de tous les pouvoirs judiciaires ou religieux qui s’érigent en juges de telle ou telle œuvre (du procès de Flaubert ou de Baudelaire à la fatwa prononcée contre Salman Rushdie ou à l’attentat contre Charlie Hebdo), mais c’est aussi, peu ou prou, l’attitude de la plupart des critiques chargés de traiter l’actualité littéraire-: les livres dont ils parlent sont souvent autant jugés qu’analysés. 10. Par sa dimension éthique, la critique littéraire est une science humaine à part entière On constatera enfin que, dès l’instant où l’on reconnait la dimension éthique tant du discours littéraire que du discours sur la littérature, c’està-dire dès qu’on leur attribue une responsabilité et un pouvoir d’influence au regard des valeurs des questions vives qui agitent la société, il n’est plus possible d’affirmer l’autonomie de la science de la littérature par rapport aux autres sciences humaines et sociales. À l’opposé de la volonté qu’ont encore de nos jours certains écrivains et certains intellectuels, on retrouve Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0023 ici la position que défend Maingueneau quand il appelle la théorie littéraire à se débarrasser de sa volonté d’isolationnisme-: Plutôt que de référer la littérature à quelque subjectivité transcendantale, il vaudrait sans doute mieux la «-pragmatiser-», la rapporter à des communautés et à des pratiques (2011). Il s’agirait donc de dépasser la tension qui opposait naguère le point de vue de Jauss (entre autres) à celui des théoriciens marxistes de la réception (entre autres) en considérant la littérature dans son double régime-: d’un côté, en tant que langage intransitif et manifestation de la fonction poétique, elle relève d’une science spécifique, de l’autre, parce qu’elle est justiciable d’un rapport aux valeurs et aux normes qui animent tous les acteurs sociaux, elle relève d’une science humaine et sociale «-comme les autres-». Encore cependant faut-il décrire l’espace dans lequel ces normes ont leur pertinence-: il y a là une articulation indispensable à établir entre la théorie littéraire, dont une des tâches est d’analyser les différentes strates du texte littéraire - diégèse, personnages, narration, mise en texte -, et la critique sociale des discours, dont la tâche est d’analyser les valeurs et l’idéologie à l’œuvre dans les différents types de discours, y compris ceux de la littérature. Bibliographie Aron, Thomas. Littérature et littérarité. Un essai de mise au point, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1984. Barthes (Roland), Leçon, Paris, Seuil, 1978. Booth, William. The Company We Keep. An Ethics of Fiction, Berkeley, University of California Press, 1988. Compagnon, Antoine. La littérature, pour quoi faire-? , Paris, Collège de France-Fayard, 2007. Compagnon, Antoine. Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998. 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La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007. Jean-Louis Dufays Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne : l’exemple d’Apollinaire, Bataille et Paulhan Lassàad Héni Université de Gabès Longtemps reléguée au second rayon, voire même à l’Enfer des bibliothèques, l’œuvre sadienne a connu au début du XX e siècle un vif regain d’intérêt grâce notamment à la jeune génération surréaliste qui y voyait l’expression éclatante de la révolte d’un homme et de son aspiration à une forme absolue de liberté. Bataille affirme en ce sens que «- certains esprits - surréalistes - s’enflamment à la pensée de renverser - s’entend de fond en comble - les valeurs les mieux établies 1 - » et que dans cette perspective «-l’homme le plus subversif qui ait paru - Sade - est celui qui servit le mieux l’humanité 2- ». Cependant, l’insistance excessive des surréalistes sur la charge subversive de la pensée du Marquis a fini par donner a contrario une image négative de cet auteur qui semblait incapable de fonder un système cohérent d’idées politiques et sociales à l’instar des autres penseurs des Lumières. D’ailleurs, dans «-la mesure réelle où ceux qui les font ne s’éloignent pas de la morale régnante, les éloges de Sade contribuent à renforcer cette dernière-: ils donnent obscurément le sentiment qu’il est vain de vouloir l’ébranler, qu’elle est plus solide qu’on aurait cru 3 .-» Ainsi, voulant rendre un hommage posthume à l’auteur de Justine, les surréalistes n’ont fait en réalité que vider l’entreprise de leur illustre précurseur de tout son sens. Or l’intérêt même de l’entreprise littéraire et philosophique sadienne réside précisément dans la remise en cause de l’échelle des valeurs morales et sociales qui sous-tend les rapports humains de son siècle et sa substitution par une nouvelle éthique de l’individualisme et de la liberté. Dans le présent travail, j’adopterai une démarche comparatiste pour étudier la réception du texte sadien par les auteurs du début du XX e siècle à la lumière de trois préfaces monumentales-: celle des Diables amoureux, dans la Bibliothèque de la Pléiade (1993), où Apollinaire présente une introduction générale à l’œuvre du divin marquis et où il parle entre autres du cycle narratif des Infortunes de la vertu-; celle de Justine, dans l’édition Jean-Jacques 1 Georges Bataille, Préface à Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1947, p. 10. 2 Ibid., p. 10. 3 Ibid., p. 11. 172 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Lassàad Héni Pauvert (1947), où Bataille présente sa propre lecture de ce roman- ; celle enfin des Infortunes de la vertu, dans la même édition (1945), où Paulhan analyse la structure et le contenu littéraire de ce conte philosophique. Il est de ce fait question de détecter les traces de la dimension éthique de l’œuvre sadienne dans le discours préfaciel de ces auteurs qui n’ont pas hésité à établir tout un réseau de correspondances entre les préoccupations morales du Marquis et leurs convictions les plus intimes dans ce domaine. Dans l’édition Fourcade des Infortunes de la vertu de 1930, Maurice Heine dédie cette première publication moderne d’une œuvre intégrale du Marquis à Apollinaire-: «-À la mémoire de Guillaume Apollinaire qui, dès la première décade de ce siècle plaça l’œuvre de Sade parmi les monuments de la pensée humaine 4 -». Il faut remarquer à ce niveau que l’auteur des Calligrammes envisageait à l’origine la publication et la réflexion sur l’œuvre sadienne dans la perspective d’un projet d’ensemble, celui de la collection des «- Maîtres de l’amour-» dans la Bibliothèque des curieux, qui est l’étude de la question toujours actuelle de l’érotisme. Mais, malheureusement pour les lecteurs «-curieux-», le projet d’Apollinaire n’a jamais abouti à cette collection tant attendue. Il n’empêche que la préface des Diables amoureux nous propose les premiers éléments d’un examen critique complet des œuvres alors encore inédites de Sade telles que les deuxième, troisième et quatrième versions de l’histoire de Justine et de Juliette (Justine ou les Malheurs de la vertu, La Nouvelle Justine qui porte le même sous-titre et L’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice), Les Cent Vingt Journées de Sodome ou L’École du Libertinage, Les Journées de Florbelle ou La Nature dévoilée, dont le manuscrit originel a été saisi et brûlé par la police impériale à l’instigation de la famille du Marquis, les pièces représentées ou interdites, en particulier Le Comte Oxtiern ou les Effets du Libertinage et Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais). Apollinaire n’exclut de son champ d’étude que La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs Immoraux dont «-la fable s’imagine trop facilement pour qu’il soit nécessaire d’y insister 5 - » et Aline et Valcour ou Le Roman philosophique, qui est une œuvre revendiquée par Sade dès la fin du XVIII e siècle. Cet examen consiste en un résumé exhaustif des intrigues de ces fictions narratives suivi de près par le commentaire du préfacier qui établit ainsi un réseau de corres- 4 D’ailleurs c’est Apollinaire qui a été le premier à révéler l’existence du manuscrit de ce conte philosophique- : «- J’ai sous les yeux le manuscrit originel, et qui n’a pas encore été signalé, de la première version de Justine, le premier jet de cet ouvrage avec toutes ses ratures.-» (Guillaume Apollinaire, Pages choisies de l’œuvre du marquis de Sade, Paris, Bibliothèque des curieux, coll. «-Les maîtres de l’amour-», 1909, p. 21). 5 Apollinaire, Préface aux Diables amoureux, Paris, La Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 814. 173 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne pondances secrètes entre ces différents textes. Il s’agit ainsi pour Apollinaire de souligner de façon implicite l’unité d’une œuvre libertine doublement menacée de dispersion en raison de l’anonymat de son auteur et de la censure morale. D’ailleurs, l’hétérogénéité formelle de l’œuvre sadienne, qui semble épuiser toutes les formes littéraires possibles pour traiter la question de l’érotisme, est assez révélatrice à ce niveau dans la mesure où elle répond aux préoccupations esthétiques du préfacier Apollinaire. En effet, le seul texte des Cent Vingt Journées de Sodome, que le Marquis présente métaphoriquement comme «-l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à [l’] appétit [du lecteur] 6 -», peut être perçu, en dépit de son inachèvement, comme une sorte de «-catalogue raisonné-» des passions sexuelles répertoriées successivement et progressivement en «-simples-», «-doubles-», «- criminelles- » et «- meurtrières- » par les quatre narratrices du château de Silling. En fait, cette œuvre emprunte la technique de la classification encyclopédique qui est assez caractéristique de la philosophie et des sciences des Lumières - en témoigne notamment L’Histoire naturelle de Buffon. Apollinaire affirme dans cette perspective que Les Cent Vingt Journées placent «-le marquis de Sade au premier rang des écrivains du XVIII e siècle [puisqu’] il [y] donne une explication scientifique de toutes les manifestations qui ressortissent à la psychopathie sexuelle 7 - ». Mieux encore, l’auteur des Crimes de l’amour semble annoncer paradoxalement par cet ouvrage les travaux de Richard Von Krafft-Ebing, en l’occurrence sa fameuse Psychopathia Sexualis (1886) où il est considéré comme la manifestation éclatante du déséquilibre psychique du «- sadisme- » opposé depuis au «- masochisme- » de Léopold Von Sacher-Masoch. Apollinaire cite à ce niveau les conclusions du docteur Eugen Duehren, qui établissent la primauté de Sade sur Krafft-Ebing dans l’étude de l’interaction entre la violence et les pulsions sexuelles de l’homme-: Pour le docteur Duehren, [l’] ouvrage [des Cent Vingt Journées de Sodome] est capital, non seulement dans l’œuvre du marquis de Sade, mais même dans l’histoire de l’humanité. On y trouve une classification rigoureusement scientifique de toutes les passions dans leurs rapports avec l’instinct sexuel. L’écrivant, le marquis de Sade y condensait toutes ses théories nouvelles et y créait, cent ans avant le docteur Krafft-Ebing, la psychopathie sexuelle. 8 6 Sade, Œuvres I, Les Cent Vingt Journées de Sodome, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1990, p.-69. 7 Apollinaire, op. cit., p. 813. 8 Ibid., p. 806. Paulhan affirme dans cette même perspective qu’«-un Krafft-Ebing, en les répétant en dix volumes, avec mille exemples à l’appui, [reproduit] les catégories et les distinctions que trace le divin marquis. Un Freud, plus tard, en 174 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Lassàad Héni Cela dit, Apollinaire semble rejeter cette dichotomie à travers les Onze Milles Verges, dont le titre rappelle bien évidemment par résonance phonique celui des Cent Vingt Journées de Sodome, puisque le héros fouetté, qui est un faux masochiste, finit par éjaculer de plaisir, narguant ainsi ses prétendus tortionnaires sadiques. Cette œuvre d’Apollinaire se présente ainsi comme une espèce de postface à sa lecture et à sa réflexion sur l’univers sadien. À ce niveau, on pourrait parler d’une certaine réflexivité entre le travail critique du préfacier et sa production littéraire. La préface des Diables amoureux où il est question d’étudier ce qu’Apollinaire appelle l’opus sadicum, c’est-à-dire l’œuvre sadienne conçue comme une totalité, serait dans cette perspective une sorte d’avant-propos au texte même des Diables amoureux. Ainsi, l’on pourrait dire sur le mode métaphorique que les «- Diables amoureux- » ne sont en fin de compte que Sade et Apollinaire partageant la même passion esthétique pour le Mal et la même vocation d’«-écrivains maudits-». D’ailleurs, l’auteur du Poète assassiné parle en ce sens d’une certaine filiation entre le Marquis et beaucoup d’écrivains et de penseurs modernes qu’il préfère ne point citer de peur de minimiser l’originalité de l’entreprise littéraire sadienne-: On aurait pu alléguer un grand nombre d’auteurs, de savants, de philosophes récents ou même nos contemporains qui ont exprimé des idées très voisines de celles du marquis de Sade. On a été retenu par la crainte d’affaiblir les quelques idées, encore nouvelles, qui se trouvent dans l’opus sadicum. 9 De même, Paulhan établit dans sa préface aux Infortunes de la vertu une relation d’intertextualité entre Sade et un groupe d’hommes de lettres appartenant à des horizons différents. Ainsi présente-t-il Justine comme «- le livre de chevet-» d’un bon nombre d’auteurs dont certains sont paradoxalement reconnus et consacrés par l’institution officielle, ce qui ne les a pas empêchés tout de même de réfléchir sur les rapports entre la littérature et le mal sans atteindre pour autant la hardiesse du Marquis dans ce domaine-: Il faut le dire pourtant-: si Justine a mérité d’être le livre de chevet - à certaine époque de leur vie tout au moins - de Lamartine, de Baudelaire et de Swinburne, de Barbey d’Aurevilly et de Lautréamont, de Nietzsche, de Dostoïevski et de Kafka (ou sur un plan légèrement différent, d’Ewerz, de Sacher-Masoch et de Mirbeau) - c’est que ce livre, étrange bien qu’apparemment simple, que les écrivains du XIX e siècle ont passé leur temps - sans guère le nommer - à reprend la méthode et le principe même.-» (Paulhan, Préface aux Infortunes de la vertu, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1945, p. 24). 9 Apollinaire, op. cit., p. 836. 175 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne démarquer, à appliquer, à réfuter, ce livre qui posait une question si grave (l’homme est-il bon ou méchant? ) que ce n’était pas trop de l’œuvre d’un siècle entier pour lui répondre (pour ne pas tout à fait lui répondre). 10 Et si Apollinaire a présenté Sade sous la figure d’un «-Diable amoureux-», expression qui est d’ailleurs le titre d’un roman allégorique de Jean Cazotte (1772), le directeur de La Nouvelle Revue Française finit par jouer à son tour sur les termes dans la mesure où pour lui l’épithète de «-divin-», qui est attribuée à cet auteur par Flaubert, fait de lui une sorte de divinité pour tous ceux qui se sont inspirés de son œuvre insolite. C’est en ce sens que Paulhan établit un système d’échos entre les réflexions disparates de quelques écrivains sur la question de la violence et ce qu’il appelle dans le cas du Marquis «-le plus massif Évangile du Mal qui ait été composé, en pleine conscience et raison, par un homme révolté 11 -»-: Une boutade de Joseph de Maistre- : Malheur à la nation qui supprimerait la torture… un mot de Swinburne-: Le Marquis martyr…, un cri de Lautréamont-: Les délices de la cruauté-! Délices non passagères…, une réflexion de Pouchkine-: …la joie où nous met tout ce qui approche de la mort. Plus encore-: je me défie du plaisir un peu trouble que donne à Chateaubriand - entre autres - l’agonie des femmes qui l’ont aimé, des régimes qu’il a défendus, de la religion qu’il croit véridique. Et ce n’est pas sans raisons - bien qu’il nous soit difficile de mettre au jour ces raisons - que Sade s’est vu couramment appeler divin marquis. Mais il ne faut pas douter qu’un certain nombre de personnes, par ailleurs d’apparence respectable, l’aient tenu pour divin ou pour véritablement diabolique, ce qui est du même ordre. 12 Cependant, en parlant d’«- Évangile- » dans le cas du Marquis poussant à l’infini les fantasmes et les images de la méchanceté humaine, le préfacier subvertit, à l’image de l’auteur de Justine, les catégories traditionnelles du Bien et du Mal, qui forment la question principale de toute réflexion sur l’éthique. Il serait désormais légitime de s’interroger sur la présence de la violence dans les religions. C’est dans cette perspective que Paulhan se livre à une lecture anthropologique de l’œuvre sadienne qui serait pour lui l’expression par excellence de la cruauté intrinsèque aux fêtes religieuses primitives-: 10 Paulhan, op. cit., p. 4. Les parenthèses sont de Paulhan. 11 Ibid., p. 4. 12 Ibid., p. 14. C’est Paulhan qui souligne. 176 DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Lassàad Héni Mais Sade avec ses glaciers et ses gouffres, et ses châteaux terrifiants, avec le procès sans fin qu’il mène contre Dieu - contre l’homme même - […] avec cette poursuite entêtée d’une action sensationnelle mais d’une analyse exhaustive […], avec cet étrange dédain des artifices littéraires mais cette exigence à tout moment de vérité, avec cette allure d’un homme qui ne cesserait à la fois de se mouvoir et de rêver l’un de ces rêves indéfinis que fait parfois l’instinct, avec ces grandes dilapidations de forces et ces dépenses de vie qui évoquent de redoutables fêtes primitives […], avec cette prise simple qu’il est le premier à opérer sur l’homme (et qu’il faut bien appeler, sans jeu de mots, une prise de sang), il fait songer aux livres sacrés des grandes religions. 13 L’approche anthropologique du texte sadien trouve toute sa valeur quand on sait que, bien avant d’être l’homme de lettres et le critique d’art qu’on connaît, le jeune Paulhan était un explorateur et un chercheur d’or à Madagascar, où il a eu l’occasion d’étudier les mœurs de la population autochtone durant les années 1907-1911. Ainsi l’on pourrait dire que l’œuvre du divin marquis, en particulier l’histoire des deux sœurs Justine et Juliette, serait dans cette perspective une véritable «- mine d’or- » pour ce préfacier anthropologue qui pourrait y trouver l’illustration pratique de certaines de ses observations sur les rites et sur les coutumes du peuple malgache en particulier et de l’humanité en général. Mais Paulhan est également connu comme professeur de langues orientales, donc comme un spécialiste du langage, dont l’attention est portée tout entière à l’étude de la place qu’occupe ce moyen de communication dans la vie humaine. Or quoi de plus expressif que la littérature, notamment dans le cas d’un auteur longtemps condamné au silence et obligé de ce fait d’inventer un discours spécifique pour présenter ses vues sur l’homme et sur la société-? Paulhan parle en ce sens de la capacité de Sade à produire un langage déroutant bien en avance sur son temps-: Je me demande, quand je vois tant d’écrivains, de nos jours, si consciemment appliqués à refuser l’artifice et le jeu littéraire au profit d’un événement indicible dont on ne nous laisse pas ignorer qu’il est tout à la fois érotique et effrayant, soucieux de prendre en toute circonstance le contre-pied de la Création, et tout occupés à rechercher le sublime dans l’infâme, le grand dans le subversif […], je me demande s’il ne faudrait pas reconnaître, dans une aussi extrême terreur, moins une invention qu’un souvenir, moins un idéal qu’une mémoire et bref si notre littérature moderne, dans sa part qui semble la plus vivante - la plus agressive en tout cas - ne se trouve pas tout entière tournée 13 Ibid., p. 12-13. 177 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne vers le passé, et très précisément déterminée par Sade, comme l’étaient par Racine les tragédies du XVIII e siècle. 14 L’«- événement indicible- » que les écrivains modernes cherchent à dire sans vraiment atteindre l’éloquence du Marquis en la matière n’est autre chose pour Bataille que la «- part maudite- » que l’humanité a toujours essayé de nier et d’inhiber pour ne pas mettre en péril l’existence même de la civilisation. Cette «- part maudite- », qui a été longtemps refoulée, l’œuvre sadienne a osé la nommer et la glorifier à la fin d’un siècle supposé être celui de la sociabilité et du bonheur sous peine de saper les fondements même de toute éthique du comportement humain. C’est ainsi que Bataille pose dans sa préface à Justine les termes du dilemme que vit l’homme ordinaire qu’il qualifie de «-normal-» face à ce roman étrange qui dénigre la cruauté et la fausseté des rapports humains dans la société. D’autre part, le préfacier s’interroge dans cette même perspective sur une éventuelle «- utilité- » du «-sadisme-» au niveau de l’équilibre psychologique de l’être humain et qui pourrait être, paradoxalement, la nature «-première-» de l’homme ensevelie depuis longtemps sous le masque du civisme-: Nous pourrions porter en nous le sadisme comme une excroissance, qui peutêtre jadis eut son utilité, qui n’en a plus, qu’il est possible à volonté d’annihiler, en nous-mêmes par le renoncement, en autrui par des châtiments […]. S’agit-il au contraire d’une part souveraine et irréductible de l’homme, mais qui se dérobait à sa conscience-? S’agit-il en un mot de son cœur, je ne dis pas de l’organe de sang, mais des sentiments mouvementés, du principe intime dont ce viscère est le signe-? 15 D’ailleurs, pour l’auteur de L’Expérience intérieure, qui est fermement persuadé que la littérature authentique est «-prométhéenne-» en ce sens qu’elle déroge à toute règle préétablie pour se frayer un nouveau chemin, l’originalité du Marquis réside dans son appel à une forme de liberté totale et inconditionnée, ce qui nécessite le développement d’une «-hypermorale-» fondée sur le dérèglement, voire même sur la destruction de tous les interdits d’ordre moral ou religieux-: L’œuvre de Sade introduit les irrégularités les plus fortes, […] elle insiste parfois sur les caractères irréguliers du plus simple élément d’attrait érotique, par exemple, sur une mise à nu irrégulière. Toujours est-il qu’aux yeux des personnages de Sade, rien «-n’échauffe-» mieux que l’irrégularité. On pourrait même 14 Ibid., p. 14-15. 15 Bataille, op. cit., p. 28. C’est Bataille qui souligne. dire que le mérite essentiel de Sade est d’avoir découvert et bien montré, dans l’échappée voluptueuse, une fonction de l’irrégularité morale. Nécessairement, l’effet spécifique suppose le sentiment de liens associant une forme de manquement aux possibilités des voies génitales, mais pour Sade, il est possible de jouir, aussi bien en tuant ou en suppliciant, en ruinant une famille, un pays, et plus simplement, en volant. 16 Et comme l’a si bien montré Paulhan, Bataille pense que c’est à travers l’introduction de l’irrégularité dans le langage littéraire que Sade a pu donner corps à son principe de transgression infinie, sans pour autant s’égarer dans l’«-hermétisme-» comme c’est le cas pour les adeptes de la poésie pure à l’instar de Mallarmé et de Valéry, ni renoncer de façon définitive à la signification à travers ce que les surréalistes ont appelé à la suite de Breton et de Desnos l’«- écriture automatique- ». Et pourtant Sade a souvent été considéré par les surréalistes comme l’un des précurseurs de cette nouvelle forme d’écriture conçue dans la première moitié du XX e siècle comme l’expérience unique d’une révolte contre la conscience et comme une libération de l’inconscient qui doit fixer sur le papier la vie intérieure de l’homme. Ainsi, contrairement à ses successeurs et à ses lecteurs modernes, le Marquis a pu exprimer à travers la langue classique le principe de l’irrégularité qui gouverne l’intériorité de l’être humain-: Il est curieux de voir ces vérités (la propension de l’être humain à la destruction de ses semblables) à travers l’œuvre de Sade exprimées par le discours en apparence le plus logique mais profondément déréglé. Comme si le principe du dérèglement ne pouvait être formulé conformément à la règle, comme si, du moins, c’était la chose la plus ardue. 17 Sade serait dans cette perspective celui qui a su pervertir et miner de l’intérieur le discours de la Raison classique pour lui substituer celui de la Déraison. Et pour emprunter le langage de l’auteur de La Littérature et le Mal, l’on pourrait dire que Sade fait de l’«-Interdit-» au sens moral du terme un «-inter-dit-» entre les lecteurs et les censeurs mêmes, à travers ses œuvres qui sont tantôt lues tantôt confisquées. D’ailleurs, Bataille finit par invoquer la figure tutélaire du divin marquis dans Le Bleu du ciel pour avouer la fascination que cet auteur a toujours exercée sur lui et sur ses personnages-: Après ce long silence, une idée se mit à m’agiter intérieurement, une idée stupide, haineuse, comme si, tout à coup, il y allait de la vie, ou plutôt, en 16 Ibid., p. 32. C’est Bataille qui souligne. 17 Ibid., p. 34. Les parenthèses sont de Bataille. Lassàad Héni 178 DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 l’occasion, de plus que la vie. Alors, brûlé de fièvre, je lui dis avec une exaspération démente-: -Écoute-moi Xénie, j’ai commencé à pérorer et j’étais hors de moi sans raison, tu t’es mêlée à l’agitation littéraire, tu as dû lire Sade, tu as dû trouver Sade formidable, comme les autres. Ceux qui admirent Sade sont des escrocs, entends-tu, des escrocs… Elle me regarda en silence, elle n’osait rien dire. Je continuai-: -Je m’énerve, je suis enragé, à bout de force, les phrases m’échappent… Mais pourquoi ont-ils fait ça avec Sade-? 18 En fait, dans cette séquence, la voix de Bataille s’identifie à celle du narrateur qui parle de «- l’agitation littéraire- » dont il est saisi à la lecture de Sade. C’est dire que, pour ce préfacier, la réflexion sur l’univers romanesque du Marquis doit déboucher d’une manière ou d’une autre sur une nouvelle réécriture de l’œuvre immortelle de cet auteur. Et les «-escrocs-» qui admirent celui que Pierre Klossowski appelle en ce sens le «-philosophe scélérat-» ne seraient en fin de compte que les écrivains qui ont reproduit dans leurs textes certains des aspects de l’œuvre sadienne. À ce niveau, il est possible de parler d’une forme de «-sadisme littéraire-» qui n’est rien d’autre que la récupération du Marquis par d’autres romanciers et penseurs qui l’ont lu et étudié à l’image de l’auteur de L’Impossible. D’ailleurs, Bataille a peut-être renoncé à son nom premier, Pierre Angélique, pour être digne de son illustre prédécesseur et pour dire surtout la «-bataille-» ou le conflit intérieur qu’il a vécu face à cette œuvre troublante. Nous pouvons donc affirmer que, dans le cas particulier du Marquis, la lecture et l’analyse ne sont pas seulement le lieu d’une réhabilitation mais également celui d’une appropriation symbolique de cette figure majeure du XVIII e siècle. C’est ainsi que les préfaces de ces trois auteurs apparaissent comme une sorte de double prologue, dans la mesure où elles se proposent d’introduire aussi bien à la lecture de Sade qu’à celle de la production littéraire de ces préfaciers qui se placent de ce fait dans la lignée de l’auteur de Justine. L’on pourrait parler en définitive d’un «-détournement de fond éthique- » dans la mesure où les lecteurs modernes du Marquis à l’instar d’Apollinaire, de Bataille et de Paulhan ont su profiter de la souplesse de l’œuvre sadienne, qui comme on le sait se prête aisément à beaucoup de grilles de lecture, pour étayer leurs idées sur l’homme et sur la société. 18 Georges Bataille, Œuvres complètes III, Le Bleu du ciel, Paris, Gallimard, 1971, p. 428. Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne 179 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire 1 Mounir Triki LAD, FLSHS, Université de Sfax 0. Introduction Bauman et Briggs (1990, p. 59-60) et Bauman (2004) notent que les chercheurs ont hésité pendant des siècles entre deux évaluations opposées du rôle de la poétique dans la vie sociale. D’une part, a prévalu une longue tradition de réflexion sur la langue et la société qui considère que l’art verbal fournit une force dynamique centrale dans l’élaboration de la structure et de l’étude linguistiques. D’autre part, la poétique a souvent été marginalisée par les anthropologues et les linguistes qui soutiennent que les usages esthétiques du langage sont simplement parasitaires en comparaison avec des domaines «- fondamentaux- » de la linguistique comme la phonologie, la syntaxe et la sémantique. Cependant, Bauman et Briggs (1990, p.- 59- 60) affirment que l’attention a été détournée de l’étude de la structuration formelle et du contenu symbolique des textes à l’émergence de l’art verbal dans l’interaction sociale entre les artistes et le public. Ces auteurs soulignent l’intérêt grandissant de nombreux linguistes pour la signification indexicale (par opposition à la signification purement référentielle ou symbolique) du discours naturel et pour l’hypothèse selon laquelle la parole est hétérogène, dynamique et multifonctionnelle dans la construction sociale de la réalité. Respectant la dialectique entre la performance et son contexte socioculturel et politico-économique plus large, Bauman et Briggs (1990, p. 59-60) soulignent la manière dont les motifs poétiques extraient le discours d’événements de discours particuliers et explorent sa relation à une 1 Une partie essentielle de cet article a paru en anglais sous le titre «- The Ethical Turn and Beyond- : Investigating Postmodernist Poetics through Pragmatic Lenses-» dans Lotfi Salhi, dir., Postmodern and Postcolonial Intersections, Newcastle upon Tyne, Lady Stephenson Library, Cambridge Scholars Publishing, Britain, 2020, p. 7-22. Nous publions la version française avec la permission de Cambridge Scholars Publishing (Published with the permission of Cambridge Scholars Publishing). 182 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki diversité de contextes sociaux à travers les deux processus de décentration et de recontextualisation. Dans cette perspective, nous nous interrogerons, dans le cadre de cet article, sur l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire. L’ensemble de notre réflexion s’articulera en trois volets, à savoir le contexte de l’étude, les préoccupations de la critique éthique et les enjeux théoriques futurs. 1. Contexte de l’étude 1.1. Aperçu historique Zhang (2010, p.-i) a bien noté un renouveau du discours éthique dans la critique littéraire anglo-américaine depuis les années 1980, assuré à la fois par des philosophes moraux et des hommes de lettres. La critique éthique contemporaine brasse une large gamme de méthodes et de positions hétérogènes que fédèrent essentiellement leur souci commun de la relation entre la littérature et l’éthique et l’étude des effets d’interaction pouvant exister entre ces deux pôles. Ce regain d’intérêt pour la dimension éthique de la littérature a contribué à promouvoir une attitude plus franche chez les chercheurs travaillant sur des questions éthiques dans les œuvres littéraires. Zhang (2010, p.- 1-2) reconnaît, au cours des trois dernières décennies, les efforts considérables des critiques dans le domaine littéraire et philosophique, qui ont conduit à un environnement plus propice à l’expression de la critique éthique que dans l’ère théorique. Pour justifier la critique éthique comme un discours critique légitime et véritablement porteur, ces critiques devaient montrer dans quelle mesure la critique éthique se distingue de la censure, du moralisme et du jugement, et se défendre contre les accusations de la critique humaniste, surtout à l’ère du post-structuralisme, d’être intellectuellement superficielle et politiquement naïve. La fiction morale de Gardner (1978) représente une des toutes premières tentatives visant à aborder ce sujet important et longtemps exclu du champ de la discussion. Selon Gardner, l’intérêt exclusif porté par l’art contemporain et la critique pour la structure et la texture, pour le style plutôt que pour le contenu moral est vain et même nuisible. Il proclame que l’art «- vrai- » est nécessairement moral et appelle à la clarté morale et à la responsabilité artistique dans l’art et la critique. Le livre de Gardner a été reçu avec prudence, mais il a également été loué pour sa «-force sérieuse-» qui a rappelé au lecteur «-que l’art est par et pour les êtres humains-». Cependant, cette tentative isolée n’a pas été assez forte dans son argumentation. Pour Von Dahlern (2012, p.- 1), la littérature, en général, et le récit, en particulier, par l’attention qu’ils portent aux particularités concrètes des 183 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 situations humaines et leur capacité à engager nos émotions, fournissent un domaine particulièrement riche pour l’exploration des questions éthiques. De même, Cosgrove (2007, p.-2-3) soutient que les nouvelles théories de la littérature et de l’éthique (celles, par exemple, de Hillis Miller, Nussbaum et Booth) se concentrent sur le processus de lecture parce que «- la fiction littéraire débat des normes et des valeurs-» (Pavel, 2000, p.-532). 1.2. Pour une synergie de la sociologie pragmatique et de la critique littéraire Pour Illouzii (2010, p.-1-15), les disciplines de la sociologie et des études littéraires ont connu un intérêt renouvelé pour la morale et l’éthique au cours des dernières décennies, mais il y a eu assez peu de dialogue entre les deux domaines. Reconnaissant que les ouvrages littéraires, classiques et populaires, peuvent servir de critique morale et que les lecteurs, de tous types et de toutes classes, servent souvent de critiques moraux, Illouzii (2010) cherche à appliquer certains points de vue de la sociologie pragmatique au domaine de la littérature par l’exploration des façons dont les revendications morales sont exprimées, évaluées et négociées par des textes et des lecteurs. S’appuyant sur la nouvelle sociologie pragmatique française, représentée par des sociologues tels que Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Illouzii (2010) affirme que la fiction a un double rôle dans la société. Tout d’abord, les romans servent de critique par leur capacité à formaliser et à dramatiser des logiques généralisables d’évaluation et à susciter des débats en soulignant les insuffisances et les affrontements entre ces logiques d’évaluation dans la vie de leurs personnages. Deuxièmement, le public de la lecture est souvent amené à formuler ses propres critiques d’un roman, en louant ou en dénonçant son contenu, sa forme ou son intention perçue, et en exerçant ainsi sa capacité morale dans la sphère publique. Selon Illouzii (2010, p.- 16-17), il existe une forte connexion entre les lecteurs et les textes. Certes, à première vue, une approche qui considère la morale à travers la lentille de la logique et des controverses formalisées peut sembler incapable d’incorporer l’aspect émotionnel de la critique et de promouvoir une vision rationnelle et réfléchie de la littérature. La critique, cependant, est aussi intimement liée aux émotions que la morale, et agit comme le lien clé entre les textes, les lecteurs et la vie sociale. Le lien entre les émotions et la morale n’est guère une nouvelle idée pour les sociologues, car l’une des affirmations centrales de Durkheim était que les états émotionnels forts - «-états d’effervescence-», pour utiliser son terme - sont constitutifs des codes moraux. Alors que la sociologie pragmatique ne s’intéresse pas aux noyaux émotionnels de l’action morale ou de la dénonciation, son accent mis sur l’affect concorde avec les développements récents de la psychologie morale, et en particulier avec l’approche intuitionniste sociale 184 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki qui considère les émotions plutôt que le raisonnement logique comme étant au cœur du jugement moral. La sociologie de la critique, comme proposée par Illouzii (2010, p.- 20), offre un compte rendu des diverses façons dont les acteurs sociaux s’opposent, résistent ou défendent leurs positions. Tandis que les travaux de Boltanski et de Thévenot décrivent six des logiques de justification les plus répandues dans la société occidentale contemporaine, ceux-ci ne sont en aucune façon finalisés ou oppressifs, les acteurs ayant la capacité d’adapter des codes et des formulations et de chercher des façons élaborées et novatrices exprimant leurs préoccupations. Non seulement cette approche n’abandonne pas la vocation critique de la sociologie, mais elle l’adopte en fait très volontiers, même si elle se traduit par de nouveaux termes et par un changement d’orientation. Illouzii (2010, p.- 22) soutient que le fait que la sociologie pragmatique donne aux lecteurs de tous les milieux une capacité critique, évitant l’herméneutique du soupçon qui caractérise une grande partie des études culturelles contemporaines, ne la rend pas aveugle à l’existence d’intérêts et d’inégalités cachés. Cependant, l’acteur individuel est tout aussi capable de comprendre et de critiquer des phénomènes sous-jacents comme le sociologue. Pour Illouzii (2010, p.-22), l’importance de cette position épistémologique est particulièrement significative dans le contexte multiculturel de la société contemporaine, un contexte dans lequel une abondance de groupes sociaux définis par des facteurs tels que le sexe, l’ethnicité et la religion crée une multiplicité de besoins et d’expériences distinctes. Pour Bessière (2008, p.-3), les réflexions sur les rapports entre littérature et éthique sont aujourd’hui souvent négligées, particulièrement par la critique européenne. Ces réflexions peuvent cependant retrouver une actualité dans le contexte des études littéraires multiculturelles. Poser la question éthique dans ce contexte permet d’éviter un relativisme strict et un universalisme abstrait. Une approche spécifique de la question éthique suppose que l’on examine l’expression de cette question suivant les cultures et les littératures, et que l’on identifie l’œuvre littéraire à une singularisation et à une problématisation de ces questions, pour dessiner ce que l’on pourrait appeler une pragmatique de l’altérité. 1.3. Quelques applications / études de cas L’étude de Zhang (2010, p.-i) applique la critique éthique à six romans de Thomas Hardy et à un ensemble de poèmes, et explore comment les thèmes tirés de la pensée éthique récente peuvent les éclairer efficacement. Zhang soutient que l’imagination littéraire et la pensée éthique sont étroitement liées dans les œuvres de Hardy. Son réalisme, sa propre complexion intellectuelle et la nature des situations à partir desquelles il construit ses récits 185 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 rendent la critique éthique particulièrement adaptée à ses œuvres. Zhang (2010, p.- i) aborde les travaux de Hardy sous différents angles, mais avec le même but de découvrir où interagissent la vision éthique de Hardy et sa vision littéraire. Pour ce critique, la critique éthique dans son ensemble présente une approche valable et utile à la compréhension de l’œuvre de Hardy. 1.4. Les théories éthiques de la littérature La thèse de Cosgrove (2007, p.- 1) vise l’examen de nouvelles théories éthiques du roman pour savoir si le roman peut inspirer des mœurs éthiques. Pour ce faire, Cosgrove s’appuie sur un texte qu’il considère comme central dans l’étude de l’éthique et du roman, à savoir le travail de Booth (1961-; 1988) sur la rhétorique de la fiction qui traitait des effets éthiques des pratiques rhétoriques (Hale 2007, p.-187). Vingt ans plus tard, Nussbaum (1983- ; 1986- ; 1987- ; 1990) a examiné le rôle de la littérature du point de vue du philosophe moral. Importants aussi à cet égard sont les travaux de Miller. Les poststructuralistes ont également tenu à tracer ce champ, y compris Geoffrey Harpham, avec une insistance particulière sur la théorie post-structurelle, Judith Butler, qui met l’accent sur les études de genre et la théorie psychanalytique, et Gayatri Spivak, à travers le prisme de Jacques Derrida et du postcolonial. Ce vaste ensemble de travaux consacrés à l’éthique et au roman démontre un véritable intérêt théorique pour la question, en dépit des nuances «-romantiques-» qui ont plongé les idées éthiques sous le structuralisme. Cosgrove (2007, p.- 1) cite Culler (1975, p.- 230) pour qui «- le structuralisme va à l’encontre des notions d’individualité et de riche cohérence psychologique souvent appliquées au roman-». Les notions d’-«-individualité-» et de «-riche cohérence psychologique-» sont des aspects essentiels pour un théoricien qui étudie la notion d’éthique au sein du roman. L’intérêt de ce fignolage est que si un personnage est un produit de combinaisons, dénoté par la récurrence des sèmes, selon Barthes, ou simplement un outil pour comploter davantage, comme le préconise Todorov, l’idée d’analyser une éthique de la littérature prend un sens différent de la dimension moralisante chez les humanistes. Dans ce sens, Cosgrove (2007, p.- 2) propose une théorie éthique du roman, c’est-à-dire comment la lecture du «- roman littéraire- » (en tant que catégorie de livres) peut être une activité éthiquement chargée par opposition au fait de décrire certains romans spécifiques et de discuter des valeurs éthiques de la représentation des personnages et des éléments de l’intrigue. 186 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki 1.5. L’ambigüité des termes « éthique » et « morale » Cosgrove (2007, p.-1) cite le dictionnaire Collins australien (2003, p. 563) pour définir l’éthique comme «-l’aptitude morale d’une décision, d’un plan d’action, etc.- » Pour cet auteur, l’examen de la littérature et de l’éthique implique un engagement avec les principes moraux ou les valeurs intrinsèques à la littérature. Dans ce contexte, la «-morale-» est «-liée au comportement humain ou à celui-ci, en particulier la distinction entre le bien et le mal, le bon et le mauvais comportement-: le sens moral…-» (Collins 2003, p.- 1058). Déjà ceux qui sont scolarisés dans le post-structuralisme se méfient des «-règles et principes qui doivent régir-» la conduite humaine parce qu’elles soulèvent des questions de subjectivité et de pouvoir- : qui décide quelles règles devraient gouverner les règles de conduite humaine au sein de la fiction littéraire et qui décide si ces règles doivent êtres maintenues ou discutées- ? Le but d’une enquête éthique sur le roman est-il d’étudier des textes en y cherchant un sens moral-? (Hale 2007, p.-189). Brie & Rossiter (2010, p.- 1) citent Oscar Wilde qui a écrit à la St James Gazette le 25 juin 1890, en réponse à un compte rendu de The Picture of Dorian Gray, que «-la sphère de l’art et la sphère de l’éthique sont absolument distinctes-» (Beckson, 1974, p.-67). Ces auteurs réfutent cette assertion dans leur examen des interrelations complexes qui existent entre la littérature et l’éthique. Encore faudrait-il nuancer le sens du terme «-littérature-». En effet, Brie & Rossiter (2010, p.-2) soutiennent que ce mot «-littérature-» a besoin d’être affiné (de quels genres de littérature parlons-nous- ? Les Classiques? Heat magazine ou National Enquirer-? Ou le «-meilleur qui a été pensé et dit dans le monde-», comme Matthew Arnold (1932, p. 6) l’avait une fois posé-? ) En effet, le terme «-littérature-» est chargé de connotations qui pourraient égarer dans un paysage culturel marqué par le relativisme post-structuraliste. 1.6. La complexité de l’articulation des actes de communication dans un texte littéraire Phelan (2004: 632-3, cité dans Cosgrove 2007, p.- 4) théorise la relation éthique du lecteur à la littérature en soutenant que la position éthique du lecteur résulte de l’interaction de quatre principes éthiques-: 1. celle des personnages du monde de l’histoire-; 2. celle du narrateur par rapport au récit-; 3. celle de l’auteur implicite en relation avec le narrateur, le récit, le dit, et l’auditoire 4. celle du lecteur en chair et en os par rapport à l’ensemble des valeurs, des croyances et des lieux opérant dans les situations (1-3). (Voir aussi Triki 1989-; 1991) 187 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Selon Cosgrove (2007, p.-6), les nouveaux «- éthiciens-» littéraires (de la filière post-structuraliste) travaillent à partir de l’hypothèse que la lecture construit une empathie avec l’autre par un changement de perspective et par la subordination du monde réel au fictif. L’empathie est donc une composante critique de ce débat théorique qui est inextricablement lié au processus d’écriture et de lecture. Keen (2006, p.- 209, cité dans Cosgrove 2007, p.- 6) affirme que les récits véhiculés par la prose et le cinéma manipulent nos sentiments et invitent notre capacité intégrée à se sentir avec les autres. Cela serait lié au fait de capter l’altérité sur le mode littéraire si la fiction consistait à présenter d’autres perspectives et à sensibiliser les lecteurs à la vie intérieure d’autres humains (Pavel 2000, p.-524, cité dans Cosgrove 2007, p.-6). Par le biais de la fiction littéraire, les lecteurs peuvent «- occuper- » d’autres perspectives, s’engager dans d’autres situations, contextes et dilemmes moraux. Pavel (2000, p.-529) rattache ce partage de «-l’altérité-» à la question de la compréhension du monde. Cosgrove (2007, p.-2-3) préconise trois conditions préalables pour qu’une fiction puisse être classée comme littéraire et éthique. Premièrement, elle doit s’engager avec la condition humaine. Pavel (2000, p.- 522) affirme que la littérature est un tremplin pour la réflexion sur la condition humaine car elle constitue un «-forum-» pour la contemplation de ce que signifie être humain, ce qui est essentiel à sa définition. Cosgrove (2007, p.-2-3) soutient que la fiction littéraire doit fonctionner à plusieurs niveaux- : le «- sous-texte-» et le symbolisme, toujours présents, offrent un potentiel de lectures multiples d’un texte. Phelan (2004, p.-630- 31) défend cette idée de stratification et pense que l’éthique littéraire rhétorique appréhende «-le texte littéraire comme un site d’une communication "étagée" entre l’auteur et le public, qui implique l’engagement de l’intellect du public, la psyché, les émotions et les valeurs. Le texte littéraire doit donc avoir plusieurs strates de sens avec lesquelles communiquer et le lecteur doit être engagé afin que le processus de lecture ait lieu. Si le lecteur n’est pas intéressé - si son intellect, la psyché, les émotions et les valeurs ne sont pas engagés - alors il est possible qu’il interrompe sa lecture et que le circuit écrivain-lecteur soit brisé.-» Troisièmement, toujours pour Cosgrove (2007, p.-2-3), il doit y avoir une synthèse entre la forme et le contenu-: la façon dont l’histoire est racontée ne peut être séparée de l’histoire. Les techniques narratives mises en jeu dans une œuvre littéraire (structure, caractérisation, point de vue, mise en scène, stimulation, utilisation du langage, imagerie) doivent fonctionner en relation dialogique avec le sujet de la dite œuvre littéraire. L’éthicien littéraire, lorsqu’il approche un roman, doit pouvoir se concentrer à la fois sur «-les dimensions éthiques de ce qui est représenté et sur les 188 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki conséquences éthiques de la représentation de ces choses-» (Phelan, 2004, p.-630-631). Ainsi, une éthique littéraire rhétorique doit se concentrer sur le texte comme un objet construit, avec une conscience de l’interaction entre les événements qui se déroulent dans le récit et de la manière dont ces événements sont représentés. Ceci s’explique par le fait que «- l’action d’un personnage a une dimension éthique, et le traitement des événements par un narrateur transmettra inévitablement certaines attitudes au sujet et au public…-» (Phelan 2004, p.-632). C’est l’interaction entre l’auteur, le narrateur et le lecteur qui est indissociable de l’éthique- : «-La situation de communication doublée de la narration fictive… - quelqu’un nous disant que quelqu’un dit à quelqu’un que quelque chose s’est passé - est elle-même une situation éthique stratifiée-» (Phelan 2004, p.-632), ce qui signifie que l’auteur dit au lecteur que le narrateur dit à un lecteur implicite un cours d’événements et que la nature même de ce récit stratifié est éthique (Triki 1989; 1992). 2. Quelques préoccupations de la critique littéraire éthique 2.1. Revoir le périmètre du canon L’une des difficultés avec le roman «- éthique- », selon Cosgrove (2007, p.- 6-7), est que la littérature anglaise, en tant que discipline, est basée sur des idées du canon. Tompkins traite de la question des intérêts sexuels au service du canon littéraire (Hale 2007, p.-188) et Phelan (1996, p.-257) examine des attitudes changeantes envers le canon, mais le problème, selon Cosgrove, est que les attitudes envers le canon changent et que le périmètre du canon est en train de s’ouvrir au sein des établissements universitaires pour y inclure des écrivain(e)s, «-de couleur-», etc. 2.2. Les romans ne questionnent pas les normes hégémoniques Beaucoup de travaux théoriques ont été réalisés sur la façon dont divers genres (le genre romanesque) travaillent à soutenir les normes socialisées et ne fonctionnent pas dans un cadre d’altérité. Comme le dit Hale (2007, p.-195, cité dans Cosgrove 2007, p.-6-7)-: «-Les modèles actuels de politique sociale atténuent la capacité générique de l’altérité du roman, puisqu’ils n’attirent pas le lecteur dans une position de liaison émotionnelle, n’installent pas le lecteur dans une relation d’amour avec les personnages en tant qu’autres sociaux- ». Le lecteur peut sûrement être émotionnellement attaché aux personnages et aux situations qui soutiennent les structures sociales hégémoniques, bien que l’ingrédient essentiel de l’altérité soit absent de l’équation de la lecture éthique. Cependant, si nous suivons le point de vue de Hale, alors ce n’est pas simplement le processus de lecture, mais l’es- 189 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 thétique du roman qui affecte l’impact éthique potentiel d’un roman. Cela pose-t-il problème- ? Non, répond Phelan (2004, p.-648) pour qui les deux sont entrelacés-: «-le problème de l’esthétique est le plus facilement résolu par l’éthique littéraire rhétorique, parce que l’éthique rhétorique considère la dimension éthique de l’expérience littéraire comme partie intégrante de l’esthétique-». 2.3. La dimension politique Cosgrove (2007, p.- 7-8) voudrait savoir si les valeurs humanistes de l’émotion du lecteur peuvent avoir une valeur politique positive après le post-structuralisme. Après tout, le post-structuralisme n’a-t-il pas théorisé une impasse politique-? Et si nous essayons de ressusciter une idée d’éthique, ne dépend-elle pas des idées pré-structuralistes du sujet libéral autonome-? Après tout, c’était Henry James qui disait-: «-Deux choses garantissent la portée morale plus large du roman-: l’acuité du romancier et le degré auquel ses romans peuvent stimuler l’investigation critique et la réflexion-» (Rallings 2006, p.- 107). Cette déclaration semble très fidèle à l’éthique post-structuraliste de la littérature, mais Hale soutient que le retour à l’éthique est plus compliqué. Pour elle (Hale 2007, p.- 188), ce changement théorique ne consiste pas à retourner au pré-structuralisme et à revivre les notions d’agence pour le lecteur ou l’auteur à la lumière de l’action politique- ; il s’agit de théoriser la valeur sociale positive de la littérature et de l’étude littéraire. Elle soutient (2007, p.-190) que cette nouvelle théorie de l’éthique est différente de l’idée d’un sujet libéral autonome à cause du «-statut consciemment invérifiable de l’altérité que le sujet éthique cherche à produire- ». Cela signifie, pour elle, qu’il est impossible de repérer le niveau d’altérité du lecteur et que cette «-inexécutabilité-» empêche la théorie de tomber dans un pré-structuralisme naïf. 2.4. Les avantages de la critique éthique Pour Aggarwal (2015, p.-107), la nouveauté de la critique éthique contemporaine est double-: ré-articulation et ré-contextualisation d’un cadre épistémologique-herméneutique établi, et déplacement et refonte de celui-ci dans les conditions et exigences culturelles et socio-historiques du présent (Eskin, p.-560). On lui attribue une force novatrice pour l’importance itérative en revisitant, en déplaçant et même en réinscrivant les réflexions existantes sur leur interface. La ré-itérabilité souligne également la vision commune que la littérature est en quelque sorte éthiquement plus efficace que la philosophie morale. En outre, tout comme Aggarwal (2015, p.- 107) et Wittgenstein, Phelan prend aussi l’éthique et la littérature / l’esthétique pour être inextricablement liées à l’importation éthique de ce qui est représenté à la lumière de 190 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki ses ramifications pour le comment de la représentation (et vice versa). Les deux critiques imposent la notion personnaliste, dynamique et synthétique de «-forme-» dans laquelle l’éthique et l’esthétique se montrent. Pour Aggarwal (2015, p.-107-108), les critiques comme Martha Nussbaum et William Walters ont étudié la praxis de l’importation éthique dans la littérature. Avec eux, nous pouvons conclure que notre sensation, intuition, perception, connaissance ou connaissance du fait que dans la littérature «- l’effet esthétique est … sa force éthique- » est finalement basée sur notre abandon au toucher même ou à la prise d’un texte donné. Notre lutte quotidienne avec les significations et les conséquences de nos actions est souvent comprise dans les structures narratives. 2.5. Subjectivité ou universalité ? Selon Aggarwal (2015, p.-108), l’universalité dans la pensée d’Edward Saïd a un rôle éthique et humaniste plutôt qu’un rôle intellectuel à jouer. Son intérêt réside dans l’examen de la relation entre la vérité et l’universalité et l’application des concepts, en particulier les espaces subjectifs. Le problème fondamental est donc de savoir comment concilier son identité et les réalités de sa propre culture, de sa société et de son histoire avec la réalité des autres identités, cultures et peuples. L’universalité dans les termes de Saïd a sa base dans des principes humanistes, mais les vérités éthiques universelles sont sujettes à la discussion et à l’amendement contrapuntique. Même Julia Kristeva écrit, dans un passage relatif à la permanence de la pensée d’Aristote, que la littérature prend les significations les plus concrètes, les concrétise au plus haut degré et les élève simultanément à un niveau d’universalité qui surpasse celui du discours conceptuel. 2.6. Visées littéraires ou philosophiques de la question éthique ? Pour Aggarwal (2015, p.-108-109), la littérature et la philosophie peuvent à la fois montrer ces éléments qui leur sont essentiels ainsi qu’à notre réception, mais pas de la même manière. Les deux disciplines diffèrent quant aux façons de penser moralement. La vraie médiation entre les deux est à la fois importante et difficile. Ainsi, la critique éthique est focalisée sur la vie du lecteur à travers les caractères littéraires à l’engagement de l’auteur qui a façonné la production et la performance du récit. Même Frederick Jameson considère que le code prédominant dans la fabrication de la littérature est son être éthique- : le conflit moral du protagoniste. Enfin, Iris Murdoch traite constamment de la littérature comme étant quelque chose entre une «- analogie- » et un «- cas- » de pensée morale. La lire, la prendre au sérieux, la critiquer, est donc aussi un mode de réflexion éthique. 191 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 2.7. Éthique : universalisme et droits de l’homme Brie & Rossiter (2010, p.-4) conviennent avec Badiou (2001) que le terme «-éthique-» se rapporte surtout au domaine des droits de l’homme, ou, par dérivation, aux droits des êtres vivants. Pour Badiou en effet, nous sommes censés supposer l’existence d’un sujet humain universellement reconnaissable possédant des «- droits- » qui sont en quelque sorte naturels […]. Ces droits sont jugés évidents et résultent d’un large consensus. L’éthique consiste à nous occuper de ces droits ou à nous assurer qu’ils sont respectés (Badiou, 2001, p.-5). 3. Enjeux théoriques futurs 3.1. L’avenir d’une critique littéraire éthique Biwu (2014, p.- 34-35) suggère trois directions pour développer une critique littéraire éthique-: Premièrement, un ensemble de principes de la critique littéraire éthique doit être proposé. Malgré ses cadres et ses terminologies applicables, la critique littéraire éthique doit également offrir aux critiques un ensemble de règles ou de principes à suivre lorsqu’ils tentent de poursuivre une critique objective d’une œuvre littéraire donnée. Biwu (2014, p.-34-35) propose une procédure en trois étapes de lecture éthique de la littérature-: la reconstruction, la description et l’évaluation-: La première étape consiste à reconstruire l’environnement éthique, les identités éthiques des personnages, l’ordre éthique régissant un monde fictif donné, etc. La deuxième étape consiste à décrire les changements des identités éthiques des personnages, la rupture de l’ordre éthique et leurs conséquences respectives, etc. La troisième étape est d’évaluer les inclinations morales projetées par les œuvres et de révéler leurs implications morales pour la société contemporaine. Deuxièmement, les interconnexions entre l’éthique et les formes narratives doivent être examinées. Les œuvres littéraires varient dans l’efficacité de transmission de leur expérience éthique et dans l’édification des lecteurs. On peut supposer que tous les auteurs recourent aux récits comme moyen d’atteindre leurs objectifs éthiques. Dans ce cas, il est nécessaire d’étudier l’emploi des stratégies narratives par les écrivains et leurs conséquences sur l’expression des valeurs éthiques. Troisièmement, un dialogue doit être mené entre la critique éthique en Occident et la critique éthique dans d’autres cultures, dans le cadre d’une étude comparée. 192 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki 3.2. De l’opportunité de l’interrogation éthique Selon Bessière (2008, p.-3-4), l’opportunité de l’interrogation éthique provient de deux raisons. D’une part, si l’éthique concerne les valeurs que l’on reconnaît, que l’on pratique et que l’on inscrit, éventuellement d’une manière explicite, dans une œuvre littéraire, puisque ces valeurs dépassent certainement l’individu et, en conséquence, l’œuvre singulière, et touchent à la communauté et aux communautés - l’éthique ne peut se défaire, par principe, dans un relativisme culturel -, il est donc manifeste que la pluralité des littératures engage, dans leur comparaison, un point de vue éthique. D’autre part, la critique et la théorie littéraire contemporaine ont le plus souvent écarté l’interrogation éthique pour elle-même. Elles ont inclus cette perspective dans ce qui est un projet critique, où la perspective éthique est indissociable d’une critique idéologique et de l’affirmation de la littérature en elle-même et pour elle-même. Si la littérature est, en elle-même, une valeur, elle doit être tenue, dans ces conditions, pour l’ultime valeur. Bessière-(2008, p.-3-4) soutient que c’est parce que la littérature est tenue, majoritairement dans la critique et la théorie littéraires contemporaines, comme l’ultime valeur que l’on peut revenir à la première raison et considérer comment la littérature, en tant que valeur ultime, peut, par là même, être une exposition des valeurs. Bessière (2008, p.-5-6) propose une interrogation éthique et critique des théories littéraires contemporaines. Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’examen des rapports entre littérature et éthique ne présente aucun intérêt, mais de souligner que les formalismes contemporains, le relativisme culturel, et la suspicion attachée à une assertion trop nette de valeurs par une œuvre littéraire ont largement réduit l’importance de cet examen. Enfin, l’hypothèse d’une fin de l’histoire - ce que l’on appelle la «-post-histoire-» - et quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à cette notion, traduit le constat de l’absence d’orientations de valeurs claires et éventuellement une difficulté à discriminer parmi ces orientations. Il pourrait encore sembler peu pertinent de s’attacher à une telle réflexion sur les rapports de la littérature et de l’éthique parce que le primat reconnu à l’autre, aussi bien dans les études culturelles que dans les études qui ont partie liée avec la psychanalyse, a contribué à transformer l’impératif kantien en une sorte d’évidence culturelle ou psychique, dans une sorte de détermination des conduites de l’individu et, en conséquence, de l’œuvre littéraire. 3.3. L’au-delà du post-modernisme et l’éthique Brie & Rossiter (2010, p.-5-6) discutent les moments culturels tracés par la littérature et l’éthique. S’il existe une herméneutique éthique, inspirée d’une morale inhérente à la lecture de la littérature, elle est, selon ces au- 193 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 teurs, intertextuelle, non pas le produit d’une œuvre individuelle, mais de ce que Hans Robert Jauss appelle l’Erwartungshorizont du lecteur. Elle est construite à partir de l’histoire herméneutique du lecteur (1982, p.-44). C’est cette intertextualité qui distingue peut-être l’étude post-postmoderne de la littérature et de l’éthique-: certains codes et pratiques éthiques se retrouvent dans la littérature parce que les nouvelles œuvres de la littérature sont éclairées par la lecture d’ouvrages littéraires plus anciens. Ainsi, la littérature et l’éthique envisagent, non seulement comment les considérations éthiques des textes sont éclairées par la société et l’histoire dans lesquelles elles ont été produites, mais aussi comment l’intertextualité permet la continuité à travers les frontières chronologiques. Au fur et à mesure que la société évolue, son éthique se déroule, et ceux qui tiennent à l’éthique du changement précédent sont aptes à défendre leurs codes face à ce changement. Toutefois, Dalziell (2005, p.- 51) admet qu’une des choses qui déconcertent Nussbaum et qui semble principalement motiver son intérêt pour la littérature en tant que site pour la pensée éthique est le refus apparent de la critique littéraire et de la critique culturelle de s’engager avec l’éthique. Pour Nussbaum, la théorie critique (lue ici comme un concept plutôt réducteur du «-poststructuralisme-») a plus généralement évité d’entrer dans le débat animé sur l’éthique qui marque la pensée philosophique contemporaine. En centrant l’attention sur le différé du langage plutôt que sur des aspects pratiques inhérents à la façon dont les êtres sociaux vivent dans le monde et entre eux, la critique littéraire a contourné certaines des questions les plus urgentes auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est ce que suggère Nussbaum face à cette apparente réticence à s’engager avec l’éthique, dans le contexte de créer un «-libre jeu-» immuable et nihiliste du post-structuralisme-: Renverser radicalement cette prétendue réticence en proposant que la littérature reste inégalée dans son potentiel éthique. Nussbaum soutient que le monde est conçu pour une inspection intime et éthique aussi bien dans les formes que dans les thèmes de la littérature. La pertinence de cette section réside dans le phénomène de l’Au-delà du postmodernisme (Cette section résume les grandes tendances décrites dans Rudrum et Stravis, 2015). Il s’agit tout d’abord du Remodernisme / Stuckism (Childish et Thomson 1999), qui est le mouvement fondamental du remodernisme dans la peinture. La base de l’art devient l’exploration de son âme par l’artiste, réaffirmant l’importance de la spiritualité. L’ironie, la parodie ou le pastiche et le bricolage en tant que modes de production de recyclage, perdent leur statut. L’authenticité, la sincérité, la beauté, le contenu et la compétence sont revigorés en tant que concepts et recherchés en tant qu’effets. 194 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki On parle aussi du Performatisme (Eshelman 2008), qui peut être défini simplement comme une époque où un concept unifié de signe et de stratégies de fermeture ont commencé à concurrencer directement - et à déplacer - le concept de signe divisé et les stratégies de transgression typiques au postmodernisme. Une autre tendance est l’Hypermodernisme (Lipovetsky 2004) pour la nouvelle phase au-delà du postmodernisme, suggérant que la modernité n’a pas pris fin. Le préfixe «-hyper-» souligne le «-culte de l’excès-» engendré par le consumérisme, et qui soumet le postmodernisme - avec ses ambitions libératrices - à la logique du marché. En outre, l’Automodernity (Kirby, Lipovetsky) suggère l’interaction de l’autonomie humaine et de l’automatisation technologique, et considère la technologie derrière le départ du postmodernisme, en accord avec Alan Kirby. Après Lipovetsky, il attire l’attention sur un nouvel individu paradoxal et responsabilisé. D’autres tendances incluent le Renouvellisme (Toth et Brooks 2007). Il est à noter que John Toth ne suggère pas un retour simpliste aux valeurs de l’illumination à savoir la vérité, le sens et le progrès. Il ne prêche pas non plus le déni dogmatique postmoderne de ces valeurs. Toth souligne plutôt une attitude artistique dominante qui reflète un «-(re) tournant vers des idéologies apparemment pré-postmodernes … très tempérées par les leçons du postmodernisme-». On parle aussi d’Altermodernisme (Bourriaud 2009). Bourriaud expose la thèse de cette nouvelle orientation dans l’art, lors de son exposition en 2009 à Londres pour le spectacle triennal Tate. Il met l’accent sur la créolisation en remplacement du multiculturalisme, la communication accrue à travers les voyages et la mondialisation, comme les traits fondamentaux d’un altermodernisme qui redéfinit le modernisme occidental blanc. Il conçoit l’altermodernisme comme une «-synthèse entre modernisme et postcolonialisme- », au-delà de tout «- retour obsessionnel vers le passé-». La liste n’est pas exhaustive puisqu’elle englobe aussi le Digimodernisme (Kirby 2009). L’anti-élitisme postmoderne a muté en populisme bas, privilégiant la culture basse, au lieu du postmodernisme qui ironise à la fois le haut et le bas. Il critique les effets pervers de la technologie. En contre partie, le Métamodernisme (Vermeulen et van den Akker 2010) subvient à un besoin généralisé de «-réponses-» et l’espoir a remplacé le scepticisme postmoderne, l’illusion et l’ironie. En tant que tels, les artistes métamodernes articulent ce que les théoriciens considèrent comme le tournant néo-romantique, une foi renouvelée dans l’individu en tant qu’agent d’expression et de désir. Ce qui suit de ces lectures est un sentiment de dépassement, pas un départ brusque, un mouvement qui est modélisé par les «-leçons-» du postmodernisme - l’attaque de la vision occidentale du monde, sur le totalitarisme, sur les notions d’absolu et vérités universelles -, ce qui peut être qualifié de Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 195 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire résultat positif du postmodernisme. Cependant, il y a une tendance radicale à rejeter le nihilisme, le manque de sens et le cynisme, en faveur d’un renouveau réaliste, éthique et spirituel, et une nouvelle foi dans l’individu et l’artiste, et leur responsabilité envers la communauté. 3.4. Pour une pragmatique de l’altérité Les propos de la pragmatique de l’altérité sont propres à Bessière (2008, p.-11-12) pour qui la pragmatique de l’altérité est le fondement de l’éthique et ne peut être conçue si on ne réussit pas à allier rationalité éthique et relativisme ou relativisation éthique. Bessière soutient qu’il n’y a de pragmatique de l’altérité que selon une singularisation de l’affirmation éthique, qui désigne la place faite à l’autre. Par pragmatique de l’altérité (propos de Meyer, 2000-; Sartre, 1983), il faut comprendre que toute question éthique est indissociable d’une reconnaissance spécifique d’autrui et que cette reconnaissance n’est pas elle-même dissociable d’un choix d’action. Selon Bessière- (2008, p.- 11-12), la perspective éthique que portent les œuvres littéraires peut être ultimement définie comme une solution à la dichotomie de l’universel éthique et du relativisme éthique. Bessière entend plutôt souligner que l’œuvre est ce moment énonciatif où universel et relativisme vont ensemble. La lecture est la reprise de ce moment énonciatif, par rapport auquel le lecteur peut ou doit se situer. Ainsi, la rationalité éthique est indissociable de ce moment énonciatif et l’exposé explicite d’un relativisme éthique - celui dont se réclame le multiculturalisme - ne peut aller contre cette rationalité. L’œuvre littéraire, selon Bessière (ibid), par sa figuration de la pragmatique de l’altérité, par le moment réflexif de l’éthique qu’elle expose, préserve un égal droit de cité à l’universel et au relatif en éthique. Par là-même, elle fait explicitement de la question éthique une question existentielle. Dans ces conditions, Bessière considère que la question éthique en littérature, dans le cadre de la littérature comparée, doit sans doute commander des typologies, les diverses expressions de la question éthique suivant les cultures, les littératures, suivant les genres littéraires-; elle doit aussi prendre directement la question de l’universalisme et du relativisme, non pour trancher en faveur de l’un des deux termes, mais pour examiner systématiquement comment les œuvres littéraires, suivant les cultures, disposent cette singularisation des perspectives éthiques et comment elles figurent la pragmatique de l’altérité. Cette dimension nous paraît un enjeu théorique futur qui va préoccuper les critiques littéraires pour les décennies à venir. 196 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki 4. Conclusion Il s’avère que le grand enjeu est le concept présumé de l’autonomie du texte littéraire vis-à-vis des contre-discours. Par contre-discours, il faut comprendre que la littérature et ses œuvres se trouvent dans une opposition aux divers discours sociaux, culturels, que l’on peut dire dominants, même s’ils ne le sont pas dans les faits. Par cette opposition, Bessière-(2008, p.-7) nous avertit que la littérature et ses œuvres deviennent en elles-mêmes des lieux de valeurs, sans que ces valeurs soient caractérisables autrement que par ce jeu d’opposition. Toutes ces remarques peuvent se résumer de manière simple-: qu’il s’agisse de la «-post-histoire-», de l’autre, ou du contre-discours, la littérature et les œuvres deviennent en elles-mêmes l’espace de la valeur, sans qu’il y ait à considérer, de manière plus précise, une caractérisation de la valeur. En effet, Bessière-(2008, p.-7) met en contraste deux perspectives. La première perspective est illustrée par la philosophie morale, telle qu’elle se pratique aux États-Unis et en Grande Bretagne. Cette perspective rappelle qu’il y a une tradition éthique qui caractérise la littérature et qui s’est explicitement exprimée d’Aristote à Henry James. Cette tradition est moins celle d’une assertion directe des valeurs que celle de la caractérisation de l’agent humain ce qu’est précisément la question éthique-: comment devons-nous vivre-? Il est tout à fait exact que la plupart des œuvres littéraires posent cette question fondamentale. Il est aussi tout à fait exact que cette question soit un moyen direct pour susciter, chez le lecteur, des interrogations éthiques. On doit dire que cette perspective définit ce qui peut être tenu pour la manifestation la plus directe du jeu réflexif que porte et qu’engage l’œuvre. Une seconde perspective, selon Bessière (2008, p.- 7), est impliquée par l’essentiel de la théorie et de la critique littéraire contemporaine, mais n’est pas ouvertement formulée. La question éthique, que porte une œuvre littéraire, renvoie alors à la rationalité éthique, telle qu’elle peut être lue dans l’œuvre, d’une part, et, d’autre part, à la reconnaissance des choix éthiques spécifiques que l’œuvre autorise. Bibliographie Abrams, M. H. & Geoffrey Harpham, eds. A Glossary of Literary Terms, Boston, Wadsworth Cengage Learning, 2009. Aggarwal, M.G. (2015). Praxis of the Ethical Turn through Literature. International Conference on Humanities, Literature and Management (ICHLM’15) Jan. 9-10, Dubai (UAE) Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Baker, Peter. Deconstruction and the Ethical Turn, Florida, UP of Florida, 1995. Baker, Steven. The Fiction of Postmodernity, Edinburgh, Edinburgh UP, 2000. Bauman, R. A World of Others’ Words-: Cross-Cultural Perspectives on Intertextuality, Malden, MA: Blackwell Pub., 2004. Bauman, R. & Ch. L. 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Comment «- actualiser les virtualités- » d’un texte- ? D’une part, ces questions obligent à remonter vers la littérature même, et à évaluer le sens qu’elle émet dans notre monde. D’autre part, et à la faveur de cette reconception, l’œuvre se prononçant désormais dans «-l’accueil- », le caractère jubilatoire de l’acte de lecture se trouve être accru, non seulement du fait que «- la lecture devient approche, accueil ravi de la générosité de l’œuvre-», mais aussi parce que le lecteur pérennise l’œuvre en la renouvelant significativement, en la faisant parler, lui. Quelle éthique alors pour lire la littérature aujourd’hui-? Par ailleurs, comment, après que l’on ait étudié ses classiques, choisir librement la littérature sur laquelle éprouver ses outils de compréhension critique-? Une éthique de la littérature ne soulève-t-elle pas le problème de ce choix-? Or nos choix littéraires ne sont-ils pas entravés, et même aliénés par les diktats académiques, par les injonctions éditoriales-? Je ne peux ici m’empêcher de penser par analogie aux laboratoires pharmaceutiques qui, d’une certaine manière, influent sur les résultats des recherches scientifiques et travaillent à renforcer leur poids en matière de décision médicale et d’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché). Or, j’ai un peu l’impression que les lecteurs que nous sommes sont téléguidés, qu’on décide pour eux de ce qu’il faut lire, de ce qu’il faut mettre sur le mercato de 200 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton la critique, et, en somme, de la manière dont il faut lire. Mais déjà, au titre de quelle éthique la littérature nous enjoint-elle de la lire-? Yves Citton-: Votre remarque est très profonde. À l’Université de Paris 8, où je viens d’être recruté, nous sommes justement en train de discuter de cela- : devons-nous donner à nos étudiants de littérature une liste d’auteur(e)s canoniques qu’il faudrait avoir lu(e)s durant des études de lettres-? Certains sont contre a priori, en se réclamant d’une liberté et d’une hétérogénéité qui font la valeur de la littérature, justement - on ne peut ni la limiter, ni la définir par avance, elle vient toujours de là où on ne l’attendait pas. Ils ont raison, mais je souligne aussi que nous avons toujours des «-communs-» qui nous permettent de co-opérer, de nous comprendre, et de jouer nos dissensus autour de références communes. Donc je pousse pour que nous essayions effectivement de dire ce qui, pour nous, en 2017, à Paris 8, nous semble important à proposer aux étudiants dans le cadre d’études de Lettres. Cela peut aussi bien inclure des «-grands classiques-» (Rousseau, Proust) ou des écrivaines «- mineures- » (Isabelle de Charrière) que des anthropologues (Anna Tsing), des psychanalystes (Jacques Lacan) ou des philosophes (Achille Mbembe). La liberté de choix n’implique pas forcément l’individualisation des choix. Le pouvoir se situe aujourd’hui au niveau des architectures de choix, et proposer une certaine liste collective orientant lesdits choix individuels me semble tout à fait justifié - ne serait-ce que pour ne pas être livrés pieds et poings liés aux listes algorithmiques agencées par (et pour) YouTube ou Amazon. L’éthique est ici une affaire d’orientation collective au sein de la multiplicité d’offre proposée à notre attention. Il nous incombe de nous aider les uns les autres à orienter et structurer nos choix, pour ne pas subir la seule loi du marché de l’attention. La littérature ne demande pas à être lue, pas plus que les traités de théologie du XVII e siècle que plus personne ne lit aujourd’hui… Il y a un désir de fiction, un besoin de récit, une soif de réflexion dans nos populations, mais le marché publicitaire de l’attention nous bombarde de produits qui nous attirent vers le bas. On pourrait appeler «-littérature-» tout ce qui nous attire vers le haut… S.K.-C.-: Une fois cette liberté de choix conquise, le lecteur ne doit-il pas prendre conscience que l’auteur lui-même, dans son propre rapport lire/ écrire, a dû choisir, élire-? La littérature comme exercice technique - et l’écriture -, ne sont-elles pas elles-mêmes le résultat d’un rapport herméneutique-? En ce sens la littérature serait le contraire exact d’une définition de l’entité divine- : née de et donnant naissance à, elle articule l’avant de l’écrire - la 201 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 lecture - et son moment d’actualisation - le li(v)re du lecteur, puisqu’elle naît de la lecture et qu’elle engendre la lecture… Y.C.- : Tout à fait d’accord- : la «- littérature- », si elle existe, on la fait exister ensemble, auteurs, lecteurs, critiques, enseignants, en renouvelant constamment nos imaginations, nos soifs de compréhension, nos besoins de partages affectifs, nos sensibilités, nos capacités de jeu et de critique. Il y a «-littérature-» quand nous jouons le jeu des mots pour faire avancer ces imaginations, compréhensions, affections, sensibilités, critiques. Éthique et herméneutique S.K.-C.- : À la source de la recherche, de la réinterrogation critique des grands textes, il y a la fréquentation des bibliothèques. Or, dans les régions mal desservies par les circuits de documentation, par les flux informationnels scientifiques, la question des bibliothèques comme centres cristallisant des traces de savoirs, comme sites archéocritiques, se pose, et d’une façon délicate. Y a-t-il une herméneutique spécifique au sujet décentré (des bibliothèques)- ? Peut-on travailler, servir une herméneutique réellement digne de ce nom sans recours massif à la documentation-? Michel Serres écrivait en 1991 dans Le Tiers-instruit-: «-Il faut fréquenter les bibliothèques, certes-; il convient, assurément, de se faire savant. Étudiez, travaillez, il en restera toujours quelque chose. Et après- ? Pour qu’il existe un après, je veux dire quelque avenir qui dépasse la copie, sortez de la bibliothèque pour courir au grand air-; si vous demeurez dedans, vous n’écrirez jamais que des livres faits de livres. Ce savoir, excellent, concourt à l’instruction, mais celle-ci a pour but autre chose qu’elle-même. Dehors, vous courrez une autre chance-» (op. cit., p. 99). L’ombre de Jean Dubuffet et du malaise qu’il formulait dans Asphyxiante culture, en 1968, ne plane-t-elle pas sur ces mots du philosophe-? Y.C.-: Cette question du statut et des fonctions des bibliothèques est très intéressante, et demande à être considérée à partir des spécificités de chaque lieu de la planète. Vivre dans une ville comme Paris qui offre des dizaines de bibliothèques, de la BNF aux médiathèques de quartier, toutes merveilleusement riches, est très différent de vivre dans un village tunisien. La question générale tient aux rapports entre le site matériel localisé d’une bibliothèque-médiathèque et l’offre de biens culturels disponibles en ligne par connexion numérique. Cette dernière offre une opportunité unique dans l’histoire de l’humanité pour permettre à presque chacun(e) d’accéder à une quantité inouïe d’informations, d’images, de sons. C’est une avancée proprement merveilleuse en soi. Cela s’ajoute à la réalité antérieure, mais 202 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton sans la remplacer - ce qui est un principe fondamental de l’approche proposée par «-l’archéologie des media-» que j’essaie avec d’autres de promouvoir dans l’espace francophone. On consulte toujours son écran depuis quelque part, au sein d’un certain environnement matériel et social. Même si les médiathèques de demain devaient ne plus offrir que des écrans - ce que je ne crois nullement- : les livres papiers offrent une expérience unique et irremplaçable -, elles offriraient un certain environnement favorable à un certain type d’expérience, expérience qu’on peut qualifier grossièrement comme étant «-de recherche-». Cela implique un espace de silence, de suspension de notifications (éteindre son portable), la mise en visibilité de certaines possibilités sur lesquelles est attirée notre attention (vitrines, posters, fiches d’informations, conférences, ateliers, rencontres avec des auteurs, etc.), la présence de conseillers humains qui nous aident avec leur présence humaine à mieux mener nos recherches. La phrase de Michel Serres est très belle, et rend compte de l’autre côté de cette même réalité-: la vertu d’une médiathèque est de nous isoler d’une certaine réalité immédiate qui nous attache à l’actualité-; son danger est bien entendu de nous détacher excessivement de cette réalité actuelle, et il faut donc savoir aussi sortir de la bibliothèque pour «-courir au grand air-». Mais l’important est d’avoir accès aux deux, parce qu’ils se complémentent, et non de choisir l’un contre l’autre. S.K.-C.-: La question des bibliothèques nous renvoie systématiquement à celle de l’interprétation et du rapport à l’interprétation. Se situer relativement à la critique antérieure - aux prédécesseurs - nécessite aussi de prendre la mesure de l’écart, de la distance à adopter vis-à-vis de cette critique. Cette distance est elle-même inférée par le processus de réfutation engagé par le chercheur et qui est inhérent à toute démarche de questionnement. La lecture «- affabulante- », dans ce qu’elle appelle comme fictionnalisation du récit critique, dans la manière dont elle autorise le décollement hors de la stricte fiction de l’auteur, hors de son intention rhétorique initiale, et même dans la manière dont elle stimule l’aptitude fictionnelle du récepteur, ne relève-t-elle pas d’une «- philosophie de la question- » (M.-A. Ouaknin, Le Livre brûlé)- ? En nous obligeant à questionner nos habitudes d’attribution du sens, la littérature ne nous renvoie-t-elle pas, dangereusement peut-être, à notre propre être, qui demeure à questionner-de nouveau, constamment-? Y.C.- : On peut en effet prendre la bibliothèque - locale ou virtuelle - comme le lieu où sont engrangés les savoirs, les mythes et les interprétations du passé. Sous cet aspect aussi, il faut savoir en sortir (ce qui présuppose qu’on y soit préalablement entré) pour aller «-courir au grand air-», à savoir sortir des chemins déjà battus. Jouer le jeu de la réfutation n’est qu’une des possibilités, qui nous pousse à inscrire ce que l’on fait contre ce dont on 203 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 hérite. C’est en quelque sorte inévitable, puisqu’on se situe toujours relativement à quelque chose dont on se distingue, mais on peut aussi jouer les jeux de la complémentation, de l’approfondissement, de la dérivation, de la bifurcation. Tout cela repose en effet sur ce que vous évoquez comme une «-philosophie de la question-»-: et vous suggérez très bien que cette question, c’est en apparence nous qui l’adressons au texte que nous lisons («-Qu’as-tu à nous dire de nouveau-? -»), mais que c’est tout aussi bien le texte qui nous l’adresse à nous («-Comment peux-tu rendre compte de ce que je te fais-? -»). Mais pour que le texte nous fasse quelque chose d’intéressant, il faut que nous cultivions une certaine disponibilité à son égard, à l’égard de ce qu’il peut nous faire de nouveau et d’encore indicible. Jean-Marie Schaeffer, dans sa Petite écologie des études littéraires (2011), montre bien que tout un versant des études de lettres conduit au contraire à étouffer cette disponibilité. Apprendre aux élèves et aux étudiants à appliquer des catégories (narratologiques, sémiotiques, linguistiques, rhétoriques, historiques, théoriques) sur un texte, en leur mettant des notes qui les punissent s’ils n’ont pas trouvé la bonne catégorie à utiliser, est le meilleur moyen d’inhiber ce questionnement plus fondamental-: non pas «-Suis-je un narrateur intraou extra-diégétique- ? - », mais «- En quoi est-ce que je t’interpelle- ? Où est-ce que je te touche-? De quoi est-ce que je te fais douter-? -». Ou plus fondamentalement encore-: «-Qu’est-ce que je te dis-? -». Le sens du texte n’est jamais figé dans des catégories préexistantes, il est toujours en avant de lui, dans ce qu’on en fera aujourd’hui et demain. Il émerge toujours dans un certain a posteriori. Herméneutique du texte religieux S.K.-C.- : Restons sur ce droit à donner un «- sens a posteriori- » au texte littéraire. S’il y a un domaine où ce droit est vital, et où il me semble même qu’il devient un devoir, c’est celui de l’herméneutique du texte religieux - redondance, en vérité, puisque nos méthodes d’approche du texte littéraire dérivent de certaines techniques d’exégèse biblique… L’acte interprétatif étant dans ce domaine un ijtihad 1 constamment reconduit, l’intérêt d’une lecture actualisante n’est jamais aussi crucial que lorsqu’on aborde la (re) lecture et la (ré)interprétation des textes sacrés. Aussi la meilleure preuve de l’utilité de la lecture actualisante est-elle la nécessité de l’actualisation du texte religieux. Dans les sociétés menacées par l’intégrisme, où les textes profanes du patrimoine culturel sont dévalués sinon escamotés au profit du seul intérêt pour la parole divine ou para-divine, dans ces sociétés où règnent 1 Dans l’herméneutique musulmane, ce terme désigne l’effort maintenu, toujours renouvelé, de la quête des significations que l’on peut affecter au texte sacré. 204 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton souvent des herméneutiques timorées car sidérées, cette nécessité de la mise à niveau de la «-compétence herméneutique-», et du courage qu’implique la mise en pratique de cette compétence, s’impose. Aviez-vous considéré les choses sous cet angle un peu particulier - et qui selon moi, constitue l’un des arguments majeurs en faveur de votre théorie-? Y.C.- : Je suis vraiment très content que vous souligniez cet aspect de la question parce qu’il me semble en effet très important - sans doute dans le contexte tunisien qui est le vôtre, mais tout autant dans le contexte nord-américain que je connais mieux, ainsi que, différemment, dans le contexte français actuel. D’abord, comme vous le soulignez vous-même, il faut rappeler que notre herméneutique littéraire (occidentale, moderne) a été largement informée par l’herméneutique religieuse des siècles passés. Hans-Georg Gadamer, dès les années 1950, a posé un cadre de réflexion qui me semble très pertinent en montrant la continuité et la similarité des gestes que font le critique littéraire construisant une interprétation littéraire, le religieux construisant son prêche à partir d’un fragment de texte sacré et le juge construisant un jugement à partir de textes de loi (qu’ils relèvent du code civil ou de la jurisprudence antérieure). Tous trois cherchent appui dans un texte hérité du passé, texte investi d’une certaine autorité, pour à la fois inspirer et légitimer une affirmation concernant le présent. Le critique prétend énoncer ce que le texte littéraire nous dit «-vraiment-», et que les lecteurs antérieurs n’auraient pas identifié avec suffisamment de précision-; le religieux prétend énoncer ce que le texte sacré implique comme injonctions comportementales dans le contexte de nos vies actuelles- ; le juge prétend énoncer ce que la loi implique comme punition dans le cas particulier d’une accusation de délit ou de crime portée devant sa juridiction. Dans les trois cas, il me semble qu’on peut opposer deux attitudes très proches entre elles, mais qu’il est important de distinguer finement. L’attitude littéraliste (avec un «-l-») prétend que l’interprète ne fait qu’appliquer mécaniquement ce que le texte (littéraire, sacré, juridique) dit lui-même de façon univoque et irréfutable. Cette attitude considère l’interprétation comme une simple lecture automatique, du type de celle qu’un ordinateur fait d’un programme-: le programme a été écrit de façon non-ambiguë pour que l’ordinateur puisse décider mécaniquement d’un et d’un seul traitement-réponse à fournir aux données-questions qu’on lui présentera. Dans cette attitude littéraliste, la lettre du texte commande son interprétation de façon univoque, comme le programme codé commande le comportement de la machine informatique. Le critique, le prêtre et le juge ne sont que des «-computeurs-» - et on pourrait imaginer de les remplacer un jour par des ordinateurs électroniques. 205 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 L’attitude littérariste au contraire (avec un «-r-») reconnaît que, pour le dire en forme de boutade, tout est littérature-: elle reconnaît que, comme dans le cas des œuvres littéraires, tout texte peut être interprété de plusieurs façons différentes, et cela parce que sa lettre même renferme toujours (et inéluctablement) des ambiguïtés, des équivoques, des polysémies, qui permettent à ses différents interprètes d’en tirer des significations différentes suivant les contextes, les agendas, les attentes, les parti-pris au sein desquels ils le situent pour le comprendre. Je prends des termes très proches - littéraliste et littérariste - pour souligner que les deux attitudes s’attachent à la lettre des textes. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Les approches scientifique et philosophique, par exemple, telles qu’elles ont été développées en Occident au cours des quatre derniers siècles, ne s’intéressent pas à la lettre des textes, mais aux concepts, aux modèles, aux régularités, aux rapports quantitatifs que ces textes essaient d’exprimer. Du point de vue religieux aussi, on a des traditions de croyance qui vont chercher le référent principal de la légitimité dans la conscience intime, personnelle, ou dans les rituels collectifs que nous pouvons observer sans nous attacher à la lecture d’un texte. Le littéralisme et le littérarisme ont donc bien quelque chose en commun. La différence entre les deux est toutefois cruciale dans leurs effets sociaux, lorsqu’on sort de l’herméneutique littéraire pour entrer dans le domaine de la religion et du droit. Les littéralistes, en se prétendant n’être que des computeurs mécaniques d’une vérité déjà établie, s’efforcent d’imposer leur interprétation comme la seule valable. Ils nient le travail de médiation et de construction de sens - travail humain, trop humain - qui est le leur. Ils imposent des préceptes moraux et des règles de loi, des interdictions et des condamnations, comme si c’était «-la loi- » ou «-Dieu- » ou «-les Pères fondateurs- » qui parlaient immédiatement à travers leur bouche - dont nous devrions pourtant tous savoir d’évidence qu’elle est fatalement humaine, trop humaine. Les littéraristes, au contraire, soulignent la part décisive que joue la médiation interprétative dans la construction même de la signification tirée du texte investi d’autorité. Ils nous demandent de rester aussi attentifs que possible au texte lui-même, à sa lettre, ils l’investissent bien d’une certaine autorité, mais ils reconnaissent que les textes (les articles de loi, les paroles divines, celles des Pères fondateurs) ne parlent jamais directement, jamais automatiquement, à travers ceux qui interprètent la lettre de ces textes. Un exemple parmi des milliers d’autres, qui nous sort du contexte tunisien ou français, serait celui du «- Second amendement-» à la Constitution des USA. Le texte en est le suivant-: «-A well regulated militia, being necessary to the security of a free state, the right of the people to keep and bear arms, shall not be infringed-». Les littéraristes doivent bien entendu repartir de la langue originale dans laquelle le texte a été écrit, et toute traduction est déjà une 206 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton interprétation. En l’occurrence, je traduirais cela par- : «- Une milice bien réglementée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit accordé au peuple de posséder et de porter des armes ne devra pas être enfreint.-» Voilà le texte. Les littéralistes de la National Rifle Association (NRA) disent qu’il n’y a aucune ambiguïté à trouver là-dedans-: le texte énonce on ne peut plus univoquement le droit de chaque membre du peuple de posséder et de porter sur lui une arme. Ils prétendent ne faire qu’appliquer ce que dit le texte lui-même (et à travers lui, les Pères fondateurs de la nation états-unienne) à la situation contemporaine lorsqu’ils s’opposent à toute réglementation qui limiterait («- enfreindrait- ») ce droit de porter des armes. L’évidence a l’air d’être de leur côté a priori - de même que de ceux qui s’abritent derrière tel verset de la Bible ou du Coran pour imposer ou pour interdire telle ou telle pratique sociale (le port d’un certain habillement, l’homosexualité, l’avortement). Les littéraristes nous invitent à considérer les choses de façon plus critique. Que veulent donc dire les termes «-arms/ armes-» ou «-people/ peuple-». Le droit accordé au «- peuple- » s’applique-t-il aux enfants de 2 ans d’âge- ? aux prisonniers- ? Ils font bien partie du «- peuple- », d’un certain point de vue. Mais même les littéralistes les plus enragés de la NRA ne prônent pas la distribution d’armes aux prisonniers. C’est donc qu’ils limitent implicitement la signification du mot people, parmi tous les gens qui font partie du peuple états-unien, à ceux qui ont plus qu’un certain âge, qui ne sont pas en prison, ni en asile d’aliénés etc. De même pour le terme arms-: aucun littéraliste n’inclut dans les «-armes-» en question la possession d’un missile nucléaire. Ici aussi, ils limitent implicitement donc la signification du mot arms à certaines des choses auxquelles il peut faire référence, pour en exclure d’autres. Autrement dit-: ils construisent une certaine interprétation du texte de loi, alors que d’autres interprétations du même texte de loi seraient également possibles à la lecture de la lettre de ces textes. Ces problèmes ne se résolvent pas en sortant de la lettre des textes pour aller chercher la réponse dans les intentions des auteurs. Les membres de la NRA et les activistes qui demandent une limitation du droit de porter des armes peuvent aller chercher d’autres textes où chaque parti prouvera que l’un des Pères fondateurs aurait exclu, dans telle lettre à un ami, le fait de distribuer des armes aux prisonniers ou aux enfants. Mais un activiste rétorquera que Thomas Jefferson ne pouvait pas inclure un fusil-mitrailleur sous le terme arms puisque les fusils-mitrailleurs n’existaient pas à son époque. Bref, on sera dans un débat interprétatif, au sein duquel chaque parti propose de construire la signification de la lettre du texte selon d’autres hypothèses, principes et visées concurrentes. Les littéraristes reconnaissent que toute signification tirée de la lettre d’un texte peut faire l’objet d’un débat interprétatif. Les littéralistes le dénient. 207 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 À mon avis - qui reprend celui de penseurs constructivistes (Bruno Latour) ou dé-constructionnistes (Jacques Derrida, Stanley Fish) bien connus - il est crucial de nous ranger du côté des littéraristes afin de reconnaître les conséquences socio-politiques énormes du fait que les débats interprétatifs sont omniprésents et inévitables - et que ceux qui les dénient représentent des menaces très dangereuses pour nos sociétés. C’est précisément en ceci que les études de lettres me semblent être profondément politiques-: en faisant de nous des littéraires, elles nous forment à devenir des littéraristes conséquents, ouverts aux débats interprétatifs, capables à la fois d’en mesurer les difficultés, d’en limiter les dangers et d’en développer les potentiels émancipateurs, égalitaires et démocratiques. S. K.-C.- : Au-delà de l’interprétation des textes, la question de l’herméneutique religieuse soulève celle du statut de la fiction et des récits fictionnels (constitutifs de toute culture). Selon vous, «-le récit fictionnel-» doit devenir «-un opérateur essentiel dans la formation des "valeurs" autour desquelles se retrouvent et se battent nos sociétés-». «-Les fictions-et leurs interprétations littéraires- », soulignez-vous, «- apparaîtront comme un espace unique de négociation des croyances, où peut se construire une culture proprement col-lective - réfléchissant ensemble à ses lectures - qui déjoue à la fois les dangers d’une croyance rigidement bloquée (intégriste, fondamentaliste) et ceux d’une croyance excessivement labile (désengagée, désolidarisée, "opportuniste")- ». Pour interagir avec vous, je dirai ceci- : il est vrai que dans cette perspective, lire/ élire, c’est prendre le parti de ne pas respecter la distribution des parts en termes de littérature advenue dans telle aire géoculturelle, distribution qui s’est effectuée selon le ratio ethno-politique ou ethno-confessionnel (c’est le cas des littératures des minorités, par exemple). Or, actualiser la lecture de ces textes-là implique aussi - et peut-être même est-ce le seul moyen, je pense ici à la littérature judéo-maghrébine - de les réengager dans un processus de lecture collectif inclusif, solidaire, et non plus solitaire, qui en accentuerait à l’inverse l’appartenance minoritaire. Cet engagement qui re-collectivise, qui refonde une collectivité culturelle est d’autant plus effectif que c’est le lecteur même qui «-crée-» le texte, qui le fait exister en l’élisant comme texte à interpréter - «-Michel Charles et une réflexion sur les implications de la critique dite "génétique" en arrivent à présenter la "réalité objective" du texte (et non plus seulement la signification qu’on lui reconnaît) comme une création de son interprète-éditeur-». La lecture qui actualise est ainsi celle qui brouille les frontières entre littérature majoritaire et littérature minoritaire, en reconsidérant l’ensemble des motifs littéraires constituant un patrimoine culturel donné. Je crois que cette question est essentielle, parce que relire selon cette approche, c’est délocaliser, c’est également défaire le plissage herméneutique habituel du texte, le 208 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton prendre différemment. Or cette «-délocalisation-» de la lecture par rapport aux sillons déjà tracés a pour effet de réordonner notre propre «- localisation- » - identitaire, géoculturelle… Opérant ce «- déplacement d’univers- » que vous évoquez, elle nous oblige par ailleurs à «-rompre l’accoutumance-» (Saint-John Perse). Or c’est là mon plaisir même en tant que lectrice-: lorsque «- des lectures "inspirées" et inspirantes (plutôt que scolairement "méthodiques") peuvent […] faire de la rencontre avec une œuvre l’occasion d’une redéfinition de mes priorités et d’une redescription de mon identité-»… Y.C.: Au moins deux points me semblent à souligner dans ce que vous venez de dire, qui me semble vraiment très important. D’abord, le fait que nos lectures sont toujours un peu «-collectives, solidaires, et non seulement solitaires-». Je ne lis jamais seul, ne serait-ce que parce que je lis dans une langue qui doit m’être commune avec l’auteur(e), ainsi qu’avec les milliers ou millions de gens qui contribuent à faire vivre cette langue commune. Nos lectures sont collectives parce qu’elles sont l’occasion de raviver en nous, comme vous le dites aussi très bien, des «-récits constitutifs de toute culture-», que ces récits se présentent comme fictionnels ou comme historiques. L’éthique des études de lettres consiste donc à nous aider à reconnaître la dimension solidaire de nos pratiques de lecture, même lorsqu’elles ont l’air d’être solitaires. Les récits, les connaissances, les beautés, les vérités n’existent - entre nous et en nous - que dans la mesure où nous les faisons circuler parmi nous, que dans la mesure où nous nous en servons pour faire ce que nous faisons au milieu de et avec autrui. Mais sur ces questions, il faudrait aussi regarder de beaucoup plus près que je ne l’ai fait la question des pratiques collectives de lecture, comme nous invite à le faire François Cusset. Il y a beaucoup de contextes dans lesquels nous lisons et interprétons ensemble-: les cours et séminaires d’études littéraires, bien sûr, mais aussi les book clubs, les ateliers participatifs, les discussions de bistrot, les chat rooms, les sites où chacun(e) peut poursuivre la rédaction des fictions les plus célèbres, de façon souvent interactive. Il y a là tout un monde que les études littéraires classiques occultent en faisant comme si l’expérience littéraire était un plaisir solitaire, au lieu d’être aussi une pratique collective. Je trouve aussi très stimulant ce que vous dites de la dynamique dont participe l’expérience littéraire entre le majoritaire et le minoritaire. Toute langue commune est «- majoritaire- » au sein de la communauté donnée qui s’en sert. Mais comme nos langues se superposent les unes aux autres à l’occasion de la mondialisation, et comme aucune langue n’est parfaitement commune, puisque chaque classe sociale, chaque région, chaque idéologie, chaque «- sous-culture- » invente constamment des sociolectes marginalement différents des autres sociolectes pratiqués en d’autres sphères de la 209 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 société, nos solidarités relèvent très souvent de collectivités minoritaires. L’attention littéraire - littérariste - portée aux textes et à leur interprétation est justement un lieu de négociations constantes des frontières entre le majoritaire et les minoritaires qui se superposent, s’opposent, s’interposent entre nous et en nous. Se demander ensemble, dans des débats interprétatifs, ce que veut dire la lettre de tel ou tel texte dont on essaie de construire ensemble une signification commune - ou au moins des significations partageables - voilà précisément ce qui nous aide, individuellement et collectivement, à opérer un travail d’adaptation constante de nos «-valeurs-» (à savoir de nos significations) au sein d’un monde qui est lui aussi en changements constants. Lecture et herméneutique dans les anciens pays colonisés S. K.-C.- : Cette (re)construction constante de collectivité que vous soulignez à l’instant suggère que l’éthique de l’herméneutique pose ipso facto celle de la transmission. Devons-nous, en tant qu’enseignants, transmettre un savoir - ce qui, à mon sens, est de moins en moins «-urgent-» puisque Google se substitue beaucoup au professeur - ou plutôt cultiver chez l’apprenant une aptitude à réinterroger et à ouvrir les possibilités d’imaginer une autre «-vision prophétique du passé-» du texte-- pour reprendre la formule d’Édouard Glissant-? Si l’on suit votre logique, «-transmettre-», c’est accepter de renoncer à la prérogative de la pensée canonique, du plan-type du professeur. Quelque part, la lecture actualisante démet l’enseignant de son pouvoir herméneutique, pouvoir souvent abusif car il contrecarre l’ambition interprétative personnelle de l’apprenant. Ambition inhibée par une forme d’aliénation dans la mesure où, dans les anciennes colonies ou anciens protectorats de la France, on maintient de façon étonnante au programme des textes sans aucun intérêt pour le chercheur local, et qui sont de surcroît considérés sans la moindre proposition exégétique de renouvellement, c’està-dire sans être confrontés à l’épreuve d’être déchus du traditionnel piédestal herméneutique sur lequel la critique métropolitaine les a dressés. Dans cette perspective, la lecture actualisante consiste aussi à prendre conscience que le texte - le roi -, est nu, qu’il est destiné à s’éprouver autrement, sans les étais de la critique… Y.C.-: Je ne dirais pas forcément que «-la lecture actualisante démet l’enseignant de son pouvoir herméneutique-», mais plutôt que, dans la mesure où elle s’articule en une pratique du débat interprétatif (forcément collectif), elle distribue le pouvoir herméneutique d’une façon moins centralisée, et donc potentiellement moins «- abusive- ». Mais le point central de votre 210 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton réflexion est le décalage potentiel entre d’une part un canon littéraire, imposé par l’enseignant(e) et l’administration qui en conditionne les actions, et d’autre part des attentes ou des besoins de la part des étudiant(e)s. La situation coloniale où des petits Algériens doivent apprendre les dates des victoires de «- nos ancêtres- », Gaulois ou Francs, sur les envahisseurs arabo-musulmans à Roncevaux est à la fois caricaturale et emblématique de deux problèmes plus profonds, à distinguer entre eux. D’une part, on pourrait y voir le fait que la plupart des cultures doivent aujourd’hui se cultiver au sein d’un mille-feuille de cultures superposées-: il y a la culture du quartier, celle de la région, celle de l’État-nation, celle de la communauté linguistique, et celle d’une culture de consommation mondialisée qui s’infiltre toujours plus profondément en nous et entre nous. Il n’est donc pas absurde de s’instruire sur l’histoire de France, sur la Guerre de Sécession des USA ou sur l’évolution de la Chine au cours des dix derniers siècles, puisque, même en vivant dans une petite ville tunisienne, on est exposé à des forces (culturelles, sociales, économiques) qui viennent de France, des USA et de Chine, et donc que nous vivons bien, que cela nous plaise ou non, sur une seule et même planète, au sein d’une histoire appelée à converger. Mais il faut aussi, d’autre part, y voir le symptôme d’un impérialisme culturel à combattre dans les conséquences multiples, impérialisme qui poursuit jusqu’à aujourd’hui la colonisation des pays par la colonisation des esprits. Je ne connais pas de meilleure analyse de cet impérialisme culturel que celle donnée par le penseur allemand Georg Franck, dans ses travaux sur «-l’économie de l’attention-» et le «-capitalisme mental-». Je me permettrai de le citer longuement parce qu’il condense une série de phénomènes qu’il me semble essentiel de mieux comprendre-: Dans l’économie mondiale de l’attention, les cultures sont les agents économiques de base, au même titre que les économies nationales dans l’économie générale. Les cultures entretiennent des échanges, comme le font les économies nationales. Les cultures exportent des biens d’information et en retirent de l’attention ou alors elles importent des biens d’information, qu’elles paient sous la forme d’attention. Pour que l’échange soit équitable et rentable, il n’est pas nécessaire que les balances commerciales soient équilibrées pour chaque acte d’échange pris isolément, mais elles doivent être équilibrées à l’échelle mondiale. Si l’on considère pourtant la situation culturelle dans le monde aujourd’hui, on observe un déséquilibre entre la culture du capitalisme mental avancé et la culture du reste du monde. Les cultures les plus avancées - occidentales - exportent massivement de l’information et importent en direct d’énormes quantités d’attention, tandis que les cultures des autres régions 211 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 exportent des quantités d’information très modestes et n’en tirent par conséquent que très peu d’attention. Dans la sphère de la culture - et tout particulièrement dans cette sphère - il y a aussi à l’évidence des gagnants et des perdants par rapport à la mondialisation. Le monde est submergé par une culture de masse occidentale qui essaie tant bien que mal de dissimuler sa prédominance en disséminant des morceaux de multiculturalisme dans ce qu’elle exporte. Le fossé se creuse entre cultures riches et pauvres en considération, comme se creuse le fossé économique entre pays riches et pauvres en général. Le fossé culturel n’est pas moins inquiétant. On ne gagne peut-être pas sa vie avec les revenus de l’attention, mais la considération que l’on gagne alimente l’estime de soi. Le revenu d’attention détermine le degré de perception de sa propre valeur dont on est susceptible de jouir. L’estime de soi, des individus aussi bien que des cultures, dépend de l’appréciation qu’ils reçoivent. Si leur estime de soi est ébranlée, les pays comme les individus peuvent n’avoir d’autre choix que de recourir à l’autodéfense. Ils peuvent être forcés de se convaincre, et de convaincre autour d’eux, que ceux qui leur dénient toute considération sont indignes de leur propre considération. Le dénigrement forcé de ceux dont nous ne pouvons supporter le manque de considération est une source d’agression très ancienne. Dans le capitalisme mental, il devient en effet un mécanisme de défense naturel chez ceux qui se retrouvent du côté des exploités. Le type d’exploitation qui caractérise le capitalisme mental s’exerce à l’encontre de ceux, en très grand nombre, qui prêtent toujours attention et considération, mais qui n’en reçoivent guère en retour. Le mécanisme d’autodéfense typique de cette forme de capitalisme consiste à dénigrer ce que l’on désire pour ne pas en ressentir le manque. Les souffrances liées au déficit d’estime de soi peuvent être aussi douloureuses que l’indigence physique- ; la soif de reconnaissance peut rendre aussi agressif qu’un estomac vide. Le désir d’humilier ceux qui refusent de nous accorder le respect dont on a besoin pour sa propre estime de soi est à l’origine des violences terroristes auto-sacrificielles contre différents symboles de la culture d’exportation occidentale. Il permet par ailleurs de rendre compte des ressentiments que manipulent les mouvements populistes de droite, ainsi que de la violence démonstrative ou des symboles nazis que le lumpenprolétariat utilise pour attraper le peu d’attention qu’il ne pourrait autrement jamais recevoir dans l’économie de la considération. (Georg Franck, «-Capitalisme mental-», Multitudes, n°-54, 2014, p. 165-166). Je ne connais pas de meilleure analyse des causes (médiatiques) de ce qu’on appelle «-terrorisme-» ou «-populisme-» dans la France d’aujourd’hui, dont il me semble qu’une grande partie des causes doit être cherchée dans les effets-boomerangs du colonialisme sur les métropoles. 212 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton S. K.-C.-: L’un de ceux qui ont réfléchi à ces questions de la façon la plus stimulante est le philosophe et écrivain martiniquais Édouard Glissant, dont vous tirez parti, qui a revendiqué à plusieurs reprises un «-droit à l’opacité-». Est-ce que cela ne va pas dans le sens inverse de ce que suggère Georg Franck ci-dessus- ? Dans la mesure où vous appelez à critiquer autrement, à changer nos habitudes herméneutiques raidies par l’historicisme, enjoignant à tirer davantage l’interprétation du côté du lecteur - ainsi, d’ailleurs, que le préconise Iser dans L’Acte de lecture -, on pourrait avancer que la lecture actualisante construit une forme de «- digenèse- » (Glissant) de la lecture. C’est-à-dire de «-détour-» - indiscipliné et non transdisciplinaire, dites-vous - hors des chemins battus de l’histoire littéraire, laquelle est en quelque sorte à la genèse de l’herméneutique littéraire. Cette «-digenèse-» - ou détour hors de la voie royale de l’interprétation - peut déboucher elle-même sur le delta d’herméneutiques très diversifiées, car tout comme est aboli le privilège herméneutique de l’enseignant, l’ancienne prérogative de l’interprétation du texte se trouve ébranlée - un parallèle peut être fait ici avec la confiscation par le pasteur Luther, au XVI e siècle, du «-monopole de l’interprétation légitime et de la délivrance des sacrements-» 2 . Vous formulez ainsi cet état de fait-: «-les acquis sociaux et culturels ne pourront être préservés, et approfondis, que moyennant leur réinscription au sein d’un monde véritablement décolonisé, dans lequel les “nations” militairement et économiquement dominantes ne feront plus seulement parade de leurs passeports, de leurs “droits” et de leur “culture” pour maintenir des privilèges hérités de l’oppression coloniale, mais entreprendront sérieusement d’inventer un autre monde possible, dans lequel la jouissance de ces droits et la créativité productrice de cette culture pourront être partagées au-delà des anciennes frontières nationales-». Je suis tentée d’ajouter-: «-… ne feront plus parade de leurs interprétations dogmatiques-»… Y.C.- : Cela me semble très important en effet. En plus de revendiquer un très important droit à l’opacité, dans un monde qui fétichise la transparence, Glissant propose aussi une théorie très fine des effets de l’économie médiatique de l’attention, telle qu’elle est actuellement dominée par des logiques publicitaires, sur le développement ou l’étouffement de la diversité culturelle. Il me semble important, de ce point de vue, de lire ensemble les travaux d’Édouard Glissant et ceux de Georg Franck, bien synthétisés dans l’article cité ci-dessus. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes deux derniers livres, Pour une écologie de l’attention (2014) et Médiarchie (2017). 2 Olivier Christin, «-L’«-éthique protestante-» et le monde moderne-», in L’Histoire (Hors série), «-Luther. 1517, le grand schisme-», n°75, avril-juin 2017, p. 91. 213 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Éthiques de l’intégrité et de la vérité S. K.-C.- : La lecture actualisante n’est pas sans soulever, également, la problématique du dépaysement lectorial, puisque selon vous, l’interprétation devrait «-apporter un éclairage dépaysant sur le présent-» (Chapitre 3 de Lire, interpréter, actualiser). Quand un texte est lu par un tout autre public que celui auquel il était au départ destiné, et à une tout autre époque, quand le texte se voit propulsé dans une sphère de lecture dépaysante (F. Jullien), la réponse critique de ce nouveau lecteur (exote - V. Segalen - de la lecture- ? ) ne peut être qu’une proposition hétérotopique qui, selon les termes de M. Foucault, inverse et conteste l’interprétation canonique. Mais comment garantir, dans ces conditions de turbulences, l’intégrité du texte-? Et est-il de notre devoir de garantir cette intégrité-? Et qu’est-ce que l’intégrité d’un texte-? Comment ici ne pas penser à la réticence formulée par certains philosophes talmudistes, réticence relative à l’idée de la sacralité du texte religieux, en raison du fait qu’ainsi sacralisé et immobilisé dans une adoration non interrogeante, ce texte court alors le risque de devenir un objet d’idolâtrie- ? Dès lors, traduire revient à dépayser doublement. En éjectant le texte hors de son «-habitat-» linguistique inaugural, en le faisant migrer vers une autre langue (et vers une autre culture d’accueil), ce qui revient à l’immerger dans les eaux d’un autre imaginaire linguistique et culturel, qui vont altérer, nourrir et modifier son aura de significations, l’herméneutique devient - comme l’expérience de la traduction - une initiation à l’étrangeté de tout texte, une épreuve d’hospitalité (Derrida et Khatibi)… Y.C.- : Ces questions de l’intégrité se posent à moi comme à vous. Je m’aperçois que j’ai beaucoup de difficultés à mettre des œuvres longues au programme de mes enseignements, parce que je crains que les étudiants n’aient pas la disponibilité de les lire sérieusement en entier. En même temps, je rechigne à ne lire une œuvre littéraire que par extraits. Donc je me rabats généralement sur des textes brefs, ce qui n’est pas une solution satisfaisante. Je fais parfois un cours d’un semestre sur une seule œuvre, et c’est sans doute le plus intéressant, parce que, justement, on se donne alors les moyens de laisser opérer le texte comme une réalité intégrale et intégrante. Je réduis ainsi «- l’intégrité- » à «- l’intégralité- », mais c’est pour dire qu’il faut peut-être les considérer comme une seule et même chose. Ce que nous faisons en lisant et en interprétant, c’est toujours sélectionner. L’exigence d’intégrité serait une exigence (impossible) d’accorder la même attention à l’intégralité du texte. J’y vois l’horizon le plus exigeant et le plus enrichissant de l’expérience littéraire. La vraie question est celle d’assurer les conditions de possibilité concrètes d’une telle expérience (en termes de temps et d’attention disponibles). Le véritable dépaysement est bien celui-ci-: 214 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton sortir de notre petit bac à sable qui ne nous habitue à sélectionner que ce que nous voulons voir et entendre, pour nous déplacer sur le terrain du texte dans son intégr(al)ité, qui nous appelle à consacrer notre attention à ce que nous n’aurions pas remarqué en n’y imposant que notre mode de lecture habituel. S. K.-C.-: Ce déplacement/ dépaysement est aussi temporel. Le plaidoyer en faveur d’une lecture qui fait «- fructifier les anachronismes- » nous invite à nous rendre compte que l’approche privilégiant le recours à l’histoire littéraire est elle-même une approche qui considère le temps dans un seul sens, dans la mesure où l’interprète s’aligne sur une fiction temporelle chrono-logique, comme si le temps était un récit. Or même la fiction narrative admet les analepses, les sorties hors-des-rails de la chronologie… Cultiver les anachronismes et les hétérotopismes n’est-il pas une manière, en brouillant la carte-mémoire originelle du texte, de doter la lecture, et donc l’œuvre lue nouvellement, d’une plasticité herméneutique inédite, qui la déterritorialise-(hors de l’origine du texte) à la faveur de cette démarche anachronique d’appropriation- ? Déterritorialisation qui me semble constituer d’ailleurs le meilleur antidote à l’ostracisme culturel… Et en ce sens, ne marche-t-on pas, finalement, sur les pas du sémioticien des cultures François Rastier qui affirme si justement qu’«-une œuvre appartient à son lectorat-», ou du philosophe anglo-ghanéen Anthony Kwamé Appiah, lequel plaide pour un «-cosmopolitisme des cultures-» basé sur l’acquisition d’une conscience culturelle responsable, faisant par exemple qu’un Britannique puisse héberger dans son Panthéon national des œuvres du patrimoine zoulou ou égyptien, mais aussi qu’un Africain aie le droit de pouvoir admirer un (vrai) Picasso dans son musée local-? Y.C.-: Cet idéal est en partie déjà en voie de réalisation, et de plus en plus, dans la mesure où les œuvres venant des zones dominées par l’hégémonie occidentale commencent à être lues, interprétées, enseignées au même titre que les classiques de la littérature anglaise ou française. Les études postcoloniales, comme les études féministes, ont obtenu des succès remarquables, encore très partiels et insatisfaisants, mais dont il faut néanmoins les féliciter. Cela dit, en dehors des départements de lettres, des études universitaires et de la haute culture, nous restons massivement sous la domination néocoloniale des dynamiques attentionnelles très inégalitaires qu’analysait Georg Franck dans la citation donnée plus haut. Rien n’est simple, puisque la musique soul ou le rap sont des formes hybrides largement influencées par des traditions issues d’Afrique et qu’on peut dire que toute la planète, au XXI e siècle, écoute désormais de la musique africaine… Mais c’est une musique formatée par des studios qui sont encore de façon très majoritaire 215 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 commandés par des esthétiques et des modèles économiques venant de l’Occident (USA/ Europe). Les hétérotopismes sont partout quand on regarde dans le détail des hybridations, mais nulle part quand on regarde les distributions effectives du pouvoir et des richesses. Économie du littéraire S. K.-C.-: Justement, si l’on reste sur les questions d’économie, la viabilité du concept de «-Not for profit-» (Martha Nussbaum) ne me semble jamais aussi particulièrement vivace que dans nos régions (au sud de la Méditerranée), pour les raisons suivantes. D’abord, du point de vue économique, nous «-suivons-» le flux européen. Les grandes décisions politiques et surtout financières sont toutes au service d’une meilleure employabilité et s’inscrivent dans une pensée du progrès socio-économique, pensée qui s’articule à une inscription de plus en plus radicale dans le néolibéralisme. Or cette pensée-là évacue totalement l’idée de valorisation des biens culturels, l’aptitude à repenser le monde par l’attention à l’art. Pourtant, c’est ici que le capital culturel et les compétences semblent devoir être réinvestis et refondés. Pourquoi- ? Parce que cette reconception participe aussi de l’exigence d’innovation qui est partie prenante de la prospérité économique. Contrairement à des pays comme la France, qui ont développé depuis longtemps la conscience très forte de leur excellence en matière de patrimoine culturel (j’inclus dans ce champ la littérature et les écrivains), les pays en voie de développement n’ont pas misé sur la valorisation de cette conscience- ; ils ont même plutôt eu tendance à mettre en veilleuse ce patrimoine au profit de la reconduction d’un arsenal de stéréotypes qui, au besoin, est exhibé à la manière des clichés fétichistes de type orientaliste. Or, se ressaisir de ce capital culturel, c’est aussi prendre part au concert du monde, non en «-se vendant- », mais en développant sa capacité à montrer que la «- différence intraitable- »- (A. Khatibi) constitutive de notre «- identité culturelle- » est comptabilisable dans notre PIB. Qu’en pensez-vous-? Y.C.- : Je suis pour ma part de plus en plus sceptique sur la capacité des dynamiques capitalistes à ne pas nous faire percuter de plein fouet le mur écologique dont se rapproche le train à grande vitesse lancé dans une course écocidaire-: «-la croissance-». Oui, comme je le suggérais en 2007 dans Lire, interpréter, actualiser, les gouvernants tunisiens comme français, comme les chefs d’entreprise, devraient reconnaître qu’il est de notre intérêt commun (et donc du leur aussi) de valoriser les formations de lettres, les créativités culturelles, les partages de contenus qui nous rendent tous plus intelligents (et «-innovants-», pour reprendre un terme-fétiche du discours néolibéral) 216 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 ensemble. Mais non, rien ne semble indiquer que les dynamiques financières qui dirigent nos développements sociopolitiques soient capables, en l’état, de prendre en compte - puisque c’est bien de comptabilité qu’il s’agit - ce qui fait notre richesse réelle. En renversant le slogan TINA (There Is No Alternative, sous-entendu- : aux réformes néolibérales), je dirais qu’il n’y a pas d’alternative à inventer des alternatives au capitalisme néolibéral. Et je reprendrais le slogan rival qui fleurit désormais, TAMA-: There Are Many Alternatives- ! Il y a de très nombreuses façons de développer des cultures littéraires, musicales, cinématographiques, culinaires alternatives, dans les marges, dans les résistances, dans les oppositions au néolibéralisme dominant. Il appartient à chacun(e) de nous de le faire, dans nos salles de classe, dans nos bibliothèques, dans nos revues, dans nos ciné-clubs, dans nos sites de partage, dans nos quartiers, dans nos associations. Cela se fait déjà partout, et c’est de ces alternatives que naît déjà le monde de demain. Les hétérotopies - qui fonctionnent sur autre chose que le profit financier - sont déjà partout, à petite échelle encore. Le véritable défi consiste à leur inventer des cadres leur permettant de rivaliser avec les logiques financières à une échelle beaucoup plus large. Comment cultiver nos «-différences intraitables-» pour en tirer des communs partageables qui nourrissent tous nos estomacs et pas seulement les esprits de quelques privilégiés parmi nous- ? Voilà la grande question politique, qui ne se résoudra optimalement qu’en multipliant les débats interprétatifs - sans quoi nous serons soumis à des despotes plus ou moins éclairés, et plus ou moins bienveillants, qui nous imposeront leur conception du bien et leurs intérêts dominants. C’est pourquoi, encore une fois, les études de lettres méritent d’être considérées comme essentielles à notre futur commun. Elles constituent un moyen merveilleux - pas le seul, bien entendu mais un des plus satisfaisants - pour former, structurer, raffiner, multiplier ces débats interprétatifs dont devront émerger les valeurs qui réorienteront notre avenir loin des rails écocidaires où se dirige aveuglément notre TGV planétaire de «-la croissance-» du PIB. Samia Kassab-Charfi, Yves Citton Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de C’est à la lecture des livres - pas nécessairement philosophiques - que ces chocs initiaux deviennent questions et problèmes, donnent à penser. Le rôle des littératures nationales peut ici être très important. Non pas qu’on y apprenne des mots, mais on y vit « la vraie vie qui est absente » mais qui précisément n’est plus utopique. Je pense que dans la grande peur du livresque, on sous-estime la référence « ontologique » de l’humain au livre que l’on prend pour une source d’informations, ou pour un « ustensile » de l’apprendre, pour un manuel, alors qu’il est une modalité de notre être. En effet, lire, c’est se tenir au-dessus du réalisme - ou de la politique -, de notre souci de nous-même, sans en venir cependant aux bonnes intentions de nos belles âmes ni à l’idéalité normative de ce qui « doit être ». Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, Radio-France, 1982, p. 11-12. OeC_2020_2_Umschlag.indd 4-6 OeC_2020_2_Umschlag.indd 4-6 16.04.2021 09: 19: 54 16.04.2021 09: 19: 54 Derniers fascicules parus XLIII, 1 (2018) Colette Fellous Coordonnatrice : Samia Kassab-Charfi XLIII, 2 (2018) Regards de la recherche actuelle sur Fénelon Coordonnateurs : François-Xavier Cuche, Béatrice Guion XLIV, 1 (2019) Les faits divers à l’épreuve du roman Coordonnateur : Frank Greiner XLIV, 2 (2019) La science-fiction en langue française Coordonnateurs : Paul Scott, Antje Ziethen XLV, 1 (2020) L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf Fascicule présent XLV, 2 (2020) L’Éthique en question dans la critique et la creation littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai Prochains fascicules XLVI, 1 (2021) Le pouvoir de la littérature au temps de la pandémie Coordonnatrice : Béatrice Jakobs XLV, 2 XLV, 2 2020 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française OeC_2020_2_Umschlag.indd 1-3 OeC_2020_2_Umschlag.indd 1-3 16.04.2021 09: 19: 53 16.04.2021 09: 19: 53