Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2021
461
XLVI, 1 2021 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Le théâtre classique, défini par son sérieux, est un art imbu de principes, qui se sait redevable à la théorie. Cette théorie accorde une place d’honneur à l’Antiquité classique. Les auteurs qui, comme Corneille, reconnaissent l’autorité de l’exemple antique seront baptisés les « Anciens » […]. Il est clair que, pour Corneille, la maîtrise de son art passe par l’étude attentive de la pratique de ces prédécesseurs antiques, notamment Sophocle, et il est aussi clair qu’il les lit en fonction de sa propre pratique. Mais, tout autant que de l’enracinement du théâtre dans l’Antiquité, Corneille est conscient du devoir qui incombe à la modernité de faire revivre la tragédie comme la comédie. Il ne doute pas un instant qu’en dressant l’un contre l’autre les amants du Cid (1637), il a inventé une forme de tragédie dont Aristote lui-même n’avait pas idée. L’Antiquité est là pour être radicalement « modernisée » (bien que le terme ne soit jamais utilisé), en même temps qu’elle doit être « imitée ». Marcel Gutwirth, « La dramaturgie classique », dans De la littérature française, sous la direction de Denis Hollier, Paris, Bordas, 1993, p. 299. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Rainer Zaiser XLVI, 1 2021 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-8233-0442-5 Table des matières R aineR Z aiseR Avant-propos 5 e mmanuelle H énin De quoi Aristote est-il le nom-? Les règles entre l’autorité et la raison-(1628-1648) 11 R aineR Z aiseR La Poétique de La Mesnardière-: une lecture à rebours des concepts aristotéliciens 29 J osepH H aRRis «-La cause d’Olympe-» : la problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière 55 B eRnaRd J. B ouRque Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût 69 H élène B aBy Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac 85 T RisTan a longe Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? 101 J éRôme l ecompTe Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) 115 DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Avant-propos Rainer Zaiser La critique littéraire consacrée à l’histoire du théâtre au XVII e siècle nous explique fréquemment qu’un théâtre conforme aux règles du théâtre des Anciens et aux concepts des arts poétiques d’Aristote et d’Horace s’impose de plus en plus à partir de la querelle du Cid et prédominera dans la deuxième moitié du siècle, du moins jusqu’à ce qu’éclate la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes. Cependant, à y regarder de plus près, ni la théorie dramatique ni les réalisations théâtrales de cette époque ne s’harmonisent parfaitement avec les concepts du théâtre des Anciens. On le sait, les auteurs dramatiques français figurant au sein de ce que l’on est convenu d’appeler le théâtre classique ne se piquent pas de suivre scrupuleusement les règles de leurs prédécesseurs de l’Antiquité. Corneille les transgresse au besoin de ses sujets. Molière les sape par la diversité de son œuvre alimentée pour une bonne part par des genres dramatiques hors du canon des Anciens tels que la farce, la commedia dell’arte ou le ballet. Racine, quant à lui, subordonne les préceptes des Anciens à sa «-principale règle-» qui est celle «-de plaire et de toucher-» (Préface de Bérénice). Tout comme ces auteurs qui malgré leur estime pour les préceptes des Anciens sont soucieux d’y mêler des éléments modernes pour capter l’intérêt de leur public, les théoriciens de l’art dramatique, qui font revivre avec admiration les concepts du théâtre de l’Antiquité, ne peuvent s’empêcher de s’en écarter peu ou prou pour moderniser discrètement ou ostensiblement les principes dramatiques qu’ils puisent dans les ouvrages d’un passé fort éloigné. Cet aspect des textes théoriques sur le théâtre au XVII e siècle est connu par les travaux de Giovanni Dotoli sur les préfaces au temps de Louis XIII (1996) ainsi que par les rééditions actuelles de plusieurs arts poétiques du XVII e siècle tels que La-pratique du théâtre de l’Abbé d’Aubignac, introduit et commenté par Hélène Baby (2001) et, plus récemment, La Poétique de La Mesnardière, présentée par Jean-Marc Civardi (2015). L’objectif de ce fascicule de la revue Œuvres et Critiques est de mettre en lumière le côté moderne de cette recréation d’un théâtre qui, certes, a son origine dans celui des Anciens, mais subit tout de même une modernisation à travers ce même acte d’appropriation. C’est ainsi que même les théoriciens du théâtre qui se déclarent anciens au XVII e siècle se révèlent subrepticement modernes dans le sens qu’ils adaptent consciemment ou non les règles des Anciens au goût de leur époque. Les articles réunis ici cherchent donc à explorer dans les discours théoriques sur 6 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 le théâtre au XVII e siècle les discordances plutôt que les concordances avec l’art dramatique de l’Antiquité. Dans la première contribution, Emmanuelle Hénin explore les écrits qui ont inauguré et consolidé le discours théorique sur les concepts aristotéliciens en France entre 1628 et 1648. Né en fait d’un stimulus politique visant à mettre un théâtre normalisé au service du pouvoir monarchique, le débat autour des règles s’avère à cette période de prime abord stratégique plutôt que littéraire, comme l’a largement démontré Déborah Blocker dans son livre sur les Politiques du théâtre 1 . Emmanuelle Hénin va dans son article jusqu’à avancer la thèse que les règles déduites de la Poétique d’Aristote servent non seulement à corroborer l’ordre étatique - symboliquement, cela va sans dire -, mais aussi à affirmer les normes juridiques, morales, civiles ou religieuses du temps. C’est ainsi que la revendication des règles s’inscrit dans l’actualité culturelle du XVII e siècle et s’éloigne par-là des objectifs principalement esthétiques qu’Aristote poursuivait. À partir de la Poétique de La Mesnardière (1639), Rainer Zaiser montre que ce médecin passionné pour le théâtre et pour sa conceptualisation théorique présente une nouvelle interprétation de la catharsis aristotélicienne. Selon la doxa qui s’est répandue sous l’impact des traductions et commentaires des doctes italiens du XVI e siècle et qui perdure encore aujourd’hui, la catharsis est censée être le résultat des effets de la pitié et de la crainte suscités par les faits et gestes des personnages tragiques. La Mesnardière, en revanche, ne se contente pas de calquer ce concept sur le modèle des théoriciens qui l’ont précédé, mais recourt au texte grec de la Poétique d’Aristote ainsi qu’à plusieurs passages de sa Rhétorique et de son Éthique à Nicomaque pour éclaircir la véritable signification des termes «- ἐλεος -» et «- φόβος -». C’est ainsi qu’il arrive à la conclusion que ces deux mots sont à entendre dans le sens de «-lamentations-» et «-frémissements-». Ceci l’amène à élaborer la conception d’une tragédie qui ne vise pas à provoquer l’horreur, ni la terreur, ni la crainte ni la pitié pour purger les spectateurs et spectatrices de quoi que ce soit, mais qui les fait ressentir les souffrances des protagonistes jusqu’à partager avec eux et elles la manière dont ces derniers sont physiquement transis par leurs soucis et douleurs. Joseph Harris examine de plus près le type de spectateur tel que La Mesnardière se le figure dans sa Poétique. Harris focalise ses observations sur une allégorie que La Mesnardière utilise de temps à autre dans ses réflexions sur le rapport qui existe entre une pièce de théâtre et le spectateur, relation qu’il place expressément sous l’antagonisme entre le féminin et le masculin, comparant la tragédie avec une belle femme qui grâce à ses charmes passionnels 1 Voir Instituer un «-art-». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champion, «-Lumière classique, 83-», 2009. 7 Avant-propos Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 sait séduire le spectateur et susciter sa compassion jusqu’à l’émouvoir aux larmes. Mais ce n’est qu’un côté de la médaille. L’autre est que la compassion du spectateur peut également provoquer sa colère et sa haine à l’égard du personnage dramatique qui commet des actes de violence contre le héros ou l’héroïne dont le spectateur plaint le sort. Ces affects négatifs dans lesquels La Mesnardière voit un plaisir esthétique plutôt qu’une rancœur déplaisante s’écartent évidemment de l’avis communément admis au sujet de la catharsis à l’époque de l’auteur. Bernard Bourque se propose de réévaluer la position qu’occupe l’abbé d’Aubignac dans la controverse autour des règles au XVII e siècle. Connu comme un partisan du théâtre des Anciens et des principes de la Poétique d’Aristote en particulier, l’auteur de La pratique du théâtre (1657) se révèle effectivement ambivalent dans son attitude à l’égard de la théorie dramatique du Stagirite. Cependant, la critique apportée par d’Aubignac aux règles aristotéliciennes a surtout pour objectif de les compléter ou de les corriger légèrement et non pas de les réfuter, car l’abbé cherche à égaler, voire à dépasser son maître en théorie du théâtre, bref à devenir, comme Bernard Bourque le note, un «-Aristote nouveau et amélioré-». Hélène Baby traite d’un problème concernant l’unité d’action qu’Aristote voit respectée quand plusieurs évènements se produisent nécessairement et vraisemblablement l’un après l’autre en formant ainsi un tout lié par un mécanisme logique de cause à effet. Mais certains théoriciens du XVII e siècle, comme l’abbé d’Aubignac et Pierre Corneille, sont soucieux de modifier presque imperceptiblement cette structure en scindant les événements de la trame en deux groupes, l’un constituant l’action principale et l’autre l’action secondaire qui, elle, se compose de personnages dont l’action principale peut se passer et dont le rôle se limite à leur fonction dans l’épisode complémentaire. D’où le nom «-personnages épisodiques-» qui, dans la plupart des cas, sont de «-seconds amants-» s’immisçant dans l’amour du couple de l’action principale. Néanmoins, ces personnages épisodiques sont susceptibles de déranger la construction linéaire et logique de l’action dramatique telle que l’a conçue Aristote. Hélène Baby montre à partir de Palène, la seule pièce de d’Aubignac, et de Sophonisbe de Corneille dans quelle mesure les deux auteurs dramatiques arrivent à réconcilier les personnages épisodiques avec l’unité d’action suggérée par le Stagirite. Tristan Alonge revient sur Corneille pour poser la question de savoir si l’attitude de cet auteur dramatique à l’égard des principes dramatiques d’Aristote a changé ou non lors des années qui sont coulées entre la Querelle du Cid (1637) et les Trois Discours (1660), entre la création de Médée (1635) et celle d’Œdipe (1659), tragédies que Corneille a puisées dans des sujets de l’Antiquité grecque. L’auteur du Cid, on le sait, est connu pour ses déviations des règles aristotéliciennes sur lesquelles il émet des réserves dès le début de 8 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) sa carrière dramatique-: légendaires sont à ce propos les mots suivants tirés de l’épître dédicatoire de sa comédie La Suivante (1637)- : «- j’aime à suivre les règles, mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet [… ].- » Cependant, on constate souvent chez Corneille que ses écarts vis-à-vis d’Aristote se cantonnent dans de menus détails et qu’ils évoluent pour s’accorder de plus en plus au cours de sa carrière avec les règles du Stagirite, à l’exception près des qualités du héros ou de l’héroïne, sur lesquelles se concentre Tristan Alonge. Entre en ligne de compte de ses analyses le concept d’un «- personnage tragique ni tout à fait bon ni tout à fait méchant- », personnage donc moralement impur, qui est seul capable, selon Aristote, d’exciter la pitié et la crainte auprès des spectateurs et spectatrices, et ceci d’autant plus si la faute du héros ou de l’héroïne ne se révèle que tard dans l’intrigue grâce à la reconnaissance qui déclenche au climax de la tragédie leur chute. Dans les deux tragédies en question, Corneille cherche en revanche à scinder cet antagonisme moral inhérent à un seul personnage chez Aristote en deux personnages dont l’un est coupable et suscite la crainte et l’autre innocent et excite la pitié auprès des spectateurs et spectatrices, séparation qui cache plutôt qu’elle ne révèle la résistance de Corneille aux concepts du personnage tragique et de la catharsis d’Aristote. S’il est donc vrai que l’auteur du Cid est resté fidèle à son ambition de s’écarter de la poétique aristotélicienne tout au long de sa carrière dramatique, il n’opère que bien discrètement dans ses tentatives de moderniser le théâtre à rebours des concepts dramatiques du Stagirite. Tristan Alonge explique cette réticence prudente par le fait que la Poétique fait tout de même encore autorité autour de 1660 où sont nés sa tragédie Œdipe et les Trois Discours. Jérôme Lecompte montre dans sa contribution sur René Rapin que ce Père de la Société de Jésus abandonne nettement «-la tradition du commentaire de la Poétique- » d’Aristote (p. 115) dans les trois versions de ses Réflexions sur la poétique… qui ont paru entre 1674 et 1684. Seule la première version réfère encore explicitement à Aristote dans le titre. Pour ce qui est des deux autres, Rapin se contente de signaler dans les intitulés qu’il a l’intention de réfléchir sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes. Pour cerner le caractère essentiel de ces réflexions poétiques, Jérôme Lecompte se propose de questionner la fonction que remplissent la méditation et la rêverie dans la pensée du Père Rapin. La rêverie comme source de l’inspiration poétique semble être de prime abord un élément diamétralement opposé à la théorie dramatique d’Aristote, qui laisse peu d’espace à l’imaginaire dans le processus de la création poétique. Que la rêverie des spectateurs et spectatrices soit en outre engendrée par les effets de la pitié et la crainte, comme Rapin le suppose, est, certes, possible, mais un tant soit peu tirée par les cheveux, et ceci d’autant plus que les explications DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 9 Avant-propos Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) de la catharsis, données par Aristote lui-même, sont assez vagues. Du côté de la production littéraire, Rapin est, au contraire, soucieux d’intégrer la rêverie dans un processus de méditation, comme le met en lumière Jérôme Lecompte dans son article- : «- Contre la fureur et l’inspiration poétique, écrit-il, Rapin développe une dialectique des forces du génie et du jugement. Seule la méditation du poète sur lui-même permettra de porter la nature à son plus haut point de maturité.- » (p. 123) En ce qui concerne la Poétique d’Aristote, Rapin ne la tient donc plus pour un modèle en théorie dramatique à l’instar de ses prédécesseurs, qui ont longtemps exploité la Poétique à leur gré, même si la plupart d’entre eux ont plus ou moins pris leurs distances par rapport à l’un ou à l’autre de ses principes dramatiques. Mais ceci n’empêche pas que ces théoriciens aient utilisé la Poétique aristotélicienne en guise d’ouvrage de référence. Rapin, au contraire, ne s’en sert plus pour en extraire des règles, mais pour rêver et méditer un nouvel art poétique susceptible, selon Jérôme Lecompte, de «-répondre aux enjeux du temps-» (p. 129) ancrés dans des contextes religieux, éthiques et sociaux plutôt que littéraires. C’est le moment où la réactualisation de la Poétique d’Aristote en France ne subit pas seulement des transformations discrètes, parfois presque insensibles, mais une cassure définitivement déviante. DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Emmanuelle Hénin Sorbonne Université De la fin de l’Antiquité à la Renaissance, Aristote jouit d’une hégémonie incontestée dans l’enseignement, car ses écrits proposent un système cohérent englobant toutes les disciplines- : logique, rhétorique, physique, zoologie, sciences naturelles. Au xvi e siècle, son autorité est ébranlée par Copernic, Ramus, Giordano Bruno, et les penseurs du xvii e abattent définitivement l’idole-: Bacon, Galilée, puis Hobbes et Descartes règlent le sort de l’aristotélisme comme philosophie cohérente de la nature, en en ruinant les doctrines centrales - sur la matière, le mouvement, le vide - et en s’appuyant sur les mathématiques et les méthodes empiriques. Dans le même temps, trois textes sont redécouverts, édités, traduits et commentés avec engouement-: l’Éthique, la Poétique et la Rhétorique. Cependant, même dans ces domaines, l’autorité du Stagirite ne va plus de soi- ; pour se maintenir, elle doit se confronter à la rationalité moderne. De Francesco Robortello (1548) à Paolo Beni (1613), les exégètes italiens étudient la Poétique avec une rigueur philologique croissante 1 . Ils s’appuient sur le texte grec, réhabilitent les commentaires averroïstes et grecs, plus proches de la source aristotélicienne, contre les gloses médiévales de l’université. Ils collationnent les manuscrits, confrontent les passages obscurs à d’autres œuvres d’Aristote et à d’autres auteurs (Platon, Horace), dans le but d’en résoudre les contradictions. Pour novatrice qu’elle soit, leur démarche conserve en partie les habitudes de la scolastique (découpage du texte en particelle, addition de commentaires) et surtout son esprit- : toute référence signifie allégeance, comme le prouvent les formules omniprésentes, ut inquit Aristoteles, ut Aristoteles ait, dat Aristoteles aliud praeceptum. L’autorité n’est soumise à l’examen que pour être confirmée. En France, la situation est très différente-: la Poétique ne fait l’objet d’aucune édition ni traduction 2 et, jusqu’aux trois Discours de Corneille (1660), n’est jamais discutée précisément. Elle n’en devient pas moins une référence 1 Ce renouveau de la philologie remonte au xv e siècle-: Leonardo Bruni joue un rôle fondateur dans la philologie moderne, et renouvelle profondément les habitudes de traduction. 2 La première traduction de la Poétique, publiée par Norville (Paris, Moette, 1671), n’a rien de philologique et relève de la vulgarisation. 12 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 centrale dans le débat qui accompagne la renaissance du théâtre sous Richelieu, de la fin des années 1620 au début des années 1640. Ce débat porte sur la légitimité d’instituer des «-règles-» pour régir la création poétique et sur l’instance de légitimation de cette création-: l’Académie française (fondée en 1635), l’élite mondaine, le public populaire, les auteurs eux-mêmes. Les travaux d’Hélène Merlin, Déborah Blocker, Jean-Marc Civardi ont mis en valeur l’enjeu politique de ces disputes théoriques, culminant avec la querelle du Cid- 3 : il s’agit de donner au théâtre ses lettres de noblesse en le dotant d’un corpus théorique, pour en faire un outil de contrôle et de pouvoir-; de fonder une tradition littéraire autochtone, se réclamant des Anciens pour mieux les dépasser-; et d’établir ce renouveau sur un discours normatif censurant au besoin les contrevenants. L’Académie gagne la partie, puisque les règles s’imposent à tous les dramaturges, mais les résistances qu’elle rencontre l’obligent très tôt à justifier le recours à l’argument d’autorité en invoquant la raison. Mais de quelle autorité et de quelle raison parle-t-on-? Ces deux concepts font l’objet d’ambiguïtés et de manipulations constantes chez les théoriciens proches du pouvoir, autant de stratégies dénoncées par la partie adverse-: l’autorité est d’abord un concept juridico-politique, tandis que la raison renvoie, dans le contexte, à une volonté d’ordre et de rationalisation des pratiques sociales - à mille lieues d’une autorité philologique et d’une raison philosophique. Si Aristote est le garant du pouvoir de l’institution, c’est au prix d’une simplification et d’une adaptation majeures de sa pensée. Sans l’avoir étudié, réguliers et irréguliers tombent néanmoins d’accord sur la nécessité «-d’accommoder Aristote-» et affichent une posture moderne, en harmonie avec l’enthousiasme accompagnant la fondation de l’État moderne. Pour autant, ces modernes ne franchissent pas le pas de l’émancipation, ni ne réclament la destitution d’Aristote. Aristote, de l’autorité à la raison Jean Chapelain est l’un des premiers à introduire la référence à Aristote dans le discours poétique français. Dans la préface de l’Adone (1623), il emprunte la démarche scolastique des commentateurs italiens de la Poétique, procédant par définitions et divisions, distinguant genres et espèces, avançant preuves et raisons 4 . Il introduit les principaux concepts de la poétique aris- 3 Hélène Merlin, Public et littérature en France, Paris, Les Belles Lettres, 1994- ; Déborah Blocker, Instituer un art. Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2009-; Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid, Paris, Champion, 2004. 4 Jean Chapelain, Épître dédicatoire à l’Adone, dans Opuscules critiques, éd. A. C. Hunter revue par A. Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 185-221. 13 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 totélicienne, au point d’être surnommé «-le génie d’Aristote 5 -», c’est-à-dire son oracle. Il ne fait jamais allusion aux théoriciens français du xvi e siècle qui considéraient déjà Aristote comme une autorité- - Jacques Grévin, Jean de la Taille 6 -, pour afficher une rupture avec la Renaissance et une modernité fondée sur la translatio studii de l’Italie à la France.-Dans la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures (1630), qui résume toute la conception française de l’illusion et de la vraisemblance 7 , Chapelain feint d’écarter Aristote pour donner sa propre explication de l’unité de temps 8 . Le débat se cristallise au moment du Cid, créé pendant la saison 1636- 1637, car l’Académie prend prétexte de sa censure pour définir un corpus de «-règles-» qui légitiment la création dramatique et, en retour, posent l’institution comme une instance de légitimation. Georges de Scudéry est alors le premier à critiquer Corneille au nom des règles 9 . Dans les Observations sur le Cid (1637), publiées au nom de l’Académie, Scudéry martèle l’idée que la pièce «-choque les principales règles du poème dramatique-», en l’occurrence la vraisemblance, posée par Chapelain en pierre de touche de la représentation théâtrale. «-L’autorité des Anciens-» n’est pas contestable-; elle guide tout homme de jugement et impose le silence aux autres 10 . L’importance 5 Mot de Guez de Balzac cité par D. Blocker, op. cit., p. 106. 6 Jacques Grévin, dans le «-Bref discours pour l’intelligence de ce théâtre, en préface à César (1561), mentionne trois fois Aristote, la tragédie moderne étant censée obéir aux «-préceptes-» qu’il en a donnés.-Jean de la Taille, dans son Art de la tragédie en préface à Saül le furieux (1572), préconise pour la première fois les unités de temps et de lieu d’après «-ce grand Aristote en ses Poétiques-». 7 Voir Georges Forestier, «- Imitation parfaite et vraisemblance absolue. Réflexions sur un paradoxe classique-», Poétique, n°82, 1990, p. 187-202. 8 Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, 1630, dans Opuscules critiques, op. cit., p.-223-: «-Bien que je n’aie […] que la pratique des anciens suivie d’un consentement universel par tous les Italiens, et qu’il ne me souvienne point si Aristote l’a traitée ou aucun de ses commentateurs, j’essaierai, pour vous satisfaire, de fournir de mon chef les motifs qui doivent avoir obligé tous les bons poètes dramatiques à cette observation-». 9 Scudéry a évolué depuis Ligdamon et Lidias (Paris, Targa, 1631) qui s’affranchissait des unités et avouait dans l’Avis au lecteur-: «-je ne suis pas si versé dans les règles des anciens poètes grecs et latins-» (non pag.). Pour autant, n’étant pas un érudit, il n’a qu’une connaissance vague et de seconde main des poétiques anciennes. 10 Georges de Scudéry, Observations sur la tragicomédie du Cid, 1637, dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op. cit., 2004 [désormais abrégé en «-Civardi-»], p.-377-: «-Ce sujet ne peut être vraisemblable-; et par conséquent, il choque une des principales règles du poème dramatique. Mais pour appuyer ce raisonnement de l’autorité des Anciens, je me souviens encore que le mot de fable, dont Aristote s’est servi, pour nommer le sujet de la tragédie […]-». «-Or quelle doit être cette grandeur, Aristote dont nous suivons le jugement, tout comme nous nous moquons de ceux qui ne le suivent point, l’a déterminée dans cet espace de temps qu’on voit qu’enferment deux soleils-» (ibid. p.-382). 14 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) des objections le conduit quelques mois plus tard à publier la «- preuve- » de ses Observations en faisant entendre directement la voix d’Aristote pour museler ses détracteurs. Il multiplie alors les références à des chapitres précis de la Poétique, précédées de la mention-: «-Aristote me l’enseigne-», «-ce Philosophe me l’apprend- », «- c’est l’opinion de ce grand Stagirite- », etc 11 . En un raccourci saisissant, il affirme que la Poétique contient d’avance la condamnation du Cid- : «- Tout ce que j’ai avancé touchant le sujet simple ou mixte est rapporté d’Aristote, au chapitre onzième de son Art poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid 12 .-» Réciproquement, Aristote aurait pu tirer ses préceptes de L’Amour tyrannique, pièce écrite par Scudéry pour donner un exemple de régularité - et prouvant, s’il en est besoin, que la régularité ne fait ni le succès, ni la qualité d’un poème 13 . L’autorité d’Aristote est rarement invoquée de manière aussi péremptoire que sous la plume de Scudéry, qui en attend une confirmation de sa légitimité. Le plus souvent, elle est justifiée par la «-raison-», en particulier dans les traités qui codifient les positions de l’Académie à la suite de la querelle-: La Poétique de La Mesnardière, le Discours sur la tragédie de Sarasin (parus en 1639) et la Pratique du théâtre de d’Aubignac, rédigé à la même époque et publié en 1657. Pour ces doctes, Aristote incarne une «-Raison-» universelle, parfois écrite avec une majuscule- : «- C’est l’opinion d’Aristote, c’est ce que veut la souveraine raison 14 - »- ; «- C’est un précepte d’Aristote aussi 11 La preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid, 1637, dans Civardi, p.-700-703-: «-Je me tairai donc pour le vaincre, et pour laisser parler Aristote, qui lui veut répondre pour moi. J’ai dit en mes Observations […] que le poème ne doit avoir qu’une action principale, ce Philosophe me l’enseigne en sa Poétique, aux chapitres neuf, vingt-quatre et vingt-six, presque partout. J’ai avancé qu’il faut nécessairement que le sujet soit vraisemblable, ce même Aristote me l’enseigne en trois lieux différents, du vingt-cinquième chapitre du même livre, et je pense avoir montré bien clairement que le Cid choque partout cette règle-». 12 Ibid., p.-707. 13 Jean-François Sarasin, Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique-de Monsieur de Scudéry, Paris, Courbé, 1639-: «-L’Amour tyrannique-de Monsieur de Scudéry-est un poème si parfait et si achevé que, si le temps n’eût point envié au siècle du cardinal de Richelieu la naissance d’Aristote, ou que Monsieur de Scudéry eût écrit sous l’empire d’Alexandre, je pense avec raison que ce Philosophe- aurait réglé une partie de sa- Poétique- sur cette excellente tragédie, et qu’il en aurait tiré d’aussi beaux exemples que de celle d’Œdipe, qu’il estimait singulièrement.- »- ; «- quand je considère la régularité avec laquelle cette action est portée jusques à son dernier période, il faut que je confesse que j’en suis ravi, et que je dise qu’Aristote- n’a pas mieux enseigné, que Monsieur de Scudéry a suivi exactement ses préceptes.-» Site Idées du Théâtre, idt.huma-num.fr/ notice. php? id=400. 14 Sarasin, op. cit. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 15 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) bien que de la Raison 15 -». La Mesnardière fait l’éloge d’Aristote comme un esprit «- divin- », «- extraordinaire en toutes sortes de sciences- », contre les accusations blasphématoires de Castelvetro- ; s’il emprunte à l’occasion au vocabulaire religieux, le médecin se défend de nourrir une idolâtrie aveugle pour le Maître et se propose de montrer la justesse de la Poétique «-par des raisonnements suivis 16 - ». Dans le fil du traité, il souligne la coïncidence entre autorité, raison et observation pratique, qui rendent les arguments d’Aristote triplement irréfutables 17 . De même, La Mesnardière soutient qu’il n’est pas entiché des «-anciennes opinions-» parce qu’anciennes, mais seulement en vertu de la «-Raison-», qui est «-de tous les siècles 18 -». Cet argument renvoie à la position constante des théoriciens classiques, de Mairet 19 à d’Aubignac-: «-les Règles du Théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison- 20 ». L’allégeance aux Anciens repose sur la rationalité moderne-: le philosophe ayant tiré ses observations des meilleurs dramaturges, l’érection de ces théories en règles normatives doit permettre de hisser la création dramatique française au rang des illustres grecs et même de les dépasser. Ainsi l’unité de temps est «- un précepte d’Aristote, et certes bien raisonnable 21 - », puisqu’elle correspond aux facultés du spectateur, qui ne peut dilater son imagination très au-delà du témoignage de ses sens. Toutes ces formules jouent sur la polysémie du mot «-raison-», tel que le définit Furetière 22 : en premier lieu, la plus noble puissance de l’âme, «-qui discerne le bien du mal, le vrai du faux-», et indique la vérité ; ensuite, les «- preuves- », la justification motivée des règles- ; d’où découle le sens judiciaire-: le droit de poursuivre en justice (Aristote a raison contre ses détrac- 15 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657, éd. H. Baby [2001], Paris, Champion, 2011, II, 4, «-De la continuité de l’action-», p.-144. 16 La Mesnardière, La Poétique, Paris, Sommaville, 1639, discours-préface, p. GGG. 17 Ibid., p. 144-: «-L’autorité du philosophe, et la raison qui l’appuie, sont encore soutenues par la pratique des anciens, qui n’ont donné au théâtre pour les sujets de pitié, que les funestes aventures des héros fort peu coupables, et plus malheureux que méchants, si on excepte l’Hippolyte.-» 18 Ibid., discours-préface, p. QQ-: «-Je ne suis pas si enchanté des anciennes opinions, que de condamner les modernes pource qu’elles sont de notre âge, et qu’elles n’ont pas deux mille ans. La Raison est de tous les siècles. Elle parle toutes les langues, et peut vivre en tous les pays.-» 19 Mairet dans la préface de la Silvanire (1631)- : «- Pour moi je porte ce respect aux Anciens, de ne me départir jamais ni de leur opinion ni de leurs coutumes, si je n’y suis obligé par une claire et pertinente raison.-» Ici, «-raison-» signifie «-argument-», mais rejoint l’idée que l’autorité d’un auteur ancien doit être fondée sur une démonstration. 20 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., I, 4, «-Des règles des Anciens-», p. 66. 21 Ibid., II, 3, «-De l’unité de l’action-» p. 133. 22 Furetière, Dictionnaire, 1690, article «-raison-». DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 16 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) teurs 23 )-; enfin un sens mathématique, synonyme d’ordre et de proportion-: selon la Physique d’Aristote citée par La Mesnardière, «- tout ordre est une raison 24 -», tandis que Sarasin vante la «-facilité méthodique-» du Stagirite 25 . Le terme associe le registre de la vérité à celui du pouvoir et à celui de l’ordre, rendant par son seul emploi toute démonstration irréfutable. De fait, le terme est sans cesse utilisé pour répondre aux irréguliers-: en 1631, Isnard fait d’Aristote, «-cette grande lumière de la raison humaine-», la source de «- préceptes- » incontournables, et rappelle l’importance des vingt-quatre heures, contre Ogier et Mareschal dans leurs préfaces respectives 26 . L’argument sert ensuite aux deux camps pendant la querelle du Cid. Selon l’auteur du Discours à Cliton - probablement Jean-Gilbert Durval -, les défenseurs de l’unité de temps fondent plutôt leur opinion sur «-quelques exemples-» que sur de «-bonnes raisons-» en la prenant pour un «-axiome infaillible et universel- », faisant donc l’économie d’une démonstration. Prenant le contrepied de cette attitude dogmatique, l’auteur se propose d’édicter à l’usage des modernes «- d’autres lois qui soient fondées sur de bonnes raisons 27 - », énumérant une série de neuf préceptes. Loin de réfuter Aristote, il s’agit d’en proposer une nouvelle lecture-: le fameux «-tour de soleil-» ne concernerait que la fable simple, non la fable composée 28 . En réalité, Durval renverse les présupposés des réguliers, tel Chapelain, qui fondaient l’unité de temps sur la limitation des facultés cognitives, l’expérience sensible conditionnant l’imagination, et démontre qu’il est absurde de borner la puissance de l’imagination aux limites spatiales et temporelles de la représentation puisqu’elle s’en affranchit avec tant de plaisir. Pour autant, cette réfutation habile d’Aristote se fait passer pour une lecture de son œuvre à la lumière de «-la raison-» et de «-l’expérience 29 -», signe que le débat littéraire adopte peu à 23 Furetière, art. cit.-: «-Raison, en-termes de Palais,-se dit du droit qu'on a de poursuivre quelque chose en Justice, du titre d’une possession- ». La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p. 176- : «- Lorsque nous avons prouvé contre l’auteur italien qu’Aristote avait raison d’établir sur le théâtre le trône de la justice […]-». 24 Ibid., p. 113-: «-Ce merveilleux Esprit qui a publié autre part, que tout ordre est une raison, τάχιν πάνταν λόγον εἴναι , ne se pourrait jamais résoudre de voir manquer la Raison dans une Science agréable, où il tâche d’établir un ordre si mystérieux.-» 25 J.-F. Sarasin, Discours de la tragédie (1639), op. et loc. cit. 26 Isnard, préface de la Filis de Scire de Pichou (1531), dans Giovanni Dotoli, Temps de préface. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du «-Cid-», Paris, Klincksieck, 1996 [désormais abrégé en «-Dotoli-»], p. 254. Isnard répond à Jean Ogier, préface de Tyr et Sidon de Jean de Schélandre (ibid., p.-181-191) et à celle de Mareschal pour La Généreuse Allemande (ibid., p.-218-225), toutes deux parues en 1628. 27 Discours à Cliton sur les Observations du Cid, dans Civardi, p. 612. 28 Ibid., p. 610. 29 «-[Cette loi] pourrait être suffisamment établie par la raison et par l’expérience-» (ibid. p.-610), «-Cette vérité est écrite par le Philosophe en sa Poétique, joint qu’elle peut être établie par la raison et par l’expérience-» (ibid. p.-623). DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 17 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) peu les critères de la science nouvelle. Bacon (notamment dans le Novum organum, 1620) et Galilée s’opposaient à l’autorité scolastique au nom de l’expérience-; quant à Descartes, il fait de l’exercice de la raison le prérequis-de toute démarche scientifique- : «- eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide- 30 ». Un défenseur de Corneille invoque précisément ce droit au libre examen, cette liberté d’exercer «-sa propre raison-», pour censurer à son tour les censeurs 31 . De même, le débat poétique se fait l’écho du plus vaste débat sur l’autorité d’Aristote dans l’université-; beaucoup assimilent l’aristotélisme à une scolastique décadente, mais épargnent la pensée du philosophe. D’Aubignac ne cesse d’accuser les exégètes d’Aristote d’avoir obscurci son enseignement 32 , tout comme Hobbes s’en prend à «-l’aristotélie-» et Galilée aux aristotéliciens de son temps 33 . Le critère de la «- raison- », brandi comme arme polémique mais jamais défini, se réduit finalement à une rationalité simplifiée, assimilée au sens commun. Comme l’a montré Richard Goodkin, cette raison correspond bien plus à la phronêsis qu’à la theoria aristotélicienne 34 . La représentation théâtrale doit simplement ne pas choquer le bon sens du spectateur, censé être à l’affût de la moindre incohérence, et cette cohérence baptisée «-vraisemblance-» est le critère principal du plaisir esthétique. Les règles dramatiques renvoient à une conception rhétorique qui met à distance toute interrogation sur le sens, toute vérité transcendantale. L’expérience esthétique est fondée sur une rationalisation, un arraisonnement (à tous les sens du 30 Descartes, Règles pour la direction de l’esprit (vers 1628), Règle III, dans Œuvres, t. XI, Paris, Levrault, 1826, p.-211. 31 Observations sur les Sentiments de l’Académie sur le Cid, dans Civardi, p.- 1042- : «-Ainsi est-il raisonnable que leurs ouvrages souffrent la même correction et qu’à leur exemple chacun se donne la liberté de les examiner par les règles de sa propre raison, puisque sans autorité ils exercent une espèce d’inquisition sur les lettres, il est bien juste que ceux qui en font commerce soient aussi les inquisiteurs de leurs jugements, qu’ils corrigent leurs corrections.-» 32 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., I, 4, p. 59-: «-la plupart des discours que nous en avons, ne sont que des paraphrases, et des commentaires d’Aristote avec peu de nouveautés, et avec beaucoup d’obscurités-»-; III, 2, p. 279-: « Et je ne puis assez m’étonner de l’aveuglement de ceux qui jusqu’à présent ont lu et commenté la Poétique de ce philosophe-»-; voir aussi p.-179. 33 Hobbes se moque des universités où on étudie «- non la philosophie mais l’aristotélie-» (Leviathan, 1651, IV, 46)-; rien de tel qu’Aristote pour «-égarer et embrouiller les hommes avec des mots-» (Behemoth, I), formules citées par Charles Bernard Schmitt, Aristote et la Renaissance, trad. L. Giard, Paris, PUF, 1983, p. 9. 34 Richard E. Goodkin, «-‘Aristote aussi bien que la raison’-: the Limits of Phronesis in d’Aubignac’s Pratique du théâtre-», dans Ullrich Langer (dir.), Au-delà de la Poétique-: Aristote et la littérature de la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 65-78. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 18 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) terme) de la beauté, sensible dans cette phrase de Chapelain-: «-Et la beauté qu’eût produit dans l’ouvrage une si belle victoire de l’honneur sur l’amour, eût été d’autant plus grande qu’elle eût été plus raisonnable 35 -». La beauté s’adresse à l’intellect et n’est en rien une expérience de l’ineffable. La confusion des ordres et sa dénonciation Face à leurs détracteurs, la stratégie des réguliers consiste donc à exhiber la rationalité de leur démarche, en convoquant systématiquement la raison à l’appui de l’autorité. S’ils jouent sur la polysémie du premier terme, ils exploitent aussi l’ambiguïté du second. Étymologiquement, l’auctor est le garant, celui qui ratifie quelque chose- ; le sens juridique précède les sens politique et littéraire. a uToRiTe . Droit qu'on a de commander, de se faire obéir. Tout chrétien se doit soumettre à l’autorité de l’Église, et tout bon sujet à l’autorité royale. Il faut employer l’autorité des lois contre les méchants. Les décrets se font par autorité de justice. Autorité, signifie aussi, le témoignage d’un auteur qui a écrit, ou quelque apophtegme ou sentence d’une personne illustre qu’on cite, qu’on allègue dans un discours pour servir de preuve, ou d’ornement. Les textes d’Aristote sont de grande autorité dans les collèges 36 . La notion d’autorité est particulièrement propice à une confusion entre l’ordre du savoir et l’ordre du pouvoir- ; elle met la démarche scolastique, fondée sur les auctoritates, au service de l’autorité de l’État. Cette autorité est monnayée en plusieurs champs lexicaux- : juridico-politique, religieux, moral, renvoyant figurativement à autant de domaines de la vie civile régies par des autorités instituées. Dans la préface de la Silvanire (1631), Jean Mairet évoque en ces termes la règle des vingt-quatre heures-: «-Cette règle, qui se peut dire une des lois fondamentales du théâtre, a toujours été religieusement observée parmi les Grecs et les Latins 37 - ». L’expression renvoie aux Lois Fondamentales du Royaume, ce corpus de lois non écrites, consacrées par l’usage, qui s’imposait au roi et définissait les limites de son pouvoir. Ces lois impératives sont le fondement de toutes les autres, comme la règle des vingt-quatre heures est la pierre de touche de la vraisemblance. À travers ce 35 Jean Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française sur la tragicomédie du Cid, 1637, dans Civardi, p.-963. 36 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Paris, 1690, article «-a uToRiTé -». 37 Jean Mairet, préface de La Silvanire ou la morte-vive, 1631, dans Dotoli, p. 242. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 19 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) parallèle implicite, Mairet situe les règles hors de toute discussion et réclame pour elles un respect sacré («-religieusement-»). De fait, le lexique religieux est également mis à contribution par les réguliers pour renforcer leur démonstration-: Aristote étant assimilé à un «-divin homme-» (Sarasin), à un «- esprit divin- » demandant la «- vénération- » (La Mesnardière 38 ), toute atteinte à ses «-préceptes 39 -» devient un «-péché-» --les «-préceptes-» désignant «- les commandements de Dieu et de l’Église- » (Furetière). Ainsi Corneille est-il régulièrement accusé de «-pécher-» contre telle règle, contre les bienséances 40 , ou de ne pas connaître telle «-doctrine 41 -». Les lois poétiques sont mises sur le même plan que les lois civiles, morales et religieuses, acquérant ainsi plus de poids. Le Cid offense indistinctement les règles morales et les règles dramatiques, dans une circularité parfaite où une infraction entraîne l’autre et vice-versa 42 . Pour prouver que Corneille offense les «-bonnes mœurs-», Scudéry n’hésite pas à citer les «-canonistes et les jurisconsultes-» à propos du droit canon du mariage, fondé sur le consentement des époux, pour montrer que Rodrigue et Chimène se marient effectivement au dénouement du Cid, sans respecter la période du deuil 43 . De même, en condensant trop d’actions en vingt-quatre heures, Corneille a «-péché-» contre les règles de la Nature pour ne pas pécher contre les règles de l’Art 44 . Dès le début du débat sur les règles, les irréguliers s’étaient mis à utiliser ironiquement ce lexique sacré- : dans la préface de la Généreuse Allemande (1628), Mareschal pointait la contradiction entre Sénèque et Aristote quant à l’unité d’action. De tout ceci on peut connaître que Sénèque n’est pas d’accord avec Aristote, qui veut qu’il n’y ait qu’une action principale, où toutes les autres s’unissent 38 J.-F. Sarasin, Discours de la tragédie, op. et loc. cit.-; La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p.-EEE-FFF. 39 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, p.- 964- : «- Car un des principaux préceptes de la poésie imitatrice, est de ne se point charger de tant de matières-». 40 G. de Scudéry, Observations sur le Cid, dans Civardi, p.- 394- : Corneille «- pèche contre la règle-» des épisodes. J.-Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, dans Civardi, p.- 956- : «- L’auteur espagnol a moins péché en cet endroit contre la bienséance-». 41 G. de Scudéry, Observations sur le Cid, dans Civardi, p. 394-: «-Notre auteur ne savait pas cette doctrine, puisqu’il se fût bien empêché de mettre tant d’épisodes…» 42 Ibid., p.-383 et 385-: «-Il choque les bonnes mœurs comme les règles de la poésie dramatique. […] Il est une instruction au mal, un aiguillon pour nous y pousser-; et par ces fautes remarquables et dangereuses, directement opposé, aux principales règles dramatiques-». 43 G. de Scudéry, La Preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid, 1637, dans Civardi, p.-707. 44 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, dans Civardi, p.-956. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 20 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) comme dans leur centre-; mais bien loin de les accorder, j’ajoute encore à la sévérité de ce savant législateur que notre auteur latin, qui partout ailleurs me semble admirable, ne se peut laver de cette faute, puisque ces règles étaient parmi eux ce que nous sont aujourd’hui les articles de la foi, où qui pèche en un, pèche en tout 45 . Parodiant la démarche des réguliers, Mareschal utilise Aristote pour critiquer Sénèque, qui a fréquemment recours à une action complexe, à plusieurs fils. Il compare les règles des Anciens aux «-articles de foi-» de la religion catholique et paraphrase une expression utilisée par les canonistes, elle-même empruntée à l’épître de saint Jacques-: «-qui pèche en un, pèche en tout-» traduit «- qui offendit in uno, factus est omnium reus 46 - ». Mareschal identifie ainsi l’«- aristolâtrie- » à la scolastique, comme le faisaient déjà les humanistes-: Montaigne se moquait d’un honnête homme entiché d’Aristote, de sa «-doctrine-» et de ses «-dogmes-», et baptisait Aristote le «-monarque de la doctrine moderne 47 ». En pleine querelle du Cid, Corneille s’appuie précisément sur Montaigne pour dénoncer la mauvaise foi de ses détracteurs, qui ont beau jeu de voir des fautes partout dans sa pièce. Dans la lignée du scepticisme de son aîné, Corneille rappelle la différence entre les dogmes et les simples opinions-: «-Chez les philosophes, tout ce qui n’est point de la foi ni des principes est disputable 48 -». Plus tard, il conclura ses Discours sur le poème dramatique sur ce ton négligent-: «-Voilà mes opinions ou si vous voulez mes hérésies, touchant aux principaux points de l’art 49 -», pointe destinée à ses censeurs et particulièrement à l’abbé d’Aubignac. Revendiquer le titre d’hérétique, c’est renvoyer à son ennemi sa prétention d’édicter le dogme. Ce glissement de la poétique vers un dogmatisme moral et religieux peut s’expliquer par l’empreinte moralisatrice des poétiques italiennes, fortement marquées par le Concile de Trente (1545-1563). Cependant, les théoriciens français renchérissent sur cette tendance, en exigeant que la poésie punisse 45 André Mareschal, préface de La Généreuse Allemande, 1631, dans Dotoli, p.-223. 46 L’expression est citée par saint Thomas, Somme théologique- IIa-IIae, qu. 5, art. 3 ad 3, voir l’épître de saint Jacques (2, 10)-: «-Quicumque autem totam legem servaverit,-offendat autem in uno, factus est omnium reus-». 47 Michel de Montaigne, Essais, I, 26, «- De l’institution des enfants- », 1580, éd. Villey et Saulnier, Paris, PUF, 1965, t.-I, p.-146 et p.-151-: «-Je vis privément à Pise un honnête homme, mais si aristotélicien, que le plus général de ses dogmes est-: que la touche et règle de toutes les imaginations solides et de toute vérité c’est la conformité à la doctrine d’Aristote-; que hors de là ce ne sont que chimères et inanité-; qu’il a tout vu et tout dit.-» 48 Corneille, Épître dédicatoire de la Suivante, 1637, dans Théâtre, éd. G. Couton, Paris, Garnier, 1971, t.I-, p. 401. 49 Corneille, «-Discours des trois unités-» dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p.-152. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 21 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) les méchants et récompense les bons au dénouement. La tragédie montre ainsi l’image de la justice du prince-: «-semblable aux bons législateurs, [elle] donne aux vertus et aux vices la récompense qui leur est due 50 .-» La Mesnardière vante ouvertement les services que la poétique peut rendre à «-la religion-» et à «-la police 51 -», notamment par le biais des émotions tragiques-: la crainte sert à dissuader le spectateur de commettre des crimes et d’enfreindre l’ordre social. Les doctes proches de Richelieu prônent la soumission au pouvoir-; ils réglementent le théâtre pour l’enrôler dans une entreprise de discipline sociale et en faire un instrument de gouvernement 52 . De cette entreprise politique, la moralisation constitue un maillon essentiel, auquel contribue un autre facteur-: le prestige immense de l’Éthique à Nicomaque incite les doctes à y faire référence pour conférer le même prestige au nouveau discours poétique. Ainsi, Isnard télescope les émotions de douleur et de joie, provoquées respectivement par le mal et par le bien, et les émotions liées à la tragédie et à la comédie 53 . Et la démarche de d’Aubignac dans La Pratique du théâtre imite celle d’Aristote dans l’Éthique-: l’abbé invoque une sagesse pratique, contre la théorie - d’où son titre - et cherche à tout propos un juste milieu entre deux excès contraires (ni trop ni trop peu de scènes, des passions ni trop faibles ni trop violentes, etc.), comme l’a montré Goodkin 54 . Non seulement les irréguliers récusent le dogmatisme moralisant, au besoin par la parodie et l’ironie, mais ils contestent très explicitement la confusion des registres à l’œuvre dans le discours officiel. Dans l’Avis au lecteur de son Agarite (1636), tragicomédie romanesque qui déroge absolument aux unités, Durval accepte d’être jugé, mais par des juges compétents et assermentés, tandis que ses censeurs n’ont reçu ni office, ni juridiction pour le faire-: Je ne suis point si amoureux de mes poèmes que je ne les supprime très volontiers, quand ils seront condamnés par des juges compétents. Cependant et jusqu’à tant que nos poètes et nos orateurs soient érigés en titre d’office, 50 La Mesnardière, La Poétique, op. cit. p. 113. L’idée est développée la même année par Scudéry dans L’Apologie du théâtre. 51 Ibid., discours-préface, p. C. 52 Sur ce point, voir D. Blocker, Instituer un art, op. cit. 53 Isnard, préface à la Filis de Scire de Pichou, dans Dotoli, p.-254-: «-Pour le regard du précepte, Aristote, cette grande lumière de la raison humaine, ayant découvert que le bien et le mal, vrais ou apparents, étaient les causes motives de toutes nos passions, et sachant que la poésie dramatique où l’on nous représente les bonnes et les mauvaises actions des hommes, n’était inventée que pour nous remplir de deux sortes d’émotions, à savoir de la douleur et de la joie.-» 54 R. Goodkin, art. cit. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 22 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) je n’estime pas qu’ils se puissent attribuer une souveraine juridiction-sur les matières de prose ou de vers. 55 Le lexique juridique volontiers employé par les doctes est ici retourné contre eux, Durval posant la question de l’autorité qui les investit d’un tel pouvoir judiciaire. L’année suivante, un auteur anonyme pousse à l’extrême cette stratégie dans les Observations sur les Sentiments de l’Académie française, restées manuscrites jusqu’en 2004. L’auteur parodie le style de Scudéry analysant le Cid et relève les défauts de ses moindres phrases, qualifiées de «-galimatias confus et brouillé 56 -». Surtout, il prend au mot les métaphores utilisées par l’Académie pour mettre en doute son autorité. Sur le plan juridique, l’Académie n’a «-nulle puissance ni autorité publique pour se pouvoir rendre juge de ce différend-là et d’y prononcer par droit de juridiction- », car ce n’est pas une «- cour fondée en droit de juridiction 57 - ». Quant à la référence religieuse, l’Académie doit l’assumer jusqu’au bout et toujours compenser la justice par la grâce, à l’image du Dieu biblique, à la fois juste et miséricordieux 58 . Le défenseur du Cid renverse ainsi méthodiquement les analogies juridico-politiques et religieuses sur lesquels l’Académie, par la voix de Scudéry, fondait implicitement son autorité. Plus radicalement, il dénonce comme un «-galimatias-» le sophisme consistant à enchérir «-sur l’autorité d’Aristote par celle de la raison- », «- comme si l’autorité était un sujet d’attribution de la raison 59 -». Ces deux concepts ne sauraient dépendre l’un de l’autre, car ils se situent sur des plans différents-: la raison renvoie à une démonstration argumentée et constitue un effet du discours, tandis que l’autorité se reçoit d’une instance qui la détient ès qualités-: «-l’autorité se dit du Roi, du Magistrat, du Législateur-» et par extension, «-on dira aussi l’autorité d’Aristote, l’autorité de Platon, et non pas l’autorité de la raison-». Pascal ne dit pas autre chose dans sa préface inachevée au-Traité du vide (1647) 60 - et dans les Pensées, présente la confusion des ordres comme une source intarissable d’erreurs de jugement. Le débat sur l’autorité des Anciens est sans 55 Durval, avis au lecteur de l’Agarite, 1636, dans Dotoli, p. 314. 56 Observations sur les Sentiments de l’Académie française, dans Civardi, p. 1043. 57 Ibid., p.-1052. 58 Ibid. p. 1042-: «-Si en la correction de la Tragicomédie du Cid, les censeurs académiques eussent suivi les règles communes et ordinaires d’une juste censure, et si balançant leur jugement entre les lois de la justice et celles de la grâce, ils eussent corrigé les défauts qui étaient répréhensibles et pardonné à ceux qui étaient rémissibles, leurs sentiments eussent passé sans reproche.-» Dans la Bible, justice et miséricorde caractérisent le jugement de Dieu- : «- L’Éternel est miséricordieux et juste-» (Ps 116, 5)-; «-Dieu d’Israël, tu es juste-» (Es 9, 15)-; «-L’Éternel ton Dieu est un Dieu de miséricorde-» (Dt 4, 31), etc. 59 Ibid, p.-1058-1059. 60 www.penseesdepascal.fr/ General/ Preface-vide.php DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 23 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) fondement si l’on ne distingue pas plusieurs sortes de savoirs- : les savoirs positifs, qui reposent sur le «-fait simple-» (histoire, géographie, langues) ou sur- l’institution, divine ou humaine (théologie, jurisprudence), sont tout entiers contenus dans les livres et ne peuvent pas être inventés, ni déduits par la raison-; seule l’autorité peut les dispenser. En revanche, «-il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement-: l’autorité y est inutile-; la raison seule a lieu d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés-». À son tour, Pascal emploie une métaphore juridique pour revendiquer l’autonomie des sciences (géométrie, arithmétique, physique, médecine, architecture et toutes les sciences) et rappeler que cette autonomie les rend susceptibles de recherches et de progrès. Un an après ce texte de Pascal et dix ans après la querelle du Cid, Corneille tire profit de sa nouvelle édition de sa pièce, amendée et transformée en tragédie, pour tirer le bilan de l’affaire et laver sa réputation, jetant un regard lucide et désabusé sur l’exploitation politique dont il a fait l’objet. Dans l’Avertissement liminaire, le dramaturge rappelle l’importance d’une séparation des ordres-: les règles du poème dramatique relèvent de la «-prudence humaine-», de la phronêsis aristotélicienne, et ne doivent rien à l’autorité de l’État ni de l’Église. À moins que d’être tout à fait stupide, on ne pouvait pas ignorer que, comme les questions de cette nature ne concernent ni la religion, ni l’État, on en peut décider par les règles de la prudence humaine, aussi bien que par celles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la politique 61 . Corneille dénonce la cabale montée par Scudéry pour renforcer à ses dépens le prestige de l’Académie. Pendant la querelle, il avait déjà accusé son censeur de se faire «-tout blanc d’Aristote-», comme un Matamore se fait «-tout blanc de son épée- » en vantant ses exploits hypothétiques 62 . Corneille lui reproche en particulier de l’avoir fait passer pour un ignorant, alors même qu’il a lu les poétiques italiennes et néerlandaises, contrairement à Scudéry. Le poète et ses alliés stigmatisent un rapport à la fois servile et aveugle - et 61 Corneille, Avertissement au Cid, 1648, dans Théâtre complet, éd. cit., t.-I, p.-725. 62 Lettre apologétique du sieur Corneille, contenant sa réponse aux Observations faites par le Sieur de Scudéry sur le Cid, 1637, dans Civardi, p. 514- : «- Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d’imposer aux simples, et avez devancé des maximes de théâtre de votre seule autorité, dont toutefois quand elles seraient vraies, vous ne pourriez tirer les conséquences cornues que vous en tirez-: vous vous êtes fait tout blanc d’Aristote, et d’autres auteurs que vous n’entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie.-» DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 24 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) pour tout dire snob - à l’autorité-: «-Tel allègue Aristote qui ne l’a pas lu 63 -», dit un anonyme en proposant d’offrir une paire de lunettes à Scudéry, qu’il accuse de jeter des noms savants pour épater la galerie. L’auteur du Discours à Cliton fustige lui aussi l’ignorance de ceux qui édictent des règles sans connaître le métier 64 . En réponse à cet argument qui fait mouche, Scudéry et d’Aubignac publient quelques pièces, fort médiocres 65 . Les théoriciens français érigent d’autant plus Aristote en autorité incontestable qu’ils ne l’ont pas sérieusement lu, donnant à Corneille l’occasion de construire à nouveaux frais le rapport du discours poétique à sa source grecque. L’auteur du Cid manifeste ostensiblement son érudition, alors que les doctes réduisaient la leur à quelques formules simples pour la rendre accessible au public mondain 66 -. Corneille joue sur deux tableaux en apparence contradictoires-: d’un côté, il souligne en toute occasion l’obscurité de la Poétique et la difficulté d’en tirer un sens satisfaisant 67 -; de l’autre, il en propose une lecture fondée à la fois sur les exégèses italiennes et sur sa propre pratique 68 . Surtout, il pose le plaisir du spectateur en unique critère de la qualité d’une œuvre, le public se moquant éperdument des règles d’Aristote, selon un topos des préfaces de théâtre. Le «-bourgeois-» de Paris acquiesce-: «-Je n’ai jamais lu Aristote, et ne sais point les règles du théâtre, mais je règle le mérite des pièces selon le plaisir que j’y reçois 69 .-» Ce bourgeois joue sur les mots-règle-et régler, connotant respectivement l’intransigeance et la liberté. Chapelain ne trouve rien à répliquer, sinon que l’Académie se préoccupe non du succès réel de la pièce, 63 Le souhait du Cid en faveur de Scudéry, Une paire de lunettes pour faire mieux ses observations, 1637, dans Civardi, p. 666-: «-Tel allègue Aristote qui ne l’a pas lu, les ignorants appellent les savants à leur secours pour faire paraître du moins qu’ils les connaissent, ainsi qu’ils abusent de leur autorité pour prouver choses communes […]-» 64 Discours à Cliton sur les Observations du Cid, 1637, dans Civardi, p. 604. 65 L’Amour tyrannique pour le premier (1639), Cyminde, Sainte Catherine et La Pucelle d’Orléans (toutes en 1642) pour le second. 66 D. Blocker, op. cit, p. 411-: «-Corneille mine l’autorité de la poétique mise en circulation sous Richelieu en affichant systématiquement dans ses écrits la tradition philologique que ses adversaires avaient occultée-». 67 Corneille, Avertissement au Cid, 1648, dans Théâtre complet, éd. cit., t.-I, p.-725-: «-Aristote ne s’est pas expliqué si clairement dans sa Poétique-». Id., «-De l’utilité et des parties de l’art dramatique-», dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 65- : «- Il faut donc savoir quelles sont ces règles, mais notre malheur est qu’Aristote et Horace après lui en ont écrit assez obscurément pour avoir besoin d’interprètes-». 68 Affichant sa connivence avec le Stagirite-: «-mais pour moi, qui tiens avec Aristote et Horace que notre art n’a pour but que le divertissement-» (Épitre dédicatoire du Menteur, 1644). 69 Le Jugement du Cid, composé par un bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse, 1637, dans Civardi, p. 781. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 25 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) mais de l’insuccès qu’elle aurait dû rencontrer 70 -! La «-doctrine classique-» promeut constamment la supériorité de la norme sur le réel, tout comme Aristote préfère l’impossible vraisemblable au possible non vraisemblable 71 . Chapelain reproche précisément au Cid d’avoir fait «-oublier les règles-» aux spectateurs en les ensorcelant par ses charmes et d’avoir obtenu un succès immérité et malsain 72 . Cependant, réguliers et irréguliers tombent d’accord sur un point essentiel-: la nécessité «-d’accommoder Aristote à notre usage-» et de soumettre la Poétique aux critères de la rationalité moderne. Pour défendre la tragicomédie de Jean de Schélandre, Tyr et Sidon (1628), François Ogier met en évidence l’invraisemblance causée par l’unité de temps dans les tragédies antiques, telles les multiples coïncidences d’Œdipe roi et la multiplication fastidieuse des récits de messagers. C’est pourquoi, au lieu de répéter telles quelles les règles des Anciens, il préconise d’imiter leur démarche en tenant compte des circonstances où elles furent inventées, «-y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage-: ce qu’Aristote-même eût avoué 73 .-» Dans le camp opposé, La Mesnardière ne dit pas autre chose-: il adapte la définition de la tragédie du chapitre 6 de la Poétique en supprimant les deux parties de qualité qui ne sont plus en usage (les rythmes et la musique) et en insistant sur le caractère «-funeste-» de l’action, héritage des définitions humanistes. Cette adaptation est revendiquée-: «-disons avec Aristote accommodé à notre usage 74 -». Corneille lui-même répète sa volonté de «-nous accommoder avec [les règles] et de les amener jusqu’à nous 75 -». Et s’il réclame la liberté absolue de créer, l’auteur du Cid n’en utilise pas moins la Poétique comme un point de départ pour inventer une nouvelle dramaturgie, dans un dialogue 70 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, dans Civardi, p. 935- : «-[L’Académie] s’est persuadée [..] qu’il fallait plutôt peser les raisons, que compter les hommes qu’elle avait de son côté, et ne regarder pas tant si la pièce avait plu, que si en effet elle avait dû plaire-». 71 Aristote, Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, 60a26, p.-127-: «-Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif-». 72 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, dans Civardi, p. 966. 73 Ogier, préface de Tyr et Sidon, 1628, dans Dotoli, p.- 189- : «- Il ne faut donc pas tellement s’attacher aux méthodes que les Anciens ont tenues, ou à l’art qu’ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles- ; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mêmes par les circonstances du temps, du lieu, et des personnes pour qui elles ont été composées, y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage-: ce qu’Aristote-même eût avoué.-» 74 La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p.-8-10. 75 Corneille, «-De l’utilité et des parties de l’art dramatique-», op. cit., p. 65-: «-Je ne pense pas que les siècles suivants nous aient donné la liberté de nous écarter de leurs règles, dit-il en parlant des anciens. Il faut, s’il se peut, nous accommoder avec elles et les amener jusqu’à nous.-» DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 26 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) fécond entre théorie antique et pratique moderne. Dans la première moitié du xvii e siècle, les théoriciens français sont tous modernes- ; soucieux de se pourvoir d’une littérature nationale à la suite de l’Italie, ils trouvent en Giovanni-Battista Guarini le modèle d’une adaptation des Anciens qui reste fidèle à Aristote tout en plaidant pour la liberté de l’artiste 76 . À leurs yeux, le génie humain est toujours également fertile et la Nature est régie par des lois immuables, seules les circonstances étant plus ou moins favorables. Si Corneille et Durval rappellent que les arts et les sciences se perfectionnent 77 , La Mesnardière proclame que la Melpomène française vaut bien la Melpomène grecque 78 , car en aucun cas le prestige des Anciens ne doit faire d’ombre à la gloire des Modernes. Si Mareschal et Corneille dénoncent le préjugé aveugle en faveur des Anciens 79 , comme le fait Pascal 80 , La Mesnardière et d’Aubignac n’hésitent pas à critiquer leurs défauts, affirmant régler leur admiration sur des critères raisonnables 81 . Plus encore, les deux protégés de Richelieu reconnaissent l’obscurité de la Poétique, invoquent le caractère inachevé du 76 Voir Dotoli, ch. 2, «-L’unité de l’histoire. Anciens, Italiens et Français-», p.-31-48. 77 Corneille, Préface de Clitandre, 1632, dans Théâtre, éd. cit., p.-169-: «-Je me donne ici quelque liberté de choquer les anciens. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leur période, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su et que de leurs instructions on peut tirer des lumières qu’ils n’ont pas eues.- » Discours à Cliton, dans Civardi, p. 607-608-: «-Le changement des temps, la mode des pays, et le différent usage de toutes choses perfectionne les arts et les sciences-; et je ne crois pas que nous soyons tenus de régler nos poèmes sur les modèles des Grecs et des Latins, quand il nous vient quelque lumière qu’ils n’ont pas eue, ou quelque grâce dont ils ont manqué.-» 78 La Mesnardière, discours-préface de la Poétique, p.-NNN. 79 A. Mareschal, préface de La Généreuse Allemande, 1631, dans Dotoli, p.-222-: «-Revenons aux Anciens. Je n’ai pas résolu de les combattre, ces puissants génies, à qui nous devons du moins cette gloire de nous avoir ouvert le chemin aux grandes choses-: les moindres de l’Antiquité me passeront toujours pour excellents-; mais les plus excellents aussi me permettront de dire qu’ils n’ont pu s’empêcher de faillir.-» Corneille, Épitre dédicatoire de La Suivante, 1637, éd. cit., p. 402-: «-Nous pardonnons beaucoup de choses aux Anciens-: nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres-; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques.-» 80 B. Pascal, préface au Traité du vide, op. et loc. cit.- : «- Le respect que l’on porte à l’Antiquité étant aujourd’hui à tel point, dans les matières où il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités-». 81 La Mesnardière, discours-préface de la Poétique, p.-LLL-: «-Les auteurs grecs et romains ont été de merveilleux hommes, mais ils ont été des hommes, sujets à faillir comme nous.-» D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., I, 4, p.-67-: «-Je ne veux proposer les Anciens pour modèle, qu’aux choses qu’ils ont fait raisonnablement. Outre que leur exemple sera toujours un mauvais prétexte pour faillir. Car il n’y a point d’excuses contre la raison.-» DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 27 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) traité et la complexité de la transmission comme circonstances atténuantes, et en tirent argument pour s’en dissocier le cas échéant 82 . En définitive, Aristote n’est pas le véritable enjeu du débat sur les règles, car la Poétique est unanimement regardée comme le fondement de toute poétique moderne. L’enjeu en est résolument politique-: il porte sur les instances sociales de légitimation du théâtre (peuple, honnêtes gens, doctes) et se cristallise particulièrement sur les prétentions de l’Académie à confondre l’ordre esthétique et l’ordre politique, en se prévalant d’un pouvoir juridico-politique et d’une aura sacrée. L’heure n’a pas encore sonné de la liquidation d’Aristote, effective dans le dernier tiers du siècle, quand Perrault et Fontenelle condamneront la Poétique comme un «-galimatias-» inintelligible. Les Modernes reprendront alors les arguments des irréguliers : le droit au libre examen, l’obscurité de la Poétique, la relativité historique. Mais dans l'intervalle, la situation d’Aristote s’est inversée-: en 1630, même les irréguliers se réclamaient de la Poétique-; en 1670, Boileau lui-même, chef de file des Anciens, met en scène la Raison expulsant Aristote de l’Université, où le vieux philosophe a toujours été «- reconnu pour juge sans appel et non comptable de ses opinions 83 -». Le juge est enfin jugé et, en un demi-siècle, le slogan «-Aristote et la Raison-» est devenu «-la Raison contre Aristote-». 82 La Mesnardière, discours préface de la Poétique, p.-EE-: «-Dans celui qui nous est resté, et de qui la confusion fait voir aux judicieux que jamais ce bel esprit n’y a mis la dernière main-». D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., II,-1, p. 243-: «-Le poème dramatique a tellement changé de face depuis le siècle d’Aristote, que quand nous pourrions croire que le traité qu’il en a fait, n’est pas si corrompu dans les instructions qu’il en donne que dans l’ordre des paroles, dont les impressions modernes ont changé toute l’économie des vieux exemplaires, nous avons grand sujet de ne pas être en toute chose de son avis.-» 83 Nicolas Boileau, Arrêt burlesque, 1671, dans Œuvres, éd. S. Menant, Paris, GF Flammarion, 1969, vol.-2, p.-223. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens Rainer Zaiser Université de Kiel La Poétique de La Mesnardière, publiée à Paris en 1639 chez Antoine de Sommaville, est la première poétique française du XVII e siècle prenant soin de répertorier systématiquement les aspects essentiels de la poétique aristotélicienne en matière de théâtre. À part le traité latin De Constitutione Tragoediae du savant hollandais Daniel Heinsius, paru en 1611 et très influent en France 1 , les débats sur les principes dramatiques du Stagirite se cantonnent jusqu’à la parution de l’ouvrage de La Mesnardière dans de nombreux écrits plus ou moins brefs et publiés ci et là afin de justifier le pour ou le contre de ces principes. C’est le cas, par exemple, de la fameuse Lettre sur les vingt-quatre heures de Jean Chapelain 2 , des préfaces de plusieurs tragi-comédies des années 1630 3 , des pamphlets et des libelles de la Querelle du Cid ainsi que du jugement de l’Académie française sur la même pièce 4 . Tous ces textes témoignent, certes, de l’influence qu’avait exercée en France la Poétique d’Aristote, réactualisée durant le XVI e siècle par les doctes ita- * Je remercie Lydie Karpen pour la relecture de ce texte et pour les suggestions stylistiques. 1 Voir l’«-Introduction-» à l’édition bilingue De Constitutione Tragoediae - La Constitution de la Tragédie, dite La Poétique de Heinsius, édition, traduction et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, «-Travaux du Grand Siècle, n o XXI-», 2001, p. 9-: «- En rédigeant une poétique érudite simplifiée, élégante et accessible à tout le monde, le savant hollandais peut contrebalancer leur influence [des exégètes italiens de la Poétique d’Aristote] auprès du public des Cours d’Europe - et en particulier, celui de la France de 1610-1620, où, après la mort d’Henri IV, le souvenir de l’italianisme de la Cour des Valois retrouve toute sa force de modèle. D’où le succès de la Constitution de la Tragédie, immédiatement diffusée et rééditée non seulement à Leyde, mais également en France, où elle sera connue sous le nom de ‘Poétique d’Heinsius’.-» 2 Jean Chapelain, Lettre sur la Règle des Vingt-Quatre Heures, dans Jean Chapelain, Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, «-Textes Littéraires Français-», 2007. 3 Voir Giovanni Dotoli, Temps de préface. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du «-Cid-», Paris, Klincksieck, 1996. 4 Voir l’édition des documents relatifs à cette querelle, réunis et commentés par Jean-Marc Civardi, La querelle du Cid (1637-1638), édition critique intégrale, Paris, Champion, «-Sources classiques, n o 52-», 2004. 30 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 liens sous forme d’éditions, de commentaires et de traductions et étudiée notamment par ce biais par les lettrés français au premier XVII e siècle 5 . Mais, tandis que ces derniers ne traitent que des aspects sélectionnés de la théorie dramatique d’Aristote, l’ouvrage de La Mesnardière en constitue une première somme en langue française, qui est digne de servir de point de repère à tous ceux et celles qui exercent l’art dramatique ou qui sont des lecteurs ou des spectateurs du théâtre 6 . Néanmoins, la Poétique de La Mesnardière avait mauvaise presse à l’époque, échec que Jean-Marc Civardi, à qui nous devons l’édition la plus récente de l’ouvrage, explique par le fait que son auteur «-s’en tient à la raison, à la doctrine, aux règles, au bon sens, jusqu’à l’étroitesse d’esprit et à la monotonie 7 .- » Ce jugement résume la réticence que bon nombre de savants ont longtemps montrée à l’égard de la Poétique de La Mesnardière en lui reprochant d’être trop éclectique et peu éclairant 8 . Quoi qu’il en soit, ce traité fait malgré tout un bon tour de la question des règles aristotéliciennes, même si l’auteur perd souvent de vue l’essentiel en enrichissant son argument d’abondants exemples tirés de la production littéraire de l’Antiquité. Cette pléthore d’exemples semble avoir gêné même l’un ou l’autre lecteur du très érudit siècle classique, ce dont témoigne par exemple l’abbé d’Olivet, historiographe de l’Académie française, dans les remarques suivantes-: [La Mesnardière] donne [… ] et des préceptes et des exemples-: les préceptes, il les emprunte des anciens, et il les expose, non pas toujours avec une brièveté didactique-; mais souvent avec un faste oratoire. Les exemples, il les tire 5 Voir à ce propos le chapitre «-L’influence des théoriciens italiens-» dans René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1966, p. 34-48, notamment la remarque conclusive, p. 48-: «-Chose curieuse, l’influence de ces Italiens s’est plus exercée en France qu’en Italie. Celle-ci était classique avant eux. C’est à celle-là qu’ils ont imposé le classicisme. C’est dans leurs éditions qu’on lisait Aristote.-» 6 Pour une analyse de l’organisation thématique de La Poétique de La Mesnardière en comparaison avec les sujets traités à l’époque dans d’autres écrits théoriques sur le théâtre, voir l’article de Bénédicte Louvat, «-La Poétique de La Mesnardière et les théoriciens français contemporains-», Littératures classiques, n o 103, 2020, La Mesnardière, un lettré de cour au XVII e siècle, sous la direction de Carine Barbafieri, Jean-Marc Civardi et Jean-Yves Vialleton, p. 47-58. 7 Voir l’«- Introduction- » à Hippolyte Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, édition critique par Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, «- Sources classiques, n o 120-», 2015, p.-7-72, la citation p. 13. 8 Voir à propos des voix critiques prononcées ostensiblement ou furtivement au cours des XVII e et XVIII e siècles sur la Poétique de La Menardière les chapitres «-Une fortune critique sans gloire-» et «-Une carrière réussie-» dans l’éd. Civardi, 2015, p. 8-13 et p. 16-21. 31 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 parfois de son propre fonds-; car il avait fait quantité de vers, et une tragédie, entre autres, intitulée Alinde, qui n’eut point de succès 9 . Ce que d’Olivet appelle ici le «- faste oratoire- », à savoir les exemples qui illustrent les préceptes poétiques que La Mesnardière développe dans son traité, se compose donc, selon l’historiographe de l’Académie, non seulement d’une accumulation fréquente d’emprunts aux œuvres de l’Antiquité, mais aussi de références aux vers poétiques et dramatiques de l’auteur luimême, créations que d’Olivet tient, par sous-entendus, pour des œuvres assez médiocres. Mais en tout état de cause, La Poétique de La Mesnardière reste un ouvrage ayant le mérite de présenter pour la première fois en langue française les concepts de la doctrine dramatique d’Aristote dans leur intégralité, et ceci pour une large part bien conformément aux idées de ce dernier. Toutefois au lieu de nous focaliser sur ces rapprochements orthodoxes des concepts aristotéliciens qu’une première lecture du traité de l’auteur suggère sans aucun doute, nous nous proposons de mettre en lumière les aspects originaux et modernes qui se détachent entre les lignes de ses raisonnements. Contrairement à ses critiques du XVII e siècle, La Mesnardière est si convaincu de son talent de théoricien d’art qu’il n’hésite pas à reprocher à la plupart des arts poétiques de ses prédécesseurs d’être soit lacunaires soit dépourvus d’une compréhension approfondie du texte original d’Aristote. Il explique ces insuffisances par le fait que les œuvres de ce dernier sont parfois fort compliquées et difficiles à appréhender. C’est pourquoi une nouvelle présentation cohérente, complète et clairement énoncée de la doctrine poétique de son maître à penser est à son avis nécessaire-: Après avoir observé que les écrits du philosophe [Aristote] qui concernent la science sont difficiles à entendre, que l’art que nous tenons d’Horace n’est pas étendu, que les trois livres de Vida ne parlent qu’en général de la conduite du poète, que la Poétique de l’Escale [Scaliger] n’est faite que pour les plus doctes, que le discours de Heinsius ne touche que la tragédie, bref que tout ce que nous avons, soit des Anciens ou des Modernes, sur l’art de former les poèmes, est ou trop particulier ou bien trop universel pour enseigner une doctrine extrêmement délicate, et d’autant plus nécessaire parmi les honnêtes personnes qu’elle est fort souvent la matière des belles conversations, j’ai pensé que les gens d’esprit ne trouveraient pas mauvais qu’on leur donnât des préceptes pour parler de la poésie sans commettre des injustices. J’ai estimé qu’ils souf- 9 Voir Histoire de l’Académie francaise. Depuis 1652 jusqu’à 1700, par l’abbé d’Olivet, par MM. Pellisson et d’Olivet, Paris, Coignard, 1743, p. 108, Source gallica.bnf. fr / Bibliothèque nationale de France. Je dois la référence à cette citation à Jean- Marc Civardi, 2015, p. 10. 32 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) friraient que je fisse pour ma nation ce que plusieurs Italiens ont fait pour ceux de leur pays, Lope pour les Espagnols, et le grand Jules de l’Escale pour tous les savants de l’Europe. (Éd.-Civardi, 2015, p. 138-139) Sont à souligner ici deux points qui font voir les desseins que la Mesnardière poursuivait avec sa Poétique. Premièrement, il affirme expressément avoir écrit ce livre pour les «-honnêtes personnes- », à savoir pour ceux et celles qui ne sont pas experts en matière poétique et ne veulent pas l’être non plus. Rien de plus étranger à la figure de l’honnête homme, on le sait, que d’être spécialiste dans un domaine quelconque et de se comporter comme un pédant qui affiche son savoir livresque. Tout de même, on le sait aussi, les honnêtes gens sont friands de causer de la littérature et des autres arts et ont besoin pour cela, comme notre auteur le suppose, d’un manuel qui leur enseigne intelligiblement un savoir qui leur soit utile pour mener avec adresse et facilité de «-belles conversations-» en société. Nous reviendrons sur ce public envisagé par La Mesnardière dans une partie ultérieure de cet essai. Retenons pour l’instant simplement qu’il a notamment en vue les honnêtes gens comme lecteurs et lectrices de sa Poétique. Deuxièmement, l’attention qu’il prête particulièrement aux lecteurs et lectrices du groupe social des beaux esprits cultivés, mais peu versés en matière théorique n’empêche pas qu’il s’adresse également à un public savant, à savoir aux auteurs dramatiques et aux doctes humanistes s’intéressant à la théorie des genres littéraires. Pour satisfaire les besoins de ce public, il se propose de créer une poétique aristotélicienne à portée nationale, donc en français, tel que l’a réalisée en latin Jules-César Scaliger avec ses Poetices libri septem (1561) à l’usage de la République des lettres en Europe et tel que l’a fournie en italien Lodovico Castelvetro avec sa Poetica d’Aristotile vulgarizzata e sposta (1571), une reprise du texte grec de la Poétique d’Aristote, traduit paragraphe par paragraphe en italien («-vulgarizzata-») et commenté («-sposta-») de façon circonstanciée pour les lecteurs et lectrices d’Italie. Reste à mentionner que La Mesnardière se méfie en principe de ses prédécesseurs, notamment de ceux d’Italie en ce qui concerne leurs interprétations du texte d’Aristote, guidées chacune, selon lui, par les tempéraments différents des traducteurs et commentateurs. C’est pourquoi il fonde son travail sur sa propre lecture d’Aristote et du théâtre des Anciens et vise à composer sur cette base un ouvrage susceptible de remplir la fonction d’un art dans le sens d’un manuel de consignes techniques à l’usage du créateur d’un texte dramatique-: Quand j’ai fait cette entreprise, d’abord j’ai considéré les divisions qu’il y a entre ce grand nombre d’auteurs, la plupart de delà les Alpes, qui ont parlé de la poétique en interprétant Aristote chacun selon sa passion-; et voyant que DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 33 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens ses vérités étaient tellement embrouillées par leurs opinions différentes, qu’il était du tout impossible d’en composer une science, j’ai tâché d’en former un art qui fût sinon plus élevé, au moins plus intelligible que tous ceux qu’on nous a laissés. (Éd.-Civardi, 2015, p. 139) Pour mettre en œuvre ce projet, il suffisait à La Mesnardière «- de dire ce qu’Aristote, la raison, la lecture des anciens poètes et quelque usage du théâtre [lui] ont conjointement appris touchant les poèmes dramatiques.-» (Éd.-Civardi, 2015, p. 157) C’est ainsi que naît un ouvrage qui, à première vue, semble suivre scrupuleusement les grands théorèmes de la poétique d’Aristote. Prenons comme exemple la définition que La Mesnardière donne de la tragédie-: Examinons séparément chacune de ces espèces [la tragédie et la comédie]-; et pour suivre dans ces discours l’ordre de la dignité, commençons par la tragédie et disons avec Aristote, accommodé à notre usage, que c’est la représentation sérieuse et magnifique de quelque action funeste, complète, de grande importance et de raisonnable grandeur, non par le simple discours mais par l’imitation réelle des malheurs et des souffrances qui produit par elle-même la terreur et la pitié et qui sert à modérer ces deux mouvements de l’âme. (Éd.-Civardi, 2015, p. 163) Pour mettre en lumière les parallèles, rappelons les mots du passage correspondant dans la Poétique du Stagirite-: La tragédie est donc l’imitation d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements, dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvre-; cette imitation est exécutée par des personnages agissant et n’utilise pas le récit, et, par le biais de la pitié et de la crainte, elle opère l’épuration des émotions de ce genre 10 . À la suite d’Aristote, La Mesnardière souligne tout d’abord la dignité par laquelle la tragédie se distingue de la comédie, à savoir par le caractère sérieux, magnifique et important de l’action, attributs que le Stagirite résume en un seul mot-: elle doit être «-noble-». De plus, La-Mesnardière exige que l’action tragique soit «-complète-» et «-de raisonnable grandeur-», comme il entend les termes «- τελείας , μέγεϑος ἐχoύσης -» du texte original, traduits dans l’édition française moderne que nous utilisons ici par «-achevée-» et «-d’une 10 Aristote, Poétique, bilingue, traduction, introduction et notes de Barbara Gernez, troisième tirage, Paris, Les Belles Lettres, 2008, chap. 6, p. 21. Les références ultérieures sont tirées de cette édition. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 34 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) certaine étendue 11 - ». Aristote précise ailleurs ce que les mots «- τελείας - » («-achevée-») et «- μέγεϑος -» («-étendue-») signifient dans ce contexte-: Un tout [qui est achevé et complet], c’est ce qui possède un commencement, un milieu et une fin. Le commencement, c’est ce qui ne vient pas, par nécessité, après autre chose, mais après quoi une autre chose existe naturellement ou vient à se produire. Une fin, au contraire, c’est ce qui [… ] vient naturellement après autre chose, mais après quoi rien ne se produit. Le milieu, c’est ce qui vient après autre chose et est suivi d’autre chose 12 . Cette explication est à la fois simple et compliquée- : simple par rapport à l’énoncé, compliquée par rapport à l’énonciation qui se laisse réduire à l’énoncé suivant-: l’économie de l’action tragique s’inscrit dans une continuité logique et linéaire d’événements aboutissant à un dénouement qui s’impose conformément à un mécanisme de causes et effets. C’est le sens que le terme «- τελείας -» suggère par rapport à l’action dramatique selon Aristote-: il veut que cette dernière soit accomplie, close, complète et concluante. La formule «- μέγεϑος ἐχoύσης - » «- ayant une certaine étendue- » (Gernez) ou «- grandeur- » (La- Mesnardière) réfère, au contraire, au nombre des événements, comme le constate à juste titre Scaliger dans ses Poetices libri septem-: «-Quod autem dixit μέγεϑος ἐχoύσης , positum est ad differentiam epopoeiae, quae aliquando prolixa est [… ] 13 -». Contrairement à l’action de l’épopée à laquelle Aristote concède de nombreux événements («-quae aliquando prolixa est-»), la tragédie doit se contenter de beaucoup moins, plus précisément de tant qui sont nécessaires pour maintenir la structure logique, linéaire et achevée d’une seule action, comme il le note dans un autre passage de sa Poétique- : «-l’étendue qui permet le renversement du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur à travers un enchaînement d’événements ordonnés les uns aux autres selon la vraisemblance ou la nécessité, constitue une limite convenable de l’étendue 14 .-» Selon toute apparence, La Mesnardière a donc en tête toutes les connotations qu’Aristote confère aux termes «-achevée-» et «-étendue-» quand il définit les qualités de l’action d’une tragédie. À cela s’ajoute la distinction structurelle que ce dernier fait entre le genre dramatique et le genre narratif, en l’occurrence, l’épopée. Le trait essentiel qui les sépare est le fait que l’un représente l’action par les discours des personnages qui agissent dans l’univers dramatique, et que l’autre la présente 11 Voir Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 6, p. 20-21. 12 Ibid., chap. 7, p. 29. 13 Julius Caesar Scaliger, Poetices libri septem/ Sieben Bücher über die Dichtkunst, Band I-: Buch 1 und 2, herausgegeben, übersetzt, eingeleitet und erläutert von Luc Dietz, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994, p. 132. 14 Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 7, p. 31. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 35 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens par le récit d’un narrateur qui appartient ou non à l’univers des personnages agissants et rapporte, seul, dans l’un ou dans l’autre cas, les événements qui s’y produisent. En termes elliptiques, on lit chez Aristote-: «-cette imitation [de l’action tragique] est exécutée par des personnages agissant et n’utilise pas le récit-». Ce passage réapparaît modifié, mais non pas moins elliptique chez La Mesnardière comme suit-: «-[La tragédie est] la représentation [… ] de quelque action funeste, complète, [… ] non par le simple discours [le récit] mais par l’imitation réelle des malheurs et des souffrances qui produit par elle-même la terreur et la pitié-[… ]-» (Nous soulignons en gras). Finalement, la définition de la tragédie clôt chez Aristote et La Mesnardière par la fameuse catharsis qui résulte des malheurs et souffrances subis par les personnages et est supposée susciter auprès des spectateurs et spectatrices la crainte (respectivement la terreur) et la pitié pour épurer, purger ou modérer ces mêmes émotions chez ces derniers. C’est du moins la doxa qui jalonne l’exégèse de la poétique aristotélicienne des premières traductions et premiers commentaires jusqu’à ceux et celles de notre époque. Que la conception de la catharsis soit plus compliquée et la formule « δι’ - ἐλέου καὶ φόβου 15 -» mal rendue par «-pitié et crainte (ou terreur)-» est rarement observé dans l’histoire de la réception de la Poétique d’Aristote. En tout cas, La Mesnardière compte de fait parmi les rares théoriciens de la première modernité qui ont exploré le potentiel sémantique des passages concernant la catharsis dans la poétique aristotélicienne. Ainsi parvient-il en définitive à une lecture plus moderne que ses prédécesseurs bien qu’il recoure encore aux termes «-terreur-» et «-pitié-» quand il évoque la catharsis dans sa définition de la tragédie au début de son traité. Nous y reviendrons. Du reste, La Mesnardière ne peut s’empêcher de se tenir aux interprétations orthodoxes des principes dramatiques d’Aristote tels qu’elles sont monnaie courante à son époque. Il dédie par exemple tout un chapitre aux «-Parties de la tragédie, appelées de qualité 16 -» qu’il divise à l’instar d’Aristote en six catégories-: Ces six parties essentielles qui servaient au poème tragique pour imiter une aventure, sont la fable, les mœurs, les sentiments, le langage, l’appareil ou disposition du théâtre, et la musique- : pièces dont la tragédie se sert encore aujourd’hui, excepté que la musique n’est plus du tout de son essence ainsi qu’elle était autrefois. (Éd.-Civardi, 2015, p. 167) À y regarder de plus près, on se rend compte que les parties énumérées ne vont pas complètement de pair avec celles mentionnées par Aristote qui 15 Ibid., chap. 6, p. 20. 16 C’est le titre du Chapitre IV, éd. Civardi, 2015, p. 167. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 36 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) constate-: «-la tragédie dans sa totalité comporte six parties [… ]-: ce sont l’intrigue, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et la composition du chant 17 .- » Les déviances sémantiques qui frappent le plus concernent surtout le mot «-mœurs-» chez La Mesnardière au lieu de «-caractères-» chez Aristote ainsi que le terme «-sentiments-» chez le premier au lieu de «-pensée-» chez le dernier. Il va de soi que «-les caractères-» et «-les mœurs-» vont bien ensemble. Le remplacement de l’un par l’autre ne fait que susciter un changement de perspective- : les «- caractères- » se composent des mobiles qui font agir les personnages, que ces mobiles soient intrinsèques ou extrinsèques, exécutés consciemment ou non- ; les mœurs sont, en revanche, le résultat de l’ensemble de ces actes accomplis par les individus dans une société et forment leurs habitudes, pour le bien et pour le mal. Le rapport entre «-caractères-» et «-mœurs-» est donc comme celui entre la cause et son effet. Le fait que La Mesnardière traduit le mot grec «- διάνοια 18 -» par «-sentiments- et non pas par «- pensée- », est, par contre, une modification conceptuelle qui bouleverse la sémantique du terme qui figure dans le texte original de la Poétique d’Aristote-: «- διάνοια -» signifie en effet la capacité de penser ou de réfléchir, et c’est dans ce sens que la plupart des commentateurs italiens de la Renaissance ont entendu le mot grec en choisissant comme traduction «-sententia-» en latin ou «-sentenzia-» en italien 19 . Dans un des paragraphes qui succèdent à la liste des six parties de la tragédie, Aristote confère luimême ce sens à son usage du mot «- διάνοια -», repris en traduction française par «- sentence- » ou «-pensée- »- : «-La pensée [… ] est la capacité de dire ce qu’implique la situation et ce qui convient [… ]. La pensée réside dans les discours [des personnages] où l’on essaie de démontrer qu’une chose est ou n’est pas, ou bien lorsqu’on énonce une généralité 20 .-» Le terme «- διάνοια -» alias «- pensée- » implique donc la faculté de juger de manière appropriée telle ou telle situation dans des cas particuliers aussi bien que généraux. La Mesnardière parvient, au contraire, à une autre interprétation du sens du mot «- διάνοια -». Il avoue avoir longtemps eu des difficultés à comprendre ce que veut dire ce terme dans le contexte en question- : «-D’abord j’ai eu de la peine à découvrir bien justement ce que le philosophe entend par le mot διάνοια [… ]. Car la pensée du philosophe est si obscure en cet endroit que, si l’on n’était instruit par l’usage du théâtre, il serait du tout impossible de comprendre ce qu’il veut dire.-» (Éd. Civardi, 2015, p. 341) C’est pourquoi, 17 Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 6, p. 23. 18 Voir ibid., chap. 6, p. 22. 19 Voir la traduction italienne de Scaliger, Poetica d’Aristotele, vol. I, p. 165-: «-Adunque di necessità sono sei parti d’ogni tragedia, secondo le quali la tragedia è di certe qualità- ; e sono queste- : Favola, Costumi, e Favella, e Sentenzia, e Vista, e opera di Melodia […].-» 20 Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 6, p. 27. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 37 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens il se met à explorer les autres œuvres d’Aristote à la recherche de quelques éclaircissements sur son usage du terme «- διάνοια - » et croit finalement découvrir dans l’Éthique à Nicomaque et dans la Rhétorique une connotation qui lui paraît celle que le Stagirite voulait conférer à ce mot quand il l’a utilisé pour désigner une des six parties de la tragédie-: «-Aristote lui-même, nous expliquant sa pensée dans le chapitre onzième du livre que j’ai cité [Éthique à Nicomaque] et dans le vingt-unième du second de la Rhétorique, dit en termes intelligibles que ce qu’il a nommé sentence, est à proprement parlé les sentiments d’un honnête homme.-» (Éd. Civardi, 2015, p. 342) Il nous semble tout de même peu probable que la signification «-sentiments-» vaille aussi pour le passage de la Poétique, et ceci d’autant plus que l’interprétation de La Mesnardière ne se rapporte pas du tout au mot «- διάνοια -» dans les œuvres mentionnées, mais au mot «- γνώμη -» dont les significations sont, certes, similaires à celles de «- διάνοια -», mais ne suggèrent pas forcément la connotation «- sentiments- ». Selon le dictionnaire grec-français d’Anatole Bailly le mot «- γνώμη -» comporte premièrement les connotations «-jugement-», « esprit-», «-pensée- », «- intelligence- », deuxièmement «-bon sens- », «-droite raison- » et troisièmement «-disposition de l’âme-», «-esprit-», «-caractère-» 21 . Il s’agit donc là d’un champ sémantique qui se rapproche seulement dans deux occurrences sur neuf («-disposition de l’âme-» et «-caractère-») tant bien que mal du terme «-sentiments-». Rares sont en outre les cas où les traducteurs et commentateurs de la Poétique d’Aristote se sont décidés à rendre le mot «- διάνοια - » par «- sentiments-». Jean-Marc Civardi attire notre attention sur Corneille 22 qui, dans son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, choisit en fait le mot «-sentiments-» quand il parle des six parties de la tragédie selon Aristote-: «-Ce philosophe y en trouve six, le sujet, les mœurs, les sentiments, la diction, la musique, et la décoration du théâtre 23 .-» Il se peut que Corneille se soit inspiré de La Mesnardière sur ce point sans être vraiment conscient 21 Voir le Bailly en ligne https: / / outils.biblissima.fr/ fr/ eulexis-web/ ? lemma= γνώμη &dict =Bailly, accès le 10 septembre 2021. 22 Voir éd. Civardi, 2015, p. 341, n. 3. Un autre exemple est Jean-François Sarasin qui constate ceci-: «-Ce Philosophe […] la divise [la tragédie] en six parties essentielles, dont les deux dernières se rapportent aux autres et en dépendent. Celles-là sont, la fable, les mœurs, les sentiments, la diction. Celles-ci, l’appareil du théâtre, et la musique.-» («-Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry, dédiées à l’Académie française par Monsieur de Sillac d’Arbois-», dans Georges de Scudéry, L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b8607044w.r, Éditeur scientifique- : Hélène Baby, p. 4, consulté le 22 septembre 2021). 23 Voir dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, III, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1987, p. 117-141, p. 123. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 38 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) du problème que pose la traduction de ce dernier. C’est sans doute la raison pour laquelle son explication de la fonction de cette partie de la tragédie ne s’harmonise guère avec la signification du mot qu’il utilise pour désigner cette partie-: «-Après les mœurs viennent les sentiments, par où l’acteur fait connaître ce qu’il veut ou ne veut pas, en quoi il peut se contenter d’un simple témoignage de ce qu’il se propose de faire, [… ]. Cette partie a besoin de la rhétorique pour peindre les passions et les troubles de l’esprit, pour en consulter, délibérer, exagérer, ou exténuer [… ] 24 -». Corneille signale ici qu’au théâtre les sentiments ne peuvent se manifester que par la rhétorique, c’està-dire par le raisonnement des personnages-: «-vouloir-» et «-ne pas vouloir-», «-se proposer-», «-consulter-», «-délibérer-», voire «-exagérer-» ou «-exténuer-» sont les termes qui font voir que Corneille est soucieux de former un langage dramatique qui transforme les mobiles intérieurs des personnages en un raisonnement dialectique visant à aboutir à une conclusion. Somme toute, l’auteur du Cid finit par se montrer par-là plus proche d’Aristote que de La Mesnardière, car il paraphrase en réalité très fidèlement la définition que le Stagirite a donnée du terme «- διάνοια -». Rappelons-nous une fois de plus ce passage de la Poétique en traduction française-: «-La pensée [‘ διάνοια ] [… ] est la capacité de dire ce qu’implique la situation et ce qui convient-; c’est, dans les discours, l’œuvre de l’art politique et de l’art rhétorique-: en effet les anciens poètes faisaient parler leurs personnages “politiquement”, ceux d’aujourd’hui les font parler “rhétoriquement” 25 .-» Même si Corneille utilise le mot «-sentiments-» au lieu de «-pensée-» dans sa paraphrase de cette remarque d’Aristote, il sent ou s’aperçoit que ce dernier attache beaucoup d’importance à la structuration rhétorique des passions quand les personnages tragiques parlent de leurs troubles de cœur. La Mesnardière, au contraire, veut que les personnages expriment librement ce qu’ils sentent sans être limités par les règles de la rhétorique ou du raisonnement logique. Ceci se manifeste clairement dans la citation suivante dans laquelle il demande à l’auteur dramatique de créer des personnages dont les paroles et les actions sont guidées par les sentiments qui résultent de leurs malheurs déplorables-: Il est donc fort nécessaire que notre poète [… ] donne à cette personne des sentiments qui lui conviennent, jugeant par ce premier principe auquel il se doit attacher jusqu’où un insigne malheur peut emporter cette grande âme et ce qu’elle peut sentir, dire, faire ou ne faire pas dans le pitoyable débris de sa fortune renversée. (Éd. Civardi, 2015, p. 343) 24 Voir ibid., p. 134. 25 Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 6, p. 27. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 39 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens Il est intéressant de constater que La Mesnardière place ici le verbe «-sentir-» au premier rang avant les mots «- dire- » et «- faire- » en soulignant de cette façon le rôle important que jouent, selon lui, les sentiments chez les personnages de la tragédie. La Mesnardière ne cesse donc de souligner l’importance qu’occupent les sentiments dans la conception des personnages de la tragédie, et ceci d’autant plus qu’il a consacré à ce sujet un des plus longs chapitres de sa Poétique 26 . Cependant, tout en prenant grand soin de suggérer qu’Aristote a déjà accordé la même importance à la sensibilité des personnages que luimême, il s’écarte en réalité sur ce point de la Poétique du Stagirite et adapte la conception des personnages dramatiques aux conditions psychologiques et sociales de son temps. Que la filiation que La Mesnardière cherche avec Aristote au sujet des sentiments des personnages tragiques soit imaginaire, montre l’exemple de Corneille qui a des difficultés à réconcilier la partie de la tragédie qu’il nomme «- sentiments- » d’après La Mesnardière avec le passage correspondant de la Poétique du Stagirite - et ceci à juste titre, car ce dernier est en effet loin de mettre les affects au centre de son intérêt quand il explique les traits caractéristiques de cette même partie qu’il appelle, lui, «- διάνοια -». C’est pourquoi la thèse s’impose que La Mesnardière, comme bon disciple d’Aristote, a fait, consciemment ou à son insu, de la tragédie aristotélicienne un théâtre des sentiments bien que cette orientation du théâtre tragique convienne plutôt à ses propres idées qu’à celles de son maître. Avec ce concept d’un théâtre des sentiments, il répond en réalité aux attentes du public de son temps, qui est surtout celui des honnêtes gens. Nous avons déjà mentionné que La Mesnardière a en vue ce groupe social important du XVII e siècle 27 comme lecteurs et lectrices de sa propre Poétique. Mais il veut aussi que les personnages de la tragédie se comportent comme des honnêtes gens, tel qu’on le voit déjà, selon lui, dans les tragédies des Anciens, et ceci non seulement chez les grands - rois et reines, princes et princesses - mais aussi parmi les personnages secondaires, eux de basse condition- : «- Toute l’ancienne tragédie, principalement la grecque, est pleine de messagers, de nourrices et de valets qui semblent fort honnêtes gens [… ].-» (Éd. Civardi, 2015, p. 349) Ceci implique que les mœurs représentées dans la tragédie devraient être celles des honnêtes hommes et femmes qui sont soucieux de respecter les bonnes manières-: 26 Dans l’éd. Civardi, 2015, le «-Chapitre IX- : Les Sentiments-» comporte 65 pages (p.-341-406), le «-Chapitre X-: Le Langage-» est de la même longueur (p.-407-469), seul le «-Chapitre VIII-: Les Mœurs-» les excède d’une trentaine de pages (p.-243- 339). Les autres des douze chapitres comportent entre 4 et 40 pages. 27 Voir le tour d’horizon récent sur ce phénomène social et culturel dans l’ouvrage collectif édité par Marcella Leopizzi, L’honnêteté au Grand Siècle-: belles manières et Belles Lettres, Tübingen, Narr Francke Attempto, «-Biblio 17, n o 221-», 2020. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 40 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Le poète ne doit pas douter que les honnêtes gens qui fréquentent le théâtre ne soient étrangement choqués lorsqu’ils voient des sujets outrager leurs souverains, des héros faire des rudesses à des reines et à des dames, dont les plus simples villageois seraient à peine capables, et enfin des courtisans faillir dans la plupart des choses qui sont et de leur profession et de l’usage de la cour. (Éd. Civardi, 2015, p. 383-384) Sont donc à éviter les scènes de brutalité et de rudesse et à favoriser un héroïsme nourri par les malheurs, les tristesses et les souffrances d’une passion amoureuse pour former ce que Carine Barbafieri a appelé une «-tragédie élégiaque-» dont, selon elle, La Mesnardière est le plus important théoricien et défenseur au XVII e siècle 28 . Elle montre de façon convaincante que ce dernier préfère des sujets «-qui présentent des malheurs modérés, en particulier des tristesses nées de l’amour 29 -» à ceux qui tournent autour des actes cruels et monstrueux perpétués par les personnages de la tragédie ancienne. Pour soutenir cette thèse, Carine Barbafieri s’appuie sur plusieurs citations tirées de la Poétique de La Mesnardière. En voici une des plus pertinentes-: [… ] notre poète [dramatique] doit donner à ses amants un langage fort approchant de ces termes délicats et de ces façons languissantes que les Anciens [les poètes d’amour] ont pratiquées en semblables occasions, où ils me semblent plus polis que les plus galants des modernes [… ]. Qu’il voie avec combien d’adresse Catulle, Gallus et Properce [… ] charment l’esprit de leurs maîtresses et qu’il ne dédaigne pas d’apprendre de ces Anciens, très illustres en ces sujets, les manières d’exprimer les souffrances amoureuses. (Éd.-Civardi, 2015, p. 441-442) Le ton élégiaque réclamé par La Mesnardière pour la tragédie moderne provient donc de la poésie amoureuse des poètes anciens, surtout d’origine romaine, qui chantent avec désespoir et langueur un amour malheureux. À cela s’ajoute, selon La Mesnardière, une certaine pratique de se comporter et de s’exprimer conformément aux bonnes manières en matière d’amour, pratique de civilité qu’il rattache aux us et coutumes des honnêtes et galantes gens de son époque. Enfin, il confère tout ceci à la conception des personnages de la tragédie. Carine Barbafieri va jusqu’à dire que «-La Poétique de La Mesnardière constitue [… ] rien moins que le manifeste de la galanterie dans la tragédie 30 .-» 28 Voir Carine Barbafieri, «- La Mesnardière et la tragédie élégiaque- : du mineur au majeur-», Littératures classiques, n o 51, 2004, Le théâtre au XVII e siècle-: pratiques du mineur, sous la direction d’Hélène Baby et Christian Delmas, p. 269-283. 29 Voir Barbafieri, 2004, p. 277. 30 Ibid., p. 282. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 41 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens Tout compte fait, La Mesnardière a intérêt à élaborer le concept d’une tragédie qui, certes, se veut ancienne en ce qui concerne sa composition structurelle, mais qui s’entend moderne, à savoir enracinée dans l’actualité du XVII e siècle, pour ce qui est des mœurs, des sentiments, des passions, des troubles amoureux et des vicissitudes tragiques des personnages dramatiques 31 . C’est par cette voie qu’il parvient finalement à une nouvelle lecture de la fameuse catharsis aristotélicienne, lecture qui est, si paradoxale qu’il paraisse, plus proche du texte d’Aristote que le sont à ce propos les commentateurs qui l’ont précédé. Et pourtant la relecture que La Mesnardière apporte à la catharsis est plus moderne que celle de ces derniers. Nous nous expliquerons. Les mots-clés autour desquels tourne la définition de la catharsis dans la Poétique d’Aristote sont, on le sait, les fameux termes «- ἐλεος -» et «- φόβος -» 32 , que l’on est convenu de traduire en français par «- pitié- » et «- crainte- » 33 , respectivement, pour ce qui est de la seconde notion, par «-terreur-», «-horreur-» ou «-frayeur-» 34 . Cet usage remonte aux premiers traducteurs et commentateurs qui ont largement influencé le choix du vocabulaire de ceux qui les ont suivi dans cette entreprise au fil des siècles. Contentons-nous d’en citer seulement quelques-uns. Lodovico Castelvetro traduit en 1561 les termes «- ἐλεος -» et «- φόβος -» en italien par les mots suivants-: «-È dunque tragedia rassomiglianza d’azzione magnifica e compiuta, che abbia grandezza [… ] e oltre a ciò induca per misericordia e per ispavento [épouvante] purgazione di così fatte passioni 35 .-» Et Daniel Heinsius de reprendre en 1611 le même passage en traduction latine- : «- Tragœdia est seriae absolutaeque actionis, et quae justae magnitudinis sit, imitatio- ; [… ] per misericordiam et horrorem, eorundem expiationem affectuum inducit 36 . Dans 31 Voir à propos de plusieurs contextualisations du pathos que La Mesnardière réclame pour la tragédie de son temps les contributions suivantes parues dans Littératures classiques, n o 103, 2020- : Aurélia Sort, «- La Poétique de La Mesnardière et les passions tragiques- : art oratoire, ornement poétique et mimèsis dramatique- » (p.-59-71), Sabine Chaouche, «-La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière-» (p.-73-82) et Jörn Steigerwald, «-Une tragédie pour le Louvre-: La Poétique de La Mesnardière-» (p.-83-91). 32 Voir Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 6, p. 20. 33 Voir ibid., chap. 6, p. 21. 34 Voir à propos des traductions différentes du mot «- φόβος - » dans les éditions françaises de la Poétique d’Aristote au XX e siècle ainsi que dans les traductions et commentaires des siècles précédents l’article de Jean Émelina, «-Les avatars de la catharsis-», Australian Journal of French Studies, vol. XXXIII, n o 3, 1996, p. 308-329, notamment p. 308-313. 35 Lodovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, a cura di Werther Romani, Roma-Bari, Laterza, 1978, 2 vol., vol. I, p. 155. Nous soulignons. 36 Heinsius, De Constitutione Tragoediae, éd. Duprat, op. cit. (note 1), p. 132. Nous soulignons. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 42 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) son «-Discours de la tragédie-», Jean-François Sarasin, traduit, en revanche, le mot «- φόβος -» par «-terreur-»-: «-La tragédie est l’imitation d’une action sérieuse, complète et juste dans sa grandeur, qui [… ] excit[e] la pitié et la terreur [… ] 37 .- » Deux décennies ultérieures à la parution de ce discours, Corneille préfèrera comme traduction du mot «- φόβος -» l’expression «-crainte-» aux termes «-terreur-» et «-horreur-» dans son propre Discours de la tragédie-: «-la tragédie a celle-ci [cette utilité] de particulière, que par la pitié et la crainte elle purge de semblables passions 38 .-» Dans La Dramaturgie de Hambourg, Lessing rejette expressément le mot «-terreur-» et le remplace par «- crainte- »- : «- Das Wort, welches Aristoteles braucht, heißt Furcht- : Mitleid und Furcht, sagt er, soll die Tragödie erregen-; nicht Mitleid und Schrecken 39 .-» [Le mot employé par Aristote signifie crainte-: que la tragédie suscite la pitié et la crainte, dit-il, non pas la pitié et la terreur.] Au XIX e siècle, Hegel choisit les mêmes notions dans son Esthétique- : «- Aristoteles [hat] bekanntlich die wahrhafte Wirkung der Tragödie darein gesetzt, daß sie Furcht und Mitleid erregen und reinigen solle 40 .-» [Aristote, on le sait, a voulu que le véritable effet de la tragédie soit la crainte et la pitié ainsi que la purgation de ces mêmes affects.] Et enfin, citons une traduction française de la Poétique d’Aristote qui date de la deuxième moitié du XX e siècle et fait encore autorité aujourd’hui-: «-Et, en représentant la pitié et la frayeur, elle [la tragédie] réalise une épuration de ce genre d’émotions 41 .-» Ce panorama sélectif des traductions d’«- ἐλεος - » et de «- φόβος - » nous apprend que la traduction d’«- ἐλεος - » est relativement stable - à part «-pitié- », il n’existe que la variante «- misericordia- », qui a une connotation plus empathique que le terme «- pitié- » -, tandis que celle de «- φόβος - » se scinde en plusieurs mots qui impliquent, chacun, différents degrés en ce qui concerne l’intensité de l’affect en question-: sur le plan sémantique, les mots «-crainte-», «-frayeur-», «-terreur-», «-spavento-» et «-horreur-» montrent en effet une progression du choc vécu au moment où se produit l’événement susceptible de susciter la crainte. Reste tout de même à savoir quelles sont les personnes qui sont hantées par la pitié et la crainte et subissent ensuite 37 Sarasin, «-Discours de la tragédie-», op. cit. (note 22), p. 4. Nous soulignons. 38 Corneille, Œuvres complètes, III, op. cit. (note 23), p. 142. Nous soulignons en gras. 39 Gotthold Ephraim Lessing, Hamburgische Dramaturgie, Vierundsiebzigstes Stück. Den 15. Januar 1768, dans Gesammelte Werke in drei Bänden, vol. II, Gütersloh, Bertelsmann, 1966, p.-588. Nous soulignons. 40 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, III, Werke, vol.- 15, Frankfurt, Suhrkamp, 1970, p. 524. Nous soulignons en gras. 41 Aristote, La Poétique, le texte grec, avec une traduction et des notes de lecture par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980, chap. 6, p. 53. Nous soulignons. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 43 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens une purgation ou une épuration 42 des passions ou émotions en question- : sont-ce les personnages dramatiques ou les spectateurs et spectatrices 43 - ? Et de quelles passions ou émotions s’agit-il-: sont-ce simplement la pitié et la crainte ou toutes celles qui entraînent le héros ou l’héroïne dans le malheur-? Corneille s’est très bien aperçu des lacunes que le texte aristotélicien laisse en ce qui concerne les réponses à ces questions-: [… ] les termes dont Aristote se sert dans sa définition [… ] nous apprennent deux choses. L’une, qu’elle excite la pitié et la crainte- ; l’autre, que par leur moyen elle purge de semblables passions. Il explique la première assez au long, mais il ne dit pas un mot de la dernière, et de toutes les conditions qu’il emploie en cette définition, c’est la seule qu’il n’éclaircit point 44 . Pourtant, Corneille n’hésite pas à faire «-quelques conjectures-» sur le fonctionnement de la purgation qu’Aristote a laissé dans l’obscurité-: [… ] la pitié embrasse l’intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le nôtre, et ce passage seul nous donne assez d’ouverture, pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie. La pitié d’un malheur où nous voyons tomber nos semblables, nous porte à la crainte d’un pareil pour nous-; cette crainte au désir de l’éviter-; et ce désir à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons- : par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l’effet il faut retrancher la cause 45 . Corneille considère donc la pitié et la crainte comme des réactions affectives que les spectateurs et spectatrices subissent face aux malheurs qui arrivent aux personnages d’une tragédie. Il est convaincu que ceux et celles qui assistent à la représentation de ces malheurs ne sont pas seulement touchés de compassion pour le malaise des personnages dramatiques, mais craignent aussi d’être victimes à leur tour du même sort funeste au cas où ils ne réussiraient pas à contrôler leurs propres passions et notamment celles qui sont 42 Voir à propos de l’ambivalence du mot grec «- χάϑαρσις -» l’article de Jean Émelina, «- Corneille et la catharsis- », Littératures classiques, n o 32, janvier 1998, Corneille, Cinna, Rodogune, Nicomède, p. 105-120, p. 105-106- : «- Au XVII e siècle, catharsis avait pour équivalent purgation. Le terme grec a aussi «-pur-» pour racine. Il signifie «-purger-», «-purifier-», au sens médical et non pas moral du terme […].-» 43 Voir aussi Émelina, 1996, p. 309- : «- Qui, enfin, est concerné- ? Le spectateur, le héros ou les deux ensemble-? -» 44 Corneille, Œuvres complètes, III, op. cit., p. 142. 45 Ibid., p. 142-43. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 44 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) responsables de l’échec écrasant dont souffrent leurs semblables sur scène. Selon Corneille, cette crainte fait comprendre aux spectateurs et spectatrices qu’il leur faut absolument esquiver ou, si ce n’est pas possible, apaiser, épurer, voire extirper en leur for intérieur les passions qui occasionnent le mal des personnages sur scène. C’est ainsi que fonctionne aux yeux de Corneille la purgation des passions. En dernière analyse, il fait de la catharsis un concept psychologique et moral qui trouvera, par ailleurs, un long écho dans l’exégèse de la Poétique du Stagirite au fil des siècles. Mais étant donné que ce dernier ne s’est pas exprimé clairement sur les mécanismes de la purgation, l’explication que Corneille donne de la catharsis n’est qu’une interprétation parmi d’autres. La Mesnardière, par exemple, l’a expliquée bien différemment de son contemporain en développant un concept du tragique qui se nourrit surtout de passions amoureuses. C’est ainsi que La Mesnardière a créé en théorie une tragédie qui devait devenir en pratique celle de Racine, et non seulement de celui-ci- : Carine Barbafieri démontre dans son article sur la tragédie élégiaque que le concept du théâtre tragique présenté par La Mesnardière dans sa Poétique a connu au XVII e siècle une certaine continuité qui va des pièces d’Isaac de Benserade et de Gabriel Gilbert à celles de Philippe Quinault et de Nicolas Pradon 46 . L’idée d’une tragédie où les souffrances de l’amour sont supposées marginaliser les horreurs des crimes abominables a considérablement changé la conceptualisation de la catharsis chez La Mesnardière. Emmanuelle Hénin va jusqu’à parler d’une «-catharsis galante-» qui «-modifie en profondeur la réception de la tragédie, puisque l’effet tragique n’est plus formulé en termes moraux, de purgation ou de modération des passions, mais en termes entièrement sentimentaux (larmes, transport, tendresse) [… ] 47 .-» Cette thèse est entre autres conforté dans le fait que La Mesnardière préfère l’effet de la pitié à celui de la crainte ou de la terreur-: Encore que la tragédie doive exciter la compassion et produire la terreur, comme ses effets légitimes, le poète doit tâcher pourtant que la terreur soit beaucoup moindre que les sentiments de pitié. (Éd.-Civardi, 2015, p. 174) Tout en acceptant que la terreur fait partie des «-effets légitimes-» de la tragédie, La Mesnardière ne peut s’empêcher de diminuer l’importance de cet effet, et ceci non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement, comme le révèle la citation suivante-: 46 Voir Barbafieri, 2004, art. cit. (note 28), p. 282-283. 47 Voir son article «- Le plaisir des larmes, ou l’invention d’une catharsis galante- », Littératures classiques, n o 62, été 2007, Le langage des larmes aux siècles classiques, sous la direction d’Adélaïde Cron et Cécile Lignereux, p. 223-244, la citation p. 223. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 45 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens Ce n’est pas que la terreur ne soit utile sur la scène-; mais comme elle est désagréable et qu’elle ne doit régner que dans les sujets horribles qui exposent le châtiment des parricides, des incestes et des crimes de cette espèce, il vaut mieux que la compassion, qui est un sentiment plus doux et qui naît des calamités des personnes imparfaites, moins coupables que malheureuses, fasse impression sur les esprits et que même elle y domine jusque à tirer des larmes. (Éd.-Civardi, 2015, p. 174) Voilà donc une stratégie qui vise à adoucir les effets «-désagréables-» résultant des «-sujets horribles-» de la tragédie. Va de pair avec ceci la préférence pour des scènes pitoyables fondées sur les grandes infortunes personnelles et ressortant de «-sentiments plus doux-» et «-moins coupables-» que ceux qui sont engendrés par les grands crimes commis bon gré mal gré par les personnages de la tragédie ancienne. Les «-sentiments plus doux-» qui sont digne de la tragédie moderne sont en revanche, selon La Mesnardière, «-les grands mouvements de l’âme, comme la douleur, la colère, l’amour et la jalousie- » (Éd.-Civardi, 2015, p. 407), qui, eux, sont capables d’amener les personnages aussi bien que les spectateurs et spectatrices à pleurer à chaudes larmes. Ce sont en fait, selon lui, ces passions-là qui méritent la compassion et c’est l’amour qui joue parmi elles le rôle le plus important, ne fût-ce que par le fait que les autres passions mentionnées dans ce contexte en découlent-: «-la douleur-», «-la colère-» et «-la jalousie-»-: Que si le poète demande comment il faut exprimer la première de ces passions, je lui répondrai que l’amour désire d’être expliqué par des termes doux et soumis, languissants et pitoyables-; que la meilleure manière pour réussir en ces folies est d’émouvoir la pitié en la personne qu’on adore-; que ces maladies de l’esprit se glissent admirablement par la voie de la douceur-; et que cet aimable poison agit très [… ] efficacement dessus un cœur amolli et sur une âme attendrie par une compassion perfide et qui va troubler son repos. (Éd.-Civardi, 2015, p. 436-437) L’amour tragique qui est susceptible de susciter la compassion se caractérise donc selon La Mesnardière par l’antagonisme entre la douceur d’un sentiment amoureux qui nourrit l’espoir d’être assouvi et la langueur, la maladie ou la folie de l’esprit troublé par un obstacle qui empêche l’accomplissement du même désir. Cet obstacle est la personne aimée qui refuse, ignore ou fuit la passion du soupirant ou de la soupirante. C’est pourquoi, ce dernier ou cette dernière cherche avec une rhétorique douce autant qu’élégiaque à susciter la compassion de la personne aimée afin d’attendrir le «-cœur-» de celle-ci et de «-troubler son repos-», une tentative qui est un tant soit peu «-perfide-» parce que «-c’est par cette voie [rusée], explique La Mesnardière, DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 46 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) qu’on amollit la dureté de l’âme la plus insensible.- » (Éd.- Civardi, 2015, p. 442) Pourtant, la poétique de la compassion ne concerne pas seulement les personnages dramatiques. La Mesnardière déclare, au contraire, que «-la pitié [… ] doit avoir l’ascendant sur tous les mouvements tragiques et faire fendre tous les cœurs par ses expressions lugubres- » (Éd.- Civardi, 2015, p. 179). Avec ce constat, il suggère qu’il y va aussi de l’état affectif des spectateurs et spectatrices. Il deviendra plus formel à ce propos dans plusieurs passages qui suivent plus loin dans la démarche de son raisonnement. En voici les plus importants-: [Il faut] apprendre à notre poète que ce sont des sentiments pleins de tristesse et de douleur dont notre âme est agitée à la réception des objets que le poème lui fournit, soit par l’oreille ou par les yeux, quand il fait voir ou qu’il raconte quelques actions pitoyables. (Éd.-Civardi, 2015, p. 215) Il va de soi que l’invitation au poète d’agiter «-notre âme-» est une généralisation qui implique notamment la réaction des spectateurs et spectatrices assistant «- par l’oreille ou par les yeux- » à la présentation des tristesses et douleurs des personnages dramatiques. Que cette participation affective du public à la représentation théâtrale soit une compassion au sens propre du mot, à savoir un véritable acte de partage des peines dont souffrent les personnages, se révèle encore plus nettement dans les citations suivantes-: [… ] le poète doit considérer qu’il ne sera point estimé dans ses aventures tragiques s’il ne sait admirablement l’art d’exciter la compassion- ; et il doit encore comprendre qu’il ne réussira pas dans cet article important si la disposition des choses qu’il touchera dans ses poèmes ne fait répandre des larmes à la plupart des spectateurs. (Éd.-Civardi, 2015, p.-219) Car étant certain que le poète doit tendre principalement à émouvoir la pitié, il faut qu’il écrive des choses qui touchent extrêmement et que l’acteur les anime par une expression réelle de gémissements et de pleurs dans les endroits où ils sont propres, s’il veut que le spectateur le récompense par des larmes, qui sont le plus noble salaire que demande la tragédie. (Éd.- Civardi, 2015, p. 226) Selon La Mesnardière, «- l’art d’exciter la compassion- » a finalement pour objectif de provoquer les larmes des spectateurs et spectatrices. De ce point de vue, l’identification de ces derniers avec les souffrances des dramatis personae n’est pas simplement un acte de complicité intellectuelle qui pousse DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 47 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens les spectateurs et spectatrices à déplorer les troubles des personnages tragiques dans une situation qui les confronte à un mal inéluctable, mais aussi et surtout un acte physiologique qui leur fait vraiment sentir comment les effets de ces maux agissent sur leurs propres corps. Les larmes en sont les signes visibles. En outre, il est intéressant de noter que La Mesnardière confère à l’effet de la terreur ou de la crainte la même vigueur empathique qu’à celui de la compassion ou de la pitié. Dans le premier cas, il se voit de surcroît confirmé par Aristote même, parce qu’il est convaincu que le terme «- φόβος -» a été mal compris et mal traduit par tous les commentateurs et traducteurs qui ont légué depuis le XVI e siècle les concepts poétiques du Stagirite aux théoriciens et aux auteurs dramatiques de son temps-: Tel est le sens du philosophe puisque, cherchant un synonyme qui revienne au verbe φόβειν afin de varier sa phrase, il emploie celui de φρίττειν , qui signifie frissonner [Poétique, XIV, 1453 b 5], étant tiré du mot φρίζ , qui exprime le frisson attaché à certaines fièvres et d’où sans doute est venu le frigere des Latins, qui a fait notre mot français. De là nous devons inférer que ce qu’il entend par φόβος n’est point à proprement parlé ce que nous appelons horreur, sentiment mêlé de dégoût, de mépris et d’aversion, mais qu’il veut dire la terreur, l’épouvantement et la crainte qui causent le transissement, nommé horror chez les Latins. Car lorsqu’ils emploient ces termes, horresco referens, ils disent la même chose que s’ils se servaient de ceux-ci-: gelidos tremor occupat artus [… ]. (Éd.-Civardi, 2015, p. 176) Il est évident que La Mesnardière entend le terme «- φόβος -» dans le sens de «-frisson-» ou de «-tremor-» en latin, mots qui tous les deux soulignent le côté physiologique de la crainte. «- Φόβος -» ne réfère donc pas, selon lui, à une crainte pure et simple qui pousse les spectateurs et spectatrices à développer intellectuellement une «-aversion-» contre les actions immondes des personnages dramatiques, mais à un tremblement de leur corps, tel que le provoquent, par exemple, la fièvre ou le froid. C’est donc un véritable «-transissement- » du corps que La Mesnardière veut que les spectateurs et spectatrices éprouvent face aux actions furieuses des personnages tragiques pour revivre en leur for intérieur la douleur, le désespoir, la jalousie, la rage et la folie que ces derniers ressentent eux aussi. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 48 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Le philologue allemand Manfred Fuhrmann, professeur de lettres classiques à l’Université de Constance de 1966 à 1990, a souligné, dans sa traduction de la Poétique aristotélicienne parue en 1982 48 , l’importance primordiale de l’aspect profondément touchant et bouleversant qu’implique les termes «- ἐλεος - » et «- φόβος - » chez Aristote. C’est pourquoi il traduit les notions en question par «-Jammer und Schaudern 49 -», id est «-lamentations-» et «- frémissements- ». Les significations de ces termes sont très proches de l’interprétation que La Mesnardière a déjà donnée au XVII e siècle de l’usage de ces deux mots grecs dans la version originale de la Poétique. Fuhrmann signale que le terme «- ἐλεος -» désigne en grec ancien une forte émotion qui touche le système végétatif de l’homme et se manifeste à l’écoute d’autrui par des complaintes et des criailleries 50 . Selon Fuhrmann, cette sensation intérieure et ses manifestations extérieures naissent d’un mal qui s’empare soudainement du personnage tragique et le conduit à la ruine. À partir du moment où les spectateurs et spectatrices s’aperçoivent que le mal dont souffrent les dramatis personae est immérité, ils compatissent à leurs misères en éprouvant les mêmes douleurs et la même disposition aux jérémiades et aux pleurs que leurs semblables sur scène, de peur d’être hantés dans leur vie par le même mal que ces derniers 51 . En ce qui concerne la signification de «- φόβος -», Fuhrmann renvoie, tout comme La Mesnardière, au terme de «- φρίττειν -». Aristote l’utilise comme synonyme verbal de «- φόβος -» dans la formule «- φρίττειν καὶ ἐλεεῖν 52 -» au chapitre 14 de la Poétique (1453 b 5). Fuhrmann traduit «- φρίττειν -» en allemand par «-erschaudern 53 -». Ce verbe correspond au mot français «-frissonner-». C’est avec ce mot que La Mesnardière explique le sens de «- φόβος -» qui acquiert par là une connotation plus pathétique au sens physio-psychologique du terme que l’expriment les seuls mots «-crainte-» et «-terreur-». 48 Voir Aristoteles, Poetik, Griechisch/ Deutsch, übersetzt und herausgegeben von Manfred Fuhrmann, Stuttgart, Reclam, 1982. 49 Voir ibid., p. 19-: «-Die Tragödie ist Nachahmung […] von Handelnden und nicht durch Bericht, die Jammer und Schaudern hervorruft und hierdurch eine Reinigung von derartigen Erregungszuständen bewirkt.-» (Nous soulignons) 50 Voir ibid., «-Nachwort-» [Postface], p. 162-: «-Das Wort Eleos läßt sich am besten durch ‘Jammer’ oder ‘Rührung’ wiedergeben-: es bezeichnete stets einen heftigen, physisch sich äußernden Affekt und wurde oft mit den Ausdrücken für Klagen, Zetern und Wehgeschrei verbunden.-» 51 Voir ibid., «-Nachwort-» [Postface], p. 162-: «-Eleos sei der Verdruß über ein großes Übel, das jemanden treffe, der es nicht verdient habe-; wer Eleos empfinde, nehme an, daß das Übel auch ihn selbst oder eine ihm nahestehende Person treffen könne.-» 52 Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 14, p. 50. 53 Voir Aristoteles, Poetik, éd. Fuhrmann, «-Nachwort-» [Postface], p. 163-: «-[…] eine Stelle der Poetik ersetzt den Begriff durch das Synonym φρίττειν , ‘erschaudern’-». DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 49 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens Mais en quoi consiste à proprement parler la catharsis qui est en dernière analyse la fin des «- lamentations- » et des «- frémissements- » destinés à accaparer les spectateurs et spectatrices dans la salle de théâtre à l’instar des personnages tragiques sur scène-? Le texte de la Poétique, nous l’avons mentionné, est peu clair à ce propos. Pourtant, Manfred Fuhrmann est convaincu que ni une épuration morale selon les normes d’une éthique religieuse ou sociale, ni une purgation curative selon l’ancienne médecine des quatre humeurs ne jouent un rôle capital dans le concept de la catharsis suggéré par Aristote 54 . Il met en avant, au contraire, le plaisir esthétique qui s’empare des spectateurs et spectatrices à la vue d’un spectacle qui les invite à partager les émotions des personnages souffrants 55 . Une telle interprétation de la catharsis n’est pas loin de ce que Aristote affirme dans le passage suivant de sa Poétique-: [… ] en effet, ce n’est pas tout type de plaisir qu’il faut chercher dans la tragédie, mais celui qui lui est propre. Et puisque le poète doit susciter le plaisir qui vient de la crainte et de la pitié par le biais de l’imitation, il est clair qu’il doit produire cela au moyen des faits. Voyons donc parmi les événements lesquels paraissent terribles et lesquels semblent pitoyables. [… ] les cas où les événements pathétiques surgissent au sein des alliances, [… ] c’est cela qu’il faut rechercher 56 . Mis à part que les «- événements pathétiques- » dignes de figurer dans une tragédie sont ceux qui se produisent parmi des personnes liées les unes aux autres par une alliance familiale, amicale ou amoureuse, le propre de la tragédie réside, selon Aristote, dans le fait que l’excitation de la crainte et de la pitié auprès des spectateurs et spectatrices sert paradoxalement à leur faire prendre du plaisir à un spectacle qui est supposé les toucher sensiblement au fond de leur cœur et les libérer simultanément par-là de ces mêmes affects. La Mesnardière, certes, ne souligne pas tellement cet effet de plaisir que Fuhrmann découvre à juste titre dans la catharsis aristotélicienne, mais il apprécie le caractère esthétique, voire sublime des affects qui touchent en les tenant pour la partie la plus belle et la plus noble de la fable tragique-: 54 Voir ibid., «-Nachwort-» [Postface], p. 164-65. 55 Voir ibid., «-Nachwort-» [Postface], p. 165-: «-Diese Darlegungen erläutern die Lehre von den Wirkungen der Tragödie. Die orgiastische, Entspannung verschaffende Musik appelliert an die Affekte, zumal an Jammer und Schaudern, und sie bewirkt eine mit Lust verbundene Katharsis. Dasselbe gilt offenbar für die Tragödie-: auch sie verschafft dem Publikum Gelegenheit, bestimmten Affekten freien Lauf zu lassen, und bereitet ihm durch diese Entladung Vergnügen.-» 56 Poétique, éd. et trad. B. Gernez, 2008, chap. 14, p. 51-53. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 50 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Voyons les troubles de l’âme, qui sont [… ] la première beauté de la poésie dramatique. (Éd. Civardi, 2015, p.-215) [… ] il faut qu’il [le poète] écrive des choses qui touchent extrêmement et que l’acteur les anime par une expression réelle de gémissement et de pleurs [… ], s’il veut que le spectateur le récompense par des larmes, qui sont le plus noble salaire que demande la tragédie. (Éd. Civardi, 2015, p.-226) En somme, avec son interprétation de la catharsis, La Mesnardière s’éloigne des concepts de la pitié et de la crainte tels que les avaient conçus les traducteurs et commentateurs italiens de la Poétique aristotélicienne à la Renaissance et tels que les ont repris leurs successeurs français au XVII e siècle. Ce n’est pas que La Mesnardière abandonne entièrement les termes «- pitié et crainte- » ou «- compassion et terreur- », mais il leur confère une connotation qui fait émerger la partie radicalement sensitive de ces émotions dans le but d’adapter la tragédie au goût du public de son temps. Paradoxalement, cette démarche pour moderniser la catharsis est plus proche d’Aristote que ne le sont à ce propos la plupart des théoriciens dramatiques contemporains de La Mesnardière, qui, eux, restent fidèles sur ce point à ce que leurs prédécesseurs italiens leur ont transmis-: ils considèrent la pitié et la crainte comme une prédisposition notamment mentale de l’homme. À partir d’une lecture attentive du texte original de la Poétique, La Mesnardière s’aperçoit, en revanche, du potentiel sensitif que comportent les termes «- ἐλεος -» et «- φόβος -» chez Aristote. C’est ainsi que La Mesnardière révèle les soubassements physiologiques qui accompagnent la pitié et la crainte dans la conceptualisation de la catharsis chez le Stagirite. Néanmoins, ces deux émotions humaines sont tout d’abord, il est vrai, le résultat d’un raisonnement des personnages tragiques sur leur situation conflictuelle, mais c’est grâce aux complaintes, aux larmes, aux cris et aux folies qui les gagnent de plus en plus lors de ce raisonnement que les spectateurs et spectatrices sont amenés à ressentir au sein de leur propre corps comment la douleur commence à pénétrer les personnages jusqu’à la moelle de leurs os. Les larmes et les frissons deviennent ainsi l’expression de ces mobiles intérieurs de l’un et de l’autre côté de la scène. Une telle poétique qui touche particulièrement la sensibilité des personnages autant que du public de théâtre présuppose une tragédie qui évite les atrocités et les horreurs et met en scène les tristesses et les souffrances d’un amour inassouvi plutôt que le choc de meurtres et de crimes. Une tragédie de ce genre s’adresse surtout à un public d’honnêtes gens, de galants hommes et de galantes femmes, et elle atteint au XVII e siècle son apogée avec le théâtre des passions de Racine dont il suffit de rappeler la fameuse remarque souvent citée d’après la préface de Bérénice-: «-La principale Règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 51 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens que pour parvenir à cette première 57 .-» Ou disons-le avec les mots de Georges Forestier sur le tragique de Racine- : «- la tragédie racinienne ne recherche pas le tragique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais le tragique au sens d’exacerbation des émotions, c’est-à-dire, à proprement parler, le pathétique 58 .-» Une trentaine d’années avant Racine, La Mesnardière a déjà donné à ce pathétique une place prépondérante dans la tragédie grâce à une relecture soigneuse de l’original de la Poétique d’Aristote, relecture qui va parfois à rebours de l’un ou de l’autre des concepts aristotéliciens qui circulaient à la première modernité. Cependant, ces concepts n’étaient pas en vérité une reproduction absolument fidèle des pensées poétologiques d’Aristote, mais des interprétations enclines à ajuster ces dernières - souvent en menus détails - aux phénomènes sociaux, politiques, moraux ou poétologiques de l’époque à laquelle elles sont nées. Dans les années 1630, par exemple, la Poétique d’Aristote sert à maints auteurs et théoriciens du théâtre ou à critiquer les nouveaux genres de la tragi-comédie et de la pastorale dramatique ou à les légitimer, comme je l’ai montré ailleurs 59 . La Mesnardière, lui, va dans une autre direction avec sa Poétique- : il profite d’un aspect de la catharsis aristotélicienne, ignoré à son époque, pour fonder une tragédie qui appelle la sensibilité des personnages dramatiques aussi bien que celle des spectateurs et spectatrices et emprunte à cette fin le thème de l’amour malheureux non seulement à la poésie élégiaque de l’Antiquité, comme Carine Barbafieri l’a constaté 60 , mais aussi aux tragi-comédies et aux pastorales qui sont en plein essor au moment où La Mesnardière a rédigé son ouvrage. C’est ainsi qu’il a contribué à former une théorie dramatique qui adapte la tragédie ancienne au goût moderne d’un public qui se compose pour une large partie d’honnêtes et de galantes gens. 57 Préface de Bérénice, dans Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésie, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1999, p. 452. 58 Georges Forestier, La tragédie française. Règles classiques, passions tragiques, 2 e édition, Paris, Arman Colin, «-Collection U-», 2016, p. 282. Voir aussi Christian Biet qui examine la poétique des larmes comme signe du caractère éminemment pathétique du tragique racinien dans son article «-La passion des larmes- », Littératures classiques, n o 26, janvier 1996, Les tragédies romaines de Racine- : Britannicus, Bérénice, Mithridate, p. 167-83, notamment p. 174- : «- […] fusion des comédiens avec leur rôle, fusion de certains rôles avec d’autres, fusion des spectateurs avec les personnages, fusion des spectateurs avec les comédiens, et fusion des spectateurs entre eux. Mélange, partage, échange, cette économie des larmes - nouveau code de circulation sensible, mise en scène de la douleur collective - est le principe sur lequel la tragédie racinienne repose au XVII e siècle.-» 59 Voir mon article «- Tragédie, tragi-comédie, pastorale et règles aristotéliciennes- : une relation compliquée et ambiguë autour de 1630- », Cahiers de l’Association Internationale des Études françaises, n o 73, 2020, p. 187-204. 60 Voir Barbafieri, 2004, art. cit. (note 28). DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 52 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Bibliographie Sources primaires Aristote, La Poétique, bilingue, le texte grec, avec une traduction et des notes de lecture par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980. Aristote, Poétique, traduction, introduction et notes de Barbara Gernez, troisième tirage, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Aristoteles, Poetik, Griechisch/ Deutsch, übersetzt und herausgegeben von Manfred Fuhrmann, Stuttgart, Reclam, 1982. Castelvetro, Lodovico, Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, a cura di Werther Romani, Roma-Bari, Laterza, 1978, 2 vol. Chapelain, Jean, Lettre sur la Règle des Vingt-Quatre Heures, dans Jean Chapelain, Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, «-Textes Littéraires Français-», 2007. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, III, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1987. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Vorlesungen über die Ästhetik, III, Werke, vol.-15, Frankfurt, Suhrkamp, 1970. Heinsius, Daniel, De Constitutione Tragoediae - La Constitution de la Tragédie, dite La Poétique de Heinsius, édition, traduction et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, «-Travaux du Grand Siècle, n o XXI-», 2001. Histoire de l’Académie francaise. Depuis 1652 jusqu’à 1700, par l’abbé d’Olivet, par MM. Pellisson et d’Olivet, Paris, Coignard, 1743 [Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France]. La Mesnardière, Hippolyte Jules Pilet de, La Poétique, édition critique par Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, «-Sources classiques, n o 120-», 2015. La querelle du Cid (1637-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, «-Sources classiques, n o 52-», 2004. Lessing, Gotthold Ephraim, Hamburgische Dramaturgie, Vierundsiebzigstes Stück. Den 15. Januar 1768, dans Gesammelte Werke in drei Bänden, vol. II, Gütersloh, Bertelsmann, 1966. Racine, Jean, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésie, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1999. Sarasin, Jean-François, «-Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry, dédiées à l’Académie française par Monsieur de Sillac d’Arbois-», dans Georges de Scudéry, L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 53 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La Poétique de La Mesnardière : une lecture à rebours des concepts aristotéliciens btv1b8607044w.r, Éditeur scientifique-: Hélène Baby, consulté le 22 septembre 2021. Scaliger, Julius Caesar, Poetices libri septem/ Sieben Bücher über die Dichtkunst, Band I-: Buch 1 und 2, herausgegeben, übersetzt, eingeleitet und erläutert von Luc Dietz, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994. Études critiques Barbafieri, Carine, «-La Mesnardière et la tragédie élégiaque-: du mineur au majeur-», Littératures classiques, n o 51, 2004, Le théâtre au XVII e siècle-: pratiques du mineur, sous la direction de Hélène Baby et Christian Delmas, p. 269-283. Biet, Christian, «-La passion des larmes-», Littératures classiques, n o 26, janvier 1996, Les tragédies romaines de Racine-: Britannicus, Bérénice, Mithridate, p. 167-183. Bray, René, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1966. Chaouche, Sabine, «-La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière-», Littératures classiques, n o 103, 2020, La Mesnardière, un lettré de cour au XVII e siècle, sous la direction de Carine Barbafieri, Jean-Marc Civardi et Jean-Yves Vialleton, p. 73-82. Dotoli, Giovanni, Temps de préface. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du «-Cid-», Paris, Klincksieck, 1996. Émelina, Jean, «-Les avatars de la catharsis-», Australian Journal of French Studies, vol. XXXIII, n o 3, 1996, p. 308-329. Émelina, Jean, «-Corneille et la catharsis-», Littératures classiques, n o 32, janvier 1998, Corneille, Cinna, Rodogune, Nicomède, p. 105-120. Forestier, Georges, La tragédie française. Règles classiques, passions tragiques, 2 e édition, Paris, Arman Colin, «-Collections U-», 2016. Hénin, Emmanuelle, «-Le plaisir des larmes, ou l’invention d’une catharsis galante-», Littératures classiques, n o 62, été 2007, Le langage des larmes aux siècles classiques, sous la direction d’Adélaïde Cron et Cécile Lignereux, p. 223-244. Leopizzi, Marcella, L’honnêteté au Grand Siècle-: belles manières et Belles Lettres, Tübingen, Narr Francke Attempto, «-Biblio 17, n o 221-», 2020. Louvat, Bénédicte, «-La Poétique de La Mesnardière et les théoriciens français contemporains-», Littératures classiques, n o 103, 2020, La Mesnardière, un lettré de cour au XVII e siècle, sous la direction de Carine Barbafieri, Jean-Marc Civardi et Jean-Yves Vialleton, p. 47-58. Sort, Aurélia, «-La Poétique de La Mesnardière et les passions tragiques-: art oratoire, ornement poétique et mimèsis dramatique-», Littératures classiques, n o 103, 2020, La Mesnardière, un lettré de cour au XVII e siècle, sous la direction de Carine Barbafieri, Jean-Marc Civardi et Jean-Yves Vialleton, p. 59-71. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 54 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Steigerwald, Jörn, «-Une tragédie pour le Louvre-: La Poétique de La Mesnardière-», Littératures classiques, n o 103, 2020, La Mesnardière, un lettré de cour au XVII e siècle, sous la direction de Carine Barbafieri, Jean-Marc Civardi et Jean-Yves Vialleton, p. 83-91. Zaiser, Rainer, «-Tragédie, tragi-comédie, pastorale et règles aristotéliciennes-: une relation compliquée et ambiguë autour de 1630-», Cahiers de l’Association Internationale des Études françaises, n o 73, 2020, p. 187- 204. Dictionnaire Bailly, Anatole, Dictionnaire grec-français en ligne https: / / outils.biblissima. fr/ fr/ eulexis-web/ ? lemma= γνωμη &dict=Bailly, accès le 10 septembre 2021. DOI 10.24053/ OeC-2021-0003 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) « La cause d’Olympe » : la problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière Joseph Harris Royal Holloway, Université de Londres Introduction Un des aspects de la théorie dramatique du XVII e siècle qui a attiré l’attention des commentateurs dans les dernières décennies est la question du spectateur - de sa psychologie, de sa subjectivité, et de son expérience cognitive face au spectacle. 1 Certes, certains éléments de l’expérience théâtrale - surtout les passions de pitié et de crainte censées être provoquées chez le spectateur - ont fait couler beaucoup d’encre depuis Aristote, mais ce n’est que récemment que les commentateurs les ont situées dans une conception plus globale de l’expérience du spectateur. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mon livre Inventing the Spectator : Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France, 2 qui alterne des chapitres sur des sujets plus généraux et thématiques avec des études focalisées sur des personnages-clés (l’abbé d’Aubignac et Pierre Corneille pour le dix-septième siècle, et ensuite Dubos, Rousseau et Diderot). A tort ou à raison, j’ai un peu négligé le texte peut-être fondateur de la critique dramatique française, la Poétique (1639) d’Hippolyte-Jules Pinet de La Mesnardière, et je suis très reconnaissant envers l’éditeur de ce volume de m’avoir offert l’occasion de combler cette lacune, et de revoir et de réexaminer un théoricien passionnant et sous-apprécié. Les raisons pour lesquelles je n’ai pas consacré de chapitre à La Mesnardière me serviront ici de point de départ. La Poétique est, selon Frédéric Sprogis, le «-premier grand traité en français consacré à la tragédie-». 3 Avant 1 Voir surtout John D.-Lyons, Kingdom of Disorder-: -The Theory of Tragedy in Classical France, West Lafayette, Indiana, Purdue University Press,-1999, et Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques-: Essai sur la tragédie française, Paris, Presses universitaires de France,-2003. 2 Joseph Harris, Inventing the Spectator: Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2014. 3 Frédéric Sprogis, «-Un échec dans les règles-: La Mesnardière et le pari d’Alinde-», Littératures classiques 2020/ 3 (n° 103), p. 93-105. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 56 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 La Mesnardière, les Français - contrairement aux Italiens - n’avaient guère considéré le théâtre que comme une sous-catégorie de la poésie en général, comme l’ode, le sonnet, etc. 4 Seuls certains ouvrages assez minces comme L’Art de la tragédie (1572) de Jean de La Taille s’étaient focalisés sur le théâtre en tant que genre distinct. De plus, ces ouvrages, comme on pouvait bien s’y attendre, n’avaient offert que des bribes assez éparses, éparpillées, d’une théorie du spectateur. Comme l’a noté Timothy J. Reiss, quoique chaque théorie du théâtre contienne inévitablement des «- aperçus sur la manière précise dont il affecte le spectateur-» [insights into the precise ways it affects the spectator], pendant le XVII e siècle ces aperçus ne constituent généralement que de «-légères interruptions dans les traités sur les règles d'écriture des œuvres d’art » [slight interruptions in treatises on the rules of writing works of art]. 5 Et La Mesnardière appartient largement à cette tradition. Comme ses prédécesseurs, La Mesnardière n’offre pas de théorie cohérente ou systématique du spectateur. Ce n’est qu’après sa Poétique, avec les écrits de d’Aubignac et de Corneille, que le spectateur du théâtre commence à se cristalliser en tant que figure plus ou moins cohérente. 6 En effet, même lorsqu’il aborde la question du spectateur, La Mesnardière nage à contre-courant par rapport à ses contemporains. Il ne s’intéresse guère, par exemple, à l’illusion théâtrale, question épineuse mais pourtant fondamentale chez Chapelain, d’Aubignac, et les autres théoriciens dits «- réguliers- » ou «- proto-classiques- ». 7 Lorsque La Mesnardière traite du spectateur, c’est typiquement quand il suit les traces de ses modèles théoriques classiques, Horace et surtout Aristote. C’est-à-dire que c’est principalement dans le contexte de la catharsis, et plus généralement de la réponse affective ou passionnelle, qu’apparaît le spectateur dans la Poétique de La Mesnardière. Mais tout en respectant Aristote, La Mesnardière n’en est nullement un épigone passif et sans imagination-; selon Katherine Ibbett, il essaie de «-domestiquer-» [domesticate] le philo- 4 En effet, la Poétique de La Mesnardière sert en quelque sorte d’œuvre charnière entre les deux systèmes. Quoique consacrée à la tragédie, elle fut envisagée - si l’on en croit l’auteur - comme le premier volume d’un trio d’ouvrages sur la poésie, dont le troisième traiterait de tous les poèmes non-dramatiques-: «-le poème épique, les dithyrambes, l’élégie, l’ode,-l’idylle, les hymnes, bref toutes les autres espèces dont nous avons quelque lumière-». Hippolyte-Jules Pinet de La Mesnardière, La Poétique, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 149. Ces deux autres volumes ne virent jamais le jour. 5 Timothy J. Reiss, Toward Dramatic Illusion-: Theatrical Technique and Meaning from Hardy to «-Horace-», New Haven et Londres, Yale University Press, 1971, p. 138. 6 Quoique Reiss-prétende que cette transformation ne s’opérera qu’au XVIII e siècle - il pense vraisemblablement à Charles Batteux - je crois avoir démontré qu’elle est déjà en cours vers le milieu du XVII e siècle. Voir Harris, surtout les chapitres 1-3. 7 Voir Reiss, passim, Harris, p. 20-75. 57 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 sophe grec pour un public plus poli, 8 et, comme le démontre l’article de Rainer Zaiser dans ce tome, il commente, interroge, développe même les préceptes aristotéliciens. Les théories du spectateur chez La Mesnardière ayant déjà été amplement discutées par Zaiser et avant lui par Marc Vuillermoz, 9 je vais me concentrer ici plutôt sur une représentation allégorique qu’offre La Mesnardière du théâtre, qu’il compare à une belle femme qui assure sa propre défense dans un procès juridique. Quoique je ne prétende pas du tout comprendre ce symbole parfaitement, il serait à propos de le replacer dans son contexte et en démêler les connotations. Ce n’est donc pas tant le contenu des théories de La Mesnardière que j’analyserai ici, c’est plutôt l’imagerie qu’il emploie pour évoquer les rapports entre la pièce de théâtre et le spectateur. Comme on le verra, ce symbole, qui revient sous plusieurs guises dans le texte, nous aidera à différencier deux conceptions difficilement compatibles - et de surcroît implicitement codées comme «-masculine-» et «-féminine-» - de la production de l’émotion chez le spectateur. Raison et violence On est souvent tenté de lire La Mesnardière à partir de la perspective de ses successeurs dits «- réguliers- » ou «- classiques- »- comme d’Aubignac. Mais il y a aussi une différence fondamentale entre La Mesnardière et eux-: La Mesnardière n’a pas du tout leurs prétentions universalistes. Dans sa Pratique du théâtre (1657), d’Aubignac établira une théorie globale, rationaliste, du théâtre - d’un théâtre qui aura son effet sur tous les spectateurs, indépendamment de- leur rang social, de leur intelligence etc. Suivant un procédé quasi-cartésien, d’Aubignac remontera donc aux premiers principes de la représentation théâtrale, imaginant ce que j’ai appelé un «-degré zéro du spectateur- » - un spectateur théorique archi-naïf qu’il faut tromper en lui faisant croire que ce qu’il voit se passe pour de vrai. 10 L’emblème de ce spectateur naïf d’aubignacien, c’est une jeune fille tout à fait ignorante des 8 Katherine Ibbett, Compassion’s Edge- : Fellow-Feeling and its Limits in Early Modern France, Pennsylvania, University of Pennsylvania Press, 2018, p. 85. 9 Marc Vuillermoz, «-Un témoin gênant-: le spectateur dans-La Poétique-de La Mesnardière- », dans Bénédicte Louvat-Molozay et Franck Salaün, dir., Le Spectateur de théâtre à l’âge classique (XVII e -XVIII e - siècles), Montpellier, L’Entretemps, 2008, p.-159-172. 10 Voir Harris, p. 31-32- et 57-60. Sur le procédé cartésien, notons que Georges Forestier a considéré la Pratique comme «-une sorte de Discours de la méthode dans le domaine de la poétique ». Voir Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, 2 e édition, Paris, Armand Colin, 2010, p. 91-92. 58 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) conventions théâtrales qui aurait suggéré à sa mère d’aller avertir le héros désespéré de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau «-que sa Maîtresse n’était pas morte-». 11 Comme le remarque Hélène Baby, éditrice du Pratique, cette jeune fille ingénue incarne «-les deux traits fondamentaux de ce spectateur virtuel qu’est le naïf : la féminité et l’ignorance-». 12 La féminité, on le verra plus tard, s’incarnera d’une façon assez différente chez La Mesnardière. Plus élitiste que d’Aubignac et que Lodovico Castelvetro, son antagoniste principal, La Mesnardière s’avère aussi plus réaliste, plus pragmatique. Selon Marc Vuillermoz, il distingue trois sortes de spectateur : le «-peuple-» ignorant et peu apte à apprécier le théâtre correctement, les «-honnêtes gens-» plus éclairés, et les vrais «-savants-». 13 En écartant le peuple barbare de son étude, La Mesnardière reconnaît que les spectateurs sont, pour la plupart, déjà des amateurs expérimentés du théâtre, et se croit donc dispensé d’aborder la question épineuse de l’illusion théâtrale. Les spectateurs selon La Mesnardière sont donc, en général, des honnêtes gens d’une certaine classe sociale- ; qu’ils connaissent ou non les règles de la théorie dramatique, ils ont du moins la sensibilité et le raffinement requis pour juger sainement des œuvres théâtrales. Et La Mesnardière considère de temps en temps explicitement ses spectateurs comme autant de «-juges-». Il parle, par exemple, des sentiments que le dramaturge «- doit inspirer à ses juges- », ou évoque les oreilles sensibles des «-juges délicats-» qui ne pourraient souffrir qu’un protagoniste pousse trop d’exclamations pendant un seul vers. 14 Cela dit, ce spectateur-juge chez La Mesnardière n’en est pas pour autant un observateur objectif, distancié de façon cartésienne ou scientifique de son objet critique. Sa position privilégiée de juge supérieur n’est pas inébranlable. Au contraire : le but du théâtre, selon le théoricien, c’est de renverser, du moins provisoirement, les rapports de pouvoir, en assujettissant le spectateur à une violence passionnelle : La gloire du poète consiste à renverser toute une âme par les mouvements invincibles que son discours excite en elle. Il ne lui fait point éprouver les effets de sa science, s’il ne la rend forcenée d’une forte et courte fureur qui l’arrache violemment de son assiette naturelle-; et à parler absolument, un poème n’est point raisonnable s’il n’enchante et s’il n’éblouit la raison de ses auditeurs. 15 11 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion,- 2001, p. 460. 12 D’Aubignac, Pratique, p. 460. 13 Vuillermoz, passim. 14 La Mesnardière, p. 217-; p. 445. 15 La Mesnardière, p. 216. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 59 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière Dans ce prononcement assez bien accueillie par ses commentateurs, La Mesnardière figure le spectateur moins en juge de la pièce qu’en sa victime. Comme le suggère ce vocabulaire («-renverser-», «-invincibles-», «-arracher violemment-»), la tragédie idéale opère sur le spectateur une espèce d’agression qui déclenche une violence passionnelle dans son âme même. C’est donc du pouvoir de la déraison, de l’irrationnel, qu’il s’agit. Selon le paradoxe évocateur de l’auteur, pour être «-raisonnable-» la pièce doit surmonter la raison du spectateur. Mais comment accomplir cette violence à la fois raisonnable et déraisonnable- ? Pour La Mesnardière, c’est surtout dans le domaine affectif, émotionnel, que cette violence s’effectue. Aussi importante qu’elle soit, cette «- fureur- » éblouissante n’est pas la principale passion produite par le théâtre. Pour La Mesnardière, «- la plus belle passion qu’excite la tragédie-», c’est la pitié, qui doit en conséquence «-avoir l’ascendant sur tous les mouvements tragiques-». 16 En découplant le jumelage aristotélicien traditionnel de la pitié de la crainte, La Mesnardière recommande aux dramaturges de présenter des héros vertueux, souffrants et donc pitoyables, plutôt que des criminels détestables et dignes de crainte. Mais toute vertu souffrante n’est pas acceptable-; le théoricien insiste sur le fait que, pour bien émouvoir le spectateur, le personnage tragique doit supporter ses infortunes de façon stoïque-et noble. Le personnage doit susciter notre admiration en faisant voir «-beaucoup de douceur, de constance et de modestie- ». 17 Si, en revanche, le personnage souffrant «- fulmine contre le ciel- », son comportement nous fait juger par un court-circuit de causalité «-que même son seul blasphème mérite une grande partie des disgrâces qui l’environnent-». 18 La Mesnardière cernera l’essentiel de la situation un peu plus tard dans un chiasme évocateur : si le héros grec Priam «-meurt en se défendant, je pleurerai son trépas; mais s’il s’arrête à pleurer quand il faut disputer sa vie, je m’écrierai hautement qu’il est indigne de vivre- ». 19 Ce chiasme en dit long sur les rapports affectifs entre spectateur et personnage-; effectivement, le spectateur est censé suppléer lui-même les sentiments que le personnage héroïque est trop noble pour éprouver (ou du moins pour trahir). Comme l’a noté Sabine Chaouche dans un article récent, une des questions-clés pour La Mesnardière est donc celle de l’acceptabilité des pleurs et des plaintes chez un héros (typiquement masculin) qui se veut héroïque. Chaouche situe le héros lamesnardiérien entre deux paradigmes de la masculinité-- une ancienne virilité guerrière et une masculinité moderne, plu- 16 La Mesnardière, p. 171-; p. 179. 17 La Mesnardière, p. 219. 18 La Mesnardière, p. 219-20. 19 La Mesnardière, p. 237. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 60 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) tôt doucereuse et galante - et conclut que le théoricien finit par «- décontrui[re]-» l’«-idéal viril-» qui prédominait à l’époque. 20 Toute convaincante que soit cette analyse, il serait aussi à propos de considérer les rapports de pouvoir entre le spectateur et le personnage féminin, ne serait-ce qu’en raison d’une image curieuse de la féminité qu’emploie La Mesnardière pour incarner le pouvoir séducteur du théâtre. La cause d’Olympe Comme on l’a vu plus haut, La Mesnardière figure l’expérience théâtrale comme une violence métaphorique infligée sur le spectateur. Mais une image qu’il emploie pour évoquer cet assaut affectif s’avérera à plusieurs égards assez problématique. Dans la section «-Des Passions-» dans le chapitre VII, La Mesnardière figure le pouvoir affectif de la tragédie en la comparant à une belle femme supposée criminelle qui cherche à influencer ses juges. Ce passage mérite d’être cité en entier : Je ne prétends pas que le poète inspire de mauvais désirs ni des sentiments vicieux à ceux qui liront ses ouvrages. Je n’introduis rien au théâtre que je n’approuve au barreau-; mais je veux découvrir au poète l’avantage qu’il peut tirer des passions bien excitées et lui faire remarquer que comme les bonnes raisons font que la cause d’Olympe semble légitime à son juge, ainsi que les passions bien touchées lui font vouloir qu’elle soit bonne, quand même elle serait mauvaise. En effet lorsque les juges violemment agités par le discours d’une beauté qui paraissait criminelle, ne peuvent retenir leurs larmes- ; depuis qu’ils sentent naitre en eux un mouvement de colère contre ceux qui la poursuivent, et que cette animosité est accompagnée d’une haine qui fait que dans le procès ils supportent à toute peine la présence des témoins qui ont déposé contre elle, on peut certes inférer que son arrêt sera bien doux, puis qu’il n’y a guère à dire entre un esprit qui est gagné et un jugement favorable. 21 Cette comparaison, toute évocatrice qu’elle soit, manque de clarté à plusieurs égards. Tout d’abord, tout comme Jean-Marc Civardi, éditeur de la Poétique, je n’ai pas réussi à identifier l’Olympe dont il s’agit ici. On ne sait 20 Sabine Chaouche, «-La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière- », Littératures Classiques, 103 (décembre 2020), p. 71-82 (p.-81, 82). 21 La Mesnardière, p. 216. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 61 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière donc rien, ni de son crime, s’il y en a, ni du verdict qu’elle recevra. 22 L’indétermination de ce verdict sur Olympe se traduit même à travers le temps du verbe quand La Mesnardière nous assure qu’elle «-paraissait criminelle-», l’imparfait occupant une zone floue entre le plus-que-parfait qu’on aurait attendu si les juges avaient depuis été convaincus de son innocence et le présent, qui suggérerait le contraire. Deuxièmement, malgré ce qu’affirme l’auteur, cette analogie est assez problématique pour un théâtre qui se veut moral. Normalement, La Mesnardière insiste sur le pouvoir moralisateur du théâtre. Mais cette Olympe, qui qu’elle soit, démontre qu’il n’est pas aussi difficile que l’on croit de corrompre ses juges. Criminelle ou non, Olympe parvient du moins à faire souhaiter à ses juges que sa cause soit bonne. La Mesnardière utilise cet exemple pour démontrer que le spectacle occupe une sphère tout-à-fait distincte des normes judiciaires et qu’il a donc le droit d’en bafouer les règles. Les maximes du théâtre, insiste-t-il, sont «-directement opposées-» à celles de l’Aréopage-athénien, où il était strictement interdit d’«-exciter aucunes passions qui pussent troubler l’esprit et surprendre le jugement-». 23 Ce qui est interdit dans le système légal est donc très souhaitable au théâtre, où il appartient au dramaturge de dominer la volonté même du spectateur. En employant encore une fois une rhétorique de la «- force- », La Mesnardière explique que «-le poète judicieux et très savant-en éloquence-doit employer adroitement toutes les forces de cet art qui dispose des sentiments et qui force les volontés par des charmes inévitables » 24 . Mais cette comparaison est aussi problématique pour d’autres raisons. La Mesnardière trouve dans la situation d’Olympe confrontée à ses juges un symbole du théâtre lui-même, confronté aux spectateurs. Mais ce n’est pas un symbole quelconque qu’adopte La Mesnardière ici. Pour allégoriser le pouvoir de la tragédie, il recourt à une situation juridique qui est elle-même éminemment théâtrale - une situation qui pourrait aisément se trouver dans une tragédie. En effet, deux ans plus tard, La Mesnardière choisira de mettre en vers la Pucelle d’Orléans de l’abbé d’Aubignac, pièce qui traite précisément du procès judiciaire de son héroïne. 25 Quels sont donc les enjeux d’une telle image- pour représenter le théâtre ? A certains égards, le procès d’Olympe 22 La Mesnardière fera référence à une Olympe également indéchiffrable une vingtaine de pages plus tard, dont la «- disgrâce- » produira une douleur poignante même dans des «-animaux irraisonnables-»-; il n’est pas clair s’il s’agit de la même personne. La Mesnardière, p. 233. 23 La Mesnardière, p. 216. 24 La Mesnardière, p. 216. 25 D’Aubignac lui-même fera allusion quinze ans plus tard à la présence assez fréquente des scènes de «-Conseils-» et de «-jugements-» qu’on voit «-peut-être trop souvent, sur nos Théâtres-». D’Aubignac, p. 396-397. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 62 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) n’est donc plus tant un symbole du théâtre qu’une mise-en-scène, voire une mise-en-abyme de la représentation théâtrale. Il est à la fois une analogie du système théâtral et un exemple d’une situation que l’on trouvera, plus ou moins explicitement, dans des pièces spécifiques. Olympe représente donc à la fois le théâtre lui-même et le personnage théâtral, qui cherchent tous deux à émouvoir leurs auditeurs avec des discours pathétiques. Pour une érotique du théâtre ? Quoique ce soit explicitement à son «- discours- » que recourt Olympe pour persuader ses juges, il n’est certes pas innocent que La Mesnardière ait choisi une femme, voire une belle femme, pour symboliser le pouvoir affectif du discours théâtral. La Mesnardière associe souvent les femmes au pathos; contrairement aux hommes, prétend-il, elles sont d’un sexe «- qui semble disposer des pleurs ». 26 De plus, en établissant un contraste implicite entre les juges (masculins) et la femme criminelle, et en insistant sur la beauté-d’Olympe, La Mesnardière laisse du moins entendre que ce n’est pas seulement par ses discours-qu’elle gagne la bonne volonté de ses juges. En effet, la figure de la femme subjuguée et suppliante, à la merci d’un juge masculin qui a le pouvoir de vie et de mort sur elle, réapparaît à plusieurs reprises dans le texte-; elle semble en quelque sorte hanter La Mesnardière, et même dévoiler certains fantasmes de pouvoir masculin chez lui. Quoi qu’il en soit, La Mesnardière établit souvent des parallèles entre l’esthétique théâtrale et la féminité, et surtout la beauté féminine. Le théâtre peut être comparé à une «-grande Reine-», et les spectateurs ignorants, incapables d’apprécier les pièces de théâtre, aux aveugles qui méprisent les «-belles femmes-». 27 De façon moins métaphorique, La Mesnardière insiste d’ailleurs que c’est la grâce de la beauté physique féminine qui met en œuvre les dons émotifs de l’actrice. Si l’actrice est «-savante en son métier-», dit-il, si elle sait faire tout ce qu’il faut pour émouvoir les spectateurs, «-pour peu qu’elle ait de beauté, qui est le charme universel qui donne la grâce aux choses, il n’y aura guère de cœurs qui ne soient vivement touchés, et qui ne publient encore par des pleurs même involontaires, que le poète et l’actrice sont également admirables-». 28 Bien que La Mesnardière fasse donc à plusieurs reprises écho au schéma traditionnel de l’homme-voyeur et de la femme-objet, sa dernière clause ici 26 La Mesnardière, p. 227. 27 La Mesnardière, p. 399, p. 148. 28 La Mesnardière, p. 228. Il parle aussi de la déception des spectateurs «-délicats-» en voyant «-la laideur d’une actrice qui représente dans le poème une beauté admirable-» (p.-476). DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 63 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière laisse apparaître un troisième figurant (masculin) dans le schéma : le poète dramatique, qui hante la représentation et revendique la moitié du tribut lacrymal du spectateur. La Mesnardière imagine en effet une chaîne affective qui s’étend du poète, à travers le personnage et l’actrice, au spectateur, raisonnant que celui-là doit être «-fortement touché des sentiments intérieurs qu’il doit inspirer à ses juges-». 29 Selon la formule d’Ibbett, La Mesnardière insiste ici sur «- la structure sexuée de la compassion : c’est à l’homme de ressentir, et à la femme de le faire ressentir, mais seulement parce qu’elle s’appuie sur l’autorité de l’auteur » [the gendered structure of compassion : to the man to feel, to the woman to make him feel - but only because she draws on the authority of the author]. 30 A la différence des héros masculins, dont la constance stoïque provoque une émotion compensatoire chez le spectateur, le personnage féminin évoqué ici produit chez le spectateur des sentiments qui reproduisent plus directement ceux de l’auteur. La beauté de l’actrice sert donc de supplément visuel nécessaire au pouvoir émotif d’un discours implicitement masculin. Ces connotations amoureuses ou érotiques sont aussi perceptibles ailleurs dans le texte, même là où le personnage principal n’est pas forcément féminin. La Mesnardière évoque, par exemple, les rapports affectifs entre le spectateur et le personnage principal ainsi : Enfin l’auditeur honnête homme et capable des bonnes choses entre dans tous les sentiments de la personne théâtrale qui touche ses inclinations. Il s’afflige quand elle pleure-; il est gai lorsqu’elle est contente-; si elle gémit, il soupire-; il frémit, si elle se fâche-; bref il suit tous ses mouvements et il ressent que son cœur est comme un champ de bataille, où la science du poète fait combattre quand il lui plaît mille passions tumultueuses, plus fortes que la raison. 31 Cet extrait fait écho à ceux que j’ai déjà cités au début par son emphase sur le pouvoir affectif du spectacle. Encore une fois, la raison du spectateur est maîtrisée par l’adresse du poète- ; le spectateur a peine à dominer ses propres passions face à celles du personnage. Mais ce n’est pas exactement du «- personnage- » que parle La Mesnardière ici, et il est révélateur qu’il emploie plutôt un substantif féminin - «-la personne théâtrale-» - pour le désigner. Ce choix permet encore une fois une opposition rhétorique entre deux personnages, masculin et féminin. Quels sont les rapports entre le spectateur et le personnage ici-? De prime abord, on parlerait peut-être de l’identification. Certes, l’expression « entrer 29 La Mesnardière, p. 217 30 Ibbett, p. 86. 31 La Mesnardière, p. 218. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 64 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) dans les sentiments-» d’un personnage réapparaît souvent dans le contexte de l’identification. Le père Rapin, par exemple, l’emploiera ainsi en 1674 dans un contexte assez semblable, lorsqu’il parlera du spectateur qui «-entre dans tous les differens sentimens des acteurs- », qui «- craint- », «- espere- », «- s’afflige- » et «- se rejoüit- » avec eux. 32 Mais si, pour Rapin, le spectateur dédouble les sentiments du personnage, chez La Mesnardière ce n’est pas forcément ainsi. Pour La Mesnardière, à la différence de Rapin, le spectateur « suit » les mouvements de la personne. Il ne les reproduit pas ; il y répond. Et lorsqu’on considère le partage des rôles masculins et féminins, les rapports évoqués ici ressemblent plutôt aux rapports idéaux entre l’amant courtois ou galant et sa bien-aimée : «-Il s’afflige quand elle pleure-; il est gai lorsqu’elle est contente-; si elle gémit, il soupire-; il frémit, si elle se fâche-». Encore une fois, en ne disant rien ouvertement, La Mesnardière laisse entendre qu’il existe une dimension érotique ou amoureuse qui sous-tend les rapports entre le spectateur et le personnage. En tout cas, cet érotisme sous-jacent n’est pas une fin en soi- ; il sert à faciliter d’autres passions. Mais quelles passions- Olympe évoque-t-elle en fait-? En faisant allusion aux «-larmes-» des juges, La Mesnardière laisse entendre que c’est surtout la compassion qui domine ici-- tout comme chez l’actrice dont je viens de parler, qui provoque les «- pleurs involontaires- » de ses spectateurs. Mais les pleurs - ces signes extérieurs de la compassion - sont accompagnés dans le cas d’Olympe d’un trio d’autres passions : une «-colère-», une «-animosité-», et une «-haine-» contre ses persécuteurs. Ces passions négatives l’emportent sur la pitié que l’on ressent pour Olympe, et se traduisent par un verdict «-bien doux-». La mort de Polyxène Cette tension entre une compassion légèrement érotisée et d’autres pulsions plus violentes est elle-même dramatisée dans une scène puisée dans le théâtre grec qui semble fasciner La Mesnardière et qu’il commente assez longuement une dizaine de pages plus tard. La Mesnardière est fasciné par la tragédie Hécube d’Euripide, qui met en scène plusieurs épisodes où des femmes sont confrontées à des personnages masculins puissants. Tout d’abord le théoricien décrit les plaintes d’Hécube elle-même, lorsque la reine troyenne supplie le commandeur grec Ulysse d’épargner sa fille Polyxène. Selon La Mesnardière, Hécube dit ici «- des choses si pitoyables qu’il n’y a point de cœur bien fait qui ne se sente déchirer par l’excès de la compas- 32 Rapin, Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. E.-T. Dubois, Genève,-Droz, 1970,-p. 99. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 65 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière sion-» 33 -; encore une fois le discours dramatique produit une compassion à la fois violente (elle «-déchire-») et extrême («-l’excès-»). Cela dit, les plaintes «-déchirantes-» d’Hécube s’avèrent inefficaces chez un Ulysse farouchement insensible, qui ne réagit donc pas en «-cœur bien fait-». Tandis que sa mère la défend explicitement et vigoureusement, la princesse Polyxène elle-même adoptera une attitude différente quand elle s’adressera à son ravisseur Pyrrhus, dans un épisode qui nous sera raconté par le messager Talthybios. Selon La Mesnardière, la dignité constante et stoïque de Polyxène produira non une compassion déchirante mais plutôt «-une étrange pitié-» 34 : elle arrache, dit Euripide, le voile de ses épaules et découvre une gorge qui n’avait point de semblable parmi les beautés vivantes et qu’on ne pouvait comparer qu’à celle des statues d’albâtre ; elle se jette à genoux et parle ainsi à Pyrrhus : « Jeune homme, achève ton office ; tu veux me percer le sein, voilà ma gorge toute ouverte-; et si tu veux m’ôter la tête, il n’y a rien sur mon col qui puisse arrêter ton épée-» 35 Cette scène retravaille plusieurs motifs de la situation d’Olympe. Dans les deux cas, une femme est soumise à une puissance masculine qui semble avoir le droit de vie et de mort sur elle. Et dans les deux cas le discours de la femme n’est pas du tout désincarné. Ici, surtout, Polyxène attire explicitement-l’attention sur son corps, et La Mesnardière élabore même l’évocation du sein de Polyxène pour accentuer le frisson érotique du texte d’Euripide. Mais les situations des deux jeunes femmes divergent. Contrairement à cette Olympe peut-être criminelle, Polyxène, tout innocente qu’elle soit, accepte la mort. Par rapport à sa mère ou à Olympe, Polyxène montre ici une attitude plutôt masculine (selon le schéma de La Mesnardière), en ce que la pitié qu’elle provoque naît, du moins chez le spectateur, de l’admiration pour sa constance. Chez son ravisseur, en revanche, la compassion naît à la fois de l’admiration et du spectacle pathétique de son corps vulnérable : selon La Mesnardière, «- Pyrrhus, tout cruel qu’il était, eut de la peine à se résoudre de massacrer un si beau corps et d’en faire déloger une âme si généreuse- ». 36 Comme les juges d’Olympe, Pyrrhus est tenté d’épargner la vie à cette belle- ; comme un spectateur honnête, il se voit dominer par la compassion. 33 La Mesnardière, p. 221. 34 La Mesnardière, p. 228. 35 La Mesnardière, p. 229. 36 La Mesnardière, p. 229. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 66 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) On a donc, du moins pour l’instant, une tension entre ce que veut la princesse noble (qui désire la mort) et l’effet produit sur son capteur (un désir de l’épargner). En voulant épargner la vie à sa captive, Pyrrhus agit donc comme les juges d’Olympe, et comme le spectateur. Nos propres passions en tant que spectateurs se voient donc refléter à travers le personnage dominant masculin, et c’est en effet lui, Pyrrhus, à qui nous nous identifions, tout comme nous serions invités de nous voir dans les juges dans le procès d’Olympe. Pour- l’instant, on s’identifie donc plutôt ici au personnage qui ressent les mêmes sentiments que nous qu’au personnage qui les provoque. Cependant, tout d’un coup, Pyrrhus surmonte ses sentiments de désir et de compassion : «-Mais enfin se fortifiant d’un dessein si barbare, il donne un coup dans la gorge de cette princesse, qui eut assez de pudeur pour donner ordre en mourant que son corps tombât à terre dans une posture décente.-» 37 L’action soudaine et sans merci de Pyrrhus est, pour La Mesnardière, exactement l’inverse de ce qu’aurait fait le spectateur à sa place. La violence opérée contre la jeune femme rompt brutalement notre identification à Pyrrhus, et exerce aussi une violence symbolique contre nous. Ce n’est plus le pouvoir séducteur du discours qui (selon des termes de La Mesnardière plus haut) nous «-arrache violemment-» de notre «-assiette naturelle-»-; c’est plutôt la violence inattendue du personnage momentanément ému. Et comment réagissons-nous en voyant nos attentes ainsi frustrées- ? Il faut noter que, dans le chapitre suivant, La Mesnardière figurera la mort de Polyxène parmi les «-spectacles horribles-»-qui représentent, entre autres, des «- meurtres plein d’une lâcheté cruelle- » 38 . Ce genre de spectacle, dira-t-il, «-doit être banni du théâtre pource qu[’il…] n’excite dans les esprits qu’un transissement odieux et une horreur désagréable- » au lieu de la terreur et de la pitié requises. 39 De même, ce «-transissement odieux-» et cette «-horreur désagréable- » sembleraient faire écho aux mouvements de «- colère- », d’«-animosité-» et de «-haine-» que ressentent les juges d’Olympe contre ses persécuteurs. Mais dans le récit que donne La Mesnardière dans le chapitre VII, la réaction du spectateur hypothétique comporte un nouvel élément esthétique et agréable : Grand Dieu, comme cela est charmant ! N’est-il pas vrai que ces spectacles ménagés comme ils peuvent, doivent fendre tous les cœurs ? Aussi est-ce de leurs semblables que le poète doit tirer des sentiments de compassion, qui donnent 37 La Mesnardière, p. 229. 38 La Mesnardière, p. 315. 39 La Mesnardière, p. 317. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 67 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière en même temps de la colère au spectateur contre celui qui est cause du malheur qu’il voit arriver et une extrême pitié de la personne qui l’endure. 40 La colère, sentiment normalement désagréable pour La Mesnardière, peut donc être goûtée de façon esthétique par le spectateur. Selon le théoricien, il peut donc être «-charmant » de voir tuer une femme pitoyable qu’on trouve attirante et qu’on souhaiterait nous-même sauver - «-charmant-» d’avoir le cœur «-fendu-» par «-une extrême pitié-». En parlant des cœurs «-fendus-» par le geste cruel de Pyrrhus, La Mesnardière suggère même une certaine identification (ou du moins une équivalence métaphorique) entre le spectateur et la princesse, dont le sein vient lui-même d’être percé par son capteur. Le spectateur ressent donc un décalage soudain et brutal entre ce qu’il veut et ce qu’il obtient, mais ce décalage est lui-même une source paradoxale, perverse même, de plaisirs. Cet épisode éminemment «-horrible-» selon la typologie générale du théoricien démontre que la colère n’est pas forcément une passion désagréable à éprouver, quoi que dise ailleurs le théoricien. Conclusion La Mesnardière ne saurait pas être mis sans réserve au rang des théoriciens «- réguliers- ». Presque vingt ans plus tard, d’Aubignac essayera, pour ainsi dire, de domestiquer le théâtre - de le soumettre aux règles de la raison. Chez La Mesnardière, le théâtre garde encore quelque chose de désordonné, de passionnel, de farouche même. J’ai parlé au début de la violence qu’opère la tragédie sur le spectateur, et nous avons vu des exemples d’un vocabulaire violent même là où domine la compassion. Mais cette violence s’opère de deux façons chez La Mesnardière. Au début, ce sont les discours pathétiques qui (selon ses propres termes) «-enchantent-» et «-éblouissent-» le spectateur, la beauté de l’actrice y suppléant «-le charme universel qui donne la grâce aux choses-». Le spectateur est donc victime d’un sortilège quasi séducteur qui risque de corrompre son jugement. Mais cette séduction peut s’accompagner - du moins dans le cas de Polyxène - d’une violence plus explicite. Pyrrhus résiste à la compassion là où le spectateur aurait peut-être succombé, et sa violence soudaine envers Polyxène est en même temps une violence symbolique faite au spectateur, à ses souhaits, à sa capacité de s’identifier au personnage masculin. Et La Mesnardière traduit cette violence avec l’image des cœurs «-fendus-», identifiant donc le spectateur en quelque sorte à la princesse au sein percé. Si le théâtre nous invite donc à remplir le rôle de juge, ce rôle peut s’avérer 40 La Mesnardière, p. 229. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 68 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) provisoire, voire illusoire. Car, en fin de compte, nous ne sommes pas des juges comme le sont les juges d’Olympe ni même comme Pyrrhus. En tant que spectateurs, nous ne saurions intervenir dans l’action. Nous avons beau former des opinions, des jugements-; nos propres jugements et souhaits resteront vains. Et c’est dans cette perte même de pouvoir, ou plutôt dans cette reconnaissance de notre manque préalable de pouvoir, que le dramaturge talentueux peut puiser des effets «-charmants-». Si le cœur du spectateur est, selon La Mesnardière «-comme un champ de bataille-», c’est dans ce conflit de pulsions (compassionnelles et violentes, actives at passives, masochistes et sadiques) que réside le charme paradoxal du théâtre. Bibliographie Sources d’Aubignac, François Hédelin, abbé, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion,-2001. La Mesnardière, Hippolyte-Jules Pinet de, La Poétique, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015. Rapin, René, Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. E.-T. Dubois, Genève,-Droz, 1970. Études Chaouche, Sabine, «-La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière-», Littératures Classiques, 103 (décembre 2020), p. 71-82. Forestier, Georges, Passions tragiques et règles classiques : -Essai sur la tragédie française, Paris, Presses universitaires de France,-2003. _____,-La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, 2 e édition, Paris, Armand Colin, 2010. Harris, Joseph, Inventing the Spectator-: Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2014. Ibbett, Katherine, Compassion’s Edge-: Fellow-Feeling and its Limits in Early Modern France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2018. Lyons, John D.,-Kingdom of Disorder-: The Theory of Tragedy in Classical France, West Lafayette, Indiana, Purdue University Press, 1999. Reiss, Timothy J., Toward Dramatic Illusion-: Theatrical Technique and Meaning from Hardy to «-Horace-», New Haven et Londres, Yale University Press, 1971. Sprogis, Frédéric, «-Un échec dans les règles-: La Mesnardière et le pari d’Alinde-», Littératures classiques 2020/ 3 (n° 103), p. 93-105. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Bernard J. Bourque University of New England, Australia L’abbé d’Aubignac déclare comme maxime incontestable «- que jamais personne ne sera savant dans la Poésie Dramatique, que par le secours des Anciens, et que dans le seul examen de leurs Pièces- » 1 . Les nombreuses citations des auteurs antiques dans La Pratique du théâtre constituent une tentative de la part de d’Aubignac de démontrer ses vastes connaissances dans sa quête de s’imposer comme l’autorité du monde théâtral de son temps. Comme l’affirme Hélène Baby, «-l’abbé réserve une place d’honneur à la pratique antique-» 2 . Plaute, Sophocle, Euripide, Térence, Eschyle et Aristophane sont cités plus de trois cents fois dans La Pratique. Des dramaturges contemporains, seul Pierre Corneille attire une attention particulière dans la version non corrigée de l’ouvrage 3 . À l’égard des théoriciens, les auteurs qui sont le plus souvent cités sont Horace et Aristote. Clairement épris de ce dernier, l’abbé se place toutefois moins comme un disciple que comme une version évoluée de l’auteur de La Poétique. La présente étude vise à examiner l’attitude ambivalente de d’Aubignac à l’égard de l’Antiquité et à démontrer comment l’abbé essaie de s’imposer comme monarque incontesté sur le trône du goût. 1. L’Antiquité L’abbé d’Aubignac se fait bien comprendre-: pour être savant dans la dramaturgie, il faut avoir étudié les œuvres des poètes antiques. La plupart des dramaturges contemporains, affirme-t-il, les ont ignorées, méprisant «- les Poèmes de ces grands Maîtres-» 4 . Ceux qui ont lu ces ouvrages «-ont négligé d’en observer les délicatesses et d’y considérer l’art dont ils entreprenaient 1 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001; réimpr. 2011, p. 61. (Toutes mes références à La Pratique du théâtre sont tirées de cette édition.) 2 Hélène Baby, «- Observations », dans Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 560. 3 D’autres dramaturges français sont cités, mais ils ne reçoivent qu’une attention superficielle. Voir la liste compilée par Baby des pièces contemporaines citées par d’Aubignac dans La Pratique du théâtre («-Observations-», p. 555). 4 La Pratique du théâtre, p. 61. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 70 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) néanmoins de faire des Chefs-d’œuvre-» 5 . Il en va de même pour l’étude des théoriciens, les contemporains de d’Aubignac étant «- très peu versés dans l’Antiquité- » 6 . À celui qui veut devenir dramaturge, l’abbé conseille une étude approfondie des écrits théoriques des Anciens-: [… ] il faut qu’il retienne tous ces impétueux désirs de gloire, et qu’il perde la croyance qu’il suffit de faire des vers pour faire un Poème Dramatique. Il faut qu’il s’applique à la lecture de la Poétique d’Aristote, et de celle d’Horace, et qu’il les étudie sérieusement et attentivement. [… ] J’ajoute à ces Auteurs, Plutarque, Athénée et Lilius Giraldus, qui en plusieurs endroits ont touché les plus importantes Maximes du Théâtre 7 . La lecture des commentateurs est aussi importante-: Ensuite, il est nécessaire qu’il aille feuilleter leurs Commentaires, et ceux qui ont travaillé sur cette matière, comme Castelvetro, qui dans son grand caquet Italien enseigne de belles choses, Hierosme Vida, Heinsius, Vossius, La Mesnardière et tous les autres. Qu’il lui souvienne que Scaliger dit seul plus que tous les autres, mais il n’en faut pas perdre une parole-; car elles sont toutes de poids 8 . Ces déclarations pourraient amener à penser que dans la querelle des Anciens et des Modernes, d’Aubignac est fermement dans le camp des Classiques. La réalité est beaucoup plus nuancée. Bien que l’abbé vante les vertus de l’Antiquité, il n’épargne ni les théoriciens ni les dramaturges de la critique. D’Aubignac est trop ambitieux pour ne devenir qu’un meneur œuvrant aveuglément pour la cause de ces auteurs, ce rôle étant incompatible avec la personnalité de l’abbé. Le premier chapitre du troisième livre de La Pratique du théâtre fait preuve de ce que Baby appelle «-une démarche irrévérente-» 9 . La cible de critiques de d’Aubignac est nul autre que le grand maître Aristote-: Le Poème Dramatique a tellement changé de face depuis le siècle d’Aristote, que quand nous pourrions croire que le Traité qu’il en a fait, n’est pas si corrompu dans les instructions qu’il en donne, que dans l’ordre des paroles, dont les impressions modernes ont changé toute l’économie des vieux Exemplaires, nous avons grand sujet de n’être pas en toutes choses de son avis. Mais s’il 5 Ibid. 6 Ibid., p. 65. 7 Ibid., p. 74-75. 8 Ibid., p. 74. 9 Ibid., p. 243n. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 71 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) a mis en avant quelque Maxime qu’il nous soit permis de contredire, sans blesser l’autorité d’un si grand homme, c’est en la matière dont nous avons maintenant à parler 10 . D’Aubignac conteste la déclaration du philosophe que la tragédie se compose des quatre parties suivantes-: le prologue, le chœur, l’épisode et l’exode. Non seulement ces parties ne s’appliquent pas à la tragédie du dix-septième siècle, affirme l’abbé, mais, en outre, elles ne représentent pas la pratique des tragédiens du temps d’Aristote-: Ce que j’estime n’être pas véritable à présent, selon que la Tragédie s’est formée, par les changements qui lui sont survenus dans le cours des années, ni même qu’Aristote ait bien distingué les parties de ce Poème, comme il était de son temps, ou pour le moins sous les trois excellents Tragiques qui nous restent, dont les Ouvrages n’ont point de rapport avec son Discours 11 . D’Aubignac déclare que de ces quatre parties, la tragédie contemporaine ne se compose qu’une, c’est-à-dire l’épisode, représenté par l’acte. La conclusion du chapitre affirme que le poème dramatique a deux parties-: cinq actes, subdivisés en scènes, et quatre intervalles des actes 12 . Créant de la distance entre lui et Aristote, d’Aubignac émet l’hypothèse selon laquelle soit le philosophe s’est mal expliqué, soit les tragédies grecques existantes n’ont pas fourni le fondement de La Poétique. Une autre explication possible, déclaret-il, est que les règles avaient déjà changé du temps du Stagirite 13 . Quelle que soit la raison, d’Aubignac utilise cet écart pour établir son indépendance vis-à-vis du grand maître, tout en s’appuyant sur Aristote pour attester de ses propres qualifications en tant que théoricien dramatique de premier ordre. Se croyant au moins l’égal du grand philosophe, l’abbé ajoute deux préceptes à ceux qu’Aristote avait établis concernant les descriptions, les entretiens et les discours qui constituent la pièce-: À ces trois Préceptes d’Aristote, j’ajoute deux observations particulières-; l’une Que le Poète Dramatique se doit bien garder dans ses narrations, Descriptions, et autres Épisodes d’entrer dans le détail des choses- ; mais il doit seulement toucher par des pensées agréables ou fortes, les grands et beaux endroits de son Sujet. [… ] L’autre est, Que souvent la rencontre des affaires et du temps, ne permet pas que les Acteurs fassent un long discours, même d’une chose 10 Ibid., p. 243. 11 Ibid., p. 243-244. 12 Ibid., p. 257. 13 Ibid., p. 256. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 72 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) nécessaire. [… ] Je conseillerais donc au Poète en ces occasions, d’employer un autre moyen pour faire entendre aux Spectateurs ce qu’ils ne doivent pas ignorer, ou bien de faire dire si peu de paroles, que la chose pût être entendue, sans que le retardement fût contre la vraisemblance 14 . D’Aubignac n’hésite pas à blâmer le philosophe lorsque celui-ci permet au dramaturge de ne pas respecter intégralement le principe de vraisemblance-: [… ] parlant du Vraisemblable, il écrit Qu’il est permis au Poète de supposer quelque chose contre la vraisemblance, pourvu que ce soit hors la fable, c’est-àdire dans les choses qui se sont faites auparavant du Théâtre, et qui doivent après être racontées, ou par un Prologue, comme dans Euripide, ce que je n’approuve pas- ; ou par quelque Acteur dans le corps du Poème, selon l’art des Narrations 15 . Afin de devenir l’égal d’Aristote ou même son supérieur, d’Aubignac doit trouver un moyen non seulement de corriger le philosophe, mais aussi de plonger dans des domaines non traités par l’Antiquité ou par ses contemporains. Les auteurs antiques, affirme-t-il, n’ont examiné que la théorie du théâtre, et seulement en termes généraux. Ce qui manque, c’est un écrit sur la pratique-: On a traité fort au long l’Excellence du Poème Dramatique, son Origine, son Progrès, sa Définition, ses Espèces, l’Unité de l’Action, la Mesure du temps, la Beauté des événements, les Sentiments, les Mœurs, le Langage, et mille autres telles matières, et seulement en général. C’est ce que j’appelle la Théorie du Théâtre. Mais pour les observations qu’il fallait faire sur ces premières Maximes, comme l’adresse de préparer les incidents, et de réunir les temps et les lieux, la Continuité de l’Action, la Liaison des Scènes, les Intervalles des Actes, et cent autres particularités, il ne nous en reste aucun Mémoire de l’Antiquité, et les Modernes en ont si peu parlé, qu’on peut dire qu’ils n’en ont rien écrit du tout. Voilà ce que j’appelle la Pratique du Théâtre 16 . D’Aubignac théorise que les Anciens n’ont peut-être rien dit sur la pratique parce qu’elle était si commune à leur époque qu’il n’était pas nécessaire d’en parler 17 , déclaration qui démontre à la fois sa révérence pour Aristote 14 Ibid., p. 281-282. 15 Ibid., p. 338. 16 Ibid., p. 60. 17 Ibid., p. 61. Comme nous le fait remarquer Baby, «-en présentant son propre ouvrage dans le chapitre I, 3, d’Aubignac semble classer la Poétique dans les ouvrages théoriques, ce qui est à la fois juste et abusif, puisque, même si Aristote ne traite DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 73 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) et son ambition de le dépasser. Cette lacune dans la Poétique du grand maître permet à l’abbé non seulement de s’appuyer sur la pratique des dramaturges anciens pour étayer ses propres observations, mais aussi de critiquer ces pièces pour les «- erreurs- » qui s’y trouvent. Aucun des six poètes antiques énumérés dans mon introduction n’est épargné par les critiques de d’Aubignac. En voici quelques exemples. Les œuvres de Plaute sont condamnées pour avoir confondu l’action théâtrale et la représentation, procédé par lequel les personnages parlent aux spectateurs en commentant certains aspects de l’intrigue-: Plaute [… ] s’est abandonné tant de fois à ce désordre, que la lecture en devient importune, et souvent embarrasse le sens, et détruit les grâces de son Théâtre. [… ] C’est encore la même faute que ce Poète a faite dans le Pœnulus où des avocats ayant dit qu’il faut examiner l’or qu’on leur présente, Agorastocles répond, Voyez c’est de l’or, et Colibiscus ajoute en se tournant aux Spectateurs, Oui, Messieurs, mais de l’or de Comédie, dont on engraisse les bœufs en Barbarie, qui néanmoins doit passer pour bon or en cette Pièce, ce que je trouve fort impertinent- ; car ni les Spectateurs, ni les Lupins dont se faisait cette monnaie de Théâtre, comme on y emploie maintenant les jetons, ne doivent pas être mêlés dans l’intrigue de cette Comédie 18 . Une autre imperfection des pièces de Plaute est que leurs catastrophes sont mauvaises, défaut qui caractérise aussi les comédies d’Aristophane, selon-l’abbé-: Ce que j’en puis dire seulement en un mot, est, Que les Tragiques ont mieux fini leurs Poèmes que les Comiques-; Et entre les Comiques, que Térence est le meilleur Modèle-: Car Aristophane et Plaute, ont laissé la plus grande partie de leurs Comédies imparfaites et fort mal achevées 19 . Certaines pièces d’Euripide sont critiquées pour la violence faite à la distance des lieux 20 . Dans Les Suppléantes, Thésée quitte l’Argolide entre le deuxième et le quatrième épisode pour aller à Thèbes, le laps de temps étant trop court pour faire le voyage et pour participer à un combat. Une transgression similaire se trouve dans l’Andromaque, où Oreste se rend à Delphes au quatrième épisode pour tuer Néoptolème. Dans le cinquième épisode, le personnage revient à la région de Pharsale avec le corps de Néoptolème. De nouveau, pas des éléments pratiques de la dramaturgie, c’est pourtant de l’observation pratique qu’il déduit les principes de la tragédie-» («-Observations-», p. 600). 18 La Pratique du théâtre, p. 92-93. 19 Ibid., p. 208. 20 Ibid., p. 169. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 74 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) par souci de vraisemblance, l’abbé signale que le laps de temps est trop court pour accomplir cette mission-: Et si les lieux où les choses, qui ne doivent entrer qu’en narration sur le Théâtre, ont été faites sont trop éloignés de la Scène dans le Sujet, il les faut rapprocher dans la représentation. Ce qui se fait en deux façons. Ou bien en supposant qu’elles sont arrivées en autres lieux plus proches, quand cela est indifférent [… ]. Ou bien en supposant les lieux plus proches qu’ils ne sont en effet, quand il est impossible de les changer-; mais en ce dernier cas il ne faut pas tellement rapprocher les lieux qui sont connus, contre leur véritable distance, que les Spectateurs ne se puissent facilement accommoder à la pensée du Poète 21 . D’Aubignac reproche à Sophocle d’avoir supposé avant l’ouverture de son Œdipe que le personnage éponyme ne sait pas comment le roi Laïus est mort. Une fois de plus, l’abbé se préoccupe du principe de vraisemblance, contestant l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’invraisemblance est permise en dehors de la composition de la pièce-: [… ] et le Philosophe apporte pour exemple Sophocle en son Œdipe, en laquelle il avait supposé dans la partie du Sujet arrivée devant l’ouverture du Théâtre, qu’Œdipe n’avait point su de quelle sorte était mort le Roi Laïus, ce qui n’était point vraisemblable 22 . Les pièces de Térence sont critiquées pour l’invraisemblance de la liaison des actes et des scènes-: [… ] dans l’Heautontimoroumenos de Térence, Ménédème qui ferme le quatrième Acte et rouvre le cinquième, marque précisément, Que le Théâtre demeure sans action à la fin du quatrième Acte, qu’il avait été quelque temps absent, et qu’il était passé jusque dans le fond de son logis, où il avait vu Clitiphon se renfermer avec Bacchide, de sorte qu’il n’y a pas lieu de croire cette liaison des Actes 23 . [… ] nous en avons un exemple bien précis dans l’Eunuque de Térence au troisième Acte, où Antiphon, qui n’a rien à faire avec Chrémès ni avec les autres après lesquels il paraît, dit, Qu’il est en peine de trouver Cherea qui devait prendre soin ce jour-là d’une débauche, que l’heure de l’assignation est passée, qu’il va le chercher dans son logis, et le rencontre aussitôt. [… ] Cette liaison de Scènes, à 21 Ibid., p. 168-169. 22 Ibid., p. 338. 23 Ibid., p. 335. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 75 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) mon avis, est un peu trop licencieuse, et à moins que de la faire avec grande justesse, et avec des couleurs bien adroites, je ne l’approuverais pas 24 . D’Aubignac critique l’Agamemnon d’Eschyle à cause du prologue fait par un garde avant l’arrivée du chœur. Ce garde «- semble voir des choses qui ne pouvaient pas être arrivées dans le temps prescrit au Poème Dramatique-» 25 . Il faut noter que les éloges de d’Aubignac envers les dramaturges antiques, en particulier Sophocle, Euripide et Eschyle, dépassent ses commentaires critiques de ces auteurs. Après tout, comme nous l’avons déjà souligné, l’abbé fonde son expertise en dramaturgie sur sa connaissance approfondie des meilleures pratiques des Anciens. Ses condamnations de certains éléments de leurs œuvres - critiques fondées en raison 26 - lui permettent néanmoins de s’établir comme un nouvel Aristote 27 dans la France du dix-septième siècle. Un Aristote nouveau et amélioré-! Citant Sénèque, d’Aubignac affirme que «-toutes les choses véritables ne sont pas encore dites-» 28 . Avec un zèle messianique, l’abbé améliora le travail incomplet du Stagirite-: Car tout ce que j’ai pu voir jusqu’ici touchant le Théâtre, en contient seulement des Maximes générales, qui n’en est proprement que la Théorie. Mais pour la Pratique et l’application de ces grandes instructions, je n’en ai rien trouvé-; et j’ose dire que la plupart des Discours que nous en avons, ne sont que des Paraphrases, et des Commentaires d’Aristote avec peu de nouveautés, et avec beaucoup d’obscurité 29 . Les commentateurs de l’Antiquité auxquels l’abbé fait référence doivent aussi être corrigés afin que l’auteur de La Pratique s’impose comme le nouveau grand maître du théâtre 30 . Lodovico Castelvetro et Antoine Riccoboni, 24 Ibid., p. 362. 25 Ibid., p. 251. Le garde parle de la lueur annonçant le triomphe des Achéens. Comme l’affirme Baby, «- il est impossible de concilier l’arrivée quasi immédiate de cette lueur après la prise de Troie avec celle d’Agamemnon-» (La Pratique du théâtre, p. 251n). 26 D’Aubignac déclare-: «-[…] je dis que les Règles du Théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. Elles ne sont pas établies sur l’exemple, mais sur le Jugement naturel. […] je ne veux proposer les- Anciens pour modèle, qu’aux choses qu’ils ont fait [sic] raisonnablement-» (La Pratique du théâtre, p. 66-67). 27 Baby utilise ce terme dans ses «-Observations-» (p.-600). 28 La Pratique du théâtre, p. 59. 29 Ibid. 30 Sur les commentateurs italiens de l’Antiquité, voir l’ouvrage de Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 volumes, Chicago, The University of Chicago Press, 1961. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 76 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) érudits italiens de la Renaissance, sont critiqués pour avoir cru que le chœur du théâtre antique signifiait quelquefois la troupe des acteurs-: Mais Castelvetro, Riccoboni et quelques autres veulent contre le témoignage de tous les Anciens et le sentiment des Savants modernes, que le Chœur signifie quelquefois la Troupe des Comédiens [… ]-; et comme une absurdité nous traîne insensiblement dans une autre, Castelvetro pour soutenir son erreur, en fait une bien plus grande, quand il met en avant, Que l’Histrion introduit par Thespis, était un Personnage bouffon qui chantait seul, qui dansait et jouait ensemble des instruments- ; et qu’Eschyle après y en introduisit deux, séparant la Danse du Chant et des instruments- ; et que Sophocle en fit trois pour ces trois actions différentes. De sorte qu’il prétend, qu’auparavant Thespis, le Chœur était une assemblée de Récitateurs qui jouaient la Tragédie, et que les Acteurs ou Histrions introduits par Thespis, Eschyle, et Sophocle, n’étaient pas des Récitateurs, mais des Chantres et des Baladins, ce qui certainement est faux et ridicule 31 . D’Aubignac exprime son désaccord avec Jules-César Scaliger, philosophe italien du seizième siècle, concernant l’utilisation des apartés. Celui-ci l’approuve, tandis que l’abbé déclare son hostilité envers ce procédé théâtral à cause de son manque de vraisemblance 32 -: [… ] mais d’ailleurs il est fort peu raisonnable (quoi qu’en dise Scaliger par une grande indulgence pour le Théâtre) qu’un Acteur parle assez haut pour être entendu de ceux qui en sont fort éloignés, et que l’autre Acteur qui en est bien plus proche, ne l’entende pas-; et qui pis est, que pour feindre de ne le pas entendre, il soit réduit à faire mille grimaces, contraintes et inutiles 33 . Daniel Heinsius, humaniste et historien hollandais né en 1580, «- très savant et qui nous a donné l’art de composer la tragédie- » 34 , passe sous l’œil critique de d’Aubignac pour avoir déclaré que l’Amphitryon de Plaute contenait neuf mois, «-quoiqu’il ne soit pas de huit heures, ou pour le plus est-il renfermé entre le minuit et le midi d’un même jour- » 35 . Gérard-Jean 31 La Pratique du théâtre, p. 284-287. 32 Pourtant d’Aubignac emploie ce procédé à sa guise dans ses trois pièces en prose. Voir mon article «-La Voix non-dialogique chez d’Aubignac-», Australian Journal of French Studies, 46 (2009)-: 155-166, p. 158-161. Bien qu’il trouve les apartés invraisemblables, l’abbé reconnaît qu’ils «-donnent quelquefois matière à faire un beau Jeu de Théâtre-» (La Pratique du théâtre, p. 374). 33 La Pratique du théâtre, p. 375. 34 Ibid., p. 128. 35 Ibid. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 77 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Vossius, érudit hollandais né en 1577, que l’abbé appelle «- l’un des plus doctes de notre temps, et très intelligent en la vieille Poésie-» 36 , n’échappe non plus à la correction à l’égard de la durée du temps dans la même comédie de Plaute-: Vossius [… ] écrit comme lui, que dans cette même Pièce, Plaute fait concevoir et naître Hercule en une même nuit, encore qu’il soit certain qu’il le suppose conçu sept mois auparavant, et que Mercure le dise en termes exprès par deux fois 37 . D’Aubignac avertit ses lecteurs que Vossius, qui a traité des erreurs des poètes antiques dans le troisième chapitre de son premier livre, «- lui-même est tombé en de plus grandes-» 38 . Cette critique sévère de la part de l’abbé pâlit par rapport à son dédain pour le Père Jules-César Boulenger, historien français né en 1558 et auteur de l’ouvrage De Theatro ludisque scenicis libri duo. D’Aubignac affirme qu’il «- apprenait les choses qu’il a écrites, à mesure qu’il les écrivait-» 39 et que son livre parle des règles du poème dramatique «-avec beaucoup de désordre, et peu d’intelligence-» 40 . Ironiquement, comme le souligne Baby, il est évident que l’ouvrage de Boulenger «-a servi de source essentielle à l’érudition étalée dans La Pratique-: absolument tous les exemples y sont, erreurs, imprécisions et fautes comprises-» 41 . En corrigeant les commentateurs de l’Antiquité, d’Aubignac essaie de s’élever au-dessus des érudits qui ont déjà écrit des traités. Si eux étaient excellents, intelligents et doctes, il s’ensuit que lui aussi a tous ces dons et d’autres encore. Une autre stratégie utilisée par d’Aubignac est de simplement nommer les théoriciens sans examiner leurs idées. Il est évident que d’Aubignac veut être le centre d’attention- : «- le cadavre à toutes les funérailles, la mariée à tous les mariages et le bébé à tous les baptêmes-» 42 . Il doit, néanmoins, se déclarer modeste, de peur d’être considéré comme arrogant-: 36 Ibid. 37 Ibid. Sur Heinsius et Vossius, voir l’ouvrage d’Edith G. Kern, The Influence of Heinsius and Vossius upon French Dramatic Theory, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1949. 38 La Pratique du théâtre, p. 130. Il s’agit de l’ouvrage de Vossius intitulé Poeticarum Institutionum Libri Tres, Amsterdam, Louis Elzevir, 1647. 39 La Pratique du théâtre, p. 75. 40 Ibid., p. 354. 41 «-Observations-», p. 572-573. 42 Alice Roosevelt Longworth, en parlant de son père, Theodore Roosevelt. Cité par Doug Wead, All the Presidents’ Children. Triumph and Tragedy in the Lives of America’s First Families, New York, Atria Books, 2003, p. 107. [Notre traduction.] DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 78 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Mais comme je ne me suis jamais piqué d’avoir inventé de nouvelles choses, je ne suis jamais plus satisfait de mes méditations que quand, après en avoir tiré certaines connaissances, je viens à découvrir que d’autres plus habiles et d’une plus grande réputation les avaient dites auparavant que je les eusse pensées 43 . Il convient de noter que même dans sa déclaration de modestie, d’Aubignac ne peut s’empêcher de se féliciter de son ingéniosité. 2. Les dramaturges contemporains S’étant imposé comme un érudit exceptionnel des auteurs antiques, d’Aubignac doit maintenant s’installer comme juge des dramaturges contemporains. En général, il fait preuve d’une attitude négative envers leurs œuvres, à l’exception des pièces de Pierre Corneille, bien sûr, qui suscitent les louanges de l’abbé dans la version non corrigée de La Pratique du théâtre. Mais ces remarques élogieuses sont accompagnées de reproches qui, bien que moins nombreux que les louanges, irriteront le Grand Corneille. D’Aubignac ne cache pas son dédain pour les dramaturges contemporains, affirmant qu’ils «- ont toujours plus imité les défauts des Anciens que leur excellence-» 44 . Il les considère arrogants, incapables d’accepter la critique-: [… ] ils sont bien aises qu’on ne les croie pas capables de faillir- ; joint que quand on leur montre qu’ils pouvaient mieux faire, ils sont d’autant plus irrités qu’ils se sentent plus convaincus et moins en état de se défendre contre la Raison 45 . Néanmoins, cela ne l’empêche pas de souligner les défauts de leurs œuvres. En voici quelques exemples. D’Aubignac décrit les pièces d’Alexandre Hardy comme déréglées, les appelant «- ces Ouvrages monstrueux- » 46 - à cause de l’étendue de l’action théâtrale-: Hardy fut celui qui fournit le plus abondamment à nos Comédiens de quoi divertir le peuple-: et ce fut lui sans doute qui tout d’un coup arrêta le progrès du Théâtre, donnant le mauvais exemple des désordres que nous y avons vu régner en notre temps 47 . 43 La Pratique du théâtre, p. 196. 44 Ibid., p. 374. 45 Ibid., p. 208. 46 Ibid., p. 178. 47 Ibid., p. 177. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 79 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La comédie Les Captifs (1640) de Jean Rotrou est critiquée à cause d’Ergazile qui ne pense qu’à remplir son ventre. Ce genre de personnage, affirme d’Aubignac, ne plaît plus aux spectateurs français-: De là vient que l’Écornifleur des Captifs de Plaute chez Rotrou, qui ne parle que de manger, et qui pouvait bien autrefois divertir les Sénateurs de Rome, nous a paru sur le Théâtre comme un gourmand insupportable- ; parce que nous n’avons plus de telles gens, et que nous mettons la débauche de table à boire, et non pas à manger 48 . Rosemonde (1651), tragédie de Balthasar Baro, est condamnée à cause de la cruauté du roi Alboin. Ce personnage fait boire à Rosemonde une coupe qui contient le crâne du père de l’héroïne. Le sujet de cette pièce, soutient l’abbé, n’est pas conforme aux mœurs et aux sentiments du public français-: La cruauté d’Alboin a donné de l’horreur à la Cour de France, et cette Tragédie, quoique soutenue de beaux vers et de nobles incidents, fut généralement condamnée 49 . La même critique s’applique à la tragi-comédie Le Grand Timoléon de Corinthe (1641) par le sieur de Saint-Germain, œuvre qui met l’accent sur le thème du régicide-: [… ] ce que nous avons vu par expérience dans le Timoléon, que nulle raison d’État, de bien public, d’amour envers sa Patrie, ni de générosité, ne pût empêcher d’être considéré comme le meurtrier de son frère et de son Prince 50 . D’Aubignac accompagne souvent les éloges de critiques, comme c’est le cas avec La Marianne (1637) de Tristan L’Hermite et Le Comte d’Essex (1639) de La Calprenède-: Il faut conduire de telle sorte toutes les affaires du Théâtre, que les Spectateurs soient toujours persuadés intérieurement, que ce Personnage, dont la fortune et la vie sont menacées, ne devrait point mourir [… ]. On regarde l’injustice de ses Ennemis avec une plus forte aversion, et on plaint sa disgrâce avec beaucoup plus de tendresse. Nous avons vu ces exemples dans la Marianne et dans le Comte d’Essex, quoique d’ailleurs ces Pièces aient été assez défectueuses 51 . 48 Ibid., p. 466. 49 Ibid., p. 120-121. 50 Ibid., p. 120. 51 Ibid., p. 205. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 80 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Dans son chapitre sur les discours didactiques, d’Aubignac loue le grand discours de la nature des songes dans La Marianne, le décrivant comme «-fort savant- », avec des vers «- bien tournés- » et la doctrine «- bien expliquée- ». L’abbé fait immédiatement éclater la bulle en déclarant que le discours est «-froid-» et qu’il «-fait relâcher le plaisir aussi bien que l’attention du Spectateur-» 52 -: [… ] parce qu’il interrompt une agitation du Théâtre, et un mouvement qui avait commencé par le trouble d’Hérode à son réveil- ; on en veut savoir la cause, on veut apprendre son songe-; au lieu duquel on entend un long Entretien de la nature des songes, de sorte que le Spectateur est dans l’impatience, et tout ce beau discours lui déplaît, parce que c’est retarder la satisfaction qu’il attend 53 . À l’égard des œuvres de Pierre Corneille, d’Aubignac parsème ses nombreux éloges de commentaires critiques. Théodore vierge et martyre (1646) est une pièce «- dont la constitution est très ingénieuse, où l’Intrigue est bien conduite et bien variée, où ce que l’Histoire donne, est fort bien manié, où les changements sont fort judicieux, où les mouvements et les vers sont dignes du nom de l’Auteur-» 54 . Malgré cela, la pièce n’a pas été couronnée de succès parce que l’intrigue est basée sur la prostitution de l’héroïne. Un mauvais choix de sujet de la part de Corneille-! Dans Rodogune (1647), l’auteur prépare bien l’empoisonnement de Cléopâtre et son désir de tuer son fils et Rodogune, «-mais, que l’effet du poison soit si prompt que dans un espace de temps qui suffit à peine pour prononcer dix vers, on l’ait pu reconnaître, c’est [… ] ce qui n’est pas assez préparé-» 55 . D’ailleurs, dans la même pièce, une des narrations est non seulement inutile, mais invraisemblable 56 . Un des récits dans Cinna (1643) est aussi défectueux en raison de manque de vraisemblance-: [… ] je n’ai jamais pu bien concevoir, comment Monsieur Corneille peut faire qu’en un même lieu Cinna conte à Émilie tout l’ordre et toutes les circonstances d’une grande conspiration contre Auguste, et qu’Auguste y tienne un Conseil de confidence avec ses deux Favoris 57 . 52 Ibid., p. 442. 53 Ibid. 54 Ibid., p. 110. 55 Ibid., p. 197. 56 Ibid., p. 424. 57 Ibid., p. 426. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 81 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) D’Aubignac loue Corneille pour la délibération qui se trouve dans Cinna, où Auguste songe à quitter l’Empire, et, dans le même paragraphe, il critique le dramaturge pour la délibération dans La Mort de Pompée (1644), où le roi Ptolomée consulte ses conseillers. Celle-là est excellente, tandis que l’autre n’est que médiocre 58 . L’abbé condamne le comportement de Pauline dans la tragédie Polyeucte martyr (1643), son entretien avec Sévère n’étant pas convenable pour une honnête femme. C’est un de ces beaux endroits-de la pièce, déclare d’Aubignac, qui, néanmoins, fait preuve de mauvais jugement de la part du dramaturge-: [… ] c’est un de ces beaux endroits de Corneille qui pèchent contre le jugement, et qui n’ont pas laissé de ravir ceux qui se laissent abuser aux faux brillants 59 . Avec ses critiques de Corneille - «- le Maître de la Scène- » 60 - d’Aubignac cherche à s’imposer comme le théoricien hors pair de son temps. 3. Le trône du goût Comme nous l’avons déjà souligné, les règles du théâtre, selon d’Aubignac, sont fondées en raison, plutôt qu’en autorité. Mais, en quoi consiste cette «-raison-»-? L’abbé condamne certaines pièces à cause de leur manque de vraisemblance, notion qui forme le pilier de la doctrine aubignacienne. Mais, la «- vraisemblance- » selon qui- ? Dans le deuxième chapitre du deuxième livre de La Pratique du théâtre, l’auteur nous y fournit la réponse-: À cela, quelques-uns ont dit, Que le sens commun et la raison naturelle suffisent pour juger de toutes ces choses, j’en demeure d’accord-: mais il faut que ce soit un sens commun instruit de ce que les hommes ont voulu faire sur le Théâtre, et de ce qu’il faut observer pour venir à bout 61 . Il s’agit donc du sens commun du connaisseur du théâtre, quelqu’un qui connaît les règles de l’art dramatique grâce à ses études et à ses observations. L’autoportrait de d’Aubignac-! Même Aristote doit être soumis au jugement 58 Ibid., p. 432. 59 Ibid., p. 455. Comme l’affirme Baby, «-d’Aubignac exprime ici l’une des contradictions principales de son système esthétique, celle qui distingue la beauté (et donc le succès public) et l’hérésie théorique (en l’occurrence morale)-» (ibid., p. 456n). 60 Ibid., p. 248. 61 Ibid., p. 127. Voir mon article «- Abbé d’Aubignac et le principe de vraisemblance-», New Zealand Journal of French Studies, 34 (2013)-: 5-25. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 82 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) de ce connaisseur. À l’égard de l’unité de l’action, d’Aubignac déclare que «-c’est un précepte d’Aristote, et certes bien raisonnable-» 62 . Lorsque l’abbé traite des défauts des narrations, il condamne les récits qui sont ennuyeux. Ces narrations, affirme-t-il, «- ne contiennent pas des choses agréables, ou nécessaires-» et sont «-faites avec des expressions faibles et languissantes-» 63 -: [… ] car n’apportant aucun ornement au Théâtre, le Spectateur se dégoûte, se relâche et n’écoute plus- ; et comme il est impossible qu’il ne perde quelque connaissance, dont il peut avoir besoin dans la suite, il n’approuve plus rien de ce qui ne lui donne aucun plaisir 64 . Le spectateur dont parle d’Aubignac est sans doute lui-même. Il s’ensuit que pour l’abbé, la notion de raison comporte des aspects émotionnels aussi bien qu’intellectuels. Avec La Pratique du théâtre, d’Aubignac - érudit des auteurs anciens et spectateur idéal - s’efforce de s’imposer comme monarque sur le trône du goût. *** Quelles conclusions tirer de notre analyse- ? Épris des théoriciens et des dramaturges antiques, d’Aubignac fait étalage de sa vaste connaissance de leurs œuvres afin de se vêtir d’érudition. Il chante leurs louanges, mais il souligne aussi leurs défauts, soumettant leurs idées et leurs pratiques à l’épreuve de la raison et aux mœurs de la France du dix-septième siècle. À cet égard, d’Aubignac semble appuyer l’hypothèse selon laquelle l’Antiquité devrait être considérée comme l’enfance, théorie défendue par les Modernes afin d’établir la supériorité du présent. Selon cette notion, les Modernes sont les vrais Anciens, comme l’affirme Charles Perrault-: Nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables anciens du monde ? 65 62 La Pratique du théâtre, p. 133. 63 Ibid., p. 415. Baby nous fait remarquer que d’Aubignac emploie le mot «-froid- » et ses dérivés dix-huit fois, «- ennuyeux- » vingt fois, «- ridicule- » vingt-trois fois, «-insupportable-» quinze fois et «-goût-» vingt-trois fois («-Observations-», p. 520). 64 La Pratique du théâtre, p. 415. 65 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, en ce qui regarde les arts et les sciences, 4 volumes, Paris, Coignard, 1688-1697 ; réimpr. Munich, Eidos Verlag, 1964, t. I, p. 50. Cette notion fut appropriée par les Anciens pour justifier la célébration de l’imagination de leurs enfants, les écrivains antiques. Voir l’ouvrage de Larry F. Norman, The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France, Chicago, The University of Chicago Press, 2011, p. 64-67. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 83 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) En évaluant, et souvent en contestant, la dramaturgie antique et les analyses des commentateurs, d’Aubignac croit faire son premier pas sur la voie de devenir l’autorité suprême dans son domaine. Avec ses critiques des dramaturges contemporains, y compris le Grand Corneille, d’Aubignac s’efforce d’ajouter la touche finale à son ascension autoproclamée en tant que l’Aristote nouveau et amélioré. L’accent moderniste mis sur la raison comme seul critère pour établir les meilleures pratiques en dramaturgie comprend, dans la doctrine aubignacienne, la notion de goût, concept autant affectif qu’intellectuel. Le spectateur idéal imaginé par d’Aubignac - celui qui est doué de connaissance, de raison, de bon sens et de jugement moral - est l’incarnation de l’abbé lui-même. Avec La Pratique du théâtre, d’Aubignac avertit le royaume théâtral du dix-septième siècle que lui seul est le prétendant légitime au trône. Bibliographie Aristote, La Poétique, texte établi et traduit par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980-; réimpr. 2011. Arnaud, Charles, Étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac et sur les théories dramatiques du XVII e siècle, Paris, Picard, 1887-; réimpr. Genève, Slatkine, 1970. Aubignac, François Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011. Baro, Balthasar, Rosemonde, Paris, Sommaville, 1651. Bourque, Bernard J., «-Abbé d’Aubignac et le principe de vraisemblance-», New Zealand Journal of French Studies, 34 (2013)-: 5-25. — «-La Voix non-dialogique chez d’Aubignac-», Australian Journal of French Studies, 46 (2009)-: 155-166. Chantalat, Claude, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1980-1987. Davidson, Hugh M., «-La vraisemblance chez d’Aubignac et chez Corneille-: quelques réflexions disciplinaires-», dans L’Art du théâtre. Mélanges R. Garapon, Paris, Presses universitaires de France, 1992-: 91-100. Forestier, Georges, «-D’une poétique politique-: La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac ou la rationalité absolue de la représentation classique-», dans Inventaire, lecture, invention. Mélanges de critique et d’histoire littéraires offerts à Bernard Beugnot, Montréal, Éditions Paragraphes, 1999-: 229-246. Hagirawa, Yoshiko, «-La théorie de la représentation dans La Pratique du théâtre de d’Aubignac-», Études de langues et littérature françaises, 40 (1982)-: 23-43. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 84 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Heinsius, Daniel, De Tragœdiae constitutione liber, in quo, in cœtera, tota de hac Aristotelis sententia dilucide explicatur, Leyde, Baudouin, 1611. Kern, Edith G., The Influence of Heinsius and Vossius upon French Dramatic Theory, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1949. Kibedi-Varga, Aron, Les Poétiques du classicisme, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990. La Calprenède, Gautier de Costes, sieur de, Le Comte d’Essex, Lyon, La Rivière, 1654. Mourgues, Mathieu de, dit sieur de Saint-Germain, Le Grand Timoléon de Corinthe, Paris, Quinet, 1641. Niderst, Alain, «-Corneille et les commentateurs d’Aristote-», Papers on French Seventeenth Century Literature, 14 (1987)-: 733-743. Norman, Larry F., The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France, Chicago, The University of Chicago Press, 2011. Perrault, Charles, Parallèle des Anciens et des Modernes, en ce qui regarde les arts et les sciences, 4 volumes, Paris, Coignard, 1688-1697-; réimpr. Munich, Eidos Verlag, 1964. Rotrou, Jean, Les Captifs, Paris, Sommaville, 1640. Scherer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950-; réimpr. 1964. —(éd.), Théâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1975, tome I. Tristan L’Hermite, La Marianne, Paris, Courbé, 1637. Vossius, Gérard-Jean, Poeticarum Institutionum Libri Tres, Amsterdam, Elzevir, 1647. Wead, Doug, All the Presidents’ Children. Triumph and Tragedy in the Lives of America’s First Families, New York, Atria Books, 2003. Weinberg, Bernard, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 volumes, Chicago, The University of Chicago Press, 1961. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Hélène Baby Université Côte d’Azur, CTEL L’appel à contribution de Rainer Zaiser, proposant d’interroger la façon dont les théoriciens se réclamant des Anciens se trouvent «-subrepticement modernes- », a réveillé le souvenir d’une note, jadis laissée au bas d’une page de mon édition critique de La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac. Elle portait sur le jugement élogieux que le théoricien émet à propos de la construction d’une tragi-comédie de Boisrobert, Palène 1 , pièce aujourd’hui oubliée, mais que les spécialistes connaissent pour avoir été précisément conçue par l’abbé d’Aubignac lui-même 2 . Découlant de l’invention d’Hipparine, personnage féminin qu’il a ajouté à la fiction de Parthenius 3 , l’autosatisfecit que s’offre le théoricien peut étonner de la part de l’auteur de la Première Dissertation 4 , qui dénoncera un peu plus tard Éryxe, personnage féminin inventé par Corneille dans sa Sophonisbe, et dont son Hipparine est pourtant bien proche. Quand on sait combien l’opposition était grande entre les deux hommes dans les années 1660, la ressemblance structurelle de ces deux personnages interpelle, et explique peut-être justement la création de cette Eryxe, que l’ensemble de la critique a jugée inutile et estimée indigne de la fabrique de l’action cornélienne. Aussi, avant d’en venir à ces deux personnages, je propose un bref rappel du consensus critique prévalant à partir de Marmontel pour penser l’action dramatique- : comme l’avait magistralement expliqué Jacques Scherer au milieu du siècle dernier, l’unité de l’action classique découle d’une subordination du fil principal au fil secondaire, même si jamais les théoriciens classiques ne l’ont théorisée ainsi, comme s’ils se heurtaient à un seuil critique 1 Boisrobert, Palène, tragi-comédie, Paris, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet, 1640. 2 «-L’exemple peut bien servir de lumière à cette observation-; mais j’ai peine à le prendre de Palène, de crainte que l'on ne m'impute de m'alléguer moi-même, d'autant que j'ai eu quelque part au sujet et à la disposition de cette Pièce-», La Pratique du théâtre [1657], chap.-II.5, éd.-H.-Baby, Paris, Champion, 2011, p.-151. 3 Parthenius, Les Affections d’amour, mises en français par Jehan Fournier de Montauban, Lyon, Macé Bonhomme, 1555. L’histoire de Palléné correspond au chapitre-VI (p.-23-26). 4 D’Aubignac, Première dissertation dans Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques, Paris, J.-Du Brueil, 1663, p.-1-20. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 86 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) et à leur incapacité à penser ce qu’ils pratiquent 5 . Je me propose d’interroger ce blanc, en faisant l’hypothèse que, dans cet impensé de l’unité d’action, se donne à lire le personnage créé par d’Aubignac et dont Corneille poussera la logique à son terme dans sa Sophonisbe pour montrer comment un dramaturge sait pratiquer «-le personnage épisodique-». 1. Modernité du personnage épisodique Le discours critique des classiques sur l’unité de l’action peut se résumer schématiquement aux principes tirés des chapitres-VIII à-X de la Poétique d’Aristote, permettant de penser l’unicité dans la multiplicité. Si, pour construire une action «-une et entière-», il ne s’agit pas d’imiter «-une infinité d’aventures- » qui pourraient arriver à «- un seul personnage- », l’unité n’empêche cependant pas la pluralité des «-faits-», dans la mesure où ils sont conformes «-à la vraisemblance ou à la nécessité-»-: Il faut nécessairement que ces effets soient puisés dans la constitution même de la fable, de façon qu'ils viennent à se produire comme une conséquence vraisemblable ou nécessaire des événements antérieurs ; car il y a une grande différence entre un fait produit à cause de tel autre fait, et un fait produit après tel autre 6 . Le XVII e - siècle s’empare de ces préconisations pour théoriser et fabriquer une action tout à la fois unique et unifiée- : d’Aubignac propose de voir «- comment on peut comprendre au Théâtre plusieurs Incidents dans une seule Action 7 -», et Corneille comment «-admettre plusieurs périls dans l’une [la tragédie] 8 ». Le premier appelle «- incidents- » les «- faits- » aristotéliciens tandis que le second les nomme «-périls-»-: nonobstant cette distinction terminologique, tous deux s’accordent sur l’idée qu’une «-seule action-» peut comprendre «-plusieurs incidents-» ou que la «-tragédie-» peut «- admettre plusieurs périls-». Cette pluralité n’est admissible que dans la concaténation 5 Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p.-101-sq. 6 Aristote, la Poétique, chap.-X, [nous soulignons]-; sauf indication contraire, nous renverrons pour toutes les citations de la Poétique au site de Philippe Remacle- : [http: / / remacle.org/ bloodwolf/ philosophes/ Aristote/ poetique.htm]. Dupont-Roc et Lallot traduisent ainsi-: «-il est très différent de dire ‘ceci se produit à cause de cela’ et ‘ceci se produit après cela’-», La Poétique, Paris, Seuil, 1980, p.-69. 7 La Pratique du théâtre, II.-3, op.-cit., p.-133. 8 «-Discours des trois unités, d’action, de jour, et de lieu-», dans Corneille, Œuvres complètes, tome-3, éd.-Georges Couton, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1987, p.-174. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 87 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) logique des faits, en d’autres termes, que dans la construction du lien nécessaire de la cause à l’effet. Si la critique dramatique s’en était tenue là, la cause était entendue, et seul l’enchaînement causal aurait garanti une action unifiée, dans laquelle ce qu’Aristote nomme «-épisode 9 -» aurait été réduit à sa seule acception de fait, d’incident ou de péril. Mais les modernes ne lisent pas seulement Aristote et les tragédies grecques-: ils sont aussi épris de tragi-comédies, de romans et de comedias, et veulent de l’amour partout, y compris et surtout Corneille qui invente le «- surgissement des violences- » au sein des alliances sentimentales 10 . C’est lui qui explicite le sens moderne du mot «-épisode-» dans ce célèbre passage du Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique-: Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois l'action principale pourrait se passer, ou des intérêts des seconds amants qu'on introduit, et qu'on appelle communément des personnages épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fondement dans le premier acte, et être attachés à l'action principale, c'est-à-dire y servir de quelque chose et particulièrement ces personnages épisodiques doivent s'embarrasser si bien avec les premiers, qu'un seul intrique brouille les uns et les autres. Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit que les mauvais poètes en font par ignorance, et les bons en faveur des comédiens pour leur donner de l'emploi. 11 Ce n’est pas un hasard si l’auteur du Cid, théorisant l’unité de l’action, s’appuie sur la notion de «-seconds amants-» et pas sur celle de «-personnages seconds- », indiquant ainsi la nature fondamentalement sentimentale de l’action moderne. Or, s’il est toujours possible que la donnée amoureuse entraîne telle ou telle conséquence concrète, c’est-à-dire qu’un «-fait-» (un incident, un péril) en entraîne logiquement un autre, l’amour se situe plutôt du côté du sentiment que de l’action, et les émotions amoureuses peinent à entrer dans la stricte nécessité logique qui produit l’enchaînement causal préconisé par Aristote. C’est pourquoi les modernes inventent un discours critique pseudo-aristotélicien pour légitimer l’unification d’une action en- 9 «-L'épisode est une partie complète en elle-même de la tragédie, placée entre les chants complets du chœur.-», chap.-XII. 10 Le «-surgissement des violences au sein des alliances-» (traduction de Dupont-Roc et Lallot, éd.- cit., p.- 81), préconisé par Aristote, touche les alliances familiales (chap.-XIV, section-9)-: «-par exemple, un frère donne ou soit sur le point de donner la mort à son frère, une mère à son fils, un fils à sa mère, ou qu'ils accomplissent quelque action analogue, voilà ce qu'il faut chercher.-» 11 «-Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique-», dans Œuvres complètes, tome-3, op.-cit., p.-140-; nous soulignons. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 88 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) globant ces amours modernes. Car ce n’est plus un lien de cause à effet linéaire entre des faits (au sens de A qui entraîne B qui entraîne C) qu’il faut théoriser, mais bien un lien autre. La hiérarchisation, intuitive, et souvent sociologique, entre les différents couples d’amants, entraînant la distinction entre les personnages principaux et les personnages secondaires, va abusivement conduire à la hiérarchisation des actions, comme si un personnage secondaire constituait forcément une action secondaire. Très habilement d’ailleurs, Corneille tout à fait conscient de ce premier tour de passe-passe, remplace «-actions-» par «-intérêts-» pour décrire les aventures des «-seconds amants-». C’est sur cette confusion première que prennent naissance les deux concepts, devenus «- classiques- », d’action principale et d’action secondaire, et, de ce premier glissement qui confond personnage et action, naît l’infléchissement que subit à son tour la notion aristotélicienne d’«-épisode-»-: alors qu’il ne désignait dans la Poétique qu’une étape de l’action, le terme devient chez les modernes synonyme de fil secondaire ou d’action seconde. À en croire Scherer, le xvii e siècle, arrivé à ce point du raisonnement, n’aurait alors pas su penser le sens de cette subordination entre action secondaire et principale. Il est vrai que l’ingéniosité lexicale des théoriciens ne dit pas grand-chose, se contentant de décrire la dépendance comme «-incorporation-» ou «-attachement-». Si on rencontre bien la «-dépendance-» dans le Discours à Cliton, à propos de l’unité d’action du poème composé («-c’est-à-dire de deux ou de plusieurs principales actions dépendantes les unes des autres-» 12 ), c’est à l’«-embarrassement-» et au non-«-détachement-» qu’a recours Corneille. Affichant lui aussi une apparente fidélité aux préconisations aristotéliciennes, d’Aubignac se contente d’affirmer la nécessité d'un lien entre l'épisode et les aventures du héros en évoquant l’incorporation et l’attachement-: Mais il y faut observer deux choses dans la Tragédie, l'une, que ces Épisodes, ou secondes histoires, doivent être tellement incorporés au principal Sujet, qu'on ne les puisse séparer sans détruire tout 1'Ouvrage-; autrement l'Épisode serait considéré comme une Pièce inutile et importune, en ce qu'elle ne ferait que retarder la suite, et rompre l'union des principales aventures, comme on a généralement trouvé défectueux l'amour [d'une Princesse dans le Poème le mieux reçu de notre temps] <de l'Infante dans Le Cid>, parce que cet Épisode n'y servait de rien. 13 12 Citation située p.- 631 de La querelle du Cid (1637-1638), éd.- Jean-Marc Civardi, Paris, Champion 2004-; nous soulignons. 13 Chapitre II.-5 de La Pratique, op.-cit., p.-150-151-; nous soulignons. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 89 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Tous ces propos consistent à décliner le sème d’un tout dont toutes les parties sont nécessaires, ce qui se trouve autorisé par le texte même de la Poétique d’Aristote-: et que l'on constitue les parties des faits de telle sorte que le déplacement de quelque partie, ou sa suppression, entraîne une modification et un changement dans l'ensemble-; car ce qu'on ajoute ou ce qu'on retranche, sans laisser une trace sensible, n'est pas une partie (intégrante) de cet ensemble. 14 Si les théoriciens s’en tiennent à cette description, c’est bien parce qu’ils pensent, non pas la nature d’une éventuelle subordination (ou interdépendance 15 ) entre les parties de l’action, mais la plus ou moins grande incorporation de l’action seconde, qu’ils appellent désormais épisode. Ou, plus exactement, dans la mesure où l’action seconde se confond précisément avec l’existence de personnages seconds, c’est bien de l’incorporation d’un personnage qu’il s’agit. S’expliquent ainsi les mots d’«- embarras- », d’«- incorporation-», d’«-attachement-», d’«-union-», termes dont le flou, enté sur le caractère nécessaire et inamovible de chaque élément de l’action, permet aux théoriciens de s’autoriser de la Poétique pour penser la notion radicalement moderne de «-personnage épisodique 16 -». Si cet adjectif s’ancre dans le vocabulaire critique à propos de l’Infante du Cid pour qualifier, de façon négative, un personnage mal attaché à l’action 17 , Corneille, lui, va s’employer à justifier la création du ‘bon’ personnage épisodique. S’appuyant habilement sur la commutation entre l’«- intérêt- » sentimental et le «- fait- » aristotélicien, il distingue d’une part les personnages épisodiques à éviter, parce que, comme l’Infante ou Sabine, ils forment des «-épisodes détachés-», et d’autre part les personnages épisodiques à exploiter parce qu’ils forment «-un seul intrique- ». Toute la question est de savoir comment les «- intérêts- » de ces derniers se «-brouillent-» et «-s’intriquent-»-: sur ce point, les commentaires de d’Aubignac sur Palène sont éclairants. 14 Chapitre VIII de la Poétique. 15 Bénédicte Louvat écrit (Poétique de la tragédie, Paris, Sedes, 1997, p.-73)-: «-en dépit des théoriciens, la relation entre l’action principale et les épisodes est moins une relation de subordination que d’interdépendance-». 16 Jamais on ne lit cette expression dans la Poétique. 17 Sentiments de l’Académie, dans La querelle du Cid (1637-1638), op.-cit., p.-971-: «-ces personnes Épisodiques, qui ne font aucun effet dans le poème-». Cette expression «- personnage épisodique- » est rarissime dans le vocabulaire critique et seul Corneille mènera une réflexion sur cette notion, en la distinguant de l’épisode détaché. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 90 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) 2. D’Aubignac commente Palène L’intrigue de Palène est assez simple, eu égard aux habituelles complications des tragi-comédies. Un oracle impose un combat singulier à tous les prétendants désireux d’épouser la princesse Palène-; Clyte, l'amant aimé de Palène, se présente dans la lice-; Driante, prince de Mele, s’aligne à son tour en espérant se venger de Clyte qui lui a refusé la main de sa sœur Hipparine-; devant le désespoir de Palène, sa confidente fait saboter le char de Driante qui se blesse et meurt lors du combat. Lorsque cette ruse est découverte, le roi son père condamne Palène à mort, mais on apprend in extremis que Driante n'est en fait que grièvement blessé et tout finit heureusement par un double hymen. Palène appartient au petit groupe de tragi-comédies dont le sujet, non historique, n’est pourtant pas inventé, mais demeure imité d’une fiction-: figure ainsi en tête de la pièce un extrait des Histoires amoureuses de Parthenius, suivi des justifications apportées aux divers acheminements, au premier rang desquels figurent l’ajout de l’oracle et l’existence de la sœur de Clyte. Il peut donc sembler que d’Aubignac, même sans avoir lu Marmontel, entend justifier les décisions des personnages opposants (le roi n’impose le combat que pour obéir à l’injonction oraculaire, et l’adversaire Driante ne combat que par amour pour ladite soeur) afin de donner une couleur vraisemblable et éviter ainsi que pèse sur l’auteur le soupçon de l’arbitraire. C’est aussi ce que laisse penser la première partie du commentaire de d’Aubignac dans la Pratique du théâtre, où il détaille ce qu’il appelle «-l’Épisode d’Hipparine-» en affirmant qu’elle «-porte les motifs de plusieurs passions-»-: Or pour éviter cet inconvénient, il faut que la personne agissante dans l'Épisode, non seulement soit intéressée au succès des affaires du Théâtre, mais encore que les aventures du Héros, ou de l'Héroïne lui soient tellement attachées que l'on ait raison d'appréhender quelque mal, ou d'espérer quelque bien pour tout le Théâtre- ; et pour les intérêts de cette personne étrangère, qui pour lors n'est plus inutilement étrangère. L'exemple peut bien servir de lumière à cette observation-; mais j'ai peine à le prendre de Palène, de crainte que l'on ne m'impute de m'alléguer moi-même, d'autant que j'ai eu quelque part au sujet et à la disposition de cette Pièce. Laissant néanmoins la liberté d'en juger comme on voudra, il me semble que l'Épisode d'Hipparine est tellement joint au principal Sujet, qu'il n'en peut être arraché, sans que tout périsse, sa fortune embrassant tellement tous les intérêts du Théâtre, qu'elle porte non seulement l'éclaircissement de l'histoire, mais encore les motifs de plusieurs passions. 18 18 La Pratique, II.-5, op.-cit., p.-151. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 91 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Cette description définit le sens de la subordination de l'action- : les actions de la «-personne étrangère-» doivent non seulement dénouer le sujet («-éclaircissement-») mais aussi motiver les passions («-motifs-») et influer sur le sort des personnages principaux (qui doivent en «-appréhender quelque mal-» ou «-espérer quelque bien-»). En des termes plus actuels, on pourrait dire que le couple principal formé par Palène et Clyte dépend du couple secondaire formé par Driante et Hipparine- : c'est parce que Driante aime Hipparine qu’il décide de s’aligner parmi les combattants, et que les principaux amants traversent tous ces obstacles. L'exemple proposé par d'Aubignac paraît donc tout à fait pertinent et correspond à «-notre-» conception de l’unité de l’action. Pourtant, un peu plus loin, lorsqu'il passe du général au particulier, toujours en détaillant l'exemple de la tragi-comédie de Boisrobert dont il a luimême inventé la fable, d’Aubignac semble aller dans le sens contraire de ses premières affirmations-: L'autre observation qui est à faire pour ces Épisodes est, Que la seconde histoire ne doit pas être égale en son sujet non plus qu'en sa nécessité, à celle qui sert de fondement à tout le Poème-; mais bien lui être subordonnée et en dépendre de telle sorte, que les événements du principal Sujet fassent naître les passions de l'Épisode, et que la Catastrophe du premier, produise naturellement et de soi-même celle du second- ; autrement l'Action qui doit principalement fonder le Poème, serait sujette à une autre, et deviendrait comme étrangère. C'est pour cette raison que dans Palène, le combat qui se fait pour Palène donne les motifs de la crainte et de la douleur d'Hipparine-; l'artifice de Palène pour rendre Clyte vainqueur faisant mourir Dryante, cause le désespoir d'Hipparine-; Enfin le salut de Palène produit la bonne fortune d'Hipparine, vu que par son mariage elle obtient le consentement de Clyte pour celui d'Hipparine sa sœur avec Dryante. Ce sont là les deux réflexions que j'ai faites sur les Épisodes Modernes, qui pourront servir d'ouverture à de meilleurs esprits que le mien pour en faire de plus considérables. 19 Non seulement le propos général précise que la «-seconde histoire-» est «-subordonnée-» à «-celle qui sert de fondement à tout le Poème-», mais encore le fonctionnement précis de l’épisode d’Hipparine se trouve clairement décrit comme s’il était fonction de la principale. On voit bien, dans la façon dont d’Aubignac résume Palène, que le théoricien décrit l’action à partir de ce personnage second-: il se préoccupe «-de la crainte et de la douleur d’Hipparine-», de son «-désespoir-», et de «-sa bonne fortune-», comme si elle était l’héroïne (personnage principal) de l’action- . Or, selon sa propre logique, 19 Ibid., p.-152. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 92 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) impliquée par le début de son raisonnement où d’Aubignac avait précisé que «-tout le Théâtre-» devait appréhender quelque mal ou espérer quelque bien de «-la personne agissante dans l’Épisode-», le théoricien aurait dû écrire-: «-C'est parce que Driante aime Hipparine et que Clyte lui refuse la main de sa sœur Hipparine, que Driante va combattre Clyte (et qu'il fournit donc le premier obstacle au couple Palène/ Clyte- ; c'est ensuite parce que Driante passe pour mort que le roi condamne Palène à payer ce meurtre de sa propre vie (et donc que le couple Palène/ Clyte rencontre son deuxième obstacle)-; enfin, c'est parce que Driante a survécu que Palène échappe au châtiment judiciaire et que le couple Palène/ Clyte se trouve sauvé-». Mais d’Aubignac a bien écrit l’exact inverse… Aussi, l’ensemble de cette page de La Pratique est-elle problématique, car s’y donnent à lire deux définitions distinctes de l’épisode (et donc, de l’unité de l’action)- : la première, à portée générale, laisse entendre que le «-Héros-» et l’ «-Héroïne-» doivent craindre ou espérer à partir des agissements du personnage second, tandis que la deuxième, entée sur la description du particulier d’une pièce, montre inversement le personnage second en proie aux craintes ou aux espoirs nés des actions des héros. Que doit-on conclure de cette contradiction-? Peut-être d’Aubignac, mauvais théoricien, influencé par le sémantisme des mots «- subordonner- » et «- épisode- », confond-il le secondaire et le principal (c’est l’hypothèse que Scherer suggère à propos de «- l’idée qu’on se faisait de la hiérarchie 20 - »). Pourtant, si l’on peut accepter que, sur le plan théorique de l’affirmation générale, il puisse confondre principal et secondaire, il n’est guère possible qu’il répète cette erreur en décrivant l’action d’une pièce particulière, dont de surcroît il a écrit lui-même l’intrigue. Or, d’Aubignac, détaillant l’épisode d’Hipparine, passe précisément sous silence ce qui, pour nous, pourrait structurellement justifier l’existence de ce personnage, à savoir le fait qu’elle donne à Driante la motivation pour combattre Clyte, dont tout le reste découle. Peut-il l’avoir oublié, alors même que ce personnage est précisément de son invention-? Ne peut-on penser plutôt que d’Aubignac exprime, dans cette contradiction, une conception moderne de l’unité de l’action, faite d’«-intérêts-» et non de «-faits-»-? Faisons l’hypothèse que la description actorielle de d’Aubignac n’est pas une erreur, et qu’il réitère dans le particulier de cette pièce ce qu’il théorise pour l’action dramatique en général. En ce cas, cette apparente confusion oblige à penser que d’Aubignac décrit une seule et même action-: apparaît avec Palène la conception d'une action une, où l'«-épisode-» du personnage second appartient sans conteste à l'intrigue principale, et où, partant, les notions d'«- épisode- » et d'«- intrigue principale- » disparaissent. Décrivant l’épisode d’Hipparine par ses effets plutôt que par ses causes, il montre ainsi 20 Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, op.-cit., p.-101. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 93 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) par l’exemple ce que l’on peut entendre par «-incorporation-», et dont rend compte aussi la métaphore picturale à laquelle il a recours pour expliquer la pluralité des «-incidents-» dans l'unicité de l’action-: Nous avons dit qu'un Tableau ne peut représenter qu'une action, mais il faut entendre une action principale- ; car dans le même tableau le Peintre peut mettre plusieurs actions dépendantes de celle qu'il entend principalement représenter. Disons plutôt qu'il n'y a point d'action humaine toute simple et qui ne soit soutenue de plusieurs autres qui la précèdent, qui l'accompagnent, qui la suivent, et qui toutes ensemble la composent et lui donnent l'être-; de sorte que le Peintre qui ne veut représenter qu'une action dans un tableau, ne laisse pas d'y en mêler beaucoup d'autres qui en dépendent, ou pour mieux dire, qui toutes ensemble forment son accomplissement et sa totalité. 21 De ce passage très connu, on pourrait ne retenir que la dernière proposition introduite par la précision de supériorité «-pour mieux dire-»-: d’Aubignac ne s’intéresse pas à la question de la subordination, mais à celle de l’ensemble («-toutes ensemble-»). De son point de vue, la notion d’«-action secondaire-» contient en elle-même sa propre négation. C'est ce que montre la phrase déjà citée «- et pour les intérêts de cette personne étrangère, qui pour lors n'est plus inutilement étrangère-»-: l’action secondaire n’est plus secondaire, et le personnage «- épisodique- » Hipparine peut être décrite comme si elle était un personnage principal. 3. Hipparine et Eryxe Dans la tragi-comédie Palène, la première apparition d’Hipparine auprès de Palène est saluée par l’apostrophe d’«-agréable Étrangère-» car la princesse ne la connaît pas. Cette expression, justifiée par ce contexte fictionnel, rappelle surtout l’adjectif dont se sert d’Aubignac pour décrire le personnage épisodique («-l’étrangère [… ] n’est plus [… ] étrangère-»). Comme on pouvait s’y attendre, l’incorporation d’Hipparine à l’accomplissement de l’action remplit la première des conditions décrites par d’Aubignac, dans la mesure où la levée de l’obstacle pesant sur les héros provoque une conséquence directe sur le sort du personnage, en l’occurrence la «-bonne fortune-» de son union avec Driante. Le dénouement de la tragi-comédie respecte ainsi la tradition du double mariage, des premiers acteurs et des seconds amants, annoncé dans les quatre derniers vers-: 21 La Pratique, op.-cit., p.-137-138. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 94 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Recevez donc ma fille, ô Prince généreux-! Et vivez avec elle à jamais Bienheureux, Cependant que Driante, en guérissant, espère Dans peu, de ses travaux, l’agréable Salaire. Notons au passage que c’est sur l’union des seconds amants que se termine la pièce et, plus exactement, sur le personnage même d’Hipparine qui, d’«-agréable étrangère-», est devenue l’«-agréable salaire-». Sa présence est régulière dans la pièce- : si elle n’apparaît que dans la septième scène du deuxième acte, elle est ensuite présente à chaque acte, dans les scènes II.8, III.3, IV.3, V.1, V.7 et V.8. En outre, le caractère tardif de son apparition est largement compensé par l’usage précoce que fait le dramaturge de son amant Driante au premier acte-: dès les premiers vers de la pièce, ce personnage, qui précisément «-motive-» l’existence d’Hipparine, répète à l’envi qu’il n’est là que pour elle. Ses trois premières prises de parole, en aparté, sont ainsi quasi exclusivement consacrées à exprimer la raison de son action (d’opposant)-: il ne combat pas Clyte pour obtenir la main de Palène, mais pour se venger de lui parce que ce dernier refuse de lui donner la main de sa sœur. Driante explique quelle passion l’anime- («-ce n’est que la haine-/ Et non l’ambition, ni l’Amour qui m’emmène-», p.-3) et il précise que c’est le personnage d’Hipparine qui la nourrit («-Pour ta sœur je veux vaincre et je me veux venger- », p.- 6). La scène suivante le lui fait répéter («-Et c’est ce qui m’oblige à prendre ici les armes-», p.-11), ou encore («-Je suis charmé d’une autre, Hipparine le sait-», p.-11). Une lettre de Driante, parvenue à sa bien-aimée et lue à voix haute après sa mort supposée, permet au spectateur de l’entendre une fois de plus-: «-Pour vous, je voulais vaincre, adorable Hipparine-» (p.-51). Et enfin, au cas où l’on pourrait encore douter de la parfaite incorporation de «-l’étrangère-», le dramaturge prend le soin de faire dire à Hipparine pleurant la mort de son amant-: «-Puisque tu n’entrepris le combat que pour moi-» (p.-77). Il est remarquable que les affirmations touchant à l’entreprise vengeresse de Driante soient toutes prononcées «-à part-» (p.-3 et p.-11) ou «-tout bas-» (p.-6), et que la véritable cause de son action n’apparaisse qu’après la mort du personnage-: le secret entourant sa motivation est probablement la façon (fort peu discrète-! ) qu’a imaginée d’Aubignac pour souligner sa propre habileté à construire les rouages d’une action dramatique. Cependant, le fait que personne, à part le spectateur, ne sache qu’Hipparine est le motif qui pousse Driante à profiter de l’oracle montre que l’obstacle existe au fond indépendamment de ces «-seconds amants-». Et, en effet, de toutes façons, un combat mettant en péril le héros Clyte aurait eu lieu, que Driante existât ou pas, puisque la main de Palène est à ce prix. La harangue liminaire du roi le précise très clairement-: DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 95 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) [… ] vous savez la rigueur de ma loi Qui, fatale à tous ceux qui ressentent ses charmes En a tant fait mourir par l’effort de mes armes Et puisqu’elle est le prix d’un combat généreux Et puisque sans combattre on ne la peut avoir [… ] (p.-2). Et sur le point de mourir, Driante rappelle la teneur de cette condition matrimoniale-: J’appris l’amour de Clyte, et qu’une loi sévère L’obligeait au combat…[… ] J’arrivay le premier icy pour ma vengeance (p.-49). Driante est arrivé «-le premier-» mais n’importe quel autre combattant aurait fait l’affaire-: la logique globale de l’action montre donc que Driante ne fait qu’actualiser un obstacle déjà-là. Dans le même temps, alors qu’Hipparine est présentée comme la source de l’entreprise violente de Driante, elle apparaît comme «-inutile-» dans l’ensemble de la pièce, au sens où elle n’agit jamais et que son action se borne à espérer-: dans la scène II.7, elle vient supplier Palène, croyant que la princesse a le pouvoir d’empêcher le combat, illusion dont celle-ci lui montre toute la vanité en qualifiant cette idée d’«-inutile projet-» (p.-37). Renchérissant dans la scène suivante, Almedor dont l’action est résumée par l’adverbe «- inutilement- » («- Madame, je l’ai vu, mais inutilement- »), rapporte les paroles de Driante qualifiant de «-peu nécessaire-» la venue d’Hipparine à la Cour-: «-Et que votre voyage était peu nécessaire-» (p.-38). C’est exactement la même expression que l’on retrouve à l’acte- IV, lorsqu’Hipparine vient supplier le roi de gracier Clyte. Ce dernier, bien que touché par les «-tendres mouvements-» de sa sœur, en déplore cependant la vanité-: Mais que, pour mon salut, ils sont peu nécessaires-! (IV,-3,p.-65) Le texte même de la pièce souligne donc deux aspects complémentaires du rôle d’Hipparine- : à l’origine de la motivation passionnelle qui pousse secrètement un opposant à l’action, elle est pourtant parfaitement inutile au déroulement de l’action dramatique. Au total, la dramaturgie de ce personnage épisodique repose sur trois caractéristiques majeures-: l’important impact, au dénouement, de l’action dramatique sur le personnage- ; son rôle de moteur sentimental- ; et enfin, sa passivité actorielle. Ce sont exactement ces trois éléments que l’on retrouve dans l’Éryxe cornélienne, même si d’Aubignac est le premier à la dénoncer comme «-une DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 96 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) personne postiche-» 22 . À sa suite, l’ensemble de la critique cornélienne, autrefois et aujourd’hui, s’accorde pour considérer que le «-vieux-» Corneille des années-1660 réitère, un quart de siècle après Le Cid, l’erreur consistant à créer un personnage féminin inutile-: [… ] je ne puis souffrir qu’elle soit comme l’Infante du Cid, que personne n’a jamais approuvée. 23 Corneille lui-même traduit le jugement général de ses contemporains sur Éryxe-: C'est une reine de ma façon, de qui ce poème reçoit un grand ornement, et qui pourrait toutefois y passer en quelque sorte pour inutile, n'était qu'elle ajoute des motifs vraisemblables aux historiques-[… ] 24 Cependant, la triple modalisation de sa phrase («-pourrait-», «-en quelque sorte- », «-passer pour- ») fait entendre une autre voix. Cette «-reine de [s]a façon-» a toutes les caractéristiques de ce personnage second amant, «-attaché-» à l’action du fait de la motivation sentimentale qu’il incarne. On sait que l’encre a beaucoup coulé sur sa rivale Sophonisbe 25 , les uns trouvant admirable cette femme forte qui préfère sa patrie à ses propres intérêts, et les autres accusant Corneille d’imposer une bigamie historique et malséante, qui laisse transparaître les motivations amoureuses de la reine. Comme le rappelle Véronique Lochert Associé à sa quête de gloire, l’amour de Sophonisbe pour Massinisse ne la rend pas touchante, mais suspecte, car on ne sait plus si elle l’épouse pour satisfaire son désir ou pour échapper aux Romains. 26 Plus que le «-désir-», c’est la jalousie qui constitue l’un des moteurs de son action, ce que met en avant la mise-en-scène de Brigitte Jaques-Wajeman-: 22 «-[…] une Actrice inutilement introduite sur la Scène, une personne postiche dont on n’avait pas grand besoin-», D’Aubignac, Première Dissertation, op.-cit., p.-19. 23 Ibidem. 24 Corneille, Préface de Sophonisbe dans Œuvres complètes, tome-3, op.-cit., p.-385. 25 «- J’aime mieux qu’on me reproche d’avoir fait mes femmes trop héroïnes…- », ibid., p.-384. 26 «- Débattre d’une héroïne tragique au xvii e siècle (et après)- : les exemples de Sophonisbe et de Desdémone-», Fabula-LhT, n°-25, «-Débattre d'une fiction-», janvier-2021 [http: / / www.fabula.org/ lht/ 25/ lochert.html]. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 97 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Malgré son dévouement à Carthage, la jalousie, funeste passion, prendra le pas sur toute autre considération et conduira la jeune femme au suicide. 27 Jalousie précisément causée par l’existence d’Éryxe, ce personnage épisodique qui, comme Hipparine animait secrètement l’entreprise de Driante dans Palène, incarne une des causes de l’action de Sophonisbe et sert tout ensemble d'aiguillon à Sophonisbe pour précipiter son mariage, et de prétexte aux Romains pour n'y point consentir. 28 Pour rendre compte de la nature souterraine de cet «-aiguillon-», et en informer d’emblée le spectateur, là où Boisrobert (et d’Aubignac) avaient choisi dans Palène la technique des apartés prononcés par Driante, Corneille, symétriquement, utilise celle des confidences de Sophonisbe à sa dame d’honneur Herminie-: Mais le reste du mien 29 plus fort qu’on ne présume Trouvera dans la Paix une prompte amertume-; Et d’un chagrin secret la sombre et dure loi M’y fait voir des malheurs, qui ne sont que pour moi (I,-2, vers 79-82). Dans cette scène de confidence liminaire, il n’est question que de jalousie, ce «-chagrin secret-», qui pousse Sophonisbe à refuser la paix parce qu’elle a peur que de cet accord naisse l’union entre Massinisse et Éryxe-: Mais il [ce reste d’amour] est assez fort pour devenir jaloux De celle dont la Paix le doit faire l’époux (vers 87-90) Le vers 139 «- Ne pouvant être à moi, qu'il ne soit à personne- », annonce la jalousie de Phèdre se résignant à la froideur d’Hippolyte mais refusant d’avoir une «-rivale-». Ce sentiment est de nouveau exprimé clairement dans la deuxième scène de confidence (II,5)-: Mais c’en est une [une douceur] ici bien autre, et sans égale, D’enlever, et sitôt, ce Prince à ma Rivale. (vers 711-712) 27 Cité par V.-Lochert, art.-cit. note-28. Nous ne partageons pas le caractère radical de ce jugement, et pensons que sa gloire demeure une «-considération-» essentielle pour Sophonisbe. 28 Corneille, Œuvres complètes, tome-3, op.-cit., p.-385. 29 Le reste de son amour pour Massinisse. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 98 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Enfin, dans une troisième et dernière scène de confidence (V,-1), Sophonisbe reconnaît encore le rôle de sa passion jalouse et la «-folle ardeur de braver [s]a rivale» (v.-1546)-: La présence d’Éryxe aujourd’hui m’a perdue-; Je me serais sans elle un peu mieux défendue (vers 1550-1551) Par cette analyse rétrospective de l'action, le dispositif rappelle la lettre posthume de Driante-: la motivation sentimentale, même si elle constitue un moteur essentiel de l’action, est gardée secrète pour l’ensemble des protagonistes jusqu’à sa révélation tardive. Et, comme dans Palène encore, ce ressort souterrain, pour violent et attesté qu’il soit, ne peut à lui seul constituer le péril que doivent affronter les premiers acteurs. En effet, qu’il s’agisse de la tragi-comédie ou de la tragédie, l’obstacle principal, respectivement la loi du combat matrimonial et le triomphe des Romains, existe indépendamment des intérêts sentimentaux qui peuvent s’y rapporter et le conforter. Ainsi, ce qui conduit Clyte au combat ou Sophonisbe au suicide ne tient pas seulement à Hipparine ou à Éryxe, et dépasse largement leurs intérêts passionnels, montrant que le traitement du personnage épisodique, «- aiguillon-» de l’action, est bien le même dans les deux œuvres. C’est enfin par sa passivité qu’Éryxe rejoint Hipparine, car ni l’une ni l’autre ne font quoi que ce soit de concret. Malgré une présence régulière et importante à chaque acte dès la scène I,-3 (II,-1; II,-2 ; II,-3-; III,-2-; III,-3-; V,-3-; V,-4-; V,-5-; V,-6-; V,-7), Éryxe se distingue par son immobilité actorielle. Après ses stériles bravades l’opposant à Sophonisbe (I.3), elle affirme à sa confidente ne rien vouloir dire ou faire, décide de «-Fuir toute occasion de troubler leur discours-» (v.-514) et de regarder la suite des événements «-d’un œil indifférent-» (v.-513). Cette immobilité a d’ailleurs pu asseoir sa ressemblance avec l’Infante du Cid, même si une différence fondamentale les sépare- : le sort de l’Infante n’est et ne sera en rien modifié ni par les événements vécus par les «- premiers acteurs-» ni par leur dénouement, alors que celui d’Éryxe en revanche se trouve profondément transformé par la mort de Sophonisbe puisque les derniers vers de la pièce dessinent sa future union avec Massinisse. Souffrez qu'en sa faveur le temps vous adoucisse Et préparez votre âme à le moins dédaigner. Comme l’a très bien noté Enrica Zanin-: DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 99 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La mort de la reine vient rendre possible le dessein amoureux de sa captive, Éryxe 30 [… ]. Ou encore, comme le déplore Voltaire-: La pièce de Corneille finit donc par le mariage de deux personnages dont personne ne se soucie 31 . À la différence de ce qui se passe pour l’Infante, la promotion matrimoniale 32 d’Éryxe traduit surtout son «-incorporation-» dans l’action, et indique que cette «- personne étrangère- » n’est plus «- étrangère- » comme l’écrivait d’Aubignac à propos de son Hipparine. De fait, le traitement d’Éryxe rejoint parfaitement celui du personnage second de Palène. Si les dramaturges et théoriciens du XVII e n’ont pas décrit la hiérarchie entre le fil secondaire et le fil principal, ils ont néanmoins une idée précise de ce qu’est l’incorporation des personnages seconds, ce que montrent de façon exemplaire Hipparine et Éryxe dans la tragi-comédie conçue par d’Aubignac et dans la tragédie de Corneille. Le personnage épisodique est «- attaché- » à l’action même s’il n’agit pas directement- ; car il incarne un mobile supplémentaire et secret pouvant expliquer les obstacles de l’action principale, même si ces obstacles auraient existé sans lui- ; et il voit son destin radicalement changer au dénouement. En créant lui aussi avec Éryxe ce type de personnage second, Corneille fait glisser la conception aristotélicienne d’une action qui se construit seulement dans l’articulation logique des faits vers une action qui trouve aussi sa cohérence dans la convergence des intérêts et du sentiment. On peut ainsi comprendre pourquoi Corneille aurait affirmé, selon Donneau de Visé, «-qu'Éryxe plairait à cause de la nouveauté de son caractère 33 -». Mais, si Éryxe démarque si bien Hipparine, on peut se demander pourquoi, dans sa première Dissertation, d’Aubignac condamne le personnage cornélien. On peut penser que, aveuglé par son ressentiment contre Cor- 30 Enrica Zanin, Fins tragiques, Genève, Droz, 2014, p.-168. 31 Commentaires sur Corneille, éd.-David Williams, Banbury, The Voltaire Foundation, 1975, tome-3, p.-911-912. 32 Cette possibilité d’union avec Massinisse, à l’horizon du dernier acte, place Éryxe dans la même situation que Chimène («- premier acteur- ») et Corneille souligne ce rapprochement par l’injonction, quasi identique dans le dernier vers des deux pièces, de «-laisser faire le temps-». «-Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi-» (Le Cid) et «-Madame, encore un coup, laissons-en faire au temps.-» 33 J.-Donneau de Visé, Les Nouvelles nouvelles, Paris, J.-Ribou, 1663, t.-III-; (http: / / nouvellesnouvelles.yale.edu/ index.php? volume=volume3#sophonisbe, cit.-p.-257.) DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 100 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) neille, et de mauvaise foi, il se prend à son propre piège, et qu’il condamne, au nom de «- l’économie du poème- » (conçue selon Aristote), une dramaturgie qu’il a pourtant lui-même pratiquée et précisément décrite. On peut aussi estimer que l’abbé a compris que Corneille, lecteur du chapitre II,-5 de La Pratique, voulait avec sa Sophonisbe lui rappeler ironiquement que l’unité de l’action moderne ne se réduit pas à la doxa aristotélicienne, ce que Palène avait déjà précisément illustré-: mais d’Aubignac n’aurait alors pas supporté de voir ainsi mises au jour ses propres contradictions. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Tristan Alonge Université de la Réunion Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix d’un homme, qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant, et qui par une faute, ou foiblesse humaine, tombe dans un malheur qu’il ne mérite pas. Aristote en donne pour exemples Œdipe, et Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point sa pensée 1 . Fin de l’été 1658. Parmi les trois sujets proposés par Fouquet, Corneille ne semble avoir que très peu hésité, choisissant pour son retour sur scène celui d’Œdipe, jadis traité par Sophocle et Sénèque. Comment comprendre que dans les mêmes années le dramaturge choisisse d’écrire une pièce autour du personnage que le théoricien repousse comme incompréhensible dans ses Discours-? Si ce deuxième début de carrière semble s’inscrire sous un retour à la tragédie athénienne, curieusement cela avait déjà été le cas au début de sa première carrière tragique 2 - : entre Médée et Œdipe, Corneille, pressé par ses détracteurs, n’a pourtant pas cessé de lire et annoter la Poétique, pour laquelle le fils de Laïus constitue l’exemple suprême du héros tragique ni tout à fait bon ni tout à fait méchant. Si la carrière de Corneille révèle une volonté de plus en plus évidente de «-s’accommoder-» avec le Stagirite afin de faire taire les critiques qui le hantaient depuis la Querelle du Cid, il est pourtant indéniable que la notion de héros tragique demeure un point de rupture théorique majeur dans le dialogue avec Aristote 3 . Les pages qui suivent se proposent de revenir sur cette incompatibilité dramaturgique, de la théorie à la pratique, des Discours aux deux seules créations théâtrales qui constituent des reprises directes de sujets grecs. Au moment de reporter sur scène des héros antiques, Corneille finit-il par abandonner ses désaccords 1 Corneille, «- Discours de la tragédie- », dans Corneille, OC III, Paris, Gallimard, 1987, p.-145. 2 Pour Georges May, dans les deux cas Corneille est à la recherche de sujets qui aient déjà fait leurs preuves sur scène (Tragédie cornélienne, tragédie racinienne. Étude sur les sources de l’intérêt dramatique, Urbana, University of Illinois Press, 1948, p.-46). 3 Sur ce point et plus généralement sur les résistances cornéliennes à Aristote voir Marie-Odile Sweetser, Les conceptions dramatiques de Corneille d’après ses écrits théoriques, Genève, Droz, 1962, p. 117 et 173. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 102 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 théoriques 4 ou confirme-t-il la rupture en proposant une transformation des personnages- ? En vingt-cinq ans, entre Médée et Œdipe, la relation à Aristote-a-t-elle évolué ou est-elle restée identique-? I. Le héros tragique à l’épreuve des Discours : une incompatibilité dramaturgique Si la critique a pu peindre Corneille comme un dramaturge profondément imprégné d’aristotélisme, ce n’est pas seulement parce que les deux plus significatifs silences de sa carrière théâtrale - au lendemain du Cid et de Pertharite - aboutissent à une profonde méditation théorique inspirée par la Poétique, comme le témoignent l’écriture d’Horace et des Discours, c’est surtout parce que, dès ses premières pièces, il semble avoir devancé ses contemporains dans la compréhension de ce que le Stagirite exigeait d’un sujet de tragédie-: une histoire suscitant crainte et pitié par le surgissement des violences au sein des alliances 5 . Si le genre tragique avait longtemps été réduit à la description plaintive de la chute d’un puissant, Médée, Le Cid, Horace ou encore Cinna constituent autant de tentatives de remonter plus radicalement aux enseignements du chapitre 14 de la Poétique en privilégiant des actions «-comme un meurtre ou un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils ou le fils contre la mère-» 6 . Dans le «-long duel-avec Aristote-» - pour reprendre la belle expression de Jules Lemaître 7 - que constitue sa carrière théâtrale, le dramaturge rouennais a indéniablement cédé sur de nombreux points, afin de «- s’accommoder- » avec le théoricien grec et ses épigones français-; il n’en demeure pas moins qu’un désaccord fondamental persiste, concernant un élément crucial du dispositif dramaturgique esquissé par la Poétique. Si le chapitre 14 précisait le type de sujet adapté à une bonne tragédie, il ne représente que l’acte final d’un long raisonnement «- sur le système des faits et sur les qualités que doivent avoir les histoires-», raisonnement qui avait débuté au chapitre 6 avec la définition de tragédie, et qui avait esquissé, par la suite, le parcours détaillé à suivre pour aboutir à un agencement adéquat du sujet. En d’autres termes, pour produire frayeur et 4 À noter que Georges Forestier (Essai de génétique théâtrale, Genève, Droz, 2004, p. 143) exclut de la liste des pièces proprement cornéliennes - au sens de pièces construites à partir d’une matrice fondée sur la configuration terminale - justement Médée et Œdipe. 5 Sur le sujet voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op.-cit., p. 121-123. 6 Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, 1980, ch. 14, p. 80-81, 53b20-22. 7 Jules Lemaître, Corneille et la Poétique d’Aristote : les trois Discours, les Préfaces et les Examens, Paris, Librairie Legène et Oudin, 1888, p. 1. 103 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 pitié, il n’est pas suffisant de mettre en scène un surgissement des violences au sein des alliances, il faut que l’action implique un renversement du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur (ch. 7, 51a12-15), idéalement à travers péripétie et reconnaissance (ch.-10, 52a16-18), et que l’enchaînement causal des événements se produise contre toute attente (ch. 9, 52a1-4). Les préceptes aristotéliciens ne s’estompent pas là, ils précisent la modalité concrète susceptible de garantir ce retournement contre toute attente, en suggérant de privilégier le recours à un type bien précis de personnage tragique, ni tout à fait bon ni tout à fait méchant (ch. 13, 53a7-17). L’évocation systématique de l’exemple d’Œdipe roi (ch. 11, 13 et 14) aide à comprendre à quel modèle se réfère le Stagirite-: le héros tragique à rechercher est celui qui garantit un retournement de l’action du bonheur au malheur à travers la reconnaissance, soudaine, de sa propre identité, c’est-à-dire d’un visage de soi qui restait caché. Si le déroulement de l’intrigue - dans le cas d’Œdipe l’arrivée du messager de Corinthe - favorise cette évolution, c’est bien le héros qui se trouve au cœur du déroulement dramaturgique, c’est bien en sa double nature que réside le secret susceptible d’inverser le cours de l’action, c’est bien lui qui fabrique activement son propre malheur, et non pas les circonstances. Nous sommes véritablement face à une dramaturgie du retournement par le personnage. Si Corneille a suivi Aristote dans le choix de sujets centrés autour du surgissement des violences au sein des alliances (inventio), il n’en va pas de même pour les modalités susceptibles de faire émerger cette violence (dispositio), écartant d’office, sur le plan théorique du moins, tout recours à des héros ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Non seulement il regrette ouvertement qu’Aristote ait exclu du théâtre les héros parfaits, les saints et les martyrs 8 , il revendique même la nécessité de ménager les acteurs principaux pour ne pas leur aliéner totalement la sympathie du public, quitte à réécrire la mythologie antique, comme il le propose pour le meurtre de Clytemnestre 9 . Il préfère ainsi séparer la source des deux effets tragiques que générait un seul personnage chez Aristote-: la pitié naîtra d’un héros innocent, la crainte de la chute d’un méchant 10 . Loin de constituer un simple choix dramaturgique, le refus d’intégrer des héros tragiques au sens d’Aristote découle directement de la vision morale du théâtre, héritée du Moyen- Âge, que Corneille conserve 11 et qu’il reproche à la Poétique d’avoir ignorée-: 8 Comme montré par G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op.-cit., p.-199-200), l’idée même d’un héros tragique qui soit autre chose que parfait constitue pour Corneille un point de rupture incontournable dans son rapport à Aristote. 9 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-160-161. 10 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-148. 11 Ne trouvant trace de la notion d’utilité chez Aristote, Corneille en appelle à l’autorité d’Horace («-Discours du poème dramatique-», op.-cit., p. 119). L’imposition 104 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) n’ayant pas pris en compte l’exemplarité intrinsèque dans la punition des méchantes actions et dans la récompense des bonnes, le Stagirite aurait inventé la notion obscure et «-imaginaire-» de catharsis 12 . Le problème implicite dans la caractérisation ambigüe d’Œdipe réside justement dans l’impossibilité de le classer moralement, et donc d’identifier «- la passion qu’il nous donne à purger-» 13 . Malgré son aristotélisme de façade, Corneille, sans doute encouragé par les interprètes du XVI e siècle qui n’avaient pas cessé de gloser en ce sens la Poétique 14 , ne se distingue guère de tous ses contemporains dans la conception de la tragédie, conçue comme le spectacle moralement instructif du malheur de rois et princes. Rien d’étonnant alors dans la modification de la légende antique qu’il suggère afin de conserver un visage respectable et innocent à Oreste, ni dans le malaise suscité chez lui par la dualité de l’Œdipe sophocléen. Irréductible à une lecture morale du théâtre, le héros ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent d’Aristote ne pouvait que poser problème au dramaturge, qui préfère ainsi s’en priver. Pourtant, renoncer au héros tragique équivaut à renoncer au principal agent qui garantissait le retournement de l’action, et donc à la pièce maîtresse de la dramaturgie aristotélicienne, à laquelle il fallait trouver une alternative. Si l’analyse des pièces qui se succèdent après Horace semble avoir suggéré l’existence de deux tentatives distinctes de combler ce manque 15 , celles-ci rejoignent pourtant la réponse théorique esquissée dans les Discours et les Examens- : la dramaturgie du retournement par le personnage laisse la place à une dramaturgie du retournement par l’intrigue. Alors que chez Aristote, c’est le héros tragique, en raison de sa faute (et donc de sa double nature), qui provoque le retournement de l’action, chez Corneille, le héros est nécessairement pur, et le tragique ne peut donc naître que des circonstances, de la situation dans laquelle il est immergé. Lorsqu’il est d’une relecture morale à la Poétique a été soulignée depuis longtemps-; voir entre autres Jules Lemaître, Corneille et la Poétique d’Aristote, op. cit., p. 7-8. 12 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-146. 13 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.- 145. 14 Sur l’évolution de la notion de tragédie de l’Antiquité à la Renaissance, voir la synthèse brillante de Enrica Zanin, « Il tragico prima del tragico », dans C. Cao / A. Cinquegrani / E. Sbrojavacca / V. Tabaglio (dir.), Maschere del tragico, Between, VII-14, 2017, p. 1-18. Sur l’infidélité des commentateurs d’Aristote, voir également Enrica Zanin, «-Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote-», Études littéraires, 43, 2012, p.-55-83. 15 G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op.- cit., p.- 224-261) identifie deux solutions alternatives esquissées par Corneille-: celle du coupable innocent dans Cinna et Polyeucte, plus tard dans Théodore et Pertharite, c’est-à-dire celle d’un héros pur se retrouvant dans une situation impure-; et celle de la persécution dans une situation bloquée dans Rodogune et Héraclius, c’est-à-dire celle d’un héros-roi empêché d’agir par sa vertu même. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 105 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) question des différentes typologies d’agencement des faits, le dramaturge corrige Aristote en inventant une nouvelle typologie idéale, dans laquelle «- ceux qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent [… ] sont empêchés d’en venir à l’effet par quelque puissance supérieure, ou par quelque changement de fortune-», et non pas par un «-simple changement de volonté-» 16 . En d’autres termes, la meilleure typologie serait celle qui implique d’une part la cohérence et le comportement conscient du héros, toujours fidèle à son propos initial et n’ayant commis aucune faute, de l’autre un retournement de l’action - l’impossibilité d’atteindre le but recherché - provoqué par des faits extérieurs à sa volonté, et donc nécessairement liés au déroulement de l’intrigue et non pas au changement du personnage. Il est alors moins surprenant de constater l’insistance avec laquelle Corneille revient sur l’importance du recours à des personnages et actions épisodiques, susceptibles de favoriser l’émergence du dénouement final par l’entrelacement nécessaire des différents fils de l’intrigue 17 . Rien d’étonnant non plus dans sa revendication radicale de la liberté que le dramaturge conserve dans «-les moyens de parvenir à l’action-» 18 , dans les «-acheminements-» qui conduiront au dénouement attendu-: cette liberté est bien celle qui lui permet de compenser autrement, par l’intrigue, l’absence d’un héros tragique commettant une faute. Si la profonde incompatibilité entre le héros tragique du chapitre 13 et une vision morale de la tragédie éloigne indéniablement Corneille de la proposition aristotélicienne sur un point crucial, l’obligeant à esquisser une alternative dramaturgique radicale, cet éloignement théorique se confirmet-il au moment de reprendre les intrigues de la tragédie grecque-? Le théoricien et le dramaturge se retrouvent-ils du même côté, ou s’éloignent-ils lorsqu’un modèle antique (Médée et Œdipe) s’impose à eux-? II. Le héros tragique à l’épreuve de la scène : séparer bons et méchants Malgré leurs différences, les pièces d’Euripide et de Sophocle ayant inspiré Corneille partagent le choix de mettre au centre un héros tragique parfaitement correspondant au portrait du chapitre 13 d’Aristote- : Médée 16 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-153. 17 Corneille, «-Discours du poème dramatique-», op.-cit., p.-139. Sur la notion paradoxale de «- subordination- » de l’action principale aux actions épisodiques dans le théâtre classique, voir Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p.-100-104. 18 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-159. Sur le sujet voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op.-cit., p. 142-143. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 106 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) comme Œdipe emportent initialement l’adhésion des spectateurs, suscitant leur pitié, en raison d’un visage innocent, pour ensuite provoquer chez eux la terreur, par le dévoilement de leur visage coupable et monstrueux, et la chute irréparable dans laquelle ils précipitent en raison d’une faute commise. Dans les deux cas, la solidarité des spectateurs est encouragée par le comportement bienveillant du chœur, qui réconforte une Médée en détresse, injustement abandonnée et humiliée par un mari adultère 19 , tout comme il défend chez Sophocle un Œdipe encore vénéré comme un demi-Dieu en raison de la victoire sur le Sphinx 20 , et injustement soupçonné du meurtre de Laïus. La solidarité ne cessera qu’au moment du basculement provoqué, dans les deux cas, par une faute du héros-qui ne fait qu’actualiser une faute ancienne, prouvant par ce biais l’existence d’un δαίμων 21 , d’une force supérieure qui entraîne le personnage dans sa chute. Pour Médée, la faute tient à son orgueilleuse incapacité à renoncer à sa passion dévorante-: alors que le début de la pièce lui laissait une porte de sortie, lui garantissant un départ en exil relativement paisible avec ses enfants, elle choisit, par passion, de détruire sa propre progéniture, tout comme par passion elle avait en Colchide anéanti sa famille d’origine. Image inversée d’Andromaque, elle cesse d’être mère au moment de se redécouvrir amante, dévoilant la monstruosité qui inverse le sens de l’action- : l’exil d’une victime se transforme en la vengeance d’une mère infanticide. D’une façon similaire, Œdipe aussi réactualise sur scène une faute antique qui est la marque de la malédiction inscrite dans son propre nom-: il est celui qui sait ( οἶδα ), celui qui veut savoir au-delà du licite. Tout comme son obstinée recherche d’identité l’avait amené à interroger l’oracle de Delphes et par conséquent à rencontrer et assassiner son père au croisement de deux chemins, cette même recherche l’oblige à mener son enquête jusqu’au bout, au point de se découvrir le plus maudit des hommes. Incapable d’accepter une telle caractérisation ambigüe des deux personnages, Corneille a systématiquement procédé à une amputation de leur portrait, en noircissant les traits au point de ne retenir - à l’instar de Sénèque 22 19 La solidarité envers Médée est d’ailleurs générale, s’étendant à la nourrice et même, curieusement, au messager, qui l’encourage à la fuite au moment de lui annoncer la mort de Créuse. 20 Voir notamment la scène initiale de vénération et supplication d’Œdipe par le peuple. 21 Sur la notion de δαίμων dans la tragédie grecque, voir Jean-Pierre Vernant, « Ébauches de la volonté », dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne - I, Paris, La Découverte/ Poche, 2001 (réédition de Maspero, 1972), p. 68 22 Corneille reconnaît avoir par moments frôlé la traduction de Sénèque («- Examen-» de Médée dans Corneille, OC I, Paris, Gallimard, 1980, p.-540) et ne devoir rien à Euripide («- Lettre du 6 mars 1649 à Constantin Huygens- »). Les reprises directes du poète latin se réduisent en réalité à deux-cent vers environ (voir André DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 107 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) - que le visage monstrueux. Alors que chez Euripide, la pièce s’ouvrait sur une Médée mourante, abandonnée, affligée par l’humiliant exil qui l’attend, chez Corneille, la première image de l’héroïne, donnée par Jason, la décrit comme responsable de l’affreux meurtre de Pélias, cause première de la réaction violente du nouveau roi Acaste et donc de l’exil (I, 1). Sans jamais être présentée comme une victime, elle est immédiatement identifiée à la sorcière 23 , ce que viennent confirmer les premières répliques de Médée ellemême, invoquant le secours des «-Filles de l’Achéron-» (I, 3, v.-205-224) et du Soleil pour détruire ses ennemis, pour renouer avec la monstruosité de ses actes de jeunesse, et retrouver son identité de magicienne 24 . Loin d’être réconfortée par sa suivante, elle ne jouit d’aucune solidarité féminine, puisque Nérine d’abord tente de la dissuader (I, 4), puis la critique ouvertement en prenant les défenses de Créuse (III, 1). Alors que chez Euripide, la présence scénique des enfants renforçait le dilemme de la protagoniste, ils disparaissent chez Corneille tout comme les hésitations de leur mère, réduites comme peau de chagrin 25 et balayées par le constat d’une continuité logique et monstrueuse entre l’assassinat du frère et celui de sa progéniture (V, 1, v.-1357). Il n’y a chez elle aucune douleur véritable ni renoncement car elle considère que les enfants appartiennent à Jason (v.- 1351-56), c’est lui qui veut les garder contrairement à ce qui était le cas chez Euripide. Lorsqu’on se tourne vers la pièce de 1659, force est de constater que Corneille semble adopter le même procédé en effaçant le visage héroïque et séduisant d’un Œdipe monarque avisé, enquêtant avec acharnement pour sauver son peuple 26 . L’image que nous renvoie les trois premiers actes est plutôt celle d’un tyran illégitime, d’un usurpateur ayant ravi un trône qui ne lui revenait pas 27 , inquiet du maintien de son pouvoir au point de contrer les Stegmann, « La “Médée” de Corneille », dans Jean Jacquot (dir.), Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris, éditions CNRS 1963, p. 120). Georges Couton préfère voir une infuence d’Ovide et d’Apollonios de Rhodes plutôt que d’Euripide («-Notice-» à Médée, op.-cit, p. 1380). 23 Sur les liens de la Médée cornélienne avec la sorcellerie de l’époque, voir Virginia Krause, « Le sort de la sorcière : Médée de Corneille », PFSCL, 58, 2003, p. 41-56. 24 Corneille, Médée, op. cit., I, 3, v. 237-: «-je suis encor moi-même-». Le portrait de magicienne est confirmé par le sort employé pour libérer Æ gée, et par celui qui assassine Créuse. 25 Si le monologue qui clôture V, 1 (v.- 1346-78) révèle quelques hésitations, elles sont vite oubliées et bien éloignées de l’importance que leur avait accordée Euripide, avec notamment un dialogue pathétique entre mère et enfants. 26 Yves Giraud («- Oedipe héros cornélien- », Studi di Letteratura Francese, 15, 1989, p. 50), qui en fait un héros innocent, ne tient visiblement pas compte du décalage opéré par rapport à Sophocle. 27 De même avis Serge Doubrovsky (Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p.-339), pour lequel Corneille oppose à un usurpateur coupable une reine légitime et innocente (Dircé). DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 108 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) projets dynastiques de Dircé en l’obligeant à un mariage moins prestigieux (II, 2, v. 532-40). À la recherche d’une faute consciente afin de compenser celle inconsciente de la légende 28 , Corneille a voulu ainsi montrer qu’Œdipe est un intrus sur le plan politique avant même que sur le plan familial, justifiant ainsi son exil par l’insistance sur la légitimité de la descendance incarnée par sa sœur 29 . Si Sophocle présentait le héros d’abord comme une victime innocente des jalousies politiques de Créon et Tirésias, et ensuite comme le bouc émissaire de dieux cruels, contre lesquels il s’indignait en suscitant, jusqu’à la dernière scène, la compassion de ses concitoyens et des spectateurs, Corneille a choisi d’écarter systématiquement toutes les images susceptibles de créer de l’empathie- : loin de l’effondrement progressif qui caractérise le héros sophocléen à la découverte de la vérité 30 , il reste combatif tentant par tous les moyens de trouver un autre coupable, craignant jusqu’au bout un complot politique (V, 1), sans montrer de désarroi même à la découverte de la vérité 31 -; Corneille va jusqu'à supprimer son retour sur scène ensanglanté, le privant des pleurs du peuple 32 et de sa femme 33 . Si Médée et Œdipe ont, donc, de quoi susciter la crainte chez Corneille, mais plus vraiment la pitié, en raison de la suppression de leur visage de victime innocente, ce dernier semble pourtant avoir été transféré respectivement à Jason et Dircé, dont la centralité absolue garantit au spectateur la possibilité d’une identification avec un héros sans tache. Alors que le mari de Médée endossait, chez Euripide, les traits d’un cynique profiteur, prêt à se débarrasser de femme et enfants pour son confort économique après avoir longtemps bénéficié des arts magiques de la colchidienne, ne luttant aucunement pour conserver auprès de lui sa progéniture, et se laissant piéger aisément, le personnage cornélien est devenu un héros actif. Certes, il est présenté, dès la première scène, comme un «-voleur de cœurs-», mais cela 28 De même avis Harriet Ray Allentuch, « Is Corneille Œdipe Œdipal? -», The French Review, 67-4, 1994, p. 573. 29 Comme le souligne Hélène Bilis (« Corneille’s Œdipe and the Politics of Seventeenth-Century Royal Succession-», MLN, 125-4, 2010, p. 884), Corneille a d’ailleurs minoré l’importance de la faute inconsciente de l’inceste pour accentuer la faute politique d’avoir assassiné un roi. 30 Comme le rappelle Octave Nadal (Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948, p. 236), Corneille ne saisit pas «-le moment grec d’Œdipe-», celui de l’homme qui déchiffre sa nature en s’ignorant lui-même. 31 À sa sortie définitive de scène, Dircé en loue la «-rare constance-» malgré «-tout ce qui l’accable-» (Œdipe dans Corneille, OC III, op. cit., V, 7, v.-1881-86). 32 Comme le souligne G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 342-343), l’aveuglement est présenté par Corneille comme un miracle, de sorte à susciter merveille plutôt que crainte. 33 La dernière pensée de Jocaste est significativement adressée à Dircé et non pas à Œdipe (V, 8, v.-1949-52). DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 109 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) ne fait que mettre en avant la centralité d’un homme qui a su s’élever au plus haut rang de la société et échapper aux dangers grâce à son art de la séduction 34 , sans dépendre de Médée 35 . Il est d’ailleurs réellement amoureux de Créuse, se bat de façon héroïque pour la sauver des mains des soldats d’ Æ gée (IV, 1) et sa présence aurait, peut-être, même pu empêcher sa mort 36 . Plus important encore, Jason est devenu chez Corneille un père attentionné, sa passion amoureuse se doublant en réalité d’une finalité plus noble 37 -: en séduisant Créuse, il a obtenu pour ses enfants que la mère ne soit pas tuée, et qu’elle soit exilée-seule (I,-1, v. 130-137)-; il a même convaincu le roi de les accueillir à la cour en les faisant adopter par sa nouvelle épouse (I, 2, v.-175-84). Jason est donc le héros qui tente de sauvegarder ce qui reste de sa famille en s’opposant à la destruction qu’entraîne avec elle la sorcière de Colchide 38 -: l’opposition manichéenne et la répartition des rôles ne sauraient être plus nettes. La dernière scène de la pièce est significativement dédiée à la description de l’impuissance d’un père qui aura tout tenté et qui échoue devant une force surnaturelle contre laquelle il ne peut rien-: c’est bien ce Jason suicidaire qui attire sur lui la pitié du spectateur 39 , volant définitivement la vedette à une Médée impitoyable. Dans Œdipe, une répartition similaire des rôles est assurée par l’invention du personnage de Dircé, véritable double féminin et innocent de son demi-frère-: non seulement elle n’a commis ni inceste ni parricide, surtout elle est la reine légitime de Thèbes. Héroïne pleinement cornélienne dans 34 Francesco Fiorentino parle même de «- machiavellismo erotico- » (« Eloquenza e omicidio. Medea nel seicento Francese », Rivista di letterature moderne e comparate, 59-4, 2006, p. 420). 35 Sur l’aspiration de Jason à un héroïsme autonome de sa femme, voir William O. Goode, « Médée and Jason : Hero and Nonhero in Corneille’s Médée », The French Review, 51-6, 1978, p. 804. 36 C’est du moins ce que semble suggérer Corneille, en précisant que Jason est absent au moment de la mort de Créuse (V, 1, v. 1340-45), et ce dont semble convaincue jusqu’au bout Cléone (V, 3, v. 1461-67). 37 Corneille, Médée, op. cit., I, 1, v.-165-69. Il précise d’ailleurs avoir résisté à sa passion amoureuse et n’avoir cédé que par opportunisme (v.-114-16). 38 Marie-Odile Sweetser (« Refus de la culpabilité : Médée et Corneille », Travaux de littérature, 8, 1995, p. 116-121) propose une lecture inverse, voyant dans Médée une victime obtenant réparation de ses droits et dans Jason un hypocrite dont l’intérêt pour les enfants est feint-; lecture qui ne semble pas supportée par le texte et qui ne tient pas compte du décalage imposé par rapport à Euripide. 39 Jason n’est donc pas simplement un personnage de comédie comme le pense Claude K. Abraham (« Corneille’s Médée : A Tragedy ? », South Atlantic Bulletin, 32-2, 1967, p. 7) ou Roy C. Knight (« Corneille’s Médée-- Almost a “Classical” Tragedy », Romance Studies, 2-2, 1984, p. 23), ni de tragicomédie à l’instar de ce que suggère Christian Delmas («-Médée, figure de la violence dans le théâtre français du XVII e siècle », Pallas, 45, 1996, p.-225). DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 110 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) le dilemme entre amour et devoir qui l’anime (III, 1), elle suscite systématiquement la sympathie du public en raison des humiliations et des injustes accusations dont elle fait l’objet, mais également par son désir réitéré de s’ériger en sauveur de son peuple. C’est ainsi qu’elle ne cesse, tout au long de la pièce, de concurrencer Œdipe 40 , tentant par tous les moyens de s’identifier au responsable invoqué par l’ambigu oracle de Laïus (II, 3, v. 605-10), puis de retrouver dans son passé une preuve de son parricide indirect 41 , enfin de s’attribuer également la faute de l’inceste au moment où elle croit être la sœur de Thésée (IV, 1). Frustrée par une légende antique qui réserve le rôle de victime finale à Œdipe, Dircé clôture la tragédie en laissant paradoxalement ouverte la possibilité qu’un «-autre ordre demain peut nous être donné-» par l’oracle. Le dramaturge a ainsi opposé de façon spéculaire à un coupable qui se croit innocent, une innocente qui se veut coupable, réitérant son principe théorique de séparation entre bons et méchants et son incapacité à réunir faute et innocence en un seul personnage 42 . Si le renforcement de la place accordée à Jason tout comme l’invention de la figure de Dircé, au-delà d’enrichir indéniablement les cinq actes de Corneille, répondent avant tout à la nécessité d’éviter tout recours au héros tragique d’Aristote, incompatible avec sa vision morale du théâtre, force est pourtant de constater qu’ils impliquent également le renoncement à l’élément qui permettait le retournement de l’action chez Euripide et chez Sophocle. Comment préserver alors un cheminement pleinement tragique vers le dénouement sans avoir recours au principe exposé au chapitre 13 de la Poétique-? III. Le héros tragique substitué : une dramaturgie de l’intrigue La séparation entre les deux visages, coupable et innocent, du héros tragique dans chacune des deux pièces comporte mécaniquement chez Corneille le nécessaire déplacement vers une thématique nouvelle, plus moderne, qui attire toute l’attention des spectateurs. Chez Euripide, le cœur du 40 Comme l’indique Wolfgang Matzat («-Mythe et identité dans le théâtre classique-: L'Œdipe cornélien et l'Iphigénie racinienne-», dans V. Kapp (dir.), Les Lieux de mémoire et la fabrique de l'œuvre, Tübingen, Gunter Narr, 1993, p.- 166-167), Dircé incarne une tragédie moderne opposée à celle antique d’Œdipe. 41 Cf. Corneille, Œdipe, op. cit., II, 3, v.-645-55 et V, 5, v. 1841-50. 42 Contrairement à ce que pense G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op. cit., p.-338), c’est donc bien le héros tragique et non pas le manque de pathétique qui posait problème à Corneille dans la pièce de Sophocle, et qui l’oblige à introduire Dircé et Thésée. Avec leur heureux épisode, il n’a pas démultiplié la source de pitié, il l’a tout simplement transférée en dehors d’Œdipe. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 111 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) déroulement de l’action était incarné par la décision de commettre l’infanticide, faisant soudainement basculer le récit d’une victime poussée à l’exil en la description de la vengeance d’un monstre. Soupçonné dès le début par la nourrice et le pédagogue, l’assassinat des enfants constitue pourtant l’excès inavouable d’une femme jalouse, qui gardera son secret jusqu’au bout afin de ne pas dévoiler aux adversaires son plan, et de ne pas anticiper aux spectateurs le «- péripétie- » décisive. Sans doute gêné par un geste si peu bienséant, Corneille a tout fait pour en minorer l’importance-: loin de constituer - comme cela était le cas chez Euripide - le projet secret qui anime Médée depuis le début et en fonction duquel elle planifie ses rencontres, l’infanticide est réduit à une décision de dernière minute, prise en raison de la frustration générée par le refus de Jason de céder à ses avances. L’héroïne cornélienne - comme chez Sénèque - reste en effet une femme amoureuse dont le plan initial n’est pas la vengeance mais la reconquête (III, 3, v. 923- 34), dans une dynamique galante renforcée par le choix d’imposer sur scène un deuxième couple d’amants-: Corneille est en effet le premier à confier à Créuse un rôle si important 43 , à en faire une véritable rivale en concurrence avec Médée, tout comme il est le premier à imaginer un Æ gée amoureux d’elle et rival de Jason 44 . La reconfiguration de ces deux personnages légendaires implique ainsi un détournement du cœur de l’action de Médée vers son mari, qui se retrouve au centre d’un jeu dynastique et passionnel, avec pour point d’orgue les noces imminentes et non pas l’infanticide. Ce dernier, mentionné pour la première fois au début de l’acte V seulement, ne se réalise qu’à quelques vers de la fin, tout en étant minoré dans son importance par la place accordée, tout au long du dernier acte, à la mort sur scène de Créuse et à la tentative inaboutie de vengeance de Jason. Preuve que l’infanticide a perdu la terrifiante centralité qu’il avait chez Euripide pour se réduire à simple effet collatéral improvisé de l’affrontement conjugal, il est invoqué par le héros innocent aussi, qui explore pour un instant la même piste que Médée dans son désir de vengeance (V, 4, v. 1565-69). Un glissement thématique similaire se produit dans la réécriture de la légende d’Œdipe-: alors que chez Sophocle, le déroulement de l’action était ponctué par les différentes étapes de l’enquête existentielle du vainqueur du Sphinx, aboutissant à la superposition étonnante entre détective et criminel, chez Corneille le héros est devenu passif, il subit des découvertes qui 43 Chez Euripide, elle ne figure même pas sur scène, il n’est pas question de mariage, l’union est de pur intérêt dynastique et le récit de sa mort est rapporté de façon indirecte. 44 Comme déjà souligné par la critique (Tomô Tobari, «-Une tragédie provocante : la Médée de Corneille », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 37, 1985, p. 130), la réintroduction d’un Ægée amoureux répond à la contrainte dramaturgique de disposer de deux couples. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 112 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) lui sont imposées de l’extérieur-: dès les premiers vers nous savons que Laïus a été tué au croisement de deux chemins par des brigands, qu’Œdipe était peut-être présent sur les lieux (I, 5, v.-387-92) et que la reine a exposé son fils (v.-373-76). Les faits étant connus d’entrée, l’enquête perd tout intérêt et cède la place - pendant trois actes au moins - à l’insertion de l’épisode amoureux de Thésée et de Dircé, qui assure un recentrement de l’enjeu principal de la tragédie autour non pas de la découverte de la culpabilité d’Œdipe, mais plutôt de celle de l’innocence de Dircé- : désignée comme seule réponse possible à l’oracle à l’acte II, elle cédera la place de victime coupable d’abord à Thésée puis à Œdipe dans les trois actes suivants. Dans les deux cas, la réécriture cornélienne et l’enrichissement des épisodes secondaires ont pour conséquence directe l’effacement du rôle moteur du personnage principal, et son remplacement par une conduite de l’action assurée par les coups de théâtre inscrits dans l’intrigue. C’est tout particulièrement le cas de la péripétie aristotélicienne qui est désormais rendue possible non pas par la reconnaissance de l’autre visage du héros, mais par le croisement d’éléments narratifs issus de l’action principale avec des nouveautés inscrites dans l’épisode amoureux. La décision de Médée d’assassiner ses enfants n’est plus le résultat du long dévoilement de son visage monstrueux, mais la soudaine découverte, à l’occasion d’un dialogue avec Jason, qu’il s’agit du point faible d’un adversaire qui vient de refuser ses avances (III, 4, v.-957-60). L’identification de la faille décisive est le produit non pas de la préméditation machiavélique de l’héroïne comme chez Euripide, mais d’une série de trois erreurs commises par son mari et constituant trois nouveautés majeures introduites par Corneille par rapport à Euripide. Tout d’abord, le désir de conserver auprès de lui ses enfants, en demandant à Créuse une médiation auprès du roi (I, 2). Si cette première erreur dévoile à Médée l’endroit où frapper, une deuxième lui révèle la modalité pour le faire-: l’amante de Jason demande, en échange, de pouvoir obtenir la robe de sa rivale (II, 4, v. 564-68), favorisant ainsi l’élaboration concrète de la vengeance 45 . Enfin, sans le vouloir et derrière l’apparent geste héroïque, Jason sera responsable également du salut de la magicienne, à cause de la capture d ’Æ gée (IV, 1), qui donnera ainsi l’occasion à Médée de le libérer et de s’assurer, en contrepartie, d’une porte de sortie après l’infanticide (IV, 5). Corneille a ainsi parsemé les actes qui précédent le retournement d’indices en apparence secondaires, dont l’enchaînement garantit pourtant la «-péripétie-» décisive et la catastrophe finale. Dans ce contexte, ce n’est plus la seule Médée qui se révèle moteur de l’action, mais bien l’imbrication d’éléments issus de l’intrigue, et en particulier d’erreurs involontaires qui 45 Encore une fois, la version d’Euripide avait prévu précisément l’inverse- : c’est Médée qui décidait de façon autonome de faire cadeau de la robe à sa rivale. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 113 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) font de Jason un nouveau type de héros tragique, pleinement innocent et pourtant responsable malgré lui 46 . De même, la chute d’Œdipe, avec le dévoilement de sa réelle identité, n’est plus l’aboutissement de l’enquête active du protagoniste et de son désir de savoir, puisque le retournement de l’action est enclenché indirectement par la tentative de Thésée de sauver Dircé, en mettant en circulation la nouvelle que l’enfant a survécu et qu’il s’agit de lui (III, 4). En effet, jusqu’à ce moment-là, la pièce est dans une impasse, puisque Dircé correspond parfaitement au coupable désigné par l’oracle, et s’apprête à se sacrifier pour sauver la ville (III, 3)-; ce n’est qu’à partir de la rumeur introduite par Thésée qu’Œdipe exigera de Jocaste qu’elle fasse venir Phorbas (III, 4), dont l’arrivée permettra - à travers les rencontres successives avec Thésée (IV, 3) et Iphicrate (V, 3) - de faire ressortir la vérité et précipiter l’action vers la catastrophe finale. Comme dans le cas de Médée, ce n’est plus le héros antique qui garantit sa propre perte, mais un jeu d’intrigue, habilement préparé par Corneille en se servant de l’introduction d’un épisode amoureux 47 et d’une héroïne plus cornélienne 48 . Disciple ou rival ? À en croire les deux seules rencontres directes de Corneille avec la tragédie grecque, derrière l’apparente image aristotélicienne de sa dramaturgie se cache en réalité une hostilité absolue - cohérente dès le début de sa carrière tragique avec la théorisation qu’il en fera dans ses Discours - envers l’un des enseignements les plus significatifs de la Poétique- : la caractérisation 46 Avec ce Jason commettant une faute par «-trop d’amour-» pour ses enfants, Corneille semble donc déjà esquisser, dès 1635, le modèle du héros «-innocent coupable- », élaboré selon G.- Forestier au lendemain d’Horace seulement, et incarné notamment par Placide dans Théodore (cf. Essai de génétique théâtrale, op.- cit., p. 238-39). 47 Inutile d’interpréter le dernier acte comme l’intrusion d’une tragédie du destin après une tragédie matrimoniale de quatre actes (sur cette idée voir M.-O. Sweetser, La dramaturgie de Corneille, Genève, Droz, 1977, p.- 188-194) ni de voir dans l’épisode une pièce concurrente (sur cette belle hypothèse voir Marc Escola et Bénédicte Louvat, « Le statut de l’épisode dans la tragédie classique : Œdipe de Corneille ou le complexe de Dircé », XVII e siècle, 200, 1998, p. 453-470)-: Thésée et Dircé «- s’embarrassent- » parfaitement avec Œdipe, en provoquant le dénouement d’une intrigue qui les «-brouille les uns avec les autres-», conformément aux préconisations des Discours. Loin de constituer un dysfonctionnement dans la superposition de deux pièces rivales, le duel menacé par Thésée à l’acte IV constitue en réalité la réponse logique que le tyran recherche pour remplir les conditions de l’oracle tout en épargnant Dircé-: pourvu qu’il se termine comme celui entre Étéocle et Polynice, l’affrontement garantirait à ses yeux à la fois le versement du sang de Laïus et la mort de son assassin. 48 Tout en partageant avec Œdipe à la fois le sang et la responsabilité (indirecte) du meurtre du père, Dircé est un personnage innocent qui agit à visage découvert. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 114 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) ambigüe et complexe du héros tragique. Dès 1635, son art de fabriquer des pièces - influencé par une vision morale et très peu aristotélicienne de la tragédie - dévoile la recherche permanente d’une dramaturgie alternative et bien plus moderne, contaminée par d’autres genres dramatiques, basée sur une multiplication des épisodes secondaires et un retournement amené par l’intrigue, et non pas par le personnage. Si les modifications apportées à la légende d’Œdipe en 1659 rappellent curieusement celles imposées à l’histoire de Médée vingt-cinq ans plus tôt, c’est que les longues années de méditation théorique sur les écrits aristotéliciens n’ont aucunement ébranlé une proposition dramaturgique si radicalement éloignée d’Aristote, élaborée bien avant les lendemains d’Horace. Quelques années plus tard, en 1664, la Jocaste de Racine parviendra pourtant à retrouver les traits ambigus de l’héroïne des Phéniciennes d’Euripide, prouvant par ce biais qu’un retour intégral à l’enseignement du chapitre 13 de la Poétique était bien possible. C’est sans doute autour de l’attitude divergente envers ce chapitre que se cristallise l’un des écarts majeurs séparant les deux plus grands tragédiens français du XVII e siècle, l’un se posant en rival, l’autre en disciple du Stagirite. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Jérôme Lecompte Université Rennes 2 (CELLAM) Pour «-prévenir-» la poétique de Boileau, les Réflexions sur la poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes sont publiées prématurément en novembre 1673-: le P. Rapin a confié cette intention à Pierre-Daniel Huet pour justifier la parution dès janvier 1675 d’une deuxième édition corrigée, avant même la polémique avec Vavasseur 1 . Ces Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes sont encore modifiées en 1684 pour l’édition collective des œuvres critiques, sous le titre Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes 2 . L’article défini à valeur de notoriété désigne un corps de réflexions désormais constitué. Plusieurs raisons expliquent ce refus de la tradition du commentaire de la Poétique-: influence avouée des trattatistes, tout d’abord, 1 Dans une lettre du début de 1675, Rapin donne à Huet la raison des fautes de la première édition- : «- je voulais prévenir la poétique de Boileau et […] je me fiai pour revoir les épreuves pendant mon absence à des gens qui ne furent pas exacts- » (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashburnham 1866, Carteggio Huet, cassetta 6, ins. 2070, lettre 76, de Rapin à Huet, s. l., s. d., éditée dans J. Lecompte, L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin, Paris, H. Champion, 2015, p. 308). Sur Vavasseur, voir R. Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), éd. critique de Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2011, p. 647-655. Les références seront données d’après cette édition sous le sigle RP. 2 Dans l’ordre, sont ainsi publiés sans nom d’auteur-: Réflexions sur la poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, Paris, François Muguet, 1674 (privilège du 7 septembre 1673, achevé d’imprimer le 29 novembre 1673)-; Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, seconde édition revue et augmentée, Paris, Claude Barbin (ou François Muguet), 1675, achevé d’imprimer le 24 janvier 1675-; Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, dans Les Comparaisons des grands hommes de l’Antiquité qui ont le plus excellé dans les belles-lettres, suivi de Les Réflexions sur l’Éloquence, la Poétique, l’Histoire et la Philosophie, Paris, François Muguet, 2-t. en un vol., 1684 (deux achevés d’imprimer distincts, en date du 1 e février et du 8 juillet 1684). Les œuvres de Rapin autres que les Réflexions sur la poétique seront citées d’après cette édition. Voir J. Lecompte, «-Stratégie éditoriale d’une contre-réforme épistémologique-: la publication des œuvres savantes du P. Rapin (1668-1684)-», dans «-À qui lira-». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, dir. M. Bombart, S. Cornic, E. Keller-Rahbé, M. Rosellini, Biblio 17, vol.-222, pp. 259-270. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 116 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) un Castelvetro étant opposé à Vavasseur comme «-le plus profond et le plus savant des interprètes de la Poétique d’Aristote-» 3 -; volonté d’éviter le pédantisme, ensuite, pour s’adresser à un public mondain élargi-; projet éditorial et critique, enfin, car il s’agit désormais d’insérer ces Réflexions dans un «-dessein-», et de traiter successivement de la poétique, de l’éloquence et de la philosophie dans un volume de comparaisons suivi d’un volume de réflexions, auquel sera plus tard ajoutée l’histoire 4 . Or ce dessein est fondé sur un équilibre entre comparaisons d’auteurs antiques d’une part, et réflexions sur les disciplines d’autre part. Les Réflexions ne vont plus afficher le commentaire de la Poétique d’Aristote, mais bien des réflexions sur la poétique. Cette adaptation de la poétique aristotélicienne est l’objet du travail d’édition de Pascale Thouvenin, qui a montré comment l’interprétation jésuite du sublime de Longin avait conduit à la découverte du plaisir littéraire 5 . Le goût transforme la doctrine. Dès 1675, la disparition du nom propre dans le titre est confirmée par un amuïssement de l’autorité d’Aristote. Si l’on s’en tient aux marginales, les mentions d’Aristote passent de 32 à 7 entre 1674 et 1684, contre 20, sans changement, pour Horace, ce qu’il conviendrait d’affiner par une étude typologique. L’argumentation doxographique valide des références humanistes, comme l’interprétation horatienne, mais en les renouvelant à partir de Longin, Démétrios ou Pétrone. Les auteurs modernes tels que Chapelain, Heinsius, d’Aubignac, Le Moyne, sont passés sous silence, non sans être quelquefois paraphrasés ou plagiés. Rapin s’éloigne de la Poétique-: «-il ne réfléchit plus, comme le faisaient Aristote et Chapelain, de manière poétique, c’est-à-dire de manière structurale-: ce n’est pas l’agencement des faits en système qui l’intéresse, mais les ornements de l’action et les ornements du discours. Sa poétique n’est qu’une poétique rhétorisée-» 6 . Il ne cherche pas la lettre, mais l’esprit. Il faut dès lors se demander à quelles intentions obéit sa poétique, et pourquoi elle s’écarte de l’approche philologique. Deux concepts vont aider à cerner cette adaptation de la poétique aristotélicienne en dégageant les relais principaux qui en sont les instruments. Méditation et rêverie sont présentes dans les Réflexions sur la poétique en des lieux stratégiques. Elles réfèrent à une activité mentale, l’une alléguant un 3 Réponse du P. Rapin aux remarques du R. P. Vavasseur sur la Poétique, dans RP, «-Annexes-», pp. 670-671. Rapin cite beaucoup les commentateurs italiens modernes, chez lesquels on observe déjà «- une disparition progressive de l’auteur au profit de l’objet du texte commenté-» (Enrica Zanin, « Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote », Études littéraires, vol.-43, n° 2, 2012, p. 66). 4 Voir RP, «-Avertissement-» de 1675, p. 697. 5 P. Thouvenin, «-Présentation-», dans RP, p. 287 et suiv. 6 Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, ch. V, p. 173. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 117 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) usage intensif de la raison, l’autre suggérant un abandon temporaire de cette faculté-; elles impliquent l’entendement et la volonté en proportion inverse, et sont révélatrices d’une anthropologie soucieuse d’éclairer le fonctionnement du for intérieur dans les opérations de production et de réception de l’œuvre poétique. Une étude parallèle de ces concepts offre un moyen de retrouver l’«- esprit- » d’Aristote selon Rapin, et d’éclairer son actualisation de la Poétique 7 . Dans les Réflexions sur la poétique, la saillance des deux termes tient moins à leur fréquence qu’à la position et à l’importance de leur emploi. Ainsi, méditation n’apparaît que deux fois, et rêverie trois fois, mais ces termes sont respectivement distribués dans la première partie, celle des réflexions générales, et dans la seconde, avec les réflexions consacrées à la tragédie (exception faite d’un emploi de rêverie en mauvaise part), de sorte que méditation et rêverie sont associées, l’une au poète et à la production, l’autre au public et à la réception. Nous nous intéresserons à cette double isotopie de la méditation et de la rêverie, à leurs contenus, mais en suivant l’ordre inverse d’apparition, parce que l’examen de la finalité de la poésie fera entrevoir tout l’enjeu du façonnage, par le poète, de son ethos. 1. Les rêveries du public Il n’est pas sans intérêt d’observer d’abord la répartition d’emploi de rêverie et rêveur dans les Réflexions. Le sens négatif donné par Richelet d’«-aliénation d’esprit causée par la souffrance du cerveau-» n’est motivé que dans la première occurrence. Rapin désigne comme «-des rêveries moins digérées que les songes d’un malade- » 8 les chimères du poète telles que les a dénoncées Horace au début de son Épître aux Pisons- : la transgression de la loi poétique de convenance est la marque d’un génie sans jugement, c’est-àdire d’une émancipation pathologique de l’imagination hors de la raison. Tous positifs, les emplois suivants témoignent en revanche de l’évolution sémantique d’un mot qui nécessite encore une caractérisation, comme l’indique-Richelet-: «-Ce mot se prend en bonne part lorsqu'il est accompagné d'une épithète favorable, et il signifie alors productions d’esprit qu'on fait à force de rêver- » 9 . Cette remarque est validée par les occurrences «- une 7 Sur la rêverie et la psychologie du poète chez Rapin, voir P. Thouvenin, éd. citée, pp. 282-283. 8 RP, I, XI, p. 374. 9 Sans faire de lui l’auteur de toutes les définitions de Richelet, rappelons que Rapin contribue à ce dictionnaire avec son ami Bouhours (voir la lettre de Patru à Maucroix citée dans L’Assemblée du monde, éd. citée, p. 478, d’après Alain Rey, Antoine Furetière. Un précurseur des Lumières sous Louis XIV, Paris, Fayard, 2006, p. 90-: DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 118 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) douce et profonde rêverie-» 10 et «-ces rêveries agréables qui font le plaisir de l’âme- » 11 . Quant à l’adjectif qualificatif «- rêveur- », coordonné avec «- pensif- » 12 , il apparaît dans un contexte favorable. Dans ces différents emplois est appréhendé le pouvoir obtenu par l’imagination sur un esprit qui abandonne temporairement le cadrage de la raison et voit suspendue jusqu’à la claire conscience de son environnement. Au moment de l’évocation des effets de la tragédie,-le mot est central-: Mais, comme de toutes les passions, la crainte et la pitié sont celles qui font de plus grandes impressions sur le cœur de l’homme, par la disposition naturelle qu’il a à s’épouvanter et à s’attendrir,-Aristote les a choisies entre les autres, pour toucher davantage les esprits, par ces sentiments tendres qu’elles causent, quand le cœur s’en laisse pénétrer. En effet, dès que l’âme est ébranlée par des mouvements si naturels et si humains, toutes les impressions qu’elle ressent lui deviennent agréables.- Son trouble lui plaît, et ce qu’elle ressent d’émotion est pour elle une espèce de charme, qui la jette dans une douce et profonde rêverie et qui la fait entrer insensiblement dans tous les intérêts sur le théâtre. C’est alors que le cœur s’abandonne à tous les objets qu’on lui propose, que toutes les images le frappent, qu’il épouse les sentiments de tous ceux qui parlent, et qu’il devient susceptible de toutes les passions qu’on lui montre,-parce qu’il est ému 13 . La rêverie ainsi provoquée par la représentation place brutalement le spectateur dans un état de réceptivité singulier, où il se dessaisit de lui-même pour ne plus considérer que l’objet fictionnel. Le mot impression, commun à la double isotopie de la rêverie et de la méditation, indique une poétique de l’effet, et plus spécifiquement ici, une pragmatique de la tragédie fondée sur une lecture de la Poétique étayée par la Rhétorique et la Politique 14 . La collocation des termes agréable, plaire, charme, douce prépare et accompagne le mot Richelet avait demandé à quelques auteurs de dépouiller leurs propres œuvres, et Rapin comme Bouhours s’y étaient jetés «-à corps perdu-»). Pour un examen du champ sémantique de «- rêverie- » en diachronie, voir Bernard Beugnot, « Entre nature et culture : la rêverie classique » (1985), repris sous le titre « Poétique de la rêverie » dans La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, H. Champion, 1994, p. 371-400, et Florence Orwat, L’Invention de la rêverie. Une conquête pacifique du Grand Siècle, Paris, H. Champion, 2006, pp. 67-68. 10 RP, II, XVIII, p. 534. 11 RP, II, XXI, p. 549. 12 RP, II, XIX, p. 538. 13 RP, II, XVIII, p. 533-534. 14 Voir P. Thouvenin, «-Présentation-», dans RP, p. 284-292, et n. 143, p. 533-534, où il est signalé que Rapin a fait une lecture attentive en II, XVIII des chapitres de la Rhétorique consacrés par Aristote à la crainte et à la pitié. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 119 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) dans ce qui est une amplification de cet état psychique agréable que la tragédie moderne, selon Rapin, ne sait pas provoquer 15 . À ce concept nouveau, marquant la réflexion anthropologique du sceau d’une anthropologie classique, des exemples antiques et modernes vont prêter un caractère universel. Sophocle, Euripide et Tristan l’Hermite-: puissance de l’effet La réception antique de deux tragédies fait l’objet d’une comparaison. Après un résumé de l’Œdipe roi de Sophocle, Rapin commente la réaction des Athéniens-: «-Enfin, ce flux et ce reflux d’indignation et de pitié, cette révolution d’horreur et de tendresse, causent un effet si merveilleux sur l’esprit des auditeurs-! -» 16 . La recommandation de cette pièce et l’emphase qui s’ensuit laissent entendre qu’elle aboutit à cette «- douce et profonde rêverie-» évoquée plus haut, dans une sorte de transmutation esthétique de la mélancolie. L’exemple de l’Andromède d’Euripide concerne le public des Abdéritains.-L’héroïne était exposée au monstre marin, «-et tout ce qu’il y avait d’affreux et de pitoyable dans cette représentation, fit une impression si forte et si violente sur le peuple qu’il sortit du théâtre, dit Lucien, possédé, pour ainsi dire, de ce spectacle, et cette possession devint une maladie publique, dont l’imagination des spectateurs fut saisie-» 17 . La folie est explicitement rapportée à une «-maladie publique-» de l’imagination des spectateurs, sans être appelée «-rêverie-», signe que l’acception encore vivace jusque dans la première moitié du siècle est remplacée par le sens moderne. En outre, la relation de Lucien est atténuée, puisque la description clinique des effets sur le public ne retient que les symptômes psychologiques, à l’exclusion des symptômes physiologiques 18 . L’«- impression- » violente provoquée par la représentation d’une scène violente entraîne une possession, tandis que les «- impressions- » agréables, procurées par la crainte et la pitié, déclenchent la «-rêverie-» 19 . Ces deux exemples s’articulent suivant l’organisation de la nouvelle aire du champ sémantique de rêverie-: d’un côté, le sens ancien de délire, de l’autre, le sens positif récent. Dans ces deux formes d’aliénation d’intensité variable s’opposent une manifestation collective et une manifestation commune mais individuelle. Le troisième exemple évoque un souvenir collectif récent, qui remonte à 1637-: On a vu même dans ces derniers temps quelque crayon grossier de ces sortes d’impressions que faisait autrefois la tragédie. Quand Mondory jouait la Ma- 15 RP, II, XXI, p. 549. 16 RP, II, XIX, p. 536. 17 Ibid., p. 537. 18 Voir P. Thouvenin, n. 148, p. 537. 19 RP, II, XVIII, p. 534. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 120 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) riamne de Tristan au Marais, le peuple n’en sortait jamais que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venait de voir, et pénétré à même temps d’un grand plaisir 20 . Crainte et pitié déterminent la puissance de l’effet sur le public, cette «-impression sur l’âme- » 21 , empreinte laissée par la pression des images et des émotions. Mais la rêverie ainsi produite s’accompagne d’une réflexion, de sorte que le couple d’adjectifs «-rêveur et pensif-» laisse reconnaître la double finalité horatienne, plaire et instruire. La pragmatique de la poésie dramatique constitue un enjeu fort, qui déborde l’enjeu structural. Le manque d’effet autorise alors la critique du théâtre contemporain-: C’est aussi par ces défauts plus ou moins grands que la tragédie fait aujourd’hui peu d’effet sur les esprits, qu’on n’y ressent point ces rêveries agréables qui font le plaisir de l’âme, qu’on n’y trouve plus ces suspensions, ces ravissements, ces surprises, ces admirations que causait la tragédie ancienne, parce que la moderne n’a presque plus rien de ces objets étonnants et terribles qui donnaient de la frayeur aux spectateurs en leur donnant du plaisir, et qui faisaient ces grandes impressions sur l’âme, par le ministère des plus fortes passions. On sort à présent du théâtre aussi peu ému qu’on y est entré. On remporte son cœur chez soi comme on l’avait apporté 22 . Le plaisir de la tragédie, insiste Rapin, est devenu aussi superficiel que celui de la comédie. Toutefois, cet idéal de la «- rêverie- » amortit le sublime de «- ces suspensions, ces ravissements, ces surprises, ces admirations- » pour n’en retenir que la trace agréable. Bouhours et le spectacle de la mer La rêverie au singulier désigne désormais une emprise positive de l’imagination sur l’esprit. Qu’il soit permis de rêver un peu avec Bouhours devant le spectacle de la mer. Dans le premier des Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Eugène contemple la mer. Ariste ayant respecté ce moment remarque peu après-: «-je trouve cette petite rêverie où vous vous êtes laissé aller, la plus raisonnable du monde- » 23 . Écoutons-les, et suivons le fil de cette rêverie à deux voix. On n’est guère surpris de rencontrer une fascination pour «- ce flux et ce reflux-» 24 . Une prose cadencée rend les mouvements de la mer : 20 RP, II, XIX, p. 537-538. 21 RP, II, XXI, p. 547. 22 Ibid., p. 549-550. 23 D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. B. Beugnot, G. Declercq, Paris, H. Champion, 2003, I, «-La mer-», p. 54. 24 Ibid., p. 55. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 121 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) [… ] elle paraît toujours nouvelle, parce qu’elle n’est jamais en un même état. Tantôt elle est tout à fait tranquille, et les ondes sont si unies qu’on la prendrait pour une eau dormante- : tantôt elle est un peu émue, comme la voilà maintenant. [… ] Le bruit de ses flots n’est quelquefois qu’un doux murmure, qui invite à rêver agréablement-; mais c’est aussi quelquefois un mugissement épouvantable, qu’on ne peut ouïr sans frayeur 25 . Les effets provoqués par le calme ou l’agitation recoupent l’opposition de l’ethos et du pathos-: «-ce bruit, ce désordre, ce fracas, tout cela inspire je ne sais quelle horreur accompagnée de plaisir, et fait un spectacle terrible et agréable-» 26 . Encore approchée au moyen du je ne sais quoi et de la tension rhétorique entre ethos et pathos, cette première saisie de l’expérience du sublime est pensée par analogie avec la tragédie. L’entretien portera plus tard sur le mystère du flux et du reflux, cause supposée du suicide d’Aristote- : une «-méditation profonde-» ne lui avait pas permis d’en trouver l’explication 27 .-Ainsi la rêverie effleure-t-elle l’intelligence des choses sans essayer de les cerner, quand la méditation cherche au contraire à y parvenir. De la rêverie à la méditation, de l’imagination à la raison, on perçoit un continuum-; ce sont les modes intimes d’une conscience dont le lien au monde s’exténue, comme présence au réel, ou s’intensifie, comme réflexion sur les causes. La rêverie demande une cause extérieure et elle amène à un repli sur l’intérieur qui prend cette cause pour premier objet, sans aller jusqu’à déterminer très loin une connexion entre les idées. La mer et la tragédie provoquent la rêverie. Chez Rapin, valorisation de l’expérience de la rêverie et métaphore du flux et du reflux semblent bien emprunter à cette source amie. Or la dynamique de l’impression provoquée par la tragédie n’engendre pas seulement la rêverie, ou plutôt, il est dans la nature de cette rêverie de communiquer avec la raison, à la manière de l’entretien. En effet, la rêverie se confond bientôt avec la réflexion qui en est la vraie finalité-: «-le peuple n’en sortait jamais que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venait de voir, et pénétré à même temps d’un grand plaisir-» 28 . La découverte du pouvoir de la rêverie signale une pragmatique de la représentation scénique. La catharsis est repensée à partir de l’adage horatien que valide une anthropologie classique- : plaire permet d’instruire grâce à une «- persuasion insensible- » inspirée de la rhétorique cicéronienne ailleurs approfondie par Rapin 29 . 25 Ibid., p. 55-56. 26 Ibid., p. 57. 27 Ibid., p. 61. 28 RP, II, XIX, p. 538. 29 Sur ce point, voir J. Lecompte, L’Assemblée du monde, éd. citée, II, ch. 2, p. 339. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 122 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Élévation de l’artiste par la lecture des grands poètes Comme Bouhours, Rapin se rapproche du sublime. Il s’intéresse à l’état dans lequel se plonge l’artiste, peintre ou sculpteur, grâce à la lecture d’Homère, le modèle du genre sublime. La réflexion est conduite à partir du Traité sur le sublime de Longin, sur les images (chapitre XIII), mais aussi sur les sources du sublime (chapitre VI), dont Rapin valorise la première, l’élévation de l’esprit (chapitre VII). Il rapporte trois exemples-: pour «-réussir mieux-» à peindre «-Jupiter-», Euphranor s’est rendu dans une école d’Athènes où un professeur lisait Homère à ses élèves-; Phidias s’est souvenu des mêmes vers quand il a sculpté la statue chryséléphantine du dieu à Olympie-; un peintre contemporain, ajoute Rapin d’après sa propre expérience, «- se faisait lire Homère pour élever son esprit quand il se disposait à travailler-» 30 . L’artiste élève donc son esprit et le place dans la meilleure disposition créatrice par l’influence d’une grande poésie, ce qui confirme le critique dans l’opinion que l’on ne fait «-rien d’élevé-si l’on ne consulte les Anciens-» 31 . Cependant la réussite de la tragédie ne se mesure pas à la puissance de l’effet - en proie à une hystérie collective, les Abdéritains en sont la preuve - mais au bon réglage de cette force. Si Rapin exhorte les poètes à écrire dans les grands genres, c’est en exposant les difficultés de l’art, tant humaines que techniques, qu’il veut en dissuader ceux qui ne pourraient les surmonter. La première partie des Réflexions, dans ses dix-huit premiers chapitres surtout, s’intéresse à la formation du poète, qui doit commencer par un long travail sur lui-même. Il ne suffit pas de se faire lire un grand poète, car on n’arrive le plus souvent qu’à en imiter des phrases, «- sans en exprimer l’esprit- » 32 . L’enjeu est ailleurs-: il touche à l’ethos du poète. 2. Les méditations du poète Ces derniers exemples sont loin d’être anodins. L’inspiration y est requalifiée par la rêverie- : la grande poésie met l’artiste accompli en condition pour créer une œuvre de très haut rang. Mais pour imiter les anciens il faut connaître sa force, il faut l’avoir éprouvée, augmentée. C’est pourquoi Rapin attache beaucoup d’importance au rôle de la méditation dans la formation du poète ou, sur le modèle de Quintilien, de son institution. Il déclare suivre l’interprétation d’Aristote par Castelvetro, en retenant une leçon pour un passage qu’il a «-trouvé favorable pour détruire la méchante opinion qu’on 30 RP, I, XXVIII, p. 434-435. Selon Pascale Thouvenin, le peintre pourrait être Nicolas Poussin, ou Charles-Alphonse Du Fresnoy (voir note 207, pp. 435-436). 31 RP, I, XXXII, p. 450. 32 Ibid. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 123 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) a des poètes-», pour les sauver «-de la folie qu’on leur impute-» 33 . Contre la fureur et l’inspiration poétique, Rapin développe une dialectique des forces du génie et du jugement. Seule la méditation du poète sur lui-même permettra de porter la nature à son plus haut point de maturité. Dans l’œuvre critique de Rapin, plusieurs occurrences du nom méditation témoignent d’une attention portée à l’activité intellectuelle ou spirituelle du for intérieur. De même que la rêverie, la méditation a pour effet de couper la personne de son environnement- : «- comme c’est l’ordinaire des esprits profonds de se renfermer en eux-mêmes pour se donner tout entiers à la méditation, sans éclater au-dehors, la réputation d’Aristote fit peu de bruit dans le monde pendant ces vingt années qu’il fut le disciple de Platon-» 34 . La méditation suppose une concentration intense et de longue durée, sans quoi il est impossible de venir à bout de la difficulté d’Aristote- - on ne le connaît bien-«-qu’après l’avoir longtemps étudié, et après en avoir pénétré la doctrine par de profondes méditations-» 35 . Sont ainsi évoquées les méditations de Socrate, Platon, Boèce, Descartes 36 . Dans l’épître à Lamoignon, la méditation est distinguée de la réflexion- : «- vos réflexions les plus subites et les moins préparées valent mieux que les méditations les plus profondes des autres » 37 . Mais une collocation récurrente attire surtout l’attention car elle figure dans les Réflexions sur la poétique après avoir servi à renvoyer à l’observation des mœurs par l’orateur dans les œuvres sur l’éloquence. Le nom méditation apparaît caractérisé trois fois par l’adjectif perpétuelle, soit antéposé, soit postposé-: Mais que ce don de pénétrer les cœurs pour s’en rendre maître, est rare ! L’inconstance, et le changement des inclinations, l’altération des humeurs, la diversité des intérêts, des conjonctures, et des lieux, la fortune même, qui a tant de part à cette disposition générale des esprits pour les grands événements, doivent être des sujets d’une méditation perpétuelle : l’orateur étant obligé de mettre tout en usage, quand il faut inspirer ses résolutions à un peuple assemblé, et le faire entrer dans son opinion 38 . 33 RP, «-Annexes-», p. 670-671. 34 Comparaison de Platon et d’Aristote, I, IV, p. 197. 35 Ibid., IV, IV, p. 268. 36 Dans l’éd. 1684, voir les Réflexions sur la philosophie pour Socrate (p.- 269) et Descartes (p.-323, 370, 372), ainsi que la Comparaison de Platon et d’Aristote pour Platon (p.-196) et Boèce (p.-278). 37 Comparaison de Platon et d’Aristote, p. 168. 38 Comparaison de Démosthène et de Cicéron, X, p.-29. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 124 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) En 1670, l’édition originale portait «-une attention perpétuelle-», syntagme repris dans les «- Réflexions sur l’éloquence de la chaire- » 39 . S’agit-il seulement d’observer-? La leçon nouvelle, apparue en 1676, implique un approfondissement moral par induction. Il ne faut plus faire preuve de perspicacité en situation, il faut méditer dans sa retraite sur les conduites et les rapprocher des types que présente la Rhétorique-: Mais dans cet attachement à l’étude, et dans cette assiduité au cabinet, qui sont nécessaires pour se remplir l’esprit des connaissances propres à l’Éloquence, il est bon de puiser dans les sources, d’étudier à fond les Anciens, principalement ceux qui sont Originaux- : et surtout se faire un sujet d’une méditation perpétuelle de la Rhétorique d’Aristote, qui a pris le soin d’exposer si exactement tout le détail des mouvements du cœur de l’homme, la première chose que l’Orateur doit étudier- : il doit commencer par là s’il veut remuer l’âme de ses auditeurs, par le mouvement des affections, qui sont les véritables ressorts de cette machine, si difficile à ébranler 40 . Dans les Réflexions sur la poétique, cette «- méditation perpétuelle- » sur les mœurs, si fortement recommandée à l’orateur, est remplacée pour le poète par une métaphore, ce qui n’empêche pas le syntagme de reparaître à une autre occasion. La métaphore de la sonde Dans la réflexion XXV, Rapin fournit les mêmes références au deuxième livre de la Rhétorique d’Aristote, augmenté de la Poétique d’Horace. Cependant la «-méditation perpétuelle- » est remplacée par une métaphore de la sonde-: La grande règle de traiter les mœurs est de les copier sur la nature et surtout de bien étudier le cœur de l’homme pour en savoir distinguer tous les mouvements. C’est ce qu’on ne sait point- : le cœur humain est un abîme d’une profondeur où la sonde ne peut aller, c’est un mystère impénétrable aux plus éclairés. On s’y méprend toujours, quelque habile qu’on soit 41 . Il ne faut plus s’en remettre à la topique, mais observer attentivement le monde, même si la suite du paragraphe avertit que, faute de mieux, on devra toujours s’assujettir à la règle aristotélicienne et horatienne de construction du caractère. Or la métaphore est chez Rapin d’un usage assez rare pour 39 Réflexions sur l’usage de l’éloquence, III, XVII, p. 52. 40 Ibid., I, IV, p. 4 (voir également I, XXIV, p. 21). 41 RP, I, XXV, p. 425. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 125 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) nous alerter. Il l’emprunte manifestement à Baltasar Gracián, qui l’utilise souvent en contexte similaire, aussi bien dans l’Oráculo manual y arte de prudencia que dans ses autres œuvres, pour affirmer l’importance de l’examen d’autrui-: «-Sonda luego el fondo de la mayor profundidad-» 42 . Métaphore marine et métaphore anatomique de la sonde, qui alternent chez Gracián, se conjuguent discrètement chez Rapin quand il évoque le cœur, et son «- abîme d’une profondeur impénétrable aux esprits médiocres- », ou «- un abîme d’une profondeur impénétrable-», Aristote seul ayant «-sondé la profondeur de cet abîme-» 43 . Rapin n’a pourtant jamais mentionné Gracián, à la différence de Bouhours, critique implacable d’une obscurité qui n’a d’égal en France que le style de Nervèze. Ainsi, «- Que el Héroe platique incomprehensibilidades de caudal-» veut dire «-en bon français qu’un sage prince doit se conduire de sorte que personne ne le pénètre-» 44 , sentence que Bouhours paraphrase pourtant lui-même dans son entretien sur le secret- : «-il n’appartient qu’à un génie sublime et fait pour commander, de pénétrer les desseins des autres, et de savoir cacher les siens-» 45 . Désormais la formation du poète doit tenir compte d’une civilité subtile qui dépasse de beaucoup en complexité la topique aristotélico-horatienne. Pourquoi le poète ne serait-il pas lui aussi un homme de jugement, sur le modèle avancé par Gracián- ? Les types offerts par la Rhétorique d’Aristote en complément de la Poétique ne suffiront plus au poète de grande ambition- : Rapin savait d’expérience combien le commerce du monde lui était devenu essentiel. Méditation sur soi Dans les Réflexions sur la poétique de ce temps, deux occurrences du nom méditation font ressortir son isotopie. La première est précédée de cette remarque d’après Horace-: 42 B. Gracián, Oráculo manual y arte de prudencia, 49, (www.cervantesvirtual.com / nd/ ark: / 59851/ bmcxs5p7, d’après l’édition Huesca, Juan Nogués, 1647). Voir dans El Discreto, XIX- : «- Sonda atento los fondos de la mayor profundidad- » (www. cervantesvirtual.com / nd/ ark: / 59851/ bmcmg7k8, d’après l’édition Huesca, Juan Nogués, 1646). La métaphore figure également dans El Héroe et El Criticón. 43 Voir respectivement Comparaison de Platon et d’Aristote, IV, VI, p. 290, Réflexions sur l’usage de l’éloquence, III, XVII, p. 51, et Comparaison de Démosthène et de Cicéron, X, p. 28. C’est encore Aristote qui a sondé le cœur de l’homme pour aboutir à la découverte du syllogisme- : «- On n’avait point encore sondé ce vaste fond des pensées de l’homme, pour en connaître la profondeur-» (Réflexions sur la philosophie, «-Réflexions sur la logique-», IV, p. 315). 44 D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. citée, II, «- La langue française- », p. 106. 45 Ibid., III, «-Le secret-», p. 206. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 126 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Ce n’est pas assez que d’avoir du génie, il faut le sentir et en être sûr par l’expérience qu’on en doit avoir. Il faut même bien connaître de quoi il est capable et de quoi il ne l’est pas, pour ne le pas forcer, selon le précepte qu’en donne Horace, ce qu’on ne peut bien savoir sans de longues réflexions sur soi-même. Et, quoique la nature soit toujours prompte à se déclarer, il ne faut pas laisser de la prévenir en s’étudiant avec bien de l’attention pour connaître ses forces 46 . Aussi la réflexion suivante peut-elle conclure-: «-C’est donc par une longue réflexion sur soi-même, et par une perpétuelle méditation sur son naturel, jointe à l’étude et à l’exercice de la composition, qu’on se perfectionne en perfectionnant son génie-» 47 . En réaffectant le syntagme à l’examen de soi par le poète, Rapin fait disparaître toute mention d’Aristote et de sa Rhétorique. L’expérience l’emporte sur la topique. Il ne saurait être question d’une méditation perpétuelle sur la Poétique, de nature philologique, mais bien d’une pratique à la fois intime et sensible. Le précepte d’Horace se trouve déjà chez Du Bellay, qui soutient que l’imitation doit partir d’une connaissance par le poète de son naturel propre 48 . De «-longues réflexions sur soi-même-» sont indispensables pour «-connaître ses forces-», écrit donc Rapin, et régler ainsi l’ethos sur le naturel-: Nihil invita Minerva, selon la formule empruntée à Cicéron 49 . On peut rêver sur cette source commune, qui chez Gracián produit cette réflexion-: Se connaître soi-même : son génie, ses goûts et ses passions. Nul ne peut être maître de soi s’il ne se connaît pleinement d’abord. Il y a des miroirs du visage, mais point de l’esprit- : réfléchir sur soi-même peut en tenir lieu. Et quand l'image extérieure en viendrait à s'oublier, conservez l'intérieure pour la corriger, pour l’améliorer. Connaissez les forces de votre entendement et mesurez votre perspicacité avant que d’entreprendre-; éprouvez votre adresse avant de vous engager-; sondez votre fonds et pesez votre capacité en toute chose 50 . 46 RP, I, XIV, p. 383. 47 RP, I, XV, p. 387. 48 Voir Du Bellay, Défense et Illustration de la langue française, II, III. 49 Cette formule empruntée à Cicéron (De Officiis, I, XXXI, 110) se trouve au v. 385 de l’Épître aux Pisons («-Tu nihil invita dices faciesve Minerva-»)-: «-Là est peut-être ce que chacun de nos auteurs, au-delà de Cicéron, va chercher chez Horace, cette mise en rapport du decorum et du judicium, cette mise en œuvre d'une pratique et d'une théorie conjointes du decorum personnel […]-» (Nathalie Dauvois, «-Decore, convenance, bienséance et grâce dans les arts poétiques français. (Re)naissance d'une poétique de la différence-», Camenæ, n° 13, octobre 2012, p. 16). Cette remarque vaut encore pour Rapin. 50 B. Gracián, Oracle manuel et Art de Prudence, dans Traités politiques, esthétiques, éthiques, éd. B. Pelegrín, Paris, Éd. du Seuil, 2005, 89, p. 305. Voir la traduction d’Amelot de la Houssaie, L’Homme de cour, éd. S. Roubaud, précédée d’un essai de DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 127 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Dans le dernier tiers du XVII e siècle français, cependant, cette image du miroir se brouille. La Rochefoucauld et Nicole disent l’impossibilité de se connaître soi-même, ce que Rapin transforme en difficulté de la formation de soi comme grand poète. On rencontre alors la question de l’ambition et de la vanité, qui aveugle les mauvais poètes. Du moins le jésuite semble-t-il estimer que l’on peut en venir à se connaître assez pour discerner son ethos de poète. Héritée d’Horace, cette question des forces du poète est centrale, et les exemples fournis sont instructifs.- Properce s’est reconnu incapable de «- chanter les guerres d’Auguste- », Horace a été restreint au genre lyrique par son naturel, quoiqu’il eût pu s’illustrer dans un «-grand poème-» 51 . La difficulté de former des poètes expliquerait l’échec de l’épopée française-: Le poème épique est ce qu’il y a de plus grand et de plus noble dans la poésie. C’est l’ouvrage le plus accompli de l’esprit humain. Toute la noblesse et toute l’élévation des plus parfaits génies peut à peine suffire à former celui qu’il faut au poète héroïque. La difficulté seule de trouver du jugement et de l’imagination, de la chaleur et du sang-froid, de la sagesse et de l’emportement, cause la rareté de ce caractère et de ce tempérament heureux qui fait le poète accompli. Il faut de grandes images et un esprit encore plus grand pour les former. Enfin, il faut un jugement si solide, un discernement si exquis, une si parfaite connaissance de la langue dans laquelle on écrit, une étude si constante, une méditation si profonde, une étendue de capacité si vaste que les siècles entiers à peine peuvent produire un génie capable d’un poème épique. Et c’est une entreprise si hardie qu’elle ne peut tomber dans l’esprit d’un homme sage sans l’effrayer 52 . Cet art poétique doit s’entendre au sens horatien car il s’applique à former de «-véritables poètes-» contre les «-faiseurs de vers-» 53 . Dans sa réponse à la X e remarque de Vavasseur, Rapin revendique le choix d’une leçon retenue par Castelvetro, «- le plus profond et le plus savant des interprètes de la Poétique d’Aristote-», leçon qu’il a trouvée «-favorable pour détruire la méchante opinion qu’on a des poètes-» 54 . En effet,-elle lui a permis d’affirmer qu’il y a selon Aristote «-quelque chose de divin dans le poète-», mais «-rien M. Fumaroli, Paris, Gallimard, 2010, p. 373. Dans l’original, la dernière proposition est la suivante-: «-Tenga medido su fondo y pesado su caudal para todo-». 51 RP, I, XIV, p. 384. 52 RP, II, II, p. 479-480. 53 RP, «-Épître à Monseigneur le Dauphin-», p. 331. Sur les «-méchants poètes-», voir la réponse à la remarque XIV de Vavasseur, p. 673-674. 54 RP, «-Annexes-», Réponse à la remarque X de Vavasseur, p. 670. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 128 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) de furieux-» 55 . La réhabilitation du poète se trouve ainsi placée au cœur du projet. Le jugement doit contenir les élans de l’imagination-: «-Et pour renfermer dans une dernière réflexion toutes les autres qu’on peut faire,-il faut que le Poète comprenne que le grand secret de l’art est de bien mettre en œuvre sa matière et d’exécuter heureusement ce qu’il a médité avec toute l’attention que demande son sujet-» 56 . La négligence elle-même sera étudiée selon le principe de Quintilien, étendu à la civilité par Castiglione avec la sprezzatura. Choix de l’ethos Si le choix de l’ethos du poète est fondamental pour Rapin, sur le modèle de la méditation cicéronienne du De Officiis, c’est sans doute parce que le choix de vie ne l’est pas moins dans la «-pratique méditative-» ignacienne 57 . Dans La Perfection du christianisme, parue en 1673, le fidèle n’est-il pas invité à la «-méditation continuelle de la vie de Jésus Christ-» 58 -? L’exhortation horatienne au poète est donc poussée plus loin qu’il n’y paraît-: la méditation du poète sur lui-même rejoint l’éthique mondaine de Gracián mais elle précède l’exercice spirituel, dont elle est comme une propédeutique implicite. Par la méditation sur soi et sur son œuvre, le poète met en œuvre une méthode rationnelle qui l’éloigne du soupçon de folie, et avec elle, de celui de libertinage. À l’opposé de la fureur dominatrice et aliénante, le poète se choisit en accord avec les capacités qui sont les siennes, et cet ordre intérieur une fois trouvé, il doit être capable de le reproduire au-dehors en le projetant dans l’œuvre poétique. Ainsi les Réflexions sur la poétique apparaissent-elles sous-tendues par l’anthropologie jésuite. Dans cette synthèse de Marc Fumaroli, on reconnaît le travail du poète sur soi tel que le préconise Rapin-: «-La foi jésuite dans la coopération de la nature et de la grâce, de la liberté humaine et de la providence divine pour surmonter la puissance des ténèbres introduite dans l’humanité par la faute d’Adam, admettait une forme de progrès, mais un progrès lent, difficile et local, fruit de succès providentiels, mais toujours provisoires, de la communion des saints sur la conspiration des pécheurs et du Démon- » 59 . Ce sont de «- véritables poètes- » que Rapin souhaite former pour qu’ils contribuent par leur choix de personne à rame- 55 RP, I, V, p. 356. 56 RP, I, XL, p. 472. 57 Christian Belin, La Conversation intérieure. La méditation en France au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2002, p. 86. 58 R. Rapin, La Perfection du christianisme tirée de la morale de Jésus Christ, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1673, p. 165 (achevé d’imprimer du 14 décembre 1672). 59 Marc Fumaroli, 1684, essai précédant Gracián, L’Homme de cour, éd. citée, p. 76- 77, repris dans Le Sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, Paris, Gallimard, p. 79-80. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 129 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) ner toujours plus d’ordre dans le monde. La réussite poétique et sociale est fondée sur un travail moral, nullement incompatible avec une dimension spirituelle. L’éthique investit la poétique. Si la poétique est rhétorisée par Rapin, elle l’est en profondeur, et sans pouvoir être réduite à l’ornement. La Poétique d’Aristote n’est pas lue selon la lettre, mais selon l’esprit, pour répondre aux enjeux du temps. Cette recontextualisation met la poétique sur la voie de son autonomie en tant que discipline. Or deux concepts représentatifs de l’essor de l’intimité vont l’ouvrir à des dimensions étrangères à la logique structurale du poème-: la méditation convoque l’éthique, et la rêverie, la pragmatique. Une autre nécessité fait loi. Le plaisir littéraire est discrètement fondé par une théologie qui articule une double finalité esthétique et morale. Le plus remarquable dès lors n’est peut-être pas le recours à Castelvetro ou à tel autre interprète d’Aristote, ancien ou moderne. Il tiendrait plutôt à la présence profonde dans cette poétique des idées de Loyola et de Gracián, deux sources jésuites donnant à penser que l’auteur n’ignorait pas que le second fût également son confrère- : un désir de conduire le poète à une élévation morale et sociale fonde le projet de Rapin qui, en cela, donne bien la dernière poétique humaniste. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLIV, 1 (2019) Les faits divers à l’épreuve du roman (XVI e -XXI e siècles) Coordonnateur : Frank Greiner XLIV, 2 (2019) La science-fiction en langue française Coordonnateurs : Paul Scott, Antje Ziethen XLV, 1 (2020) L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf XLV, 2 (2020) L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebaï Fascicule présent XLVI, 1 (2021) Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser Prochain fascicule XLVI, 2 (2021) Lire et raconter comme remède en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs ISBN 978-3-8233-9321-4
