Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2021
462
Derniers fascicules parus XLV, 1 L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf XLV, 2 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser Fascicule présent XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs Prochains fascicules XLVII, 1 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XLVII, 2 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVI, 2 XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française ISBN 978-3-8233-0443-2 Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Marcel Proust, « Journées de lecture », dans Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 160-194, p. 176. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnatrice du fascicule Béatrice Jakobs Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [1] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Abonnements 1 an : € 82, - (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-8233-0443-2 (Print) ISBN 978-3-8233-0461-6 (ePDF) OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [2] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Sommaire B ÉATRICE J AKOBS Introduction. Lire et raconter en des temps difficiles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 TRADITION A LEXIS N USELOVICI Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie . . 15 SITUATIONS G ENEVIÈVE S USEMIHL A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 P HILIPPE R ICHARD C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 65 F RANK N AGEL Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée de Saxe-Gotha (1732 - 1767) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 TÉMOIGNAGES B ÉATRICE J AKOBS « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » . . . 89 N ICOLAS F AGUER La proximité dans la distance.Enseigner la littérature au collège en temps de confinement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 S ILVIA A DRIANA A POSTOL Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique.Étude de cas : un projet de traduction littéraire . . . . . . . . . . . . 99 OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [3] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [4] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Introduction Lire et raconter en des temps difficiles Béatrice Jakobs Christian-Albrechts-Universität zu Kiel En 2021, au moment où a germé l ’ idée du présent fascicule et où l ’ appel à contribution a été lancé, il y avait « seulement » la pandémie du Covid 19 avec ses mesures-barrières, ses multiples confinements et déconfinements, sa menace de mutations du virus générant des variants encore plus contagieux et dangereux. A présent, au moment de la rédaction de l ’ introduction du volume en question, il y a aussi la guerre, revenue en Europe après des décennies de paix, et avec elle les réfugiés, la peur, la destruction. Il est indéniable que nous vivons en des temps difficiles … Du point de vue littéraire cependant, ce sont justement ces expériences de crise qui, prises comme sujet, ont toujours fait naitre des textes précieux, voire innovants, stimulants 1 . Alexis Nuselovici, professeur à l ’ université d ’ Aix- Marseille en évoquera plusieurs, présentant une « bibliothèque épidémique » qui englobe par exemple le Décaméron (Boccace, 1350) ; le Journal de l ’ année de la peste (Defoe, 1722) ou Quarantaine (Le Clézio, 1995) 2 . Et si nous pensons aux textes tels que Les aventures de Simplicius Simplicissimus (Grimmelshausen, 1668) ; A l ’ ouest rien de nouveau (Remarque, 1928) ou Les Bienveillantes (Littel, 2006) pour ne citer que quelques exemples, nous nous rendons compte que les horreurs de la guerre ne sont guère moins productives … Mais pour que ces textes aient pu avoir du succès, dans certains cas des siècles durant, il fallait qu ’ ils soient lus. Cette constatation nous amène au deuxième lien entre littérature et crise, individuelle ou collective : les moments de lecture ! 1 Pour les différents domaines de crise et le lien entre lecture et crise voir Alexandre Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au XXI e siècle, Paris, Corti, 2017, p. 83ss et passim. 2 Cf. la contribution d ’ Alexis Nuselovici, « Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie », partie I ‒ TRADITION, p. 15 - 42. Les crises et leur effet stimulant pour la lecture sont également thématisés par l ’ auteur. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [5] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 Certainement, et heureusement, nous ne lisons pas seulement en temps de crise, cela serait bien triste et incontestablement désastreux pour tous ceux qui gagnent leur vie avec les livres (libraires, bibliothécaires, éditeurs, professeurs de lettres). Celui qui aime lire le fait partout et à toute heure, à la plage au soleil pendant les vacances, le soir à la maison sur le canapé, en voyage d ’ affaires dans le train ou l ’ avion ou même en faisant la queue devant un magasin. Mais comment et surtout pourquoi devient-on un lecteur si fervent ? La réponse donnée par les spécialistes des différents domaines concernés 3 ‒ et ainsi d ’ une façon ou d ’ une autre par les contributeurs du présent volume ‒ est très simple : par expérience ! Car si nous faisons déjà tôt dans notre vie l ’ expérience que les livres apportent du bonheur (en bas âge ce serait plutôt le bonheur du moment partagé avec les parents pendant la « lecture » d ’ un livre d ’ images 4 ) nous développons l ’ envie de revivre ces moments positifs reliés à l ’ objet « livre ». Pendant les années d ’ école, ce seraient les moments passés avec un livre d ’ aventures qui nous fait oublier la mauvaise note au contrôle de maths 5 ; une fois adulte, nous nous réfugierions peut-être dans l ’ univers fictif des livres pour passer le temps un après-midi morne et pluvieux 6 ou pour oublier un instant un chagrin d ’ amour. Mais peut-être choisirions-nous dans une telle situation justement un roman qui raconte l ’ échec d ’ une relation amoureuse. Cela n ’ effacerait certainement pas notre peine, mais nous ferait tout de même réfléchir. L ’ histoire nous servirait de miroir, nous pourrions confronter nos attitudes avec les actions et avis des principaux personnages, ce qui nous permettrait de mieux nous comprendre nous-mêmes. Ainsi, le livre ne serait plus vécu seulement comme le support de bon moments (partagés) mais encore comme un trésor de modèles et de conseils 7 . 3 Outre les experts des professions du livre déjà mentionnées, ce sont surtout les enseignants du primaire et du secondaire, les psychologues, les médecins et les sociologues spécialisés en éducation. 4 Pour les « habitudes de lecture » des enfants cf. Megan Daley, Raising Readers : How to nurture a child's love of books, Chicago, University of Queensland Press, 2019, p. 3 - 20. Pour la lecture enfantine en général et en temps de pandémie cf. aussi la contribution de Geneviève Susemihl : « A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away : Children ’ s Books and the Corona Crisis », partie II ‒ SITUATIONS, p. 45 - 64. 5 Cf. Delay/ Raising Readers, p. 24ss. 6 Cf. la contribution de Philippe Richard : « C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre », partie II ‒ SITUATIONS, p. 65 - 74 dans laquelle l ’ auteur montre que souvent il n ’ y a que la littérature qui sache combattre la monotonie de la vie quotidienne. 7 Cf. pour une telle lecture de livres aussi les énoncés de l ’ auteure Sylvie Germain dans « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions ». Interview avec l ’ écrivaine Sylvie Germain menée par Béatrice Jakobs », partie III ‒ TÉMOIGNAGES, p. 89 - 94, surtout la réponse à la septième question. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [6] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 6 Béatrice Jakobs Et c ’ est justement ce mécanisme qui rend la littérature de fiction si précieuse en temps de crise et qui a fait augmenter les ventes de plusieurs textes de la « bibliothèque épidémique » susmentionnée pendant les premiers mois de l ’ année 2020. Le roman camusien La peste dont « les ventes [ … ] se sont envolées 8 » dès l ’ apparition des premiers cas de Covid-19 en France, en est peutêtre l ’ exemple le plus frappant 9 . Plus que les parallèles évidentes entre la situation à Oran décrite dans le roman et les mesures prises par les responsables 10 c ’ est la façon dont le Docteur Rieux et ses compagnons d ’ infortune font face à la situation épidémique désespérante sans pour autant désespérer qui intéresse le lecteur actuel, car ils montrent une réaction possible face à la pandémie qu ’ il pourrait lui-même adopter ou rejeter 11 . Le mécanisme décrit ici vaut pour la plupart des œ uvres traitant de maladies contagieuses et de situations de guerre 12 . Quels que soient le pays, le siècle ou le 8 https: / / www.lefigaro.fr/ livres/ en-pleine-epidemie-de-coronavirus-les-ventes-de-lapeste-de-camus-s-envolent-20200303 (02/ 07/ 22). 9 Cf. les statistiques concernant la vente de l ’ édition folio de La Peste en 2020 en comparaison avec les ventes en 2019 sur https: / / www.edistat.com (03/ 07/ 22). 10 Les mesures anti-Covid-19 ordonnées par le gouvernement français ressemblent non seulement aux mesures prises par la plupart des gouvernements occidentaux pendant les années 2020 - 2022, mais aussi aux mesures prises par les responsables des siècles passés, car les principes de la contagion d ’ homme à homme et par contact avec des surfaces contaminées sont connus depuis longtemps: l ’ isolement, la quarantaine et la distanciation ainsi que la ventilation des lieux et le lavage des mains sont des conseils que l ’ on trouve depuis l ’ Antiquité mais surtout le XIV e siècle dans les écrits officiels de médecins et d ’ hommes politiques, cf. Lise Wilkinson : « Epidemiology » dans : William F. Bynum/ Roy Porter (eds.) : Companion Encyclopedia of the History of Medicine, Londres, Routledge 1993, p. 1262 - 1282, surtout p. 1265ss. 11 Dans La peste (1947), Camus retrace les hauts et les bas de la lutte des personnages principaux contre la peste à Oran dans les années 1940. A travers les personnages du récit (le Docteur Rieux, Tarrou, Rambert, Cottard, le Père Paneloux), l ’ auteur existentialiste relate les attitudes humaines par rapport au fléau (allégorique), à savoir la solidarité, l ’ égoïsme, le scepticisme envers la science et le fatalisme religieux). Cf. Albert Camus, La peste, Paris, Gallimard, 1989, passim. L ’ impact de La Peste au printemps 2020 se montre également dans l ’ intérêt général porté à la thèse de doctorat d ’ Aurèlie Palud, La contagion des imaginaires : L'héritage Camusien dans le récit d'épidémie contemporain (entretemps : Rennes, P U Rennes, 2020), qui s ’ est manifesté dans plusieurs rencontres et interviews avec l ’ auteure en dehors du contexte universitaire. Cf. par exemple https: / / www. lemonde.fr/ livres/ article/ 2020/ 03/ 21/ aurelie-palud-la-litterature-devrait-nous-aider-ane-pas-ceder-a-des-pulsions-qui-risquent-de-faire-le-jeu-de-l-epidemie_6033961_3260. html (03/ 07/ 22). 12 Cf. de nouveau les ouvrages de la bibliothèque épidémique, mentionnée par Nuselovici (cf. partie I ‒ TRADITION) et les livres dans lesquels sont évoquées les guerres, également susmentionnés. Pour les textes ayant connu un succès en raison de la guerre en Ukraine cf. par exemple https: / / actualitte.com/ article/ 106469/ onde-et-chiffres/ la-guerre-enukraine-et-ses-consequences-sur-les-ventes-de-livres (03/ 07/ 22). OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [7] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 Introduction Lire et raconter en des temps difficiles 7 réalisme de la crise évoquée 13 dans un texte, ce sont les personnages et leurs manières d ’ affronter une telle crise qui rendent l ’ ouvrage intéressant et utile pour les lecteurs en leur permettant de développer une attitude et un comportement qui les aident à traverser des temps difficiles. Un autre ouvrage très à succès à cet égard est le Décaméron, également susmentionné et comme le roman de Camus un des grands gagnants de la crise du Covid-19. Contrairement aux autres auteurs d ’ ouvrages traitant de la guerre ou de maladies contagieuses, l ’ auteur du recueil de nouvelles italien ne décrit tout au long de son texte ni comment la peste ravage la ville de Florence, ni comment ses habitants essaient en vain de combattre la maladie. De fait, la description de la situation difficile dans la ville ne prend qu ’ une dizaine de pages du texte décaméronien 14 . Sur les autres, plus de 700, Boccace montre comment sa joyeuse brigade vit en dépit de la maladie, comment les dames et les messieurs profitent des histoires et de leur valeur récréative et arrivent ainsi à affronter le danger de la peste de façon sereine ce qui leur permet aussi de rentrer à Florence à un moment où le fléau n ’ est toujours pas en recul 15 . Mais grâce aux belles journées passées ensemble, l ’ idée de voir souffrir leurs proches ou de mourir semble moins terrifiante aussi bien aux membres de la brigade qu ’ aux lecteurs. Comme chacun sait, le Décaméron a lancé toute une tradition dont les adeptes imitent ‒ cependant de façon de moins en moins stricte ‒ l ’ idée de raconter des histoires à tour de rôle à des fins curatives ‒ à savoir contre la mélancolie et/ ou pour le bien-être (pensons par exemple à l ’ Heptaméron (Marguerite de Navarre, 1559), aux Contes des Contes (Basile, 1630, mis à l ’ écran en 2015 par Matteo Garrone) ou même au recueil des Contes du chat perché (Aymé, depuis 1931), 13 Souvent, les auteurs modernes évitent de situer l ’ action dans une ville ou un pays existant pour souligner que les malheurs relatés peuvent survenir partout et ainsi concerner l ’ humanité en général. Ceci est par exemple le cas dans Ensaio sobre la Cegueira ‒ Aveuglement ‒ de Joseph Saramago (1995), mise à l ’ écran par Fernando Meirelles en 2008. 14 Cf. pour ce qui suit une édition française du recueil Jean Boccace, Le Décaméron, traduction nouvelle et postface de Giovanni Clerico, Préface de Pierre Laurens, Dossier de Claude et Pierre Laurens, Paris, Gallimard, 2009, p. 38 - 48 (= description de la peste dans l ’ introduction à la première journée). 15 Cf. Boccace, Décaméron IX, Intr., p. 740 « et tel qui les eût rencontrés, n ’ aurait pu dire nulle autre chose, sinon : « Ou bien la mort n ’ aura pas raison d ’ eux, ou bien, si elle les tue, ils périront joyeux » et ibidem, X, Concl. p. 898 : « ils s ’ en revinrent vers Florence. Les trois jeunes gens, laissant les sept dames à Sainte-Marie-Nouvelle, d ’ où avec elles ils étaient partis ». Pour la valeur récréative des activités des jeunes femmes et hommes de la brigade et l ’ ancrage du recueil dans les discussions médicales de l ’ époque cf. Béatrice Jakobs : « Una fruttuosa concorrenza : la malinconia tra stato patologico ed umore positivo nella novellistica rinascimentale », dans : « Umana cosa è aver compassione degli altri … » : Raccontare, consolare, curare nella narrativa europea da Boccaccio al Seicento ». Levia Gravia. Quaderno annuale di letteratura italiana, 15/ 16 (2015), p. 139 - 152, passim. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [8] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 8 Béatrice Jakobs rassemblés autour des deux fillettes Mariette et Delphine 16 . Ce n ’ est donc pas par hasard que de nouvelles versions du recueil, des Décamérons 2020 - 2022 ainsi qu ’ un Néo-Décaméron, projet littéraire réservé aux jeunes plumes, soient nés pendant la pandémie du Covid-19. Du côté français est sorti en 2020 aux Éditions Albiana un premier volume qui réunit 400 textes courts écrits par 140 contributeurs pendant le premier confinement, puis trois autres recueils, chacun rempli de textes d ’ écrivains expérimentés et de novices en écriture, tout rédigés pour être lus en des temps difficiles 17 . Un projet semblable, également collaboratif, a vu le jour en Italie. Comme ses « frères français », ce volume contient des textes de plusieurs genres, écrits en italien au printemps de l ’ année 2020, mais aussi de brefs commentaires analytiques sur les textes 18 . La réussite de ces projets auprès du public et de la critique littéraire ne prouve pas seulement que l ’ idée de raconter et de lire des histoires comme remède en des temps difficiles est toujours actuelle, elle met aussi en évidence l ’ esprit de la communauté qui lui est inhérente. En feuilletant les œ uvres issues de la tradition mentionnée ainsi que d ’ autres textes traitant de livres et de la lecture ‒ Le liseur (Schlink, 1995 ; version cinématographique 2009), La tête en friche (Roger, 2008 ; vc 2010), La voleuse de livres (Zusak 2005 ; vc 2013) et bien d ’ autres ‒ on se rend compte que les personnages qui lisent ou racontent sont rarement seuls, mais qu ’ ils relatent leurs histoires pour quelqu ’ un, qu ’ ils sont écoutés par un ou plusieurs compagnons qui partagent désormais les mêmes expériences qu ’ eux ou qui part/ ent ainsi avec le liseur dans un monde imaginé, modulé par la voix de celui-ci. Serait-ce donc possible de ne pas parler seulement d ’ un lien fructueux entre crise et littérature mais encore d ’ un lien profitable entre crise et lecture en communauté ? 16 Pour les Contes du chat perché, écrits par Marcel Aymé « pour reposer [m]ses lecteurs éventuels » (idem : « Prière d ’ insérer dans l ’ édition de 1934 », dans « Documents », dans idem : Œ uvres romanesques complètes II, Paris, Gallimard, 1998, p. 1443) cf. la contribution de Silvia Adriana Apostol : « Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique. Étude de cas : un projet de traduction littéraire », partie III ‒ TÉMOIGNAGES, p. 99 - 117. 17 Cf. le site de la maison d ’ édition https: / / www.albiana.fr/ litterature/ 1791-decameron- 2020-litterature.html (03/ 07/ 22) pour le premier Décaméron 202.0. [Projet collaboratif au temps du confinement. Lire, rêver, écrire, vivre … , Ajaccio, Albiana, 2020]. Sous la catégorie « Les Décaméron » du site sont présentés les volumes suivants, cf. https: / / www.albiana. fr/ infos/ 12-les-decameron- (03/ 07/ 22). 18 Cf. Marina Pratici e Cristiana Vettori (ed.), Decameron 2020. Racconti e poesie dalla quarantena. Testi critici di Cristina Vettori, Arezzo, Helicon, 2020. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [9] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 Introduction Lire et raconter en des temps difficiles 9 Si nous considérons la tradition nouvelliste évoquée ci-dessus ainsi que les œ uvres susmentionnées soulignant le pouvoir de la littérature 19 , cette thèse est certainement digne d ’ être soutenue. Ce sont aussi les activités des associations ayant organisé, malgré tous les obstacles rencontrés pendant la pandémie, des lectures dans les écoles et structures sociales et culturelles diverses (réalisées par visioconférence 20 ! ) sans oublier toutes les histoires lues en famille et entre amis 21 , qui nous font affirmer qu ’ il s ’ agit là d ’ un usage de la littérature scellé par la tradition littéraire mais aussi fortement ancré dans la vie actuelle. Constatons cependant que la lecture collective convient avant tout aux crises collectives telles que les guerres et les épidémies. Les crises individuelles comme une maladie, la perte d ’ un proche ou l ’ échec d ’ une relation amoureuse en revanche semblent plutôt réservées à la lecture individuelle, soit-elle distrayante ou confrontative 22 . Les contributions envoyées par des professionnels de la littérature en réponse à l ’ appel lancé en 2021 reflètent à merveille l ’ impact de la crise sanitaire sur l ’ univers littéraire 23 . Réparties en trois catégories, elles illustrent le potentiel bienfaisant de la littérature et de la lecture en des temps difficiles : Partie I ‒ TRADITION : esquisse de la tradition de la littérature traitant les épidémies et étude de l ’ importance de ces textes pour les lecteurs (contribution d ’ Alexis Nuselovici) 19 Rappelons que Le liseur et La voleuse de livres présentent des personnages qui lisent (ou font lire) pour oublier les horreurs de la guerre et de la persécution des juifs. 20 Cf. pour les aspects positifs - inattendus - des rencontres en ligne la contribution de Nicolas Faguer : « La proximité dans la distance. Enseigner la littérature au collège en temps de confinement », partie III - témoignages, p. 95 - 98. Apostol évoque une expérience similaire faite dans le cadre de son projet universitaire, également effectué en ligne, cf. partie III ‒ TÉMOIGNAGES, p. 99 - 117. 21 Pour la lecture en famille ou entre amis cf. de nouveau la contribution de Susemihl, partie II ‒ SITUATIONS ainsi que la contribution de Frank Nagel : « Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée de Saxe-Gotha (1732 - 1767) » partie II ‒ SITUATIONS, p. 75 - 86. Ces deux formes de lectures plus ou moins privées étaient souvent conviviales et distrayante. 22 Pour un tel usage de la littérature cf. de nouveau la contribution de Philippe Richard, partie II - SITUATIONS, p. 65 - 74. 23 … je pourrais y ajouter : et sur la charge de travail de nous autres, auteurs, enseignants et chercheurs en littérature. Vu les changements dans la pratique professionnelle dus au Covid-19 et les heures que ces adaptations nous ont prises depuis 2020, je remercie de tout c œ ur les contributeurs de ce volume d ’ avoir consacré du temps à ce projet et d ’ avoir partagé leurs expériences avec moi et nos futurs lecteurs. Outre cela, je remercie Rainer Zaiser et Lydie Karpen pour leur aide et le travail rédactionnel effectué pour le présent fascicule. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [10] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 10 Béatrice Jakobs Partie II ‒ SITUATIONS : évocation de trois situations typiques de lecture : pendant ou en dehors de la pandémie du Covid-19 (contributions de Geneviève Susemihl, Philippe Richard et Frank Nagel) Partie III ‒ TÉMOIGNAGES : réflexions sur trois expériences de lecture/ écriture faites pendant la pandémie du Covid-19 (contributions de Sylvie Germain, Nicolas Faguer et Silvia Adriana Apostol). OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [11] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0009 Introduction Lire et raconter en des temps difficiles 11 OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [12] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL TRADITION OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [13] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [14] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie Alexis Nuselovici (Nouss) Aix Marseille Université, CIELAM, Aix-en-Provence En conclusion du Journal de l ’ année de la peste, le narrateur de Daniel Defoe se sent obligé de proclamer haut et fort sa foi et d ’ y situer son analyse de l ’ épidémie : « Au milieu de leur détresse, alors que la condition de la cité de Londres était si véritablement calamiteuse, à ce moment même, il plut à Dieu de désarmer cet ennemi, pour ainsi dire, de sa propre main ; le poison fut retiré de l ’ aiguillon. [ … ] les médecins les plus dénués de religion durent reconnaître que ce changement était surnaturel, qu ’ il était extraordinaire et qu ’ aucune explication n ’ en pouvait être donnée » ( Journal, p. 362 - 364 1 ). Position antiscientifique déjà initialement adoptée : « Mais l ’ on ne pouvait s ’ attendre que les médecins eussent le pouvoir d ’ arrêter les jugements de Dieu ou d ’ empêcher une épidémie éminemment armée par le ciel d ’ accomplir la mission qui lui était dévolue » (p. 76 - 77). Pourtant, il ne se prive pas ailleurs d ’ étayer autrement son discours, cédant à la nécessité d ’ équilibrer son plaidoyer religieux par des considérations farouchement naturalistes sur la peste : « Elle n ’ est nullement moins un jugement [divin] qu ’ elle se trouve mue par des causes et des effets humains [ … ] ; il lui plaît [la Puissance divine] d ’ agir en se servant de ces causes naturelles comme ses moyens ordinaires, à l ’ exception du pouvoir qu ’ elle se réserve à ellemême d ’ agir de façon surnaturelle quand elle en voit l ’ occasion. Or, il est évident que dans le cas d ’ une épidémie il n ’ y a aucune occasion extraordinaire pour un processus surnaturel » ( Journal, p. 290 - 291). Le narrateur du Journal avoue une triple ambition : rassurer ses lecteurs, affermir leurs esprits et les préparer à l ’ éventualité d ’ un retour épidémique. Il justifie ainsi à la fois son ouvrage et les lectures futures qui en seront faites, y compris la nôtre. Acte fondateur de la bibliothèque épidémique dont la légitimité tient au simple fait que toute épidémie en rappelle une autre. 1 Les références bibliographiques entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à la bibliothèque épidémique incluse en fin de volume. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [15] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Bibliothèque plus que littérature épidémique dans la mesure où la première notion offre plus d ’ ampleur dans sa définition, ce qui est nécessaire puisque cette littérature rencontre des échos dans d ’ autres littératures, celle du génocide ou celle de la catastrophe. Quelle que soit la fermeté de sa position de croyant ou de rationaliste en la circonstance, le simplement dénommé H. F. - incertaines initiales - attribue une fonction utilitaire à son écrit, ce que souligne la forme choisie en 1720 par Defoe, le faux journal d ’ un négociant londonien ayant connu la peste de 1665, confortant sa prétendue valeur documentaire par la vraisemblance des témoignages et la précision des observations scientifiques. Le vendeur de selleries avertit qu ’ il propose son récit « plutôt comme un avis sur la conduite à suivre que comme une histoire de [ses] propres actions, vu qu ’ autrement la constatation de ce qui [lui] est arrivé ne vaudrait sans doute pas [ … ] un rouge liard » (p. 38). Au-delà de cette intention pragmatique, il parle à ses contemporains 2 autant qu ’ à lui-même dans un désir de répondre à l ’ angoisse inévitable suscitée par l ’ épidémie et que ses propres contradictions, entre foi et scientisme, trahissent : « La peste est un ennemi formidable, armé de terreurs telles que tout le monde peut n ’ avoir pas une force d ’ âme suffisante pour les supporter et n ’ être pas prêt à résister à leur impact. [ … ] il fallait une force d ’ âme peu ordinaire pour y résister. Ce n ’ était pas comme de paraître à la tête d ’ une armée ou de charger un corps de cavalerie sur un champ de bataille ; c ’ était courir sus à la mort elle-même sur son pâle cheval » (p. 349). Le style hyperbolique de Defoe ne doit pas empêcher de lire sa prose dans le contexte de la crise du covid-19 et en rapport avec les effets de sidération ou d ’ incompréhension qu ’ elle a suscités. Autant l ’ ampleur que la nature du phénomène ont saisi les sociétés atteintes et ont ajouté aux difficultés et souffrances dans le quotidien une charge émotionnelle telle que les esprits n ’ ont pu réagir que par l ’ effroi, la dénégation ou le délire. La peste au XIX e siècle ! Comment l ’ accepter ? Si H. F. lit le Psautier, nous avons à notre disposition toute la bibliothèque épidémique. Le narrateur du Dernier homme de Mary Shelley, seul survivant de la peste ayant effacé toute l ’ humanité, invite : « Il serait inutile de raconter ces désastres qui peuvent se retrouver dans d ’ autres épidémies de peste, moins catastrophiques que les nôtres. [ … ] Il existe beaucoup de livres susceptibles de satisfaire une curiosité avide de telles choses ; qu ’ il se reporte aux récits de Boccace, de Defoe et de Brown » (Le dernier homme a, p. 381). Au demeurant, parmi les très fréquentes citations qui parsèment le livre, usage courant de la littérature britannique du XIX e siècle, le nombre le plus important se rapporte aux thèmes du désastre, voire directement de la peste. Avec Homère, 2 Le masculin, singulier ou pluriel, n ’ est utilisé en ces pages que pour faciliter la lecture. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [16] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 16 Alexis Nuselovici Euripide, Hésiode, Virgile, Milton, Shakespeare, Wordsworth, Byron, Keats, Coleridge, Pétrarque, Calderon de la Barca, et d ’ autres encore, c ’ est toute la tradition littéraire européenne qui est convoquée pour contribuer à la bibliothèque épidémique. Une littérature qui se cite elle-même comme si, en temps d ’ épidémie, elle prenait conscience de son rôle. Au début de notre pandémie, les ventes de livres ont explosé, à l ’ instar des chiffres de la contamination. Livres de toutes sortes mais en tête certains titres en rapport avec des épisodes épidémiques. La peste de Camus et d ’ autres ouvrages que les médias n ’ ont pas manqué de rassembler comme la playlist littéraire du confinement : depuis Un hussard sur le toit de Giono et La Quarantaine de Le Clézio jusqu ’ au Décaméron de Boccace en passant par le Journal de l ’ année de la peste de Daniel Defoe. Les profs de littérature des siècles passés ont pu s ’ étonner puis se réjouir du succès de ces deux derniers ouvrages dont la lecture n ’ a rien de simple. La peste soit de La Peste ! On eût aimé ne lire le roman qu ’ en classe de 1 ère , voici que sa lecture devient obligatoire pour tous. Après les attentats du 11 septembre, les ventes du Coran avaient aussi explosé - la métaphore se fait maladroite ici. Les lecteurs en connurent-ils mieux l ’ islam ? On peut en douter comme on peut s ’ interroger sur le rapport à la littérature dévoilé par cette fringale littéraire en temps de pandémie. La playlist est le symptôme d ’ une pulsion anthologique qui a le mérite de rassurer. On liste, on liste, on cite, on cite. Lit-on ? Là n ’ est pas la question. On se réfugie derrière des étagères. Une conception de la littérature comme catalogue - tous les livres de poche classés par ordre alphabétique dans Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier ; la Bibliothèque de Babel/ Borges, « infinie » et « totale » 3 - ou de la littérature comme barrage - les livres lus par les personnages de Jean-Luc Godard dans un café, un lit ou une baignoire. Une masse de livres pour contrer ce qu ’ Elias Canetti voit comme une « masse morte 4 », réunissant les défunts et les contaminés, l ’ épidémie qui fait vivre « dans l ’ égalité d ’ une terrible attente dans laquelle se défont tous les autres liens humains 5 ». Ce à quoi s ’ opposerait la littérature pour le Nobel de 1981 qui dénonçait « la lèpre de la mort » 6 et confiait : « Le livre contre la mort. Il est et reste le livre de ma vie » 7 . La littérature contre la formation des masses mortes. À l ’ évidence, on ne lut pas le roman de Camus dans l ’ attente de moments plaisants - davantage une pause « intello » pour confinés, entre une série sur 3 Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel », Fictions (trad. P. Verdevoye et N. Ibarra), Paris, Gallimard, « Folio », 1974. 4 Elias Canetti, Masse et puissance (trad. R. Rovini), Paris, Gallimard, « TEL », 1986, p. 291. 5 Id. 6 Elias Canetti, Le livre contre la mort (trad. B. Kreiss), Paris, Livre de Poche, 2019, p. 161. 7 Ibid., p. 339. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [17] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 17 Netflix, la confection d ’ une tarte aux pommes et les squats sur la moquette. Le texte apparaîtra austère, parsemé de dialogues soutenus et de considérations philosophiques. Il y a davantage d ’ actions chez Giono et plus de scènes de nature chez Le Clézio, mais le climat épidémique y pèse malgré tout de sa gravité et entraîne la réflexion du lecteur. Tragédie et divertissement ne font ainsi pas bon ménage quoique la première puisse appeler le second. On lirait plutôt ces ouvrages pour le thème dont ils traitent, l ’ épidémie, et on en attendrait une fonction précise qui relève d ’ un usage de la littérature et de l ’ art en général, l ’ effet-miroir, connu depuis les Grecs : reconnaissant mon présent dans une situation similaire, je peux en retirer une connaissance sur ce qui m ’ arrive, dissiper l ’ inconnu et susciter des réactions de défense. En outre, je me crée une généalogie : ce qui m ’ arrive est déjà arrivé, je ne suis ni seul ni le premier et mon angoisse s ’ en trouvera assurément réduite. On lirait pour obtenir une certitude dans les grands temps d ’ incertitude qui sont les nôtres depuis mars 2020. Le gain est évident, mais est-il si important et faut-il le demander à la littérature ? Car la recherche d ’ une certitude peut aussi apparaître comme une dénégation, une stratégie visant à minimiser la gravité des circonstances et à susciter des comportements inadéquats, voire trompeurs. Rechercher une certitude, néanmoins, demeure d ’ autant plus compréhensible que la situation n ’ a cessé d ’ afficher un grand flou, nourrie de désaccords entre politiques et scientifiques, entre politiques entre eux, entre scientifiques entre eux, nourrie de mesures contradictoires, d ’ hésitations, de revirements. L ’ incertitude a régné et règne encore en ce printemps 2022 : identification du virus et de ses mutations, usage des masques, usages des tests, usage des vaccins, nombre de doses, nombre de victimes, mesures de précaution, écoles, restaurants, cinémas, discothèques, trains, etc. À un niveau plus général : que nous arrive-t-il ? Une pandémie ? Masques et confinements, comme au Moyen-Âge ? Certes, le vaccin modernise quelque peu le phénomène mais sa genèse et sa progression demeurent opaques, sinon obscures. Et la question des questions : jusqu ’ à quand ? Serait-ce l ’ éternité ou du moins le cours infini du temps qui se profile ici ? Grandiloquence des termes qui marque le niveau de l ’ interrogation. Une épidémie est affaire de santé et de société mais tout autant de métaphysique. Car derrière l ’ humanité menacée, toute l ’ humanité - le pan de pandémie - , c ’ est l ’ humain, son idée, son image, qui est en danger. Mary Shelley : Le dernier homme, Margaret Atwood : Le dernier homme. Si la traduction est littérale pour le premier titre, la version française Oryx and Crake n ’ est pas fautive pour le second puisque le livre traite aussi d ’ une éradication définitive de l ’ humanité par une foudroyante contagion virale. « Adieu aux prodigieuses facultés de l ’ homme [ … ] ! Adieux aux arts [ … ] ! [ … ] L ’ énumération des vertus de l ’ homme à jamais perdues montre bien la suprême grandeur de sa race. Tout cela appartient OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [18] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 18 Alexis Nuselovici désormais au passé » (Dernier homme a, p. 456) ; « Entre-temps, une espèce s ’ éteignait sous ses yeux. Règne, phylum, classe, ordre, famille, genre, espèce. Combien de jambes a-t-telle ? Homo sapiens sapiens venant rejoindre l ’ ours polaire, la baleine blanche, l ’ onagre, la chevêche des terriers, la longue longue liste » (Dernier homme b, p. 435). Les deux romans sont d ’ anticipation. Mais l ’ anticipation, par définition, risque de rencontrer son présent. Toute épidémie ravive le risque de l ’ effacement définitif et les rues désertes des villes confinées donnèrent au covid un goût d ’ apocalypse. Le dernier homme de Margaret Atwood rapporte que l ’ espèce humaine est dévastée viralement tandis que les survivants sont génétiquement modifiés pour créer une nouvelle humanité ; Inferno de Dan Brown prévoit la contamination générale par un virus entraînant la stérilité ; Le parfum d ’ Adam de Jean- Christophe Ruffin évoque un « supercholéra » pour éradiquer la pauvreté en éliminant les pauvres. Fin de l ’ humanité, fin à l ’ humanité. Pas de vaccin contre une telle incertitude, d ’ autant que les vaccins, les vrais, n ’ assurent pas non plus de certitude immunitaire. Par conséquent, plutôt que lutter contre l ’ incertitude afin de continuer à vivre, ne faudrait-il pas apprendre à vivre avec l ’ incertitude ? Et cela, la littérature peut l ’ enseigner. Demandez à un grand-écrivain-grandconfiné - l ’ asthme l ’ enfermant dans sa chambre - , Proust, Marcel, dont le papa médecin, Armand, s ’ était d ’ ailleurs spécialisé dans la lutte contre les épidémies. Lorsque le narrateur de la Recherche évoque les paysages et les moments de son enfance, il ne cherche pas à se bercer sur les balancelles nostalgiques et rassurantes du passé, il vise à comprendre son présent et demande à l ’ écriture le détour nécessaire. Car le présent est incertain ou plutôt dissimulé derrière une certitude qui le trahit. Pour le vivre, il faut s ’ en détacher, accepter l ’ aller-retour du passé au présent, l ’ exposer et s ’ exposer en somme à l ’ incertain. Au passage, il nous apprend aussi que l ’ évasion temporelle vaut pour évasion spatiale, ce qui est fort utile en cas de restriction spatiale. À la même époque, un Dublinois, peu à peu confiné dans sa cécité, faisait arpenter en 24 heures à son Ulysse juif irlandais tous les lieux de ses habitudes afin de le libérer de tout confinement identitaire. Proust et Joyce sont contemporains d ’ Einstein, de Planck et des débuts d ’ une science dure qui va cautionner la notion d ’ incertitude (principe de ce nom, physique quantique, logique floue et autres théories du chaos) mais dont il n ’ est pas offert à tout un chacun de comprendre les mécanismes. Alors que la littérature en offre une approche soft. Emma Bovary. Elle existe ou elle n ’ existe pas ? Oui et non. Elle est tirée du réel - inspirée par l ’ affaire Delphine Delamare - mais elle n ’ en fait pas partie, quoiqu ’ intégrant celui du lecteur. Son existence se déploie donc sous un régime d ’ incertitude. Proust et Joyce sont aussi contemporains de Freud qui affirme l ’ influence de l ’ inconscient sur le conscient, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [19] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 19 de l ’ inconnu sur le connu - ce qui résonne en langue originale : das Unbewusste - , de l ’ irréel sur le réel. Et notre réalité confinée du printemps 2020 ? N ’ était-elle pas irréelle ? La planète presqu ’ entière arrêtée par un petit machin épineux de 60 à 140 nanomètres, ce qui fait extrêmement petit et, en tout cas, totalement invisible à l ’œ il nu, totalement incertain. Comment y croire ? Certains n ’ y croient d ’ ailleurs pas, prétendant au complot. Cet aspect de l ’ incertitude dégage une spécificité de la littérature épidémique, à savoir qu ’ elle n ’ est pas directement antagonique, à la différence d ’ autres pour lesquelles l ’ économie narrative inclut un ennemi ou du moins un opposant, indispensable à son fonctionnement : l ’ armée adverse pour la littérature de guerre, l ’ immensité aquatique pour la littérature de mer, l ’ autochtone pour la littérature de voyage, … Une position instable lorsque l ’ actant adverse - un nazi, par exemple - incarne une telle malfaisance qu ’ une telle asymétrie en naît qu ’ elle désagrège la relation possible. De même, l ’ invisibilité du facteur de la contagion épidémique, sauf à le regarder dans un microscope électronique, le fait échapper à nos facultés de perception courantes. Pascal avertissait déjà de ce que l ’ infiniment petit, invisible, suscitait autant d ’ effroi que l ’ infiniment grand, tout autant invisible, les deux liés dans un « secret impénétrable » 8 . Au demeurant, fin thérapeute, il conseillait contre l ’ angoisse d ’ apprivoiser le confinement afin de ne pas céder à l ’ angoisse : « [ … ] j ’ ai découvert que tout le malheur des hommes vient d ’ une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » 9 « Ludwig-le-moqueur-le-Viennois », le nommé Wittgenstein, s ’ étonnait que l ’ on pût dire : « Je crois avec certitude », comme si étayer la croyance dévalorisait la certitude. Il consacra tout un volume, son dernier, Über Gewissheit, à l ’ incertitude qui s ’ attache aux procédures et aux affirmations de certitude. Il écrivait par exemple : « Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n ’ est pas vrai, ni faux non plus 10 ». Oui, mais Wittgenstein était un philosophe qui doutait de tout, on ne va donc pas le croire. Prenons plutôt l ’ écrivain pragois qui écrivait : « Il y a un but mais pas de chemin. Ce que nous nommons chemin est hésitation 11 ». L ’ incertitude comme viatique. Il y aura un après-corona mais comment y parvenir ? Ni scientifiques, ni dirigeants ne sont d ’ accord. On croirait (avec certitude) que Kafka a ciselé ces mots pour nous dans l ’ ère covidienne. Sans s ’ en étonner puisqu ’ il écrivit un livre qui commence à peu près 8 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le livre de Poche, 1993, p. 29. 9 Ibid., p. 66. 10 Ludwig Wittgenstein, De la certitude (trad. Jacques Fauve), Paris, Gallimard, « TEL », 1992, p. 68 (proposition no. 206). 11 Franz Kafka, « Méditations », dans Franz Kafka, Préparatifs de noce à la campagne (trad. Marthe Robert), Paris, Gallimard, 1980, p. 39. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [20] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 20 Alexis Nuselovici ainsi : « Lorsque Gregor Samsa s ’ éveilla un matin après des rêves agités, il se retrouva confiné ». Rajouter La métamorphose sur la playlist. Goethe s ’ entêta à réfuter la théorie des couleurs de Newton, ce dont se gausse, depuis, l ’ histoire de la science. Mais une masse de suicides suivit en Europe celui de Werther - comme quoi la réalité romanesque de Goethe n ’ était pas moins solide que celle de Newton. Des univers qui tiennent leur vérité de l ’ intangible, nous en connaissons. Dieu ou l ’ inconscient, l ’ atome ou la démocratie. Comment vivre parmi des illusions ? Sans certitude ? À la littérature de nous l ’ apprendre. Elle nous apprend par exemple un autre temps et un autre espace, immersions que les confinements et couvre-feux du covid ont rendu familières. Le temps du récit ne correspond pas au temps du lecteur et pourtant chaque lecteur s ’ y plonge chaque fois qu ’ il rouvre le livre. L ’ espace du récit n ’ accueillera jamais le lecteur et pourtant chaque lecteur chaque fois y plonge … Il plonge de l ’ autre côté de la réalité, comme Alice, et, comme elle, trouve un réel autre, pas moins fou, pas plus fou, mais qui demande l ’ abandon de toute certitude pour être arpenté. Les géants de Don Quichotte n ’ existaient pas sinon dans l ’ esprit du Chevalier à la triste figure, mais on aurait tort de s ’ en moquer puisque des générations de lecteurs ont suivi ses aventures sans certitude que l ’ « Ingénieux Hidalgo » eût existé en dehors de leurs esprits. Don Quichotte, Robinson Crusoé, Anna Karénine, des vies que nous endossons le temps de la lecture, et même après. Des vies virtuelles. Or nos corps menacés et confinés se sont habitués aux vies virtuelles menées par procuration informatique, ce qui a permis la tenue ininterrompue de conseils d ’ administration ou de séminaires universitaires, de réunions de famille ou de consultations professionnelles, avec, le cas échéant, prise de décision et droit de vote. Qu ’ une responsabilité légale soit donc ainsi reconnue aux êtres artificiels que nous sommes devenus en temps de covid ne fait que prolonger la personnalité octroyée à des êtres de papier. Si le Tribunal impérial acquitta en 1857 l ’ auteur de Madame Bovary de l ’ accusation d ’ « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes m œ urs », Flaubert fut chagriné que son Emma eut été traitée comme une catin. Pas moins que ses cousines irlandaises accueillies par Joyce dans Ulysses qui, elles, n ’ échappèrent pas aux foudres de la justice puisque le roman, publié en 1922, fut interdit pour « obscenity » aux États-Unis jusqu ’ en 1934 et au Royaume-Uni jusqu ’ en 1936. Coupables ou innocentes, ces créatures ? En tout cas, la littérature les a fait exister. Il y a quelques années, Jean Baudrillard avait réfléchi sur le concept de simulacre, lequel fut assez rapidement rangé parmi l ’ outillage peu fiable (parce qu ’ incertain ? ) du post-modernisme. Or, la réalité que nous vivons désormais au travers d ’ écrans (zoom et skype et colegram) et de masques (FFP3) a tout d ’ un simulacre, ce dont la littérature ne s ’ effraie pas, elle qui livre une réalité seconde, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [21] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 21 qui ressemble à la réalité mais qui n ’ en est pas une tout en l ’ étant. Il est banal d ’ affirmer que la littérature dit la vérité en disant des mensonges. Aragon le suggérait plus joliment en proposant comme art romanesque le « mentir-vrai 12 » tandis que Giorgio Manganelli confirmait qu ’ elle ne faisait que de la littérature, une mise à l ’ épreuve du vrai par le faux 13 . Arrangeant fantasmes et désirs en un inépuisable répertoire pour ses personnages et ses narrateurs, elle pratique l ’ invraisemblance et nous a depuis longtemps appris à ne pas traiter celle-ci en ennemie de la vérité. « Madame Bovary, c ’ est moi », ne mentait pas Flaubert de même que Roman Kacew posait en Romain Gary qui posait en Emile Ajar, Fernando Pessoa en Bernardo Soares, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et des dizaines d ’ autres. En conséquence, on ne saurait décemment attendre des écrivains qu ’ ils nous livrent une nourriture 100 % bio, sans manipulation génétique, même si Proust promettait : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature 14 . » Par conséquent on ne devrait pas attendre que la littérature vienne lever l ’ incertitude mais, au contraire, qu ’ elle s ’ en saisisse et s ’ en serve en tant que principe d ’ entendement, en tant que stratégie d ’ intellection. Si la crise sanitaire agit comme un immense voile qui couvre d ’ angoisse tous les aspects de la réalité sans que l ’ on ne sache plus en repérer les contours, plus à qui faire confiance (gouvernement, industrie pharmaceutique, corps médical), si elle fonctionne comme un écran au double sens - celui qui cache et celui sur lequel on projette - , savoir sur quoi notre incertitude pèse ou de quoi elle relève redonne à l ’ objet incertain - que ce soit une croyance, une idée, un concept, une notion, une impression, une image - une part de certitude, de même que trouver ce qui angoisse libère partiellement de son étau. « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m ’ avais trouvé 15 », écrivit Pascal à propos de la quête du divin. Similairement, l ’ incertitude n ’ est pas l ’ opposé de la certitude mais dessine une voie vers elle. Porter un masque est une marque d ’ incertitude car le geste affirme une ignorance : quand et si et comment puis-je attraper le covid ? Mais aussi une marque de certitude : par cette précaution, je fais ce que je dois faire pour moi 12 Louis Aragon, Le mentir-vrai, Paris, Gallimard, 1980. 13 Giorgio Manganelli, La littérature comme mensonge (trad. Philippe Di Meo), Paris, Gallimard, 1991. Voir aussi Maxime Decout, Pouvoirs de l ’ imposture, Paris, Minuit, 2018 et William Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, 2015. 14 Marcel Proust, Le temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, tome III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 895. 15 Pascal, Pensées, p. 246. Pascal, encore ! Le jansénisme serait-il bon conseilleur en temps d ’ épidémie ? Pascal raillait les stoïques qui, prônant le suicide, voulaient se débarrasser de la vie « comme de la peste » (Ibid., p. 165). OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [22] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 22 Alexis Nuselovici comme pour les autres. Tenir le virus à distance, c ’ est le situer, lui assigner une place et pouvoir continuer à vivre. Joe Biden n ’ a-t-il pas été élu en partie parce qu ’ il reconnaissait l ’ incertitude devant la pandémie là où Trump la niait et que cette modestie lui a valu comme un signe de force et d ’ autorité ? L ’ incertitude ne se confond pas avec l ’ inquiétude puisque, au contraire, elle tend à la dissiper. Accepter de ne pas savoir tient l ’ inconnu à distance ; accepter l ’ incertitude procure une certitude. Un condamné amené sur l ’ échafaud un lundi remarque que sa semaine commence bien ; un condamné à la guillotine demande un foulard pour ne pas attraper un mal de gorge 16 . Les deux malheureux acceptent leur sort et le grand inconnu, ce qui leur octroie une tranquille bravoure. Chez Kafka, les personnages consentent aux règles du non-sens qui les entoure et persistent à y proclamer leur bon droit ; si inquiétude il y a, elle naît chez le lecteur, pas au sein du récit qui se nourrit d ’ incertitude comme les prières se nourrissent d ’ espérance. Il importe de considérer et d ’ analyser une pandémie, celle du covid-19 par exemple, selon deux perspectives. La pandémie en tant que phénomène de santé publique - à traiter selon des paramètres empruntés à la rationalité médicale - et la pandémie en tant que crise, une crise sanitaire comme il est des crises économiques ou écologiques - à traiter selon des paramètres provenant des sciences humaines et sociales. Or, c ’ est la seconde acception qui est porteuse d ’ incertitude puisque pour la première la guérison (accomplie, différée ou empêchée) fait partie du processus pathologique. Dans le cas de la crise, ce qui fait crise, c ’ est justement l ’ impossibilité de souscrire à une logique de la terminaison, corolaire d ’ une incapacité à trouver d ’ emblée les causes de ladite crise. Une crise dit l ’ incertitude d ’ abord parce qu ’ elle est incapable de dire son terme ou son origine. Raison pour laquelle dans Le Décaméron de Boccace, l ’ inquiétude née de la peste à Florence est contrée par un cadrage temporel : dix jours et dix nouvelles, soit cent récits, chiffre solide, fondateur. Or de ces récits, si l ’ amour semble être le thème principal, l ’ examen des thèmes proposés pour chaque jour par la « reine » ou le « roi » de la journée montrent qu ’ ils touchent en réalité aux dilemmes suscités par l ’ incertitude quant aux aléas de la vie, ce que Boccace appelle la « Fortuna » et qui, plus que le destin ou le sort, équivaut au travers des cent nouvelles à la chance. Pasolini ne s ’ y est pas trompé qui retient dix histoires de duperie et de tromperie dans son adaptation cinématographique, premier volet d ’ une « trilogie de la vie » qui est autant une trilogie de l ’ incertitude puis 16 Sigmund Freud, Le mot d ’ esprit et sa relation à l ’ inconscient (trad. D. Messier), Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1992, p. 400 - 401. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [23] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 23 que le thème soutient pareillement les Contes de Canterbury et les Mille et une nuits. La littérature se présente comme une école de l ’ incertitude au sens où, l ’ ayant apprivoisée, elle peut y fondre l ’ inquiétude et permet de l ’ apaiser ou de l ’ orienter vers des solutions. Une raison pour cet aspect positif tient au fait que l ’ incertitude recentre sur des objets, canalisant et encadrant ainsi l ’ inquiétude, la neutralisant ou, du moins, la limitant. Lorsque l ’ inquiétude de l ’ épidémie est déplacée sur le terrain d ’ un quotidien dont les hasards et les imprévus sont racontés sur un mode burlesque ou obscène - voir Le Décaméron, L ’ amour aux temps du choléra, Entrez dans la danse, Le vicomte pourfendu ou « Les pestiférés » - , non seulement le récit vient ordonner l ’ inquiétude et la transmue en incertitude mais celle-ci peut de surcroît devenir joyeuse, apprivoisant l ’ horreur de l ’ épidémie comme certaines œ uvres ont pu apprivoiser l ’ horreur du nazisme, Le nazi et le barbier d ’ Edgar Hilsenrath ou La danse de Gengis Kohn de Romain Gary, et, au cinéma, Le dictateur, To be or Not to be, Les producteurs et, plus récemment, Vita e Bella et Inglorious Basterds. Réagir devant l ’ épidémie, la motivation est à la fois ancestrale et terriblement actuelle. D ’ une part, la littérature occidentale naît avec la conscience du péril épidémique puisque - à les considérer comme matriciels - aussi bien le texte biblique (Lévitique, 13 - 14) que le texte homérique (Iliade, Chant I) rendent compte du phénomène. D ’ autre part, la pandémie du covid-19 a provoqué un processus d ’ actualisation brutale de cette bibliothèque dont on pût croire la pertinence cantonnée à une valeur patrimoniale ou à un intérêt académique. Il est vrai que le besoin d ’ être réassuré définit une des fonctions de la littérature, immense répertoire des gloires et des misères de l ’ humanité, archive toujours vivante de ses errements et de ses accomplissements, de ses joies et de ses souffrances. On ne lit au demeurant jamais seul. D ’ autres ont lu ou liront les pages sous nos yeux. La littérature fabrique du commun 17 alors que l ’ épidémie le tue, pratiquant l ’ exclusion, la séparation, la ségrégation. On peut alors adopter un regard panoramique et rétroactif afin de dresser une catégorisation de cette production littéraire qui a traversé les siècles. Ce que fait William Marx lorsqu ’ il distingue « quatre types de discours - documentaire, sémiologique, eschatologique, moral » dégageant quatre fonctions possibles animant une littérature de l ’ épidémie tout en admettant leur possible entrecroisement 18 . De fait, l ’ engouement massif et soudain qui s ’ est déclaré pour cette littérature pousse la réflexion à lui trouver une fonction unitaire pour éclairer le 17 Voir Jacques Rancière, Les bords de la fiction, Paris, Seuil, 2017. 18 « Ce que la littérature nous apprend de l ’ épidémie » : https: / / www.fondation-cdf.fr/ 2020/ 04/ 20/ ce-que-la-litterature-nous-apprend-de-lepidemie/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [24] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 24 Alexis Nuselovici besoin impérieux d ’ en lire les œ uvres, d ’ autant que tout phénomène de crise se manifeste par une tendance à l ’ amalgame de ses causes et donc de ses interprétations. La typologisation aide surtout à repérer dans la littérature des éléments qui permettent d ’ appréhender avec plus de clarté ce phénomène obscur qu ’ est une épidémie et dont la nature de crise brouille encore davantage la définition. Toute crise est d ’ abord une crise du sens, du sens à attribuer aux phénomènes constitutifs et révélateurs de cette crise. A cet égard, il y a lieu de distinguer deux usages de crise, l ’ un doxique, l ’ autre herméneutique, deux usages divergents applicables au phénomène épidémique. Le premier usage, doxique, équivaut à l ’ idée de changement de paradigme développée en histoire des sciences par Thomas Kuhn. Entre deux périodes d ’ appréhension et de connaissance scientifiques sacrifiant à des critères différents, il se produit une période de friction pendant laquelle l ’ ancien paradigme résiste et le nouveau peine à s ’ imposer. Similairement, Hans Blumenberg 19 avance qu ’ une crise ne touche pas un contenu (de croyances, de valeurs, d ’ interprétations) mais qu ’ elle met de l ’ avant une fonction : le temps de crise invite à « réinvestir » une fonction dont le contenu est obsolète, à reposer une question dont la réponse est devenue périmée. Le covid doit-il être abordé comme les épidémies antérieures ? Les réponses sont hésitantes qui mêlent mesures classiques et innovations technologiques. Le second, l ’ usage herméneutique, plus pertinent, est paradoxal car si la notion de crise suggère un désordre, une disharmonie ou un dysfonctionnement, son emploi montre au contraire l ’ expression d ’ un consensus. Attribuer à la crise la causalité de toutes sortes de ne rien changer en profondeur. La crise, ici, est conservatrice et sert le pouvoir en place tout en affermissant son assise idéologique. Résumer la période-covid en l ’ expression d ’ une crise sanitaire diminue l ’ incertitude mais rend opaque toutes les faillites ayant contribué à créer cette situation. Comme l ’ écrit Jacques Rancière, Le consensus est alors la machine de vision et d ’ interprétation qui doit sans cesse redresser l ’ apparence, remette guerre et paix à leur place. La guerre, dit la machine, n'a lieu qu ’ ailleurs et autrefois [ … ] Mais comme l ’ ailleurs affirme être ici et le passé aujourd ’ hui, la machine consensuelle doit sans cesse retracer la frontière des espaces et la rupture des temps 20 . A-t-on assez classé l ’ épidémie dans le passé (le Moyen-Âge) ou dans le lointain (l ’ Afrique) afin de nier la possibilité de sa présence ici et maintenant ? 19 Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes (trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, M. Dautrey), Paris, Gallimard, 1999. 20 Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels, Paris, Gallimard, « Points/ Essais », 2017, p. 10. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [25] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 25 Reinhardt Kosselek 21 a théorisé les catégories d ’ espace d ’ expérience et d ’ horizon d ’ attente dans la perspective d ’ une variété de combinaisons à partir d ’ un équilibre souhaitable. Leur dissymétrie, voire leur déliaison, éclairerait l ’ origine des crises qui révélerait un écart trop profond, irrattrapable, entre ce que l ’ expérience passée autorise à attendre du futur et ce que celui-ci apporte ou promet. Pour Paul Ric œ ur 22 , ces catégories sont même métahistoriques et à comprendre anthropologiquement, ce qui relativise le concept de crise qui relèverait alors d ’ un fonctionnement naturel. Le covid a dérangé l ’ ordre planétaire parce que le phénomène épidémique semblait appartenir à un monde révolu. Laura Kasischke conclut son roman traitant d ’ une épidémie, la « fièvre de Phoenix », dévastant les États-Unis par une méditation de Jiselle, son personnage principal : « Dehors, le silence était revenu. / Tout cela n ’ avait sans doute été qu ’ un effet de son imagination ? / Ou bien s ’ agissait-il d ’ une rumeur perdue dans les lointains, simplement véhiculée par le vent ? Quelque chose qui peut-être n'arriverait jamais. Ou quelque chose qui était passé et déjà parti. Ou encore quelque chose qui était là, dehors, et qui les attendait [ … ] » (Monde, p. 370 - 371) Sur cette base, il est loisible d ’ appréhender la crise comme un symptôme et tenter de dégager un symptôme de quoi. Ce qui suggère une posture critique, d ’ autant que le terme vient du même étymon que crise, krinein, trancher, décider : celui qui ne sait plus juger ne sait plus décider, accueillir du nouveau, il ne peut que se maintenir dans la reproduction du même. S ’ il y a crise permanente - ce que d ’ aucuns affirment, un malaise créé par l ’ érosion des systèmes de valeurs, la dissolution des certitudes, la perte des références au passé et la méfiance en un futur meilleur - , une crise plus spécifique permettra d ’ éclairer les aspects saillants de cette crise généralisée, tenter de dire de quoi la Crise, la permanente, est la crise. De fait, une épidémie, quoique déclenchée par un facteur spécifique, en l ’ occurrence biologique, sollicite tous les rouages du fonctionnement social. Ravage de René Barjavel et La caverne des pestiférés de Jean Carrière mettent en scène un groupe d ’ individus qui fuient, en 2052 pour le premier roman et au XIX e siècle pour le second, un monde décimé par le choléra et qui reconstituent une société structurée selon les règles qu ’ ils se choisissent. Le fléau de Stephen King ou L ’ année du Lion de Deon Meyer dépeignent également des communautés de survivants d ’ une terrible épidémie, aux États- Unis ou en Afrique du Sud, d ’ une épidémie gigantesque qui redessinent leurs 21 Reinhardt Kosselek, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (trad. Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock), Paris, Éditions de l ’ École des hautes études en sciences sociales, 1990. 22 Paul Ric œ ur, Temps et récit, 3 tomes, Paris, Seuil, 1984, 1985. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [26] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 26 Alexis Nuselovici systèmes de valeurs afin de refonctionner en tant que société. Dans Entrez dans la danse de Jean Teulé ou L ’ aveuglement de José Saramago, une satire sociale acerbe double de part en part la narration romanesque. Grapillant dans la bibliothèque épidémique, la corona-playlist prémentionnée a montré que ce répertoire pouvait prendre une valeur d ’ urgence, servir une immédiateté. Et donc affirmer un présent dans une conscience collective historique. [ … ] on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu ’ il peut rester pendant des dizaines d ’ années endormi dans les meubles et le linge, qu ’ il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l ’ enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse » (La peste, p. 279). La dernière phrase de La peste résonne comme un avertissement qui, certes pessimiste, conserve toutefois sa valeur didactique. Savoir que le malheur puisse frapper à nouveau invite à la conscience et à la prévention. Si Camus joue sur un énoncé médicalement vrai et allégoriquement signifiant, il en va de toute crise que de s ’ en remettre au souvenir des précédentes comme si l ’ insupportable du surgissement se dissipait de la possibilité qu ’ il eût été anticipé. Ainsi du covid-19 renvoyé au sars de 2002, à la grippe A de 2010, à la grippe espagnole du début du XX e siècle, voire, par solidarité du vivant, à la grippe aviaire de 2016. Ou, plus concrètement, le port du masque renvoyé à la pratique répandue dans les pays asiatiques depuis des années. Dans la bibliothèque épidémique, la littérature joue pleinement son rôle de mémoire ou d ’ archive, nécessaire pour que la rationalité humaine ne cède pas le terrain à la panique. Aux premiers jours de la peste à Oran, le docteur Rieux contemple la ville : « Et une tranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau [ … ] » (La peste, p. 43). Et celles-ci de venir à l ’ esprit du médecin, Athènes, Marseille, la Provence, Jaffa, Constantinople, Milan, Londres, longue procession dégoûtante, épouvantable, rapportée crument par le narrateur. Rieu se reprend toutefois : « Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. [ … ] Ce qu ’ il fallait faire, c ’ était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s ’ arrêterait parce que la peste ne s ’ imaginait pas ou s ’ imaginait faussement » (La peste, p. 44). Face à cet imaginaire déficient ou peu fiable, propice en cela à l ’ angoisse dévastatrice, la littérature offre ses récits et ses vécus. La réception de la littérature s ’ accomplit au sein d ’ un dispositif comportant des normes d ’ admissibilité aussi bien esthétiques que morales qui suggèrent, tout en l ’ orientant, un enseignement à attendre ou à retirer des livres lus. Que le OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [27] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 27 phénomène décrit, par exemple, ne se reproduise plus. C ’ est le cas pour la littérature de la shoah, de la guerre et de l ’ épidémie, dans des proportions toutefois variables. Pour la shoah, « Jamais plus », selon le slogan courant ; pour la guerre, « Jamais si possible », flanqué d ’ un sérieux doute ; pour l ’ épidémie, aucune garantie, incertitude maximale, un sentiment qui, pour le covid, n ’ a cessé de grandir alors que la science prétendait le connaître de mieux en mieux, vague après vague. Le coronavirus, précisément, se reproduit avec l ’ impertinence de se reprogrammer en variants successifs. En outre, puisque l ’ origine d ’ une transmission animale a été décrétée sur le dos d ’ un pauvre pangolin ensuite disculpé puis de chauve-souris agressives, le covid est combattu tout en prévenant que la crise environnementale allait susciter des pandémies d ’ origine zoonotique récurrentes et qu ’ il va falloir s ’ habituer à vivre (ou mourir) avec. Ouverture au futur, mi-positive mi-négative, qui éclaire le nombre d ’ ouvrages d ’ anticipation dans la bibliothèque épidémique : Le dernier homme (celui de Mary Schelley et celui de Margaret Atwood), Je suis une légende de Richard Matheson, Le grand livre de Connie Willis, Hors-sol de Pierre Alferi, Contagion de Lawrence Wright., En un monde parfait, Ravage, Le fléau, L ’ année du Lion. Il importe également de considérer le présent distordu des thrillers médicaux de Robin Cook, Virus, Contagion et Pandémie ou du polar Pandemia de Franck Thilliez. Pour que s ’ exerce pleinement la fonction didactique, celle-ci suppose un partage d ’ expérience. Le narrateur du Décaméron explique « la douloureuse évocation de la mortalité pestilentielle au fronton de cette œ uvre » (Décaméron, p. 37) par la nécessité d ’ ancrer dans la réalité le cadre des cent nouvelles qu ’ il va offrir à son lectorat : « [ … ] étant donné qu ’ il n ’ était pas possible de montrer pour quelle raison ce qui se lira par la suite avait pu advenir, à moins que de passer par cette remémoration, quasi contraint par la nécessité je suis amené à l ’ écrire » (p. 38). Selon ses termes, l ’ horreur est le prix à payer pour la joie, l ’ appréciation de la souffrance pour le plaisir de la douceur. Pareillement pragmatique, le narrateur de La peste invoque le principe d ’ objectivité qui, exclusivement, le guide dans sa rédaction : « Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d ’ autres, invraisemblables au contraire. [ … ] Sa tâche [au chroniqueur] est seulement de dire : " Ceci est arrivé ", lorsqu ’ il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu ’ il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur c œ ur la vérité de ce qu ’ il dit » (La peste, p. 13 - 14) Le covid-19 a vu surgir et a continué d ’ entretenir toute une panoplie d'explications (aux accents scientifiques, journalistiques ou politiques) qui, à coups de statistiques, de diagrammes ou de concepts éloignent l'expérience au lieu de s'en approcher. Celle-ci, en temps épidémique, est vaste, intense, radicale, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [28] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 28 Alexis Nuselovici profonde, bouleversante, tous aspects exagérés du vivant que la littérature est équipée à saisir, à capter, elle qui, depuis l ’ héroïsme épique et la bravoure tragique, se nourrit du plus-grand-que-nature. Véronique Tadjo confie au baobab, « arbre premier, arbre éternel » et « mémoire des siècles » le soin de raconter le combat contre Ebola : « Il suffit aux humains de se toucher pour se contaminer. Pire que la guerre. [ … ] Je veux raconter leurs histoires, donner une voix à tous ceux qui se sont élevés au-dessus de la frayeur » (p 36 - 37). Par définition, l ’ expérience vient déranger l ’ ordre du connu, elle augmente en somme la réalité par un facteur de nouveauté et d ’ imprévisibilité que Jacques Derrida cernait comme événementialité. Ce qui arrive devient expérience si, précisément, je ne l ’ ai pas expérimenté. Pourtant, l ’ expérience peut déborder les cadres habituels d ’ expérimentation. Cela définit un aspect de la modernité pour Walter Benjamin qui relie la disparition de la faculté de raconter avec la chute du « cours de l ’ expérience » : Avec la Guerre mondiale, on a vu s ’ amorcer une évolution qui, depuis, ne s ’ est jamais arrêté. N ’ avait-on pas constaté, au moment de l ’ armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille - non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ? [ … ] Car jamais expériences acquises n ’ ont été aussi radicalement démenties que l ’ expérience stratégique par la guerre de position, l ’ expérience économique par l ’ inflation, l ’ expérience corporelle par la bataille de matériel, l ’ expérience morale par les man œ uvres des gouvernants 23 . Cependant, si le XX e siècle a produit une expérience humaine que les humains ne peuvent dire, il reste la possibilité de dire cet impossible et donc d ’ encore témoigner : « Impossible de parler de HIROSHIMA. Tout ce qu ’ on peut faire, c ’ est de l ’ impossibilité de parler de HIROSHIMA 24 ». On peut éprouver ses symptômes mais du virus, peut-on faire l ’ expérience ? « Ce qui aura été proprement inédit, c ’ est le phénomène d ’ une contagion virtuellement mondiale et particulièrement retorse, complexe et labile. Toute expérience est expérience d ’ une incertitude 25 », écrit Jean-Luc Nancy. Si les crises n ’ ont pas manqué depuis quelques décennies, le péril épidémique s ’ était effacé du tableau des catastrophes, du moins dans le monde occidental. La peste ou le choléra : avant ou ailleurs. « Mais les signaux, continue le philosophe, politiques, écologiques, migratoires et financiers n ’ arrivaient pas à donner force d ’ expérience à ce qu ’ un minuscule parasite a doté de la virulence de l ’ inouï » (p. 79). Certes, sauf qu ’ il 23 Walter Benjamin, « Le conteur » (trad. M. de Gandillac et P. Rusch), Œ uvres III, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 115 - 116. 24 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, « Folio », 1976, p. 10. 25 Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, Paris, Fayard, 2020, p. 78. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [29] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 29 perd de sa virulence d ’ incertitude à être confronté avec ce que la bibliothèque épidémique conserve en ses ouvrages. Des explications, la machine médiatique en consomme mais ce dont l ’ opinion publique et la sensibilité individuelle ont besoin, c ’ est d ’ un récit, d ’ une mise en récit au sens d ’ une séquentialisation qui permet de restaurer un semblant de temporalité linéaire et, corrélativement, d ’ une représentation qui permet de restaurer un minimum de capacité de réflexion et de pouvoir d ’ action. Le narrateur de Defoe rédige son journal, celui de Camus une chronique, celui de Deon Meyer ses mémoires, la narratrice de Connie Willis un « grand livre ». Le principe semble en avoir été donné par un moine franciscain irlandais auquel nombre d ’ auteurs se réfèrent, John Clyn, qui recueillit son témoignage sur la Peste noire ayant frappé l ’ Irlande en 1348 - 1349 alors qu ’ il rédigeait les annales de son diocèse et de l ’ Irlande. Dernier survivant de son couvent, il est connu pour la dernière entrée du manuscrit : Et moi, Frère John Clyn, de l ’ Ordre des Frères Mineurs, et du Couvent de Kilkenny, j ’ ai écrit dans ce livre ces choses remarquables qui sont arrivées en mon temps, que j ’ ai vues de mes propres yeux ou que j ’ ai apprises de personnes de confiance. Et de peur que les choses dignes de mémoire ne disparaissent avec le temps et n ’ échappent au souvenir de ceux qui viendront après nous, moi, voyant ces nombreux maux et le monde entier couché pour ainsi dire dans le mal, parmi les morts, attendant la mort jusqu ’ à ce qu ’ elle vienne, comme je l ’ ai vraiment entendu et perçu, j ’ ai donc traduit ces choses par écrit. Et de peur que l ’ écrit ne s ’ efface avec l ’ auteur et que l ’œ uvre ne disparaisse avec son créateur, je laisse un parchemin pour continuer l ’œ uvre si par bonheur un homme survivait et qu ’ une lignée d ’ Adam échappait à cette peste et continuait l ’œ uvre que j ’ ai commencée 26 . En-dessous du texte, un dernier paragraphe : « Ici, semble-t-il, l ’ auteur s ’ est éteint » (Grand livre, p. 321). Le topos du narrateur-dernier-survivant, baignant dans l ’ incertitude sur le futur, revient dans les conclusions de la bibliothèque épidémique. Avec facétie chez Defoe : « Je conclurai donc la relation de cette année de calamité par une 26 « And I, Brother John Clyn, of the Order of Friars Minors, and of the Convent of Kilkenny, wrote in this book those notable things, which happened in my time, which I saw with my own eyes, or which I leaned from persons worthy of credit. And lest things worthy of remembrance should perish with time, and fall away from the memory of those who are to come after us, I, seeing these many evils, and the whole world lying as it were in the wicked one, among the dead, waiting for death til it come, as I have truly heard and examined, so have I reduced these things to writing. And lest the writing should perish with the writer, and the work fail together with the workman, I leave parchment for continuing the work, if haply any man survive, and any race of Adam escape this pestilence and continue the work which I have commenced. » https: / / www.tota.world/ article/ 207/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [30] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 30 Alexis Nuselovici strophe, bien imparfaite mais sincère, que je plaçai à la fin de mes notes ordinaires l ’ année même où elles furent écrites : Affreuse peste à Londres fut/ En l ’ an soixante et cinq: / Cent mille personnes elle emporta,/ Quant à moi, pourtant, toujours je suis là ! » ( Journal, p. 366) Avec grandiloquence - majuscule oblige - chez Mary Shelley : « Ainsi, le long des rivages de la terre déserte, le soleil haut dans l ’ éther ou la lune au firmament, les esprits des morts et l ’œ il toujours ouvert de l ’ Etre suprême veilleront sur la frêle embarcation dirigée par Verney - le DERNIER HOMME » (Dernier homme a, p. 660). Avec une révolte mélancolique chez Le Clézio : « Aussi le nom de Léon, que je porte en mémoire du Disparu, ou peut-être pour combler le vide de sa disparition. [ … ] Alors je suis devenu Léon, celui qui disparaît, celui qui tourne le dos au monde, dans l ’ espoir de revenir un jour et de jouir de la ruine de ceux qui l ’ ont banni » (Quarantaine, p. 490 et p. 532) Dans tous les cas, surgit une certitude : une postériorité est advenue puisqu ’ un lecteur prend connaissance de ces lignes. Cette certitude a partie liée avec celle sur laquelle le sujet humain préfère fermer les yeux, la mort comme terminaison d ’ une vie. Or, Walter Benjamin relie précisément la nature du récit à la séquentialité de l ’ existence - un défilé d ’ images qui sont « des visions de sa propre personne » - dont le mourant prend conscience, « la matière dont sont faites les histoires 27 ». La littérature ne se fait pas contre la mort mais avec elle, dans sa certitude. « La mort est la sanction de tout ce que relate le conteur. C ’ est de la mort qu ’ il tient son autorité. Ses histoires, autrement dit, renvoient toujours à l ’ histoire naturelle 28 ». Or, celle-ci n ’ a qu ’ un message : « Lisons attentivement : la mort y reparaît aussi régulièrement que l ’ homme à la faux dans les cortèges qui défilent à midi sur les horloges des cathédrales 29 ». L ’ épidémie partage avec la littérature cette fonction qu ’ illustre la célèbre image de John Donne : « Ne cherche pas à savoir pour qui sonne le glas : il sonne pour toi ». Donner un sens unitaire à la pandémie - ce qui serait thérapeutiquement efficace - heurte l ’ impossible car en trouver un qui serait valable collectivement à l ’ échelle de la planète ne pourrait se faire que dans le cadre d ’ une idéologie planétairement partagée - par exemple le catholicisme de John Clyn - laquelle ne saurait exister au risque d ’ un totalitarisme global. Il n ’ est donc pas demandé un sens mais un récit. Les mots qui transforment un événement auquel le sujet est soumis en un matériau apte à être mémorisé, à être communiqué et, éventuellement, à être interprété. Sans un récit qui noue les épisodes, les ordonne et, ce faisant, les offre à la signification, tout événement est semblable à 27 Benjamin, « Le conteur » (tr. M. de Gandillac et P. Rusch), Œ uvres III, p. 130. 28 Ibid., p. 130 - 131 29 Ibid., p.132 OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [31] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 31 l ’ arbre qui tombe dans la forêt sans qu ’ il ne soit entendu : dissous dans le grand tout du monde en échappant à la sphère humaine même si elle s ’ y inscrit. Pour Ric œ ur, la vocation du récit est de configurer l ’ expérience du temps. Par conséquent, un temps en crise étant doublement insaisissable - en tant que temps et en tant que crise - , l ’ importance du récit en ressortira double. À dire vrai, tout l ’ édifice de Temps et récit affronte cette question en accordant à la faculté de « concorde discordante 30 » propre au récit le soin de concilier les temporalités divergentes, voire antagonistes, ce qui rejoint la fonction de la crise qui révèle à la fois une déchirure et la possibilité de la réparer. La littérature non seulement est langage mais elle est expérience du langage, elle l ’ expérimente dans sa faculté à dire l ’ expérience, cherchant le mieux-dire, le plus adéquat, la forme langagière qui ne correspond qu ’ à cette expérience. Jamais dupe de ses potentialités, œ uvrant dans la pleine conscience de ses limites. D ’ où la supériorité de la littérature sur le témoignage subjectif. Là où l ’ individu croit que sa seule parole, la profération de sa parole, son énonciation, garantit la vérité - la vérité-je-le-jure - , la littérature sait qu ’ il est nécessaire de formater le dire car la vraisemblance, non la vérité, est son objectif. Elle teste les limités et les capacités du dire en même temps qu ’ elle cherche les meilleurs moyens de dire, un exercice permanent qui définit la littérarité. Terriblement sollicitée lorsque l ’ incertitude déborde les limites connues du réel et de l ’ expérience, le trop-plein d ’ un génocide ou d ’ une épidémie, une expérience telle qu ’ elle déborde les cadres de réception : « [ … ] telle était dans la cité la multitude de ceux qui jour et nuit mouraient, que rien que de l ’ entendre dire, et sans même le voir, la stupeur vous frappait » (Décaméron, p. 43). Antonin Artaud radicalise encore la perception lorsqu ’ il rapproche le théâtre et la peste : « Cet incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu ’ il n ’ est pas autre chose qu ’ une immense liquidation » (Théâtre, p. 37). Un excès d ’ incertitude qui pourrait éclairer dans notre corpus la stratégie de la désauctorialité : « Ce n ’ est pas moi qui l ’ ai écrit, c ’ est l ’ autre - moi, je ne pourrais pas ». De Foe attribue à un bourgeois londonien la responsabilité de la rédaction du Journal de l ’ année de la peste ; le narrateur de Manzoni dans Les fiancés prétend transcrire un manuscrit du XVII e siècle ; le narrateur de Mary Shelley fonde son récit sur des feuillets découverts dans la grotte de la sibylle de Cumes, en baie de Naples ; le narrateur de Le Clézio dans La quarantaine fait entendre, pour l ’ essentiel du roman, la voix de son grand-père dont il porte le prénom ; Peste de Chuck Palahniuk est composé d ’ une longue compilation de témoignages. Le pacte de lecture en est modifié, fragilisé. L ’ épidémie serait alors un phénomène si complexe et si ample que la mesure humaine faillirait à le 30 Paul Ric œ ur, Temps et récit I, Paris, Gallimard, « Points/ essais », 1991, p. 87. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [32] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 32 Alexis Nuselovici contenir et que l ’ auteur hésiterait à affirmer sa mainmise sur le sujet. En revanche, cette stratégie dépossédant le narrateur de l ’ exclusivité auctoriale crée d ’ emblée un nous - amorçant le nous du lectorat - , une communauté positive face à la communauté infligée négativement par la contamination. Commentant le terme de « communovirus », Jean-Luc Nancy écrit : « le virus qui vient de communisme, le virus qui nous communise ». Et d ’ ajouter, un brin facétieux : « Voilà qui est beaucoup plus fécond que le dérisoire corona qui évoque de vieilles histoires monarchiques ou impériales 31 ». Il est en revanche possible de stabiliser la littérature épidémique par le prisme de la généricité. Aborder une production par le biais du genre littéraire auquel elle appartiendrait offre trois avantages. Le premier tient à une efficacité de lecture. Certains voyageurs - la majorité ? - aiment, à l ’ aide de cartes et de guides, savoir où ils vont mettre les pieds afin de mieux préparer leurs yeux, assumant le risque de réduire le gain de la découverte ; il en va de même dans la lecture : on peut estimer avantageux de savoir dans quel cadre générique s ’ inscrit une œ uvre afin de mieux en ressentir l ’ apport ou l ’ impact. En outre, cette utilité s ’ applique d ’ emblée aux salles de classe, bibliothèques et maisons d ’ édition qui ont besoin d ’ ordonnance et de classement pour que leurs tâches respectives soient efficacement accomplies. Le second avantage est d ’ ordre comparatif : rapprocher les œ uvres au sein d ’ un genre prépare à l ’ appréhension et l ’ interprétation de leurs contenus. Le dernier avantage tient d ’ une méthodologie négative ou réactive : ne pas pouvoir caractériser une littérature en la rapportant à une catégorie connue permet d ’ approfondir sa compréhension et d ’ affiner sa définition. Pour la littérature de l ’ épidémie, trois catégories existantes proposent leur référence : littérature de la guerre, littérature du génocide, littérature postapocalyptique. Elles traitent en effet toutes de la mort en masse - par frappe instantanée ou par prolifération - qui, plus qu ’ un thème parmi d ’ autres, dessine un horizon de sens sur lequel s ’ inscrivent une série de problématiques (violence, fraternité, trahison, héroïsme, etc.). La mort en masse, à cerner anthropologiquement, sociologiquement et moralement, fait de ces phénomènes - guerre, génocide, apocalypse ou épidémie - non pas de simples cadres narratifs mais des dispositifs de pensée qui doublent le dispositif d ’ écriture pour obliger le lecteur à réagir, à s ’ impliquer dans sa lecture, une attitude questionnante qui refuse d ’ en rester au stade esthétique du plaisir ou du divertissement. La littérature de l ’ épidémie partage avec celles de la guerre et du génocide un ancrage historique - ce à quoi ne peut prétendre la littérature post-apocalyptique - qui les conduit à se soumettre à l ’ épreuve d ’ un principe de réalité qui 31 Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, p. 21. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [33] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 33 déterminerait toute œ uvre à devenir, à des degrés divers, un témoignage, à être véri-dique. Pour la guerre ou le génocide, il est demandé à la littérature une garantie de non-fiction en rapport avec la classique opposition vérité/ fiction ou réalité/ imaginaire alors même que dans les circonstances que symbolisent charniers, crématoires ou fosses communes, l ’ expérience se déploie en dehors des normes du sensible ou du cognitif. Au risque de passer pour obscène ou complaisante, la représentation de l ’ horreur ou de l ’ extrême doit malgré tout convoyer du vécu et le vécu doit être vraisemblable. Certes, de David Rousset à Jorge Semprun, les écrivains ont reconnu qu ’ un réel inconcevable avait besoin de l ’ imagination pour être représenté ; il n'empêche qu ’ en sourdine s ’ entend toujours le soupçon de faire de la littérature avec ce qui ne peut en produire. Pour son roman Le sixième jour, sur fond de choléra au Caire, Andrée Chedid place en exergue cette citation du Gorgias de Platon : « Écoute … Toi, tu penseras que c ’ est une fable, mais selon moi c ’ est un récit. Je te dirais comme une vérité ce que je vais te dire 32 ». Ces événements qui déchirent les normes de l ’ acceptable et le normal, faut-il les avoir vécus pour en être témoins ? Non, ce qu ’ atteste la littérature postapocalyptique, par définition anticipatrice - une apocalypse advenue aurait supprimé tout lectorat éventuel. L ’ exigence morale n ’ est pas une exigence empirique et le lecteur peut sentir sa responsabilité invoquée sans qu ’ il ne soit directement concerné. La littérature de la mer renvoie à une expérience à laquelle il n ’ est pas obligatoire pour tous les lecteurs d ’ avoir été exposés ; on peut plonger dans Moby Dick ou Typhon sans avoir le pied marin. Ou, pour revenir à nos catégories, la littérature génocidaire touche des populations minorisées mais, parce qu ’ elle pose des questions d ’ éthique, elle ne concerne pas exclusivement ces populations ; on peut être ébranlé par Si c ’ est un homme sans être juif, Génocidé par Révérien Rurangwa sans être rwandais. Cette littérature affecte tout lectorat dans la mesure où ce à quoi elle réfère n ’ a pas besoin d ’ être expérimenté pour en comprendre la menace sur l ’ humanité et sur l ’ humain, une potentialité que rejoint la littérature épidémique. « Le dernier homme » pour Mary Shelley et non « Le dernier Anglais », dont son récit traite pourtant. C ’ est arrivé et cela peut arriver. Si à propos du rapport entre écriture et génocide, Imre Kertész a pu écrire : « Quand on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins en un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens 33 », on peut renverser la proposition en affirmant que la littérature met Auschwitz en suspens, au sens où elle nous rappelle que la barbarie, la catastrophe, la peste 32 Andrée Chedid, Le sixième jour, Paris, Flammarion, « Librio/ Littérature », 2016, p. 7. 33 Imre Kertész, L ’ holocauste comme culture (trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zaremba), Arles, Actes Sud, 2009, p. 261. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [34] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 34 Alexis Nuselovici demeurent des virtualités suspendues au devenir de l ’ histoire, au retour possible des rats, comme l ’ écrit Camus. En cela, ces littératures sont des littératures de crise et toute crise tend à témoigner d ’ autre chose, d ’ une autre crise. Pour le covid, la crise sanitaire témoigne d ’ une autre crise touchant au système de valeurs (solidarité, égalité) ou aux fonctionnements sociétaux (accès aux soins, accueil hospitalier). Hannah Arendt distingue les crises régionales (dans l ’ économie, dans l ’ éducation, dans la culture) et la crise globale, continue, qui préside à notre occupation du monde et aux relations interhumaines 34 , une inquiétude - à transcrire in-quiétude - éthique que Lévinas théorisa comme responsabilité, jusqu ’ à l ’ effacement, devant l ’ autre 35 . La condition humaine, en somme, revient à ressentir en permanence un état inhérent de crise. Comme le dit joliment Jean-Denis Bredin, « [ … ] vivre, c ’ était une victoire de tous les moments sur la vie 36 ». À cette hauteur métaphysique, la crise oublie son origine dans le discours médical, couramment rappelé, qui la situe comme une phase d ’ un processus pathologique révélant la maladie. Si ce modèle biologisant insiste sur la fonction de révélation d ’ une crise, il l ’ enferme dans une définition naturaliste et, finalement, mécaniciste au détriment de l ’ exercice critique qu ’ elle occasionne. Même une épidémie doit se dégager d ’ une telle réduction vitaliste car elle est pareillement porteuse d ’ une telle fonction critique et, à ce titre, révélatrice d ’ autres crises. D ’ où la volonté de convertir la pandémie du covid-19 en syndémie, à l ’ instar de Barbara Stiegler : Le caractère extraordinaire de cette épidémie est donc moins endogène au virus comme entité biologique qu ’ aux circonstances sociales et politiques qu ’ il révèle [ … ]. Ce que le virus, au fond, met à nu, c ’ est la contradiction entre les effets délétères sur notre santé de ce qu ’ on appelle à tort le « développement économique » et le sousdéveloppement actuel de presque tous nos systèmes sanitaires, y compris ceux des pays les plus riches de la planète. 37 De fait, un diagnostic de crise peut surgir par un développement interne à un système ou par une évaluation externe dudit système. Dans cette dernière perspective, lorsqu ’ une société est en crise, ce n ’ est pas tant qu ’ elle a mal quelque part mais qu ’ elle rencontre le mal, la question du mal, et qu ’ elle ne sait pas ou plus y répondre, ses valeurs ou ses croyances devenues obsolètes. Aux 34 Voir La crise de la culture (trad. fr. sous la dir. de Patrick Lévy), Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1989, « La crise de l ’ éducation », p. 223 - 252. 35 Voir Emmanuel Lévinas, Autrement qu ’ être ou Au-delà de l'essence, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974. 36 Jean-Denis Bredin, Trop bien élevé, Paris, Grasset, 2007, p. 23 37 Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, « Tracts », 2021. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [35] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 35 sources européennes, Job ou Antigone, héraults de crise. La réaction à une crise, dès lors, ne se réduira pas à sa gestion, toujours locale ou régionale, mais elle exigera une réponse au niveau d ’ une pensée de la crise, appréhendée dans sa globalité. La crise dont traite Husserl en 1935 - 1936 38 dépasse les manifestations apparentes pour remonter à la perte de sens au sein d ’ une culture donnée. Dans la Venise gagnée par le choléra, l ’ écrivain Aschenbach, double de Thomas Mann, est prêt à sacrifier la littérature : « Que lui importaient à présent l ’ art et la vertu, face aux avantages du chaos ? » (La Mort à Venise, p. 235). Grâce à « l ’ état d ’ exception provoqué dans la ville par la mort » (p. 231), l ’ esthète ose aimer l ’ adolescent polonais en reliant la transgression amoureuse au dérèglement général de la « Cité des eaux ». Provoquant des paralysies dans tous les circuits sociaux et le désarroi au sein de la population, une épidémie ne manque pas d ’ en interroger les principes, ce que le covid a amplement démontré. Pour la littérature, une telle rupture dans la représentation d ’ une société se traduit en termes génériques par la prévalence de la visée romanesque sur la pulsion épique qui sert communément à célébrer un corps communautaire, qu ’ il soit ethnique ou national. La première est singularisante - le roman constitue le genre littéraire qui célèbre l ’ avènement de l ’ individu en Europe - et s ’ oppose à la narration épique qui noie le destin personnel dans le collectif. Autrement dit, l ’ épopée refuse la crise en englobant épisodes et péripéties dans un récit collectif téléologique destiné à donner un sens, déterminé, à une aventure commune, celle d ’ un peuple ou d ’ une nation. Ce faisant, elle tend à gommer l ’ incertitude et atténuer les responsabilités individuelles, celles-là même auxquelles une crise fait appel. L ’ épopée agit comme un chez-soi narratif, un confort de lecture qui vaut pour réconfort idéologique ; elle installe l ’ humain dans le monde et affirme que le monde est en ordre. Or, la crise consiste précisément dans l ’ absence ou la destruction d ’ un chez-soi mental ou culturel. Dans l ’ Italie tourmentée du Risorgimento, Manzoni aurait pu tracer une épopée de la Lombardie du XVII e siècle à valeur édificatrice mais il en refuse le modèle et Les fiancés emprunte la forme du roman historique et de la chronique, ce qui lui permet de faire le récit d ’ une triple crise manifestée par la guerre, la peste et la famine. Une définition minimale, applicable à d ’ autres arts mais à la pertinence étayée parce que la littérature use de la langue, c ’ est-à-dire de ce qui est le plus apte à créer du commun parmi les humains, verra dans la littérature un exercice de détachement du réel et/ ou de l ’ actuel. Une distance face à l ’ empiricité que même le réalisme d ’ un Balzac, d ’ un Zola, n ’ a pu nier. S ’ il revient à la crise de dénoncer un dysfonctionnement dans un système donné, elle le fera parce qu ’ elle trouve 38 Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (trad. fr. Gérard Granel), Paris, Gallimard, « TEL », 1989. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [36] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 36 Alexis Nuselovici son lieu d ’ énonciation dans un écart par rapport à ce système. En outre, une crise survient lorsqu ’ un système connait des ratés dans son fonctionnement, une distance entre la réalité des phénomènes et leur modèle ou leur idéal. Bref, comme en littérature, un détachement de l ’ ordre des choses. C ’ est aussi le politique, révolutionnaire ou réformiste, qui trouve son lieu dans un tel éloignement par rapport à la réalité, dans l ’ espace creusé face au consensus unificateur. La crise est un des modes d ’ actions du politique lorsque celui-ci appelle au renouveau, voire à la révolution. Dans la Médée de Christa Wolf, la peste qui s ’ abat sur Corinthe sera attribué aux réfugiés de Colchide, stratagème pour affermir le pouvoir menacé de Créon. Mais avant même la proclamation de la peste, Lyssa, compagne de Médée, confie à l ’ astronome du roi : Lyssa, comme moi, pensait qu ’ une espèce d ’ épidémie s ’ était emparée de Corinthe et que, pour ainsi dire, personne ne voulait vraiment connaître l ’ origine de cette maladie. Lyssa redoutait qu ’ à plus ou moins brève échéance ne se mette en branle une logique d ’ autodestruction, elle connaissait bien ça, on verrait se déchaîner toutes ces forces funestes qu ’ une vie sociale est capable d ’ endiguer, alors Médée serait perdue. (Médée, p. 217 - 218) Crise à Corinthe face auquel l ’ étrangère, la magicienne, pourrait servir de bouc émissaire. Dans les faits, la peste se répand parce que, suite à un tremblement de terre, des cadavres ont demeuré trop longtemps sous les décombres. Médée a averti des dangers et soigne les malades mais les Corinthiens vont l ’ accuser d ’ avoir apporté l ’ épidémie. Ce ne sera toutefois pas elle qui sera sacrifiée. « On l ’ a fait. Ils ne sont plus là. Mais qui ça, demande l ’ homme. Les enfants ! répondent-ils. Ses maudits enfants. Nous avons délivré Corinthe de cette épidémie. [ … ] Lapidés, hurlent-ils. Comme ils le méritaient » (p. 282 - 283) Ainsi Christa Wolf, revenant à une ancienne version du mythe, efface-t-elle l ’ accusation d ’ infanticide qui contribua à la réputation négative de la princesse de Colchide. Il demeure que le récit mythique garde sa faculté de transcrire l ’ incertitude qui s ’ abat comme une malédiction sur une population. La peste disparaît, la normalité revient, la monarchie a vacillé mais se maintient. Lyssa a judicieusement saisi la potentialité métaphorique d ’ une épidémie. Or, pour Myriam Revault d ’ Allones, la métaphore s ’ offre comme la figure discursive à même de suppléer aux carences du concept face à la réalité lorsque la crise vient diagnostiquer son impuissance. Par sa capacité de faire bouger les choses, la métaphore suscite de nouveaux éclairages ; elle produit du sens en déplaçant le sens, créant un sens inattendu, une « prédication impertinente » 39 comme le dit Paul Ric œ ur ; elle nous invite à lâcher prise, 39 Paul Ric œ ur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 8. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [37] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 37 « à accepter de naviguer dans l ’ incertitude et l ’ inachèvement, d ’ y construire et d ’ y réparer des bateaux » 40 . Cerner la phénoménalité épidémique, contenir l ’ incertitude qu ’ elle provoque, opposer un cadrage face à l ’ hubris qui la caractérise, telle est l ’ intention de la littérature et celle-ci passe souvent par un processus d ’ essentialisation, voire d ’ ontologisation. Aux premières pages de l ’ Iliade, Homère concentre la violence de la peste en une image, celle des flèches d ’ Apollon dont sont frappés les Achéens d ’ autant plus que le lecteur n ’ apprend que plus bas que le châtiment consiste en une contagion épidémique. Dans « Les animaux malades de la peste », La Fontaine met en scène l ’ épidémie comme un personnage sur la scène de ses Fables : « Un mal qui répand la terreur,/ Mal que le Ciel en sa fureur/ Inventa pour punir les crimes de la terre,/ La Peste (puisqu ’ il faut l ’ appeler par son nom)/ Capable d ’ enrichir en un jour l ’ Achéron,/ Faisait aux animaux la guerre » 41 . Personnification mythologisante encore lorsque Philip Roth, pour traiter d ’ une épidémie de polio dans l ’ Amérique des années 1940, choisit le titre de Nemesis, déesse de la vengeance. Peste, polio ou covid-19, l ’ épidémie tient à la capacité de propagation que lui octroie son virus. Elle se traduit par des symptômes (qui touchent l ’ individu) et des chiffres (qui touchent la collectivité), un tout objectivable et objectivé que pourtant le ressenti néglige, occupé qu ’ il est à construire de l ’ incertitude avec ses perceptions et ses représentations. Jean-Luc Nancy remarque que le phénomène de propagation virale du covid n ’ est pas nouveau et il précise ainsi sa particularité : Quelque chose est nouveau cependant, qui est la peur. Nous avons peur d ’ une contagion qui paraît singulièrement sournoise, d ’ une maladie assez insaisissable, [ … ] une peur diffuse, manifestée par des gestes et des dispositions qui nourrissent aussitôt une anxiété supplémentaire. [ … ] En fait, nous avons peur de nous-même, de tout l ’ inconnu, de tout l ’ indéterminé qui nous entoure. 42 Comme dans d ’ autres situations, la peur entraîne l ’ interruption du discernement scientifique et suscite une angoisse qui autonomise la maladie et, à l ’ instar des peurs enfantines, la fait exister en elle-même, comme séparée du corps et du sujet : le « fléau » (King), la « fièvre » (Spitzer et Meyer). Chez Fritz Zorn dans Mars, nul effroi, au contraire mais une symbolisation au service de la thèse selon laquelle son cancer provient de l ’ éducation bourgeoise oppressante et refoulante qu ’ il a subie : « L ’ héritage de mes parents en moi est comme une 40 Myriam Revault d ’ Allones, La crise sans fin 2016, Paris, Gallimard, « Points/ Essais », p. 186 - 187. 41 La Fontaine, Fables, Paris, Classiques Garnier, 1973, p. 179. 42 Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, Paris, Bayard, 2020, p. 72 - 73. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [38] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 38 Alexis Nuselovici gigantesque tumeur cancéreuse » 43 et plus abruptement, plus radicalement : « [ … ] mes parents sont mon mal cancéreux » (p. 269). Or, le destin individuel pour Zorn a la valeur d ’ un symptôme à interpréter sur une échelle collective : Si je dois mourir maintenant, eh bien, ma mort n ’ aura pas été une mort fortuite mais une mort parfaitement typique, parce que je suis atteint du mal dont tout le monde souffre plus ou moins dans notre société actuelle. Toutefois les décès typiques ont tendance à s ’ accroître aux dimensions d ’ une épidémie nationale. [ … ] Je serai mort d ’ une manière trop symptomatique de notre société pour qu ’ il ne faille pas aussi me considérer, dans mon état posthume de démolition, comme un déchet radioactif tout aussi symptomatique, à savoir un déchet radioactif dont on ne peut plus se débarrasser nulle part et qui contamine son environnement. J ’ affirme que le fait qu ’ on m ’ aura exterminé continuera à couver sous la cendre et finira par provoquer la ruine du monde même qui m ’ a exterminé. (p. 298 - 299) Il n ’ emploie pas vainement la notion d ’ épidémie. Le péril nucléaire revêt la même invisibilité que le danger viral mais tous deux apparaissent chez Zorn comme des agents autonomes symbolisés par des objets, le déchet radioactif ou la cendre, dont les effets sont diffusés par rayonnement, atomique ou thermique, similaire à une contagion dont la source serait son mal personnifié. Chez Mary Shelley, la personnification emprunte un apparat mythologique et monarchique : « [ … ] une époque où l ’ homme évoluait sans peur sur la terre, avant que la peste ne fût devenue la Reine du Monde » (Dernier homme a, p. 492). Personnification plus tendre et plus démocratique chez Romain Gary : C ’ était le moment où la rumeur d ’ Orléans disait que les travailleurs nord-africains avaient le choléra qu ’ ils allaient chercher à La Mecque et la première chose que Madame Lola faisait toujours était de se laver les mains. Elle avait horreur du choléra, qui n ’ était pas hygiénique et aimait la saleté. Moi je ne connais pas le choléra mais je pense que ça peut pas être aussi dégueulasse que Madame Lola le disait, c ’ était une maladie qui n ’ était pas responsable. Des fois même j ’ avais envie de défendre le choléra parce que lui au moins c ’ est pas sa faute s ’ il est comme ça, il a jamais décidé d ’ être le choléra, ça lui est venu tout seul. 44 Phénomène corolaire, le recours à l ’ allégorie. Non seulement l ’ épidémie est essentialisée mais elle l ’ est pour représenter une autre réalité, par exemple idéologique. Exemples : Le fascisme dans La Peste, le totalitarisme dans Le rhinocéros, l ’ absolutisme dans « Les animaux malades de la peste », la société déshumanisée dans L ’ aveuglement et tous les récits qui font des fléaux des armes de punition divine. Tendance qui n ’ est pas absente dans le discours contemporain : la crise sanitaire est en réalité une crise du système gouvernemental (qui 43 Fritz Zorn, Mars (trad. Gilberte Lambrichs), Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p. 249. 44 Emile Ajar, La vie devant soi, Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 79. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [39] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 39 n ’ a pas su prévoir), du système hospitalier (qui n ’ a pas su gérer), de la globalisation (qui a permis la circulation planétaire du virus), de la crise écologique (qui a entraîné par la déforestation le rapprochement nocif entre animaux et humains), etc. À quoi tient cette faculté emblématique de l ’ épidémie ? Une réponse immédiate pointe vers la dimension collective et massive de l ’ épidémie qui permet l ’ applicabilité immédiate de la dimension de partage, de communalité de l ’ allégorie. Une allégorie qui n ’ est pas reconnaissable par une communauté, indépendamment des projections individuelles, ne s ’ imposera pas en tant que telle. Une autre réponse se trouvera chez Antonin Artaud qui prononce le 6 avril 1933 à La Sorbonne une conférence, ensuite publiée, intitulée « Le théâtre et la peste ». « Comme la peste, le jeu théâtral [est] un délire et [il est] communicatif » (Théâtre, p. 37). Or le théâtre est par définition métaphorique puisque l ’ acteur incarne quelqu ’ un qu ’ il n ’ est pas. Artaud écarte d ’ emblée l ’ approche médicale, pathologique, scientifique de la peste, « un mal dont on ne peut préciser scientifiquement les lois et dont il serait idiot de vouloir déterminer l ’ origine géographique » (p. 30) car elle est à considérer en tant qu ’ « entité psychique » (p. 24), qu ’ « entité morbide n ’ existant pas » (p. 25). Entre théâtre et peste, le point commun tient dans leur « paroxysme » (p. 34), un ébranlement qui pousse à l ’ « effondrement » (p. 31) la société et à la « fureur » (p. 34) l ’ acteur. Un « désordre organique » (p. 37), un « exorcisme total » (p. 38) accompagnent l ’ opération commune à la peste et au théâtre, parvenant à conjoindre subversivement « ce qui est et ce qui n ’ est pas » (p. 38), le possible et l ’ impossible, le contraint et l ’ illimité. Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n ’ est pas parce qu'il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l'extérieur d'un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l ’ esprit (p. 42). La pensée d ’ Artaud se fait dialecticienne, appliquant le vieux renversement destruction/ création dont l ’ équilibre soutient la production métaphorique qui dissipe une signification pour ouvrir à une autre : « Le théâtre, comme la peste, [ … ] dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités et si ces forces sont noires, c ’ est la faute non pas de la peste ou du théâtre mais de le vie » (p. 43). Que la vie soit incertaine, il n ’ est que banal de le dire mais le covid a montré que deux camps, deux « forces », différaient quant à l ’ interprétation de cette assertion, apparues autour de la question des vaccinations anti-covid. Défendre la vie en acceptant le vaccin, la défendre en le refusant. Il faut que l ’ opposition se joue à cette profondeur pour en admettre la pertinence et l ’ ampleur. Cet aspect d ’ excès distingue l ’ épidémie de la maladie, perçue, elle, OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [40] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 40 Alexis Nuselovici comme expérience individuelle. À ce titre, toute une gamme de valeurs peut lui être directement attribuée autour de quatre pôles : punition, rédemption, créativité, héroïsation 45 . Lorsque le mal frappe des milliers d ’ individus, la prétention devient obscène. Ne reste qu ’ une signification partageable par tous, une allégorie en laquelle tous vont croire, celle de la vie contre la mort : « En 1720, comme vous le savez, la peste dévasta Marseille. Je n ’ y étais pas et je m ’ en félicité. / Nous vous en félicitons également, dis-je. / Et nous nous félicitons nousmêmes, dit Yves. / Mais les Marseillais, dit M. Sylvain, n ’ eurent pas à s ’ en féliciter » (Pestiférés, p. 139). À quoi sert la littérature en temps d ’ épidémie ? À rappeler que la seule allégorie qui tienne est celle qui défend le vivant. Lucrèce conclut son De rerum natura sur les épidémies comme « désordre et bouleversement » (Nature, p. 681) là où le poème commençait par une Vénus matricielle et « la nature des choses » (p. 81). Il le dit explicitement : « Il y a tout d ’ abord,/ ainsi que je l ’ ai dit, un grand nombre de choses/ dont les semences sont, pour nous, vivifiantes ; / mais il faut aussi bien qu ’ en volent quantité/ qui portent, à rebours, la maladie, la mort » (p. 679). Le cycle de la vie, en d ’ autres termes, que le poète-philosophe latin entend célébrer et expliquer. Rien d ’ incertain chez Lucrèce, alors, qui trouve une place pour chaque phénomène dans le système de la nature ? Au contraire, l ’ épidémie, décrite avec une impitoyable précision, d ’ après la peste (ou une autre épidémie) d ’ Athènes décrite par Thucydide au livre II de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, est incluse dans la série des prodiges célestes, terrestres ou maritimes, les meteora, phénomènes extraordinaires et spectaculaires qui frappent le regard humain par leur ampleur et leur mystère (orage, volcan ou crue du Nil). Son poème intègre donc en son terme la « douleur du présent » (p. 695), l ’ incertitude de l ’ existence dans l ’ éthique d ’ une vie bonne à trouver sur la terre. Pour justifier son écrit, Lucrèce écrit initialement que « le doux accent des Muses » lui a permis d ’ enrober comme de miel une doctrine dont « la foule avec horreur s ’ écarte » (p. 151) mais il laisse le lecteur sur des vers ultimes ne rapportant que l ’ horreur de corps : « une peau sur des os, faisant un avec eux, / et qui presque déjà se trouvait enterrée / dessous la saleté et les affreux ulcères » (p. 693). Est-ce la vérité sur la nature des choses ? Nouvelle incertitude que la littérature ne viendra pas dissiper puisqu ’ elle la décline. Alors qu ’ en septembre de l ’ année de la peste, « les gens de bien commencèrent à croire que Dieu avait décidé d ’ exterminer la population entière de cette misérable cité » ( Journal, p. 165), le narrateur de Defoe s ’ essaie à rapporter les lamentations et les gémissements des mourants mais confie : « Si seulement je 45 Voir pour une analyse plus détaillée F. Laplantine, Anthropologie de la maladie, partie II, « Les modèles étiologiques, p. 55 - 221, Paris, Payot, 1986. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [41] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 Une école de l ’ incertitude ou De la littérature en temps de pandémie 41 pouvais trouver des accents capables de porter l ’ alarme jusqu ’ à l ’ âme même du lecteur, je serais satisfait d ’ avoir rapporté ces choses, quelque bref et imparfait que soit mon récit » (Journal, p. 169). C ’ est d ’ incertitude plus que de modestie que signent les écrivains de la bibliothèque épidémique. Références tirées de la bibliothèque épidémique Artaud, Antonin, « Le théâtre et la peste », dans Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, « Idées », 1964, p. 21 - 47 [Théâtre]. Atwood, Margaret, Le dernier homme (tr. M. Albaret-Maatsch), Paris, 10/ 18, 2021 [Dernier homme b]. Boccace, Le Décaméron (tr. G. Clerico), Paris, Gallimard, « Folio », 2020 [Décaméron]. Camus, Albert, La peste, Paris, Gallimard, « Folio », 2014 [La peste] Defoe, Daniel, Journal de l ’ année de la peste (trad. Francis Ledoux), Paris, Gallimard, « Folio », 2014 [ Journal]. Kasischke, Laura, En un monde parfait (trad. E. Chédaille), Paris, Gallimard, « Folio », 2020 [Monde]. Lucrèce, De la nature des choses (trad. Bernard Pautrat), Paris, Livre de Poche, 2020 [Nature]. Le Clézio, J. M. G., La quarantaine, Paris, Gallimard, « Folio », 1997 [Quarantaine]. Mann, Thomas, La mort à Venise (trad. A. Nesme et E. Costadura), Paris, Le livre de poche/ Bilingue, 2018 [Mort]. Pagnol, Marcel, « Les pestiférés », dans Marcel Pagnol, Le temps des amours, Paris, De Fallois, « Fortunio », 2004. Ruffin, Jean-Christophe, Le parfum d ’ Adam, Paris, Gallimard, « Folio », 2020 [Adam]. Shelley, Mary, Le dernier homme (tr. Paul Couturiau), Paris, Gallimard, « Folio », 2021 [Dernier homme a]. Thucydide. Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Garnier-Flammarion, 1993. Willis, Connie, Le grand livre (tr. Jean-Pierre Pugi], Paris, J ’ ai lu, 2019 [Grand livre] Wolf, Christa, Médée. Voix (trad. A. Lance et R. Lance-Otterbein), Paris, Stock, « Bibliothèque cosmopolite », 2019 [Médée]. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [42] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0010 42 Alexis Nuselovici SITUATIONS OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [43] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [44] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis Geneviève Susemihl Christian-Albrechts-Universität zu Kiel Reading can be a lot of things: entertaining, exciting, relaxing, and educational. Reading is also known to help lower stress. During months of pandemic stress and virtual school in 2020 and 2021, reading became a much-needed escape for children and adults. 1 Adventure stories, fantastic travel accounts, animal stories, fairy tales or exciting explanations about natural or scientific phenomena were a welcome distraction from homeschooling tasks and stressful situations at home. With closed libraries and bookstores during the lockdown, however, many children and their families had restricted access to children ’ s books. Besides, with children and their parents staying at home, children ’ s reading practices also changed. Nevertheless, during that time, hundreds of children ’ s books were published in response to the COVID-19 pandemic, teaching children about coronavirus and encouraging them to protect themselves and others. Many of these books were meant to help children understand the situation and their emotions and to “ stay safe, calm, connected and hopeful, ” as the Reading Agency proclaimed. 2 They were also meant to serve as tools for caretakers to give explanations and support. Everywhere, in every time, stories have been told to educate, entertain and increase individuals ’ awareness about norms and values, representing an important way to create understanding and common knowledge. This wave of children ’ s books in reaction to a national and global crisis, however, is unique in its scope and promptness. 1 In the United States, schools were closed to in-person instruction in all states during the 2019 - 2020 academic year ( “ School Responses to the Coronavirus (COVID-19) Pandemic During the 2019 - 2020 Academic Year, ” Ballotpedia, 31 July 2020, https: / / ballotpedia.org/ School_responses_to_the_coronavirus_(CO VID-19)_pandemic_during_the_2019 - 20- 20_academic_year [accessed 23 Mar 2022]. 2 Reading Agency, “ Books that Help Children Stay Safe, Calm, Connected and Hopeful, ” n. d., https: / / cumbria.gov.uk/ elibrary/ Content/ Internet/ 542/ 827/ 44147151939.pdf. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [45] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 Inspired by the changing reading habits of my own three children and their questions concerning corona, I started to look more closely at children ’ s literature about the coronavirus. I wanted to find out how children ’ s reading practices changed during the pandemic, and what effect these changes might have had on them. Studying a large number of specifically developed books in response to the COVID-19 pandemic, I examined the content and design of these books and their role in helping children cope with stress and anxiety during this time of crisis. 3 While these books provide an interesting record about how adults conceptualize and understand children ’ s roles during the pandemic and a limited number of these books serve as useful informational resources, I argue that the majority of these children ’ s books did not work as effective tools for stress relief, because they did not meet the socioemotional needs of children. In this paper, I will comment on the importance of reading children ’ s books during times of crisis and on the reading practices during the COVID-19 pandemic, before I discuss several results of the study and look at a few books about the coronavirus in more detail. Children ’ s Books during Times of Crisis During the COVID-19 pandemic, children worldwide have been living through an extremely stressful time, experiencing multiple hardships and challenges. Although medical literature has shown that children are minimally susceptible to COVID-19, they were hit the hardest by the psychosocial impact of the pandemic. 4 Being forced to stay home and avoid contact with friends and relatives left many children feeling bored, lonely or scared. Measures such as isolation, contact restrictions and economic shutdowns imposed a great psychological burden on them and threatened the mental health of children and adolescents significantly. 5 As Gosh et al (2020) determined, school closure, 3 A comprehensive study of 130 children ’ s books in English in response to the COVID-19 pandemic was conducted in March 2022 by the author. 4 The Mayo Clinic staff asserts that while children are as likely to get COVID-19 as adults, they are less likely to become severely ill; see Mayo Clinic Staff, “ COVID-19 in Babies and Children ” , Mayo Clinic, March 19, 2022, https: / / www.mayoclinic.org/ diseases-conditions/ coronavirus/ in-depth/ coronavirus-in-babies-and-children/ art-20484405 [accessed 16 June 2022]. 5 Ghosh, Ritwik, et al, “ Impact of COVID-19 On Children: Special Focus on the Psychosocial Aspect ” , Minerva Pediatrica, 2020, 72(3), 226 - 235. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [46] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 46 Geneviève Susemihl lack of peer contact and outdoor activity as well as irregular dietary and sleeping habits disrupted children ’ s usual lifestyle and promoted monotony, distress, impatience, annoyance, anxiety and diverse neuropsychiatric manifestations. 6 For children with special needs or disadvantages, such as disabilities, trauma experiences, already existing mental health problems, migrant background and low socioeconomic status, the pandemic was a particularly challenging time. Adapting to the many changes during these unpredictable times was difficult, and the impact of the pandemic created significant socioemotional and financial stress for many children and their families. At the same time opportunities for stress regulation such as sports and cultural events were significantly reduced. This made it not only difficult for children to focus adequately on academic tasks, but to take care of their mental health. 7 While it has been shown that stress can have positive effects, because it increases alertness, resiliency and adaptability and helps people to get tasks done and accept change, 8 when stress becomes a constant state of being or people experience excessive stress because of a difficult situation, it can become exhausting and all-encompassing. One of the best ways to relieve stress and improve one ’ s overall mental wellbeing during times of crisis is by reading, because it works as an escape. Through books, readers are able to escape stressors in their everyday life by focusing on a world and situations outside of their own. Studies have shown that imaginary worlds can help children deal with real-life problems and promote wellbeing. 9 A 2009 study by the University of Sussex found that reading for only six minutes lowered heart rate, relaxed muscles, decreased blood pressure and eased tension which contributed to lowering stress levels by 68 percent. Additionally, reading continues to affect the brain for days afterward, so even reading for a short amount of time can be beneficial to people ’ s mental health - no matter what kind of book a person reads, whether it is a fantasy novel, a 6 Ibid. 7 Phelps, Chavez, and Linda L. Sperry (2020). “ Children and the COVID-19 Pandemic, ” Psychological Trauma: Theory, Research, Practice, and Policy, 2020, 12(1), 73 - 75. 8 Jaret, Peter, “ The Surprising Benefits of Stress, ” Greater Good Magazine, 20 Oct 2015, https: / / greatergood.berkeley.edu/ article/ item/ the_surprising_benefits_of_stress [accessed 16 June 2022]. 9 Mak, Hei Wan, and Daisy Fancourt, “ Reading for Pleasure in Childhood and Adolescent Healthy Behaviours: Longitudinal Associations Using the Millennium Cohort Study, ” Preventive Medicine, 2020, Jan; Pulimeno, Manuela, Prisco Piscitelli, and Salvatore Colazzo, “ Children ’ s Literature to Promote Students ’ Global Development and Wellbeing, ” Health Promotion Perspective, 2020, 10(1), 13 - 23. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [47] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 47 thriller, or a cookbook. 10 This form of literary remedy - also called bibliotherapy 11 - relies on literature to help people solve problems and improve their mental health. The idea of bibliotherapy for children is not new. For decades, caregivers and counsellors have used books to help children handle adversity or difficult times, as psychologist Michele Borba explains: “ Pairing a book with an issue - whether it ’ s grieving, loneliness, or anxiety - can help kids process their emotions through the story narratives and characters. ” 12 For example, a book featuring a courageous, independent protagonist can foster self-reliance in children, someone missing a friend or relative might find comfort in a story about a lonely protagonist, and a grieving child may benefit from a story about processing the loss of a pet. Reading allows children to experience stories and ideas outside their own thought process, and associating with characters in stories can help children deal with real-world issues. Likewise, by reading the thoughts of different characters children see new perspectives on the world, which can support empathy and understanding of people around them. 13 Kucirkova (2019) stresses that “ identification with characters who are dissimilar from the readers is the most valuable contribution 10 “ Reading reduces stress levels, ” Kumon, Aug, 2012, https: / / www.kumon.co.uk/ blog/ reading-reduces-stress-levels/ ; Clark, Carol, “ A novel look at how stories may change the brain, ” Emory University Research News, http: / / esciencecommons.blogspot.com/ 2013/ 12/ a-novel-look-at-how-stories-may-change.html; Kaplan, Sarah, “ Does reading fiction make you a better person? , ” Washington Post, Jul 16, 2016, https: / / www.washingtonpost. com/ news/ speaking-of-science/ wp/ 2016/ 07/ 22/ does-reading-fiction-make-you-a-better-person/ ; “ Reading for Stress Relief, ” University of Minnesota, https: / / www.takingcharge.csh.umn.edu/ reading-stress-relief [all accessed 02 June 2022]. 11 The term “ bibliotherapy ” was coined by the American essayist Samuel M. Crothers in 1916 and literally translates to the therapeutic value derived from books. Bibliotherapy can be defined as using books to aid people in solving the issues that they may be facing, and consists of selecting reading material relevant to a reader ’ s/ client ’ s life situation. It has also been described as “ a process of dynamic interaction between the personality of the reader and literature - interaction which may be utilized for personal assessment, adjustment, and growth ” (Lehr, Fran, “ Bibliotherapy, ” Journal of Reading, 1981, 25(1), 76). https: / / www.ncbi.nlm.nih.gov/ labs/ pmc/ articles/ PMC7036210/ - the therapeutic approach, bibliotherapy includes discussion and reflection on a story ’ s topics that overlap with the individual needs (Pulimeno et al 2020, 17). See also Nichani, Ashish Sham, “ The Art and Science of Bibliotherapy … Bibliology … Bibliography? ? ? , ” Journal of Indian Society of Periodontology, 2016, 20(1) and Babarro Vélez I, Lacalle Prieto J., “ Literature as a Therapeutic Instrument in the Health-Disease Process in Childhood, ” Enfermeria Global, 2018, 17(50), 585 - 616. 12 Borba, quoted in Alpert, Yelena Moroz, “ How a book a day can keep pandemic stress away, ” National Geographic, May 3, 2021, https: / / www.nationalgeographic.co.uk/ family/ 2021/ 05/ how-a-book-a-day-can-keep-pandemic-stress-away [accessed Jun 3, 2022]. 13 Kaplan 2016. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [48] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 48 Geneviève Susemihl of children ’ s storybooks to cognitive empathy, ” because it “ fosters in-group/ outgroup identification and minimizes in-group/ out-group bias. ” 14 Reading, therefore, lets children be more compassionate, because it allows them to see their personal experiences from a new perspective. Moreover, during stressful times, being compassionate and patient with others and with oneself helps children to calm their fears, reduce stress and adjust to a new set of circumstances. Indeed, the experience of seeing one ’ s own situations on the pages of a picture book can feel encouraging. That way, during a long period of physical isolation from friends and family, literature can help children cope with feelings of loneliness and learn to enjoy their own company, as Borba underlines: “ Recognizing that it ’ s okay to be by yourself is a very productive moment. ” 15 As a result, reading can be empowering for children, as literary scholar Michelle H. Martin states: “ Books give kids a sense of power. They have the power to mention things that are bothering them. That kind of empowerment can be good for mental health - it doesn ’ t feel like you ’ re helpless and can ’ t do anything. ” 16 Since most stories have a resolution that gives children a new perspective, children ’ s books can be especially cathartic. In addition to helping kids cope with complex emotions sparked by different life events, books can also help parents or caregivers raise conversations about difficult issues. For that purpose, many books contain pages of activities to help children associate with characters and reflect about situations. Accordingly, children ’ s literature can be regarded as a powerful educational tool and a flexible instrument that facilitates the transmission of health contents to kids. Children ’ s books have always been transmitting basic universal values and raising children ’ s awareness on many aspects of life, equipping them “ with information, attitudes, and skills that could act as a kind of ‘ vaccination ’ against all kind of threats to individual or collective health. ” 17 Pulimeno et al (2020), who have explored the rationale for using storytelling to promote children ’ s development and wellbeing, argue that specifically developed storybooks can “ foster children ’ s self-responsibility towards health and stimulate critical thinking about the consequences of adopting risky behaviors. ” 18 According to them, these books “ can encourage the adoption of healthy choices and represent a useful preventive tool to foster young people ’ s wellbeing, helping them to 14 Kucirkova, Natalia, “ How Could Children ’ s Storybooks Promote Empathy? A Conceptual Framework Based on Developmental Psychology and Literary Theory, ” Frontiers in Psychology, 2019, 10(121). 15 Borba, quoted in Alpert 2021, n. p. 16 Martin, quoted in Alpert 2021, n. p. 17 Pulimeno et al, 2020, 15. 18 Ibid., 17. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [49] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 49 better cope with emotional/ social problems while proposing proper patterns of behaviors. ” 19 Children ’ s books specifically developed in response to COVID-19, though, might have aimed to serve as preventive tools, but did not necessarily help children cope with socioemotional stress, as will be discussed further below. Nevertheless, during the pandemic, reading has been especially important, because it has been regarded a good way to adapt to living under lockdown. Reading can be done from home, and e-books and other digital online resources have been easily available. Prisco Piscitelli, UNESCO Chair on Health Education and Sustainable Development, states: “ Reading stories, especially fantasy, is a ‘ social vaccination ’ against all the restrictions because they help children find a way to exit what COVID-19 put into play. ” 20 There seemed to be no better way to deal with the uncertainty of that time than with forms of fiction that make people comfortable with being uncomfortable, that explore uncertainty and ambiguity, and depict children as active agents and shapers of their own destinies. That way children create their own strategies for resilience. During the pandemic, however, reading practices within families changed. Read-Alongs and Read-Alouds: Reading Practices during the Pandemic The practice of shared book reading is a nurturing support for early language, literacy, and socio-emotional development within young children ’ s care. Recent research shows that five-year-old children who are read to by their parents and have access to books have higher levels of trust, empathy for others, pro-social skills and are calmer than other five-year-olds, in addition to benefits for children ’ s literacy and other cognitive skills. 21 During the lockdown, children ’ s literature helped families to share moments together and open up conversations about children ’ s concerns and disappointment. However, many family dynamics changed during that time, and with it practices of reading. The closures of childcare, early education programs and centers for family activities in the spring of 2020 due to COVID-19 brought many sudden changes especially to the everyday lives of families with young children. Prior to the pandemic parents were told to carefully monitor the screen time of their children and they mostly 19 Ibid., 19. 20 Piscitelli, quoted in Alpert 2021, n. p. 21 OECD, Early Learning and Child Well-being: A Study of Five-Year-Olds in England, Estonia, and the United States. Paris: OECD Publishing, 2020. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [50] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 50 Geneviève Susemihl used print books for shared reading. During the pandemic, children had to attend daily online classes and complete class work online. Furthermore, the only way to see extended family and friends was through video conferences. Parents, therefore, were increasingly turning to e-books and online sources for reading with their children. A study by Read et al (2021) shows that there were no significant changes in frequency of shared reading in general, but there was a significant increase in frequency of screen-mediated reading, especially among families who lost outside-the-home childcare, and a significant decrease in the number of adults regularly reading with their children. 22 The U. S. Census Bureau ’ s 2020 Survey of Income and Program Participation (SIPP) confirms these findings. 23 According to the survey, many families spent extra time together between March and June 2020, when lockdowns were in place in most parts of the United States, and parents or relatives read to children more often in 2020 than in prior years. Parents who were married and more educated, though, read more often to young children than other parents. 24 Indeed, the survey indicated substantial differences depending on parents ’ socioeconomic characteristics that are associated with certain advantages, such as higher income, residential and family stability and white-collar jobs with flexible work schedules, which may have allowed these parents to leverage their resources to be more involved with children during the pandemic. Many parents with lower income, however, did not respond to the survey. The study also indicated that more than half of the parents with fewer resources managed to read to children five or more times a week in 2020. While the impact of these changes on children ’ s reading, learning and interactions during the pandemic have not been fully researched yet, a 22 Read, Kirsten, Grace Gaffney, Ashley Chen, and Amina Imran, “ The Impact of COVID - 19 on Families ’ Home Literacy Practices with Young Children, ” Early Childhood Education Journal, 2021, Oct., 1 - 10. 23 Mayol-García, Yerís, “ Pandemic Brought Parents and Children Closer: More Family Dinners, More Reading to Young Children, ” US Census Bureau, Jan 03, 2022, https: / / www. census.gov/ library/ stories/ 2022/ 01/ parents-and-children-interacted-more-during-covid-19.html [accessed 31 May 2022]. The results of the study may have been impacted by nonresponse, as reference parents who reported on their involvement with children were more likely to be older, foreign-born, married, more educated, and above the poverty level than in previous years. 24 In 2020, 69 % of parents reported reading to young children five or more times per week compared with 65 % in 2018. The share of married parents who read to young children five or more times a week increased from 68 % in 2019 to 73 % in 2020. Groups who read to their young children more frequently are Native-born parents, parents who were above the poverty level, and highly educated parents (Mayol-García 2022). OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [51] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 51 study by scholars at Stanford University found that reading fluency was lagging by about 30 percent during the pandemic, especially among secondand thirdgraders. 25 While the overall amount of shared reading might not have changed, the nature of shared reading changed as caregivers turned to virtual options for storytime. 26 As the children were asked to use online sources to learn, many authors, illustrators, parents and celebrities started to contribute to these educational and entertainment resources. They did not only write and illustrate books in response to the crisis, but also offered virtual read-alouds and readalongs of classic children ’ s literature. Initiatives like “ Mondays with Michelle ” Obama or “ Good Night with Dolly ” Parton, both of whom read to children from their homes, meant to encourage and entertain children during the pandemic. 27 Well-known authors and illustrators like Grace Lin and Oliver Jeffers read from their books and engaged with readers through different social media channels. 28 Most of these initiatives, however, only lasted a few weeks between April and June 2020. Books specifically published in response to the COVID-19 pandemic were also read on YouTube by their authors or other storytellers. The book Rainbows in Windows by Arianna Schioldager (2020), for example, is narrated by Oscar-winner Donald Sutherland. 29 While many families, according to Cara Byrne, “ appreciated the temporary entertainment that the weekly drawing classes and read-alouds provided, ” these videos, however, did not seem to help address children ’ s growing anxieties and questions about corona and support their emotional wellbeing. 30 Another issue in terms of shared reading is the availability of children ’ s books. According to a study of the Organization for Economic Co-operation and 25 Spector, Carrie, “ New Stanford study finds reading skills among young students stalled during the pandemic, ” Stanford News, Mar 09, 2021, https: / / news.stanford.edu/ 2021/ 03/ 09/ reading-skills-young-students-stalled-pandemic/ [accessed Jun 2, 2022]. 26 Read et al, 2021. 27 “ Mondays with Michelle ” was presented by PBS KIDS (https: / / www.pbs.org/ foundation/ blogs/ pbs-kids/ mondays-with-michelle/ ); Imagination Library presented “ Goodnight with Dolly ” (https: / / imaginationlibrary.com/ goodnight-with-dolly-read-aloud/ ). 28 Grace Lin, “ Videos for Kids, ” https: / / gracelin.com/ videos-for-kids/ ; Oliver Jeffers, “ Stay at Home Storytime ” , https: / / www.oliverjeffers.com/ abookaday 29 Schioldager, Arianna (2020). Rainbows in Windows: A Book About Big Imaginations, Big Feelings, and Sheltering in Place During a Pandemic. Ill. by Karo Oh. Los Angeles: Yumi; reading by Donald Sutherland: https: / / helloyumi.com/ coronavirus-children-book/ . 30 Byrne, Cara, “ C is for Coronavirus, P is for Pandemic: COVID-19 in Children ’ s Picture Books, ” Presentation at the Baker-Nord Center for the Humanities, Case Western Reserve University, March 1, 2022, https: / / www.youtube.com/ watch? v=u_EvsSI8-wo&t=2566s [accessed May 20, 2022]. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [52] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 52 Geneviève Susemihl Development (OECD), children from disadvantaged households are four times less likely to have access to a decent supply of children ’ s books at home than children from advantaged families. 31 During the pandemic, parents had no access to libraries and bookstores (except online), and other children ’ s activities online may not be feasible for those on limited incomes. While children from advantaged families may have unlimited access to e-books and various online activities, this is not necessarily the case for children from disadvantaged families or very young children. In April 2020, the OECD, therefore, announced that “ during the coronavirus crisis, children need books more than ever, ” and encouraged countries with social distancing measures to distribute children ’ s books. 32 In order to stop the widening of disparities during the period of confinement, charity organizations and libraries tried to help disadvantaged children and their families by increasing children ’ s access to books as a way of improving early literacy and because of their health benefits. 33 These efforts also included the accessibility of books about the coronavirus. Children ’ s Books about the Coronavirus As the pandemic spread in 2020, the need to explain the coronavirus to children grew exponentially, and many children ’ s books were published specifically addressing the diverse problems of the pandemic. Most texts, though, were created rather rapidly, reacting to advice and policy. Often circulated online for free (the New York Public Library listed more than 400 links to free e-books 34 ) and frequently self-published, they were somewhat short-lived. Using content analysis and close reading methods, I examined 130 of these specially developed children ’ s books in response to COVID-19 in English - 104 of them were published in 2020, and 26 were published in 2021. 59 of these books were made available free for download on the internet. I categorized them into 50 non- 31 Phair, Rowena, “ During the coronavirus crisis, children need books more than ever! , ” OECD Education and Skills Today, April 3, 2020, https: / / oecdedutoday.com/ duringcoronavirus-crisis-children-need-books/ [accessed June 2, 2022]. 32 Ibid., n.p. 33 Examples for such efforts are the Books in Homes program in New Zealand, BookBuses in Great Britain, and Dolly Parton ’ s Imagination Library (OECD 2020). 34 New York City School Library System, “ Free eBooks about Coronavirus/ CO VID-19, ” https: / / nycdoe.libguides.com/ CO VID-19ebooks/ free [accessed 10 Mar 2022]. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [53] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 53 fiction and 80 fiction books, 35 dividing them into age categories 3 - 5, 5 - 8, and 8 - 12 (and older). While the majority of books on print were written by professional children ’ s books authors and illustrators, most of the free e-books were written by medical doctors, psychologists, and other health and social workers, sometimes in collaboration with health institutions or non-governmental organizations. Concentrating on the fiction books, I identified and analyzed certain key issues and tropes and their meanings and evaluated texts and illustrations to search for bias or partiality. Many of these books explain the coronavirus, its structure and development and how it can be spread. They explore practical ways of how children can avoid infection and transmission, and some provide strategies that parents can use to help children cope with anxiety. Many of the non-fiction books feature glossaries, quizzes and activity material that help with comprehension or give parents and teachers opportunities to engage with children about what they have read. Some of the most popular themes and tropes in these fiction books are personifying and fighting the virus, 36 protection and staying home, the portrayal of the family, diversity, kindness, togetherness and ordinary heroism, visual and textual references to superheroes, and the use of symbols such as rainbows and windows. I also studied illustrations and the multimodality of these picture books. Considering the overall content, these books offer snapshots of particular moments in a quickly evolving situation and valuable insights into contemporary ideas about childhood. Only a very limited number of these books, however, help children deal with anxieties and emotions and give support in times of crisis. A large number of these books, for example, is concerned with rules of behavior and hygiene regulations during the pandemic; they are about hand washing, mask wearing, and social distancing. 37 Children are told to stay away 35 The difference between the categories is assumed to depend on whether content is invented or factually reliable. If the books present facts and information within a fictional story, they fall into a category called ‘ informational fiction ’ , while ‘ narrative nonfiction ’ tells a true story with no made-up parts in the form of a narrative. See also: Stewart, Melissa, and Marlene Correia, 5 Kinds of Nonfiction: Enriching Reading and Writing Instruction with Children ’ s Books. Portsmouth: Stenhouse, 2021. 36 Many children ’ s books as well as the media have described the COVID-19 pandemic as being at war with an invisible enemy, in which children and adults are in combat. 37 Baynton, Martin, Stay Clear, Stay Clean, Stay Kind. Wellington: Pukeko, 2020; http: / / stayclearcleankind.com/ wp-content/ uploads/ 2020/ 06/ Stay-Clear-Stay-Clean-Stay-Kind. pdf; Hale, Shannon, and Dean Hale, The Princess in Black and the Case of the Coronavirus. Somerville: Candlewick Press, 2020, https: / / www.princessinblack.com/ download/ pibcoronavirus.pdf; Nicholls, Sally, Staying Home. London: Andersen Press, 2020, https: / / www.andersenpress.co.uk/ wp-content/ uploads/ 2020/ 04/ STAYING_HOME_medium-res. pdf. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [54] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 54 Geneviève Susemihl from people, because this is an important way to prevent the virus from spreading. Illustrations show children lining up shoes or drawing a line in order to measure the distance of six feet (see figure 1). 38 A little boy in The Spooky Shallow Cough is advised to “ stay far far away from dear old grandma, ” picturing the child in the foreground and the grandmother as a tiny figure in the background, and an illustration in Why We Stay Home pictures a colored and a white child six feet apart. 39 Protection, which generally invokes the idea of taking actions to protect oneself and others, appears to encourage a sense of community and active responsibility. The idea that children need protecting is central to the idea about what it means to be a child in Western society, and some scholars argue that child protectionist narratives have led to increasing restrictions of children ’ s lives and the undermining of children ’ s abilities and rights, as Glasheen (2020) notes. 40 As children appear to be less at risk from COVID-19 than adults, the protection of children has not become a key narrative in these books. Yet, children have sometimes been seen as a threat of spreading the disease, according to Glasheen, and “ in this binary construction of children as of risk/ at risk, there appears to be little room for imagining children taking on the heroic role of protecting others from COVID-19. ” 41 Nevertheless, many books suggest that children play an important role in protecting those around them. Books that emphasize mask wearing and staying home, however, focus on a passive individual sacrifice for the common good, but often without explanation. Besides, illustrations such as different children or generations 38 Horne, Kyle, Erin Shields, and Nicole F. Albers, Careless Corny: A Cautionary Tale. Ill. by Rebecca Yeretzian-Santana. Los Angeles: Children ’ s Hospital Los Angeles, 2020, freely available at: https: / / www.chla.org/ sites/ default/ files/ atoms/ files/ CHLA-Careless-Corny- Digital-Download-English-060120.pdf; Yen, Shu-Chen Jenny, Something Strange Happened in My City: A Social Story about the Coronavirus Pandemic for Children. Fullerton, CA: The Social Story Center, 2020, freely available at: https: / / socialstorycenter.com/ wpcontent/ uploads/ 2020/ 04/ Children_Something-Strange-Happened-in-My-City_0410_F- INAL.pdf 39 Rabb, Ben, The Spooky Shallow Cough. Ind. publ., 2020, freely available at: https: / / hudsonlibraryysblog.files.wordpress.com/ 2020/ 08/ 8a34b-thespookyshallowcough.pdf; Harris, Samantha, and Devon Scott, Why We Stay Home: Suzie Learns About Coronavirus. Ind. publ., 2020, freely available at: https: / / massaimh.org/ wp-content/ uploads/ 2020/ 05/ why-we-stay-home.pdf 40 Glasheen, Lucie (2020), “ Protection, ” https: / / www.qmul.ac.uk/ sllf/ comparative-literature-and-culture/ research/ childhood-heroes-ba-covid-19-research-project/ [accessed 20 June 2022]. 41 Ibid. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [55] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 55 standing apart might undermine other values in society of reaching out to and engaging with diverse people and the wider community. Figure 1: From Horne et al, Careless Corny: A Cautionary Tale (2020) Another subject of almost half of the books examined is staying home, encouraging children to see their home as a safe place for them and their family members. While some books give reasons for the lockdown and try to help children understand the causes and goals, others respond to the emotional effect that this may have on children. Staying home and staying apart can be acts of care for others in the context of the pandemic. Yet, they can also have an individualizing and alienating effect, as Glasheen (2020) notes, and this narrative can, unintentionally, isolate children from their communities. 42 This can be seen in the book Even Superheroes Stay Home. 43 The story frames everyday activities of the child protagonist such as playing with a sibling, walking the dog or doing the dishes as heroic tasks that will ‘ save the day ’ (see figure 2). As the book provides no context for the need to stay at home, it makes the child ’ s actions seem insignificant, though. There is no notion of a world beyond the home, aside from a telephone call with “ grandma. ” This reduces child (super)heroism to a set of actions that help a few people, rather than the wider community. Additionally, many studies have shown that ‘ home ’ is not a safe place for everyone, and social distancing has had an extremely negative impact on children ’ s health. In fact, incidences of domestic violence and child 42 Glasheen, Lucies, “ Individual Heroes and the Home, ” 2021, https: / / www.qmul.ac.uk/ sllf/ comparative-literature-and-culture/ research/ childhood-heroes-ba-covid-19-researchproject/ [accessed 20 June 2022]. 43 McGaw, Jamie, Even Superheroes Stay Home. Ind. publ., 2020, freely available at: https: / / www.jamiemcgaw.com/ #/ even-superheroes-stay-home/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [56] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 56 Geneviève Susemihl abuse were on the rise in the United States during the lockdown, 44 and these problems are almost non-existent in these books. Figure 2: From Jamie McGaw ’ s Even Superheroes Stay Home (2020) Children ’ s literature has also been viewed as a primary source of narratives about family, defining, shaping and interrogating the idea of family and its relationship to selfhood, society and the state. During the COVID-19 pandemic, many families had to juggle work and child care responsibilities while also facing food insufficiency and financial hardships such as job or wage loss. Particularly parents with fewer resources suffered high levels of job losses, and solo parents were especially hard hit during the pandemic with limited time, financial resources and support networks. 45 While the impact of the pandemic has created significant socioemotional stress for many families, the books emphasize the caring and love between the family members, and only a few present the difficulties during that time. Besides, the way in which staying home is portrayed and the kind of homes shown (often middle-class houses with nice rooms and gardens) refer to a narrow and privileged vision of what children have access to. The living conditions of many children of minority groups as well as their limited access to health and social care have not been touched, which leaves many children at a loss. 44 See, for example, the following studies: NSPCC (National Society for the Prevention of Cruelty to Children), “ Thousands of young people speak to Childline about mental health and abuse during the pandemic, ” 14 May 2021, https: / / www.nspcc.org.uk/ about-us/ newsopinion/ 2021/ children-counselling-sessions-covid-pandemic/ ; Pereda, Noemi, and Diego A. Díaz-Faes, “ Family violence against children in the wake of COVID-19 pandemic: a review of current perspectives and risk factors, ” Child and Adolescent Psychiatry and Mental Health, 2020, 14(20); Xue, Jia, et al, “ The Hidden Pandemic of Family Violence During COVID-19: Unsupervised Learning of Tweets, ” Journal of Medical Internet Research, 2020, 22(11). 45 Mayol-García 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [57] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 57 A number of (predominantly) print books take a more creative turn on the special situation for children during the pandemic. This may be due to their authors being professional children ’ s books authors and illustrators and the longer printing process that ensures that books pass a thorough review. These books address children ’ s different emotions such as anxiety, anger, fear, loneliness and grief in imaginative stories that invite children to explore different perspectives and provide insights into different situations. Besides, a certain level of realism allows children to think through real-life issues that might be relevant during the pandemic. For example, The Big Alone by Alex and Jan Avendaño 46 addresses isolation and loneliness, and Theresa Trinder writes about hope and imagination during the pandemic in There is a Rainbow. 47 A few other books shall be introduced in more detail in the following section. Opening the Door: Dan Yaccarino ’ s The Longest Storm One print book that addresses family issues during the pandemic is The Longest Storm, written and illustrated by Dan Yaccarino. 48 It is a story about a single father (photos in the opening spread imply that he is a widower) and three children that have to stay inside their house during a terrible storm. With time, their patience wears thin, their emotions become more intense, and the family find themselves starting to fracture: “ Being home together like that, all the time, felt strange. But soon it went from strange to bad, to worse. And just when it felt like it couldn ’ t get any worse … It did. We were completely sick of each other. ” The illustrations show the children being involved in all kinds of activities, like giving their dog a bath and floating the bathroom. The kids begin to argue and fight with each other; they are worried and angry. While family photographs on the wall and the family sitting together on the dinner table present a positive atmosphere, the text asks: “ Is it possible for a family to run out of nice things to say? ” Eventually, when times are most difficult, the family members comfort each other as part of their emotional evolution - until one day when the storm is gone and the sun returns, they go outside together and begin cleaning up their garden. Throughout the story, Yaccarino does not reference the pandemic or quarantine directly. Instead, he uses the metaphor of a storm that children can use to process what people have lived through during the lockdown. This 46 Avendaño, Alex and Jan, The Big Alone. Toronto: Ind. publ., 2020. 47 Trinder, Theresa, There is a Rainbow. San Francisco: Chronicle Book, 2021. 48 Yaccarino, Dan, The Longest Storm. New York: Minedition, 2021. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [58] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 58 Geneviève Susemihl picture book explores the corona lockdown in a way that speaks to other times of darkness that families experience. The family goes through a complete cycle of grief, allowing the book to be about the loss of a loved one just as well as it is about corona. The author thus speaks to the universal rather than the specific, helping the reader to see the grieving process during the pandemic. Yaccarino uses intense colors, bold lines and dramatic facial expressions to convey instantly recognizable emotions, from anger and loneliness to the relief of finding joy in one another, and shows how connection and resilience can prevail in any stressful time. The background is red when the father is angry, dark blue and black when everyone feels sad, and on the last page yellow sunlight streams into the window and open door. Even the structure of the paper feels sort of comforting to the fingers as readers turn the pages. This is a simple story with emotional and visual depth, concluding with the recognition that happy endings often leave hard work yet to be done. Windows to Different Worlds: LeUyen Pham ’ s Outside, Inside In Outside, Inside, LeUyen Pham 49 also offers a more imaginative intake on social distancing. Instead of describing hygienic rules, stay-at-home activities and how the virus spreads, Pham gives her readers glimpses into different people ’ s homes and workplaces through many “ mirrors, windows, and sliding glass doors ” - to borrow Rudine Sims Bishop ’ s metaphor for children ’ s books. 50 The story states that “ something strange happened on an unremarkable day, just before the season changed ” and “ everybody who was outside went inside, [ … ] shut their doors, and waited. ” Pham ’ s illustrations show many rooms of a hospital, where doctors and nurses work in a variety of activities. They are, for example, treating a boy with a broken arm, comforting patients who are incubated, and tending to a mother and her baby. On other pages she gives glimpses into people ’ s homes, showing children reading, playing games, watching TV, singing, cooking, but also sitting in front of a computer screen, exhausted and tired. Parents are checking their bills with worried faces. On another page Pham shows scenes from a small town, with deserted playgrounds and food deliveries between neighbors. Pham does not explain or label the scenes, but invites the reader to discover and dialogue. The scenes are as diverse as the emotions that children 49 Pham, LeUyen, Outside, Inside. New York: St. Martin ’ s Press, 2021. 50 Bishop, Rudine Sims, “ Mirrors, Windows, and Sliding Glass Doors, ” Perspectives: Choosing and Using Books for the Classroom, 6(3), 1990, ix-xi. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [59] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 59 went through during the pandemic, and children are able to relate to these different experiences. Approaching children ’ s stories through the different lenses of mirrors, windows and sliding glass doors emphasizes diversity and promotes empathy. Rudine Sims Bishop argued that books can be windows, “ offering views of worlds that may be real or imagined, familiar or strange. ” 51 These windows can also become sliding glass doors through which readers can walk in their imagination to become part of the world that has been created by the author and/ or illustrator. When the lightening is right, windows can also be mirrors in which readers see their reflections, and Bishops writes: “ Literature transforms human experience and reflects it back to us, and in that reflection we can see our own lives and experiences as part of the larger human experience. Reading, then, becomes a means of self-affirmation, and readers often seek their mirrors in books. ” 52 Reading Pham ’ s book, therefore, helps children reflect on their own situation, connect it to their surroundings, and eventually help them cope with socioemotional stress. The windows that Pham offers in her book and the many windows shown in the books examined in this study do not only symbolize different windows into the world and the ability to see beyond oneself, but also a desire to be outdoors and for the world to return to normal. The people looking out of these windows are fixed within one spot, passively waiting, sometimes almost being paralyzed. Pham ’ s book, however, ends on a restorative note, taking her characters (and readers) out of the houses and reuniting them with loved ones. Imagination and Involvement: Books with Activities Besides stories, some of the books examined also offer activities such as coloring pages, quizzes and questions that help children and their parents talk about their emotions. The authors try to work with children ’ s feelings and help them understand, manage and overcome anxiety and stress, offering emotional support and providing resilience strategies. In Manuela Molina ’ s Covibook (2020), aimed at children aged three to six, readers can circle faces to express how they feel when they hear the word corona. 53 In First-Aid for Feelings: A Workbook to Help Kids Cope During the Coronavirus Pandemic by Denise Daniels 51 Ibid. 52 Ibid., ix. 53 Molina, Manuela, Covibook. Ind. publ., 2020, freely available at: https: / / www.mindheart. co/ _files/ ugd/ 64c685_0a595408de2e4bfcbf1539dcf6ba4b89.pdf OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [60] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 60 Geneviève Susemihl (2020), readers are asked to note down their thoughts, circle activities they would like to do when they are afraid, tick off words that express their feelings, create a daily plan, or draw things they would like to do “ once things get back to normal. ” 54 Bonnie Zucker ’ s Unstuck! 10 Things to Do to Stay Safe and Sane During the Pandemic (2020), aimed at youth aged 10 to 16, offers similar activities to process one ’ s feelings, such as quarantine bingo, and various ideas to “ banish boredom ” and “ cultivate creativity. ” 55 Figure 3: Children ’ s Books about the Coronavirus containing activities In Wanda the Worry Doll (2020), 56 author and illustrator Carrie Christian uses clothespins with faces drawn on, hair made of yarn, and clothes of scrap fabric to talk about feelings. The book shows beautifully created landscapes and scenes with houses, furniture and cars made of paper cutouts and contains a craft tutorial. The text states that whenever Wanda feels worried she would “ remember to ‘ let her worries out ’ and it always helped her feel not so alone or scared. ” Christian writes that she and her kids get relief “ from recognizing and verbalizing ” their worries and concerns, because “ internalizing feelings gives them power, be brave, practice vocalizing all emotions. ” 57 With her story 54 Daniels, Denise, First-Aid for Feelings: A Workbook to Help Kids Cope During the Coronavirus Pandemic. New York: Scholastic, 2020, freely available at: http: / / teacher. scholastic.com/ education/ pdfs/ FirstAidForFeelings_Eng.pdf 55 Zucker, Bonnie, Unstuck! 10 Things to Do to Stay Safe and Sane During the Pandemic. Worcester, Mass.: Magination Press, 2020, freely available at: https: / / www.apa.org/ pubs/ magination/ unstuck 56 Christian, Carrie, Wanda the Worry Doll. Ind. publ., 2020, freely available at: https: / / static1.squarespace.com/ static/ 586aada7440243428d86815 f/ t/ 5f29700db7a8e555dd6e49- 8c/ 1596551199210/ wanda_the_worry_doll_2020.pdf 57 Ibid., n. p. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [61] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 61 Christian wants to guide children through difficult situations and help them “ grow up understanding the importance of mental health. ” She also gives advice to parents how to handle children in situations of anxiety, emphasizing that children processed the pandemic and the rapid loss of ‘ normal ’ circumstances in life quite differently. The book Virtual Hug for the World, written and illustrated by Amanda P. Jackson, tells the story of a family and their pretend journey around the world. 58 During a time “ when real travel was limited ” the author explains that her two boys “ decided to take an imaginary journey around the world sharing love and kindness. ” The idea of “ visiting seven continents in seven days ” allowed them to experience the “ adventure of a lifetime, learn about culture, and share virtual hugs with new friends, ” as the cover text states. The book encourages children and their families to imagine unknown places, encounter different people, be open and curious. They travel toTanzania (in their children ’ s room), where they “ went on a safari and saw lions, zebras, and a baby giraffe ” and played with (stuffed) animals, to Beijing (in their living room), where they saw China ’ s big wall (built of building blocks), and went to Sydney (in their bathroom), where they “ made a buddle bath Opera House. ” This journey is meant to inspire children and their families to invent games and use their imagination to deal with stressful situations. Figure 4: Double Spread from Amanda P. Jackson ’ s Virtual Hug for the World 58 Jackson, Armanda Perlyn, Virtual Hug for the World. Ind. publ., 2020, freely available at: https: / / virtualhugfortheworld.com/ read-online OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [62] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 62 Geneviève Susemihl Conclusion: Raising Resilient Children with Children ’ s Books During the pandemic, reading has been a much-needed escape for children. According to Pulimeno et at (2020), books are helpful tools to educate, teach and heal, and specifically developed books that suggest appropriate patterns of behaviors can represent a useful tool to foster children ’ s health. Furthermore, Hunt (2006) stresses that through implicit meanings embodied in stories, children indirectly acquire pedagogical messages that influence their personality and stimulate a social sense of duty. 59 Consequently, books can serve as powerful coping tools, because they help children deal with real-life problems, explore uncertainties, depict children as active agents and shapers of their own destinies and ultimately promote wellbeing. That way children create their own strategies for resilience and develop a capacity to recover from difficult life events and crises. The majority of the children ’ s books about the coronavirus, however, are part of what Heather Houser calls “ the COVID-19 ‘ Infowhelm ’ , ” which she describes as “ the phenomenon of being overwhelmed by a constant flow of sometimes conflicting information. ” 60 From the beginning of the pandemic, children ’ s books have offered stories and instructions about what adults expect children to do during this time, which has often been overwhelming, confusing, irritating, and sometimes even incorrect. What ’ s more, they told children that they have to take on responsibilities and promised them that the virus will disappear and the world will return to normal as long as they follow the rules and regulations. While many authors and illustrators of print books have used more traditional tropes that emphasize hope and restoration, employed artistic ways to represent the pandemic and emphasized storytelling as a method to get through the time of crisis, the majority of these specially developed books in repose to COVID-19 have not been very useful for children ’ s stress reduction during the pandemic. Throughout that time, children seem to have turned to favorite children ’ s book classics for entertainment and distraction - stories that help children progress their emotions and experience different worlds with characters they can identify with. Nevertheless, the books examined provide interesting insights into adults ’ thoughts and ideas about the virus and about children, which reflect the complexity, plurality and ambiguity of our understanding of childhood. Perry 59 Hunt, Peter, Understanding Children ’ s Literature. London: Routledge, 2006. 60 Houser, Heather, “ The COVID-19 ‘ Infowhelm ’ , ” The New York Review, May 6, 2020, https: / / www.nybooks.com/ daily/ 2020/ 05/ 06/ the-covid-19-infowhelm/ [accessed June 5, 2022]. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [63] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 A Story a Day Keeps Pandemic Stress Away: Children ’ s Books and the Corona Crisis 63 Nodelman notes in his book The Hidden Adult: Defining Children ’ s Literature (2008), that through picture books “ adults offer children images of childhood that they expect children to mimic in order to be the right kind of children. ” 61 Picture books, usually written, designed, purchased and read by adults, often feature children learning a lesson. However, it has been impossible for many children to mimic the expected behavior illustrated in a number of these books. Moreover, many challenges and traumas that children faced during the pandemic have been ignored. Nodelman continues that childhood, “ as most often understood and as most often depicted in texts of children ’ s literature and inscribed on children ’ s bodies ” is but a “ fabrication and a fantasy. ” 62 While these books have tried to encourage both children and adults, they outline a specific image of what childhood during the pandemic should have been like, rarely present children who are marginalized and do not acknowledge that the crisis has been transformative for many children. This wave of books has shown that children ’ s literature can be regarded as a flexible instrument that facilitates the transmission of specific contents to kids. Further research, however, is necessary to establish the significance of COVID- 19 books. In that respect, there are several questions we need to ask such as: Is children ’ s literature the right medium to foster collective concepts during times of crisis? What place does the printed text have in relation to digital storytelling and other cultural influences during these times? And what is the relation between what an adult reads and what a child reads and sees? Consequently, the study of children ’ s literature involves sensitive textual distinctions as well as practical, life-affecting actions which both embrace exciting areas for further research in this field. Finally, children ’ s books specifically developed during times of crisis need to help ensure that children become resilient and recover from the effects of the crisis as thoroughly as possible. 61 Nodelman, Perry, The Hidden Adult: Defining Children ’ s Literature. Baltimore: The John Hopkins University Press, 2008, 187. 62 Ibid., 194. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [64] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0011 64 Geneviève Susemihl C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre Philippe Richard CPGE Blanche de Castille Lorsque l ’ on ne peut quitter sa chambre, le monde extérieur semble disparaître dans le lointain d ’ un songe. Une sensation sourde de déréliction âcre pèse immédiatement sur les épaules de celui qui s ’ éprouve privé de tout et réduit à ne plus savoir vivre authentiquement. Mais que perd-on avec certitude en cet état d ’ isolement où paysages et perspectives se dérobent aux regards de la chair ? Rien que la littérature ne puisse en fait réorchestrer en enseignant cette essentielle chair des regards qui demeure aussi intime à l ’ être qu ’ inaccessible à la contingence. Les œ uvres entrent alors en lutte contre l ’ acédie afin de lui signifier que la sensation réellement éprouvée face au spectacle de la nature n ’ est au fond qu ’ une image portant l ’ émotion que l ’ on garde de l ’ événement et que cette figure même se retrouve justement dans les visions des livres qui en conservent non seulement la quintessence, déliée des oublis qu ’ impose toujours l ’ esprit au sens, mais encore la vérité, livrant son lecteur au c œ ur de la beauté plutôt qu ’ en un face-à-face toujours fugace avec elle. Irréductible aux faits, le texte singularise en somme l ’ événement parce qu ’ il en contient et en sublime la face, cristallisée à l ’ état pur jusqu ’ à l ’ assomption du plein pouvoir d ’ évocation qui l ’ anime. La psychomachie n ’ est-elle pas la clé herméneutique de toute poétique de la lecture, orchestrant la lutte entre un désir (mondain) de voir et un espoir (littéraire) de contempler ? Se plonger en un livre condensant l ’ affect restituant la sensation permet effectivement ce voyage immobile laissant l ’ être voler très haut au-dessus de sa chambre sans pourtant la quitter - car c ’ est bien alors en son âme qu ’ il tombe, pour une route de grande envergure et non pour une promenade de quelques heures. La littérature est ainsi l ’ instance de l ’ extase, permettant à l ’ esprit de se quitter selon son oublieux désir d ’ extériorité et de se retrouver selon son latent désir d ’ intériorité, grâce à la médiation de ces images qui ne sont pas de simples clichés mais de vraies apparitions. Saisir une réalité mondaine n ’ est certes qu ’ un événement, tandis que s ’ élancer en une résurrection textuelle constitue un authentique avènement. On peut en somme ne pas OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [65] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 quitter sa chambre et reprendre souffle, immobile dans un fauteuil, en s ’ incorporant à la substance des affects recréés par le livre. Marcel Proust n ’ exprime pas autrement la puissance de la fiction (contre l ’ illusion tenace selon laquelle la vraie vie se construirait dans le monde), dans la mesure où le mythe énonce toujours l ’ univers tangible non par une complication de symboles à décrypter mais par une simplification d ’ images à écouter (pour finalement conduire le lecteur à l ’ intérieur de lui-même) : L ’ ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l ’ appareil de nos émotions, l ’ image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif [ … ]. Qu ’ importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d ’ un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c ’ est en nous qu ’ elles se produisent, qu ’ elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l ’ intensité de notre regard ? Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d ’ un rêve mais d ’ un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors voici qu ’ il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception 1 . Or, en un échange bienheureux, c ’ est justement parce que la vie quotidienne est souvent morne et lassante que la lecture est toujours pittoresque et charmante. Dans la mesure où elle peut offrir à l ’ être désemparé cette ouverture du monde qui requalifie le présent comme présence et l ’ advenue d ’ un phénomène comme phénomène d ’ une advenue, la littérature fait vivre autrement toute âme qui s ’ en remet à elle pour enfin saisir le monde. L ’œ uvre se constitue donc en épiphanie (avènement d ’ un paysage devenu un authentique état d ’ âme et non un simple décor) et en autorévélation (manifestation d ’ un personnage devenu un égo expérimental et non un anonyme actant). Alors ce qui arrivait face à l ’ être dans la réalité se change en ce qui pénètre au c œ ur de l ’ être dans l ’ expérience artistique, si bien que l ’ humble fenêtre d ’ une chambre pourra devenir le poste de garde, à proprement parler, où les lumières vues dans l ’œ uvre continueront de transformer les lueurs actuelles du monde et où le paysage mondain sera encore métamorphosé par les visages contemplés dans le texte. Il revient par ailleurs à Claude Roy d ’ avoir clairement exprimé cette mission propédeutique de la littérature permettant à chaque sujet de ressaisir (de 1 Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913), À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (I), p. 84 - 85. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [66] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 66 Philippe Richard l ’ intérieur) sa propre vie et de donner au cadre qu ’ il voit (quotidiennement) la profondeur que celui-ci n ’ aurait pas s ’ il était seulement aperçu sans le relief conféré par le voyage immobile que réalise le récit poétique : C ’ est Saint-Simon qui a appris à Proust l ’ art de voir en profondeur, non pas la cour de Louis XIV, mais le salon de Mme Verdurin, comme il avait enseigné Stendhal à observer les manèges des loges de la Scala [ … ]. Ce qui rend les hommes contemporains, ce n ’ est pas de porter les mêmes chausses et le même pourpoint, d ’ avoir la barbe et les préjugés taillés de la même façon, c ’ est de ressentir les mêmes émotions, de nourrir les mêmes espoirs, d ’ éprouver les mêmes nostalgies et de goûter les mêmes plaisirs. [ … ]. Avec l ’ amour, l ’ amitié et la fraternité d ’ action, l ’ art est le plus court chemin d ’ un homme à un autre 2 . Il faut donc qu ’ existe un contretemps - cette vaste ouverture du possible qu ’ est la lecture - pour que l ’ on reconnaisse avec évidence que l ’ on ne fraternise pas avec autrui en le rejoignant par l ’ immanence de l ’ activité pratique mais par la transcendance de la communion spirituelle. L ’ horizon proustien ne cesse au demeurant de nous indiquer la voie : si « la grandeur de l ’ art véritable [est] de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons », c ’ est en effet que « par l ’ art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n ’ est pas le même que le nôtre » 3 . La littérature est par conséquent cette ouverture à l ’ empathie que l ’ on chercherait vainement en d ’ autres directions. Le fait même de ne pouvoir quitter son fauteuil ne réduit dès lors personne à la vacuité. En traversant l ’ espace, les héros de Georges Bernanos permettent notamment à tout lecteur bénévole de se voir révéler quelque mystère de l ’ humaine condition. C ’ est la ville qu ’ arpente Cénabre dans L ’ Imposture en 1927. À la recherche d ’ idées nouvelles pour mener son prochain ouvrage, le personnage incarne justement la figure d ’ un écrivain capable de manifester cette puissance de contemplation et d ’ assomption qu ’ est la littérature. En s ’ élançant ainsi en quête d ’ images originales, il espère surtout se comprendre lui-même, comme si toute identité personnelle ne pouvait se révéler qu ’ en un déplacement perpétuel, loin des certitudes acquises ou des assurances pétrifiées. Mais le regard du lecteur, immobile en son fauteuil, s ’ en trouve également illuminé, car les différents tons du récit lui donnent à voir un espace urbain non seulement transfiguré par l ’ invention d ’ un héros retrouvant sa propre intériorité grâce à son errance dans 2 Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 93 - 94. 3 Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (III), p. 894 - 895. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [67] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 67 l ’ extériorité d ’ un cadre connu mais encore symbolisé par le chromatisme d ’ un tableau engageant le sens extérieur à se convertir en un sens intérieur pour desceller le climat véritable du monde. Manifestement enfermé en lui-même, Cénabre ne semble pas discerner un paysage qui finit pourtant par l ’ habiter tout entier, comme pour se reproduire en lui et pour s ’ imprimer en l ’ âme du lecteur : À ce moment l ’ auteur de la Vie de Tauler quittait la Bibliothèque Nationale, et descendait la rue de Richelieu sous un soleil oblique, dans une poussière dorée. La ville, écrasée tout le jour par un brouillard impitoyable, aussi brûlant que l ’ haleine d ’ un four, se détendait ainsi qu ’ un animal fabuleux, grondait plus doucement, tâtait l ’ ombre avec un désir anxieux, une méfiance secrète, car les villes appellent et redoutent la nuit, leur complice. Cependant l ’ abbé Cénabre marchait de son grand pas égal, aussi indifférent à cette sérénité grossière qu ’ il l ’ eût été sans doute au désordre éclatant de l ’ après-midi, ou à la déchirante et pure haleine de l ’ aube, égarée parmi les pierres, pareille à un oiseau blessé 4 . La singularité du décor saute aux yeux, conjoignant d ’ une part l ’ hypallage néo-symboliste de la « poussière dorée » à la correspondance néo-réaliste du « soleil oblique » dans la « rue [que l ’ on] descendait », reliant d ’ autre part la métaphore classique de « l ’ haleine d ’ un four » à l ’ image rhétorique du « brouillard impitoyable », et associant enfin l ’ allégorie néo-médiévale de l ’ « animal fabuleux [qui] grondait » à la personnification néo-naturaliste de la ville qui « se détendait » ou « tâtait l ’ ombre avec un désir anxieux ». Unifiée par l ’ isotopie du tremblement que portent les trois adjectifs « impitoyable », « brûlant » et « anxieux », cette inquiétante étrangeté visiblement très onirique engendre au demeurant un émoi de la lecture qui se place à l ’ unisson de la « méfiance secrète » de la ville pour insérer l ’ observateur dans un espace urbain fantastique. Le roman ne montre-t-il pas alors sa formidable capacité à transformer un lieu parisien en mythe tellurique, déclinant le nom « Richelieu » par cette « poussière dorée » qui le nimbe de richesse délicate et par ce « soleil oblique » qui l ’ exhausse en lieu plurivoque ou dessinant la « ville » comme un « four » qui évoque la réalité d ’ une gravure dantesque et comme un « animal fabuleux » qui connote l ’ univers d ’ une miniature merveilleuse ? Nulle vision réelle du lieu ne pourrait certes créer une telle profusion de sensations. On peut au demeurant noter que l ’ origine du voyage est bien cette « Bibliothèque Nationale » qui conserve tous les livres dont chaque aventure intérieure est si profondément nourrie, par-delà l ’ influence paradoxale de cet apôtre du détachement qu ’ est Jean Tauler. Or l ’ insensibilité de Cénabre finit par ternir l ’ allure 4 Georges Bernanos, L ’ Imposture (1927), Œ uvres romanesques suivies de ‘ Dialogues des Carmélites ’ , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 441. Toutes les références du roman sont en cette édition. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [68] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 68 Philippe Richard grandiose du décor en lui interdisant toute communion au « désordre éclatant de l ’ après-midi » ou à la « déchirante et pure haleine de l ’ aube » et en le séparant de toute empathie pour le malheureux « parmi les pierres » ou pour l ’ « oiseau blessé » dans la capitale. Sans vibrer aux différents climats que lui offre le paysage, le héros devient donc un dragon solitaire et froid vis-à-vis de l ’ animal coloré et fabuleux de la ville. Le lecteur se trouve assurément prévenu de l ’ attitude à ne pas avoir devant un espace qui s ’ offre et se manifeste à lui. L ’ acédie est en effet sur le point d ’ atteindre maintenant le héros : En traversant le Carrousel, il s ’ assit un instant sur l ’ un des bancs de pierre sculptés dans l ’ épaisseur même du mur, puis, gêné par les passants, se remit en route presque aussitôt, mais plus lentement. Depuis six semaines il rassemblait des fiches, prenait des notes, travaillait péniblement, dressant chapitre par chapitre, avec sa minutie habituelle, le plan de son livre. La besogne lui apparaissait à présent fastidieuse, et il ne s ’ y accrochait plus qu ’ avec dégoût après en avoir espéré des mois de labeur paisible et un succès tranquille, si différent des anciens triomphes empoisonnés par la crainte d ’ un scandale, les discussions théologiques et les censures … Et voilà qu ’ il découvrait que cette crainte avait été une part de sa vie, une part de sa joie ! Bien plus ! La nécessité de ruser sans cesse, de calculer soigneusement ses chances, d ’ attaquer de biais, de rompre à temps une polémique où l ’ on va être entraîné à se découvrir dangereusement, les malices à la fois du chasseur et du chassé, tout cela lui avait été aussi cher que la gloire, et il le désirait de nouveau âprement (p. 448). Sans doute est-ce parce qu ’ il n ’ accueille pas le lieu que le lieu ne l ’ accueille pas - la présence d ’ autrui (« gêné par les passants ») et la dureté du sol (« bancs de pierre sculptés dans l ’ épaisseur du mur ») semblent bien ici le repousser. L ’ animal fabuleux que pouvait être la route a disparu et le dragon froid qu ’ incarnait en soi le personnage le dévore présentement de l ’ intérieur (l ’ habitude « de ruser sans cesse » et « d ’ attaquer de biais » crée en ce sens l ’ image instantanée de la bête carnassière). Mais la conception d ’ un ouvrage n ’ assèche-t-elle pas à coup sûr le créateur qui ne sait assembler que « fiches », « notes » et « plan » - loin de l ’ entreprise vivifiante de mythification qui transfigure le quotidien pour le donner à voir en son singulier éclat - ou ne veut se projeter qu ’ en « polémique », « malice » et « gloire » - loin de la juste recherche du beau qui est simultanément bonté et vérité lorsqu ’ elle révèle une figure d ’ espérance ? L ’ orgueil s ’ est hélas emparé du personnage au moment même où il côtoya symboliquement les grandeurs de ce monde, car c ’ est « en traversant le Carrousel » qu ’ il refuse d ’ abandonner ses coutumes (« sa minutie habituelle »), son acédie (« il ne s ’ y accrochait plus qu ’ avec dégoût ») et ses vanités (« des anciens triomphes empoisonnés »). Si le décor semblait précédemment être « un oiseau blessé », c ’ est que le héros possède « les malices à la fois du chasseur et du chassé », en un jeu cruel dédaignant le monde OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [69] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 69 et ne s ’ occupant que de soi (« tout cela lui avait été aussi cher que la gloire, et il le désirait de nouveau âprement »). Il n ’ y a là nulle place pour le rêve et pour l ’ abandon à l ’ avènement d ’ une imprédictible manifestation ; il n ’ y a là que maîtrise et contention vers une création qui violente le réel même ; la lecture libératrice et la fabulation bienfaisante sont par conséquent impossibles. On comprend que ce soit subitement la fièvre qui surgisse dans le récit : Il avait encore pressé le pas, il courait presque le long du quai désert, il sentait monter le délire. Sa douloureuse impatience était celle d ’ un homme qui a longtemps cherché, presque à son insu, le chiffre ou le mot oublié, et qui s ’ aperçoit en même temps qu ’ il va surgir du fond de sa mémoire, et que de ce chiffre ou de ce mot dépend sa vie. Une foule d ’ idées, en nombre immense, se pressaient, s ’ affrontaient dans un désordre prodigieux et il croyait savoir, il savait maintenant que sitôt répondu à la question qu ’ il venait de poser cette confusion cesserait comme par enchantement. Presque à la même seconde une telle agitation lui fit honte, et par un de ces retours dont il était seul capable et où il se dépensait avec une violence étrange, il s ’ arrêta, se contraignit à rester un long temps immobile, les bras croisés sur le parapet, de l ’ air tranquille d ’ un passant qui regarde couler l ’ eau boueuse un soir d ’ été (p. 449). Après une phrase à la structure équilibrée, composée de deux segments brefs de longueur équivalente encadrant un segment plus long qui cerne sur le vif la course solitaire du personnage et scandée par un rythme ternaire de verbes de mouvement donnant à voir la scène par l ’ harmonie imitative que soulignent encore les consonnes [r] et [s], la polysyndète et la répétition marquent une évidente accélération du propos et approfondit le principe d ’ errance ; l ’ abbé court de plus en plus fiévreusement vers son identité perdue, submergé par l ’ hyperbole de ces idées « en nombre immense » qui semblent se jeter sur lui dans l ’ apposition binaire des verbes « se presser » et « s ’ affronter », la connotation martiale des substantifs « désordre » et « confusion », l ’ anadiplose sur le verbe « savoir » et le soulignement de l ’ allitération ; s ’ énonce là une réelle psychomachie juxtaposant l ’ horizon merveilleux (« cette confusion cesserait comme par enchantement » - évocation de l ’ « animal fabuleux » du décor liminaire) et l ’ intertexte liturgique (« [les idées] s ’ affrontaient dans un désordre prodigieux » - rappel de la séquence pascale « mors et vita duello conflixere mirando »). Cénabre semble bel et bien possédé, comme le signifie sans doute la mention du « chiffre » qui appartient à la bête de l ’ Apocalypse et se voit ici justement associée au « délire » de l ’ être (Ap 13, 18). On reconnaîtra une fois encore le pouvoir de l ’œ uvre littéraire, transfigurant les décors pour leur conférer une vie autonome que nul ne discernerait sans la médiation du texte, métamorphosant la finitude pour lui donner un sens profond que nul ne découvrirait sans la nomination de l ’ art, exaltant les désirs pour leur attribuer une élancée légitime que nul ne croirait sans la participation du roman. Or le OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [70] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 70 Philippe Richard héros bernanosien ne s ’ avoue pas vaincu et continue (en son chemin) de faire vibrer le lecteur (en son fauteuil). Afin de préserver sa superbe, il se maîtrise luimême, à rebours de l ’ attitude convenable, au point de lancer sur le paysage un authentique regard de mépris rendant impossible toute nouvelle communion avec le monde. Sa « violence étrange » vaut ici juste définition de l ’ orgueil et son « immobile » impassibilité note un crucial enfermement. Aucune beauté ne peut dès lors lui apparaître - il demeure seul face à « l ’ eau boueuse » - tandis que le lecteur, ouvert à l ’ imprévu de la narration, continue son voyage immobile dans la capitale - il médite dans « un soir d ’ été » - : Jusqu ’ au Pont-Neuf, le quai était désert. La sirène d ’ un remorqueur gémit doucement, puis haussa son cri funèbre, et la dernière note déchirante, en retombant, donna le signal du crépuscule. Il fit un geste d ’ impuissance, et s ’ éveilla. Le ciel était pur et tout proche, cerné de l ’ orient à l ’ occident par une buée couleur de soufre. Les immenses platanes de la rive balançaient mollement leurs branches. Toutes à la fois, face au couchant, cent mille fenêtres allumèrent un fanal rouge, et qui sombra presque aussitôt. Alors seulement, le vent fraîchit (p. 450). À la mention « le long du quai désert », précédemment rencontrée, correspond l ’ indication « le quai était désert », présentement employée. Cette reprise insistante permet au récit d ’ opérer une spatialisation de l ’ intime par laquelle, en une hypallage à large spectre, la vacuité du héros se communique au décor qui ne renvoie bientôt plus à l ’ être que l ’ image affaiblie des pâles phénomènes qu ’ il veut bien y rencontrer. La sirène d ’ un bateau, au gré d ’ une double modalisation qui opère sur elle un puissant effet de sourdine, pourra même « gémir doucement » (avant d ’ élever au loin un « cri funèbre » et une « note déchirante » - par une nouvelle modalisation dédoublée qui signale la mort intérieure de Cénabre), dans la mesure où le monde n ’ est plus ici qu ’ un lointain horizon n ’ informant plus l ’ âme. Mais plus le décor semble s ’ amenuiser pour le personnage, plus il prend aussi de consistance pour le lecteur, en un merveilleux échange qui constitue sans doute le sceau du romanesque bernanosien. Sans quitter sa chambre, on discerne le quai dont on goûte la paix, on perçoit le steamer dont on estime la langueur et on contemple le crépuscule dont on rêve la lune. Survient pourtant un miracle, comme en écho de cet échange merveilleux qui caractérise la puissance auxiliatrice de la littérature, puisque l'homme quitte subitement son terrible état d ’ enfermement pour s ’ éveiller enfin au c œ ur du monde - à l ’ image de l ’ instance de lecture dont les sens n ’ ont jamais cessé d ’ accueillir les élans et les reflets du paysage. La possibilité de connaître alors que le ciel est « pur » et « proche » se descelle logiquement (lorsque la convergence sonore des deux adjectifs semble souligner un vibrant appel à la conversion) ; l ’ advenue de l ’ horizon en sa matière et en sa couleur, avec cette « buée couleur de soufre » zébrant la totalité du champ visuel « de l ’ orient à OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [71] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 71 l ’ occident », s ’ offre aussi à l ’ émerveillement de l ’ être (quand une spatialité biblique nimbe la scène d ’ une évidente majesté) ; la capacité de voir la rive animée d ’ un doux mouvement, et non plus désertée de toute vie, supprime ainsi les références à la froide minéralité des contours pour remarquer « les immenses platanes » qui ne cessent de faire signe aux regards en agitant leurs branches « mollement » (lorsque l ’ opposition des deux connotations portées par l ’ immensité et par la mollesse parvient à recréer une véritable harmonie poétique) ; l ’ avènement d ’ un champ de vision panoramique, avec ces « cent mille fenêtres » allumant « un fanal rouge », ouvre finalement l ’ espace romanesque à cette bienheureuse ouverture de tous les possibles qui suscite la vie et engage l ’ espérance (quand l ’ hyperbole remplace un rêve solipsiste par un rêve mythique et métamorphose la finitude en un passage vers le salut). Cénabre se trouve donc subitement libéré, grâce au mythe que porte la création littéraire, afin de révéler l ’ homme à lui-même. Michel Tournier a en ce sens bien raison de conférer une valeur ontologique à la mythologie régénérée par l ’œ uvre d ’ art - puisqu ’ elle arrache réellement l ’ homme à l ’ animalité, comme on vient de le voir dans le texte bernanosien - : « cette fonction de la création littéraire et artistique est d ’ autant plus importante que les mythes, comme tout ce qui vit, ont besoin d ’ être irrigués et renouvelés sous peine de mort » 5 . C ’ est d ’ ailleurs à cet instant qu ’ est atteint le pont des Arts : Il traversa le pont des Arts, s ’ engagea dans la rue Bonaparte, prit à droite une rue déserte, puis une autre, et une autre encore. Son mauvais rêve était tout à fait dissipé, ne l ’ occupait plus. Il sentait seulement le besoin d ’ user par la fatigue l ’ agitation douloureuse dont il ne pouvait se rendre maître, et il choisissait au passage, pour sa promenade sans but, d ’ instinct, les ruelles plus étroites et plus noires. La dernière déboucha sur le boulevard Saint-Germain, déjà désert. Presque en même temps, il heurta de l ’ épaule un vieux pauvre, debout dans l ’ encoignure d ’ une porte, et sans doute endormi (p. 451). Deux postures occupent ici le personnage : la marche rapide, saisie par l ’ accumulation et par la parataxe, et le désert intérieur, indiqué par la duplication du superlatif et par la correspondance des adjectifs. Or il ne s ’ agit manifestement pas de deux situations malheureuses puisque le fantasme de la vaine gloire a disparu et que la route ainsi suivie offrira la possibilité d ’ une rencontre inattendue avec un mendiant. Chaque être a certes besoin d ’ un espace intérieur vacant, propice à la juste affectivité, si tant est que son c œ ur ait pu s ’ y préparer en accueillant la beauté d ’ un paysage. N ’ est-ce pas en suivant son « instinct » que le héros accède par ailleurs à l ’ altérité ? La route créée par le décor ne lui faitelle pas croiser le regard de ce pauvre que pourrait bien être aussi le lecteur, 5 Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 193. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [72] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 72 Philippe Richard enfermé dans sa chambre mais naturellement avide de communion ? Qui n ’ attend pas en vérité beaucoup de ces figures poétiques qui l ’ aident à vivre en jaillissant des pages d ’ un livre ? Il est incontestablement vrai que l ’ on voit plus authentiquement le monde en littérature que dans son univers quotidien. La transfiguration et la métamorphose révèlent en effet l ’ identité profonde de l ’ homme : La réussite d ’ une œ uvre narrative [ … ] vient de la convergence entre l ’ univers fictif mis en scène et les procédés formels qui l ’ évoquent. Étant donné que les œ uvres narratives en général et les romans en particulier ne se contentent pas de décrire la réalité, mais la réinventent toujours dans une certaine mesure afin de mieux la comprendre, la différence entre les œ uvres ne saurait dériver exclusivement de la manière dont elles présentent l ’ univers au lecteur [ … ]. Pour saisir et apprécier le sens d ’ un roman, il ne suffit pas de considérer la technique littéraire utilisée par son auteur ; l ’ intérêt de chaque œ uvre vient de ce qu ’ elle propose, selon l ’ époque et parfois le génie de l ’ auteur, une hypothèse substantielle sur la nature et l ’ organisation du monde humain. Et tout comme dans les arts plastiques l ’ idée s ’ incarne dans la matière sensible, ici les hypothèses sur la structure du monde s ’ incarnent dans la matière anecdotique … 6 On ne peut mieux dire, avec Thomas Pavel, que la couleur et le mythe du récit bernanosien créent la fiction non seulement comme dynamique (la marche de Cénabre dans la capitale française) mais encore comme effectivité (la découverte par le lecteur d ’ une vaste ouverture des possibles). Il suffit de se laisser voir par un monde qui n ’ est pas retracé par les lignes du roman mais réinventé et réenchanté pour être compris en toutes ses harmoniques. L ’ homme en sort vainqueur, à la fois épaulé et réconforté. L ’ hypothèse substantielle du texte de 1927 est finalement que l ’ être n ’ est pas parce qu ’ il voit, mais par ce qu ’ il voit. On pensera à la campagne qu ’ arpentait déjà Donissan dans Sous le Soleil de Satan en 1926. La même divagation se donne à saisir, sur la route d ’ Étaples, dans un cadre tout aussi singulier qui devient même allègre et entraînant au point de baigner le héros dans la félicité : Il se mit à marcher - ou plutôt il lui sembla depuis qu ’ il avait marché très vite, sur une route irréprochablement unie, à pente très douce, au sol élastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, à la fin de sa longue course, remarquablement libre et léger. Surtout, la liberté de sa pensée l ’ étonna. Certaines difficultés qui l ’ obsédaient depuis des semaines s ’ évanouirent, sitôt qu ’ il essaya seulement de les formuler. [ … ] Toujours marchant, courant presque, il s ’ avisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetière, débouche au seuil même de 6 Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « NRF-essais », 2003, p. 46. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [73] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 C ’ est en un bienheureux contretemps que la littérature nous aide à vivre 73 l ’ église. Il s ’ y engagea sans seulement ralentir son pas. Habituellement creusé jusqu ’ au plein de l ’ été par de profondes ornières, où dort une eau chargée de sel, le chemin n ’ est guère suivi que par les pêcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l ’ abbé Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il s ’ en réjouit 7 . La double isotopie de la tendresse ( ‘ irréprochable ’ , ‘ uni ’ , ‘ doux ’ , ‘ élastique ’ ) et de la sûreté ( ‘ libre ’ , ‘ léger ’ , ‘ ferme ’ ) offre à la lecture une remarquable atmosphère de paix. Or est-il besoin d ’ autre chose pour vivre mieux ? L ’ art littéraire n ’ est-il pas en vérité le baume précieux capable de défier tous nos confinements ? 7 Georges Bernanos, Sous le Soleil de Satan (1926), Œ uvres romanesques suivies de ‘ Dialogues des Carmélites ’ , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 163. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [74] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0012 74 Philippe Richard Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée de Saxe-Gotha (1732 - 1767) Frank Nagel Christian-Albrechts-Universität zu Kiel Au siècle des Lumières, le transfert culturel franco-allemand ne marque pas seulement les grands lieux éminents comme la cour de Potsdam, où Frédéric le Grand reçut tant d ’ écrivains et philosophes français, mais aussi de nombreuses cours, moyennes et petites, dont la vie culturelle s ’ inspirait de plus en plus des intellectuels français et du modèle de Versailles dans son ensemble. Un cas exemplaire à cet égard est sans aucun doute la cour de Gotha au XVIII e siècle. Avec l ’ entrée en fonction du duc Frédéric III et surtout de son épouse Louise Dorothée en 1732, une tendance s ’ installe dans la gestion de la cour, qui s ’ inspire de manière décisive de la France que ce soit dans l ’ architecture, la sociabilité, l ’ étiquette ou l ’ éducation 1 . Les quelques biographies existantes rendent hommage à Louise Dorothée de Saxe-Gotha (1710 - 1767) comme à une duchesse remarquable du XVIII e siècle, qui était probablement supérieure à son époux par son intelligence, son érudition et son ouverture d ’ esprit, et qui était appréciée, voire admirée par l ’ élite intellectuelle de son époque. Il convient de souligner ses liens étroits avec Frédéric le Grand et Voltaire, qui séjourna un mois au château de Friedenstein en 1753 et avec lequel elle correspondit pendant plus de 16 ans ; les œ uvres philosophiques et littéraires de ce dernier constituent aussi un 1 Voir, entre autres, Andreas Klinger, « Vom ‹ hausväterlichen › zum ‹ aufgeklärten › Hof ? Die Gothaer Hofhaltungen im 17. und 18. Jahrhundert », id. / Werner Greiling / Christoph Köhler (éds.), Ernst II. von Sachsen-Gotha-Altenburg. Ein Herrscher im Zeitalter der Aufklärung, Köln / Weimar / Wien, Böhlau, 2005, pp. 145 - 167 ; Bärbel Raschke, « Französische Aufklärung bei Hofe », Michel Espagne (éd.), Frankreichfreunde. Mittler des französisch-deutschen Kulturtransfers (1750 - 1850), Leipzig, Leipziger Universitätsverlag 1996, p. 23 - 38 ; Jochen Schlobach, « Französische Aufklärung und deutsche Fürsten », Zeitschrift für historische Forschung 17 (1990), p. 327 - 349. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [75] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 élément important de sa bibliothèque privée. L ’ influence française a également déterminé l ’ éducation des princes, le théâtre amateur, où l ’ on jouait des pièces de Marivaux et de Voltaire, et les formes de sociabilité observées par exemple dans l ’ Ordre des Hermites de bonne humeur 2 . Grâce à son étroite intégration dans la République des Lettres, Gotha apparut vers le milieu du XVIII e siècle comme l ’ incarnation d ’ une cour moderne, car le duché sut montrer, parfois aussi au-delà de la région, qu ’ il avait compris et adopté les normes de la nouvelle philosophie éclairée et les plaisirs de la convivialité mondaine. Cette acculturation profonde se reflète particulièrement bien dans la collection de livres et de manuscrits français conservés jusqu ’ à nos jours à Gotha. Dans la perspective d ’ une histoire matérielle du livre, l ’ attention se porte d ’ abord sur le commerce de livres entre Gotha et différentes autres villes, qui permit la constitution d ’ une collection assez riche dans le contexte des cours allemandes moyennes 3 . L ’ abonnement à la prestigieuse Correspondance littéraire, avec ses envois réguliers, revêtait ici sans doute une importance capitale 4 . À cela s ’ ajoutait un échange de lettres personnelles avec l ’ éditeur Friedrich Melchior Grimm, qui pouvait se procurer d ’ autres ouvrages et les livrer à Gotha 5 . De plus, des écrivains comme Voltaire envoyaient eux-mêmes leurs écrits à la duchesse lettrée. Cependant, dans l ’ ensemble communicatif de la cour de l ’ Ancien Régime en général et à Gotha en particulier, il faut distinguer l ’ existence de deux bibliothèques différentes, car à côté de la grande biblio- 2 Voir surtout Günter Berger / Bärbel Raschke, Luise Dorothea von Sachsen-Gotha- Altenburg. Ernestinerin und Europäerin im Zeitalter der Aufklärung, Regensburg, Pustet 2017, et les deux biographies historiques de Jenny von der Osten (Luise Dorothee, Herzogin von Sachsen-Gotha 1732 - 1767, Leipzig, Breitkopf und Härtel, 1893) et Karl Koetschau (Luise Dorothee. Eine Freundin Friedrichs des Großen und Voltaires, Berlin, de Gruyter, 1941), cette dernière parue sous le régime national-socialiste. Sur le soin que la duchesse a pris de l ’ éducation de ses enfants et les exercices qu ’ elle rédigeait en français, voir Bärbel Raschke, « ‹ … un modèle pour tous les princes › . Fürstenbild, Regierungskonzeption und Politikverständnis im Erziehungsjournal Louise Dorothées von Sachsen-Gotha für den Erbprinzen Ernst », Werner Greiling / Andreas Klinger / Christoph Köhler (éds.), Ernst II. von Sachsen-Gotha-Altenburg. Ein Herrscher im Zeitalter der Aufklärung, Köln / Weimar / Wien, Böhlau, 2005, p. 227 - 238. 3 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 88. 4 Voir Kirill Abrosimov, Aufklärung jenseits der Öffentlichkeit. Friedrich Melchior Grimms « Correspondance littéraire » (1753 - 1773) zwischen der « république des lettres » und europäischen Fürstenhöfen, Ostfildern, Thorbecke 2014 (Beihefte der Francia, 77) ; Koetschau, Luise Dorothee, p. 99 - 116. 5 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 93, 158 - 167. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [76] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 76 Frank Nagel thèque, la bibliothèque dite ducale 6 , s ’ en forma une autre, à savoir celle du cabinet ou bibliothèque privée. Il faut donc considérer deux développements parallèles, qui se trouvent aussi décrits dans la théorie de la cour de l ’ époque 7 . Cette deuxième collection ayant pu être financée par la fortune privée de la duchesse, ses fonds doivent être considérés comme des « Dokumente eines persönlichen Bildungs- und Sammelinteresses 8 ». Les catalogues manuscrits qui nous sont parvenus constituent la source centrale de la description bibliographique des collections privées de Frédéric III et en particulier de Louise Dorothée 9 . La bibliothèque de son cabinet comptait au total 3567 volumes, le catalogue correspondant de son époux en comptait 2368 10 . Sans aucun doute, ces collections privées déployèrent au cours de leur règne une dynamique et une autonomie extraordinaires, qui sont liées à des contextes d ’ acquisition et de conservation. Elles servaient non seulement à des fins représentatives, mais surtout à l ’ instruction et à la culture de leurs propriétaires et présentaient en même temps l ’ avantage d ’ un accès direct, aucune procédure de prêt n ’ étant nécessaire. De plus, la bibliothèque privée était directement rattachée aux appartements personnels, possédant ainsi un caractère presque intime. Enfin, dans le cas de Louise Dorothée, l ’ estime qu ’ elle portait à cette ‹ deuxième › bibliothèque est aussi sans doute un effet de la querelle des femmes 11 . Les princesses voulaient, elles aussi, se conformer au modèle du gouvernement éclairé qui demandait une duchesse régnante à la fois lettrée et cultivée. Dans les 6 Ainsi, la grande bibliothèque c ’ est la « Hofbibliothek, die in Gotha Herzogliche Bibliothek genannt wurde », voir Kathrin Paasch, « Die fürstlichen Privatbibliotheken am Gothaer Hof im 18. Jahrhundert. Die Sammlungen Herzog Friedrichs III. und seiner Gemahlin Louise Dorothée », Ulrich Johannes Schneider (éd.), Kulturen des Wissens im 18. Jahrhundert, Berlin, de Gruyter, 2008, p. 195 - 202, ici p. 196. 7 La création et l ’ évolution des bibliothèques privées princières se trouve décrite, pour le cas de Louise Dorothée, dans une excellente étude de Bärbel Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken im Zeitalter der Aufklärung : Ein Problemaufriss am Beispiel der Bibliothek von Louise Dorothée von Sachsen-Gotha und ihrer Voltaire-Sammlung », Bibliothek und Wissenschaft 37 (2004), p. 39 - 67. Ce phénomène culturel se reflète, selon Raschke, également dans les sources contemporaines concernant la théorie des cours, en particulier dans le Teutscher Fürsten-Stat (1660) de Veit Ludwig von Seckendorff et le Oeconomus prudens (1708) de Franciscus Philippus Florinus. Voir aussi Paasch, « Privatbibliotheken », p. 195 - 202. 8 Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken », p. 44 [« documents d ’ un intérêt personnel de culture et collection »]. Voir aussi Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 88 - 98. 9 Sur ces catalogues, fournis par le bibliothécaire Gottfried Christian von Freiesleben, voir Paasch, « Privatbibliotheken », p. 198. 10 Cf. Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken », p. 47. 11 Selon Kathrin Paasch, il s ’ agit d ’ un « weibliche[r] Rückzugsraum » (Paasch, « Privatbibliotheken », p. 200), cette opinion se trouve déjà chez Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken », p. 44 - 46. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [77] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée 77 structures de la cour au dix-huitième siècle, elles avaient de plus en plus de temps libre à consacrer à la lecture, et il leur incombait également de mettre en place des formes de lecture sociale. Or, l ’ existence d ’ une collection personnelle les désignait comme membres de l ’ élite culturelle éclairée, un fait que l ’ on retrouve également dans la représentation iconographique, par exemple sur le portrait célèbre qui montre Louise Dorothée entourée de nombreux livres, à la façon d ’ un tableau similaire de Madame de Pompadour 12 . Si les aspects extérieurs, empiriques et matériels de la bibliothèque privée sont assez bien explorés, on n ’ en sait encore que très peu sur les pratiques de lecture de la duchesse, c ’ est-à-dire sur les formes ou techniques de lecture concrètes avec lesquelles on abordait la philosophie éclairée à la cour de Gotha. En effet, comme le remarque Raschke, il manque des études approfondies sur la « historische Leseforschung an deutschen Fürstenhöfen des 18. Jahrhunderts [ … ], einem weitgehend brachliegenden Forschungsgebiet 13 ». Dans une première approche, le phénomène des bibliothèques privées aristocratiques de l ’ époque des Lumières devrait s ’ inscrire dans une histoire sociale de la lecture au sens large. Il montre toutefois qu ’ au-delà de la ‹ grande › bibliothèque officielle de la cour, déterminée par le désir de la représentation et de la mise à disposition de connaissances pratiques, un nouvel espace culturel distinct se crée, à savoir un espace de développement plus individuel, pouvant être aménagé librement en tant que collection personnelle. Selon Raschke, il est probable que cette sphère de culture de quelque sorte séparée et exclusive puisse être considérée comme un lieu spécifique de l ’ identité féminine 14 . Même si, comme le suppose Norbert Elias dans son livre séminal, les structures de la cour au siècle des Lumières sont largement déterminées par les intérêts fonctionnels et officiels des élites nobles 15 , on trouve ici un lieu assez privé pour les possibilités de l ’ époque et qui était beaucoup moins réglementé et contrôlé. Cependant, dans le cas de Louise Dorothée, il est difficile de savoir exactement comment s ’ opérait le contact avec l ’ objet physique et l ’ utilisation individuelle des livres, car les descriptions bibliographiques de sa collection soulignent qu ’ il n ’ existe pratiquement pas de notes de lecture directes, d ’ annotations ou de gloses marginales 12 Cette miniature sur ivoire représentant Louise Dorothée est conservée au Schlossmuseum de Gotha. 13 Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken », p. 49 [« recherche sur les pratiques de la lecture aux cours princières du XVIII e siècle, un domaine d ’ investigation largement inexploré »]. 14 Voir ibid., p. 44 - 46. 15 Voir Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie. Mit einer Einleitung : Soziologie und Geschichtswissenschaft, Berlin, Suhrkamp, 2019 (stw 423), p. 93 - 94. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [78] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 78 Frank Nagel manuscrites 16 . Si l ’ on ignore ainsi l ’ usage et le maniement concret des livres ainsi que les modalités d ’ appropriation individuelle, on trouve cependant souvent dans les grandes correspondances de Louise Dorothée - qui cherchent toujours un échange sur ce qu ’ elle a lu - des remarques révélant le comportement et les préférences de la duchesse en tant que lectrice, de sorte que ces lettres pourraient être utilisées comme sources indirectes ou corrélatives pour une approche des pratiques de collection et de lecture d ’ usage à la cour de Gotha. La création de cet espace de lecture plutôt individuel et privé de la duchesse, que l ’ on peut situer assez concrètement dans l ’ architecture historique du château, à savoir dans les appartements privés de Louise Dorothée 17 , fait penser encore à cet autre contexte de référence que constitue l ’ histoire de la lecture comme pratique culturelle. L ’ espace intime esquissé renvoie ainsi dans l ’ Histoire au passage de la lecture à voix haute à la lecture silencieuse et, par conséquent, à la saisie optique du texte écrit, l ’ une des tendances caractéristiques de l ’ époque moderne 18 . Le processus général d ’ individualisation et de visualisation favorise évidemment la lecture entendue comme forme de souci de soi chez la duchesse, tout en s ’ appuyant sur une vaste collection d ’ auteurs éclairés d ’ origine française dans sa majorité, qui ne cesse de croître. En ce qui concerne les procédés techniques immanents, tels que Matthias Bickenbach les a décrits dans son étude sur une possible histoire ‹ intérieure › de la lecture 19 , il faut supposer une alternance entre lecture sélective et lecture globale ou extensive. Ainsi, la lecture de quelques textes de Voltaire ou d ’ autres poètes, que des conseillers tels que Manteuffel, Thun ou Grimm recommandaient dans leurs lettres, alterne avec l ’ examen cursif d ’ envois entiers, qui arrivaient par ballots avec la Correspondance littéraire 20 . Néanmoins, l ’ évolution de l ’ histoire de la lecture reste assez dynamique, la pratique silencieuse et isolée dans une bibliothèque privée est en effet toujours intégrée dans un ensemble d ’ autres scènes de lecture dédiées aux philosophes éclairés. Ces autres espaces sont souvent placés sous le signe de la lecture conviviale et de la sociabilité, car, comme le soulignent Berger et Raschke : « Lesen sollte Konversation ermö- 16 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 31 et 54 ; Paasch, « Privatbibliotheken », p. 200. 17 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 26 ; aussi les hypothèses de Paasch, « Privatbibliotheken », p. 198. 18 Voir, entre autres, Paul Saenger, Space between words. The Origins of Silent Reading, Stanford/ CA, University Press, 1997, Roger Chartier, « Du livre au lire », id. (éd.), Pratiques de la lecture, Paris, Payot, 2003, p. 81 - 117. 19 Voir Matthias Bickenbach, Von der Möglichkeit einer ‹ inneren › Geschichte des Lesens, Tübingen, Niemeyer, 1999 (Communicatio, 20). 20 Voir Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken », p. 54 - 55, et Jochen Schlobach, « Die frühen Abonnenten und die erste Druckfassung der Correspondance littéraire », Romanische Forschungen 82 (1970), p. 1 - 36. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [79] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée 79 glichen. Neueste Tendenzen auf dem literarischen Markt zu kennen, Grundlinien und den Kern literarischer Werke einschätzen, sich an die literarische Diskussion mit einem grundsätzlichen, möglichst knappen Urteil anschließen zu können, das war Ziel des geselligen Lesens am Hof 21 . » Dans une première approche, on peut décrire et classifier les espaces de lecture à Gotha dans un continuum entre le public de la cour et la sphère ‹ privée › de l ’ intimité personnelle. (1) C ’ est probablement le théâtre d ’ amateurs, inspiré du célèbre modèle du Théâtre des petits appartements de Madame de Pompadour dans l ’ entourage de Louis XV, qui a pu atteindre ici la plus grande part publique et qui présentait exclusivement des pièces en langue française. C ’ est surtout grâce aux nouvelles de la Correspondance littéraire que l ’ on pouvait s ’ informer à Gotha sur les programmes et les succès scéniques de Paris et adapter, par conséquent, les tendances du centre culturel que constituait la capitale française. C ’ est ainsi que fut créé entre 1751 et 1764 un cycle de 16 pièces de théâtre françaises, avec des drames de Cahusac, Boissy, Marivaux, Nivelle de la Chaussée, Néricault-Destouches et Voltaire, auxquelles les membres de la famille ducale participèrent en tant qu ’ acteurs. Outre les intentions éducatives et l ’ exercice de la rhétorique et de la déclamation, il faut certainement souligner l ’ impact extérieur symbolique et représentatif de ce théâtre 22 . (2) Un autre espace de sociabilité aristocratique, déjà un peu plus fermé, était constitué par le cercle de lecture de la cour, dont faisaient tout d ’ abord partie les dames de la cour de Louise Dorothée, mais aussi régulièrement des personnes invitées au château de Friedenstein. Du point de vue de la technique de lecture, on pratiquait dans ce cercle une lecture à voix haute 23 , le degré de sélection des textes pouvait à nouveau varier. Ainsi, il a été rapporté que la duchesse régnante et ses dames d ’ honneur se seraient consacrées à l ’ étude systématique de la philosophie éclairée de Christian Wolff, discutant assidûment des extraits de ses écrits logiques et moraux ; à d ’ autres occasions, cependant, quelques pages choisies des lettres de Fréron ou d ’ un traité de La Beaumelle pouvaient être le sujet de la conversation érudite. Les pratiques dans ce cercle de lecture étaient donc marquées par l ’ alternance entre la lecture à voix haute de quelques fragments 21 Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 54 [« La lecture devait rendre possible la conversation. Connaître les dernières tendances du marché littéraire, évaluer les grandes lignes et l ’ essence des œ uvres littéraires, pouvoir se joindre à la discussion littéraire avec un jugement de fond, le plus succinct possible, tel était l ’ objectif de la lecture conviviale à la cour. »]. Voir aussi le chapitre « Muße und Geselligkeit. Lautes Lesen im Europa der Neuzeit » dans le livre de Roger Chartier, Lesewelten. Buch und Lektüre in der frühen Neuzeit, Frankfurt / New York, Campus Verlag, 1990 (Historische Studien, 1), p. 146 - 168. 22 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 64 - 75. 23 Voir ibid., p. 52. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [80] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 80 Frank Nagel choisis et l ’ échange oral qui s ’ ensuivait sur ce qui avait été lu, tout en cherchant un jugement esthétique adéquat sur les textes au sein d ’ une communauté d ’ interprétation exclusive 24 . (3) C ’ est dans un cadre peut-être encore plus restreint et élitiste que se situent ensuite l ’ écriture et la lecture s ’ associant à la technique du portrait littéraire, une petite forme poétique qui jouissait d ’ une grande popularité depuis le célèbre recueil de La Bruyère et qui visait à la compréhension sûre, à l ’ analyse rapide et l ’ esquisse pertinente d ’ un personnage. À la cour de Gotha, cette pratique était une sorte de jeu de société consistant à deviner le personnage visé à partir de l ’ esquisse anonyme lue à voix haute. Parfois même on rédigeait plusieurs portraits d ’ une seule et même personne afin d ’ explorer la gamme des différentes perspectives possibles, les diverses caractéristiques et opinions. L ’ idée de ce jeu est peut-être venue du diplomate Manteuffel en 1742, qui avait esquissé un double portrait, assez ambivalent, du roi de Prusse Frédéric II. Ces tableaux de la société étaient ainsi liés à une lecture à voix haute, mais pouvaient parfois aussi être complétés par la suite dans des lettres et, par conséquent, passer dans le domaine de la lecture silencieuse 25 . (4) Ce n ’ est qu ’ à la toute fin de notre échelle des espaces de lecture de Louise Dorothée, classés selon leur degré d ’ ouverture au public, que se dessinent les appartements intérieurs du château avec la bibliothèque privée, à considérer comme un espace de lecture soustrait au regard extérieur, comme le plus intime. Ici, les pratiques de lecture sont évidemment moins contrôlables, une circonstance qui, au XVIII e siècle, était considérée comme moralement douteuse, surtout chez les femmes 26 . La liberté dont jouit la duchesse de Gotha dans cet espace est accentuée par le fait que, contrairement à d ’ autres princesses contemporaines, elle ne suivait aucun programme systématique, aucune liste de lecture, et se laissait guider seulement par ses envies 27 . La manière dont se déroulait exactement cette « teilweise höchst exzessive Lektüre 28 », dans laquelle les œ uvres de fiction prédominaient quantitativement 29 , devrait donc faire l ’ objet d ’ une étude bibliographique et historique plus poussée. Comme pour toute tentative de reconstruire un lecteur ou une lectrice historique, il s ’ agirait plutôt d ’ une approximation à un « phénomène aussi rebelle que secret et difficile à cerner en termes d ’ observation empirique 30 ». 24 Voir ibid., p. 51 - 59. 25 Voir ibid., p. 60 - 64. 26 Voir ibid., p. 54. 27 Voir ibid., p. 54. 28 Raschke, « Fürstliche Privatbibliotheken », p. 46 [« lecture parfois très excessive »]. 29 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 89. 30 Andrés G. Freijomil, Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 31. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [81] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée 81 À première vue, on pourrait penser que la duchesse, dans son cabinet, s ’ appliquait à étudier les philosophes français des Lumières. Elle se considérait elle-même comme une princesse éclairée, une souveraine raisonnable et tolérante. Ne quittant jamais ce centre discursif, elle condamnait dans ses échanges épistolaires quelques positions extrêmes, comme dans le cas d ’ un ouvrage considéré comme matérialiste de Claude-Adrien Helvétius, De l ’ esprit (1758), ou bien dans celui des romans de Rousseau, qu ’ elle rapprochait de l ’ athéisme 31 . Elle refusait également de se laisser impliquer dans la polémique de Voltaire contre La Beaumelle, qui passa par Gotha en 1753 32 . Et pourtant, la stratégie de la collection, avec toutes ses implications idéologiques, suggère que l ’ image traditionnelle de la duchesse en tant que lectrice tolérante et modérée des Lumières pourrait être en fin de compte bien plus complexe, plus riche et parfois aussi transgressive, comme le démontrent deux observations. Un premier aspect concerne la constitution d ’ une bibliothèque des Lumières radicales à Gotha. En effet, plusieurs manuscrits clandestins avaient été envoyés à Louise Dorothée. L ’ origine du papier sur lequel ces manuscrits ont été écrits pourrait être déterminée par des études précises, mais d ’ ores et déjà il ne fait aucun doute que la majorité d ’ entre eux présentent du papier français. Certains ont probablement été envoyés par Frédéric le Grand depuis Potsdam, d ’ autres sont venus de Suisse par Voltaire 33 . Louise Dorothée était une lectrice intéressée qui voulait se tenir au courant des discussions philosophiques du moment. Sa compréhension de la religion était probablement proche du déisme de Voltaire, à savoir qu ’ elle rejetait une grande partie des mystères chrétiens, même si elle croyait en l ’ immortalité de l ’ âme 34 . Cependant, elle n ’ a pas manqué d ’ acquérir 31 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 97, 111 - 112. 32 Voir Bärbel Raschke, « Einleitung », ead. (éd.), Der Briefwechsel zwischen Louise Dorothée von Sachsen-Gotha und Voltaire (1751 - 1767). Übersetzt, eingeleitet und kommentiert von Bärbel Raschke, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1998 (Deutsch-französische Kulturbibliothek, 8), p. XXXIII. 33 Dans cette collection assez grande, on pourrait retenir les Deux traités qui tendent à prouver qu ’ il n ’ y a point de Matière de George Berkeley, le traité de Adrian Beverland intitulé De Peccato originali, ou bien de Voltaire l ’ Essay sur les révolutions du monde et sur l ’ histoire de l ’ esprit humain depuis le tems de Charlemagne, jusqu ’ à nos jours. Voir aussi sur la litterature clandestine Robert Darnton, Édition et sédition. L ’ univers de la littérature clandestine au XVIII e siècle, Paris, Gallimard, 1991 ; Antony McKenna / Alain Mothu (éds.), La philosophie clandestine à l ’ âge classique. Actes du colloque de l ’ Université Jean Monnet Saint-Étienne du 29 septembre au 2 octobre 1993, Paris, Universitas, 1997 ; et sur Beverland en particulier Martin Mulsow, « Unanständigkeit. Zur Missachtung und Verteidigung des Decorum in der Gelehrtenrepublik der Frühen Neuzeit », Historische Anthropologie 8,1 (2000), p. 98 - 118. 34 Voir Marie-Hélène Cotoni, « La duchesse Louise-Dorothée de Saxe-Gotha entre christianisme et Lumières », Dix-huitième siècle 34 (2002), p. 315 - 324. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [82] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 82 Frank Nagel des écrits traitant de matérialisme ou d ’ athéisme, de sorte qu ’ il faut s ’ attendre à une certaine « incohérence dans un mélange de croyances rétrogrades et de combats confiants pour le progrès 35 ». Il n ’ est pas du tout si évident que, comme le pensent Berger et Raschke, ces marges du discours éclairé aient été, pour ainsi dire, intégrées par simple intérêt quasi professionnel, par goût persévérant pour l ’ étude, tout en sauvegardant du reste le centre de l ’ opinio communis 36 . Il se peut également que d ’ autres chemins encore plus progressistes que ceux tracés par la philosophie des Lumières se préparaient dans ces lectures silencieuses. Un autre domaine qui avait sa place dans la sphère intime de la bibliothèque privée est la littérature libertine et érotique ; la collection contenait par exemple des œ uvres de Crébillon fils (La nuit et le moment, ou les matines de Cythère, 1755) ou de Gervaise de Latouche (Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux, 1741). Là encore, si les réserves morales sont toujours ostentativement préservées dans les pages de la correspondance, la lecture incontrôlée dans le ‹ quatrième espace › de la bibliothèque privée allait finalement souvent plus loin. Ainsi le suggèrent, encore une fois, Berger et Raschke dans leur étude : « Sie bewies damit, dass sie in Sachen Literatur jeglicher Prüderie abhold war 37 . » Pour le décalage supposé ici entre un discours, disons officiel, et une sorte de plaisir du texte barthésien, une remarque transmise par la correspondance est peut-être révélatrice, puisqu ’ elle montre à quel point il faut justement procéder par une herméneutique du soupçon lorsque l ’ on s ’ applique à reconstruire l ’ espace de lecture privé de la duchesse : « Bei solcher Lektüre scheint der Prinzenerzieher Thun sie ertappt zu haben, denn er provozierte sie in seinem Brief vom 27. April 1745 mit der Bemerkung, sie gehöre zu den Frauen, ‹ die Crébillons Écumoire [ … ] gelesen haben und so taten, als überblätterten sie einige Stellen › 38 ». Ce sont là les questions qui peuvent servir de base à une investigation approfondie des espaces et pratiques de lecture chez la duchesse Louise Dorothée de Saxe-Gotha. Au terme de cette étude, on peut soutenir l ’ hypothèse que l ’ espace intime de la lecture silencieuse, que l ’ on peut associer aux appartements personnels de la duchesse dans le château et à la bibliothèque privée qui y est rattachée, doit être considéré comme un espace d ’ évasion toujours en mouvement, comme un espace d ’ intimité qui reste néanmoins 35 Ibid., p. 315. 36 Voir Berger / Raschke, Luise Dorothea, p. 111 - 113. 37 Ibid., p. 93 [« Elle prouvait ainsi qu ’ en matière de littérature, elle était réfractaire à toute pruderie. »], voir p. 92 - 93. 38 Ibid., p. 55 [« Il semble que Thun, l ’ éducateur du prince, l ’ ait surprise lors de telles lectures, car il la provoque dans sa lettre du 27 avril 1745 en lui disant qu ’ elle fait partie des femmes ‹ qui ont lu l ’ Écumoire de Crébillon [ … ] tout en faisant semblant de passer sur certains passages › »]. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [83] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 Entre sociabilité et évasion : les espaces de lecture à la cour de Louise Dorothée 83 intégré à la cour comme système de communication complexe. Autrement dit, c ’ est précisément la lecture silencieuse qui semble ouvrir l ’ accès à un rapport à soi différent et à une évolution intellectuelle plus libre, voire à une espèce d ’ échappatoire. D ’ un point de vue systémique, cet espace pourrait éventuellement être pensé comme un pôle opposé au cérémonial représentatif dont les formes de déploiement de splendeur dominaient par ailleurs la vie de cour 39 . En ce qui concerne la technique de lecture, on peut partir du principe d ’ une lecture cursive, mobile ou ‹ déterritorialisée › , en tout cas idéologiquement ouverte, qui intégrait également les marges du discours des Lumières issues de la tradition protestataire et la culture scientifique. Selon Michel de Certeau, une telle lecture apparaît donc, dans cet espace soustrait et relativement peu contrôlé, comme un exercice d ’ altérité, une exploration ludique des possibilités du devenir-autre 40 . Ce sont surtout, nous semble-t-il, deux questions auxquelles une recherche plus approfondie devrait alors répondre. D ’ une part, il s ’ agirait de fournir une bibliographie critique des corpora marginaux qui concernent la littérature clandestine et libertine, et d ’ autre part de reconstruire les techniques et pratiques de lecture qui y étaient associées dans le contexte historique, dans la mesure où celles-ci peuvent être identifiées dans des traces de lecture ou des sources corrélatives, notamment dans les correspondances. Il serait ainsi possible, dans l ’ idéal, de réévaluer, voire de rajuster la biographie intellectuelle de Louise Dorothée, mais aussi de préciser l ’ attribut de princesse ‹ éclairée › que l ’ on assignait si volontiers (et certainement à juste titre) à la duchesse. Quelle sémantique des Lumières se cache précisément derrière cette épithète globale, dans quelle mesure elle s ’ écarte parfois des concepts généralement admis et se focalise sur des textes marginaux ou discrédités, ce sont là des perspectives d ’ investigation qui permettraient de tirer des conclusions utiles concernant la poétique de lecture dans le contexte de la cour ainsi que la réception des Lumières françaises dans les cours allemandes en général. Bibliographie Abrosimov, Kirill, Aufklärung jenseits der Öffentlichkeit. Friedrich Melchior Grimms « Correspondance littéraire » (1753 - 1773) zwischen der « république des lettres » und europäischen Fürstenhöfen, Ostfildern, Thorbecke, 2014 (Beihefte der Francia, 77). Berger, Günter / Bärbel Raschke, Luise Dorothea von Sachsen-Gotha-Altenburg. Ernestinerin und Europäerin im Zeitalter der Aufklärung, Regensburg, Pustet, 2017. 39 Voir Klinger, « Gothaer Hofhaltungen », p. 151. 40 Voir Freijomil, Arts de braconner, p. 23. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [84] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0013 84 Frank Nagel Bickenbach, Matthias, Von der Möglichkeit einer ‹ inneren › Geschichte des Lesens, Tübingen, Niemeyer, 1999 (Communicatio, 20). Elias, Norbert, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie. Mit einer Einleitung : Soziologie und Geschichtswissenschaft, Berlin, Suhrkamp, 2019 (stw 423). Chartier, Roger, Lesewelten. Buch und Lektüre in der frühen Neuzeit, Frankfurt / New York, Campus Verlag, 1990 (Historische Studien, 1). - « Du livre au lire », id. 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SL OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [88] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » Interview avec l ’ écrivaine Sylvie Germain menée par Béatrice Jakobs Invitée à présenter son œ uvre Le vent reprend ses tours (Albin Michel 2019) à Kiel/ Allemagne en juin 2020 1 , l ’ écrivaine française Sylvie Germain a dû se ranger parmi les gens du secteur culturel qui ne pouvaient plus exercer leur travail comme avant : car, bien sûr, la rencontre n ’ a pas pu avoir lieu à cause du confinement et des restrictions de voyage alors en vigueur. Mais comme les responsables de cette entrevue, à savoir le Centre Culturel Français de Kiel, la Société franco-allemande de Schleswig-Holstein/ Kiel) et l ’ Institut des Langues Romanes de l ’ Université Christian-Albrecht ne voulaient pas renoncer à l ’ occasion d ’ écouter quelques extraits de l ’ ouvrage lus par Sylvie Germain et d ’ en discuter avec elle, les partenaires ont profité du premier moment inter-pandémique possible pour accueillir Mme Germain au bord de la mer baltique en septembre 2021. Pendant la soirée, elle a présenté avec Le vent reprend ses tours non seulement un roman qui démontre le pouvoir de la littérature tel que ressenti par les personnages principaux, Gavril et Nathan, pour qui la littérature et notamment la poésie est un remède dans les temps difficiles de leurs vie, mais aussi une œ uvre littéraire reflétant les expériences faites depuis mars 2020 par le public présent ce soir-là, par ses lecteurs, par quiconque a passé la période des confinements avec/ en compagnie des livres. 1 Reproduction de la page de couverture avec la permission des éditions Albin Michel. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [89] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 Mais l ’ histoire de Gavril et Nathan n ’ est pas la seule à être fortement liée à notre actualité à tous. Lors de la discussion, Sylvie Germain a aussi évoqué son nouveau roman Brèves de solitudes, paru aux éditions Albin Michel en janvier 2021 2 . Les pages de cette œ uvre sont peuplées par des gens surpris d ’ abord par les rumeurs sur un nouveau virus apparu en Asie, puis par son arrivée en France et les mesures de protection sanitaire mises en place par le gouvernement français. Comme les deux amis dans Le vent reprend ses tours, les gens dans Brèves de solitude doivent traverser des temps difficiles qui nous sont tous bien connus ! Les points communs entre les deux textes, la coïncidence des scènes de Brèves de solitudes avec la réalité, l ’ importance de la littérature pour les gens confinés : la liste de sujets intéressants était longue, trop longue pour les quelques moments de partage prévus après la rencontre. En vue de la publication du présent fascicule, consacré justement au rôle de la littérature en des temps difficiles, nous avons eu l ’ occasion de poser nos questions par écrit à Mme Germain qui a eu la gentillesse de partager avec nous ses idées à propos de la littérature et du travail de l ’ écrivain … les voici : B. J. : Dans le roman Le vent reprend ses tours, paru en 2019, Gavril, l ’ ami de jeunesse du personnage principal Nathan, récite des poèmes et raconte aussi des détails sur la vie des écrivains dont ils lisent les noms sur les plaques apposées aux murs des bâtiments devant lesquels ils passent en se promenant dans les rues parisiennes. Pourquoi fait-il cela ? Quel lien y a-t-il entre Gavril et la littérature ? Et quelle relation s ’ établit entre la littérature et Nathan ? Quel pouvoir a-t-elle pour/ sur lui ? S. G. : Les plaques apposées sur les murs des villes ont toujours attiré mon attention ; nous passons malheureusement la plupart du temps à côté sans les remarquer. Certaines de ces plaques sont bouleversantes : celles qui signalent qu ’ à cet endroit de jeunes hommes ont été abattus pendant ou à la fin de la guerre, ou celles, sur des murs d ’ école, qui mentionnent le nombre d ’ enfants juifs qui fréquentaient cet établissement et qui furent déportés. Ce sont des rappels, des apostrophes muettes adressées à notre oublieuse mémoire, à notre 2 Reproduction de la page de couverture avec la permission des éditions Albin Michel. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [90] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 90 Béatrice Jakobs conscience si souvent distraite. Ce sont les plaques que Gavril qualifie de « stigmates », car elles sont les traces - qui devraient demeurer ineffaçables - de blessures tragiques survenues dans l ’ Histoire. Et il y a celles qu ’ il appelle des « mémentos », qui indiquent qu ’ en ce lieu tel personnage important a vécu. Gavril est un homme en exil - de son pays, de ses origines, de sa langue. Et il ne possède rien ; la rue est son domaine. Ces plaques scellées sur les façades des immeubles lui tiennent lieu de fragments de livres, certaines sont comme des « pages » arrachées à une période de l ’ Histoire dont il a subi la violence, d ’ autres envolées de recueils de poésies dont il aime les auteurs. La ville pour lui est une bibliothèque en éclats, un dédale de signes semés. Son intérêt pour la littérature n ’ a rien d ’ intellectuel, rien de savant (Gavril est un autodidacte), c ’ est un goût brut (au sens de pur, de sauvage) et vital (les poèmes, comme les sons qu ’ il produit avec ses étranges instruments, font partie de sa respiration, ils dispensent en lui une joie que rien d ’ autre ne lui procure dans sa vie si précaire.). C ’ est cette force et cette joie qui touchent l ’ enfant Nathan, sans que celui-ci en prenne conscience et mesure sur le moment, mais plus tard, l ’ empreinte laissée en lui par Gavril va se déployer et l ’ ouvrir enfin à une vraie liberté intérieure. B. J. : Dans Le vent reprend ses tours, nous pouvons lire que ce même Gavril a été emprisonné dans les années 1950 au fort Jivala avec un homme nommé Nicolae Steinhardt. Comme celui-ci, Gavril était d ’ avis que « la poésie est aux prisonniers aussi vitale que l ’ air, l ’ eau, la lumière et le pain » (p. 114/ 115). Est-ce que ces mots valent également pour les prisonniers du COVID 19, à savoir les gens confinés lors de la pandémie ? Quelle importance la poésie et la littérature en général avaient-elles pour les gens ces deux dernières années ? S. G. : La poésie, et la littérature en général, prend une valeur particulière lorsqu ’ on est dans des conditions extrêmes - celles où l ’ on se trouve privé de tout, « mis à l ’ arrêt », expulsé de son milieu familier, coupé de ses activités habituelles (la maladie qui invalide et cloue au lit, l ’ enfermement dans un abri, une prison … ) Alors, dans le « vide » et le « nu » qui nous entourent, les mots prennent une résonance nouvelle, des souvenirs refont surface, s ’ intensifient, la pensée se dépouille. De nombreuses personnes qui ont dû subir de longues convalescences, et plus encore d ’ anciens prisonniers et déportés, ont témoigné de l ’ importance qu ’ a eue pour eux la remémoration de poésies (pas seulement Steinhardt, mais aussi Primo Levi, Jorge Semprun … ) Il semble que pendant le confinement les gens aient lu davantage, mais certainement pas en majorité de la poésie … Et puis, il y a celles et ceux qui lisent par dés œ uvrement, pour « passer le temps », se distraire, et d ’ autres qui lisent OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [91] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » 91 par passion, pour habiter le temps, se concentrer et à la fois rêver. J ’ espère que certains confinés ont découvert, ou amplifié, le plaisir de la lecture. B. J. : Et cette place de la littérature vous rend-elle heureuse ? En fait, en lisant votre roman Brèves de solitudes, paru en 2021, dans lequel vous évoquez la vie menée par huit personnes différentes pendant les premiers mois de confinement, nous pouvons nous rendre compte qu ’ aucun des personnages mentionnés ne lit ; que personne ne profite des longues journées pour s ’ évader à travers les livres. Pourquoi la littérature est-elle si absente de la vie des personnages ? S. G. : Je ne m ’ étais pas posé la question, et je m ’ en étonne un peu maintenant que vous me le signalez. Peut-être parce que j ’ avais déjà souvent introduit des citations dans des livres précédents, et des personnages-lecteurs, comme Gavril. Quand j ’ ai écrit Brèves de solitude, j ’ ai en fait surtout pensé aux gens qui se trouvaient soudain complètement isolés, et c ’ était particulièrement l ’ épreuve de cette solitude - que presque rien, en effet, ne vient « distraire » - , et ce qu ’ elle fait bouger chez eux, qui m ’ a intéressée. Par ailleurs, il y a les rencontres, aussi fugaces soient-elles, que font ces gens (dans leur immeuble, comme la vieille dame et la gardienne, ou comme l ’ ancien professeur et la petite fille et l ’ adolescent sur son balcon, ou la jeune étudiante et la clocharde dans une église … ) ; ces rencontres provoquent chez chacun des personnages, autrement bien sûr que sous l ’ effet d ’ une lecture, un ébranlement profond. Le confinement - dans le cadre spatial et temporel très étroit qui délimitait les déplacements - a permis singulièrement des rencontres inattendues, parfois occasionné des amitiés surprenantes, et aussi chez certaines personnes des prises de conscience critique quant au mode de vie qu ’ elles menaient jusque-là et qu ’ elles ont changé radicalement. B. J. : Dans Brèves de solitudes, vous évoquez la situation vécue par beaucoup de citadins pendant le premier confinement : l ’ expérience d ’ être prisonnier dans son propre appartement, de se sentir observé dès qu ’ on le quitte pour faire une petite promenade autour du pâté de maisons, la routine des applaudissements sur le balcon. Au lieu de distraire le lecteur et de l ’ emmener dans un autre monde, ce que font beaucoup de livres, votre roman rappelle à celui qui le lit cette période incertaine, difficile pour lui aussi. Pourquoi le lirait-il quandmême ? S. G. : J ’ ai envisagé le confinement vécu dans la solitude sous l ’ angle d ’ une confrontation forcée avec soi-même - expérience que l ’ on évite en général de faire, soit par indisponibilité, soit par crainte et par fuite (mais cela ne s ’ oppose OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [92] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 92 Béatrice Jakobs pas.) « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », selon la phrase fameuse de Pascal qui pointe l ’ angoisse qui nous habite de rester en notre propre et unique compagnie, sans divertissement pour nous consoler de notre finitude et nous détourner des « démons » qui nous hantent. Alors oui, pourquoi les gens ayant subi l ’ épreuve du confinement iraient-ils lire un roman non divertissant ? Ce livre a d ’ ailleurs très mal marché … B. J. : Les lecteurs actuels vivent les situations évoquées dans le roman. Mais comment le lira-t-on dans vingt ans ? Quelle valeur aura-t-il pour nous autres lecteurs, lorsque la pandémie du COVID 19 ne sera plus qu ’ une anecdote dont on se souvient entre amis ou qu ’ on raconte à ses petits-enfants ? S. G. : Cette question se pose pour un grand nombre de livres, et de films aussi bien, qui sont en prise avec l ’ actualité et perdent ensuite vite de leur intérêt, une autre actualité remplaçant l ’ ancienne. Il en a toujours été ainsi. De toute façon, seuls traversent le temps les livres et les films qui ont une qualité artistique, une force, une envergure humaine et sensible véritables ; ces œ uvres-là sont rares. Que reste-t-il à la fin d ’ un siècle des innombrables œ uvres crées en son cours, même de celles qui ont connu un grand succès à leur parution ? Très peu. Le temps fait des tris. Quant à mon roman, déjà peu lu à sa parution, il ne le sera certainement plus du tout dans un temps bref. Mais je n ’ ai jamais eu la prétention, que ce soit avec ce livre ou avec les précédents, d ’ écrire « pour la postérité », ni même la longue durée ! B. J. : En feuilletant le livre, sa structure nous rappelle d ’ abord celle d ’ un recueil de nouvelles : avec ses deux parties, ses sous-chapitres sous forme de brèves histoires à première vue indépendantes, c ’ est-à-dire, non reliées par un fil d ’ action et avec ses intitulés dont la plupart sont des prénoms de personnes, il nous fait penser aux recueils de nouvelles tels le Décaméron ou les Contes et nouvelles de Maupassant. Il ne s ’ agit certainement pas d ’ une ressemblance fortuite. Pourquoi avez-vous choisi cette structure pour votre œ uvre ? Et qu ’ en est-il du titre ? Comme la nouvelle, la brève est courte et actuelle : y-a-t-il dans cette forme littéraire un autre lien avec la tradition nouvelliste ‒ une tradition littéraire fortement liée au concept de raconter pour contrer la peur et l ’ ennui ? S. G. : Je n ’ ai pas « choisi » cette structure en fragments, elle s ’ est imposée à moi. Il en va ainsi pour chacun de mes livres : je ne décide pas à l ’ avance de la forme qu ’ il aura, ne sachant même pas comment va évoluer l ’ histoire. Je me laisse « surprendre » continuellement en cours d ’ écriture. Et je n ’ écris pas « pour OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [93] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 « Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions » 93 contrer la peur et l ’ ennui », mais bien plutôt pour explorer, encore et à nouveau, les méandres et les obscurités, les plis et les replis de la psyché humaine - lesquels sont si denses qu ’ on ne parvient jamais à les sonder complètement. Et c ’ est pourquoi on ne cesse de se remettre à l ’ ouvrage … B. J. : Vu que le fascicule dans lequel paraîtra cette interview s ’ intitule « Lire et raconter en des temps difficiles », nous aimerions savoir si la valeur thérapeutique de la littérature, à savoir l ’ idée que la lecture de vos œ uvres pourrait aider les lecteurs à mieux vivre des périodes difficiles, que le livre pourrait servir de remède, joue un rôle pour vous en tant qu ’ écrivaine lorsque vous vous mettez à votre bureau ? Quelles sont pour vous les fonctions et les tâches de la littérature ? S. G. : La littérature n ’ a pas pour tâche de « distraire » (même si elle le fait souvent, ou du moins est appréhendée ainsi) ; elle a pour tâche (si tant est qu ’ il faille lui attribuer une mission) de faire réfléchir celle ou celui qui lit - réfléchir sur la vie, sur la complexité des sentiments, des relations humaines ; elle doit nous amener à nous poser des questions, et aussi à rêver, et à dynamiser notre propre imagination. Un roman né chez un auteur d ’ un désir/ besoin d ’ exploration de l ’ humain invite les lecteurs à s ’ engager dans une semblable exploration, chacun selon ses voies. Les livres sont des propositions, des ouvertures, des impulsions. B. J. : Vous avez écrit les Brèves de solitudes pendant les deux premiers mois du confinement au printemps 2020, lorsque tous les déplacements et les rencontres littéraires avaient été annulés et vous étiez (confinée) chez vous, comme tout le monde. Comment l ’ écriture vous a-t-elle aidée à supporter cette situation, dans quelle mesure était-elle donc thérapeutique pour vous-même ? S. G. : Pour la plupart des écrivains, ces temps de confinement ont certainement été moins durs que pour beaucoup d ’ autres personnes, car l ’ écriture est un travail solitaire. Lorsqu ’ on se lance dans l ’ aventure d ’ un roman à écrire, cela exige du temps, de la patience, du calme et du silence autour de soi - le confinement ne m ’ a donc pas complètement dépaysée. Et je ne dirais pas que l ’ écriture de ce livre a été pour moi plus « thérapeutique » que celle de tous mes précédents livres. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [94] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0014 94 Béatrice Jakobs La proximité dans la distance Enseigner la littérature au collège en temps de confinement Nicolas Faguer Collège de La Vaucouleurs (Mantes-la-Ville) Le confinement est passé comme une sorte de trou noir qui a absorbé bien des choses en nous, en notre mémoire, en notre vécu profond, et nous tentons à présent de nous projeter en avant comme si tout n ’ avait été qu ’ une parenthèse inexistante, un rien, un pur accident de parcours. Nous sommes comme des enfants qui ont mangé trop vite et qui se dépêchent d ’ aller jouer, et n ’ ont pas la patience de laisser la digestion se faire. Dans l ’ enseignement, nous avons fait l ’ expérience de quelque chose de tout à fait nouveau, et nous repartons comme si tout n ’ avait été qu ’ une pause forcée. Mais peut-être qu ’ il est temps de se retourner un instant, et de poser notre regard sur ce que l ’ on a vécu. J ’ étais le professeur de français de trois classes, une sixième, une cinquième et deux quatrièmes, lorsque le confinement fut déclaré. Je parle bien sûr du premier confinement, celui de 2020, qui a duré presque deux mois parce que le second, en France, au printemps 2021, a été tout à fait insignifiant dans le monde éducatif (une semaine de cours à distance, deux de vacances, une autre de cours à distance, et quelques semaines en mode hybride : une moitié en classe, une autre à la maison, les groupes s ’ alternant jour après jour). D ’ un moment à l ’ autre, en ce 17 mars 2020, le choix nous fut laissé de la manière de poursuivre l ’ enseignement. La direction ne nous imposa rien. Chacun devait faire au mieux selon ses compétences et la situation de son propre confinement. Vivant seul à la campagne, à quelques kilomètres de mon collège public de La Vaucouleurs (Mantes-la-Ville, France), ayant donc du temps à consacrer à mes élèves, je m ’ investis en leur préparant de beaux plans de travail hebdomadaire, avec des tâches pour chaque jour de la semaine ; puis, au bout de la première semaine, voyant l ’ incapacité de mes élèves à s ’ autogérer, et en particulier certains que je considérais autonomes, je pensai bon de les voir une fois en classe virtuelle pour faire le point. Ce fut une expérience tout à fait OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [95] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 nouvelle : mes élèves là présents, presque tous, qui me parlent librement, je n ’ ai pas à me soucier de la discipline, à m ’ imposer, mais peux enseigner tranquillement, de façon collaborative et dialogale, donnant la parole aux uns et aux autres dans un cadre qui incite chacun à s ’ exprimer de manière plus franche et directe. Comme si la distance physique entre élèves, et avec leur professeur, imposée par le moyen de communication virtuelle, était cela même qui permettait une plus grande proximité dans l ’ expression personnelle des élèves entre eux, et entre élèves et professeur 1 … Je pris goût à cette première classe virtuelle, si bien que je décidai dorénavant de renoncer au plan de travail hebdomadaire à envoyer par internet, pour convoquer les élèves aux jours de classe habituels, en adaptant bien sûr les horaires aux besoins du confinement. Ainsi avons-nous passé presque deux mois, nous retrouvant avec chaque classe de trois à cinq fois par semaine, entre le lundi et le vendredi, dans un climat serein, pour travailler la langue et lire de grands textes. Je donnais les devoirs d ’ un jour sur l ’ autre, comme au collège, et les évaluais dans la mesure du possible (questionnaire de lecture ou de grammaire en autoévaluation, rédaction à envoyer par internet … ). Parfois je leur jouais un morceau de piano 2 pendant qu ’ ils effectuaient un exercice de grammaire, ou leur montrais 3 les animaux de mes logeurs (moutons, poules, alpagas, chats) et leur potager. Tout cela a créé un univers de travail très spécial, dont les élèves se souviennent encore avec gratitude. Pour certains, cette heure de classe virtuelle fut comme une fenêtre de liberté et de vie personnelle dans le cloisonnement du confinement. Fatimata, qui vivait avec 10 membres de sa famille dans un appartement sans doute exigu, assista le plus possible aux cours, malgré ses difficultés de connexion … Je crois que cette heure de français représentait pour elle une respiration dans ses journées, une échappatoire. Et 1 Cela ne signifie pas que les turbulents n ’ aient trouvé de nouvelles manières de se faire remarquer, par exemple en activant leur micro et parlant sans que je les y autorise, ou en dessinant et gribouillant sur l ’ écran partagé qui était destiné à faire noter par les élèves eux-mêmes les cours ou les corrections d ’ exercices ! 2 Surtout Mozart, les sonates 4 et 5 pour piano. Un jour, une élève de quatrième reconnut l ’ Adagio de la sonate 4 qu ’ elle avait entendu dans un film, et fut toute heureuse d ’ en découvrir le compositeur. 3 J ’ avais toujours la caméra allumée, mais les élèves presque jamais, sans doute par pudeur, et je ne pouvais les obliger à la mettre. Quelques sixièmes, plus jeunes et moins pudiques, la gardèrent allumée sur toute la période, quelques cinquièmes et quatrièmes l ’ allumèrent lors des premières séances et de temps à autre, pour saluer tout le monde ou montrer quelque chose ou quelqu ’ un (leur maison, leur jardin, leurs frères et s œ urs, etc.). Faire cours ainsi, où une majorité d ’ élèves avait une voix mais pas de visage, me fit découvrir la spécificité et la beauté du timbre vocal de chacun, et me força à expérimenter quelque chose du quotidien d ’ un animateur de radio. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [96] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 96 Nicolas Faguer l ’ occasion, comme pour les autres élèves, de toutes les classes, de garder un lien avec les camarades du collège et avec le collège lui-même 4 . Comme le confinement ne devait durer au départ que deux semaines, je n ’ avais pas fait prendre aux élèves leurs manuels (les sixièmes, eux, l ’ avaient déjà à la maison). Ils ne pouvaient pas acheter de livres à cause de la fermeture des librairies. Très vite, se posa donc le problème de l ’ accès à la littérature. Et c ’ est là qu ’ internet fut d ’ un grand secours. En classe de sixième, nous pûmes lire une édition réduite des Lettres de mon moulin d ’ Alphonse Daudet, en téléchargement gratuit. L ’ histoire qui trouva un plus grand écho avec la situation présente fut certainement celle de « La Chèvre de monsieur Seguin ». On se demanda en effet si ce conseil du maître à sa bête de ne pas sortir malgré le charme de la vie en plein air, parce que dehors se trouvait le loup, et donc la mort, ne représentait pas une sorte de parabole de ce que nous-même devions vivre et accepter : de rester à la maison, en dépit de l ’ envie de sortir, de se balader, de courir comme la chèvre de monsieur Seguin, et ce parce qu ’ un loup d ’ un autre type, un virus inconnu, rôdait dans les rues … Plus tard, nous lûmes dans le manuel des histoires d ’ Hercule et surtout des extraits de L ’ Odyssée ; et les aventures d ’ Ulysse en des lieux étonnants, avec des monstres stupéfiants (le Cyclope, Charybde et Scylla … ) représentèrent une sorte d ’ exutoire par l ’ imagination, un voyage en esprit, en ces jours de réclusion imposée. Avec les élèves de cinquième, je choisis de leur donner à lire une version intégrale de Pinocchio disponible sur internet. Ils connaissaient pour la plupart le dessin animé de Walt Disney mais n ’ avaient jamais lu l ’ ouvrage de Collodi. Les écarts entre le film et le récit nous frappèrent. Combien d ’ animaux interviennent dans le livre pour aider le pantin ! Et puis quelle richesse de vocabulaire ! Les cours de littérature commençaient souvent par un échange sur le chapitre à lire, puis venaient une lecture à haute voix, à tour de rôle, du chapitre suivant, un relevé des éléments essentiels de la narration, une discussion sur les enseignements que l ’ auteur essaie de transmettre, parfois avec une application à nos propres vies, et enfin un travail sur le lexique nouveau. J ’ eus l ’ impression que les aventures du pantin qui s ’ acheminait vers une liberté plus grande, hésitant entre la face obscure et la face lumineuse de la vie, touchaient la question existentielle que mes élèves de cinquième, au seuil de l ’ adolescence, sentaient devoir se poser bientôt, une fois sortis du confinement : comment bien utiliser ma liberté dans le monde extérieur traversé par le bien et le mal ? 4 Certains d ’ ailleurs profitaient de la classe virtuelle pour se fixer des rendez-vous pour jouer aux jeux vidéo ! OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [97] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 La proximité dans la distanceEnseigner la littérature au collège en temps de confinement 97 Enfin, avec mes deux classes de quatrièmes, nous poursuivîmes au début l ’ étude du Cid. Le confinement arrivait juste au moment où nous débutions la mise en scène d ’ une sélection de morceaux choisis de la pièce de Corneille. Nous tentâmes alors de réciter les scènes en visioconférence ; mais sans la présence physique, le théâtre perdait l ’ essentiel de son charme. Aussi revins-je à la poésie (que nous avions étudiée en début d ’ année scolaire avec « Demain, dès l ’ aube » et toute la section « Pauce meae » des Contemplations de Victor Hugo). Je leur proposai « Quand vous serez bien vieille au soir à la chandelle » de Ronsard 5 (téléchargeable sur internet), avec l ’ idée de méditer l ’ actualité des derniers vers : Vivez, si m ’ en croyez, n ’ attendez à demain : Cueillez dès aujourd ’ hui les roses de la vie. Comment appliquer ces vers à notre vie de confinés ? Quelles roses pouvionsnous cueillir dans nos périmètres si étroits ? Ces questions donnèrent lieu à de très belles réflexions de la part des élèves : pourquoi ne pas faire plus attention à nos parents, à nos frères et s œ urs ? Pourquoi ne pas aider plus à la maison, préparer un gâteau, cuisiner un bon repas ? Ceux qui avaient la chance d ’ avoir un jardin ou des animaux parlaient d ’ observer plus attentivement les arbres qui se couvraient de feuilles, de fleurs, de mieux soigner leurs bêtes … Toutes ces réflexions nous conduisirent à plusieurs reprises à écrire nos visions du monde d ’ après. Je leur demandai comment ils imaginaient leur premier jour après le confinement, ce qu ’ ils feraient en premier une fois l ’ isolement fini, quel menu ils concocteraient pour leur premier repas avec des invités, et puis ce qu ’ ils souhaiteraient pour le monde qui sortirait de cette épreuve sanitaire. Beaucoup, dans leurs écrits, évoquèrent la paix, le progrès écologique, la fraternité … Et c ’ est ainsi qu ’ après les heures de littérature venaient, avec toutes les classes, les moments d ’ écriture. Et le plus beau se joua sans doute là, quand la parole du grand auteur invitait le collégien à prendre lui aussi la plume et à déposer, sur le papier, les jeunes paroles que son c œ ur lui suggérait. 5 Un jour, il m ’ arriva une chose assez drôle. J ’ interrogeai ma meilleure élève, dont les parents étaient séparés, lui demandant chez quel parent elle se trouvait. Sa caméra était éteinte. Et soudain sa mère, qui était à côté de l ’ ordinateur de sa fille sans que je puisse le savoir, répondit ! Elle aussi est professeur de français dans un collège. Elle me salua et me raconta qu ’ en ce moment-là elle donnait également du Ronsard à ses élèves de quatrième. Mais c ’ était « Mignonne, allons voir si la rose ». Je lui proposai que l ’ an d ’ après j ’ enseigne « Mignonne » et elle « Quand vous serez bien vieille à la chandelle » ! Elle rit. L ’ année suivante est venue, avec son lot de difficultés, et je n ’ ai pas mis cette proposition en œ uvre, peut-être elle non plus, je n ’ ai jamais su … Autre anecdote : Une boulangère de Mantes-la-Jolie que je ne connaissais que de vue me dit un jour qu ’ elle m ’ avait reconnu sur l ’ écran des classes virtuelles de sa nièce en quatrième. Depuis lors, je lui fis des comptes-rendus sur le travail de sa nièce ! OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [98] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0015 98 Nicolas Faguer Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique Étude de cas : un projet de traduction littéraire Silvia Adriana Apostol Université de Pitesti (Roumanie) Introduction Dans le cadre du master universitaire en traduction, intitulé « Traductologie (anglais/ français) : Traductions en contexte européen », proposé par le Département de « Langue, Littérature, Histoire et Arts » de l ’ Université de Pitesti (Roumanie), la formation prévoit un projet de traduction pour chacun des deux semestres de la dernière année d ’ études. Ce projet de traduction est conçu de manière à répondre aux besoins pratiques des étudiants - futurs traducteurs - et comporte deux volets : un stage professionnel et un atelier de traduction hebdomadaire où les étudiants travaillent en équipe au même projet de traduction. C ’ est dans ce contexte didactique que s ’ inscrit le projet de traduction que nous décrivons dans la présente étude. Description du projet de traduction « Traduire et raconter un conte de Marcel Aymé » Choisir la traduction littéraire alors que la mode, le contexte économique mondial et les intérêts mêmes des étudiants se dirigent plutôt vers le côté pragmatique, utilitaire, de la traduction ? Certes, la traduction littéraire ne manque pas d ’ utilité. Déjà, elle nous « dispense », comme toute traduction, « de la lecture de l ’ original », selon les fameux mots de J.-R. Ladmiral 1 . Et combien de langues littéraires nationales, d ’ idéologies, de courants littéraires et philosophiques se sont-ils créés et développés dans et à travers ce dialogue interlinguistique et interculturel, cet échange, cette rencontre de « deux langues, 1 Jean-René Ladmiral, Traduire : Théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979, p. 11. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [99] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 deux voix qui se transforment mutuellement de ce rapport 2 »! La traduction littéraire ne manque évidemment pas d ’ utilité, mais sa portée n ’ est pas purement économique, car elle ne répond pas aux besoins immédiats, matériels, imposés par la mondialisation. Le secteur du livre et de l ’ édition d ’œ uvres étrangères est important pour la traduction, mais il reste toujours inférieur, tant du côté de l ’ offre de travail que de la rémunération, par rapport à d ’ autres secteurs de l ’ industrie des langues. Dans la course frénétique imposée par le monde moderne et par le marché mondial du travail, les facultés des lettres et les formations en traduction se sont elles aussi adaptées à cette requête d ’ offrir des parcours qui fournissent aux étudiants les compétences nécessaires à leur insertion immédiate sur le marché du travail. Les études en traduction, surtout ces dix dernières années, se sont orientées de plus en plus vers les langages de spécialité, réduisant l ’ espace accordé à la traduction littéraire, pour répondre à ces besoins en matière de compétences requises dans le domaine de l ’ industrie des langues. La mode, comme le soulignait Roland Barthes, « peut être quelque chose d ’ important pour l ’ histoire même de la société 3 », et d ’ ailleurs notre programme de master créé, il y a vingt ans, comme master de traductologie (domaine franco-roumain) centré sur la traduction littéraire, s ’ est adapté aux exigences de l ’ évolution dynamique du secteur de la communication multilingue et multimédia. Les universitaires qui préparent les dossiers d ’ évaluation périodique des programmes universitaires sont familiarisés avec ce type de discours, du moins tel est le cas en Roumanie. Les compétences culturelles sont tout aussi importantes chez le traducteur que les compétences linguistiques, les compétences de documentation terminologique et les compétences technologiques et il faut, comme le dit Paul Miclau 4 , avoir une vision d ’ ensemble et non pas une vision unilatérale, laquelle est dangereuse sur le plan linguistique tout comme elle l ’ est sur le plan idéologique. C ’ est pourquoi, après avoir longuement traité du vocabulaire de la pandémie, après avoir fait des analyses de corpus dans divers domaines de spécialité, après avoir dressé maints glossaires spécialisés et après avoir traduit beaucoup de textes de spécialité à l ’ aide d ’ outils de traduction assistée par 2 Jacques Ancet, « La séparation », in La traduction - poésie à Antoine Berman, ouvrage collectif sous la direction de Martine Broda, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 181. 3 Roland Barthes, interviewé par A. Bourin dans l ’ émission « Le fond et la forme », 19.03.1973, vidéo disponible sur YouTube, https: / / www.youtube.com/ watch? v=WiFVldzcd1o&t=9s 4 Paul Miclau, (dir.), « Les niveaux de langues », in Les langues de spécialité, ebook, Universitatea din Bucuresti, 2002, http: / / ebooks.unibuc.ro/ lls/ PaulMiclau-LesLangues- DeSpecialite/ 1234.htm, dernière consultation 27/ 01/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [100] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 100 Silvia Adriana Apostol ordinateur, nous avons proposé à nos étudiants de travailler sur le texte littéraire, sans pourtant leur imposer ce choix. En octobre 2021, en pleine épopée pandémique, nous avons demandé à nos étudiants de choisir la matière sur laquelle ils allaient travailler pour leur projet de traduction. Devant les deux options - un conte de Marcel Aymé, écrivain qu ’ ils ne connaissaient pas du tout, et des documents relevant du domaine économique ou technique - , les étudiants ont opté pour la traduction du conte Le Loup. Ce choix a été fait après la lecture individuelle et collective de plusieurs contes inclus dans le recueil Les Contes du chat perché. Un peu hantée par le souci de la finalité d ’ un tel projet, de la diffusion donc de ses résultats, mais surtout désolée par le fait qu ’ un écrivain tel que Marcel Aymé ne soit presque pas du tout connu en Roumanie et que les enfants roumains n ’ aient pas accès à la beauté de ses Contes du chat perché 5 , nous avons ajouté un deuxième objectif, outre la traduction (comprise à la fois comme processus et comme résultat) : raconter Le Loup aux enfants de langue roumaine à travers une vidéo, où le texte, traduit, adapté et lu en roumain par les étudiants, serait accompagné de belles illustrations élaborées par un illustrateur à la manière des albums illustrés, à cette différence que le support ne serait pas le livre papier mais une vidéo à regarder sur les médias sociaux et en tout cas sur un dispositif électronique 6 . On pourrait longuement débattre ici sur les inconvénients de l ’ exposition des enfants aux écrans. Nous justifions pourtant notre choix par deux aspects principaux. 5 « Les Contes du chat perché » (Pove ș tile motanului coco ț at) ont été traduits en roumain par Tudor M ă inescu et publiés en 1967 aux éditions Tineretului (Éditions de la jeunesse), avec les illustrations de Palayer. Le recueil publié en 1967 comprend les contes suivants : « Le loup » (Lupul), « Le cerf et le chien » (Cerbul), « L ’ éléphant » (Elefantul), « Le canard et la panthère » (R ăț oiul ș i pantera), « Le mauvais jars » (Gâscanul cel r ă u), « L ’ âne et le cheval » (M ă garul ș i calul), « Le mouton » (Berbecul), « Les cygnes » (Ostrovul lebedelor). Certains contes traduits toujours par Tudor M ă inescu avaient été inclus dans le volume Omul care trece prin zid, paru à Bucarest, en 1965, aux éditions Editura pentru literatur ă universal ă . Tudor M ă inescu écrit également l ’ avant-propos où il présente au public roumain l ’ écrivain français et son œ uvre « dont il faut extraire, derrière l ’ écorce humoristique et fantaisiste, la moelle amère et pourtant poétique » (n. t., p. 12). Ce volume comprend des contes et des nouvelles des volumes « Le Passe-muraille » (Gallimard, 1943), « Le Nain » (1943) et « Les contes du chat perché » (1939). Le conte « Le Loup » y figure également. Les contes en roumain n ’ ont pas été réédités, c ’ est ce qui fait que le volume n ’ est pas facile à trouver ; il n ’ est disponible que dans certaines bibliothèques et, rarement, on peut le trouver chez les antiquaires. 6 À la date de rédaction du présent article, la vidéo est en cours d ’ élaboration. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [101] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 101 Le premier tient à une attitude pragmatique devant la réalité : nous sommes déjà en pleine ère numérique, les comportements de lecture ont changé, les usages actuels du livre papier et du livre numérique ont certainement des effets culturels et sociaux, et on pourrait justement se servir du pouvoir accaparant de l ’ écran et des réseaux pour proposer du contenu « classique » aux enfants, dans l ’ espoir (caché ! ) que ce type d ’ expérience ludique et pédagogique de l ’ écran engendre d ’ autres expériences de lecture loin de l ’ écran, à la maison ou à l ’ école. Le deuxième aspect est lié aux avantages de la diffusion du résultat à travers YouTube en termes de temps et de coût. Comme il s ’ agit d ’ une initiative placée dans le cadre d ’ un cours universitaire et non pas d ’ un projet financé, il n ’ y avait pas les moyens financiers pour soutenir l ’ édition papier de la traduction, mais, dans un deuxième temps, nous envisageons de le proposer à quelques maisons d ’ éditions roumaines. Enfin, la « vulgarisation » du conte par la voie multimédia ne doit pas être confondue avec le conte même, ce sont deux produits différents et, à aucun moment, on n ’ aurait pensé à substituer l ’ un à l ’ autre, ni la lecture au visionnement de la vidéo. Mais, pour les enfants qui ne savent pas encore lire ou pour les nouveaux lecteurs, la vidéo pourrait être, du fait de la haute qualité des dessins et du travail traductif conscient et sérieux, un « avant-goût » amusant et relaxant du Loup ayméen. Ce projet de traduction repose donc sur un double mouvement dans des directions apparemment opposées : - un mouvement quelque peu anachronique, en amont de la traduction et à contrecourant de la mode, par le retour à la littérature, aux valeurs de l ’ humanité qu ’ elle décèle sous la forme du Beau et à l ’ enrichissement culturel qu ’ elle apporte ; - et un mouvement en aval, en synchronie avec une société mobile dont il faut finalement embrasser la dynamique nouvelle (fût-elle technologique) pour continuer à marcher avec son temps, par ce jeu de la lecture du résultat de la traduction à l ’ écran, dans une vidéo destinée aux enfants à l ’ âge de la prélecture (1 à 6 ans environ) et aux nouveaux lecteurs (6 - 7 à 8 ans) 7 . Cette deuxième composante multimédia de notre projet n ’ est qu ’ un jeu supplémentaire, un prolongement du plaisir de la lecture, où l ’ auteur-illus- 7 Nous avons utilisé la périodisation proposée par Denise Dupont-Escarpit, « Plaisir de lecture et plaisir de lire », in Communication et langage, no. 60, 2 e trimestre 1984, p. 13 - 29 ; disponible en ligne https: / / www.persee.fr/ doc/ colan_0336-1500_1984_num_60_1_3591, dernière consultation 29/ 01/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [102] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 102 Silvia Adriana Apostol trateur propose, au troisième degré (après l ’ auteur-écrivain et l ’ auteur-traducteur), sa propre traduction-création en images pour raconter l ’ histoire. Bien que supplémentaire ou secondaire, ce jeu a été pris au sérieux par l ’ illustrateur Cosmin Bloju 8 , le premier lecteur externe de la traduction proposée par les étudiantes Andreea-Carina S ă vescu, Georgiana Marilena Popa, Dorina Nela Trifu, Florina Sotiriu et Oana Andreea Chiriac 9 . Les illustrations de Cosmin Bloju ne sauront rendre compte de son grand talent que dans un album illustré ou dans une vidéo réalisée par des professionnels. Le point faible de ce projet serait justement l ’ absence d ’ un spécialiste de l ’ édition des vidéos, ce qui fait que l ’ amateurisme sera inévitable dans cette partie, amateurisme qui est pourtant rattrapé par l ’ enthousiasme et la grande volonté des étudiants de rendre leur traduction du Loup accessible aux enfants roumains. Et puisqu ’ on parle du loup, il est temps de le voir à l ’œ uvre chez Marcel Aymé et d ’ entamer une réflexion sur le type de lecture et sur le lecteur-type « que le texte prévoit comme collaborateur, et qu ’ il essaie de créer 10 », selon le concept de lecteur modèle de Umberto Eco, tout en se demandant si le traducteur, en tant que lecteur empirique (collectif, en plus ! ), a su respecter les règles du jeu inscrites dans le texte à la manière du lecteur modèle, qui sait les respecter, lui. 8 Cosmin Bloju est théologien, conseiller en patrimoine culturel auprès de l ’ Archiépiscopie de Arges et Muscel (Roumanie), titulaire d ’ un master en « Restauration d ’ icônes, peinture murale et peinture de chevalet ». 9 Les étudiantes ayant participé à ce projet ont des profils et des parcours formatifs différents : - Andreea-Carina S ă vescu, licenciée en philosophie à l ’ Université « Jean Moulin Lyon 3 », est enseignante de philosophie et traductrice freelancer. - Georgiana Marilena Popa, licenciée ès lettres (roumain - français) à l ’ Université de Bucarest, est enseignante de FLE. - Dorina Nela Trifu, licenciée ès lettres (roumain - français) à l ’ Université de Pitesti, est enseignante de roumain. - Florina Sotiriu, licenciée en langues étrangères appliquées à l ’ Université « Lucian Blaga », Sibiu, est enseignante d ’ allemand. - Oana Andreea Chiriac, licenciée ès lettres (roumain - espagnol) à l ’ Université Craiova, est actuellement étudiante en kinésithérapie (Université de Craiova) et désire maîtriser le français pour pouvoir pratiquer le métier de kinésithérapeute en France. 10 Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d ’ ailleurs, Paris, Grasset, 1996, p. 17. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [103] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 103 Lupus in fabula - lector in fabula On aura reconnu dans ce sous-titre une allusion à Umberto Eco, qui s ’ est inspiré de l ’ expression latine lupus in fabula pour le titre de son fameux ouvrage Lector in fabula, voulant par cette analogie du loup qui apparaît à chaque fable « situer le lecteur dans la fabula, c ’ est-à-dire dans tout texte narratif 11 ». Le conte dont il est question dans notre étude est intitulé Le Loup. Le loup y est donc, comme dans tout conte véritable. Et la question du lecteur y est particulièrement intéressante, comme il résulte du riche paratexte qui entoure Les Contes du chat perché : Vous savez, dit le loup, on raconte beaucoup d ’ histoires sur le loup, il ne faut pas croire tout ce qu ’ on dit. La vérité, c ’ est que je ne suis pas méchant du tout (p. 916) 12 . Voilà ce qui arrive au loup ayméen : il devient bon tout à coup, « si bon et si doux qu ’ il ne pourrait plus jamais manger d ’ enfants ». Il reste bon jusqu ’ au moment où il doit interpréter le rôle du loup dans le jeu proposé par les deux petites filles et voilà comment, malgré ses bonnes intentions et les sentiments d ’ amitié profonde envers les deux petites, il fait le loup. Heureusement, il ne sait pas ouvrir les portes et reste bloqué dans la cuisine jusqu ’ à l ’ arrivée des parents, qui ouvrent le ventre du loup et délivrent Delphine et Marinette. Par pitié et au souvenir des beaux moments passés avec le loup, les petites demandent aux parents de le laisser s ’ en aller. Le loup jure de ne plus être aussi gourmand à l ’ avenir et surtout de prendre la fuite lorsqu ’ il voit des enfants : On croit que le loup a tenu parole. En tout cas, l ’ on n ’ a pas entendu dire qu ’ il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette. (p. 926) Ce loup-ci est le « loup vagabond des contes de fées », le « résultat de tous les loups de tous les contes », comme le note Véronique Vella, metteur en scène 13 . La toute première phrase du conte (« Caché derrière la haie, le loup surveillait patiemment les abords de la maison. ») exploite la polyvalence de l ’ article défini : sa valeur sémantique de familiarité et d ’ unicité - le référent dénoté est déjà connu ou déterminé, sa valeur anaphorique - « le loup » de la phrase d ’ ouverture est lié à une première apparition dans le titre (lequel comporte 11 Eco, Six promenades dans les bois du roman et d ’ ailleurs, p. 7. 12 Pour toutes les citations du conte Le Loup, nous utilisons « Les Contes du chat perché », in Œ uvres romanesques complètes, tome II, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., Gallimard, 1998, p. 915 - 927. 13 Véronique Vella, « Le loup », 2009, propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, in Marine Jubin, Dossier pédagogique, Comédie Française, disponible en ligne : https: / / www.comedie-francaise.fr/ www/ comedie/ media/ document/ dossier-marcelayme.pdf, dernière consultation 01/ 02/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [104] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 104 Silvia Adriana Apostol également l ’ article défini) mais aussi à sa fonction itérative se manifestant dans l ’ accord masculin, singulier (« caché derrière la haie ») ; de même, par cette valeur anaphorique, l ’ identification du référent requiert l ’ activation de la mémoire du lecteur, auquel le texte demande ex abrupto d ’ aller chercher le référent au-delà du cotexte, dans ses lectures d ’ enfance ou dans les histoires de loup qu ’ on lui a racontées. Le loup qui surveille patiemment les abords de la maison pourrait donc être le loup des contes et des fables que tout lecteur a rencontré au moins une fois dans sa vie de lecteur. Par sa valeur spécifique, l ’ article défini renverrait alors moins à la classe du loup en tant « mammifère carnivore sauvage » qu ’ à cet ensemble de la classe des loups littéraires et folkloriques de la mémoire collective. Plus encore, par la valeur cataphorique que lui confère l ’ emploi dans la phrase seuil du conte, l ’ article défini précédant le nom « loup » invite à identifier le référent non pas seulement à partir du contenu descriptif du nom, mais également à partir de cette expansion qu ’ est le texte que le lecteur est en train de lire, le conte de Marcel Aymé intitulé Le Loup. Le loup ayméen connaît bien tout ce qu ’ on raconte de lui et il s ’ en défend. Le petit Chaperon Rouge est « un péché de jeunesse » qu ’ il regrette ; quant à l ’ agneau du Loup et l ’ agneau ou de tout autre fable, il l ’ a mangé, car cela est dans sa nature, et il n ’ y voit pas de mal : « Vous en mangez bien, vous ! ». Le côté intertextuel évident du conte de Marcel Aymé entre dans la poétique du jeu propre à son écriture. Ce clin d ’œ il intertextuel, tout comme le discours polyphonique où l ’ on perçoit une distanciation par rapport à certaines répliques des parents, s ’ adressent-ils aux enfants ou aux adultes ? L ’ on a beaucoup écrit sur le destinataire visé par les Contes du chat perché et Marcel Aymé lui-même s ’ est exprimé à ce sujet et plus largement au sujet de la littérature de jeunesse de son temps : « Si j ’ en avais le pouvoir, j ’ interdirais la littérature enfantine et je condamnerais les enfants à chercher leur butin dans la littérature tout court 14 ». Le journal Candide, où sont publiés à partir des années trente beaucoup des contes réunis ensuite dans les Contes du chat perché, n ’ est pas destiné à la jeunesse. Le Loup y paraît en 1932. Dans sa prière d ’ insérer de l ’ édition de 1934, Marcel Aymé dit : En écrivant ces contes, je ne pensais pas à l ’ usage déplorable de la prière d ’ insérer. Et je ne savais pas encore, sauf pour le dernier, qu ’ ils seraient des contes d ’ enfants. Je les écrivais pour reposer mes lecteurs éventuels de leurs tristes aventures où l ’ amour et l ’ argent sont si bien entremêlés qu ’ on les prend à chaque instant l ’ un pour l ’ autre, ce 14 Marcel Aymé, « Pour les enfants », publié dans Marianne, le 18 décembre 1935, in Œ uvres romanesques complètes, tome II, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., Gallimard, 1998, p. 1243. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [105] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 105 qui est forcément fatigant. Mes histoires sont donc des histoires simples, sans amour et sans argent. Plusieurs grandes personnes qui les ont lues m ’ ont assuré qu ’ elles ne les avaient pas plus ennuyées que n ’ importe quoi d ’ autre. J ’ en suis très content aujourd ’ hui, car un livre assommant pour les gens d ’ âge mûr l ’ est aussi pour les enfants. Si j ’ en crois mes souvenirs d ’ entre six et douze ans, la littérature qui veut se mettre au niveau de l ’ enfance, se ressent fâcheusement des limites qu ’ elle s ’ impose, car la cible est étroite. Décider qu ’ on va faire un livre pour les moins de dix ans, c ’ est un peu comme si l ’ on écrivait, comble de ridicule, la prière d ’ insérer avant le livre luimême 15 . Rappelons que l ’ édition de 1934, publiée par Jacques Schiffrin, directeur de la N. R. F qui avait lancé la collection pour la jeunesse « Les Plus Beaux Livres pour enfants », comprend quatre nouvelles qui avaient déjà paru dans Candide (dont Le Loup). Le succès des contes est immédiat tant auprès des enfants que des adultes. Comme le souligne à juste titre Isabelle Cani 16 dans son étude sur le double langage dans les Contes du chat perché, ceux-ci ont rencontré presque par hasard un public enfantin. Dans la prière d ’ insérer de l ’ édition de 1939, Marcel Aymé insiste cette fois-ci sur le côté enfantin, compris, à notre avis, non comme âge, mais comme une sorte de disponibilité, de plaisir et de capacité de participer aux jeux de lecture, à la fois au jeu fictionnel du « comme si » et au jeu avec les règles et le brouillage qui en résulte : Ces contes ont été écrits pour les enfants âgés de quatre à soixante-quinze ans. Il va sans dire que par cet avis, je ne songe pas à décourager les lecteurs qui se flatteraient d ’ avoir un peu de plomb dans la tête. Au contraire, tout le monde est invité. Je ne veux que prévenir et émousser, dans la mesure du possible, les reproches que pourraient m ’ adresser, touchant les règles de la vraisemblance, certaines personnes raisonnables et bilieuses 17 . Le lectorat serait alors « une sorte d ’ enfance élargie », comme l ’ appelle Yvon Houssais 18 dans une étude sur le double public inscrit dans la stratégie d ’ écriture des contes de Marcel Aymé. 15 Marcel Aymé, « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1934 », in « Documents », Œ uvres romanesques complètes, tome II, p. 1421. 16 Isabelle Cani, « Chapitre II. Fantaisie ou fatalisme ? Le double langage dans Les Contes du Chat perché de Marcel Aymé », in Nathali Prince (dir.), La littérature de jeunesse en question(s) [en ligne]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 51 - 82, Disponible sur Internet : http: / / books.openedition.org/ pur/ 39709, DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ books.pur.39709, dernière consultation le 02/ 02/ 2022. 17 Marcel Aymé, « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1939 », op.cit., p. 1421. 18 Yvon Houssais, « Les Contes du chat perché. De quatre à soixante-quinze ans ? », in Marion Mas, Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.), Écrire pour la jeunesse et pour les adultes. D ’ un lectorat à l ’ autre, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 57. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [106] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 106 Silvia Adriana Apostol L ’ histoire de la prépublication et des éditions des contes montre clairement qu ’ ils ne sont pas nés comme contes pour les enfants, ou mieux dit, qu ’ ils ne relèvent pas d ’ une littérature « zézayante » 19 , simplifiée, destinée aux seuls enfants, mais que la rencontre inattendue de ce nouveau public a été bien accueillie par l ’ écrivain. C ’ est peut-être dans cette clé qu ’ on pourrait lire les prières d ’ insérer de 1934 et de 1939, le remaniement fin des propos concernant le public auquel sont adressés les contes, et finalement la préface de Marcel Aymé où est introduite l ’ instance du chat perché qui soutient que ces contes « conviennent à tous les enfants qui sont encore en âge où on peut comprendre les bêtes et parler avec elles ». Dans Les Contes du chat perché, il y a évidemment le monde des deux petites filles, Delphine et Marinette, leurs aventures extraordinaires avec les animaux qui parlent et qui raisonnent comme les humains, voire mieux qu ’ eux (! ), il y a cette complicité contre les parents, cette entente parfaite avec les compagnons animaliers grâce auxquels les deux petites échappent de l ’ espace clôturé de la ferme et de la maison ou qu ’ elles invitent dans leur espace donnant ainsi, à travers le jeu, de nouvelles dimensions fantaisistes à leur univers. Cette composante de l ’ histoire se donne à lire facilement aux enfants, qui se reconnaissent dans l ’ univers des deux filles à l ’ âge scolaire et surtout dans le plaisir éternel du jeu. Mais il y a également une autre composante, liée à la manière dont est racontée l ’ histoire, car les mots n ’ y sont pas touchés du bout de la langue, « en zézayant », bien au contraire, l ’ humour, l ’ ironie, le discours polyphonique supposent des stratégies de production et d ’ interprétation qui sont loin de la parole simplifiée, infantilisée. Nous l ’ avons dit ailleurs 20 , le jeu est au centre des Contes du chat perché : le jeu fantaisiste des enfants et des animaux, avec quelques brins de moralisme, au premier degré de lecture, et le jeu avec la tradition du genre et avec le code des contes, au second degré. À tout cela s ’ ajoute une maîtrise parfaite du jeu de la langue qui permet la coexistence de ces deux niveaux de lecture et un regard biaisé, ironique, sur le monde clos des adultes, sur leur manque de fantaisie, sur la sévérité des parents, sur le ridicule de certaines de leurs répliques et de leurs exigences. 19 Nous faisons référence aux propos de Marcel Aymé dans l ’ article « Pour les enfants » : « Les livres écrits spécialement pour les gosses ne répondent à aucune nécessité, pas plus que l ’ habitude de leur parler en zézayant et en déformant les mots. C ’ est une erreur de vouloir se mettre à leur portée, sauf pour l ’ alphabet et les premiers pas. » Marcel Aymé, « Pour les enfants », op.cit., p. 1243. 20 Silvia-Adriana Apostol, « La « prétendue » ironie de Marcel Aymé », in Language and Literature - European Landmarks of Identity, Pitesti, 2019, p. 25 - 34. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [107] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 107 Il s ’ agirait donc de deux publics auxquels les contes s ’ adressent simultanément, sans nécessairement dire la même chose aux enfants et aux adultes. Isabelle Cani utilise à ce propos l ’ image des tableaux où « des tâches de couleur sont disposées de façon à former deux dessins complètement différents selon l ’ endroit où se place celui qui regarde 21 ». Qu ’ en est-il du traducteur des contes ? Certainement il doit se placer à la fois du côté du lecteur/ auditeur enfant et du lecteur adulte pour essayer de provoquer chez les lecteurs du conte dans la nouvelle langue d ’ arrivée les mêmes effets de lecture qu ’ est supposé engendrer l ’ original. Cela revient à dire que le traducteur doit être tout d ’ abord conscient de ce public double qui est inscrit dans le texte ayméen ou, si l ’ on fait toujours appel aux concepts de Umberto Eco, le traducteur, ce lecteur empirique avec une tâche bien précise, devrait être à même de découvrir l ’ auteur modèle du conte Le Loup et comprendre ce que cet auteur modèle attend de lui. Autrement dit, le traducteur devrait devenir tout d ’ abord lecteur modèle, participer activement à l ’ interprétation du texte, à son décodage, d ’ autant plus qu ’ il lui incombera de se mettre à la place de l ’ auteur modèle dans le processus d ’ encodage dans une autre langue. Sans continuer dans cette voie prescriptive, nous voudrions, au contraire, nous arrêter dans ce qui suit sur la description de l ’ expérience de la lecture et des multiples relectures faites dans l ’ étape de décodage du conte en LD ou LS (langue de départ ou langue source) et dans l ’ étape d ’ encodage en LA ou LC (langue d ’ arrivée ou langue cible). Lectures et relectures La lecture, ce « n œ ud gordien de la traduction, à la fois point de départ et aboutissement », pour citer Freddie Plassard 22 , est sans doute une composante sine qua non du processus de traduction dans toutes ses étapes. Le cas particulier de la lecture en vue de la traduction d ’ une œ uvre littéraire (et non pas d ’ un texte spécialisé) crée un rapport plus intime entre le traducteur et le texte dont il essaie de découvrir les sens les plus cachés. Le plaisir de lecture ou l ’ « intimité » que suscite la lecture des textes littéraires, fictionnels, et que nous admettons intuitivement, peut trouver une explication théorique dans la fameuse triparti- 21 Isabelle Cani, op.cit. 22 Freddie Plassard, Lire pour traduire, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 22. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [108] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 108 Silvia Adriana Apostol tion des « instances lectrices » proposée par Vincent Jouve, notamment dans ces trois dimensions de la lecture, la dimension intellectuelle (« le lectant »), la dimension affective (« le lisant ») et la dimension pulsionnelle (« le lu »). Suivant l ’ exemple de Mathieu Dosse qui se sert brillamment de la tripartition des instances lectrices de Jouve pour établir des « modalités de la lecture en traduction 23 », donc de la lecture des œ uvres traduites, nous envisageons l ’ expérience de lecture du traducteur également du point de vue de cette triple dimension de la lecture. Dans toutes ses différentes étapes, le travail du traducteur est une activité consciente, métaréflexive. Comme la lecture en jalonne le déroulement, étant l ’ alpha et l ’ oméga d ’ un nouvel artéfact, mais également source de ses variants successifs (! ), il est logique que le lectant, c ’ est-à-dire la part du lecteur qui « ne perd jamais de vue que tout texte, romanesque ou non, est d ’ abord une construction 24 », soit plus activé que les deux autres régimes de lecture chez le traducteur. Ce régime de lecture attentive aux stratégies narratives, à la recherche de l ’ « architecte » de la construction textuelle, de la « voix » originaire qui lui donne sens, de « l ’ auteur qui le guide dans sa relation au texte 25 » n ’ est pas sans rappeler le lecteur modèle de Eco, découvrant l ’ auteur modèle et répondant à ses instructions. Outre cette attitude distanciée du lectant, correspondant notamment à la dimension intellectuelle de l ’ acte de lecture, Vincent Jouve envisage également une participation affective (le lisant) et une participation pulsionnelle (le lu) du lecteur, ces deux autres régimes de lecture correspondant à deux autres attitudes de croyance à l ’ univers fictionnel. Le lisant est la part du lecteur qui, le temps de la lecture, fait semblant d ’ y croire ou, autrement dit, le moi fictionnel (selon le concept de Kendall Walton) ou le jeu fictionnel élémentaire du « comme si », du make-believe, comme l ’ appelle Matei C ă linescu 26 . Le lisant, c ’ est « la part du lecteur victime de l ’ illusion romanesque 27 » qui s ’ identifie aux personnages, qui éprouve des sentiments de peur, de peine, de joie, lors de la lecture. Les enfants se laissent très facilement absorber par les contes et s ’ identifient avec les personnages ; 23 Mathieu Dosse, « Modalités de la lecture en traduction », in Poétique de la lecture des traductions : Joyce, Nabokov, Guimar-es Rosa, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 129 - 155. 24 Vincent Jouve, L ’ effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 83. 25 Ibidem, p. 83 - 84. 26 Matei C ă linescu, A citi, a reciti. C ă tre o poetic ă a (re)lecturii, (Rereading, New Haven & London, Yale University Press, 1993), Seconde édition, Traduit en roumain par Virgil Stanciu, Editura Polirom, 2007, p. 208. 27 Vincent Jouve, op. cit., p. 85. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [109] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 109 combien de fois ne s ’ est-on ému devant le sort tragique de quelque personnage ? C ’ est le même mécanisme de participation affective à la vérité fictionnelle qui fait qu ’ on pleure lorsqu ’ on regarde un film, bien que l ’ on sache que ce n ’ est qu ’ une fiction, un produit artistique. Plus encore, « le support de la crédulité du lecteur, c ’ est l ’ enfant qui a survécu dans l ’ adulte », dit Vincent Jouve 28 . Quant au lu, il recouvre la part du lecteur qui, à travers la lecture, cherche « la satisfaction de certaines pulsions inconscientes » : « si ce n ’ est pas toujours soimême qu ’ on lit dans le récit, c ’ est toujours soi-même qu ’ on cherche à lire, à retrouver, à situer. Ce qui séduit dans le roman, n ’ est-ce pas d ’ abord la promesse d ’ une aventure intérieure ? Il y a bien un niveau de lecture où ce qui se joue, c ’ est la relation du sujet à lui-même, du moi à ses propres fantasmes 29 . » Il convient de rappeler que ces attitudes sont enchevêtrées et qu ’ elles coexistent dans le lecteur, lequel peut passer d ’ une position à l ’ autre, selon que les stratégies du texte lui dictent l ’ une ou l ’ autre voie ou selon sa propre disposition affective, émotionnelle, subjective donc. Pour ce qui est de l ’ expérience de lecture mise en œ uvre dans le cadre du projet de traduction qui nous occupe ici, la démarche didactique adoptée a voulu privilégier, dans un premier temps, une lecture linéaire, « curieuse », « orientée vers le dénouement 30 » dans la mesure où le texte permet ce mouvement linéaire afin de recréer les conditions d ’ un acte de lecture littéraire sans l ’ arrière-pensée traductive, qui donne aux étudiants la possibilité de vivre l ’ expérience de la lecture en tant que simples lecteurs (et non pas comme traducteurs en puissance), chacun avec son propre agencement de lectants, lisants et lus. Dans les premiers cours, tenus en ligne comme tous les autres, les étudiants ont lu des contes à tour de rôle et ont partagé, outre l ’ écran où défilait la version électronique des Contes du chat perché, l ’ expérience agréable de la lecture collective. Béatrice Jakobs rappelait, dans l ’ exposé de l ’ appel à contribution au présent numéro d ’Œ uvres et critiques, la pratique lancée par le Décaméron de « raconter des histoires à tour de rôle à des fins curatives - à savoir contre la mélancolie et/ ou pour le bien-être ». Les ateliers de lecture des contes ayméens ont bien été pour nous et pour nos étudiants de vrais boosters (pour rester dans le paradigme de la pandémie) de plaisir esthétique, d ’ optimisme et de joie de vivre. Par cet abandon à la lecture sans autre finalité que la découverte de l ’ univers du conte ayméen, de ses personnages, de leurs aventures et l ’ immersion dans cet univers-là, nous avons voulu créer les conditions d ’ une lecture à la façon de celle 28 Ibidem, p. 85. 29 Ibidem, p. 89 - 90. 30 Matei C ă linescu, op. cit., p. 19. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [110] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 110 Silvia Adriana Apostol qu ’ en fait l ’ enfant qui lit un conte ou qui écoute un conte, pour jouir du pouvoir de la fiction ou, comme le dirait La Fontaine, du pouvoir de la fable : Si Peau d ’ âne m ’ était conté J ’ y prendrais un plaisir extrême, Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant Il le faut amuser encor comme un enfant 31 . Dans un deuxième temps, une fois que le conte à traduire a été choisi par les étudiants, la démarche didactique s ’ est orientée vers l ’ exercice de la relecture du conte Le Loup mais également d ’ autres contes ou fables (dont Le Petit Chaperon rouge et Le loup et l ’ agneau), conviés par le texte et par l ’ intertexte ayméen. Cette dimension réflexive, consciente, de la (re)lecture en français a été doublée par la (re)lecture de ces contes et fables en roumain, ainsi que d ’ autres contes ou fables, adaptations ou versions écrites par des écrivains roumains, tels La chèvre et ses trois biquets par l ’ écrivain roumain Ion Creang ă et Le loup moraliste par Grigore Alexandrescu, que le public roumain connaît bien. C ’ est donc dans un va-etvient d ’ un conte à l ’ autre, d ’ une fable à l ’ autre, d ’ une langue à l ’ autre et d ’ une culture à l ’ autre, que s ’ est déroulé l ’ exercice de la relecture, visant à mieux saisir l ’ empreinte intertextuelle inscrite dans Le Loup et à éveiller dans la mémoire des étudiants la langue de leurs contes, laquelle allait servir de support pour essayer de recréer, dans leur traduction du Loup, les mêmes effets des jeux linguistiques que suscite l ’ original. Dans leur travail sur le mot, sur la phrase, sur le son, les étudiants ont essayé de respecter les stratégies du texte ayméen qui donnent naissance à ces lectures différentes dont il a été question auparavant, surtout à ce poids différent d ’ investissement intellectuel, affectif, pulsionnel selon que le regard sur le texte est porté par un lecteur plus averti (disons « adulte ») ou par un lecteur « naïf ». Un exemple à ce titre pourrait être le choix de la traduction des jeux qui apparaissent dans le conte, car non seulement ces jeux renvoient-ils à un aspect civilisationnel français, voire franc-comptois, mais certains sont tout simplement inventés par Marcel Aymé. Après un important travail de documentation (également auprès des parents et des enfants français) et ayant toujours le souci de la désambiguïsation nécessaire pour assurer la lisibilité et la compréhension du texte, les étudiants ont choisi de procéder par adaptation pour rendre en roumain ces éléments ludiques qui tiennent à la « périlinguistique civilisa- 31 La Fontaine, Fables choisies mises en vers, Livre huitième, Fable IV, Le pouvoir des fables, dans Œ uvres complètes, tome I, Fables, Contes et nouvelles, édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., 1991, p. 295. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [111] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 111 tionnelle 32 ». L ’ adaptation apparaît comme nécessaire là où la situation à laquelle se réfère le message dans la LD n ’ existe pas dans la LA. Or des jeux roumains qui correspondent en grandes lignes à la manière dont se déroulent les jeux invoqués dans le conte il y en a évidemment. La traduction littérale des jeux français aurait senti trop l ’ étranger, mais surtout l ’ étrangeté. Procéder par notes du traducteur ou par explicitation aurait nui à la lisibilité et à l ’ effet de lecture en roumain. Pour les enfants roumains d ’ aujourd ’ hui, qui jouent plutôt aux jeux vidéo (hélas), les jeux roumains choisis dans la traduction ou certains d ’ entre eux créent le même effet de « jeux joués autrefois », alors que pour les parents roumains, ceux-ci remémorent les jeux de leur enfance. Les étudiants ont également créé un glossaire avec les jeux présents dans le conte et avec les équivalents roumains qu ’ ils en ont proposés. La même démarche cibliste a été adoptée pour la traduction des refrains et des titres des chansons qui apparaissent dans le conte. Pour le refrain-clé du jeu au loup (« Promenonsnous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup y es-tu ? m ’ entends-tu ? quoi fais-tu ? »), les étudiants ont essayé, dans un premier temps, de le traduire en respectant le rythme et la rime, mais lors d ’ une recherche sur Internet, ils ont découvert que la chanson « Promenons-nous dans les bois » a été adaptée en roumain en 2018, sur une chaîne YouTube de chansons pour les enfants de la maternelle 33 , très appréciée par les enfants et par les professeurs des écoles. Puisque le refrain est récemment entré dans l ’ espace enfantin roumain et vu la deuxième composante multimédia du projet, l ’ on a opté finalement pour la version roumaine de la chanson, telle qu ’ elle a été adaptée par le site « cantecegradinita.ro 34 », d ’ autant plus que le site propose les mêmes chansons et animations en plusieurs langues, dont le français. 32 Le concept appartient à Demanuelli, J., Demanuelli, C., La traduction : mode d ’ emploi. Glossaire analytique, Éd. Masson, Paris, 1995. L ’ ouvrage est une analyse critique des procédés de traduction se rapportant surtout aux procédés présentés par Vinay et Darbelnet in Vinay, J., Darbelnet, J., Stylistique comparée du français et de l ’ anglais, Gap, Ophrys, 1958, (1981). « Tout ce qui est « autour » de la linguistique et se rattache directement au sociolinguistique ». En d ’ autres termes, il s ’ agit des phénomènes tels que : l ’ emprunt, le calque, l ’ équivalence, l ’ explicitation, appelés à rendre le discours compréhensible dans la LC, selon plusieurs coordonnées dont le traducteur doit tenir compte : la nature et la portée du phénomène civilisationnel ou culturel à traduire, la nature du public-cible, initié ou non, susceptible ou non de s ’ informer, le genre du texte et la nature de l ’ écriture. 33 Cantece Gradinita.ro, https: / / www.youtube.com/ watch? v=2IUovRO3okE&t=17s, dernière consultation 08/ 02/ 2022. 34 http: / / www.cantecegradinita.ro/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [112] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 112 Silvia Adriana Apostol Conclusions La (re)lecture a constitué non seulement les fondements sur lesquels a été bâti l ’ entier concept traductif, mais également le mécanisme d ’ évaluation de la résistance de la nouvelle construction, car chaque paragraphe traduit (parfois dans plusieurs versions par différents étudiants) a été lu à haute voix par plusieurs étudiants, étant soumis donc à des relectures critiques qui ont engendré de nouveaux remaniements du texte. Du point de vue technique et organisationnel, la traduction a été une activité d ’ écriture collaborative dans un fichier google qui permet une telle collaboration entre plusieurs auteurs. Les versions téléchargées après chaque séance de traduction témoignent des états successifs de la traduction et des remaniements, des commentaires, des reformulations faites suite à la relecture attentive dans chaque étape de l ’ activité. Intégrer les versions successives et les multiples variantes d ’ un même paragraphe (segment) dans un outil d ’ aide à la traduction avec mémoire de traduction pourrait s ’ avérer une méthode d ’ analyse intéressante qui en dirait plus sur la « phase de gestation, de tâtonnement, à partir de laquelle elle [l ’œ uvre] a bifurqué vers sa figure finale », pour reprendre les mots d ’ Antoine Berman cité par Freddie Plassard 35 . Mais avant d ’ aller vers d ’ autres projets, nous nous demandons si ce projet-ci a fait des bénéfices et s ’ il peut avoir à l ’ avenir une valeur culturelle, littéraire, traductologique, didactique. Les étudiants ayant participé au projet ont découvert un écrivain français qu ’ ils ne connaissaient pas du tout avant cette aventure de lecture et de traduction. Ils, ou plutôt, elles (car ce ne sont que des filles) ont lu Les Contes du chat perché, elles ont acheté le livre (format papier) en français, l ’ une d ’ entre elles, qui, dans son mémoire, se penchera plus longuement sur l ’ analyse des procédés de traduction dans une approche comparative de leur version et de celle de Tudor M ă inescu, a eu la chance de trouver et d ’ acheter chez l ’ antiquaire le recueil en roumain des Contes du chat perché paru en 1967. Mais surtout elles sont presque toutes enseignantes et mères. Et, dans leur histoire du soir ou dans leurs leçons sur le conte ou sur le procédé de l ’ intertextualité, elles pourront lire et faire lire à leurs enfants et à leurs élèves un autre conte du loup, un conte qui amuse (plutôt que fait rigoler 36 ) les enfants. Et, outre le fameux Le Petit Chaperon rouge et La chèvre et ses trois biquets (par le roumain Ion Creanga), 35 Freddi Plassard, op.cit., p. 28. 36 « La littérature enfantine, je m ’ en rapporte sur ce point au jugement des spécialistes, a pour but d ’ instruire en amusant. La formule ne vaut peut-être pas grand-chose, mais si elle était respectée, on n ’ aurait pas trop le droit de se plaindre. Malheureusement, les gens qui écrivent pour les enfants ne s ’ en soucient presque jamais. Ils ne se proposent plus de les amuser, mais de les faire rigoler ». Aymé, Marcel, « Pour les enfants », op. cit., p. 1242. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [113] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 113 les enfants à qui on aura parlé du Loup ayméen connaîtront une autre histoire de loup, un loup qui veut être bon et qui n ’ y réussit pas, un loup qui découvre le jeu et s ’ y amuse bien, un loup qui n ’ est pas forcément tué ou torturé par la vengeance de la chèvre (quel conte noir à raconter aux enfants ! ), un loup qui a le don de la parole et s ’ en sert avec intelligence, un loup sympathique tout court. Les lecteurs avertis, peut-être, y liront-ils, comme le fait Véronique Vella dans sa mise en scène du Loup, ce message sous-entendu : « adressez-vous à la culture des êtres, et vous aurez affaire à des êtres cultivés, adressez - vous à leur nature et vous aurez affaire à leurs instincts 37 . » 37 Véronique Vella, op.cit., https: / / www.comedie-francaise.fr/ www/ comedie/ media/ document/ dossier-marcelayme.pdf, dernière consultation 01/ 02/ 2022. OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [114] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 114 Silvia Adriana Apostol Reproduit avec la permission de l ’ illustrateur Cosmin Bloju OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [115] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 115 Bibliographie Bibliographie des textes de Marcel Aymé cités AymÉ, Marcel, Œ uvres romanesques complètes, tome II, édition publiée sous la direction de Michel Lécureur, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », N. R. F., Gallimard, 1998. — « Le Loup » — « Pour les enfants » — « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1934 » — « Prière d ’ insérer de l ’ édition de 1939 » Autres sources citées Ancet, Jacques, « La séparation », in La traduction - poésie à Antoine Berman, ouvrage collectif, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999. Apostol, Silvia-Adriana, « La « prétendue » ironie de Marcel Aymé », in Language and Literature - European Landmarks of Identity, Pitesti, 2019, p. 25 - 34. Barthes, Roland, interviewé par A. Bourin dans l ’ émission « Le fond et la forme », 19.03.1973, vidéo disponible sur YouTube, https: / / www.youtube.com/ watch? v=WiFVldzcd1o&t=9s. Cani, Isabelle, « Chapitre II. Fantaisie ou fatalisme ? Le double langage dans Les Contes du Chat perché de Marcel Aymé », in Prince, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s) [en ligne]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 51 - 82, Disponible sur Internet : http: / / books.openedition.org/ pur/ 39709, DOI : https: / / doi. org/ 10.4000/ books.pur.39709. C ă linescu, Matei, A citi, a reciti. C ă tre o poetic ă a (re)lecturii, (Rereading, New Haven & London, Yale University Press, 1993), Seconde édition, Traduit en roumain par Virgil Stanciu, Editura Polirom, 2007. Demanuelli, J., Demanuelli, C., La traduction : mode d ’ emploi. Glossaire analytique, Paris, Éd. Masson, 1995. 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OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [116] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 116 Silvia Adriana Apostol Miclau, Paul (dir.), « Les niveaux de langues », in Les langues de spécialité, ebook, Universitatea din Bucuresti, 2002, http: / / ebooks.unibuc.ro/ lls/ PaulMiclau-LesLanguesDeSpecialite/ 1234.htm. Plassard, Freddie, Lire pour traduire, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007. Vella, Véronique, « Le loup », 2009, propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, in Marine Jubin, Dossier pédagogique, Comédie Française, disponible en ligne : https: / / www.comedie-francaise.fr/ www/ comedie/ media/ document/ dossier-marcelayme.pdf. Cantece gradinita.ro, http: / / www.cantecegradinita.ro/ OeC_2021_2_SL_2 / TYPOSCRIPT[FP] Seite 1 [117] 117 , 2022/ 09/ 19, 7: 13 Uhr 11.0.3352/ W Unicode-x64 (Feb 23 2015) 2. SL Œ uvres & Critiques, XLVI, 2 DOI 10.24053/ OeC-2021-0016 Lire pour traduire et traduire pour raconter des contes à l ’ ère du numérique 117 Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Marcel Proust, « Journées de lecture », dans Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 160-194, p. 176. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnatrice du fascicule Béatrice Jakobs Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLV, 1 L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf XLV, 2 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser Fascicule présent XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs Prochains fascicules XLVII, 1 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XLVII, 2 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVI, 2 XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française ISBN 978-3-8233-0443-2