Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2022
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XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Le romancier ne se fixe pas pour priorité de raconter sa vie mais de ciseler […] un texte artistique, dont sa biographie n’est que le prétexte, la « matière première » contingente. Il met d’abord en jeu la fonction poétique du langage, alors que l’autobiographe mobilise essentiellement sa fonction référentielle, informative. […] Le second atout littéraire du roman réside, comme le soutenait Bakhtine, dans son aptitude à la polyphonie. S’emparant d’un matériau autobiographique, le romancier pourra le soumettre au commentaire de différents personnages, multiplier les points de vue et ainsi dessaisir le « je » du monopole de la vérité. […] De façon générale, le romancier, plus que l’autobiographe ou le diariste, s’emploie à représenter l’environnement familial, social et culturel du héros sous forme de personnages emblématiques qui s’affrontent et au contact desquels il va se définir. Se rattachent également à la polyphonie romanesque les figures du type prosopopée qui permettent de dédoubler le protagoniste en « je » et « tu » pour faire dialoguer des aspects divergents ou des âges successifs de sa personnalité. Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 239-240. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnatrice du fascicule Nicholas Hammond · Paul Scott XLV I I, 1 Philippe Besson, romancier Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e M ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-8233- 2200 - 9 (Print) ISBN 978-3-8233- 2300 - 6 (ePDF) Sommaire N icholas h ammoNd , P aul s cott Introduction : Philippe Besson, romancier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 J eNNifer r ushworth À l’ombre de Proust : le temps et l’écriture dans En l’absence des hommes de Philippe Besson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 É tieNNe B ergeroN Échos somatiques : poïétique des personnages-écrivains bessoniens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 m arie -o dile r ichard Philippe Besson par Philippe Besson ou l’écriture intime du récit politique : le cas d’ Un personnage de roman (2017) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 c lÉmeNt g ÉNiBrèdes Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Interview avec Philippe Besson Propos recueillis par Nicholas Hammond et Paul Scott au Café Beaubourg, Paris le 13 décembre 2021 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 1 Philippe Besson, Un Garçon d’Italie , Paris, Julliard, 2003, p.-106. Introduction-: Philippe Besson, romancier Nicholas Hammond, Université de Cambridge Paul Scott, Université du Kansas Nous avons le plaisir de présenter le premier numéro spécial d’une revue scientifique consacré à l’œuvre de Philippe Besson. Besson est dramaturge, scénariste, réalisateur, homme de médias et écrivain ; dans ce numéro nous nous focalisons sur son œuvre romanesque. Besson a établi sa carrière de romancier avec la parution d’ En l’absence des hommes en 2001. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Besson insiste sur cette qualification : « je me suis très longtemps défini comme un romancier et seulement un romancier. Je veux dire par là que je suis venu à l’écriture des livres pour écrire des histoires, pour faire fiction, pour inventer des personnages, pour inventer des dispositifs narratifs » (p.-90). Dès la première page de ses romans, sa prose concise et précise cache une complexité et une vie intérieure qui se dévoilent progressivement au fil des pages. Comme le démontre Étienne Bergeron dans son article, la simplicité d’une photographie dans les textes de Besson devient inextricablement immergée dans le processus d’écriture. Dans un premier roman comme Un Garçon d’Italie , par exemple, la description apparemment simpliste d’une photographie, dominée comme souvent dans l’œuvre de Besson par l’utilisation du temps présent, révèle progressivement de nombreuses couches plus profondes-: Elle ne sait rien de moi. Elle, la jeune femme des photographies. Moi, je connais son sourire même si je ne l’ai jamais vue sourire. Je connais ce geste qui est le sien quand, tête inclinée, elle relève ses cheveux de son avant-bras même si c’est un geste arrêté. Je connais l’éclat du regard que ses paupières figées n’éteindront jamais. Je connais ce pull gris à col roulé qu’il lui arrive de porter, et dont je n’ai jamais caressé la matière. Pour moi, Anna Morante est une image immobile, en deux dimensions. Seulement une image, mais c’est mieux que rien 1 . Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 2 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017, p.-13. 3 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-32. 4 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-152. 5 Voir également Philippe Besson, Le dernier enfant , Paris, Julliard, 2021, p. 76, où le mouvement dans l’immobilité d’une photographie est évoqué, mais à notre avis, cette image manque la précision et la force des exemples précédents. 6 « Il dit : j’avais décidé de ne plus aimer les hommes, mais toi tu m’as plu. » (Hervé Guibert, Fou de Vincent ) 7 « Arrête avec tes mensonges » , p. 98. Voir aussi p. 151 : « je lisais des livres pour tromper mon ennui, j’ai lu Duras, j’ai lu Guibert dans les trains Corail, au milieu des jeunes militaires.-» Des mots comme « arrêté », « figées » et « immobile » semblent indiquer le manque de vie et de mouvement de la photo, reflétant d’une certaine manière l’immobilité apparente du texte dactylographié sur la page. Pourtant, de même que l’utilisation du présent sur la page renvoie non seulement à un moment particulier, mais aussi à des expériences passées et à un avenir incertain, l’image figée de la photographie capture une vie qui est à l’opposé de l’immobilité ; contrairement à ce que le narrateur dit de l’image, la vie d’Anna Morante qu’il évoque est en plein essor. Si la stase de l’image amène souvent le narrateur à réfléchir sur des vies en mouvement dans les œuvres de Besson, le récit peut aussi aller dans le sens inverse comme au début de son roman « Arrête avec tes mensonges » . En effet, juste après que le narrateur a évoqué son goût de longue date pour l’invention d’histoires, ce que sa mère appelle «-mensonges-», il se retrouve, en suivant un homme qui s’éloigne, « happé par l’image en mouvement 2 ». De plus, à l’occasion de la première rencontre du narrateur avec Thomas Andrieu, celui-là se trouve pris entre l’envie d’aller vers l’objet de son désir et la nécessité de rester figé, dans un état d’immobilité-: Je devine un mouvement, une trajectoire, quelque chose qui me porte vers lui, qui me ramène à lui, tout le temps. Mais il me faut rester immobile. Me retenir 3 . Au chapitre deux, alors que le narrateur traverse la gare avec Lucas, le fils de Thomas, sa description de la scène est nettement photographique : « L’image est celle de deux hommes figés au milieu d'une foule en mouvement 4 . » En d’autres termes, alors que les images figées prennent vie dans les textes de Besson, les figures en mouvement s’enferment dans l’esprit du narrateur et sur la page. Ce double décalage nous semble résumer une grande partie de l’écriture de Besson 5 . Il n’est pas fortuit que Besson cite Hervé Guibert dans l’une des épigraphes qui ouvrent « Arrête avec tes mensonges » 6 , et qu’il l’appelle plus tard dans le texte « un écrivain de référence » pour lui 7 , car la manière dont l’intérêt de 6 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 8 Arnaud Genon et Guillaume Ertaud, « Entre textes et photographies : l’autofiction chez Hervé Guibert-», Lire & Voir , 2 (2011), p.-91-107 (p.-106). 9 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-22. Guibert pour la photographie se croise avec ses propres textes autofictionnels trouve un fort parallèle dans la fiction de Besson. Si Besson lui-même ne travaille pas directement avec la photographie, la forte présence de photographies dans ses écrits fait qu’il nous semble approprié de lui appliquer la description que donnent Arnaud Genon et Guillaume Ertaud à l’œuvre de Guibert - comme une «-auto-photo-fictio-graphie 8 -». Bien que la trilogie d’autofictions de Besson, à juste titre célèbre, soit au cœur de ce recueil d’essais (voir les articles de Clément Génibrèdes et d’Étienne Bergeron), l’analyse détaillée d’œuvres isolées (le premier roman de Besson, En l’Absence des hommes , par Jennifer Rushworth, et l’article de Marie-Odile Richard sur le récit de Besson de la campagne présidentielle menée par Emma‐ nuel Macron, Un personnage de roman ) montre l’extraordinaire hétérogénéité du romancier. Cependant, tout en tenant compte de la diversité des thèmes et des sujets des œuvres bessoniennes, toutes les pièces de ce numéro spécial ont de nombreux éléments en commun, dans leurs considérations sur les pratiques d’écriture de Besson, sur la manière dont il s’engage auprès des écrivains du passé et du présent (Hegel, Flaubert, Stendhal, Rimbaud, Radiguet, Proust, Woolf, Whitman, Cocteau, Gary, Char, Ernaux, Reza), et sur le glissement entre fiction, autofiction et autobiographie. Le style bessonien Dans l’œuvre de Besson, et surtout dans la trilogie autofictionnelle, on constate une certaine prédilection de la part du romancier pour le chiffre trois. Souvent Besson classifie, catégorise ou bien énumère trois éléments. L’épigraphe sus‐ mentionnée de Guibert se trouve parmi trois épigraphes (avec deux citations de L’Amant de Marguerite Duras et de Lunar Park de Bret Easton Ellis). « Arrête avec tes mensonges » , Un certain Paul Darrigrand et Dîner à Montréal constituent un triptyque bien que les deux derniers soient nettement distincts du premier car ils concernent la relation du narrateur avec Paul. Les trois parties sont traversées par le fil conducteur de l’éducation sentimentale de l’auteur mais le choix ternaire est néanmoins révélateur. Un triangle amoureux domine les deux dernières parties et le narrateur a trois amis (Nadine A., Geneviève C. et Xavier C.) dont les « visages sont gravés dans [sa] mémoire 9 ». Le penchant bessonien pour ce numéro quasi mystique de trois se trouve à travers les descriptions en triple. La première description de Thomas Andrieu comporte Introduction-: Philippe Besson, romancier 7 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 10 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-22. 11 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-50. 12 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-52. 13 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-52. 14 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-56. 15 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-95. 16 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019a, p.-47. 17 Un certain Paul Darrigrand , p.-53. 18 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019b, p.-33. 19 Un certain Paul Darrigrand , p.-96. 20 Un certain Paul Darrigrand , p.-205. 21 Dîner à Montréal , p.-121. 22 Dîner à Montréal , p.-93. trois éléments : « Un garçon aux cheveux en broussaille, à la barbe naissante, au regard sombre 10 ». Plus tard, Besson admire « son sexe, veineux, blanc, somptueux 11 ». Lors d’un rendez-vous furtif et charnel, le couple souffre d’« une fatigue gigantesque, qui nous laisse hébétés, mutiques, abasourdis 12 » après laquelle le narrateur remarque qu’il devrait « demeurer dans l’éblouissement. Ou dans la stupéfaction, ou me laisser déborder par l’incompréhension 13 -». Parfois les trois concepts sont décalés. Thomas traite Philippe avec une indifférence totale au sein du lycée : « Un spectateur attentif discernerait même de l’hostilité, la volonté 14 -». Ici, la distanciation imposée par Thomas et qui crée un sentiment de clandestinité - et de complicité - entre les deux jeunes hommes se trouve renforcée dans la syntaxe car « Cette imperméabilité… » se trouve écarté par un alinéa commençant à la ligne. Leur relation se déroule d’un rythme ternaire : « Le reste du temps, on s’embrasse, on se suce, on s’encule 15 ». Paul confie à Philippe qu’il est fils unique, jugé par ce dernier comme « cette béance, cette solitude, ce manque 16 -». Sa femme, Isabelle, est «-Énergique, hospitalière, familière 17 » et « une femme pétillante, débordée, attachante 18 ». Le narrateur se plaint d’« infériorité en amour », c’est-à-dire d’être dans la dépendance et de «-Quêter un regard, une attention, un geste, même anodin 19 -». Parfois les trois concepts représentent une intensification sinon une gradation de la même notion : « c’était de la peur, la peur de l’amour, la peur du bonheur 20 ». Parfois l’énumération triple sert à mettre en valeur un terme ultérieur et distinct. Philippe mentionne d’autres défaillances dans l’esprit de son ancien amant et quand Paul demande des précisions, il ajoute : « Disons : tes fragilités, tes hontes, tes pudeurs. Ton manque d’assurance quelquefois 21 ». Les trois noms sont ici surtout des signes extérieurs du trait dominant d’un manque d’assurance. De la perspective narratologique, ils constituent notamment un préambule. Posant un regard rétrospectif sur sa relation avec Paul, le narrateur estime qu’ils étaient alors « encore volatils, altérables, ondoyants 22 ». Tous ces exemples à trois 8 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 montrent l’attachement de l’auteur à cette stratégie littéraire. D’autres écrivains partagent cette inclinaison pour le numéro trois, notamment J.-H. Rosny aîné 23 et Kingsley Amis 24 . Pour Besson dont la fiction évoque souvent la nostalgie, la notion de trois rappelle surtout les trois temps intercalés de nos vies : le passé, le présent et ce qui doit nous arriver. Le choix de l’autofiction Si les deux romans concernant Paul Darrigrand n’ont pas de lien évident avec le premier livre de la trilogie, c’est la trame générique de l’autofiction qui tisse ensemble les trois narrations différentes et les deux parties consacrées à Thomas et à Paul ensemble. Même si l’on doit cette étiquette d’autofiction à Serge Doubrovsky, ce genre de fictionnalisation de soi remonte loin jusqu’aux mémoires (et faux mémoires) du XVII e siècle. L’écriture à connotation autobio‐ graphique a toujours suscité des débats quant à son authenticité malgré certains critiques contemporains qui réclament la modernité de l’incertitude intégrale à la fabulation de soi. Rosmarin Heidenreich invoque un brisement dans la voix narrative (« a fracturing of the narrative voice ») depuis Oscar Wilde et Virginia Woolf et affirme l’impossibilité d’identifier une perspective narrative quant aux personnages ou aux événements 25 . Cependant cette tendance n’est guère une nouveauté littéraire car on discerne la même ambivalence chez les mémoralistes du Grand Siècle, surtout dans les mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme qui mêlent l’histoire et la fantaisie 26 . Le clerc fait exactement ce qu’a fait Hervé Guibert au XX e siècle, voire « brouiller les pistes du vécu et du fantasme 27 ». Autrement dit, ce texte est autofictionnel avant la lettre, vu que «-L’autofiction Introduction-: Philippe Besson, romancier 9 23 Dans Les Navigateurs de l’infini (1925), trois astronautes font un voyage de trois mois à Mars où ils restent pendant trois mois et rencontre une race tripède. Dans la suite, Les Astronautes (1933 ; publié en 1960), le narrateur est impliqué dans un triangle amoureux. 24 « Indeed, for Amis, the three is the true number of the late twentieth century. Seemingly everything occurs in threes », Ben Masters, Novel style : Ethics and excess in English fiction since the 1960s , Oxford, Oxford University Press, 2017, p.-108. 25 Rosmarin Heidenreich, Literary Impostors : Canadian autofiction of the early twentieth century , Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2018, p.-11. 26 Paul Scott souligne l’absence totale des preuves contemporaines pour le travestissement de l’abbé de Choisy et suggère que les mémoires, publiés de façon posthume, repré‐ sentent un mélange des éléments tirés des genres du roman, du conte de fées et des mémoires : « Authenticity and textual transvestism in the memoirs of the Abbé de Choisy-», French Studies , 69 (2015), p.-14-29. 27 Arnaud Genon et Guillaume Ertaud, «-Entre textes et photographies-», p.-94. DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 est un genre hybride où se mêlent fiction et réalité 28 . » Philippe Besson s’explique à propos de son choix d’autofiction pour la trilogie-: Mes autres livres étaient des romans. J’inventais des histoires, des dispositifs, des narrations. Là, en l’occurrence, les choses sont réellement arrivées. Pour la première fois, je ne faisais pas appel à mon imagination mais à mes souvenirs, à ma mémoire. Je l’ai fait parce que je venais de faire une rencontre et que j’avais appris quelque chose sur quelqu’un qui m’avait dévasté. Ça a provoqué l’écriture et je me suis lancé dans ces récits autofictionnels. C’était à la fois formidable et douloureux d’écrire ces pages. Je revivais les amours passées, le bonheur de mes 20 ans et en même temps je mesurais le temps enfui, le manque, la perte. J’ai trouvé cela libérateur et très cruel. J’avais la volonté de dire des choses à mes lecteurs, de donner de l’espoir à ceux qui vivraient des histoires similaires 29 . L’écrivain met en lumière le but de son autofiction : créer une intimité complice avec le lecteur par le biais du dévoilement. On constate que Besson privilégie la mémoire dans sa conception du rôle de l’autofiction. Son intérêt pour le thème de la mémoire est déjà évident dans ses premiers romans. Comme Jennifer Rushworth le démontre dans son article sur En l’absence des hommes , on trouve « un contraste très proustien entre la fugacité de l’expérience et la longévité de l’art et de la mémoire. » En ce qui concerne la trilogie, Besson lui-même avance l’argument selon lequel-: Quand vous écrivez un roman, vous faites appel à votre imaginaire. Dans ce récit, j’ai convoqué ma mémoire ; c’est un processus fondamentalement différent. Ce qui n’empêche pas que, de la même manière que dans tout roman, il y a une part irréductible de vérité, dans toute autofiction il y a une part de romanesque 30 . Ce processus d’individuation qu’est l’autofiction est surtout pour Besson un retour introspectif sur son passé. Dans les dernières pages d’ « Arrête avec tes mensonges » , Lucas révèle avoir retrouvé dans les romans de Besson une partie de la vie de son père : « J’ai l’impression qu’ils étaient comme les pièces d’un puzzle 31 , vos romans, il suffisait d’assembler et ça formait une 10 Nicholas Hammond, Paul Scott 28 Madeleine Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi. Essai , Montréal, XYZ, 2007, p.-71. 29 Interview avec Philippe Besson : « C’est douloureux mais libérateur de plonger dans sa mémoire-», Le Télégramme , 7 octobre 2020. 30 Interview avec Philippe Besson : « Être homo dans les années 80, ça se cachait », Actualité , 18 mai 2017. 31 Karen Ferreira-Meyers voit chaque texte autofictionnel comme un puzzle littéraire que le lecteur accepte de résoudre (« An autofictional text can be seen as a literary puzzle, which a reader, through his/ her acceptance of an autofictional pact, undertakes to Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 image compréhensible 32 ». Peut-être que Besson ne se rendait pas compte de cette narration fragmentée de son amour adolescent, mais il est clair que cette révélation l’a poussé à exposer cet acte de sa comédie de manière ouverte et complète, d’où la stratégie de l’autofiction. L’image joue un rôle primordial dans la fiction de Besson et son triptyque autofictionnel peut être abordé comme une version littéraire de la téléréalité avec un scénario bien raffiné et parfois assez franc fourni par son sujet. On voit cette notion de réalité scriptée dans d’autres ouvrages de l’écrivain ; Marie-Odile Richard analyse une «-confusion entre le réel et la fiction » dans Un personnage de roman , et conclue qu’il «-joue constamment sur les limites de la généricité de son ouvrage pour en faire un récit indéfinissable ». Si l’autofiction est « un genre hybride où se mêlent fiction et réalité 33 », on peut donc conclure que cette approche pastiche est un signe caractéristiquement bessonien. Même dans ses romans fictionnels plus récents, Besson reprend le fil de ce mélange de la vérité et de la fiction : dans son roman de 2022, Paris-Briançon , par exemple, il écrit, « Le mensonge, parfois, est moins périlleux que la vérité nue 34 -». La sensibilité bessonienne Il s’agit dans les trois livres du passé sentimental de l’auteur et surtout de ses relations avec deux jeunes hommes qui luttaient à exprimer leur (homo)sexua‐ lité, d’où deux liaisons secrètes. Bien qu’il y ait des sentiments de regret de la part du narrateur, il y a un refus explicite et obstiné de la moindre notion de la honte. Cette émotion appartient aux autres et elle est à l’origine des complications subies par Thomas et par Paul dans leurs rapports amoureux avec Philippe. Les lieux de rencontre du jeune couple dans « Arrête avec tes mensonges » (la cour de récréation, les vestiaires du gymnase, un cabanon) rappellent ceux des Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1943) et des Garçons d’Henry de Montherlant (1969), mais le registre bessonien ne possède pas la pudeur dégradante qui ponctue ces deux romans autobiographiques. Le narrateur parle de sa première expérience sexuelle avec un camarade, Sébastien, à l’âge de onze ans et note que « nous ne sommes retenus par aucune pudeur » ( « Arrête avec tes mensonges » 35 ). Introduction-: Philippe Besson, romancier 11 solve », p. 40), « Does autofiction belong to French or Francophone authors and readers only? -», dans Autofiction in English , Hywel Dix (dir.), Cham, Palgrave Macmillan, 2018, p.-27-48. 32 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-185. 33 Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi , p.-71. 34 Philippe Besson, Paris-Briançon , Paris, Julliard, 2022, p.-126. 35 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-27. DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 On constate que cette sensation de honte est entièrement absente du fils de Thomas, Lucas, qui est le double de son père, même quand il dépeint les dernières années solitaires et le suicide de l’homme qu’ils ont tant aimé. Vers la fin du premier livre, le narrateur estime qu’il a vécu une « urgence très pure » avec Thomas 36 . Loin d’une déchéance, ces relations forment et façonnent le jeune homme et forge son identité d’écrivain. C’est bien Thomas qui annonce le destin de Philippe, tout en employant une phrase qui devient une devise du premier roman de la trilogie et qui restera inoubliable pour celui qui l’écoute : «- parce que tu partiras et que nous resterons 37 -». Dans un certain sens Besson ne quittera jamais Barbezieux car c’est là qu’il a fait son apprentissage émotionnel et artistique et ce village d’enfance créa son identité d’écrivain. On voit des parallèles avec Eddy Belleguele qui se rend compte que le salut de son identité ainsi que le dévoilement de sa voix interne dépendent de la fuite. Eddy et Philippe quittent leurs milieux pour devenir ce qu’ils sont : des écrivains car c’est ce processus douloureux qui donnera naissance à la nature artistique. Clément Génibrèdes signale la portée de la topologie chez Besson et scrute les moments d’intimité dans une écriture qui les spatialise dans des espaces métaphoriques et qui « devient un lieu qui donne une place à des personnages ne pouvant se situer dans l’espace réel et ravive le souvenir d’endroits décisifs pour l’auteur. » Si Besson refuse la honte, il repousse aussi le défi audacieux qui désigne d’autres autofictions françaises concernant l’amour entre hommes comme Tricks de Renaud Camus (1981) qui narre les conquêtes du protagoniste dans un univers privé de l’amour. Roland Barthes observe de ces rencontres transitoires : « Le trick est donc homogène au mouvement amoureux : c’est un amour virtuel, stoppé volontairement de part et d’autre, par contrat, soumission au code culturel qui assimile la drague au donjuanisme 38 ». Isabelle Grell évoque l’homosexualité comme un engagement contre la répression de la normativité hétérosexuelle 39 , une conclusion qui n’est point partagée par Besson. En réponse à ce jugement de Grell (la question lui a été posée lors d’une interview), l’auteur affirme-: Je n’ai pas ce regard-là. L’homosexualité n’est pas un choix, et ne peut être reconnue comme une transgression volontaire. On ne se réveille pas un matin en se disant : « Je suis homosexuel ». Vous êtes comme ça et vous faites avec, du mieux que vous pouvez. Vous comprenez très vite que vous êtes minoritaire et que vous devrez 12 Nicholas Hammond, Paul Scott 36 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-158. 37 «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-42. 38 Roland Barthes, Préface, Renaud Camus, Tricks , Paris, P.O.L., 1988, p.-13-18 (p.-17). 39 Isabelle Grell, L’Autofiction , Paris, Armand Colin, 2014, p.-66-67. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 affronter des moqueries, des insultes, de la violence parfois, et que vous serez ramené en permanence à votre statut d’homosexuel. Cette réalité incontestable, c’est aussi aux autres de l’intégrer ; c’est parfois un problème pour eux, ça ne l’est pas pour moi 40 . La trilogie introspective de Besson est néanmoins radicale dans son rejet soutenu d’anormalité, dans sa normalisation résolue et absolue de l’intimité entre hommes 41 . C’est le désir qui domine et non le désir homosexuel, et ce trait est souvent employé dans des termes quasi raciniens : « la brûlure immémoriale du désir 42 » ; « la brutalité du désir 43 », « Je le sens, ce désir […] il me brûle 44 ». Il n’est pas tellement question d’homotexte car l’autofiction bessonienne ne contredit pas les grandes valeurs de la société 45 . Cet amour n’est rien que de l’amour, sans qualification ; c’est la condition humaine plutôt que la condition homosexuelle. Chez Besson, l’intimité est simple, directe et franche mais jamais crue. Besson déclare que la désignation écrivain homosexuel « me fait horreur, tant elle est réductrice, caricaturale, le plus souvent parfaitement absurde 46 . » Comme le montre Étienne Bergeron, c’est une « omniprésence des corps désirants qui est au fondement de la poïétique bessonienne ». Il s’agit plutôt de la sexualité que de l’homosexualité et du désir que de l’homoérotisme. Nous tenons à remercier tous les contributeurs à ce numéro spécial ainsi que Rainer Zaiser de son soutien professionnel à ce projet. Nous sommes reconnais‐ sants de l’aide éditorial fournie par Valentin Terraz. Finalement, nous voulons remercier Bruce Hayes, chef de section des études françaises, francophones et italiennes à l’université du Kansas pour l’encouragement et l’assistance qu’il nous a apportés. Introduction-: Philippe Besson, romancier 13 40 Besson, «-Être homo dans les années 80-». 41 Owen Heathcote témoigne « a normalisation and a naturalisation of homosexual desires and relationships » dans les œuvres littéraires et cinématiques français (dont celles de Besson), « Homoerotic French fraternities ? Contesting sexual boundaries », dans Negotiating Boundaries. Identities, Sexualities, Diversities, C. Beckett, O. Heathcote, M. Macey (dir.), Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p.-129-140 (p.-139). 42 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001, p.-94. 43 Philippe Besson, De là, on voit la mer , Paris, Julliard, 2012, p.-71. 44 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , p.-57. 45 Lawrence R. Schehr, « Relire les homotextualités », introduction au numéro spécial « Aimez-vous le queer », CRIN : Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française , 44 (2005), p.-5-11. 46 Philippe Besson, « Hervé Guibert, le goût pour les corps », Magazine littéraire , 426 (décembre 2003), p.-55. DOI 10.24053/ OeC-2022-0001 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 * J’adresse tous mes remerciements à James Connolly pour nos fructueux échanges sur le contexte historique, et surtout à Simon Park qui a bien voulu relire ce texte et qui m’a introduite au livre de Ph. Besson dans une librairie à Toulouse. 1 Pierre Verdaguer, « Fictionalizing Proust », Contemporary French and Francophone Studies , 9, 2 (2005), p. 165-173. Pour d’autres exemples de Proust comme personnage de fiction contemporaine (y compris quelques pages sur le livre de Besson), voir aussi Ursula Hennigfeld, « Autor-Fiktionen : Marcel Proust als literarische Figur », dans Matei Chihaia et Ursula Hennigfeld (dir.), Marcel Proust : Gattungsgrenzen und Epochenschwelle , Munich, Fink, 2014, p.-237-256. 2 Verdaguer, 2005, p.-165-6 (nous traduisons)-; cité aussi dans Hennigfeld, 2014, p.-237. 3 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001. À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture dans En l’absence des hommes de Philippe Besson* Jennifer Rushworth, University College London Dans un article de 2005, Pierre Verdaguer 1 commente ce qu’il appelle la « fictionnalisation » de Proust au cours des vingt dernières années. Il propose de diviser ce phénomène relativement nouveau en quatre catégories-: 1. des romans qui font simplement allusion à Proust ou à la Recherche -; 2. des romans dans lesquels la référence proustienne a une vraie fonction dans l’intrigue-; 3. des textes autobiographiques dans lesquels il y a soit processus d’identification avec ce que l’on pourrait appeler le modèle proustien, soit un rejet de ce modèle ; 4. enfin, des romans qui constituent une prolongation de l’œuvre proustienne, soit parce que les personnages sont empruntés à la Recherche soit parce que Proust y apparaît comme un personnage central 2 . En l’absence des hommes - le premier roman de Philippe Besson, publié en 2001, mais situé en 1916 - appartient à la quatrième catégorie, puisque l’auteur fait de Marcel Proust l’un de ses personnages principaux 3 . Cependant, Verdaguer avoue ne pas être convaincu par la création de Besson, qu’il critique pour son caractère populaire, et semble presque regretter que Proust soit ainsi devenu « de la nourriture pour le foyer moyen 4 ». Verdaguer va jusqu’à suggérer que DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 4 Verdaguer, 2005, p.-170 («-fare for the average household-»). 5 Ibid. , p.-171 («-trivialization […] debasing-»). de tels projets romanesques sont une « banalisation » de Proust qui serait «-dégradante 5 -». Pourtant, si la catégorisation de Verdaguer est très utile pour approfondir la popularité croissante de Proust dans la culture littéraire récente, la distinction culturelle entre Proust et Besson, que Verdaguer tient pour acquise, est trop hiérarchique et trop limitée pour rendre compte de notre compréhension du roman de Besson et des rapports entre Besson et Proust. Dans son premier roman, non seulement Besson transforme Proust en personnage, mais il dote de plus Marcel (c’est ainsi que nous distinguerons le personnage mis en scène par Besson de l’auteur historique) d’un fils naturel, inconnu du père. Par ce moyen, Besson aborde des questions de filiation à la fois familiale et littéraire, qui revêtent un intérêt réel et bien plus grand que ce qu’admet Verdaguer. Dans En l’absence des hommes , le legs de Proust est ressenti d’abord par l’importance de l’écriture dans le roman et ensuite par la révélation finale de l’identité du père d’Arthur, le soldat aimé par le protagoniste Vincent et qui meurt au front. À la suite de cette révélation posthume, dont le père ne sait rien, Vincent annonce à Marcel dans une dernière lettre son intention d’arrêter de lui écrire et de voyager plutôt. Un livre qui s’est voulu à l’ombre de Proust se détourne de lui au dernier moment ; comment dès lors comprendre ces rapports changeants entre Proust, le narrateur d’ À la recherche du temps perdu , Marcel le personnage de Besson et Vincent son protagoniste ? Comment apprécier le roman de Besson sans lui en vouloir de ne pas être Proust-? Pourquoi écrire-? Dans En l’absence des hommes l’écriture est un thème clé qui doit beaucoup à l’exemple de Proust. En premier lieu, les trois parties du roman de Besson sont présentées comme le produit de l’écriture des personnages du roman. La plupart du texte trouverait ses origines dans le journal intime de Vincent, même si parfois le texte semble également être une transcription de conversations longues entre les personnages principaux qui sont distingués par leurs pronoms : Vincent («-je-»), Arthur («-tu-»), Marcel («-vous-») et Blanche, la mère d’Arthur (« elle »). En outre, la partie centrale se compose de lettres échangées entre Vincent, Arthur et Marcel, sans parler de l’avant-dernière communication officielle dans laquelle le commandant du régiment d’Arthur annonce à la mère la mort de son fils, ce qui interrompt la correspondance intime. Enfin, l’écriture 16 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 6 Besson, 2001, p.-84. 7 Ibid . 8 Ibid. , p.-85. 9 Comme le narrateur l’explique dans une maxime classique, « l’art est long et la vie courte » : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu , éd. Jean-Yves Tadié, 4 vol., Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1987-1989, t. IV, p.-486. 10 Ibid. , p.-103. 11 Ibid. , p.-122. est un sujet de conversation, surtout au chapitre douze ; ceci est bien logique, puisque la conversation de Marcel porte naturellement parfois sur l’écriture. Vincent attire l’attention sur la matérialité de l’écriture et sur ses propres raisons d’écrire à des moments particuliers. Au neuvième chapitre, il revient sur son rôle de témoin et sur « la page blanche du journal, noircie dans la solitude, dans la quiétude 6 ». Il continue : « Et, d’ailleurs, pourquoi écrire plutôt que rien 7 ? » Sa propre réponse est la suivante : « Écrit-on autrement que pour conserver des instants 8 ? », créant ainsi un contraste très proustien entre la fugacité de l’expérience et la longévité de l’art et de la mémoire 9 . Vincent répète cette même réponse plus tard comme une tentative d’échapper à l’oubli-: Les mots ne sont destinés qu’à ce cahier d’écolier que je griffonne en cachette, à la manière d’une jeune fille amoureuse. Les mots ne sont destinés qu’à conserver une trace de ce qui survient, un témoignage de ce qui est. À ma façon, je réponds à la prière qu’Arthur a formulée-: je sauve nos vies de l’oubli 10 . Le même verbe apparaît dans les deux cas : écrire veut dire « conserver ». De plus, ces citations expliquent comment cette histoire a survécu concrètement, à travers les cahiers de Vincent. De manière cruciale, la mémoire n’est pas égoïste, mais concerne l’autrui : Arthur, dans ce cas. À la fin du premier livre Vincent réitère cette idée du lien entre écriture et conservation, en se liant lui-même à Arthur dans un «-nous-», un couple durable, dont témoigne l’expression «-nos vies-» évoquée plus haut : Cette histoire est celle d’Arthur Valès et Vincent de L’Étoile. C’est l’histoire que je raconte. Si quelqu’un, un jour, tombe sur mes cahiers, qu’il n’ait pas de doute puisque tout cela est la vérité, qu’il n’ait pas de honte puisque nous n’en avons pas, qu’il livre nos noms à la postérité 11 . Le narrateur d’ À la recherche du temps perdu conçoit également son projet d’écri‐ ture comme un moyen de garder la mémoire de certains individus bien-aimés, tels que Charles Swann-: À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 17 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 12 Proust, 1987-9, t. III, p.-705. 13 Leo Spitzer, « Le style de Marcel Proust », trad. Alain Coulon, dans Études de style , Paris, Gallimard, 1970, p.-397-473, p.-419. 14 Proust, 1987-9, t. III, p.-689. 15 Ibid. , t. IV, p.-620-1. 16 Besson, 2001, p.-13. 17 Ibid. , p.-128. Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez 12 . Toutefois, Vincent et le narrateur proustien expriment des doutes quant au succès de leur projet mémoriel respectif ; le premier avec la proposition conditionnelle (« Si quelqu’un, un jour, tombe sur mes cahiers », ce qui paraît peu probable) et le second avec l’adverbe « peut-être », un terme caractéristique du style proustien que Leo Spitzer lit comme une « renonciation pour ainsi dire cosmique à expliquer les phénomènes complexes du psychisme 13 ». De fait, le narrateur proustien semble dans l’ensemble pessimiste à l’égard de la postérité des livres. D’une part parce que, comme le note le narrateur lors de la maladie de Bergotte, la fin du monde est synonyme de fin du lectorat-: Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée des derniers jours de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la Terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des hommes, encore faut-il qu’il y ait des hommes 14 . D’autre part parce que, dans le dernier volume, le narrateur revient une fois encore sur la mortalité des livres : « Sans doute mes livres eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. […] La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes 15 .-» Dans En l’absence des hommes , l’optimisme de Vincent le diariste quant au pouvoir conservateur de l’écriture est miné par le pessimisme croissant de Vincent le correspondant. Les lettres échangées dans le deuxième livre portent sur la difficulté du système postal, surtout pendant la guerre. « [U]ne lettre qui n’arrive pas 16 » fait partie de la définition de l’expérience de la guerre dès la première page du roman, et les lettres dans le deuxième livre sont continuellement menacées par ce même risque. À la fin de la toute première lettre de Vincent à Arthur est inscrit entre parenthèses « Lettre non achevée, non envoyée 17 », pour souligner les difficultés tant émotionnelles que matérielles qui 18 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 18 Ibid. , p.-158. 19 Ibid. , p.-141. 20 Ibid. , p.-168. 21 Pour Verdaguer, ces commentaires de Marcel « sont pour la plupart des platitudes et ne sont pas particulièrement instructives » (2005, p. 170), mais Verdaguer ne remarque pas que ces images viennent du narrateur de Proust et donc que sa critique s’applique plus à Proust qu’à Besson. menacent la correspondance. Dans une lettre ultérieure, Vincent souligne ce qu’il nommera plus tard le «-miracle 18 -» de la poste en temps de guerre-: Je t’écris sans savoir si tu recevras ma lettre. Je n’arrive pas bien à comprendre comment le courrier peut être acheminé jusqu’à un champ de bataille. C’est un mystère insondable, pour moi, vraiment. […] Cela m’importe de savoir que mes mots ne seront pas perdus, que tu pourras les lire 19 . Pourtant, Vincent devient de plus en plus conscient du manque de fiabilité, non seulement du courrier, mais plus généralement de l’écriture comme moyen de rapprochement entre les individus-: Je t’écris parce que t’écrire, c’est être avec toi. C’est une tentative de rapprochement, vouée à l’échec si l’on considère qu’une lettre n’a jamais aboli une distance physique, mais peut-être aboutie quand on songe qu’au moment précis de l’écriture, je ne pense qu’à toi, à rien d’autre que cela qui est toi, je suis tout entier tourné vers toi 20 . Entre ces deux dernières citations on voit une évolution : dans la première, Vincent veut que sa lettre arrive à sa destination ; dans la deuxième, il comprend que le but de la lettre peut être le fait de l’écrire et non pas de l’envoyer. Cette dernière attitude libère l’écriture du besoin d’un lecteur. Toutefois, la seconde attitude reste transitoire, puisque les lettres de Vincent prennent fin avec la mort d’Arthur leur destinataire. Pourtant, cette mort est assombrie de lettres non reçues : dans sa dernière lettre Arthur avait invité Vincent à l’oublier et à ne plus lui écrire, mais la réponse de Vincent et la réaffirmation de son amour n’arrivent tristement qu’après sa mort. Comme nous le verrons, Vincent renonce à l’écriture après la mort d’Arthur et la révélation de l’identité du père de ce dernier. En fin de compte, écrire pour soi-même ne suffit pas. À côté de ces exemples concrets de l’écriture et ses défis dans le roman de Besson, un chapitre du premier livre est aussi dédié à une théorisation de l’écriture, à travers le personnage de Marcel. Dans le douzième chapitre, dans l’espace intime de sa propre chambre, Marcel explique à Vincent comment il comprend l’activité d’écrire et pourquoi il écrit, dans des pages où la phrase « Écrire est […] » revient sans cesse 21 . Ici, l’inspiration directe d’ À la recherche À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 19 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 du temps perdu est claire, même s’il faudrait distinguer Proust et son narrateur plus nettement que ne le fait Besson. De plus, la parole de Marcel est beaucoup plus directe que la prose du narrateur proustien ; ce dernier préfère un langage plus hypothétique, à la troisième personne 22 -: Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain […] devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant 23 . Ces images reviennent dans le discours de Marcel : écrire est une «-bataille-»-; « Je bâtis une église » ; « je construis une maison » ; « Le livre, aussi, est un enfant 24 .-» Marcel se penche sur cette dernière analogie en détail, en expliquant que la création du livre-enfant commence avec l’amour, que la gestation est longue (quarante années, dans son cas), que l’accouchement est douloureux, et que l’étape finale est « la séparation » du parent et de l’enfant 25 . Il faut à un moment savoir lâcher le livre-enfant : « il ne vous appartient plus entièrement, et peut-être même plus du tout 26 . » Dans un premier temps, Marcel adopte la position de la mère biologique, mais il évoque à la fin « Cette paternité [qui] est un chemin de croix 27 . » Marcel se présente comme un père métaphorique de son livre-; cette métaphore devient plus grave et plus complexe lorsque l’on découvre que Marcel est père non seulement d’un livre, mais aussi d’un enfant, Arthur. Le lien filial La troisième partie du roman se focalise sur un dénouement intime et familial : la révélation de l’identité du père d’Arthur. Besson invente un fils pour son Marcel, issu de l’union avec Blanche, la gouvernante qui finit par révéler à Vincent son expérience antérieure en tant que travailleuse du sexe. C’est une invention qui 20 Jennifer Rushworth 22 Notons toutefois l’exception suivante, plus proche du style de Besson-: «-penser d’une façon générale, […] écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire », Proust, 1987-1989, t. IV, p.-480-481. 23 Ibid. , p.-609-10. 24 Besson, 2001, p.-109-110. 25 Ibid. , p.-111. 26 Ibid. 27 Ibid. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 prend ses origines jusqu’à un certain point dans les biographies de Proust qui font référence aux visites de l’auteur à des maisons closes 28 . Dans le roman de Proust, on se souvient également que Bloch amène le protagoniste dans une maison de passe, en lui expliquant qu’« il y avait beaucoup de jolies femmes qu’on peut posséder 29 ». Autrement dit, Besson invente la conséquence de telles unions, mais c’est une idée qui avait déjà germé dans la biographie et dans l’œuvre de Proust. Nous ne voulons pas nous pencher sur le côté presqu’éthique soulevé ici : Besson a-t-il le droit d’attribuer un enfant à un personnage historique 30 ? Nous voudrions plutôt approcher la thématique paternelle de manière plus métaphorique. En bref, nous soutenons que Besson soulève les questions de paternité pour des raisons métaphoriques, liées à la créativité et à son propre rapport avec Proust. Dès le début du texte, Besson invite à s’interroger sur ce qu’est l’enfance, à travers le protagoniste Vincent pour qui l’âge de seize ans (maintes fois souligné, en parallèle avec le moment historique, 1916) est la charnière entre l’enfance et l’âge adulte 31 . Plus précisément, Vincent est perçu comme un enfant, mais affirme lui-même être arrivé à maturité-: On dit de moi : cet enfant est superbe. Regardez-le : vraiment, il est superbe. Des cheveux noirs. Des yeux verts en amande. Une peau de fille. Je dis : ils se trompent, je ne suis plus un enfant 32 . Pourtant, il comprend incarner, pour Marcel, « l’image de l’enfance », et devant Arthur il joue même parfois « l’enfant insouciant » pour éviter la responsabilité et « le scandale » d’avoir seize ans et d’être aimé par un soldat de vingt et un ans 33 . À côté de cette question de l’enfance et surtout de l’incertitude de sa fin, le roman revient également sur les relations entre pères et fils, bien avant la À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 21 28 Voir par exemple les anecdotes dans George D. Painter, Marcel Proust , trad. Georges Cattaui, Paris, Mercure de France, 1992. Que Painter soit l’une des sources de Besson est indiqué dans un entretien de 2002, dans lequel Besson décrit la biographie de Painter comme « une merveille absolue parce qu’elle est très proustienne »-: voir <-http: / / ww w.encres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm->. 29 Proust, 1987-9, t. I, p.-565. 30 En fait, dans l’entretien de 13 décembre 2021 Besson exprime un certain embarras envers sa décision de jeunesse de transformer Proust en personnage de roman : «-c’est l’insouciance absolue du débutant », explique-t-il, « C’est une outrecuidance que je m’interdirais [aujourd’hui]-» (p.-94). 31 Les premières deux phrases du roman - « J’ai seize ans. Je suis né avec le siècle » (Besson, 2001, p.-13) - reviennent avec insistance. 32 Besson, 2001, p.-14. 33 Ibid. , p.-23, 47, 46. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 révélation finale. Vincent se rend très bien compte de la prétendue importance d’être père, en raison de la structure héréditaire de l’aristocratie. Toutefois, face à ses parents, Vincent se montre rebelle et irrévérencieux. Sa première description d’eux souligne simplement que : « Mes parents sont vieux », contrairement à sa propre jeunesse souvent notée 34 . Plus tard, il déclare, avec la même simplicité cruelle : « Leur opinion a si peu d’importance 35 -». Au début du chapitre onze, le père de Vincent contemple son propre portrait qu’il considère comme « un legs qu’il avait l’obligation morale de faire aux prochaines générations 36 .-» Vincent commente : « je sais l’importance qu’il accorde à la lignée », avant d’opposer le comportement de ses deux sœurs - qui ont produit « sept héritiers à elles deux en l’espace de moins de cinq ans ! » - à sa propre attitude : « J’ai bien peur, cher papa, d’être dans l’impossibilité de prolonger cette prouesse 37 . » L’ironie est marquée ici par le contraste entre le langage enfantin et affectueux («-cher papa-») et l’allitération de l’euphémisme final. Arthur souligne cette même impossibilité quand il parle avec Vincent de ses projets pour l’avenir. Il explique vouloir devenir maître d’école afin de «-cesser enfin d’être l’orphelin » (symptôme de la société dans laquelle l’on est perçu comme orphelin si on n’a pas de père, même si la mère est vivante) et de « créer sa propre famille en dehors des liens du sang 38 ». Il déclare : « j’ai su très vite que je n’aurais pas d’enfant par moi-même, que c’est quelque chose qui ne me serait pas offert parce que ce ne serait simplement pas possible 39 . » Quand Vincent et Arthur considèrent des questions de paternité, c’est dans un contexte où les options de paternité sont encore lointaines, au moins légalement parlant. Pour eux, être exclusivement homosexuel veut dire ne pas avoir d’enfants, même si Arthur, qui ne connaît pas son propre père, tient plus que Vincent à construire une nouvelle famille non-biologique à travers sa carrière future. Pour Vincent, il est essentiel de savoir comment ne plus être un enfant et comment se libérer de l’autorité paternelle et du poids d’une famille aristocra‐ tique ; pour Arthur, il s’agit de comprendre comment avoir une famille sans avoir ni père ni enfants biologiques. Pour Marcel, enfin, il est question de ne pas être père, ni de son ami Vincent ni d’Arthur (dont il ignore l’existence et l’identité). Marcel souligne son rejet de paternité envers Vincent : « Vous savez, 22 Jennifer Rushworth 34 Ibid. , p.-15. 35 Ibid. , p.-30. 36 Ibid. , p.-96. 37 Ibid. 38 Ibid. , p.-100. 39 Ibid. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 je ne voudrais pas être un père de remplacement pour vous. Je n’ai rien d’un père 40 .-» La réponse de Vincent est en deux parties. Il pense-: Oui, bien entendu, je vous comprends. Je comprends que vous êtes un homme sans descendance […], que vous ne souhaiteriez pas être encombré d’un enfant, que la paternité vous est une chose tout à fait étrangère. Et il confirme à haute voix-: « Marcel, je ne veux pas que vous soyez mon père […] : je veux que vous soyez mon ami 41 . » La première partie silencieuse s’avère évidemment ironique, lorsque le lecteur découvre l’identité du père d’Arthur. Pourtant, étant donné que l’on découvre cette identité seulement après la mort d’Arthur, la description de Marcel en tant que « homme sans descendance » reste probable, au moins d’un point de vue strictement biologique. Mais peut-on concevoir cette «-descendance-» d’une autre façon-? Besson et Proust, et d’autres écrivains et lecteurs encore, nous incitent à lire la filiation, non seulement d’une façon familiale, mais aussi en tant que métaphore de la tradition littéraire. Dans cette perspective, Proust a beaucoup de descendants, comme l’explique Philippe Lejeune en commentant sa propre découverte d’ À la recherche du temps perdu à l’âge de dix-sept ans (soit, - pure coïncidence - seulement un an de plus que l’âge de Vincent dans En l’absence des hommes )-: Avec Proust, j’ai eu le sentiment de ce que les oulipiens appellent le « plagiat par anticipation », c’est-à-dire que, d’une manière incroyable, Proust avait par avance écrit mon œuvre. Tout le monde, à un moment quelconque, a ressenti cela, même si c’est grotesque à dire. C’est un sentiment à la fois exaltant et destructeur. C’est destructeur de deux manières : on se dit que tout ce qu’il était possible de faire a déjà été fait, il y a là quelque chose d’indépassable, d’écrasant, d’absolument vertigineux. Le second motif de désespoir, c’est de découvrir que d’autres gens - des imposteurs ! - croient que c’est leur œuvre à eux que Proust a par avance écrite ! Si au moins j’étais le seul à avoir ce sentiment-là… mais nous sommes des centaines d’orphelins de Proust, des centaines à avoir été doublés par lui 42 . Ces lecteurs de Proust - ceux qui veulent être auteurs et qui découvrent ne pas être seuls à percevoir le roman de Proust comme une œuvre personnelle et déjà existante - sont, dans l’image frappante de Lejeune, des « orphelins ». À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 23 40 Ibid. , p.-58. 41 Ibid. , p.-59. 42 Philippe Lejeune, Signes de vie : le pacte autobiographique 2 , Paris, Seuil, 2005, p. 178. Besson, en revanche, avoue avoir trouvé Proust ennuyeux la première fois qu’il a essayé de le lire vers le même âge : voir l’entretien avec Brigitte Aubonnet, décembre 2002 : <-http: / / www.encres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm->. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 La paternité de Proust est découverte, mais seulement bien après sa mort ; ces enfants restent sans leur père, mais avec son legs. De plus, cette pluralité est éprouvée comme une source de ressentiment, puisque la multiplication et l’extériorisation de ce désir provoque le ridicule, surtout le ridicule dirigé vers soi-même. En revanche, une réponse tout différente à cette pluralité est envisagée dans En l’absence des hommes : « Je dis : c’est peut-être à cela que servent les pères : à réunir les fils 43 ». On peut extrapoler de cette affirmation un sentiment plus positif de communauté proustienne. Si les fils peuvent se rejoindre de cette façon, le rapport entre le fils et le père reste à être interrogé plus profondément, du point de vue de l’héritage littéraire. C’est une métaphore commune ; Barthes, par exemple, dans son dernier cours au Collège de France proclame simplement : « il n’y a pas de texte sans filiation. J’écris parce que j’ai lu 44 . » Pourtant, le texte de référence plus précis est bien sûr L’Angoisse de l’influence d’Harold Bloom, dans lequel le critique transpose le complexe d’Œdipe dans un contexte littéraire 45 . Bloom propose que certains auteurs se sentent entraînés dans un rapport conflictuel avec les auteurs célèbres des générations précédentes. Les auteurs plus jeunes - les « fils », comparables à Œdipe - souhaiteraient lutter contre, et éventuellement remplacer, « leurs illustres précurseurs », qui assument la position paternelle autoritaire, mais vulnérable, de Laïos 46 . Ces nouveaux arrivants seraient motivés par un sentiment d’ambivalence, c’est-à-dire d’amour mélangé d’envie et même de haine. Il est facile et d’ailleurs nécessaire de se méfier de l’argument de Bloom, pour plusieurs raisons : d’abord, l’hétéronormativité et le genre binaire du complexe d’Œdipe sur lequel son argument est fondé ; ensuite, l’hypothèse d’un conflit inéluctable ; enfin, l’absence non des hommes, mais des femmes (soit « filles » ou « mères », pour continuer la métaphore), de son modèle 47 . Le rapprochement entre Bloom et Besson nous encourage donc à interroger les principes de L’Angoisse de l’influence , tout en reconnaissant que les deux partagent un réseau métaphorique liant l’écriture à une structure familiale et 24 Jennifer Rushworth 43 Besson, 2001, p.-55-56. 44 Roland Barthes, La Préparation du roman : Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980) , texte annoté par Nathalie Léger, transcription par Nathalie Lacroix, Paris, Seuil, 2015, p.-254. 45 Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence , trad. Maxime Shelledy et Souad Degachi, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013. 46 Ibid ., p.-55. 47 La critique féministe classique de Bloom est celle de Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the attic : The woman writer and the nineteenth-century literary imagination , deuxième édition, New Haven, Yale University Press, 2020. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 48 Besson, 2001, p.-14 et 103. 49 Ibid. , p.-56, 57. 50 Proust, 1987-1989, t. IV, p.-451. 51 Voir la définition de la « (dé)négation » proposée dans J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse , éd. Daniel Lagache, Paris, « Quadrige », 2007, p. 112 : « Procédé par lequel le sujet, tout en formulant un de ses désirs, pensées, sentiments jusqu’ici refoulés, continue à s’en défendre en niant qu’il lui appartienne ». Ici nous nous heurtons à Besson qui nie aussi dans un entretien que « Proust joue le rôle de guide et non de père-» pour Vincent-: voir <-http: / / www.encres-vagabondes.com/ renc ontre/ besson.htm->. 52 Besson, 2001, p.-58. que ce lien s’avère utile pour comprendre les relations entre des générations différentes. Tout d’abord, Besson complique fructueusement le modèle bloomien en choisissant de se concentrer sur des rapports homosexuels et en différant le conflit entre Marcel et Vincent jusqu’à la fin du texte. De plus, même si ceux qui écrivent dans le roman de Besson sont également des hommes, la créativité en générale est conceptualisée de façon plus androgyne. Outre quelques indices qui féminisent Vincent (sa « peau de fille » et sa manière d’écrire comme «-une jeune fille amoureuse 48 »), on a déjà vu qu’écrire - à la fois pour le Marcel de Besson et pour le narrateur de Proust - équivaut à donner naissance à un enfant. Marcel affirme aussi à Vincent que « les livres servent aux écrivains à parler de leurs mères », et constate peu après : « il faut bien que le fils triomphe de la mère, c’est le sens de l’histoire, c’est la victoire du temps 49 .-» Ici, c’est le rapport avec la mère qui est conflictuel, dans une variation sur le complexe d’Œdipe. Il ne s’agit pas d’une victoire sur le temps, - ce que le narrateur de Proust appellerait « un peu de temps à l’état pur 50 » - mais bien d’une victoire dans le temps, grâce au temps, le temps compris ici en tant que mouvement en avant à travers la succession des générations. Dans le conflit générationnel, le temps au moins serait du côté du plus jeune, selon Marcel. À côté de ce lien entre l’écriture, la maternité et la mère, et, d’une manière plus proche du schéma de Bloom, le modèle familial de la tradition littéraire est aussi implicite dans les discours sur les relations entre les pères et les fils soulignés avant. De ce point de vue, il y a quelque chose de paternel dans l’amitié entre Marcel et Vincent, en dépit des dénégations de Marcel - ou plutôt, de manière freudienne, ces dénégations sont elles-mêmes éloquentes 51 . Marcel a donc quelque chose d’un père, pour détourner sa déclaration «-Je n’ai rien d’un père 52 . » À renforcer ce lien dénié entre Marcel et la paternité, Marcel médite aussi sur les pères en général, et sur son propre père plus spécifiquement. D’une part, il précise-: À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 25 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 53 Ibid. , p.-93. 54 Ibid. , p.-54. 55 Bloom, 2013, p.-61. 56 Voir Annie Ernaux, L’Atelier noir , Paris, Busclats, 2011, p. 44 (« Ombre de Proust »). Ernaux se cite elle-même au début de sa contribution intitulée « Proust, Françoise et moi-», dans Antoine Compagnon (dir.), Lire et relire Proust , Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2014, p. 123-37 : « À un moment figure cette note : “Ombre de Proust”. Il y a deux catégories d’hommes : ceux qu’on admire, ce sont les pères, les illustres, les savants, les considérables ; et ceux qu’on courtise, ce sont les jeunes gens, les esprits brillants, les oisifs, les futiles 53 . Ici, on peut reconnaître l’esprit du système bloomien : les pères équivalent à des grands écrivains ; les jeunes gens sont ceux qui ont de l’énergie, mais qui peuvent échouer (surtout selon la perspective des premiers). De ce point de vue, Marcel serait un père (dans le roman de Besson, il est déjà un écrivain célèbre), et Vincent un jeune. D’autre part, plus tôt dans le texte, lors de leur troisième réunion dans un café du boulevard Saint-Germain, Marcel a déjà raconté à Vincent un peu de sa propre adolescence et de ses rapports avec son propre père-: Vous dites : votre précocité m’enchante. À seize ans, moi, j’étais encore seulement un fils. Le fils d’un très grand médecin, le saviez-vous ? L’agrégation, la faculté, l’Académie, toutes ces choses en imposent à un fils. Je me souviens d’une ombre portée sur nos vies, d’un homme plus grand que nous tous, sans que nous sachions véritablement si cette grandeur était une aubaine ou un malheur pour notre futur d’homme 54 . Marcel rouvre la question du statut d’un individu à l’âge de seize ans : est-on enfant ou adulte à cet âge-là ? Il anticipe aussi la hiérarchie qu’il expliquera plus tard entre « les pères, les illustres » (ici, le « très grand médecin ») et « les jeunes gens […] les oisifs » (citée au-dessus). Avec un tel père Marcel reste longtemps un fils, mais il peut aussi appartenir à chaque catégorie contraire, bouleversant ainsi les hiérarchies. Cela fait partie de ce que Bloom ignore et ce que Besson remarque-: la fluidité de l’identité, surtout en ce qui concerne l’âge et l’expérience de l’âge. C’est un aperçu très proustien de la part de Besson. Par ailleurs, sur le rapport entre Marcel et Vincent il y a ce qu’on pourrait appeler - inspiré par la citation précédente - « une ombre » semblable de paternité. C’est une image que Bloom lui-même utilise en général en décrivant « l’ombre des précurseurs 55 .-» Un autre écrivain français contemporain, Annie Ernaux, utilise la même image à l’égard de Proust spécifiquement ; notre titre lui emprunte d’ailleurs la phrase « À l’ombre de Proust 56 . » Dans chaque cas, 26 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 À l’ombre de Proust. Je ne suis pas la seule. Pour qui veut écrire, écrit, la Recherche est une entreprise enviable-» (p. 123). C’est plus ou moins le même sentiment qu’éprouve Lejeune quand il parle d’«-orphelins de Proust-». 57 Besson, 2001, p.-54. 58 Bloom, 2013, p.-63. 59 Besson, 2001, p.-214. 60 Ibid. , p.-214-215. la question laissée ouverte par Marcel reste pertinente : l’« ombre […] d’un homme plus grand » est-elle « une aubaine ou un malheur pour notre futur d’homme 57 » ? Comment Vincent réagit-il finalement à l’ombre de Marcel ? Comment anticipe-t-il son « futur d’homme » à la fin du livre ? Et, d’un autre point de vue, comment Besson négocie-t-il son rapport avec Proust-? Contre Marcel Pour ce qui est de Besson, il s’agit en fait d’une ombre choisie et voulue. La relation entre Besson et Proust semble dépasser et ne pas rentrer dans aucun des « six rapports révisionnaires » exposés par Bloom 58 . Besson n’a pas l’ambition de réécrire Proust, et encore moins celui d’entrer en concurrence avec lui. Si Besson se sent « orphelin de Proust », pour reprendre le terme de Lejeune, c’est sans souci et sans envie ; À la recherche du temps perdu n’est pas le livre que Besson aurait voulu écrire ou réécrire. En prenant Proust comme personnage, Besson se montre enjoué - et même, selon Verdaguer, audacieux - plutôt qu’angoissé. À cet égard, on peut se demander si le système bloomien fonctionnerait principalement pour des auteurs romantiques qui sont voués à l’idée d’originalité ; le roman de Besson serait plus postmoderne (même si c’est aussi un roman historique) dans ses allusions et emprunts ludiques. Autrement dit, le rapport entre Proust et Besson ne semble pas être de l’ordre de l’influence, mais plutôt de celui de l’hommage enjoué - sans parler de « folie », comme Besson l’explique plus tard (p.-94). Néanmoins, ces questions de concurrence et d’influence restent pertinentes en ce qui concerne le rapport entre Vincent et Marcel. Ce rapport s’effondre à la fin du texte, en conséquence à la fois de la révélation posthume de la vraie paternité d’Arthur et des attitudes opposées des deux personnages à l’égard de l’écriture et du temps. Les deux dernières pages sont une lettre finale adressée à Marcel et introduite soudainement : « Je ne vous écrirai plus. Ceci est ma dernière lettre. Je pars 59 . » Les deux pages sont marquées par deux verbes récurrents : en premier lieu, « Je pars » ; puis, « Je rêve 60 . » Vincent renonce presque à tout : sa famille, son domicile, Marcel, l’écriture. En se détournant de À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 27 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 l’écriture au profit du voyage à un très jeune âge, Vincent s’approche d’un autre Arthur, Arthur Rimbaud, comme Besson lui-même précise dans un entretien en expliquant que « C’est une fin très rimbaldienne 61 . » Ce même lien est confirmé dans la suite d’ En l’absence des hommes , lorsque Vincent raconte ses voyages « sur les traces du poète fulgurant » et avoue avoir « cherché à lui ressembler 62 . » Barthes commente la conversion de Rimbaud ainsi-: Ce qui est notable, c’est que Rimbaud quitte un Désir (celui d’Écrire), mais qu’il lui en substitue un autre, tout aussi violent, radical, et pour ainsi dire forcené qui est le désir du voyage , le désir de voyager 63 . À la fin d’ En l’absence des hommes , Vincent partage avec Rimbaud « le côté absolument fou de son désir de voyager 64 . » Comme Barthes le constate, le désir a changé d’objet, mais non pas d’intensité. Vincent n’a pas de but précis ; il « rêve d’Italie, d’Afrique, d’Orient », une triade qui devient progressivement plus vague 65 . Le voyage représente une évasion-: «-Je pars […] pour échapper à l’enfance, à la famille 66 -». Il « rêve de langages incompréhensibles », d’un lieu qui serait pour lui hors de langage 67 . Pour « son futur d’homme 68 », Vincent renonce non seulement à Marcel, mais à tout ce que Marcel représente : la famille, la paternité, l’écriture, le passé. En d’autres termes, il jure d’échapper à ce que nous avons appelé « l’ombre » de Marcel. Notons ainsi l’emphase sur le désir d’un manque d’ombre à la fin du texte : « c’est de soleil que j’ai envie » ; « Je rêve […] de belle lumière 69 ». C’est un esprit d’indépendance très bloomien (et donc freudien) de la part d’un fils envers le père. La résolution finale de Vincent ne surprend donc pas autant, surtout puisqu’il s’est associé à la vie et à l’avenir tout au long du texte. Quand Marcel raconte, par exemple, à Vincent de la mort de sa mère, Marcel explique : «-J’ai pensé que je ne survivrais pas à cette disparition 70 . » Et Vincent répond : « Je crois 28 Jennifer Rushworth 61 Citation de l’entretien de décembre 2002 avec Brigitte Aubonnet : voir < http: / / www.en cres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm >. Voir aussi p. 97 pour une réitération de la même observation : « la fin de Vincent dans En l’absence des hommes c’est un départ très rimbaldien.-» 62 Besson, Retour parmi les hommes , Paris, Julliard, 2011, p. 42-3. Dans son roman Les Jours fragiles , Besson prend le point de vue de la sœur, Isabelle Rimbaud, pour narrer la fin de la vie de Rimbaud-: voir Besson, Les Jours fragiles , Paris, Julliard, 2004. 63 Barthes, 2015, p.-285. 64 Ibid. 65 Besson, 2001, p.-214. 66 Ibid. 67 Ibid. , p.-215. 68 Ibid. , p.-54. 69 Ibid ., p.-214, 215. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 qu’on survit à tout. Je crois que la vie est plus forte 71 . » Ici encore, les différences entre Marcel et Vincent sont déjà exposées bien avant leur séparation éventuelle. Dans cette perspective, Marcel serait du côté de la mort, de la mémoire, et du passé ; selon Vincent, « Marcel est, avant tout, un homme tout entier tourné vers le passé 72 .-» En revanche, Vincent est, selon son propre aveu, «-du côté de la vie, toujours-» 73 -; «-Je veux vivre. Je veux être dans le frisson de la vie-» 74 . Marcel met lui aussi l’accent sur le lien entre Vincent, la vie et l’avenir-: Vous dites : à seize ans, on croit n’avoir pas de souvenirs, on croit n’avoir qu’un avenir. En somme, là où vous avez raison, cent fois raison, c’est que la vie vous attend, comme un boulevard qui s’ouvrirait devant vous, comme une allée vierge et dont on ne sait pas la fin 75 . Ce passage prévoit la fin du texte, qui reste ouverte avec l’annonce d’un voyage dont le plan reste vague 76 . De plus, comme Marcel le précise ici, ces oppositions entre la vie et la mort, le passé et l’avenir, sont clairement liées à l’écart d’âge entre Marcel et Vincent. Tôt dans le texte, Vincent définit son âge, maintes fois souligné, comme «-l’âge des possibles 77 ,-» ce qui anticipe son lien avec l’avenir et le changement. Plus tard, Marcel explique que leur amitié est fondée sur un oubli de leurs différences : « il faut […] que vous oubliiez la différence de nos âges, celle de nos histoires, celle, certainement, de nos avenirs 78 ». La fin du texte montre, toutefois, que ces différences ne sauraient être oubliées. À côté de ces oppositions, même le contraste entre l’écriture et le voyage se révèle être une prise de position envers Proust. D’un côté, Marcel, dans En l’absence des hommes , déclare que « La vie dans son entièreté est dédiée à l’écriture. Je ne vis que pour l’écriture. C’est impossible de faire autrement 79 » - ce que Vincent nie à la fin. De l’autre côté, le voyage apparaît dans une certaine mesure comme un choix anti-proustien, principalement parce que le voyage est interdit au jeune protagoniste dans le premier volume-: À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 29 70 Ibid. , p.-57. 71 Ibid. 72 Ibid. , p.-160. 73 Ibid. , p.-142-; voir aussi p.-120. 74 Ibid. , p.-152. 75 Ibid. , p.-60. 76 Pour une fin moins ouverte, voir la suite : Besson, Retour parmi les hommes , située en 1923. 77 Ibid. , p.-23. 78 Ibid. , p.-59. 79 Ibid. , p.-106. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 le docteur déclara qu’il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m’éviter d’ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d’agitation 80 . Plus tard dans À la recherche , l’art est même présenté comme un voyage mental qui est préférable à celui dans l’espace, dans cette célèbre citation-: Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles 81 . Choisir la vie, l’avenir et le voyage voudrait ainsi dire rejeter une vision proustienne du monde. Dans toute cette discussion, il faut évidemment prendre soin de ne pas confondre Marcel le personnage créé par Besson dans En l’absence des hommes , Marcel Proust l’auteur d’ À la recherche du temps perdu et le narrateur du livre de Proust qui est parfois appelé Marcel par la critique. Dans le texte de Besson, Vincent lui-même se rend compte de quelques-uns des divers éléments de Marcel, en notant « je comprends […] qu’en effet vous êtes tout à la fois un personnage, une personnalité et une personne […] le grand écrivain, le flamboyant mondain et l’ami cher 82 . » Comment distinguer ces trois entités ? Pour Vincent, Marcel est « tous ces êtres au même instant, sans qu’il y ait nécessairement un sens à les dissocier 83 », mais en disant cela il ne considère pas le narrateur proustien, puisqu’il n’a pas encore lu les livres de son ami. Quant à Besson en revanche, nous avons déjà vu un certain glissement entre l’auteur et le narrateur de sa part, par exemple en ce qui concerne les réflexions sur l’écriture ; certaines images du narrateur tirées du dernier volume d’ À la recherche du temps perdu sont adoptées par l’auteur en tant que personnage du roman de Besson. Le Marcel de Besson est aussi en quelque sorte une parodie d’une vision particulière de Proust : Proust l’homme qui serait obsédé par le passé et par l’écriture. C’est en fait une idée de Proust et de son roman qui peut être remise en cause, par exemple à partir de la lecture de Gilles Deleuze. Selon celui-ci, très clairement, « Il s’agit, non pas d’une exposition de la mémoire involontaire, mais du récit d’un apprentissage. […] La Recherche est tournée 30 Jennifer Rushworth 80 Proust, 1987-1989, t. I, p.-386. 81 Ibid ., t. III, p.-762. 82 Besson, 2001, p.-113. 83 Ibid. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 vers le futur, non vers le passé 84 . » Dans l’intérêt d’une opposition saisissante entre Marcel et Vincent, Besson simplifie et dramatise. Avec ces distinctions à l’esprit, revenons à Bloom. Nous avons admis que le rapport entre Besson et Proust ne rentre pas dans le schéma bloomien. En revanche, nous proposons que celui entre Vincent et Marcel ait le sceau du premier des six rapports révisionnaires, ce que Bloom appelle le clinamen , c’est-à-dire « un mouvement correctif » envers « le poème précurseur » de la part du nouveau poète qui ainsi « dévie de son précurseur » de cette façon 85 . Dans le roman de Besson, le « mouvement correctif » est entrepris par Vincent qui refuse l’amitié et l’écriture et propose à leur place le voyage lointain 86 . Marcel ne connaîtra pas son fils naturel et il est repoussé par son fils littéraire putatif. Le germe de cette résistance remonte à la conversation au sujet de l’écriture, alors que l’avis de Vincent sur le manifeste de Marcel était déjà très ambivalent : « Je trouve cela tout à la fois misérable et flamboyant, pathétique et magnifique. Je ressens pour vous une tendre pitié et une intense admiration 87 ». Marcel et Vincent partagent le même point de vue : que l’écriture est peu fiable, anachronique, tardive et mortelle 88 . Ils diffèrent pourtant dans leur réponse. Marcel continue d’écrire et de se vouer à l’écriture, en dépit de la mortalité des livres ; c’est d’ailleurs peut-être cela que Vincent trouve « à la fois […] pathétique et magnifique ». Vincent, en revanche, renonce à l’écriture face à cette même découverte. Pour comprendre leur choix respectif, citons à nouveau Barthes sur l’écriture : Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas - c’est le commencement de l’écriture 89 . Vincent s’approche de ce savoir à un moment précis, quand il commence à écrire des lettres à Arthur. Néanmoins, son abandon final de l’écriture montre que, selon Vincent, l’écriture sans réponse et sans amour réciproque ne vaut pas la À l’ombre de Proust-: le temps et l’écriture 31 84 Gilles Deleuze, Proust et les signes , deuxième édition, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p.-8. 85 Bloom, 2013, p.-63-64. 86 Le refus de l’amitié vise Marcel plus que le narrateur proustien, pour qui l’amitié est une perte de temps-: voir, par exemple, Proust, 1987-1989, t. II, p.-688-689. 87 Besson, 2001, p.-107. 88 En plus des exemples ci-dessus, voir aussi le télégramme que le protagoniste reçoit à Venise et qu’il pense initialement être d’Albertine qui semblerait ainsi avoir repris vie : Proust, 1987-1989, t. IV, p.-220. 89 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux , dans Barthes, œuvres complètes , éd. Éric Marty, nouvelle édition, 5 vols, Paris, Seuil, 2002, t. V, p.-132. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 90 Verdaguer, 2005, p.-166. peine. Pour Vincent, différent de Marcel (et de Barthes), cette découverte est la fin, et non pas le commencement, de l’écriture. Pour revenir finalement aux termes de Verdaguer (tout en écartant sa propre évaluation du roman de Besson), En l’absence des hommes constitue « une prolongation de l’œuvre proustienne 90 » qui est inventive et qui invite à réfléchir de nouveau sur À la recherche du temps perdu et sur le legs proustien. Contre Verdaguer, Proust peut être approprié sans être nécessairement dégradé. D’ail‐ leurs, le lecteur sait faire la distinction entre les différents Proust qui existent dans l’histoire, dans la tradition littéraire et dans la fiction contemporaine. À travers non seulement le personnage de Marcel, mais aussi des considérations sur l’écriture et la paternité, Besson ouvre un dialogue avec son précurseur élu. Il assume délibérément la position créatrice d’« orphelin » de Proust (selon le terme de Lejeune), mais, en tant qu’orphelin, il n’hésite pas à dévier du modèle proustien et à offrir à son protagoniste un dénouement clairement anti-proustien. Comme dans le modèle bloomien, Vincent s’émancipe du père littéraire, sans que ne s’efface l’ombre de leur amitié et de leurs discussions. 32 Jennifer Rushworth Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0002 1 Didier Anzieu nomme poïétique « la production de l’œuvre par le créateur. […] La poïétique […] étudie le travail de création dans sa généralité et dans son universalité. » Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre , Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’incons‐ cient-», 1981, p.-10. 2 Pierre Zoberman, Anne Tomiche et William J. Spurling (dir.), Écritures du corps. Nouvelles perspectives , Paris, Classiques Garnier, coll.-«-Rencontres, 63-», 2013, p.-10. Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens Étienne Bergeron, Université du Québec à Montréal L’œuvre romanesque de Philippe Besson est traversée par les figures d’écrivain. Il y a d’abord les écrivains fictifs : Lucas Andrieu dans Son frère -(2001), Thomas Spencer dans La trahison de Thomas Spencer (2009) et Louise dans De là, on voit la mer (2013). Puis, il y a les écrivains fictionnalisés : Marcel Proust dans En l’absence des hommes (2001), Arthur Rimbaud dans Les jours fragiles (2004) et Raymond Radiguet dans Retour parmi les hommes (2011). Enfin, il y a bien sûr Philippe Besson lui-même dans sa trilogie autofictive : « Arrête avec tes mensonges » (2017), Un certain Paul Darrigrand (2019) et Dîner à Montréal (2019). Tour à tour, ici et là dans les romans, ces écrivains en viennent à formuler des réflexions par rapport à leur poïétique 1 . Ce qui ressort de ces bribes de discours est que l’expérience somatique est au fondement de leur pratique d’écriture : la mémoire du corps (désirant ou souffrant) est leur principale source d’inspiration, ce qui nourrit leur imaginaire et propulse l’écriture. Partant de ce constat, il s’agira dans cet article de s’intéresser aux incidences du vécu de ces écrivains sur celui de leurs personnages, c’est-à-dire d’analyser les « modalités de passage de l’expérience vécue du corps à l’écriture 2 -» dans l’œuvre de Philippe Besson. La mémoire du corps désirant Dès En l’absence des hommes , son premier roman, Besson a accordé une place centrale à l’homosexualité dans son écriture, au point où le désir de ses person‐ nages constitue plus souvent qu’autrement le cœur de l’intrigue. Même lorsque Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 3 Philippe Besson, Son frère , Paris, Julliard, 2001b, p.-52-54. 4 Philippe Besson, De là, on voit la mer , Paris, Julliard, 2013, p.-24. le protagoniste est une femme, comme c’est le cas de Louise dans De là, on voit la mer , le désir pour les hommes, la sexualité, voire le triangle amoureux, en sont les thématiques principales. Et il semble que cette omniprésence des corps désirants qui est au fondement de la poïétique bessonienne se soit transférée (consciemment ou non) aux personnages-écrivains qui traversent son œuvre, puisqu’ils abordent tous cette question dans leurs romans fictifs. Ce faisant, on en vient même à se demander si ceux-ci ne seraient pas au fond que des alter ego de Philippe Besson - nous y reviendrons plus loin. Un cas exemplaire est celui de Lucas Andrieu, dans Son frère . En effet, il explique comment son homosexualité et le désir qu’il ressent pour les autres hommes est au fondement de son activité littéraire-: comment ne pas admettre qu’il est peu de spectacles, parfois, aussi émouvants ou charmants ou sensuels que ceux de corps presque nus sur les plages estivales? […] Au fond, je n’écris que pour retrouver la belle sensation du soleil luisant entre les omoplates d’un garçon étendu, ventre et visage contre le sable, dans août qui s’en va. C’est là, précisément, dans le soleil au bord de la mer, que mon désir pour les garçons est survenu. […] La fascination pour les corps qui s’est déployée plus tard dans l’écriture des livres est née au creux de cet été 1986, l’été de mes quatorze ans, dans une lumière jaune. Elle ne m’a plus quitté. Elle est ce qui me définit le mieux 3 . Cette « fascination pour les corps » qui traverse les romans de Lucas Andrieu, on la trouve aussi chez Louise, pour qui le corps des hommes est une importante source d’inspiration. C’est pourquoi, « dans les moments d’oisiveté, quand l’écriture ne surgit pas, elle va marcher sur le front de mer pour voir les hommes. Écouter leurs voix, leurs interpellations viriles, leurs murmures, leur ahanement, et même leurs silences têtus. Sentir leur odeur, celle de l’effort ou celle du large 4 . » C’est au contact du corps des hommes que l’inspiration lui vient, et qu’elle peut ensuite s’adonner à l’écriture. Dans un même ordre d’idées, un peu plus loin dans le roman, après avoir fait l’amour avec son jeune amant, elle dit « rev[enir] vers le salon, la table d’écriture. Aussitôt, elle écrit ça : le corps étendu, après la sensualité, le corps repu. La scène finira dans un roman. Rien n’est perdu. Tout lui sert » (Besson, 2013, p. 54). Là encore, ce qui nourrit son imaginaire et enclenche l’écriture, ce sont les ébats sexuels qu’elle vient de partager avec son amant, le désir qu’elle éprouve pour lui ; c’est cela qu’elle écrit, cela dont il sera question dans le roman en chantier. 34 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 5 Philippe Besson, La trahison de Thomas Spencer , Paris, 10|18, 2010, p.-100. 6 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017, p.-122. 7 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019a, p. 11. L’auteur souligne. Cette importance accordée au corps des hommes en tant que source d’ins‐ piration se traduit également par la place qu’occupe la photographie dans la pratique d’écriture des personnages-écrivains de Besson, au point où la photo y devient un outil aussi essentiel que le stylo, la feuille ou le clavier d’ordinateur. Thomas Spencer dira par exemple : « Je le contemple encore [un cliché de Paul] tandis que j’écris ces mémoires sentimentaux 5 .-» Cette «-photo du temps de [leur] jeunesse […] dit quelque chose de lui [Paul] : sa beauté, bien sûr, sa vigueur, la virilité singulière des types du Sud, mais aussi sa timidité. » (Besson, 2010, p. 100) Autrement dit, ce Polaroïd, porteur d’une mémoire somatique singulière, est ce qui propulse l’écriture, considérant que le roman qu’il écrit parlera principalement de son amitié avec Paul. Un procédé similaire est repris dans « Arrête avec tes mensonges » lorsque Besson parle de l’importance que prend une photo de son ancien amant Thomas Andrieu dans l’écriture de son roman : « Sur cette photo, […] il sourit. D’un sourire léger, complice ; tendre, je crois. Qui m’a bouleversé longtemps après, quand il m’est arrivé de regarder ce cliché. Qui me bouleverse encore tandis que j’écris ces lignes et que je le contemple, posé sur le bureau, là, juste à côté du clavier de mon ordinateur 6 .-» Enfin, dans Un certain Paul Darrigrand , Besson évoque une fois de plus la place qu’occupe la mémoire du corps de ses amants de jeunesse dans son écriture. Il y a d’abord la photo de Paul, sur laquelle s’ouvre le roman-: Elle [la boîte à chaussures] est ouverte devant moi alors que je commence à écrire. Et, au fond, c’est peut-être pour cette unique raison - jamais précisément formulée - qu’elle n’a pas disparu dans les grandes éradications dont je suis capable parfois : je devais penser que ces photos serviraient . Celle-ci au moins. Celle-ci en particulier . Les deux garçons sur ce cliché ancien, c’est Paul et moi 7 . Puis, il y a l’image mentale du corps de Matthieu, un des premiers garçons avec qui il a couché lorsqu’il était en Normandie-: J’avais d’emblée été attiré par les cheveux noirs, les yeux verts en amande, la peau de fille, je n’avais vu que ça, ça m’avait aimanté, je donnerai ces attributs à Vincent de L’Étoile lorsque j’écrirai En l’absence des hommes . (Chaque fois que je buterai, que l’écriture résistera, il me suffira de repenser à lui, à son visage pour que ça se réarme, que ça reparte.) ( Ibid. , p.-62-63) Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 35 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 8 Thomas dira d’ailleurs : « Vous savez, j’écris en mémoire de cela : l’amitié. » (Besson, 2010, p.-34) 9 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001a, p.-100. Dans tous ces cas, c’est bien la vision (photographique ou mentale) du corps des amants qui stimule l’écriture : soit elle en constitue le point de départ, soit elle permet de la réactiver dans les moments où l’inspiration vient à manquer. Dans d’autres cas, c’est moins la sexualité que l’amitié qui intéresse les personnages-écrivains bessoniens, ce qui n’empêche pas que leur pratique d’écriture s’arrime à diverses expériences somatiques. On le constate dans En l’absence des hommes , La trahison de Thomas Spencer et Son frère , où il est question de relations amicales 8 , voire fraternelles ; bref, homosociales. Marcel dira à ce propos-: La composition d’un livre emprunte les mêmes routes que l’invention d’une amitié. […] Dans la tentative de rapprochement que je fais avec vous, Vincent, j’éprouve les mêmes difficultés et les mêmes bonheurs que dans l’écriture du livre. […] D’abord, il faut être amoureux, ou l’avoir été, il faut ressentir une brûlure amoureuse ou la morsure d’un manque, le vide d’une absence pour commencer à écrire. L’amour et l’écriture sont intimement liés. L’un produit l’autre 9 . Autrement dit, le souvenir de la relation amoureuse ou amicale, voire sexuelle, serait nécessaire pour que l’écriture puisse advenir. On trouve là un écho aux réflexions de Thomas Spencer qui, comme je l’évoquais plus tôt, « écri[t] ce livre qui ne parle que de Paul » (Besson, 2010, p. 229), son meilleur ami, son « jumeau de hasard » ( Ibid. , p. 12) ; des « mémoires sentimentaux » ( Ibid. , p. 100) où « Paul Bruder […] occupera une place considérable[, l]a première, forcément » ( Ibid. , p. 13). En effet, il voit dans sa relation avec Paul « le signe d’une affection intense[, d]’un amour peut-être » ( Ibid. , p. 80), ce à quoi « [i]l faut enlever le peut-être » ( Ibid. , p. 82). Autrement dit, c’est son amour (platonique) pour Paul qui propulse - ou «-produit-», pour reprendre le terme employé par Marcel - l’écriture. Tout le roman La trahison de Thomas Spencer est structuré autour de la mémoire somatique du narrateur : la naissance, la perte du père, les premiers ébats amoureux… Comme il le dit : « Ma mémoire des dates peut surprendre. Mais comment oublier le jour de son dépucelage? » ( Ibid. , p. 146) Cela dit, l’épisode le plus signifiant pour le personnage demeure certainement celui de la puberté et de la découverte de la sensualité, laquelle se fait par ailleurs au contact de Paul-: Et c’est là, lors d’une baignade, que Paul installe entre nous deux une distance que je ressens aussitôt comme une agression, une violence. Il se déshabille lentement, 36 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 10 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque , Paris, Pluriel, [1961] 2011. 11 Jean-Paul Rocchi explique que «-cette notion d’ homotextualité , on peut la comprendre comme les soubresauts, surgissements, dérobades, travestissements et résistances de la conscience homosexuelle. Son espace serait celui d’un texte défini par les identifications refusées ou réalisées, toujours en mouvement, au gré des rencontres et des écarts que celles-ci commandent entre narration et écriture. Elle pourrait aussi être une perspective de recherche à part entière qui traverserait la littérature de la marge au tranquillement alors que j’ôte mes vêtements précipitamment dans le but de me jeter le plus vite possible dans le fleuve. […] Le spectacle qu’il m’offre en cet instant, je ne l’ai jamais oublié. Paul se tient debout, sur la rive. C’est bien lui, je le reconnais. Et pourtant, c’est un autre. Voilà, Paul a un corps d’homme. Un sexe d’homme. […] ce corps nouveau, celui de Paul, n’est pas seulement l’aboutissement d’une transformation, il est aussi le commencement de la sensualité. ( Ibid. , p.-76-77) Cette scène charnière installe une ambiguïté dans la relation Thomas/ Paul, un désir qui, s’il ne sera jamais consommé, semble pourtant bien présent, comme le confirme cet autre passage-: Sur le moment, je trouve cela beau, un sexe de jeune homme. Quinze années ont passé et je continue de trouver cela beau. Non, décidément, je ne fais pas partie de ces types que les corps masculins rebutent, qui grimacent de dégoût, avec des moues parfois si appuyées qu’elles finissent par en devenir suspectes. Au contraire, je suis capable de contempler mes semblables et de leur trouver du charme. Je n’ai jamais franchi la frontière, même si l’occasion s’est présentée. Je ne suis jamais allé jusqu’à l’étreinte. Peut-être parce qu’il ne s’agissait chez moi que d’une faculté à regarder, à reconnaître, et pas d’une attirance. Il y a autre chose aussi, mais que j’ai compris plus tard. Si je ne suis pas allé vers les hommes, c’est parce que j’avais Paul. ( Ibid. , p.-78) Autrement dit, n’eut été sa relation d’amitié (voire d’amour) avec Paul, Thomas aurait probablement succombé à son désir homosexuel, il serait « allé vers les hommes ». Peut-être est-ce aussi en ce sens qu’il faut comprendre sa liaison avec Claire, la femme de Paul, à la fin du roman : une façon détournée d’accéder à Paul, de se rapprocher de lui, suivant une logique de désir triangulaire 10 . Considérant que Thomas « écri[t] ce livre dans le seul but de raconter cela [sa trahison envers Paul]-» ( Ibid. , p.-71), on pourrait avancer que le roman qu’écrit Thomas est en fait surtout le récit de son attirance pour Paul ; l’histoire d’une trahison inconsciemment motivée par un désir inassouvi. De façon similaire, Marcel observe que dans ses textes, « c’est tout [son] désir des hommes qui transparaît. […] Il est là, sans être jamais exprimé » (Besson, 2001a, p. 20-21), dissimulé derrière des métaphores et des personnages fictifs, ce qui en fait un écrivain de l’homotextualité 11 . Comment, en effet, ne pas interpréter cette Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 37 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 canon, visitant un Hawthorne, un Melville ou un James, transcendant le sexe et les identités du texte pour interroger l’expérience littéraire elle-même d’une unique et troublante question : qu’est-ce que nos identifications au texte disent de nos identités? » ( Jean-Paul Rocchi, « Baldwin, l’homotextualité et les identités plurielles : une rencontre à l’avant-garde-», La Revue LISA , 2004, <-http: / / journals.openedition.org/ lisa/ 611->). scène de La trahison de Thomas Spencer , sinon comme un souvenir à caractère homoérotique-: Paul m’enlace, il passe ses bras autour de moi, les referme sur mon torse, pose son menton sur mon épaule, sa joue touche la mienne, il ne dit rien. Nous avons de l’eau jusqu’aux hanches. Est-ce que vous voyez l’image? Je sens sa peau mouillée, ruisselante contre moi, ses cheveux qui dégoulinent, et son sexe qui frotte contre mes fesses. Mon cœur qui cogne sous son étreinte. C’est un moment de communion absolue. (Besson, 2010, p.-81) L’attention qui est accordée ici au contact des corps - au « sexe qui frotte contre les fesses », notamment -, à travers la description détaillée de l’apparence physique de Paul, est on ne peut plus éloquente quant à la subjectivité désirante du narrateur - voire de Philippe Besson lui-même. La réappropriation du corps souffrant Cela dit, ce type de communion, qui se produit sous le signe d’Éros, peut aussi parfois se produire sous le signe de Thanatos. En effet, si l’attrait pour le corps des hommes (qu’ils soient des amants, des amis ou des frères) est souvent un moteur d’écriture pour les personnages-écrivains bessoniens, celui-ci n’est pas toujours associé à des souvenirs positifs ; c’est le cas, par exemple, du Arthur Rimbaud fictionnalisé par Besson. On connaît bien sûr la place qu’occupe l’homosexualité dans l’œuvre du poète symboliste. Mais ce sur quoi le Rimbaud des Jours fragiles attire notre attention, c’est plutôt une expérience de viol, et comment elle aurait influencé son écriture. En effet, la narratrice, sa sœur, raconte qu’à un moment, il [Arthur] ressent le besoin de parler de cela, qui s’est passé dans une chambre de la caserne de Babylone, au cours du vigoureux printemps mil huit cent soixante et onze, et qu’il aurait rapporté dans son [poème] Cœur supplicié . […] Il y a d’abord eu le vin qui a coulé dans les gosiers, les bouteilles qu’on frappait l’une contre l’autre, l’allégresse d’une gentille beuverie. Puis il y a eu les frôlements, des jeux innocents, des mains qui ont caressé son visage, qui se sont attardées sur son torse à travers sa chemise déchirée, des attouchements affectueux. Il les entendait qui racontaient qu’il 38 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 12 Philippe Besson, Les jours fragiles , Paris, Julliard, 2004, p.-93-95. avait l’apparence d’une fille ; ils avaient l’air d’apprécier son teint de pêche, son regard doux, ses membres frêles : il croyait qu’ils le taquinaient. Et, tout à coup, ça a basculé. Il ne saurait pas dire pourquoi ni comment. Tout à coup, il y a eu une frénésie, un échauffement, une violence. Ils étaient plusieurs et il était tout seul. Ils éprouvaient du désir et il était disponible. Ils ont pris sa croupe et ses seize ans, dans l’ivresse. Ils ont pris sa virginité, dans un rire général. Des années après, il m’assure qu’il revoit leurs visages, qu’il les revoit distinctement. […] Les soldats de la caserne Babylone ne l’ont jamais quitté 12 . Dans la mesure où l’on considère la médiation opérée par Isabelle Rimbaud comme fiable, l’expérience qui est évoquée dans le poème d’Arthur ne serait donc pas émancipatrice, mais traumatique ; le corps en serait resté imprégné « des années après » : « Il entend encore leurs rires, la sonorité brutale et vulgaire de leurs rires, leurs halètements à son oreille. » ( Ibid. , p. 94-95) En ce sens, l’écriture mémorielle acquerrait plutôt, ici, un potentiel salvateur. En convoquant la mémoire corporelle de ce trauma au cœur de l’écriture, Arthur tente de faire la paix avec son expérience en se la réappropriant, et ce, d’une façon similaire à ce que fait Thomas dans La trahison de Thomas Spencer , alors qu’il dit à propos de l’absence de son père et du suicide de Paul : « Si je m’allongeais sur le divan d’un psy, comme on le fait un peu partout dans ce pays, j’en découvrirais sans doute de bonnes. Mais je ne me couche pas : j’écris. » (Besson, 2010, p.-17) Le travail thérapeutique se fait chez lui par l’écriture de la fiction, puisqu’elle lui permet de déformer la réalité, d’en reprendre le contrôle en la rendant plus tolérable. Ainsi, si « écrire témoigne qu’on n’oublie pas » (Besson, 2019a, p. 93) dans l’œuvre de Philippe Besson, il est aussi important pour ses personnages-écrivains que « la fiction ser[ve] à prendre une revanche sur le réel.-» ( Ibid. , p.-106). Partant de cette idée, la pratique d’écriture de Thomas Spencer peut être envisagée comme une entreprise de réparation : il écrit son livre afin d’entrer en dialogue avec Paul après sa mort - ce qui est d’ailleurs un motif d’écriture récurrent dans l’œuvre bessonienne. C’est la raison pour laquelle Marcel dira que « [s]on œuvre scrute le passé » (Besson, 2001a, p. 145), un passé dans lequel il est souvent question d’anciens amis ou amants : « J’avais un bon ami, un ami cher à mon cœur, qui est tombé aux premiers jours des combats [de la Première Guerre mondiale]. J’écris à propos de mes morts […], je tâche de composer une œuvre dans laquelle la figure des disparus occupe la première place. » ( Ibid. , p. 68) Cela fait également écho à une réflexion de Philippe Besson dans «-Arrête avec tes mensonges-»- : Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 39 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 Plus tard, j’écrirai sur le manque. Sur la privation insupportable de l’autre. Sur le dénuement provoqué par cette privation ; une pauvreté qui s’abat. J’écrirai sur la tristesse qui ronge, la folie qui menace. Cela deviendra la matrice de mes livres, presque malgré moi. Je me demande quelquefois si j’ai même jamais écrit sur autre chose. Comme si je ne m’étais jamais remis de ça : l’autre devenu inaccessible . […] La mort de beaucoup de mes amis, dans le plus jeune âge, aggravera ce travers, cette douleur. […] Je devrai apprendre à leur survivre. Et l’écriture peut être un bon moyen pour survivre. Et pour ne pas oublier les disparus. Pour continuer le dialogue avec eux. (Besson, 2017, p.-58. L’auteur souligne) Comme le dit encore Marcel : « Il y a de la souffrance dans l’écriture. On charrie de la souffrance. » (Besson, 2001a, p. 99) Mais cette souffrance peut aussi bien être psychique (le trauma, le deuil, la perte) que physique, l’une n’allant souvent pas sans l’autre. Dans En l’absence des hommes , Les jours fragiles et De là, on voit la mer , les écrivains énoncent aussi la douleur physique au premier degré, celle qui accompagne le fait même d’écrire. Marcel Proust dira-: J’écris jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la victoire sur l’insomnie, ou jusqu’à la défaillance de la main. Vous ne pouvez pas imaginer comme c’est douloureux quand la main se contracte et ne peut plus écrire, quand le bras est si dur qu’il faut poser la plume. On veut continuer, écrire encore, et on ne peut pas. On est dans l’impossibilité physique de le faire, de produire un geste. ( Ibid. , p.-98) Ici, les sensations du corps sont moins une source d’inspiration qu’un frein, une limite physique qui a tout de même une incidence sur le livre en train de s’écrire : elle influence le rythme des phrases, interrompt le flot de l’inspiration. Louise explique de façon similaire qu’« [e]lle a abandonné il y a longtemps le crissement de la plume contre le papier. […] Dès le premier livre achevé. Elle a dit : c’est trop d’efforts, trop de fatigue ; il lui avait fallu des mois pour revenir de cet épuisement physique. Elle a appris la facilité du clavier. » (Besson, 2013, p. 19) À l’inverse, pour Arthur Rimbaud, la douleur occasionnée par sa maladie, si elle est un obstacle, semble aussi représenter un défi à surmonter, ce qui sert à propulser l’écriture, selon Isabelle-: Je le [Arthur] vois qui s’accroche à la plume, qui s’oblige à l’écriture. Il veut que l’écriture l’emporte sur la douleur, qu’elle soit plus forte. Il veut que rien n’empêche les mots, que rien n’aille contre eux. Les mots sont du côté de la vie, voilà ce qu’il doit penser. […] Pourtant, il est à peine capable de maîtriser le mouvement de son poignet, le repliement de ses doigts sur la plume, la pression de l’index et du pouce […]. (Besson, 2004, p.-68) 40 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 On peut alors supposer que le texte qu’il tente d’écrire sera imprégné (cons‐ ciemment ou non) de cette douleur physique, car comment se concentrer et parler d’autre chose que de soi quand notre corps s’applique à nous rappeler sa présence et sa défaillance? La maladie et la douleur (ressentie par soi ou par l’entourage), au même titre que le désir, deviennent alors malgré soi de grandes sources d’inspiration pour les personnages de Besson, ne serait-ce parce qu’elles en viennent à envahir l’existence, jusqu’à l’obsession. Dans Son frère par exemple, cette « histoire de fraternité et d’agonie, de corps supplicié qui s’approche de la mort » (Besson, 2017, p.-99), Lucas dit-: Depuis six mois, lorsque je m’assois devant le clavier, c’est de la maladie dont je souhaite parler, c’est d’elle uniquement dont je puis parler. Alors, j’ai fait ça, abandonner le roman en train de se faire, et j’écris à propos de Thomas, je raconte la vérité pour la première fois, je suis dans le réel. J’ignorais que les mots pouvaient dire le réel. (Besson, 2001b, p.-78) En effet, « rien d’autre ne semble compter que le frère malade » ( Ibid. , p. 68) ; Lucas n’a donc d’autre choix que de se soumettre à la maladie et de parler d’elle, quitte à abandonner le projet de roman en cours. De même, dans De là, on voit la mer , lorsque Louise reçoit un appel qui lui annonce que François, son mari, a eu un grave accident de voiture, la narration annonce : « Elle ne connaît pas les circonstances. On les lui racontera. Ça fera un beau chapitre dans un livre. » (Besson, 2013, p. 86) Au-delà de la dimension tragique (réelle) de l’accident, ce que l’écrivaine perçoit tout de suite, c’est la valeur littéraire de l’événement, et la nécessité de l’intégrer à son roman - de la même façon qu’elle avait ressenti l’urgence d’écrire après la nuit passée avec son amant. Dans Un certain Paul Darrigrand , Philippe Besson parle d’une maladie qu’il a dû combattre alors qu’il était plus jeune, ce qui a plus tard inspiré l’un de ses romans - : j’ai évoqué cette maladie, il y a longtemps. C’était, en 2001, dans un livre intitulé Son frère . D’une réalité vécue dans ma jeunesse, j’ai fait un pur roman. […] Dans le livre, je me suis donné le rôle du bien portant. Cependant, tout est écrit de sorte que le lecteur est convaincu de tenir entre les mains un récit autobiographique, un témoignage. […] En fait, je me suis contenté de transposer, de transformer, de déporter, j’ai inversé les rôles, et par ailleurs ajouté un secret rapporté par un vieillard étrange, histoire de brouiller les pistes (et j’y ai gagné mes galons de romancier). (Besson, 2019a, p. 125-126) Cette expérience personnelle, il l’a réécrite en détails dans la seconde moitié du deuxième livre de sa trilogie autofictive : les mêmes scènes, parfois les mêmes Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 41 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 13 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019b, p.-73. 14 Philippe Besson, Retour parmi les hommes , Paris, Julliard, 2011, p.-176. paroles, mais cette fois, c’est bien le corps de Philippe Besson qui les vit, et non celui d’un frère fictif. Comme il l’explique à propos de Son frère : « je n’ai pas inventé grand-chose, […] je me suis contenté de transposer, de déplacer, […] j’ai saupoudré un peu de suspense et proposé une issue tragique mais […] l’essentiel est véridique. […] je me suis avant tout livré à un exercice de mémoire 13 . » D’une même expérience corporelle sont donc nés deux récits : que Besson écrive de la fiction ou des romans autofictifs, tout semble avoir comme point de départ sa propre mémoire somatique, qu’il transpose et remanie ensuite en adoptant différents degrés de fictionnalisation. Comme l’observe Vincent dans Retour parmi les hommes : « Au fond, c’est le propre des écrivains que d’être dans le dédoublement, et de mentir si bien 14 . » Cette conclusion traduit en fait à merveille la pratique d’écriture des personnages-écrivains bessoniens, pour qui le mensonge (ou du moins la mise en fiction de souvenirs et de sensations réelles) est pratique courante. Louise, par exemple, songe que « le réel ne lui vient pas naturellement. Ce qui lui vient naturellement, c’est le mensonge. » (Besson, 2013, p. 35) Elle le répète même un peu plus loin, pendant un appel téléphonique avec son mari François : «-Le mensonge arrive, plus vraisemblable que toutes vérités. L’habitude d’écrire des romans, que voulez-vous. […] Quand elle raccroche, elle se rapproche aussitôt de la table. Et l’écriture advient tout de suite, elle jaillit. Un mensonge en entraînant un autre. » ( Ibid. , p. 68) Cette déclaration peut en fait servir de clé de lecture pour tous les romans qu’a écrits Besson, même ceux qu’il présente comme « autobiographiques » - après tout, ne donne-t-il pas comme titre « Arrête avec tes mensonges » au premier roman de sa trilogie, ce qui ne ferait qu’appuyer sa dimension fictive? Est-ce que « l’habitude d’écrire des romans » de Besson ne le condamnerait pas, comme Louise, aux mensonges, et ce, même dans des romans qui se veulent autobiographiques? On ne peut en effet s’empêcher d’y voir un écho à cette réflexion de Thomas Spencer : « […] il y a des mensonges plus vrais que la vérité elle-même. » (Besson, 2010, p. 24) Autrement dit, ce serait le propre de tous les romans de Besson de réaménager le réel de façon à le rendre plus tolérable, ou du moins plus intéressant. 42 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 15 Philippe Besson, cité par Brigitte Aubonnet, « Rencontres : Philippe Besson », Encres vagabondes , 2002, <-http: / / www.encres-vagabondes.com/ rencontre/ besson.htm->. 16 Cette entrevue ayant été réalisée en 2008, il n’avait pas encore écrit sa trilogie autofictive/ autobiographique, laquelle appelle à nuancer cette affirmation. 17 Philippe Besson, cité par Dédale, « Interview de Philippe Besson », Biblioblog , 26 juin 2008, <-http: / / www.biblioblog.fr/ post/ 2008/ 06/ 26/ Interview-de-Philippe-Besson->. 18 Jérôme Dubois, « Le corps de l’écrivain dans le corps de l’œuvre », Sociologie de l’Art , dossier « Le corps en amont. Le corps de l’écrivain I », 2012/ 1 (OPuS 19), p. 58. L’auteur souligne. Le dédoublement hétérosomique En 2002, Besson confiait en entrevue : « Moi, je cherche à capter, à retenir les instants […]. À retrouver des sensations, des émotions que j’ai pu vivre, ressentir. L’écriture, c’est cela, rien d’autre 15 .-» Quelques années plus tard, il ajoutait-: Ma vie n’est pas dans mes livres 16 . En revanche, évidemment, mon intimité y figure, en filigrane, dans les interstices. On ne peut pas écrire en faisant abstraction de ce qu’on est profondément. Ce serait impossible, cela supposerait une schizophrénie totale, une distance à soi proprement sidérante. Par conséquent, mes romans portent quelque chose de moi, mes obsessions, mes désirs 17 . Cette réflexion, il la reprendra une dizaine d’années plus tard dans Dîner à Montréal , où il dit : « oui, évidemment, on écrit avec ce qu’on a vécu, ce qui nous a traversé, ce serait impossible de faire autrement, impossible, quel écrivain pourrait faire abstraction de ce qu’il est, de ce qui l’a construit, mais avec ce matériau, il faut s’efforcer de faire de la littérature ; la vie ça ne fait pas un livre, jamais, la vie réécrite ça peut en faire un. » (Besson, 2019b, p. 75-76) N’est-ce pas également ce qu’il propose avec sa trilogie autofictive, une « vie réécrite »? Cette idée du « vécu de l’écrivain comme matériau d’écriture » fait écho aux réflexions de Jérôme Dubois, qui avance l’hypothèse que « [t]oute œuvre - même la plus abstraite - est parcourue par le corps du créateur, inconscient dont il ne rend compte qu’indirectement, via son expression subconsciente dans l’œuvre 18 .-» Réactualisant la pensée de Didier Anzieu, il explique en fait que la création d’une œuvre déterminante pour son auteur renvoie toujours à un moment critique de sa vie corporelle : de façon endogène, au passage de l’adolescence à la jeunesse, à la maturité et à la vieillesse, ou, de façon exogène, aux ruptures de son environnement, telles que le décès d’un proche ou le départ d’un pays, autrement dit aux bouleversements de l’environnement humain et naturel dans lequel s’inscrit le corps. ( Ibid. , p.-59) Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 43 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 19 Marcello Vitali-Rosati, Égarements. Amour, mort et identités numériques , Paris, Her‐ mann, coll.-«-Cultures numériques-», 2014, p.-81. Peut-être est-ce d’ailleurs ce qu’il faut comprendre quand Besson dit, dans Dîner à Montréal , que « la géographie […] est déterminante dans [s]on existence, que les lieux […] [l]e façonnent » : « Les images sont indélébiles, les sensations intactes. Je sais les commotions, et les traces qu’elles ont laissées. J’ai écrit des livres qui racontent cela. Il me semble même que les livres, parfois, sont nés de cela, un endroit, le souvenir d’un endroit. » (Besson, 2019b, p. 68) Si les lieux occupent une telle place dans la poïétique bessonnienne, ce serait surtout à cause des traces et des impressions qu’ils laissent sur le corps. Ce faisant, la pratique d’écriture, chez Besson comme chez ses personnages-écrivains, ne serait peut-être finalement qu’une façon de revivre des « moments critiques de leur vie corporelle-» en les remaniant dans la fiction. Empruntant la notion d’hétérotopie à Michel Foucault, le philosophe Mar‐ cello Vitali-Rosati explique que « l’hétérotopie est […] l’espace de l’action cinématographique ou celui de l’action littéraire. […] En d’autres termes, l’hétérotopie est l’espace où je me projette. Et c’est un espace imaginaire, tout simplement parce que c’est une fiction qui s’y produit 19 .-» Autrement dit, dans le roman, il s’opèrerait « un dédoublement du corps, ce qu’on pourrait appeler “hétérosomie” » ( Ibid. , p. 91) : le corps de l’écrivain, une fois mis en scène dans les romans, n’est plus tout à fait celui qu’il habite dans le réel. Suivant cette idée, on peut dire que Philippe Besson, comme l’ensemble de ses personnages-écrivains, pratiquent une forme d’hétérosomie dans leurs romans-: bien qu’ils s’inspirent effectivement de leur propre expérience somatique, ce qui se retrouve dans les livres est toujours une version fictionnalisée et remaniée de leur expérience réelle. À ce titre, Besson disait en entrevue : « Je suis […] venu à l’écriture parce que […] [j’]ai voulu devenir un autre, plusieurs autres, que je ne suis pas. » (Dédale, 2008) Cette idée d’un jeu de rôle, d’un dédoublement, voire d’une projection de soi dans divers personnages, est entre autres ce que met en lumière la trilogie autofictive publiée par Besson ces dernières années. Tout en racontant le récit de ses amours adolescents avec Thomas et Paul, des garçons dans le placard, il explique comment ceux-ci ont inspiré la genèse de ses premiers romans, et comment l’éveil du désir et la déception amoureuse ont influencé son écriture. Lucas, le fils de Thomas - pour qui Besson semble d’ailleurs éprouver un certain désir - verra tout de suite une équivalence entre l’histoire que l’écrivain a vécue avec son père et le contenu de ses romans. Il dira-: 44 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 j’ai cherché vos livres, j’ai trouvé Son frère , Un garçon d’Italie et Se résoudre aux adieux , je les ai pris tous les trois, je les ai lus aussitôt. Et ces livres, ils n’ont fait que confirmer mes doutes. Dans Se résoudre aux adieux , vous écrivez des lettres à un homme que vous avez aimé, qui vous a quitté et qui ne vous répond jamais, et vous voyagez tout le temps pour essayer de l’oublier. Je [Philippe] dit : ce n’est pas moi qui écris à cet homme, c’est une femme, c’est mon héroïne. Il [Lucas] dit : vous allez faire croire ça à qui? Il poursuit : dans Son frère , le héros s’appelle carrément Thomas Andrieu. Vous allez m’expliquer que c’est un hasard? Je baisse les yeux, nier serait insulter son intelligence. Il enfonce le clou : et Un garçon d’Italie , ça raconte une double vie, l’histoire d’un homme qui ne sait pas choisir entre les hommes et les femmes, et qui ment. J’ai eu l’impression qu’ils étaient comme les pièces d’un puzzle, vos romans, il suffisait d’assembler et ça formait une image compréhensible. (Besson, 2017, p.-185) Ainsi, on voit que même dans le cas où il s’agit de protagonistes féminins (comme Louise dans De là, on voit la mer ), c’est bien la subjectivité de Philippe Besson - son désir homosexuel et le regard particulier qu’il pose sur le corps des hommes - qui transparaît, qu’il transpose sur ses personnages-; tout part de la mémoire de son propre corps. Cette source d’inspiration commune permet en fait qu’il y ait une grande cohérence dans l’œuvre bessonienne, peu importe la part de fiction qui compose les romans. Paul observe d’ailleurs, dans Dîner à Montréal- : ce qui est frappant, […] c’est que, dès le premier livre, tout est là . […] Il précise sa pensée : tout ce que tu es, tout ce que tu portes, c’est là, dès ce livre-là, comme s’il fallait que ça sorte, c’est comme une carte d’identité. Je proteste : mais non, je ne suis pas dans le premier livre, il s’agit d’un roman, d’un pur roman. Il me contre : tu te moques de nous? quasiment toutes tes obsessions y sont […] : le goût pour la jeunesse et le regret de la jeunesse, et puis les élans qu’on ne sait pas réfréner, les liens qui se nouent et qui se dénouent, les menaces qui pèsent, la mort qui rôde, les deuils à accomplir, enfin, tu sais bien, tout ça, tout ça qui apparaîtra encore plus dans ce qui s’est écrit après. […] Antoine sourit dans son coin […] : tu oublies le triangle, le triangle amoureux, quand même c’est partout, ce truc-là, chez Philippe, non? (Besson, 2019b, p.-55-56. L’auteur souligne) On comprend ici que le triangle amoureux formé par Philippe, Paul et Isabelle, voire celui formé par Philippe, Paul et Antoine, a probablement aussi inspiré plusieurs des romans de Besson. On pense bien sûr au triangle Vincent/ Marcel/ Arthur dans En l’absence des hommes , Vincent/ Cocteau/ Ray‐ mond dans Retour parmi les hommes , Lucas/ Thomas/ Vincent dans Son frère , Louise/ François/ Luca dans De là, on voit la mer , et Thomas/ Paul/ Claire Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 45 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 dans La Trahison de Thomas Spencer . Dans Un certain Paul Darrigrand , Besson explique-: En 2003, j’écrirai Un garçon d’Italie , l’histoire d’un homme partagé entre son irrépro‐ chable compagne et son jeune amant. Dans le livre, l’amour se répartit équitablement , le héros est aussi amoureux de l’un que de l’autre, même si la compagne a droit à la vie sociale et l’amant à la clandestinité. On écrit parfois pour embellir ses souvenirs. (Besson, 2019a, p.-106. L’auteur souligne) On trouve une idée similaire d’embellissement et de camouflage dans Retour parmi les hommes . Raymond Radiguet explique-: «-Marthe, l’héroïne du roman [ Le Diable au corps ], n’est pas Alice [une femme dont il a été amoureux à la fin de la guerre]. Il serait trop commode de penser qu’elles sont la même personne. Tout le monde croit savoir mais il n’y a que moi qui sais. » (Besson, 2011, p. 158) Et quand, quelques pages plus loin, il avoue qu’« [i]l y a un homme dans sa vie » ( Ibid. , p. 170), à savoir Jean Cocteau, qui a quinze ans de plus que lui, on ne peut qu’y voir la «-pièce de puzzle-» d’une supercherie littéraire-: et si Cocteau avait inspiré le personnage de Marthe à une époque où il valait mieux, pour un écrivain, de camoufler son homosexualité? C’est du moins ce que suggère le narrateur de Besson lorsqu’il commente, à la suite de ce témoignage de Radiguet : « J’entends simplement des aveux suivis de rebuffades, la vérité tempérée par la fiction. Je vois l’amoureux fracassé, cherchant dans l’écriture une solution à cette prise de conscience terrible que la vie ne suffit pas. » ( Ibid. , p. 158) De même, lorsque le mari de Louise lui demande « Est-ce que tu parles de moi, dans les livres? Est-ce que je dois me reconnaître dans certains personnages? », elle répond-: Non, ce n’est jamais toi, jamais entièrement toi, ce sont juste des morceaux, des éclats, des moments de toi, et après, j’ajoute, je retranche, je transforme, et à la fin, ce n’est plus toi. […] Mais c’est pareil pour moi, à la fin je ne me reconnais plus moi-même, et c’est cela la finalité exacte de l’écriture : ne plus se reconnaître soi-même (Besson, 2013, p.-101-102) Aussi dira-t-on, à propos du roman qu’elle est en train d’écrire : «-Elle [Louise] est veuve. […] Elle est celle dont le mari est mort, loin, dans une catastrophe, et qui attend qu’on lui confirme l’irréparable, puis qu’on lui rende un cadavre » ( Ibid. , p. 33) ; sa subjectivité se confond avec celle de son personnage. D’ailleurs, un peu plus loin, Louise « reprend l’histoire de la femme veuve, attendant qu’on lui restitue le corps introuvable de son mari, et dialoguant avec un bel inconnu au bar d’un hôtel perdu. Elle persiste à ne pas vouloir voir que les histoires qu’elle invente sont plus proches de la réalité que la vérité elle-même. » ( Ibid. , 46 Étienne Bergeron Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 p. 165) En effet, l’apparition soudaine du personnage de ce « bel inconnu » dans le roman qu’elle écrit est certainement influencé par sa nouvelle relation avec Luca, la fiction ne venant que redoubler le réel. Dans « Arrête avec tes mensonges » , Besson dit qu’il travaille sur un roman qui raconte « l’histoire de deux amis inséparables que le temps finit par séparer » (Besson, 2017, p. 155), qu’on devine être La trahison de Thomas Spencer . L’annonce de cette trame narrative fait sourire Lucas parce qu’elle fait bien sûr écho à la relation entre Philippe et son père, Thomas. Besson confie aussi dans le deuxième livre de la trilogie qu’« [e]n écrivant De là, on voit la mer , livre dans lequel une femme quitte son mari accidenté, tandis qu’il est étendu sur son lit d’hôpital, dans le seul but d’aller rejoindre une nouvelle existence possible, loin, en Italie, [il] repenser[a] à ce moment » (Besson, 2019a, p. 187), soit l’instant où Paul l’a appelé à l’hôpital après son opération, et qu’il a eu l’impression qu’il le quittait là, sans plus de considération. Autrement dit, chez Besson comme chez ses personnages, ce sont toujours les moments critiques de leur vie corporelle qui les inspirent et qu’ils rejouent par le biais de la fiction littéraire. Comme le dit la sœur de Rimbaud dans le roman de Besson : « Un homme, est-ce son œuvre? Est-on la somme de ses peurs, de ses rancunes, de ses chagrins, de ses souffrances? Ou celle de ses étreintes, de ses abandons, de ses désirs, de ses plaisirs? Ou les deux? » (Besson, 2004, p. 153) Dans Dîner à Montréal , Paul dit qu’«-[i]l est convaincu qu’un écrivain ne peut pas faire abstraction de sa vérité intime, quand bien même il invente des histoires. » (Besson, 2019b, p. 72) Louise, alors qu’elle travaille sur son roman, « se remémore une phrase des Choses de la vie , qu’elle avait recopiée, un jour, dans un de ses petits carnets [et qui éclaire tout son travail] : “On ne fait que projeter autour de soi son petit cinéma intime.” » (Besson, 2013, p. 48) À force de s’intéresser aux jeux de miroir qui sont à l’œuvre dans les romans de Philippe Besson, de même qu’à la pratique d’écriture de ses personnages, sortes d’alter ego de l’écrivain, on ne peut s’empêcher de penser, comme le faisait Vincent dans En l’absence des hommes , le premier roman de Philippe Besson : « Raconte-t-on jamais autre chose que sa propre histoire? » (Besson, 2001a, p.-94) Échos somatiques-: poïétique des personnages-écrivains bessoniens 47 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0003 1 Pierre de Gasquet, « L’ovni Macron scruté par Besson », Les Échos , 29 septembre 2017, p.-44. 2 Anne-Sylvie Sprenger, « Le roman fade d’Emmanuel M. », Le Matin , 17 septembre 2017, p.-65. 3 Béatrice Bouniol et Céline Rouden, « Emmanuel Macron, retour sur une conquête pas si improvisée-», La Croix , 13 septembre 2017, p.-8. 4 Philippe Besson, Un personnage de roman , Paris, Julliard, 2017. 5 Bouniol et Rouden, 2017, p.-8 et Sprenger, 2017, p.-65. 6 Thierry Richard, « Emmanuel Macron, personnage de roman », Ouest-France , 8 sep‐ tembre 2017. 7 Raphaëlle Leyris, « Macron, sans ampleur romanesque », Le Monde , 13 septembre 2017, p.-23. Philippe Besson par Philippe Besson ou l’écriture intime du récit politique-: le cas d’Un personnage de roman (2017) Marie-Odile Richard, Université du Québec à Trois-Rivières «-Qu’on me laisse exercer tranquillement ma petite littérature-» (Gustave Flaubert, Correspondances , II, 657, lettre à Edmond Pagnerre, 31 décembre 1856.) Présenté par la presse tantôt comme « un récit littéraire de campagne 1 », tantôt comme un « compte-rendu linéaire 2 », un « récit factuel et un peu ennuyeux 3 » de la campagne présidentielle menée par Emmanuel Macron, Un Personnage de roman 4 (2017) de Philippe Besson serait plutôt, confie l’auteur, un «-roman d’aventures 5 -». L’exercice, que plusieurs inscrivent dans la continuité des ouvrages de Yasmina Reza et de Laurent Binet à propos, respectivement, des campagnes de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, serait « un genre littéraire récent 6 -» et désormais l’un « des rituels de l’élection présidentielle 7 -». Au sein de son livre, pourtant, Philippe Besson s’en défend. Lorsqu’un ami Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 8 Besson, 2017, p.-143. 9 Ibid. , p.-23. 10 <-https: / / livre.fnac.com/ a10679670/ Philippe-Besson-Un-personnage-de-roman->. 11 < https: / / www.leslibraires.ca/ livres/ un-personnage-de-roman-philippe-besson-978226 0030072.html->. 12 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique , Paris, Seuil, coll.-«-Poétique-», 1975. 13 Besson, 2017, p.-24-; 85. le questionne sur le sujet, il insiste sur la subjectivité et la singularité de sa démarche-: Coïncidence, l’un de mes amis, finalement informé de ce projet littéraire, me dit : « Mais tu arrives à rester objectif ? » Je lui rétorque que ce n’est absolument pas mon intention. Je revendique la subjectivité, j’entends porter un regard sensible sur ce qui advient. Il poursuit : « Mais par rapport au bouquin de Reza sur Sarko ? à celui de Binet sur Hollande ? » Je dis que j’avais aimé le Reza mais que je m’en souviens mal et que je n’ai pas lu le Binet. Il insiste : « Mais tu t’inscris dans un genre ? » Je tranche-: «-Il ne faut justement pas en faire un genre 8 .-» L’originalité de son projet ne l’empêche pas, toutefois, d’espérer « que le roman personnel rencontrera le roman national », puisque ce serait cela « le véritable sujet du livre qu[’il] enten[d] écrire 9 -». Vendu, enfin, avec un bandeau sur lequel on peut lire «-Macron par Besson-», sous la catégorie «-roman-» sur le site de la Fnac 10 , mais sous celle des essais d’actualité ou de politique sur le site Les libraires 11 , l’ouvrage entretient indéniablement un contrat de lecture incertain avec ses lecteurs (et les libraires-! ). À la frontière entre le journal de campagne et la fiction, Un personnage de roman joue fortement sur l’ambiguïté de ce contrat, ou de ce que Philippe Lejeune 12 avait nommé les pactes romanesque et référentiel. Il est difficile, en effet, de discerner le vrai du faux, le réel de l’inventé. Cette incertitude est par ailleurs accentuée par le caractère abstrait du projet auquel se livre Besson et de son point d’observation. Emmanuel Macron, sous la plume de Besson, est tantôt un ami intime avec qui l’auteur entretient une « affection réciproque 13 -», tantôt un objet d’étude dont les gestes sont analysés et critiqués. Si Besson se dit lucide quant à sa subjectivité (nous y reviendrons), il n’en demeure pas moins que sa perspective est pour le moins ambigüe et que, nous le verrons au cours des pages qui suivent, le résultat de ses observations ressort parfois du journal de campagne, parfois d’une écriture plus intime. La littérature, souvent mise au service du politique, semble ici prendre sa revanche : c’est en s’emparant du politique que Philippe Besson parle le plus intimement, finalement, de littérature et de lui-même. 50 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 14 De l’édition originale. 15 Tanguy Ollivier, « De la politique au personnage de roman », La Montagne , 7 novembre 2017, p.-Brive-08. Pacte référentiel et pacte fictionnel Lorsque l’on met la main sur Un personnage de roman , impossible d’affirmer avec certitude la nature de l’objet. Aucune mention générique ne figure sur la couverture ou dans les premières pages, et le résumé, en quatrième de couverture 14 , se démarque par sa singularité-: Je connaissais Emmanuel Macron avant qu’il ne se décide à se lancer dans l’aventure d’une campagne présidentielle. Et quand il m’a exprimé son ambition d’accéder à l’Élysée, j’ai fait comme tout le monde-: je n’y ai pas cru. J’ai pensé-: ce n’est tout simplement pas possible. Pourtant, au fil des mois, au plus près de lui, de son épouse Brigitte et de son cercle rapproché, sur les routes de France comme dans l’intimité des tête-à-tête, j’ai vu cet impossible devenir un improbable, l’improbable devenir plausible, le plausible se transformer en une réalité. C’est cette épopée et cette consécration que je raconte. Parce qu’elles sont éminem‐ ment romanesques et parce que rien ne m’intéresse davantage que les personnages qui s’inventent un destin. L’on constate ici toute l’étendue de la confusion entre ce qui relève de la fiction et ce qui relève du réel. La présence des guillemets, d’abord, signale une citation que l’on attribue avec une assez bonne certitude à l’auteur, mais dont la provenance demeure indéterminée. Le contenu lui-même, ensuite, est largement référentiel, mais rapporté de manière plutôt intimiste, c’est-à-dire que les faits avérés sont modulés par la perception de l’auteur. Le dernier segment, enfin, rend d’autant plus ambigu le contrat de lecture qui unit Besson à son lectorat : Emmanuel Macron, dont l’ascension serait « éminemment romanesque », serait un de ces « personnages qui s’inventent un destin ». Ce résumé laisse assez bien présager la nature du récit de Besson : c’est que ces tensions entre la réalité et la fiction, de même qu’entre l’écriture factuelle et l’écriture intime, sous-tendent, nous aurons l’occasion de le constater, l’entièreté de l’ouvrage jusqu’à en faire un genre à part, «-un “objet littéraire” volontairement inclassable 15 -». Dès lors, c’est toute la question des pactes référentiel et romanesque qui est soulevée par le récit. Le résumé indique d’abord la présence d’un récit factuel de la campagne présidentielle menée par Emmanuel Macron, ce qui en ferait Philippe Besson par Philippe Besson 51 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 16 Philippe Lejeune, 1975, p.-33. 17 Ibid. , p.-33. 18 Ibid. , p.-33. 19 Lorsque le personnage d’Emmanuel M. s’étonne que Besson ne l’ait pas accompagné à Marseille, le narrateur « lui rappelle qu’[il n’est] pas journaliste, ni clerc, [qu’il] n’envisage pas d’être le conteur de ses faits et gestes », ce à quoi le candidat répond : « En fait, tu fais un livre de fiction. C’est pas con. » ( Ibid ., p. 80) ; En conversation avec Brigitte M. sur son projet d’écriture, Besson le définit ainsi : « Il s’agit d’un roman, puisque ton mari est romanesque.-» ( Ibid ., p.-99-100)-; etc. 20 « C’est une œuvre littéraire » (Hendrick Delaire, « Sur les terres de Riester, Philippe Besson dédicace son roman sur Macron », Le Parisien , 11 décembre 2017, p. SEMA37) ; « j’ai écrit un récit de politique-fiction » (Danielle Laurin, « Entrevue - Emmanuel Macron, l’homme qui s’est inventé un destin-», Le Devoir , 21 octobre 2017, p.-F1)-; etc. 21 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale , Paris, Michel Lévy, 1869. 22 Afin de préserver la fluidité de la lecture, et dans un souci d’honorer le choix éditorial de Philippe Besson lui-même, désormais, les références aux personnages se feront par Emmanuel M., Brigitte M. ou le couple M. un « texte référentiel », au sens où l’entend Lejeune, qui prétend « apporter une information sur une “réalité” extérieure au texte 16 » et dont le « but [ne serait] pas la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai 17 ». Selon Lejeune, ces textes comporteraient tous un « “pacte référentiel”, implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend 18 . » Dans le cas d’ Un personnage de roman , c’est justement là que le bât blesse : si le péritexte semble indiquer la présence d’un récit purement factuel, l’épitexte brouille les cartes en mettant plutôt l’accent sur son caractère romanesque. C’est que Philippe Besson ne cesse de répéter, dans le texte 19 et hors du texte 20 , qu’il n’a aucun désir d’objectivité et que son ouvrage constitue bel et bien une fiction. Dès l’incipit, d’ailleurs, Un personnage de roman apparaît comme une réécri‐ ture, plus politique que sensible, certes, mais une réécriture néanmoins, de L’Éducation sentimentale 21 . Emmanuel M. 22 , le personnage (durassien) de Besson se rend à l’Élysée à bord d’un bateau blanc qui file sur la Seine. L’image rappelle celle de Frédéric Moreau, à la différence que se trouve sous le bras du personnage non pas un album, mais bien la lettre annonçant sa démission du gouvernement dirigé par François Hollande. Le roman qui s’en suit rapporte l’ascension politique de cet homme qui attise naturellement la curiosité par sa jeunesse, mais également et surtout par son refus de la « vieille » politique et de la traditionnelle dichotomie droite/ gauche. Au fil des pages, toutefois, le récit politique apparaît davantage comme un prétexte pour mieux parler de fiction. Le principal protagoniste est, nous informe le titre de l’ouvrage, « un personnage de roman », « qui incarne l’ambition dans 52 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 23 Besson, 2017, p.-229. 24 Ibid. , p.-19. 25 Ibid ., p.-19. 26 Ibid. , p.-33. 27 Ibid. , p.-37. 28 Ibid. , p.-90. 29 Ibid. , p.-27. 30 Ibid ., p.-132-133. 31 Ibid. , p.-132. 32 Ibid. , p.-149. les récits d’aventures et d’action, celui qui cherche à affronter le monde dans le roman réaliste 23 ». On le compare tantôt au héros stendhalien Julien Sorel pour sa beauté et son ambition 24 , tantôt au héros balzacien Eugène de Rastignac pour ses idéologies politiques 25 . Chez sa femme, Brigitte M., tout «-retien[drait] l’attention : l’apparence, l’allure, l’âge, la liberté présumée 26 ». Elle serait une « Mme Bovary […] qui aurait échappé à son funeste destin 27 -». Quoiqu’inspirés de personnes réelles, Emmanuel et Brigitte M. sont bel et bien des personnages de fiction, ce qui a pour effet de générer une certaine confusion-: difficile, pour le lecteur, de départager ce qui relève de l’intériorité ou de l’intimité du couple, et ce qui relève de l’imagination de l’auteur. Plus largement, c’est toute la vie politique qui s’apparente à de la fiction dans l’univers de Besson. Les campagnes électorales consisteraient « à faire apparaître une image séduisante de soi-même en accumulant des mensonges ou, au mieux, des vérités tronquées et en dénaturant systématiquement les idées et le travail de ses adversaires 28 ». Emmanuel et Brigitte M. n’y échapperaient pas non plus, eux qui auraient embauché « Michèle Marchand, dite Mimi, que d’aucuns dépeignent comme la “dealeuse” de la presse people, la prêtresse de paparazzi [afin de] leur assurer un meilleur contrôle de leur image 29 -». Lorsque la Russie est soupçonnée d’interférer dans le second tour de l’élection présidentielle, Besson note que « [p]arfois, la réalité, avec ses effluves de guerre froide et ses officines louches, a plus de talent que la fiction 30 » et que « cette élection devient chaque jour plus romanesque 31 ». De la même manière, lorsqu’il fait mention du scandale de François Fillon et du Penelope Gate, il s’amuse de l’absurdité de ces rebondissements : « Depuis le début, le scénariste de cette campagne a certes du talent mais là, il exagérait 32 … » Se remémorant, enfin, toutes les péripéties du premier tour, Besson en relève la singularité-: Il reste trente jours avant le premier tour. L’impression qui domine est que, désormais, rien ne semble plus pouvoir arrêter cette marche vers le pouvoir suprême. Quelle Philippe Besson par Philippe Besson 53 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 histoire. Si quiconque l’avait écrite, il y a six mois, on lui aurait ri au nez. Aucun éditeur n’en aurait voulu. Arguant que la politique, ce n’est pas du roman. Eh bien si 33 . Pour Besson, la politique elle-même est fiction. S’il décrit des personnalités réelles et rapporte des événements avérés, il les rattache constamment à une illusion ou à une question de gestion de l’image. Sous sa plume, même le réel est incertain. Par ailleurs, l’ouvrage est truffé de références littéraires ou humanistes qui sortent tantôt de la bouche du couple M., tantôt de celle de Besson lui-même, comme si la politique n’était qu’un accessoire, un passage obligé. Ces références savantes laissent l’impression qu’elles exercent une certaine fonction de légiti‐ mation. Emmanuel M., n’est pas qu’un « banquier déconnecté des problèmes des “petites gens” 34 », il est un homme cultivé, érudit, qui n’hésite pas à citer Diderot, Camus ou Char pour motiver ses décisions. Outre la construction d’un éthos lettré, ces citations permettent à l’auteur de légitimer son saut en politique (littéraire). Lorsque Besson est questionné à propos de l’accueil sévère qu’a reçu son livre par la critique, il insiste en effet sur sa volonté de montrer une autre version de la campagne électorale-: Ça veut dire que j’ai réussi mon coup. Il n’y a rien de pire que de faire un livre attendu, répond l’auteur. Il faut le prendre comme une sorte de portrait intime de l’outsider qui devient président. Ce qui m’intéressait, c’était de faire un ouvrage à hauteur d’homme. Ce qui est important à mon sens, c’est quand la politique devient secondaire. Si je lis un livre qui me montre l’arrière-cuisine de quelque chose que j’ai déjà vu dans les journaux, cela m’intéresse peu. Je me souviens en revanche avoir lu le verbatim d’Attali sur Mitterrand comme un incroyable roman 35 . C’est donc volontairement que la politique s’éclipse du roman pour laisser toute la place au romanesque. Cette double légitimation est particulièrement apparente dans le passage ci-dessous-: Il [Emmanuel M.] me demande si la caméra me gêne. Je lui retourne la question : il fait aussitôt allusion à Hegel et à sa ruse de la raison. Rappelons que, pour Hegel, « […] la raison agit dans l’histoire par ruse. En effet, chaque individu poussé par la passion, en pensant agir pour son bien propre, œuvre en fait inconsciemment pour une tâche plus élevée, dont la voie est tracée par les grands hommes qui jouent le rôle de conducteurs d’âme […] 36 -». 54 Marie-Odile Richard 33 Ibid. , p.-175-176. 34 Ibid. , p.-27. 35 Ollivier, 2017, p.-Brive-08. 36 Besson, 2017, p.-62-63. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 37 Ibid. , p.-24. 38 Ibid ., p.-33. 39 Ibid ., p.-36. Non seulement Emmanuel M. est-il ici présenté comme un « conducteur d’âme » dont la vocation n’est pas de diriger une nation, mais de guider les individus, mais la référence savante apparaît limpide à Besson, qui ressent pourtant le besoin d’en expliciter le sens aux lecteurs. Ce faisant, c’est un « nous » lettré qu’il construit et qu’il oppose à son lectorat, composé de ces individus dont Emmanuel M. trace la voie, et pour qui les références à Hegel sont obscures. La politique, au cœur du roman, n’est finalement qu’un prétexte pour Besson à livrer ses réflexions politiques, certes, mais également et surtout ses réflexions littéraires ou humanistes. Les enjeux politiques ou sociaux ne sont abordés que pour mieux donner à voir les liens qu’ils entretiennent avec la fiction, quand ils n’y sont pas tout simplement réduits. Cette ambivalence dans l’écriture conduit le lecteur à ne plus être en mesure de discerner ce qui relève réellement du récit de campagne, et ce qui relève plutôt des impressions ou des interprétations de l’auteur. De l’ambiguïté du poste d’observation Cette confusion entre le réel et la fiction semble en partie engendrée par l’ambiguïté qui règne autour du projet auquel se livre Besson. Il insiste, certes, sur le caractère fictionnel de son livre, mais il reprend néanmoins en grande partie la relation (réelle) qu’il entretient avec le couple Macron et entend rapporter l’ascension (réelle) d’Emmanuel Macron jusqu’à l’Élysée. C’est donc la nature de son poste d’observation (est-il un analyste objectif ou un ami intime ? ), surtout, qui apparaît incertaine. Dès le début du roman, par exemple, on ressent toute la fierté qu’éprouve Besson à l’égard de la confiance que lui porte le couple M.-: Quand j’évoque mon projet de livre, Emmanuel M. ne m’encourage pas, ne me décourage pas. Je demande accès à sa personne, à son agenda, à son quartier général. Il dit : c’est d’accord. Sans rien exiger en retour. Aucun contrôle. Aucune relecture. Je ne lui demande pas pourquoi il est d’accord. Je suppose que sa confiance tient à notre affection réciproque 37 . À plus d’une reprise, par ailleurs, Besson prend soin de rappeler sa proximité avec le couple : « quand on la [Brigitte M.] fréquente un peu, comme c’est mon cas 38 -», «-[c]omme il se trouve que je connais les circonstances de sa rencontre avec celui qui partage sa vie aujourd’hui 39 », « [m]oi-même qui fréquente Philippe Besson par Philippe Besson 55 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 40 Ibid ., p.-53. 41 Ibid ., p.-140. 42 Ibid ., p.-224. 43 Ibid ., p.-71. 44 Ibid ., p.-136. 45 Ibid ., p.-85. 46 Ibid ., p.-23. l’accusé depuis pas mal de temps 40 -» etc. Au fil des pages, les événements de la vie politique sont l’occasion pour Besson de laisser voir au lecteur l’évolution de cette relation privilégiée. Si Emmanuel M. ferait normalement preuve d’« une capacité à ne jamais se dévoiler totalement 41 » et « répugne[rait] à se confier 42 », Besson, lui, devient petit à petit un conseiller particulier. Emmanuel M. lui demande son avis sur son manuscrit à paraître, ce qui constituerait « un pas supplémentaire dans la complicité 43 », mais s’enquiert également de ses impressions lorsqu’il accumule les maladresses : « Emmanuel M. m’envoie des messages pour me demander mon ressenti, lui qui trace généralement sa route sans s’occuper des éventuels états d’âme des uns et des autres 44 ». Au fil des conseils, sollicités ou non, que prodigue Besson à Emmanuel M., il constate, finalement, que leur « affection réciproque [se serait] renforc[ée] dans cette curieuse aventure 45 -». Cet attachement qui lie l’auteur à son personnage est palpable dès les premières pages-: Je le connais depuis deux ans, nous nous sommes croisés chez des amis communs, nous nous sommes revus, nous avons sympathisé, nous nous voyons de loin en loin, il nous arrive d’échanger des SMS, nous parlons de la vie ordinaire, de littérature, assez peu de politique, j’ai de l’admiration pour son intelligence, de l’affection pour lui, une grande tendresse pour son épouse, une curiosité pour le couple égalitaire qu’ils forment, je n’ai en revanche aucune fascination pour le pouvoir qu’il exerce, d’une manière générale je me tiens à bonne distance du pouvoir, seule parfois m’intéresse sa dimension tragique, déformation de romancier, ou sa dimension anecdotique, déformation de vieux gosse facétieux 46 . Ce passage laisse présager l’importance qui sera accordée à la littérature, au détriment de la politique, au sein du roman. En faisant référence à la « dimension tragique » du pouvoir, Besson laisse paraître le peu d’optimisme que la situation politique contemporaine lui inspire, tout en s’appuyant, de nouveau, sur la tradition littéraire pour l’illustrer. La fatalité du pouvoir et de ses luttes serait d’avoir le malheur comme seule issue. Cette suspicion envers le pouvoir annonce finalement la nature de son récit : si le sujet de son livre est bel et bien la 56 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 47 Ibid ., p.-247. 48 Ibid ., p.-52. 49 Ibid ., p.-86. 50 Ibid ., p.-102-103. campagne électorale d’Emmanuel M., l’objet de son intérêt est l’ascension d’un homme (son ami) et la transformation d’« un improbable » en « une réalité » (qui fera de cet ami, le président de la République). L’affection que nourrit Besson à l’égard de son personnage atteint en quelque sorte son apogée, à la toute fin du roman, lorsqu’il se remémore avec nostalgie l’aventure partagée avec lui-: Je referme alors le carnet sur lequel je prends des notes. Je songe à tous les carnets qui se sont empilés sur mon bureau depuis que cette aventure présidentielle a débuté, toutes ces paroles alignées, le plus souvent saisies à la volée, griffonnées à la hâte, reproduites avec le souci de ne pas les déformer, toutes ces phrases qui disent un long compagnonnage, un parcours hors norme, toutes celles aussi que je ne reproduirai pas parce qu’elles n’appartiennent qu’à nous 47 . L’affection se transforme ici en complicité, voire en communion : il y est question de paroles « saisies à la volée », c’est-à-dire dans l’intimité d’une conversation informelle, de « ces phrases qui disent un long compagnonnage », mais également de celles qui « n’appartiennent qu’à [eux] », parce que Philippe Besson et Emmanuel M., à la fin de cette aventure, forment une entité à part, un « nous » auquel Besson accorde suffisamment de valeur pour ne pas vouloir pleinement en révéler les détails dans son roman. À certains moments, c’est de l’admiration qui transparaît dans la façon d’écrire de Besson. Le candidat saurait « nomme[r] les choses pour s’efforcer de les régler, il entre[rait] en résonance avec un pays qui aspire au changement, il entend[rait] incarner le contraire de l’impuissance, le contraire du fatalisme 48 ». Il serait « sans précédent 49 » et ferait même preuve d’une lucidité exceptionnelle : Comme d’habitude, il a prévu les objections. Comme d’habitude, il a préparé les réponses aux objections. Toujours la parade et toujours un coup d’avance, c’est la façon dont son intelligence est organisée, sur de nombreux sujets. Fascinant. Et agaçant 50 . À d’autres, l’auteur donne même l’impression d’entretenir certains préjugés favorables, voire de projeter sur ses personnages ce qu’il croit (et espère) qu’ils sont. Lorsque Besson met des références savantes dans la bouche de ses personnages, il est impossible pour le lecteur de savoir si ces mots ont été prononcés par les personnes réelles. Le seul fait de les reproduire (ou de les inventer) constitue toutefois un indice du parti pris de Besson : Emmanuel M., Philippe Besson par Philippe Besson 57 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 51 Ibid ., p.-71. 52 Ibid ., p.-168. 53 Ibid ., p.-247. 54 Ibid. , p.-22. 55 Ibid. , p.-77. 56 Ibid. , p.-78. qui ne cesse de citer des écrivains ou des philosophes pour justifier ses décisions, serait un humaniste. Il lui aurait même confié son ambition juvénile de devenir écrivain 51 , lui qui, par ailleurs, aurait « aimé être Stendhal, Romain Gary ou René Char, à cause de leur vie, de leur liberté 52 . » L’ excipit vient enfoncer un clou final dans ce portrait : lorsque Besson demande au nouveau président s’il entretient des regrets de ne pas être devenu écrivain, Emmanuel M. lui répond en souriant : «-La vie n’est pas finie 53 .-» Cette affection et cette admiration se transforment même parfois en une certaine forme d’adhésion, notamment lorsque Besson répond par l’offensive aux attaques lancées à l’encontre du couple M. Quand Laurent Fabius qualifie Emmanuel M. de « petit marquis poudré », Besson ajoute : « il est vrai qu’il sait de quoi il parle 54 ». Ce type de réaction survient à plusieurs reprises dans le roman, mais est particulièrement éloquent dans le passage où il rapporte les commentaires suscités par l’annonce de la candidature d’Emmanuel M., en tant qu’ils «-en di[raient] long sur ceux qui les profèrent-»-: Plusieurs angles d’attaque. D’abord, Emmanuel M., créature médiatique, Arnaud Montebourg l’assure : « C’est le candidat des médias, puisqu’il en est à sa soixante-quinzième une de magazine sans avoir fait une seule proposition. » Cocasse de la part d’un homme qui n’a pas dévoilé lui-même son programme et qui sanglotait il y a quelques semaines devant les caméras de l’émission Une ambition intime . Ensuite, Emmanuel M. réincarnation de Brutus. Alain Juppé le dézingue : « Il incarne la trahison de François Hollande, qu’il a poignardé dans le dos. » Laurent Wauquiez renchérit : « Ce que Macron a fait à Hollande n’est pas très digne. » Cocasse, là encore, de la part de personnalités qui passent leur temps à conchier le même François Hollande et se posent désormais en défenseurs offusqués 55 . L’énumération se poursuit et les attaques se multiplient : Gilbert Collard du FN serait un « avocat millionnaire qui a défendu Laurent Gbagbo », Nicolas Dupont-Aignan, un tenant de la « théorie du complot » 56 , François Fillon qui, « trop heureux de se sortir quelques instants du bourbier de ses affaires », « attaque[rait] sans relâche “Emmanuel Hollande” » et « se pla[irait] à tailler des 58 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 57 Ibid ., p.-181. 58 Ibid ., p.-144. 59 Ibid ., p.-219. 60 Ibid ., p.-58. costards. Oubliant qu’il aime aussi, beaucoup, qu’on lui en offre des costards 57 . » Ces interventions se font plus virulentes encore lorsqu’elles visent à protéger Brigitte M. C’est ce qui survient quand Anne Sinclair se moque de sa tenue à la cérémonie en l’honneur de Michel Rocard. Quand il rapporte l’événement, Besson passe sans hésitation du commentaire à l’attaque personnelle-: Ce portrait au vitriol concentre le plus détestable : le désir de nuire (« je veux me faire confirmer »), la fausse information (« qui vient de parler à Closer »), la misogynie (qui n’est pas l’apanage des hommes), le crédit apporté aux ragots. Il est vrai qu’avoir été l’épouse de M. Strauss-Kahn pendant plus de vingt ans vous qualifie pour donner des leçons d’élégance 58 . Ces mises au point sont même parfois l’occasion pour Besson de laisser transparaître ses propres opinions politiques, et s’apparentent alors à de la partisanerie. Besson profite, par exemple, d’une stratégie de communication mise en œuvre par Marine Le Pen pour confronter sa façon de faire de la politique à celle d’Emmanuel M.-: On se dit alors qu’on a assisté à deux manières radialement différentes de concevoir la politique : d’un côté, celle de Mme Le Pen, consistant à faire des photos, sur un parking, avec des militants des nervis, tenant des promesses mensongères, restant dix minutes et se félicitant de son coup de com’, de l’autre celle d’Emmanuel M., dialoguant plus d’une heure avec les syndicats, allant au fond des dossiers, allant ensuite au contact des ouvriers, écoutant leur colère, y répondant point par point, pied à pied, disant la vérité, même cruelle 59 . L’on comprend que Besson ne fait pas que partager le goût de la littérature avec Emmanuel M., il partage également sa conception de la « bonne » politique, celle qui prend le temps d’aller à la rencontre des gens, où tout n’est justement pas que de la fiction, c’est-à-dire une question de gestion de l’image et de storytelling . Cette subjectivité, qui transparaît dans le récit des événements politiques et dans la description des personnages, Besson la revendique pleinement. Il tergiverse, par exemple, sur l’ambiguïté de sa posture : « En ayant avec lui cette conversation, je me rends compte que j’ai abdiqué ma neutralité (si j’en ai jamais eu). Je me rends compte que j’ai envie qu’il y arrive. Pour la France ou pour mon livre 60 -? -», jusqu’à conclure à son inextricabilité-: Philippe Besson par Philippe Besson 59 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 Je songe - réflexe d’auteur - à ce que je vais conserver par écrit de notre conversation. La question que je me pose n’est pas celle de l’objectivité, je ne prétends à aucune objectivité, je me fous de l’objectivité, je ne suis pas journaliste, ni greffier. Non, la question, c’est celle de l’aveuglement, de l’embrigadement malgré soi. Je sais parfaitement que le risque existe que je cède à la séduction, que je sois instrumentalisé, voire manipulé. Peut-être se contente-t-il de me faire travailler à sa propre gloire. Chercherai-je à m’en défendre, en l’égratignant ici ou là ? Me laisserai-je faire quelquefois-? Souvent 61 -? Besson affiche ici une pleine transparence quant à sa subjectivité et admet en ignorer l’étendue des conséquences. Ses intuitions semblent toutefois s’avérer véridiques alors qu’il devient, à certains moments (mollement) critique à l’égard du candidat, comme dans une urgence de compenser ses préjugés favorables. Lorsqu’il relit le manuscrit d’Emmanuel M., Besson le qualifie d’abord d’« intelligent, sérieux, bien construit », spécifie qu’« il ouvre des pistes d’avenir, dessine une ambition, contient quelques propositions iconoclastes », mais conclut son dithyrambe en relevant son manque d’émotion et de sensibilité : « il [ne serait] pas réellement à la hauteur du big bang qu’il appelle de ses vœux, il reste[rait] globalement lisse-». C’est finalement un manque de littérarité que Besson reproche à l’essai politique d’Emmanuel M. À d’autres moments, ce sont ses discours qui sont trop longs 62 , alors que le candidat, lui, « dégage une énergie folle [et] sait galvaniser la foule 63 ». Et même lorsqu’il accumule les bourdes, Besson l’excuse et pose l’hypothèse d’un « [c]oup de fatigue au pire moment », mais conclut néanmoins à la nécessité pour le candidat d’ « apprendre à tourner sept fois sa langue dans sa bouche ou à ne pas répondre à tous les micros qui se tendent 64 -». C’est ainsi que Besson alterne constamment entre l’encensement et la (douce) critique, entre une écriture plus intime, où il rappelle les détails de sa relation amicale avec le couple M., et une écriture plus sobre, objective, où sont rapportés les événements réels de la campagne et où, pourtant, transparaît constamment ses impressions, ses opinions et ses (in)certitudes. C’est toute sa posture qui devient ambigüe, alors que se relaient celle de l’observateur objectif, qui note les hauts et les bas de la campagne, et celle de l’ami proche, fier du chemin parcouru par ce « jeune homme 65 » qui a su défier tous les pronostics en accédant à l’Élysée. 60 Marie-Odile Richard 61 Ibid ., p.-49. 62 Ibid ., p.-94-; 120. 63 Ibid. , p.-94. 64 Ibid ., p.-134. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 Du compte-rendu politique à l’écriture intime De cette ambiguïté de posture découle inévitablement une incertitude générique. Le format d’ Un personnage de roman est assez clairement celui du journal. La ponctuation du récit n’est pas accomplie par des chapitres, mais par des dates, qui permettent au lecteur de situer la temporalité des événements rapportés. Or ces dates permettent également de situer l’évolution des réflexions de l’auteur. Lorsque le 30 août 2016, Emmanuel M. apparaît au journal télévisé après avoir remis sa démission du poste de ministre à François Hollande, Besson se dit, par exemple, la proie d’« une illumination, une révélation » : « cet homme sera président un jour 66 ». C’est dire que dès les premières pages, le politique rencontre l’intime afin de mieux décrire les effets des événements réels sur l’auteur. Cette tension se poursuit au fil des pages, alors que Besson alterne incessam‐ ment entre l’écriture du journal de campagne et l’écriture de l’intime. Or toutes deux ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives-: «-le journal intime est un journal dont le contenu a le caractère d’intimité ou privé et/ ou remplit des fonctions intimes ou personnelles pour son diariste 67 ». Dès lors, l’alternance des passages où Besson rapporte des événements strictement politiques et ceux où il donne accès à ses réflexions et à ses impressions n’affecte en rien la généricité du produit final : le journal de campagne y devient en quelque sorte un instrument de l’écriture intime. C’est notamment ce que Besson laisse comprendre lorsqu’il explicite les raisons de sa suspicion à l’égard du pouvoir : « je sais que les écrivains qui se sont approchés du pouvoir s’y sont souvent perdus, et que ceux qui l’ont regardé, disséqué ont parfois fait de la bonne littérature 68 ». Ce passage souligne l’étendue de l’ambiguïté mise en œuvre par le roman : si Besson se tient à bonne distance du pouvoir, il entretient une relation intime avec un homme qui aspire en atteindre la plus haute sphère, et s’il revendique sa subjectivité d’écrivain, il mentionne devoir « regarder » et « disséquer » le pouvoir afin de faire de la bonne littérature. La politique, en fait, est un objet d’étude privilégié, mais dont il faut se méfier et dont il faut se tenir à distance. C’est justement la volonté de conserver une certaine distance avec la poli‐ tique, mais également l’urgence de garder le contact avec sa vraie vie, qui l’aurait Philippe Besson par Philippe Besson 61 65 Ibid. , p.-12, 13, 14, etc. 66 Ibid ., p.-17. 67 Malik Allam, Journaux intimes. Une sociologie de l’écriture personnelle , Paris, L’Har‐ mattan, 1996, p.-19. 68 Besson, 2017, p.-23-24. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 69 Ibid ., p.-139. 70 Ibid. , p.-201-202. 71 Ibid ., p.-147. 72 Ibid ., p.-234. poussé à poursuivre ses autres activités littéraires malgré le rythme immodéré d’une campagne présidentielle-: Que je vous dise : tandis que je suis cette campagne, je me lance également dans l’écriture d’un nouveau livre, je mets la dernière main à un scénario et je publie mon dix-septième roman. Trop à la fois ? Probablement. Mais la vérité, c’est que j’ai besoin et que je m’efforce de conserver une distance avec les soubresauts de la politique, et l’écriture me le permet, parce qu’elle isole, parce qu’elle ramène à l’essentiel ; la fiction me le permet parce qu’elle donne un autre relief à l’actualité ; l’accompagnement de Arrête avec tes mensonges , les rencontres en librairie, en bibliothèque, dans les lycées, les voyages en train maintiennent un contact avec une autre réalité que celle de la campagne 69 . Or ce besoin de ressourcement semble s’estomper à mesure que la fin de la campagne approche pour laisser place à de l’anticipation, voire à de la nostalgie. Une conversation avec Brigitte M., à quelques jours du vote, est ainsi l’occasion pour Besson de livrer ses réflexions et ses craintes-: De mon côté, je songe : l’aventure tire à sa fin, et donc le livre s’approche de son épilogue. Quel que soit le résultat, il ne restera que quelques pages à écrire et c’en sera terminé. La curieuse marmite dans laquelle j’ai été plongé pendant des mois cessera de bouillir. Une sorte de calme reviendra. C’en sera fini, de l’excitation et du caractère unique de cette situation. La vie normale reprendra ses droits. J’ai peur qu’elle paraisse un peu fade 70 . À certains moments, c’est même un accès direct à son intimité que Besson livre au public. C’est ce qui survient, notamment, lorsqu’il fait référence aux inquiétudes de son conjoint quant à son implication dans la campagne présidentielle 71 ou qu’il s’interroge, à la date d’anniversaire de la mort de son père, sur l’hypothétique opinion que ce dernier se serait formé à propos du projet de son fils-: 13 mai. Quatrième anniversaire de la mort de mon père. Qu’aurait-il pensé de tout cela ? Cette campagne extravagante ? Cette élection inattendue ? Ce jeune homme hors du commun ? Ma proximité avec cette aventure ? Il n’aurait sans doute pas manqué de me rappeler que ma famille, c’est la gauche, et qu’à trop approcher le soleil, on court le risque de se brûler les ailes. Mon père avait raison 72 . 62 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 73 Ibid. , p.-93. 74 Ibid ., p.-100. 75 Ibid ., p.-183. 76 Ibid ., p.-205. 77 Gérard Genette, Discours du récit , Paris, Seuil, coll. «-Points Essais-», [ Figures III , 1972-; Nouveau discours du récit , 1983] 2007, p.-225. Par le partage de cette réflexion, Besson entremêle étroitement l’intime et le politique. Il nous livre sa propre opinion quant à la nature extraordinaire de l’aventure qu’il est en train de vivre (la campagne est « extravagante », l’élection, «-inattendue-» et le candidat, «-hors du commun-») tout en réitérant ses propres convictions politiques (« ma famille, c’est la gauche »). Il laisse transparaître la nature de la relation qu’il entretenait avec son père et le vide que son départ occasionne. La campagne présidentielle apparaît comme un prétexte pour Besson afin de mieux parler de sa propre conception de la politique et de laisser entrer le lecteur dans son intériorité (en lui faisant part de ses pensées, de ses peurs ou ses obsessions), voire dans son intimité. La temporalité de la narration est par ailleurs le plus souvent cohérente avec l’hypothèse de la généricité diariste. Besson livre ses impressions à chaud sans les moduler par ses connaissances futures. À certains moments, il soulève des questions sans chercher à y répondre, ce qui permet au lecteur de suivre le fil de ses pensées, sans qu’elles ne soient influencées par l’issue connue de l’élection (rappelons qu’ Un personnage de roman a paru le 7 septembre 2017, c'est-à-dire quelques mois après la fin de la campagne) : « Hallucination collective ou mouvement de fond ? L’avenir le dira 73 . » ; « Les réacteurs sont-ils assez puissants ? Dispose-t-il de suffisamment de kérosène ? Réponse en 2017 74 . » ; « Est-ce que cela suffira 75 ? » ; etc. À d’autres, l’auteur émet des hypothèses, sans spécifier si elles seront par la suite confirmées ou infirmées : « Dans quelques jours, cet homme-là sera peut-être à une marche du pouvoir suprême 76 .-» On pourrait ainsi dire, avec Gérard Genette, que dans la majorité du temps, la narration est « intercalée » entre les moments de l’action, c’est-à-dire que le point de la narration est mobile au fil du récit. Ce type de narration, nous dit Genette, est le plus complexe à analyser en raison, entre autres, de «-la très grande proximité entre histoire et narration » qui peut produire un « effet de frottement […] entre le léger décalage temporel du récit d’événements (“Voici ce qui m’est arrivé aujourd’hui”) et la simultanéité absolue dans l’exposé des pensées et des sentiments (“Voici ce que j’en pense ce soir”) 77 -». C’est ainsi que le Philippe Besson (narrateur), qui rapporte les événements de la journée, n’est plus tout à fait le même que le Philippe Besson (personnage), qui lui les a vécus : Philippe Besson par Philippe Besson 63 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 78 Ibid ., p.-225-226. 79 Jean-Bernard Vuillème, « L’incompris de l’Élysée », Le Temps , 16 septembre 2017, p. 35. 80 Nathalie Collard, «-Nous avons aussi lu…-» Le Presse + , 22-octobre 2017, <-https: / / plus .lapresse.ca/ screens/ fe322967-03ea-4127-a175-af9609c1033d%7C_0.html->. 81 Serge Bressan, « “Un personnage de roman” : un éclairage furieusement subjectif mais distancié et intelligent », Atlantico [En ligne], mis en ligne le 23 octobre 2017, consulté le 14 août 2021, URL : https: / / www.culture-tops.fr/ critique-evenement/ romans/ un-per sonnage-de-roman-->. 82 Sprenger, 2017, p.-65. 83 Bouniol et Rouden, 2017, p.-8. 84 Sprenger, 2017, p.-65. 85 Émilie Cabot, « Philippe Besson estime que son livre sur Macron est “boiteux”, “pas réussi” », Paris Match mis en ligne le 12 janvier 2021, < https: / / www.parismatch.com/ Culture/ Livres/ Philippe-Besson-es‐ time-que-son-livre-sur-Macron-est-boiteux-pas-reussi-1720310->. [L]e narrateur est tout à la fois encore le héros et déjà quelqu’un d’autre : les événements de la journée sont déjà du passé, et le « point de vue » peut s’être modifié depuis ; les sentiments du soir ou du lendemain sont pleinement du présent, et ici la focalisation sur le narrateur est en même temps focalisation sur le héros 78 . La narration contribue donc à la généricité incertaine du récit, et les événements sont doublement modulés par les perceptions du personnage puis celles du narrateur. C’est donc bel et bien une double ambiguïté qui domine toute la narration d ’Un personnage de roman : ambiguïté, d’abord, entre le factuel et l’inventé, mais également dans l’étiquette générique. Besson joue constamment sur les limites de la généricité de son ouvrage pour en faire un récit indéfinissable, ce qui a pu influencer la réception plutôt froide qu’a reçue le roman. Certains, en effet, ont été déçus de constater la subjectivité de l’auteur et son parti pris pour le candidat. Besson, qui « aimerait tant que Macron lui appartienne 79 », « brosse[rait] un tableau tellement flatteur et c’en est presque “malaisant” 80 », il « dépasse[rait] son rôle d’écrivain et laisse[rait] transpirer la sensation qu’il est devenu “groupie” du candidat 81 -». D’autres, au contraire, reprochent à l’auteur le manque de profondeur romanesque de son livre. « Le “roman d’aventures” que promettait l’auteur se révèle[rait] terriblement fade 82 », « n’a[urait] au fond rien de romanesque 83 -» et sa lecture engendrerait un «-sentiment de déception chagrine 84 ». On voit bien ici les conséquences engendrées par l’ambiguïté générique, qui a eu pour effet de décevoir les attentes de toute une partie du lectorat. Besson considère toutefois qu’il passait « un contrat de lecture très clair avec le lecteur 85 », ce qui ne l’empêche pas d’admettre que « l’exercice était impossible 86 » du fait de sa proximité avec le couple Macron. L’auteur avoue 64 Marie-Odile Richard Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 86 Vanessa Schneider, « Un apéro avec… Philippe Besson », Le Monde , 11 janvier 2021, p.-EPH8. 87 Ibid. , p.-EPH8. 88 Besson, 2017, p.-18. 89 Lui-même mentionne, en entretien, qu’il n’aurait jamais cru écrire un jour un livre sur la politique. Voir Ollivier, 2017, p.-Brive-08. 90 Voir, par exemple, L’Enfant d’octobre , Paris, Grasset, 2006, consacré à l’affaire Grégory Villemin. 91 C’est le tournant qu’a choisi de prendre Philippe Besson depuis « Arrête avec tes mensonges » , Paris, Julliard, 2017, consacré au récit de son premier amour, puis d’ Un Certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019 et de Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019, qui sont les trois volets d’une trilogie autobiographique. 92 Schneider, 2021, p.-EPH8. même avoir cédé à « une forme d’autocensure »-: « le texte souffre du fait que je ne voulais pas ruiner une amitié pour un livre-» 87 . Mais c’est la suspicion de Besson à l’égard du pouvoir qui transparaît le plus clairement à travers sa narration des événements. S’il avait pour projet d’« écrire l’histoire de l’homme qui devient président 88 », le récit de cette ascension se révèle assez peu politique, comme il l’admet lui-même dans l’entretien accordé au cœur de cet opus : « Ce n’est pas un livre politique. On ne parle quasiment pas de politique dans ce livre, c’est juste l’histoire d’un type qui est élu alors qu’il ne devait pas l’être.-» (p. 106). Au fil des événements, l’auteur donne sans cesse l’impression de se ramener à l’ordre, de chercher à ne jamais sombrer complètement dans le récit de la campagne. C’est ainsi qu’ Un Personnage de roman , en tant que « journal de campagne » plus intimiste que politique, s’inscrit mieux qu’il n’y paraît dans l’œuvre de Philippe Besson 89 , qui n’a eu de cesse de s’intéresser dans ses précédents ouvrages aux limites (franchissables ou non) entre la réalité et la fiction 90 , et plus récemment aux liens ambigus entre l’autofiction et l’autobiographie 91 . Ce récit est l’occasion pour lui de mieux explorer sa propre intériorité et de donner à voir ses convictions politiques (la gauche), certes, mais également et surtout l’importance qu’il accorde à la littérature et à la culture. Le roman constitue finalement un indicateur assez précis de l’opinion que se formera Besson à propos de la présidence d’Emmanuel Macron : si le candidat promettait « d’être à la fois de gauche et de droite », le président, lui, s’est plutôt avéré être « de droite et de droite » 92 , ce dans quoi il ne s’est pas retrouvé. C’est un peu dans le même sens qu’il regrette l’absence de politique culturelle au gouvernement-: Au fond, déplore-t-il, aucune place n’a été faite à la culture dans ce quinquennat. On a l’impression que ce monde-là n’existe pas, qu’il n’y a pas de geste culturel, de grands travaux. Et c’est tragique. On sait pourtant le goût d’Emmanuel Macron pour les livres, Philippe Besson par Philippe Besson 65 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 les artistes, le théâtre, mais lui qui prononce tant de discours, n’a jamais tenu aucun discours sur la culture 93 . On comprend ici que le candidat décrit par Besson est donc bel et bien le président qu’il aurait espéré voir au pouvoir. Et son ascension, finalement, en révèle davantage sur l’auteur lui-même que sur le principal protagoniste de ce «-roman d’aventures-». 66 Marie-Odile Richard 93 Anne Fulda, « Philippe Besson, un personnage de roman », Le Figaro , 7 janvier 2021, p.-34. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0004 1 Philippe Besson, Un garçon d’Italie , Paris, Julliard, 2003. 2 « Oui, j'aime raconter des histoires, j’aime changer d'univers à chaque fois, même s’il y a, bien sûr, dans mes livres, des thèmes récurrents. J’ai envie d'écrire pour mentir. Et puis j’ai le goût du secret. » Voir « Philippe Besson, au bonheur de la fiction », Le Monde , article paru le 10 novembre 2003, < www.lemonde.fr/ archives/ article/ 2003/ 11/ 10/ philippe-besson-au-bonheur-de-la-fiction_341436_1819218.html->. 3 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001. 4 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017. 5 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2018. 6 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019. 7 David Goudrault, « Le roman Dîner à Montréal : Entrevue avec Philippe Besson », Radio-Canada , émission du 22 novembre 2019, < https: / / ici.radio-canada.ca/ ohdio/ prem iere/ emissions/ plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/ segments/ entrevue/ 143284/ philippe-be sson-diner-a-montreal-salon-livre->. Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson Clément Génibrèdes, Princeton University Introduction En 2003, à l’occasion de la parution de son quatrième roman, Un garçon d’Italie 1 , Philippe Besson faisait part de son « envie d’écrire pour mentir 2 ». Ayant fait son entrée en littérature avec En l’absence des hommes 3 , roman se déroulant durant la Première Guerre mondiale et dans lequel le narrateur, Vincent de l’Étoile, vit une passion amoureuse avec un jeune soldat, l’écrivain est d’abord connu pour ses fictions. Lorsque paraît « Arrête avec tes mensonges 4 » , en 2017, l’ouvrage marque le début d’une trilogie autofictionnelle, complétée plus tard par Un certain Paul Darrigrand 5 et Dîner à Montréal 6 . L’auteur justifie en ces termes l’écriture de ces trois récits à la première personne-: Je fais ce basculement dans le récit autobiographique […] Il faut raconter les choses crûment, sans ambages, non pas pour témoigner, mais avec l’espoir de faire littérature, […] d’essayer de faire en sorte de tendre un miroir aux gens 7 . Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 8 Philippe Lejeune explique que pour qu’un récit soit considéré comme autobiographique, il faut qu’il y ait un « pacte », c’est-à-dire un contrat tacite de vérité passé entre l’auteur et le lecteur. Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique : nouvelle édition augmentée , Paris, Le Seuil, coll. «-Poétique-», 1996, [1975]. 9 « Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman traditionnel ou nouveau. » Voir Serge Doubrovsky, Fils , Paris, Galilée, 1977, p.-10. 10 Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires , Tristram, Auch, 2004, p.-70. 11 Daniel Chartier sépare la notion de lieu de celle d’espace et caractérise ce dernier comme la « matrice à laquelle viennent se greffer des lieux signifiants. ». Daniel Chartier, « Penser le lieu comme discours », in L’Idée de lieu , Université du Québec à Montréal, Cahiers Figura, 2013, p.-19. 12 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace , Paris, Puf, 1992 [1957], p.-27. Bien que Philippe Besson entende écrire un « récit autobiographique », aucun pacte, tel que Philippe Lejeune le conçoit dans Le Pacte autobiographique 8 , n’est passé avec le lecteur. Aussi, nous préférons le terme « autofiction » pour qualifier les trois ouvrages qui portent tous la mention « roman ». Un tel néologisme a fait son apparition en littérature sous la plume de Serge Doubrovsky, dans le prière d’insérer de Fils 9 , et est défini par Vincent Colonna comme « tous les composés littéraires où un écrivain s'enrôle sous son nom propre (ou un dérivé indiscutable), dans une histoire qui présente les caractéristiques de la fiction 10 . » Dans Fils , la question du lieu est au centre du récit autofictionnel, Doubrovsky cherchant à retracer une histoire personnelle au travers des multiples lieux investis au cours de sa vie. Si Fils interrogeait déjà le rapport de l’auteur à l’espace, notre étude propose de questionner le rôle des lieux dans la narration bessonnienne. Du grec topos , « le lieu », et logos , « la parole », « le discours », nous empruntons le terme « topologie » au domaine des mathématiques qui caractérisent cette dernière comme l’étude des propriétés invariantes et des relations dans la déformation géométrique des objets. Ainsi, les sites et lieux qu’habitent - ou traversent - les personnages bessonniens sont reliés et déformés par la voix auctoriale pour former un espace 11 continu de l’intime. L’idée d’une écriture topologique rejoint ce que Bachelard nommait la « topo-analyse » et qu’il définissait comme une « étude psychologique systématique des sites de la vie intime 12 . » C’est donc cette « étude psychologique » influencée par les lieux qui nous intéresse ici, mais aussi son caractère mouvant et l’itinéraire intime qui se donne à lire au fur et à mesure de la narration. 68 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 13 Besson, 2017, quatrième de couverture. 14 « Somehow one respected that - that old woman looking out of the window, quite unconscious that she was being watched. There was something solemn in it - but love and religion would destroy that, whatever it was, the privacy of the soul. » Voir Virginia Woolf, Mrs Dalloway , Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 107. « D’une certaine façon, on éprouvait du respect - pour cette vieille femme qui regardait à la fenêtre, ignorant tout à fait qu’on la regardait. Il y avait là quelque chose de solennel, l’amour et la religion détruiraient cela, quel que soit son nom, l’intimité de l’âme.-» Voir Virginia Woolf, Mrs Dalloway , trad. Pascale Michon, Paris, Le Livre de poche, 1993, p.-228-229. «- Arrête avec tes mensonges » est ainsi présenté comme le récit d’«-un amour immense et tenu secret 13 » que l’auteur a vécu avec Thomas Andrieu, un camarade de lycée, quelques mois avant de quitter Barbezieux-Saint-Hilaire, petite ville de la campagne charentaise. Le départ à Bordeaux pour ses études vient ensuite mettre un terme à leur relation. C’est donc dans un lieu de tension que la passion naît ; celui dans lequel l’amour adolescent se vit intensément - et secrètement - avant d’être brisé par l’appel d’un ailleurs. Un certain Paul Darrigrand raconte l’arrivée à Bordeaux et la relation adultérine entre le jeune Philippe et Paul Darrigrand, étudiant dans la même université. La ville girondine devient ainsi celle de la passion et s’oppose à Rouen que le narrateur vient de quitter et qu’il associe à l’ennui et à la solitude. Cependant, elle est aussi le lieu de la maladie et de la mort potentielle, le personnage de Philippe souffrant d’une forme grave de thrombopénie. Plus tard le déménagement à Paris marque le début de sa rémission, mais aussi la fin de la passion. Enfin, Dîner à Montréal , porte en son titre le nom d’une ville éloignée de la réalité de l’auteur. Lors d’une séance de dédicaces au Québec, l’écrivain retrouve, vingt ans après leur dernière entrevue, son ancien amant, Paul. Les deux hommes se réunissent ensuite autour d’un dîner avec la femme de Paul, Isabelle, et le nouveau compagnon de l’auteur, Antoine. Dans le récit bessonnien, la ville canadienne est décrite comme un ailleurs qui ravive les souvenirs d’un amour de jeunesse et dans lequel il pourrait renaître. Les lieux chez Besson s’inscrivent ainsi dans une dichotomie : entre la campagne de l’enfance et la ville étudiante, entre Paris et la province, entre la France et l’étranger. Par ailleurs, dans ces endroits, s’ouvrent d’autres espaces qui dévoilent une intimité amoureuse : la chambre d’adolescent à Barbezieux, le studio étudiant à Bordeaux ou encore la chambre d’hôtel à Montréal . Ces multiples endroits dessinent alors un intime, c’est-à-dire ce que la racine étymologique désigne comme la dimension la plus intérieure de l’expérience humaine, ou - pour reprendre les mots de Virginia Woolf - «- the privacy of the soul 14 ». Parce qu’enfin cette intimité amoureuse ne se vit qu’à l’abri des regards, Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 69 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 15 Nous nous référons à la nouvelle traduction de l’œuvre de Virginia Woolf par Marie Darrieussecq, mais préférons ici le terme « espace » pour souligner les marques diffuses d’intime dans la trilogie bessonnienne. Voir Virginia Woolf, Un lieu à soi , trad. Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, 2020. 16 Gérard Genette, Figures II , Paris, Le Seuil, coll. «-Points-», 1976, p.-44. 17 Besson, 2018, p.-32. elle s’inscrit dans un espace homosexuel clandestin où l’intime qui sort de la norme hétérosexuelle peine à trouver un ancrage. Quelle place occupent alors les lieux dans le récit bessonnien ? Comment les différents endroits traversés par le narrateur et les personnages viennent-ils construire un espace intime continu et influencer le récit de soi-? Si les lieux jouent d’abord un rôle dans le récit en ce qu’ils dévoilent un itinéraire intime et narratif et participent au conditionnement des personnages, ils s’illustrent alors dans une tension perpétuelle qui contraint le sujet à la fuite, ce dernier se situant toujours entre deux lieux sans pouvoir les habiter. À défaut de les investir pleinement, les lieux deviennent ainsi une source d’inspiration pour l’écriture et c’est dans cette dernière qu’un « espace à soi 15 » se dessine peu à peu. 1. Des lieux actifs La mention de différents lieux dans l’autofiction bessonnienne interroge les liens qu’ils entretiennent avec la narration. Ces derniers offrent-ils seulement un cadre spatial interchangeable et sans conséquence directe sur le récit ? Dans une démarche narratologique, Gérard Genette faisait part de son intuition de l’existence de « quelque chose comme une spatialité active et non passive, signifiante et non signifiée, propre à la littérature, spécifique à la littérature, une spatialité représentative et non représentée 16 . » Il admettait ainsi une valeur intrinsèque aux lieux, ces derniers ne servant pas seulement à la mise en scène du récit, mais devenant «-signifiant[s]-» et «-actif[s]-». C’est donc l’activité des lieux dans l’autofiction bessonnienne, en ce qu’ils agissent sur le récit de soi et le déroulé de la narration, qui nous intéressent ici. - 1.1 L’itinéraire narratif Paul, je fais sa connaissance à la pause, ce matin-là. Il suit un autre cursus que le mien mais dans les mêmes locaux. La sonnerie de l’interclasse nous jette l’un contre l’autre. Littéralement. Puisque je le bouscule tandis qu’il sort de la salle où il vient, lui aussi, de recevoir son premier cours 17 . 70 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 18 Besson, 2017, p.-11-12. 19 Besson, 2018, p.-9. Dans la trilogie autofictionnelle bessonnienne, les lieux s’apparentent d’abord au hasard et leur investissement, par les personnages, relèvent davantage d’une certaine conjoncture que d’une volonté spécifique. C’est en effet par hasard que le narrateur rencontre le jeune Paul Darrigrand, un jour de rentrée universitaire, alors qu’ils ne suivent pas le même cursus. C’est également par hasard que l’auteur croise dans le hall d’un hôtel à Bordeaux, des années après la fin de leur histoire, celui qu’il pense être son ancien amant, Thomas Andrieu, et qui est en réalité son fils : « je me trouve dans le hall d’un hôtel, dans une ville de province […], je suis assis dans un fauteuil, je discute avec une journaliste […] quand j’aperçois un homme de dos 18 . » Ce sont ainsi des circonstances particulières, propres à un lieu qui influencent le récit : c’est parce que Paul suit un cursus « dans les mêmes locaux » que les deux garçons font connaissance, c’est parce que l’auteur se trouve « dans le hall d’un hôtel » et s’entretient avec une journaliste qu’il pense apercevoir Thomas Andrieu. Dans les deux cas, l’endroit dévie de sa fonction première ; il n’est plus un simple moment d’attente entre deux cours ou un rendez-vous professionnel avec une journaliste, devenant désormais un lieu de rencontre ou de supposées retrouvailles. Si l’auteur souligne sa passivité ou son inaction dans de tels moments, c’est parce le lieu agit sur lui plus que lui-même n’agit sur le lieu : « La sonnerie de l’interclasse nous jette l’un contre l’autre. » Philippe Besson attribue ainsi à l’espace une influence particulière qui vient diriger la narration. L’incipit d’ Un certain Paul Darrigrand indique une passivité du narrateur dans un endroit familier, son appartement, qui l’incite à se souvenir de son ancien amant lorsqu’il retrouve une photo de ce dernier-: La photo, je ne la cherchais pas. Je suis tombé dessus par hasard, parce que je m’apprêtais à déménager et que j’avais entrepris de me débarrasser de ces choses qu’on entasse dans des armoires, sur des étagères, sans jamais plus y revenir, qu’on conserve tout simplement parce que, sur le moment, on répugne à les jeter 19 . Ici, bien que la présence du narrateur dans son appartement ne soit pas fortuite, c’est, là aussi, une forme de coïncidence qui lui fait redécouvrir cette photo. Or, cette redécouverte entre en conflit avec la volonté de l’auteur, ce dernier évoquant, par l’emploi de la proposition causale son souhait de se débarrasser des marques d’un passé révolu, de jeter « ces choses qu’on entasse dans des armoires […] sans jamais plus y revenir ». Le lieu, parce qu’il renferme des objets Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 71 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 20 Besson, 2017, p.-49. 21 Roland Barthes définit cette écriture comme s’illustrant dans « une absence idéale de style ». Il s’agit, pour l’auteur d’adopter un ton neutre, d’effacer toute marque énonciative « en se confiant à une sorte de langue basique ». Voir Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p.-60. 22 Besson, 2017, p.-41. C’est Besson qui souligne. 23 Ibid ., p.-63. du passé, ravive alors les souvenirs de l’écrivain. Plus encore, il est un point de départ du récit de soi : c’est en effet à partir de la photo retrouvée dans cet appartement qu’il s’apprête à quitter que Philippe Besson choisit de raconter la passion vécue avec le jeune Paul. D’un point de départ de la passion, les lieux deviennent des repères dans le récit de l’amour. Ainsi, chaque nouveau lieu franchi marque une évolution de la passion vécue. L’évocation du gymnase, dans « Arrête avec tes mensonges » , premier lieu de consommation du désir entre Thomas et Philippe, renvoie à une pulsion qui se passe de toute proximité autre que corporelle : L’endroit est désert, il sent la transpiration, le souvenir de l’effort des jeunes, les effluves d’une propreté plus que douteuse. Il résonne aussi sous nos pas. Le sol crisse. Dans un coin, le garage à ballons. Thomas poursuit sa route, il me conduit jusqu’aux vestiaires, jusqu’aux douches. L’amour se fait là 20 . Ici, la sollicitation des différents sens - les odeurs de sueur, le craquement du parquet, la vision d’un équipement sportif - attribue à ce lieu une brutalité et un anonymat, les deux garçons se trouvant dans un endroit à l’abri des regards et dans lequel ils ne devraient pas être à ce moment de la journée. La sobriété stylistique de la dernière phrase, renvoyant à ce que Barthes appelle « l’écriture blanche 21 -», témoigne d’une certaine pudeur et d’un rapport avant tout charnel dans cette première entrevue où le dialogue est absent. Cet endroit froid et anonyme marque donc la volonté du jeune Thomas Andrieu qui refuse d’adresser la parole à Philippe au lycée mais qui « n’en peut plus d’ être seul avec ce sentiment 22 . » Cependant, l’intrusion dans d’autres lieux dévoile peu à peu une intimité entre les deux jeunes hommes. En effet, c’est lors de leur deuxième entrevue, dans un cabanon à la sortie de la ville, que Thomas se confie à Philippe sur son milieu et ses origines familiales, libérant ainsi pour la première fois une parole intime : « Il dit que la pluie tombe encore trop fort, qu’on ferait mieux d’attendre, qu’il ne viendra personne. Je comprends qu’il a intention de s’exprimer 23 . » Les lieux que le narrateur investit alors avec ses amants dévoilent un intime que les personnages formulent au fur et à mesure des entrevues. Plus 72 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 24 Ibid ., 79. 25 Besson, 2017, p.-79-80. 26 Dans une conférence donnée en 1967, le philosophe Michel Foucault forme le néolo‐ gisme « hétérotopie » pour définir des espaces qui « ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. » Voir Michel Foucault, « Of Other Spaces, Heterotopias », Architecture, Mouvement, Continuité, 5, p. 46-49, in Dits et écrits , Paris, Quarto-Gallimard, 1984, p.-1574. 27 Ibid. tard, lorsqu’il invite Thomas chez lui, la chambre du jeune Philippe symbolise le paroxysme de cette relation en ce qu’elle dévoile une autre sensualité que celle expérimentée dans le gymnase-: Je vois le duvet de poils qui court sur l’arête de ses fesses. Je glisse ma langue, il gémit à nouveau, il tremble aussi, j’aperçois la chair de poule à la surface de son cul. J’entre en lui. Devant mes yeux, un poster de Goldman, tout autour de moi le décor d’une chambre d’adolescent, un adolescent que je suis en train de tuer 24 . Là aussi, plusieurs sens sont sollicités, mais le découpage de chaque geste dans le rapport sexuel révèle, pour la première fois, une certaine lenteur et une vulnérabilité de la part de Thomas qui « gémit » et « a la chair de poule ». La mention d’un poster du chanteur français Jean-Jacques Goldman est une marque biographique aussi bien pour le lecteur que pour Thomas qui découvre davantage son amant. La chambre d’adolescent que l’auteur est « en train de tuer-» devient le lieu d’une éducation sentimentale et sexuelle et le témoin d’un passage à l’âge adulte. Enfin, elle participe à la libération d’une parole, déjà amorcée dans le cabanon-: Après, il parle à nouveau. On jurerait qu’une vanne s’ouvre. La vérité c’est qu’il ne parle pas beaucoup. Dans sa famille, les repas sont silencieux […] Au lycée, il laisse les autres raconter leurs histoires, je l’ai bien vu, il se tient toujours un peu en retrait […] Avec moi, il se sent autorisé à poser une parole 25 . Ce lieu s’oppose ainsi à la maison familiale où le silence règne et au lycée où le jeune homme préfère écouter, plutôt que de « raconter [des] histoires ». En faisant tomber les barrières de la pudeur, en dévoilant une intimité sexuelle et sensuelle, en offrant un espace privilégié de parole, la chambre cristallise la passion entre les deux garçons et devient ce que Michel Foucault appelle une « hétérotopie 26 ». Entendons par là qu’elle qu’elle est « en rapport avec tous les autres emplacements 27 » dans la mesure où Besson se réfère à la maison familiale de Thomas ou au lycée, mais elle « neutralise 28 » également Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 73 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 28 Ibid. 29 Besson, 2019, p.-111. 30 Ibid ., p.-163. 31 Ibid ., p.-187. ces lieux en ce qu’elle dévoile un intime qui ne peut se montrer ailleurs. Les différents endroits traversés et investis transforment ainsi le récit en marquant une nouvelle étape dans la passion amoureuse et bousculent le sujet qui dévoile une part intime de lui-même. De la même manière, le lieu des retrouvailles dans Dîner à Montréal s’inscrit dans un rapport hétérotopique puisque Paul finit par avouer l’amour qu’il a ressenti vingt ans plus tôt dans un endroit situé à des milliers de kilomètres de Bordeaux-: «-Et voilà que dix-huit ans plus tard, alors que la vie nous a roulé dessus et conduits ailleurs, il les dit, ces mots fabuleux, ces mots sensationnels, ces mots tout simples 29 . » Dans le dernier tome de la trilogie, l’espace restreint que représente le restaurant - et, par analogie, Montréal - est un lieu propice à la confession. Plus encore, il la provoque, d’une part, parce que la distance temporelle renvoie le sentiment amoureux à une jeunesse révolue, d’autre part, parce que l’éloignement géographique avec la France sépare les deux hommes de tout lieu investi par leur passion. Le restaurant devient ainsi un lieu maïeutique où l’itinéraire passionnel s’achève enfin par des aveux attendus depuis des années : Tu m’as aimé longtemps-? après-? La question me prend par surprise, d’autant qu’elle est posée avec aplomb […] Ainsi, nous irons jusqu’au bout dans cette danse de la divulgation. Toutes les réticences ont désormais été balayées. De surcroît, le temps nous est compté : Isabelle et Antoine ne vont pas tarder à revenir. C’en sera fini de nous 30 . Cependant, cet espace maïeutique demeure éphémère. Il disparaîtra d’abord avec le retour d’Isabelle et d’Antoine partis fumer une cigarette, puis à la fin de la soirée, lorsqu’ils quitteront tous le restaurant : Nous quittons le restaurant pour nous retrouver sur le trottoir […] Deux garçons s’embrassent sous une porte cochère, l’un empoignant le cul de l’autre. Nous les remarquons mais aucun de nous ne s’attarde sur eux. Un haut-parleur, dissimulé je ne sais où, diffuse un vieux tube d’Abba. Dans ce décor, il me semble soudain que nous sommes si sérieux et si vieux 31 . La mention du couple d’hommes et l’évocation d’un ancien « tube » mettent en évidence la distance spatiale et temporelle qui sépare Philippe et Paul de leur année à Bordeaux, de leur jeunesse révolue et viennent clore toute potentielle 74 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 32 Jean Weisgerber, L’Espace romanesque , Lausanne, L’Âge d’homme, coll. «-Bibliothèque de littérature comparée-», 1978, p.-14. 33 Besson, 2017, p.-22. 34 L’expression est de Pierre Bourdieu qui explique que le facteur majeur des inégalités culturelles et scolaires est dans la maîtrise inégale des codes et de la langue scolaires : « Tout enseignement, écrivent-ils, et plus particulièrement l’enseignement de culture (même scientifique), présuppose implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le patrimoine des classes cultivées. » Voir Pierre Bourdieu, Les Héritiers , Paris, Les Éditions de minuit, coll. « Le sens commun », 1964, p.-106. rétrospective de la passion. Le restaurant est alors un lieu de réminiscence éphémère qui met enfin un terme aux histoires de jeunesse. Les lieux, dans l’écriture bessonnienne, construisent ainsi le récit de la passion qui évolue en fonction des endroits investis. Ils bousculent le sujet qui n’est jamais tout à fait le même en fonction des lieux. Ils dressent une cartographie littéraire propre à Philippe Besson et dévoilent un espace romanesque que Weisgerber définit comme : « l’ensemble des relations existant entre les lieux, le milieu, le décor de l’action et les personnes que celle-ci présuppose, à savoir l’individu qui raconte l’histoire et les gens qui y prennent part 32 . » Chaque endroit habité ou traversé par les personnages bessonniens crée donc un réseau narratif. Dans cette histoire à laquelle Thomas Andrieu et Paul Darrigrand «-prennent part-», un intime et un conditionnement se révèlent peu à peu. - Lieux et conditionnement En dévoilant ainsi une part intime à travers les lieux, les personnages témoignent de leur spatialité, de leur place dans le monde et du milieu au sein duquel ils évoluent. L’intime se lit alors à travers une certaine classe sociale, les lieux, devenant, de cette manière, ce qui participe au conditionnement des personnages. Les différents endroits révèlent d’abord une opposition sur le plan social entre les personnages et mettent en lumière des trajectoires et des itinéraires éloignés. Dans « Arrête avec tes mensonges » , une telle opposition se laisse voir dès qu’il est question des lieux habités par le jeune Philippe et Thomas. Enfant d’un directeur d’école, le premier a grandi dans un milieu aisé, symbolisant le savoir et la connaissance : « Du reste, j’ai grandi dans une école primaire à huit kilomètres de Barbezieux ; au rez-de-chaussée la classe unique du village, au premier étage l’appartement qui nous avait été attribué 33 . » L’enfance dans ce lieu situe d’emblée le jeune Philippe dans un déterminisme particulier ; elle le place comme hériter du « patrimoine des classes cultivées 34 », lui qui n’avait « pas le droit d’être médiocre 35 -» et dont le père « affirmait que le salut venait Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 75 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 35 Besson, 2017, p.-23. 36 Ibid ., p.-23-24. 37 La grand-mère du narrateur a trouvé la mort sur la route départementale qui traverse le village quand il était enfant. « Il dit qu’il habite Lagarde-sur-le-Né. Je connais ce village, ma grand-mère y est morte. […] c’est précisément sur cette départementale qu’[elle] s’est fait écraser.-» Voir Besson, 2017, p.-63. 38 Besson, 2017, p.-65. 39 Ibid ., p.-70. 40 Ibid ., p.-42. C’est l’auteur qui souligne. des études 36 .-» À l’inverse, Thomas Andrieu est issu d’un milieu populaire, un village à côté de Barbezieux que l’auteur relie à la mort 37 -: Donc Thomas Andrieu habite ce village, synonyme de mort. Il vit dans une ferme. Ses parents sont des paysans, qui possèdent de petits lopins de terre, des gens modestes, qui vendent le produit de leur vignoble aux distilleries de cognac. Il se corrige : en fait de vignoble, il s’agit d’un clos, de rangs de vigne cernées de murets 38 . Ici, l’emploi d’adjectifs tels que «-petits-», «-modestes-», le recours au discours indirect pour retranscrire les paroles de Thomas qui se corrige - la ferme familiale passant d’un « vignoble » à un simple « clos » - et l’image d’enfer‐ mement qu’évoquent les « murets » cernant les vignes, tendent à effacer les parents dans l’anonymat d’un milieu populaire et indiquent des perspectives d’évolution sociale limitées. Thomas a d’ailleurs conscience de cette difficulté à quitter le lieu de l’enfance : « c’est comme s’il y avait une barrière, un mur infranchissable, comme si l’interdit prédominait 39 . » Les lieux de vie des deux jeunes amants préfigurent ainsi un déterminisme opposé, Philippe étant amené à partir, Thomas à rester. Pourtant, c’est cette opposition dans de potentielles trajectoires sociales qui justifie la passion vécue et donne un sens, selon Thomas, à son attirance pour Philippe. Lorsque le fils d’instituteur demande à l’enfant d’agriculteurs pourquoi il l’a choisi lui, plutôt qu’un autre, ce dernier répond : « parce que tu n’es pas du tout comme les autres, parce qu’on ne voit que toi sans que tu t’en rendes compte […] parce que tu partiras et que nous resterons 40 . » Une telle déclaration montre en quoi la future migration sociale du narrateur conditionne le désir de Thomas qui se range dans un « on » impersonnel, représentant à la fois son milieu d’origine, ses parents et tous les autres habitants de Barbezieux à l’exception de Philippe. Les différentes places participent ainsi au conditionnement social des person‐ nages et révèlent une opposition qui anime le désir. L’espace social devient alors ce qui fait naitre et met un terme à la passion. Dans Un certain Paul Darrigrand , le départ à Paris de Paul, après avoir trouvé un stage de fin 76 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 41 Besson, 2018, p.-205. 42 Didier Éribon reprend le terme « hétéronormatif » employé par Judith Butler dans Trouble dans le genre , trad. Cynthia Krauss, Paris, La Découverte, 2005. Il désigne par là tout fait social qui considère l’hétérosexualité comme norme, créant ainsi un système à partir de cette dernière. Didier Éribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, coll. «-Champs essais-», 2012 [1999], p.-85. 43 Besson, 2019, p. 29. Sur la sociabilité gay en milieu urbain, il faut là aussi se référer à Didier Éribon qui explique que la ville représente un plus grand espace de liberté dans l’affirmation d’un désir qui s’écarte d’une norme établie et permet la création d’espaces intérieurs de sociabilité. Voir Éribon, 2012, p.-29-38. 44 Ibid ., p.-31. d’études dans une entreprise qui l’embauchera par la suite, vient achever son histoire avec l’auteur. L’insertion dans la vie professionnelle pousse le jeune homme à avouer à sa femme, Isabelle, sa relation extra-conjugale que l’auteur interprète en ces termes : « j’ai considéré qu’il lui avait été impossible d’assumer, de s’assumer, qu’il était soumis aux conventions sociales, qu’il avait opté pour la tranquillité, qu’il était rentré dans le rang 41 . » De cette manière, si la campagne charentaise conditionnait Thomas dans une vie rurale, l’espace urbain qu’est Paris conditionne Paul dans ce que le sociologue Didier Éribon nomme « l’évidence hétéronormative 42 ». Dans Dîner à Montréal , le lieu de rendez-vous vient rappeler à l’auteur cette opposition et le choix de la vie maritale que son ancien amant a fait vingt ans plus tôt. Dans cette approche, les retrouvailles dans le quartier gay sont interprétées comme une façon de signifier leur différence-: Quand on arrive à destination, je me rends compte qu’il nous dépose dans le Village, c’est-à-dire le quartier gay. Je ne peux m’empêcher de trouver curieux d’avoir opté pour cet endroit. Antoine lui-même m’en fait la réflexion-: ils croient qu’on serait en manque si on n’était pas cernés par les pédés 43 -? Plus tard, Antoine et Philippe apprennent que c’est en réalité la femme de Paul, Isabelle, qui a choisi : « Du coup je me demande si elle a agi par bienveillance (elle a cherché un lieu joyeux où nous serions en compagnie de nos semblables) ou par ignorance (nous définit-elle par notre seule sexualité 44 ? ). » Bien que l’auteur ne parvienne pas à déceler ses intentions, le choix d’un tel lieu, soulignée par l’ironie d’Antoine, établit une distinction entre les deux couples : Paul et Isabelle sont des intrus tandis que Philippe et Antoine se trouvent parmi leurs « semblables ». Leur présence dans ce lieu montre ainsi leur intégration, volontaire ou non, dans une sociabilité particulière : il [l’homosexuel] appartient nécessairement, et malgré lui, à ce “collectif ” qu’il récuse. Il y appartient d’autant plus qu’il est bien obligé de fréquenter des “lieux” de rencontre Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 77 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 […] qui le font entrer dans les formes visibles, ou en tout cas inscrites dans la réalité matérielle et sociale, de ce “collectif ” qui est, par ailleurs, déjà inscrit dans son inconscient par le lien invisible qui le rattache aux autres 45 . Le restaurant renvoie ainsi Philippe et Antoine dans ce « lien invisible qui le[s] rattache[nt] aux autres », Paul et Isabelle n’appartenant pas à cette « réalité matérielle et sociale ». Le lieu est le marqueur de la différence sociale et sexuelle. Il enferme le narrateur dans une sociabilité particulière en ce qu’elle ne correspond pas à celle « hétéronormative » en dehors du Village et dessine ainsi un espace de la « déviance 46 » telle que l’entend Howard Becker. Cependant, Dîner à Montréal est le seul récit qui offre au narrateur un lieu qui le place dans un «-collectif-» et dans lequel il peut se présenter en couple avec un autre homme (ici Antoine) 47 . À l’inverse, « Arrête avec tes mensonges » et Un certain Paul Darrigrand font le récit d’une sexualité « assujettie 48 » qui cherche à exister dans un espace social qui la réprouve. Parce que les lieux bessonniens mettent au jour une « déviance » répréhensible par l’ordre social, ils ne sont jamais que des lieux passagers et impossibles à investir pleinement. 2. Des lieux impossibles - 2.1 Espace public et intime homosexuel-: des lieux sous tension Dans Réflexions sur la question gay , Didier Éribon questionne les possibles lieux pour les populations homosexuelles et cite le poète américain Walt Whitman 49 -: Viens, je ferai le continent indissoluble, Je ferai la plus splendide des races sur laquelle le soleil n’ait jamais brillé, Je ferai de divines terres magnétiques, 78 Clément Génibrèdes 45 Éribon, 2012, p.-200. 46 « La déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte. » Voir Howard Becker, Outsiders , trad. J.-P Briand et J.-M Chapoulie, Paris, Métailié, 1985, p.-38. 47 Même si le lieu permet de s’insérer dans ce «-collectif-» mentionné par Didier Éribon, l’époque à laquelle se déroule le récit (2007), participe aussi à cette reconnaissance, le mariage entre couple du même sexe ayant été légalisé au Québec en 2004. 48 Nous empruntons ce terme à Éribon qui intitule un de ses chapitres « L’“âme” assujettie-». Voir Éribon, 2012, p.-101-109. 49 La postérité et les mouvements de lutte LGBTQ+ firent, dès les années 1970, de Whitman une figure de d’émancipation. Voir Jeremy Lybarger, « Walt Whitman’s Boys », Boston Review , 29 mai 2019, < www.bostonreview.net/ literature-culture/ jeremy-lybarger-walt -whitmans-boys->. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 50 Walt Whitman, trad. Roger Asselineau, « Pour toi, ô Démocratie », dans Feuilles d’herbe , Paris, Aubier, 1972, p.-37, in Éribon, 2012, p.-303. 51 Besson, 2017, p.-26. 52 Ibid ., p.-27. 53 Ibid ., p.-52. Avec l’amour des camarades, Avec l’amour de toute une vie des camarades 50 . À l’instar de Whitman qui se figure une démocratie utopique, Didier Éribon envisage une utopie homosexuelle où le sujet ne serait plus considéré comme « déviant » et investirait l’espace « avec l’amour des camarades ». La trilogie bessonnienne montre l’impossibilité de trouver un tel endroit et comment l’ho‐ mosexualité ne peut investir l’espace public puisqu’elle est toujours renvoyée à des lieux marginalisés. « Arrête avec tes mensonges » s’ouvre en effet sur la mention du lieu où le narrateur a eu sa première relation sexuelle avec un autre garçon de son village-: La maison qu’il habite non loin de la nôtre possède une dépendance, une sorte de grange. À l’étage, après avoir emprunté un escalier de fortune, on pénètre dans une pièce où l’on range tout et n’importe quoi. Il y a même un matelas. C’est sur ce matelas que je roule la première fois, enlacé à Sébastien 51 . Quelques lignes plus loin, l’évocation de la caravane des parents de l’auteur, qui sert aussi de lieu de rendez-vous, inscrit le désir dans une brutalité et une clandestinité qui rappellent le gymnase : « Ça sent le renfermé, il fait sombre, les gestes peuvent se faire plus précis, nous ne sommes retenus par aucune pudeur 52 . » « Arrête avec tes mensonges » fait ainsi le récit de la clandestinité d’un désir qui ne peut se vivre au grand jour. La séparation des deux jeunes hommes après l’épisode du gymnase est marquée par la pudeur de Thomas et le refus de manifester dans l’espace public toute forme d’affection-: Nous quittons le gymnase, comme nous y sommes entrés. Nous nous faufilons par la fenêtre, nous retrouvons l’air piquant du dehors, l’hiver. Il dit-: salut. Et il s’éloigne. Il disparaît 53 . Une distance est ainsi marquée entre les amants que la passion ne parvient jamais tout à fait à abolir dans la mesure où Thomas ignore Philippe dans l’espace public que représente le lycée et lui interdit tout accès à sa maison-: Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 79 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 54 Ibid ., p.-72. 55 Paul-Alexandre Canuel, « Dialectique de l’espace intime dans le roman “Chant pour enfants morts” », Paysages, parcours, cartes, habiter , Observatoire de l’imaginaire con‐ temporain , 2019, < https: / / oic.uqam.ca/ fr/ carnets/ paysages-parcours-cartes-habitation s/ dialectique-de-lespace-intime-dans-le-roman-chant-pour->. 56 Ibid ., p.-190. 57 Besson, 2018, p.-182. C’est l’auteur qui souligne. 58 Ibid ., p.-183. Et ceci, pendant que j’y pense : pas une seule fois, il ne m’invitera chez lui. Je ne verrai pas le corps de ferme, les vignes qui le cernent, les bêtes qui paissent. Je ne verrai pas, à l’intérieur, le carrelage frais, les murs crépis, les pièces sombres et basses, les meubles lourds […] Je ne rencontrerai pas les parents, même de loin, un regard échangé, des mains serrées, non ; je présume que, de toute façon, jamais il ne leur aura parlé de moi 54 . L’énumération des différentes parties du corps de ferme, des pièces de la maison et des marques de politesse avec les parents dresse la cartographie d’un espace intime impossible, c’est-à-dire « tout lieu [qui] recèle une potentielle valeur d’intimité lui permettant de possiblement s’inscrire dans l’identité d’un individu 55 . » L’impénétrabilité de certains lieux empêche ainsi de dévoiler une part de l’identité du sujet. Cette part est inconnue pour les autres, mais également pour le sujet lui-même. À la fin du premier tome de la trilogie, l’auteur écrit en effet sur ceux, comme Thomas Andrieu, qui «-n’ont pas franchi le pas, qui ne se sont pas mis en accord avec leur nature profonde […] ils sont peut-être des désemparés, des désorientés ; perdus comme on l’est au milieu d’une forêt trop dense ou trop sombre 56 . » La frontière entre l’espace intérieur et l’espace extérieur est alors source de perdition dans l’écriture bessonnienne. Lorsque le narrateur est hospitalisé, dans le deuxième tome, Paul demeure dans l’incapacité de venir le voir. Quand il l’accompagne, la veille d’une opération, il refuse de pénétrer dans l’enceinte du bâtiment : « je n’entre pas […] en fait, je n’ai pas envie de te revoir dans ce décor, pour moi tu n’appartiens pas à ce décor 57 . » Un tel aveu peut révéler le refus pour le jeune homme d’accepter la maladie et la mort potentielle de son amant, mais il met aussi en évidence la tension que représente l’espace public. Quelques lignes plus loin, la soudaineté et la brièveté d’une étreinte cristallisent la crainte que suscite toute marque affective à l’extérieur-: « d’un coup, trop vite, maladroitement, il s’approche de moi et m’étreint, en enroulant grand ses bras […] et tout aussi soudainement il se redresse, et tourne les talons 58 . » Dès qu’une marque d’affection est témoignée, l’espace public devient un espace de transgression qui met en lumière l’illégitimité considérée d’une sexualité et d’une relation. À ce sujet, Didier Éribon voit l’espace public 80 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 59 Éribon, 2012, p.-64-65. 60 Besson, 2018, p.-17. 61 Ibid ., p.-20. 62 Besson, p.-197. que représente la ville comme « le lieu d’existence de la “culture gay” mais aussi de la surveillance sociale de celle-ci, dans ce qu’elle a de plus banal et de plus quotidien, et de l’interaction entre ces deux phénomènes 59 . » Parce qu’il est aussi l’endroit où l’homosexualité peut se révéler, l’espace urbain ne peut jamais être totalement investi par un personnage comme Paul qui choisit plutôt d’afficher une hétérosexualité admise. Dans un contexte où les sexualités n’entrant pas dans la norme hétérosexuelle sont difficilement tolérées, les lieux s’inscrivent dans une clandestinité et, lors‐ qu’ils appartiennent à l’espace public ou à celui extérieur à la passion, résistent et ne peuvent jamais être pleinement investis. Forcés à cette clandestinité, les personnages s’engagent dans une fuite et errent entre différents endroits, cherchant celui qui pourra accueillir leur passion. - 2.2 Fuir les lieux-: l’espace de l’errance Face à des lieux qui entravent la volonté des personnages et réduisent l’espace intime, l’errance permet de venir à bout de certaines contraintes et de retrouver un libre-arbitre partiel. En ce sens, Un certain Paul Darrigrand met en récit trois villes : Rouen, Bordeaux et Paris. Rouen apparaît d’abord comme la ville où le désir de l’écrivain parvient à s’exprimer et à trouver une place. Cependant, elle est aussi une ville rattachée au malheur que Philippe choisit de fuir une fois ses études en école de commerce achevées-: «-Même quand il m’arrivait d’aller frayer dans les bars avec des inconnus, je ne leur parlais presque pas, les regards suffisaient, le corps. Pour moi, Rouen demeure la ville d’un grand silence, d’un absolu retranchement 60 . » Dans l’écriture bessonnienne, les lieux ne sont jamais que temporaires, contraignant les personnages à les quitter. Contrairement à Rouen, Bordeaux se rapporte au bonheur et est identifiée, par l’auteur, comme le dernier lieu de jeunesse : « Je sais que c’est peut-être ma dernière occasion d’être un type de vingt ans 61 . » Une telle intuition est confirmée, un an plus tard, lorsque l’écrivain obtient un travail à Paris, achevant ainsi sa vie étudiante-: je me rends à Paris pour passer un entretien d’embauche. […] Je surjoue la désinvol‐ ture, comme si je ne cherchais pas à être retenu. Deux jours plus tard, j’apprends que j’ai décroché le job […] On m’attend le 4 septembre. Donc ce sera Paris 62 . Dans ce passage, la « désinvolture » affichée, l’emploi du pronom « on » et la formule impersonnelle « ce sera Paris » illustrent une dépossession du narrateur, Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 81 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 63 Éribon, 2012, p.-32. 64 C’est l’auteur qui souligne. 65 Besson, 2017, p.-176-177. 66 Le livre est dédié «-À la mémoire de Thomas Andrieu (1966-2016).-» 67 Édouard Glissant, Poétique de la Relation-: Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p.-31. comme si ce dernier acceptait l’errance comme une donnée consubstantielle. Didier Éribon voit ainsi la migration comme un mouvement constitutif des populations homosexuelles : « Il y a eu - et sans doute y a-t-il encore - une fantasmagorie de l’“ailleurs” chez les homosexuels et autres “déviants”, un “ailleurs” qui offrirait la possibilité de réaliser des aspirations 63 . » Or, c’est aussi cet « ailleurs » que Thomas Andrieu recherche dans, « Arrête avec tes mensonges » , quand il décide, des années après la fin de son histoire avec Philippe, de quitter la maison et l’exploitation agricole où vivent ses parents, sa femme et son fils-: Il précise qu’il va quitter la maison, la ferme, que c’est terminé pour lui, tout ça 64 […] Il ajoute qu’en quittant la ferme, il renonce aussi à ses droits sur elle, à l’héritage de la terre, que ce n’est plus ses affaires, que ça ne le concerne plus. […] Il dit qu’il part s’installer ailleurs, ne nomme pas l’endroit, il ne souhaite pas qu’on cherche à le contacter, il disparaît, voilà 65 . Le désir de fuite de Thomas Andrieu dévoile ici une volonté d’échapper à un certain déterminisme, de s’affranchir de cette ferme qui l’a incité à s’insérer dans un modèle hétéronormatif. Parce qu’il n’est pas nommé, cet « ailleurs » représente un espace de liberté et laisse entrevoir de multiples possibles, Thomas pouvant se situer n’importe où. Cependant, la fuite et l’errance atteignent leurs limites, ce dernier étant contraint de rentrer dans la région quelques années plus tard et de s’installer dans une autre ferme où il finit par se pendre en 2016 66 . Édouard Glissant explique que la pensée de l’errance se construit sur une « volonté d’identité, laquelle n’est après tout que la recherche d’une liberté dans un entour 67 . » Ainsi, la liberté restreinte que l’errance de Thomas lui offre ne lui permet pas de quitter son milieu. L’écriture bessonnienne met en relief un sujet errant dont la quête se solde par un échec ou qui ne parvient pas à trouver un lieu pérenne. Face à un «-ailleurs-» infranchissable pour Thomas, et un «-ailleurs-» toujours changeant pour Philippe, l’errance devient aporétique et la spatialité se construit au carrefour de plusieurs lieux sans jamais les investir pleinement. - 2.3 L’intime-«-paratopique-» Dans cette errance insoluble, l’intime bessonnien ne se dévoile pas dans une absence totale de lieux, il trouve plutôt un espace énonciatif au croisement de 82 Clément Génibrèdes Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 différents endroits. Dans Le Discours littéraire , Dominique Maingueneau définit ainsi le concept de paratopie : « Localité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser 68 .-» L’intime s’écrit donc au travers de la faille spatiale, dans un entre-deux lieux. Dans « Arrête avec tes mensonges » , c’est une « localisation parasitaire » qui permettra au jeune Philippe de garder une trace de sa relation avec Thomas : après les résultats du baccalauréat, les deux garçons partent s’isoler dans la campagne charentaise, dans « un coin […] à l’écart de tout 69 . » Ne se situant ni dans le lycée, ni dans l’espace surveillé que représente Barbezieux, Thomas accepte alors d’être photographié par son amant-: Je prends la photo […] Et il sourit. D’un sourire léger, complice ; tendre, je crois. Qui m’a bouleversé longtemps après, quand il m’est arrivé de regarder ce cliché. Qui me bouleverse encore tandis que j’écris ces lignes et je le contemple, posé sur le bureau, là, juste à côté de mon ordinateur. Le lieu paratopique permet ici le dévoilement de marques d’affection de la part de Thomas, marques qui traversent le temps et l’espace et donnent l’impression à l’auteur que cet ancien amant est près de lui, « juste à côté de [s]on bureau. » C’est aussi dans un endroit périphérique que naît la passion avec Paul Darrigrand lorsque, pour les vacances de Noël, le jeune Philippe part, avec lui et d’autres camarades, dans la maison d’amis de ses parents, à l’île de Ré. Éloignée du quotidien et présentée comme une parenthèse, l’île symbolise ce que l’auteur nomme « le lieu de l’éblouissement 70 -» en ce qu’elle permet à la passion entre les deux garçons de débuter. C’est par ailleurs dans cette île que Paul pose les conditions de leur relation. En effet, après la première nuit passée ensemble, le narrateur vient interroger le jeune homme : « Je finis par lancer : on fait quoi maintenant ? […] Il répond du tac au tac : on fait gaffe 71 . » Dominique Maingueneau explique que la paratopie implique un positionnement de l’auteur dans la mesure où elle est un-: processus à l’issue radicalement incertaine qui est à la fois construction d’une identité énonciative et fabrique de soi, à travers un récit qui se construit en prenant appui sur des schémas partagés par la collectivité dont on attend la reconnaissance 72 . Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 83 68 Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation , Paris, Armand Colin, 2004, p.-52. 69 Besson, 2017, p.-121. 70 Besson, 2018, p.-85. 71 Ibid ., p.-78. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 L’île participe ainsi à la « fabrique de soi » du narrateur parce qu’elle le place dans une relation extra-conjugale, mais surtout, elle marque l’énoncé de l’auteur d’un questionnement incessant-: s’agit-il d’un simple adultère ou d’une vraie 73 histoire ? […] Cette interrogation deviendra progressivement obsédante. Est-ce que je compte ou est-ce que je suis accessoire ? Est-ce qu’il y a un peu d’amour, est-ce qu’il pourrait y en avoir un jour 74 ? La réponse à ces questions ne vient que des années après, dans Dîner à Montréal , lorsque Paul lui avoue qu’il ne s’agissait pas pour lui d’une simple relation extra-conjugale-: «-Tu n’étais pas maîtresse. Et j’étais amoureux 75 .-» La paratopie bouscule ainsi le discours bessonnien qui questionne un intime pris entre plusieurs lieux. En analysant la théorie de Dominique Maingueneau, Phillip Schube Coquereau commente le rôle du discours dans l’œuvre littéraire et explique que ce dernier n’est pas le simple reflet de transformations contex‐ tuelles : « les œuvres appartenant au champ littéraire n’auraient de cesse de remettre en jeu, voire de “théâtraliser”, les conditions de production qui sont les leurs par le mouvement même de l’écriture 76 . » Chez Philippe Besson, le « mouvement » de l’écriture vient « théâtraliser » la difficulté de trouver un lieu et c’est alors dans un espace propre à l’écriture que l’intime parvient à se situer. 3. Les mouvements de l’écriture-: un espace à soi Dans un ouvrage étudiant le rapport entre l’espace et l’activité sémiotique chez Émile Zola, Denis Bertrand en vient à considérer l’espace comme ce qui « relève de la syntaxe 77 » . Pour lui, « les opérations de spatialisation servent d'autres fins, dans le discours, que la figurativité spatiale 78 . » Dans la trilogie bessonnienne, si la « figurativité spatiale » est toujours partielle, les personnages se plaçant dans une errance et un rapport paratopique aux lieux investis, l’écriture s’imprègne d’un lexique spatial et dévoile ainsi une spatialisation de l’intime. Fréquemment, 84 Clément Génibrèdes 72 Dominique Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création , Louvain-la-Neuve, Academia, 2016, p.-14. 73 C’est l’auteur qui souligne. 74 Besson, 2018, p.-79. 75 Besson, 2019, p.-109. 76 Phillip Schube Coquereau, « Paratopie. Quand l’analyse du discours littéraire (se) joue des frontières-», Protée , 38, 3, p.-58. 77 Denis Bertrand, L’Espace et le sens. Germinal d’Émile Zola , Paris-Amsterdam, Éditions Hadès-Benjamins, 1985, p.-66. 78 Bertrand, 1985, p.-166. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 l’auteur, a recours à des métaphores spatiales pour rendre compte d’un état particulier : « Je suis dans ce désir à sens unique. Dans cet élan voué à demeurer inabouti 79 », « Je devrais demeurer dans l’éblouissement 80 », « je suis encore dans l’émerveillement 81 -», « Il est dans cette frugalité 82 -», « il n’est pas dans la mondanité, dans la théâtralité 83 », « tu ne penses pas à ce genre de choses quand tu obéis à du désir […], tu n’es pas dans l’intelligence 84 .-» L’écriture établit une cartographie intime qui témoigne d’une intériorité liée à un moment précis. La métaphore spatiale offre ainsi un espace de représentation de soi-: l’espace en jeu dans ce que l’on appelle “métaphores spatiales” n’est pas seulement l’espace de l’expérience concrète où se meuvent nos corps, mais aussi et peut-être plus fondamentalement un “espace” de représentation - entendons par là un medium qui prête sa matérialité à des découpages signifiants 85 . Dans cette approche, l’intime ne se cherche plus dans les lieux ayant été investis ou à investir, mais dans la démarche de l’écriture qui permet de compenser l’absence d’ancrage spatial ou le rejet provoqué par les lieux. Dans « Arrête avec tes mensonges » , Lucas Andrieu, le fils de Thomas, explique comment il a pu reformer une image de son père à travers les différents romans de Philippe Besson-: Dans Se résoudre aux adieux 86 , vous écrivez des lettres à un homme que vous avez aimé, qui vous a quitté et qui ne vous répond jamais, et vous voyagez tout le temps pour essayer de l’oublier. […] Il poursuit : dans Son frère 87 , le héros s’appelle carrément Thomas Andrieu. […] Il enfonce le clou : et Un garçon d’Italie 88 , ça raconte une double vie, l’histoire d’un homme qui ne sait pas choisir entre les hommes et les femmes, et qui ment. J’ai eu l’impression qu’ils étaient comme les pièces d’un puzzle, vos romans, il suffisait d’assembler et ça formait une image compréhensible 89 . Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 85 79 Besson, 2017, p.-32. Nous soulignons à chaque fois. 80 Ibid ., p.-52. 81 Besson, 2018, p.-73. 82 Ibid ., p.-78. 83 Besson, 2019, p.-59. 84 Ibid. , p.-107. 85 Huges Constantin de Chaney et Sylvianne Rémi-Giraud, « “Espèces d’espaces” : approche linguistique et sémiotique de la métaphore », Mots, Les Langages du politique , no 68, 2002, DOI-: 10.4000/ mots.7013. 86 Voir Philippe Besson, Se résoudre aux adieux , Paris, Julliard, 2006. 87 Voir Philippe Besson, Son frère , Paris, Julliard, 2001. 88 Voir Besson, 2003. 89 Besson, 2017, p.-185. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 À travers la voix de Lucas, l’image de Thomas parcourt le texte et se reconstitue dans l’œuvre littéraire. Elle devient un motif obsessionnel et inaccessible de l’écriture, tel que Blanchot l’entend dans L’Espace littéraire : « ce qui hante, c’est l’inaccessible dont on ne peut se défaire, ce qu’on ne retrouve pas, et qui, à cause de cela, ne se laisse pas éviter 90 .-» C’est parce que Thomas a été rendu « inaccessible », ce dernier ayant quitté le jeune Philippe pour partir vivre en Espagne à la fin du premier tome de la trilogie, qu’il « hante » le récit de soi et trouve un ancrage dans l’œuvre. L’écriture vient donc reconstituer et fixer des moments et des lieux passés. Dans Dîner à Montréal , l’auteur relie ainsi les différents moments de la passion avec Paul Darrigrand à des images de lieux métonymiques-: Me reviennent des odeurs ; celles de son parfum, de sa transpiration, celles de la chambre d’hôpital quand on se parlait au téléphone. […] Je me souviens de l’île de Ré, des ciels plombés, du sable qui collait aux chaussures, de la maison qu’on avait louée à Ars, du premier matin 91 . La retranscription des lieux réveille des impressions sensorielles et fait coexister, dans le restaurant de Montréal, des endroits tels que l’hôpital dans lequel a séjourné l’auteur ainsi que la chambre de la première étreinte entre les deux amants. L’intime bessonnien se loge ainsi dans les mouvements d’une écriture qui spatialise ce dernier dans des espaces métaphoriques. Elle devient un lieu qui donne une place à des personnages ne pouvant se situer dans l’espace réel et ravive le souvenir d’endroits décisifs pour l’auteur. L’espace littéraire crée alors un lien avec d’autres espaces comme l’indiquent Xavier Garnier et Pierre Zoberman : « La littérature serait l’opération par laquelle les espaces parviennent à entrer en contact les uns avec les autres sans chercher à s’absorber mutuellement 92 .-» Conclusion L’écriture bessonnienne fait ainsi état d’un itinéraire spatial et identitaire. Dans la trilogie autofictionnelle, les lieux habitent les personnages, plus que les personnages n’habitent les lieux, et proposent une cartographie de la passion. Repères dans le récit, ils dessinent progressivement l’espace intime de ceux 86 Clément Génibrèdes 90 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 2002 [1955], p.-348. 91 Besson, 2019, p.-155. 92 Xavier Garnier et Pierre Zoberman, Qu’est-ce qu’un espace littéraire ? Presses Universi‐ taires de Vincennes, 2006, p.-12. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 qui les investissent. En agissant sur les différents sujets, les lieux reflètent un conditionnement particulier. À la fois espace narratif et sociologique, les endroits présents mettent en lumière un intime qui peinent à trouver sa place et qui est alors contraint à la clandestinité. C’est donc un récit de la fuite et de l’errance qui se tisse au fil des trois ouvrages, inscrivant le Je bessonnien et celui de ses amants dans un perpétuel entre-deux. À défaut de trouver un « lieu à soi », la voix auctoriale dévoile une écriture en mouvements qui pousse l’intime dans un espace métaphorique et intertextuel. L’acte d’écrire devient alors un espace qui supplante les autres lieux et ancre enfin «- the privacy of the soul 93 -» dans les différents endroits traversés. Il permet de reconstituer une part de soi appartenant à un moment révolu ou à un lieu désormais inaccessible et ainsi - pour citer les mots d’Annie Ernaux que Philippe Besson place en épigraphe d’ Un certain Paul Darrigrand - de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais 94 .-» Topologie de soi et lieux de l’intime dans la trilogie autofictionnelle de Philippe Besson 87 93 Woolf, 2009, p.-107. 94 Annie Ernaux, Les Années , Paris, Gallimard, 2008, p.-254. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0005 1 Philippe Besson, Paris-Briançon , Paris, Julliard, 2022. 2 Philippe Besson, Dîner à Montréal , Paris, Julliard, 2019. 3 Philippe Besson, Le Dernier Enfant , Paris, Julliard, 2021. 4 Philippe Besson, L’Arrière-saison , Paris, Julliard, 2002. Interview avec Philippe Besson Propos recueillis par Nicholas Hammond et Paul Scott au Café Beaubourg, Paris le 13 décembre 2021. NH : Pour commencer, pourriez-vous nous parler de votre nouveau roman, Paris-Briançon 1 - ? PB : C’est un roman assez différent de ce que j’ai fait jusqu’à présent. C’est un roman qui a la particularité d’être choral, ce qui est assez rare chez moi, car dans mes romans il y a en général un nombre de personnages assez restreint, deux ou trois personnages, et là il y a quasiment douze personnages qui existent et qui se rencontrent dans un train de nuit et j’essaie de faire exister les douze personnages-; c’est la première fois que je m’essaie à cet exercice. NH : C’est une nouvelle expérience. J’aimerais vous poser la question de savoir si le temps qui se déroule en une nuit ressemble un peu à celui de Dîner à Montréal 2 . Est-ce que vous vous intéressez à l’unité de temps-? PB : En tout cas cela a beaucoup d’importance pour moi, parce que Le Dernier Enfant 3 se passait sur une journée, L’Arrière-saison 4 se passait sur une soirée de deux heures. J’aime bien concentrer l’action sur un temps extrêmement court parce qu’au fond c’est comme au théâtre : on ne peut pas y échapper, il y a l’idée que d’abord vous êtes obligé de ramasser tous les sentiments et donc de les précipiter, c’est comme quelque chose en chimie il y a un moment où vous mettez tout ensemble et c’est comme un shaker. Et j’aime bien l’idée que les gens ne peuvent pas échapper justement à ce temps ramassé. Quand le temps s’étire, j’ai l’impression qu’on peut s’en sortir, quand tout est ramassé sur un temps très court, ils sont soumis au sort auquel je les destine. Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 5 Philippe Besson, En l’absence des hommes , Paris, Julliard, 2001. 6 Philippe Besson, Un Instant d’abandon , Paris, Julliard, 2005. 7 Philippe Besson, Un Garçon d’Italie , Paris, Julliard, 2003. 8 Philippe Besson, «-Arrête avec tes mensonges-» , Paris, Julliard, 2017. PS : L’unité de temps, qui est l’une des règles du théâtre classique, m’amène à une autre question. Je crois que vous avez fait du théâtre, n’est-ce pas, et d’autres genres littéraires-; est-ce que vous vous voyez comme un romancier surtout-? PB : Oui, en fait je me suis très longtemps défini comme un romancier et seulement un romancier. Je veux dire par là que je suis venu à l’écriture des livres pour écrire des histoires, pour faire fiction, pour inventer des personnages, pour inventer des dispositifs narratifs. Souvent le premier geste de celui qui écrit, c’est de parler de soi ou autour de soi. Moi, j’ai choisi exactement le contraire, ce que je voulais c’était aller loin de moi, même si on y reviendra, mais en tout cas de trouver des histoires qui n’étaient pas les miennes, d’inventer des personnages qui étaient loin de moi et d’essayer justement de devenir eux, c’est à dire d’interpréter un rôle comme un comédien. C’est pour cette raison que mon premier roman, par exemple, En l’absence des hommes 5 , se passe en 1916, avec Marcel Proust, un soldat de la première guerre, donc ce sont quand même des personnages qui sont très loin de moi. Et c’était une volonté très nette : pendant très longtemps je me suis défini comme un romancier, c’est-à-dire quelqu’un qui a recours à son imaginaire, pas à sa mémoire. Et j’ai pris plaisir à devenir une femme avec une robe rouge dans L’Arrière-saison , un père infanticide dans Un Instant d’abandon 6 , un jeune prostitué à la gare de Florence dans Un Garçon d’Italie 7 . Toutes choses que je n’ai aucune chance, hélas, d’être dans la vraie vie. Je suis venu à l’écriture pour vivre d’autres vies que la mienne, vraiment, et pendant très longtemps, jusqu’à « Arrête avec tes mensonges » 8 , j’ai expliqué que je n’écrirais que des romans, que je ne ferais jamais d’autofiction ou de texte autobiographique. Alors, vous l’avez compris, évidemment, tout roman emprunte à la vie d’auteur. Évidemment qu’on ne peut pas écrire des romans en faisant abstraction de ce que l’on est, en faisant abstraction de sa propre histoire ou de sa propre intimité. Évidemment que notre intimité est dans les romans, mais elle est disséminée, dispersée et surtout, elle est dans un grand ensemble dans lequel il y a énormément de choses qui sont parfaitement inventées, beaucoup d’épreuves que je n’ai jamais traversées, de situations que je n’ai pas connues. Et donc je me suis vraiment épanoui comme romancier, parce que je trouve qu’il y a de la jubilation à inventer des histoires, à inventer des mensonges comme disait ma mère. Et mon plaisir d’écrivain, ma joie ou ma jubilation d’écrivain venait de cela, y compris quand j’écrivais des histoires 90 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 9 Philippe Besson, Une bonne raison de se tuer , Paris, Julliard, 2012. 10 Philippe Besson, Un certain Paul Darrigrand , Paris, Julliard, 2019. épouvantablement tristes. Quand j’ai écrit Un Instant d’abandon où je me mets dans la tête d’un père soupçonné d’infanticide, on ne peut pas dire que ce soit un personnage forcément facile à porter, ou quand je fais Une bonne raison de se tuer 9 où je suis une femme qui va se suicider ou un père dont le fils s’est suicidé. Donc on ne peut pas dire que ce soit bon, mais pour autant j’ai adoré faire cela. Et puis arrive effectivement le moment où j’apprends que mon premier amour est mort et cela provoque la nécessité d’en venir effectivement à un récit d’essence autobiographique. J’avais toujours dit que je n’en ferais pas, même quand on m’interrogeait publiquement je disais que je n’en ferais jamais. Et je me suis lancé dans cette histoire parce que j’ai appris la mort de Thomas. Et j’ai été tellement décontenancé que j’ai fait une chose que je n’ai jamais faite avant. Après avoir écrit environ 50 pages, j’ai envoyé ces pages à mon éditrice pour lui demander si je devrais arrêter ou continuer, alors que d’habitude j’écris mes livres seul, sans en parler à personne, y compris à mon éditrice, et je ne donne le texte que quand il est fini. Là, j’étais tellement décontenancé et dérouté, que quand j’ai envoyé les 50 premières pages à mon éditrice, je lui ai dit, « est-ce que je continue ou est-ce que j’arrête ? ». Et franchement, si elle m’avait dit « arrête », j’aurais arrêté. Elle m’a dit de continuer, donc j’ai continué, et voilà, cela a donné « Arrête avec tes mensonges » . Mais quand j’écris « Arrête avec tes mensonges » il n’y a pas l’idée de la trilogie autobiographique, pas du tout, c’est simplement qu’ « Arrête avec tes mensonges » déclenche Un certain Paul Darrigrand 10 parce que c’est aussi évidemment la trace d’un grand amour et qu’ Un certain Paul Darrigrand entraîne Dîner à Montréal . En fait, Dîner à Montréa l était le premier des trois que j’ai songé un jour à écrire. Je veux dire par là que, quand j’ai vécu cette rencontre, ces retrouvailles étranges quelques années après, 20 ans après, avec Paul dans cette construction très théâtrale - unité de temps, de lieu et d’action du dîner avec sa femme et moi avec mon compagnon - j’en ai été là aussi tellement surpris que rentré en France, je me suis dit, je vais en faire une pièce de théâtre précisément parce que c’était du théâtre, et j’ai donc essayé d’écrire Dîner à Montréal sous forme théâtrale sans y parvenir. J’ai commencé à écrire quelque chose, et puis j’ai arrêté parce que je n’y arrivais pas. Des années après, après avoir écrit Paul Darrigrand , j’ai compris comment je pouvais raconter l’histoire et donc je l’ai écrit sous forme romanesque, en tout cas de deux livres. Après avoir écrit la trilogie, je suis quand même progressivement revenu au roman, parce que Le dernier enfant a quelque chose de romanesque et pas d’autofictionnel même si le personnage de Interview avec Philippe Besson 91 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 la mère est inspiré de la mienne, et Paris-Briançon est un pur roman. Donc je ne sais pas si cette trilogie autofictionnelle est une parenthèse ou pas, mais pour revenir à votre question, je me définis comme un romancier. En tout cas, pas comme un dramaturge, pas comme un scénariste, pas comme un dramaturge alors que j’ai écrit du théâtre, pas comme un scénariste alors que j’ai écrit des films, mais vraiment comme un romancier, parce que la forme du roman m’est la plus évidente, la plus naturelle ; les autres formes sont des exercices. Ce sont ou des exercices ou des divertissements. Je veux dire par là des diversions, des pas de côté. Je considère la pièce de théâtre que j’ai écrite comme un pas de côté, je considère les sept ou huit films que j’ai écrits comme des pas de côté, mais ce n’est pas mon travail. Ce n’est pas ce que je suis. PS : J’ai l’impression d’après tout ce que vous avez dit, que votre vocation, votre métier d’écrivain, vous préférez que ce soit difficile, vous préférez les défis. Défis génériques, émotionnels… PB : Alors oui j’aime bien les défis, mais je n’aime pas que ce soit difficile. Le mot difficile ne va pas parce que j’ai au contraire besoin que ce soit facile. Je me rends compte que j’aime bien me fixer des défis, c’est-à-dire choisir des personnages qui sont parfois très loin de moi, qui ne sont pas tous sympathiques d’emblée, trouver des voies qui ne sont pas la mienne, trouver des dispositifs narratifs originaux. J’aime bien construire des choses. Pour Paris-Briançon je mets 12 personnes dans un train et j’explique juste au début, « Attention ! Certains vont mourir. » Donc, on a l’impression qu’on rentre dans un Agatha Christie. Il ne s’agit pas du tout d’un policier, vous verrez, mais en tout cas, ma volonté était de construire ce huis clos, ce temps restreint, cette incapacité à échapper à la chose, et cette tension que je donne au lecteur qui est de dire : vous comprenez bien que je vous en présente douze mais il y en a quelques-uns qui vont mourir et vous ne savez pas lesquels et vous ne savez pas comment. Ceci était mon procédé narratif. Mais en revanche, une fois que j’ai dit cela, j’ai besoin que cela soit facile au sens, j’ai besoin que ce soit fluide, que cela coule, que cela vienne presque naturellement. Et d’ailleurs j’écris le livre dans l’ordre où vous allez le lire. Je n’écris pas un livre en disant, je vais écrire la fin maintenant, puis le début, puis le milieu pas du tout, c’est vraiment exactement comme vous allez le lire. NH : Et vous savez au début ce qui va arriver-? PB : Je sais toujours comment ça se termine et je sais où je vais. Je connais le début, je connais la fin et donc il faut que j’invente la trajectoire. Voilà, c’est tout. Mais en tout cas, quand je dis que j’ai besoin que ce soit facile, c’est que si c’est 92 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 difficile, si je cherche mes personnages, si je change mon dispositif narratif, si je rature beaucoup, c’est que ce n’est pas le livre que je devais écrire. Et à ce moment-là j’arrête, je me dis que ce n’est pas la peine. Il y a des livres que j’ai arrêtés au bout de 30 ou 40 pages en me disant, en fait, c’est trop compliqué ou cela ne m’intéresse pas, ces personnages ne m’intéressent pas, ils sont peut-être intéressants, mais moi ils ne m’intéressent pas. Et donc j’ai quand même besoin d’être porté. Je ne saurais pas écrire dans la difficulté. Dans la difficulté, je renonce, c’est très simple. Ce que j’appelle difficulté, c’est ne pas tenir son personnage, ne pas dominer son histoire. J’ai besoin de dominer mon histoire et de tenir mes personnages et de savoir ce qui va arriver. Il y a des écrivains qui commencent et qui se disent, on verra bien ce qui leur arrive. Moi pas du tout. Je sais dès le début ce qui leur arrive. PS : Il y a des auteurs qui passent neuf heures ou onze heures à travailler par jour, est-ce que c’est le cas pour vous-? PB : Non, il ne s’agit pas de la discipline, j’appellerais cela de l’obsession. C’est-à-dire qu’en fait quand je me mets à écrire, j’y retourne tout le temps. Je ne peux faire que cela, écrire. C’est-à-dire que même quand je n’écris pas, j’écris. Quand je ne suis pas en train d’écrire, je pense au livre. Quand je suis dans un dîner avec des amis, je pense au livre. Je peux quitter un dîner parce que je pense au livre. La nuit, je me lève pour écrire le livre. Donc, c’est obsessionnel ou c’est obsédant. Et donc j’y retourne tout le temps parce que cela se précipite, et puis parce que j’ai la peur de perdre l’histoire ou de perdre la note ou de perdre la mélodie. Et donc j’ai besoin de me dire que tout le temps, si je laisse passer du temps je ne retrouverai pas la note. NH : Est-ce que cela vous est déjà arrivé ? PB : Cela m’est déjà arrivé et j’ai abandonné le livre, parce que je revenais vers quelque chose, et je vois comment cela sonne, mais je ne peux pas retrouver la façon de le jouer. NH : Est-ce que vous lisez vos livres à voix haute-? PB : Oui. Tous les lendemains, mon gueuloir à moi, le lendemain je relis à voix haute ce que j’ai écrit la veille. Et c’est vrai que c’est un exercice terrible parce qu’on sait tout de suite si cela tient ou pas. En tout cas, je ne dirais pas que j’ai de la discipline au sens où certains jours je vais écrire 20 minutes et m’arrêter parce que je n’y arrive pas, et certains autres jours je vais écrire dix heures. Mais je n’ai pas de règles où il faudrait que j’écrive de 8h00 à midi ou que je commence tous les jours à la même heure. Je n’ai pas de règle qui dirait j’écris mieux le matin que l’après-midi, mais j’ai en revanche une obsession, vraiment, qui fait Interview avec Philippe Besson 93 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 que le livre occupe tout le territoire mental. Le reste ne devient qu’accessoire, que des détails, le livre est au premier plan de tout dans ma vie quand je l’écris. C’est lui qui l’emporte sur le reste, et la discipline vient de là. PS : Le processus, est-ce que cela devient plus facile ? PB : Oui, mais c’est plus : on sait ne plus perdre son temps. C’est-à-dire qu’en fait on a des réflexes, on a des habitudes, et donc c’est un problème, c’est sûr, c’est un exemple vous allez comprendre : c’est-à-dire qu’avant je pouvais écrire une page dans laquelle il y avait cinq répétitions et ne pas m’en rendre compte. Aujourd’hui, quand je commence une page et qu’une répétition arrive, il y a quelque chose qui s’allume, je le sais d’emblée, donc je l’élimine immédiatement. Donc, il y a des écueils que j’évite, j’ai appris à conduire, donc je sais m’arrêter devant un feu. Je sais éviter un obstacle, je sais avancer plus vite ou ralentir. J’ai appris cela. Alors qu’avant j’avançais à toute allure, je faisais n’importe quoi, je ne réfléchissais pas à mon texte. Là, je suis dans quelque chose de plus réfléchi, de plus construit d’emblée parce que 20 livres derrière, parce que 20 ans. NH : Pourriez-vous parler du rôle joué par les personnages-écrivains dans vos romans ou les écrivains fictifs ou les écrivains textualisés-? PB : Ce qui est curieux, c’est qu’on dit toujours qu’il ne faut pas écrire de livres sur des écrivains, il faut surtout éviter d’écrire des livres sur des personnages-écrivains, et pourtant j’en ai quand même écrit beaucoup, mais c’est à chaque fois pour des raisons qui ne tiennent pas forcément à leur statut d’écrivain. Je m’explique-: quand j’utilise Proust dans En l’absence des hommes , d’abord c’est l’insouciance absolue du débutant, mais je veux dire que cela a de l’importance. Aujourd’hui, je n’écrirais pas un livre sur Proust, je ne me permettrais pas aujourd’hui d’écrire un livre dans lequel figurent des lettres de Proust que j’ai écrites. C’est une outrecuidance que je m’interdirais. Mais j’avais 30 ans, je n’avais jamais rien écrit, je ne pensais pas que j’allais publier, et alors je l’ai fait. Donc, il y a une sorte de vertige et d’innocence et d’insouciance que j’ai irrémédiablement perdues. NH : Du courage-? PB : Pas forcément parce que je ne m’en rendais pas compte, j’étais vraiment insouciant, donc c’est ne pas vraiment du courage, c’est de la folie. Mais bon, aujourd’hui justement il faudrait du courage, et je ne sais pas si j’en aurais. Proust, je le choisis moins parce qu’il est écrivain que parce que pour moi c’est un personnage de roman. C’est-à-dire que même si j’idolâtre Proust - en tant que lecteur, je pense que c’est un génie absolu, je mets A la recherche du temps 94 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 11 Philippe Besson, Les jours fragiles , Paris, Julliard, 2004. perdu au-dessus de tout - mais Proust dans En l’absence des hommes , je l’utilise pour le côté totalement invraisemblable de sa vie. Ce qui m’intéresse, c’est le caractère improbable de cette existence, de cet homme. Comme quand j’utilise Rimbaud dans Les jours fragiles . Imaginez une seconde si je prends Rimbaud, que Rimbaud n’ait pas existé. Imaginons que Rimbaud n’ait pas existé et que je décide d’écrire la vie de celui qui serait Rimbaud. C’est-à-dire quelqu’un qui est né dans les Ardennes, qui est un garçon bien peigné, avec des premiers prix partout, et qui tout d’un coup en quelques semaines, devient une sorte de rebelle fugueur qui s’en va sur les routes et qui défie l’autorité, qui entre 16 et 20 ans écrit les plus grands poèmes de la littérature mondiale et qui s’arrête sans préavis, sans explication, sans jamais y revenir, et qui se retrouve en Afrique, marchant dans les territoires inconnus puis trafiquant d’armes, pour finir par revenir mourir à Marseille à 37 ans victime d’une gangrène. Si j’écris ce personnage-là et que je donne le livre à mon éditeur, mon éditeur me dit « personne n’y croira ». On ne peut pas croire à cette vie-là parce qu’elle fait tellement inventée, elle fait tellement imaginaire. C’est cela qui m’intéresse dans Rimbaud et dans Proust, ou dans James Dean, qui n’est pas écrivain mais qui est un personnage réel, c’est que ce sont des vies qui défient l’entendement. Ce sont des vies qui n’auraient pas dû exister, ce sont des vies plus grandes que la fiction, ce sont des vies meilleures que la fiction. C’est-à-dire que la fiction n’est pas à la hauteur de cette vie-là. Donc, c’est pour cette raison-là que je les ai utilisées. Et puis Proust dans En l’absence des hommes c’était évidemment surtout pour le rapport tragique à la jeunesse, la relation de l’homme d’âge au jeune homme de 16 ans qui relève du tragique absolu. Parce que c’est impossible et cela m’intéressait parce que c’est cela que je voulais raconter aussi. Alors que de l’autre côté, le jeune homme, lui, le soldat, c’est le possible, mais le possible qui va s’arrêter à cause de la mort. C’est l’impossible vieillard et le possible jeune homme. Et donc c’est moins le personnage de l’écrivain qui m’intéresse que sa vie, que le caractère romanesque de son existence. Et du coup c’est pareil pour Rimbaud. Rimbaud, je l’utilise ; d’ailleurs, son œuvre est assez absente dans Les jours fragiles 11 . NH : Est-ce que vous vous intéressez plus à la sœur de Rimbaud-? PB : Je la détestais au départ, mais pas comme tous les rimbaldiens. Les rimbaldiens détestent Isabelle, parce qu’elle a détruit les poèmes de son frère, parce qu’elle a écrit cette biographie ridicule. Moi, je détestais Isabelle, mais comment naît Les jours fragiles ? Justement, de cette détestation. Et moi en fait, je me suis retrouvé dans la situation à me dire, je voulais vraiment écrire sur un Interview avec Philippe Besson 95 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 12 Philippe Besson, De là, on voit la mer , Paris, Julliard, 2013. Rimbaud, je ne voyais pas comment faire. Beaucoup de gens avaient déjà écrit sur Rimbaud et donc je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire. Assez rapidement j’ai éliminé Rimbaud le poète, j’ai éliminé Rimbaud l’itinérant ou Rimbaud l’africain et il m’est resté Rimbaud le mourant. Pour une raison simple c’est que c’est la partie de sa vie sur laquelle il y a le plus de mystère, le plus de zones d’ombre. Donc là, le romancier que je suis se dit, comme il y a des zones d’ombre je peux me glisser dans les zones d’ombre, je peux inventer des choses. Mais, au moment où j’enquête sur Rimbaud mourant, je me rends compte que sa sœur Isabelle a passé les six derniers mois auprès d’Arthur. Et je me dis dans ma tête à ce moment-là « quelle idiote décidément cette Isabelle ». Parce que si elle avait tenu son journal pendant l’agonie d’Arthur, cela aurait été sublime, on aurait une mine d’or. Et donc au moment où je me dis pourquoi elle n’a pas tenu son journal, je viens de trouver le livre. Parce que je me dis puisqu’elle n’a pas écrit le journal je vais l’écrire à sa place, et c’est comme cela que j’écris le journal intime d’Isabelle. Alors qu’au départ, je ne l’aime pas du tout. Et comme je me mets à écrire le journal de son point de vue, je me mets à adorer Isabelle après, puisque je deviens elle, c’est sa voix qu’on entend. Donc, je me suis pris d’affection pour Isabelle parce qu’il a fallu que je sois elle pendant tout le temps de l’écriture. Il y a donc une espèce d’inversion qui se produit à ce moment-là. Mais encore une fois, Rimbaud est moins utilisé pour son génie poétique et pour son œuvre, que pour le chaos de sa vie et le chaos ultime de ses derniers mois. Et le personnage de la femme écrivain dans De là on voit la mer 12 , elle est écrivain, mais elle aurait pu être autre chose. Ce qui m’intéressait c’est que ce soit une femme puissante, qui se débrouille par elle-même et qui se retrouve chamboulée, chancelante, c’est cela qui m’intéressait, c’était qu’elle a beaucoup de certitudes. Elle écrit son livre et tout d’un coup, elle voit ce jeune homme débouler. Son mari est en situation de grande fragilité, et elle fait quelque chose de terrible. C’est-à-dire qu’à la fois, au fond, elle abandonne le mari qui va très mal et elle choisit le jeune homme qui a priori n’a pas forcément vocation à rester. Et j’aimais l’idée que ce soit plutôt une femme qui tombe. Qu’elle soit écrivain était presque un détail au fond d’une certaine manière. Il fallait que ce soit juste quelqu’un qui soit indépendant, que ce soit une femme qui fasse quelque chose qui ne dépende que d’elle, qui ne dépende pas des autres. Et je me suis dit, un écrivain ne dépend de personne que de soi, et donc c’est pour cela qu’elle est écrivain dans De là, on voit la mer . Si j’avais trouvé une autre profession dans laquelle elle ne dépendait que d’elle je l’aurais fait. Chef d’orchestre n’était pas 96 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 possible parce qu’elle dirige un orchestre, donc les autres métiers ne sont pas des métiers solitaires. NH : Et Raymond Radiguet-? PB : Alors Raymond Radiguet, là aussi je n’avais pas imaginé de donner une suite à En l’absence des hommes , je considérais que c’était un livre qui existait en lui-même. Mais beaucoup de gens me disaient, « Mais il devient quoi Vincent ? » parce qu’on le voyait partir tel Rimbaud. Parce que la fin de Vincent dans En l’absence des hommes c’est un départ très rimbaldien. Et à force que les lecteurs me disent, mais il devient quoi Vincent ? Je n’en sais rien de ce qu’il devient, je ne sais pas du tout. Et puis à un moment je me suis commencé à me dire, mais qu’est-ce qu’il a pu faire dans sa vie, Vincent ? Et donc j’ai imaginé cet exil américain etc., et puis ce retour à Paris. Et je me suis dit, mais s’il revient à Paris, qu’est-ce qui lui arrive ? Et ce qui m’intéressait là aussi, c’était de faire revenir un jeune homme très triste au cœur des années folles, les années 1920 en France et ailleurs, qui sont des années extravagantes de création littéraire, de foisonnement. L’entre-deux guerres a été une espèce de folie créatrice, marquée par des personnages extravagants. Et je me disais, je vais planter cette espèce de jeune homme qui, bien que jeune, est foudroyé par le chagrin et continue de porter un deuil. Et donc cela m’intéressait de mettre sa tristesse dans la folie. Et je me suis dit, qui représente aussi cette période des années folles, il y avait Radiguet. Et ce qui m’intéressait aussi chez Radiguet, c’était qu’il allait mourir et donc que je pouvais à nouveau confronter Vincent à la mort en pleine jeunesse. Parce que si l’autre mourrait, d’une certaine manière lui pouvait continuer à vivre. C’était que si cet autre, ce feu follet finissait par s’éteindre, cela voulait dire que lui, il était voué à continuer, et qu’il veillerait sur les morts mais il serait du côté des vivants. Et donc il fallait que je le fasse rencontrer un personnage à la fois tellement plus vivant que lui mais qui allait mourir alors que lui, il resterait vivant. NH : Et donc, dans le cas où vous êtes vous-même le personnage-écrivain, comme dans la trilogie, par exemple-? PB : Alors là, il y avait une chose extrêmement simple, c’est qu’il fallait tout dire. C’est-à-dire que cela ne servait à rien de faire le malin. Il fallait ne pas biaiser. Donc, au contraire, il fallait justement dire, cette fois, pour la première fois, je vous dis la vérité. C’est-à-dire, je vous ai raconté des mensonges tout le temps, j’ai inventé des histoires d’accord et là, je ne fais pas le malin, je ne joue pas, je suis dans une forme de nudité, de crudité, de vérité, de premier degré. Je vous montre même l’envers du décor, je vais jusqu’au bout de cela. Tous les Interview avec Philippe Besson 97 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 mensonges que j’ai faits, je vous dis que je vous ai menti, parce ce que je dis quand même à plusieurs reprises aux lecteurs que je leur ai dit n’importe quoi. Et donc il fallait aller jusqu’au bout de cette espèce d’exigence de vérité pour une raison simple, c’est que j’étais tenu par le disparu. C’est-à-dire que ce livre a été d’emblée conçu par moi, comme une façon de venger Thomas et de redonner de la vie à un mort, de donner de la présence à un absent et de faire que cette vie n’ait pas été vécue en vain, et de montrer l’injustice de cette mort. Comme c’est Thomas qui est au premier plan, moi, je ne pouvais pas faire le malin. C’est ce que je lui devais. NH : Et donc la photo de la couverture du livre-? PB : Non ce n’est pas lui, c’était impossible. Mais il y a une histoire quand même qui est très étrange, c’est que je ne pouvais pas mettre la photo de Thomas pour plein de raisons, et donc j’ai demandé à mon éditrice de me faire des propositions de couverture. Plein de propositions de couverture m’arrivaient et aucunes ne m’allaient. Au bout d’un moment, je me suis demandé pourquoi je refusais toutes les propositions qui m’étaient faites, mais la raison c’est qu’à chaque fois l’image qu’on me proposait n’était pas l’image de Thomas. Et donc j’avais énormément de mal en fait à devoir présenter un jeune homme qui n’était pas lui. Je me suis dit qu’il fallait quand même que je m’y résigne parce que je ne pouvais pas faire autrement. Et en même temps, à ce moment-là, elle m’a dit, mais il ressemblait à quoi ? Donc, je lui raconte un peu dans le livre. Et, la personne qui s’occupe des couvertures chez mon éditeur, un jour sort la photo qui est devenue la photo du livre, et quand j’ai vu la photo, elle m’a saisi d’effroi parce que c’est une copie, non pas conforme, disons que c’est une situation et un visage extraordinairement ressemblant avec l’original. C’est-à-dire que vraiment il y a des différences, mais il y a très peu de différences entre ce à quoi ressemblait Thomas et le jeune homme de la photo. Donc, quand j’ai vu arriver la photo, j’ai dit oui, tout de suite. Voilà, parce que c’est extraordinairement troublant, pour moi. « Arrête avec tes mensonges » commence sur une ressemblance, et je termine cette histoire du livre avec une photo de couverture comme on voit, qui sera là extraordinairement ressemblant aussi, cela m’a aussi troublé. NH : La version cinématique d’ « Arrête avec tes mensonges » vient d’être tourné. Êtesvous le scénariste du film-? PB : Non, je ne voulais pas l’être justement. J’aime bien être scénariste, je le suis régulièrement, mais j’ai du mal à être scénariste de mes propres histoires parce que je trouve que les meilleures adaptations littéraires sont des trahisons, sont celles qui trahissent l’œuvre originale, les belles trahisons. C’est-à-dire que je 98 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 13 2003. pense qu’une adaptation qui est unu copié collée d’un livre, en général, c’est raté. Il faut savoir prendre la distance, la bonne distance avec le livre, il faut savoir le réinterpréter, il faut savoir évidemment l’incarner, il faut savoir lui donner une voix, il faut surtout que le réalisateur y apporte son propre univers, sa propre intimité etc. Et donc quand vous êtes vous-même le scénariste de cela, vous êtes à mon avis, de mon point de vue, le plus mal placé pour lâcher l’œuvre. Vous avez envie toujours de ramener à votre propre vérité, à ce que vous avez écrit. Et moi, je souhaitais que justement…qu’il prenne toutes les libertés possibles. Patrice Chéreau, je lui avais dit la même chose quand il a fait Son frère 13 , même si j’ai contribué au scénario, mais il a vraiment toutes les libertés possibles, et il en a pris beaucoup d’ailleurs, et Olivier Peyon, le réalisateur d’ -« Arrête avec tes mensonges » qui est également scénariste, a pris aussi beaucoup de libertés, et tant mieux. Parce que je n’aurais pas su les prendre, moi, et c’est une autre œuvre qu’on va voir. La seule chose qui m’importe c’est que l’émotion soit équivalente. C’est-à-dire que, ce qui m’importe sur le film, je ne dis pas que ce sera le cas mais comme j’ai lu le scénario et que j’ai vu les acteurs, je suis confiant, mais, c’est quoi ? c’est que cela raconte, grosso modo la même histoire, et surtout qu’à la fin le spectateur éprouve la même colère et la même tristesse. Ce qui m’importait, c’est que le lecteur à la fin d’ -«-Arrête avec tes mensonges-» ait de la colère et de la tristesse. De la colère face à cette vie censurée, cette vie à côté de laquelle on passe, cette vie de Thomas qui conduit à sa propre mort. On se dit, on ne lui a pas permis, c’est quelqu’un qui a dû se censurer jusqu’à la mort parce qu’on ne lui permettait pas. Et donc j’espère que les gens ont le sentiment de colère face à cela, et le sentiment de tristesse face à sa mort et face à la lettre évidemment. Comme le livre s’achève sur la lettre… NH : … Oui, pourriez-vous parler de la dernière lettre-? PB : C’est très étrange parce que je savais que le livre se terminerait par la lettre, c’était sûr. Et ce qui est très étrange, c’est que ce livre m’a valu énormément de courrier, et 95 % des lettres que j’ai reçues c’était la même chose « je viens de terminer le livre, je dois vous écrire tout de suite ». Donc les gens écrivaient dans une espèce d’urgence absolue, et puis ensuite « j’ai pleuré et la lettre m’a dévasté-». Donc, je me dis, c’est tant mieux parce que c’est cela que je voulais provoquer, je voulais provoquer la colère et le chagrin. Et donc ce que j’attends du film c’est qu’il provoque aussi la colère et le chagrin, et le reste m’importe peu. Qu’importe comment il raconte l’histoire. Si c’est cela que les gens ressentent, ce sera réussi. Alors qu’il aurait pu être très fidèle, si les gens ne ressentent rien, Interview avec Philippe Besson 99 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 cela n’a aucun sens. Moi, tout ce que j’écris ce n’est que sur du sensible, sur du sentiment, du sensoriel ou du sensuel, ce n’est pas sur autre chose, je me méfie de l’intelligence. Je veux qu’on soit toujours du côté du sensible. Et donc ce qui m’importe, c’est quand les gens me disent, j’ai ressenti quelque chose, j’ai éprouvé quelque chose, si par ailleurs, ce qu’ils ont éprouvé leur permet de comprendre quelque chose, j’en suis très heureux. Mais la compréhension, l’intelligence, ne peut être qu’une conséquence de l’émotion, elle ne passe pas avant. On doit entendre et ressentir avant de comprendre. C’est pour cette raison que j’aime tellement Duras, parce que je pense que chez Duras on entend avant de comprendre. Moi, quand je lis Duras j’entends la voix de Duras, j’entends la scansion de Duras, j’entends la folie de Duras, et parfois je ne sais pas du tout ce qu’elle est en train de dire, je me dis que cela n’a aucun sens. Et puis quand le livre est fini, j’ai tout compris. PS : Je voulais vous demander, maintenant que vous êtes, si je peux dire, un auteur expérimenté, est-ce que cela change la façon dont vous lisez les livres de vos contemporains-? PB : Je pense que cela change ma lecture de mes contemporains. C’est à dire que cela ne change pas la lecture des classiques, mais parfois quand je lis mes contemporains je vois l’arrière-cuisine. Je vois comment ils ont fait. PS : C’est-à-dire que vous comprenez-? PB : Oui, et cela me gêne. En fait, quand il m’arrive de lire un de mes contemporains et que je comprends comment il a écrit le livre, c’est mauvais signe. Ce qui m’intéresse, c’est les contemporains où tout d’un coup il se passe quelque chose. Je me dis : je ne sais pas d’où cela vient, et cela me plaît. Mais quand je vois la construction, quand je vois l’effort, quand je vois les obsessions trop appuyées, quand je vois la répétition d’une construction, cela finit par m’agacer. Par exemple, c’est pour cette raison que j’ai tellement aimé le premier livre d’Édouard Louis et tellement détesté ceux d’après, parce que j’ai tout compris. Je vois très bien comment il fonctionne. Donc le premier était réussi alors que littérairement c’était le plus faible. Il est sur un plan littéraire faible, mais il est d’une puissance et d’une force incomparable, et ceux d’après sont littérairement plus affirmés, mais ils sont tellement caricaturaux, je sais tellement d’où ils viennent, je vois tellement ce qu’il essaie de m’expliquer, je vois tellement quel clou il enfonce, je vois tellement comment il fait son Bourdieu au petit pied que je suis exaspéré. Et je ne ressens aucune émotion, je n’ai aucune empathie pour lui. Alors que j’en avais dans le premier livre, mais dans le quatrième ou cinquième, je ne sais pas à combien on est, j’ai tellement compris 100 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 14 Christine Angot, Le Voyage dans l ’Est , Paris, Flammarion, 2021. 15 Marguerite Duras, L’Amant , Paris, Éditions du Minuit, 1984. 16 Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord , Paris, Gallimard, 1991. 17 Hervé Guibert, Mes Parents , Paris, Gallimard, 1986. que cela m’exaspère. J’aime quand je continue à ne pas comprendre, à ne pas voir ou en tout cas à ressentir d’abord. Christine Angot, par exemple, a fait un livre 14 qui a eu le prix Médicis autour de son inceste, l’inceste dont elle a été victime. Elle a déjà écrit à de nombreuses reprises sur l’inceste. L’histoire qu’elle a écrite dans ce livre-là, je la connaissais par cœur parce que j’ai lu quasiment tous ses livres. Je connais l’histoire, je connais la voix de Christine Angot, en plus je connais Christine Angot personnellement, donc j’ai abordé ce livre en me disant, cela va être terrible parce que j’ai compris. Et j’ai été dévasté. Comme si je n’avais jamais lu cette histoire que je connais par cœur, parce qu’elle me l’a racontée. Et j’ai lu ce livre en étant submergé par l’émotion, par le dégoût, parce que je trouve qu’elle a trouvé une voix, une façon de raconter l’histoire et une distance à son sujet qui rend le tout glaçant. Je veux dire par là que je pense que c’est la première fois que je comprends, que je mesure l’abjection de l’histoire et du personnage. Jusque-là, j’avais de la compassion pour l’enfant. Là, j’avais une sorte de dégoût de l’adulte et en même temps de distance par rapport à la victime qui changeait tout. Et donc je trouve que c’est un livre très réussi, alors que je l’ai déjà lu. On trouve cela chez Duras aussi. Le livre, on l’a déjà lu, elle écrit toujours le même livre. Et puis il y a des fois c’est réussi et des fois non. L’exemple le plus frappant c’est L’Amant 15 et L’Amant de la Chine du Nord 16 . L’Amant c’est sublime, L’Amant de la Chine du Nord c’est une explication de L’Amant , et cela m’intéresse moins. Alors que L’amant , je suis éberlué. Je l’ai lu 150 fois, je connais ce livre par cœur et je continue d’être éberlué. Et L’Amant de la Chine du Nord c’est comme si on me donnait la recette, le mode de fonctionnement, le mode d’emploi, cela ne m’intéresse pas du tout. NH : Vous citez Hervé Guibert de temps en temps dans vos livres… PB : Hervé Guibert c’est majeur pour moi, à plein de points de vue. C’est majeur dans ma vie personnelle et dans ma vie littéraire. C’est majeur dans ma vie personnelle parce que je le découvre quand j’ai 17 ans, et c’est lui qui me tire de ma solitude. C’est-à-dire que tout d’un coup je lis quelqu’un et je me dis donc je ne suis pas seul, donc quelqu’un pense comme moi, donc quelqu’un vit la même chose que moi. En plus, il est de La Rochelle, pas loin de chez moi. C’est la première fois d’une certaine manière que je lis quelque chose où je me dis c’est moi, c’est mon histoire. Donc l’empathie… je parle de Mes Parents 17 et les autres livres, pas le triptyque sur le SIDA. Interview avec Philippe Besson 101 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 18 Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie , Paris, Gallimard, 1990. 19 Hervé Guibert, L’homme au chapeau rouge , Paris, Gallimard, 1992. 20 Hervé Guibert, Les aventures singulières , Paris, Éditions du Minuit, 1982. 21 Hervé Guibert, Fou de Vincent , Paris, Éditions du Minuit, 1989. NH : A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie 18 - ? PB : Alors A l’ami qui , le premier oui, mais ceux qui le suivent, L’homme au chapeau rouge 19 , moins, mais Mes parents , Les aventures singulières 20 , Fou de Vincent 21 , en tant que lecteur cela me sort de la solitude, je peux dire, je me reconnais. Et puis ensuite quand je vais me mettre à écrire des livres plus tard, ce qui m’intéresse, c’est l’absolue simplicité du trait, la nudité de la phrase. Il n’y a pas de recherche des faits dans l’écriture d’Hervé Guibert, c’est presqu’une écriture blanche. Et de cette blancheur naît la violence. C’est-à-dire qu’il n’a pas besoin d’emphase, il n’a pas besoin d’en rajouter, mais juste au détour d’une phrase on est fauché. Et je me suis dit, ce que j’ai appris avec lui, et que j’essaie de faire moi, c’est la force des écritures nues. Parce qu’on a tendance à vouloir démontrer qu’on sait écrire. Donc, on fait des phrases longues, compliquées, avec beaucoup d’adverbes, beaucoup d’adjectifs, des mots un peu intelligents, un peu d’érudition etc. et voilà. Et puis on se trompe parce que l’émotion n’y est pas. Et puis il y a quelqu’un qui va vous mettre une phrase avec un sujet, un verbe, un complément au présent de l’indicatif et elle vous cisaille. Et moi, c’est ce que je cherche maintenant. En fait quand j’écris, je vais vers cette nudité de plus en plus, et tout mon travail de réécriture une fois que le livre est écrit c’est d’enlever. Tout ce que je peux enlever j’enlève. J’enlève le plus possible. Je voudrais arriver à cette espèce d’absolue simplicité qui est beaucoup plus efficiente, et surtout qui permet aussi, je crois, au lecteur d’entrer. C’est-à-dire que quand vous faites des phrases intelligentes, lourdes, le lecteur est comme une oie qu’on gave, vous lui donnez de la matière, vous lui donnez beaucoup. Et donc il est en position, il est comme une oie qu’on gave et il prend. Si vous lui donnez quelque chose de simple, il a un rôle à jouer, il peut entrer dans l’univers. Je vais prendre un autre exemple : quand on parle fort, les gens se reculent, quand on murmure les gens tendent l’oreille. Eh bien, moi je veux être un écrivain du murmure pour qu’on tende l’oreille. Je veux en dire le moins possible pour qu’au fond le lecteur ou la lectrice fasse le reste. Pour revenir à « Arrête avec tes mensonges » et le courrier que j’ai reçu, on pourrait penser que 90 % ou 95 % du courrier que j’ai reçu provient d’hommes homosexuels. 90 ou 95 % du courrier que j’ai reçu provenait de femmes hétérosexuelles qui m’ont dit, c’est mon histoire. Alors en rien c’est leur histoire, elles ne sont pas homosexuelles, elles ne sont pas des hommes, elles n’ont pas vécu les années 80, mais elles disent c’est mon histoire. Et pourquoi 102 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 elles disent cela ? Parce que soit elles sont renvoyées au premier amour, et tout le monde a vécu un premier amour, soit elles sont renvoyées surtout à je suis passée à côté de ma vie, ou je n’ai pas épousé le bon, j’aurais pu en épouser un autre et j’aurais une autre vie, ou il y en avait un qui était formidable mais j’ai choisi la raison. Et 90 % des gens qui m’ont écrit sont des femmes hétérosexuelles qui m’expliquent que c’est leur histoire, «-Arrête avec tes mensonges » c’est leur histoire, et je leur dis mais comment ça peut être votre histoire ? Et je comprends après coup. Donc, ça veut dire que quand on est au plus intime on a une chance d’être à l’universel. Et c’est parce que je suis au micro intime que cela élargit après. Parce que je me souviens juste avant que je publie le livre, avant que le livre sorte en librairie, j’ai toujours un moment de grande inquiétude parce que je me dis, est-ce que les gens vont comprendre, est-ce qu’ils vont aimer, est-ce qu’ils seront au rendez-vous… comme tout le monde ? Et là avant «-Arrête avec tes mensonges » je me souviens d’une discussion avec mon éditrice où je lui ai dit, mais personne ne va acheter ce livre, personne ne va le lire, personne ne va le comprendre, cela va être un échec absolu. Elle me dit, « mais pourquoi tu dis ça ? » Je lui dis, « on est quand même d’accord que je raconte l’histoire de deux garçons qui se sodomisent en 1984 en Charente ? » Et elle me dit « c’est comme ça que tu racontes ça ? », et je lui dis que c’est l’histoire que j’ai racontée : ce sont 2 garçons qui couchent ensemble en 1984 en Charente pendant 6 mois. Et elle me dit oui c’est vrai qu’on peut raconter l’histoire comme cela, et que si les gens la lisent comme cela on a un problème. Sauf que les gens ne l’ont pas lu comme ça. C’est cela qui change tout. Donc, cela veut dire que le plus intime a une chance d’être universel à un moment. NH : Est-ce que je peux reprendre le fil guibertien, parce que pour moi je trouve que dans vos romans la photographie joue un rôle primordial. Est-ce que c’est l’image figée, les images que Guibert a faites qui vous ont inspirées-? PB : Alors d’abord les photographies de Guibert sont absolument extraordi‐ naires, il était d’ailleurs au moins photographe qu’écrivain. Beaucoup de ses photos m’ont accompagné. C’est drôle d’ailleurs parce que c’est un détail : quand Chéreau a adapté Son frère au cinéma il voulait raconter évidemment l’agonie d’Hervé Guibert ou le départ de Bernard-Marie Koltès, et en même temps il y a des images du film qui sont des copiés collés de photos de Guibert et notamment à un moment où celui qui joue le malade est assis sur le rebord d’une baignoire et tourne le dos, c’est une photo de Guibert. Il est malade, très maigre. Et donc, oui, j’aime la photographie ; c’est pour cela d’ailleurs que j’aime tellement Hopper parce que je l’associe. J’aime l’image figée qui n’est pas immobile. C’est-à-dire qu’en fait elle est figée, comme la photographie ou la toile de Hopper, sauf que Interview avec Philippe Besson 103 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 22 Edward Hopper, «-Nighthawks-», 1942, Art Institute of Chicago. si vous changez un tout petit peu de perspective, si vous bougez un tout petit peu, vous voyez autre chose. Et surtout la puissance évocatrice de ces photos est telle qu’elle vous porte, ou une de ces toiles de Hopper, à raconter une histoire, à imaginer une histoire. « Nighthawks » de Hopper 22 par exemple, quand je vois la femme à la robe rouge et l’homme à côté d’elle, je me dis que j’ai compris, que je sais ce qu’il leur arrive, je sais qui sont ces gens, et j’invente l’histoire que devient L’arrière-saison . Et chez Guibert il y a cela, il y a le fait qu’ils sont certes figés, souvent ils sont morts, je vois la photo, mais cela me raconte quelque chose, je sais qui ils sont et je sais quelle histoire je pourrais raconter sur eux, même si c’est une histoire que j’invente. Donc, il y a une espèce de puissance évocatrice. NH : Dans Un garçon d’Italie , par exemple, il y a la photo d’Anna Morante. PB : Et donc je suis très sensible à cela, mais la couverture française d’ Un garçon d’Italie , c’est aussi un extrait de la peinture, évidemment, du triptyque de Filippino Lippi qui est dans la Capella Brancacci à Florence. Si vous allez à la chapelle Brancacci à Santa Maria del Carmine, vous avez le triptyque avec les Masaccio, Masolino et Carpaccio, et là donc sur le côté vous avez Filippino Lippi qui est le seul personnage qui nous regarde, c’est un autoportrait. Et chaque année je vais dans la chapelle Brancacci voir le jeune homme qui a toujours le même âge, alors moi j’ai un an de plus, chaque année je vais me confronter à son regard et il me dit quelque chose, il me parle ou je lui parle. Et comme dans Le dernier enfant , la photo de couverture, cette espèce de photo sépia, un peu tremblée, cela dit quelque chose de cette mère et de cet enfant qui se tiennent la main au lointain, sans qu’on sache exactement ce qui se passe. J’aime beaucoup la puissance évocatrice des photos, elle m’intrigue beaucoup. Et j’avais la photo de Thomas sur mon bureau quand j’écrivais «- Arrête avec tes mensonges-» . NH : Ah oui, cela se voit, cela se sent aussi. PS : Et vous êtes photographe, vous prenez des photos-? PB : Non, je ne suis pas du tout photographe, non. Enfin je prends des photos comme tout le monde, mais je suis un photographe lambda. PS : Oui, c’est vrai, on est tous photographe. PB : Oui, voilà on est tous photographe parce qu’on prend des photos comme cela, mais non je ne suis pas du tout photographe. C’est pourquoi je vous dis que je suis réduit à un seul sujet qui est d’écrire des livres. 104 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 23 Philippe Besson, Un personnage de roman , Paris, Julliard, 2017. NH : Et donc pour Paris-Briançon , cela semble beaucoup plus compliqué d’une certaine manière. PB : Les douze personnages, Paris-Briançon . Oui, en tout cas il faut créer des liens entre eux, parce que l’idée évidemment, ce qui m’intéressait dans le train de nuit, c’est d’abord tous les fantasmes que cela véhicule, et le huis clos, et la nuit, l’obscurité et surtout, en fait c’est un livre sur la mécanique du hasard. C’est-à-dire qu’en fait je mets des gens ensemble qui n’auraient jamais dû se rencontrer, c’est-à-dire que ce n’est pas des gens qui se sont choisis, au contraire ils ne se sont pas du tout choisis. Et donc ce qui m’intéresse, c’est de mettre des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer ensemble. Et je vois ce que cela fabrique. Et le hasard étant une sorte de providence, cela va fabriquer quelques belles rencontres, des aveux, des dévoilements intimes etc., une tombée des cuirasses, la fin des apparences. Et en même temps ce hasard est aussi une malédiction, c’est-à-dire que comme on sait dès le départ que certains vont mourir parce que, à un moment le monde extérieur va arriver, va se rappeler à eux et le monde extérieur va faire exploser cela, cet ordonnancement. Et donc c’est cela qui m’intéressait aussi, c’est de voir comment le hasard peut à la fois bien faire les choses comme dit l’adage populaire, et mal les faire. C’est-à-dire que ce sont des gens qui se rapprochent, qui créent de l’intimité, qui peut-être créent des sentiments, et puis tout d’un coup, le monde extérieur se rappelle à eux et la providence devient une fatalité, devient une malédiction. NH : Un livre qui est tout à fait différent, c’est Un personnage de roman 23 . Ce que j’aime, c’est le titre que vous avez donné à ce livre. PB : Mais oui, tout est là parce que, au fond, ce qui m’a intéressé dans cette aventure, c’est qu’elle ne devait pas arriver, qu’elle ne pouvait pas arriver. Au fond, il y a évidemment le hasard de la vie qui fait que je connaissais Emmanuel Macron avant et que quand il s’est lancé dans la campagne, voilà. Mais si Emmanuel Macron avait été le favori de cette compétition, s’il s’était lancé en candidat traditionnel, c’est-à-dire soit en candidat de droite soit en candidat de gauche, avec l’idée qu’il était le favori de cette élection et qu’à la fin il l’aurait gagné, comme Nicolas Sarkozy en 2007 ou François Hollande en 2012, cela ne m’intéresse pas du tout. Si l’histoire est écrite, elle ne m’intéresse pas du tout. NH : Mais s’il avait perdu, est ce que vous l’auriez écrit-? PB : Non, il n’y aurait pas eu de livre. En fait ce qui était intéressant… d’ailleurs je lui ai dit pendant très longtemps il n’y aura pas de livre parce que tu vas Interview avec Philippe Besson 105 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 24 Honoré de Balzac, Illusions perdues , 1837-1843. perdre, mais ce qui m’a intéressé, c’était de me dire ce livre ne peut exister que s’il gagne à la fin, parce que s’il gagne cela veut dire qu’on aura défié toutes les probabilités. Parce qu’il ne pouvait pas gagner. Parce qu’en France ne peuvent gagner une élection que des gens qui appartiennent aux deux grands partis, comme les Labour et les conservateurs, les démocrates et les républicains etc., mais en France c’est toujours ou les socialistes ou les conservateurs qui gagnent. Et donc un candidat venant, même pas d’un autre parti parce qu’il n’avait même pas de parti du tout, mais en tout cas d’ailleurs, il y en a eu d’ailleurs plusieurs qui ont essayé, ils ont tous échoué. Donc, il arrivait n’ayant aucun parti politique derrière lui, avec un concept qui était quand même fourre-tout, la droite, la gauche, tout le monde ensemble. OK bon… sans troupes, sans soutien, sans argent, sans histoire, et de 38 ans, sachant que nous en général on aime élire des hommes politiques qui ont plutôt 60-70-80 ans, Le général de Gaulle est resté jusqu’à 80 ans, François Mitterrand jusqu’à 80 ans. Donc un jeune homme qui arrive comme cela n’a aucune chance de gagner. Donc, moi, quand il m’a dit, je me présente à la présidentielle, j’ai éclaté de rire. Je lui ai dit mais c’est idiot, tu n’as aucune chance, tu vas être ridicule, épargne-toi ce ridicule, franchement n’y va pas. Pendant longtemps je lui dis, n’y va pas. Et puis quand il y est allé je lui ai dit franchement, cela va être une catastrophe. Et pendant très longtemps j’ai pensé qu’il n’allait pas gagner. Et puis cet impossible devient un improbable, cet improbable devient un probable et ce probable devient un réel. Et bien vous avez la matière romanesque, vous êtes au cœur de la matière romanesque. Donc, c’est cela qui m’intéresse, ce n’est pas le politique qui m’intéresse. Ce n’est pas un livre politique. On ne parle quasiment pas de politique dans ce livre, c’est juste l’histoire d’un type qui est élu alors qu’il ne devait pas l’être. C’est pour cette raison que c’est un personnage de roman. NH : Mais s’il avait perdu vous auriez pu écrire vos propres Illusions perdues 24 . PB : Oui, mais s’il avait perdu, au fond, il se serait passé ce qui était attendu. Sa défaite était l’ordre naturel des choses, dans l’ordre des choses. Donc, si vous écrivez quelque chose qui est dans l’ordre des choses ce n’est déjà pas tellement romanesque. Mais c’est le type, il se présente, il n’a aucune chance et il perd… bon cela ne fait pas une histoire. Donc, ce qui fait une histoire, c’est il y va, il ne doit pas gagner et il gagne. Et puis, lui, il est un personnage profondément romanesque, très mystérieux, très insondable, très insaisissable, que je continue à ne pas comprendre. Cela ramène par exemple au personnage de Rimbaud, c’est que, il y a des gens comme ça, vous vous dites je vais quand même passer 106 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 beaucoup de temps avec eux, soit concrètement comme Emmanuel Macron soit littérairement comme Arthur Rimbaud, et à la fin je comprendrais, parce que j’aurais passé tellement de temps avec eux et j’aurais tellement lu de choses sur eux. Parce que sur Rimbaud j’ai tout lu, toutes les biographies possibles et inimaginables, j’ai lu plusieurs livres sur Rimbaud, j’ai passé du temps à écrire le livre, et donc je me suis dit ce qui est formidable, c’est qu’à la fin je comprendrais. Et je n’ai toujours pas compris. C’est-à-dire que c’est irréductible. Il y a une part de mystère irréductible. Et bizarrement chez Macron, dans un genre complètement différent, je n’ai toujours pas compris, alors que c’est mon ami. Je ne comprends absolument pas son mode de fonctionnement. Je ne sais pas du tout. NH : Est-ce que vous le voyez de temps en temps-? PB : Oui, oui, je le vois régulièrement, bien sûr. PS : J’imagine que votre relation a changé depuis la présidentielle, n’est-ce pas ? PB : Alors, oui et non. C’est-à-dire qu’au fond on reste sur le registre de l’amitié. C’est à dire qu’il était mon ami avant, il l’est encore aujourd’hui et il le sera encore demain. Et cette amitié s’accompagne d’accord politique et de désaccord politique. Pour aller vite je suis plus à gauche que lui. Maintenant il est à droite très clairement, au début il y avait une ambiguïté, il était peut-être un peu de gauche ou un peu de droite. Moi, il se trouve que je suis de gauche et donc j’ai des désaccords politiques avec lui. Donc j’exprimais ces désaccords avant, je les exprime plus aujourd’hui, alors moins là parce que je trouve qu’il a corrigé plein de choses sur la deuxième partie du quinquennat, mais la première partie du quinquennat était un quinquennat totalement libéral. Mais nos désaccords politiques n’empêchent pas notre amitié. On peut ne pas être d’accord avec quelqu’un et être ami de ce quelqu’un, et donc depuis le début du quinquennat, j’exprime des accords et des désaccords. Et il en tient compte ou pas compte, en général pas compte, il s’en fout en fait, mais voilà c’est comme ça. Le seul moment qui était bizarre, c’est le moment où il devient président. Mais je me souviens du soir du premier tour, quand il est donc qualifié pour le second tour face à Marine Le Pen, on a compris qui va gagner, à ce moment-là c’est évident qu’il va gagner. Et je suis enfermé avec lui, donc les résultats viennent de tomber, on est tous les deux dans un petit bureau et je le regarde et je lui dis « mais en fait ça y est, t’es président de la République ». C’est très étrange parce que c’était le même homme et je me dis « Oui mais ça y est, il est président ». Et puis après je suis allé à la cérémonie d’investiture, c’est la première fois de ma vie que je suis entré à l’Élysée. Et donc nous étions là, je ne sais pas, 300 à 400 personnes, et là Interview avec Philippe Besson 107 Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 tout d’un coup tout est très solennel, et puis il y a une voix qui dit Monsieur le Président de la République et puis vous avez votre ami qui rentre. Et donc c’est très étrange parce que vous vous dites, voilà… Et puis après, la première fois que je l’ai revu alors qu’il était Président à la République, c’est à dire 2 semaines après, dans une des résidences officielles de la République à La Lanterne à côté de Versailles, je suis allé le voir à Versailles, et là aussi, je me suis dit en fait, je suis en train de parler au président de la République. Donc il faut s’adapter à ça, et puis après on s’en fiche. PS : Est-ce que Macron a donné sa bénédiction à votre projet-? PB : Au projet oui, au livre non. En fait les choses se sont passées de la manière suivante : il m’avait tenu au courant de sa volonté de lancer un parti politique, d’être candidat à l’élection présidentielle, de quitter le gouvernement etc. et moi je n’y croyais pas du tout. Et donc au cours du mois d’août 2016, il était encore ministre, pas encore candidat, donc il m’appelle ; à ce moment-là j’étais à Los Angeles et il me dit « Écoute je te confirme, je vais quitter le gouvernement à la fin du mois. Je vais me lancer, être candidat », voilà très bien. Et il me dit « Est ce que tu veux de l’aventure ? ». Je lui dis « Ça veut dire quoi être de l’aventure ? » et il me dit « Je ne sais pas, réfléchis, pense à une place que tu pourrais avoir dans la campagne. » Je dis « Écoute oui, je vais y réfléchir », j’étais un peu surpris, je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire dans cette campagne. Et en même temps comme je n’avais jamais fait de campagne électorale, et que moi tout ce qui est inédit m’intéresse, tout ce que je n’ai jamais fait avant m’intéresse, je me suis dit franchement c’est l’occasion rêvée d’être dans une campagne présidentielle. Cela ne m’était jamais arrivé avant et cela n’arrivera jamais plus, donc je me suis dit, pourquoi pas ? Et en même temps je me suis dit, la seule chose que je sais faire c’est écrire des livres, donc je l’ai rappelé et je lui ai dit « écoute, d’accord, je viens mais à ce moment-là j’écris le livre de la campagne ». Il m’a dit d’accord, et j’ai écrit le livre et il n’est intervenu à aucun moment. Il n’a jamais demandé la moindre relecture, et il l’a lu une semaine avant qu’il soit publié, il l’a lu à la fin du mois d’août et c’est sorti début septembre. Et il m’a dit ce qu’il en avait pensé, mais il n’a demandé aucune correction sur le livre. A ce moment-là il était déjà élu. NH et PS-: Merci beaucoup, Philippe Besson. PB-: C’est un plaisir. 108 Nicholas Hammond, Paul Scott Œuvres & Critiques, XLVII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2022-0006 Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLV, 1 L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf XLV, 2 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs Fascicule présent XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott Prochains fascicules XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper ISBN 978-3-8233-2200-9
