eJournals

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
121
2022
472
Derniers fascicules parus XLV, 1 L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf XLV, 2 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser XLVI, 2 Lire et raconter comme remède en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott Fascicule présent XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper Prochains fascicules XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard Bourque XLVIII, 2 Textes poétiques méconnus du début du XX e siècle Coordonnateurs : Philippe Richard, Odile Hamot XLVII, 2 XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française ISBN 978-3-8233-2201-6 Dorante : Sachez, s’il vous plaît, Monsieur Lysidas, que les Courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; […] que la grande épreuve de toutes vos Comédies, c’est le jugement de la Cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y sont, que du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit, qui, sans comparaison, juge plus finement des choses, que tout le savoir enrouillé des Pédants. Molière, La Critique de l’École des femmes, dans Œuvres complètes, I, édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, Scène 6, p. 505-506. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateurs du fascicule Jörn Steigerwald · Hendrik Schlieper Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de XLV I I, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e M ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-8233-2201-6 (Print) ISBN 978-3-8233-2301-3 (ePDF) Sommaire J örn S teigerwald / H endrik S cHlieper Avant-propos : Molière, dramaturge de la société de cour . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 M arie -c laude c anova -g reen VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR : le regard agissant du roi chez Molière . . . . . . 9 J örn S teigerwald Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière : La Princesse d’Élide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 H endrik S cHlieper Fautes donjuanesques, remontrances galantes. Réflexions sur Le Festin de Pierre de Molière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 k irSten d ickHaut Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi Le pouvoir des noms et de la gloire : Dom Juan et Le Bourgeois gentilhomme de Molière . . . . . . . . . . . . . . . 57 l iliane p icciola Amphitryon : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Abonnements 1 an : € 82,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e M ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-8233-2201-6 (Print) ISBN 978-3-8233-2301-3 (ePDF) 1 Voir à ce propos Laura Naudeix (dir.), Molière à la cour. Les Amants magnifiques en 1670 , Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020. 2 Voir surtout l’étude de Roger Chartier, « George Dandin, ou le social en représentation », in-: Annales. Histoire, Sciences Sociales 49 / 2 (1994), p.-277-309. Avant-propos-: Molière, dramaturge de la société de cour Jörn Steigerwald / Hendrik Schlieper Université de Paderborn Molière était un des principaux acteurs des divertissements de Versailles : il apporta quatre pièces aux Plaisirs de l’île enchantée de 1664 ( Les Facheux , La Princesse d’Élide , L’Hypocrite et Le Mariage forcé ), une au Grand Divertissement royal de 1668 ( Georges Dandin ) et une - posthume - aux Divertissements de Versailles de 1674 ( Le Malade imaginaire ). En outre, plusieurs comédies et comédies-ballets moliéresques connurent leurs premières dans un cadre courtois - le « divertissement royal » des Amants magnifiques est représenté à Saint-Germain-en-Laye en 1670 tandis que la comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme est mise en scène à Chambord la même année 1 . Le fait que beaucoup de pièces de Molière étaient intégrées dans des diver‐ tissements royaux mène à deux des questions initiales que nous voudrions soulever dans le cadre de cet avant-propos : de quelles manières ces pièces contribuaient-elles au divertissement de la société de cour, et dans quelle mesure le divertissement d’une pièce concrète dépendait-il de l’interaction avec d’autres pièces d’autres auteurs, voire de la cohabitation avec d’autres arts ? L’exemple de Georges Dandin met en évidence qu’une telle approche des comédies de Molière est importante. Il est tout à fait indiqué de se demander pourquoi et comment l’histoire désastreuse d’un riche paysan servait-elle à divertir les membres de la société de cour et de quelle manière la pièce de Molière avait-elle besoin de la musique et surtout du ballet de Lully pour divertir la cour présente à Versailles 2 . Une autre dimension du théâtre de Molière émergera visiblement si l’on regarde la collaboration entre celui-ci et Carlo Vigarani. Dans sa relation des Plaisirs de l’île enchantée , Isaac de Benserade met en relief que les deux artistes DOI 10.24053/ OeC-2022-0007 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0007 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 1 Voir à ce propos Laura Naudeix (dir.), Molière à la cour. Les Amants magnifiques en 1670 , Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020. 2 Voir surtout l’étude de Roger Chartier, « George Dandin, ou le social en représentation », in-: Annales. Histoire, Sciences Sociales 49 / 2 (1994), p.-277-309. Avant-propos-: Molière, dramaturge de la société de cour Jörn Steigerwald / Hendrik Schlieper Université de Paderborn Molière était un des principaux acteurs des divertissements de Versailles : il apporta quatre pièces aux Plaisirs de l’île enchantée de 1664 ( Les Facheux , La Princesse d’Élide , L’Hypocrite et Le Mariage forcé ), une au Grand Divertissement royal de 1668 ( Georges Dandin ) et une - posthume - aux Divertissements de Versailles de 1674 ( Le Malade imaginaire ). En outre, plusieurs comédies et comédies-ballets moliéresques connurent leurs premières dans un cadre courtois - le « divertissement royal » des Amants magnifiques est représenté à Saint-Germain-en-Laye en 1670 tandis que la comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme est mise en scène à Chambord la même année 1 . Le fait que beaucoup de pièces de Molière étaient intégrées dans des diver‐ tissements royaux mène à deux des questions initiales que nous voudrions soulever dans le cadre de cet avant-propos : de quelles manières ces pièces contribuaient-elles au divertissement de la société de cour, et dans quelle mesure le divertissement d’une pièce concrète dépendait-il de l’interaction avec d’autres pièces d’autres auteurs, voire de la cohabitation avec d’autres arts ? L’exemple de Georges Dandin met en évidence qu’une telle approche des comédies de Molière est importante. Il est tout à fait indiqué de se demander pourquoi et comment l’histoire désastreuse d’un riche paysan servait-elle à divertir les membres de la société de cour et de quelle manière la pièce de Molière avait-elle besoin de la musique et surtout du ballet de Lully pour divertir la cour présente à Versailles 2 . Une autre dimension du théâtre de Molière émergera visiblement si l’on regarde la collaboration entre celui-ci et Carlo Vigarani. Dans sa relation des Plaisirs de l’île enchantée , Isaac de Benserade met en relief que les deux artistes DOI 10.24053/ OeC-2022-0007 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0007 3 Pour une contextualisation plus détaillée de Vigarini, voir Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarini, intendant des plaisirs de Louis XIV , Paris / Versailles, Perrin / Établissement public du Musée et du Domaine national de Versailles, 2005, et Walter Baricchi, Jérôme de la Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani : Dalla corte degli Este a quella di Luigi XIV / De la cour d’Este à celle de Louis XIV , Milan, Silvana Editoriale / Centre de recherche du château de Versailles, 2009. 4 Voir Alain Viala, Racine. La stratégie du caméléon , Paris-: Seghers, 1990. 5 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV , Londres / New Haven, Yale University Press, 1994. étaient les premiers acteurs de ces fêtes en ce qui concerne la mise en scène des divertissements et que le grand succès de Psyché résulte (au moins d’une certaine part) du fait que Molière utilisa les machines de théâtre de Vigarani 3 . D’où les questions de savoir si le divertissement de la société de cour se basait sur la concomitance de plusieurs artistes et de plusieurs arts dans un lieux spécifique et de savoir que signifie ‹-divertissement-› et qu’est-ce qui distingue le ‹-divertissement-› et le ‹-plaisir ›. Or, les premières de plusieurs comédies et comédies-ballets de Molières eurent lieu dans plusieurs châteaux, mais Les Amants magnifiques est le seul divertissement royal qui était repris à la ville du vivant de l’auteur. Plusieurs questions s’ensuivent : de quelle manière Molière concevait-il ses pièces pour ‹ la cour ›, pour ‹ la ville › et pour ‹ la cour et la ville › ? Pour être plus précis : qu’estce qui distingue une pièce de la cour d’une pièce de la ville au niveau du sujet, des personnages et du genre ? Pourra-t-on donc parler d’un ‹ Molière caméléon › par analogie avec le Racine caméléon 4 ? Ou, plus simplement : comment le selffashioning de Molière fonctionne-t-il à travers et au sein de ses comédies-? De plus, Molière participait aux divertissements royaux en raison de ses compétences artistiques, mais il n’était pas intégré dans la société de cour au sens strict ; il participait à la ‹ fabrication › de Louis XIV ainsi qu’à la production du portrait du roi, mais il était tenu de garder ses distances 5 . On pourra se demander si cette distance permettait à Molière de refléter, voire de réfléchir sur les transformations de la noblesse de son temps et sur les nouvelles exigences aux nobles. De quelle manière, pour donner un exemple concret, la comédieballet répond-elle à la question de savoir qu’est-ce que caractérise l’amour galant dans l’espace social de la société de cour ? Dom Juan et le protagoniste éponyme de cette comédie, nous donnent-ils une idée de ce qui qualifiait un noble contemporain et opportun ? Et comment l’appropriation de la mythologie antique telle qu’elle se manifeste dans Amphitryon , Psyché et d’autres pièces permet-elle à Molière de mettre en scène un nouvel idéal de la société de cour et de la pratique sociale des courtisan(ne)s, voire de problématiser les idéaux, mais aussi les places vides de la galanterie-? 6 Jörn Steigerwald / Hendrik Schlieper Les articles réunis dans ce dossier, préparé à l’occasion de la célébration du 400 e anniversaire de Molière, s’inscriront dans une réflexion sur l’influence exercée par la société de cour et par les divertissements royaux sur les comédies et les comédies-ballets de cet auteur (et vice versa ). En même temps, ils se concentreront, dans une approche plus globale, sur des paradigmes permettant de comprendre les pratiques sociales et esthétiques de la politique culturelle propre à la société de cour autour de laquelle l’œuvre du jubilaire s’organisa. Avant-propos-: Molière, dramaturge de la société de cour 7 DOI 10.24053/ OeC-2022-0007 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 3 Pour une contextualisation plus détaillée de Vigarini, voir Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarini, intendant des plaisirs de Louis XIV , Paris / Versailles, Perrin / Établissement public du Musée et du Domaine national de Versailles, 2005, et Walter Baricchi, Jérôme de la Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani : Dalla corte degli Este a quella di Luigi XIV / De la cour d’Este à celle de Louis XIV , Milan, Silvana Editoriale / Centre de recherche du château de Versailles, 2009. 4 Voir Alain Viala, Racine. La stratégie du caméléon , Paris-: Seghers, 1990. 5 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV , Londres / New Haven, Yale University Press, 1994. étaient les premiers acteurs de ces fêtes en ce qui concerne la mise en scène des divertissements et que le grand succès de Psyché résulte (au moins d’une certaine part) du fait que Molière utilisa les machines de théâtre de Vigarani 3 . D’où les questions de savoir si le divertissement de la société de cour se basait sur la concomitance de plusieurs artistes et de plusieurs arts dans un lieux spécifique et de savoir que signifie ‹-divertissement-› et qu’est-ce qui distingue le ‹-divertissement-› et le ‹-plaisir ›. Or, les premières de plusieurs comédies et comédies-ballets de Molières eurent lieu dans plusieurs châteaux, mais Les Amants magnifiques est le seul divertissement royal qui était repris à la ville du vivant de l’auteur. Plusieurs questions s’ensuivent : de quelle manière Molière concevait-il ses pièces pour ‹ la cour ›, pour ‹ la ville › et pour ‹ la cour et la ville › ? Pour être plus précis : qu’estce qui distingue une pièce de la cour d’une pièce de la ville au niveau du sujet, des personnages et du genre ? Pourra-t-on donc parler d’un ‹ Molière caméléon › par analogie avec le Racine caméléon 4 ? Ou, plus simplement : comment le selffashioning de Molière fonctionne-t-il à travers et au sein de ses comédies-? De plus, Molière participait aux divertissements royaux en raison de ses compétences artistiques, mais il n’était pas intégré dans la société de cour au sens strict ; il participait à la ‹ fabrication › de Louis XIV ainsi qu’à la production du portrait du roi, mais il était tenu de garder ses distances 5 . On pourra se demander si cette distance permettait à Molière de refléter, voire de réfléchir sur les transformations de la noblesse de son temps et sur les nouvelles exigences aux nobles. De quelle manière, pour donner un exemple concret, la comédieballet répond-elle à la question de savoir qu’est-ce que caractérise l’amour galant dans l’espace social de la société de cour ? Dom Juan et le protagoniste éponyme de cette comédie, nous donnent-ils une idée de ce qui qualifiait un noble contemporain et opportun ? Et comment l’appropriation de la mythologie antique telle qu’elle se manifeste dans Amphitryon , Psyché et d’autres pièces permet-elle à Molière de mettre en scène un nouvel idéal de la société de cour et de la pratique sociale des courtisan(ne)s, voire de problématiser les idéaux, mais aussi les places vides de la galanterie-? 6 Jörn Steigerwald / Hendrik Schlieper Les articles réunis dans ce dossier, préparé à l’occasion de la célébration du 400 e anniversaire de Molière, s’inscriront dans une réflexion sur l’influence exercée par la société de cour et par les divertissements royaux sur les comédies et les comédies-ballets de cet auteur (et vice versa ). En même temps, ils se concentreront, dans une approche plus globale, sur des paradigmes permettant de comprendre les pratiques sociales et esthétiques de la politique culturelle propre à la société de cour autour de laquelle l’œuvre du jubilaire s’organisa. Avant-propos-: Molière, dramaturge de la société de cour 7 DOI 10.24053/ OeC-2022-0007 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 1 Paul Pellisson, Prologue, Les Fâcheux , dans Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier, Claude Bourqui et-al. , Paris, Éditions Gallimard, 2010, t.-1, p.-151. 2 Voir Dorothée Marciak, La Place du prince. Perspective et pouvoir dans le théâtre de cour des Médicis (1539-1600) , Paris, Éditions Garnier, 2018. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR -: le regard agissant du roi chez Molière Marie-Claude Canova-Green Goldsmiths, University of London Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du Monde, Mortels je viens à vous de ma grotte profonde. Faut-il en sa faveur, que la Terre ou que l’Eau Produisent à vos yeux un spectacle nouveau-? Qu’il parle, ou qu’il souhaite-: Il n’est rien d’impossible-: Lui-même n’est-il pas un miracle visible-? […] Agir incessamment, tout voir, et tout entendre-; Qui peut cela, peut tout-; il n’a qu’à tout oser-; Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser. Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone   1 . Voir, être vu, faire voir. Dès le 17 août 1661, Les Fâcheux expriment ce qui sera l’un des leitmotive du règne de Louis XIV : le roi gouverne par le pouvoir agissant de son regard. Qu’il éclaire, éblouisse ou encore métamorphose, l’œil royal agit en suscitant autour de lui surprise, admiration, émerveillement, émotions collectives qui font d’une assemblée hétérogène de spectateurs (et de courtisanssujets) un ensemble unifié. C’est que le concept de puissance s’articule ici à celui de représentation. D’un côté, la place du prince au point de fuite de la perspective offre une image de la puissance souveraine identifiée à l’œil de Dieu dans la pensée politique post-tridentine 2 -; de l’autre, les effets spectaculaires et les jeux de lumière de la fête actualisent le potentiel d’éblouissement du pouvoir, Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 1 Paul Pellisson, Prologue, Les Fâcheux , dans Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier, Claude Bourqui et-al. , Paris, Éditions Gallimard, 2010, t.-1, p.-151. 2 Voir Dorothée Marciak, La Place du prince. Perspective et pouvoir dans le théâtre de cour des Médicis (1539-1600) , Paris, Éditions Garnier, 2018. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR -: le regard agissant du roi chez Molière Marie-Claude Canova-Green Goldsmiths, University of London Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du Monde, Mortels je viens à vous de ma grotte profonde. Faut-il en sa faveur, que la Terre ou que l’Eau Produisent à vos yeux un spectacle nouveau-? Qu’il parle, ou qu’il souhaite-: Il n’est rien d’impossible-: Lui-même n’est-il pas un miracle visible-? […] Agir incessamment, tout voir, et tout entendre-; Qui peut cela, peut tout-; il n’a qu’à tout oser-; Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser. Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone   1 . Voir, être vu, faire voir. Dès le 17 août 1661, Les Fâcheux expriment ce qui sera l’un des leitmotive du règne de Louis XIV : le roi gouverne par le pouvoir agissant de son regard. Qu’il éclaire, éblouisse ou encore métamorphose, l’œil royal agit en suscitant autour de lui surprise, admiration, émerveillement, émotions collectives qui font d’une assemblée hétérogène de spectateurs (et de courtisanssujets) un ensemble unifié. C’est que le concept de puissance s’articule ici à celui de représentation. D’un côté, la place du prince au point de fuite de la perspective offre une image de la puissance souveraine identifiée à l’œil de Dieu dans la pensée politique post-tridentine 2 -; de l’autre, les effets spectaculaires et les jeux de lumière de la fête actualisent le potentiel d’éblouissement du pouvoir, Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 3 Louis Marin, « Théâtralité et politique au XVII e siècle. Sur trois textes de Corneille », dans Politiques de la représentation , Paris, Éditions Kimé, 2005, p.-177. 4 Marciak, La Place du prince , op. cit. , p.-195. 5 Ibid. , p.-10. le monarque étant fréquemment assimilé à l’astre solaire dans la pensée et la littérature de l’époque. L’éclat insoutenable de son regard est présenté comme la force motrice du spectacle d’illusion scénique autant que du gouvernement au jour le jour du royaume. Pour la Naïade du prologue des Fâcheux , pouvoir et spectacle sont indexés au regard de Louis XIV. « Miracle visible » aux yeux des spectateurs émerveillés, le roi est cet œil éblouissant, œil moteur, qui « donn[e] l’être parce qu[’il] [est] l’Être 3 », mais œil statique, qui jamais ne cille, ni ne se trouble, œil qui voit tout et plus encore regarde, pénètre et contrôle, mais dont le regard reste énigmatique, impénétrable. Le regard royal est tout et son contraire. À l’instar de leurs contemporains, Molière et Pellisson évoquent ce regard du souverain qui fascine et prend tout dans son faisceau. Certains tentent de s’y soustraire, d’autres, les plus nombreux, sont attirés par lui. Mais nul n’y échappe, pas plus qu’on ne saurait échapper aux rayons de ce Soleil dont Louis a fait son emblème. L’œil royal et son regard sont au cœur de la construction moliéresque du monarque en prince partout et toujours présent. *** Voir et être vu Les gravures d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre pour les représentations à Versailles de La Princesse d’Élide et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1664 et 1668, respectivement, montrent comment, depuis la Renaissance, le prince au spectacle est à la fois « le premier spectateur et un spectacle à part entière 4 » (Fig. 1 en annexe). L’adoption en France du dispositif de représentation élaboré au XVI e siècle dans les théâtres de cour italiens donne en effet au monarque une place centrale qui le positionne devant un parterre en ellipse vide et lui permet de balayer du regard la totalité de l’espace environnant, salle et scène comprises. Située dans l’axe de la ligne de fuite, au centre des perspectives scéniques, cette place dite « du prince », qui fait de lui le tenant d’un point de vue unique, est la meilleure place. N’est-elle pas celle où l’illusion perspective est la plus grande, où tout prend sens, « le lieu du savoir mathématique, l’apex de la pyramide visuelle, et le lieu des croyances, où les allégories sur scène se réalisent 5 » ? C’est 10 Marie-Claude Canova-Green 6 Pierre Le Moyne, Épître au roi, De l’art de régner , Paris, Sébastien Cramoisy, 1665, n. p. 7 Les Fâcheux , op, cit. , t.-1, p.-151. 8 Le Ballet royal des Muses , dans Benserade. Ballets pour Louis XIV , éd. Marie-Claude Canova-Green, Toulouse, SLC, 1997, t.-2, p.-735. 9 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. en fait par rapport au roi qui regarde et par la médiation spatiale de son œil que la représentation se construit et que la signification s’élabore. Si le roi voit, il est également vu et qui plus est regardé. Il est même l’objet constant des regards. Le père Le Moyne déclare à Louis XIV dans l’épître qu’il lui adresse en 1665, en tête de son Art de régner- : On pourroit dire mesme, Sire, que vous estes la plus belle & la plus rare piece de semblables Festes ; la plus riche & la plus curieuse decoration des Spectacles qui s’y font : que vous y faîtes vous-mesme vn Spectacle à part, qui attire tous les yeux, & detourne les Spectateurs de tout le reste 6 . La place du prince expose littéralement le monarque aux regards des autres spectateurs, dont le goût et le désir de le regarder ne feraient que traduire, selon Pline, sa puissance et l’étendue de sa renommée. La Naïade des Fâcheux est ainsi venue à Vaux-le-Vicomte en 1661 « voir le plus grand Roi du Monde 7 ». En 1666, c’est au tour de Mnémosyne de se rendre à Saint-Germain-en-Laye pour « contenter le juste desir qu’elle a de le voir 8 », tandis que dans Les Amants magnifiques , en 1670, Apollon-Louis reconnaît que Du Char où je me puis asseoir Je vois le désir de me voir Posséder la Nature entière 9 . Mais la place du prince, en avant des bancs de l’amphithéâtre, est aussi une place qui le distingue, qui le met à l’écart et qui l’isole, spatialement et symboliquement, puisqu’elle incarne un lieu de solitude, non seulement celui du spectateur privilégié qu’il est, mais plus encore celui de la solitude du pouvoir. La disposition des salles de verdure des Plaisirs de l’île enchantée et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus est la métaphore visuelle d’un principe reconnu. Tout en le distinguant pour mieux l’offrir aux regards, le fauteuil de velours cramoisi et or sur lequel trône Louis XIV, à l’image de sa position exaltée dans le royaume, souligne l’extrême visibilité du souverain et la performance de tous les instants qui en découle. Déjà, en 1603, Jacques I er d’Angleterre rappelait à son fils dans Basilikon Doron que les Rois « comme personnes publiques à cause de leur charge et autorité, sont exposez en veüe à tout le monde, ni plus ni moins que sur vn theatre 10 ». Dans L’œil vivant Jean Starobinski évoquera, lui, « l’admirable VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 11 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 3 Louis Marin, « Théâtralité et politique au XVII e siècle. Sur trois textes de Corneille », dans Politiques de la représentation , Paris, Éditions Kimé, 2005, p.-177. 4 Marciak, La Place du prince , op. cit. , p.-195. 5 Ibid. , p.-10. le monarque étant fréquemment assimilé à l’astre solaire dans la pensée et la littérature de l’époque. L’éclat insoutenable de son regard est présenté comme la force motrice du spectacle d’illusion scénique autant que du gouvernement au jour le jour du royaume. Pour la Naïade du prologue des Fâcheux , pouvoir et spectacle sont indexés au regard de Louis XIV. « Miracle visible » aux yeux des spectateurs émerveillés, le roi est cet œil éblouissant, œil moteur, qui « donn[e] l’être parce qu[’il] [est] l’Être 3 », mais œil statique, qui jamais ne cille, ni ne se trouble, œil qui voit tout et plus encore regarde, pénètre et contrôle, mais dont le regard reste énigmatique, impénétrable. Le regard royal est tout et son contraire. À l’instar de leurs contemporains, Molière et Pellisson évoquent ce regard du souverain qui fascine et prend tout dans son faisceau. Certains tentent de s’y soustraire, d’autres, les plus nombreux, sont attirés par lui. Mais nul n’y échappe, pas plus qu’on ne saurait échapper aux rayons de ce Soleil dont Louis a fait son emblème. L’œil royal et son regard sont au cœur de la construction moliéresque du monarque en prince partout et toujours présent. *** Voir et être vu Les gravures d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre pour les représentations à Versailles de La Princesse d’Élide et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1664 et 1668, respectivement, montrent comment, depuis la Renaissance, le prince au spectacle est à la fois « le premier spectateur et un spectacle à part entière 4 » (Fig. 1 en annexe). L’adoption en France du dispositif de représentation élaboré au XVI e siècle dans les théâtres de cour italiens donne en effet au monarque une place centrale qui le positionne devant un parterre en ellipse vide et lui permet de balayer du regard la totalité de l’espace environnant, salle et scène comprises. Située dans l’axe de la ligne de fuite, au centre des perspectives scéniques, cette place dite « du prince », qui fait de lui le tenant d’un point de vue unique, est la meilleure place. N’est-elle pas celle où l’illusion perspective est la plus grande, où tout prend sens, « le lieu du savoir mathématique, l’apex de la pyramide visuelle, et le lieu des croyances, où les allégories sur scène se réalisent 5 » ? C’est 10 Marie-Claude Canova-Green 6 Pierre Le Moyne, Épître au roi, De l’art de régner , Paris, Sébastien Cramoisy, 1665, n. p. 7 Les Fâcheux , op, cit. , t.-1, p.-151. 8 Le Ballet royal des Muses , dans Benserade. Ballets pour Louis XIV , éd. Marie-Claude Canova-Green, Toulouse, SLC, 1997, t.-2, p.-735. 9 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. en fait par rapport au roi qui regarde et par la médiation spatiale de son œil que la représentation se construit et que la signification s’élabore. Si le roi voit, il est également vu et qui plus est regardé. Il est même l’objet constant des regards. Le père Le Moyne déclare à Louis XIV dans l’épître qu’il lui adresse en 1665, en tête de son Art de régner- : On pourroit dire mesme, Sire, que vous estes la plus belle & la plus rare piece de semblables Festes ; la plus riche & la plus curieuse decoration des Spectacles qui s’y font : que vous y faîtes vous-mesme vn Spectacle à part, qui attire tous les yeux, & detourne les Spectateurs de tout le reste 6 . La place du prince expose littéralement le monarque aux regards des autres spectateurs, dont le goût et le désir de le regarder ne feraient que traduire, selon Pline, sa puissance et l’étendue de sa renommée. La Naïade des Fâcheux est ainsi venue à Vaux-le-Vicomte en 1661 « voir le plus grand Roi du Monde 7 ». En 1666, c’est au tour de Mnémosyne de se rendre à Saint-Germain-en-Laye pour « contenter le juste desir qu’elle a de le voir 8 », tandis que dans Les Amants magnifiques , en 1670, Apollon-Louis reconnaît que Du Char où je me puis asseoir Je vois le désir de me voir Posséder la Nature entière 9 . Mais la place du prince, en avant des bancs de l’amphithéâtre, est aussi une place qui le distingue, qui le met à l’écart et qui l’isole, spatialement et symboliquement, puisqu’elle incarne un lieu de solitude, non seulement celui du spectateur privilégié qu’il est, mais plus encore celui de la solitude du pouvoir. La disposition des salles de verdure des Plaisirs de l’île enchantée et des Fêtes de l’Amour et de Bacchus est la métaphore visuelle d’un principe reconnu. Tout en le distinguant pour mieux l’offrir aux regards, le fauteuil de velours cramoisi et or sur lequel trône Louis XIV, à l’image de sa position exaltée dans le royaume, souligne l’extrême visibilité du souverain et la performance de tous les instants qui en découle. Déjà, en 1603, Jacques I er d’Angleterre rappelait à son fils dans Basilikon Doron que les Rois « comme personnes publiques à cause de leur charge et autorité, sont exposez en veüe à tout le monde, ni plus ni moins que sur vn theatre 10 ». Dans L’œil vivant Jean Starobinski évoquera, lui, « l’admirable VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 11 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 10 Jacques I er , Basilikon Doron, ou Present royal de Jaques premier… au prince Henry, son fils , Paris, G. Auvray, 1603, p. 18. Jean Senault affirme de même un demi-siècle plus tard : « il est exposé dans son Trône aux yeux de tous ses Sujets » ( Le Monarque, ou les devoirs du souverain [1661], Paris, P. Le Petit, 1662, p.-275. 11 Jean Starobinski, L’œil vivant , Paris, Éditions Gallimard, 1961, p.-15. 12 Il n’apparaît ainsi sur scène qu’au dénouement et encore est-ce par personne interposée (Ralph Albanese, Jr, « Une lecture idéologique du dénouement de Tartuffe », Romance Notes , vol. 16, n o 3 (printemps 1975), p.-623-635). 13 Senault , Le Monarque , loc. cit. 14 André Félibien, Le Grand Divertissement Royal de Versailles , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1015. 15 Voir supra , note 1. 16 Il paraît en Soleil Levant dans le Ballet royal de la nuit en 1653 et aurait dû incarner Apollon dans le dernier intermède des Amants magnifiques en 1670. 17 Benserade, Le Ballet royal de la nuit , op. cit , p.-159. théâtre de la vision 11 » construit par la performance héroïque ou royale aux yeux du monde. En fait, si le roi s’offre ainsi aux regards, c’est parce qu’il le doit, en tout lieu comme en tout temps. N’est-ce pas de cette manière qu’il accroît véritablement son pouvoir ? Le roi de France ne saurait être un roi caché, à l’image du deus absconditus souvent convoqué à propos de Tartuffe   12 . Non seulement le roi se veut accessible, « il ne se peut non plus cacher que le Soleil 13 ». À voir sa personne, son visage, on sait qui il est. Son identité s’impose immédiatement. Pour Félibien, auteur de la relation du Grand Divertissement Royal de Versailles de 1668, il est « toujours lui-même, et partout on le reconnaît », car « de quelque vue que vous le preniez, même Grandeur, même Éclat se rencontre ». Bref, « C’est un Roi de tous les côtés », qui attire le regard et suscite l’admiration 14 . N’est-il pas du reste un « miracle visible 15 » ? Et il ne peut se montrer admirable sans devenir le centre d’attention. Louis rayonne au beau milieu du parterre, tout comme il rayonne littéralement sur scène dans une série de rôles solaires qui en font le centre même de l’univers 16 . *** Un œil éclairant Car enfin tout me void, j’éclaire toute chose, Et rien ne m’ébloüyt   17 . Le regard panoptique du roi est un regard éclairant. En des termes qui font écho à ceux prêtés au Soleil par le père Le Moyne dans son Art de régner - 12 Marie-Claude Canova-Green 18 Le Moyne, «-Le Soleil au Roy-», De l’art de régner , op. cit. , sig.-î. 19 Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin , Paris, Imprimerie nationale, 1992, p.-52. 20 Jacques I er , Basilikon Doron , op. cit. , p.-17. 21 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. 22 Molière, «-La Gloire du Val-de-Grâce-», Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-84. 23 Tartuffe , V, 7, v. 1910, Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-189. 24 Ibid. , v.-1907. 25 Et notamment le lieutenant général de police à Paris, dont la charge est créée en 1667 au bénéfice de Nicolas de La Reynie et que représente l’Exempt chargé d’arrêter Tartuffe. Je porte l’œil à tout, mais vn œil éclairant, Qui jamais pour le vray ne prendra l’apparent 18 - Louis XIV se peint dans ses Mémoires , « les yeux ouverts sur toute la terre », pour […] apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers ; être informé d’un nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons ; pénétrer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus de soin ; découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires 19 . Son « œil tout-voyant 20 » s’apparente au regard omniscient de Dieu, dont il adopte la vue surplombante, vu qu’il est d’un rang au-dessus des autres. Que soient Bienheureuses de toutes parts, Et pleines d’exquises richesses Les Terres, où de [ses] regards [Il] arrête les douces caresses 21 , Qu’il « voi[e] tout d’un œil sain 22 » et « Sur les choses toujours jette une droite vue 23 », ou encore que « [s]es yeux se f[asse]nt jour dans les cœurs 24 », Louis XIV voit chez Molière sur le double registre de la vue du monde physique et des choses de l’esprit. Voir et savoir s’articulent dans l’énonciation d’un pouvoir sans limites, ressenti ici comme bienfaisant. Certes, le regard panoptique du souverain, cet œil du prince que ses représentants portent jusqu’au fin fond des provinces 25 , discerne et surveille, éclaire et contrôle, mais il a également force de régénérescence. Orgon est pardonné et ses biens restaurés, puisque […] son cœur sait, quand moins on y pense, D’une bonne action verser la récompense 26 . VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 13 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 10 Jacques I er , Basilikon Doron, ou Present royal de Jaques premier… au prince Henry, son fils , Paris, G. Auvray, 1603, p. 18. Jean Senault affirme de même un demi-siècle plus tard : « il est exposé dans son Trône aux yeux de tous ses Sujets » ( Le Monarque, ou les devoirs du souverain [1661], Paris, P. Le Petit, 1662, p.-275. 11 Jean Starobinski, L’œil vivant , Paris, Éditions Gallimard, 1961, p.-15. 12 Il n’apparaît ainsi sur scène qu’au dénouement et encore est-ce par personne interposée (Ralph Albanese, Jr, « Une lecture idéologique du dénouement de Tartuffe », Romance Notes , vol. 16, n o 3 (printemps 1975), p.-623-635). 13 Senault , Le Monarque , loc. cit. 14 André Félibien, Le Grand Divertissement Royal de Versailles , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1015. 15 Voir supra , note 1. 16 Il paraît en Soleil Levant dans le Ballet royal de la nuit en 1653 et aurait dû incarner Apollon dans le dernier intermède des Amants magnifiques en 1670. 17 Benserade, Le Ballet royal de la nuit , op. cit , p.-159. théâtre de la vision 11 » construit par la performance héroïque ou royale aux yeux du monde. En fait, si le roi s’offre ainsi aux regards, c’est parce qu’il le doit, en tout lieu comme en tout temps. N’est-ce pas de cette manière qu’il accroît véritablement son pouvoir ? Le roi de France ne saurait être un roi caché, à l’image du deus absconditus souvent convoqué à propos de Tartuffe   12 . Non seulement le roi se veut accessible, « il ne se peut non plus cacher que le Soleil 13 ». À voir sa personne, son visage, on sait qui il est. Son identité s’impose immédiatement. Pour Félibien, auteur de la relation du Grand Divertissement Royal de Versailles de 1668, il est « toujours lui-même, et partout on le reconnaît », car « de quelque vue que vous le preniez, même Grandeur, même Éclat se rencontre ». Bref, « C’est un Roi de tous les côtés », qui attire le regard et suscite l’admiration 14 . N’est-il pas du reste un « miracle visible 15 » ? Et il ne peut se montrer admirable sans devenir le centre d’attention. Louis rayonne au beau milieu du parterre, tout comme il rayonne littéralement sur scène dans une série de rôles solaires qui en font le centre même de l’univers 16 . *** Un œil éclairant Car enfin tout me void, j’éclaire toute chose, Et rien ne m’ébloüyt   17 . Le regard panoptique du roi est un regard éclairant. En des termes qui font écho à ceux prêtés au Soleil par le père Le Moyne dans son Art de régner - 12 Marie-Claude Canova-Green 18 Le Moyne, «-Le Soleil au Roy-», De l’art de régner , op. cit. , sig.-î. 19 Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin , Paris, Imprimerie nationale, 1992, p.-52. 20 Jacques I er , Basilikon Doron , op. cit. , p.-17. 21 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-995. 22 Molière, «-La Gloire du Val-de-Grâce-», Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-84. 23 Tartuffe , V, 7, v. 1910, Œuvres complètes , op. cit. , t.-2, p.-189. 24 Ibid. , v.-1907. 25 Et notamment le lieutenant général de police à Paris, dont la charge est créée en 1667 au bénéfice de Nicolas de La Reynie et que représente l’Exempt chargé d’arrêter Tartuffe. Je porte l’œil à tout, mais vn œil éclairant, Qui jamais pour le vray ne prendra l’apparent 18 - Louis XIV se peint dans ses Mémoires , « les yeux ouverts sur toute la terre », pour […] apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers ; être informé d’un nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons ; pénétrer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus de soin ; découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires 19 . Son « œil tout-voyant 20 » s’apparente au regard omniscient de Dieu, dont il adopte la vue surplombante, vu qu’il est d’un rang au-dessus des autres. Que soient Bienheureuses de toutes parts, Et pleines d’exquises richesses Les Terres, où de [ses] regards [Il] arrête les douces caresses 21 , Qu’il « voi[e] tout d’un œil sain 22 » et « Sur les choses toujours jette une droite vue 23 », ou encore que « [s]es yeux se f[asse]nt jour dans les cœurs 24 », Louis XIV voit chez Molière sur le double registre de la vue du monde physique et des choses de l’esprit. Voir et savoir s’articulent dans l’énonciation d’un pouvoir sans limites, ressenti ici comme bienfaisant. Certes, le regard panoptique du souverain, cet œil du prince que ses représentants portent jusqu’au fin fond des provinces 25 , discerne et surveille, éclaire et contrôle, mais il a également force de régénérescence. Orgon est pardonné et ses biens restaurés, puisque […] son cœur sait, quand moins on y pense, D’une bonne action verser la récompense 26 . VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 13 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 26 Ibid. , v.-1942-1943. 27 Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV (1673-1681) , éd. Jean-François Solnon, Paris, Perrin, 1988, p.-100. 28 Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité , Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, p.-196. 29 Ibid. , p.-178. 30 Remerciement au roi , Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-517-518. 31 Grimarest, La Vie de M. de Molière , éd. Georges Mongrédien, Paris, Michel Brient, 1955, p. 52. Louis XIV aurait demandé à Molière d’ajouter cette scène à sa comédie en lui proposant pour modèle M. de Soyecourt, son Grand Veneur. 32 Ibid. , p.-115. 33 Ibid. De même qu’il dispense sa grâce dans Tartuffe , Louis répand partout autour de lui faveurs et protection par la seule vertu de son regard. « [D]aigne[-t-il] tourner ses regards vers quelqu’un », celui qui en est l’objet « croit sa fortune faite 27 ». Primi Visconti insiste dans ses Mémoires sur l’« incroyable passion » des courtisans pour capter l’attention du monarque. C’est que le regard royal «-est l’opérateur d’une rencontre ; témoin d’une présence, il fait ex-ister ; c’est-à-dire qu’à la fois il lie au monde et en distingue 28 ». Vision et intention coïncident pour rendre visible celui qui, confondu dans la foule, n’existait pas avant ce regard. Pour Carl Havelange, le regard (royal) est un geste, qui ne s’épuise pas dans le seul acte de la vision 29 . Comment Molière échapperait-il alors au désir universel de se faire remarquer ? Ne quête-t-il pas, lui aussi, l’heur de voir et surtout d’être vu du souverain, qui « connaîtra son visage […] et se mettant doucement à sourire, […] passera comme un trait 30 » ? N’est-ce pas en outre à ce regard évaluateur et, comme il l’espère, approbateur qu’il devra le succès de ses comédies-ballets ? Certes ce regard est et doit être impénétrable, du fait que l’impassibilité est chez le prince la marque de la maîtrise attendue de soi et de ses émotions, elle-même le reflet d’une raison du politique fondée sur la prudence. Si Louis XIV « prit beaucoup de plaisir à […] voir représenter » à Fontainebleau la scène du chasseur des Fâcheux   31 , Grimarest rapporte qu’il ne manifesta en revanche aucune réaction à la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord, le 16 octobre 1670, ni à celle des Femmes Savantes à Saint-Cloud, le 11 août 1672. Comme il l’aurait avoué à Molière lors de la seconde représentation de sa comédie, il «-avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empesché d’observer sa piece 32 ». Par son exemple et la puissance, un temps cachée, de son regard, Louis XIV assure le succès de l’œuvre tout en honorant et en ressuscitant en quelque sorte son auteur. Selon Grimarest, Molière « reprit haleine au jugement de Sa Majesté 33 ». Pellisson peut affirmer devant l’Académie Française en 1671 : « Ce qu’il y a de certain & d’indubitable, c’est 14 Marie-Claude Canova-Green 34 Paul Pellisson, Panégyrique de Louis XIV , prononcé le 3 février 1671, Œuvres diverses de Monsieur Pellisson de l’Académie Françoise , Paris, Didot, 1735, t.-2, p.-215. 35 Pascal Lardellier, « L’image incarnée, une généalogie du portrait politique », Mei « Mé‐ diation et information-» , n o -7, 1997, p.-26-42 (p. 41). 36 Selon Grimarest, Molière « tout mortifié, se tint caché dans sa chambre » après la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord ( La Vie de M. de Molière , op. cit. , p.-113). 37 Lardellier, «-L’image incarnée-», loc. cit. 38 Sur ce sujet, voir Georges Vigarello, « Du regard projeté au regard affecté », Commu‐ nications , n o -75 («-Le Sens du regard-»), p.-9-15, et plus particulièrement p.-12. 39 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , p.-994. 40 Claude-François Ménestrier, Histoire du roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jetons, inscriptions, armoiries et autres monumens publics , Paris, J.-B. Nolin, 1689, p. 4A. Cité par Stanis Perez, « Illustrat dum respicit . Réflexions sur le regard de Louis XIV-», Communications , n o 75 (« Le Sens du regard »), p. 33-38. L’historien avance une seconde traduction-: «-Un seul de ses regards fait toute sa beauté-» (p.-37). que nos Rois sont nos astres-; leurs regards, nos influences 34 -». Trois siècles plus tard, Pascal Lardellier renchérit : leurs regards « pygmalionent » véritablement leurs sujets 35 . Loin de les pétrifier, ils les régénèrent. Le simple regard de Louis produit un miracle. Il rappelle à la vie celui qui, comme Orgon, s’effraie du châtiment mérité ou qui, comme notre auteur, se mortifie loin des regards des autres 36 . De même que le toucher du roi guérit les écrouelles, son regard ranime. Son don thaumaturgique est aussi un don visuel 37 . C’est que de l’œil royal émane un feu visible qui communique sa lumière à tout ce qui l’environne et transmue tout ce qu’il touche. Selon les théories optiques de l’époque, l’œil n’est pas ce qui reçoit, mais ce qui émet, projette et pénètre. Rien en lui ne suggère l’atteinte, ni la profondeur. « Fanal projetant le feu », l’œil est alors surtout valorisé pour son éclat 38 et ses émissions lumineuses, susceptibles d’atteindre autrui, expliquent les rapprochements fréquents avec les astres, le Soleil, le scintillement du ciel étoilé. C’est ce feu du regard royal que symbolise justement l’incarnation solaire du monarque dans Les Amants magnifiques et qu’expriment les vers de Molière pour le personnage d’Apollon : Je suis la source des Clartés, Et les Astres les plus vantés Dont le beau Cercle m’environne, Ne sont brillants et respectés Que par l’éclat que je leur donne 39 . Illustrat dum respicit   40 . Il donne de l’éclat à tout ce qu’il regarde. En 1689, dans son histoire métallique de Louis XIV, le père Ménestrier en fait l’âme de l’une des VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 15 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 26 Ibid. , v.-1942-1943. 27 Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV (1673-1681) , éd. Jean-François Solnon, Paris, Perrin, 1988, p.-100. 28 Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité , Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, p.-196. 29 Ibid. , p.-178. 30 Remerciement au roi , Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-517-518. 31 Grimarest, La Vie de M. de Molière , éd. Georges Mongrédien, Paris, Michel Brient, 1955, p. 52. Louis XIV aurait demandé à Molière d’ajouter cette scène à sa comédie en lui proposant pour modèle M. de Soyecourt, son Grand Veneur. 32 Ibid. , p.-115. 33 Ibid. De même qu’il dispense sa grâce dans Tartuffe , Louis répand partout autour de lui faveurs et protection par la seule vertu de son regard. « [D]aigne[-t-il] tourner ses regards vers quelqu’un », celui qui en est l’objet « croit sa fortune faite 27 ». Primi Visconti insiste dans ses Mémoires sur l’« incroyable passion » des courtisans pour capter l’attention du monarque. C’est que le regard royal «-est l’opérateur d’une rencontre ; témoin d’une présence, il fait ex-ister ; c’est-à-dire qu’à la fois il lie au monde et en distingue 28 ». Vision et intention coïncident pour rendre visible celui qui, confondu dans la foule, n’existait pas avant ce regard. Pour Carl Havelange, le regard (royal) est un geste, qui ne s’épuise pas dans le seul acte de la vision 29 . Comment Molière échapperait-il alors au désir universel de se faire remarquer ? Ne quête-t-il pas, lui aussi, l’heur de voir et surtout d’être vu du souverain, qui « connaîtra son visage […] et se mettant doucement à sourire, […] passera comme un trait 30 » ? N’est-ce pas en outre à ce regard évaluateur et, comme il l’espère, approbateur qu’il devra le succès de ses comédies-ballets ? Certes ce regard est et doit être impénétrable, du fait que l’impassibilité est chez le prince la marque de la maîtrise attendue de soi et de ses émotions, elle-même le reflet d’une raison du politique fondée sur la prudence. Si Louis XIV « prit beaucoup de plaisir à […] voir représenter » à Fontainebleau la scène du chasseur des Fâcheux   31 , Grimarest rapporte qu’il ne manifesta en revanche aucune réaction à la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord, le 16 octobre 1670, ni à celle des Femmes Savantes à Saint-Cloud, le 11 août 1672. Comme il l’aurait avoué à Molière lors de la seconde représentation de sa comédie, il «-avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empesché d’observer sa piece 32 ». Par son exemple et la puissance, un temps cachée, de son regard, Louis XIV assure le succès de l’œuvre tout en honorant et en ressuscitant en quelque sorte son auteur. Selon Grimarest, Molière « reprit haleine au jugement de Sa Majesté 33 ». Pellisson peut affirmer devant l’Académie Française en 1671 : « Ce qu’il y a de certain & d’indubitable, c’est 14 Marie-Claude Canova-Green 34 Paul Pellisson, Panégyrique de Louis XIV , prononcé le 3 février 1671, Œuvres diverses de Monsieur Pellisson de l’Académie Françoise , Paris, Didot, 1735, t.-2, p.-215. 35 Pascal Lardellier, « L’image incarnée, une généalogie du portrait politique », Mei « Mé‐ diation et information-» , n o -7, 1997, p.-26-42 (p. 41). 36 Selon Grimarest, Molière « tout mortifié, se tint caché dans sa chambre » après la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord ( La Vie de M. de Molière , op. cit. , p.-113). 37 Lardellier, «-L’image incarnée-», loc. cit. 38 Sur ce sujet, voir Georges Vigarello, « Du regard projeté au regard affecté », Commu‐ nications , n o -75 («-Le Sens du regard-»), p.-9-15, et plus particulièrement p.-12. 39 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , p.-994. 40 Claude-François Ménestrier, Histoire du roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jetons, inscriptions, armoiries et autres monumens publics , Paris, J.-B. Nolin, 1689, p. 4A. Cité par Stanis Perez, « Illustrat dum respicit . Réflexions sur le regard de Louis XIV-», Communications , n o 75 (« Le Sens du regard »), p. 33-38. L’historien avance une seconde traduction-: «-Un seul de ses regards fait toute sa beauté-» (p.-37). que nos Rois sont nos astres-; leurs regards, nos influences 34 -». Trois siècles plus tard, Pascal Lardellier renchérit : leurs regards « pygmalionent » véritablement leurs sujets 35 . Loin de les pétrifier, ils les régénèrent. Le simple regard de Louis produit un miracle. Il rappelle à la vie celui qui, comme Orgon, s’effraie du châtiment mérité ou qui, comme notre auteur, se mortifie loin des regards des autres 36 . De même que le toucher du roi guérit les écrouelles, son regard ranime. Son don thaumaturgique est aussi un don visuel 37 . C’est que de l’œil royal émane un feu visible qui communique sa lumière à tout ce qui l’environne et transmue tout ce qu’il touche. Selon les théories optiques de l’époque, l’œil n’est pas ce qui reçoit, mais ce qui émet, projette et pénètre. Rien en lui ne suggère l’atteinte, ni la profondeur. « Fanal projetant le feu », l’œil est alors surtout valorisé pour son éclat 38 et ses émissions lumineuses, susceptibles d’atteindre autrui, expliquent les rapprochements fréquents avec les astres, le Soleil, le scintillement du ciel étoilé. C’est ce feu du regard royal que symbolise justement l’incarnation solaire du monarque dans Les Amants magnifiques et qu’expriment les vers de Molière pour le personnage d’Apollon : Je suis la source des Clartés, Et les Astres les plus vantés Dont le beau Cercle m’environne, Ne sont brillants et respectés Que par l’éclat que je leur donne 39 . Illustrat dum respicit   40 . Il donne de l’éclat à tout ce qu’il regarde. En 1689, dans son histoire métallique de Louis XIV, le père Ménestrier en fait l’âme de l’une des VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 15 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 41 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-158. 42 Ibid. 43 Les Divertissemens de Versailles donnés par le roi à toute sa cour au retour de la conquête de la Franche-Comté en l’année mille six cent soixante-quatorze, dans Les Fêtes de Versailles. Chroniques de 1668 & 1674 , éd. Martin Meade, Éditions Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994, p.-169. 44 Sur ce sujet, voir Marine Roussillon, « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée-: spectacle, texte et images-» , PFSCL , 41-80 («-Les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir-»), 2014, p.-103-117. 45 Les Plaisirs de l’île enchantée [1664], dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t. 1, p. 589, p.-535. 46 Charles Robinet, lettre du 8 février 1670, Le Théâtre et l’opéra vus par les gazetiers Robinet et Laurent (1670-1678) , éd. William Brookes, Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17/ PFSCL , 1993, p.-28. 47 Senault, Le Monarque , op. cit. , p.-42. 48 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. 49 Anne Surgers a montré comment l’habit à rhingrave était en fait la transposition de l’habit à l’antique ou du grand ballet (« En route vers un monarque normal ou l’extinction de la croyance en un double corps du roi. L’exemple de l’habit à l’antique », dans Le texte en scène. Littérature, théâtre et théâtralité à la Renaissance , éd. Concetta Cavallini et Philippe Desan, Paris, Éditions Garnier, 2016, p. 43-68 et plus précisément p.-53-54). devises proposées pour le roi, à laquelle il donne pour corps le soleil peignant un arc-en-ciel sur une nuée (Fig. 2 en annexe). Ailleurs, l’« œil brillant 41 » du roi dissipe les ténèbres et la nuit : en 1653, dans le Paris de la Fronde, il « vien[t] rendre aux objets la forme, & la couleur 42 » ; dans les jardins de Versailles, en 1668 et 1674, on voit fuser sous son regard mille lumières et mille feux «-artificiels-», qui «-donnent tant de jour à ces superbes décorations pendant une nuit si obscure 43 ». C’est que lumière et éclairage permettent non seulement d’assurer la visibilité du spectacle 44 , elles permettent en outre de dire le pouvoir du roi, dont la puissance se manifeste ici par sa victoire sur le temps et la nature, qu’il renverse l’ordre de l’un en faisant naître « un nouveau jour dans l’obscurité de la nuit-» ou qu’il surpasse même l’autre puisque la «-clarté-» répandue est «-presque aussi grande et plus agréable que celle du jour 45 -». « Source des clartés », le monarque porte des habits brochés d’or ou d’argent, et semés de pierreries, qui viennent matérialiser ce feu, visible au niveau du regard, qui l’habite. C’est littéralement que « tant d’éclat que rien plus 46 » « éblouït les yeux de[s] Sujets 47 » et que devant tant de lumière, l’Aurore s’interroge : « Quels yeux en la voyant n’en seroient ébloüys 48 » ? Et cette lumière se joue autant sur les flammes de son costume d’Ardent ou le clinquant de sa tenue solaire, que sur l’étoffe or, brodée de diamants, de l’habit à rhingrave dont il se pare habituellement pour les fêtes et les cérémonies de cour 49 . L’habit 16 Marie-Claude Canova-Green 50 Starobinski, L’œil vivant , op. cit. , p.-18. 51 Lettre à M. de Maucroix , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1134. 52 Les Fâcheux , op. cit., p. 151-152. Félibien renchérit : « en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres » ( Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vauxle-Vicomte lorsque le Roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1140). 53 Ibid. de lumière ne fait que traduire aux yeux du commun des mortels ce que les penseurs politiques savent et disent depuis longtemps. *** Faire voir ou l’éblouissement du regard Plus encore qu’il n’éclaire ou qu’il ne dévoile, l’œil du roi fait voir en ce sens qu’il suscite immédiatement ce sur quoi il se pose. Le monarque donne à voir, sur un mode du surgissement fulgurant, ce qui ne doit son existence qu’à son regard. Pour Jean Starobinski, le « plus haut bonheur [pour l’homme] ne consiste isolément ni dans l’acte de voir, ni même dans l’énergie du faire : il est dans l’acte complexe de faire voir 50 ». Ce qui est vrai du héros cornélien l’est encore plus de Louis XIV, pour qui vouloir, créer et faire voir sont une seule et même chose. Le prologue composé par Pellisson pour la représentation des Fâcheux à Vaux-le- Vicomte, en 1661, rend hommage au roi démiurge, capable de transformer, par l’entremise de Torelli (que La Fontaine qualifie de « magicien expert, et faiseur de miracles 51 -»), l’espace de la fête, de le métamorphoser littéralement-: Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone. Hôtesses de leurs troncs, moindres Divinités, C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez-; Je vous montre l’exemple, il s’agit de lui plaire, Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire, Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs, Pour ce nouveau Théâtre, autant de vrais Acteurs 52 . Une fois le prologue récité, les statues métamorphosées en satyres, faunes et dryades, se mettent à danser au son des violons et des hautbois, tandis que la Naïade emmène, avec elle, « pour la Comédie, une partie des gens qu’elle a fait paraître 53 » ou plutôt que le roi a animés de son regard. Dans La Conquête de la toison d’or de Corneille, jouée quelques mois plus tôt, en février 1661, c’est VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 17 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 41 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-158. 42 Ibid. 43 Les Divertissemens de Versailles donnés par le roi à toute sa cour au retour de la conquête de la Franche-Comté en l’année mille six cent soixante-quatorze, dans Les Fêtes de Versailles. Chroniques de 1668 & 1674 , éd. Martin Meade, Éditions Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994, p.-169. 44 Sur ce sujet, voir Marine Roussillon, « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée-: spectacle, texte et images-» , PFSCL , 41-80 («-Les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir-»), 2014, p.-103-117. 45 Les Plaisirs de l’île enchantée [1664], dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t. 1, p. 589, p.-535. 46 Charles Robinet, lettre du 8 février 1670, Le Théâtre et l’opéra vus par les gazetiers Robinet et Laurent (1670-1678) , éd. William Brookes, Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17/ PFSCL , 1993, p.-28. 47 Senault, Le Monarque , op. cit. , p.-42. 48 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. 49 Anne Surgers a montré comment l’habit à rhingrave était en fait la transposition de l’habit à l’antique ou du grand ballet (« En route vers un monarque normal ou l’extinction de la croyance en un double corps du roi. L’exemple de l’habit à l’antique », dans Le texte en scène. Littérature, théâtre et théâtralité à la Renaissance , éd. Concetta Cavallini et Philippe Desan, Paris, Éditions Garnier, 2016, p. 43-68 et plus précisément p.-53-54). devises proposées pour le roi, à laquelle il donne pour corps le soleil peignant un arc-en-ciel sur une nuée (Fig. 2 en annexe). Ailleurs, l’« œil brillant 41 » du roi dissipe les ténèbres et la nuit : en 1653, dans le Paris de la Fronde, il « vien[t] rendre aux objets la forme, & la couleur 42 » ; dans les jardins de Versailles, en 1668 et 1674, on voit fuser sous son regard mille lumières et mille feux «-artificiels-», qui «-donnent tant de jour à ces superbes décorations pendant une nuit si obscure 43 ». C’est que lumière et éclairage permettent non seulement d’assurer la visibilité du spectacle 44 , elles permettent en outre de dire le pouvoir du roi, dont la puissance se manifeste ici par sa victoire sur le temps et la nature, qu’il renverse l’ordre de l’un en faisant naître « un nouveau jour dans l’obscurité de la nuit-» ou qu’il surpasse même l’autre puisque la «-clarté-» répandue est «-presque aussi grande et plus agréable que celle du jour 45 -». « Source des clartés », le monarque porte des habits brochés d’or ou d’argent, et semés de pierreries, qui viennent matérialiser ce feu, visible au niveau du regard, qui l’habite. C’est littéralement que « tant d’éclat que rien plus 46 » « éblouït les yeux de[s] Sujets 47 » et que devant tant de lumière, l’Aurore s’interroge : « Quels yeux en la voyant n’en seroient ébloüys 48 » ? Et cette lumière se joue autant sur les flammes de son costume d’Ardent ou le clinquant de sa tenue solaire, que sur l’étoffe or, brodée de diamants, de l’habit à rhingrave dont il se pare habituellement pour les fêtes et les cérémonies de cour 49 . L’habit 16 Marie-Claude Canova-Green 50 Starobinski, L’œil vivant , op. cit. , p.-18. 51 Lettre à M. de Maucroix , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1134. 52 Les Fâcheux , op. cit., p. 151-152. Félibien renchérit : « en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres » ( Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vauxle-Vicomte lorsque le Roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu , dans Molière, Œuvres complètes , op. cit. , t.-1, p.-1140). 53 Ibid. de lumière ne fait que traduire aux yeux du commun des mortels ce que les penseurs politiques savent et disent depuis longtemps. *** Faire voir ou l’éblouissement du regard Plus encore qu’il n’éclaire ou qu’il ne dévoile, l’œil du roi fait voir en ce sens qu’il suscite immédiatement ce sur quoi il se pose. Le monarque donne à voir, sur un mode du surgissement fulgurant, ce qui ne doit son existence qu’à son regard. Pour Jean Starobinski, le « plus haut bonheur [pour l’homme] ne consiste isolément ni dans l’acte de voir, ni même dans l’énergie du faire : il est dans l’acte complexe de faire voir 50 ». Ce qui est vrai du héros cornélien l’est encore plus de Louis XIV, pour qui vouloir, créer et faire voir sont une seule et même chose. Le prologue composé par Pellisson pour la représentation des Fâcheux à Vaux-le- Vicomte, en 1661, rend hommage au roi démiurge, capable de transformer, par l’entremise de Torelli (que La Fontaine qualifie de « magicien expert, et faiseur de miracles 51 -»), l’espace de la fête, de le métamorphoser littéralement-: Ces Termes marcheront, et si Louis l’ordonne Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone. Hôtesses de leurs troncs, moindres Divinités, C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez-; Je vous montre l’exemple, il s’agit de lui plaire, Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire, Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs, Pour ce nouveau Théâtre, autant de vrais Acteurs 52 . Une fois le prologue récité, les statues métamorphosées en satyres, faunes et dryades, se mettent à danser au son des violons et des hautbois, tandis que la Naïade emmène, avec elle, « pour la Comédie, une partie des gens qu’elle a fait paraître 53 » ou plutôt que le roi a animés de son regard. Dans La Conquête de la toison d’or de Corneille, jouée quelques mois plus tôt, en février 1661, c’est VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 17 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 54 Corneille, Prologue, scène 5, La Conquête de la Toison d’or , Œuvres complètes , op. cit. , t.-3, p.-220. Le mariage de Louis XIV et de l’infante d’Espagne remontait à juin 1660. 55 Michel Foucault, « Il faut défendre la société : Cours au Collège de France (1975-1976) » , Paris, Seuil, 1997, p.-61. 56 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les regles du theatre , Paris, René Guignard, 1682, p.-218, p.-228, p.-218. 57 Charles Robinet, lettre du 22 février 1670, dans Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p. 29. Il s’agit du Divertissement royal de 1670. Son compte rendu de Psyché en 1671 fait écho : « La Sçéne, au reste, incessamment, / Comme, par un Enchantement, / En différans Objets, se change : / Et, pour une surprise êtrange, / On y voit, tantôt des Palais, / […] / Puis, en moins de rien, en leur place, / Sans qu’il en reste nule trace, / Des Mers, des Jardins, des Déserts, / Enfin, les Cieux, & les Enfers. » (lettre du 24 janvier 1671, Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p.-59). 58 Jean Loret, lettre du 1 er mars 1653, La Muze historique , éd. J. Ravenel et Éd. V. de La Pelouze, Paris, P. Jannet, 1857, t.-1, t.-347. 59 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. le portrait de la reine Marie-Thérèse qui amenait un changement de décor tout aussi surprenant : « Tout le théâtre se change en un jardin magnifique, à la vue du portrait de la Reine, que l’Hyménée lui présente 54 ». Les effets spectaculaires et leur cortège émotionnel de surprise, d’admiration et d’émerveillement sont dans les deux cas rapportés au regard agissant du souverain, que ce soit en sa présence ou par le biais du portrait royal, qui en réitère la magie. Au « fameux éblouissement du pouvoir 55 » répond l’émerveillement causé par l’appareil scénique et notamment par ces machines qui, au dire du père Ménestrier, « surprennent agreablement par les mouvemens extraordinaires qu’elles nous representent » et qui « surprennent d’autant plus agreablement que l’on s’attend moins à ce qu’elles doivent faire paroître ». Et cela « d’une maniere si prompte, que les yeux en sont éblouis 56 ». Même surprise, même enchantement se lisent sous la plume de Robinet, pour qui […] ce Spectacle si brillant, Si beau, si pompeux, si galant, Etoit fourmillant de merveilles, Par qui les Yeux, & les Oreilles Etoyent charmez également, Et surpris à chaque moment 57 . Aussi ces machines sont-elles souvent mises dans les fêtes au service de la représentation du triomphe de la lumière sur l’obscurité. Dans le Ballet royal de la nuit , le lever d’un «-soleil brillant de lumiere 58 -» dissipe Les foibles clartez de la Nuict, Qui triomphoient en son absence 59 . 18 Marie-Claude Canova-Green 60 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-994. 61 Je renvoie ici à l’étude de Christian Biet, «-Séance, performance, assemblée et représenta‐ tion : les jeux de regards au théâtre (XVII e -XXI e siècles) » (p. 79-97), dans le numéro spécial de Littératures classiques consacré à « L’Œil classique », dirigé par Sylvaine Guyot et Tom Conley en 2013. 62 Sylvaine Guyot, « Éblouissement, réflexion, réticence : la critique de la représentation dans la tragédie à machines du second XVII e siècle », Littératures classiques , n o 105 (« Scènes de machines. Effets et pouvoirs-», 2021, p.-173-186 (p.-175). Voir aussi son article «-Entre éblouissement et “véritables grâces”. Racine ou les tensions de l’œil classique », Littératures classiques , n o -82, 2013, p.-127-142. 63 Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV , op. cit. , p.-100. À la fin des Amants magnifiques , le décor s’ouvre pour laisser entrer le personnage étincelant d’Apollon-Soleil, que précèdent six jeunes gens porteurs d’«-un Soleil d’or au-dessus avec la devise Royale en manière de trophée 60 -». Les yeux éblouis des spectateurs-témoins, pris pour ainsi dire entre deux feux, sont la marque de l’admiration et de la fascination éprouvées devant l’éclat insoutenable du regard et de la personne royale ou son actualisation dans la merveille scénique. Parce qu’elles sont unanimes, cette admiration et cette fascination ne sont-elles pas alors ce qui unifie un ensemble disparate d’individus en un corps unifié tant dans le plaisir et le divertissement que dans l’adhésion à des valeurs culturelles et politiques communes 61 -? Sylvaine Guyot en conclut-: les machines «-participe[nt] à l’entreprise de “fabrication” de Louis XIV, réalisant les métaphores lumineuses qui informent le discours politique, dont elle[s] actualisent le pouvoir fédérateur en jouant de l’enchantement du public 62 -». *** Le discours que l’œuvre de Molière tient sur le regard agissant du roi est un discours en pointillé. Point n’est besoin en effet de longues tirades pour exprimer ce que tout un chacun sait déjà. Les pères Le Moyne, Senault et autres panégyristes s’en sont amplement chargés. Louis XIV en a fait un thème central des Mémoires qu’il destine à l’instruction du dauphin. Or art et politique ont partie liée. La pensée politico-religieuse de l’époque rencontre les présupposés de l’esthétique de la merveille, qui président aux réalisations scéniques d’un Torelli ou d’un Vigarani, pour construire l’image d’un monarque tout puissant, que l’ubiquité et la force de son regard apparentent aussi bien à Dieu qu’au soleil. Cependant, pour ses critiques, Louis XIV n’a que « des yeux de renard 63 » ; son regard est un regard dissimulateur, sournois, qui opacifie et trompe plus qu’il n’éclaire. En réalité, ce n’est que par des jeux d’illusion, des effets littéralement de trompe-l’œil qu’il gouverne. Faire voir, c’est aussi faire croire. Lui-même jeu optique, tout en étant par ailleurs « seul capable de discerner, au-delà des signes VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 19 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 54 Corneille, Prologue, scène 5, La Conquête de la Toison d’or , Œuvres complètes , op. cit. , t.-3, p.-220. Le mariage de Louis XIV et de l’infante d’Espagne remontait à juin 1660. 55 Michel Foucault, « Il faut défendre la société : Cours au Collège de France (1975-1976) » , Paris, Seuil, 1997, p.-61. 56 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les regles du theatre , Paris, René Guignard, 1682, p.-218, p.-228, p.-218. 57 Charles Robinet, lettre du 22 février 1670, dans Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p. 29. Il s’agit du Divertissement royal de 1670. Son compte rendu de Psyché en 1671 fait écho : « La Sçéne, au reste, incessamment, / Comme, par un Enchantement, / En différans Objets, se change : / Et, pour une surprise êtrange, / On y voit, tantôt des Palais, / […] / Puis, en moins de rien, en leur place, / Sans qu’il en reste nule trace, / Des Mers, des Jardins, des Déserts, / Enfin, les Cieux, & les Enfers. » (lettre du 24 janvier 1671, Le Théâtre et l’opéra , op. cit. , p.-59). 58 Jean Loret, lettre du 1 er mars 1653, La Muze historique , éd. J. Ravenel et Éd. V. de La Pelouze, Paris, P. Jannet, 1857, t.-1, t.-347. 59 Benserade, Ballet royal de la nuit , op. cit. , p.-157. le portrait de la reine Marie-Thérèse qui amenait un changement de décor tout aussi surprenant : « Tout le théâtre se change en un jardin magnifique, à la vue du portrait de la Reine, que l’Hyménée lui présente 54 ». Les effets spectaculaires et leur cortège émotionnel de surprise, d’admiration et d’émerveillement sont dans les deux cas rapportés au regard agissant du souverain, que ce soit en sa présence ou par le biais du portrait royal, qui en réitère la magie. Au « fameux éblouissement du pouvoir 55 » répond l’émerveillement causé par l’appareil scénique et notamment par ces machines qui, au dire du père Ménestrier, « surprennent agreablement par les mouvemens extraordinaires qu’elles nous representent » et qui « surprennent d’autant plus agreablement que l’on s’attend moins à ce qu’elles doivent faire paroître ». Et cela « d’une maniere si prompte, que les yeux en sont éblouis 56 ». Même surprise, même enchantement se lisent sous la plume de Robinet, pour qui […] ce Spectacle si brillant, Si beau, si pompeux, si galant, Etoit fourmillant de merveilles, Par qui les Yeux, & les Oreilles Etoyent charmez également, Et surpris à chaque moment 57 . Aussi ces machines sont-elles souvent mises dans les fêtes au service de la représentation du triomphe de la lumière sur l’obscurité. Dans le Ballet royal de la nuit , le lever d’un «-soleil brillant de lumiere 58 -» dissipe Les foibles clartez de la Nuict, Qui triomphoient en son absence 59 . 18 Marie-Claude Canova-Green 60 Les Amants magnifiques , 6 e intermède, op. cit. , t.-2, p.-994. 61 Je renvoie ici à l’étude de Christian Biet, «-Séance, performance, assemblée et représenta‐ tion : les jeux de regards au théâtre (XVII e -XXI e siècles) » (p. 79-97), dans le numéro spécial de Littératures classiques consacré à « L’Œil classique », dirigé par Sylvaine Guyot et Tom Conley en 2013. 62 Sylvaine Guyot, « Éblouissement, réflexion, réticence : la critique de la représentation dans la tragédie à machines du second XVII e siècle », Littératures classiques , n o 105 (« Scènes de machines. Effets et pouvoirs-», 2021, p.-173-186 (p.-175). Voir aussi son article «-Entre éblouissement et “véritables grâces”. Racine ou les tensions de l’œil classique », Littératures classiques , n o -82, 2013, p.-127-142. 63 Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV , op. cit. , p.-100. À la fin des Amants magnifiques , le décor s’ouvre pour laisser entrer le personnage étincelant d’Apollon-Soleil, que précèdent six jeunes gens porteurs d’«-un Soleil d’or au-dessus avec la devise Royale en manière de trophée 60 -». Les yeux éblouis des spectateurs-témoins, pris pour ainsi dire entre deux feux, sont la marque de l’admiration et de la fascination éprouvées devant l’éclat insoutenable du regard et de la personne royale ou son actualisation dans la merveille scénique. Parce qu’elles sont unanimes, cette admiration et cette fascination ne sont-elles pas alors ce qui unifie un ensemble disparate d’individus en un corps unifié tant dans le plaisir et le divertissement que dans l’adhésion à des valeurs culturelles et politiques communes 61 -? Sylvaine Guyot en conclut-: les machines «-participe[nt] à l’entreprise de “fabrication” de Louis XIV, réalisant les métaphores lumineuses qui informent le discours politique, dont elle[s] actualisent le pouvoir fédérateur en jouant de l’enchantement du public 62 -». *** Le discours que l’œuvre de Molière tient sur le regard agissant du roi est un discours en pointillé. Point n’est besoin en effet de longues tirades pour exprimer ce que tout un chacun sait déjà. Les pères Le Moyne, Senault et autres panégyristes s’en sont amplement chargés. Louis XIV en a fait un thème central des Mémoires qu’il destine à l’instruction du dauphin. Or art et politique ont partie liée. La pensée politico-religieuse de l’époque rencontre les présupposés de l’esthétique de la merveille, qui président aux réalisations scéniques d’un Torelli ou d’un Vigarani, pour construire l’image d’un monarque tout puissant, que l’ubiquité et la force de son regard apparentent aussi bien à Dieu qu’au soleil. Cependant, pour ses critiques, Louis XIV n’a que « des yeux de renard 63 » ; son regard est un regard dissimulateur, sournois, qui opacifie et trompe plus qu’il n’éclaire. En réalité, ce n’est que par des jeux d’illusion, des effets littéralement de trompe-l’œil qu’il gouverne. Faire voir, c’est aussi faire croire. Lui-même jeu optique, tout en étant par ailleurs « seul capable de discerner, au-delà des signes VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 19 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 où se noie le visible, la “substance” et la vérité de chacun 64 », le roi regarde et l’objet de son regard « croit sa fortune faite 65 ». Primi Visconti a alors cette phrase assassine : « Vous pouvez compter que le Roi est un malin ! Que de monde il paie avec un regard 66 ! » Les énormes lunettes dont la satire hollandaise affublera volontiers Louis XIV à la fin de son règne auront pour effet de parfaire cette image d’un être dissimulateur et trompeur, tant il est vrai que pour les Bataves, le marchand de lunettes ( Brillen en flamand) n’est autre qu’« un vendeur de vent ou d’illusions 67 -» (Fig. 3 en annexe). 20 Marie-Claude Canova-Green 64 Havelange, De l’œil et du monde , op. cit. , p.-359. 65 Ibid. Mes italiques. 66 Ibid. 67 Jean-Claude Margolin, « Des lunettes et des hommes ou la satire des mal-voyants au XVI e siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations , n o 2-3, 1975, p. 375-393 (p. 379-380). Cité par Isaure Boitel, L’Image noire de Louis XIV. Provinces-Unies, Angleterre (1668-1715) , Paris, Champ Vallon, 2016, p. 390. Les lunettes que Dorante propose à Madame Jourdain de prendre dans Le Bourgeois gentilhomme (« Prenez, Madame Jourdain, prenez de meilleures Lunettes », IV, 2, op. cit. , t. 2, p. 318) n’ont-elles pas pour but de l’aveugler sur ce qu’elle voit, plutôt que de lui faire «-mieux regarder-»-? Annexe-: Illustrations Figure 1 : Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus , Gravure d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre, 1668. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 21 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 où se noie le visible, la “substance” et la vérité de chacun 64 », le roi regarde et l’objet de son regard « croit sa fortune faite 65 ». Primi Visconti a alors cette phrase assassine : « Vous pouvez compter que le Roi est un malin ! Que de monde il paie avec un regard 66 ! » Les énormes lunettes dont la satire hollandaise affublera volontiers Louis XIV à la fin de son règne auront pour effet de parfaire cette image d’un être dissimulateur et trompeur, tant il est vrai que pour les Bataves, le marchand de lunettes ( Brillen en flamand) n’est autre qu’« un vendeur de vent ou d’illusions 67 -» (Fig. 3 en annexe). 20 Marie-Claude Canova-Green 64 Havelange, De l’œil et du monde , op. cit. , p.-359. 65 Ibid. Mes italiques. 66 Ibid. 67 Jean-Claude Margolin, « Des lunettes et des hommes ou la satire des mal-voyants au XVI e siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations , n o 2-3, 1975, p. 375-393 (p. 379-380). Cité par Isaure Boitel, L’Image noire de Louis XIV. Provinces-Unies, Angleterre (1668-1715) , Paris, Champ Vallon, 2016, p. 390. Les lunettes que Dorante propose à Madame Jourdain de prendre dans Le Bourgeois gentilhomme (« Prenez, Madame Jourdain, prenez de meilleures Lunettes », IV, 2, op. cit. , t. 2, p. 318) n’ont-elles pas pour but de l’aveugler sur ce qu’elle voit, plutôt que de lui faire «-mieux regarder-»-? Annexe-: Illustrations Figure 1 : Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus , Gravure d’Israël Silvestre et de Jean Le Pautre, 1668. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 21 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 Figure 2-: «-La naissance du roi jusqu’à sa majorité-», Histoire du roi Louis le Grand par les médailles , Gravure de Jean-Baptiste Nolin, 1689. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. 22 Marie-Claude Canova-Green Figure 3 : Rouwklagt van de Fransche Apollo over de verdorde Distelbloem [Lamentation de l’Apollon français sur le chardon fané], Gravure de Romeyn de Hooghe, 1701. Reproduit avec la permission du British Museum, Londres. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 23 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0008 Figure 2-: «-La naissance du roi jusqu’à sa majorité-», Histoire du roi Louis le Grand par les médailles , Gravure de Jean-Baptiste Nolin, 1689. Reproduit avec la permission de la Bibliothèque nationale de France, Paris. 22 Marie-Claude Canova-Green Figure 3 : Rouwklagt van de Fransche Apollo over de verdorde Distelbloem [Lamentation de l’Apollon français sur le chardon fané], Gravure de Romeyn de Hooghe, 1701. Reproduit avec la permission du British Museum, Londres. VOIR, ÊTRE VU, FAIRE VOIR-: le regard agissant du roi chez Molière 23 1 Voir Marine Roussillon (dir.), « Récits et imaginaire des fêtes de cour », Revue d’Histoire du Théâtre , vol. 2, n° 282 (2019), idem : « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée : spectacle, textes, images », Papers on French Seventeenth Century Literature 80 (2014), p. 103-117 ; Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - die Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab », Jahrbuch der Thüringer Schlösser und Gärten 23 (2020), Fürstliche Feste. Höfische Festkultur zwischen Zeremoniell und Amüsement , p.-20-31. 2 Voir Daniel Séré, La paix des Pyrénées : vingt-quatre ans de négociations entre la France et l’Espagne, 1635-1659 , Paris, Champion, 2007. 3 Voir les études de Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV , London/ New Haven, Yale University Press, 1992 et d’Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, Presses universitaires de France, 2008. 4 Voir à ce sujet le site d’internet Les Merveilles de la Cour , https: / / merveilles17.huma-n um.fr. Voir aussi les études de Marie Christine Moine, Les fêtes à la cour du Roi Soleil (1653-1715) , Paris, Fernand Lanore, 1984, Sabine du Crest, Des fêtes à Versailles. Les Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide Jörn Steigerwald Université de Paderborn Les Plaisirs de l’île enchantée se tiennent à Versailles du 7 au 13 mai 1664 et constituent à plus d’un titre un premier temps fort et un tournant dans le règne de Louis XIV 1 . D’une part, ces festivités, officiellement dédiées à la reine Marie- Thérèse d’Autriche et à la reine mère Anne d’Autriche, commémorent la fin de la guerre d’Espagne. Celle-ci avait duré plusieurs décennies et s’était achevée en 1660 avec le traité des Pyrénées puis le mariage royal qui scella définitivement la paix 2 . Dès lors, les festivités sont une fenêtre ouverte sur la France de l’époque, et surtout sur celle à venir : la France galante portée par Louis XIV 3 . D’autre part, cette fête est la première grande festivité royale qui n’est pas organisée en l’honneur du roi, comme l’étaient encore les Magnificences données à Vaux-le- Vicomte en 1661, mais commanditées par le roi lui-même. Les Plaisirs sonnent donc le début d’une nouvelle politique culturelle : la culture devient enjeu politique, s’invite dans la politique, et en particulier dans la politique sociale 4 . Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 1 Voir Marine Roussillon (dir.), « Récits et imaginaire des fêtes de cour », Revue d’Histoire du Théâtre , vol. 2, n° 282 (2019), idem : « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée : spectacle, textes, images », Papers on French Seventeenth Century Literature 80 (2014), p. 103-117 ; Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - die Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab », Jahrbuch der Thüringer Schlösser und Gärten 23 (2020), Fürstliche Feste. Höfische Festkultur zwischen Zeremoniell und Amüsement , p.-20-31. 2 Voir Daniel Séré, La paix des Pyrénées : vingt-quatre ans de négociations entre la France et l’Espagne, 1635-1659 , Paris, Champion, 2007. 3 Voir les études de Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV , London/ New Haven, Yale University Press, 1992 et d’Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, Presses universitaires de France, 2008. 4 Voir à ce sujet le site d’internet Les Merveilles de la Cour , https: / / merveilles17.huma-n um.fr. Voir aussi les études de Marie Christine Moine, Les fêtes à la cour du Roi Soleil (1653-1715) , Paris, Fernand Lanore, 1984, Sabine du Crest, Des fêtes à Versailles. Les Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide Jörn Steigerwald Université de Paderborn Les Plaisirs de l’île enchantée se tiennent à Versailles du 7 au 13 mai 1664 et constituent à plus d’un titre un premier temps fort et un tournant dans le règne de Louis XIV 1 . D’une part, ces festivités, officiellement dédiées à la reine Marie- Thérèse d’Autriche et à la reine mère Anne d’Autriche, commémorent la fin de la guerre d’Espagne. Celle-ci avait duré plusieurs décennies et s’était achevée en 1660 avec le traité des Pyrénées puis le mariage royal qui scella définitivement la paix 2 . Dès lors, les festivités sont une fenêtre ouverte sur la France de l’époque, et surtout sur celle à venir : la France galante portée par Louis XIV 3 . D’autre part, cette fête est la première grande festivité royale qui n’est pas organisée en l’honneur du roi, comme l’étaient encore les Magnificences données à Vaux-le- Vicomte en 1661, mais commanditées par le roi lui-même. Les Plaisirs sonnent donc le début d’une nouvelle politique culturelle : la culture devient enjeu politique, s’invite dans la politique, et en particulier dans la politique sociale 4 . Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 divertissements de Louis XIV , Paris, Klincksieck, 1990 et le volume de Fritz Reckow (dir.), Die Inszenierung des Absolutismus: politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV , Erlangen, Universitätsbund Erlangen-Nürn‐ berg, 1992. 5 Voir Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarani, intendant des plaisirs de Louis XIV , Paris, Perrin, 2005 et Walter Baricchi/ Jérôme de La Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani. Dalla corte degli Este a quella di Luigi XIV , Milan, Silvana, 2009. 6 Jean Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français », dans idem , Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 405-424. Voir : « MOLIÈRE. - Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurrilité.-» p.-407. 7 Voir aussi la Notice dans l’édition de la Pléiade des Œuvres de Molière : Georges Forestier/ Claude Bourqui/ Anne Piéjus, Les Plaisirs de l’île enchantée, La Princesse d’Élide. Notice , dans Molière, Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, tome I, p. 1391-1404. Voir aussi François Rey/ Jean Lacouture, Molière et le Roi. L’Affaire Tartuffe , Paris, Seuil, 2007 et Christian Biet, «-Molière et l’affaire Tartuffe (1664-1669)-»,- Histoire de la justice 23 (2013),-p.-65-79. 8 Voir Marine Roussillon, « L’édition de La Princesse d’Élide dans la relation des Plaisirs de l’île enchantée -: raté ou coup de force-? -», dans Politiques du Grand-siècle , https: / / po gs.hypotheses.org/ 377. Enfin, ces festivités marquent la consécration de Molière en tant que dramaturge de la société de cour puisqu’il est, avec Jean-Baptiste Lully et Carlo Vigarani 5 , l’un des trois artistes qui a le plus contribué au succès de l’événement. En 1662, il avait été inscrit par Jean Chapelain à la Liste de quelques gens de lettres français , grâce à laquelle il est approuvé par le roi qui devient son mécène 6 . Son statut se concrétise la même année par la publication des Fâcheux et du Remerciement au Roi . Ainsi, Molière contribue aux Plaisirs de l’île enchantée avec quatre comédies : Les Fâcheux , qui fait l’objet d’une deuxième représentation, La Princesse d’Élide , la première version du futur Tartuffe sous le titre L’Hypocrite et Le mariage forcé . Il convient toutefois de noter que toutes les pièces ne furent pas appréciées de la même manière, et le succès de l’auteur de comédies fut en grande partie entravé par le fait que le roi, même s’il l’avait appréciée, ne pouvait officiellement approuver la comédie L’Hypocrite   7 . Cela conduit à une situation pour le moins surprenante : les rapports officiels des Plaisirs ne font état que de la représentation de La Princesse d’Élide , dépeinte comme le pinacle de la nouvelle culture de la galanterie française sous Louis XIV 8 . Le Tartuffe quant à lui, la comédie la plus connue de Molière aujourd’hui, n’est mentionné que brièvement à la fin des rapports. 26 Jörn Steigerwald 9 Cité d’après l’édition Molière, La Princesse d’Élide , dans idem : Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard 2010, op. cit ., p. 543-599. Voir aussi Sophie Rollin, « Les jeux galants dans La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques », dans Jean Emelina/ Gabriel Conesa (dir.), Molière et le jeu , Actes de la 2 e biennale internationale de Pézenas, 7-8 juin 2003, Pézenas, Ed. Domens, 2005, p. 263-284 et Marine Roussillon, « Théâtre et pouvoir avant l’institution. La Princesse d’Élide dans et après Les Plaisirs de l’île enchantée », dans Jeanne-Marie Hostiou/ Jessica Goodman/ Stéphanie Loncle (dir.), Les Théâtres institutionnels (1660-1848). Querelles, enjeux de pouvoir et production de valeurs , Paris, Société d’Histoire du Théâtre, 2014, p.-15-24. 10 « Monsieur de Vigarani, Gentilhomme Modenois, fort sçavant en toutes ces choses [i.e. l’organisation de fêtes de cour, notamment l’architecture théâtrale], inventa & proposa celles-cy ; & le Roy commanda au Duc de Saint Aignan, qui se trouva lors en fonction de premier Gentilhomme de sa Chambre, & qui avoit déja donné plusieurs Sujets de Ballet fort agréables, de faire un dessin où elles fussent toutes comprises avec liaison & avec ordre ; de-sorte qu’elles ne pouvoient manquer de bien réüssir. / Il prit pour Sujet le Palais d’Alcine, qui donna lieu au Titre des Plaisirs de l’Isle enchantée ; puis que, selon l’Arioste, le brave Roger & plusieurs autres bons Chevaliers y furent retenus par les doubles charmes de la beauté, quoi-qu’empruntée, & du sçavoir de cette Magicienne, & en furent delivrez, après beaucoup de temps consommé dans les délices, par la bague qui détruisoit les enchantemens. » Isaac de Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de Bague. Collation ornée de Machines. Comedie, Meslée de danse et de musique. Ballet du Palais d’Alcine. Feu d’artifice. Et autres festes galantes et magnifiques, faites par le roy a Versailles, le VII. May M. DC. LXIV. et continues plusieurs autres jours. A Paris, de l’imprimerie royale M. DC. LXXIII , Paris, L’imprimerie royale, 1673, p.-4-5. Si l’on tente de tracer, à partir de La Princesse d’Élide , les contours de la politique culturelle du Premier Versailles telle qu’elle se manifeste dans Les Plaisirs de l’île enchantée , on constate qu’il existe une contiguïté entre les Plaisirs et la Princesse   9 . En effet, les festivités et la comédie s’articulent autour du contact entre deux cultures ou, plus précisément, se saisissent de la présence de personnes extérieures pour mettre en exergue, dans un endroit donné - le lieu des festivités et sur scène -, les comportements exemplaires et/ ou impertinents des personnes invitées tout comme les attitudes et agissements de leurs hôtes. En effet, Louis XIV invite à Versailles un cercle choisi de 600 nobles. Ils assistent à la représentation du Palais d’Alcine, dans laquelle de nombreux chevaliers chrétiens sont détenus prisonniers jusqu’à ce qu’ils soient libérés pour combattre et participer à des tournois 10 . Dans La Princesse d’Élide , le Prince d’Élide, qui est le père de la princesse, invite chez lui de nombreux princes grecs dans le cadre de festivités et de chasses organisées en l’honneur de sa fille afin que cette dernière, jusqu’alors réticente au mariage, puisse rencontrer un prince et potentiellement se marier. Cela me conduit à la réflexion de fond que la Princesse d’Élide de Molière, à l’instar des consignes conceptuelles dans lesquelles se tiennent les Plaisirs Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 27 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 divertissements de Louis XIV , Paris, Klincksieck, 1990 et le volume de Fritz Reckow (dir.), Die Inszenierung des Absolutismus: politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV , Erlangen, Universitätsbund Erlangen-Nürn‐ berg, 1992. 5 Voir Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarani, intendant des plaisirs de Louis XIV , Paris, Perrin, 2005 et Walter Baricchi/ Jérôme de La Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani. Dalla corte degli Este a quella di Luigi XIV , Milan, Silvana, 2009. 6 Jean Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français », dans idem , Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 405-424. Voir : « MOLIÈRE. - Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurrilité.-» p.-407. 7 Voir aussi la Notice dans l’édition de la Pléiade des Œuvres de Molière : Georges Forestier/ Claude Bourqui/ Anne Piéjus, Les Plaisirs de l’île enchantée, La Princesse d’Élide. Notice , dans Molière, Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, tome I, p. 1391-1404. Voir aussi François Rey/ Jean Lacouture, Molière et le Roi. L’Affaire Tartuffe , Paris, Seuil, 2007 et Christian Biet, «-Molière et l’affaire Tartuffe (1664-1669)-»,- Histoire de la justice 23 (2013),-p.-65-79. 8 Voir Marine Roussillon, « L’édition de La Princesse d’Élide dans la relation des Plaisirs de l’île enchantée -: raté ou coup de force-? -», dans Politiques du Grand-siècle , https: / / po gs.hypotheses.org/ 377. Enfin, ces festivités marquent la consécration de Molière en tant que dramaturge de la société de cour puisqu’il est, avec Jean-Baptiste Lully et Carlo Vigarani 5 , l’un des trois artistes qui a le plus contribué au succès de l’événement. En 1662, il avait été inscrit par Jean Chapelain à la Liste de quelques gens de lettres français , grâce à laquelle il est approuvé par le roi qui devient son mécène 6 . Son statut se concrétise la même année par la publication des Fâcheux et du Remerciement au Roi . Ainsi, Molière contribue aux Plaisirs de l’île enchantée avec quatre comédies : Les Fâcheux , qui fait l’objet d’une deuxième représentation, La Princesse d’Élide , la première version du futur Tartuffe sous le titre L’Hypocrite et Le mariage forcé . Il convient toutefois de noter que toutes les pièces ne furent pas appréciées de la même manière, et le succès de l’auteur de comédies fut en grande partie entravé par le fait que le roi, même s’il l’avait appréciée, ne pouvait officiellement approuver la comédie L’Hypocrite   7 . Cela conduit à une situation pour le moins surprenante : les rapports officiels des Plaisirs ne font état que de la représentation de La Princesse d’Élide , dépeinte comme le pinacle de la nouvelle culture de la galanterie française sous Louis XIV 8 . Le Tartuffe quant à lui, la comédie la plus connue de Molière aujourd’hui, n’est mentionné que brièvement à la fin des rapports. 26 Jörn Steigerwald 9 Cité d’après l’édition Molière, La Princesse d’Élide , dans idem : Œuvres complètes , édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard 2010, op. cit ., p. 543-599. Voir aussi Sophie Rollin, « Les jeux galants dans La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques », dans Jean Emelina/ Gabriel Conesa (dir.), Molière et le jeu , Actes de la 2 e biennale internationale de Pézenas, 7-8 juin 2003, Pézenas, Ed. Domens, 2005, p. 263-284 et Marine Roussillon, « Théâtre et pouvoir avant l’institution. La Princesse d’Élide dans et après Les Plaisirs de l’île enchantée », dans Jeanne-Marie Hostiou/ Jessica Goodman/ Stéphanie Loncle (dir.), Les Théâtres institutionnels (1660-1848). Querelles, enjeux de pouvoir et production de valeurs , Paris, Société d’Histoire du Théâtre, 2014, p.-15-24. 10 « Monsieur de Vigarani, Gentilhomme Modenois, fort sçavant en toutes ces choses [i.e. l’organisation de fêtes de cour, notamment l’architecture théâtrale], inventa & proposa celles-cy ; & le Roy commanda au Duc de Saint Aignan, qui se trouva lors en fonction de premier Gentilhomme de sa Chambre, & qui avoit déja donné plusieurs Sujets de Ballet fort agréables, de faire un dessin où elles fussent toutes comprises avec liaison & avec ordre ; de-sorte qu’elles ne pouvoient manquer de bien réüssir. / Il prit pour Sujet le Palais d’Alcine, qui donna lieu au Titre des Plaisirs de l’Isle enchantée ; puis que, selon l’Arioste, le brave Roger & plusieurs autres bons Chevaliers y furent retenus par les doubles charmes de la beauté, quoi-qu’empruntée, & du sçavoir de cette Magicienne, & en furent delivrez, après beaucoup de temps consommé dans les délices, par la bague qui détruisoit les enchantemens. » Isaac de Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de Bague. Collation ornée de Machines. Comedie, Meslée de danse et de musique. Ballet du Palais d’Alcine. Feu d’artifice. Et autres festes galantes et magnifiques, faites par le roy a Versailles, le VII. May M. DC. LXIV. et continues plusieurs autres jours. A Paris, de l’imprimerie royale M. DC. LXXIII , Paris, L’imprimerie royale, 1673, p.-4-5. Si l’on tente de tracer, à partir de La Princesse d’Élide , les contours de la politique culturelle du Premier Versailles telle qu’elle se manifeste dans Les Plaisirs de l’île enchantée , on constate qu’il existe une contiguïté entre les Plaisirs et la Princesse   9 . En effet, les festivités et la comédie s’articulent autour du contact entre deux cultures ou, plus précisément, se saisissent de la présence de personnes extérieures pour mettre en exergue, dans un endroit donné - le lieu des festivités et sur scène -, les comportements exemplaires et/ ou impertinents des personnes invitées tout comme les attitudes et agissements de leurs hôtes. En effet, Louis XIV invite à Versailles un cercle choisi de 600 nobles. Ils assistent à la représentation du Palais d’Alcine, dans laquelle de nombreux chevaliers chrétiens sont détenus prisonniers jusqu’à ce qu’ils soient libérés pour combattre et participer à des tournois 10 . Dans La Princesse d’Élide , le Prince d’Élide, qui est le père de la princesse, invite chez lui de nombreux princes grecs dans le cadre de festivités et de chasses organisées en l’honneur de sa fille afin que cette dernière, jusqu’alors réticente au mariage, puisse rencontrer un prince et potentiellement se marier. Cela me conduit à la réflexion de fond que la Princesse d’Élide de Molière, à l’instar des consignes conceptuelles dans lesquelles se tiennent les Plaisirs Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 27 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 11 Voir dans ce contexte les études de Rudolf Behrens, « Raum und Handlung in der Ko‐ mödie des frühen Cinquecento : zur Funktionsgeschichte perspektivisch dargestellten Theaters-», Italienisch 55 (2006), p. 41-63 ; idem , « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique. Une constellation de la comédie érudite italienne et ses échos chez Molière ( Le Tartuffe ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XXXVIII, 75 (2011), p. 427-440 ; de Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in der Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), p. 165-191 ; et de Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière ( L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XL, 79 (2013), p. 337-361 ; idem : « Haus-Komödien. Renaissancen des Lustspiels bei Ludovico Ariosto und William Shakespeare ( I Suppositi, The Taming of the Shrew ) », dans Gattung und Geschlecht. Konventionen und Transformationen eines Paradigmas , dir. Hendrik Schlieper/ Merle Tönnies, Wiesbaden, Harrassowitz, 2021, p.-17-52. de l’île enchantée , s’empare d’un contact culturel pour mettre en scène une culture du contact ; celle-ci renferme une question centrale, à savoir comment l’hôte et l’invité doivent se comporter s’ils veulent agir de manière appropriée et civilisée, conformément à leurs positions respectives. Cela soulève une autre question : quels obstacles peuvent s’opposer à ces interactions civilisées et, si cela est possible, comment des personnes extérieures peuvent intervenir pour y remédier. À partir de cette constatation, j’aimerais examiner la thèse suivante : à la différence de la comédie de salon voire de la comédie de la maison qui dominait auparavant, comme L ’ École des femmes ou son contemporain Hypocrite , Molière met en scène avec La Princesse d’Élide une comédie familiale résolument courtoise dans laquelle un père, noble et vertueux, incite sa fille, en vertu de sa tendresse, à l’imiter 11 . Au nom d’un amour tendre civilisé, elle doit renoncer à son attitude effrontée et son comportement jusqu’alors incivilisé qui s’exprime par son goût pour la chasse. Afin d’étayer cette thèse, je me pencherai brièvement sur la question de savoir qui sont les invités des deux souverains - le roi Louis XIV et le prince d’Élide - et quels sont les profonds écarts et les subtiles différences qui peuvent exister dans ces circonstances. Dans un deuxième temps, j’identifierai qui est civilisé, quand, comment et où, et quelle est la fonction du théâtre ou du jeu de rôle dans ce contexte. Je conclurai par une troisième partie où je mettrai brièvement en lumière qui est digne d’aimer et d’être aimé, et pour qui cette question ne se pose même pas. 28 Jörn Steigerwald 12 Voir l’étude de Henri Brocher, À la cour de Louis XIV. Le rang et l’étiquette sous l’ancien régime , Paris, Alcan, 1934. 13 Voir l’étude classique de Norbert Elias, La société de cour , préface de Roger Chartier, Paris, Flammarion, 1985. 14 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement , Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 15 Voir Isaac de Benserade, Ballet royal de la Nuict, divisé en quatre parties, ou quatre veilles. Et dansé par sa Majesté le 23 février 1653 , Paris, Ballard, 1653 et les études de Rudolf Braun/ David Gugerli, « Der tanzende König », dans Rudolf Braun/ David Gugerli (dir.),- Macht des Tanzes - Tanz der Mächtigen , München, C. H. Beck, 1993, p. 96-165 et de Kirsten Dickhaut, « The King as a ‘Maker’ of Theater. Le ballet de la nuit and Louis XIV », dans Elena Penskaya/ Joachim Küpper (dir.), Theater as Metaphor , Berlin/ Boston, De Gruyter, 2019, p.-116-132. 1. L’invitation du roi, ou du prince L’invitation à une fête courtoise telle que les Plaisirs de l’île enchantée est une distinction en soi pour les invités, et encore plus particulièrement à l’aune de ceux qui ne le sont pas. Mais l’invitation constitue également un devoir, car il est de bon ton pour un noble de rang de se rendre à de telles festivités 12 . Par ailleurs, la présence à une telle fête s’accompagne d’autres devoirs qui révèlent la structure du système d’interdépendances propre à la cour 13 . En effet, le fait d’être placé à une certaine table dans le cadre d’une collation ou de participer à une course de bague met en évidence le prestige et donc la position qu’occupent les invités dans l’espace social de la cour. Les profonds écarts entre les nobles invités et les nobles non conviés sont renforcés par un système de distinction qui devient réellement palpable au travers de la position qu’occupe chaque participant le long des six jours. Cependant, ce système de distinction est lié au bon vouloir du roi : il peut, durant toute la durée des festivités, désapprouver les agissements et/ ou les comportements de ses convives si ces derniers lui déplaisent 14 . Dans ce contexte, une autre particularité des Plaisirs de l’île enchantée réside dans le fait que les conflits politiques internes de la Fronde peuvent être considérés comme appartenant au passé, à l’instar du conflit territorial avec l’Espagne qui a duré plus de 30 ans et qui est définitivement relégué au passé. De fait, les Plaisirs ne donnent pas lieu à une pacification ostentatoire des anciens adversaires, comme ce fut encore le cas en 1653 avec le célèbre Ballet de la nuit , pour lequel Louis XIV foula les planches pour la première fois en tant que Roi-Soleil, dansant et attribuant aux anciens Frondeurs leurs nouveaux rôles de subordonnés et de serviteurs 15 . Cela ne signifie pas pour autant que la politique est absente des festivités, bien au contraire. Cela devient évident dès l’entrée des porte-étendards : d’Artagnan, qui a joué un rôle déterminant dans l’arrestation de l’ancien ministre des Finances Nicolas Foucquet pour avoir Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 29 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 11 Voir dans ce contexte les études de Rudolf Behrens, « Raum und Handlung in der Ko‐ mödie des frühen Cinquecento : zur Funktionsgeschichte perspektivisch dargestellten Theaters-», Italienisch 55 (2006), p. 41-63 ; idem , « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique. Une constellation de la comédie érudite italienne et ses échos chez Molière ( Le Tartuffe ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XXXVIII, 75 (2011), p. 427-440 ; de Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in der Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), p. 165-191 ; et de Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière ( L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes ) », Papers on French Seventeenth Century Literature vol. XL, 79 (2013), p. 337-361 ; idem : « Haus-Komödien. Renaissancen des Lustspiels bei Ludovico Ariosto und William Shakespeare ( I Suppositi, The Taming of the Shrew ) », dans Gattung und Geschlecht. Konventionen und Transformationen eines Paradigmas , dir. Hendrik Schlieper/ Merle Tönnies, Wiesbaden, Harrassowitz, 2021, p.-17-52. de l’île enchantée , s’empare d’un contact culturel pour mettre en scène une culture du contact ; celle-ci renferme une question centrale, à savoir comment l’hôte et l’invité doivent se comporter s’ils veulent agir de manière appropriée et civilisée, conformément à leurs positions respectives. Cela soulève une autre question : quels obstacles peuvent s’opposer à ces interactions civilisées et, si cela est possible, comment des personnes extérieures peuvent intervenir pour y remédier. À partir de cette constatation, j’aimerais examiner la thèse suivante : à la différence de la comédie de salon voire de la comédie de la maison qui dominait auparavant, comme L ’ École des femmes ou son contemporain Hypocrite , Molière met en scène avec La Princesse d’Élide une comédie familiale résolument courtoise dans laquelle un père, noble et vertueux, incite sa fille, en vertu de sa tendresse, à l’imiter 11 . Au nom d’un amour tendre civilisé, elle doit renoncer à son attitude effrontée et son comportement jusqu’alors incivilisé qui s’exprime par son goût pour la chasse. Afin d’étayer cette thèse, je me pencherai brièvement sur la question de savoir qui sont les invités des deux souverains - le roi Louis XIV et le prince d’Élide - et quels sont les profonds écarts et les subtiles différences qui peuvent exister dans ces circonstances. Dans un deuxième temps, j’identifierai qui est civilisé, quand, comment et où, et quelle est la fonction du théâtre ou du jeu de rôle dans ce contexte. Je conclurai par une troisième partie où je mettrai brièvement en lumière qui est digne d’aimer et d’être aimé, et pour qui cette question ne se pose même pas. 28 Jörn Steigerwald 12 Voir l’étude de Henri Brocher, À la cour de Louis XIV. Le rang et l’étiquette sous l’ancien régime , Paris, Alcan, 1934. 13 Voir l’étude classique de Norbert Elias, La société de cour , préface de Roger Chartier, Paris, Flammarion, 1985. 14 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement , Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 15 Voir Isaac de Benserade, Ballet royal de la Nuict, divisé en quatre parties, ou quatre veilles. Et dansé par sa Majesté le 23 février 1653 , Paris, Ballard, 1653 et les études de Rudolf Braun/ David Gugerli, « Der tanzende König », dans Rudolf Braun/ David Gugerli (dir.),- Macht des Tanzes - Tanz der Mächtigen , München, C. H. Beck, 1993, p. 96-165 et de Kirsten Dickhaut, « The King as a ‘Maker’ of Theater. Le ballet de la nuit and Louis XIV », dans Elena Penskaya/ Joachim Küpper (dir.), Theater as Metaphor , Berlin/ Boston, De Gruyter, 2019, p.-116-132. 1. L’invitation du roi, ou du prince L’invitation à une fête courtoise telle que les Plaisirs de l’île enchantée est une distinction en soi pour les invités, et encore plus particulièrement à l’aune de ceux qui ne le sont pas. Mais l’invitation constitue également un devoir, car il est de bon ton pour un noble de rang de se rendre à de telles festivités 12 . Par ailleurs, la présence à une telle fête s’accompagne d’autres devoirs qui révèlent la structure du système d’interdépendances propre à la cour 13 . En effet, le fait d’être placé à une certaine table dans le cadre d’une collation ou de participer à une course de bague met en évidence le prestige et donc la position qu’occupent les invités dans l’espace social de la cour. Les profonds écarts entre les nobles invités et les nobles non conviés sont renforcés par un système de distinction qui devient réellement palpable au travers de la position qu’occupe chaque participant le long des six jours. Cependant, ce système de distinction est lié au bon vouloir du roi : il peut, durant toute la durée des festivités, désapprouver les agissements et/ ou les comportements de ses convives si ces derniers lui déplaisent 14 . Dans ce contexte, une autre particularité des Plaisirs de l’île enchantée réside dans le fait que les conflits politiques internes de la Fronde peuvent être considérés comme appartenant au passé, à l’instar du conflit territorial avec l’Espagne qui a duré plus de 30 ans et qui est définitivement relégué au passé. De fait, les Plaisirs ne donnent pas lieu à une pacification ostentatoire des anciens adversaires, comme ce fut encore le cas en 1653 avec le célèbre Ballet de la nuit , pour lequel Louis XIV foula les planches pour la première fois en tant que Roi-Soleil, dansant et attribuant aux anciens Frondeurs leurs nouveaux rôles de subordonnés et de serviteurs 15 . Cela ne signifie pas pour autant que la politique est absente des festivités, bien au contraire. Cela devient évident dès l’entrée des porte-étendards : d’Artagnan, qui a joué un rôle déterminant dans l’arrestation de l’ancien ministre des Finances Nicolas Foucquet pour avoir Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 29 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 16 « Toute la Cour s’y estant placée le septiéme, il entra dans la place sur les six heures du soir un Heraut d’Armes, représenté par M. de Bardins, vestu d’un habit à l’antique, couleur de feu en broderie d’argent, & fort bien monté. / Il estoit suivi de trois Pages. Celuy du Roy, M. d’Artagnan, marchoit à la teste des deux autres, fort richement habillé de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa Lance & son Escu, dans lequel brilloit un Soleil de pierreries, avec des mots : / Nec cesso, nec erro . » Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée , op. cit ., p. 5. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - Les Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab-», op.-cit. 17 L’idéal du père tendre voire de la tendresse paternelle émerge dans le roman L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Voir Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe. Zu Honoré d’Urfés Astrée », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44, 1/ 2 (2020), p. 35-60. 18 Voir : « PRINCESSE : Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la déclaration des pensées que vous pouvez avoir. Il y a deux vérités, Seigneur, aussi constantes l’une que l’autre, et dont je puis vous assurer également : l’Une que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et que vous ne sauriez m’ordonner rien où je ne réponde aussitôt par une obéissance aveugle. L’autre que je regarde l’Hyménée ainsi que le trépas, et qu’il m’est impossible de forcer cette aversion naturelle : Me donner un Mari, et me donner la mort c’est une même chose ; mais votre volonté va la première, et mon obéissance m’est bien plus chère que ma vie : Après cela, parlez, Seigneur, prononcez librement ce que vous voulez.-» Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. déplu au roi en organisant les Magnificences à Vaux-le-Vicomte, porte l’étendard royal 16 . Cela saute encore davantage aux yeux dans la mise en scène d’Alcina, dans laquelle tous les chevaliers chrétiens se rassemblent à Versailles autour du roi pour attaquer le palais de la magicienne païenne, alors que l’ Orlando furioso commençait par une scène où le plus important et le plus puissant des chevaliers chrétiens, Orlando justement, quittait secrètement le camp militaire de Charlemagne. La comédie de Molière La Princesse d’Élide est jouée le deuxième jour des Plaisirs . Elle se caractérise par le fait qu’elle relègue la dimension politique de la fête au second plan, au profit du divertissement général et du plaisir, initiant de facto une réorganisation du corps politique. Aujourd’hui, la pièce est connue pour être la première pièce de théâtre française à avoir réuni sur scène la danse, la musique, le chant et le jeu théâtral, ouvrant ainsi la voie à l’opéra français. À ma connaissance, le Prince d’Élide n’a pas encore fait l’objet de recherches approfondies. Père de la princesse et souverain d’Élide - une région de la Grèce actuelle -, son rôle n’est pas uniquement d’organiser les chasses, mais aussi, en qualité de père tendre, de veiller à ce que sa fille renonce à son aversion pour le mariage 17 : la spécificité du père souverain se manifeste à la quatrième scène de l’acte II. En tant que père, il dispose du droit de faire marier sa fille, mais celleci l’implore de ne pas l’exercer 18 , ce à quoi il répond-: 30 Jörn Steigerwald LE PRINCE : Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes, et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais Père pour vouloir faire violence à tes sentiments, et me servir tyranniquement de la puissance que le Ciel me donne sur toi. Je souhaite à la vérité que ton cœur puisse aimer quelqu’un : Tous mes vœux seraient satisfaits si cela pouvait arriver, et je n’ai proposé les Fêtes et les jeux que je fais célébrer ici, qu’afin d’y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d’illustre ; et que parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis-je, au Ciel autre bonheur que celui de te voir un Époux. J’ai pour obtenir cette grâce fait encore ce matin un sacrifice à Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des Dieux, elle m’a promis un miracle : mais quoi qu’il en soit je veux en user avec toi en Père, qui chérit sa Fille : Si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et je ne considérerai ni intérêts d’État, ni avantages d’Alliance 19 . Ici, le prince d’Élide exprime sa souveraineté non pas en imposant ses droits de souverain à sa fille, mais en créant au contraire un cadre civilisé, à savoir une fête où « tout ce que la Grèce a d’illustre » viendra à Élide ; c’est du moins ce qu’il souhaite 20 . Il est à noter ici que le père souverain part du principe qu’il est évident que sa fille plaît à tous les princes grecs, qu’elle leur plaira forcément, alors que son objectif déclaré est que ce soit elle qui tombe amoureuse d’un prince. Dans ce contexte, les désirs de la princesse sont un impératif pour le père, et les sentiments de sa fille passent avant les alliances possibles et les intérêts de l’État. Le comportement du père est étonnant en ce qu’il fait passer l’amour avant la politique. Cependant, on en comprend vraiment la signification lorsque l’on prend conscience que Molière place trois corps dans le prince d’Élide : en plus du corps physique et du corps sacré, il attribue au roi un corps paternel, qui joue un rôle central dans la comédie 21 . Ce nouveau corps paternel sera au cœur des tragédies Iphigénie et Phèdre du poète Jean Racine, dont les débuts sont encouragés par Molière au moment des Plaisirs   22 . Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 31 19 Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. 20 L’éthique d’amour de la galanterie distingue trois amours, à savoir l’amour sacré , l’amour souveraine et l’amour galante . Voir Jörn Steigerwald, « Les arts de l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 3 (2009), p.-53-63. 21 Voir l’étude classique de Ernst Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Thought , Princeton, Princeton University Press, 1957. 22 Voir Hendrik Schlieper, « La virilité dans Iphigénie selon Racine », Littératures Classi‐ ques , 90 (2016), p.-149-162. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 16 « Toute la Cour s’y estant placée le septiéme, il entra dans la place sur les six heures du soir un Heraut d’Armes, représenté par M. de Bardins, vestu d’un habit à l’antique, couleur de feu en broderie d’argent, & fort bien monté. / Il estoit suivi de trois Pages. Celuy du Roy, M. d’Artagnan, marchoit à la teste des deux autres, fort richement habillé de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa Lance & son Escu, dans lequel brilloit un Soleil de pierreries, avec des mots : / Nec cesso, nec erro . » Benserade, Les Plaisirs de l’isle enchantée , op. cit ., p. 5. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Das Fest der Feste - Les Plaisirs de l’île enchantée oder Versailles als Maßstab-», op.-cit. 17 L’idéal du père tendre voire de la tendresse paternelle émerge dans le roman L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Voir Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe. Zu Honoré d’Urfés Astrée », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44, 1/ 2 (2020), p. 35-60. 18 Voir : « PRINCESSE : Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la déclaration des pensées que vous pouvez avoir. Il y a deux vérités, Seigneur, aussi constantes l’une que l’autre, et dont je puis vous assurer également : l’Une que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et que vous ne sauriez m’ordonner rien où je ne réponde aussitôt par une obéissance aveugle. L’autre que je regarde l’Hyménée ainsi que le trépas, et qu’il m’est impossible de forcer cette aversion naturelle : Me donner un Mari, et me donner la mort c’est une même chose ; mais votre volonté va la première, et mon obéissance m’est bien plus chère que ma vie : Après cela, parlez, Seigneur, prononcez librement ce que vous voulez.-» Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. déplu au roi en organisant les Magnificences à Vaux-le-Vicomte, porte l’étendard royal 16 . Cela saute encore davantage aux yeux dans la mise en scène d’Alcina, dans laquelle tous les chevaliers chrétiens se rassemblent à Versailles autour du roi pour attaquer le palais de la magicienne païenne, alors que l’ Orlando furioso commençait par une scène où le plus important et le plus puissant des chevaliers chrétiens, Orlando justement, quittait secrètement le camp militaire de Charlemagne. La comédie de Molière La Princesse d’Élide est jouée le deuxième jour des Plaisirs . Elle se caractérise par le fait qu’elle relègue la dimension politique de la fête au second plan, au profit du divertissement général et du plaisir, initiant de facto une réorganisation du corps politique. Aujourd’hui, la pièce est connue pour être la première pièce de théâtre française à avoir réuni sur scène la danse, la musique, le chant et le jeu théâtral, ouvrant ainsi la voie à l’opéra français. À ma connaissance, le Prince d’Élide n’a pas encore fait l’objet de recherches approfondies. Père de la princesse et souverain d’Élide - une région de la Grèce actuelle -, son rôle n’est pas uniquement d’organiser les chasses, mais aussi, en qualité de père tendre, de veiller à ce que sa fille renonce à son aversion pour le mariage 17 : la spécificité du père souverain se manifeste à la quatrième scène de l’acte II. En tant que père, il dispose du droit de faire marier sa fille, mais celleci l’implore de ne pas l’exercer 18 , ce à quoi il répond-: 30 Jörn Steigerwald LE PRINCE : Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes, et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais Père pour vouloir faire violence à tes sentiments, et me servir tyranniquement de la puissance que le Ciel me donne sur toi. Je souhaite à la vérité que ton cœur puisse aimer quelqu’un : Tous mes vœux seraient satisfaits si cela pouvait arriver, et je n’ai proposé les Fêtes et les jeux que je fais célébrer ici, qu’afin d’y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d’illustre ; et que parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis-je, au Ciel autre bonheur que celui de te voir un Époux. J’ai pour obtenir cette grâce fait encore ce matin un sacrifice à Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des Dieux, elle m’a promis un miracle : mais quoi qu’il en soit je veux en user avec toi en Père, qui chérit sa Fille : Si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et je ne considérerai ni intérêts d’État, ni avantages d’Alliance 19 . Ici, le prince d’Élide exprime sa souveraineté non pas en imposant ses droits de souverain à sa fille, mais en créant au contraire un cadre civilisé, à savoir une fête où « tout ce que la Grèce a d’illustre » viendra à Élide ; c’est du moins ce qu’il souhaite 20 . Il est à noter ici que le père souverain part du principe qu’il est évident que sa fille plaît à tous les princes grecs, qu’elle leur plaira forcément, alors que son objectif déclaré est que ce soit elle qui tombe amoureuse d’un prince. Dans ce contexte, les désirs de la princesse sont un impératif pour le père, et les sentiments de sa fille passent avant les alliances possibles et les intérêts de l’État. Le comportement du père est étonnant en ce qu’il fait passer l’amour avant la politique. Cependant, on en comprend vraiment la signification lorsque l’on prend conscience que Molière place trois corps dans le prince d’Élide : en plus du corps physique et du corps sacré, il attribue au roi un corps paternel, qui joue un rôle central dans la comédie 21 . Ce nouveau corps paternel sera au cœur des tragédies Iphigénie et Phèdre du poète Jean Racine, dont les débuts sont encouragés par Molière au moment des Plaisirs   22 . Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 31 19 Molière, La Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-562. 20 L’éthique d’amour de la galanterie distingue trois amours, à savoir l’amour sacré , l’amour souveraine et l’amour galante . Voir Jörn Steigerwald, « Les arts de l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 3 (2009), p.-53-63. 21 Voir l’étude classique de Ernst Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Thought , Princeton, Princeton University Press, 1957. 22 Voir Hendrik Schlieper, « La virilité dans Iphigénie selon Racine », Littératures Classi‐ ques , 90 (2016), p.-149-162. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 23 Voir Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine. Quatrième partie 1658 , édition critique par Chantal Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2004, Conversation. Éloge de la paresse et du loisir , p.-48-64-; Histoire de la Princesse Elismonde , p.-73-221-; p.-58. 24 « A mon avis, dit alors Amilcar, il faut partager tous les ingrats en trois ordres ; car il y a des ingrats de devoir, des ingrats d’amitié et des ingrats d’amour. » Scudéry, Clélie , IV, op. cit ., p.-58. 25 Voir aussi la réflexion d’Herminius sur les problèmes d’être ingrate des femmes : « L’impossibilité, reprit Herminius, donne des bornes à toutes choses, et il est aisé de l’entendre. Une dame n’aime pas qui elle veut, et lorsqu’elle aime quelqu’un, elle ne peut avoir d’autre reconnaissance pour ceux qu’elle n’aime pas, et qui la servent, que celle qui l’oblige à les plaindre, à les vouloir guérir de leur amour, et à les servir comme de véritables amis, si elle en trouve l’occassion.-» Scudery, Clélie , IV, op.cit ., p.-64. 2. Le contact culturel ou se civiliser par le jeu (théâtral) Pour le public de l’époque, la localisation de l’intrigue à Élide constitue une indication claire d’un problème spécifique de la coexistence sociale, à savoir l’« ingratitude ». Madeleine de Scudéry raconte, dans le premier livre de la Quatrième partie de son roman Clélie, histoire romaine publié en 1658 l’ Histoire de la Princesse Elismonde , qui n’est personne d’autre que la princesse d’Élide. Plus que l’histoire de la princesse, c’est la conversation lui précédant qui est importante pour la compréhension de la comédie. Cette conversation fait l’éloge de la paresse et du loisir, avant de critiquer l’ingratitude, considérée comme ruine de toute la société, car « il faut absolument condamner l’ingratitude, partout où l’on la rencontre 23 ». Tout comme dans la plupart des conversations du roman, l’ingratitude est différenciée selon qu’elle est exprimée entre membres d’une famille, entre amis et entre amants - celle entre amants étant considérée comme la plus problématique 24 . Si l’on tente d’aborder la conception de la comédie en s’appuyant sur ces considérations, alors on constate qu’autant le prince d’Élide est représenté en tant que souverain et père pétri de gratitude, autant celui-ci est confronté à une fille ingrate : non seulement elle ne sait faire preuve de reconnaissance à l’égard de la liberté que lui accorde son père - pas uniquement concernant le choix de son partenaire - mais se montre également impolie envers les invités de son père, qui sont aussi les siens, et cela malgré leur rang 25 . L’intrigue de la pièce débute véritablement avec le changement d’attitude de l’un des trois principaux princes venus à Élide pour gagner le cœur de la princesse. Le prince de Messène et le prince de Pyle font tout pour plaire à la princesse et gagner son cœur, mais sont l’objet de moqueries et de rejet de sa part. Le prince d’Ithaque, quant à lui, modifie sa stratégie à la fin du premier acte-: 32 Jörn Steigerwald 26 Molière, Princesse d’Élide , I, 4, op. cit ., p. 555. Voir aussi l’ Argument du deuxième acte : « […] Celui d’Ithaque lui témoigna au contraire, que n’ayant jamais rien aimé, il allait essayer à vaincre pour sa propre satisfaction ; ce qui la picqua encore davantage, & qui l’engagea à vouloir soumettre un cœur déjà assez soumis, mais qui savoit déguiser ses sentiments le mieux du monde.-» Molière-: Princesse d’Élide , II, op.cit ., p.-558. 27 Dans la quatrième scène du deuxième acte, le Prince d’Ithaque explique ses pensées à la Princesse d’Élide de la manière suivante : « Pour moi, Madame, je n’y vais point du tout avec cette pensée. Comme j’ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres. Je n’ai aucune prétention sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l’avantage où j’aspire. » Molière : Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. 28 Molière, Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. J’ai résolu de prendre un chemin tout contraire-; Je vois trop que son cœur s’obstine à dédaigner Tous ces profonds respects qui pensent la gagner, Et le Dieu qui m’engage à soupirer pour elle M’inspire pour la vaincre une adresse nouvelle-: Oui, c’est lui d’où me vient ce soudain mouvement, Et j’en attends de lui l’heureux événement 26 . Dès lors, il se montre complètement désintéressé de la princesse et lui annonce ne vouloir suivre que ses propres intérêts. 27 Cette ingratitude déplacée vis-à-vis de ses hôtes et le comportement asocial qui en découle finissent toutefois par attirer la princesse. Étant extrêmement agacée du manque d’intérêt qu’il lui porte, elle s’efforce de le rendre amoureux d’elle. Ainsi, la thématique centrale de l’ingratitude, jusqu’alors dissimulée, devient tangible : désormais, la princesse cherche à triompher du prince d’Ithaque et de son « insensibilité » feinte : « LA PRINCESSE : Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait plaisir d’abaisser son orgueil, et de soumettre un peu ce cœur qui tranche tant du brave 28 -? -» Dans l’acte III, la princesse est atterrée par l’attitude du prince : certes, il gagne le « prix des courses », mais il ne le lui dédie pas comme le feraient les autres invités. L’acte IV donne lieu à un rapprochement progressif, quoique paradoxal de la princesse d’Élide et du prince d’Ithaque. En effet, l’un et l’autre se rapprochent car ils veulent tous deux être ou rester libres et sans attaches. Mais ce rapprochement tourne court au moment où les deux personnages, pour éprouver les sentiments de l’autre, s’avouent amoureux d’une autre personne. Le prince d’Ithaque prétend être amoureux d’Aglante, la cousine de la princesse, et la princesse du prince de Messène. Par la suite, la princesse ordonne à sa cousine de ne pas répondre à l’amour du prince d’Ithaque, se justifiant ainsi-: Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 33 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 23 Voir Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine. Quatrième partie 1658 , édition critique par Chantal Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2004, Conversation. Éloge de la paresse et du loisir , p.-48-64-; Histoire de la Princesse Elismonde , p.-73-221-; p.-58. 24 « A mon avis, dit alors Amilcar, il faut partager tous les ingrats en trois ordres ; car il y a des ingrats de devoir, des ingrats d’amitié et des ingrats d’amour. » Scudéry, Clélie , IV, op. cit ., p.-58. 25 Voir aussi la réflexion d’Herminius sur les problèmes d’être ingrate des femmes : « L’impossibilité, reprit Herminius, donne des bornes à toutes choses, et il est aisé de l’entendre. Une dame n’aime pas qui elle veut, et lorsqu’elle aime quelqu’un, elle ne peut avoir d’autre reconnaissance pour ceux qu’elle n’aime pas, et qui la servent, que celle qui l’oblige à les plaindre, à les vouloir guérir de leur amour, et à les servir comme de véritables amis, si elle en trouve l’occassion.-» Scudery, Clélie , IV, op.cit ., p.-64. 2. Le contact culturel ou se civiliser par le jeu (théâtral) Pour le public de l’époque, la localisation de l’intrigue à Élide constitue une indication claire d’un problème spécifique de la coexistence sociale, à savoir l’« ingratitude ». Madeleine de Scudéry raconte, dans le premier livre de la Quatrième partie de son roman Clélie, histoire romaine publié en 1658 l’ Histoire de la Princesse Elismonde , qui n’est personne d’autre que la princesse d’Élide. Plus que l’histoire de la princesse, c’est la conversation lui précédant qui est importante pour la compréhension de la comédie. Cette conversation fait l’éloge de la paresse et du loisir, avant de critiquer l’ingratitude, considérée comme ruine de toute la société, car « il faut absolument condamner l’ingratitude, partout où l’on la rencontre 23 ». Tout comme dans la plupart des conversations du roman, l’ingratitude est différenciée selon qu’elle est exprimée entre membres d’une famille, entre amis et entre amants - celle entre amants étant considérée comme la plus problématique 24 . Si l’on tente d’aborder la conception de la comédie en s’appuyant sur ces considérations, alors on constate qu’autant le prince d’Élide est représenté en tant que souverain et père pétri de gratitude, autant celui-ci est confronté à une fille ingrate : non seulement elle ne sait faire preuve de reconnaissance à l’égard de la liberté que lui accorde son père - pas uniquement concernant le choix de son partenaire - mais se montre également impolie envers les invités de son père, qui sont aussi les siens, et cela malgré leur rang 25 . L’intrigue de la pièce débute véritablement avec le changement d’attitude de l’un des trois principaux princes venus à Élide pour gagner le cœur de la princesse. Le prince de Messène et le prince de Pyle font tout pour plaire à la princesse et gagner son cœur, mais sont l’objet de moqueries et de rejet de sa part. Le prince d’Ithaque, quant à lui, modifie sa stratégie à la fin du premier acte-: 32 Jörn Steigerwald 26 Molière, Princesse d’Élide , I, 4, op. cit ., p. 555. Voir aussi l’ Argument du deuxième acte : « […] Celui d’Ithaque lui témoigna au contraire, que n’ayant jamais rien aimé, il allait essayer à vaincre pour sa propre satisfaction ; ce qui la picqua encore davantage, & qui l’engagea à vouloir soumettre un cœur déjà assez soumis, mais qui savoit déguiser ses sentiments le mieux du monde.-» Molière-: Princesse d’Élide , II, op.cit ., p.-558. 27 Dans la quatrième scène du deuxième acte, le Prince d’Ithaque explique ses pensées à la Princesse d’Élide de la manière suivante : « Pour moi, Madame, je n’y vais point du tout avec cette pensée. Comme j’ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres. Je n’ai aucune prétention sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l’avantage où j’aspire. » Molière : Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. 28 Molière, Princesse d’Élide , II, 4, op. cit ., p.-563. J’ai résolu de prendre un chemin tout contraire-; Je vois trop que son cœur s’obstine à dédaigner Tous ces profonds respects qui pensent la gagner, Et le Dieu qui m’engage à soupirer pour elle M’inspire pour la vaincre une adresse nouvelle-: Oui, c’est lui d’où me vient ce soudain mouvement, Et j’en attends de lui l’heureux événement 26 . Dès lors, il se montre complètement désintéressé de la princesse et lui annonce ne vouloir suivre que ses propres intérêts. 27 Cette ingratitude déplacée vis-à-vis de ses hôtes et le comportement asocial qui en découle finissent toutefois par attirer la princesse. Étant extrêmement agacée du manque d’intérêt qu’il lui porte, elle s’efforce de le rendre amoureux d’elle. Ainsi, la thématique centrale de l’ingratitude, jusqu’alors dissimulée, devient tangible : désormais, la princesse cherche à triompher du prince d’Ithaque et de son « insensibilité » feinte : « LA PRINCESSE : Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait plaisir d’abaisser son orgueil, et de soumettre un peu ce cœur qui tranche tant du brave 28 -? -» Dans l’acte III, la princesse est atterrée par l’attitude du prince : certes, il gagne le « prix des courses », mais il ne le lui dédie pas comme le feraient les autres invités. L’acte IV donne lieu à un rapprochement progressif, quoique paradoxal de la princesse d’Élide et du prince d’Ithaque. En effet, l’un et l’autre se rapprochent car ils veulent tous deux être ou rester libres et sans attaches. Mais ce rapprochement tourne court au moment où les deux personnages, pour éprouver les sentiments de l’autre, s’avouent amoureux d’une autre personne. Le prince d’Ithaque prétend être amoureux d’Aglante, la cousine de la princesse, et la princesse du prince de Messène. Par la suite, la princesse ordonne à sa cousine de ne pas répondre à l’amour du prince d’Ithaque, se justifiant ainsi-: Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 33 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 29 Molière, Princesse d’Élide , IV, 3, op. cit ., p.-578-579. 30 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-584-585. LA PRINCESSE : Princesse, j’ai à vous prier d’une chose qu’il faut absolument que vous m’accordiez. Le Prince d’Ithaque vous aime et veut vous demander au prince mon père.- AGLANTE-: Le Prince d’Ithaque, Madame-? LA PRINCESSE : Oui. Il vient de m’en assurer lui-même, et m’a demandé mon suffrage pour vous obtenir ; mais je vous conjure de rejeter cette proposition, et de ne point prêter l’oreille à tout ce qu’il pourra vous dire.- AGLANTE : Mais, Madame, s’il était vrai que ce Prince m’aimât effectivement, pourquoi, n’ayant aucun dessein de vous engager, ne voudriez-vous pas souffrir… LA PRINCESSE : Non, Aglante. Je vous le demande, faites-moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que n’ayant p. avoir l’avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir. AGLANTE : Madame, il faut vous obéir ; mais je croirais que la conquête d’un tel cœur ne serait pas une victoire à dédaigner 29 . Moron, son valet, perçoit dans l’attitude de la princesse le signe qu’elle est amoureuse du prince et l’annonce dans l’acte V de la pièce. Partant, il s’attire les foudres de la princesse, qui fait une nouvelle fois preuve d’ingratitude en lui demandant de disparaître. L’ingratitude de la princesse est poussée à l’extrême lorsque, dans la deuxième scène de l’acte-V, elle demande à nouveau une grâce à son père, le prince-: LA PRINCESSE : Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m’avez toujours témoigné une tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m’avez fait voir, que par le jour que vous m’avez donné : Mais si jamais pour moi vous avez eu de l’amitié, je vous en demande aujourd’hui la plus sensible preuve que vous me puissiez accorder-; c’est de n’écouter point, Seigneur, la demande de ce Prince, et ne pas souffrir que la Princesse Aglante soit unie avec lui 30 . Dans ses propos, la princesse ne fait pas seulement une allusion explicite à la carte de Tendre de Clélie , le roman de Scudéry ; en louant la « bonté » de son père et en insistant sur l’« amitié » et la « tendresse » de ce dernier, elle se place sur la carte. 34 Jörn Steigerwald 31 Il faut distinguer entre la Carte de Tendre , présentée par Clélie dans le roman de Madeleine de Scudéry et l’illustration de la Carte par Chauvenu, à savoir la Carte du Tendre . Voir Jörn Steigewald, « L’Oiconomie des plaisirs. La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie -», Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118, 3 (2008), p.-237-257. 32 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-585. Fig. 1 Carte du Tendre , signé F.C. [François Chauvenu], © B.N.F. estampes 31 Ainsi, elle exprime que son idéal d’amitié se fonde sur Tendre sur Estime, même si elle est dénuée de ces deux sentiments, ou précisément pour cette raison. En effet, elle n’a d’estime ni pour son père, ni pour sa cousine, et encore moins pour le prince d’Ithaque. Aux antipodes de la tendresse, elle n’éprouve pour ce dernier que de la haine, comme elle le dira expressément par la suite-: LE PRINCE-: Et par quelle raison, ma Fille, voudrais-tu t’opposer à cette union-? LA PRINCESSE : Par la raison que je hais ce Prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins 32 . La comédie s’achève en beauté par un dialogue entre la princesse et son père le prince. La princesse reconnaît que son attitude est symptomatique de l’amour qu’elle porte pour le prince d’Ithaque, à la suite de quoi elle apprend que ce dernier n’a fait que simuler son désintérêt pour se rendre intéressant, et qu’il n’était pas Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 35 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 29 Molière, Princesse d’Élide , IV, 3, op. cit ., p.-578-579. 30 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-584-585. LA PRINCESSE : Princesse, j’ai à vous prier d’une chose qu’il faut absolument que vous m’accordiez. Le Prince d’Ithaque vous aime et veut vous demander au prince mon père.- AGLANTE-: Le Prince d’Ithaque, Madame-? LA PRINCESSE : Oui. Il vient de m’en assurer lui-même, et m’a demandé mon suffrage pour vous obtenir ; mais je vous conjure de rejeter cette proposition, et de ne point prêter l’oreille à tout ce qu’il pourra vous dire.- AGLANTE : Mais, Madame, s’il était vrai que ce Prince m’aimât effectivement, pourquoi, n’ayant aucun dessein de vous engager, ne voudriez-vous pas souffrir… LA PRINCESSE : Non, Aglante. Je vous le demande, faites-moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que n’ayant p. avoir l’avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir. AGLANTE : Madame, il faut vous obéir ; mais je croirais que la conquête d’un tel cœur ne serait pas une victoire à dédaigner 29 . Moron, son valet, perçoit dans l’attitude de la princesse le signe qu’elle est amoureuse du prince et l’annonce dans l’acte V de la pièce. Partant, il s’attire les foudres de la princesse, qui fait une nouvelle fois preuve d’ingratitude en lui demandant de disparaître. L’ingratitude de la princesse est poussée à l’extrême lorsque, dans la deuxième scène de l’acte-V, elle demande à nouveau une grâce à son père, le prince-: LA PRINCESSE : Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m’avez toujours témoigné une tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m’avez fait voir, que par le jour que vous m’avez donné : Mais si jamais pour moi vous avez eu de l’amitié, je vous en demande aujourd’hui la plus sensible preuve que vous me puissiez accorder-; c’est de n’écouter point, Seigneur, la demande de ce Prince, et ne pas souffrir que la Princesse Aglante soit unie avec lui 30 . Dans ses propos, la princesse ne fait pas seulement une allusion explicite à la carte de Tendre de Clélie , le roman de Scudéry ; en louant la « bonté » de son père et en insistant sur l’« amitié » et la « tendresse » de ce dernier, elle se place sur la carte. 34 Jörn Steigerwald 31 Il faut distinguer entre la Carte de Tendre , présentée par Clélie dans le roman de Madeleine de Scudéry et l’illustration de la Carte par Chauvenu, à savoir la Carte du Tendre . Voir Jörn Steigewald, « L’Oiconomie des plaisirs. La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie -», Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118, 3 (2008), p.-237-257. 32 Molière, Princesse d’Élide , V, 2, op. cit ., p.-585. Fig. 1 Carte du Tendre , signé F.C. [François Chauvenu], © B.N.F. estampes 31 Ainsi, elle exprime que son idéal d’amitié se fonde sur Tendre sur Estime, même si elle est dénuée de ces deux sentiments, ou précisément pour cette raison. En effet, elle n’a d’estime ni pour son père, ni pour sa cousine, et encore moins pour le prince d’Ithaque. Aux antipodes de la tendresse, elle n’éprouve pour ce dernier que de la haine, comme elle le dira expressément par la suite-: LE PRINCE-: Et par quelle raison, ma Fille, voudrais-tu t’opposer à cette union-? LA PRINCESSE : Par la raison que je hais ce Prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins 32 . La comédie s’achève en beauté par un dialogue entre la princesse et son père le prince. La princesse reconnaît que son attitude est symptomatique de l’amour qu’elle porte pour le prince d’Ithaque, à la suite de quoi elle apprend que ce dernier n’a fait que simuler son désintérêt pour se rendre intéressant, et qu’il n’était pas Les trois corps du roi ou la comédie familiale de Molière-: La Princesse d’Élide 35 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0009 33 Molière, Princesse d’Élide , V, 3, op. cit ., p.-587. amoureux d’Aglante comme il le prétendait, mais d’elle. La haine de la princesse se dissipe peu à peu, et elle se dit prête à envisager un mariage avec le prince, ce qui ne signifie rien d’autre que d’y consentir. Dès lors, l’ingratitude de la princesse prend fin par un jeu ou une simulation consciente, puis se meut en gratitude. Je voudrais conclure par un contrepoint qui montre les limites du contact culturel. 3. Digne d’aimer et d’être aimé ? Ou la question ne se pose-t-elle pas ? Des trois prétendants à la princesse, seul le prince d’Ithaque obtient sa main. Le prince de Messène et le prince de Pyle, quant à eux, repartent bredouilles. C’est d’autant plus difficile pour le prince de Messène qu’à la fin de l’acte IV, le prince d’Ithaque lui avait fait part de l’amour que lui portait la princesse, avant qu’elle révèle la vérité. Mais les deux princes ne repartent pas les mains vides, au contraire. Lors de la troisième et avant-dernière scène de l’acte V, le prince d’Élide réagit à la situation comme suit-: LE PRINCE : Je crains bien, Princes, que le choix de ma Fille ne soit pas en votre faveur ; mais voilà deux Princesses qui peuvent bien vous consoler de ce petit malheur. ARISTOMÈNE : Seigneur, nous savons prendre notre parti, et si ces aimables Princesses n’ont point trop de mépris pour les cœurs qu’on a rebutés ; nous pouvons revenir par elles, à l’honneur de votre alliance 33 . Le contact culturel mis en scène dans la comédie est régi par des règles claires-: tous les personnages n’agissent pas sur un pied d’égalité, mais occupent une place bien définie et ont des comportements propres. La princesse d’Élide, en raison de son rang élevé, peut décider elle-même de qui elle aime et veut épouser, ce qui n’est pas le cas de ses deux cousines, que le prince d’Élide marie sans les consulter, exerçant ainsi sans ambages son droit souverain au mariage. La réponse d’Aristomène, le prince de Messène, illustre que le mariage est en réalité une alliance avec le Prince et non une union d’amants, bien que les princesses soient tout à fait aimables. La comédie familiale La princesse d’Élide fait la lumière sur les idéaux sociaux et moraux qui maintiennent une famille noble, ainsi que sur les conséquences éventuelles de l’ingratitude et les façons d’y réagir. La pièce révèle également que la hiérarchie au sein de la famille demeure importante, et que le contact culturel, à l’instar de la culture de la fête à la cour, génère de subtiles différences et de profonds écarts : c’est la dignité du rang qui détermine si les tendres amants sont dignes d’aimer et d’être aimés. 36 Jörn Steigerwald 1 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, PUF, 2008, p.-63. 2 Observations sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre par le Sieur de Rochemont , in : Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, t. 2, Paris, Gallimard, 2010, p. 1212-1221, ici p. 1212. Pour une contextualisation plus ample des Observations et pour la « Querelle » qu’elles provoquent, voir l’entrée d’Alain Viala, « Querelle de Dom Juan », dans la banque de données AGON, https: / / obvil.huma-num .fr/ agon/ querelles/ querelle-de-dom-juan#. 3 Cf. Viala, La France galante , p. 63-74 (« Le théâtre galant et Molière ») et les précisions que propose Claude Bourqui dans son étude « Molière auteur galant : an inconvenient truth . Conditions d’émergence d’une ‘vérité qui dérange’-», in-: Marine Roussillon et al . (éd.), Littéraire. Pour Alain Viala , t. 1, Arras, Artois Presses Université, 2018, p. 193-202. C’est surtout dans l’édition de référence de ses Œuvres complètes préparée par Georges Forestier et Claude Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade (2 tomes, Paris, Gallimard, 2010) qu’un Molière galant se profile ; voir l’« Introduction » des deux éditeurs, t. 1, p. XIII- LX, surtout p.-XIII-XXII, qui, dès le début, se focalise sur l’intégration de l’auteur dans la culture galante de son temps. Cette édition sera dorénavant alléguée du sigle OC . Fautes donjuanesques, remontrances galantes Réflexions sur Le Festin de Pierre de Molière Hendrik Schlieper Université de Paderborn «-Molière galant, donc 1 -» « Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les Ouvrages de Molière » : c’est ainsi qu’un critique contemporain de Molière dont l’identité reste cachée derrière le pseudonyme d’un certain Sieur de Rochemont en vient à l’essentiel dans ses Observations - peu favorables, d’ailleurs - sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre 2 . Et cela à juste titre, si l’on en croit les recherches récentes qui sont arrivées à reconstruire le ‘lieu’ de Molière au sein de la France galante 3 . C’est d’autant plus remarquable que ces recherches n’ont guère prêté attention à la comédie concrète qui sert de référence au jugement de Rochemont. Les analystes intéressés par une contextualisation historique du Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 33 Molière, Princesse d’Élide , V, 3, op. cit ., p.-587. amoureux d’Aglante comme il le prétendait, mais d’elle. La haine de la princesse se dissipe peu à peu, et elle se dit prête à envisager un mariage avec le prince, ce qui ne signifie rien d’autre que d’y consentir. Dès lors, l’ingratitude de la princesse prend fin par un jeu ou une simulation consciente, puis se meut en gratitude. Je voudrais conclure par un contrepoint qui montre les limites du contact culturel. 3. Digne d’aimer et d’être aimé ? Ou la question ne se pose-t-elle pas ? Des trois prétendants à la princesse, seul le prince d’Ithaque obtient sa main. Le prince de Messène et le prince de Pyle, quant à eux, repartent bredouilles. C’est d’autant plus difficile pour le prince de Messène qu’à la fin de l’acte IV, le prince d’Ithaque lui avait fait part de l’amour que lui portait la princesse, avant qu’elle révèle la vérité. Mais les deux princes ne repartent pas les mains vides, au contraire. Lors de la troisième et avant-dernière scène de l’acte V, le prince d’Élide réagit à la situation comme suit-: LE PRINCE : Je crains bien, Princes, que le choix de ma Fille ne soit pas en votre faveur ; mais voilà deux Princesses qui peuvent bien vous consoler de ce petit malheur. ARISTOMÈNE : Seigneur, nous savons prendre notre parti, et si ces aimables Princesses n’ont point trop de mépris pour les cœurs qu’on a rebutés ; nous pouvons revenir par elles, à l’honneur de votre alliance 33 . Le contact culturel mis en scène dans la comédie est régi par des règles claires-: tous les personnages n’agissent pas sur un pied d’égalité, mais occupent une place bien définie et ont des comportements propres. La princesse d’Élide, en raison de son rang élevé, peut décider elle-même de qui elle aime et veut épouser, ce qui n’est pas le cas de ses deux cousines, que le prince d’Élide marie sans les consulter, exerçant ainsi sans ambages son droit souverain au mariage. La réponse d’Aristomène, le prince de Messène, illustre que le mariage est en réalité une alliance avec le Prince et non une union d’amants, bien que les princesses soient tout à fait aimables. La comédie familiale La princesse d’Élide fait la lumière sur les idéaux sociaux et moraux qui maintiennent une famille noble, ainsi que sur les conséquences éventuelles de l’ingratitude et les façons d’y réagir. La pièce révèle également que la hiérarchie au sein de la famille demeure importante, et que le contact culturel, à l’instar de la culture de la fête à la cour, génère de subtiles différences et de profonds écarts : c’est la dignité du rang qui détermine si les tendres amants sont dignes d’aimer et d’être aimés. 36 Jörn Steigerwald 1 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution , Paris, PUF, 2008, p.-63. 2 Observations sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre par le Sieur de Rochemont , in : Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, t. 2, Paris, Gallimard, 2010, p. 1212-1221, ici p. 1212. Pour une contextualisation plus ample des Observations et pour la « Querelle » qu’elles provoquent, voir l’entrée d’Alain Viala, « Querelle de Dom Juan », dans la banque de données AGON, https: / / obvil.huma-num .fr/ agon/ querelles/ querelle-de-dom-juan#. 3 Cf. Viala, La France galante , p. 63-74 (« Le théâtre galant et Molière ») et les précisions que propose Claude Bourqui dans son étude « Molière auteur galant : an inconvenient truth . Conditions d’émergence d’une ‘vérité qui dérange’-», in-: Marine Roussillon et al . (éd.), Littéraire. Pour Alain Viala , t. 1, Arras, Artois Presses Université, 2018, p. 193-202. C’est surtout dans l’édition de référence de ses Œuvres complètes préparée par Georges Forestier et Claude Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade (2 tomes, Paris, Gallimard, 2010) qu’un Molière galant se profile ; voir l’« Introduction » des deux éditeurs, t. 1, p. XIII- LX, surtout p.-XIII-XXII, qui, dès le début, se focalise sur l’intégration de l’auteur dans la culture galante de son temps. Cette édition sera dorénavant alléguée du sigle OC . Fautes donjuanesques, remontrances galantes Réflexions sur Le Festin de Pierre de Molière Hendrik Schlieper Université de Paderborn «-Molière galant, donc 1 -» « Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les Ouvrages de Molière » : c’est ainsi qu’un critique contemporain de Molière dont l’identité reste cachée derrière le pseudonyme d’un certain Sieur de Rochemont en vient à l’essentiel dans ses Observations - peu favorables, d’ailleurs - sur une comédie de Molière, intitulée, Le Festin de Pierre 2 . Et cela à juste titre, si l’on en croit les recherches récentes qui sont arrivées à reconstruire le ‘lieu’ de Molière au sein de la France galante 3 . C’est d’autant plus remarquable que ces recherches n’ont guère prêté attention à la comédie concrète qui sert de référence au jugement de Rochemont. Les analystes intéressés par une contextualisation historique du Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 4 Je me réfère ici à la La Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre, ou l’Athée foudroyé , de Monsieur de Molière (in : OC , t. 2, p. 1242-1245), publiée au cours des années 1670 à l’usage d’une troupe de campagne pour les représentations de cette pièce ; voir aussi la « Notice » dans le même tome, p.-1645. 5 Voir les études de référence de Christian Delmas, « Sur le décor de Dom Juan », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 5 (1983), p. 45-75, et « Dom Juan et le théâtre à machines », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 6 (1984), p. 125-138, repr. dans l’anthologie critique de Pierre Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, Paris, Klincksieck, 1993, p.-138-148. 6 Pour l’histoire des représentations du Festin de Pierre de Molière, voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1641-1643. C’est à la suite de l’édition critique de Joan DeJean - Molière, Le Festin de Pierre (Dom Juan) , Genève, Droz, 1999 (Textes littéraires français) - que s’est établi l’usage de suivre l’édition du texte publiée à Amsterdam en 1683 (qui sert également de base à l’édition de Forestier et Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade). Pour l’histoire complexe des différentes éditions, les variantes propres à l’édition intégrée dans celle des Œuvres (Paris, 1682) et l’importance de la version en vers de la comédie rédigée par Thomas Corneille (à laquelle les scènes françaises donnent la préférence jusqu’au XIX e siècle), voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1646-1648, et l’introduction de Joan DeJean à son édition, p. 7-46. Je me limite ici à la seule remarque qu’on trouve dans l’édition de Paris la version latinisée du titre du protagoniste - Dom Juan - au lieu de Don Juan dans la version d’Amsterdam. 7 Pour les versions françaises antécédentes à celle de Molière, voir aussi l’anthologie Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, De Villiers, Scénario des italiens , éd. Georges Gendarme de Bévotte, rév. Roger Guichemerre, Paris, Société des Textes Modernes Français, 1988. Festin de Pierre moliéresque ont attiré l’attention sur les « superbes machines » et les « magnifiques changements de théâtre 4 », c’est-à-dire sur les aspects propres à la mise en scène contemporaine de cette comédie, l’interprétant comme une « pièce à machines » par excellence 5 . La génèse de la pièce qui traite le sujet de Don Juan en fournit un argument à l’appui de cette interprétation. Comme c’est bien connu, c’est seulement dans l’édition posthume des Œuvres de M. de Molière que la comédie est baptisée Dom Juan bien qu’elle soit exclusivement représentée, en 1665, sous le titre Le Festin de Pierre   6 . Ce titre, quant à lui, marque une divergence remarquable de la tradition du mythe de Don Juan dont l’origine est communément attribuée à la comedia espagnole intitulée El burlador de Sevilla y convidado de piedra . Dans la tradition espagnole et son adaptation italienne, au sein de laquelle se démarque la version de Giacinto Andrea Cicognini ( Il Convitato di Pietra ), il est question du convive ( convidado , convitato ) ; par contre, Molière et ses prédécesseurs français - Dorimond et Villiers qui publient, en 1659 et en 1660 respectivement, un Festin de Pierre   7 - mettent l’accent sur le festin et, par conséquent, sur le caractère festif et 38 Hendrik Schlieper 8 Cf. l’étude instructive d’Elizabeth Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle : Dom Juan , a Festival Play for Parisians », in : Seventeenth-Century French Studies 22 (2000), p.-167-179. 9 Toutes les citations du Dictionnaire universel de Furetière sont tirées de l’édition numérique (www.furetiere.eu) qui se base sur l’édition de 1690 (La Haye, Amsterdam, Arnout & Reinier Leers, 3 tomes), ici s.v. G A L A N T . 10 Toutes les citations de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) seront également tirées de l’édition numérique (www.dictionnaire-academie.fr), ici s.v. G A L A N T , A N T E . Ici et dorénavant, l’orthographe des Dictionnaires de Furetière et de l’Académie française est celle des originaux. 11 Voir la contribution de Noémi Hepp, «-La galanterie-» dans le collectif Les Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora, t. 3, Paris, Gallimard ,1997, p.-3677-3710. 12 Cf. les études de Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs : la praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », in : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118 (2008) p. 237-257, et « Galante Liebe », in : Kirsten Dickhaut (éd.), Liebessemantik. Frühneuzeitliche Darstellungen von Liebe in Italien und Frankreich , Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p.-693-757. 13 À ce propos, on parle également d’un ‘amour sacré’ et d’un ‘amour souverain’ tout court. Cette conception d’amour est également détaillée par Jörn Steigerwald, «-Les spectaculaire de l’action. D’où la proposition de rapprocher le Festin de Pierre de Molière de la culture courtoise des fêtes galantes de son époque 8 . Toutefois, il reste à savoir comment l’envergure galante de cette comédie se manifeste au niveau de son texte. Il convient donc d’analyser le Festin de Pierre moliéresque en considérant la sémantique historique du terme ‘galant’ qui, bien entendu, ne se limite pas à l’emploi dédaigneux et ridiculisant de l’auteur des Observations . D’après le Dictionnaire universel de Furetière, un ‘galant’ peut être caractérisé comme un «-[h]omme honneste, civil, sçavant […] qui a l’air de la Cour, les manieres agreables, qui tâche à plaire, & particulierement au beau sexe 9 ». Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 y ajoute la version féminine, définissant le « [g]alant homme » aussi bien que la «-galante femme-» comme «-[h]onneste, civil, sociable 10 -». En d’autres mots, la galanterie peut être comprise comme une pratique sociale sous forme d’un échange cultivé et civilisé des deux sexes qui se transformera en un lieu de mémoire de la civilisation française 11 . Plus précisément, la galanterie est une éthique d’amour propre à la société de cour française, éthique d’amour qui se constitue au cours des années 1650 et qui se concrétise visuellement dans la fameuse Carte du Tendre issue de la Clélie de Madeleine de Scudéry 12 . Comme l’œuvre scudérienne le met en évidence, l’éthique d’amour galante se base sur une conception d’amour tripartite au sein de laquelle l’amour éprouvé pour l’amant(e) est encadré par deux autres formes d’amour, à savoir les amours que l’on porte au souverain et à Dieu 13 . En outre, il importe que les diverses tentatives propres aux œuvres de Scudéry et de ses successeurs de définir un Fautes donjuanesques, remontrances galantes 39 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 4 Je me réfère ici à la La Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre, ou l’Athée foudroyé , de Monsieur de Molière (in : OC , t. 2, p. 1242-1245), publiée au cours des années 1670 à l’usage d’une troupe de campagne pour les représentations de cette pièce ; voir aussi la « Notice » dans le même tome, p.-1645. 5 Voir les études de référence de Christian Delmas, « Sur le décor de Dom Juan », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 5 (1983), p. 45-75, et « Dom Juan et le théâtre à machines », in : Cahiers de littérature du XVII e siècle 6 (1984), p. 125-138, repr. dans l’anthologie critique de Pierre Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, Paris, Klincksieck, 1993, p.-138-148. 6 Pour l’histoire des représentations du Festin de Pierre de Molière, voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1641-1643. C’est à la suite de l’édition critique de Joan DeJean - Molière, Le Festin de Pierre (Dom Juan) , Genève, Droz, 1999 (Textes littéraires français) - que s’est établi l’usage de suivre l’édition du texte publiée à Amsterdam en 1683 (qui sert également de base à l’édition de Forestier et Bourqui pour la Bibliothèque de la Pléiade). Pour l’histoire complexe des différentes éditions, les variantes propres à l’édition intégrée dans celle des Œuvres (Paris, 1682) et l’importance de la version en vers de la comédie rédigée par Thomas Corneille (à laquelle les scènes françaises donnent la préférence jusqu’au XIX e siècle), voir la « Notice » dans OC , t. 2, p. 1646-1648, et l’introduction de Joan DeJean à son édition, p. 7-46. Je me limite ici à la seule remarque qu’on trouve dans l’édition de Paris la version latinisée du titre du protagoniste - Dom Juan - au lieu de Don Juan dans la version d’Amsterdam. 7 Pour les versions françaises antécédentes à celle de Molière, voir aussi l’anthologie Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, De Villiers, Scénario des italiens , éd. Georges Gendarme de Bévotte, rév. Roger Guichemerre, Paris, Société des Textes Modernes Français, 1988. Festin de Pierre moliéresque ont attiré l’attention sur les « superbes machines » et les « magnifiques changements de théâtre 4 », c’est-à-dire sur les aspects propres à la mise en scène contemporaine de cette comédie, l’interprétant comme une « pièce à machines » par excellence 5 . La génèse de la pièce qui traite le sujet de Don Juan en fournit un argument à l’appui de cette interprétation. Comme c’est bien connu, c’est seulement dans l’édition posthume des Œuvres de M. de Molière que la comédie est baptisée Dom Juan bien qu’elle soit exclusivement représentée, en 1665, sous le titre Le Festin de Pierre   6 . Ce titre, quant à lui, marque une divergence remarquable de la tradition du mythe de Don Juan dont l’origine est communément attribuée à la comedia espagnole intitulée El burlador de Sevilla y convidado de piedra . Dans la tradition espagnole et son adaptation italienne, au sein de laquelle se démarque la version de Giacinto Andrea Cicognini ( Il Convitato di Pietra ), il est question du convive ( convidado , convitato ) ; par contre, Molière et ses prédécesseurs français - Dorimond et Villiers qui publient, en 1659 et en 1660 respectivement, un Festin de Pierre   7 - mettent l’accent sur le festin et, par conséquent, sur le caractère festif et 38 Hendrik Schlieper 8 Cf. l’étude instructive d’Elizabeth Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle : Dom Juan , a Festival Play for Parisians », in : Seventeenth-Century French Studies 22 (2000), p.-167-179. 9 Toutes les citations du Dictionnaire universel de Furetière sont tirées de l’édition numérique (www.furetiere.eu) qui se base sur l’édition de 1690 (La Haye, Amsterdam, Arnout & Reinier Leers, 3 tomes), ici s.v. G A L A N T . 10 Toutes les citations de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) seront également tirées de l’édition numérique (www.dictionnaire-academie.fr), ici s.v. G A L A N T , A N T E . Ici et dorénavant, l’orthographe des Dictionnaires de Furetière et de l’Académie française est celle des originaux. 11 Voir la contribution de Noémi Hepp, «-La galanterie-» dans le collectif Les Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora, t. 3, Paris, Gallimard ,1997, p.-3677-3710. 12 Cf. les études de Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs : la praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », in : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118 (2008) p. 237-257, et « Galante Liebe », in : Kirsten Dickhaut (éd.), Liebessemantik. Frühneuzeitliche Darstellungen von Liebe in Italien und Frankreich , Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p.-693-757. 13 À ce propos, on parle également d’un ‘amour sacré’ et d’un ‘amour souverain’ tout court. Cette conception d’amour est également détaillée par Jörn Steigerwald, «-Les spectaculaire de l’action. D’où la proposition de rapprocher le Festin de Pierre de Molière de la culture courtoise des fêtes galantes de son époque 8 . Toutefois, il reste à savoir comment l’envergure galante de cette comédie se manifeste au niveau de son texte. Il convient donc d’analyser le Festin de Pierre moliéresque en considérant la sémantique historique du terme ‘galant’ qui, bien entendu, ne se limite pas à l’emploi dédaigneux et ridiculisant de l’auteur des Observations . D’après le Dictionnaire universel de Furetière, un ‘galant’ peut être caractérisé comme un «-[h]omme honneste, civil, sçavant […] qui a l’air de la Cour, les manieres agreables, qui tâche à plaire, & particulierement au beau sexe 9 ». Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 y ajoute la version féminine, définissant le « [g]alant homme » aussi bien que la «-galante femme-» comme «-[h]onneste, civil, sociable 10 -». En d’autres mots, la galanterie peut être comprise comme une pratique sociale sous forme d’un échange cultivé et civilisé des deux sexes qui se transformera en un lieu de mémoire de la civilisation française 11 . Plus précisément, la galanterie est une éthique d’amour propre à la société de cour française, éthique d’amour qui se constitue au cours des années 1650 et qui se concrétise visuellement dans la fameuse Carte du Tendre issue de la Clélie de Madeleine de Scudéry 12 . Comme l’œuvre scudérienne le met en évidence, l’éthique d’amour galante se base sur une conception d’amour tripartite au sein de laquelle l’amour éprouvé pour l’amant(e) est encadré par deux autres formes d’amour, à savoir les amours que l’on porte au souverain et à Dieu 13 . En outre, il importe que les diverses tentatives propres aux œuvres de Scudéry et de ses successeurs de définir un Fautes donjuanesques, remontrances galantes 39 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 comportement galant impliquent toujours la possibilité d’une perversion de celui-ci : « l’attache qu’on a à courtiser les Dames […] se prend en bonne & en mauvaise part 14 ». Par conséquent, le galant homme se voit confronté à son singe, à l’ homme galant , au faux et mauvais galant qui mine toutes les qualités morales propres à la bonne galanterie 15 . C’est sur le fond de cette sémantique historique de la galanterie que je me propose de regarder de plus près, dans ce qui suit, les fautes commises par le Don Juan de Molière ainsi que les confrontations entre ce personnage et les divers représentants de la société de cour telles qu’elles déterminent l’action du Festin du Pierre   16 . Les remontrances faites à Don Juan dans divers contextes - et voici la thèse de l’étude présente - se révèlent être des tentatives de (ré-)intégrer ce personnage dans une société d’hommes de bien toute galante. Don Juan s’y refusant catégoriquement en tant que véritable homme galant, ces tentatives sont vouées à l’échec. La discussion de cette thèse se divisera en quatre parties. Je commencerai (1) par le double portrait de Don Juan fait au début de la pièce par son valet Sganarelle et par lui-même. Je passerai (2) au rôle du père Don Louis, précisant la conception tripartite de l’amour galant telle qu’elle se manifeste dans cette comédie, puis (3) à la maîtresse de Don Juan, Elvire, et aux frères de celleci, exposant comment ces trois personnages se révèlent être des représentants emblématiques de la société de cour contemporaine. En guise de conclusion (4), je me dédierai aux fameuses rencontres entre Don Juan et la statue du Commandeur, réfléchissant sur les possibles implications « galantes » reléguées à l’arrière-plan des effets théâtraux spectaculaires. 40 Hendrik Schlieper arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry-», in-: Littératures Classiques 69 (2009), p.-51-63, ici p.-60 sq. 14 Furetière, Dictionnaire universel , s.v. G A L A N T . 15 Cf. Viala, La France galante , p.-31-39, qui met l’accent sur le changement sémantique dû à l’antéposition et à la postposition de l’adjectif ‘galant’. À l’exemple des comédiesballets, l’étude de Marie-Claude Canova-Green, «-Ces gens-là se trémoussent bien…-». Ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière , Tübingen, Narr, 2007, a déjà exposé la valeur heuristique de la différenciation historique entre la « bonne » et la « mauvaise part » de la galanterie pour le théâtre de Molière, voir chap. 8 (« Vraie ou fausse galanterie ? -»). 16 D’où la structure sérielle de la pièce mise en relief par Jean de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan . Nouvelles observations sur la comédie du Festin de Pierre -», in-: Dix-septième siècle 232 (2006), p.-487-497, ici p.-491. 1. Hors du Tendre : Don Juan Le Festin de Pierre s’ouvre par une tirade de Sganarelle, valet de Don Juan faisant ici le philosophe, sur le tabac, tirade qui se révèle être une parodie brillante d’un discours philosophique 17 . C’est déjà dans cette tirade introductoire que l’attention est attirée sur l’honnêteté (« il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens », « on apprend avec lui à demeurer l’honnête homme », I, 1, p. 849), l’honneur et la vertu (« le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu », ibid .), bref sur les qualités morales que les traités de comportement contemporains considèrent comme idéales pour la société de cour 18 . Il en résulte que la divergence de Don Juan par rapport à ces qualités se profile d’autant plus dans l’« ébauche du personnage » (p. 851) que Sganarelle présente à son vis-à-vis, Gusman, le valet d’Elvire. Au cours d’une vitupération de son valet, Don Juan est placé hors du monde humain (« un chien », « [une] véritable bête brute », « un porceau d’Épicure »), occidental (« un Turc », « [un] vrai Sardanapale ») et chrétien (« le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, […] un hérétique, qui ne croit ni Ciel ni Saint, ni Dieu, ni loupgarou-», p.-850). Les fautes de Don Juan qui « ferme l’oreille à toutes les remontrances […] qu’on lui peut faire » (p. 850 sq.) concernent tout d’abord la relation à l’autre sexe et surtout le mariage. Aussi les « remontrances » qu’on lui fait se révèlentelles être des rémontrances à la fois « Chrétiennes » (c’est ainsi que l’édition d’Amsterdam les précise, p. 851) et galantes . Sganarelle qualifie Don Juan d’« épouseur à toutes mains » séduisant n’importe qui : « Dame, Damoiselle, Bourgeoise, Paysanne » ( ibid. ). Cela signifie que son maître ne montre aucun respect pour le mariage en tant qu’institution chrétienne ; en même temps, Don Juan - déjà caractérisé comme membre de la noblesse par son titre qui dérive du latin dominus ‘seigneur’ 19 - passe outre la hiérarchie et la distinction sociales des classes. Dans la version française du texte de 1682, Sganarelle, pour compléter ce premier portrait du protagoniste, se sert d’un oxymore qui en dit long - Fautes donjuanesques, remontrances galantes 41 17 Toutes les citations du Festin de Pierre seront tirées de OC , t. 2, p.-845-902, et indiquées entre parenthèses dans le corps du texte. 18 Voir à ce propos les articles réunis dans Marcella Leopizzi (éd.), L’ honnêteté au Grand Siècle : belles manières et belles lettres , Tübingen, Narr, 2020, surtout la préface de l’éditrice (« L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables », p. 9-19), celui de Giovanni Dotoli (« Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie. L’équilibre du pouvoir », p. 81-95) et tous ceux réunis sous la troisième section (« L’idéal de l’honnête homme et de l’honnête femme : territoires et frontières de la prescription et des usages-», p.-123 sqq.) 19 Voir aussi la référence de Gusman à Don Juan en tant qu’« homme de qualité » (p. 850). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 comportement galant impliquent toujours la possibilité d’une perversion de celui-ci : « l’attache qu’on a à courtiser les Dames […] se prend en bonne & en mauvaise part 14 ». Par conséquent, le galant homme se voit confronté à son singe, à l’ homme galant , au faux et mauvais galant qui mine toutes les qualités morales propres à la bonne galanterie 15 . C’est sur le fond de cette sémantique historique de la galanterie que je me propose de regarder de plus près, dans ce qui suit, les fautes commises par le Don Juan de Molière ainsi que les confrontations entre ce personnage et les divers représentants de la société de cour telles qu’elles déterminent l’action du Festin du Pierre   16 . Les remontrances faites à Don Juan dans divers contextes - et voici la thèse de l’étude présente - se révèlent être des tentatives de (ré-)intégrer ce personnage dans une société d’hommes de bien toute galante. Don Juan s’y refusant catégoriquement en tant que véritable homme galant, ces tentatives sont vouées à l’échec. La discussion de cette thèse se divisera en quatre parties. Je commencerai (1) par le double portrait de Don Juan fait au début de la pièce par son valet Sganarelle et par lui-même. Je passerai (2) au rôle du père Don Louis, précisant la conception tripartite de l’amour galant telle qu’elle se manifeste dans cette comédie, puis (3) à la maîtresse de Don Juan, Elvire, et aux frères de celleci, exposant comment ces trois personnages se révèlent être des représentants emblématiques de la société de cour contemporaine. En guise de conclusion (4), je me dédierai aux fameuses rencontres entre Don Juan et la statue du Commandeur, réfléchissant sur les possibles implications « galantes » reléguées à l’arrière-plan des effets théâtraux spectaculaires. 40 Hendrik Schlieper arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry-», in-: Littératures Classiques 69 (2009), p.-51-63, ici p.-60 sq. 14 Furetière, Dictionnaire universel , s.v. G A L A N T . 15 Cf. Viala, La France galante , p.-31-39, qui met l’accent sur le changement sémantique dû à l’antéposition et à la postposition de l’adjectif ‘galant’. À l’exemple des comédiesballets, l’étude de Marie-Claude Canova-Green, «-Ces gens-là se trémoussent bien…-». Ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière , Tübingen, Narr, 2007, a déjà exposé la valeur heuristique de la différenciation historique entre la « bonne » et la « mauvaise part » de la galanterie pour le théâtre de Molière, voir chap. 8 (« Vraie ou fausse galanterie ? -»). 16 D’où la structure sérielle de la pièce mise en relief par Jean de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan . Nouvelles observations sur la comédie du Festin de Pierre -», in-: Dix-septième siècle 232 (2006), p.-487-497, ici p.-491. 1. Hors du Tendre : Don Juan Le Festin de Pierre s’ouvre par une tirade de Sganarelle, valet de Don Juan faisant ici le philosophe, sur le tabac, tirade qui se révèle être une parodie brillante d’un discours philosophique 17 . C’est déjà dans cette tirade introductoire que l’attention est attirée sur l’honnêteté (« il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens », « on apprend avec lui à demeurer l’honnête homme », I, 1, p. 849), l’honneur et la vertu (« le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu », ibid .), bref sur les qualités morales que les traités de comportement contemporains considèrent comme idéales pour la société de cour 18 . Il en résulte que la divergence de Don Juan par rapport à ces qualités se profile d’autant plus dans l’« ébauche du personnage » (p. 851) que Sganarelle présente à son vis-à-vis, Gusman, le valet d’Elvire. Au cours d’une vitupération de son valet, Don Juan est placé hors du monde humain (« un chien », « [une] véritable bête brute », « un porceau d’Épicure »), occidental (« un Turc », « [un] vrai Sardanapale ») et chrétien (« le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, […] un hérétique, qui ne croit ni Ciel ni Saint, ni Dieu, ni loupgarou-», p.-850). Les fautes de Don Juan qui « ferme l’oreille à toutes les remontrances […] qu’on lui peut faire » (p. 850 sq.) concernent tout d’abord la relation à l’autre sexe et surtout le mariage. Aussi les « remontrances » qu’on lui fait se révèlentelles être des rémontrances à la fois « Chrétiennes » (c’est ainsi que l’édition d’Amsterdam les précise, p. 851) et galantes . Sganarelle qualifie Don Juan d’« épouseur à toutes mains » séduisant n’importe qui : « Dame, Damoiselle, Bourgeoise, Paysanne » ( ibid. ). Cela signifie que son maître ne montre aucun respect pour le mariage en tant qu’institution chrétienne ; en même temps, Don Juan - déjà caractérisé comme membre de la noblesse par son titre qui dérive du latin dominus ‘seigneur’ 19 - passe outre la hiérarchie et la distinction sociales des classes. Dans la version française du texte de 1682, Sganarelle, pour compléter ce premier portrait du protagoniste, se sert d’un oxymore qui en dit long - Fautes donjuanesques, remontrances galantes 41 17 Toutes les citations du Festin de Pierre seront tirées de OC , t. 2, p.-845-902, et indiquées entre parenthèses dans le corps du texte. 18 Voir à ce propos les articles réunis dans Marcella Leopizzi (éd.), L’ honnêteté au Grand Siècle : belles manières et belles lettres , Tübingen, Narr, 2020, surtout la préface de l’éditrice (« L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables », p. 9-19), celui de Giovanni Dotoli (« Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie. L’équilibre du pouvoir », p. 81-95) et tous ceux réunis sous la troisième section (« L’idéal de l’honnête homme et de l’honnête femme : territoires et frontières de la prescription et des usages-», p.-123 sqq.) 19 Voir aussi la référence de Gusman à Don Juan en tant qu’« homme de qualité » (p. 850). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 20 « Notice » dans OC , t. 2, p. 1638, je souligne. Voir à ce propos aussi l’étude de Stephen V. Dock, « The Petit Marquis, the Jeune Blondin, and the Monarch. Issues in Appropriate Costuming for Molière’s Dom Juan », in : Theatre Survey 30/ 1-2 (1989), p. 1-33. L’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française rapproche le type du petit marquis explicitement du théâtre de Molière : au sens figuré et ironique, le petit marquis est un « homme affecté, maniéré. Les petits marquis du théâtre de Molière » (s.v. M A R Q U I S ). En outre, on pourra dire que ce type du petit marquis anticipe celui du petit-maître propre au XVIII e siècle « qui se faisait remarquer par une élégance affectée, des manières coquettes, prétentieuses-» ( Dictionnaire de l’Académie française , éd. actuelle, s.v. P E T I T - M A Î T R E , P E T I T E - M A Î T R E S S E ). 21 Cette idée est développée en détail dans l’étude de référence d’Antony McKenna, Molière. Dramaturge libertin , Paris, Honoré Champion, 2005, chap. IV (« Dom Juan, le faux libertin »). Pour une vue d’ensemble, voir aussi la « Notice » dans OC , t. 2, p.-1637-1641. 22 Pour la réactualisation galante de l’œuvre d’Ovide (et surtout des Amores , de l’ Ars amatoria et des Remedia Amoris ), voir l’étude de Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle , Paris, Honoré Champion, 2008, surtout p. 307 sqq. à propos de la « galanterie ovidienne ». En ce qui concerne le rôle d’Honoré d’Urfé pour la comédie ici en question, on s’aperçoit de la proximité entre le Don Juan inconstant de Molière et le berger Hylas de L’Astrée -; voir à ce propos aussi Viala, La France galante , p.-73, et la «-Notice-» dans OC , t. 2, p.-1634. « un grand Seigneur méchant homme est une terrible chose » (var. p. 1651) -, insistant ainsi sur le décalage entre les exigences morales liées au statut social de Don Juan et le comportement inouï de celui-ci. L’apparition de Don Juan dans la deuxième scène du premier acte permet de préciser ce portrait. Sganarelle, dissimulant la teneur critique de sa réplique, se moque de l’apparence extérieure de son maître. C’est donc seulement à première vue que la « perruque blonde, et bien frisée », les « plumes à [son] chapeau », son « habit bien doré » et les « rubans couleur de feu » (I, 2, p. 854 sq.) de Don Juan démontrent l’appartenance de celui-ci à la noblesse ; vu de près, le Don Juan moliéresque se révèle « un petit marquis obsédé par les convenances vestimentaires 20 ». En même temps, Don Juan confirme son portrait d’« épou‐ seur à toutes mains ». Les louanges qu’il chante de l’inconstance amoureuse - « la constance n’est bonne que pour des ridicules » (p. 852), « tout le plaisir de l’amour est dans le changement » (p. 853), voilà ses convictions - le caractérisent en effet comme un de ces « petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi » (p. 854) dont le comportement s’avère être un simple mimétisme du libertinage au sens strict du mot 21 . En outre, ces louanges de l’inconstance amoureuse le placent (en tant qu’exemple dissuasif) dans une tradition littéraire dans laquelle se démarquent Ovide et Honoré d’Urfé, deux auteurs particulièrement appréciés par les auteurs galants français 22 . 42 Hendrik Schlieper 23 Michael Spingler, «-The Actor and the Statue: Space, Time, and Court Performance in Molière’s Dom Juan », in : Comparative Drama 25/ 4 (1991/ 1992), p. 351-368, ici p.-361. 24 Je me réfère ici à l’étude-clé de Peter Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , Paris, Seuil, 1995, initialement publiée en 1992 sous le titre The Fabrication of Louis XIV . Voir à ce propos aussi Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle », p. 168, qui rapproche la référence de Don Juan à Alexandre explicitement du Ballet royal de la naissance de Vénus de Benserade et Lully, représenté en janvier 1665 et donc Sur ce fond, il est tout à fait remarquable que Don Juan évoque un amour véritablement galant quand il parle du nouvel objet de son désir. Il s’agit d’un couple de fiancés qui s’aiment d’une « tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs » (p. 855), c’est-à-dire d’un amour réciproque et tendre tel que la galanterie le comprend comme idéal. De ce couple, Don Juan veut enlever la fille ; il s’agit de la paysanne Charlotte qui apparaîtra sur scène au début du prochain acte. Ainsi le comportement du Don Juan moliéresque se révèle-t-il une perversion de l’éthique d’amour galante visualisée sur la Carte du Tendre . Cela se manifeste, tout d’abord, dans un vocabulaire de mouvement associé à Don Juan, semblable à celui de la Carte . « On goûte une douceur extrême », fait-il comprendre à son valet, « […] à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, […] à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, […] et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir » (p. 853). Évidemment, alors que les partenaires galants se rencontrent d’égal à égal, le protagoniste de Molière reste determiné par l’idée d’une relation fortement asymétrique entre les sexes. Parlant du triomphe sur « la résistance d’une belle personne-», il continue en expliquant-: j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits ; il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens porté à aimer toute la terre, et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il n’y eût d’autres mondes pour y pouvoir éteindre mes conquêtes amoureuses (ibid.). Dans la mesure où il se range parmi les « colonists, explorers, traders, and adventurers of the times », 23 Don Juan se déplace ‘hors du Tendre’, et plus précisément vers les «-Terres Inconnues-», la «-Mer dangereuse-» et la «-Mer d’Inimitié-» qui marquent la périphérie de la Carte du Tendre . À cela s’ajoute que la référence à Alexandre est une provocation considérable du pouvoir souverain, étant donné que Don Juan ose se placer sur un pied d’égalité avec une figure-clé des «-stratégies de la gloire-» et de la «-fabrication-» de Louis XIV-Roi Soleil 24 . Fautes donjuanesques, remontrances galantes 43 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 20 « Notice » dans OC , t. 2, p. 1638, je souligne. Voir à ce propos aussi l’étude de Stephen V. Dock, « The Petit Marquis, the Jeune Blondin, and the Monarch. Issues in Appropriate Costuming for Molière’s Dom Juan », in : Theatre Survey 30/ 1-2 (1989), p. 1-33. L’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française rapproche le type du petit marquis explicitement du théâtre de Molière : au sens figuré et ironique, le petit marquis est un « homme affecté, maniéré. Les petits marquis du théâtre de Molière » (s.v. M A R Q U I S ). En outre, on pourra dire que ce type du petit marquis anticipe celui du petit-maître propre au XVIII e siècle « qui se faisait remarquer par une élégance affectée, des manières coquettes, prétentieuses-» ( Dictionnaire de l’Académie française , éd. actuelle, s.v. P E T I T - M A Î T R E , P E T I T E - M A Î T R E S S E ). 21 Cette idée est développée en détail dans l’étude de référence d’Antony McKenna, Molière. Dramaturge libertin , Paris, Honoré Champion, 2005, chap. IV (« Dom Juan, le faux libertin »). Pour une vue d’ensemble, voir aussi la « Notice » dans OC , t. 2, p.-1637-1641. 22 Pour la réactualisation galante de l’œuvre d’Ovide (et surtout des Amores , de l’ Ars amatoria et des Remedia Amoris ), voir l’étude de Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle , Paris, Honoré Champion, 2008, surtout p. 307 sqq. à propos de la « galanterie ovidienne ». En ce qui concerne le rôle d’Honoré d’Urfé pour la comédie ici en question, on s’aperçoit de la proximité entre le Don Juan inconstant de Molière et le berger Hylas de L’Astrée -; voir à ce propos aussi Viala, La France galante , p.-73, et la «-Notice-» dans OC , t. 2, p.-1634. « un grand Seigneur méchant homme est une terrible chose » (var. p. 1651) -, insistant ainsi sur le décalage entre les exigences morales liées au statut social de Don Juan et le comportement inouï de celui-ci. L’apparition de Don Juan dans la deuxième scène du premier acte permet de préciser ce portrait. Sganarelle, dissimulant la teneur critique de sa réplique, se moque de l’apparence extérieure de son maître. C’est donc seulement à première vue que la « perruque blonde, et bien frisée », les « plumes à [son] chapeau », son « habit bien doré » et les « rubans couleur de feu » (I, 2, p. 854 sq.) de Don Juan démontrent l’appartenance de celui-ci à la noblesse ; vu de près, le Don Juan moliéresque se révèle « un petit marquis obsédé par les convenances vestimentaires 20 ». En même temps, Don Juan confirme son portrait d’« épou‐ seur à toutes mains ». Les louanges qu’il chante de l’inconstance amoureuse - « la constance n’est bonne que pour des ridicules » (p. 852), « tout le plaisir de l’amour est dans le changement » (p. 853), voilà ses convictions - le caractérisent en effet comme un de ces « petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi » (p. 854) dont le comportement s’avère être un simple mimétisme du libertinage au sens strict du mot 21 . En outre, ces louanges de l’inconstance amoureuse le placent (en tant qu’exemple dissuasif) dans une tradition littéraire dans laquelle se démarquent Ovide et Honoré d’Urfé, deux auteurs particulièrement appréciés par les auteurs galants français 22 . 42 Hendrik Schlieper 23 Michael Spingler, «-The Actor and the Statue: Space, Time, and Court Performance in Molière’s Dom Juan », in : Comparative Drama 25/ 4 (1991/ 1992), p. 351-368, ici p.-361. 24 Je me réfère ici à l’étude-clé de Peter Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , Paris, Seuil, 1995, initialement publiée en 1992 sous le titre The Fabrication of Louis XIV . Voir à ce propos aussi Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle », p. 168, qui rapproche la référence de Don Juan à Alexandre explicitement du Ballet royal de la naissance de Vénus de Benserade et Lully, représenté en janvier 1665 et donc Sur ce fond, il est tout à fait remarquable que Don Juan évoque un amour véritablement galant quand il parle du nouvel objet de son désir. Il s’agit d’un couple de fiancés qui s’aiment d’une « tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs » (p. 855), c’est-à-dire d’un amour réciproque et tendre tel que la galanterie le comprend comme idéal. De ce couple, Don Juan veut enlever la fille ; il s’agit de la paysanne Charlotte qui apparaîtra sur scène au début du prochain acte. Ainsi le comportement du Don Juan moliéresque se révèle-t-il une perversion de l’éthique d’amour galante visualisée sur la Carte du Tendre . Cela se manifeste, tout d’abord, dans un vocabulaire de mouvement associé à Don Juan, semblable à celui de la Carte . « On goûte une douceur extrême », fait-il comprendre à son valet, « […] à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, […] à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, […] et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir » (p. 853). Évidemment, alors que les partenaires galants se rencontrent d’égal à égal, le protagoniste de Molière reste determiné par l’idée d’une relation fortement asymétrique entre les sexes. Parlant du triomphe sur « la résistance d’une belle personne-», il continue en expliquant-: j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits ; il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens porté à aimer toute la terre, et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il n’y eût d’autres mondes pour y pouvoir éteindre mes conquêtes amoureuses (ibid.). Dans la mesure où il se range parmi les « colonists, explorers, traders, and adventurers of the times », 23 Don Juan se déplace ‘hors du Tendre’, et plus précisément vers les «-Terres Inconnues-», la «-Mer dangereuse-» et la «-Mer d’Inimitié-» qui marquent la périphérie de la Carte du Tendre . À cela s’ajoute que la référence à Alexandre est une provocation considérable du pouvoir souverain, étant donné que Don Juan ose se placer sur un pied d’égalité avec une figure-clé des «-stratégies de la gloire-» et de la «-fabrication-» de Louis XIV-Roi Soleil 24 . Fautes donjuanesques, remontrances galantes 43 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 immédiatement avant Le Festin de Pierre moliéresque, dont le rôle d’Alexandre est incarné par Louis XIV. 25 Cf. aussi l’importance accordée au rôle de Don Louis dans l’étude d’Anne Ubersfeld, « Dom Juan et le noble vieillard », in : Europe 441/ 442 (1966), p. 59-67, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-25-30. Bien entendu, tout cela n’exclut pas que Don Juan - séducteur et transgres‐ seur à la fois - exerce une fascination considérable sur autrui et sur son public. Il s’impose de prendre en considération que cette fascination dépend notamment de l’habileté rhétorique et de l’éloquence de ce personnage. Ce n’est pas par hasard que Sganarelle apporte le commentaire « vous parlez tout comme un livre » (p. 853) à la tirade de Don Juan sur l’inconstance amoureuse. Sur la base d’un tel intellect, Don Juan réussit même à confronter les représentants de la société de cour avec leur double morale. Au cinquième acte de la pièce, s’apprêtant à défendre son comportement hypocrite, il explique à son valet-: Il y a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier , et qui se servent du même masque pour abuser le monde. […] l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices passent pour vertus, le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, […] (V, 2, p.-896 sq., je souligne). C’est ainsi que le Don Juan de Molière se révèle être non seulement un homme galant, mais aussi - comme les termes mis en italiques l’indiquent - un véritable acteur faisant l’« homme de bien » à qui la société de cour réserve la scène parfaite. 2. «-[L]a tendresse d’un père-»-: Don Louis Le quatrième acte du Festin de Pierre prend une tournure sous forme de l’apparition sur scène de Don Louis, père de Don Juan reprochant à son fils ses « déportements » (IV, 4, p. 889). La fonction dramaturgique de ce personnage s’explique dans la mesure où il évoque les institutions essentielles à la construction identitaire de la société de cour 25 . Concrètement, il fait allusion à la conception tripartite de l’amour galant-: 1. À plusieurs reprises, Don Louis se réfère à l’autorité divine - et donc à l’impératif de l’amour sacré - dans l’intention de faire voir à son fils la portée de ses fautes : « ce fils », se plaint-il en s’adressant directement à Don Juan, « que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux , est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation » ( ibid ., je 44 Hendrik Schlieper 26 J’utilise ce terme dans le sens de la curialisation décrite par Norbert Elias dans La société de cour , Paris, Flammarion, 1985. L’original allemand de cette étude est publié en 1969 sous le titre Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie -; voir aussi l’édition critique préparée par Claudia Opitz, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 2002. 27 Voir à ce propos la définition du gentilhomme que donne le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « G E N T I L H O M M E […] Noble de race. […] C’est celuy qui se met à la suite d’un Prince ou d’un Grand. » Si l’on considère les observations de Christian Biet sur le ‘lieu’ du genre ( gender ) dans le théâtre de Molière, il s’agira même d’une véritable leçon de virilité que Don Louis y donne à son fils : « […] celui qui prend la posture de l’homme viril-trop-viril-» - celle de Don Juan, évidemment - «-n’est que feinte, chimère, angoisse et erreur, tandis que ceux qui aiment à être galants, ou ceux qui font commerce, sont les véritables maris et les merveilleux pères-» («-Équivocité des genres et expérience théâtrale-», in-: Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire de la virilité , t. 1 : L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2011, p.-323-361, ici p.-339). souligne). Le ton menaçant de sa tirade - « je saurai plus tôt que tu ne penses mettre cette borne à tes dérèglements, prevenir sur toi le courroux du Ciel -» (p. 890, je souligne), par exemple - ne laisse aucun doute ni sur l’autorité ni sur les convictions religieuses de ce personnage. 2. De façon encore plus explicite, Don Louis rappelle Don Juan à l’amour souverain. À ses yeux, « cette suite continue de méchantes affaires » dont Don Juan est responsable « nous [réduit] à toute heure à lasser la bonté du Souverain » ainsi qu’elles «-ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis-» (p. 889). Évidemment, nous avons là l’autoportrait d’un représentant d’une noblesse ‘curialisée 26 ’ qui s’est mise - et soumise - au service du Roi et aux règles du jeu de la Cour. Bien entendu, cela n’exclut pas que Don Louis se montre tout conscient de l’éthos de leur «-sang noble-» auquel on doit satisfaire perpétuellement. C’est pourquoi il pose les questions (rhétoriques) suivantes à son fils-: «-qu’avez vous fait dans le monde pour être Gentilhomme-? croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons infâmes » ? (p. 889) pour y répondre « non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas » ( ibid .). Tous les principes constitutifs de la noblesse s’y trouvent évoqués - le devoir généalogique dont s’accompagnent le « nom » et le « sang », la réputation communément liée au pouvoir combattif («-les armes-») et à la «-gloire-» - aussi bien que la vision du « Gentilhomme » en tant qu’incarnation idéale de ces principes 27 . C’est sur ce fond qu’on peut lire l’équation faite entre « naissance » et « vertu » (à laquelle s’ajoute le « mérite » mentionné auparavant). Selon l’auto-compréhension nobiliaire de cette époque, le mérite et la vertu sont intrinsèquement liés à la naissance noble. Néanmoins, l’exemple dissuasif de son fils démontre également qu’une Fautes donjuanesques, remontrances galantes 45 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 immédiatement avant Le Festin de Pierre moliéresque, dont le rôle d’Alexandre est incarné par Louis XIV. 25 Cf. aussi l’importance accordée au rôle de Don Louis dans l’étude d’Anne Ubersfeld, « Dom Juan et le noble vieillard », in : Europe 441/ 442 (1966), p. 59-67, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-25-30. Bien entendu, tout cela n’exclut pas que Don Juan - séducteur et transgres‐ seur à la fois - exerce une fascination considérable sur autrui et sur son public. Il s’impose de prendre en considération que cette fascination dépend notamment de l’habileté rhétorique et de l’éloquence de ce personnage. Ce n’est pas par hasard que Sganarelle apporte le commentaire « vous parlez tout comme un livre » (p. 853) à la tirade de Don Juan sur l’inconstance amoureuse. Sur la base d’un tel intellect, Don Juan réussit même à confronter les représentants de la société de cour avec leur double morale. Au cinquième acte de la pièce, s’apprêtant à défendre son comportement hypocrite, il explique à son valet-: Il y a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier , et qui se servent du même masque pour abuser le monde. […] l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices passent pour vertus, le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, […] (V, 2, p.-896 sq., je souligne). C’est ainsi que le Don Juan de Molière se révèle être non seulement un homme galant, mais aussi - comme les termes mis en italiques l’indiquent - un véritable acteur faisant l’« homme de bien » à qui la société de cour réserve la scène parfaite. 2. «-[L]a tendresse d’un père-»-: Don Louis Le quatrième acte du Festin de Pierre prend une tournure sous forme de l’apparition sur scène de Don Louis, père de Don Juan reprochant à son fils ses « déportements » (IV, 4, p. 889). La fonction dramaturgique de ce personnage s’explique dans la mesure où il évoque les institutions essentielles à la construction identitaire de la société de cour 25 . Concrètement, il fait allusion à la conception tripartite de l’amour galant-: 1. À plusieurs reprises, Don Louis se réfère à l’autorité divine - et donc à l’impératif de l’amour sacré - dans l’intention de faire voir à son fils la portée de ses fautes : « ce fils », se plaint-il en s’adressant directement à Don Juan, « que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux , est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation » ( ibid ., je 44 Hendrik Schlieper 26 J’utilise ce terme dans le sens de la curialisation décrite par Norbert Elias dans La société de cour , Paris, Flammarion, 1985. L’original allemand de cette étude est publié en 1969 sous le titre Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie -; voir aussi l’édition critique préparée par Claudia Opitz, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 2002. 27 Voir à ce propos la définition du gentilhomme que donne le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « G E N T I L H O M M E […] Noble de race. […] C’est celuy qui se met à la suite d’un Prince ou d’un Grand. » Si l’on considère les observations de Christian Biet sur le ‘lieu’ du genre ( gender ) dans le théâtre de Molière, il s’agira même d’une véritable leçon de virilité que Don Louis y donne à son fils : « […] celui qui prend la posture de l’homme viril-trop-viril-» - celle de Don Juan, évidemment - «-n’est que feinte, chimère, angoisse et erreur, tandis que ceux qui aiment à être galants, ou ceux qui font commerce, sont les véritables maris et les merveilleux pères-» («-Équivocité des genres et expérience théâtrale-», in-: Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire de la virilité , t. 1 : L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2011, p.-323-361, ici p.-339). souligne). Le ton menaçant de sa tirade - « je saurai plus tôt que tu ne penses mettre cette borne à tes dérèglements, prevenir sur toi le courroux du Ciel -» (p. 890, je souligne), par exemple - ne laisse aucun doute ni sur l’autorité ni sur les convictions religieuses de ce personnage. 2. De façon encore plus explicite, Don Louis rappelle Don Juan à l’amour souverain. À ses yeux, « cette suite continue de méchantes affaires » dont Don Juan est responsable « nous [réduit] à toute heure à lasser la bonté du Souverain » ainsi qu’elles «-ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis-» (p. 889). Évidemment, nous avons là l’autoportrait d’un représentant d’une noblesse ‘curialisée 26 ’ qui s’est mise - et soumise - au service du Roi et aux règles du jeu de la Cour. Bien entendu, cela n’exclut pas que Don Louis se montre tout conscient de l’éthos de leur «-sang noble-» auquel on doit satisfaire perpétuellement. C’est pourquoi il pose les questions (rhétoriques) suivantes à son fils-: «-qu’avez vous fait dans le monde pour être Gentilhomme-? croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons infâmes » ? (p. 889) pour y répondre « non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas » ( ibid .). Tous les principes constitutifs de la noblesse s’y trouvent évoqués - le devoir généalogique dont s’accompagnent le « nom » et le « sang », la réputation communément liée au pouvoir combattif («-les armes-») et à la «-gloire-» - aussi bien que la vision du « Gentilhomme » en tant qu’incarnation idéale de ces principes 27 . C’est sur ce fond qu’on peut lire l’équation faite entre « naissance » et « vertu » (à laquelle s’ajoute le « mérite » mentionné auparavant). Selon l’auto-compréhension nobiliaire de cette époque, le mérite et la vertu sont intrinsèquement liés à la naissance noble. Néanmoins, l’exemple dissuasif de son fils démontre également qu’une Fautes donjuanesques, remontrances galantes 45 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 28 Cf. à ce propos Ellery Schalk, L’épée et le sang. Une histoire de noblesse (vers 1500-vers 1650) , Seyssel, Champ Vallon, 1996, chap. II (« La profession de la vertu ») et VI (« Le divorce entre noblesse et vertu (1589-1650) »), et, pour une vue d’ensemble, Frédérique Leferme-Falguières, « La noblesse de cour aux XVII e et XVIII e siècles. De la définition à l’autoreprésentation d’une élite-», in-: Hypothèses 1/ 4 (2001), p.-87-98, ici p.-98. 29 Sur ce point, je me permets de renvoyer, en guise d’exemple, à mon article « Tragische tendresse : Racines Andromaque », in : Jörn Steigerwald, Burkhard Meyer-Sickendiek (éd.), Das Theater der Zärtlichkeit. Affektkultur und Inszenierungsstrategien in Tragödie und Komödie des vorbürgerlichen Zeitalters (1630-1760) , Wiesbaden, Harrassowitz, 2020, p.-39-56. 30 Pour une contextualisation historique de la tendresse paternelle, voir les études de Maurice Daumas, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime , Paris, Colin, 2004, p. 161, qui fait ressortir comment, au tournant du XVI e au XVII e siècle, la « compréhension », la « bienveillance » et la « douceur » s’ajoutent à l’autorité conventionnelle du père, et de Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe: Zu Honoré d’Urfés Astrée », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44/ 1-2 (2020), p.-35-60, surtout la quatrième partie pour le rôle du ‘père tendre’. dissociation de ces principes (au détriment de la naissance et en faveur du mérite) est sur le point de s’imposer 28 . 3. Enfin, c’est à l’exemple de Don Louis que l’on peut observer comment l’amour galant des partenaires, défini au cours des années 1650, se développe aux environs temporels directs de la comédie ici en question, à tel point qu’il est projeté sur le mariage et les relations familiales. Chez Molière - aussi bien que chez son contemporain Racine 29 - l’amour galant se superpose à la conception pré-galante de la tendresse telle qu’elle s’est formée pendant la première moitié du siècle et notamment dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé. C’est ainsi que s’explique la référence explicite de Don Louis à sa « tendresse paternelle »: « je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme », déclare-t-il d’un ton résigné, « mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions » (p. 890) 30 . La raison qui s’exprime à travers ces paroles du père est mise en lumière par Sganarelle. Don Louis une fois sorti, le valet prétexte qu’il cherche l’accord de Don Juan, même si l’ironie de sa réplique est apparente : « at-on jamais rien vu de plus impertinent ? un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance , de mener une vie d’honnête homme , et cent autres sottises de pareille nature » (IV, 5, p. 890, je souligne). Nous avons là l’exhortation faite à Don Juan à changer son comportement, à laquelle l’éthos noble de son père sert visiblement de modèle. De surcroît, cette réplique laisse supposer que Sganarelle, lui aussi, fait référence à L’Astrée dans la mesure où les actions de ‘se ressouvenir’ et de ‘repasser par 46 Hendrik Schlieper 31 Voir à ce propos l’étude de Kirsten Dickhaut, « Repasser par la mémoire - Zur kul‐ turhistorischen Figuration der politesse in Honoré d’Urfés Astrée », in : ead., Stephanie Wodianka (éd.), Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Akten des Festkolloquiums zum 65. Geburtstags von Dietmar Rieger , Tübingen, Narr, 2010, p.-195-211. 32 L’édition de Paris de 1682 y ajoute la didascalie explicite « D. Juan faisant l’hypocrite -» (var. p.-1664). la mémoire’ - dans un sens justement moral - se chevauchent sémantiquement dans le roman d’urféen 31 . Le public ‘raisonnable’, tombé d’accord avec l’éthos de Don Louis, se voit bouleversé encore une fois lors de la deuxième apparition de celui-ci au début du cinquième acte. Don Juan devance une nouvelle remontrance de la part de son père en feignant d’avoir accompli une « conversion » (V, 1, p. 895), et cela au plein sens chrétien du mot. Les paroles qu’il adresse à son père s’avèrent être un mimétisme parfait de la diction religieuse de celui-ci-: je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux de tout le monde un soudain changement de vie, réparer le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission ( ibid .). Pour mettre le comble à cette hypocrisie 32 , il prie son père de « faire choix d’une personne qui me serve de guide-» ( ibid .), c’est-à-dire de lui chercher un propre directeur de conscience. La réaction du père en dit long (et la comédie touche là visiblement au tragique) : Don Louis se laisse tromper par son fils et lui pardonne à l’instant, et cela dans une double fonction. Ravi, soulagé et en jetant « des larmes de joie » ( ibid. ), il déclare à Don Juan : « Ah mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir-! -» ( ibid .). Ce faisant, il agit en chrétien croyant, profondément convaincu des principes chrétiens du repentir et de la rémission, mais aussi en père galant dont la tendresse fait preuve de la revalorisation fondamentale des émotions au sein des relations familiales. Le fait que la mère de Don Juan est inclue dans cette joie face au changement présumé du fils - « pour moi je m’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports de ravissement où je suis » (p. 896), dit Don Louis en sortant de la scène - va aussi dans cette direction. Une telle revalorisation des émotions familiales liée au personnage de Don Louis, répétons-le, est favorisée Fautes donjuanesques, remontrances galantes 47 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 28 Cf. à ce propos Ellery Schalk, L’épée et le sang. Une histoire de noblesse (vers 1500-vers 1650) , Seyssel, Champ Vallon, 1996, chap. II (« La profession de la vertu ») et VI (« Le divorce entre noblesse et vertu (1589-1650) »), et, pour une vue d’ensemble, Frédérique Leferme-Falguières, « La noblesse de cour aux XVII e et XVIII e siècles. De la définition à l’autoreprésentation d’une élite-», in-: Hypothèses 1/ 4 (2001), p.-87-98, ici p.-98. 29 Sur ce point, je me permets de renvoyer, en guise d’exemple, à mon article « Tragische tendresse : Racines Andromaque », in : Jörn Steigerwald, Burkhard Meyer-Sickendiek (éd.), Das Theater der Zärtlichkeit. Affektkultur und Inszenierungsstrategien in Tragödie und Komödie des vorbürgerlichen Zeitalters (1630-1760) , Wiesbaden, Harrassowitz, 2020, p.-39-56. 30 Pour une contextualisation historique de la tendresse paternelle, voir les études de Maurice Daumas, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime , Paris, Colin, 2004, p. 161, qui fait ressortir comment, au tournant du XVI e au XVII e siècle, la « compréhension », la « bienveillance » et la « douceur » s’ajoutent à l’autorité conventionnelle du père, et de Jörn Steigerwald, « Die Zivilisierung der Liebe: Zu Honoré d’Urfés Astrée », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 44/ 1-2 (2020), p.-35-60, surtout la quatrième partie pour le rôle du ‘père tendre’. dissociation de ces principes (au détriment de la naissance et en faveur du mérite) est sur le point de s’imposer 28 . 3. Enfin, c’est à l’exemple de Don Louis que l’on peut observer comment l’amour galant des partenaires, défini au cours des années 1650, se développe aux environs temporels directs de la comédie ici en question, à tel point qu’il est projeté sur le mariage et les relations familiales. Chez Molière - aussi bien que chez son contemporain Racine 29 - l’amour galant se superpose à la conception pré-galante de la tendresse telle qu’elle s’est formée pendant la première moitié du siècle et notamment dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé. C’est ainsi que s’explique la référence explicite de Don Louis à sa « tendresse paternelle »: « je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme », déclare-t-il d’un ton résigné, « mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions » (p. 890) 30 . La raison qui s’exprime à travers ces paroles du père est mise en lumière par Sganarelle. Don Louis une fois sorti, le valet prétexte qu’il cherche l’accord de Don Juan, même si l’ironie de sa réplique est apparente : « at-on jamais rien vu de plus impertinent ? un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance , de mener une vie d’honnête homme , et cent autres sottises de pareille nature » (IV, 5, p. 890, je souligne). Nous avons là l’exhortation faite à Don Juan à changer son comportement, à laquelle l’éthos noble de son père sert visiblement de modèle. De surcroît, cette réplique laisse supposer que Sganarelle, lui aussi, fait référence à L’Astrée dans la mesure où les actions de ‘se ressouvenir’ et de ‘repasser par 46 Hendrik Schlieper 31 Voir à ce propos l’étude de Kirsten Dickhaut, « Repasser par la mémoire - Zur kul‐ turhistorischen Figuration der politesse in Honoré d’Urfés Astrée », in : ead., Stephanie Wodianka (éd.), Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Akten des Festkolloquiums zum 65. Geburtstags von Dietmar Rieger , Tübingen, Narr, 2010, p.-195-211. 32 L’édition de Paris de 1682 y ajoute la didascalie explicite « D. Juan faisant l’hypocrite -» (var. p.-1664). la mémoire’ - dans un sens justement moral - se chevauchent sémantiquement dans le roman d’urféen 31 . Le public ‘raisonnable’, tombé d’accord avec l’éthos de Don Louis, se voit bouleversé encore une fois lors de la deuxième apparition de celui-ci au début du cinquième acte. Don Juan devance une nouvelle remontrance de la part de son père en feignant d’avoir accompli une « conversion » (V, 1, p. 895), et cela au plein sens chrétien du mot. Les paroles qu’il adresse à son père s’avèrent être un mimétisme parfait de la diction religieuse de celui-ci-: je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux de tout le monde un soudain changement de vie, réparer le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission ( ibid .). Pour mettre le comble à cette hypocrisie 32 , il prie son père de « faire choix d’une personne qui me serve de guide-» ( ibid .), c’est-à-dire de lui chercher un propre directeur de conscience. La réaction du père en dit long (et la comédie touche là visiblement au tragique) : Don Louis se laisse tromper par son fils et lui pardonne à l’instant, et cela dans une double fonction. Ravi, soulagé et en jetant « des larmes de joie » ( ibid. ), il déclare à Don Juan : « Ah mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir-! -» ( ibid .). Ce faisant, il agit en chrétien croyant, profondément convaincu des principes chrétiens du repentir et de la rémission, mais aussi en père galant dont la tendresse fait preuve de la revalorisation fondamentale des émotions au sein des relations familiales. Le fait que la mère de Don Juan est inclue dans cette joie face au changement présumé du fils - « pour moi je m’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports de ravissement où je suis » (p. 896), dit Don Louis en sortant de la scène - va aussi dans cette direction. Une telle revalorisation des émotions familiales liée au personnage de Don Louis, répétons-le, est favorisée Fautes donjuanesques, remontrances galantes 47 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 par la pensée galante contemporaine et, en même temps, elle anticipe le ‘lieu’ essentiel que celles-ci occuperont au cours du siècle suivant 33 . La joie illusoire du père est d’autant plus grave dans la mesure où Don Juan découvre peu après que son comportement n’était qu’« un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre pour ménager un père dont j’ai besoin » (V, 2, p. 896). On peut en déduire deux aspects. D’un côté, la « politique », le « stratagème » et la « grimace » impliquent que le comportement de Don Juan est un véritable jeu d’acteur grâce auquel se potentialise le jeu théâtral propre à cette comédie. De l’autre, on constate qu’un Don Juan ayant « besoin » de son père reste apparemment dépendant de l’aide pécuniaire de celui-ci. C’est ainsi que se confirme encore une fois le portrait peu flatteur de Don Juan en petit marquis. 3. Leçons de performance courtoise : Elvire et ses frères Dans les dramatis personae de l’édition d’Amsterdam de 1683, Elvire est donnée sous le titre de « Maîtresse de Don Juan », dans la version de Paris de l’année précédente, par contre, sous celui de sa « Femme » (p. 848, var. p. 1650). Cette différence est importante dans la mesure où elle permet de préciser le statut de la relation des deux personnages. Comme le dialogue introductoire de leurs valets le met au jour, ils sont liés par « les saints nœuds du mariage » (I, 1, p. 850) après que Don Juan a enlevé Elvire d’un couvent où celle-ci avait pris le voile. Pourtant, il se révèlera au cours des actes suivants que ce mariage n’a pas été célébré publiquement ; il lui manque donc le consentement officiel du père d’Elvire, du Souverain et de l’Église en tant qu’institutions de la société de cour 34 . C’est dans le même dialogue des valets que le départ précipité de Don Juan juste avant le début de l’action est qualifié d’«-injure aux chastes feux de Done Elvire » ( ibid .). La notion des « chastes feux » sert de base à la caractérisation d’Elvire. En tant que religieuse s’enfuyant de son couvent avec Don Juan, Elvire est inévitablement rapprochée du désir sexuel. À partir de l’adjectif ‘chaste’, pourtant, elle est également mise en contraste avec son séducteur en tant que femme modeste, pure et chrétienne - voilà les qualités qui y sont associées 48 Hendrik Schlieper 33 Pour une analyse plus détaillée des rôles de la mère et du père dans ce contexte, voir les études d’Élisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVII e -XX e siècle) , Paris, Flammarion, 2010 ( 1 1980), et de Judith Frömmer, Vaterfiktionen. Empfindsamkeit und Patriarchat im Zeitalter der Aufklärung , Munich, Fink, 2008. 34 Cf. OC , t. 2, p. 1665, n. 10. Le statut problématique de cette relation déterminera aussi la confrontation entre Don Juan et les frères d’Elvire (j’y reviendrai). sémantiquement -, répondant ainsi à l’image idéale qu’on se fait à l’époque de l’honnêteté féminine 35 . C’est à la troisième scène du premier acte que cette caractérisation d’Elvire prend forme. Elvire y apparaît précipitée et emportée, « sans avoir changé d’habit-» et «-avec son équipage de Campagne-» selon l’annonce de Sganarelle (I, 2, p. 856). Réfléchissant sur le départ secret de Don Juan, elle agit en véritable amante abandonnée galante : « J’ai cherché des raisons », lui explique-t-elle, « pour excuser à ma tendresse le relâchement d’ amitié qu’elle voyait en vous » (I, 3, p. 856, je souligne). On y trouve non seulement la tendresse en tant que terme-clé de la galanterie, mais aussi le chevauchement sémantique des termes ‘amitié’ et ‘amour’ qui lui est propre 36 . Elvire continue, toutefois, en insistant pour que Don Juan dise quelque chose pour se défendre : « Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous savez vous justifier » (p. 857). Comme le terme « air » le trahit, Elvire s’intéresse moins aux motifs de Don Juan qu’à la manière dont celui-ci se défend 37 . En conséquence, les réponses évasives de Don Juan l’incitent à lui donner une véritable leçon de performance courtoise 38 -: Fautes donjuanesques, remontrances galantes 49 35 Voir le passage suivant de l’entrée H O N N E S T E T É dans le Dictionnaire universel de Furetière : « les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs. l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë. l’honnesteté des hommes, est une maniere d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile » et, pour une contextualisation plus ample de l’honnêteté féminine, Michèle Rosellini, « Censure et ‘honnêteté publique’ au XVII e siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », in : Littératures Classiques 68 (2009), p.-71-88, surtout p.-75 sq. 36 Voir à ce propos Daumas, Le Mariage amoureux , p. 98-104, et le chapitre « Cœurs vaillants et cœurs tendres. L’amitié et l’amour à l’époque moderne » du même auteur dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire des émotions , t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2016, p. 333-350. La relation entre l’amitié et l’amour est aussi au centre de plusieurs conversations insérées dans la Clélie de Madeleine de Scudéry comme, par exemple, celles sur « la naissance de l’amour » (Première Partie, p.-195-221) et sur «-amour et amitié-» (Troisième Partie, p.-320-326)-; l’indication des pages se réfère à l’édition critique du roman scudérien préparée par Chantal Morlet-Chantalat, 5 tomes, Paris, Honoré Champion, 2001-2005. En tant qu’amante abandonnée et plaintive, Elvire se place également dans la tradition littéraire des Heroïdes d’Ovide, autre texte-clé de l’appropriation galante de cet auteur ; voir supra et la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 37 Le Dictionnaire universel de Furetière, s.v. A I R , allègue la définition suivante : « Maniere d’agir, de parler, de vivre, soit en bonne, ou en mauvaise part. […] Air, signifie aussi, la mine, les traits du visage. » Il s’impose également de prendre en considération la conversation scudérienne « De l’air galant » dont Delphine Denis a préparé une édition critique (Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations (1653-1684). Pour une étude de l’archive galante , Paris, Honoré Champion, 1998, p.-39-57). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 par la pensée galante contemporaine et, en même temps, elle anticipe le ‘lieu’ essentiel que celles-ci occuperont au cours du siècle suivant 33 . La joie illusoire du père est d’autant plus grave dans la mesure où Don Juan découvre peu après que son comportement n’était qu’« un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre pour ménager un père dont j’ai besoin » (V, 2, p. 896). On peut en déduire deux aspects. D’un côté, la « politique », le « stratagème » et la « grimace » impliquent que le comportement de Don Juan est un véritable jeu d’acteur grâce auquel se potentialise le jeu théâtral propre à cette comédie. De l’autre, on constate qu’un Don Juan ayant « besoin » de son père reste apparemment dépendant de l’aide pécuniaire de celui-ci. C’est ainsi que se confirme encore une fois le portrait peu flatteur de Don Juan en petit marquis. 3. Leçons de performance courtoise : Elvire et ses frères Dans les dramatis personae de l’édition d’Amsterdam de 1683, Elvire est donnée sous le titre de « Maîtresse de Don Juan », dans la version de Paris de l’année précédente, par contre, sous celui de sa « Femme » (p. 848, var. p. 1650). Cette différence est importante dans la mesure où elle permet de préciser le statut de la relation des deux personnages. Comme le dialogue introductoire de leurs valets le met au jour, ils sont liés par « les saints nœuds du mariage » (I, 1, p. 850) après que Don Juan a enlevé Elvire d’un couvent où celle-ci avait pris le voile. Pourtant, il se révèlera au cours des actes suivants que ce mariage n’a pas été célébré publiquement ; il lui manque donc le consentement officiel du père d’Elvire, du Souverain et de l’Église en tant qu’institutions de la société de cour 34 . C’est dans le même dialogue des valets que le départ précipité de Don Juan juste avant le début de l’action est qualifié d’«-injure aux chastes feux de Done Elvire » ( ibid .). La notion des « chastes feux » sert de base à la caractérisation d’Elvire. En tant que religieuse s’enfuyant de son couvent avec Don Juan, Elvire est inévitablement rapprochée du désir sexuel. À partir de l’adjectif ‘chaste’, pourtant, elle est également mise en contraste avec son séducteur en tant que femme modeste, pure et chrétienne - voilà les qualités qui y sont associées 48 Hendrik Schlieper 33 Pour une analyse plus détaillée des rôles de la mère et du père dans ce contexte, voir les études d’Élisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVII e -XX e siècle) , Paris, Flammarion, 2010 ( 1 1980), et de Judith Frömmer, Vaterfiktionen. Empfindsamkeit und Patriarchat im Zeitalter der Aufklärung , Munich, Fink, 2008. 34 Cf. OC , t. 2, p. 1665, n. 10. Le statut problématique de cette relation déterminera aussi la confrontation entre Don Juan et les frères d’Elvire (j’y reviendrai). sémantiquement -, répondant ainsi à l’image idéale qu’on se fait à l’époque de l’honnêteté féminine 35 . C’est à la troisième scène du premier acte que cette caractérisation d’Elvire prend forme. Elvire y apparaît précipitée et emportée, « sans avoir changé d’habit-» et «-avec son équipage de Campagne-» selon l’annonce de Sganarelle (I, 2, p. 856). Réfléchissant sur le départ secret de Don Juan, elle agit en véritable amante abandonnée galante : « J’ai cherché des raisons », lui explique-t-elle, « pour excuser à ma tendresse le relâchement d’ amitié qu’elle voyait en vous » (I, 3, p. 856, je souligne). On y trouve non seulement la tendresse en tant que terme-clé de la galanterie, mais aussi le chevauchement sémantique des termes ‘amitié’ et ‘amour’ qui lui est propre 36 . Elvire continue, toutefois, en insistant pour que Don Juan dise quelque chose pour se défendre : « Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous savez vous justifier » (p. 857). Comme le terme « air » le trahit, Elvire s’intéresse moins aux motifs de Don Juan qu’à la manière dont celui-ci se défend 37 . En conséquence, les réponses évasives de Don Juan l’incitent à lui donner une véritable leçon de performance courtoise 38 -: Fautes donjuanesques, remontrances galantes 49 35 Voir le passage suivant de l’entrée H O N N E S T E T É dans le Dictionnaire universel de Furetière : « les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs. l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë. l’honnesteté des hommes, est une maniere d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile » et, pour une contextualisation plus ample de l’honnêteté féminine, Michèle Rosellini, « Censure et ‘honnêteté publique’ au XVII e siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », in : Littératures Classiques 68 (2009), p.-71-88, surtout p.-75 sq. 36 Voir à ce propos Daumas, Le Mariage amoureux , p. 98-104, et le chapitre « Cœurs vaillants et cœurs tendres. L’amitié et l’amour à l’époque moderne » du même auteur dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (éd.), Histoire des émotions , t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières , Paris, Seuil, 2016, p. 333-350. La relation entre l’amitié et l’amour est aussi au centre de plusieurs conversations insérées dans la Clélie de Madeleine de Scudéry comme, par exemple, celles sur « la naissance de l’amour » (Première Partie, p.-195-221) et sur «-amour et amitié-» (Troisième Partie, p.-320-326)-; l’indication des pages se réfère à l’édition critique du roman scudérien préparée par Chantal Morlet-Chantalat, 5 tomes, Paris, Honoré Champion, 2001-2005. En tant qu’amante abandonnée et plaintive, Elvire se place également dans la tradition littéraire des Heroïdes d’Ovide, autre texte-clé de l’appropriation galante de cet auteur ; voir supra et la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 37 Le Dictionnaire universel de Furetière, s.v. A I R , allègue la définition suivante : « Maniere d’agir, de parler, de vivre, soit en bonne, ou en mauvaise part. […] Air, signifie aussi, la mine, les traits du visage. » Il s’impose également de prendre en considération la conversation scudérienne « De l’air galant » dont Delphine Denis a préparé une édition critique (Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations (1653-1684). Pour une étude de l’archive galante , Paris, Honoré Champion, 1998, p.-39-57). Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 Ah, que vous savez mal vous défendre, pour un homme de Cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses, j’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez ; que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? […] voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes (p. 857 sq.). Il s’impose de se focaliser sur la « noble effronterie ». Vu de près, il ne s’agit pas d’un oxymore, mais d’un concept propre à la sociabilité courtoise. Si l’on suit les traités de comportement et les conversations propres à la littérature galante, la civilité d’un « homme de Cour » est intrinsèquement liée à la flatterie, à la « dissimulation honnête » et à la « tromperie galante » - conceptuellement proches, toutes les trois, de la notion avancée par Elvire -, et cela dans le seul but de plaire au vis-à-vis 39 . C’est ainsi qu’Elvire révèle les principes sociaux régulateurs qu’elle a intériorisés en tant que « Done », membre de la noblesse, et véritable galante femme. Nul doute que la réaction de Don Juan - « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère » (p. 858) - doit être comprise comme la feinte d’un homme galant pervertissant les principes sociaux auxquels Elvire l’a rappelé. Ce qui complique les choses, c’est qu’il joue 50 Hendrik Schlieper 38 Cf. Spingler, « The Actor and the Statue », p. 355 : « Donna Elvira gives a lesson in court performance which betrays her deep desire to have Don Juan legitimize her aristocratic identity through the appropriateness of his own playing-». 39 À l’exemple d’ Amphitryon , j’ai proposé une approche de ce phénomène tel qu’il se manifeste chez Molière dans mon article « Die Grenzen galanter Täuschung : tromperie und Identität in Molières Amphitryon (1668) », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 41/ 1-2 (2017), p. 85-101, ici p. 87-90. Pour une contextualisation plus détaillée, voir les études suivantes : Roland Galle, « Honnêteté und sincérité », in : Fritz Nies, Karlheinz Stierle (éd.), Französische Klassik. Theorie, Literatur, Malerei , Munich, Fink, 1985, p. 33-60, Jean Starobinski, « Sur la flatterie », in : Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières , Paris, Gallimard, 1991 ( 1 1971), p. 61-90, Louis van Delft, « La notion de la ‘dissimulation honnête’ dans la culture classique », in : Bernard Yon (éd.), Prémices et Floraison de l’Âge classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse , Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995, p. 251-267, Christoph Strosetzki, Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVII e siècle , Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL, 1984, chap. 5 : « Les types idéaux du XVII e siècle comme paradigmes de la conversation », surtout p. 148 sqq. à propos de la dissimulation, Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation de Madeleine de Scudéry , Paris, Honoré Champion, 1997, chap. « mensonge et vérité des usages mondains », p. 261 sqq., et, en ce qui concernce la ‘tromperie galante’, Séverine Genieys-Kirk, « De l’art de ‘savoir bien feindre’ dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry », in : Catherine Emerson, Maria Scott (éd.), Artful Deceptions. Verbal and Visual Trickery in French Culture. Les Supercheries littéraires et visuelles. La Tromperie dans la culture française , Berne, Peter Lang, 2006, p.-227-242, ici p.-227. 40 Cf. la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636 sq. 41 Je me réfère ici à l’étude-clé de Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit , Paris, PUF, 1996. 42 «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 43 Voir à ce propos Spingler, « The Actor and the Statue », p. 357 sq., aussi bien que la caractérisation d’Elvire par Éric Turcat, « Elvire et le projet donjuanesque », in : Cahiers du Dix-Septième 18 (2017), p.-23-44. 44 Je me réfère ici à la lecture de la fin du roman de Lafayette proposée par Nancy K. Miller, « Plots and Plausibilities in Women’s Fiction », in : Subject to Change. Reading Feminist Writing , New York, Columbia University Press, 1988, p.-25-46. avec les sentiments religieux d’Elvire, s’appropriant - comme il le fait vis-à-vis de son père - une diction qui y correspond. Concrètement, il veut faire croire Elvire qu’il l’a quittée « par un pur motif de conscience », obéissant à une « sainte pensée » ( ibid .). Elvire, d’emblée, voit clair dans le jeu irrévérencieux de Don Juan et sort furieusement en le qualifiant de «-scélérat-» ( ibid .). Il est d’autant plus remarquable qu’Elvire apparaît encore une fois au quatrième acte de la pièce, suppliant Don Juan de revenir sur le droit chemin. C’est déjà son apparence extérieure en « Dame voilée » (IV, 6, p. 891) qui laisse voir que, cette fois, agissant en pécheresse pénitente et en nouvelle Marie Madeleine 40 , elle est résolue à renoncer à son « amour terrestre » en faveur d’une « tendresse toute sainte » et à chercher une « retraite » ( ibid .), à s’installer « loin du monde et du bruit 41 » de la Cour. Ce faisant, Elvire évoque un type fort « familier à la Cour 42 » et traité en détail dans la littérature de l’époque (où la retraite de la Princesse de Clèves occupe une place prépondérante). Il est indéniable que ses « armes » et ses « prières » (p. 892) font une grande impression sur les autres personnages. Elvire une fois sortie, Don Juan avoue à son valet : « Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, […] que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint » ? (IV, 7, p. 893). Sur ce fond (et même si le feu réveillé de Don Juan s’éteint rapidement), il convient de réfléchir sur la sincérité des paroles d’Elvire 43 . On pourra se demander en effet si Elvire n’a pas réussi à battre Don Juan sur son propre terrain : était-elle vraiment décidée à l’amener au repentir, ou n’a-t-elle pas plutôt agi en véritable actrice déployant, dans un acte d’autonomisation féminine comparable à celui de la princesse lafayettienne 44 , cet « air » qu’elle avait justement exigé de Don Juan lors de leur première rencontre sur scène-? Dans le contexte de l’impression ambigüe qu’elle laisse, il est indiqué de revenir encore une fois sur le statut noble d’Elvire et donc aux deux autres représentants de sa famille, ses frères Don Alonse et Don Carlos. L’apparition du dernier met fin à la scène hautement problématique du pauvre où Don Juan Fautes donjuanesques, remontrances galantes 51 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 Ah, que vous savez mal vous défendre, pour un homme de Cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses, j’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez ; que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? […] voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes (p. 857 sq.). Il s’impose de se focaliser sur la « noble effronterie ». Vu de près, il ne s’agit pas d’un oxymore, mais d’un concept propre à la sociabilité courtoise. Si l’on suit les traités de comportement et les conversations propres à la littérature galante, la civilité d’un « homme de Cour » est intrinsèquement liée à la flatterie, à la « dissimulation honnête » et à la « tromperie galante » - conceptuellement proches, toutes les trois, de la notion avancée par Elvire -, et cela dans le seul but de plaire au vis-à-vis 39 . C’est ainsi qu’Elvire révèle les principes sociaux régulateurs qu’elle a intériorisés en tant que « Done », membre de la noblesse, et véritable galante femme. Nul doute que la réaction de Don Juan - « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère » (p. 858) - doit être comprise comme la feinte d’un homme galant pervertissant les principes sociaux auxquels Elvire l’a rappelé. Ce qui complique les choses, c’est qu’il joue 50 Hendrik Schlieper 38 Cf. Spingler, « The Actor and the Statue », p. 355 : « Donna Elvira gives a lesson in court performance which betrays her deep desire to have Don Juan legitimize her aristocratic identity through the appropriateness of his own playing-». 39 À l’exemple d’ Amphitryon , j’ai proposé une approche de ce phénomène tel qu’il se manifeste chez Molière dans mon article « Die Grenzen galanter Täuschung : tromperie und Identität in Molières Amphitryon (1668) », in : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 41/ 1-2 (2017), p. 85-101, ici p. 87-90. Pour une contextualisation plus détaillée, voir les études suivantes : Roland Galle, « Honnêteté und sincérité », in : Fritz Nies, Karlheinz Stierle (éd.), Französische Klassik. Theorie, Literatur, Malerei , Munich, Fink, 1985, p. 33-60, Jean Starobinski, « Sur la flatterie », in : Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières , Paris, Gallimard, 1991 ( 1 1971), p. 61-90, Louis van Delft, « La notion de la ‘dissimulation honnête’ dans la culture classique », in : Bernard Yon (éd.), Prémices et Floraison de l’Âge classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse , Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995, p. 251-267, Christoph Strosetzki, Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVII e siècle , Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL, 1984, chap. 5 : « Les types idéaux du XVII e siècle comme paradigmes de la conversation », surtout p. 148 sqq. à propos de la dissimulation, Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation de Madeleine de Scudéry , Paris, Honoré Champion, 1997, chap. « mensonge et vérité des usages mondains », p. 261 sqq., et, en ce qui concernce la ‘tromperie galante’, Séverine Genieys-Kirk, « De l’art de ‘savoir bien feindre’ dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry », in : Catherine Emerson, Maria Scott (éd.), Artful Deceptions. Verbal and Visual Trickery in French Culture. Les Supercheries littéraires et visuelles. La Tromperie dans la culture française , Berne, Peter Lang, 2006, p.-227-242, ici p.-227. 40 Cf. la «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636 sq. 41 Je me réfère ici à l’étude-clé de Bernard Beugnot, Le discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit , Paris, PUF, 1996. 42 «-Notice-» dans OC , t.-2, p.-1636. 43 Voir à ce propos Spingler, « The Actor and the Statue », p. 357 sq., aussi bien que la caractérisation d’Elvire par Éric Turcat, « Elvire et le projet donjuanesque », in : Cahiers du Dix-Septième 18 (2017), p.-23-44. 44 Je me réfère ici à la lecture de la fin du roman de Lafayette proposée par Nancy K. Miller, « Plots and Plausibilities in Women’s Fiction », in : Subject to Change. Reading Feminist Writing , New York, Columbia University Press, 1988, p.-25-46. avec les sentiments religieux d’Elvire, s’appropriant - comme il le fait vis-à-vis de son père - une diction qui y correspond. Concrètement, il veut faire croire Elvire qu’il l’a quittée « par un pur motif de conscience », obéissant à une « sainte pensée » ( ibid .). Elvire, d’emblée, voit clair dans le jeu irrévérencieux de Don Juan et sort furieusement en le qualifiant de «-scélérat-» ( ibid .). Il est d’autant plus remarquable qu’Elvire apparaît encore une fois au quatrième acte de la pièce, suppliant Don Juan de revenir sur le droit chemin. C’est déjà son apparence extérieure en « Dame voilée » (IV, 6, p. 891) qui laisse voir que, cette fois, agissant en pécheresse pénitente et en nouvelle Marie Madeleine 40 , elle est résolue à renoncer à son « amour terrestre » en faveur d’une « tendresse toute sainte » et à chercher une « retraite » ( ibid .), à s’installer « loin du monde et du bruit 41 » de la Cour. Ce faisant, Elvire évoque un type fort « familier à la Cour 42 » et traité en détail dans la littérature de l’époque (où la retraite de la Princesse de Clèves occupe une place prépondérante). Il est indéniable que ses « armes » et ses « prières » (p. 892) font une grande impression sur les autres personnages. Elvire une fois sortie, Don Juan avoue à son valet : « Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, […] que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint » ? (IV, 7, p. 893). Sur ce fond (et même si le feu réveillé de Don Juan s’éteint rapidement), il convient de réfléchir sur la sincérité des paroles d’Elvire 43 . On pourra se demander en effet si Elvire n’a pas réussi à battre Don Juan sur son propre terrain : était-elle vraiment décidée à l’amener au repentir, ou n’a-t-elle pas plutôt agi en véritable actrice déployant, dans un acte d’autonomisation féminine comparable à celui de la princesse lafayettienne 44 , cet « air » qu’elle avait justement exigé de Don Juan lors de leur première rencontre sur scène-? Dans le contexte de l’impression ambigüe qu’elle laisse, il est indiqué de revenir encore une fois sur le statut noble d’Elvire et donc aux deux autres représentants de sa famille, ses frères Don Alonse et Don Carlos. L’apparition du dernier met fin à la scène hautement problématique du pauvre où Don Juan Fautes donjuanesques, remontrances galantes 51 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 45 Pour une lecture détaillée de cette scène, voir Jacques Morel, « À propos de la ‘scène du pauvre’ dans Dom Juan », in : Revue d’Histoire littéraire de la France 5-6 (1972), p.-939-944, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-77-82. choque sévèrement la morale chrétienne 45 . Pourtant, il court à l’aide de Don Carlos quand il le voit « attaqué par trois autres » (III, 2, p. 877). Bien entendu, on peut se demander si un sens sincère de la justice et de l’honneur - « la partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté » ( ibid .), dit-il en partant - ou une simple soif d’aventure sert de motif à Don Juan. Quoi qu’il en soit, les trois attaquants une fois mis en fuite, Don Carlos et Don Juan, chacun ignorant l’identité de l’autre, entrent dans un dialogue sur les mœurs aristocratiques. Il est tout à fait remarquable que Don Carlos se démarque visiblement du code d’honneur aristocratique se référant vis-à-vis de Don Juan à « une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les Gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur » (III, 3, p. 878). Cette remarque est révélatrice pour deux raisons. D’un côté, on comprend aisément que Don Carlos parle du rapt de sa sœur Elvire sans savoir que son interlocuteur est justement l’instigateur de la « fâcheuse affaire » à laquelle il se voit confronté. De l’autre, c’est à travers ces réflexions que se profile le portrait de Don Carlos en noble curialisé qui a pris ses distances par rapport aux valeurs traditionnellement essentielles à la noblesse d’épée auxquelles on doit tout «-sacrifier-». Cet état d’esprit de Don Carlos est encore plus mis en relief lors de l’entrée de son frère. Vu de près, Don Alonse se révèle être le représentant d’une noblesse qui, à l’époque du Festin de Pierre de Molière, appartient déjà au passé. Il s’ensuit - et cela importe - que Don Alonse et Don Juan occupent le même rang hors de la société de cour contemporaine alors que Don Carlos représente les valeurs morales qui se trouvent au cœur de celle-ci. Ces positions se manifestent au cours de la quatrième scène du troisième acte. La vraie identité de Don Juan en tant que séducteur d’Elvire et l’atteinte à l’honneur de la famille de celleci une fois découvertes, Don Alonse enrage, disant net à son frère « il faut qu’il [sc. Don Juan] meure » (III, 4, v. 880) et provoquant ainsi Don Juan en duel. L’édition de Paris de 1682 y ajoute la remarque importante « l’honneur est infiniment plus précieux que la vie » (var. p. 906), dans laquelle se reflète toute la confiance aveugle de Don Alonse en l’honneur aristocratique. C’est ainsi que Don Alonse doit être conçu comme un caractère impopulaire et étrange au public contemporain. Cela s’explique, d’un côté, par le fait que ce public est conscient de l’interdiction royale du duel violée et par Don Alonse et par Don Juan 46 . De l’autre, l’image que ce public se fait de lui-même se conforme plutôt à l’attitude équilibrée qu’adopte Don Carlos, se rapprochant ainsi de l’éthos du père de Don Juan. Certes, il est, lui aussi, loin de minimiser l’atteinte portée 52 Hendrik Schlieper 46 Voir la note correspondante dans OC , t. 2, p. 1660, n. 20. Pour le ‘lieu’ historique du duel à l’époque de Molière, voir Micheline Cuénin, Le duel sous l’Ancien Régime , Paris, Presses de la Renaissance, 1982. 47 Forestier et Bourqui font ressortir que la comédie reprend ici un sujet propre aux conversations galantes contemporaines (« si une injure peut tellement effacer le bienfait précédent que nous en démeurions quittes sans tomber dans l’ingratitude »), cf. la note correspondante dans OC , t.-2, p.-1660 sq., note 24. 48 Voir à ce propos l’entrée D O U C E U R dans le Dictionnaire universel de Furetière : « La vie privée a ses douceur [sic], aussi-bien que celle de la Cour . On ramene les gens par la douceur, en les flattant […] On dit, Compter des douceurs à une femme , lui dire quelque douceur, pour dire, la flatter, lui faire l’amour » (je souligne). Pour une contextualisation plus ample, cf. les articles réunis dans Marie-Hélène Prat, Pierre Servet (éd.), Le doux au XVII e et XVIII e siècles. Écriture, politique, spiritualité , Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003. à l’honneur familial par Don Juan - « vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite » (p. 881) -, mais il met dans la balance qu’il lui est « redevable de la vie » (var. p. 906) 47 . En outre, il s’oppose à l’« emportement » et à l’« aveugle colère » de son frère (p. 881), faisant appel à la « modération » et à la « raison » (p. 880 sq.). Concrètement, il donne la possibilité de résoudre le conflit sans que lui ou son frère se livrent à un duel avec Don Juan, expliquant à ce dernier : « je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle [sc. l’offense] demande : il est des moyens doux pour nous satisfaire, il en est de violents et sanglants » (p. 881). C’est lors de sa deuxième rencontre avec le protagoniste que Don Carlos concrétise ces « moyens doux » sous forme de remontrance galante : il propose à Don Juan de confirmer « publiquement à ma sœur […] le nom de votre femme » (V, 3, p. 899). L’adjectif ‘doux’, quant à lui, est important dans la mesure où il évoque un autre terme-clé de la France galante qui est sémantiquement lié au monde de la Cour et à l’idée d’une relation civilisée et galante entre les sexes 48 . Sur ce fond, il n’est pas surprenant que Don Alonse fasse reproche à son frère de ses « sentiments pleins de douceur » (III, 4, p. 880) ; nul doute pourtant qu’il s’agit de sentiments particulièrement appréciés par la partie galante du public. 4. «-[S’]il est galant homme-»-: Don Juan face à la statue du Commandeur Pour conclure cette lecture, il convient de se consacrer encore aux scènes probablement les plus connues du mythe de Don Juan, à savoir la confrontation entre le protagoniste et la statue du Commandeur. Dans la version moliéresque, le meurtre de celui-ci par Don Juan (dont nous n’apprenons pas le motif concret) se situe aux antécédents de l’action (voir la remarque de Sganarelle portant sur Fautes donjuanesques, remontrances galantes 53 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 45 Pour une lecture détaillée de cette scène, voir Jacques Morel, « À propos de la ‘scène du pauvre’ dans Dom Juan », in : Revue d’Histoire littéraire de la France 5-6 (1972), p.-939-944, repr. dans Ronzeaud (éd.), Molière, Dom Juan, op. cit. , p.-77-82. choque sévèrement la morale chrétienne 45 . Pourtant, il court à l’aide de Don Carlos quand il le voit « attaqué par trois autres » (III, 2, p. 877). Bien entendu, on peut se demander si un sens sincère de la justice et de l’honneur - « la partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté » ( ibid .), dit-il en partant - ou une simple soif d’aventure sert de motif à Don Juan. Quoi qu’il en soit, les trois attaquants une fois mis en fuite, Don Carlos et Don Juan, chacun ignorant l’identité de l’autre, entrent dans un dialogue sur les mœurs aristocratiques. Il est tout à fait remarquable que Don Carlos se démarque visiblement du code d’honneur aristocratique se référant vis-à-vis de Don Juan à « une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les Gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur » (III, 3, p. 878). Cette remarque est révélatrice pour deux raisons. D’un côté, on comprend aisément que Don Carlos parle du rapt de sa sœur Elvire sans savoir que son interlocuteur est justement l’instigateur de la « fâcheuse affaire » à laquelle il se voit confronté. De l’autre, c’est à travers ces réflexions que se profile le portrait de Don Carlos en noble curialisé qui a pris ses distances par rapport aux valeurs traditionnellement essentielles à la noblesse d’épée auxquelles on doit tout «-sacrifier-». Cet état d’esprit de Don Carlos est encore plus mis en relief lors de l’entrée de son frère. Vu de près, Don Alonse se révèle être le représentant d’une noblesse qui, à l’époque du Festin de Pierre de Molière, appartient déjà au passé. Il s’ensuit - et cela importe - que Don Alonse et Don Juan occupent le même rang hors de la société de cour contemporaine alors que Don Carlos représente les valeurs morales qui se trouvent au cœur de celle-ci. Ces positions se manifestent au cours de la quatrième scène du troisième acte. La vraie identité de Don Juan en tant que séducteur d’Elvire et l’atteinte à l’honneur de la famille de celleci une fois découvertes, Don Alonse enrage, disant net à son frère « il faut qu’il [sc. Don Juan] meure » (III, 4, v. 880) et provoquant ainsi Don Juan en duel. L’édition de Paris de 1682 y ajoute la remarque importante « l’honneur est infiniment plus précieux que la vie » (var. p. 906), dans laquelle se reflète toute la confiance aveugle de Don Alonse en l’honneur aristocratique. C’est ainsi que Don Alonse doit être conçu comme un caractère impopulaire et étrange au public contemporain. Cela s’explique, d’un côté, par le fait que ce public est conscient de l’interdiction royale du duel violée et par Don Alonse et par Don Juan 46 . De l’autre, l’image que ce public se fait de lui-même se conforme plutôt à l’attitude équilibrée qu’adopte Don Carlos, se rapprochant ainsi de l’éthos du père de Don Juan. Certes, il est, lui aussi, loin de minimiser l’atteinte portée 52 Hendrik Schlieper 46 Voir la note correspondante dans OC , t. 2, p. 1660, n. 20. Pour le ‘lieu’ historique du duel à l’époque de Molière, voir Micheline Cuénin, Le duel sous l’Ancien Régime , Paris, Presses de la Renaissance, 1982. 47 Forestier et Bourqui font ressortir que la comédie reprend ici un sujet propre aux conversations galantes contemporaines (« si une injure peut tellement effacer le bienfait précédent que nous en démeurions quittes sans tomber dans l’ingratitude »), cf. la note correspondante dans OC , t.-2, p.-1660 sq., note 24. 48 Voir à ce propos l’entrée D O U C E U R dans le Dictionnaire universel de Furetière : « La vie privée a ses douceur [sic], aussi-bien que celle de la Cour . On ramene les gens par la douceur, en les flattant […] On dit, Compter des douceurs à une femme , lui dire quelque douceur, pour dire, la flatter, lui faire l’amour » (je souligne). Pour une contextualisation plus ample, cf. les articles réunis dans Marie-Hélène Prat, Pierre Servet (éd.), Le doux au XVII e et XVIII e siècles. Écriture, politique, spiritualité , Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003. à l’honneur familial par Don Juan - « vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite » (p. 881) -, mais il met dans la balance qu’il lui est « redevable de la vie » (var. p. 906) 47 . En outre, il s’oppose à l’« emportement » et à l’« aveugle colère » de son frère (p. 881), faisant appel à la « modération » et à la « raison » (p. 880 sq.). Concrètement, il donne la possibilité de résoudre le conflit sans que lui ou son frère se livrent à un duel avec Don Juan, expliquant à ce dernier : « je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle [sc. l’offense] demande : il est des moyens doux pour nous satisfaire, il en est de violents et sanglants » (p. 881). C’est lors de sa deuxième rencontre avec le protagoniste que Don Carlos concrétise ces « moyens doux » sous forme de remontrance galante : il propose à Don Juan de confirmer « publiquement à ma sœur […] le nom de votre femme » (V, 3, p. 899). L’adjectif ‘doux’, quant à lui, est important dans la mesure où il évoque un autre terme-clé de la France galante qui est sémantiquement lié au monde de la Cour et à l’idée d’une relation civilisée et galante entre les sexes 48 . Sur ce fond, il n’est pas surprenant que Don Alonse fasse reproche à son frère de ses « sentiments pleins de douceur » (III, 4, p. 880) ; nul doute pourtant qu’il s’agit de sentiments particulièrement appréciés par la partie galante du public. 4. «-[S’]il est galant homme-»-: Don Juan face à la statue du Commandeur Pour conclure cette lecture, il convient de se consacrer encore aux scènes probablement les plus connues du mythe de Don Juan, à savoir la confrontation entre le protagoniste et la statue du Commandeur. Dans la version moliéresque, le meurtre de celui-ci par Don Juan (dont nous n’apprenons pas le motif concret) se situe aux antécédents de l’action (voir la remarque de Sganarelle portant sur Fautes donjuanesques, remontrances galantes 53 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 49 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, s.v. C O M M A N D E U R , précise que le titre de ‘Commandeur’ appartient à un «-Chevalier d’un ordre militaire-». 50 Cf. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 53, et Spingler, « The Actor and the Statue », p. 352, qui souligne le contraste éclatant entre le courtisan en tant que ‘statue’ et le Don Juan moliéresque dont le cœur est caractérisé par Sganarelle comme « le plus grand coureur du monde [qui] se plaît à se promener de lieux en lieux, et n’aime point à demeurer en place-» (I,-2, p.-852). « la mort de ce Commandeur que vous tuâtes il y six mois » lors de la première apparition sur scène de son maître, I, 2, p. 855). C’est à la cinquième scène du troisième acte que Sganarelle et Don Juan se trouvent devant le tombeau du Commandeur. En réponse à la grande réserve de son valet - « Cela n’est pas civil d’aller voir un homme que vous avez tué » (III, 5, p. 882) -, Don Juan déclare d’un ton tout à fait hypocrite : « Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme » (p. 882 sq.). Étant donné que nous avons là la seule occurrence du terme ‘galant’ dans toute la pièce, il s’impose de l’analyser de plus près. Comme il est bien connu des autres versions du mythe de Don Juan anté‐ rieures à celle de Molière, le protagoniste invite la statue à souper avec lui. Sans aucun doute, il s’agit d’un geste complètement moqueur trahissant que la « civilité » ou l’éthos du « galant homme » n’ont aucune valeur sérieuse pour Don Juan. En revanche, c’est à travers la statue du Commandeur que l’éthos du noble et du galant homme est ostensiblement mis en évidence 49 . Plusieurs aspects en témoignent. Tout d’abord, ce n’est probablement pas par hasard que la statue, selon Jean-Marie Apostolidès, sert de figure emblématique du vrai courtisan 50 . En outre, la statue du Commandeur agit en homme de manières civiles et courtoises (au double sens du mot) : il accepte l’invitation de son meurtrier et, le souper une fois pris, l’invite en retour. Ce retour de Don Juan à la statue du Commandeur marque la scène de clôture au cours de laquelle le protagoniste, brûlé par « un feu invisible » (V, 6, p. 902), reçoit enfin sa punition. Dans le contexte de ce ‘festin de pierre’ qui donne le titre à la pièce, on peut s’apercevoir que la statue du Commandeur se transforme en porte-parole des valeurs directrices de la société galante telles qu’elles se manifestent dans les différentes dimensions de l’amour galant. D’un côté, il punit Don Juan - qui a fait fi de toutes les remontrances ‘galantes’ de la part de son valet, de son père, de sa maîtresse et du frère de celle-ci - en déclarant : « Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à la foudre » (p. 901). Il convient notamment de mettre l’accent sur la « foudre ». Au sens littéral du mot, elle évoque la machinerie théâtrale qui, à l’occasion de la « mort funeste » du protagoniste 54 Hendrik Schlieper 51 Cf. les précisions proposées dans la Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre , op. cit. , p. 1245 (« l’ombre entre, […] le fait abîmer dans un gouffre, précédé des éclairs et du Tonnerre, tout le Théâtre paraît en feu ») aussi bien que les explications de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan », p. 494-496, et Woodrough, «-Parodying the Pleasure Principle-», p.-174 sq. 52 Dictionnaire de l’Académie française ( 1 1694), s.v. F O U D R E . 53 Le frontispice joint aux éditions de Paris et d’Amsterdam de la comédie (voir OC , t. 2, p. 846), démontrant Sganarelle, la statue du Commandeur et Don Juan lors du festin de pierre, l’illustre d’une manière particulièrement claire. 54 Cf. Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , p. 73 sq., et Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle-», p.-170. 55 Pour une analyse plus détaillée de cette translatio Romae, voir Marc Bayard (éd.), Rome- Paris, 1640. Transferts Culturels et Renaissance d’un Centre Artistique , Paris, Somogy Éd. d’Art, 2010, et Dietrich Erben, Paris und Rom. Die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV. , Berlin, Akademie Verlag, 2004. (évidemment sous forme de descente aux enfers), joue sur tous les registres 51 . En outre, la foudre, prise au sens figuré du mot, évoque sémantiquement l’amour sacré et l’amour porté au souverain tels qu’ils s’intègrent dans la conception tripartite de l’amour galant : selon la définition contemporaine du Dictionnaire de l’Académie française , la foudre représente à la fois le « courroux de Dieu » et « l’indignation des Souverains 52 », tous les deux incarnés dans la statue qui y est mise en scène. De l’autre, l’apparence extérieure de la statue, quant à elle, permet une autre déduction importante. Lors de sa première visite du tombeau du Commandeur, Don Juan attire l’attention sur l’« habit d’Empereur Romain » (III, 5, p. 883) de la statue. On comprend aisément à quel point une telle apparence majestueuse contraste nettement avec le propre habit raffiné du protagoniste faisant le petit marquis 53 . À cela s’ajoute que la statue de l’« Empereur romain » évoque l’amour souverain de son propre côté, faisant allusion à la fameuse entrée à cheval de Louis XIV habillé en empereur romain au Grand Carrousel de 1662 54 . D’une manière plus générale, c’est le mythe romain propre à la galanterie que la statue du Commandeur fait entrer en jeu. La France galante du XVII e siècle se constitue en réactualisant la civilisation de la Rome antique (ce n’est par hasard que le roman-clé de la galanterie de la plume de Madeleine de Scudéry porte le titre de Clélie, histoire romaine ) 55 . C’est pourquoi le public contemporain de la comédie de Molière trouve son plaisir, certes, aux crimes de Don Juan, à la réfraction comique de ceux-ci de la part de Sganarelle et aux effets spectaculaires qui vont de pair avec eux, mais également à la confirmation de sa propre vision du monde telle que le Commandeur, Don Louis, Don Carlos et (au moins partiellement) Elvire la mettent sous les yeux. Fautes donjuanesques, remontrances galantes 55 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0010 49 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, s.v. C O M M A N D E U R , précise que le titre de ‘Commandeur’ appartient à un «-Chevalier d’un ordre militaire-». 50 Cf. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 53, et Spingler, « The Actor and the Statue », p. 352, qui souligne le contraste éclatant entre le courtisan en tant que ‘statue’ et le Don Juan moliéresque dont le cœur est caractérisé par Sganarelle comme « le plus grand coureur du monde [qui] se plaît à se promener de lieux en lieux, et n’aime point à demeurer en place-» (I,-2, p.-852). « la mort de ce Commandeur que vous tuâtes il y six mois » lors de la première apparition sur scène de son maître, I, 2, p. 855). C’est à la cinquième scène du troisième acte que Sganarelle et Don Juan se trouvent devant le tombeau du Commandeur. En réponse à la grande réserve de son valet - « Cela n’est pas civil d’aller voir un homme que vous avez tué » (III, 5, p. 882) -, Don Juan déclare d’un ton tout à fait hypocrite : « Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme » (p. 882 sq.). Étant donné que nous avons là la seule occurrence du terme ‘galant’ dans toute la pièce, il s’impose de l’analyser de plus près. Comme il est bien connu des autres versions du mythe de Don Juan anté‐ rieures à celle de Molière, le protagoniste invite la statue à souper avec lui. Sans aucun doute, il s’agit d’un geste complètement moqueur trahissant que la « civilité » ou l’éthos du « galant homme » n’ont aucune valeur sérieuse pour Don Juan. En revanche, c’est à travers la statue du Commandeur que l’éthos du noble et du galant homme est ostensiblement mis en évidence 49 . Plusieurs aspects en témoignent. Tout d’abord, ce n’est probablement pas par hasard que la statue, selon Jean-Marie Apostolidès, sert de figure emblématique du vrai courtisan 50 . En outre, la statue du Commandeur agit en homme de manières civiles et courtoises (au double sens du mot) : il accepte l’invitation de son meurtrier et, le souper une fois pris, l’invite en retour. Ce retour de Don Juan à la statue du Commandeur marque la scène de clôture au cours de laquelle le protagoniste, brûlé par « un feu invisible » (V, 6, p. 902), reçoit enfin sa punition. Dans le contexte de ce ‘festin de pierre’ qui donne le titre à la pièce, on peut s’apercevoir que la statue du Commandeur se transforme en porte-parole des valeurs directrices de la société galante telles qu’elles se manifestent dans les différentes dimensions de l’amour galant. D’un côté, il punit Don Juan - qui a fait fi de toutes les remontrances ‘galantes’ de la part de son valet, de son père, de sa maîtresse et du frère de celle-ci - en déclarant : « Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à la foudre » (p. 901). Il convient notamment de mettre l’accent sur la « foudre ». Au sens littéral du mot, elle évoque la machinerie théâtrale qui, à l’occasion de la « mort funeste » du protagoniste 54 Hendrik Schlieper 51 Cf. les précisions proposées dans la Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre , op. cit. , p. 1245 (« l’ombre entre, […] le fait abîmer dans un gouffre, précédé des éclairs et du Tonnerre, tout le Théâtre paraît en feu ») aussi bien que les explications de Guardia, « Pour une poétique classique de Dom Juan », p. 494-496, et Woodrough, «-Parodying the Pleasure Principle-», p.-174 sq. 52 Dictionnaire de l’Académie française ( 1 1694), s.v. F O U D R E . 53 Le frontispice joint aux éditions de Paris et d’Amsterdam de la comédie (voir OC , t. 2, p. 846), démontrant Sganarelle, la statue du Commandeur et Don Juan lors du festin de pierre, l’illustre d’une manière particulièrement claire. 54 Cf. Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire , p. 73 sq., et Woodrough, « Parodying the Pleasure Principle-», p.-170. 55 Pour une analyse plus détaillée de cette translatio Romae, voir Marc Bayard (éd.), Rome- Paris, 1640. Transferts Culturels et Renaissance d’un Centre Artistique , Paris, Somogy Éd. d’Art, 2010, et Dietrich Erben, Paris und Rom. Die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV. , Berlin, Akademie Verlag, 2004. (évidemment sous forme de descente aux enfers), joue sur tous les registres 51 . En outre, la foudre, prise au sens figuré du mot, évoque sémantiquement l’amour sacré et l’amour porté au souverain tels qu’ils s’intègrent dans la conception tripartite de l’amour galant : selon la définition contemporaine du Dictionnaire de l’Académie française , la foudre représente à la fois le « courroux de Dieu » et « l’indignation des Souverains 52 », tous les deux incarnés dans la statue qui y est mise en scène. De l’autre, l’apparence extérieure de la statue, quant à elle, permet une autre déduction importante. Lors de sa première visite du tombeau du Commandeur, Don Juan attire l’attention sur l’« habit d’Empereur Romain » (III, 5, p. 883) de la statue. On comprend aisément à quel point une telle apparence majestueuse contraste nettement avec le propre habit raffiné du protagoniste faisant le petit marquis 53 . À cela s’ajoute que la statue de l’« Empereur romain » évoque l’amour souverain de son propre côté, faisant allusion à la fameuse entrée à cheval de Louis XIV habillé en empereur romain au Grand Carrousel de 1662 54 . D’une manière plus générale, c’est le mythe romain propre à la galanterie que la statue du Commandeur fait entrer en jeu. La France galante du XVII e siècle se constitue en réactualisant la civilisation de la Rome antique (ce n’est par hasard que le roman-clé de la galanterie de la plume de Madeleine de Scudéry porte le titre de Clélie, histoire romaine ) 55 . C’est pourquoi le public contemporain de la comédie de Molière trouve son plaisir, certes, aux crimes de Don Juan, à la réfraction comique de ceux-ci de la part de Sganarelle et aux effets spectaculaires qui vont de pair avec eux, mais également à la confirmation de sa propre vision du monde telle que le Commandeur, Don Louis, Don Carlos et (au moins partiellement) Elvire la mettent sous les yeux. Fautes donjuanesques, remontrances galantes 55 1 Marie-Bernadette Dufourcet (éd.), Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) , Tübingen, Narr, 2009 ; Élisabeth Claude, Jérôme de la Gorce, Béatrix Saule (éd.), Fêtes et divertissements à la cour , Versailles, BnF, 2017 ; Marine Roussillon, Don Quichotte à Versailles. L’imaginaire médiéval du Grand Siècle , Paris, Champ Vallon, 2022. 2 Marie-Odile Sweetser, « Le mécénat de Fouquet : la période de Vaux et ses prolonge‐ ments dans l’œuvre de La Fontaine », dans : Roland Mousnier (éd.), L’Âge d’or du mécénat , Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 263-272 ; Louis Mackenzie, « Convergences of Transfigurations. Vaux-le-Vicomte and Fouquet’s Fateful Fête », dans : Erec Koch (éd.), Classical unities: Place, time, action , Tübingen, Narr, 2002, p. 421-429 ; Kirsten Dickhaut, « La Magie du Soleil et le Portrait du Roi : Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Le Songe de Vaux de Jean de La Fontaine », dans-: Papers on French Seventeenth Century Literature 41/ 80 (2014), p.-65-82. 3 Georges Forestier, Claude Bourqui, « Notes sur Le Tartuffe ou l’Imposteur », dans : Molière, Œuvres complètes II , éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade-», 2010, p.-1354-1389. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi Le pouvoir des noms et de la gloire-: Dom Juan et Le Bourgeois gentilhomme de Molière Kirsten Dickhaut Université de Stuttgart La société de cour est étroitement liée à la culture des ‘divertissements’ à la cour 1 , dont le statut est une question retenant depuis longtemps l’intérêt des chercheurs. La situation était évidemment fort différente selon que le roi assistait ou non en personne aux festivités et que le spectacle lui plaisait ou non (la condamnation de Nicolas Fouquet en témoigne de manière éloquente) 2 . Aussi l’amusement de la cour pose-t-il manifestement la question de la légi‐ timité de cette forme de divertissement, qui implique celle de l’autorisation de représentation de certaines pièces de Molière (par ex. Le Tartuffe ) 3 - par analogie avec le privilège du roi -, de nombreuses comédies de cet auteur ayant été écrites exprès pour de telles festivités 4 . Mais l’idée de légitimité est déjà véhiculée par le terme ‘plaisir’, synonyme euphémique d’autorisation comme Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 1 Marie-Bernadette Dufourcet (éd.), Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) , Tübingen, Narr, 2009 ; Élisabeth Claude, Jérôme de la Gorce, Béatrix Saule (éd.), Fêtes et divertissements à la cour , Versailles, BnF, 2017 ; Marine Roussillon, Don Quichotte à Versailles. L’imaginaire médiéval du Grand Siècle , Paris, Champ Vallon, 2022. 2 Marie-Odile Sweetser, « Le mécénat de Fouquet : la période de Vaux et ses prolonge‐ ments dans l’œuvre de La Fontaine », dans : Roland Mousnier (éd.), L’Âge d’or du mécénat , Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 263-272 ; Louis Mackenzie, « Convergences of Transfigurations. Vaux-le-Vicomte and Fouquet’s Fateful Fête », dans : Erec Koch (éd.), Classical unities: Place, time, action , Tübingen, Narr, 2002, p. 421-429 ; Kirsten Dickhaut, « La Magie du Soleil et le Portrait du Roi : Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Le Songe de Vaux de Jean de La Fontaine », dans-: Papers on French Seventeenth Century Literature 41/ 80 (2014), p.-65-82. 3 Georges Forestier, Claude Bourqui, « Notes sur Le Tartuffe ou l’Imposteur », dans : Molière, Œuvres complètes II , éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade-», 2010, p.-1354-1389. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi Le pouvoir des noms et de la gloire-: Dom Juan et Le Bourgeois gentilhomme de Molière Kirsten Dickhaut Université de Stuttgart La société de cour est étroitement liée à la culture des ‘divertissements’ à la cour 1 , dont le statut est une question retenant depuis longtemps l’intérêt des chercheurs. La situation était évidemment fort différente selon que le roi assistait ou non en personne aux festivités et que le spectacle lui plaisait ou non (la condamnation de Nicolas Fouquet en témoigne de manière éloquente) 2 . Aussi l’amusement de la cour pose-t-il manifestement la question de la légi‐ timité de cette forme de divertissement, qui implique celle de l’autorisation de représentation de certaines pièces de Molière (par ex. Le Tartuffe ) 3 - par analogie avec le privilège du roi -, de nombreuses comédies de cet auteur ayant été écrites exprès pour de telles festivités 4 . Mais l’idée de légitimité est déjà véhiculée par le terme ‘plaisir’, synonyme euphémique d’autorisation comme Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 4 Une distinction systématique entre ‘la cour et la ville’ est faite par Philippe Cornuaille, Les décors de Molière, 1658-1674 , Paris, Sorbonne Université Presses, 2015. 5 Gabriel Demante, « Observations sur la formule “Car tel est notre plaisir” dans la chancellerie française-», dans-: Bibliothèque de l’École des chartes 54 (1893), p.-86-96. 6 C’est notamment vrai pour la pièce Les Amants magnifiques , représentée en 1670, cf. Laura Naudeix (éd.), Molière à la cour, « Les Amants magnifiques » en 1670 , Rennes, Presses Universitaires, 2020. 7 Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Minuit, 1981. dans la formule « car tel est notre plaisir 5 ». Il est clair qu’amusement de la cour et intérêt politique sont si étroitement liés d’un point de vue lexical et conceptuel qu’au-delà de la magnanimitas , l’enjeu est le contrôle de la cour par l’organisation de fêtes et l’importance de la gloire 6 . De même que le plaisir a une implication juridique et que son utilisation métonymique peut avoir un effet légitimateur, les noms présents dans le théâtre de Molière servent également à juger tel ou tel concept, ou à en prouver la légitimité/ l’illégitimité. Ici comme ailleurs, cela est particulièrement évident dans les modèles antithétiques, telle l’opposition entre chrétien et païen, modèle de base de la psychomachie des Plaisirs de l’île enchantée . Fondamentalement, le recours à l’exotisme était un motif apprécié dans la culture festive de la cour : l’effet de surprise était censé garantir l’admiration du souverain et le faste qui en découlait était en quelque sorte naturalisé 7 . Les réflexions suivantes, formulées ici à l’occasion de l’année Molière, se concentrent sur deux de ses comédies, dans lesquelles le recours aux noms étrangers et à l’orientalisme paraît de prime abord antithétique : dans le cas de Dom Juan , il s’agit d’une démarcation opérée par le biais de la comparaison du protagoniste athée avec un Oriental licencieux, alors que dans le Bourgeois gentilhomme , l’imitation de l’Orient est au cœur de l’intrigue. Dom Juan ou le Festin de Pierre , pièce dite ‘à machines’, a été présentée pour la première fois par Molière sur la scène du Théâtre du Palais-Royal en 1665. Le Bourgeois gentilhomme est en revanche une comédie-ballet commandée par le roi, écrite en collaboration avec Jean-Baptiste Lully et créée avec lui à Chambord cinq ans plus tard, en 1670. Le recours à la musique, au chant et à la danse, qui jouent ici un rôle fonctionnel, est typique d’une comédie-ballet. Aussi Le Bourgeois gentilhomme est-il parfois considéré comme le premier opéra français. Dans ce qui suit, plutôt que de me livrer à une simple exégèse comparée, j’entends dans un premier temps interpréter Dom Juan comme le représentant des schémas de pensée sur l’Orient et l’Occident formulés à l’époque dans divers textes, notamment historiographiques, afin de mettre d’abord en évidence les arguments de la dichotomie entre ces deux aires culturelles. L’enjeu sera 58 Kirsten Dickhaut 8 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , Paris, Champion, 2006. dès lors d’expliquer certains schémas interprétatifs du point de vue de leur sémantique historique, à l’aide des noms étrangers correspondants utilisés par métonymie, tout en esquissant l’arrière-plan sans lequel l’originalité de la seconde de ces comédies, le Bourgeois gentilhomme , ne peut être appréhendée. Le recours aux stéréotypes de l’époque sur l’orientalisme n’est en effet pas un simple ornement à admirer dans le cadre des festivités de la cour au château de Chambord. De même, comme on le verra, le reflet politique du cérémonial contemporain ne saurait suffire pour comprendre la dimension poétologique, et donc la conception fondamentale de ce ‘plaisir’ dans son ambition novatrice. Rappelons brièvement l’argument central de la pièce sur laquelle portera l’essentiel de la discussion : dans le but de réunir les jeunes amants lors du dénouement, conformément aux règles du genre de la comédie-ballet 8 , le Bourgeois gentilhomme de Molière met en scène une sorte de canular aux dépens du protagoniste. C’est ainsi qu’une prétendue cérémonie turque , véritable théâtre dans le théâtre, est organisée en l’honneur du bourgeois afin qu’il accepte de marier sa fille au fils du Grand Turc, ordonnateur de la fête. Comme on pouvait s’y attendre, ce fils est en réalité l’amant français de sa fille, mais cette duperie patente est thématisée et rendue plausible dans la pièce elle-même : ainsi la ressemblance entre l’amant français et le fiancé turc, explicitement signalée, permettrait-elle de transférer sans difficulté l’amour de l’un à l’autre. Cette argumentation fallacieuse sert avant tout de ressort comique en soulignant aux yeux des spectateurs la candeur du protagoniste, Monsieur Jourdain. Les deux étapes suivantes de mon raisonnement vont à présent s’attacher à dégager les schémas de pensée exprimés à propos de l’Orient et les déductions implicites qu’ils autorisent quant à la conception occidentale, et plus précisément, leurs implications pour le rôle fonctionnel attribué à la notion d’étranger dans la culture festive et le divertissement. Le spectacle proposé par Molière dans le Bourgeois gentilhomme , telle est ma thèse en ce qui concerne la deuxième comédie interprétée ici, vise à négocier le principe même de l’imitation au sens aristotélicien comme procédé poétolo‐ gique, en présentant deux concepts d’ imitatio différents et en les opposant l’un à l’autre. Alors que l’imitation servile produit un effet comique, la position conçue comme poétologiquement convaincante est celle exposée par la cérémonie turque. Par là-même, Molière révèle le regard que pose l’Occident sur l’Orient en reconfigurant une poétique de l’imitation, profitant de la mise en scène d’un ‘divertissement’ pour convaincre la cour par sa propre conception du ‘plaire’. Au prix d’un paradoxe chiastique, il réussit une fois encore à présenter sa poétique Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 59 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 4 Une distinction systématique entre ‘la cour et la ville’ est faite par Philippe Cornuaille, Les décors de Molière, 1658-1674 , Paris, Sorbonne Université Presses, 2015. 5 Gabriel Demante, « Observations sur la formule “Car tel est notre plaisir” dans la chancellerie française-», dans-: Bibliothèque de l’École des chartes 54 (1893), p.-86-96. 6 C’est notamment vrai pour la pièce Les Amants magnifiques , représentée en 1670, cf. Laura Naudeix (éd.), Molière à la cour, « Les Amants magnifiques » en 1670 , Rennes, Presses Universitaires, 2020. 7 Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Minuit, 1981. dans la formule « car tel est notre plaisir 5 ». Il est clair qu’amusement de la cour et intérêt politique sont si étroitement liés d’un point de vue lexical et conceptuel qu’au-delà de la magnanimitas , l’enjeu est le contrôle de la cour par l’organisation de fêtes et l’importance de la gloire 6 . De même que le plaisir a une implication juridique et que son utilisation métonymique peut avoir un effet légitimateur, les noms présents dans le théâtre de Molière servent également à juger tel ou tel concept, ou à en prouver la légitimité/ l’illégitimité. Ici comme ailleurs, cela est particulièrement évident dans les modèles antithétiques, telle l’opposition entre chrétien et païen, modèle de base de la psychomachie des Plaisirs de l’île enchantée . Fondamentalement, le recours à l’exotisme était un motif apprécié dans la culture festive de la cour : l’effet de surprise était censé garantir l’admiration du souverain et le faste qui en découlait était en quelque sorte naturalisé 7 . Les réflexions suivantes, formulées ici à l’occasion de l’année Molière, se concentrent sur deux de ses comédies, dans lesquelles le recours aux noms étrangers et à l’orientalisme paraît de prime abord antithétique : dans le cas de Dom Juan , il s’agit d’une démarcation opérée par le biais de la comparaison du protagoniste athée avec un Oriental licencieux, alors que dans le Bourgeois gentilhomme , l’imitation de l’Orient est au cœur de l’intrigue. Dom Juan ou le Festin de Pierre , pièce dite ‘à machines’, a été présentée pour la première fois par Molière sur la scène du Théâtre du Palais-Royal en 1665. Le Bourgeois gentilhomme est en revanche une comédie-ballet commandée par le roi, écrite en collaboration avec Jean-Baptiste Lully et créée avec lui à Chambord cinq ans plus tard, en 1670. Le recours à la musique, au chant et à la danse, qui jouent ici un rôle fonctionnel, est typique d’une comédie-ballet. Aussi Le Bourgeois gentilhomme est-il parfois considéré comme le premier opéra français. Dans ce qui suit, plutôt que de me livrer à une simple exégèse comparée, j’entends dans un premier temps interpréter Dom Juan comme le représentant des schémas de pensée sur l’Orient et l’Occident formulés à l’époque dans divers textes, notamment historiographiques, afin de mettre d’abord en évidence les arguments de la dichotomie entre ces deux aires culturelles. L’enjeu sera 58 Kirsten Dickhaut 8 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , Paris, Champion, 2006. dès lors d’expliquer certains schémas interprétatifs du point de vue de leur sémantique historique, à l’aide des noms étrangers correspondants utilisés par métonymie, tout en esquissant l’arrière-plan sans lequel l’originalité de la seconde de ces comédies, le Bourgeois gentilhomme , ne peut être appréhendée. Le recours aux stéréotypes de l’époque sur l’orientalisme n’est en effet pas un simple ornement à admirer dans le cadre des festivités de la cour au château de Chambord. De même, comme on le verra, le reflet politique du cérémonial contemporain ne saurait suffire pour comprendre la dimension poétologique, et donc la conception fondamentale de ce ‘plaisir’ dans son ambition novatrice. Rappelons brièvement l’argument central de la pièce sur laquelle portera l’essentiel de la discussion : dans le but de réunir les jeunes amants lors du dénouement, conformément aux règles du genre de la comédie-ballet 8 , le Bourgeois gentilhomme de Molière met en scène une sorte de canular aux dépens du protagoniste. C’est ainsi qu’une prétendue cérémonie turque , véritable théâtre dans le théâtre, est organisée en l’honneur du bourgeois afin qu’il accepte de marier sa fille au fils du Grand Turc, ordonnateur de la fête. Comme on pouvait s’y attendre, ce fils est en réalité l’amant français de sa fille, mais cette duperie patente est thématisée et rendue plausible dans la pièce elle-même : ainsi la ressemblance entre l’amant français et le fiancé turc, explicitement signalée, permettrait-elle de transférer sans difficulté l’amour de l’un à l’autre. Cette argumentation fallacieuse sert avant tout de ressort comique en soulignant aux yeux des spectateurs la candeur du protagoniste, Monsieur Jourdain. Les deux étapes suivantes de mon raisonnement vont à présent s’attacher à dégager les schémas de pensée exprimés à propos de l’Orient et les déductions implicites qu’ils autorisent quant à la conception occidentale, et plus précisément, leurs implications pour le rôle fonctionnel attribué à la notion d’étranger dans la culture festive et le divertissement. Le spectacle proposé par Molière dans le Bourgeois gentilhomme , telle est ma thèse en ce qui concerne la deuxième comédie interprétée ici, vise à négocier le principe même de l’imitation au sens aristotélicien comme procédé poétolo‐ gique, en présentant deux concepts d’ imitatio différents et en les opposant l’un à l’autre. Alors que l’imitation servile produit un effet comique, la position conçue comme poétologiquement convaincante est celle exposée par la cérémonie turque. Par là-même, Molière révèle le regard que pose l’Occident sur l’Orient en reconfigurant une poétique de l’imitation, profitant de la mise en scène d’un ‘divertissement’ pour convaincre la cour par sa propre conception du ‘plaire’. Au prix d’un paradoxe chiastique, il réussit une fois encore à présenter sa poétique Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 59 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 9 Eugène Delacroix, La mort de Sardanapale , 1827, 392 × 496 cm, RF 2346, huile sur toile, Paris, Louvre. Cf. Elisabeth A. Fraser, « Delacroix’ Sardanapalus : The Life and Death of the Royal Body-», dans-: French Historical Studies 26/ 2 (2003), p.-315-349. avec subtilité. Plus encore, Molière affirme par sa pièce un art de plaire dont le potentiel créatif entend surpasser celui des Orientaux. 1. Homogénéité des schémas interprétatifs-: l’exemple de Dom Juan Pièce à machines, Dom Juan emploie une technique spécifique pour mouvoir le convive de pierre et, au dénouement, livrer le séducteur assassin à son juste châtiment, le libertin étant contraint de descendre en enfer. Dès le début de la pièce figure un passage particulièrement marquant dans lequel le serviteur de Dom Juan se réfère à l’Orient. En effet, à la première scène de l’acte I, Sganarelle caractérise son maître en le comparant au roi assyrien Sardanapale. Ce personnage mythique ou fictif est considéré comme le dernier roi assyrien, célèbre en particulier pour la brutalité de son suicide, qu’il imposa également à ses serviteurs et concubines. Si son histoire nous est aujourd’hui familière, c’est avant tout grâce au tableau monumental d’Eugène Delacroix, peint pour le Salon de 1827/ 1828, qui illustre les trois attributs de ce souverain oriental cruel : la barbarie, l’opulence et la sensualité, dont son nom est devenu synonyme 9 . En représentant le suicide par une fastueuse mise en scène dans laquelle le massacre ordonné par Sardanapale pour accompagner sa propre mort transforme le lit en un flot de sang déferlant depuis le haut du tableau à gauche jusqu’au bord inférieur, à droite, l’artiste souligne de manière saisissante la cruauté et l’arbitraire, tant il est vrai que le sang domine et surpasse, voire efface toute possibilité de reconstruire une action sensée. L’évocation de ce tableau vise ici simplement à illustrer les caractéristiques incarnées par Sardanapale, notamment la cruauté qui culmine à nouveau lors de ses derniers instants, manifestement déjà associée à son nom au XVIIe siècle. Sur le tableau de Delacroix, à la fois souverain impitoyable et observateur stoïque, il fait poignarder sa concubine nue, au premier plan à droite, tandis qu’à gauche, son pur-sang arabe est passé au fil de l’épée. Le flot de sang, presque intarissable, est explicite. Par métonymie, il met en image une brutalité 60 Kirsten Dickhaut 10 Cf. également la note de Georges Forestier dans Molière, Œuvres complètes II , note 8, p. 1652 : « Sardanapale, roi légendaire d’Assyrie, dont les auteurs antiques avaient fait le parangon de la débauche sexuelle, était fréquemment associé au X V I Ie siècle à la dénonciation des mœurs “efféminées”. Les qualificatifs utilisés par Sgnanarelle reprennent les imprécations traditionnellement adressées aux libertins, en particulier dans la célèbre Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1623) du père François Garasse-». 11 Molière, Le Festin de Pierre , dans : Molière, Œuvres complètes II , Acte I, sc. 1, p. 850-851. incomparable, tandis que le nom de Sardanapale convoque un schéma mental 10 , celui de l’Oriental cruel. Intéressons-nous à présent de plus près à Sganarelle lorsqu’il évoque Sarda‐ napale dans la comédie de Molière, afin de préparer le public à l’arrivée de Dom Juan. Seule cette caractérisation permet en effet aux spectateurs de reconnaître plus tard le libertin comme tel sans éprouver de pitié envers lui. Voici comment au début de la pièce, s’adressant à l’écuyer d’Elvire, il décrit son maître, qui n’entrera en scène que plus tard, convoquant ainsi le schéma mental qu’il emploie même de manière fonctionnelle-: Tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. 11 Dans la suite de ses propos, Sganarelle souligne l’appétit érotique et la déme‐ sure sans limites de son maître : non content de promettre le mariage, Dom Juan convole effectivement à plusieurs reprises. Ainsi est déjà évoqué tout le catalogue du schéma mental de l’Oriental cruel, qui sert également de modèle aux actions de Dom Juan : l’accent est d’abord mis sur la polygamie, puis sur sa position subalterne dans la chaîne des êtres vivants, telle qu’elle ressort des termes utilisés par Sganarelle, qui qualifie son maître de chien, de porc, voire de bête féroce. Et de surenchérir en traitant Dom Juan d’hérétique, de diable et de loup-garou, créature démoniaque, l’associant ainsi à des péchés plus graves encore. La tirade, qui manie à la fois la peur et le dégoût, arrive à son comble avec la mention de Sardanapale, ce qui revient à taxer Dom Juan de barbarie, d’opulence et de sensualité. L’énumération elle-même suit les conventions du genre en se concluant par le nom de Sardanapale, terme générique et climax. Ex negativo , on perçoit également l’image spécifique de l’Occident, entièrement assimilé à l’Occident chrétien, ici mobilisée pour affirmer schématiquement le bien et le mal en les affectant à des catégories. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 61 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 9 Eugène Delacroix, La mort de Sardanapale , 1827, 392 × 496 cm, RF 2346, huile sur toile, Paris, Louvre. Cf. Elisabeth A. Fraser, « Delacroix’ Sardanapalus : The Life and Death of the Royal Body-», dans-: French Historical Studies 26/ 2 (2003), p.-315-349. avec subtilité. Plus encore, Molière affirme par sa pièce un art de plaire dont le potentiel créatif entend surpasser celui des Orientaux. 1. Homogénéité des schémas interprétatifs-: l’exemple de Dom Juan Pièce à machines, Dom Juan emploie une technique spécifique pour mouvoir le convive de pierre et, au dénouement, livrer le séducteur assassin à son juste châtiment, le libertin étant contraint de descendre en enfer. Dès le début de la pièce figure un passage particulièrement marquant dans lequel le serviteur de Dom Juan se réfère à l’Orient. En effet, à la première scène de l’acte I, Sganarelle caractérise son maître en le comparant au roi assyrien Sardanapale. Ce personnage mythique ou fictif est considéré comme le dernier roi assyrien, célèbre en particulier pour la brutalité de son suicide, qu’il imposa également à ses serviteurs et concubines. Si son histoire nous est aujourd’hui familière, c’est avant tout grâce au tableau monumental d’Eugène Delacroix, peint pour le Salon de 1827/ 1828, qui illustre les trois attributs de ce souverain oriental cruel : la barbarie, l’opulence et la sensualité, dont son nom est devenu synonyme 9 . En représentant le suicide par une fastueuse mise en scène dans laquelle le massacre ordonné par Sardanapale pour accompagner sa propre mort transforme le lit en un flot de sang déferlant depuis le haut du tableau à gauche jusqu’au bord inférieur, à droite, l’artiste souligne de manière saisissante la cruauté et l’arbitraire, tant il est vrai que le sang domine et surpasse, voire efface toute possibilité de reconstruire une action sensée. L’évocation de ce tableau vise ici simplement à illustrer les caractéristiques incarnées par Sardanapale, notamment la cruauté qui culmine à nouveau lors de ses derniers instants, manifestement déjà associée à son nom au XVIIe siècle. Sur le tableau de Delacroix, à la fois souverain impitoyable et observateur stoïque, il fait poignarder sa concubine nue, au premier plan à droite, tandis qu’à gauche, son pur-sang arabe est passé au fil de l’épée. Le flot de sang, presque intarissable, est explicite. Par métonymie, il met en image une brutalité 60 Kirsten Dickhaut 10 Cf. également la note de Georges Forestier dans Molière, Œuvres complètes II , note 8, p. 1652 : « Sardanapale, roi légendaire d’Assyrie, dont les auteurs antiques avaient fait le parangon de la débauche sexuelle, était fréquemment associé au X V I Ie siècle à la dénonciation des mœurs “efféminées”. Les qualificatifs utilisés par Sgnanarelle reprennent les imprécations traditionnellement adressées aux libertins, en particulier dans la célèbre Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1623) du père François Garasse-». 11 Molière, Le Festin de Pierre , dans : Molière, Œuvres complètes II , Acte I, sc. 1, p. 850-851. incomparable, tandis que le nom de Sardanapale convoque un schéma mental 10 , celui de l’Oriental cruel. Intéressons-nous à présent de plus près à Sganarelle lorsqu’il évoque Sarda‐ napale dans la comédie de Molière, afin de préparer le public à l’arrivée de Dom Juan. Seule cette caractérisation permet en effet aux spectateurs de reconnaître plus tard le libertin comme tel sans éprouver de pitié envers lui. Voici comment au début de la pièce, s’adressant à l’écuyer d’Elvire, il décrit son maître, qui n’entrera en scène que plus tard, convoquant ainsi le schéma mental qu’il emploie même de manière fonctionnelle-: Tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. 11 Dans la suite de ses propos, Sganarelle souligne l’appétit érotique et la déme‐ sure sans limites de son maître : non content de promettre le mariage, Dom Juan convole effectivement à plusieurs reprises. Ainsi est déjà évoqué tout le catalogue du schéma mental de l’Oriental cruel, qui sert également de modèle aux actions de Dom Juan : l’accent est d’abord mis sur la polygamie, puis sur sa position subalterne dans la chaîne des êtres vivants, telle qu’elle ressort des termes utilisés par Sganarelle, qui qualifie son maître de chien, de porc, voire de bête féroce. Et de surenchérir en traitant Dom Juan d’hérétique, de diable et de loup-garou, créature démoniaque, l’associant ainsi à des péchés plus graves encore. La tirade, qui manie à la fois la peur et le dégoût, arrive à son comble avec la mention de Sardanapale, ce qui revient à taxer Dom Juan de barbarie, d’opulence et de sensualité. L’énumération elle-même suit les conventions du genre en se concluant par le nom de Sardanapale, terme générique et climax. Ex negativo , on perçoit également l’image spécifique de l’Occident, entièrement assimilé à l’Occident chrétien, ici mobilisée pour affirmer schématiquement le bien et le mal en les affectant à des catégories. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 61 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Selon une telle dichotomie en effet, un chrétien se caractérise par la culture, il n’est pas barbare. Il incarne la pauvreté, conformément à l’idéal chrétien. Ce schéma sous-entend en outre que la pensée rationnelle est l’apanage du chrétien : être raisonnable qui n’est pas dominé par les sens, il sait donc se contrôler et fait plus rarement preuve d’arbitraire dans ses décisions. L’idéal de la culture peut inclure la politesse et l’éducation, mais chez Dom Juan et Sardanapale, c’est leur nature belliqueuse qui est visée. Sardanapale est responsable d’un massacre, tandis que Dom Juan se voit reprocher, entre autres, d’avoir tué le personnage qui réapparaîtra plus tard sous les traits du convive de pierre. Son meurtrier refusant de se repentir et de reconnaître ses fautes, celuici punira alors de mort son orgueil. Manifestement, Dom Juan n’a rien à envier à Sardanapale en matière d’infamie. Parfaite illustration de la stricte antithèse caractérisant la conception de l’Oriental et de l’Occidental, cet extrait montre comment la comédie recourt à ce stéréotype pour établir d’emblée qu’au fond, Dom Juan ne mérite pas vraiment de vivre. En conséquence, le passage cité mentionne des attributs induisant une carac‐ térisation négative de Dom Juan et Sardanapale en des termes se rapprochant des arguments démonologiques. Aussi brutale que soit cette catégorisation, qui peut nous paraître aujourd’hui inhumaine, elle a manifestement été constamment utilisée de manière stratégique, parfois par métonymie comme ici. Et bien que ces affirmations soient formulées dans une comédie, elles sont le fait de Sganarelle, joué par Molière lui-même, ce qui ne conduit pas à les interpréter comme ironiques, bien au contraire. À titre de comparaison, je citerai en français un passage d’un texte manuscrit de Gottfried Wilhelm Leibniz, rédigé en latin, qu’il a probablement remis à Louis XIV en 1671-1672. Dans son Consilium Aegyptiacum , dont la traduction française n’a été publiée qu’en 1859-1875 au terme d’une procédure complexe sous le titre Projet de conquête de l’Égypte , Leibniz écrit d’une part que la conquête de ce pays peut s’avérer profitable (projet réalisé ultérieurement par Bonaparte, comme on le sait), et d’autre part que les Turcs ne sont nullement une concurrence pour la France. Destiné à prévenir l’invasion de la Hollande par les Français, le projet leibnizien se solda par un échec. Le point méritant d’être relevé dans notre contexte, ce sont les propos diffamatoires sur les Turcs, censés servir d’arguments favorables à l’expédition et donc au maintien de la paix en Europe : ils montrent qu’à l’instar de nombreux autres textes de l’époque, Sardanapale est mis au service de la stratégie de l’auteur, qui manie certes le stéréotype, mais aussi la métonymie. Loin d’être une exception, le recours à un personnage mythique à l’appui d’un schéma mental illustre ici clairement et de manière particulièrement efficace l’arbitraire qui prévaut fondamentalement dans la 62 Kirsten Dickhaut 12 Leibniz, Projet de conquête de l’Égypte, dans : Œuvres de Leibniz , éd. A. Foucher de Careil, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et C ie , 1859-1875, t. V, p. 124. Cf. à ce sujet Ian Almond, « Leibniz, Historicism, and “The Plague of Islam” », dans : Eighteenth-Century Studies 39/ 4 (2006), p. 463-483 ; Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika. Wissen und Nicht-Wissen über die geopolitische Bedeutung des Kontinents um 1670 », dans : Friedrich Beiderbeck, Claire Gantet (éd.), Wissenskulturen in der Leibniz-Zeit , Berlin, De Gruyter, 2021, p.-75-114. 13 « […] Depuis un siècle, les Turcs ne hantaient pas seulement récits de voyage, relations de captivité, ouvrages savants sur la “Barbarie” ; ils inspiraient des sujets de tragédies, des intrigues comiques, des jeux de scène --surtout chez les Italiens où Domenico Biancolelli, dit Arlequin, revêtit souvent des déguisements de Turcs--, et même des entrées de ballet de cour.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 14 Sur la différenciation sémantique du terme allemand Fremd désignant à la fois ‘l’étrange’ et ‘l’étranger’, cf. Bernhard Waldenfels, Grundmotive einer Phänomeno‐ logie des Fremden , Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006, p.-111-121. caractérisation de l’ennemi. Citons brièvement le passage de Leibniz où il est question de Sardanapale-: L’état de l’empire (de la Turquie) est inconnu aux ministres eux-mêmes ; les plus simples notions d’histoire et de géographie leur sont tout à fait étrangères, et l’ignorance et la barbarie règnent de toutes parts. Vous ne trouveriez pas dans les bâtiments turcs une seule carte marine à laquelle un pilote habile osât se fier. Ce pays est en quelque sorte la patrie des ténèbres et de la barbarie ; et le Sultan, plongé lui-même dans l’ignorance, traîne sur le trône, parmi des troupeaux de femmes et d’eunuques, sa robe de Sardanapale. 12 Le choix des termes mis en caractères gras montre déjà comment, de manière schématique analogue à l’extrait de Dom Juan, les Turcs sont ici aussi soumis à un schéma mental négatif lorsqu’ils sont caractérisés comme étrangers, ignorants et barbares et qu’une fois de plus, le personnage cruel de Sarda‐ napale intervient pour illustrer le propos. Il apparaît également clairement que l’extranéité, qui transparaît dans des termes tels que « barbarie 13 » et « Sardanapale », est utilisée pour présenter la Turquie comme différente, autre. Apparemment, plus que de l’ étranger , territoire différent du pays natal ou éloigné du locuteur, ce dont il est question ici est l’ étrange , l’altérité : 14 les polygames sont jugés incultes et il est affirmé qu’ils ignorent tout de l’histoire et de la géographie. Ils sont déclarés barbares, leur pays est le règne des ténèbres, à l’instar de l’enfer, où Dom Juan sera d’ailleurs condamné à descendre dans la catabase du dénouement. L’Occident chrétien devient donc ici le motif suprême légitimant selon Leibniz une expédition dont l’arbitraire est commun à toutes les guerres, comme nous le constatons malheureusement aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. L’argumentation hégémonique, euro‐ Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 63 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Selon une telle dichotomie en effet, un chrétien se caractérise par la culture, il n’est pas barbare. Il incarne la pauvreté, conformément à l’idéal chrétien. Ce schéma sous-entend en outre que la pensée rationnelle est l’apanage du chrétien : être raisonnable qui n’est pas dominé par les sens, il sait donc se contrôler et fait plus rarement preuve d’arbitraire dans ses décisions. L’idéal de la culture peut inclure la politesse et l’éducation, mais chez Dom Juan et Sardanapale, c’est leur nature belliqueuse qui est visée. Sardanapale est responsable d’un massacre, tandis que Dom Juan se voit reprocher, entre autres, d’avoir tué le personnage qui réapparaîtra plus tard sous les traits du convive de pierre. Son meurtrier refusant de se repentir et de reconnaître ses fautes, celuici punira alors de mort son orgueil. Manifestement, Dom Juan n’a rien à envier à Sardanapale en matière d’infamie. Parfaite illustration de la stricte antithèse caractérisant la conception de l’Oriental et de l’Occidental, cet extrait montre comment la comédie recourt à ce stéréotype pour établir d’emblée qu’au fond, Dom Juan ne mérite pas vraiment de vivre. En conséquence, le passage cité mentionne des attributs induisant une carac‐ térisation négative de Dom Juan et Sardanapale en des termes se rapprochant des arguments démonologiques. Aussi brutale que soit cette catégorisation, qui peut nous paraître aujourd’hui inhumaine, elle a manifestement été constamment utilisée de manière stratégique, parfois par métonymie comme ici. Et bien que ces affirmations soient formulées dans une comédie, elles sont le fait de Sganarelle, joué par Molière lui-même, ce qui ne conduit pas à les interpréter comme ironiques, bien au contraire. À titre de comparaison, je citerai en français un passage d’un texte manuscrit de Gottfried Wilhelm Leibniz, rédigé en latin, qu’il a probablement remis à Louis XIV en 1671-1672. Dans son Consilium Aegyptiacum , dont la traduction française n’a été publiée qu’en 1859-1875 au terme d’une procédure complexe sous le titre Projet de conquête de l’Égypte , Leibniz écrit d’une part que la conquête de ce pays peut s’avérer profitable (projet réalisé ultérieurement par Bonaparte, comme on le sait), et d’autre part que les Turcs ne sont nullement une concurrence pour la France. Destiné à prévenir l’invasion de la Hollande par les Français, le projet leibnizien se solda par un échec. Le point méritant d’être relevé dans notre contexte, ce sont les propos diffamatoires sur les Turcs, censés servir d’arguments favorables à l’expédition et donc au maintien de la paix en Europe : ils montrent qu’à l’instar de nombreux autres textes de l’époque, Sardanapale est mis au service de la stratégie de l’auteur, qui manie certes le stéréotype, mais aussi la métonymie. Loin d’être une exception, le recours à un personnage mythique à l’appui d’un schéma mental illustre ici clairement et de manière particulièrement efficace l’arbitraire qui prévaut fondamentalement dans la 62 Kirsten Dickhaut 12 Leibniz, Projet de conquête de l’Égypte, dans : Œuvres de Leibniz , éd. A. Foucher de Careil, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et C ie , 1859-1875, t. V, p. 124. Cf. à ce sujet Ian Almond, « Leibniz, Historicism, and “The Plague of Islam” », dans : Eighteenth-Century Studies 39/ 4 (2006), p. 463-483 ; Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika. Wissen und Nicht-Wissen über die geopolitische Bedeutung des Kontinents um 1670 », dans : Friedrich Beiderbeck, Claire Gantet (éd.), Wissenskulturen in der Leibniz-Zeit , Berlin, De Gruyter, 2021, p.-75-114. 13 « […] Depuis un siècle, les Turcs ne hantaient pas seulement récits de voyage, relations de captivité, ouvrages savants sur la “Barbarie” ; ils inspiraient des sujets de tragédies, des intrigues comiques, des jeux de scène --surtout chez les Italiens où Domenico Biancolelli, dit Arlequin, revêtit souvent des déguisements de Turcs--, et même des entrées de ballet de cour.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 14 Sur la différenciation sémantique du terme allemand Fremd désignant à la fois ‘l’étrange’ et ‘l’étranger’, cf. Bernhard Waldenfels, Grundmotive einer Phänomeno‐ logie des Fremden , Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006, p.-111-121. caractérisation de l’ennemi. Citons brièvement le passage de Leibniz où il est question de Sardanapale-: L’état de l’empire (de la Turquie) est inconnu aux ministres eux-mêmes ; les plus simples notions d’histoire et de géographie leur sont tout à fait étrangères, et l’ignorance et la barbarie règnent de toutes parts. Vous ne trouveriez pas dans les bâtiments turcs une seule carte marine à laquelle un pilote habile osât se fier. Ce pays est en quelque sorte la patrie des ténèbres et de la barbarie ; et le Sultan, plongé lui-même dans l’ignorance, traîne sur le trône, parmi des troupeaux de femmes et d’eunuques, sa robe de Sardanapale. 12 Le choix des termes mis en caractères gras montre déjà comment, de manière schématique analogue à l’extrait de Dom Juan, les Turcs sont ici aussi soumis à un schéma mental négatif lorsqu’ils sont caractérisés comme étrangers, ignorants et barbares et qu’une fois de plus, le personnage cruel de Sarda‐ napale intervient pour illustrer le propos. Il apparaît également clairement que l’extranéité, qui transparaît dans des termes tels que « barbarie 13 » et « Sardanapale », est utilisée pour présenter la Turquie comme différente, autre. Apparemment, plus que de l’ étranger , territoire différent du pays natal ou éloigné du locuteur, ce dont il est question ici est l’ étrange , l’altérité : 14 les polygames sont jugés incultes et il est affirmé qu’ils ignorent tout de l’histoire et de la géographie. Ils sont déclarés barbares, leur pays est le règne des ténèbres, à l’instar de l’enfer, où Dom Juan sera d’ailleurs condamné à descendre dans la catabase du dénouement. L’Occident chrétien devient donc ici le motif suprême légitimant selon Leibniz une expédition dont l’arbitraire est commun à toutes les guerres, comme nous le constatons malheureusement aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. L’argumentation hégémonique, euro‐ Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 63 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 15 Pour la discussion scientifique, cf. Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika ». 16 Ayda Adile, « Molière et l’envoyé à la Sublime Porte », dans : Cahiers de l’Association internationale des études françaises 9 (1957), p. 103-116. Cf. également De Lamar Jensen, « The Ottoman Turks in Sixteenth Century French Diplomacy », dans : The Sixteenth Century Journal 16/ 4 (1985), p. 451-470 ; Françoise Karro, « La Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme : mouvance temporelle et spirituelle de la foi », dans : Papers on French Seventeenth Century Literature 67 (1991), p. 35-94. Complétée par une annexe, cette étude se penche en détail sur l’historiographie de l’évènement diplomatique et sa documentation. centrique et islamophobe de Leibniz a fait l’objet de nombreuses études. 15 Elle permet ici avant tout d’illustrer le schéma mental sous-tendant également par métonymie le Dom Juan de Molière dans sa caractérisation de l’athée. Islam et athéisme sont assimilés l’un à l’autre dans le souci de les démarquer de l’Occident chrétien. Avec en toile de fond cette image négative et polémique des Turcs, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur l’inter‐ prétation de la deuxième pièce de Molière, écrite cinq ans plus tard, qui semble --en apparence seulement-- afficher une position opposée. 2. Affaiblissement paradoxal de l’homogénéité du schéma interprétatif-: l’exemple du Bourgeois gentilhomme Pour comprendre l’originalité de cette comédie-ballet, avec sa cérémonie turque, on exposera brièvement le contexte de la genèse de la pièce, qui explique également pourquoi le terme ‘turc’ est systématiquement utilisé dans les pièces de Molière pour décrire des pratiques orientales. Au début du règne de Louis XIV, la suprématie de l’Empire ottoman était telle que l’évocation de l’Orient impliquait inévitablement celle des Turcs. Certes, c’est seulement en 1683 que la dernière campagne militaire porta l’Empire ottoman à sa plus grande extension, mais dans les années 1660 et 1670, la Sublime Porte était bel et bien une institution structurante, notamment sur le plan diplomatique 16 . Aussi des pays européens tels que la France et Venise avaient-ils des am‐ bassades à Constantinople, tandis que l’Empire ottoman n’employait aucun diplomate à l’étranger, à l’exception de la cour impériale, à Vienne. En 1669, les Vénitiens furent contraints de céder la Crète, pour la défense de laquelle des troupes françaises avaient combattu. La France ne se contenta pas de rappeler son ambassadeur, elle annonça que l’ensemble de la représentation diplomatique serait abandonnée. Lorsqu’un émissaire du sultan, Soliman Aga Mustapha Raga, se rendit en France la même année, il fut reçu en grande pompe, car on pensait à tort que cet envoyé ottoman était le premier ambassadeur en France 17 . Le roi Louis XIV s’était manifestement trompé sur la portée de 64 Kirsten Dickhaut 17 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». 18 « De leur côté, les Parisiens avaient pris l’habitude de rire des coutumes turques, Soliman Aga et sa suite de trente personnes ayant attendu de longues semaines à Issy avant d’être reçus par le roi, puis encore cinq mois dans une demeure parisienne jusqu’à ce que Louis XIV et ses conseillers choisissent un nouvel ambassadeur de France avec lequel Soliman devait repartir.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 19 Jean Lepautre, L’Audience donnée le 5 décembre 1669 à Saint-Germain-en-Laye par Louis XIV à Soliman Aga Musta Ferraga, gravure, Paris, 1669 (? ). 20 La recherche s’est longtemps fondée sur la première biographie de Molière, œuvre de Grimarest, qui jugeait que cette comédie était un échec majeur pour l’artiste ( La vie de M. son action, et sur la situation dans son ensemble. Si l’on en croit les comptes rendus, il était en effet persuadé que c’était le départ de l’ambassadeur français qui avait conduit le sultan Mehmed IV à envoyer pour la première fois en France un diplomate à titre permanent, en guise d’excuses ou en un geste de réconciliation. Lorsqu’on apprit que Soliman Aga était un simple messager, chargé de remettre en mains propres une missive s’enquérant des raisons du rappel de l’ambassadeur français, les ambitions politiques de la France durent être revues. Soliman Aga étant déjà reparti, il s’agissait pour Louis XIV de sauver la face dans son propre pays, avant tout à la cour. Au-delà de la piètre opinion qu’il se faisait des Turcs, il n’est en effet pas exclu que le roi ait commis une erreur de jugement, ce qui équivaudrait aujourd’hui à un échec international patent et à un camouflet. Outre l’amusement que suscitait à la cour l’ambassade turque 18 , c’est donc la raison, du moins le pense-t-on, pour laquelle Louis XIV commanda la comédie Le Bourgeois gentilhomme , destinée à soumettre sur scène les Turcs aux railleries qui n’avaient sans doute pas épargné l’image du souverain lui-même. En outre, il fit également exécuter une gravure documentant la réception de la lettre 19 . Enfin, Molière et Lully furent invités à collaborer pour représenter une cérémonie turque et des actions s’y rapportant dans le cadre de festivités de la cour organisées au château de Chambord, sur les bords de la Loire. Une telle commande ne pouvait être comprise que comme un geste de pouvoir : exceptionnellement, ce n’était pas la glorification des fêtes de la cour qui devait être documentée dans des comptes rendus envoyés à d’autres cours. Au contraire, cette commande impliquait la confirmation de la victoire diplomatique sur le messager turc reparti depuis belle lurette, puisque ce bref épisode devenait le sujet d’une comédie. La mission confiée n’était donc pas en premier lieu le divertissement, elle doit plutôt être comprise comme une tâche exégétique, dans un souci didactique-: faire rire de la cérémonie turque visait à plaire et à instruire, en mêlant amusement et victoire politique. Cette fonction est inhérente à la commande de la pièce, que la comédie-ballet ait réellement plu ou non 20 . Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 65 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 15 Pour la discussion scientifique, cf. Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika ». 16 Ayda Adile, « Molière et l’envoyé à la Sublime Porte », dans : Cahiers de l’Association internationale des études françaises 9 (1957), p. 103-116. Cf. également De Lamar Jensen, « The Ottoman Turks in Sixteenth Century French Diplomacy », dans : The Sixteenth Century Journal 16/ 4 (1985), p. 451-470 ; Françoise Karro, « La Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme : mouvance temporelle et spirituelle de la foi », dans : Papers on French Seventeenth Century Literature 67 (1991), p. 35-94. Complétée par une annexe, cette étude se penche en détail sur l’historiographie de l’évènement diplomatique et sa documentation. centrique et islamophobe de Leibniz a fait l’objet de nombreuses études. 15 Elle permet ici avant tout d’illustrer le schéma mental sous-tendant également par métonymie le Dom Juan de Molière dans sa caractérisation de l’athée. Islam et athéisme sont assimilés l’un à l’autre dans le souci de les démarquer de l’Occident chrétien. Avec en toile de fond cette image négative et polémique des Turcs, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur l’inter‐ prétation de la deuxième pièce de Molière, écrite cinq ans plus tard, qui semble --en apparence seulement-- afficher une position opposée. 2. Affaiblissement paradoxal de l’homogénéité du schéma interprétatif-: l’exemple du Bourgeois gentilhomme Pour comprendre l’originalité de cette comédie-ballet, avec sa cérémonie turque, on exposera brièvement le contexte de la genèse de la pièce, qui explique également pourquoi le terme ‘turc’ est systématiquement utilisé dans les pièces de Molière pour décrire des pratiques orientales. Au début du règne de Louis XIV, la suprématie de l’Empire ottoman était telle que l’évocation de l’Orient impliquait inévitablement celle des Turcs. Certes, c’est seulement en 1683 que la dernière campagne militaire porta l’Empire ottoman à sa plus grande extension, mais dans les années 1660 et 1670, la Sublime Porte était bel et bien une institution structurante, notamment sur le plan diplomatique 16 . Aussi des pays européens tels que la France et Venise avaient-ils des am‐ bassades à Constantinople, tandis que l’Empire ottoman n’employait aucun diplomate à l’étranger, à l’exception de la cour impériale, à Vienne. En 1669, les Vénitiens furent contraints de céder la Crète, pour la défense de laquelle des troupes françaises avaient combattu. La France ne se contenta pas de rappeler son ambassadeur, elle annonça que l’ensemble de la représentation diplomatique serait abandonnée. Lorsqu’un émissaire du sultan, Soliman Aga Mustapha Raga, se rendit en France la même année, il fut reçu en grande pompe, car on pensait à tort que cet envoyé ottoman était le premier ambassadeur en France 17 . Le roi Louis XIV s’était manifestement trompé sur la portée de 64 Kirsten Dickhaut 17 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». 18 « De leur côté, les Parisiens avaient pris l’habitude de rire des coutumes turques, Soliman Aga et sa suite de trente personnes ayant attendu de longues semaines à Issy avant d’être reçus par le roi, puis encore cinq mois dans une demeure parisienne jusqu’à ce que Louis XIV et ses conseillers choisissent un nouvel ambassadeur de France avec lequel Soliman devait repartir.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 19 Jean Lepautre, L’Audience donnée le 5 décembre 1669 à Saint-Germain-en-Laye par Louis XIV à Soliman Aga Musta Ferraga, gravure, Paris, 1669 (? ). 20 La recherche s’est longtemps fondée sur la première biographie de Molière, œuvre de Grimarest, qui jugeait que cette comédie était un échec majeur pour l’artiste ( La vie de M. son action, et sur la situation dans son ensemble. Si l’on en croit les comptes rendus, il était en effet persuadé que c’était le départ de l’ambassadeur français qui avait conduit le sultan Mehmed IV à envoyer pour la première fois en France un diplomate à titre permanent, en guise d’excuses ou en un geste de réconciliation. Lorsqu’on apprit que Soliman Aga était un simple messager, chargé de remettre en mains propres une missive s’enquérant des raisons du rappel de l’ambassadeur français, les ambitions politiques de la France durent être revues. Soliman Aga étant déjà reparti, il s’agissait pour Louis XIV de sauver la face dans son propre pays, avant tout à la cour. Au-delà de la piètre opinion qu’il se faisait des Turcs, il n’est en effet pas exclu que le roi ait commis une erreur de jugement, ce qui équivaudrait aujourd’hui à un échec international patent et à un camouflet. Outre l’amusement que suscitait à la cour l’ambassade turque 18 , c’est donc la raison, du moins le pense-t-on, pour laquelle Louis XIV commanda la comédie Le Bourgeois gentilhomme , destinée à soumettre sur scène les Turcs aux railleries qui n’avaient sans doute pas épargné l’image du souverain lui-même. En outre, il fit également exécuter une gravure documentant la réception de la lettre 19 . Enfin, Molière et Lully furent invités à collaborer pour représenter une cérémonie turque et des actions s’y rapportant dans le cadre de festivités de la cour organisées au château de Chambord, sur les bords de la Loire. Une telle commande ne pouvait être comprise que comme un geste de pouvoir : exceptionnellement, ce n’était pas la glorification des fêtes de la cour qui devait être documentée dans des comptes rendus envoyés à d’autres cours. Au contraire, cette commande impliquait la confirmation de la victoire diplomatique sur le messager turc reparti depuis belle lurette, puisque ce bref épisode devenait le sujet d’une comédie. La mission confiée n’était donc pas en premier lieu le divertissement, elle doit plutôt être comprise comme une tâche exégétique, dans un souci didactique-: faire rire de la cérémonie turque visait à plaire et à instruire, en mêlant amusement et victoire politique. Cette fonction est inhérente à la commande de la pièce, que la comédie-ballet ait réellement plu ou non 20 . Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 65 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Étant donné cette commande royale, il est remarquable, voire insolite que Molière et Lully ne présentent sur scène ni pratiques turques ni personnage turcs dans le cadre des festivités de la cour à Chambord : au lieu de se livrer à une imitation des Turcs, ils font paraître des Français déguisés en Turcs, dont le déguisement est aisément identifié par le spectateur, qui plus est dans une comédie-ballet agrémentée de musique 21 . Ce qu’on pourrait être tenté de prendre pour une curiosité ou une idée pleine d’esprit doit être interprété, dans le contexte des somptueuses réceptions effectivement données en l’honneur de Soliman Aga, comme un persiflage de ces cérémonies turques que Louis XIV venait justement d’organiser avec tant de faste en l’honneur d’un simple messager. Au lieu de recevoir l’ambassadeur présumé selon les usages français, la cour française s’était efforcée de respecter les rituels turcs pour l’accueillir en France. Ayant supposé, à tort, que Soliman Aga était le futur ambassadeur, il fallait à présent admettre que cette cérémonie officielle n’était rien d’autre qu’une farce, un embarras public difficile à faire oublier. La reproduction d’une telle cérémonie turque par des Français sur la scène de Chambord ne pouvait produire l’effet souhaité par Louis XIV, on le comprend aisément, car la fiction théâtrale ne pouvait annuler l’erreur d’interprétation commise par le roi, pas plus que la gloire de la cérémonie réelle. Toutefois, nous savons seulement que parmi tous les spectacles comiques donnés par Molière à la cour et devant le roi, il n’est pas certain que cette pièce ait été appréciée 22 , mais même cela n’est encore que spéculation. En effet, la comédie fut encore représentée trois fois à Chambord même, à la suite de la première, et à Paris également, elle alternera 66 Kirsten Dickhaut de Molière , Paris, 1705, p. 261). Pour sa part, Georges Forestier signale dans son édition de Molière dans la Pléiade que la pièce connut trois autres représentations à Chambord, avant d’être à nouveau donnée à la cour à Saint-Germain, et enfin au Palais-Royal. Il ajoute qu’à Paris, elle obtint un franc succès, certes moindre que celui de la tragédie de Corneille jouée en alternance. Or, la concurrence était alors vive entre la pièce de Corneille et la Bérénice de Racine, ou plutôt entre les théâtres, et il était donc capital pour le théâtre du Palais-Royal de jouer Corneille. Mais on ne saurait en inférer que le Bourgeois gentilhomme ait été un échec, bien au contraire. Si l’on songe en outre au faste des décors, ceux-ci suscitaient certainement à eux seuls l’intérêt de la cour. On sait que les costumes somptueux avaient coûté une fortune, et ils ont certainement contribué au succès public. Tout cela n’atténue pourtant en rien l’erreur politique de Louis XIV. Cf. « Relation de ce qui s’est passé à la réception de Soliman Aga Mustapharaca envoié par sultan Mahomet Han empereur des Turcs en 1669 », dans : Mémoires de Nicolas de Sainctot, ancien maître des cérémonies, dédiés à Louis XIV , t. II, BnF, MS fr. 14118, 79-r o -96-v o , en ligne : https: / / chateauversailles-recherche.fr/ IMG/ pdf/ memoires_de_sa inctot_t._ii.pdf (consulté le 27 juin 2022). 21 Cf. à ce sujet Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et poétique de l’habit de théâtre en France au X V I Ie siècle , Metz, Lampsaque, 2006. 22 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». ensuite au Palais-Royal avec Tite et Bérénice de Corneille, que la troupe de Molière jouera jusqu’à l’année suivante 23 . Que la pièce ait ou non rencontré le succès à la cour, on est en tout cas en droit de se demander si un miroir d’apparence aussi grossière pouvait être tenu par une main galante. Comment donc interpréter cette turquerie ? S’agit-il vraiment d’une caricature de la cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga et donc du nouvel échec d’une cérémonie turque, sur scène cette fois-ci ? Si tel était le cas, on peut se demander pourquoi Molière et Lully ont choisi de ne pas faire jouer des Turcs, ou plutôt des acteurs jouant des Turcs, qui auraient assuré une vision ironique des Orientaux. Pourquoi montrent-ils un théâtre dans le théâtre dans lequel l’amant français de la fille du bourgeois gentilhomme se présente comme le fils du prétendu Grand Turc, comme pour acheter leur mariage en singeant une cérémonie turque empreinte de dignité-? Tout d’abord, Molière et Lully ont exaucé en tous points le souhait du roi, qui désirait mettre en scène le point de vue occidental sur l’Orient : la richesse et le cérémonial ont été transposés par le biais des costumes, essentiels au cérémonial comme à la comédie, comme on le voit sur un dessin des costumes d’Henri Gissey qui a été conservé (Fig. 1), mais aussi par la représentation de l’islam, vu comme une religion identifiée à une langue étrangère 24 . Tout est prétexte à de nombreux effets comiques. À mon sens, on n’a pas affaire à un quelconque souci de représenter les Turcs, ni du point de vue des Français, ni du point de vue de l’auteur. Il ne s’agit pas ici d’une distanciation comique, ni d’un transfert culturel, mais d’un procédé caractérisant l’écriture théâtrale elle-même, tel que Louis XIV en personne l’avait ordonné pour l’ambassadeur présumé : l’imitation scrupuleuse d’une cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga, comme le montre grosso modo le frontispice (Fig. 2). Je dirais donc que le spectacle présenté sur scène par Molière ne met pas l’accent sur Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 67 23 Gabriel Conesa, Anne Piéjus, « Le Bourgeois gentilhomme , Note sur le texte », dans : Molière, Œuvres complètes II , p.-1450. 24 Cette langue turque fictive, Molière l’emprunte en partie à d’autres comédies-: cf. acte III, sc. 5 de la comédie de Rotrou La Sœur (1647) ; Montfleury, L’École des jaloux (1664), acte II, sc. 5, p. 30, en ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5774354f/ f33.imag e (consulté le 1 er juin 2022) ; voir également la pièce Les Trois Feints Turcs , jouée à la Comédie-Italienne dans les années 1660. L’acteur Dominique Biancolelli, devenu célèbre dans le rôle d’Arlequin, écrit à ce sujet-: « Nous arrivons, Trivelin et moi, vêtus en Turcs, nous faisons l’exercice de combattre main contre main, pied contre pied, puis il veut m’apprendre à parler turc […] [I]l parle turc, ce langage m’épouvante, ensuite je m’y accoutume et je ris comme un fou, en le priant de répéter des mots turcs, que je prononce après lui, en riant encore plus fort. », Delia Gambelli (éd.), Arlecchino a Parigi. Lo scenario di Domenico Biancolelli , Rome, Bulzoni, 1993, t.-II, p.-228. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Étant donné cette commande royale, il est remarquable, voire insolite que Molière et Lully ne présentent sur scène ni pratiques turques ni personnage turcs dans le cadre des festivités de la cour à Chambord : au lieu de se livrer à une imitation des Turcs, ils font paraître des Français déguisés en Turcs, dont le déguisement est aisément identifié par le spectateur, qui plus est dans une comédie-ballet agrémentée de musique 21 . Ce qu’on pourrait être tenté de prendre pour une curiosité ou une idée pleine d’esprit doit être interprété, dans le contexte des somptueuses réceptions effectivement données en l’honneur de Soliman Aga, comme un persiflage de ces cérémonies turques que Louis XIV venait justement d’organiser avec tant de faste en l’honneur d’un simple messager. Au lieu de recevoir l’ambassadeur présumé selon les usages français, la cour française s’était efforcée de respecter les rituels turcs pour l’accueillir en France. Ayant supposé, à tort, que Soliman Aga était le futur ambassadeur, il fallait à présent admettre que cette cérémonie officielle n’était rien d’autre qu’une farce, un embarras public difficile à faire oublier. La reproduction d’une telle cérémonie turque par des Français sur la scène de Chambord ne pouvait produire l’effet souhaité par Louis XIV, on le comprend aisément, car la fiction théâtrale ne pouvait annuler l’erreur d’interprétation commise par le roi, pas plus que la gloire de la cérémonie réelle. Toutefois, nous savons seulement que parmi tous les spectacles comiques donnés par Molière à la cour et devant le roi, il n’est pas certain que cette pièce ait été appréciée 22 , mais même cela n’est encore que spéculation. En effet, la comédie fut encore représentée trois fois à Chambord même, à la suite de la première, et à Paris également, elle alternera 66 Kirsten Dickhaut de Molière , Paris, 1705, p. 261). Pour sa part, Georges Forestier signale dans son édition de Molière dans la Pléiade que la pièce connut trois autres représentations à Chambord, avant d’être à nouveau donnée à la cour à Saint-Germain, et enfin au Palais-Royal. Il ajoute qu’à Paris, elle obtint un franc succès, certes moindre que celui de la tragédie de Corneille jouée en alternance. Or, la concurrence était alors vive entre la pièce de Corneille et la Bérénice de Racine, ou plutôt entre les théâtres, et il était donc capital pour le théâtre du Palais-Royal de jouer Corneille. Mais on ne saurait en inférer que le Bourgeois gentilhomme ait été un échec, bien au contraire. Si l’on songe en outre au faste des décors, ceux-ci suscitaient certainement à eux seuls l’intérêt de la cour. On sait que les costumes somptueux avaient coûté une fortune, et ils ont certainement contribué au succès public. Tout cela n’atténue pourtant en rien l’erreur politique de Louis XIV. Cf. « Relation de ce qui s’est passé à la réception de Soliman Aga Mustapharaca envoié par sultan Mahomet Han empereur des Turcs en 1669 », dans : Mémoires de Nicolas de Sainctot, ancien maître des cérémonies, dédiés à Louis XIV , t. II, BnF, MS fr. 14118, 79-r o -96-v o , en ligne : https: / / chateauversailles-recherche.fr/ IMG/ pdf/ memoires_de_sa inctot_t._ii.pdf (consulté le 27 juin 2022). 21 Cf. à ce sujet Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et poétique de l’habit de théâtre en France au X V I Ie siècle , Metz, Lampsaque, 2006. 22 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». ensuite au Palais-Royal avec Tite et Bérénice de Corneille, que la troupe de Molière jouera jusqu’à l’année suivante 23 . Que la pièce ait ou non rencontré le succès à la cour, on est en tout cas en droit de se demander si un miroir d’apparence aussi grossière pouvait être tenu par une main galante. Comment donc interpréter cette turquerie ? S’agit-il vraiment d’une caricature de la cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga et donc du nouvel échec d’une cérémonie turque, sur scène cette fois-ci ? Si tel était le cas, on peut se demander pourquoi Molière et Lully ont choisi de ne pas faire jouer des Turcs, ou plutôt des acteurs jouant des Turcs, qui auraient assuré une vision ironique des Orientaux. Pourquoi montrent-ils un théâtre dans le théâtre dans lequel l’amant français de la fille du bourgeois gentilhomme se présente comme le fils du prétendu Grand Turc, comme pour acheter leur mariage en singeant une cérémonie turque empreinte de dignité-? Tout d’abord, Molière et Lully ont exaucé en tous points le souhait du roi, qui désirait mettre en scène le point de vue occidental sur l’Orient : la richesse et le cérémonial ont été transposés par le biais des costumes, essentiels au cérémonial comme à la comédie, comme on le voit sur un dessin des costumes d’Henri Gissey qui a été conservé (Fig. 1), mais aussi par la représentation de l’islam, vu comme une religion identifiée à une langue étrangère 24 . Tout est prétexte à de nombreux effets comiques. À mon sens, on n’a pas affaire à un quelconque souci de représenter les Turcs, ni du point de vue des Français, ni du point de vue de l’auteur. Il ne s’agit pas ici d’une distanciation comique, ni d’un transfert culturel, mais d’un procédé caractérisant l’écriture théâtrale elle-même, tel que Louis XIV en personne l’avait ordonné pour l’ambassadeur présumé : l’imitation scrupuleuse d’une cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga, comme le montre grosso modo le frontispice (Fig. 2). Je dirais donc que le spectacle présenté sur scène par Molière ne met pas l’accent sur Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 67 23 Gabriel Conesa, Anne Piéjus, « Le Bourgeois gentilhomme , Note sur le texte », dans : Molière, Œuvres complètes II , p.-1450. 24 Cette langue turque fictive, Molière l’emprunte en partie à d’autres comédies-: cf. acte III, sc. 5 de la comédie de Rotrou La Sœur (1647) ; Montfleury, L’École des jaloux (1664), acte II, sc. 5, p. 30, en ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5774354f/ f33.imag e (consulté le 1 er juin 2022) ; voir également la pièce Les Trois Feints Turcs , jouée à la Comédie-Italienne dans les années 1660. L’acteur Dominique Biancolelli, devenu célèbre dans le rôle d’Arlequin, écrit à ce sujet-: « Nous arrivons, Trivelin et moi, vêtus en Turcs, nous faisons l’exercice de combattre main contre main, pied contre pied, puis il veut m’apprendre à parler turc […] [I]l parle turc, ce langage m’épouvante, ensuite je m’y accoutume et je ris comme un fou, en le priant de répéter des mots turcs, que je prononce après lui, en riant encore plus fort. », Delia Gambelli (éd.), Arlecchino a Parigi. Lo scenario di Domenico Biancolelli , Rome, Bulzoni, 1993, t.-II, p.-228. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 la cérémonie, mais sur le procédé lui-même, le principe d’imitation. C’est une démarche aussi novatrice qu’aventureuse, la comédie risquant ainsi de mettre également en lumière la scène politique et ses procédés, ce qui, de fait, ne pouvait pas plaire, comme semblent le montrer les informations dont nous disposons sur le succès rencontré. Il faut ici opérer une distinction, comme le fait d’ailleurs la pièce. Il est essentiel de souligner que dans les deux cas, c’est Monsieur Jourdain, le protagoniste, le bourgeois gentilhomme lui-même, qui est représenté tantôt comme élève, tantôt comme dupe, tantôt imitateur, tantôt berné par l’imitation, mais que dans les deux cas, seuls des Français sont impliqués, car l’enjeu est la réception par le public français, et donc la représentation de la perspective occidentale. De ce fait, la cérémonie turque donne à voir un modèle d’imitation se voulant exemplaire et surtout, dominé par les Français, selon le point de vue de l’époque. En ce sens, la comédie-ballet imaginée par Molière et Lully ne cherche aucunement à dénigrer, comme pourrait le faire croire à première vue la référence historique, il s’agit au contraire d’un sommet de la pratique de l’imitation. Le modèle à dédaigner, en revanche, est celui suivi par Monsieur Jourdain lui-même, qui explique à lui seul pourquoi les actes I et II s’attardent aussi longuement sur les disciplines que désire apprendre le protagoniste. Il s’agit d’une imitation guidée, conduisant à chaque fois à l’émission d’un IOIO qui rappelle le braiement d’un âne, plutôt qu’à une appropriation et à une mise en œuvre autonome. C’est ce que je voudrais montrer pour terminer, à l’aide de citations choisies mettant en regard ces deux modèles d’imitation, le persiflage et la poïésis. On verra ensuite que la prétendue antithèse entre les deux pièces de théâtre n’en est pas une, car seul Dom Juan contient des propos sur l’Orient, et uniquement dans l’évocation du mythe de Sardanapale, alors que la turquerie du Bourgeois gentilhomme n’est qu’un moyen de thématiser l’imitation en tant que principe. Or, ce but est atteint en rappelant involontairement à la cour l’affaire Soliman Aga, et l’évidence de la cérémonie turque prive la pièce du succès escompté. Autrement dit, le stéréotype sur les Turcs n’est pas réinterprété ici : la cérémonie réussie est celle qui fait intervenir des Français imitant les Turcs, et elle seule trompe le protagoniste. Le schéma mental est ainsi préservé, mais la victoire cérémonielle est proclamée. À l’acte I, Monsieur Jourdain a donc engagé un maître à danser, un maître de musique, un maître d’armes et un maître de philosophie, afin d’acquérir les compétences nécessaires à sa reconnaissance comme gentilhomme. Passons sur le caractère burlesque bien connu des scènes consacrées aux leçons ou aux disputes entre les maîtres. En revanche, ce qui est crucial, c’est la manière dont Monsieur Jourdain apprend, par imitation, en se contentant simplement 68 Kirsten Dickhaut 25 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , dans : Molière, Œuvres complètes II , acte II, sc. 4, p.-281-283. de répéter comme un perroquet ou d’imiter de façon servile. L’exemple suivant n’est pas dénué de subtilité, car le maître de philosophie enseigne les voyelles à Monsieur Jourdain. Le comique naît ici de la répétition. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. […] Il y a cinq voyelles, ou voix-: A, E, I, O, U. MONSIEUR JOURDAIN. J’entends tout cela. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche-: A MONSIEUR JOURDAIN. A, A. Oui. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut-: A, E. MONSIEUR JOURDAIN. A, E-; A, E. Ma foi, oui. Ah-! que cela est beau-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles-: A, E, I. MONSIEUR JOURDAIN. A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas-: O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O. Il n’y a rien de plus juste-: A, E, I, O, I, O. Cela est admirable-! I, O-; I, O. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O, O. Vous avez raison. O. Ah-! la belle chose que de savoir quelque chose-! 25 Il en va de même lorsque le maître à danser fredonne « La, la, la » en dansant, ce à quoi Monsieur Jourdain répond : « Euh ? » Manifestement, il n’est même pas capable de répéter de simples syllabes. La tâche d’imitation la plus simple le ridiculise, fait rire les spectateurs et montre en outre que la simple imitatio est en elle-même ridicule : elle est vouée à l’échec, produisant de pures sottises, voire littéralement des âneries , comme ci-dessus. Aussi le maître tente-t-il de Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 69 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 la cérémonie, mais sur le procédé lui-même, le principe d’imitation. C’est une démarche aussi novatrice qu’aventureuse, la comédie risquant ainsi de mettre également en lumière la scène politique et ses procédés, ce qui, de fait, ne pouvait pas plaire, comme semblent le montrer les informations dont nous disposons sur le succès rencontré. Il faut ici opérer une distinction, comme le fait d’ailleurs la pièce. Il est essentiel de souligner que dans les deux cas, c’est Monsieur Jourdain, le protagoniste, le bourgeois gentilhomme lui-même, qui est représenté tantôt comme élève, tantôt comme dupe, tantôt imitateur, tantôt berné par l’imitation, mais que dans les deux cas, seuls des Français sont impliqués, car l’enjeu est la réception par le public français, et donc la représentation de la perspective occidentale. De ce fait, la cérémonie turque donne à voir un modèle d’imitation se voulant exemplaire et surtout, dominé par les Français, selon le point de vue de l’époque. En ce sens, la comédie-ballet imaginée par Molière et Lully ne cherche aucunement à dénigrer, comme pourrait le faire croire à première vue la référence historique, il s’agit au contraire d’un sommet de la pratique de l’imitation. Le modèle à dédaigner, en revanche, est celui suivi par Monsieur Jourdain lui-même, qui explique à lui seul pourquoi les actes I et II s’attardent aussi longuement sur les disciplines que désire apprendre le protagoniste. Il s’agit d’une imitation guidée, conduisant à chaque fois à l’émission d’un IOIO qui rappelle le braiement d’un âne, plutôt qu’à une appropriation et à une mise en œuvre autonome. C’est ce que je voudrais montrer pour terminer, à l’aide de citations choisies mettant en regard ces deux modèles d’imitation, le persiflage et la poïésis. On verra ensuite que la prétendue antithèse entre les deux pièces de théâtre n’en est pas une, car seul Dom Juan contient des propos sur l’Orient, et uniquement dans l’évocation du mythe de Sardanapale, alors que la turquerie du Bourgeois gentilhomme n’est qu’un moyen de thématiser l’imitation en tant que principe. Or, ce but est atteint en rappelant involontairement à la cour l’affaire Soliman Aga, et l’évidence de la cérémonie turque prive la pièce du succès escompté. Autrement dit, le stéréotype sur les Turcs n’est pas réinterprété ici : la cérémonie réussie est celle qui fait intervenir des Français imitant les Turcs, et elle seule trompe le protagoniste. Le schéma mental est ainsi préservé, mais la victoire cérémonielle est proclamée. À l’acte I, Monsieur Jourdain a donc engagé un maître à danser, un maître de musique, un maître d’armes et un maître de philosophie, afin d’acquérir les compétences nécessaires à sa reconnaissance comme gentilhomme. Passons sur le caractère burlesque bien connu des scènes consacrées aux leçons ou aux disputes entre les maîtres. En revanche, ce qui est crucial, c’est la manière dont Monsieur Jourdain apprend, par imitation, en se contentant simplement 68 Kirsten Dickhaut 25 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , dans : Molière, Œuvres complètes II , acte II, sc. 4, p.-281-283. de répéter comme un perroquet ou d’imiter de façon servile. L’exemple suivant n’est pas dénué de subtilité, car le maître de philosophie enseigne les voyelles à Monsieur Jourdain. Le comique naît ici de la répétition. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. […] Il y a cinq voyelles, ou voix-: A, E, I, O, U. MONSIEUR JOURDAIN. J’entends tout cela. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche-: A MONSIEUR JOURDAIN. A, A. Oui. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut-: A, E. MONSIEUR JOURDAIN. A, E-; A, E. Ma foi, oui. Ah-! que cela est beau-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles-: A, E, I. MONSIEUR JOURDAIN. A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas-: O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O. Il n’y a rien de plus juste-: A, E, I, O, I, O. Cela est admirable-! I, O-; I, O. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O, O. Vous avez raison. O. Ah-! la belle chose que de savoir quelque chose-! 25 Il en va de même lorsque le maître à danser fredonne « La, la, la » en dansant, ce à quoi Monsieur Jourdain répond : « Euh ? » Manifestement, il n’est même pas capable de répéter de simples syllabes. La tâche d’imitation la plus simple le ridiculise, fait rire les spectateurs et montre en outre que la simple imitatio est en elle-même ridicule : elle est vouée à l’échec, produisant de pures sottises, voire littéralement des âneries , comme ci-dessus. Aussi le maître tente-t-il de Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 69 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 26 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte II, sc.-2, p.-274. proposer un modèle qui donne la mesure à Monsieur Jourdain, afin de guider ses déplacements, par la stricte répétition de la même syllabe, entrecoupée d’indications pour danser le menuet. LE MAÎTRE À DANSER. Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante). La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps. MONSIEUR JOURDAIN. Euh-? 26 La réplique de Monsieur Jourdain montre qu’il est dépassé sur le plan cognitif, mais aussi moteur. On peut imaginer l’acteur sur scène comme un personnage qui se contenterait plutôt d’observer le maître à danser et dont la réponse, un unique son, vient mettre fin à cette séquence apportant la preuve que le mouvement et la mesure, la compréhension et la transposition de la musique sont irréalisables pour l’élève. Ces deux citations, parmi tant d’autres, illustrent la manière dont Monsieur Jourdain échoue à imiter même les choses les plus simples, pour le plus grand plaisir du public. Malgré la réduction radicale du modèle à imiter aux voyelles ou aux répétitions de monosyllabes, ces modèles ne sont pas parfaitement reproductibles pour lui, et la plupart du temps, il y glisse une variation ou une réduplication. La situation ne change qu’à partir du moment où la motivation devient tout autre, avec la perspective d’un changement de statut social. Lorsque s’offre à lui l’occasion de devenir le beau-père du Grand Turc et, plus encore, d’obtenir une distinction honorifique, tel le titre de mamamouchi , il n’est certes pas en mesure de comprendre la supercherie et de reconnaître la suggestion comme un leurre, mais il parvient fort bien à répéter les mots difficiles sans perdre de vue son propre bénéfice. Il est même capable de répéter le pseudoturc dont le gratifie l’intrigant Covielle. Citons deux exemples, figurant dans l’extrait suivant-: 70 Kirsten Dickhaut 27 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte III, sc.-4, p.-321-322. 28 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte IV, sc.-3, p.-1462, notes 13-18. COVIELLE. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen -? MONSIEUR JOURDAIN. Cacaracamouchen -? Non. COVIELLE. C’est-à-dire, Ma chère ame. […] MONSIEUR JOURDAIN. Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen , Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond. COVIELLE. Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi , qui est une certaine grande dignité de son pays. MONSIEUR JOURDAIN. Mamamouchi -? COVIELLE. Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, dans notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre. 27 Les deux occurrences utilisent des termes issus d’un turc fictif 28 , que Monsieur Jourdain répète sans problème, malgré leur prononciation complexe. Par con‐ séquent, l’apprentissage nécessite une motivation intrinsèque, comme nous dirions aujourd’hui. Pour ce qui est de l’imitation, cela implique que la simple répétition est impossible, car ennuyeuse, et que ce modèle n’a plus cours. Même pour Monsieur Jourdain, le pseudo-turc et la néologie sont plus intéressants, et c’est pourquoi ils sont institués en modèles. Par là-même, l’imitation devient dans la comédie une caricature d’elle-même et le modèle qui se substitue à elle est cette poïésis qui représente ici l’originalité et donc aussi la galanterie, comme on le verra ci-dessous. Mais pour identifier cela, il est nécessaire d’interpréter la turquerie négociée, elle-même un exemple original de poïésis, comme un programme poétologique, par-delà son implication politique. Comme nous avons pu le voir, dans les deux comédies, la comparaison cul‐ turelle avec l’Orient institue une représentation de l’Occident chrétien, plus précisément une comparaison des Français avec Sardanapale et le Grand Turc, toujours soucieuse de l’éclat des valeurs galantes de la cour française. Tandis Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 71 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 26 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte II, sc.-2, p.-274. proposer un modèle qui donne la mesure à Monsieur Jourdain, afin de guider ses déplacements, par la stricte répétition de la même syllabe, entrecoupée d’indications pour danser le menuet. LE MAÎTRE À DANSER. Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante). La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps. MONSIEUR JOURDAIN. Euh-? 26 La réplique de Monsieur Jourdain montre qu’il est dépassé sur le plan cognitif, mais aussi moteur. On peut imaginer l’acteur sur scène comme un personnage qui se contenterait plutôt d’observer le maître à danser et dont la réponse, un unique son, vient mettre fin à cette séquence apportant la preuve que le mouvement et la mesure, la compréhension et la transposition de la musique sont irréalisables pour l’élève. Ces deux citations, parmi tant d’autres, illustrent la manière dont Monsieur Jourdain échoue à imiter même les choses les plus simples, pour le plus grand plaisir du public. Malgré la réduction radicale du modèle à imiter aux voyelles ou aux répétitions de monosyllabes, ces modèles ne sont pas parfaitement reproductibles pour lui, et la plupart du temps, il y glisse une variation ou une réduplication. La situation ne change qu’à partir du moment où la motivation devient tout autre, avec la perspective d’un changement de statut social. Lorsque s’offre à lui l’occasion de devenir le beau-père du Grand Turc et, plus encore, d’obtenir une distinction honorifique, tel le titre de mamamouchi , il n’est certes pas en mesure de comprendre la supercherie et de reconnaître la suggestion comme un leurre, mais il parvient fort bien à répéter les mots difficiles sans perdre de vue son propre bénéfice. Il est même capable de répéter le pseudoturc dont le gratifie l’intrigant Covielle. Citons deux exemples, figurant dans l’extrait suivant-: 70 Kirsten Dickhaut 27 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte III, sc.-4, p.-321-322. 28 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte IV, sc.-3, p.-1462, notes 13-18. COVIELLE. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen -? MONSIEUR JOURDAIN. Cacaracamouchen -? Non. COVIELLE. C’est-à-dire, Ma chère ame. […] MONSIEUR JOURDAIN. Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen , Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond. COVIELLE. Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi , qui est une certaine grande dignité de son pays. MONSIEUR JOURDAIN. Mamamouchi -? COVIELLE. Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, dans notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre. 27 Les deux occurrences utilisent des termes issus d’un turc fictif 28 , que Monsieur Jourdain répète sans problème, malgré leur prononciation complexe. Par con‐ séquent, l’apprentissage nécessite une motivation intrinsèque, comme nous dirions aujourd’hui. Pour ce qui est de l’imitation, cela implique que la simple répétition est impossible, car ennuyeuse, et que ce modèle n’a plus cours. Même pour Monsieur Jourdain, le pseudo-turc et la néologie sont plus intéressants, et c’est pourquoi ils sont institués en modèles. Par là-même, l’imitation devient dans la comédie une caricature d’elle-même et le modèle qui se substitue à elle est cette poïésis qui représente ici l’originalité et donc aussi la galanterie, comme on le verra ci-dessous. Mais pour identifier cela, il est nécessaire d’interpréter la turquerie négociée, elle-même un exemple original de poïésis, comme un programme poétologique, par-delà son implication politique. Comme nous avons pu le voir, dans les deux comédies, la comparaison cul‐ turelle avec l’Orient institue une représentation de l’Occident chrétien, plus précisément une comparaison des Français avec Sardanapale et le Grand Turc, toujours soucieuse de l’éclat des valeurs galantes de la cour française. Tandis Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 71 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 que Sardanapale incarne par métonymie le tyran barbare, opulent et sensuel, la comédie-ballet s’attache à assurer la supériorité de sa propre culture en excluant les Turcs de la scène. En effet, aussi bien le fils du Grand Turc que Monsieur Jourdain devenu mamamouchi sont indéniablement français. La différence majeure entre les deux extraits du Bourgeois gentilhomme cités, dont procède l’originalité de la pièce, est que les premiers exemples, composés uniquement de lettres et de leurs combinaisons, sont des imitations phonétiques et infantiles, sans message intrinsèque. Le second ensemble, en revanche, contient des néologismes donnant à Monsieur Jourdain l’impression que ces phénomènes existent, ils instituent donc une forme d’acte de parole, auquel ils confèrent une existence scénique. ‘Mamamouchi’ fonctionne si bien en tant que néologisme que la victime de cette manipulation avant la lettre tombe effectivement dans le piège, pour le plus grand plaisir du public. Cela signifie aussi que la turquerie produit quelque chose par le langage et l’action : elle ne se contente pas de reproduire, mais crée, voire façonne quelque chose, avec davantage d’effet qu’une quelconque cérémonie turque en France sur la scène politique. Cette différence - créer au lieu d’imiter, manière française et non turque - est à la fois un geste de supériorité et une garantie de réussite ou d’échec. En effet, le modèle apparent de la poétologie a déjà échoué politiquement, sous la forme d’une véritable cérémonie turque organisée en France. Il semble évident que si la comédie n’obtient qu’un succès mitigé, une telle modalité du ‘plaire’ aura ensuite des répercussions sur les festivités de la cour, mais cela est comme escamoté dans le spectacle de la cérémonie. Il en résulte que la cérémonie turque réussit dans la pièce, alors que celle qui se voulait réelle a échoué. Que Molière raille en même temps les ambitions des milieux bourgeois désireux d’imiter la culture galante, la recherche l’a amplement montré depuis qu’Alain Viala a mis en évidence le paradigme de la galanterie. Or, la subtilité galante recèle ici - et c’est là, me semble-t-il, sa spécificité - un acte de poïésis qui conçoit l’imitation comme une création, anticipant ainsi la position des Modernes face aux Anciens dans la future Querelle. Cela dit, il convient de souligner que la turquerie n’est pour Molière qu’un moyen de parvenir à ses fins, afin de rendre visible la gloire du pouvoir français, mise en scène de manière créative en démythifiant ce qui relève des Ottomans, tout en révélant dans toute sa gloire la turcité des Français euxmêmes. Ce qui transparaît alors, c’est que l’image de Sardanapale n’est pas si éloignée de celle du Grand Turc, et que le stéréotype de l’Orient et de l’Occident figure donc à l’identique dans les deux comédies. Mais son traitement est différent, car dans le Bourgeois gentilhomme, l’action procède non seulement du christianisme, mais aussi de l’économie, ce qui la rend plus moderne à nos yeux. 72 Kirsten Dickhaut 29 Sur la gamme des concepts d’imitation, cf. Andreas Kablitz, « Mimesis vs. Repräsenta‐ tion: Die Aristotelische Poetik in ihrer neuzeitlichen Rezeption », dans : Otfried Höffe (éd.), Aristoteles, «-Poetik-» , Berlin, Akademie Verlag, 2009, p.-215-232. 30 Cf. à ce sujet Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 2, Le Règne et la gloire. Pour une généaologie théologique de l’économie et du gouvernement , trad. Joël Gayraud et Martin Rueff, Paris, Seuil, (2008) 2016, p. 461-530 ; Uwe Hebekus, « ‘Enthusiasmus und Recht’. Figurationen der Akklamation bei Ernst H. Kantorowicz, Erik Peterson und Carl Schmitt », dans : Jürgen Brokhoff, Jürgen Fohrmann (éd.), Politische Theologie. Formen und Funktionen im 20. Jahrhundert , Paderborn, Schöningh, 2003, p.-97-114. Qui plus est, la turquerie mise en scène au théâtre appelle par convention les applaudissements des spectateurs, tandis que la cérémonie politique qui s’est déroulée devant les mêmes personnages de la cour de France, à l’occasion de la visite de Soliman Aga, devait susciter l’acclamation. Pourtant, dans le second cas, l’effet escompté n’a pas été obtenu, de sorte que sa reprise sur scène pouvait être perçue par le roi comme une nouvelle humiliation. Voilà qui risquait effectivement de déplaire à Louis XIV. Seule une nouvelle représentation à Chambord, plusieurs fois répétée par la suite, a pu garantir que la comédie ‘se surimprime’ pour ainsi dire sur la cérémonie politique et acquière sa propre valeur de modèle, tout à fait dans l’esprit de la poïésis. Les nombreuses représentations de la pièce ne permettent donc pas nécessairement de conclure qu’elle ait plu au roi. Il pouvait aussi s’en tenir à la pratique théâtrale afin d’utiliser stratégiquement l’effet poétique. Mais en fait, ce lien étroit entre la cérémonie turque et la poïésis était fatal pour la pièce : 29 splendeur esthétique, mais échec politique. Or en France, et c’est peut-être là un trait spécifique, l’une n’allait pas sans l’autre, car l’acclamation impliquait davantage que les applaudissements du public, elle était le préalable à tout spectacle présenté à la cour, notamment lors des festivités 30 . Retenons donc qu’en tant que projet d’imitation poïétique, le Bourgeois gentilhomme a été manifestement méconnu, ou encore reconnu et réutilisé, mais qu’il a en tout cas échoué en tant que représentation d’une parodie de l’émissaire turc. En revanche, l’intronisation d’un Français sous les traits d’un Turc fictif a été un succès. Étant donné que Molière jouait lui-même le protagoniste balourd, il est évident que son jeu a certainement plu durant le spectacle, et même s’il n’a pas réussi à obtenir l’acclamation du roi, il a certainement reçu celle de la cour. Pour le plaisir royal, il n’allait manifestement pas assez loin dans le ridicule, l’imitation en tant que principe n’étant pas annulée, mais dépassée. Le miroir déformant de l’évènement politique restait une représentation de l’échec du roi, sans pour autant affecter le niveau poétologique. En effet, les applaudissements de la cour impliquent que le spectacle de la cérémonie turque présentée sur scène, écho de celle donnée en l’honneur de Soliman Aga, était également Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 73 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 que Sardanapale incarne par métonymie le tyran barbare, opulent et sensuel, la comédie-ballet s’attache à assurer la supériorité de sa propre culture en excluant les Turcs de la scène. En effet, aussi bien le fils du Grand Turc que Monsieur Jourdain devenu mamamouchi sont indéniablement français. La différence majeure entre les deux extraits du Bourgeois gentilhomme cités, dont procède l’originalité de la pièce, est que les premiers exemples, composés uniquement de lettres et de leurs combinaisons, sont des imitations phonétiques et infantiles, sans message intrinsèque. Le second ensemble, en revanche, contient des néologismes donnant à Monsieur Jourdain l’impression que ces phénomènes existent, ils instituent donc une forme d’acte de parole, auquel ils confèrent une existence scénique. ‘Mamamouchi’ fonctionne si bien en tant que néologisme que la victime de cette manipulation avant la lettre tombe effectivement dans le piège, pour le plus grand plaisir du public. Cela signifie aussi que la turquerie produit quelque chose par le langage et l’action : elle ne se contente pas de reproduire, mais crée, voire façonne quelque chose, avec davantage d’effet qu’une quelconque cérémonie turque en France sur la scène politique. Cette différence - créer au lieu d’imiter, manière française et non turque - est à la fois un geste de supériorité et une garantie de réussite ou d’échec. En effet, le modèle apparent de la poétologie a déjà échoué politiquement, sous la forme d’une véritable cérémonie turque organisée en France. Il semble évident que si la comédie n’obtient qu’un succès mitigé, une telle modalité du ‘plaire’ aura ensuite des répercussions sur les festivités de la cour, mais cela est comme escamoté dans le spectacle de la cérémonie. Il en résulte que la cérémonie turque réussit dans la pièce, alors que celle qui se voulait réelle a échoué. Que Molière raille en même temps les ambitions des milieux bourgeois désireux d’imiter la culture galante, la recherche l’a amplement montré depuis qu’Alain Viala a mis en évidence le paradigme de la galanterie. Or, la subtilité galante recèle ici - et c’est là, me semble-t-il, sa spécificité - un acte de poïésis qui conçoit l’imitation comme une création, anticipant ainsi la position des Modernes face aux Anciens dans la future Querelle. Cela dit, il convient de souligner que la turquerie n’est pour Molière qu’un moyen de parvenir à ses fins, afin de rendre visible la gloire du pouvoir français, mise en scène de manière créative en démythifiant ce qui relève des Ottomans, tout en révélant dans toute sa gloire la turcité des Français euxmêmes. Ce qui transparaît alors, c’est que l’image de Sardanapale n’est pas si éloignée de celle du Grand Turc, et que le stéréotype de l’Orient et de l’Occident figure donc à l’identique dans les deux comédies. Mais son traitement est différent, car dans le Bourgeois gentilhomme, l’action procède non seulement du christianisme, mais aussi de l’économie, ce qui la rend plus moderne à nos yeux. 72 Kirsten Dickhaut 29 Sur la gamme des concepts d’imitation, cf. Andreas Kablitz, « Mimesis vs. Repräsenta‐ tion: Die Aristotelische Poetik in ihrer neuzeitlichen Rezeption », dans : Otfried Höffe (éd.), Aristoteles, «-Poetik-» , Berlin, Akademie Verlag, 2009, p.-215-232. 30 Cf. à ce sujet Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 2, Le Règne et la gloire. Pour une généaologie théologique de l’économie et du gouvernement , trad. Joël Gayraud et Martin Rueff, Paris, Seuil, (2008) 2016, p. 461-530 ; Uwe Hebekus, « ‘Enthusiasmus und Recht’. Figurationen der Akklamation bei Ernst H. Kantorowicz, Erik Peterson und Carl Schmitt », dans : Jürgen Brokhoff, Jürgen Fohrmann (éd.), Politische Theologie. Formen und Funktionen im 20. Jahrhundert , Paderborn, Schöningh, 2003, p.-97-114. Qui plus est, la turquerie mise en scène au théâtre appelle par convention les applaudissements des spectateurs, tandis que la cérémonie politique qui s’est déroulée devant les mêmes personnages de la cour de France, à l’occasion de la visite de Soliman Aga, devait susciter l’acclamation. Pourtant, dans le second cas, l’effet escompté n’a pas été obtenu, de sorte que sa reprise sur scène pouvait être perçue par le roi comme une nouvelle humiliation. Voilà qui risquait effectivement de déplaire à Louis XIV. Seule une nouvelle représentation à Chambord, plusieurs fois répétée par la suite, a pu garantir que la comédie ‘se surimprime’ pour ainsi dire sur la cérémonie politique et acquière sa propre valeur de modèle, tout à fait dans l’esprit de la poïésis. Les nombreuses représentations de la pièce ne permettent donc pas nécessairement de conclure qu’elle ait plu au roi. Il pouvait aussi s’en tenir à la pratique théâtrale afin d’utiliser stratégiquement l’effet poétique. Mais en fait, ce lien étroit entre la cérémonie turque et la poïésis était fatal pour la pièce : 29 splendeur esthétique, mais échec politique. Or en France, et c’est peut-être là un trait spécifique, l’une n’allait pas sans l’autre, car l’acclamation impliquait davantage que les applaudissements du public, elle était le préalable à tout spectacle présenté à la cour, notamment lors des festivités 30 . Retenons donc qu’en tant que projet d’imitation poïétique, le Bourgeois gentilhomme a été manifestement méconnu, ou encore reconnu et réutilisé, mais qu’il a en tout cas échoué en tant que représentation d’une parodie de l’émissaire turc. En revanche, l’intronisation d’un Français sous les traits d’un Turc fictif a été un succès. Étant donné que Molière jouait lui-même le protagoniste balourd, il est évident que son jeu a certainement plu durant le spectacle, et même s’il n’a pas réussi à obtenir l’acclamation du roi, il a certainement reçu celle de la cour. Pour le plaisir royal, il n’allait manifestement pas assez loin dans le ridicule, l’imitation en tant que principe n’étant pas annulée, mais dépassée. Le miroir déformant de l’évènement politique restait une représentation de l’échec du roi, sans pour autant affecter le niveau poétologique. En effet, les applaudissements de la cour impliquent que le spectacle de la cérémonie turque présentée sur scène, écho de celle donnée en l’honneur de Soliman Aga, était également Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 73 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 31 Pour la traduction fidèle je tiens à remercier Emmanuel Faure. reconnu. Plus la pièce était représentée, plus la vision poïétique se consolidait, reléguant dans l’oubli la vision politique. Or, tel était au fond l’objectif essentiel du roi. Applaudir la pièce jouée à la cour - caractéristique essentielle d’une première dans le cadre d’une fête de la cour - n’était pas une simple marque de recon‐ naissance envers la performance des acteurs, mais aussi vis-à-vis du contenu. Lorsque le roi et la cour applaudissaient une pièce, il s’agissait fondamentale‐ ment d’une reconnaissance et d’une confirmation des idées présentées sur scène. C’est là une différence majeure avec le public moderne, et c’est aussi la raison pour laquelle pour le théâtre, le mécénat de cour doit être pensé comme une triade : auteur, roi et public doivent former une unité affirmative. Pour la cour, à l’instar de l’Église, l’acclamation contribue à la constitution de la communauté et à la confirmation du pouvoir du souverain. L’étude de cette facette de la société de cour, qui mérite d’être approfondie dans le domaine du théâtre, semble prometteuse, notamment en ce qui concerne l’acclamation 31 . 74 Kirsten Dickhaut Annexe-: Illustrations Figure 1 : Henry Gissey, costume pour Le Bourgeois gentilhomme , (Stockholm, Musée national, Tessin, K. 8,f. 27). Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 75 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 31 Pour la traduction fidèle je tiens à remercier Emmanuel Faure. reconnu. Plus la pièce était représentée, plus la vision poïétique se consolidait, reléguant dans l’oubli la vision politique. Or, tel était au fond l’objectif essentiel du roi. Applaudir la pièce jouée à la cour - caractéristique essentielle d’une première dans le cadre d’une fête de la cour - n’était pas une simple marque de recon‐ naissance envers la performance des acteurs, mais aussi vis-à-vis du contenu. Lorsque le roi et la cour applaudissaient une pièce, il s’agissait fondamentale‐ ment d’une reconnaissance et d’une confirmation des idées présentées sur scène. C’est là une différence majeure avec le public moderne, et c’est aussi la raison pour laquelle pour le théâtre, le mécénat de cour doit être pensé comme une triade : auteur, roi et public doivent former une unité affirmative. Pour la cour, à l’instar de l’Église, l’acclamation contribue à la constitution de la communauté et à la confirmation du pouvoir du souverain. L’étude de cette facette de la société de cour, qui mérite d’être approfondie dans le domaine du théâtre, semble prometteuse, notamment en ce qui concerne l’acclamation 31 . 74 Kirsten Dickhaut Annexe-: Illustrations Figure 1 : Henry Gissey, costume pour Le Bourgeois gentilhomme , (Stockholm, Musée national, Tessin, K. 8,f. 27). Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 75 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Figure 2 : Frontispice de l’édition de 1688. https: / / en.wikipedia.org/ wiki/ Le_Bourgeois _gentilhomme#/ media/ File: BourgeoisGentilhomme1688.jpg 76 Kirsten Dickhaut Amphitryon-: réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? Liliane Picciola Université Paris Nanterre EA 1586, CSLF En composant Amphitryon , Molière imitait pour la première fois un dramaturge antique, Plaute, dont, vers 1450, on avait restitué la comédie, qui mettait en scène le maître des dieux usurpant l’identité d’un mortel pour bénéficier des faveurs de son épouse malgré elle et en faire naître un fils-: Hercule. Molière revint bientôt à la comédie romaine en imitant l’ Aulularia avec L’Avare , représenté quelques mois après Amphitryon , puis en quittant Plaute pour Térence avec Les Fourberies de Scapin , jouées en 1671. Cette première comédie diffère beaucoup des deux suivantes par la fidélité même de Molière à son modèle car elle préserve le prestige des dieux ; or, en réécrivant Amphitruo , Molière n’était pas forcément amené, dans sa démarche de modernisation, à les montrer avec révérence-: un cratère de Paestum en forme de cloche et attribué à Astéas (IV e siècle av. J.-C) représentait Zeus sous les traits d’un vieillard amoureux qui, éclairé par la lanterne de Mercure, s’apprêtait à monter dans la chambre d’Alcmène grâce à une échelle-; de surcroît, des attributs d’acteurs de comédie, les fesses et ventres proéminents ainsi que les coiffures, y caricaturaient les dieux de l’Olympe… L’ Amphitryon de Molière ne se situe assurément pas dans cette perspective-: le «-premier farceur de France-» n’attente pas au merveilleux bien que l’impression d’enjouement ne se démente à aucun moment de la pièce, sauf peut-être, comme dans d’autres de ses comédies, au point culminant de la brouille entre le général thébain et son épouse. Le mode d’assomption de la dignité divine de trois personnages se ressent en effet des demandes des Grands en matière de splendeur de la scène et des récentes créations moliéresques pour les satisfaire. Ainsi, à la prière de Foucquet, l’invention dramaturgique déployée par Molière pour Les Fâcheux avait permis non seulement de «-lier promptement-» des épisodes faisant surgir les figures qui donnent leur nom à la pièce, mais de coudre au sujet principal - à vrai dire une thématique plutôt qu’une intrigue - Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 Figure 2 : Frontispice de l’édition de 1688. https: / / en.wikipedia.org/ wiki/ Le_Bourgeois _gentilhomme#/ media/ File: BourgeoisGentilhomme1688.jpg 76 Kirsten Dickhaut Amphitryon-: réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? Liliane Picciola Université Paris Nanterre EA 1586, CSLF En composant Amphitryon , Molière imitait pour la première fois un dramaturge antique, Plaute, dont, vers 1450, on avait restitué la comédie, qui mettait en scène le maître des dieux usurpant l’identité d’un mortel pour bénéficier des faveurs de son épouse malgré elle et en faire naître un fils-: Hercule. Molière revint bientôt à la comédie romaine en imitant l’ Aulularia avec L’Avare , représenté quelques mois après Amphitryon , puis en quittant Plaute pour Térence avec Les Fourberies de Scapin , jouées en 1671. Cette première comédie diffère beaucoup des deux suivantes par la fidélité même de Molière à son modèle car elle préserve le prestige des dieux ; or, en réécrivant Amphitruo , Molière n’était pas forcément amené, dans sa démarche de modernisation, à les montrer avec révérence-: un cratère de Paestum en forme de cloche et attribué à Astéas (IV e siècle av. J.-C) représentait Zeus sous les traits d’un vieillard amoureux qui, éclairé par la lanterne de Mercure, s’apprêtait à monter dans la chambre d’Alcmène grâce à une échelle-; de surcroît, des attributs d’acteurs de comédie, les fesses et ventres proéminents ainsi que les coiffures, y caricaturaient les dieux de l’Olympe… L’ Amphitryon de Molière ne se situe assurément pas dans cette perspective-: le «-premier farceur de France-» n’attente pas au merveilleux bien que l’impression d’enjouement ne se démente à aucun moment de la pièce, sauf peut-être, comme dans d’autres de ses comédies, au point culminant de la brouille entre le général thébain et son épouse. Le mode d’assomption de la dignité divine de trois personnages se ressent en effet des demandes des Grands en matière de splendeur de la scène et des récentes créations moliéresques pour les satisfaire. Ainsi, à la prière de Foucquet, l’invention dramaturgique déployée par Molière pour Les Fâcheux avait permis non seulement de «-lier promptement-» des épisodes faisant surgir les figures qui donnent leur nom à la pièce, mais de coudre au sujet principal - à vrai dire une thématique plutôt qu’une intrigue - Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 1 « […] pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet, et de la comédie : mais comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet, qui n’entrent pas dans la Comédie aussi naturellement que d’autres ». (Préface des Fâcheux , Paris, 1662). 2 Si l’on excepte le « chant » de Sosie, qu’il faut sans doute imaginer comme peu mélodieux, quand il veut se donner du courage dans la scène 2 de l’acte I. 3 Lully avait dansé le rôle de Sosie. Quant au jeune Louis XIV, il avait dansé divers rôles : une Heure, un Jeu, un Ardent, un Curieux, un Furieux, puis, dans la scène finale, le Soleil levant, cette dernière apparition étant appelée à symboliser son règne. des intermèdes dansés 1 , et elle avait montré en l’auteur du Docteur amoureux une capacité remarquable de s’imprégner dans l’élégance d’une atmosphère festive ; sa plasticité créative s’était également manifestée dans l’introduction d’un ca‐ ractère de fâcheux suggéré par le roi en personne. Les services de Molière furent de plus en plus sollicités pour distraire la Cour. Au fil de la saison 1666-1667, Mélicerte , La Pastorale comique et Le Sicilien ou L’Amour peintre avaient confirmé, à l’occasion des fêtes de Saint-Germain-en-Laye, que l’auteur comique savait admirablement s’adapter au goût de la musique et de la danse qui grandissait à la Cour, sous l’influence du jeune roi. En revanche, Amphitryon ne comporte pas d’intermèdes musicaux et n’est pas une comédie mêlée de musique 2 -: après ces diverses collaborations avec Lully, Molière semblait reprendre provisoirement avec cette pièce une sorte d’autonomie d’écriture et de composition. Toutefois, dans la mesure où le merveilleux entre dans le sujet même de la fable et où le public n’aurait donc su adhérer franchement aux événements représentés, la mise à distance artistique du sujet s’imposait presque. Représentée en ville, au Palais-Royal, le 13 janvier 1668, la comédie fut donnée devant la Cour dès le 16 janvier, aux Tuileries, puis, en avril, à Versailles. Les deux publics lui réservèrent un excellent accueil. Louis XIV, bon danseur, pouvait garder lui-même un agréable souvenir de sa participation, lors du Carnaval de 1653, à la Comédie muette d’Amphitryon , qui faisait partie de l’ensemble du Ballet royal de la Nuit et, même s’il n’avait pas dansé dans cette dernière et sixième entrée du Ballet que constituait la Comédie muette , il était naturel qu’il pensât qu’en choisissant ce thème, l’auteur comique rendait un discret hommage à l’ensemble de la chorégraphie 3 dans laquelle il figurait. En dédiant Les Fâcheux au roi, Molière n’avait-il pas écrit, faisant allusion au personnage suggéré par ce dernier : « […] je conçois par là ce que je serais capable d’exécuter par une comédie entière, si j’étais inspiré par de pareils commandements-»-? De surcroît, le sujet se trouvait éminemment lié à la monarchie française puisqu’on représentait volontiers les rois de France comme des « Hercules 78 Liliane Picciola 4 Sur ces représentations et leur évolution, voir l’article de Christian Biet, « Les monstres aux pieds d’Hercule. Ambiguïtés et enjeux des entrées royales ou L’encomiastique peutelle casser les briques ? -», dans Dix-septième siècle , 2001/ 3, n° 212, p.-383- 403. 5 Louvre, département des arts graphiques, https: / / collections.louvre.fr/ ark: / 53355/ cl020 520209. 6 Michel Natalis, « Hercule et le jeune roi Louis XIV », dans Les Triomphes de Louis le Juste , XIII du nom, Roy de France et de Nauarre. Contenans les plus grandes actions où sa Maiesté s’est trouuée en personne, représentées en Figures Ænigmatiques […], Paris, Imprimerie royale, par Antoine Étienne, 1649. Les gravures avaient été collectées par Jean Valdor le Jeune, chalcographe du roi, responsable de l’ouvrage, commencé au moment de la mort de Louis XIII. 7 D’autres associations de Louis XIV et du fils de Jupiter et Alcmène se trouvent encore dans un portrait du jeune roi par Nicolas Berey et par divers dessins de Le Brun dans des illustrations de thèse. Voir Véronique Meyer, Pour la plus grande gloire du roi. Louis XIV en thèses , Presses Universitaires de Rennes, 2017, n° 84, notamment les pages 263-270. 8 Si des vers français de Corneille, sans doute sollicité comme poète théâtral d’histoire, accompagnaient maintes figures de ce folio de 400 pages, cette gravure illustrait une ode de Charles Beys. 9 Selon l’heureuse formule, qu’on peut lire à la page 243 de l’article de Fanny Népote- Desmarres, « Amphitryon […], Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule […] », dans Littératures classiques , hors-série, 2002, Mythe et histoire dans le théâtre classique. Hommage à Christian Delmas, p. 243-260. Au reste, il convient de rappeler que certains exemplaires de l’édition de la pièce (Paris, Ribou, 1668) comportent un sonnet « Au roi. Sur la conqueste de la Franche-Comté ». La liaison de Louis XIV avec Mme gaulois 4 ». À date récente en portaient témoignage l’eau-forte d’Abraham Bosse, Louis XIII sous la figure d’Hercule   5 ( circa 1635) - le héros étant habillé à la romaine et portant la perruque en vogue à l’époque - ou l’estampe de Natalis 6 , « Hercule et le jeune roi Louis XIV » : celle-ci faisait voir non seulement le héros et sa massue 7 mais, posé sur le même muret que le bras d’Hercule, et comme en dialogue avec lui, le buste du très jeune Louis XIV, en costume romain et déjà couronné de laurier 8 . Certes, elle célébrait la force d’Hercule, doté d’une énorme massue et assis sur la peau du lion de Némée, mais les instruments emblématiques de la sculpture, la peinture, la littérature, l’architecture et la musique, disposés à ses pieds, manifestaient son intérêt pour l’art. Le Misanthrope avait commencé de tendre des miroirs à certains courtisans, le « Maître » n’étant présent que dans les esprits et par des allusions ; avec Amphitryon , grâce au filtre de l’Antiquité et de la mythologie imposé par la fable, le détenteur du pouvoir et son univers aulique étaient à la fois présents et lointains.- Nous montrerons que les modifications apportées par Molière au traitement du sujet par Plaute et Rotrou traduisaient le souci de sa réception par un Hercule royal moderne et qu’au désir de faire rire l’élite de Cour par la drôlerie du texte s’ajoutait celui de réjouir les sens et de drainer l’admiration vers la figure centrale, grâce à une « capacité de faire résonner son art dans le politique 9 » ; Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 79 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 1 « […] pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet, et de la comédie : mais comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet, qui n’entrent pas dans la Comédie aussi naturellement que d’autres ». (Préface des Fâcheux , Paris, 1662). 2 Si l’on excepte le « chant » de Sosie, qu’il faut sans doute imaginer comme peu mélodieux, quand il veut se donner du courage dans la scène 2 de l’acte I. 3 Lully avait dansé le rôle de Sosie. Quant au jeune Louis XIV, il avait dansé divers rôles : une Heure, un Jeu, un Ardent, un Curieux, un Furieux, puis, dans la scène finale, le Soleil levant, cette dernière apparition étant appelée à symboliser son règne. des intermèdes dansés 1 , et elle avait montré en l’auteur du Docteur amoureux une capacité remarquable de s’imprégner dans l’élégance d’une atmosphère festive ; sa plasticité créative s’était également manifestée dans l’introduction d’un ca‐ ractère de fâcheux suggéré par le roi en personne. Les services de Molière furent de plus en plus sollicités pour distraire la Cour. Au fil de la saison 1666-1667, Mélicerte , La Pastorale comique et Le Sicilien ou L’Amour peintre avaient confirmé, à l’occasion des fêtes de Saint-Germain-en-Laye, que l’auteur comique savait admirablement s’adapter au goût de la musique et de la danse qui grandissait à la Cour, sous l’influence du jeune roi. En revanche, Amphitryon ne comporte pas d’intermèdes musicaux et n’est pas une comédie mêlée de musique 2 -: après ces diverses collaborations avec Lully, Molière semblait reprendre provisoirement avec cette pièce une sorte d’autonomie d’écriture et de composition. Toutefois, dans la mesure où le merveilleux entre dans le sujet même de la fable et où le public n’aurait donc su adhérer franchement aux événements représentés, la mise à distance artistique du sujet s’imposait presque. Représentée en ville, au Palais-Royal, le 13 janvier 1668, la comédie fut donnée devant la Cour dès le 16 janvier, aux Tuileries, puis, en avril, à Versailles. Les deux publics lui réservèrent un excellent accueil. Louis XIV, bon danseur, pouvait garder lui-même un agréable souvenir de sa participation, lors du Carnaval de 1653, à la Comédie muette d’Amphitryon , qui faisait partie de l’ensemble du Ballet royal de la Nuit et, même s’il n’avait pas dansé dans cette dernière et sixième entrée du Ballet que constituait la Comédie muette , il était naturel qu’il pensât qu’en choisissant ce thème, l’auteur comique rendait un discret hommage à l’ensemble de la chorégraphie 3 dans laquelle il figurait. En dédiant Les Fâcheux au roi, Molière n’avait-il pas écrit, faisant allusion au personnage suggéré par ce dernier : « […] je conçois par là ce que je serais capable d’exécuter par une comédie entière, si j’étais inspiré par de pareils commandements-»-? De surcroît, le sujet se trouvait éminemment lié à la monarchie française puisqu’on représentait volontiers les rois de France comme des « Hercules 78 Liliane Picciola 4 Sur ces représentations et leur évolution, voir l’article de Christian Biet, « Les monstres aux pieds d’Hercule. Ambiguïtés et enjeux des entrées royales ou L’encomiastique peutelle casser les briques ? -», dans Dix-septième siècle , 2001/ 3, n° 212, p.-383- 403. 5 Louvre, département des arts graphiques, https: / / collections.louvre.fr/ ark: / 53355/ cl020 520209. 6 Michel Natalis, « Hercule et le jeune roi Louis XIV », dans Les Triomphes de Louis le Juste , XIII du nom, Roy de France et de Nauarre. Contenans les plus grandes actions où sa Maiesté s’est trouuée en personne, représentées en Figures Ænigmatiques […], Paris, Imprimerie royale, par Antoine Étienne, 1649. Les gravures avaient été collectées par Jean Valdor le Jeune, chalcographe du roi, responsable de l’ouvrage, commencé au moment de la mort de Louis XIII. 7 D’autres associations de Louis XIV et du fils de Jupiter et Alcmène se trouvent encore dans un portrait du jeune roi par Nicolas Berey et par divers dessins de Le Brun dans des illustrations de thèse. Voir Véronique Meyer, Pour la plus grande gloire du roi. Louis XIV en thèses , Presses Universitaires de Rennes, 2017, n° 84, notamment les pages 263-270. 8 Si des vers français de Corneille, sans doute sollicité comme poète théâtral d’histoire, accompagnaient maintes figures de ce folio de 400 pages, cette gravure illustrait une ode de Charles Beys. 9 Selon l’heureuse formule, qu’on peut lire à la page 243 de l’article de Fanny Népote- Desmarres, « Amphitryon […], Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule […] », dans Littératures classiques , hors-série, 2002, Mythe et histoire dans le théâtre classique. Hommage à Christian Delmas, p. 243-260. Au reste, il convient de rappeler que certains exemplaires de l’édition de la pièce (Paris, Ribou, 1668) comportent un sonnet « Au roi. Sur la conqueste de la Franche-Comté ». La liaison de Louis XIV avec Mme gaulois 4 ». À date récente en portaient témoignage l’eau-forte d’Abraham Bosse, Louis XIII sous la figure d’Hercule   5 ( circa 1635) - le héros étant habillé à la romaine et portant la perruque en vogue à l’époque - ou l’estampe de Natalis 6 , « Hercule et le jeune roi Louis XIV » : celle-ci faisait voir non seulement le héros et sa massue 7 mais, posé sur le même muret que le bras d’Hercule, et comme en dialogue avec lui, le buste du très jeune Louis XIV, en costume romain et déjà couronné de laurier 8 . Certes, elle célébrait la force d’Hercule, doté d’une énorme massue et assis sur la peau du lion de Némée, mais les instruments emblématiques de la sculpture, la peinture, la littérature, l’architecture et la musique, disposés à ses pieds, manifestaient son intérêt pour l’art. Le Misanthrope avait commencé de tendre des miroirs à certains courtisans, le « Maître » n’étant présent que dans les esprits et par des allusions ; avec Amphitryon , grâce au filtre de l’Antiquité et de la mythologie imposé par la fable, le détenteur du pouvoir et son univers aulique étaient à la fois présents et lointains.- Nous montrerons que les modifications apportées par Molière au traitement du sujet par Plaute et Rotrou traduisaient le souci de sa réception par un Hercule royal moderne et qu’au désir de faire rire l’élite de Cour par la drôlerie du texte s’ajoutait celui de réjouir les sens et de drainer l’admiration vers la figure centrale, grâce à une « capacité de faire résonner son art dans le politique 9 » ; Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 79 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 de Montespan n’étant pas encore officielle, et doutant que Molière ait voulu la célébrer, nous avons fait le choix de n’en pas parler. 10 Le terme provient du Discours de la tragédie de Corneille, qui évoque par là un sentiment de plaisir commun, de bien-être ressenti par le public. 11 Les Sosies , comédie de Rotrou, Antoine de Sommaville, 1638. 12 Réplique d’Uranie, dans la scène 6 de La Critique de L’École des femmes . on verra cependant que, tout en flattant le goût aulique et en ouvrant la voie à une version musicale et chorégraphique, qui fut donnée en 1681, mélange des tons, utilisation des machines, style et structure de la comédie, préservaient une sorte de quant-à-soi moliéresque. F ARCE ET RAFFINEMENT ARISTOCRATIQUE -: DU RIRE FRANC À L ’ AGRÉABLE CON J OUISSANCE 10 Si le mythe d’Amphitryon avait été traité au théâtre par Plaute, sous le titre d’ Amphitruo , il l’avait aussi été, récemment, par Rotrou, sous le titre des Sosies   11 . Dans le prologue de la comédie en latin, Mercure s’adressait au public pour assumer avec désinvolture un nouveau genre, la tragi-comédie, juxtaposition d’éléments comiques, portés par le valet-esclave, ainsi qu’à un moindre degré par Amphitryon, et d’éléments empreints d’une extrême dignité, conférée à la pièce par la présence des dieux. Rotrou, lui, avait opté pour le genre de la comédie, ce qui se conçoit aisément vu l’importance de l’ imbroglio , la formulation de la confusion par Sosie, et les jeux de mots malicieux semés dans sa pièce ; toutefois, les vers prononcés non seulement par Jupiter et Mercure mais également par les humains, y compris, fugitivement, par Sosie, relevaient souvent d’un haut style. Sous la plume moliéresque, qui reprend le titre de Plaute, le rattachement au genre comique semble se justifier par un langage plus simple et une drôlerie affectant tous les personnages : le Roi et ses courtisans étaient susceptibles de s’amuser devant le reflet de quelques-uns de leurs traits dans ce « miroir public 12 » mais sans que chacun pût les identifier simplement aux personnages. - La part accrue de la farce dans l’Amphitryon de Molière Chez Rotrou, dont la comédie initiale était destinée à la scène de l’Hôtel de Bourgogne, le comique était essentiellement, comme l’indique le titre choisi par l’auteur, l’affaire de Sosie. Bien que Molière n’ait pas intitulé sa pièce par son nom, le rôle du serviteur, qu’il incarna lui-même dans sa comédie, une foule de didascalies externes et internes lui conservent toute sa vis comica , dans le texte et dans la représentation . Accompagnées d’une gestuelle abondante et de mimiques d’autant plus expres‐ sives que les situations sont plus étonnantes, les paroles qu’il prononce, déjà 80 Liliane Picciola 13 Voir Robert Garapon, «-La permanence de la farce dans les divertissements de cour au XVII e siècle », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises , 1957, n° 9. p.-117-127. accrues chez Plaute et chez Rotrou par rapport à celles de l’esclave conventionnel de la comédie latine ordinaire, auquel le Sosie moliéresque continue pourtant de ressembler, sont encore plus abondantes : prononçant un nombre de vers également peu habituel chez les domestiques des comédies françaises (566 sur 1941), c’est un menteur s’apprêtant au récit d’une bataille qu’il n’a pas vue, un peureux qui redoute non seulement la guerre mais les coups de bâton, voire le moindre bruit ; c’est un gourmand qui dérobe des jambons, qui boit subrepticement du vin, qui ne reconnaît son maître qu’en celui qui régale ; il se montre encore plus hébété que les esclaves traditionnels, compte tenu du caractère extraordinaire de la fable ; enfin il se trouve placé dans des situations qui l’infériorisent encore lorsque Mercure le roue de coups de bâton, et que son maître le gourmande à tort. De surcroît, chez Molière, Sosie se trouve comme embourgeoisé en encourant, à cause de Mercure, les reproches incessants de sa femme, l’acariâtre Cléanthis, et - caractéristique du senex comique glissant sur le serviteur - il a peur d’être cocu : un tel ressort comique ne saurait se trouver chez l’auteur latin ni chez Rotrou puisque ce rôle féminin n’existe pas chez eux. Cléanthis en elle-même vient renforcer le ridicule des petites gens par le mélange de pruderie et de sensualité qu’on rencontre en elle. Surtout, la création du personnage de Cléanthis permet de redoubler les scènes comiques réservées aux rôles de domestiques, puisque, Mercure ayant pris l’apparence de Sosie, c’est non seulement à son mari effectif mais au double divin de ce dernier, qui renchérit sur la rudesse conjugale - trait caractéristique de la farce -, que ce nouveau personnage féminin doit se confronter. La part des vers prononcés par Mercure sous la semblance de Sosie, donc celle d’un domestique, augmente directement de 191 vers la présence de la domesticité insolente et du langage familier dans la comédie. Si les doctes avaient raillé et méprisé en Molière « le premier farceur de France », il n’en allait pas de même pour la Cour, qui aimait au contraire les procédés farcesques 13 . - Le comique sans ridicule des personnages bien nés Néanmoins un autre type de comique prend le relais dans la pièce de Molière. Y cohabitent en effet le rire que suscitent les procédés farcesques et celui que Corneille revendiquait en proposant la peinture de «-la conversation des honnêtes gens 14 » : l’agrément comique, sinon le rire, peut naître des personnages non Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 81 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 de Montespan n’étant pas encore officielle, et doutant que Molière ait voulu la célébrer, nous avons fait le choix de n’en pas parler. 10 Le terme provient du Discours de la tragédie de Corneille, qui évoque par là un sentiment de plaisir commun, de bien-être ressenti par le public. 11 Les Sosies , comédie de Rotrou, Antoine de Sommaville, 1638. 12 Réplique d’Uranie, dans la scène 6 de La Critique de L’École des femmes . on verra cependant que, tout en flattant le goût aulique et en ouvrant la voie à une version musicale et chorégraphique, qui fut donnée en 1681, mélange des tons, utilisation des machines, style et structure de la comédie, préservaient une sorte de quant-à-soi moliéresque. F ARCE ET RAFFINEMENT ARISTOCRATIQUE -: DU RIRE FRANC À L ’ AGRÉABLE CON J OUISSANCE 10 Si le mythe d’Amphitryon avait été traité au théâtre par Plaute, sous le titre d’ Amphitruo , il l’avait aussi été, récemment, par Rotrou, sous le titre des Sosies   11 . Dans le prologue de la comédie en latin, Mercure s’adressait au public pour assumer avec désinvolture un nouveau genre, la tragi-comédie, juxtaposition d’éléments comiques, portés par le valet-esclave, ainsi qu’à un moindre degré par Amphitryon, et d’éléments empreints d’une extrême dignité, conférée à la pièce par la présence des dieux. Rotrou, lui, avait opté pour le genre de la comédie, ce qui se conçoit aisément vu l’importance de l’ imbroglio , la formulation de la confusion par Sosie, et les jeux de mots malicieux semés dans sa pièce ; toutefois, les vers prononcés non seulement par Jupiter et Mercure mais également par les humains, y compris, fugitivement, par Sosie, relevaient souvent d’un haut style. Sous la plume moliéresque, qui reprend le titre de Plaute, le rattachement au genre comique semble se justifier par un langage plus simple et une drôlerie affectant tous les personnages : le Roi et ses courtisans étaient susceptibles de s’amuser devant le reflet de quelques-uns de leurs traits dans ce « miroir public 12 » mais sans que chacun pût les identifier simplement aux personnages. - La part accrue de la farce dans l’Amphitryon de Molière Chez Rotrou, dont la comédie initiale était destinée à la scène de l’Hôtel de Bourgogne, le comique était essentiellement, comme l’indique le titre choisi par l’auteur, l’affaire de Sosie. Bien que Molière n’ait pas intitulé sa pièce par son nom, le rôle du serviteur, qu’il incarna lui-même dans sa comédie, une foule de didascalies externes et internes lui conservent toute sa vis comica , dans le texte et dans la représentation . Accompagnées d’une gestuelle abondante et de mimiques d’autant plus expres‐ sives que les situations sont plus étonnantes, les paroles qu’il prononce, déjà 80 Liliane Picciola 13 Voir Robert Garapon, «-La permanence de la farce dans les divertissements de cour au XVII e siècle », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises , 1957, n° 9. p.-117-127. accrues chez Plaute et chez Rotrou par rapport à celles de l’esclave conventionnel de la comédie latine ordinaire, auquel le Sosie moliéresque continue pourtant de ressembler, sont encore plus abondantes : prononçant un nombre de vers également peu habituel chez les domestiques des comédies françaises (566 sur 1941), c’est un menteur s’apprêtant au récit d’une bataille qu’il n’a pas vue, un peureux qui redoute non seulement la guerre mais les coups de bâton, voire le moindre bruit ; c’est un gourmand qui dérobe des jambons, qui boit subrepticement du vin, qui ne reconnaît son maître qu’en celui qui régale ; il se montre encore plus hébété que les esclaves traditionnels, compte tenu du caractère extraordinaire de la fable ; enfin il se trouve placé dans des situations qui l’infériorisent encore lorsque Mercure le roue de coups de bâton, et que son maître le gourmande à tort. De surcroît, chez Molière, Sosie se trouve comme embourgeoisé en encourant, à cause de Mercure, les reproches incessants de sa femme, l’acariâtre Cléanthis, et - caractéristique du senex comique glissant sur le serviteur - il a peur d’être cocu : un tel ressort comique ne saurait se trouver chez l’auteur latin ni chez Rotrou puisque ce rôle féminin n’existe pas chez eux. Cléanthis en elle-même vient renforcer le ridicule des petites gens par le mélange de pruderie et de sensualité qu’on rencontre en elle. Surtout, la création du personnage de Cléanthis permet de redoubler les scènes comiques réservées aux rôles de domestiques, puisque, Mercure ayant pris l’apparence de Sosie, c’est non seulement à son mari effectif mais au double divin de ce dernier, qui renchérit sur la rudesse conjugale - trait caractéristique de la farce -, que ce nouveau personnage féminin doit se confronter. La part des vers prononcés par Mercure sous la semblance de Sosie, donc celle d’un domestique, augmente directement de 191 vers la présence de la domesticité insolente et du langage familier dans la comédie. Si les doctes avaient raillé et méprisé en Molière « le premier farceur de France », il n’en allait pas de même pour la Cour, qui aimait au contraire les procédés farcesques 13 . - Le comique sans ridicule des personnages bien nés Néanmoins un autre type de comique prend le relais dans la pièce de Molière. Y cohabitent en effet le rire que suscitent les procédés farcesques et celui que Corneille revendiquait en proposant la peinture de «-la conversation des honnêtes gens 14 » : l’agrément comique, sinon le rire, peut naître des personnages non Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 81 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 14 Voir l’Examen de Mélite . 15 Don Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux, par J. B. P. Molière […], dans Les Œuvres posthumes de M. de Molière, tome VII, imprimées pour la première fois en 1682 , Paris, Thierry, Barbin, Trabouillet, 1682, p. 4-85. Cette pièce, qui n’eut aucun succès, fut représentée pour la première fois le 4 février 1661. 16 Bien que ces faits ne soient nullement rappelés dans la comédie, Amphitryon, jadis roi de Tirynthe, est réfugié chez Créon, roi de Thèbes, après avoir tué accidentellement le père d’Alcmène, roi de Mycènes. 17 Molière ne rappelle pas, contrairement à Rotrou, qui le fait à neuf reprises, que Mercure est le fils de Jupiter (et de la nymphe Maïa)-: le dieu messager parle de son «-père-». Cette mention nuirait à la perception de la filiation Jupiter-Hercule. seulement bien, mais très hautement nés. Tel était, certes, dans la pièce originale, et dans la comédie de Rotrou, le général Amphitryon-: c’était non pas sa personne qui suscitait le rire, mais son étrange situation, à cause de laquelle on le voyait plongé dans des étonnements sans fin, puis hanté par la crainte du cocuage, et enfin objectivement infériorisé par l’interdiction, que lui signifiait Mercure-Sosie, de rentrer dans sa propre demeure alors qu’il savait que son épouse s’y trouvait en une compagnie soupçonnée galante ; mais il faisait rire aussi en manifestant un de ces caractères coléreux, que Molière avait déjà su si bien montrer avec Arnolphe - autre cocu objectif de la comédie moliéresque -, ou même Alceste, dont la réception aujourd’hui montre qu’il peut à la fois faire rire et laisser une impression de belle dignité. De surcroît, dans la scène 6 de l’acte II, Molière rappelle la passion amoureuse d’Amphitryon en faisant prononcer par son double Jupiter, qui veut obtenir d’Alcmène le pardon de la colère du jaloux afin de se raccommoder avec elle, des vers émouvants de Don Garcie de Navarre 15 , le prototype de l’Alceste du Misanthrope , parfois mot pour mot. L’on peut au reste considérer que, dans la scène 2 de l’acte III, le général victorieux n’est pas plus déconsidéré par les paroles de Mercure, déjà très satiriques chez Rotrou, qu’il ne l’est par les œuvres de Jupiter auprès d’Alcmène ; ce n’est pas un inférieur mais un dieu qui le raille et, si l’on opère un transfert de la hiérarchie, un courtisan, grand guerrier, certes, mais qui n’occupe pas le plus haut rang 16 , peut bien faire l’objet de la plaisanterie d’un prince quelque peu garnement, ce qui est la caractéristique du dieu Mercure 17 . Quelque intérêt que présente le général thébain dans la comédie, son ancrage dans des œuvres antérieures de Molière indique au reste que ce n’est pas dans la conception de ce personnage que l’auteur a le plus innové. Bien plus intéressante encore se révèle la transformation dramaturgique d’Alc‐ mène : l’habile Molière est parvenu d’emblée à la faire percevoir sous un jour amusant sans attenter le moins du monde à sa dignité, simplement en la faisant voir par d’autres yeux que ceux du public, puisque c’est d’abord Sosie qui lui prête sa voix en imaginant le dialogue qui va s’engager entre elle et lui-même lorsqu’il 82 Liliane Picciola devra faire respecter l’ordre d’Amphitryon. Ce dialogue qui, plaisamment mais non sans douceur, place Alcmène dans la situation d’une épouse aimante en quête de nouvelles, Sosie imitant assurément la hauteur de la voix et les tournures de phrases de sa maîtresse, n’existe nullement, ni chez Plaute ni chez Rotrou. Dans la scène 2 du second acte des Sosies , en l’absence de Jupiter, et au cours d’un échange avec sa suivante, Céphalie, l’auteur confie à l’amante involontaire du dieu des propos quelque peu mélancoliques sur la condition d’une épouse de général, vouée à voir peu le grand guerrier et à craindre pour lui. La subordonnée vante, quant à elle, les exploits du chef thébain (v.-623-630)-: Ce plaisir, pour le moins, doit soulager vos peines, Qu’il ramène vainqueur, les légions Thébaines, Qu’il a fait une histoire, illustre à nos neveux, Que ses moindres exploits ont surpassé nos vœux ; Que la rébellion laisse nos terres calmes, Et qu’il revient chargé de lauriers, et de palmes. Ces prix de sa valeur, ces rameaux toujours verts, Feront durer son nom, autant que l’Univers […]. Chez Molière, c’est au moment de se séparer de Jupiter qu’Alcmène évoque les angoisses liées à la gloire d’un époux qui guerroie et dont la vie se trouve sans cesse menacée. Propres à trouver un écho auprès des nobles qui faisaient la guerre pour Louis XIV comme auprès de leurs épouses, de telles paroles résonnent comme un délicat aveu d’amour, qui, au reste, touche énormément Jupiter, lequel aimerait que de telles paroles lui fussent adressées véritablement à lui. En fait, le personnage d’Alcmène est mis en valeur par sa relation avec Jupiter-Amphitryon : elle se révèle infiniment délicate, relevant d’une galanterie plus raffinée que celle qu’on peut remarquer dans la comédie de Rotrou, dans laquelle il ne faut que 21 vers à l’usurpateur divin pour se séparer (I, 5) de celle qui semble avant tout représenter pour lui la mère d’Hercule, dont il évoque la naissance prochaine à chaque rencontre, et dont Alcmène se réjouit. C’est seulement après 89 vers chez Molière que Jupiter parvient à quitter son amante. De surcroît, le texte moliéresque lui-même insiste de manière poétique sur le mystère, le caractère intime de cette séparation mais aussi de ce qui l’a précédée : «-Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d’approcher-» (I, 3, v. 530). La subtilité des propos du maître de l’Olympe, qui voudrait, comme amant, être distingué de l’époux d’Alcmène (v. 569-576), se heurte plaisamment à l’incompréhension de cette dernière qui, sans se ridiculiser aucunement, fait rire par ce qui peut apparaître comme la naïveté de sa réaction : « Et je ne comprends Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 83 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 14 Voir l’Examen de Mélite . 15 Don Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux, par J. B. P. Molière […], dans Les Œuvres posthumes de M. de Molière, tome VII, imprimées pour la première fois en 1682 , Paris, Thierry, Barbin, Trabouillet, 1682, p. 4-85. Cette pièce, qui n’eut aucun succès, fut représentée pour la première fois le 4 février 1661. 16 Bien que ces faits ne soient nullement rappelés dans la comédie, Amphitryon, jadis roi de Tirynthe, est réfugié chez Créon, roi de Thèbes, après avoir tué accidentellement le père d’Alcmène, roi de Mycènes. 17 Molière ne rappelle pas, contrairement à Rotrou, qui le fait à neuf reprises, que Mercure est le fils de Jupiter (et de la nymphe Maïa)-: le dieu messager parle de son «-père-». Cette mention nuirait à la perception de la filiation Jupiter-Hercule. seulement bien, mais très hautement nés. Tel était, certes, dans la pièce originale, et dans la comédie de Rotrou, le général Amphitryon-: c’était non pas sa personne qui suscitait le rire, mais son étrange situation, à cause de laquelle on le voyait plongé dans des étonnements sans fin, puis hanté par la crainte du cocuage, et enfin objectivement infériorisé par l’interdiction, que lui signifiait Mercure-Sosie, de rentrer dans sa propre demeure alors qu’il savait que son épouse s’y trouvait en une compagnie soupçonnée galante ; mais il faisait rire aussi en manifestant un de ces caractères coléreux, que Molière avait déjà su si bien montrer avec Arnolphe - autre cocu objectif de la comédie moliéresque -, ou même Alceste, dont la réception aujourd’hui montre qu’il peut à la fois faire rire et laisser une impression de belle dignité. De surcroît, dans la scène 6 de l’acte II, Molière rappelle la passion amoureuse d’Amphitryon en faisant prononcer par son double Jupiter, qui veut obtenir d’Alcmène le pardon de la colère du jaloux afin de se raccommoder avec elle, des vers émouvants de Don Garcie de Navarre 15 , le prototype de l’Alceste du Misanthrope , parfois mot pour mot. L’on peut au reste considérer que, dans la scène 2 de l’acte III, le général victorieux n’est pas plus déconsidéré par les paroles de Mercure, déjà très satiriques chez Rotrou, qu’il ne l’est par les œuvres de Jupiter auprès d’Alcmène ; ce n’est pas un inférieur mais un dieu qui le raille et, si l’on opère un transfert de la hiérarchie, un courtisan, grand guerrier, certes, mais qui n’occupe pas le plus haut rang 16 , peut bien faire l’objet de la plaisanterie d’un prince quelque peu garnement, ce qui est la caractéristique du dieu Mercure 17 . Quelque intérêt que présente le général thébain dans la comédie, son ancrage dans des œuvres antérieures de Molière indique au reste que ce n’est pas dans la conception de ce personnage que l’auteur a le plus innové. Bien plus intéressante encore se révèle la transformation dramaturgique d’Alc‐ mène : l’habile Molière est parvenu d’emblée à la faire percevoir sous un jour amusant sans attenter le moins du monde à sa dignité, simplement en la faisant voir par d’autres yeux que ceux du public, puisque c’est d’abord Sosie qui lui prête sa voix en imaginant le dialogue qui va s’engager entre elle et lui-même lorsqu’il 82 Liliane Picciola devra faire respecter l’ordre d’Amphitryon. Ce dialogue qui, plaisamment mais non sans douceur, place Alcmène dans la situation d’une épouse aimante en quête de nouvelles, Sosie imitant assurément la hauteur de la voix et les tournures de phrases de sa maîtresse, n’existe nullement, ni chez Plaute ni chez Rotrou. Dans la scène 2 du second acte des Sosies , en l’absence de Jupiter, et au cours d’un échange avec sa suivante, Céphalie, l’auteur confie à l’amante involontaire du dieu des propos quelque peu mélancoliques sur la condition d’une épouse de général, vouée à voir peu le grand guerrier et à craindre pour lui. La subordonnée vante, quant à elle, les exploits du chef thébain (v.-623-630)-: Ce plaisir, pour le moins, doit soulager vos peines, Qu’il ramène vainqueur, les légions Thébaines, Qu’il a fait une histoire, illustre à nos neveux, Que ses moindres exploits ont surpassé nos vœux ; Que la rébellion laisse nos terres calmes, Et qu’il revient chargé de lauriers, et de palmes. Ces prix de sa valeur, ces rameaux toujours verts, Feront durer son nom, autant que l’Univers […]. Chez Molière, c’est au moment de se séparer de Jupiter qu’Alcmène évoque les angoisses liées à la gloire d’un époux qui guerroie et dont la vie se trouve sans cesse menacée. Propres à trouver un écho auprès des nobles qui faisaient la guerre pour Louis XIV comme auprès de leurs épouses, de telles paroles résonnent comme un délicat aveu d’amour, qui, au reste, touche énormément Jupiter, lequel aimerait que de telles paroles lui fussent adressées véritablement à lui. En fait, le personnage d’Alcmène est mis en valeur par sa relation avec Jupiter-Amphitryon : elle se révèle infiniment délicate, relevant d’une galanterie plus raffinée que celle qu’on peut remarquer dans la comédie de Rotrou, dans laquelle il ne faut que 21 vers à l’usurpateur divin pour se séparer (I, 5) de celle qui semble avant tout représenter pour lui la mère d’Hercule, dont il évoque la naissance prochaine à chaque rencontre, et dont Alcmène se réjouit. C’est seulement après 89 vers chez Molière que Jupiter parvient à quitter son amante. De surcroît, le texte moliéresque lui-même insiste de manière poétique sur le mystère, le caractère intime de cette séparation mais aussi de ce qui l’a précédée : «-Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d’approcher-» (I, 3, v. 530). La subtilité des propos du maître de l’Olympe, qui voudrait, comme amant, être distingué de l’époux d’Alcmène (v. 569-576), se heurte plaisamment à l’incompréhension de cette dernière qui, sans se ridiculiser aucunement, fait rire par ce qui peut apparaître comme la naïveté de sa réaction : « Et je ne comprends Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 83 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 18 Plaute, Amphitruo , dans Comédies , tome I, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Les Belles Lettres, Paris 1976, p.-11-17. rien à ce nouveau scrupule / Dont s’embarrasse votre amour » (v. 579-580). Il ne faut guère de temps à l’Alcmène des Sosies pour se réconcilier avec Jupiter- Amphitryon quand il essaie de réparer les effets produits sur elle par la fureur de son véritable époux ; il en faut bien davantage à celle de Molière, dans la scène 6 de l’acte II, pour se laisser attendrir par le désespoir de son interlocuteur. Telle une précieuse, la figure moliéresque a besoin de beaucoup d’égards, de beaucoup de supplications pour accorder son pardon, et elle correspond en cela à la sensibilité nouvelle des personnages féminins de Mlle de Scudéry. Outre qu’on peut d’abord imaginer un jeu de scène plaisant quand le faux Amphitryon essaie d’aborder une Alcmène qui le fuit, le comédien incarnant Jupiter semble appelé à manifester une amusante impatience devant le raisonnement pointilleux que prête Molière à l’héroïne pour justifier la rupture ; alors Alcmène fait rire, mais aux dépens de l’autre. Le comble est atteint à cet égard par une audace qu’elle ignore quand elle s’adresse au roi des dieux en lui lançant (v.-1235-1238)-: Oui, je vous vois, comme un monstre effroyable-; - Un monstre cruel, furieux, Et dont l’approche est redoutable-; Comme un monstre à fuir en tous lieux. Faire rire d’autrui relève d’un comique valorisant. La situation du grand Jupiter, repoussé avec horreur, mais au nom d’un autre, suscite également le rire sans que son image sans trouve dégradée. - Des dieux plaisants en société La Junon qui ouvre les Sosies de Rotrou - innovation car chez Plaute, le prologue est dit par Mercure 18 - pouvait difficilement tirer avantage de sa situation d’épouse trompée : elle ne s’attirait guère la sympathie, annonçant de surcroît les effets de sa haine contre le fils qui allait naître de Jupiter et d’Alcmène. Au reste, on note dans son propos de grandes similitudes avec la première scène de l’ Hercule furieux de Sénèque et, si ce monologue n’était présenté comme un prologue, on pourrait contester l’appartenance de la pièce au genre comique. Chez Molière en aucune façon, on ne pouvait penser avoir affaire à une tragicomédie dans le sens où Plaute entendait le genre, avec une confrontation de l’éminente dignité des dieux et de la bassesse graduée de la condition des autres. Il a d’abord restitué le Prologue à Mercure, qui semble bienvenu dans une comédie dans la mesure où il s’agit d’un dieu que l’on considère comme facétieux : 84 Liliane Picciola 19 Homère, « Hymne à Hermès » dans, H y m nes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p.-103-139. 20 Quelques vers prononcés par le Mercure de Rotrou, dont un monologue, constituant la scène 5 de l’acte III, évoque sa rencontre avec Junon, qui lui aurait fait « un triste accueil » (v.-1086) ont pu donner à Molière l’idée de ce dialogue. 21 Comme le prouve ce qu’il sait de la gourmandise et de la lâcheté de Sosie. Dans le prologue de Plaute, le rapport entre le couple Mercure-Jupiter et l’acteur-auteur est évident, l’auteur s’adressant fort souvent au public avant que la pièce ne commence. 22 Voir notre introduction. 23 Voire en pièces sonnantes et trébuchantes, comme dans les tableaux du Titien ou d’Orazio Gentileschi représentant la «-descente-» de Jupiter auprès de Danaé.… voir l’hymne homérique à Hermès 19 . Son humanisation fait d’abord rire quand il prétend se sentir un peu las, contredisant l’admiration que peut inspirer le spectacle du ciel. N’intervenant pas seul, ne s’adressant pas solennellement au public, mais dans un dialogue naturel avec la Nuit 20 , Mercure fait pénétrer dans l’atmosphère de gaieté et de légèreté qui préside à toute la pièce. L’heure d’une Cour moderne et détendue a sonné au détriment des figures revêches, comme celle de la Nuit, au demeurant fort hypocrite, ce qu’elle reconnaît d’ailleurs par son silence quand Mercure l’en accuse. Beaucoup plus tard au cours de la comédie, Mercure affirmera par deux fois son goût de la distraction théâtrale et de son propre travestissement, favorisé par le fait que, en sa qualité de dieu-dramaturge, il sait lire dans les âmes 21 : « Et je vais m’égayer avec lui comme il faut […] (v. 280) ; «-Et je vais égayer mon sérieux loisir-» (v.-1492). Il lui arrive aussi d’exhiber son caprice quand il se divertit aux dépens d’Amphitryon-: «-Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité » (v. 1494) ; en quoi, comme dans le fait que, « ne sachant que faire-» (III, 9, v.-1875), il ait rossé Sosie, bien des sujets, et pas seulement des serviteurs, pouvaient reconnaître l’attitude d’un Grand, voire du monarque… Il annonce au reste l’appréciation portée par Jupiter sur sa propre action (III, 10, v. 1898-1899 : « Un partage avec Jupiter / N’a rien du tout qui déshonore ») lorsqu’il ajoute, à titre consolatoire-pour Sosie, les vers 1877-1879-: Mais de s’en consoler il a maintenant lieu, Et les coups de bâton d’un Dieu, Font honneur à qui les endure. Le roi des dieux, lui, est étroitement lié au roi de France dans la mesure où il est père d’Hercule 22 . Par ailleurs, dès le Prologue, Molière prend soin de faire rappeler qu’il se présentera aux spectateurs comme un dieu moins oublieux du « decorum de la divinité-», mentionné au vers 14, que dans certains aspects de son mythe évoqués par la Nuit, et qu’il sera donc dénué de la brutalité que recèle une métamorphose en taureau, en cygne, voire en une pluie d’or 23 . S’«-il sort tout à fait de lui-même-», Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 85 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 18 Plaute, Amphitruo , dans Comédies , tome I, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Les Belles Lettres, Paris 1976, p.-11-17. rien à ce nouveau scrupule / Dont s’embarrasse votre amour » (v. 579-580). Il ne faut guère de temps à l’Alcmène des Sosies pour se réconcilier avec Jupiter- Amphitryon quand il essaie de réparer les effets produits sur elle par la fureur de son véritable époux ; il en faut bien davantage à celle de Molière, dans la scène 6 de l’acte II, pour se laisser attendrir par le désespoir de son interlocuteur. Telle une précieuse, la figure moliéresque a besoin de beaucoup d’égards, de beaucoup de supplications pour accorder son pardon, et elle correspond en cela à la sensibilité nouvelle des personnages féminins de Mlle de Scudéry. Outre qu’on peut d’abord imaginer un jeu de scène plaisant quand le faux Amphitryon essaie d’aborder une Alcmène qui le fuit, le comédien incarnant Jupiter semble appelé à manifester une amusante impatience devant le raisonnement pointilleux que prête Molière à l’héroïne pour justifier la rupture ; alors Alcmène fait rire, mais aux dépens de l’autre. Le comble est atteint à cet égard par une audace qu’elle ignore quand elle s’adresse au roi des dieux en lui lançant (v.-1235-1238)-: Oui, je vous vois, comme un monstre effroyable-; - Un monstre cruel, furieux, Et dont l’approche est redoutable-; Comme un monstre à fuir en tous lieux. Faire rire d’autrui relève d’un comique valorisant. La situation du grand Jupiter, repoussé avec horreur, mais au nom d’un autre, suscite également le rire sans que son image sans trouve dégradée. - Des dieux plaisants en société La Junon qui ouvre les Sosies de Rotrou - innovation car chez Plaute, le prologue est dit par Mercure 18 - pouvait difficilement tirer avantage de sa situation d’épouse trompée : elle ne s’attirait guère la sympathie, annonçant de surcroît les effets de sa haine contre le fils qui allait naître de Jupiter et d’Alcmène. Au reste, on note dans son propos de grandes similitudes avec la première scène de l’ Hercule furieux de Sénèque et, si ce monologue n’était présenté comme un prologue, on pourrait contester l’appartenance de la pièce au genre comique. Chez Molière en aucune façon, on ne pouvait penser avoir affaire à une tragicomédie dans le sens où Plaute entendait le genre, avec une confrontation de l’éminente dignité des dieux et de la bassesse graduée de la condition des autres. Il a d’abord restitué le Prologue à Mercure, qui semble bienvenu dans une comédie dans la mesure où il s’agit d’un dieu que l’on considère comme facétieux : 84 Liliane Picciola 19 Homère, « Hymne à Hermès » dans, H y m nes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p.-103-139. 20 Quelques vers prononcés par le Mercure de Rotrou, dont un monologue, constituant la scène 5 de l’acte III, évoque sa rencontre avec Junon, qui lui aurait fait « un triste accueil » (v.-1086) ont pu donner à Molière l’idée de ce dialogue. 21 Comme le prouve ce qu’il sait de la gourmandise et de la lâcheté de Sosie. Dans le prologue de Plaute, le rapport entre le couple Mercure-Jupiter et l’acteur-auteur est évident, l’auteur s’adressant fort souvent au public avant que la pièce ne commence. 22 Voir notre introduction. 23 Voire en pièces sonnantes et trébuchantes, comme dans les tableaux du Titien ou d’Orazio Gentileschi représentant la «-descente-» de Jupiter auprès de Danaé.… voir l’hymne homérique à Hermès 19 . Son humanisation fait d’abord rire quand il prétend se sentir un peu las, contredisant l’admiration que peut inspirer le spectacle du ciel. N’intervenant pas seul, ne s’adressant pas solennellement au public, mais dans un dialogue naturel avec la Nuit 20 , Mercure fait pénétrer dans l’atmosphère de gaieté et de légèreté qui préside à toute la pièce. L’heure d’une Cour moderne et détendue a sonné au détriment des figures revêches, comme celle de la Nuit, au demeurant fort hypocrite, ce qu’elle reconnaît d’ailleurs par son silence quand Mercure l’en accuse. Beaucoup plus tard au cours de la comédie, Mercure affirmera par deux fois son goût de la distraction théâtrale et de son propre travestissement, favorisé par le fait que, en sa qualité de dieu-dramaturge, il sait lire dans les âmes 21 : « Et je vais m’égayer avec lui comme il faut […] (v. 280) ; «-Et je vais égayer mon sérieux loisir-» (v.-1492). Il lui arrive aussi d’exhiber son caprice quand il se divertit aux dépens d’Amphitryon-: «-Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité » (v. 1494) ; en quoi, comme dans le fait que, « ne sachant que faire-» (III, 9, v.-1875), il ait rossé Sosie, bien des sujets, et pas seulement des serviteurs, pouvaient reconnaître l’attitude d’un Grand, voire du monarque… Il annonce au reste l’appréciation portée par Jupiter sur sa propre action (III, 10, v. 1898-1899 : « Un partage avec Jupiter / N’a rien du tout qui déshonore ») lorsqu’il ajoute, à titre consolatoire-pour Sosie, les vers 1877-1879-: Mais de s’en consoler il a maintenant lieu, Et les coups de bâton d’un Dieu, Font honneur à qui les endure. Le roi des dieux, lui, est étroitement lié au roi de France dans la mesure où il est père d’Hercule 22 . Par ailleurs, dès le Prologue, Molière prend soin de faire rappeler qu’il se présentera aux spectateurs comme un dieu moins oublieux du « decorum de la divinité-», mentionné au vers 14, que dans certains aspects de son mythe évoqués par la Nuit, et qu’il sera donc dénué de la brutalité que recèle une métamorphose en taureau, en cygne, voire en une pluie d’or 23 . S’«-il sort tout à fait de lui-même-», Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 85 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 24 Chez Rotrou, Jupiter prend un certain plaisir à prononcer son propre nom, comme référence de la puissance, et il arrive que les personnages, troublés, aient le réflexe de prendre le maître des dieux pour témoin de leurs aventures (« Ô Jupiter ») : le jeu sur le langage est beaucoup moins élaboré. comme l’indique Mercure au vers 89 , c’est cette fois, pour « s’humaniser » au sens fort du terme, c’est-à-dire imiter le comportement des hommes, allant jusqu’à «-prendre tous les transports que leur cœur peut tenir / Et se faire à leur badinage-» (v. 95-96). On a ainsi affaire à un dieu extrêmement aimable, qui sait inspirer d’autres sentiments que la crainte, comme le souligne Mercure-(v.-81-87)-: Je le tiendrais fort misérable, S’il ne quittait jamais sa mine redoutable, Et qu’au faîte des Cieux il fût toujours guindé. Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode, Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur ; Et surtout, aux transports de l’amoureuse ardeur, La grande qualité devient fort incommode. Qu’à deux reprises, comme on l’a vu, le spectateur se trouve amené à rire de Jupiter comme on rit de Dorante, le héros du Menteur de Corneille, correspond à cette logique : Alcmène, si elle partage sa couche comme il le souhaitait, parvient en effet à le tenir en échec verbalement, autorisée qu’elle est par son renoncement provisoire à l’éminente dignité divine. En même temps qu’il fait sourire, comme nous l’avons vu, par son excès de subtilité, le caractère galant du discours de Jupiter quand il parle avec Alcmène se trouve mis en valeur par le prosaïsme des dialogues de Sosie avec Cléanthis et de Cléanthis avec Mercure : Molière use là d’un procédé courant dans la tragi-comédie et la comédie romanesque, qui consiste en ce que devant la délicatesse des sentiments des maîtres, les couples de valets restent admiratifs ou abasourdis. Quoi qu’il en soit, la présence renforcée des serviteurs chez Molière distingue Jupiter et Alcmène comme celle du gracieux Moron distinguait la conduite sentimentale d’Euryale dans La Princesse d’Élide . De surcroît, on peut apprécier, s’accordant à la subtilité des sentiments prêtés à Jupiter, son absolue maîtrise du langage, dont - avec le public - il jouit véritablement, quand Molière lui prête des formules à double sens 24 , à mi-chemin entre la galanterie et le prosaïsme (I, 3, v.-534-539)-: Mon amour, que gênaient tous ces soins éclatants Où me tenait lié la gloire de nos armes, Au devoir de ma charge, a volé les instants, 86 Liliane Picciola 25 L’Honneste homme ou l’art de plaire à la Court , Paris, Toussainct du Bray,1630. 26 Article cité, p.-257. Qu’il vient de donner à vos charmes. Ce vol, qu’à vos beautés mon cœur a consacré, Pourrait être blâmé dans la bouche publique, […]. Si l’on rapporte à Jupiter les « soins éclatants » et le « devoir de sa charge », et que le vol désigne le larcin, indigne des actions d’un dieu, de la couche d’Alcmène, ces vers prennent un sens légèrement grivois. Les vers 590-592 et 618-619 font songer à une sorte d’adultère banal-: Vous voyez un mari, vous voyez un amant ; Mais l’amant seul me touche, à parler franchement, Et je sens, près de vous, que le mari le gêne ; […] Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux, Songez à l’amant je vous prie. Fort descriptifs de la situation réelle, voire dénonciateurs de celle-ci, en même temps que porteurs d’une aspiration à l’exclusivité de la tendresse d’Alcmène, se révèlent aussi d’autres vers que seuls Jupiter lui-même et les spectateurs peuvent goûter, au moment de la tentative de réconciliation avec Alcmène (v. 1304-1319) : L’époux, Alcmène, a commis tout le mal. C’est l’époux, qu’il vous faut regarder en coupable, L’amant n’a point de part à ce transport brutal ; […] À son dur procédé l’époux s’est fait connaître, Et par le droit d’hymen, il s’est cru tout permis ; Oui, c’est lui, qui sans doute, est criminel vers vous ; Lui seul a maltraité votre aimable personne. Haïssez, détestez l’époux, […]. Orfèvre du langage - et par là digne d’inspirer les poètes ? - Jupiter, qui reconquiert toute sa majesté dans la dernière scène, sait aussi, rappelant L’Honnête homme de Faret 25 , se laisser influencer par l’approche féminine des choses, comme le souligne Fanny Népote 26 , et, par cette attitude, se faire, dans les vers 1905-1908, «-un dieu restaurateur de paix et de douceur-»-: Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 87 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 24 Chez Rotrou, Jupiter prend un certain plaisir à prononcer son propre nom, comme référence de la puissance, et il arrive que les personnages, troublés, aient le réflexe de prendre le maître des dieux pour témoin de leurs aventures (« Ô Jupiter ») : le jeu sur le langage est beaucoup moins élaboré. comme l’indique Mercure au vers 89 , c’est cette fois, pour « s’humaniser » au sens fort du terme, c’est-à-dire imiter le comportement des hommes, allant jusqu’à «-prendre tous les transports que leur cœur peut tenir / Et se faire à leur badinage-» (v. 95-96). On a ainsi affaire à un dieu extrêmement aimable, qui sait inspirer d’autres sentiments que la crainte, comme le souligne Mercure-(v.-81-87)-: Je le tiendrais fort misérable, S’il ne quittait jamais sa mine redoutable, Et qu’au faîte des Cieux il fût toujours guindé. Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode, Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur ; Et surtout, aux transports de l’amoureuse ardeur, La grande qualité devient fort incommode. Qu’à deux reprises, comme on l’a vu, le spectateur se trouve amené à rire de Jupiter comme on rit de Dorante, le héros du Menteur de Corneille, correspond à cette logique : Alcmène, si elle partage sa couche comme il le souhaitait, parvient en effet à le tenir en échec verbalement, autorisée qu’elle est par son renoncement provisoire à l’éminente dignité divine. En même temps qu’il fait sourire, comme nous l’avons vu, par son excès de subtilité, le caractère galant du discours de Jupiter quand il parle avec Alcmène se trouve mis en valeur par le prosaïsme des dialogues de Sosie avec Cléanthis et de Cléanthis avec Mercure : Molière use là d’un procédé courant dans la tragi-comédie et la comédie romanesque, qui consiste en ce que devant la délicatesse des sentiments des maîtres, les couples de valets restent admiratifs ou abasourdis. Quoi qu’il en soit, la présence renforcée des serviteurs chez Molière distingue Jupiter et Alcmène comme celle du gracieux Moron distinguait la conduite sentimentale d’Euryale dans La Princesse d’Élide . De surcroît, on peut apprécier, s’accordant à la subtilité des sentiments prêtés à Jupiter, son absolue maîtrise du langage, dont - avec le public - il jouit véritablement, quand Molière lui prête des formules à double sens 24 , à mi-chemin entre la galanterie et le prosaïsme (I, 3, v.-534-539)-: Mon amour, que gênaient tous ces soins éclatants Où me tenait lié la gloire de nos armes, Au devoir de ma charge, a volé les instants, 86 Liliane Picciola 25 L’Honneste homme ou l’art de plaire à la Court , Paris, Toussainct du Bray,1630. 26 Article cité, p.-257. Qu’il vient de donner à vos charmes. Ce vol, qu’à vos beautés mon cœur a consacré, Pourrait être blâmé dans la bouche publique, […]. Si l’on rapporte à Jupiter les « soins éclatants » et le « devoir de sa charge », et que le vol désigne le larcin, indigne des actions d’un dieu, de la couche d’Alcmène, ces vers prennent un sens légèrement grivois. Les vers 590-592 et 618-619 font songer à une sorte d’adultère banal-: Vous voyez un mari, vous voyez un amant ; Mais l’amant seul me touche, à parler franchement, Et je sens, près de vous, que le mari le gêne ; […] Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux, Songez à l’amant je vous prie. Fort descriptifs de la situation réelle, voire dénonciateurs de celle-ci, en même temps que porteurs d’une aspiration à l’exclusivité de la tendresse d’Alcmène, se révèlent aussi d’autres vers que seuls Jupiter lui-même et les spectateurs peuvent goûter, au moment de la tentative de réconciliation avec Alcmène (v. 1304-1319) : L’époux, Alcmène, a commis tout le mal. C’est l’époux, qu’il vous faut regarder en coupable, L’amant n’a point de part à ce transport brutal ; […] À son dur procédé l’époux s’est fait connaître, Et par le droit d’hymen, il s’est cru tout permis ; Oui, c’est lui, qui sans doute, est criminel vers vous ; Lui seul a maltraité votre aimable personne. Haïssez, détestez l’époux, […]. Orfèvre du langage - et par là digne d’inspirer les poètes ? - Jupiter, qui reconquiert toute sa majesté dans la dernière scène, sait aussi, rappelant L’Honnête homme de Faret 25 , se laisser influencer par l’approche féminine des choses, comme le souligne Fanny Népote 26 , et, par cette attitude, se faire, dans les vers 1905-1908, «-un dieu restaurateur de paix et de douceur-»-: Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 87 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie ; Et ce doit à tes feux être un objet bien doux, De voir que pour lui plaire il n’est point d’autre voie, Que de paraître son époux […] Il «-rend le calme-» à Amphitryon (v.-1915). Dans le dénouement choisi par Rotrou, le tonnerre résonnait longuement (acte IV, scène 4), provoquant la frayeur, la chute et l’évanouissement de tous les présents ; Céphalie consacrait dix vers au récit - au demeurant longuement attendu - du miracle qui présidait à la naissance d’Hercule, dont Alcmène accouchait sans attendre les mois ordinairement nécessaires, sans douleur, et en même temps que d’Iphiclès ; puis c’était l’évocation, par la même, de la force extraordinaire d’un des nouveaux-nés qui étouffait deux serpents de ses bras de bébé ; enfin la suivante d’Alcmène revivait pour Amphitryon l’annonce solennelle faite à Alcmène, par une voix off anonyme, de l’engendrement réalisé par Jupiter et du nom de son fils. La description d’un cataclysme généralisé suivait ce discours rapporté et le tonnerre retentissait de nouveau avant que le ciel ne s’ouvrît pour faire apparaître Jupiter dont la parole divine s’exprimait par des stances de quatre vers. C’était à un dieu redoutable que l’on avait affaire. Pas de tonnerre pour le Jupiter moliéresque de 1668, qui apparaît dans une nue pour disparaître simplement, après avoir fait sa révélation à Amphitryon dans des vers qui ne se différencient guère de ceux dans lesquels il s’exprimait sous ses traits humains : pas de naissance prodigieuse de l’enfant, qu’on pourra attendre sereinement ; le dieu s’emploie surtout à apaiser les tourments sentimentaux du général thébain. C’est assurément par la volonté de Molière que toutes les ressources techni‐ ques du théâtre du Palais-Royal ne furent pas sollicitées. Il en utilisa cependant. D ES MACHINES SEMI - RAILLÉES À LA COMÉDIE - BALLET POTENTIELLE - Une concession plaisante au goût aulique du grand spectacle La vogue du spectacle et des machines Avec la salle du Palais-Cardinal, dans une recherche de prestige, on avait commencé d’impressionner véritablement les yeux des spectateurs de la Mirame de Desmarets de Saint-Sorlin, en 1641. Ainsi le spectacle était-il décrit dans l’Extraordinaire de la Gazette -de Renaudot du 19 janvier-: 88 Liliane Picciola 27 « Dramaturgies de la nuit dans le théâtre français (1610-1670) », dans Arrêt sur scène-/ Scène Focus 4 (2015) (IRCL-UMR5186 du CNRS), https: / / ircl.cnrs.fr/ productions%20electroniques/ arret_sce ne/ 4_2015/ ASF4_2015_louvat_molozay 28 La comédie fut aussi représentée au Palais-Royal, l’année suivante semble-t-il. 29 Dessein du poème de la grande pièce des machines de la naissance d’Hercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou , représentée sur le théâtre du Marais par les Comédiens du Roy, Paris, René Baudry, 1649. 30 Les nobles s’y mêlaient toutefois, comme Molière l’exprime clairement dans La Critique de L’École des femmes . 31 Hélène Visentin, « L’éblouissement dans les pièces à machines de la première moitié du XVII e siècle », dans Le siècle de la lumière , 1600-1715 , textes réunis par C. Biet et V. Julien, ENS Fontenay-Saint Cloud, 1997, p.-269-288. La beauté de la grande salle où se passoit l’action s’accordoit merveilleusement bien avec les majestueux ornemens de ce superbe théâtre : La nuit sembla arriver en suitte par l’obscurcissement imperceptible tant du jardin que de la mer et du ciel qui se trouva éclairé de la lune. À cette nuit succéda le jour, qui vint aussi insensiblement avec l’Aurore et le Soleil qui fit son tour d’une si agreable tromperie qu’elle duroit trop peu aux yeux et au jugement de tous. Comme le rappelle Bénédicte Louvat 27 , « la réalisation de cet effet avait été confiée par Richelieu au Bernin, qui l’avait utilisé deux ans auparavant pour l’inauguration du Théâtre Barberini-». Le spectacle pouvait, sans le prestige de l’écriture, servir au pouvoir politique pour sa propre célébration. Les Sosies de Rotrou, quand ils furent représentés pendant la saison 1636-1637 à l’Hôtel de Bourgogne, faisaient voir Junon « en terre » dans le Prologue ; néanmoins l’action s’y dénouait dans un bruit effroyable de tonnerre puis le ciel s’ouvrait, laissant apparaître Jupiter. En 1649, lorsque la comédie fut intégrée dans un ensemble musical et chorégraphique au Théâtre du Marais 28 , qu’on avait bien équipé suite à l’incendie de 1644, la représentation de la nuit dans laquelle se déroule l’acte I fut particulièrement splendide car elle mettait en valeur des points lumineux. Le ciel était « paré de toutes ses planètes très judicieusement placées et brillant d’une infinité d’étoiles 29 », ce qui expliquait qu’on pût remarquer la beauté des palais. Molière était donc en quelque sorte obligé de ne pas renoncer à cette magnificence des effets de lumière que, pour le public ordinaire 30 , la salle du Palais-Royal, qui avait accueilli Mirame , pouvait aisément lui permettre. De fait, Prologue et acte I sont plongés dans la nuit et le texte même insiste sur les effets de clair-obscur. Hélène Visentin 31 souligne justement que, selon l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le mot «-machine-» est un Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 89 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie ; Et ce doit à tes feux être un objet bien doux, De voir que pour lui plaire il n’est point d’autre voie, Que de paraître son époux […] Il «-rend le calme-» à Amphitryon (v.-1915). Dans le dénouement choisi par Rotrou, le tonnerre résonnait longuement (acte IV, scène 4), provoquant la frayeur, la chute et l’évanouissement de tous les présents ; Céphalie consacrait dix vers au récit - au demeurant longuement attendu - du miracle qui présidait à la naissance d’Hercule, dont Alcmène accouchait sans attendre les mois ordinairement nécessaires, sans douleur, et en même temps que d’Iphiclès ; puis c’était l’évocation, par la même, de la force extraordinaire d’un des nouveaux-nés qui étouffait deux serpents de ses bras de bébé ; enfin la suivante d’Alcmène revivait pour Amphitryon l’annonce solennelle faite à Alcmène, par une voix off anonyme, de l’engendrement réalisé par Jupiter et du nom de son fils. La description d’un cataclysme généralisé suivait ce discours rapporté et le tonnerre retentissait de nouveau avant que le ciel ne s’ouvrît pour faire apparaître Jupiter dont la parole divine s’exprimait par des stances de quatre vers. C’était à un dieu redoutable que l’on avait affaire. Pas de tonnerre pour le Jupiter moliéresque de 1668, qui apparaît dans une nue pour disparaître simplement, après avoir fait sa révélation à Amphitryon dans des vers qui ne se différencient guère de ceux dans lesquels il s’exprimait sous ses traits humains : pas de naissance prodigieuse de l’enfant, qu’on pourra attendre sereinement ; le dieu s’emploie surtout à apaiser les tourments sentimentaux du général thébain. C’est assurément par la volonté de Molière que toutes les ressources techni‐ ques du théâtre du Palais-Royal ne furent pas sollicitées. Il en utilisa cependant. D ES MACHINES SEMI - RAILLÉES À LA COMÉDIE - BALLET POTENTIELLE - Une concession plaisante au goût aulique du grand spectacle La vogue du spectacle et des machines Avec la salle du Palais-Cardinal, dans une recherche de prestige, on avait commencé d’impressionner véritablement les yeux des spectateurs de la Mirame de Desmarets de Saint-Sorlin, en 1641. Ainsi le spectacle était-il décrit dans l’Extraordinaire de la Gazette -de Renaudot du 19 janvier-: 88 Liliane Picciola 27 « Dramaturgies de la nuit dans le théâtre français (1610-1670) », dans Arrêt sur scène-/ Scène Focus 4 (2015) (IRCL-UMR5186 du CNRS), https: / / ircl.cnrs.fr/ productions%20electroniques/ arret_sce ne/ 4_2015/ ASF4_2015_louvat_molozay 28 La comédie fut aussi représentée au Palais-Royal, l’année suivante semble-t-il. 29 Dessein du poème de la grande pièce des machines de la naissance d’Hercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou , représentée sur le théâtre du Marais par les Comédiens du Roy, Paris, René Baudry, 1649. 30 Les nobles s’y mêlaient toutefois, comme Molière l’exprime clairement dans La Critique de L’École des femmes . 31 Hélène Visentin, « L’éblouissement dans les pièces à machines de la première moitié du XVII e siècle », dans Le siècle de la lumière , 1600-1715 , textes réunis par C. Biet et V. Julien, ENS Fontenay-Saint Cloud, 1997, p.-269-288. La beauté de la grande salle où se passoit l’action s’accordoit merveilleusement bien avec les majestueux ornemens de ce superbe théâtre : La nuit sembla arriver en suitte par l’obscurcissement imperceptible tant du jardin que de la mer et du ciel qui se trouva éclairé de la lune. À cette nuit succéda le jour, qui vint aussi insensiblement avec l’Aurore et le Soleil qui fit son tour d’une si agreable tromperie qu’elle duroit trop peu aux yeux et au jugement de tous. Comme le rappelle Bénédicte Louvat 27 , « la réalisation de cet effet avait été confiée par Richelieu au Bernin, qui l’avait utilisé deux ans auparavant pour l’inauguration du Théâtre Barberini-». Le spectacle pouvait, sans le prestige de l’écriture, servir au pouvoir politique pour sa propre célébration. Les Sosies de Rotrou, quand ils furent représentés pendant la saison 1636-1637 à l’Hôtel de Bourgogne, faisaient voir Junon « en terre » dans le Prologue ; néanmoins l’action s’y dénouait dans un bruit effroyable de tonnerre puis le ciel s’ouvrait, laissant apparaître Jupiter. En 1649, lorsque la comédie fut intégrée dans un ensemble musical et chorégraphique au Théâtre du Marais 28 , qu’on avait bien équipé suite à l’incendie de 1644, la représentation de la nuit dans laquelle se déroule l’acte I fut particulièrement splendide car elle mettait en valeur des points lumineux. Le ciel était « paré de toutes ses planètes très judicieusement placées et brillant d’une infinité d’étoiles 29 », ce qui expliquait qu’on pût remarquer la beauté des palais. Molière était donc en quelque sorte obligé de ne pas renoncer à cette magnificence des effets de lumière que, pour le public ordinaire 30 , la salle du Palais-Royal, qui avait accueilli Mirame , pouvait aisément lui permettre. De fait, Prologue et acte I sont plongés dans la nuit et le texte même insiste sur les effets de clair-obscur. Hélène Visentin 31 souligne justement que, selon l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le mot «-machine-» est un Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 89 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 32 Extraordinaire de la Gazette de Renaudot, n o 27, année 1650. La troupe de Molière, qui a annoté un exemplaire publié en 1651, semble s’être emparée de la pièce pour des représentations plus tardives, mais difficiles à dater : Andromède était jouée par « Mlle » Béjart, Persée par Molière, Neptune par de Brie, le Soleil par M. Béjart. 33 H. Visentin, ouvrage cité, p.-277. terme dont on se sert en Peinture, pour indiquer qu’il y a une belle intelligence de lumiere dans un tableau. On dit voilà une belle machine ; ce peintre entend bien la machine . Et lorsqu’on dit une grande machine , il signifie non-seulement belle intelligence de lumieres, mais encore grande ordonnance, grande composition [article M A C H I N E ( peinture )]. - Elle souligne la concurrence que se firent, à partir de 1639 environ, les tragédies historiques et les tragédies mythologiques dans lesquelles étaient mises en scène des machines-lumière dont la conception faisait partie de l’ inventio , le sujet devant être choisi à bon escient, comme celui de l’ Andromède de Corneille, afin que le recours aux machines apparût non pas comme une facilité mais comme une nécessité. Ainsi dans la représentation d’ Andromède , la Gazette appréciait l’artifice […] premier en dignité, en grandeur et en magnificence, dardant tant de lumières et si agréables, que leur éclat ne permet pas aux spectateurs de faire chois de ce qu’il doivent le plus admirer, ou de la beauté de la lumière, ou de la merveilleuse structure de cette grande Machine, ou de ses divers mouvements 32 […] Et la critique de commenter-: De simple ornatus , la machine tend à devenir, au sein de la mise en scène à grand spectacle, un « engin » complexe dans son fonctionnement, qui trompe l’imagination en même temps qu’elle éblouit la vue des spectateurs par l’éclat de sa propre représentation 33 . Les machines avaient fait leur apparition bien plus tôt, le théâtre du Marais étant muni d’une machinerie qui, en 1635, permettait à la magicienne Médée de s’élever dans les airs sur un char tiré par deux dragons et, en 1638, le théâtre de Bourgogne permettait au moins des bruitages et l’ouverture du ciel, comme on l’a vu. Puis Mazarin et son goût pour l’opéra italien furent à l’origine d’un véritable engouement pour ces « engins », auxquels le jeune Louis XIV fut ainsi habitué. La machinerie devint essentielle dans l’équipement de la salle du Petit-Bourbon, depuis longtemps dévolue aux fêtes royales et aux ballets de Cour, pour réaliser des ornements plus complexes mais désormais perçus comme indispensables au divertissement de la Cour : témoin le beau succès d’ Andromède , probablement montée pour amortir le coût des machines utilisées 90 Liliane Picciola 34 En cela il ressemble au Mercure d’ Andromèd e dont la Gazette , citée, indique qu’il était muni de «-talonnières ailées-». 35 Édifié, sur conseil de Mazarin en 1660 à l’occasion des grands travaux du Louvre et pouvant accueillir 4000 personnes. 36 Pour la Filis de Scire de Pichou, à l’Hôtel de Bourgogne, on avait également besoin du char de la Nuit, que le Mémoire de Mahelot décrit simplement comme « dessus un pivot tiré par deux chevaux-». 37 Hélène Visentin (« Le théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », dans Littératures classiques , n° 51, été 2004. Le théâtre au XVII e siècle : pratiques du mineur , p. 205-222) distingue les pièces à [ou de] machines, comme Andromède , dans lesquelles ces dernières doivent être mobilisées quasiment dans tous les actes et les pièces « avec en décembre 1645, pour La Finta Pazza de Sacrati, sur un livret de Strozzi, avec musique et ballets, qui avaient bien amusé le petit Louis XIV, âgé de sept ans, puis l’ Orfeo de Rossi, sur un livret de Buti, en mars 1647. Ayant vite saisi, à l’instar des princes italiens dès le XVI e siècle, et ainsi que le prouve la conception même de Versailles, à quel point la splendeur pouvait servir sa politique en captivant les esprits , Louis XIV favorisa la représentation de grands spectacles, notamment en leur accordant toute son attention lors de la reconstruction du Louvre. Rire des machines-? De même que la comédie d’ Amphitryon ne pouvait guère se passer, vu son sujet, d’un beau jeu de lumière et d’ombre, tellement apprécié dans les beaux théâtres depuis presque quarante ans, la présence des dieux amenait Molière à introduire des machines : celles-ci permettaient, dans le Prologue, l’introduction dans l’air du char de la Nuit « traîné par deux chevaux » et du nuage de Mercure, ce dieu voyageur étant muni d’« ailes aux pieds 34 » (v. 44), et, dans la dernière scène, l’apparition de Jupiter dans le ciel. Pour autant, le recours à la machinerie se révèle modeste, et de nature à pouvoir s’accommoder aussi bien de l’équipement de la salle du Palais-Royal que de celui, bien plus sophistiqué, de la Salle des machines, dite aussi Théâtre des Tuileries 35 . Comme il s’agit du Prologue, il n’est pas indiqué que, pour passer du ciel à la ville de Thèbes, et de ce Prologue à l’acte I, on assiste à une volerie du messager des dieux. Dans Les Sosies , Mercure, absent du Prologue, descend du ciel dans la scène 5 de l’acte III. Il semble au reste que le dialogue entre Mercure et la Nuit ne soit pas exempt d’ironie concernant l’usage de ces machines. Le char de la Nuit, même tiré par deux chevaux, n’a rien de grandiose à en croire Mercure, qui le décrit comme une « chaise roulante » : selon Furetière, l’expression désigne un « petit carrosse coupé » ; en quelque sorte, le véhicule pourrait même apparaître comme une version archaïque 36 de char céleste, surtout eu égard à celui du Soleil, que Torelli faisait tirer par quatre chevaux pour l’ Andromède de Corneille 37 ; le Soleil Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 91 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 32 Extraordinaire de la Gazette de Renaudot, n o 27, année 1650. La troupe de Molière, qui a annoté un exemplaire publié en 1651, semble s’être emparée de la pièce pour des représentations plus tardives, mais difficiles à dater : Andromède était jouée par « Mlle » Béjart, Persée par Molière, Neptune par de Brie, le Soleil par M. Béjart. 33 H. Visentin, ouvrage cité, p.-277. terme dont on se sert en Peinture, pour indiquer qu’il y a une belle intelligence de lumiere dans un tableau. On dit voilà une belle machine ; ce peintre entend bien la machine . Et lorsqu’on dit une grande machine , il signifie non-seulement belle intelligence de lumieres, mais encore grande ordonnance, grande composition [article M A C H I N E ( peinture )]. - Elle souligne la concurrence que se firent, à partir de 1639 environ, les tragédies historiques et les tragédies mythologiques dans lesquelles étaient mises en scène des machines-lumière dont la conception faisait partie de l’ inventio , le sujet devant être choisi à bon escient, comme celui de l’ Andromède de Corneille, afin que le recours aux machines apparût non pas comme une facilité mais comme une nécessité. Ainsi dans la représentation d’ Andromède , la Gazette appréciait l’artifice […] premier en dignité, en grandeur et en magnificence, dardant tant de lumières et si agréables, que leur éclat ne permet pas aux spectateurs de faire chois de ce qu’il doivent le plus admirer, ou de la beauté de la lumière, ou de la merveilleuse structure de cette grande Machine, ou de ses divers mouvements 32 […] Et la critique de commenter-: De simple ornatus , la machine tend à devenir, au sein de la mise en scène à grand spectacle, un « engin » complexe dans son fonctionnement, qui trompe l’imagination en même temps qu’elle éblouit la vue des spectateurs par l’éclat de sa propre représentation 33 . Les machines avaient fait leur apparition bien plus tôt, le théâtre du Marais étant muni d’une machinerie qui, en 1635, permettait à la magicienne Médée de s’élever dans les airs sur un char tiré par deux dragons et, en 1638, le théâtre de Bourgogne permettait au moins des bruitages et l’ouverture du ciel, comme on l’a vu. Puis Mazarin et son goût pour l’opéra italien furent à l’origine d’un véritable engouement pour ces « engins », auxquels le jeune Louis XIV fut ainsi habitué. La machinerie devint essentielle dans l’équipement de la salle du Petit-Bourbon, depuis longtemps dévolue aux fêtes royales et aux ballets de Cour, pour réaliser des ornements plus complexes mais désormais perçus comme indispensables au divertissement de la Cour : témoin le beau succès d’ Andromède , probablement montée pour amortir le coût des machines utilisées 90 Liliane Picciola 34 En cela il ressemble au Mercure d’ Andromèd e dont la Gazette , citée, indique qu’il était muni de «-talonnières ailées-». 35 Édifié, sur conseil de Mazarin en 1660 à l’occasion des grands travaux du Louvre et pouvant accueillir 4000 personnes. 36 Pour la Filis de Scire de Pichou, à l’Hôtel de Bourgogne, on avait également besoin du char de la Nuit, que le Mémoire de Mahelot décrit simplement comme « dessus un pivot tiré par deux chevaux-». 37 Hélène Visentin (« Le théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », dans Littératures classiques , n° 51, été 2004. Le théâtre au XVII e siècle : pratiques du mineur , p. 205-222) distingue les pièces à [ou de] machines, comme Andromède , dans lesquelles ces dernières doivent être mobilisées quasiment dans tous les actes et les pièces « avec en décembre 1645, pour La Finta Pazza de Sacrati, sur un livret de Strozzi, avec musique et ballets, qui avaient bien amusé le petit Louis XIV, âgé de sept ans, puis l’ Orfeo de Rossi, sur un livret de Buti, en mars 1647. Ayant vite saisi, à l’instar des princes italiens dès le XVI e siècle, et ainsi que le prouve la conception même de Versailles, à quel point la splendeur pouvait servir sa politique en captivant les esprits , Louis XIV favorisa la représentation de grands spectacles, notamment en leur accordant toute son attention lors de la reconstruction du Louvre. Rire des machines-? De même que la comédie d’ Amphitryon ne pouvait guère se passer, vu son sujet, d’un beau jeu de lumière et d’ombre, tellement apprécié dans les beaux théâtres depuis presque quarante ans, la présence des dieux amenait Molière à introduire des machines : celles-ci permettaient, dans le Prologue, l’introduction dans l’air du char de la Nuit « traîné par deux chevaux » et du nuage de Mercure, ce dieu voyageur étant muni d’« ailes aux pieds 34 » (v. 44), et, dans la dernière scène, l’apparition de Jupiter dans le ciel. Pour autant, le recours à la machinerie se révèle modeste, et de nature à pouvoir s’accommoder aussi bien de l’équipement de la salle du Palais-Royal que de celui, bien plus sophistiqué, de la Salle des machines, dite aussi Théâtre des Tuileries 35 . Comme il s’agit du Prologue, il n’est pas indiqué que, pour passer du ciel à la ville de Thèbes, et de ce Prologue à l’acte I, on assiste à une volerie du messager des dieux. Dans Les Sosies , Mercure, absent du Prologue, descend du ciel dans la scène 5 de l’acte III. Il semble au reste que le dialogue entre Mercure et la Nuit ne soit pas exempt d’ironie concernant l’usage de ces machines. Le char de la Nuit, même tiré par deux chevaux, n’a rien de grandiose à en croire Mercure, qui le décrit comme une « chaise roulante » : selon Furetière, l’expression désigne un « petit carrosse coupé » ; en quelque sorte, le véhicule pourrait même apparaître comme une version archaïque 36 de char céleste, surtout eu égard à celui du Soleil, que Torelli faisait tirer par quatre chevaux pour l’ Andromède de Corneille 37 ; le Soleil Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 91 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 machines » lorsqu’on n’a recours à elles qu’au début et à la fin de la pièce (p. 206, et particulièrement la note 4). 38 Notre hypothèse ne peut tenir que si l’on considère que le Mémoire de Michel Laurent fait allusion à une représentation tardive de la comédie quand il indique (folio 84) : « Au 3 e acte Mercure s’en retourne et Jupiter sur son char [celui de la Nuit] ». Aucune didascalie, pas même dans l’édition de 1682, ne mentionne l’usage de ce char au dénouement. Le Mémoire ferait-il allusion à la représentation avec intermèdes en musiques dont parle le fils de Busst-Rabutin et que nous évoquons à la fin de la présente étude-? 39 « Dialogue de Mercure et du Soleil », dans Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr. d’Alancourt, Divisé en deux parties, Paris, Courbé, 1654, Dialogue des dieux, p.-85-86. invitait au reste Melpomène à y monter. Mais Melpomène n’est pas Thalie 38 … Par ailleurs, si Mercure, qui a renoncé à sa prestance de dieu puisque Molière fait souligner par la Nuit sa posture fort humaine (il est assis sur un nuage), bénéficie de ses «-ailes aux pieds-», il conteste, tel le Mercure-acteur de Plaute, le profit qu’il peut en tirer comme personnage : « Oui mais, pour aller plus vite, / Est-ce qu’on s’en lasse moins ? » (v. 44-45). Et de rappeler, dans les vers 24-44, que les poètes sont maîtres de façonner les dieux à leur guise, de même que leur équipement, ce qui corrobore pour les pièces avec machines l’approche du rôle de l’auteur dans les comédies-ballets telle que l’apprécie Charles Mazouer, comme on le verra infra ; or, pour la scène d’ Amphitryon , c’est bien le poète dramatique, sans intervention d’un ingénieur du spectacle, qui est maître de leur silhouette et de leur apparence. Ce dialogue constitue, certes, l’image inversée de celui auquel on assiste dans le Dialogue des dieux , entre le Soleil de Mercure qui obtient pour Jupiter que la lumière éclaire la terre avec quelque retard, mais en revanche, s’attire des remarques sur les mœurs plus convenables régnant du temps de Saturne ; toutefois aucune plaisanterie ne se trouvait chez Lucien de Samosate concernant les modes divins de transport 39 . Le ton général du Prologue autorise sans doute, vu le propos tenu à la Nuit aux vers 44-45, que Mercure se montre épuisé lors de son atterrissage. Rien de grandiose non plus quand, avant l’apparition de Jupiter, il vole vers le haut du théâtre (« dans le ciel ») au cours de la scène 9 de l’acte III : il semble alors surtout préoccupé de se défaire du masque de Sosie qui lui colle au visage et qui constitue pour lui une autre source de lassitude (v. 1883). Lorsque Robinet évoque la représentation de la pièce dans une Lettre en vers écrite à Madame le 21 janvier 1668, il mentionne les « machines volantes » mais sans s’extasier sur elles, notant que la scène est dépourvue « d’astres éclatantes », ce qui renseigne sur l’apparition finale du maître des dieux. En 1668, le Jupiter de l’ultime scène pouvait apparaître fort simplement en haut du théâtre, dans une nue , exactement comme l’indique la première didascalie, 92 Liliane Picciola 40 Les Œuvres de M. Molière, reveuës, corrigées et augmentées , tome IV, Thierry, Barbin et Trabouillet, 1682. 41 Publiée à paris chez Théodore Girard, en 1666, la pièce fut « représentée pour la première fois à Versailles par ordre du Roi le 15 septembre 1665 ». Dans l’avis « Au lecteur », Molière écrit : « […] le roi a voulu se faire un divertissement […] ; et lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris, et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. […] il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi » (dans Molière , Les Fourberies de Scapin, L’Amour médecin […] , éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Folio classique, p.-43). 42 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 9-10. Le critique rappelle aussi (p. 11) que Molière avait regretté au sujet des Fâcheux que tout n’ait pu en être « réglé par une même tête ». et quand, suivant la seconde, il « se perd dans les nues » après sa révélation à Amphitryon, il suffisait d’une simple production de fumée ou de l’abaissement d’une toile figurant un plus gros nuage pour donner l’illusion de ce phénomène. Il est possible toutefois que la représentation aux Tuileries ait donné lieu à un spectacle plus fastueux mais le Molière de 1668 ne jugeait pas indispensable d’en fournir les détails dans le livre pour stimuler l’imagination des lecteurs. En revanche, en 1682 40 , la nouvelle édition apporte des précisions dans ses didascalies. Dans la dernière scène, Jupiter se révèle « annoncé par le bruit du tonnerre , sur son aigle, armé de son foudre, au bruit du tonnerre et des éclairs », ces accessoires étant représentés dans le frontispice de Jean Sauvé et Pierre Brissart. Désormais, échappant au défunt Molière, la comédie ne semblait plus pouvoir être dissociée du grand spectacle. - Le ballet et la musique potentiels au sein d’Amphitryon Une organisation de l’action en ballet La structure en trois actes et la présence d’un prologue aurait pu faire attendre une sorte de comédie-ballet : les 1941 vers n’étant pas tous, loin de là, des alexandrins, ils constituaient un texte relativement léger et donc susceptible d’être précédé et interrompu par des intermèdes musicaux chantés et / ou dansés, comme celui de L’Amour médecin . Charles Mazouer remarque dès le chapitre d’ouverture de son Molière et ses comédies-ballets, que, dans l’avis au lecteur de cette comédie 41 , tout en soulignant la nécessité des « ornements » offerts par la musique et la danse, Molière note qu’ils « accompagnent » la comédie ; il suggère ainsi une hiérarchie entre la comédie récitée et les agréments - on emploie ce mot à l’époque à l’égal d’ ornements   42 . Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 93 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 machines » lorsqu’on n’a recours à elles qu’au début et à la fin de la pièce (p. 206, et particulièrement la note 4). 38 Notre hypothèse ne peut tenir que si l’on considère que le Mémoire de Michel Laurent fait allusion à une représentation tardive de la comédie quand il indique (folio 84) : « Au 3 e acte Mercure s’en retourne et Jupiter sur son char [celui de la Nuit] ». Aucune didascalie, pas même dans l’édition de 1682, ne mentionne l’usage de ce char au dénouement. Le Mémoire ferait-il allusion à la représentation avec intermèdes en musiques dont parle le fils de Busst-Rabutin et que nous évoquons à la fin de la présente étude-? 39 « Dialogue de Mercure et du Soleil », dans Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr. d’Alancourt, Divisé en deux parties, Paris, Courbé, 1654, Dialogue des dieux, p.-85-86. invitait au reste Melpomène à y monter. Mais Melpomène n’est pas Thalie 38 … Par ailleurs, si Mercure, qui a renoncé à sa prestance de dieu puisque Molière fait souligner par la Nuit sa posture fort humaine (il est assis sur un nuage), bénéficie de ses «-ailes aux pieds-», il conteste, tel le Mercure-acteur de Plaute, le profit qu’il peut en tirer comme personnage : « Oui mais, pour aller plus vite, / Est-ce qu’on s’en lasse moins ? » (v. 44-45). Et de rappeler, dans les vers 24-44, que les poètes sont maîtres de façonner les dieux à leur guise, de même que leur équipement, ce qui corrobore pour les pièces avec machines l’approche du rôle de l’auteur dans les comédies-ballets telle que l’apprécie Charles Mazouer, comme on le verra infra ; or, pour la scène d’ Amphitryon , c’est bien le poète dramatique, sans intervention d’un ingénieur du spectacle, qui est maître de leur silhouette et de leur apparence. Ce dialogue constitue, certes, l’image inversée de celui auquel on assiste dans le Dialogue des dieux , entre le Soleil de Mercure qui obtient pour Jupiter que la lumière éclaire la terre avec quelque retard, mais en revanche, s’attire des remarques sur les mœurs plus convenables régnant du temps de Saturne ; toutefois aucune plaisanterie ne se trouvait chez Lucien de Samosate concernant les modes divins de transport 39 . Le ton général du Prologue autorise sans doute, vu le propos tenu à la Nuit aux vers 44-45, que Mercure se montre épuisé lors de son atterrissage. Rien de grandiose non plus quand, avant l’apparition de Jupiter, il vole vers le haut du théâtre (« dans le ciel ») au cours de la scène 9 de l’acte III : il semble alors surtout préoccupé de se défaire du masque de Sosie qui lui colle au visage et qui constitue pour lui une autre source de lassitude (v. 1883). Lorsque Robinet évoque la représentation de la pièce dans une Lettre en vers écrite à Madame le 21 janvier 1668, il mentionne les « machines volantes » mais sans s’extasier sur elles, notant que la scène est dépourvue « d’astres éclatantes », ce qui renseigne sur l’apparition finale du maître des dieux. En 1668, le Jupiter de l’ultime scène pouvait apparaître fort simplement en haut du théâtre, dans une nue , exactement comme l’indique la première didascalie, 92 Liliane Picciola 40 Les Œuvres de M. Molière, reveuës, corrigées et augmentées , tome IV, Thierry, Barbin et Trabouillet, 1682. 41 Publiée à paris chez Théodore Girard, en 1666, la pièce fut « représentée pour la première fois à Versailles par ordre du Roi le 15 septembre 1665 ». Dans l’avis « Au lecteur », Molière écrit : « […] le roi a voulu se faire un divertissement […] ; et lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris, et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. […] il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi » (dans Molière , Les Fourberies de Scapin, L’Amour médecin […] , éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Folio classique, p.-43). 42 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 9-10. Le critique rappelle aussi (p. 11) que Molière avait regretté au sujet des Fâcheux que tout n’ait pu en être « réglé par une même tête ». et quand, suivant la seconde, il « se perd dans les nues » après sa révélation à Amphitryon, il suffisait d’une simple production de fumée ou de l’abaissement d’une toile figurant un plus gros nuage pour donner l’illusion de ce phénomène. Il est possible toutefois que la représentation aux Tuileries ait donné lieu à un spectacle plus fastueux mais le Molière de 1668 ne jugeait pas indispensable d’en fournir les détails dans le livre pour stimuler l’imagination des lecteurs. En revanche, en 1682 40 , la nouvelle édition apporte des précisions dans ses didascalies. Dans la dernière scène, Jupiter se révèle « annoncé par le bruit du tonnerre , sur son aigle, armé de son foudre, au bruit du tonnerre et des éclairs », ces accessoires étant représentés dans le frontispice de Jean Sauvé et Pierre Brissart. Désormais, échappant au défunt Molière, la comédie ne semblait plus pouvoir être dissociée du grand spectacle. - Le ballet et la musique potentiels au sein d’Amphitryon Une organisation de l’action en ballet La structure en trois actes et la présence d’un prologue aurait pu faire attendre une sorte de comédie-ballet : les 1941 vers n’étant pas tous, loin de là, des alexandrins, ils constituaient un texte relativement léger et donc susceptible d’être précédé et interrompu par des intermèdes musicaux chantés et / ou dansés, comme celui de L’Amour médecin . Charles Mazouer remarque dès le chapitre d’ouverture de son Molière et ses comédies-ballets, que, dans l’avis au lecteur de cette comédie 41 , tout en soulignant la nécessité des « ornements » offerts par la musique et la danse, Molière note qu’ils « accompagnent » la comédie ; il suggère ainsi une hiérarchie entre la comédie récitée et les agréments - on emploie ce mot à l’époque à l’égal d’ ornements   42 . Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 93 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 43 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-278. 44 Ils sont trois chez Rotrou. À juste titre, le critique voit dans ces lignes la revendication d’une maîtrise de l’ensemble du spectacle par l’auteur du texte théâtral. Molière, au reste, célèbre dans le Prologue de L’Amour médecin l’union possible de La Comédie, la Musique et le Ballet… en confiant essentiellement les paroles chantées à la Comédie ! Charles Mazouer souligne aussitôt que « toutes les comédiesballets ne présentent pas le même équilibre ». La fusion parfaite du texte récité et du texte chanté se réalisera dans les cérémonies finales et fantaisistes du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Ne peut-on considérer dans cette perspective que la comédie d’ Amphitryon à cet égard constitue une comédie-ballet potentielle, présentant en quelque sorte le degré zéro du genre ? Charles Mazouer écrit au reste-: Bien que privées d’ornements, une fantaisie comme Amphitryon ou une pièce aussi dansée que Les Fourberies de Scapin se rapprochent de la comédie-ballet 43 . Le rapprochement sous cet angle d’ Amphitryon et des Fourberies de Scapin ne doit pas surprendre : le genre latin de la comédie latine, avec ses rôles-types et leurs cantica respectifs d’entrée sur scène, incluait de la musique, avec la présence d’un flûtiste, et des danses, comme celles, bien connues, de l’esclave pressé ( currilis ) ou du vieux maître-/ père en colère. Le sujet même d’ Amphitryon inscrivait la comédie dans l’esthétique du ballet. On sait en effet que les symétries, les séries, les répétitions, caractérisent les entrées dansantes ; or la pièce introduit deux dieux, Jupiter et Mercure, qu’il faut peut-être vêtir de costumes légèrement plus brillants que les autres, et deux hommes, Amphitryon et Sosie ; de plus, grâce à l’apparence humaine dérobée respectivement par les dieux à ces deux hommes, le spectateur parvient à se trouver en présence de deux Sosies, de deux couples Amphitryon / Alcmène, de deux paires de « maître et serviteur », et, pour finir, de deux Amphitryons. L’idée de doter Sosie d’une épouse, Cléanthis, qui n’existe ni chez Plaute ni chez Rotrou, a permis de pouvoir opposer entre eux deux couples de valets, et ces deux couples aux deux couples de maîtres, ce qui, non seulement renforce le rire, mais laisse l’impression de figures de danse : que de pas-de-deux ! Les quatre capitaines 44 - nombre pair - ne sauraient être imaginés autrement que dans le même uniforme militaire, Naucratès et Polidas apparaissant d’abord (acte III, scènes 4 et 5), puis Argatiphontidas, et Policlès venant les redoubler : ces personnages, qu’on peut au reste imaginer entourés d’autres officiers qui ne figurent pas dans la liste des acteurs mais dont une didascalie de la scène 94 Liliane Picciola 45 «-A M P H I T R Y O N , à plusieurs autres officiers qui l’accompagnent -». 46 Gabriel Conesa, Le dialogue moliéresque - Étude stylistique et dramaturgique , Paris, P. U. F., 1980. 47 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-53. 7 de l’acte III mentionne la présence 45 , reproduisent l’effet de prolifération de ces danseurs qui ne sont identifiables que comme soutiens d’un protagoniste, selon un procédé fréquent dans les chorégraphies. Le ballet n’est pas seulement de paroles, comme l’a bien montré Gabriel Conesa 46 , mais de déplacements, de présences sur scène et même du ressenti des symétries dans l’imagination de spectateurs auliques habitués aux spectacles de danse. Une pièce à la versification musicale Quant à la musique, Charles Mazouer rappelle qu’elle faisait l’objet de l’attention autonome de Molière : le registre de La Grange concernant la vie de la troupe « est parsemé d’indications de frais pour la musique et la danse. Dépense pour le clavecin, le hautbois, les violons, la ritournelle, la symphonie, les voix, les musiciens et musiciennes 47 -». Les vers libres dont on a vanté les vertus de naturel et de variété dans Am‐ phitryon se trouvaient particulièrement employés dans les intermèdes musicaux, où les vers courts et impairs sont fréquents. La pratique de ces vers au théâtre semble remonter à la comédie italienne, dans laquelle on chantait beaucoup. Le Prologue de L’Amour médecin est en vers libres et présente des décasyllabes, des alexandrins, des heptasyllabes et des hexasyllabes ; la sérénade qui ouvre Monsieur de Pourceaugnac offre une autre palette de vers libres. On a remarqué que, dans son écriture théâtrale, Molière renonce peu à peu aux alexandrins et c’est particulièrement le cas des comédies roturières où se mêle la musique, fort réalistes dans les mœurs qu’elles dépeignent, à défaut de l’être dans leur fable : la fantaisie, voire souvent la moquerie débridée, sont particulièrement sensibles dans les parties musicales. Certes, le dramaturge d’ Amphitryon aurait pu être tenté de recourir systématiquement aux vers de douze syllabes pour donner la parole aux dieux mais il convient de ne pas oublier que, pour les habitués de la tragédie, les alexandrins étaient vite ressentis comme de la prose, et que les moments les plus graves se caractérisaient dans ce dernier genre par un changement de métrique. Ni Jupiter ni Mercure, ni même Amphitryon, vu l’approche qui est faite d’eux, ne sont assimilables à des personnages de tragédie. En revanche, leur faire utiliser, comme aux autres personnages la variété des vers chantés, c’était peut-être d’une part souligner leur irréalité, comme celle de la fable et introduire en profondeur le divertissement dans le texte même, et, d’autre part contenter tous les publics en compensant peut-être Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 95 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 43 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-278. 44 Ils sont trois chez Rotrou. À juste titre, le critique voit dans ces lignes la revendication d’une maîtrise de l’ensemble du spectacle par l’auteur du texte théâtral. Molière, au reste, célèbre dans le Prologue de L’Amour médecin l’union possible de La Comédie, la Musique et le Ballet… en confiant essentiellement les paroles chantées à la Comédie ! Charles Mazouer souligne aussitôt que « toutes les comédiesballets ne présentent pas le même équilibre ». La fusion parfaite du texte récité et du texte chanté se réalisera dans les cérémonies finales et fantaisistes du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Ne peut-on considérer dans cette perspective que la comédie d’ Amphitryon à cet égard constitue une comédie-ballet potentielle, présentant en quelque sorte le degré zéro du genre ? Charles Mazouer écrit au reste-: Bien que privées d’ornements, une fantaisie comme Amphitryon ou une pièce aussi dansée que Les Fourberies de Scapin se rapprochent de la comédie-ballet 43 . Le rapprochement sous cet angle d’ Amphitryon et des Fourberies de Scapin ne doit pas surprendre : le genre latin de la comédie latine, avec ses rôles-types et leurs cantica respectifs d’entrée sur scène, incluait de la musique, avec la présence d’un flûtiste, et des danses, comme celles, bien connues, de l’esclave pressé ( currilis ) ou du vieux maître-/ père en colère. Le sujet même d’ Amphitryon inscrivait la comédie dans l’esthétique du ballet. On sait en effet que les symétries, les séries, les répétitions, caractérisent les entrées dansantes ; or la pièce introduit deux dieux, Jupiter et Mercure, qu’il faut peut-être vêtir de costumes légèrement plus brillants que les autres, et deux hommes, Amphitryon et Sosie ; de plus, grâce à l’apparence humaine dérobée respectivement par les dieux à ces deux hommes, le spectateur parvient à se trouver en présence de deux Sosies, de deux couples Amphitryon / Alcmène, de deux paires de « maître et serviteur », et, pour finir, de deux Amphitryons. L’idée de doter Sosie d’une épouse, Cléanthis, qui n’existe ni chez Plaute ni chez Rotrou, a permis de pouvoir opposer entre eux deux couples de valets, et ces deux couples aux deux couples de maîtres, ce qui, non seulement renforce le rire, mais laisse l’impression de figures de danse : que de pas-de-deux ! Les quatre capitaines 44 - nombre pair - ne sauraient être imaginés autrement que dans le même uniforme militaire, Naucratès et Polidas apparaissant d’abord (acte III, scènes 4 et 5), puis Argatiphontidas, et Policlès venant les redoubler : ces personnages, qu’on peut au reste imaginer entourés d’autres officiers qui ne figurent pas dans la liste des acteurs mais dont une didascalie de la scène 94 Liliane Picciola 45 «-A M P H I T R Y O N , à plusieurs autres officiers qui l’accompagnent -». 46 Gabriel Conesa, Le dialogue moliéresque - Étude stylistique et dramaturgique , Paris, P. U. F., 1980. 47 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-53. 7 de l’acte III mentionne la présence 45 , reproduisent l’effet de prolifération de ces danseurs qui ne sont identifiables que comme soutiens d’un protagoniste, selon un procédé fréquent dans les chorégraphies. Le ballet n’est pas seulement de paroles, comme l’a bien montré Gabriel Conesa 46 , mais de déplacements, de présences sur scène et même du ressenti des symétries dans l’imagination de spectateurs auliques habitués aux spectacles de danse. Une pièce à la versification musicale Quant à la musique, Charles Mazouer rappelle qu’elle faisait l’objet de l’attention autonome de Molière : le registre de La Grange concernant la vie de la troupe « est parsemé d’indications de frais pour la musique et la danse. Dépense pour le clavecin, le hautbois, les violons, la ritournelle, la symphonie, les voix, les musiciens et musiciennes 47 -». Les vers libres dont on a vanté les vertus de naturel et de variété dans Am‐ phitryon se trouvaient particulièrement employés dans les intermèdes musicaux, où les vers courts et impairs sont fréquents. La pratique de ces vers au théâtre semble remonter à la comédie italienne, dans laquelle on chantait beaucoup. Le Prologue de L’Amour médecin est en vers libres et présente des décasyllabes, des alexandrins, des heptasyllabes et des hexasyllabes ; la sérénade qui ouvre Monsieur de Pourceaugnac offre une autre palette de vers libres. On a remarqué que, dans son écriture théâtrale, Molière renonce peu à peu aux alexandrins et c’est particulièrement le cas des comédies roturières où se mêle la musique, fort réalistes dans les mœurs qu’elles dépeignent, à défaut de l’être dans leur fable : la fantaisie, voire souvent la moquerie débridée, sont particulièrement sensibles dans les parties musicales. Certes, le dramaturge d’ Amphitryon aurait pu être tenté de recourir systématiquement aux vers de douze syllabes pour donner la parole aux dieux mais il convient de ne pas oublier que, pour les habitués de la tragédie, les alexandrins étaient vite ressentis comme de la prose, et que les moments les plus graves se caractérisaient dans ce dernier genre par un changement de métrique. Ni Jupiter ni Mercure, ni même Amphitryon, vu l’approche qui est faite d’eux, ne sont assimilables à des personnages de tragédie. En revanche, leur faire utiliser, comme aux autres personnages la variété des vers chantés, c’était peut-être d’une part souligner leur irréalité, comme celle de la fable et introduire en profondeur le divertissement dans le texte même, et, d’autre part contenter tous les publics en compensant peut-être Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 95 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 48 Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis(1666-1693), nouvelle édition par Ludovic Lalanne, tome V, Paris, Charpentier, 1859, p.-245. 49 Sans nom de lieu ni d’éditeur, la date seule figurant sur la page de titre. par là la modestie des machines. Dans l’ouverture de Monsieur de Pourceaugnac , il est indiqué que les paroles sont « chantées par trois voix en manière de dialogue », ce qui semble indiquer qu’on entendait une sorte de parlé-chanté, qui n’excluait pas que les instruments seuls pussent résonner entre les répliques ou les accompagner discrètement comme une basse continue. Avec des vers libres, on s’approche du parlé-chanté, la plaisanterie se glissant volontiers dans la musique : ainsi le surgissement d’un heptasyllabe, dans l’intermède italien comme dans l’intermède français, s’emploie volontiers pour la badinerie ou l’ironie. Dans le Prologue moliéresque, on notera que Molière permet des heptasyllabes à Mercure mais en prive évidemment la Nuit… Ainsi il semble que la grâce, le rythme et la mélodie sont totalement intégrés dans la composition de la comédie et dans son écriture. On peut percevoir là une sorte de manifeste moliéresque, un beau et malicieux témoignage d’indépendance au sein même de l’allégeance. U NE REPRÉSENTATION HYPERTROPHIÉE D ’A MPHITRYON EN 1681 Le devenir de la comédie semble indiquer que les qualités d’ Amphitryon ne suffirent bientôt plus à l’appétit aulique de splendeur. En effet, dans une lettre du 6 mars 1681, le marquis Amé-Nicolas de Bussy-Rabutin écrit-à son père : Je suivis, mardi 25, Monseigneur et madame la Dauphine à Paris. Ils dînèrent au Palais- Royal. Ils allèrent ensuite à la foire où ils virent, entre autres nouveautés, le cercle du Grand-Seigneur, chez Benoît. De là, ils allèrent chez MM. Malo, près des Jésuites de la rue Saint-Antoine, voir un petit opéra de la comédie d’Amphitryon avec des entractes en musique. Après cela, ils retournèrent souper au Palais-Royal et coucher ici 48 . Cet environnement franchement chorégraphique et musical nous est connu puisque fut bientôt publié, en 1681, un livret intitulé « Prologue et intermèdes en musique ornez d’entrées de balet pour la représentation de l’ Amphitryon   49 ». Le Prologue est constitué d’un dialogue - probablement en parlé-chanté - entre une allégorie de la Seine et un chœur de nymphes. Elles annoncent l’arrivée du « dieu qui règne sur les Ondes » : Neptune. Ce dieu, accompagné de Tritons, explique ensuite à la Seine qu’il est venu rendre hommage au roi, imitateur des dieux : Louis XIV. Tous ensemble louent le Roi ; Seine s’exalte : « […] d’un si grand héros l’éclat et la présence, / Du Soleil à mes yeux valent bien les rayons ». 96 Liliane Picciola En faisant régner la paix sur ses rives, le roi emporte ainsi à la mer des eaux exemptes de sang, alors que partout en Europe Mars est en fureur. Le lien entre le Roi-Soleil et le Jupiter de la comédie qui va suivre devient ainsi plus explicite. En temps de paix, la place est libre pour « mille doux concerts », « d’amoureux soupirs », et des « plaisirs » : l’orientation hédoniste de la comédie primitive se voit ainsi renforcée. Ce Prologue fait également voir une danse des Nymphes, qui exprime la joie qu’inspire la venue de Neptune ; elle est suivie d’un duo chanté de deux Nymphes, qui manifestent de la méfiance à l’égard de l’amour. On peut supposer que le mouvement, noté, de la Seine et de ses Nymphes vers Neptune et ses Tritons, est déjà plein de grâce, car, après les louanges de Louis, une didascalie précise que « Les Tritons et les Nymphes forment une entrée ». C’est la Seine qui, chantant en solo, répond au premier chant des deux Nymphes en vantant la douceur de l’amour. Après ce Prologue et son caractère grandiose, devait commencer, dans un premier enchâssement, le bien plus modeste Prologue moliéresque, entre Mercure et la Nuit, qui amenait une obscurité contrastant avec la lumière du premier Prologue et un langage plus familier. Une fois joué l’acte I, avec l’évocation dialoguée du bonheur du dieu déguisé, Amour se vante, dans le premier intermède d’avoir arraché le tonnerre des mains de Jupiter ; Vénus, et quelques Grâces sont présents, dialoguant avec Amour et la déesse, ainsi que les Plaisirs et les Jeux, qui par ailleurs « témoignent par leur danse la part qu’ils prennent dans la victoire de l’Amour ». Le second intermède est davantage lié à l’action puisque Mercure le dirige : il « amène des Musiciens et des Danseurs vêtus en Bergers et en Faunes pour la fête que Jupiter fait préparer aux Officiers » ; une didascalie nous apprend que les faunes, symboles de sensualité et de festins bien arrosés, « font une entrée ». Le troisième intermède, plus pleinement chanté que les autres, fait voir le peuple thébain, donc une grande quantité de chanteurs et danseurs : ils se réjouissent de l’honneur fait à leur ville par la visite de Jupiter. Une entrée est dansée par «-le peuple de Thèbes-». On voit de quel faste, pour ne pas dire de quelles lourdeurs, fut environnée alors la comédie de Molière, qui séduisait par sa poétique légèreté. Le Prologue et les intermèdes avaient retrouvé une autonomie de plume que le dramaturge leur contestait. Au reste, en marge, dans le dernier intermède, il est précisé, quand une Dame chante : « Paroles de Mr. *** ». La comédie avait en quelque sorte échappé à son auteur et sa représentation se trouvait désormais entre les mains des adeptes, plus ou moins spontanés, de la société de Cour. La Grange, dans l’édition qu’il donna en 1682 des Œuvres de son extraordinaire directeur de troupe, n’écrit rien dans sa préface qui réfère à Amphitryon, hormis Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 97 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 48 Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis(1666-1693), nouvelle édition par Ludovic Lalanne, tome V, Paris, Charpentier, 1859, p.-245. 49 Sans nom de lieu ni d’éditeur, la date seule figurant sur la page de titre. par là la modestie des machines. Dans l’ouverture de Monsieur de Pourceaugnac , il est indiqué que les paroles sont « chantées par trois voix en manière de dialogue », ce qui semble indiquer qu’on entendait une sorte de parlé-chanté, qui n’excluait pas que les instruments seuls pussent résonner entre les répliques ou les accompagner discrètement comme une basse continue. Avec des vers libres, on s’approche du parlé-chanté, la plaisanterie se glissant volontiers dans la musique : ainsi le surgissement d’un heptasyllabe, dans l’intermède italien comme dans l’intermède français, s’emploie volontiers pour la badinerie ou l’ironie. Dans le Prologue moliéresque, on notera que Molière permet des heptasyllabes à Mercure mais en prive évidemment la Nuit… Ainsi il semble que la grâce, le rythme et la mélodie sont totalement intégrés dans la composition de la comédie et dans son écriture. On peut percevoir là une sorte de manifeste moliéresque, un beau et malicieux témoignage d’indépendance au sein même de l’allégeance. U NE REPRÉSENTATION HYPERTROPHIÉE D ’A MPHITRYON EN 1681 Le devenir de la comédie semble indiquer que les qualités d’ Amphitryon ne suffirent bientôt plus à l’appétit aulique de splendeur. En effet, dans une lettre du 6 mars 1681, le marquis Amé-Nicolas de Bussy-Rabutin écrit-à son père : Je suivis, mardi 25, Monseigneur et madame la Dauphine à Paris. Ils dînèrent au Palais- Royal. Ils allèrent ensuite à la foire où ils virent, entre autres nouveautés, le cercle du Grand-Seigneur, chez Benoît. De là, ils allèrent chez MM. Malo, près des Jésuites de la rue Saint-Antoine, voir un petit opéra de la comédie d’Amphitryon avec des entractes en musique. Après cela, ils retournèrent souper au Palais-Royal et coucher ici 48 . Cet environnement franchement chorégraphique et musical nous est connu puisque fut bientôt publié, en 1681, un livret intitulé « Prologue et intermèdes en musique ornez d’entrées de balet pour la représentation de l’ Amphitryon   49 ». Le Prologue est constitué d’un dialogue - probablement en parlé-chanté - entre une allégorie de la Seine et un chœur de nymphes. Elles annoncent l’arrivée du « dieu qui règne sur les Ondes » : Neptune. Ce dieu, accompagné de Tritons, explique ensuite à la Seine qu’il est venu rendre hommage au roi, imitateur des dieux : Louis XIV. Tous ensemble louent le Roi ; Seine s’exalte : « […] d’un si grand héros l’éclat et la présence, / Du Soleil à mes yeux valent bien les rayons ». 96 Liliane Picciola En faisant régner la paix sur ses rives, le roi emporte ainsi à la mer des eaux exemptes de sang, alors que partout en Europe Mars est en fureur. Le lien entre le Roi-Soleil et le Jupiter de la comédie qui va suivre devient ainsi plus explicite. En temps de paix, la place est libre pour « mille doux concerts », « d’amoureux soupirs », et des « plaisirs » : l’orientation hédoniste de la comédie primitive se voit ainsi renforcée. Ce Prologue fait également voir une danse des Nymphes, qui exprime la joie qu’inspire la venue de Neptune ; elle est suivie d’un duo chanté de deux Nymphes, qui manifestent de la méfiance à l’égard de l’amour. On peut supposer que le mouvement, noté, de la Seine et de ses Nymphes vers Neptune et ses Tritons, est déjà plein de grâce, car, après les louanges de Louis, une didascalie précise que « Les Tritons et les Nymphes forment une entrée ». C’est la Seine qui, chantant en solo, répond au premier chant des deux Nymphes en vantant la douceur de l’amour. Après ce Prologue et son caractère grandiose, devait commencer, dans un premier enchâssement, le bien plus modeste Prologue moliéresque, entre Mercure et la Nuit, qui amenait une obscurité contrastant avec la lumière du premier Prologue et un langage plus familier. Une fois joué l’acte I, avec l’évocation dialoguée du bonheur du dieu déguisé, Amour se vante, dans le premier intermède d’avoir arraché le tonnerre des mains de Jupiter ; Vénus, et quelques Grâces sont présents, dialoguant avec Amour et la déesse, ainsi que les Plaisirs et les Jeux, qui par ailleurs « témoignent par leur danse la part qu’ils prennent dans la victoire de l’Amour ». Le second intermède est davantage lié à l’action puisque Mercure le dirige : il « amène des Musiciens et des Danseurs vêtus en Bergers et en Faunes pour la fête que Jupiter fait préparer aux Officiers » ; une didascalie nous apprend que les faunes, symboles de sensualité et de festins bien arrosés, « font une entrée ». Le troisième intermède, plus pleinement chanté que les autres, fait voir le peuple thébain, donc une grande quantité de chanteurs et danseurs : ils se réjouissent de l’honneur fait à leur ville par la visite de Jupiter. Une entrée est dansée par «-le peuple de Thèbes-». On voit de quel faste, pour ne pas dire de quelles lourdeurs, fut environnée alors la comédie de Molière, qui séduisait par sa poétique légèreté. Le Prologue et les intermèdes avaient retrouvé une autonomie de plume que le dramaturge leur contestait. Au reste, en marge, dans le dernier intermède, il est précisé, quand une Dame chante : « Paroles de Mr. *** ». La comédie avait en quelque sorte échappé à son auteur et sa représentation se trouvait désormais entre les mains des adeptes, plus ou moins spontanés, de la société de Cour. La Grange, dans l’édition qu’il donna en 1682 des Œuvres de son extraordinaire directeur de troupe, n’écrit rien dans sa préface qui réfère à Amphitryon, hormis Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 97 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 cette demi-phrase, fort élogieuse - : « Ceux qui conçoivent toutes les beautés de son Avare , et de son Amphitryon , soutiennent qu’il a surpassé Plaute dans l’un et dans l’autre ». Assurément, la seconde ne faisait pas partie de ces ouvrages, qui, selon l’éditeur-comédien « semblent négligés en comparaison des autres », parce que l’auteur « était obligé d’assujettir son génie » à des thèmes imposés et à la précipitation qui caractérise la vie de Cour et ses caprices. Par un extraordinaire travail de versification et d’organisation de l’action qui font de la comédie elle-même un vaste ballet, par la finesse manifestée dans le maniement permanent de ce qu’on peut bien appeler l’humour, la majesté du goût aulique du spectacle n’étant pas épargnée, par l’hommage incontestable mais toujours détendu que rendent indirectement au roi et à son entourage les figures divines et pétillantes de sa comédie, Molière, en même temps qu’il a su prendre en compte les aspirations de la société de Cour, ne s’est aucune façon «-assujetti-» à des ordres qu’il aurait intériorisés. 98 Liliane Picciola Dorante : Sachez, s’il vous plaît, Monsieur Lysidas, que les Courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; […] que la grande épreuve de toutes vos Comédies, c’est le jugement de la Cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y sont, que du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit, qui, sans comparaison, juge plus finement des choses, que tout le savoir enrouillé des Pédants. Molière, La Critique de l’École des femmes, dans Œuvres complètes, I, édition dirigée par Georges Forestier, avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, Scène 6, p. 505-506. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateurs du fascicule Jörn Steigerwald · Hendrik Schlieper Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLV, 1 L’histoire orientale Coordonnateur : Francis Assaf XLV, 2 L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires Coordonnateurs : Samia Kassab-Charfi, Makki Rebai XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser XLVI, 2 Lire et raconter comme remède en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott Fascicule présent XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper Prochains fascicules XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard Bourque XLVIII, 2 Textes poétiques méconnus du début du XX e siècle Coordonnateurs : Philippe Richard, Odile Hamot XLVII, 2 XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française ISBN 978-3-8233-2201-6