eJournals

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
61
2023
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XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Enfin cette idée du Temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer, si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain […] devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! On le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque temps contre l’oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre […], je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. IV, Le Temps retrouvé, dir. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de le Pléiade », 1989, p. 609-610. Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Bernard J. Bourque XLV III , 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Abonnements 1 an : € 8 5 ,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e M ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 9 78-3-381-10791-9 (Print) ISBN 978-3-381-10792-6 (ePDF) Sommaire B ernard J. B ourque Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 a nne e. d uggan Marie-Catherine d’Aulnoy : ses contes et leur prolifique héritage en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 P erry g ethner Du Ryer et le thème des courtisans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 M arcella l eoPizzi Molière critique de son oeuvre : La Critique de L‘École desfemmes et L‘Impromptu de Versailles . . . . . . . . . . . . . 49 i oana M anea Gabriel Naudé : plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique . . . . . . . . 65 B ernard J. B ourque La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 1 Dictionnaire de l’Académie française , 9 e édition, Paris, Imprimerie nationale/ Fayard, 2011, t. III. 2 À la demande de Madame de Maintenon, Racine donna deux tragédies bibliques, Esther (1689) et Athalie (1691), chacune en trois actes, aux jeunes filles de la Maison royale de Saint-Louis. Avant-propos Bernard J. Bourque University of New England (Australia) Ce volume vise à examiner les écrivains français du dix-septième siècle dont la production littéraire est remarquable en raison de son abondance. Bien entendu, il a fallu limiter le nombre d’auteurs qui font l’objet de notre étude, les écrivains prolifiques du Grand Siècle étant assez nombreux. Tout d’abord, nous devons préciser ce que nous voulons dire par « proli‐ fique ». La neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française nous présente la définition suivante : « Fig. En parlant d’un créateur. Dont l’œuvre est particulièrement abondante 1 . » Or le concept d’une production abondante n’existe qu’en relation avec ce qui est considéré comme normal, notion relative, elle aussi, qui signifie une conformité à une moyenne ou à ce qui n’a rien d’exceptionnel. Nous pouvons affirmer, par exemple, que Pierre Corneille était plus prolifique en tant que dramaturge que Jean Racine, qui après dix chefs-d’œuvre, se retira du théâtre à l’âge de 37 ans 2 . La notion de prolifique est donc liée à celle du temps, Racine étant prolifique pendant les treize ans qu’il se dévoua à la création des ouvrages dramatiques. D’ailleurs, la notion de prolifique n’est pas nécessairement synonyme de celle de qualité. L’abbé d’Aubignac était un auteur prolifique, mais ses ouvrages fictifs (romans, pièces de théâtre) sont loin d’être considérés comme des chefs-d’œuvre. Les cinq écrivains que nous avons choisis appartiennent à plusieurs genres littéraires différents : les genres poétiques, narratifs, théâtraux et argumentatifs. Le plus souvent, il s’agit de ceux et de celles qui touchèrent à plusieurs genres, écrivains surdoués qui, semble-t-il, préféraient composer au lieu de dormir. Nous cherchons à étudier ces trésors littéraires prolifiques, qu’ils soient Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0001 3 Jack Zipes, The Great Fairy Tale Tradition. From Straparola and Basile to the Brothers Grimm , New York, W. W. Norton & Company, 2001, p.-858. considérés aujourd’hui comme « grands » ou « mineurs », dans le contexte des conditions personnelles, sociales, politiques et économiques qui contribuèrent à leur abondante production. Les thèmes qui sont explorés intègrent plusieurs éléments, y compris : • l’influence des salons littéraires • le moteur de la production créative de l’écrivain- • les sources d’inspiration • le patronage littéraire • le pouvoir politique- • l’écrivain comme critique de son propre œuvre • les querelles littéraires Anne E. Duggan nous présente une étude sur Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy (c. 1651-1705), l’un des écrivains à l’origine du genre littéraire écrit du conte de fées, terme dont elle fut l’inventrice 3 . Les contes merveilleux de d’Aulnoy surpassent en nombre ceux de Charles Perrault, peut-être le plus connu des formalisateurs du genre. Salonnière, d’Aulnoy raconta oralement ses histoires, caractérisées par l’allégorie et par la satire, avant de les publier. Duggan démontre le grand impact des œuvres de d’Aulnoy sur le conte de fées en Europe, notamment en Allemagne. Perry Gethner étudie les pièces de théâtre de Pierre Du Ryer (c. 1606-1658), explorant la relation possible entre le choix des sujets subversifs de ce drama‐ turge prolifique et le soutient de ses mécènes. En se concentrant sur le rôle du courtisan intrigant, Gethner théorise que Du Ryer n’aurait pas exploité ce thème sans l’encouragement des protecteurs tel que César de Bourbon, duc de Vendôme, fils légitimé du roi Henri IV. Bien que Du Ryer démontre la fragilité de la monarchie dans ses pièces, son soutien à cette institution ne peut être remis en question. Marcella Leopizzi nous présente une étude sur Molière (1622-1673), explorant le thème de l’écrivain comme critique de son propre œuvre. La querelle suscitée par la comédie L’École des femmes donna au dramaturge l’occasion de participer au débat en créant deux autres comédies : La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles . Leopizzi examine ces deux pièces dans le contexte de l’abondante production de Molière. Ioana Manea examine l’œuvre prolifique de Gabriel Naudé (1600-1653), théoricien d’une bibliothèque systématiquement organisée, partisan de la raison 6 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0001 4 Paul Ginisty, Anthologie du journalisme du 17 e siècle à nos jours , Paris, Delagrave, 1920, p.-3. 5 Sara Harvey, « “L’Impartialité sera le premier de nos devoirs” : le critique journalistique dans les périodiques mondains (1650-1671) », Mémoires du livre , XII, 1 (2021) : 1-33, p. 4. Accessible à-: https: / / doi.org/ 10.7202/ 1077803ar. Accédé le 10 juin 2022. d’État et polymathe. En plus du traité sur la bibliothèque docte et universelle de Naudé, Manea se concentre sur les ouvrages qui démontrent l’opposition de l’écrivain aux écrits d’occultisme et aux libelles contre les représentants du pouvoir. Connu surtout pour l’organisation et le développement de la bibliothèque Mazarine, Naudé souligna l’importance d’une réflexion critique nécessaire à l’exercice du pouvoir sur l’homme et sur la nature. Manea établit un lien entre les passions de l’écrivain et l’abondance de ses ouvrages. L’article que nous présentons examine la vie et les œuvres de François Hédelin, abbé d’Augignac. Critique et théoricien dramatique, dramaturge, ro‐ mancier et auteur de traités, d’essais et de dissertations, l’abbé fut motivé par la soif de pouvoir et d’avancement. L’article fait l’étude de la plume ambitieuse, vindicative et résiliente de l’auteur. Parmi les nombreux écrivains du Grand Siècle qui auraient pu être traités dans ce volume, citons Thomas Corneille (1625-1709), Madame de Maintenon (1635-1719), Madeleine de Scudéry (1607-1701) et Jean Loret (c. 1659-1665), auteurs qui viennent immédiatement à l’esprit quand on parle d’une production littéraire abondante. Thomas Corneille, dramaturge et frère cadet du Grand Corneille, est l’auteur d’une quarantaine de pièces de théâtre. Il s’appliqua à tous les genres théâtraux, composant 43 pièces de théâtre en l’espace de 45 ans. Madame de Maintenon (née Françoise d’Aubigné), souvent appelée l’épouse secrète de Louis XIV, est l’auteur d’une abondante correspondance et des écrits pédagogiques. Madeleine de Scudéry, l’une des principales représentantes de la préciosité, est l’auteur de longs romans à clef (y compris le plus long roman de la littérature française), des Conversations et des discours. Jean Loret, souvent appelé le « père du journalisme 4 » est connu surtout pour La Muse historique , publication hebdomadaire en vers appelée vulgairement « la gazette burlesque 5 », dans laquelle le poète commenta les nouvelles de la société parisienne de son époque à partir du 12 mai 1650 jusqu’au 28 mars 1665. Loret fut le créateur et le seul rédacteur de ce recueil : 750 lettres en vers en 15 ans. Les forces motrices de la production féconde de ces quatre écrivains, ainsi que d’autres auteurs prolifiques du dix-septième siècle non traités dans ce volume, seraient un sujet d’étude fascinant. * * * Avant-propos 7 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0001 La nature prolifique des neufs écrivains mentionnés ci-dessus est d’autant plus impressionnante que les auteurs n’étaient pas ermites. Ils avaient une vie sociale bien remplie, participant à des salons littéraires et à d’autres rassemblements sociaux et intellectuels. Quatre de ces écrivains—d’Aulnoy, Du Ryer, Naudé et Molière—n’étaient qu’au début de la cinquantaine lorsqu’ils décédèrent, ce qui signifie qu’ils produisirent un grand nombre d’œuvres dans un laps de temps relativement court. Quant aux cinq autres auteurs—Loret, Corneille, Maintenon, Scudéry et d’Aubignac—qui avaient une plus longue durée de vie, leur production abondante fait preuve d’une dévotion sans faille à leurs écrits. La force motrice de la production créative varie d’un auteur à l’autre. Le dénominateur commun entre ces écrivains est la volonté persistante de produire des œuvres et de continuer à les produire. Bibliographie - I. Sources Aubignac, François Hédelin, abbé d’, Pièces en prose , éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2012. — La Pratique du théâtre , éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001-; réimpr. 2011. Aulnoy, Marie-Catherine d’, Les Contes des Fées , 4 volumes, Paris, Barbin, 1698. — Contes nouveaux ou Les Fées à la mode , 4 volumes, Paris, Girard,-1698. Corneille, Thomas, Théâtre complet , sous la direction de Christopher Gossip, 6 volumes, Paris, Classiques Garnier, 2015-2021. Dictionnaire de l’Académie française , 9 e édition, Paris, Imprimerie nationale/ Fayard, 2011, t. III. Du Ryer, Pierre, Théâtre complet , sous la direction d’Hélène Baby, 3 volumes, Paris, Classiques Garnier, 2018-2022. Loret, Jean, La Muse historique (1650-1655), 4 volumes, Paris, Jannet/ Daffis/ Champion, 1857-1891. Madame de Maintenon, Lettres de Madame de Maintenon , 7 volumes, publiées par Hans Gots, Eugène Bots-Estourgie et Marcel Loyau, Paris, Champion, 2009-2013. Molière, Œuvres complètes , éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, 2 volumes, Paris, Gallimard, 2010. Naudé, Gabriel, Advis pour dresser une bibliothèque (1627), Paris, Klincksieck,-1994. Scudéry, Madeleine de, Conversations sur divers sujets , 2 volumes, Paris, Barbin, 1680. — Conversations nouvelles sur divers sujets , 2 volumes, Paris, Barbin, 1684. 8 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0001 II. Études Arnaud, Charles, Les Théories dramatiques au XVII e siècle-: étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac , Paris, Picard, 1888-; réimpr. Genève, Slatkine, 1970. Forestier, Georges et Bourqui, Claude, « Comment Molière inventa la querelle de L’École des femmes… », Littératures classiques , LXXXI, 2 (2013), p.-185-197. Gaines, James F., Pierre Du Ryer and his tragedies : from envy to liberation , Genève, Droz, 1988. Ginisty, Paul, Anthologie du journalisme du 17 e siècle à nos jours , Paris, Delagrave, 1920. Harvey, Sara, « “L’Impartialité sera le premier de nos devoirs” : le critique journalistique dans les périodiques mondains (1650-1671) », Mémoires du livre , XII, 1 (2021), p. 1-33. Accessible à : https: / / doi.org/ 10.7202/ 1077803ar. Le Chevalier, Gaël , La Pratique du spectateur. La médiation des regards dans le théâtre de Thomas Corneille, -Paris, Classiques Garnier, 2017. Niderst,-Alain, Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde , Paris, Presses univer‐ sitaires de France, 1976. — Autour de Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon : actes des Journées de Niort, 23-25 mai 1996 , sous la direction de Alain Niderst, Paris, Champion, 1999. Schino, Anna Lisa, Batailles libertines : La vie et l’œuvre de Gabriel Naudé , Paris, Cham‐ pion, 2020. Thirouin, Laurent, «-Les Dévots contre le théâtre, ou de quelques simplifications fâcheuses-», Littératures classiques , XXXIX (2000), p.-105-121. Zipes, Jack, The Great Fairy Tale Tradition. From Straparola and Basile to the Brothers Grimm , New York, W. W. Norton & Company, 2001. Avant-propos 9 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0001 1 Voir Julie L. J. Koehler, « Navigating the Patriarchy in Variants of ‘The Bee and the Orange Tree’ by German Women », Marvels & Tales 35.2 (2021) : 252-270 ; et Shawn C. Jarvis, «-Monkey Tales-: D’Aulnoy and Unger Explore Descartes, Rousseau, and the Animal-Human Divide-», Marvels & Tales 35.2 (2021)-: 271-289. Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe Anne E. Duggan Wayne State University Selon Le Petit Robert , « prolifique » veut dire « Qui se multiplie rapidement » et « Qui produit beaucoup ». Au moment de la mode des contes de fées, Marie-Ca‐ therine d’Aulnoy se révèle une conteuse « prolifique », publiant vingt-quatre contes de fées, répartis sur quatre tomes, en deux ans (1697-98). Henriette Julie de Murat publie seize contes de fées (douze entre 1697-99 et quatre en 1708), Charles Perrault n’en publie que dix - onze si l’on considère « Grisélidis » un conte et non une nouvelle - une production quand même supérieure à celle de Charlotte-Rose de La Force (huit contes), Marie-Jeanne L’Héritier (cinq contes) et Catherine Bernard (deux contes). D’Aulnoy a certainement « produit beaucoup », et cette profusion concerne aussi l’héritage de ses contes au dix-huitième et au dix-neuvième siècles en France, en Grande-Bretagne et en pays allemands. En effet, ses contes «-se multiplient rapidement-» à travers l’Europe. Dès 1699 ses contes sont traduits en anglais ; à partir de 1733 certains recueils de ses contes paraissent sous le sobriquet de Mother Bunch ou de Queen Mab, sans autre attribution. Dans ces collections, on peut parfois retrouver des contes du chevalier de Mailly, de Murat ou de Louise d’Auneuil, ce qui montre combien l’œuvre de d’Aulnoy était populaire : tout conte associé avec les siens attire le public et se vend bien. Son impact dans les pays allemands est aussi important. De récentes études de Shawn Jarvis et Julie Koehler traitent la question des réécritures des contes de d’Aulnoy de la part des écrivaines allemandes telles que Friederike Helene Unger, Jeannette Hassenpflug et Karoline Stahl 1 . Tout comme dans le cas des recueils de contes de Mother Bunch et de Queen Mab, ce prolifique héritage des contes de d’Aulnoy en pays allemands demeure souvent Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 2 Antoine Hamilton, Les Quatre Facardins , ed. Georges May, Paris, Desjonquères, 2001, p.-34-35. non attribué. Cette étude a donc pour but de rendre visible l’étendue de l’impact des contes de d’Aulnoy sur le conte de fées européen en suivant l’histoire des publications et des adaptations de ses contes. En fin de compte, loin de disparaître après la vogue des contes de fées des années 1690s, les contes de d’Aulnoy se prolifèrent, prenant de nouvelles formes en traversant les frontières nationales et génériques. 1. D’Aulnoy au dix-huitième siècle A l’époque des Lumières, les romans de d’Aulnoy sont aussi populaires que ses recueils de contes. L’Histoire d’Hypolite, comte de Duglas (1690) a eu au moins trente-sept éditions au dix-huitième siècle, un roman qui a continué de jouir du statut de best-seller bien après sa parution en 1690 (voir Table 1). En tout, les ouvrages de d’Aulnoy - à part la publication des contes individuels - ont été republiés au moins quatre-vingt-dix fois au cours du dix-huitième siècle, ce qui illustre qu’elle est toujours considérée une auteure de réputation importante. Ses recueils de contes, publiés en 1697 et 1698, ont été réédités une vingtaine de fois et dix-huit parmi ses vingt-cinq contes de fées - c’est-à-dire 70 % de son corpus - ont été publiés sous forme de livre de colportage au dix-huitième siècle (voir Table 2). Bien que la vogue orientaliste influence de nombreux textes à l’époque des Lumières, les contes de d’Aulnoy continuent d’influer sur le champ littéraire, souvent sous des formes parodiques. Dans Les Quatre Facardins (1730), ouvrage posthume d’Antoine Hamilton (c. 1646-1719), le narrateur situe son histoire dans le sillage de Télémaque de François Fénelon, du « Rameau d’or » et de « L’Oiseau bleu » de d’Aulnoy et des Mille et une nuits d’Antoine Galland 2 . Un autre ouvrage posthume, cette fois-ci de la main de Claude-Anne de Caylus, Tout vient à point qui peut attendre ; ou Cadichon, suivi de Jeannette ; ou l’indiscrétion : contes (1775), porte le sous-titre Pour servir de Supplément aux Contes des Fées de Madame d’Aulnoy . Ces exemples démontrent que les contes et le nom de d’Aulnoy continuent de servir de références fondamentales pour les auteurs qui se mêlent du genre. Dans sa préface à Trois nouveaux contes de fées (1735), Catherine de Lintot (1728-1816), explique qu’elle marche « sur les traces de Madame d’Aulnoy, de M. Perault [sic], et de plusieurs Ecrivains illustres »; mais plus tard elle constate qu’elle a pris « Madame d’Aulnoy pour modèle » et qu’elle serait « extrêmement 12 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 3 Catherine de Lintot, Trois nouveaux contes de fées , Paris, Didot, 1735, p. iv, v. 4 Ibid. , p.-17. 5 Marie-Catherine d’Aulnoy, Contes I , introd. Jacques Barchilon, éd. Philippe Hourcade, 1697, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997, p.-15-16. 6 Lintot, p.-19. 7 Aulnoy, Contes I , p.-15-; Lintot p.-19. flattée » si l’on se rend compte de cette relation entre ses contes et ceux de sa prédécesseuse 3 . Cette influence est bien évidente dans son conte « Timandre et Bleuette », qui représente une réécriture de « L’île de la Félicité », d’une part ; et de « L’Oiseau bleu », de l’autre, avec un clin d’œil à « Gracieuse et Percinet ». Le prince Timandre est séduit par un billet galant venant de la part d’une princesse inconnue. Pour atteindre le château de cette inconnue, Timandre « traversa les airs pendant quatre heures », porté par des mouches, qui le posent dans un beau jardin 4 , ce qui fait penser au Prince Adolphe de d’Aulnoy, qui est porté par Zéphir à l’île de la princesse Félicité. L’île de la Félicité se caractérise par une « pluie [qui] sentait la fleur d’orange » et par des « jets d’eau [qui] s’élevaient jusqu’aux nues » 5 ; chez Lintot, le prince apprécie l’ « eau claire, fraîche et pure [qui] sortoit de plusieurs fontaines . . . des palissades de jasmins, de grenades et de fleurs d’oranges ». 6 Les deux princes trouvent que c’est un lieu ou un séjour « enchanté » 7 . Lintot intègre des éléments aussi de « L’Oiseau bleu » : la princesse inconnue s’appelle, ironiquement, « Gracieuse » (c’est une sorte d’ « anti-Gracieuse ») et pousse Timandre à l’épouser sans qu’il puisse voir son visage ; quand elle révèle son visage laid, c’est trop tard. Répugné par sa laideur et se rendant compte de la tromperie de Gracieuse, Timandre la rejette et elle le transforme en papillon. Cet épisode fait penser au Prince Charmant de « L’Oiseau bleu » qui est trompé par Truitonne (déguisée comme Florine, la «-vraie-» bien aimée du prince) et est métamorphosé en oiseau bleu pour avoir refusé de respecter, dans ce cas, la promesse de mariage avec Truitonne. Tout comme Lintot rend hommage à son modèle dans « Timandre et Bleu‐ ette », ainsi le poète allemand Christoph Martin Wieland (1733-1813) honore la conteuse avec de nombreuses références à ses contes dans Don Sylvio von Rosalva , publié en allemand en 1764. Madame d’Ussieux, la femme de l’écrivain et journaliste Louis d’Ussieux (1744-1805), collaborait avec son mari sur des traductions et celle de Don Sylvio est signée de son nom. En 1770, elle produit Le Nouveau Don Quichotte, imité de l’Allemand de M. Wieland (4 tomes), texte qui constitue plus tard le trente-sixième tome du Cabinet des fées de Charles-Joseph Mayer (1785-89). Chez d’Aulnoy, les contes sont interpolés dans un récit-cadre qui est une nouvelle espagnole (le cas des Contes des fées ) ou qui évoque l’histoire de Don Quichotte (comme dans le cas des Contes nouveaux, ou les fées à la Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 13 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 8 Le récit-cadre des Contes des fées s’intitule « Don Gabriel Ponce de Léon » ; celui des Contes nouveaux mélange des éléments de Don Quichotte de Cervantes et du Bourgeois Gentilhomme de Molière. 9 Alain Montandon, «-Le merveilleux dans le Don Sylvio de Wieland-», Etudes Germani‐ ques 2.306 (2022), p.-167. 10 Madame d’Ussieux, Le Nouveau Don Quichotte, Imité de l’Allemand de M. Wieland , 3 tomes, Paris, Fetil, 1770, tome 1 p.-17. 11 « By 1740 at least thirty-six editions of Mme d’Aulnoy’s work had been published in England ». C’est moi qui traduis. Voir Melvin D. Palmer, « Madame d’Aulnoy in England-», Comparative Literature XXVII.3 (1975), p.-238. 12 Voir Anne E. Duggan, « Introduction : The Emergence of the Classic Fairy-Tale Tradition », dans Anne E. Duggan, dir., A Cultural History of Fairy Tales in the Long Eighteenth Century , London, Bloomsbury, 2021, p.-4-5. mode ) 8 . Dans le cas de Wieland, la distinction entre le récit-cadre (une nouvelle espagnole) et les contes se brouillent, le héros confondant la réalité et le monde de l’imaginaire. Les références féeriques chez Wieland - et par conséquent, chez d’Ussieux - viennent avant tout des contes de d’Aulnoy : Alain Montandon a identifié des références à « vingt contes de Madame d’Aulnoy » par rapport à cinq contes de Murat, deux contes d’Antoine Hamilton et des références à Crébillon fils, à Charles Duclos et aux Mille et une nuits ; mais d’Aulnoy est « l’autrice la plus citée » 9 . Dès le début du texte, Don Silvio « concevoit aisément comment la noix de Babiole pouvoit opérer des choses merveilleuses. Il ne trouvoit pas impossible que la pièce de toile de quatre cens aunes, repliée six fois, passât par le trou de la plus fine éguille [sic], ni qu’elle eût été tirée d’un grain d’orge par l’amant de la Chatte blanche » 10 . Dans les premières vingt pages, le narrateur invoque « Babiole », « La Chatte blanche », « La Grenouille bienfaisante », « Le Serpentin vert », et « Le Mouton ». En effet, les contes de d’Aulnoy circulent au dix-huitième siècle dans des recueils de contes et des livres de colportage et nourrissent aussi de nouveaux contes, souvent ironiques, montrant le fait que ses contes demeurent pertinents en France - et en pays allemands - à l’époque des Lumières. Ses ouvrages ont eu un accueil favorable en Grande-Bretagne aussi. Selon Melvin D. Palmer, « Dès 1740 au moins trente-six éditions des ouvrages de Madame d’Aulnoy ont été publiés en Angleterre » 11 . Au cours du dix-huitième siècle, j’ai pu répertorier dix-huit éditions en anglais de ses contes - sans compter ses romans influents - souvent sous le sobriquet « Mother Bunch » et «-Queen Mab-» 12 . En revanche, j’ai trouvé quatorze collections des contes de Perrault publiées en anglais à la même époque. Comme le nom de Perrault est plus célèbre que celui de d’Aulnoy aujourd’hui, on a tendance à présumer que c’était toujours le cas. En étudiant l’histoire de leurs publications respectives, il 14 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 13 « A longstanding scholarly consensus holds that German translations of Madame d’Aulnoy’s fairy tales did not appear until the second half of the eighteenth century . . . But this dominant narrative needs to be revised in light of the book that I would like to introduce in this post: a German translation of the first eight tales from Les Contes des fées, published in Nuremberg in 170 ». Voir Volker Schröder, « The First German translation of Les Contes des fées », Anecdota, https: / / anecdota.princeton.edu/ archive s/ 1961. Site consulté le 24 octobre 2022. 14 Voir Ruth B. Bottigheimer, « Fairy Tales », dans Encyclopedia of German Literature , édité par M. Konzett, New York, Taylor and Francis, 2000, p.-267-270. est clair que les ouvrages de d’Aulnoy étaient aussi sinon plus populaires que ceux de Perrault. Les contes de d’Aulnoy ont eu un impact important en pays allemands aussi et ont été traduits dès le début du dix-huitième siècle. Selon Volker Schröder, « Un consensus scientifique de longue date soutient que les traductions allemandes des contes de fées de Madame d’Aulnoy ne sont apparues que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle . . . Mais ce récit dominant demande à être révisé à la lumière du livre que je voudrais présenter dans ce poste : une traduction allemande des huit premiers contes des Contes des fées , publiée à Nuremberg en 1702 » 13 . Ce « consensus » est basé sur l’idée que les lecteurs et lectrices privilégiés en pays allemands pouvaient lire les contes de d’Aulnoy en français et donc n’avaient pas besoin de traductions. L’importance des recherches de Schröder réside dans la découverte que ses contes circulaient en allemand aussi bien qu’en français dans les pays de langue allemande dès le début du dix-huitième siècle. Donc ses contes atteignaient un public plus large que l’on ne le supposait jusqu’alors. Une soixantaine d’années plus tard, Friedrich Immanuel Bierling a traduit et publié le Cabinet der Feen (Nuremberg, 1761-65), qui consiste de neuf tomes et soixante-douze contes français de d’Aulnoy, Murat, L’Héritier et La Force, parmi d’autres. De 1790 à 1797 Justin Bertuch a publié à Gotha Blaue Bibliothek aller Nationen qu’il a modelé sur la Bibliothèque bleue française avec des contes de d’Aulnoy, de Perrault et des contes orientaux 14 . En examinant l’histoire de la publication des œuvres de d’Aulnoy en pays allemands, ses contes étaient particulièrement populaires dans les années 1760s et 1790s (voir Table 3). 2. Les conteuses allemandes et d’Aulnoy La popularité des contes de d’Aulnoy en pays allemands est évidente quand on considère l’impact de la conteuse française sur les écrivaines comme Benedikte Naubert et Friederike Helene Unger et les conteuses-informantes des Grimms comme Jeannette Hassenfplug et Ludovica Brentano Jordis. Selon Shawn Jarvis, Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 15 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 15 « Benedikte Naubert knew . . . tales from the French tradition (she makes overt refe‐ rences in Vellada , for example, to Madame d’Aulnoy) ». Shawn Jarvis, « The Vanished Woman of Great Influence : Benedikte Naubert’s Legacy and German Women’s Fairy Tales-», In the Shadow of Olympus : German Women Writers around 1800 , éd. Katherine Goodman et Edith Waldstein, Albany, SUNY Press, 1992, p.-197. 16 Voir Koehler, « Women Writers », p. 190 et Marzolph, p. 306 et 309 (cité dans Koehler). 17 Voir les annotations d’Ulrich Marzolph dans son édition de Feen-Mährchen Hildesheim : Georg Olms, 2000, p.-308-310. 18 Voir Jeannine Blackwell, « German Fairy Tales, A User’s Manual : Translations of Six Frames and Fragments by Romantic Women », Marvels & Tales 14.1 (2002), p. 117 ; et Jack Zipes, trad. et éd., The Complete Fairy Tales of the Brothers Grimm , New York, Bantham, 2003, p.-746. Naubert « connaissait . . . les contes de la tradition française (elle fait ouverte‐ ment référence à Madame d’Aulnoy, par exemple, dans Vellada ) » 15 . Selon les spécialistes des contes allemands, le recueil anonyme intitulé Feen-Mährchen (Contes de fées, 1801) est l’ouvrage d’une femme qui connaissait bien l’œuvre de d’Aulnoy : un tiers des contes de son recueil sont marqués par l’influence de la conteuse française 16 . Par exemple, son conte « Der Reisenwald » (« La forêt géante ») se révèle une adaptation de « L’Oranger et l’abeille ». Dans la version d’Anonyme, l’ogresse porte le nom de «-Tertulla-» au lieu de «-Tourmentine-», Aimée devient Aurore, et Aimé s’appelle Friedrich 17 . Jeannine Blackwell fournit un exemple qui illustre bien le fait que les contes de d’Aulnoy sont entrés dans la tradition orale allemande. Vers 1792 ou 1793, Maxmiliane von La Roche Brentano a raconté une histoire à sa fille de cinq ou six ans, Ludovica Brentano Jordis ; l’histoire s’avère être une version bien raccourcie de «-La Grenouille bienfaisante-» de d’Aulnoy. Le 31 mai 1814, Brentano Jordis a oralement communiqué à Jacob et Wilhelm Grimm le conte, qui inclut une scène de décapitation - celle d’un lion - une scène qui fait penser aussi à un autre conte de d’Aulnoy, « La Chatte blanche », où la décapitation s’emploie comme l’instrument du renversement de la métamorphose en animal 18 . Les frères l’ont publié dans l’édition de 1815 de leur Kinder- und Hausmärchen ( Contes de l’enfance et du foyer ), mais ils ont éliminé le conte - trop proche du conte français - dans l’édition de 1819. Un autre conte inspiré de d’Aulnoy a rencontré le même destin. Selon Koehler, Jeannette Hassenpflug a raconté « Der Okerlo » (qui signifie « ogre » ou « croquemitaine »), une version de « L’Oranger et l’abeille », aux Grimms ; Hassenpflug a retenu la scène où l’ogre (ici, le « cannibale ») a envie de manger le prince mais l’héroïne le trompe et fuit avec le prince grâce aux bottes de sept lieues et une baguette magique. Les frères l’ont inclus dans la première édition de leurs contes en 1812 mais ont décidé de l’éliminer pour l’édition de 16 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 19 Voir Koehler, «-Patriarchy-» p.-252 et Zipes, The Complete Fairy Tales , p.-744. 20 Sur le conte de Stahl, voir Koehler «-Patriarchy-» p.-252 et p.-257-258. 21 Voir la Table 1 dans Koehler « Patriarchy » p. 262 pour une comparaison entre le conte de d’Aulnoy et les versions allemandes. 22 Par rapport aux contes collectés par les Grimms des familles Brentano, Droste-Hülshoff Hassenpflug, Haxthausen et Wild, Blackwell explique : « Certains d’entre eux [des contes] viennent en effet des contes de fées livresques qui ont été absorbés dans la culture orale, comme c’est le cas dans la traduction suivante [la version allemande de « Finette-Cendron »] » (« Some of these were actually from book fairy tales that had submerged in oral culture, as is the case in the following translation » ; p. 84). Sur la notion de « folklorisation » du conte littéraire, voir Charlotte Trinquet du Lys, « On the Literary Origins of Folkloric Fairy Tales : A Comparison between Madame d’Aulnoy’s ‘Finette Cendron’ and Frank Bourisaw’s ‘Belle-Finette’ », Marvels & Tales 21.1 (2007)-: p.-37-38. 1819 19 . Évidemment, les Allemand.e.s aimaient bien « L’Oranger et l’abeille », qui a vu une troisième adaptation en 1818 de Karoline Stahl, intitulé « Der Pomeranzenbaum und die Biene », ou « L’Oranger amer et l’abeille », un conte qui a paru dans sa collection Fabelen Mährchen, und Erzählungen für Kinder (Fables, contes de fées et histoires pour enfants). 20 Comme le signale Koehler, dans les trois versions allemandes d’Anonyme, Hassenpflug et Stahl, c’est le prince qui se transforme en abeille et la princesse en pêchier, rosier ou oranger 21 . Un autre conte que les Grimms ont collecté vers 1818 mais qu’ils n’ont jamais publié s’intitule «-Schöneblume, Fienetchen und Leiseöhrchen-» («-Belle-Fleur, Finette, et Fine oreille »). C’est un conte qui vient de la part de Ludowine von Haxthausen, une femme d’une famille aristocratique, et qui est une adaptation de « Finette-Cendron » de d’Aulnoy. En effet, von Haxthausen maintient la riva‐ lité des sœurs tout en intégrant des moments de solidarité, notamment quand il s’agit de tuer les ogres. Blackwell considère cette version de « Finette-Cendron » une « folklorisation » d’un conte de d’Aulnoy - c’est-à-dire, l’adaptation au milieu oral d’un conte littéraire - ce qui révèle l’étendue de l’impact des contes de d’Aulnoy en pays allemands au dix-huitième et dix-neuvième siècles 22 . 3. D’Aulnoy sur scène au dix-neuvième siècle Les contes de d’Aulnoy ont vu de nombreuses adaptations théâtrales en France et en Grande-Bretagne. Dans la première décennie du dix-neuvième siècle, le journaliste et dramaturge Michel-Nicolas Balisson de Rougemont a adapté « L’Oiseau bleu » à la scène en mars 1803 au Théâtre des Jeunes Artistes, donnant le rôle du héros éponyme à Arlequin dans le plus pur style pantomime. Rival du célèbre dramaturge René-Charles Guilbert de Pixérécourt, Jean-Guillaume-Au‐ gustin Cuvelier de Trie a mis en scène « Le Nain jaune » qui a eu sa première le Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 17 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 17 janvier 1804 au célèbre Théâtre de la Gaïté. Le dramaturge prolifique Antoine Simonnin a collaboré avec le poète et chansonnier Nicolas Brazier sur deux adaptations des contes de d’Aulnoy : La Belle aux cheveux d’or : mélodrame-féerie en trois actes (1806) et Gracieuse et Percinet, mélodrame-féerie en trois actes (1806). Les deux pièces ont été montées au Théâtre des Nouveaux troubadours, dirigé par l’acteur Lebel, qui jouait souvent « des rôles importants dans les féeries » 23 . Le Théâtre Séraphin, un théâtre d’ombres et de marionnettes, a mis en scène « Le Nain jaune », « Le Rameau d’or », « L’Oiseau bleu » et « La Belle aux cheveux d’or-» dans les années 1830 et 1840 24 . Bien que « L’Oiseau bleu », « La Biche au bois » et « La Belle aux cheveux d’or » soient des féeries populaires au dix-neuvième siècle, c’est avec l’adaptation de « La Chatte Blanche » par Théodore et Hippolyte Cogniard que la féerie-vaudeville atteint son sommet. La Chatte Blanche : pièce en vingt-deux tableaux, précédée de La Roche noire, prologue a été créée au Cirque national en 1852 et a été montée au Théâtre National cette même année. Pour la concevoir, les Cogniard ont combiné des éléments de deux contes de d’Aulnoy : « La Chatte blanche », concernant une princesse métamorphosée en chatte ; et « Belle-Belle, ou le chevalier Fortuné », une histoire d’une fille noble travestie en soldat 25 . Une féerie populaire, elle a été renouvelée en 1869 au Théâtre de la Gaïté et en 1887 au Théâtre du Châtelet. Dans son compte rendu de la représentation de 1869, Charles Monselet a écrit dans Le Monde illustré- : Vous me direz que ce sont toujours les mêmes ballets, toujours les mêmes décors . . . toujours les mêmes femmes nues suspendues dans les airs, toujours les mêmes rois livrés aux mêmes plaisanteries, toujours les mêmes fées scandant leur démarche de la même baguette d’or, toujours le même écuyer poltron, toujours les mêmes diables cabriolant . . . mais que voulez-vous que je vous dise? ce n’est plus toujours le même public ; ce sont des spectateurs qui remplacent d’autres spectateurs ; c’est mon fils, c’est le vôtre qui écarquillent les yeux là où j’ai écarquillé les miens 26 . Ses propos témoignent de la popularité répandue de cette adaptation théâtrale du conte de d’Aulnoy qui a été effectivement commémorée, en 1888, dans 18 Anne E. Duggan 23 Emile Abraham, Les acteurs et les actrices de Paris: biographie complète. Paris, Michel Lévy frères, 1861, p.-94. 24 Pour des adaptations au Théâtre Séraphin de « La Belle aux cheveux d’or » et « Le Nain jaune », voir Feu Séraphin: Histoire de ce spectacle. Depuis son origine jusqu’à sa disparition, 1776-1870 , Lyon, N. Scheuring, 1875. 25 Pour une analyse de la féerie par rapport à ces deux contes de d’Aulnoy, voir Anne E. Duggan, « Gender, Class, and Human/ Non-Human Fluidity in Théodore and Hippolyte Cogniards’ féerie , The White Cat -», Open Cultural Studies , 5 (2021), p.-208-220. 26 Charles Monselet, Le Monde illustré, journal hebdomadaire. 21 août 1869, p.-126. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 l’histoire de la photographie : La Chatte Blanche est la première pièce à être photographiée. 27 Les adaptations théâtrales de ses contes de fées sont encore plus populaires en Grande-Bretagne au dix-neuvième siècle, grâce en partie au succès des « extravaganzas » ( vaudeville-féeries ) de James Robinson Planché (1796-1880) 28 . De 1800 à 1829, il y a eu environ sept adaptations des contes de d’Aulnoy à la scène anglaise. Planché commence à produire des extravaganzas - la plupart basés sur les contes de d’Aulnoy - à partir de 1842, et entre 1842 et la fin du siècle, il y a eu au moins cinquante-six adaptations théâtrales en Grande Bretagne des contes de d’Aulnoy. Un dramaturge à grand succès, Planché a monté quatorze pièces basées sur les histoires de la conteuse, notamment : « La Chatte blanche » (1842), « Belle-Belle, ou le chevalier Fortuné » (1843), « La Belle aux cheveux d’or » (1843-44), « Gracieuse et Percinet » (1844-45), « L’Oranger et l’abeille » (1845-46), « Le Prince Lutin » (1846-47), « Le Rameau d’or » (1847-48), « La Princesse Rosette » (1848-49), « Le Serpentin vert » (1849-50), « L’Oiseau bleu » (1851), « La Grenouille bienfaisante » (1851), « La Biche au bois » (1851-52), « La Princesse Carpillon » (1853-54), et « Le Nain jaune » (1855). En général, la première de ses extravaganzas avait lieu « boxing day », le lendemain de Noël, et les pièces connaissaient de nombreuses représentations, entre quarante et quatre-vingt et jusqu’à 135 représentations dans le cas de son adaptation du «-Serpentin vert-» intitulée The Island of Jewels   29 . Certains contes étaient particulièrement populaires. « Le Nain jaune » a été adapté dès 1807 et a vu plusieurs adaptations de la part de Charles Westmacott (1820), Charles Farley (1821), Inconnu (1829), G. D. Pitt (1847), T. L. Greenwood (1851), Planché (1854-55), Inconnu (1865), H. J. Byron (1869), J. W. Shenton (1876), R. Reece (1878), G. W. Browne (1879), Frank Hall (1880), Robert Reece et Alfred Thompson (1883), T. F. Doyle (1888), George Conquest et H. Spry (1897), J. H. Woolfe (1897) et John Henderson (1898). Jennifer Schacker témoigne de la popularité du personnage du Nain jaune, constatant que « le Nain jaune est devenu partie d’un répertoire flexible de personnages de pantomime - faisant Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 19 27 Il s’agit de la première pièce photographiée à l’intérieur, au Théâtre du Châtelet. Sur La Chatte Blanche et la photographie, voir G. Mareschal, « La photographie au théâtre », La Nature 16 (1888), p. 93-94 ; et Beatriz Pichel, « Reading Photography in French Nineteenth Century Journals-». Media History 25.92 (2018), p.-1-19. 28 Sur Planché et ses « extravaganzas », voir Paul Buczkowski, « J. R. Planché, Frederick Robson, and the Fairy Extravaganza-», Marvels & Tales 15.1 (2001), p.-42-65. 29 Pour une liste non-exhaustive des contes adaptés au théâtre en anglais au dix-neuvième siècle en Grande Bretagne et aux États-Unis et le nombre de représentations, voir « D’Aulnoy Theatrical Adaptations English, 1800-1900 », https: / / www.debunking-myt hs-about-fairytales.com/ #. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 des apparitions dans des productions qui n’avaient que peu ou pas de lien avec le conte de d’Aulnoy » 30 . En effet, le personnage est devenu si populaire qu’il se détache du corpus de d’Aulnoy pour devenir un personnage type sur la scène anglaise au dix-neuvième siècle. « La Chatte blanche » représente un autre conte qui a été adapté fréquemment à la scène, la version de Planché étant parmi les plus célèbres. De plus, les féeries anglaises ont traversé l’océan pour être montées sur scène à New York, avec une cinquantaine de représentations entre 1843 et la fin du siècle 31 . Les dramaturges anglais ont adapté les contes « rococos » de d’Aulnoy au public de l’époque victorienne, jouant sur des références anglaises et contem‐ poraines 32 . Par exemple, dans son adaptation du « Rameau d’or », Planché donne au héros Torticoli et à l’héroïne Trognon des noms du folklore anglais : ils deviennent le Prince Humpy et la Princesse Dumpy, noms inspirés de la comptine « Humpty Dumpty » et qui évoquent - tout comme « Torticoli » et « Trognon » - l’aspect monstrueux des personnages 33 . Francis Cowley Burnand donne un nom similaire au nain de sa version de « La Chatte blanche » : il s’appelle Humpi Dumpi. Dans Fortunio and His Seven Gifted Servants , une adaptation de « Belle-Belle, ou le chevalier Fortuné », le héros (joué par une actrice) mentionne les dompteurs de lion célèbres à l’époque, Isaac Van Amburgh et James ( John) Carter. Jeffrey Richards énumère les nombreuses références contemporaines que l’on retrouve dans ces pièces : « The Invisible Prince (1846) contient des références au télescope de Lord Rosse, perfectionné en 1845 . . . Fortunio and His Seven Gifted Servants (1843) se réfère à . . . Duff Gordon Sherry-» 34 . Il ne s’agit pas seulement des références à la culture populaire mais aussi à la politique. Richards insiste que « The Invisible Prince représente une 20 Anne E. Duggan 30 Schacker explique : « the Yellow Dwarf was to become part of a flexible repertoire of pantomime characters—making appearances in productions that have little or no association with d’Aulnoy’s tale » (p. 126). Jennifer Schacker, Staging Fairyland : Folklore, Children’s Entertainment, and Nineteenth-Century Pantomime , Detroit, Wayne State University Press, 2018. 31 Pour une liste non-exhaustive des contes adaptés au théâtre aux États-Unis et le nombre de représentations, voir «-D’Aulnoy Theatrical Adaptations English, 1800-1900-», https: / / www.debunking-myths-about-fairytales.com/ #. 32 J’emprunte ici la notion de « rococo » à Allison Stedman, qui considère les contes de d’Aulnoy et Henriette-Julie de Murat comme faisant partie de ce qu’elle appelle « la fiction rococo ». Voir Allison Stedman, Rococo Fiction in France, 1600-1715 : Seditious Frivolity, Lewisburg, Bucknell University Press, 2013. 33 « Humpy » suggère que le héros est « bossu », et « Dumpy » insinue que l’héroïne est mal formée. 34 Jeffrey Richards, The Golden Age of Pantomime : Slapstick, Spectacle and Subversion in Victorian England , London, I. B. Tauris, 2015, p.-115. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 version à peine voilée de l’actualité espagnole », tandis que « The King of the Peacocks (1848) s’ouvre avec une référence directe à la Révolution de 1848 et l’expulsion de la monarchie française-» 35 . Les contes de d’Aulnoy jouissaient d’une présence importante dans la culture populaire en France et en Grande Bretagne, évidente non seulement dans les nombreuses publications de ses ouvrages mais aussi dans la multitude des adaptations et performances théâtrales à Paris, Londres et New York. L’aspect burlesque de ses contes aristocratiques leur donne une certaine souplesse qui facilite leur adaptation à la scène pantomime qui déborde de parodies et de jeux de mots 36 . Le succès de ses contes dans toutes leurs formes est ressenti aussi dans le domaine de la publicité, où les histoires de d’Aulnoy ont été déployées pour vendre des produits sous la forme des chromolithographies. 4. Les contes de d’Aulnoy et la pub Le premier grand magasin parisien, Le Bon Marché, a innové le secteur publi‐ citaire avec son usage des « chromos » que les client.e.s pouvaient collecter à chaque fois qu’elles et ils venaient faire des achats. L’invention de la chro‐ molithographie, qui produisait des images en couleur à un prix accessible, a révolutionné le domaine de la publicité au dix-neuvième siècle 37 . Le Bon Marché a profité de cette nouvelle technologie pour élargir leur base de clientèle, et à partir des années 1870s et 1880s, Le Bon Marché et Chocolat Poulain, parmi d’autres compagnies, utilisent des contes de fées - surtout les histoires de d’Aulnoy et de Perrault - pour vendre leurs produits. Dans le cas du Bon Marché et du Chocolat Poulain, chacun a adapté quatre contes de d’Aulnoy, cinq contes de Perrault, et un conte de L’Héritier. Les deux compagnies ont traduit en forme de chromo presque les mêmes contes, Le Bon Marché adaptant « La Belle aux cheveux d’or », « La Biche au bois », « L’Oiseau bleu », « Le Nain jaune », « Peau d’âne », « Le Chat botté », « Cendrillon », « La Belle au bois dormant », « Les Souhaits ridicules » et « Finette ou l’Adroite princesse » ; et Chocolat Poulain utilisant « La Belle aux cheveux d’or », « La Biche au bois », « L’Oiseau bleu », « La Chatte blanche», « Peau d’âne », « Le Chat botté », « Cendrillon », « La Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 21 35 Richards, The Golden Age of Pantomime , p.-91 et 116. 36 Veronica Bonanni a montré à quel point Collodi s’est inspiré de l’aspect comique, parodique, des contes de d’Aulnoy dans son étude « L’ Oiseau bleu et L’ Uccello turchino . Collodi traducteur d’Aulnoy-», Féeries 9 (2012), p.-251-265. 37 Sur l’histoire de la chromolithographie, voir Laura Kalba, Color in the Age of Impressio‐ nism: Commerce, Technology, and Art , University Park, PA, Penn State University Press, 2017 ; et Emily Cormack, Commercial Ephemera at the fin-de-siècle: A Study of Au Bon Marché Chromos , MA Thesis, Bard College, US, 2018. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 38 Aulnoy, Contes II p.-94. 39 Ibid. , p.-95. Belle au bois dormant », « Barbe bleue» et « Finette ou l’Adroite princesse ». Souvent les contes étaient sérialisés pour obliger les client.e.s de revenir au magasin ou d’acheter encore du chocolat pour pouvoir assembler tout le récit des contes comme « La Belle aux cheveux d’or », « L’Oiseau bleu », « La Biche au bois », « Le Nain jaune », ou « La Chatte blanche ». Comme cette liste suggère, les contes de d’Aulnoy déployés pour vendre des produits étaient souvent les mêmes contes qui servaient d’inspiration aux plus célèbres féeries-vaudevilles. Une chromo non-sérialisée de « La Biche au bois » produite par Le Bon Marché (c. 1890s) effectue quelques modifications qui minimisent le pouvoir féminin du conte source. Chez d’Aulnoy, c’est la reine qui demande aux bonnes fées de protéger sa fille du sort jeté par une méchante fée qui la condamne si jamais elle voit le jour avant d’avoir quinze ans ; les bonnes fées construisent un palais « sans portes ni fenêtres » avec une entrée souterraine pour protéger la princesse 38 . Quand ses quinze ans approchent, c’est aussi la reine qui la fait peindre, et qui envoie son portrait dans « les plus grandes cours de l’univers » 39 . Par contre, dans la chromo produite par le Bon Marché, c’est le roi qui fait construire une tour (ce qui fait penser à « Persinette » de La Force ou « Raiponce » des Grimms), et c’est le roi qui fait faire le portrait et qui l’envoie « à tous les rois voisins » (voir figure 1). Bien sûr, les producteurs de chromos modifient le conte original pour l’adapter à la forme des chromos, mais parfois ils respectent mieux l’esprit de l’original. 22 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 Figure 1 : Chromo de « La Biche au bois » fabriquée par Le Bon Marché c. 1890s. Collection personnelle de l’auteure. Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 23 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 40 Voir Pearl Michel, « Sucreries et friandises: quand la gourmandise s’émancipe du péché-», Romantisme 186 (4), p.-26. Parfois les chromos semblent évoquer les adaptations théâtrales de ces contes. Par exemple, dans la version de « La Belle aux cheveux d’or » produite par Chocolat Poulain, la mort du roi - le premier époux de l’héroïne éponyme - est représentée tout à fait comme une scène théâtrale, avec des rideaux derrière le corps allongé par terre, et le mouvement des deux femmes qui descendent l’escalier (figure 2). La conclusion du conte n’enlève pas le pouvoir à l’héroïne : la Belle aux cheveux d’or libère le prince et lui explique « qu’elle le trouvait le seul digne de régner avec elle et elle lui offrit sa main derechef » (figure 3). A la fin de cette adaptation chromo, l’héroïne ne renonce pas au trône en prenant le prince pour son époux. Quelles que soient les modifications effectuées aux contes de d’Aulnoy, la prolifération de ses contes sous forme de chromos - et Poulain, par exemple, fabriquait environ 350.000 chromos par jour 40 - révèle le fait que d’Aulnoy continue de faire pleinement partie de la culture populaire jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. Figure 2 : La mort du roi dans « La Belle aux cheveux d’or », représentée de manière théâtrale, c. 1870s. Collection personnelle de l’auteure. 24 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 41 Cette image a été obtenue sur ebay. 42 « In the first thirty years of its publishing history there were more English editions of the Travels into Spain than there were of Galland's popular Arabian Nights and more than all of the editions of Mme de Lafayette's works » (Melvin D. Palmer, « Madame d’Aulnoy in England-», Comparative Literature , 27.3 (1975), p.-238). 43 « Planché helped establish a trend among younger writers such as H. J. Byron and Francis Talfourd of basing plays on d'Aulnoy’s romances [tales], which had been seldom Figure 3 : La Belle aux cheveux d’or libère Avenant et le prend pour son époux, c. 1870s. 41 Dès 1975, Melvin D. Palmer avait documenté l’impact important des œuvres de d’Aulnoy sur le champ littéraire anglais. Il constate : « Au cours des trente premières années de son histoire éditoriale, il y avait plus d’éditions anglaises de sa Relation du voyage d’Espagne qu’il n’y en avait des Mille et une nuits de Galland et plus que toutes les éditions des œuvres de Madame de Lafayette ». 42 Pour sa part, en 2001, Paul Buczkowski a publié une étude examinant la réception des contes de d’Aulnoy en Grande Bretagne et le rôle joué par James Robinson Planché en établissant la mode d’adapter ses contes à la scène : « Planché a contribué à établir une vogue parmi les dramaturges plus jeunes, tels que H. J. Byron et Francis Talfour, où on base des pièces [surtout des pantomimes] sur les romans [en effet, les contes] de d’Aulnoy, qui avaient rarement servi d’inspiration avant [Planché] ». 43 En 2018 Jennifer Schacker a pris la relève pour Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 25 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 used before » (Paul Buczkowski, « J. R. Planché, Frederick Robson, and the Fairy Extravaganza-», Marvels & Tales 15.1 (2001), p.-45). 44 Les données pour les deux tables sont basées sur le catalogue de la BnF, celui de l’Internet Archive et de WorldCat. Il s’agit des presses européennes (françaises et autres) qui publient des ouvrages en français. documenter l’usage et l’influence des contes de d’Aulnoy sur la scène anglaise. Avec le travail de Jeannine Blackwell, Shawn Jarvis et Julie L. J. Koehler, on est de plus en plus conscient de l’impact de d’Aulnoy sur les conteuses et informantes allemandes pour qui elle était une figure d’inspiration. J’espère que les futures générations de chercheuses et de chercheurs n’auront pas besoin de réarticuler l’importance de d’Aulnoy dans l’histoire littéraire et l’histoire des contes de fées, où elle a joué un rôle au moins aussi important que celui de Perrault. Peut-être un jour ce prolifique héritage de d’Aulnoy serait reçu comme un fait historique, connu non seulement des chercheurs et chercheuses, mais aussi du grand public, comme c’était le cas au dix-huitième et dix-neuvième siècles en France, en pays allemands et en Grande Bretagne, parmi d’autres pays européens. Table 1. Liste non-exhaustive des romans, relations de voyage, ouvrages reli‐ gieux et collections de contes de Marie-Catherine d’Aulnoy publiés en français au dix-huitième siècle 44 Titre Première édition Éditions subséquentes Histoire d’Hypolite, comte de Duglas (roman) 1690 --- 1702, 1704, 1708, 1710, 1713, 1714, 1721, 1722, 1726, 1730, 1733, 1735, 1736, 1738, 1740, 1743, 1744, 1746, 1751, 1756, 1757, 1759, 1761, 1763, 1764, 1768, 1769, 1774, 1776, 1777, 1779, 1782, 1783, 1786, 1788, 1793, 1798 (37 éditions) Mémoires de la cour d’Es‐ pagne (memoirs; travel) 1690 - 1716, 1736 Relation du voyage d’Es‐ pagne (memoirs; travel) 1691 - 1705, 1715 Sentimens d'une ame pé‐ nitente sur le pseaume Miserere 1691 -- 1709, c1712/ 23, 1719, 1721, 1730, 1732, 1745, 1746, 1747, 1751, 1753, 1754, 1763, 1764, 1776, 1778 (16 éditions) Histoire de Jean de Bourbon, Prince de Ca‐ rency (roman) 1692 - 1704, 1709, 1710, 1714, 1720, 1729, 1761 (7 éditions) 26 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 Titre Première édition Éditions subséquentes Mémoires de la cour d'Angleterre (memoirs; travel) 1694 1726 Le comte de Warwick (roman) 1703 1704, 1715, 1729, 1740 (4 éditions) Les Contes des fées et nouveaux contes des fées 1697 --- 1700, 1702, 1708, 1710, 1719, 1725, 1726, 1735, 1742, 1749, 1757, 1766, 1774, 1782, 1785 ( Ca‐ binet des fées ) (15 éditions) Les Contes nouveau ou les fées à la mode 1698 -- 1711, 1715, 1725, 1742, 1745, 1785 ( Cabinet des fées ) (6 éditions) Table 2. Liste non-exhaustive des contes de Marie-Catherine d’Aulnoy publiés individuellement et en forme de livre de colportage au dix-huitième siècle Titre Première édition Éditions de colportage La Bonne petite souris - 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c1700s (Bibliothèque bleue) La babiolle [sic]: conte amu‐ sant 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c1700s (Bibliothèque bleue) La Princesse Belle-étoile et le Prince Chéri: conte 1698 (conte tiré des Contes nouveaux ) c1700s (Bibliothèque bleue) L’Oranger et l’abeille 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c1760 (Bibliothèque bleue) La Princesse Rosette 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c1743/ 1834? (Bibliothèque bleue) Fortunée 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c1743/ 1834? (Bibliothèque bleue) Le Prince Lutin et Fortunée - 1697 (conte tiré des Contes des fées ) 1772, 1780 (Bibliothèque bleue) L’Oiseau bleu 1697 (conte tiré des Contes des fées ) 1775 Le Prince Marcassin: conte 1698 (conte tiré des Contes nouveaux ) 1780 (Bibliothèque bleue) Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 27 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 Titre Première édition Éditions de colportage La Grenouille bienfaisante: conte nouveau tiré des fées 1698 (conte tiré des Contes nouveaux ) 1780, 1788 (Bibliothèque bleue) Le Nain jaune 1697 (conte tiré des Contes des fées ) 1782, 1788 La Biche au bois 1698 (conte tiré des Contes nouveaux ) 1784 (Bibliothèque bleue) Ile de la Félicité: épisode tiré d’Hypolite, come de Duglas 1690 1785, 1788 Le Mouton 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c. 1793/ 1800 (Bibliothèque bleue) Contes des fées, contenant: la Grenouille bienfaisante; le Mouton et le nain jaune 1697-98 (contes tiré des Contes des fées et des Contes nouveaux ) -c. 1793 (Bibliothèque bleue) Le Rameau d’or, conte nou‐ veau 1697 (conte tiré des Contes des fées ) c. 1790s (Bibliothèque bleue) La Belle aux cheveux d’or, tiré des Contes des Fées 1697 (conte tiré des Contes des fées ) 1790; c. 1700s (deux éditions) La Chatte blanche, conte tiré des fées 1698 (conte tiré des Contes nouveaux ) c. 1798-99 Le Pigéon et la colombe: conte nouveau 1698 (conte tiré des Contes nouveaux ) c. 1795/ 1804 (Bibliothèque bleue) Table 3. Liste non-exhaustive des ouvrages de Marie-Catherine d’Aulnoy publiés en allemand au dix-huitième siècle Titre Éditions Lieu Der curiose, vorstellend Achte Lust-und Lehr-reiche Ge‐ schichte -1702 -Nuremberg Spanische Staats-Geschichte : benebenst einem anhang, die nach absterben Königs Carln des II. erfolgte grosse Revolu‐ tion in Spanien betreffend [ Mémoires de la Cour d’Espagne ] -1703 -Leipzig Historie des Hypolitus Grafens von Duglas [ Histoire d’Hypolite, comte de Duglas ] -1744 -Berlin Der Graf von Warwick [ Le comte de Warwick ] -1744 -Berlin 28 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 45 Voir « Chronologie des pièces dramatiques et lyriques sur les contes de fées en France aux XVIIe-XIXe siècles », http: / / expositions.bnf.fr/ contes/ arret/ reperes/ scene.htm ; Charles Beaumont Wicks, The Parisian Stage: Alphabetical Indexes of Plays and Authors Part II (1816-1830) , University of Alabama Press, 1953 ; Charles Beaumont Wicks et Jerome W. 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[ Mémoires de la Cour d’Espagne . 2 tomes] -1783-1784 -Nordhausen Feen-Mährchen der Frau Gräfin von Aulnoy .- [Contes de fées de Madame la Comtesse d’Aulnoy] -1790 -Gotha Die blaue Bibliothek aller Nationen [La Bibliothèque bleue de toutes les nations] Contes de d’Aulnoy-: tomes 3-4 et 9-10 -1790-1791 1796 -Gotha Weimar Richard, Graf von Warwick, eine Geschichte [ Le Conte de Warwick ] 1792 Vienne Table 4. Liste non-exhaustive des contes adaptés au théâtre français au dix-neu‐ vième siècle. 45 Année Titre Dramaturge(s) Théâtre 1803 L’Oiseau bleu, Opéra, panto‐ mime, féerie en 4 actes, à grand spectacle Balisson de Rougemont, mise en scène Eugène Hus Théâtre des Jeunes Artistes Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 29 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 Année Titre Dramaturge(s) Théâtre 1804 Le Nain jaune, ou la Fée du désert, mélodrame en trois actes et en prose Jean-Guillaume Cuvelier de Trie et Coffin-Rony - Théâtre de la Gaïté 1806 La Belle aux cheveux d’or: méolodrame-féerie, en trois actes, à grand spectacle Antoine Jean-Baptiste Si‐ monnin et Nicolas Bra‐ zier Théâtre des Nou‐ veaux troubadours 1806 Gracieuse et Percinet, Mélo‐ drame-féerie, en trois actes, à grand spectacle Antoine Jean-Baptiste Si‐ monnin et Nicolas Bra‐ zier Théâtre des Nou‐ veaux troubadours 1806 La Biche au bois, ou la Fausse Princesse Frédéric Théâtre des Nou‐ veaux troubadours 1807 Le Prince Lutin, mélo‐ drame-féerie-vaudeville Alexandre [Fursy Guesdon], Constant [Forgeaux] Théâtre des Nou‐ veaux troubadours 1821 L’Oiseau bleu ou la Princesse ingénue Emmanuel Théaulon - Théâtre de la Gaïté 1826 La Biche au bois, pièce féerie en 1 acte Brazier, Carmouche, Du‐ bois Théâtre des Va‐ riétés 1830 La Chatte blanche: panto‐ mime anglaise en quatorze tableaux (adaptation d’un pantomime anglais de X) Adolphe Adam et Ca‐ simir Gide Théâtre des Nou‐ veautés - 1831 L’Oiseau bleu, mélo-féerie en 3 actes et 8 tableaux Ducange, Simonnin et Guilbert de Pixérécourt Théâtre de la Gaïté 18? ? Le Rameau d’or Du Mersan Théâtre Séraphin 18? ? L’Oiseau bleu Du Mersan et Théaulon Théâtre Séraphin 1836 L’Oiseau bleu , comédie vau‐ deville Varner et J. F. A. Bayard Théâtre du Palais Royal 1839 La Belle aux cheveux d’or Ménétrier, dit Richard Listener Théâtre du Gym‐ nase enfantin 1841 L’Oiseau bleu, féerie en 3 actes Ménétrier, X. Vérat Théâtre du Gym‐ nase enfantin 1844 La Belle aux cheveux d’or, pièce féérie en trois actes Duplessis Théâtre Séraphin 18? ? Le Nain jaune Duplessis Théâtre Séraphin 1845, 1853 La Biche au bois; ou, Le royaume des fées. Vaude‐ Théodore et Hippolyte Cogniard Théâtre de la porte Saint Martin 30 Anne E. Duggan Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 Année Titre Dramaturge(s) Théâtre ville-féerie en 4 actes et 16 tableaux - 1846 La Belle aux cheveux d’or-; féerie en 1 acte Anonyme Théâtre Séraphin 1847 La Belle aux cheveux d’or: féerie en quatre actes et dix-huit tableaux Théodore et Hippolyte Cogniard - Théâtre de la porte Saint Martin 1847 La Belle aux cheveux rouges (parodie), Guénee et Leprévost - Délaissements Co‐ miques / Théâtre du Prince Eugène 1852; 1869 et 1870 (Gaïté); 1887 (Châ‐ telet) La Chatte blanche: pièce en vingt-deux tableaux, pré‐ cédée de La roche noire, pro‐ logue Théodore et Hippolyte Cogniard - Paris, Cirque na‐ tional; Théâtre Na‐ tional 1853 L’Oiseau bleu, féerie Anonyme Marionnettes Lyri‐ ques 1860 Le Nain jaune, féerie en 4 tableaux Anonyme Théâtre Séraphin 1862 Le Rameau d’or, féerie-arle‐ quinade en 18 tableaux Th. Duché, A. Guyon Théâtre des Fu‐ nambules 1864 La Biche au bois, féerie en 2 actes Ch. Foliguet Marionnettes Lyri‐ ques 1864 L’Oiseau bleu, féerie en 4 ta‐ bleaux Ch. Foliguet Marionnettes Lyri‐ ques 1867 La Nouvelle Biche au bois, grande féerie en 5 actes et 17 tableaux Théodore et Hippolyte Cogniard - Théâtre de la porte Saint Martin 1884 L’Oiseau bleu, opéra co‐ mique en trois actes Alfred Duru et Henri Chivot, Charles Lecocq Théâtre des Nou‐ veautés Marie-Catherine d’Aulnoy-: ses contes et leur prolifique héritage en Europe 31 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0002 46 Pour les éditions de Queen Mab et Mother Bunch , voir « d’Aulnoy, Marie-Catherine » en ligne à «-The Women’s Print History Project-», https: / / womensprinthistoryproject.com/ person/ 3123? page=2. Bibliographie - I. Sources 46 Aulnoy, Marie-Catherine, d’, Contes I , introd. Jacques Barchilon, éd. Philippe Hourcade, 1697, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997. — Contes II , introd. Jacques Barchilon, ed. 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Gaines, Pierre Du Ryer and his Tragedies, From Envy to Liberation , Genève, Droz, 1987. 3 La domination de ministres-favoris dans la vie réelle a provoqué beaucoup de commen‐ taires chez les théoriciens politiques de cette époque aussi bien que dans la littérature. Voir les articles de Delphine Amstutz, « Comment penser l’amitié royale à l’âge Du Ryer et le thème des courtisans Perry Gethner Oklahoma State University Pierre Du Ryer fut l’un des auteurs les plus prolifiques de la première moitié du dix-septième siècle, composant vingt pièces de théâtre et publiant de nombreux volumes de traductions d’auteurs classiques 1 . Parmi les dramaturges de sa génération, c’était lui, après Pierre Corneille, qui affectionnait le plus les thèmes politiques, dont notamment les crises dynastiques, les conspirations, la tyrannie, et l’ambiance corrompue des cours. On a déjà étudié les rôles de rois dans le théâtre de Du Ryer 2 , mais ceux des courtisans ont attiré peu d’attention. En effet, on trouve des personnages de courtisans dans presque toutes ses tragédies et tragi-comédies à partir de 1634, et ils composent toute une gamme : ministres dévoués, favoris et membres de la famille royale avides de pouvoir, amis fidèles du héros vertueux, hypocrites mesquins, agents doubles. Leur influence dans l’intrigue peut être déterminante ou minimale, et au dénouement ils sont tantôt récompensés ou punis, tantôt carrément oubliés. Mais les méchants sont particulièrement dangereux, car leur ambition déréglée les pousse vers la conspiration, tantôt envers le monarque, tantôt envers le favori, dans l’espoir de semer la discorde et le chaos 3 . Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 baroque ? », Seventeenth-Century French Studies , 36, 1, 2012, p. 26-37 ; « Mécène et Séjan. Sur la figure du favori au XVII e siècle », Dix-septième siècle , 251 (2011), p.-333-350. 4 Nous utilisons comme édition de référence : Pierre Du Ryer, Théâtre complet , sous la direction d’Hélène Baby, Paris, Classiques Garnier, 2018-, 4 tomes (dont 3 ont déjà paru). 5 Alain Couprie, dans l’étude la plus complète de ce thème dans la littérature française du 17 e siècle, donne des analyses approfondies de Corneille et de Racine, mais sans aborder les dramaturges mineurs, tels que Du Ryer : De Corneille à La Bruyère : Images de la cour , Paris, Aux Amateurs de Livres, 1984. La présentation globale des cours royales dans le théâtre de Du Ryer est plutôt négative, et les descriptions faites par certains personnages semblent refléter les idées de l’auteur. Les courtisans sont qualifiés d’opportunistes sans convictions morales : « la cour, inconstante et trompeuse, / À l’exemple du prince est lâche ou généreuse » ( Thémistocle v. 85-86) 4 . Ils sont dissimulés et sinistres-: La cour où vous entrez est fertile en malices, C’est un théâtre ouvert à tous les artifices, Où l’ami le plus franc est toujours un menteur, Où le plus défiant est le meilleur acteur. ( Esther v. 225-228) Mais le fait de placer ces mises en garde dans la bouche de courtisans vertueux indique en même temps une vision plus nuancée, où les monarques et serviteurs consciencieux ont la possibilité de survivre, malgré tous les complots. Le dramaturge peut donc explorer une gamme de scénarios, montrant l’existence de la corruption morale dans ses diverses formes, mais se gardant de lui accorder le triomphe final. Si la plupart des griefs contre les courtisans vicieux remontent à une longue tradition, Du Ryer insiste plus que d’habitude sur le danger qu’ils posent au fonctionnement d’un gouvernement stable et juste 5 . Nous allons tenter de tracer l’évolution de ses idées et la possibilité d’une influence exercée sur lui par les mécènes. Dans la première pièce de Du Ryer, Arétaphile (1983 [laissée manuscrite par l’auteur], jouée probablement en 1628), la corruption de la cour se mani‐ feste surtout dans une série de conspirations pour détrôner ou assassiner des monarques, et deux de ces courtisans deviennent rois à leur tour. Nicocrate, prince ambitieux et immoral, fomente une guerre civile au cours de laquelle le roi est tué et le prince héritier, Phylarque, est obligé de se cacher dans une forêt. Nicocrate, devenu roi, épouse de force Arétaphile, dont il est épris mais qui ne l’aime pas de retour, et celle-ci, rebutée par ses cruautés, projette de l’empoisonner. Cette tentative avorte, mais Arétaphile réussit à se disculper. Puis le tyran est assassiné sur les ordres de son frère Cléandre, furieux quand il apprend que Nicocrate essaie de séduire sa femme. Cléandre profite de cette mort pour se saisir du trône. Entretemps, Ariste, ami dévoué de Phylarque qui 36 Perry Gethner Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 6 Chez Plutarque, la source principale, l’assassinat de Nicocrate se fait par un des serviteurs de son frère, Daphnis, qui n’est mentionné nulle part ailleurs dans le récit. reste à la cour en faisant semblant d’appuyer le régime tyrannique, se résout à le renverser en organisant une armée, composée en grande partie de troupes venues de l’étranger ; c’est donc un agent double qui travaille pour la bonne cause. Puisqu’il s’agit d’une tragi-comédie, tout se termine bien : l’invasion réussit, le deuxième usurpateur capitule, Phylarque regagne son rang légitime, et il peut enfin épouser sa bien-aimée Arétaphile. En somme, Du Ryer présente une cour où la stabilité est constamment menacée par le manque de respect pour les lois morales et politiques chez quelques-uns de ses membres, et où un bon roi ne peut se maintenir que par la force armée. Cependant, Du Ryer ne se contente pas de courtisans totalement bons ou méchants. Phérétime, capitaine opportuniste prêt à servir le souverain, quel qu’il soit, a des principes : il maintient sa loyauté à Nicocrate jusqu’au moment où le tyran l’humilie en lui ordonnant de porter une lettre d’amour à Bélise, sa belle-sœur qu’il veut séduire. Quand Phérétime refuse, Nicocrate le chasse, malgré ses services passés. Dans un long monologue, le courtisan disgracié se rend compte de l’inconstance de la fortune et des dangers qu’on court au service d’un roi immoral et capricieux. Tout de suite après, Cléandre, le frère bafoué, le prend à son service et lui demande d’assassiner un courtisan qui veut séduire Bélise. Il n’est pas clair si Phérétime comprend d’avance que le séducteur est Nicocrate. Le capitaine tue Nicocrate, qu’il ne reconnaît pas (le roi s’étant déguisé pour assister au rendez-vous), et appuie son nouveau protecteur quand celui-ci prend le pouvoir. Néanmoins, quand l’armée de Phylarque triomphe et que Cléandre doit abdiquer, Phérétime accepte volontiers le retour de l’héritier légitime, lui déclarant qu’il a appuyé les tyrans seulement parce qu’il avait cru le rapport selon lequel Phylarque était mort. En inventant un personnage complexe 6 , ouvert au crime mais qui accepte le principe du règne légitime, Du Ryer indique qu’il y a certains courtisans qui, méchants seulement par nécessité, peuvent se racheter si les circonstances le permettent. Si Du Ryer choisit de ne pas publier Arétaphile , malgré son succès, c’est sans doute parce qu’on a dû lui faire comprendre que les hardiesses de l’intrigue pourraient le desservir auprès du roi et du cardinal : un roi légitime tué, un usurpateur assassiné (sur scène), le bon courtisan en négociation avec un pays étranger pour faciliter une invasion, une princesse de sang royal maltraitée. Gaston d’Orléans, qui afficha hautement son admiration pour la pièce, a dû y voir un reflet de son propre mécontentement avec la situation politique du moment, dont surtout l’influence croissante de Richelieu et la croyance en sa Du Ryer et le thème des courtisans 37 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 7 Sur cet aspect de la carrière du frère de Louis XIII, voir Claude Kurt Abraham, Gaston d’Orléans et sa cour : étude littéraire (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1964). C’est l’auteur de l’« Avertissement » en tête du manuscrit d’ Arétaphile qui rapporte que le duc d’Orléans appelait cette tragi-comédie sa pièce. propre supériorité au roi. Était-ce le frère cadet du roi qui a proposé le sujet d’Arétaphile au dramaturge ? A-t-il offert de l’appuyer ? Nous l’ignorons, mais par la suite Gaston, qui va devenir un mécène important, n’accorde jamais de protection officielle à Du Ryer 7 . Le dramaturge débutant va donc se détourner de sujets comportant la présentation d’une cour royale, choisissant plutôt des sujets romanesques où les rois, très jeunes, fonctionnent seulement comme amants et/ ou chevaliers errants. Cléomédon (1636, joué en 1634) est la première pièce de Du Ryer où l’on trouve un grand nombre de courtisans en présence de monarques légitimes mais peu généreux. Ce renouvellement d’intérêt pour la vie curiale n’est sans doute pas une coïncidence, car le dramaturge écrit la pièce peu après son entrée dans l’entourage de César de Vendôme. Ce fils naturel d’Henri IV fut un ennemi acharné de Richelieu et l’un des grands mécontents de la cour. Non seulement Du Ryer dédie la tragi-comédie à son protecteur, mais il suggère que le duc a influencé le choix du sujet et son traitement. Il faut être prudent en conjecturant le degré d’influence de Vendôme sur Du Ryer, mais c’est lors de leur association que le dramaturge aborde quelques-uns de ses thèmes de prédilection : rois incompétents et/ ou tyranniques, courtisans intrigants et souvent envieux. Il n’est pas impossible que Vendôme se soit identifié avec les jeunes princes héroïques dans cette pièce, dont l’un est fils naturel et l’autre est un grand guerrier injustement dédaigné. La longue période de patronage chez le duc (fin 1633/ début 1634-1640) a dû lui inspirer la confiance d’explorer certains thèmes subversifs qu’il n’aurait pas poursuivis autrement. On trouve dans Cléomédon , en plus du favori (le personnage éponyme) et de l’ancien confident qui fonctionne comme deus ex machina , cinq courtisans représentant une gamme : deux sont des personnages bienveillants confrontés à un monarque qui se conduit mal, deux sont des personnages foncièrement méchants, et le dernier combine des traits positifs et négatifs. Aucun de ces personnages ne figure dans plus de six scènes, et aucun n'est présent au dénouement. Il est significatif que le premier à paraître soit un des vertueux. Dans la toute première scène, la reine Argire décide de confier son secret le plus dangereux à Placide, diplomate qu’elle a déjà employé comme ambassadeur. Bien que Placide, très discret et pragmatique, déclare qu’il n’a pas le droit de pénétrer dans les secrets des monarques, Argire insiste. Placide devient donc, malgré lui, le pion dans un jeu sournois, car Argire, qui poursuit un 38 Perry Gethner Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 projet de vengeance immoral contre son ancien amant, désire en même temps contrecarrer son propre projet et mettre fin à la guerre qu’elle a déclenchée. Argire prescrit le silence à Placide, ce qui laisse le pauvre confident tiraillé entre deux devoirs : fidélité à sa maîtresse et obligation morale (empêcher qu’un père et un fils s’entretuent). Il comprend vite la difficulté de sa position : « c’est un grand faix que le secret des grands ! / On aime à s’en charger, on le reçoit à l’aise, / Et lorsqu’on s’en décharge on sent combien il pèse » (v. 308-310). Enfin il résout de suivre son obligation morale et de faire savoir au fils sa véritable parenté. Malheureusement, il arrive trop tard dans le camp militaire du prince, où il est mortellement blessé puis capturé, et juste au moment où il peut tout révéler au père, il expire. Argire admettra au dénouement qu’elle a fait cette confidence à Placide précisément dans l’espoir que le diplomate la trahirait et négocierait la paix. Du Ryer, en inventant un personnage et un épisode qui n’existaient pas dans le roman-source ( L’Astrée ), voulait présenter une cour où la ruse et la perfidie dominent, et où même les gens qui essaient d’agir selon les normes de la morale se trouvent compromis. L’autre courtisan sympathique, Birène, est capitaine dans l’armée du roi Policandre. C’est un grand admirateur de Cléomédon, et il est ravi quand ce jeune guerrier revient pour prendre le commandement et remonter le moral des troupes. Quand Cléomédon subit une attaque de folie, Birène se charge de le garder et de le soigner, et son dévouement est particulièrement touchant à un moment où le roi et le reste de la cour l’abandonnent. Cléomédon, qui appelle Birène « cher Ami » (v. 1657) et qui dans le passé a fait de lui le seul confident de son amour pour la princesse Célanire (fille de Policandre), lui est redevable en grande partie de sa guérison. Au dernier acte, quand un autre courtisan insulte un vieillard vêtu de haillons qui demande à voir le roi, Birène, quoique choqué par la conduite du vieillard, est trop poli pour participer aux injures. Oronte, confident du prince Céliante (fils d’Argire et, à son insu, fils aussi de Policandre), est capturé avec lui et lui tient compagnie dans son emprison‐ nement. Ce courtisan, sincèrement dévoué à son maître, lui donne des conseils sensés : quand Céliante avoue son amour pour la princesse Célanire et ne peut pas imaginer un moyen pour l’épouser, c’est le confident qui prédit que le roi Policandre pourrait accepter d’arranger un mariage diplomatique avec l’ancien ennemi qui a failli détruire son royaume, et il offre d’ouvrir les négociations. Malheureusement, Oronte se sert de moyens louches pour réaliser ce projet : n’osant pas aborder directement le roi, il s’adresse aux ministres Timante et Cléon, qui détestent Cléomédon et qui s’opposent au mariage que Policandre vient d’arranger entre le jeune héros et sa fille. Oronte décide de s’allier avec ces ministres et, pour gagner leur adhésion, il invente un songe, qu’il qualifie de Du Ryer et le thème des courtisans 39 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 8 James F. Gaines donne une présentation systématique du thème de l’envie chez Du Ryer, surtout chez les courtisans. Mais il va trop loin, à notre avis, en qualifiant Oronte de foncièrement méchant et en posant comme généralité que tous les courtisans chez Du Ryer sont des égoïstes intrigants et sinistres ( op. cit ., p.-29). prophétique, dans lequel Céliante et Célanire éprouvent une passion mutuelle et se marient. Les ministres offrent de présenter Oronte au roi, pour qu’il puisse lui communiquer le songe, et ce stratagème réussit : Policandre rétracte sa parole envers Cléomédon et annonce qu’il va marier sa fille à Céliante. Oronte reparaît dans l’acte final pour démontrer son manque de compassion et de perspicacité : c’est lui qui insulte le vieillard qui demande de parler au roi, et puis, quand le roi reconnaît en celui-ci son ancien confident et le traite avec faveur, Oronte est contraint-à lui faire des excuses 8 . Quant aux ministres Timante et Cléon, ils sont foncièrement méchants. Loin de reconnaître que c’est seulement grâce à l’héroïsme de Cléomédon que le royaume vient d’échapper à la ruine, ils dénoncent le mariage proposé entre ce guerrier et la fille du roi par snobisme : ils refusent d’accepter comme leur futur roi quelqu’un de naissance inconnue et qui était esclave dans sa jeunesse. Trop lâches pour faire leurs protestations directement au roi, ils conspirent derrière son dos, et ils en viennent à des menaces choquantes, sans indiquer qu’ils ont assez d’alliés puissants pour les réaliser : « Mettons le trône à bas, et même à notre honte, / Plutôt que de souffrir que cet esclave y monte. / […] Entretenons plutôt des guerres éternelles » (v. 797-801). Non content de concevoir le projet de fomenter une guerre civile, les ministres inventent un prétexte spécieux pour empêcher Cléomédon de continuer la guerre contre les ennemis de Policandre, malgré le fait que c’est le roi lui-même qui a ordonné la nouvelle campagne dans l’acte précédent : les impôts requis pour une telle entreprise vont accabler le peuple, déjà presque ruiné. Timante, ayant réussi à servir Céliante et discréditer Cléomédon, perd son importance dans l’intrigue : il sera réduit à un rôle de messager dans l’acte IV et ne reparaîtra plus. Quant à Créon, il disparaît après l’acte II, sans doute parce que la présence d’un deuxième ministre en présence du roi serait redondante (et peut-être aussi parce que l’acteur devait jouer un autre rôle mineur dans l’acte V). Mais il est significatif que le roi se laisse influencer par les mauvais ministres, ce qui n’est pas toujours le cas chez Du Ryer. Et il faudra l’intervention de la Providence divine pour que l’ordre soit restaurée, ce qui est d’autant plus crucial que le mariage entre Céliante et Célanire aurait été incestueux. Le monde de la cour disparaît dans les pièces suivantes, pour ressurgir au moment où Du Ryer aborde le genre tragique 9 . Les trois premières tragédies présentent des rois corrompus, et ces monarques se trouvent entourés de 40 Perry Gethner Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 9 Le courtisan immoral dans la comédie Les Vendanges de Suresnes (1636) ne paraît pas sur scène et son complot est vite déjoué. Cette pièce, comme Cléomédon et Alcimédon , est dédiée au duc de Vendôme ; Du Ryer va dédier Clarigène à son fils aîné et Lucrèce à sa fille. plusieurs types de courtisans, qui essaient soit de leur complaire, soit de les restreindre. Dans Lucrèce (1638), quand Tarquin (c’est-à-dire le prince Sextus Tarquinius), qui se considère roi bien que son père soit toujours en vie, conçoit des desseins criminels, Brute, courtisan fanatiquement attaché aux principes de la vertu et de l’honneur, tente de le dissuader. Tarquin cache sa rage devant Brute mais médite en aparté comment il pourra se venger. Ne trouvant pas de conseiller perfide pour l’aider dans son projet de séduction et de viol, il est obligé de se tourner vers l’esclave Libane, qui accepte de lui obéir en tout. Puisque l’action de cette pièce se déroule, exceptionnellement, dans une maison privée et non à la cour, Du Ryer n’a pas besoin de préciser si les autres membres de l’entourage royal sont de lâches flatteurs ou s’ils gardent leur probité, comme Brute. Le dénouement est également exceptionnel, car, bien que Tarquin réussisse dans son projet criminel (il abuse de l’hospitalité de Lucrèce pour passer la nuit chez elle et la viole), cet acte déclenche une révolution au cours de laquelle la famille royale est chassée de Rome et l’on établit un système républicain à la place. Il faut noter aussi que l’effort de la part du courtisan vertueux de dissuader le roi criminel a été inventé par le dramaturge, car l’auteur-source (Tite-Live) présente Brute d’une tout autre façon : pour préserver sa vie après que le tyran a assassiné un grand nombre d’aristocrates, y compris son frère, il fait semblant d’être fou. Quant à Collatin, cousin de Tarquin et mari de Lucrèce, c’est un vertueux naïf qui, ignorant le naturel méchant du prince, l’invite dans sa maison ; il n’est ni confident ni conseiller. Du Ryer choisit d’explorer ici une situation où les courtisans (du moins ceux que nous voyons) sont des conseillers vertueux, alors que la famille royale est composée de grands criminels qui n’ont pas besoin d’amis perfides pour leur insuffler de mauvaises pensées. Le dramaturge semble avoir été conscient de la portée subversive de ce sujet, car Brute, dans la réplique finale, rappelle que le roi Tarquin, père du ravisseur, fut non seulement un tyran d’exercice mais aussi un usurpateur qui ne mérite pas qu’on lui reste fidèle. C’est dans Alcionée (1640) que le portrait des courtisans malveillants est le plus odieux. Alcire et Callisthène sont non seulement des opportunistes mais des scélérats. Comblés de bienfaits par le personnage éponyme pendant sa période de faveur, ils font semblant d’être ses amis dévoués, et Alcionée est trop naïf pour s’apercevoir de leur hypocrisie. Mais dès qu’il tombe dans la disgrâce, ils lui font des remarques sarcastiques et refusent de se servir de leur propre crédit pour l’appuyer. Bien au contraire, ils s’empressent de le calomnier auprès du roi, Du Ryer et le thème des courtisans 41 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 en le présentant comme un ambitieux prêt à ourdir une nouvelle attaque contre le royaume. Le roi, lâche et dissimulé, croit sans peine toutes leurs accusations, d’autant plus qu’il déteste son ancien protégé de s’être révolté contre lui dans le passé. Alcire est tellement malhonnête qu’il ose aborder la princesse Lydie, lui demandant de persuader son père, qui vient d’accorder la demande que fait Alcionée de s’exiler, de changer d’avis et le faire arrêter. Lydie est doublement scandalisée : elle s’indigne de la suggestion que le roi est trop incompétent pour veiller à la sécurité de l’État, et elle perçoit facilement l’hypocrisie et l’envie qui font agir ce mauvais courtisan. Pourtant, tous les courtisans ne sont pas ingrats. Alcionée a un ami véritable, Achate, qui lui est sincèrement dévoué ; plus sensé et plus perspicace qu’Alcionée, il lui donne toujours de bons conseils. Mais sa capacité d’aider son ami est limitée, car, n’étant pas grand seigneur, il n’a pas le standing pour intervenir auprès du roi. Malgré cette vision sinistre de la cour, Du Ryer affiche une plus forte adhérence à la monarchie dans cette pièce, dans la mesure où le favori, quoique vraiment héroïque, est coupable de lèse-majesté dans le passé et continue à poser un danger au régime. Il s’agit donc d’une situation où aucun des personnages n’est pleinement admirable. Cette nouvelle perspective n’est pas sans rapport à la situation personnelle du dramaturge : reconnaissant la situation de plus en plus précaire du duc de Vendôme (qui sera exilé en 1640, et non pour la dernière fois), il essaie de se rapprocher du cardinal de Richelieu, faisant une lecture d’ Alcionée chez lui et dédiant la tragédie à sa nièce. Dans Saül (1642), la cour est un lieu plutôt positif. Le roi est entouré de gens qui l’admirent et dont la loyauté est inébranlable : ses enfants et deux conseillers, dont l’un est son chef d’armée. La corruption provient du roi lui-même, tourmenté par des problèmes psychologiques (jalousie, manque de confiance, tentation d’agir en tyran), mais qui possède quand même certains traits admirables. Le seul membre de la cour dont la fidélité soit douteuse est David, principal guerrier et gendre du roi, qui s’est enfui du royaume à cause de la persécution de Saül. Puisque David ne paraît jamais dans la pièce et que nous ne recevons jamais de nouvelles certaines de lui, les spectateurs ignorent si les bruits concernant sa prétendue trahison sont fondés ou pas. Parmi les courtisans qui paraissent sur scène, le seul qui inspire de la méfiance est Phalti, qui affiche sa rivalité avec David puisqu’il est amoureux de Michol (fille de Saül et femme de David) et qui espère l’épouser si le roi disgracie son principal guerrier et casse son mariage. Quand Phalti rapporte le bruit selon lequel David s’est rallié aux Philistins, qui sont en guerre contre les Hébreux, Michol accuse Phalti d’avoir fabriqué ce rapport pour discréditer son mari. Mais le courtisan proteste qu’il ne fait que répéter un bruit et qu’il ne s’oppose pas à 42 Perry Gethner Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 10 Selon le récit biblique, ce bruit n’est que partiellement vrai. David s’enfuit chez les Philistins et offre ses services à leur roi, mais quand la guerre reprend entre les deux nations, les généraux philistins, se méfiant de David, refusent sa participation, et David n’est pas obligé de prendre les armes contre son peuple. la demande que fait Michol de convoquer David à la cour, et donc de mettre la loyauté de celui-ci à l’épreuve. Saül accepte d’abord la proposition de contacter David, mais ensuite il se rétracte, et la question restera sans réponse 10 . Quels que soient les soupçons sur sa probité, Phalti reste aux côtés du roi tout au long de la pièce, se montrant bon conseiller et bon capitaine. Pendant la bataille il prouve son dévouement en essayant de rallier les fuyards, en soignant les fils mourants du roi, et en rejoignant le combat pour secourir Saül. Le contraste avec le dénouement d’ Alcionée est particulièrement frappant : le royaume pourra survivre malgré la défaite militaire et malgré la mort du roi, car il lui reste des chefs compétents et on a l’impression que la malédiction divine qui vise Saül et sa famille s’épuisera dans un seul grand désastre. Le fait que Du Ryer dédie sa pièce à tout le monde, c’est-à-dire à personne, suggère qu’il se résigne désormais à manquer de protecteur, Richelieu n’ayant pas répondu favorablement à la dédicace de la pièce précédente. Pourtant, il se peut que Du Ryer, en faisant le choix, insolite à l’époque, d’un sujet tiré de l’Ancien Testament, ait voulu souscrire au programme de Richelieu pour formuler un nouveau type de théâtre religieux, utilisant la nouvelle dramaturgie classique. Dans Esther (1644), sa deuxième tragédie biblique, Du Ryer continue sa présentation de complots sinistres dans une cour royale, dont la plupart inventés par le dramaturge. Cette tragédie constitue une exception dans la mesure où les conjurés sont le favori et la reine déchue, et les personnes menacées sont la favorite (et future reine) et le roi lui-même. Haman, le favori actuel, est l’instigateur de deux conspirations qui semblent indépendantes l’une de l’autre. Il paie un assassin pour tuer le roi, mais le bon courtisan, Mardochée, découvre le complot à temps et se saisit du coupable avec l’aide de ses camarades dans la communauté juive. En même temps, Haman tente d’empêcher le remariage du roi avec Esther, dans l’espoir que celle-ci, répudiée, devra chercher un nouveau protecteur et acceptera d’épouser Haman lui-même. Encore une fois, toutes les manigances échouent, parce que le ministre est trop orgueilleux et trop impulsif, et parce qu’il sous-estime ses adversaires. Pour compliquer davantage son intrigue, Du Ryer fait revenir Vasthi, la reine répudiée, pour redemander son rang et empêcher Esther, qu’on croit roturière, de prendre sa place. Vasthi sollicite l’appui d’Haman, naguère un de ses principaux flatteurs, mais elle prétend qu’elle a d’autres amis influents dans la capitale et qu’elle a assez de puissance pour « troubler tout l’État » (v. 460) au cas où le roi refuserait de Du Ryer et le thème des courtisans 43 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 la reprendre. Cependant, le dessein de Vasthi échoue, et la reine est bannie de façon permanente. Quant à Mardochée, dont les services sont enfin révélés, le roi lui accorde des récompenses. Ce roi, vertueux et compétent, n’agit mal que lorsqu’il suit les avis du favori perfide, et dès que le roi découvre la criminalité d’Haman, il le fait mettre à mort. La cour s’éclipse dans Scévole (1647), deuxième tragédie romaine faisant suite à l’histoire de Lucrèce : l’action se déroule sur un champ de bataille et il s’agit de l’affrontement entre deux rois alliés et la nouvelle république romaine. Mais les courtisans reprendront leur importance dans la dernière tragédie de Du Ryer, Thémistocle (1648), où ils ont plusieurs ressemblances avec leurs homologues dans Esther . Cette fois-ci c’est le favori actuel qui persécute le favori en puissance. Xerxès, comme Assuérus, est un roi juste et consciencieux dont le seul défaut est de ne pas reconnaître la méchanceté de son premier ministre. Celui-ci, Artabaze, est un opportuniste qui change constamment de loyauté. Désirant épouser la nièce du roi pour consolider son influence à la cour, il fait semblant d’être l’ami de Mandane, sœur du roi et mère de sa prétendue bien-aimée. Puis il trompe Mandane en lui ôtant son amant Cambise et arrangeant de le fiancer avec sa propre sœur. Il feint d’appuyer Thémistocle, général grec exilé qui a trouvé un refuge chez Xerxès, seulement pour gagner la bonne opinion de Mandane, qui le protège. Puis, quand Mandane abandonne Thémistocle (elle découvre que c’est Thémistocle qui a tué Cambise sur le champ de bataille), il fait de même. Quand il y a un deuxième revirement (Mandane, ayant découvert l’infidélité de Cambise, protège Thémistocle de nouveau), le favori est pris de court et tente de discréditer le Grec en le calomniant auprès du roi. Cependant, Artabaze est plus chanceux qu’Haman, car le roi ne le punit pas au dénouement, lui recommandant plutôt de devenir l’ami véritable de Thémistocle. Le courtisan vertueux est, exceptionnellement, une femme, la princesse Roxane, qui se signale par sa grande bonté d’âme. Elle sert de confidente à quatre personnages principaux, ce qui doit être un record, et elle sert tout au long de la pièce les intérêts de Thémistocle, dont elle admire les vertus, bien que ce général ne s’aperçoive pas de son amour pour lui et avoue qu’il aime ailleurs. Les efforts qu’elle fait pour aider Thémistocle signalent la possibilité d’une conduite désintéressée à la cour, mais ils n’auront aucune influence sur le dénouement heureux, qui résulte de la seule magnanimité du roi. Du Ryer, qui vient d’être élu à l’Académie-française (en novembre 1646), semble avoir accédé à un stade où il puisse présenter la cour comme un lieu où le mérite et la vertu sont appréciés. Même si la présentation plus positive des monarques semble dater de la mort de Richelieu, il est possible que le choix du sujet de Thémistocle (promotion d’un 44 Perry Gethner Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 11 Pour un traitement approfondi de ce thème, voir Ruoting Ding, L’Usurpation du pouvoir dans le théâtre français du XVII e siècle (1636-1696) , Paris, Honoré Champion, 2021, surtout le chapitre « La Reine se marie ». Si dans Dynamis Du Ryer accorde à la reine un mariage d’amour dans lequel elle pourra partager le pouvoir avec un partenaire de rang égal, dans Nitocris (1650) il adopte l’autre scénario possible : ayant déjoué les conspirations, la reine décide de garder tout le pouvoir et de rester célibataire. étranger très talentueux par un roi magnanime) ait été motivé par le désir de gagner la faveur de Mazarin. Cet espoir, si Du Ryer l’avait vraiment conçu, n’a pas été réalisé. Les tragi-comédies de la dernière période de sa carrière ajoutent peu de chose à la présentation des courtisans. Les intrigues concernent les arrangements matrimoniaux de princesses ou de reines régnantes, parfois contrecarrés par des personnages sinistres. Dans les pièces où il y a une reine régnante, les ambitieux espèrent soit la chasser pour prendre sa place, soit l’épouser afin de gagner le pouvoir effectif 11 . La principale nouveauté se trouve dans Dynamis reine de Carie (1653, jouée en 1649 ou 1650), où le rôle des courtisans s’étend et se démocratise, comprenant des groupes de conseillers aussi bien que des individus haut placés. Les chefs de la conspiration, qui veulent remplacer la reine régnante, sont des princes et non des ministres : Trasile, frère naturel de la reine, et un parent de celle-ci, le prince Arcas. La cour comporte un conseil officiel, dont quelques membres paraissent brièvement sur scène mais sans parler. Gagnés par le perfide Trasile, ils proposent à la reine d’épouser Arcas, bien que celui-ci soit soupçonné (avec raison) du meurtre du roi précédent, feu mari de Dynamis, dans le but d’apaiser la révolte (en fait fomentée par les princes criminels). La reine, lors de sa première apparition sur scène, dénonce ces conseillers et déclare qu’elle doit maintenir sa gloire en tant que monarque, même si l’effort d’étouffer la rébellion lui coûtera la vie. En revanche, la reine accepte de recevoir une délégation des grands de l’État, sans doute calquée sur les États-Généraux en France. Leur chef, dans sa longue tirade, proclame la fidélité des députés à la reine et au bien-être du royaume. Leur conseil correspond exactement à ce que Dynamis a résolu elle-même au début de la pièce : on lui recommande de garder le pouvoir en ses mains, de punir les rebelles, de refuser d’épouser Arcas, et de retenir auprès d’elle le général éminent Poliante, allié du feu roi ; si elle veut se remarier, c’est Poliante qu’elle devrait choisir. Dynamis, impressionnée par le zèle et le bon sens des députés, les loue et promet de considérer sérieusement leurs avis. Pourtant, Trasile, furieux de voir quelqu’un proposer des avis contraires aux siens, explose contre l’audace des députés, qu’il accuse d’oser donner des ordres et de faire des menaces à leur souveraine. Il adopte une position extrémiste selon laquelle aucun sujet Du Ryer et le thème des courtisans 45 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 12 Pour une exploration approfondie de l’interaction entre dramaturges et mécènes à propos de la carrière d’un des plus éminents confrères de Du Ryer, voir Philip Tomlinson, Jean Mairet et ses protecteurs : Une œuvre dans son milieu , Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL (Biblio 17), 1983. n'a le droit de conseiller un monarque. Mais Dynamis rejette cette maxime, déclarant qu’un monarque compétent doit encourager les sujets zélés et savoir distinguer entre la franchise bien intentionnée et l’insolence. Elle retient les députés au palais et les fait revenir au dénouement, où ils souscrivent au mariage diplomatique entre Dynamis et Poliante, sans savoir qu’il s’agit également d’un mariage d’amour. Pourtant, la cour de Carie n’est pas un milieu tout à fait harmonieux. La méfiance y est si répandue que quand le courtisan Euristhène, reconnu pour sa probité, revient après une période d’esclavage et accuse Poliante du meurtre du feu roi (en fait, il a mal interprété l’action de Poliante, qui avait plutôt essayé de secourir le roi assassiné), la confidente de la reine soupçonne Euristhène d’avoir été gagné par le chef des rebelles et déclare que les soi-disant saints sont souvent des hypocrites immoraux. Comme d’habitude chez Du Ryer, les bons courtisans l’emportent et les traîtres sont punis. Puisque Dynamis fut composée pendant la Fronde, il n’est pas impossible que la présence d’un groupe de députés sensés et patriotiques se soit inspirée par l’actualité. Mais le rapport entre cette tragi-comédie et la situation politique est loin d’être claire. Pour conclure, revenons à la question du rapport entre le dramaturge et les puissances qu’il voulait cultiver pour mécènes. Si l’influence de César de Vendôme dans la genèse de Cléomédon est confirmée, les liens entre les autres pièces et les protecteurs (réels ou souhaités) ne sont que conjecturaux 12 . Ce qui est sûr, c’est que l’expérience avec Vendôme a inspiré chez Du Ryer un goût permanent pour le thème de la conjuration. Dans toutes les pièces où paraissent des courtisans, il est question d’une rébellion, et la stabilité de l’État ne peut se rétablir que par la chute des perfides et par l’affirmation de l’innocence des vertueux suspectés. Et puisque la grande majorité de son corpus consiste en tragi-comédies ou tragédies qui finissent bien, les méchants ne triomphent pas et l’institution de la monarchie est préservée. Les conspirateurs qui visent à assassiner ou déposer le monarque sont presque toujours punis de mort ; ceux qui veulent renverser un favori vertueux sont pardonnés ou écartés. La principale originalité de ces pièces est le ton, plus sombre que d’habitude, mais Du Ryer, malgré son côté subversif qui perçait surtout dans sa jeunesse, affiche de plus en plus ouvertement sa solidarité avec l’institution monarchique. Néanmoins, il en montre constamment la fragilité et surtout le danger que le régime puisse sombrer dans la tyrannie. En somme, la présentation d’une 46 Perry Gethner Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 gamme de courtisans dans ses pièces souligne la nécessité que le monarque soit non seulement juste et clément, mais aussi un bon juge de caractère. Bibliographie - I. Sources Du Ryer, Pierre, Théâtre complet , sous la direction d’Hélène Baby, 3 volumes, Paris, Classiques Garnier, 2018-2022. - II. Études Abraham, Claude Kurt, Gaston d’Orléans et sa cour : étude littéraire , Chapel Hill, Univer‐ sity of North Carolina Press, 1964. Amstutz, Delphine, « Mécène et Séjan. Sur la figure du favori au XVIIe siècle », Dix-sep‐ tième siècle , 251 (2011), p.-333-350. — « Comment penser l’amitié royale à l’âge baroque ? », Seventeenth-Century French Studies , 36, 1 (2012), p.-26-37. Couprie, Alain, De Corneille à La Bruyère : Images de la cour , Paris, Aux Amateurs de Livres, 1984. Ding, Ruoting, L’Usurpation du pouvoir dans le théâtre français du XVII e siècle (1636-1696) , Paris, Honoré Champion, 2021. Gaines, James, F., Pierre Du Ryer and his Tragedies, From Envy to Liberation , Genève, Droz, 1987. Hilgar, Marie-France, « L’Art de régner dans le théâtre tragique de Pierre Du Ryer », Actes de Wake Forest , dir. Milorad R. Margitic et Byron R. Wells, Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL (Biblio 17), 1987, p.-175-189. Lancaster, Henry Carrington, Pierre Du Ryer Dramatist , Washington, D.C., Carnegie Institution, 1912. Pierre Du Ryer dramaturge et traducteur , sous la direction de Dominique Moncond’huy, Littératures classiques , 42 (2001). Tomlinson, Philip, Jean Mairet et ses protecteurs : Une œuvre dans son milieu , Paris, Seattle, Tübingen, PFSCL (Biblio 17), 1983. Du Ryer et le thème des courtisans 47 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0003 Molière critique de son œuvre : La Critique de L’École des femmes-et-L’Impromptu de Versailles Marcella Leopizzi Université du Salente - Lecce (Italie) E quindi uscimmo a riveder le stelle (Dante, Inferno , XXXIV,139) Avant-propos Dans cet article, nous allons analyser les thèmes méta-théâtraux contenus dans La Critique de L'École des femmes et dans L’Impromptu de Versailles , afin de faire ressortir l’activité métafictionnelle de Molière développée dans ces deux pièces. En examinant ses théories sur l’esthétique théâtrale et sur le débat concernant la tragédie et la comédie ainsi que la fidélité aux règles, nous visons à démontrer le rôle actif que Molière joue au sein des querelles théâtrales par le biais du théâtre dans le théâtre en tant que juge de ses propres œuvres si ce n’est en tant que défenseur de ses pièces et du genre comique. De plus, en soulignant son apport à la critique littéraire, nous nous proposons de mettre en évidence aussi que, de par ces deux pièces, Molière attaque les vices des mœurs de la société mondaine de son temps et tout particulièrement l’affectation, la vanité, la pédanterie, la fausse pruderie, la dévotion hypocrite dans une optique d’édification universelle à caractère intemporel et qui plus est dans des finalités éducatives émancipatrices vis-à-vis de la condition féminine. 1. La Critique de l'École des femmes : conversation salonnière aux instances émancipatrices Dans la préface de L’École des femmes (1662) qui a été écrite après les premières représentations de la pièce, Molière aborde les critiques avancées contre cette Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 1 Pour des études sur la manière dont Molière exploite toute occasion pour attirer l’attention du public et pour créer la publicité de son activité théâtrale, voir : Georges Forestier et Claude Bourqui, « Comment Molière inventa la ‘‘querelle de L’École des femmes ’’ - », Littératures classiques , 81 (2013), p.-185-197. 2 Molière, L’École des femmes , [1662], éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, 1985, p.-99. 3 Quelques jours après la représentation de L’École des femmes , Nicolas Despréaux alias Boileau adresse à Molière des stances, où il prend parti pour L’école des femmes , qui témoignent de la querelle autour de cette pièce - : « En vain mille jaloux esprits / Molier, osent avec mépris / Censurer ton plus bel ouvrage ; / Sa charmante naïveté / S’en va, pour jamais, d’âgé en âge / Enjouer la postérité », « Stances sur L’École des femmes -», dans Les Délices de la Poésie galante, des plus célèbres auteurs du temps , Paris, Jean Ribou, 1663, p. 176-177. Par contre, Donneau de Visé est l’un des plus fervents détracteurs de la pièce notamment à cause des idées immorales et contraires à la bienséance que, d’après lui, cette œuvre met en scène ; il attaque notamment la cinquième scène du deuxième acte. Outre cette pièce, Donneau de Visé condamne aussi les autres comédies de Molière et il est l’un des adversaires les plus acharnés de Molière comme en témoignent les ouvrages suivants : Zélinde, comédie, ou la véritable critique de L’école des femmes ou La Critique de la Critique (Paris, Barbin, 1663) et Réponse à L’Impromptu de Versailles ou la vengeance des marquis (Paris, Ribou, 1664). Pour des approfondissements sur ce sujet, voir l’édition critique La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles comédies suivies de Documents sur la querelle de l’École des femmes d’André Tissier, Paris, Larousse, 1968, p.-11-18. 4 Tout au long de notre article, nos citations concernant La Critique et L’Impromptu renvoient à cette édition : Molière, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de pièce 1 et, d’un ton sarcastique, il proclame : « je suis assez redevable à toutes les personnes, qui lui ont donné leur approbation, pour me croire obligé de défendre leur jugement, contre celui des autres 2 ». Aussi, de par sa préface, il répond à la « querelle de L’École des femmes   3 » qui s’est éclatée après les premières représentations de la pièce, et, de la sorte, il annonce la fabula de La Critique de l’École des femmes . Le 1 er juin 1663, il représente le spectacle de La Critique de l’École des femmes où, en ayant recours à la mode de la conversation salonnière, il fait de sa première pièce, L’École des femmes , le sujet d’une seconde comédie . Il joue par conséquent le rôle de critique de son propre ouvrage et, en le défendant, il se moque de ses ennemis, autrement dit, des spectateurs et des hommes de théâtre (acteurs et auteurs) qui n’aimaient pas ses pièces et qui, d’une manière ou d’une autre, étaient ses rivaux-: Dorante. - Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus. (scène 5, lignes 2-7) 4 50 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Versailles comédies suivies de Documents sur la querelle de l’École des femmes , éd. André Tissier, op. cit . Le Marquis. - Parbleu ! tous les autres comédiens qui étaient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde. Dorante. - Ah ! je ne dis plus mot : tu as raison, Marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairés et qui parlent sans intérêt. Il n’y a plus rien à dire, je me rends. (scène 6, lignes 85-90) D’un côté, il place trois personnages qui assument sa défense (Uranie, Élise et Dorante) et de l’autre côté trois antagonistes (Climène, le Marquis et Lysidas). De ce fait, tout au long de la pièce, les six personnages assemblés dans le salon d’Uranie ne parlent que de la comédie de Molière intitulée L’École des femmes qui vient d’être représentée. Au cours de la conversation, il n’est question que de L’École des femmes et du fait que cette pièce divise le public. Les détracteurs attaquent l’œuvre au nom des règles du théâtre, du bon goût et de la pudeur ; alors que les soutenants avancent que la bonne façon de juger d’une pièce « est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prétention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule-» (scène 5, lignes 54-56). Ainsi, Climène, fausse prude et précieuse extravagante qui affiche une dévotion aisément froissée, est choquée ; le poète Lysidas, auteur jaloux, pédant et vaniteux, attaque la pièce au nom des règles académiques ; et, qui plus est, le marquis ridicule, personnage sot et prétentieux, déteste cette œuvre, bien qu’il ne l’ait pas vue ni lue. En revanche, Uranie, maîtresse de la maison, femme merveilleuse qui se distingue par son élégance et par son intelligence, défend la pièce. Elise, femme d’esprit cousine d’Uranie, feint de soutenir le parti adverse mais, de fait, elle souligne la faiblesse de leurs arguments et ridiculise par l’ironie les raisons de ses adversaires « j’ai changé d’avis ; et Madame sait appuyer le sien par des raisons si convaincantes qu’elle m’a entraînée de son côté » (scène 5, lignes 126-128). De même, porte-parole de Molière, Dorante, qui est un chevalier posé et tranquille, défend l’œuvre et condamne l’affectation. L’annonce du souper de la part du laquais, Galopin, marque le dénouement de la pièce : chacun reste sur ses positions et est persuadé d'avoir emporté la discussion. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une véritable conclusion mais d’un arrêt de la discussion. Or, parmi les défenseurs de L’École des femmes , il y a plus de femmes que dans le camp des opposants : aspect qui pourrait être envisagé comme un choix de la part de Molière pour souligner, d’un côté, que les femmes sont les meilleures alliées de cette comédie et, de l’autre côté, que cette pièce entraîne l’émancipation féminine et la liberté des femmes. D’autant plus que Dorante Molière critique de son œuvre 51 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 arrive à la cinquième scène : ce qui implique que le Marquis a discouru longtemps seul avec les trois femmes. En outre, il faut souligner que, si les partisans de la pièce sont tous des gens sensés, au contraire, les adversaires sont tous des personnages ridicules voire incapables d’argumenter leur hostilité. Il s’ensuit que Molière transforme ses ennemis en personnages risibles. Incapables de justifier leurs jugements, et donc objets de dérision, ces derniers sont représentés par un Marquis (anonymat qui marque l’ensemble des marquis voire de tous ceux qui sont affectés et qui falsifient la nature), par Climène (qui incarne le clan des précieuses) et par Lysidas qui évoque les pédants mondains convaincus d’être les arbitres du goût. Ouvrage en un acte et en prose, La Critique de l’École des femmes dépeint un tableau de la conversation mondaine qui met en scène un plaidoyer pour les pièces de Molière et pour le genre théâtral de la comédie. En outre, cette œuvre représente une mentalité novatrice fondée sur des instances émancipatrices qui promeuvent le mariage basé sur l’amour réciproque et qui mettent en évidence la nécessité d’instruire la femme et de repenser les principes éducatifs pour la femme et pour l’homme. En défendant L’École des femmes , Molière met ainsi en valeur les thèmes développés dans cette pièce portant sur l’urgence de dépasser les préjugés sur la condition féminine et relevant de la certitude que l’honnêteté des femmes n’est pas dans les grimaces et dans les simagrées. La cible de Molière concerne tout d’abord l’affectation dans le langage, dans la gestualité et dans la conduite-: Uranie. - Elle l’est depuis les pieds jusqu’à la tête, et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n’aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paraître grands. [scène 2, lignes 30-36 …] L’honnêteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. […] et je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocents paroles, et s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde. (scène 3, lignes 96-105) Observateur attentif des mœurs de son temps, il met en scène les vices de son époque qui touchent à la nature humaine et qui, par conséquent, concernent tous les hommes. D’après lui, d’ailleurs, l’affaire de la comédie est justement de représenter par le rire les maux de la société dans une acception paradigmatique. Au travers d’Uranie, il précise que : « toutes les peintures ridicules qu’on expose 52 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie » (scène 6, lignes 101-104). Il veut représenter les vices de l’Homme, et non pas seulement de ses contemporains, afin de les corriger par la gaieté. Il remarque, par conséquent, qu’il est indispensable d’« entrer comme il faut dans le ridicule des hommes » (scène 6, ligne 183) et de rendre sur le théâtre les défauts de tout le monde-: Dorante. - Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature ; on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter. (scène 6, lignes 186-195) Molière revendique sa finalité de peindre d’après nature et sa manière de faire du comique. Dans ce but, par le biais de ses trois personnages ridicules, il fait la satire non seulement des détracteurs de L’École des femmes mais aussi de ceux qui condamnent son théâtre et, qui plus est, de ceux qui soutiennent la supériorité de la tragédie sur la comédie. Au travers d’Uranie, il affirme que la comédie a ses « charmes » et « n’est pas moins difficile à faire » que la tragédie : Uranie. - La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre. (scène 6, lignes 174-177) À l’éloge de la tragédie fait par Lysidas, Molière répond par l’éloge de la comédie fait par Dorante où celui-ci souligne les difficultés que présente la matière de la comédie. Notre auteur envisage les passions dans une perspective cathartique et il soutient que les personnages qui ne se laissent pas conduire par leur raison mais par des tentations destructrices permettent aux spectateurs de se purger de ces mêmes affections et de saisir le danger qu’elles représentent-: Dorante. - Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ? [scène 6, lignes 170-173 …] je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre des défauts de tout le monde. (scène 6, lignes 181-185) Molière critique de son œuvre 53 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 En outre, Molière raille la foi aveugle dans les règles voire le respect incondi‐ tionné envers la leçon de la Poétique d’Aristote et de l’ Art poétique d’Horace-: Lysidas. - Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d’abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art. (scène 6, lignes 252-254) Dorante. - Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ? (scène 6, lignes 257-269) En effet, face à l’accusation de ses adversaires de pécher contre les règles de l’art, il avance que les règles n’abondent qu’en préceptes souvent inutiles et qu’elles se fondent sur des conditions d’application vagues-: Dorante. - C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français . [scène 6, lignes 288-290 …] nos propres sens seront esclaves […] nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de Messieurs les experts. (scène 6, lignes 296-298) Par la bouche de Dorante et d’Uranie, Molière expose sa conception du théâtre et déclare que le grand art est de plaire. C’est pourquoi il invite à ne considérer que l’effet que la pièce fait sur nous-mêmes. Il envisage ainsi l’œuvre théâtrale du point de vue du spectateur, autrement dit du goût du public et il la considère comme un instrument précieux pour divertir, susciter le rire, toucher et corriger : Dorante. - Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. Uranie. -Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire. (scène 6, lignes 274-287) 54 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Afin d’être plus incisif, Molière confie au chevalier Dorante (qui est noble) la tâche de défendre le public et de mettre en valeur l’agrément du parterre. Dorante déclare en effet de se fier « à l’approbation du parterre » et explique la nécessité de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule-: Dorante. - Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié […] il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc ! » [scène 5, lignes 34-43 …] Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin […] je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. (scène 5, lignes 46-56) Ainsi, en pratiquant du théâtre dans le théâtre et en proclamant que la seule règle est de plaire, Molière repousse tout jugement négatif envers sa/ ses pièce(s) : Uranie. - Je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l’auteur ait produites. (scène 3, lignes 50-51) Dorante. - Premièrement, il n’est pas vrai de dire que toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la scène, et les récits eux-mêmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet. (scène 6, lignes 381-384) En outre, en prenant en considération le souci de « plaire » au public, il admet que « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens » (scène 6, lignes 195-196). Et, après avoir parlé des gens du monde, il ajoute des réflexions sur l’importance de satisfaire le jugement de la Cour pour la réussite d’une œuvre-: Sachez […] que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; […] que, du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit, qui sans comparaison juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants. (scène 6, lignes 212, 216-223) Molière critique de son œuvre 55 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 5 Molière, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles comédies suivies de Documents sur la querelle de l’École des femmes , éd. André Tissier, op. cit ., p.-45. 6 Ibid ., p.-40. 7 En outre, à cette époque, l’Église se déclare souvent contre le Théâtre parce qu’elle l’accuse de corrompre les bonnes mœurs surtout quand l’Écriture sainte y est profanée et, dans cette optique, dans les Maximes et réflexions sur la comédie (Paris, Jean Anisson, 1694), Jacques Bénigne Bossuet attaque sans appel toute représentation théâtrale et tout particulièrement quatre comédies de Molière, à savoir : Le Misanthrope , Tartuffe , Dom Juan et L’école des femmes . Dans la Lettre au père Caffaro, théatin , datant du 9 mai 1694, il s’acharne vigoureusement contre Molière parce que dans ses pièces, dit-il, la « vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée » (Charles Urbain et Eugène Levesque, L’église et le théâtre, Maximes et réflexions sur la comédie précédée de documents , Paris, Grasset, 1930, p. 123). En revanche, dans le chapitre VII de la Lettre à l’Académie (1714) intitulé Projet d’un traité sur la comédie , tout en condamnant le choix moliéresque de donner un tour gracieux au vice et une austérité ridicule à la vertu, et tout en critiquant certains aspects stylistiques de l’œuvre moliéresque (« il parle souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles […] une multitude de métaphores, qui approchent Dans cette optique, dès la dédicace, Molière fait l’éloge du verdict du roi et de la reine et il précise que dans ses spectacles il n’est question que d’honnêtes divertissements voilà pourquoi, souligne-t-il, le plaisir qui en dérive fait rire les bouches qui sont habituées à prier Dieu-: Je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l’honneur de divertir Votre Majesté ; Elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n’est point contraire aux honnêtes divertissements ; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont elle prie si bien Dieu 5 . (Dédicace) De plus, si L’École des femmes est dédiée à Henriette d’Angleterre, La Critique de l’École des Femmes est dédiée à la reine mère Anne d’Autriche. Ces deux dédicaces lui permettaient donc de repousser indirectement les accusations d’obscénité et d’impiété (attribuées au sermon d’Arnolphe et aux maximes sur le mariage) : en effet, comment la jeune et vertueuse belle-sœur du roi et comment la reine mère, connue pour sa stricte dévotion, auraient-elles pu accorder leur placet à des œuvres obscènes et impies 6 -? L’appui de la Cour, comme en témoignent les représentations privées au Louvre et chez Colbert, se révèle indispensable pour la fortune de Molière. Le soutien du roi et, entre autres, la protection du prince de Condé s’accompa‐ gnaient de défenseurs tenaces tels Boileau, La Fontaine, Racine, Du Buisson, Jean Simonin Chevalier lesquels opposaient une dure réplique, si ce n’est une attaque, aux détracteurs de Molière, voire aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, à Pierre et à Thomas Corneille, à Donneau de Visé, etc 7 . Et ce débat a donné 56 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 du galimatias »), de fait, Fénelon lui rend hommage. Il l’aime et le préfère à Terence : « Il faut avouer que Molière est un grand poète comique. Je ne crains pas de dire qu’il a enfoncé plus avant que Térence dans certains caractères. Il a embrassé une plus grande variété de sujets. Il a peint par des traits forts presque tout ce que nous avons de déréglé et de ridicule. […] Molière a ouvert un chemin tout nouveau ». Et il souligne qu’il « a voulu par cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible-». 8 https: / / www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ bernard-joseph-saurin 9 (Molière = Marquis ridicule ; La Grange = Marquis ridicule ; La Thorillière = Marquis fâcheux ; Mademoiselle Du Parc = Marquise façonnière ; Mademoiselle Béjart = Prude ; Mademoiselle De Brie = Sage coquette ; Mademoiselle Molière = Satirique spirituelle ; Mademoiselle Du Croisy = Peste doucereuse ; Mademoiselle Hervé = Servante précieuse-; Brécourt = homme de qualité). origine à une captivante querelle théâtrale (entre l’Hôtel de Bourgogne et le Palais-Royal) qui contribuait à accroire l’intérêt du public pour le théâtre et qui, de ce fait, prouve à quel point le théâtre passionnait la société. Grâce à l’appréciation du public et à la sympathie du roi Louis XIV, les pièces de Molière, y compris L’École des femmes et La Critique de l’école des femmes , ont connu la gloire et ont été jouées régulièrement même dans le répertoire de la Comédie-Française. De plus, même s’il ne fut jamais admis parmi les immortels de l’Académie française, Molière a, par la suite, pu jouir d’une compensation posthume d’immortalité au sein de cette Académie comme en témoigne l’inscription apposée en 1774 sous son buste placé à l’Académie française-: « Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre   8 -». Pilier fondamental de l’histoire littéraire française et internationale, au travers de son œuvre et de ses critiques, Molière a contribué à jeter les bases pour construire des lendemains plus libres et plus éclairés. 2. L'Impromptu de Versailles-: représentation et dénonciation entre fiction et réalité- La même année (1663), Molière met en scène une autre pièce métafictionnelle, intitulée L’Impromptu de Versailles , caractérisée elle aussi par des visées éman‐ cipatrices sur la société et sur la condition féminine ainsi que sur la conception du théâtre et de la comédie. Représentée la première fois à Versailles par la troupe de Molière, cette œuvre expérimentale est basée sur la mise en scène d’une feinte improvisation, si ce n’est d’une représentation en préparation et en train de naître. Par le biais de ses personnages 9 , tout au long de cette pièce en prose constituée d’un seul acte, Molière pratique le théâtre dans le théâtre afin de répondre aux critiques de ses rivaux, parmi lesquels Edme Boursault (cf. Le Portrait du peintre, ou la Molière critique de son œuvre 57 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Contre-Critique de l'Ecole des femmes , 1663), relatives à la fois au contenu et à la forme de ses pièces (« puisqu'on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu'on a faite contre vous », scène 1, lignes 122-123) et, de la sorte, il exprime ses principes poétiques dramaturgiques. Ainsi, en jouant sur la dimension autoréférentielle de la pièce, il porte l’attention du spectateur tout d’abord sur l’inépuisable richesse thématique des sujets abordés dans ses comédies-: Brécourt. - Va, va, peut-être qu’il y trouvera plus de sujets de rire que tu ne penses. On m’a montré la pièce ; et comme tout ce qu’il y a d’agréable sont effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra donner n’aura pas lieu de lui déplaire, sans doute. (scène 5, lignes 102-106) Par la suite, il donne des suggestions sur l’interprétation actoriale des comé‐ diens-; et pour ce faire il recommande-ce qui suit : Tâchez donc de bien prendre tout le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez [scène 1, lignes 256-257 …] ayez toujours ce caractère devant les yeux [scène 1, lignes 276-277 …] entrez bien dans ce caractère [scène 1, ligne 284 ] je vous dis tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l'esprit.-(scène 1, lignes 297-298) Aussi raille-t-il la diction ampoulée et pompeuse des acteurs de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne : « je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné ce rôle de façonnière [scène 1, 242-243 …] il n'y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi [scène 1, lignes 251-252] ». Il parodie leur vanité d’acteur et, ce faisant, il met en ridicule toute sorte d’affectation soit-elle utilisée au théâtre ou dans les milieux mondains-: Molière. - Comme leurs jours de comédie sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris ; je n’ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m’a d’abord sauté aux yeux, et j’aurais eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblants. (scène 1, lignes 144-148) Contraire à l’emphase dans l’élocution et aux tirades solennelles, Molière promeut une déclamation plus naturelle : « la plupart de ces Messieurs affectent une manière de parler particulière, pour se distinguer du commun [scène 3, lignes 16-18 …] vous faites un rôle où l’on doit parler naturellement [scène 4, lignes 4-5] ». Il attaque les tournures affectées et les termes maniérés du langage des marquis ridicules, autrement dit de tous ceux qui sont habitués à singer 58 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 les plus élégants, et, par conséquent, il exhorte à la fois les comédiens et les mondains à déclamer naturellement. Molière souligne en outre l’importance de peindre les hommes « d’après nature » (scène 1, ligne 135) et, qui plus est, de décrire des caractères et non pas des individus, et ce, en raison de l’impersonnalité de l’art. C’est pourquoi, lorsque les deux marquis ridicules (Molière et La Grange) se disputent en prétendant chacun être celui que Molière a visé dans le rôle du Marquis de La Critique de l’École des femmes , Brécourt, qui a été choisi comme arbitre, les met d’accord en affirmant que Molière ne peint que des caractères généraux-: Brécourt. - […] l'autre jour […] Molière […] disait que rien ne lui donnait du déplaisir, comme d'être accusé de regarder quelqu'un dans les portraits qu'il fait ; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement, qu'il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs ; qu'il serait bien fâché d'y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c'était les ressemblances qu'on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d'appuyer la pensée, pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé. Et en effet je trouve qu'il a raison […] Comme l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu'un dans le monde ; et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé toutes les personnes ou l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut sans doute qu'il ne fasse plus de comédies. (scène 4, lignes 17-41) Parmi ses principes dramaturgiques, Molière énonce aussi que le succès est le meilleur et le seul critère et il ajoute que les règles ne peuvent donner tort au succès, comme le voudraient les pédants. Il conclut qu’il convient de plaire à la Cour et au parterre et non pas aux pédants-: Du Croisy. - Tous les auteurs et tous les comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir. (scène 5, lignes 11-13) Cette pièce donne d’ailleurs la place centrale à la figure du roi, puisque, même si elle n’est pas dédicacée à Louis XIV, elle met en scène une pièce en train de naître organisée à Versailles par le roi : c’est justement le roi en effet qui l’a commandée et c’est précisément grâce au roi que les comédiens peuvent cesser la répétition et remettre à plus tard la représentation. Le roi apparaît ainsi sensible aux exigences de la compagnie, car, averti des difficultés de la pièce, il Molière critique de son œuvre 59 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 consent à renvoyer le spectacle, et, qui plus est, de par sa présence, il participe à la défense de Molière à la fois en tant que spectateur et complice. Tout au long de la cinquième scène, Molière souligne le succès de ses pièces auprès du public et il insiste beaucoup sur l’importance de plaire au parterre-: Mademoiselle Molière. - Pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir ? (scène 5, lignes 60-61) Molière. - Le plus grand mal que je leur aie fait, c'est que j'ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu'ils n'auraient voulu ; et tout leur procédé, depuis que nous sommes venus à Paris, a trop marqué ce qui les touche. Mais laissons-les faire tant qu'ils voudront ; toutes leurs entreprises ne doivent point m'inquiéter. Ils critiquent mes pièces : tant mieux ; et Dieu me garde d'en faire jamais qui leur plaise ! [scène 5, lignes 151-157] N'ai-je pas obtenu de ma comédie tout ce que j'en voulais obtenir, puisqu'elle a eu le bonheur d'agréer aux augustes personnes à qui particulièrement je m'efforce de plaire ? N'ai-je pas lieu d'être satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent-elles pas trop tard ? […] lorsqu'on attaque une pièce qui a eu du succès, n'est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l'ont approuvée, que l'art de celui qui l'a faite ? (scène 5, lignes 161-169) C’est pourquoi il taxe de « sotte guerre » (scène 5, ligne 182) la querelle théâtrale développée contre et par lui et il déclare qu’il ne répondra plus à ses ennemis et qu’il ira mieux employer son temps-: Molière. - Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces [scène 5, lignes 187-188 …] Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. Mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste […] et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi. (scène-5, lignes 196-206) Or, le jeu-dans-le-jeu qui tout au long de cette pièce mélange fiction et réalité et traite des questions dramaturgiques subsume le théâtre du monde où tout un chacun porte un masque et joue la comédie. Dans cette pièce, la fiction vit dans et de la réalité et, n’étant qu’apparence, la réalité devient fiction. De même, dans la vie de tous les jours, la ligne de démarcation entre être et paraître, vérité et mensonge est faible voire insaisissable. En pratiquant la méta-théâtralité, dans L’Impromptu de Versailles aussi, tout comme dans La Critique de l’École des femmes , Molière développe le thème de la fausseté et de l’hypocrisie et, dans cette optique, il aborde la question de la condition féminine à l’intérieur du couple et du mariage. Par le biais du dialogue 60 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 entre le Marquis ridicule et la Satirique spirituelle, il fait allusion au thème de la galanterie et de la civilité en matière de séduction et il condamne les préjugés contre les femmes ; en outre, au travers de la Marquise façonnière et de la Prude, il s’acharne contre les attitudes vaniteuses des précieuses et contre toute forme d’ostentation hypocrite-: Molière. - Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête. Mademoiselle Molière. - Grand merci, Monsieur mon mari. Voilà ce que c'est : le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois. Molière. - Taisez-vous, je vous prie. Mademoiselle Molière. - C'est une chose étrange, qu'une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu'un mari et un galant regardent la même personne avec des yeux si différents. Molière. - Que de discours-! Mademoiselle Molière. - Ma foi, si je faisais une comédie, je la ferais sur ce sujet. Je justifierais les femmes de bien des choses dont on les accuse ; et je ferais craindre aux maris la différence qu'il y a de leurs manières brusques aux civilités des galants. (scène 1, lignes 105-119) Mademoiselle Du Parc. - Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment ! cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de l'esprit ? Il condamne toutes nos expressions élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre ! (scène 5, lignes 23-26) Mademoiselle Béjart. - Passe pour tout cela ; mais il satirise même les femmes de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre d'honnêtes diablesses. (scène 5, lignes 35-37) Pièce reliée par le même fil thématique et formel à La Critique de l’École des femmes , L’Impromptu de Versailles est parmi les ouvrages les moins célèbres de Molière ; pourtant, elle est incontournable pour étudier la poétique de Molière-auteur et de Molière-acteur. Qui plus est, elle inaugure un modèle d’im‐ provisation qui a eu un large écho au sein du théâtre expérimental du XX e siècle, comme en témoignent les pièces suivantes : Ce soir on improvise de Pirandello (1928), L’Impromptu de Paris de Giraudoux (1937), L’Impromptu de l’Alma de Ionesco (1956). Au XVII e siècle, le théâtre dans le théâtre est un procédé utilisé par Pierre Corneille dans l’ Illusion comique (1635), par Jean de Rotrou dans le Véritable saint Genest (1647), par Philippe Quinault dans la Comédie sans comédie (1657) et par Dorimond dans la Comédie de la comédie (1662). En outre, l’idée de faire jouer aux comédiens leur propre personnage caractérise l’intrigue de la Comédie des comédiens écrite en 1633 par Nicolas Gougenot pour l’Hôtel de Bourgogne et en 1635 par Georges de Scudéry pour le Marais. Néanmoins, chez Molière, on assiste Molière critique de son œuvre 61 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 à un aspect novateur qui porte sur la répétition improvisée pour développer un thème d’actualité : c’est justement cette donnée qui rend vivante et convaincante la réponse de Molière à ses adversaires. En inaugurant le pamphlet dramatique, il met en scène des acteurs qui parlent d’eux-mêmes et de leurs rôles et qui deviennent ainsi leurs propres personnages. De ce fait, Molière défend son talent, donne du prestige à ses pièces et exprime en même temps la fierté de son succès et le mépris qu’il voue à ses ennemis. Et Molière de proclamer que le public est maître absolu et que le genre comique, loin d’être pure évasion fin en soi, est un art à part entière auquel revient la fonction morale de corriger les mœurs (cf. la devise invoquée par Jean de Santeul- castigat ridendo mores ) et les vices de l’Homme. En guise de conclusion Écrivain prolifique du Grand siècle, dans La Critique de l’École des femmes et dans L’Impromptu de Versailles , Molière apporte par la méta-théâtralité un élément novateur dans le domaine théâtral. De plus, il aborde d’un ton satirique et dans une perspective émancipatrice des thèmes à la mode à son époque concernant l’éducation, l’instruction, le mariage, la société mondaine qui se révèlent de grande actualité aussi de nos jours. Aussi, pièces de circonstance, ces deux comédies sont essentiellement des conversations voire des dialogues-critiques qui portent un jugement stricto sensu sur la comédie (et en particulier sur la comédie moliéresque) et sur certains maux du XVII e siècle et lato sensu sur la valeur d’une pièce si ce n’est sur les qualités d’une œuvre littéraire et sur quelques vices de la nature humaine. Bibliographie - I. Sources Molière, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles , éd. André Tissier, Paris, Larousse, 1968. — Œuvres complètes , 2 volumes, Paris, Gallimard, 1971. — La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles , éd. Georges Bonneville, Paris, Bordas, 1985. — L’École des femmes , L’École des maris , La Critique de l’École des femmes , L’Impromptu de Versailles , éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, 1985. - II. Études Dandrey, Patrick, Molière ou l’esthétique du ridicule , Paris, Klincksieck, 1992. 62 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Descotes, Maurice, Molière et sa fortune littéraire , Bordeaux, Ducros, 1970. Desroches, Vincent, « Représentation et métatexte dans l’ Impromptu de Versailles et la querelle de L’École des femmes », Romance Remarques , 38, 3 (1998), p.-321-331. Forestier, Georges, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française au XVII e siècle , Genève, Droz, 1981. — Molière en toutes lettres , Paris, Bordas, 1990. 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Molière critique de son œuvre 63 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 1 Robert Damien, « Naudé, Gabriel », dans Luc Foisneau, dir., Dictionnaire des philosophes français du XVII e siècle , vol. I-II. Acteurs et réseaux de savoir, Paris, Classiques Garnier, 2021-: 1251-1256, p.-1253. 2 Lorenzo Bianchi, « L’Avis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé : prolégomènes pour une bibliothèque libertine ? », Littératures classiques , LXVI, 2 (2008) : 133-142, p.-139. 3 Voir, par exemple, Robert Damien, «-Naudé, Gabriel-», p.-1251-1252. Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique Ioana Manea Universitatea Ovidius din Constanta La carrière littéraire abondante de Gabriel Naudé s’est étendue sur à peu près trois décennies, de 1620 jusqu’aux alentours de 1650. Un thème récurrent de ses ouvrages est représenté par le « rationalisme critique 1 » qui, dans plusieurs de ses écrits, l’incite à s’opposer aux idées qui participent soit de l’occultisme, soit de la contestation politique. Toujours est-il que, malgré son opposition aux idées qui animent la multitude, il plaide pour une « bibliothèque universelle 2 -», qui n’exclut pas les ouvrages comme ceux mentionnés auparavant. L’objectif de notre article consistera à comprendre si l’argumentation de Naudé en faveur d’une bibliothèque encyclopédique peut être réconciliée avec sa réflexion critique, qui met en question la valeur des ouvrages qui ne manquent pas d’adeptes. Qui a été Gabriel Naudé-? Gabriel Naudé (1600-1653) a fait des études de médecine à Paris et à Padoue (1626), où il a pris connaissance de l’interprétation antichrétienne de l’aristoté‐ lisme qui remontait à Averroès 3 . De retour à Paris, il s’est rapproché des cercles érudits dont notamment le cabinet des frères Dupuy où, à côté de Gassendi, de La Mothe Le Vayer et de Diodati, il a formé la « Tétrade ». Il a rempli la fonction de bibliothécaire pour plusieurs personnages influents de son époque, Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 4 Voir Oskar Paul Kristeller, « Between the Italian Renaissance and the French Enligh‐ tenment : Gabriel Naudé as an Editor », Renaissance Quarterly , 32, 1 (spring 1979), p.-41-72. 5 Voir Isabelle Moreau, « Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique , Paris, Champion, 2008, p. 1102-1104. Dans ses analyses, Moreau fait référence à l’article de Kristeller que nous venons de citer ainsi qu’à un article de Frédéric Gabriel (« Naudé éditeur, Naudé édité : questions périgraphiques et prosopographiques », Les Nouvelles de la République de Lettres , Naples) que nous n’avons malheureusement pas réussi à trouver. dont le président de Mesmes, président du Parlement, les cardinaux Bagni et Barberini, le cardinal Mazarin. Après la vente à l’encan pendant la Fronde de la bibliothèque qu’il avait ramassée pour Mazarin, il part en Suède (1652) pour se charger de la bibliothèque de la reine Christine. Il meurt sur le chemin de retour en France, où il avait été appelé par Mazarin, de retour au pouvoir, pour recomposer sa bibliothèque. En ce qui concerne son œuvre d’auteur, elle s’est organisée selon deux grands axes : d’une part des ouvrages qui traitent des écrits susceptibles d’être nuisibles en matière de politique ou de philosophie naturelle, d’autre part des ouvrages qui portent sur la constitution des bibliothèques ou d’une éducation essentiellement humaniste. La première catégorie est représentée par des écrits comme les Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix (1623), l’ Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625), l’ Addition à l’histoire de Louis XI , le Discours sur les diverses éruptions du Mont Vésuve (1632), les Considérations sur les coups d’État (1639), le Mascurat (1649). La deuxième catégorie inclut des œuvres comme l’ Avis pour dresser une bibliothèque (1627), la Bibliographia politica (1633), parue en traduction française sous le titre de La Bibliographie politique (1642), la Syntagma de studio liberali (1632) et la Syntagma de studio militari (1637). En outre, Naudé a également fait œuvre d’éditeur. À ce titre, malgré son érudition de type humaniste, il choisit de publier des auteurs italiens de son époque ou proches de son époque comme par exemple, Cardan ou Campanella 4 . Aussi agit-il comme un « passeur de savoir » qui est susceptible d’avoir influencé les Lumières françaises 5 . 1. Naudé - adversaire des ouvrages d’occultisme Au cours des années 1620, l’un des motifs qui revient à deux reprises sous la plume de Naudé qui est au début de sa carrière féconde, est représenté par le combat contre l’ésotérisme et les accusations de magie. En réaction contre l’émoi provoqué par la parution des manifestes des Rose-Croix, dans 66 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 6 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, Paris, François Julliot, 1623, p. 36. Dans toutes les références aux ouvrages de Naudé, nous gardons la ponctuation d’origine, mais nous en modernisons l’orthographe. 7 Ibid ., p. 20-21. Voir, à propos de l’image du labyrinthe, Isabelle Moreau, « Collections et bibliothèques selon Gabriel Naudé », dans Claudine Nédelec, dir., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités , Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 159-176 (OpenEdition Books, consulté le 12 février 2023). 8 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, p.-88. Voir aussi Furetière, Dictionnaire universel (1690), t. III, La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701, deuxième entrée « roman » : « aujourd’hui signifie les livres fabuleux, qui contiennent des histoires, ou des aventures d’amour, et de chevalerie, inventées pour divertir, et amuser agréablement les lecteurs-». 9 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, p.-65. 10 Idem . Voir aussi Furetière, Dictionnaire universel , t. I, op. cit ., deuxième entrée «-cruche-» : «-un homme bête et stupide, qui ne sait pas raisonner-». les Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix , il s’attaque aux promesses des Rose-Croix, dont la fascination suscitée parmi les masses contrebalance l’inconsistance des idées. Par exemple, pour s’attirer la bienveillance des autorités, ils n’ont pas scrupule à formuler les promesses les plus démesurées. Aussi prétendent-ils de posséder des trésors inépuisables, capables de procurer au souverain du Saint Empire Romain Germanique « plus d’or et d’argent » que le roi d’Espagne « n’en tire de revenu des Indes tant Orientales qu’Occidentales 6 ». Toujours est-il que les Rose-Croix ne peuvent valoir à leurs adeptes rien d’autre que la frustration de s’être laissé tromper. À travers un langage obscur, représenté par des « titres spécieux, triangles, et mystérieux Jéhovah », « logogriphes, paraboles, figures et métamorphoses », ils attirent leurs disciples dans un « labyrinthe » qui ne mène que vers la déception 7 . Au fond, à croire Naudé, les manifestes des Rose-croix sont comparables aux romans tels l’Amadis de Gaule qui séduisent leurs lecteurs à travers des aventures imaginaires 8 . Le public qui se laisse convaincre par les Rose-Croix se divise en deux catégories : les ignorants, qui admirent ce qu’ils ne comprennent pas et les individus qui, au moins en apparence, possèdent un certain savoir, mais en font mauvais usage. En ce qui concerne la dernière catégorie, elle est formée de personnes qui poursuivent des recherches inspirées par les manifestes des Rose-croix à l’instar des lecteurs des romans qui n’ont pas appris la leçon de Don Quichotte et sont en quête « des hasards et rencontres plus périlleuses 9 -». Cette quête d’aventure intellectuelle, vouée dès le début à l’échec, appartient à des « cruches studieuses et pédants mélancoliques 10 », à savoir des personnes qui disposent d’une certaine science, mais s’en servent à mauvais escient. Même s’ils semblent plus vraisemblables que d’autres par le passé, les pro‐ diges promis par les Rose-Croix font, en réalité, partie d’une longue suite de mys‐ Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 67 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 11 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, p.-19. 12 Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625) , Paris, Adrien Vlac, 1653, p.-93-94. 13 Ibid. , p.-94. tifications, parmi lesquelles Naudé compte à la fois des théories philosophiques, des fictions littéraires et des pseudo-sciences relevant de l’occultisme comme : « les préceptes des Stoïques, fictions des poètes, contes des fabulistes, mensonges des Amadis, niaiseries des romans, inepties des narrations lucianiques, ou impostures, jactances, superstitions et ignorances des chimistes, astrologues, magiciens et charlatans 11 -». La question de la charlatanerie réapparaît dans un autre ouvrage publié par Naudé qui s’intitule Apologie pour tous les grands personnages, qui ont été faussement soupçonnés de magie . Écrit à l’encontre du Nouveau jugement de ce qui a été dit et écrit pour et contre le livre de « La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps » (1625) du père Garasse, le livre de Naudé s’applique à innocenter les grands philosophes et inventeurs de l’histoire des accusations d’ésotérisme qui ont été formulées contre eux. Ce faisant, il traite également du sujet de la crédibilité des sciences occultes. Aussi s’attache-t-il à dévoiler les mécanismes qui sous-tendent la perpétuation de la tromperie sur laquelle repose l’hermétisme. Dans la pensée de Naudé, le foisonnement des livres de magie est le résultat du manque de rigueur qui régit leur rédaction. En l’absence des contraintes de contenu ou de structure représentées par les « préceptes », l’« ordre » ou la « méthode » et à la seule condition d’utiliser des termes énigmatiques, le champ de l’ésotérisme est ouvert à toutes les impostures, qui se matérialisent dans une « infinité de ces livres et traités mystérieux 12 ». Les individus qui, à cause de la faiblesse de leur esprit, se laissent duper et tombent dans le piège de ces livres, dont le prix compense la vacuité, sont victimes des «-trompeurs et charlatans 13 -». 2. Naudé - détracteur des libelles qui enflamment l’actualité politique Certes nuisibles, les livres d’occultisme provoquent néanmoins de moindres dégâts que d’autres ouvrages qui échauffent les masses et qui, de temps en temps, s’attaquent aux représentants du pouvoir. Dans le Marfore , le premier ouvrage qu’il publie, l’auteur productif que deviendra Naudé prend pour cible les auteurs des écrits contre le duc de Luynes, le favori du roi Louis XIII. Selon Naudé, ils sont semblables aux « grenouilles bourbeuses lesquelles ne font que coasser, interrompent le doux sommeil de la paix, par leurs importunes 68 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 clameurs 14 ». Guère aléatoire, la comparaison fait ressortir la qualité médiocre des pamphlets dirigés contre Luynes : aux grenouilles, qui peuvent aussi se référer aux modestes qualités littéraires des poètes et, par extension, auteurs qui écrivent contre le favori du roi, s’ajoute une épithète qui, dérivant de la bourbe, fait allusion à leur trivialité 15 . La principale récrimination de Naudé contre les auteurs des écrits contre Luynes participe du fait qu’ils cherchent à provoquer des troubles civils pour essayer d’en profiter : « leur dessein ne vise à autre but qu’à mutiner une populace, susciter de nouveaux troubles et remuements, brouiller les affaires et (comme les pêcheurs des anguilles) troubler l’État pour se hausser sur ses ruines, revêtir de ses dépouilles et enrichir par sa pauvreté 16 ». Le spectre de la guerre civile hantant les esprits depuis les guerres de religion rend suspecte toute tentative qui, en provoquant la révolte, risquerait de déstabiliser l’État. Le but irrémédiablement vicié des libelles ciblant Luynes s’appuie autant sur leur forme que sur leur argumentation qui, elle aussi, est profondément cor‐ rompue. Ainsi, les pamphlets blâmés par Naudé sont fondés sur des jugements arbitraires qui, loin d’être objectifs, varient selon les caprices du moment : « ils soutiennent le blanc être noir et rendent le blanc noir, haussent et baissent qui bon leur semble, donnent le tort à qui leur plaît, disent ce qui n’a été et jamais ne sera […] 17 ». La mauvaise qualité des écrits âprement critiqués par Naudé est visible dès le premier regard : « sans nom de l’auteur ou de la ville, et beaucoup moins de l’imprimeur 18 ». L’absence de toute information précise permettant de déterminer la paternité de l’ouvrage dispense de toute responsabilité concernant le contenu et ouvre la voie des distorsions les plus outrées de la réalité. Influencés par des ouvrages plus respectables, les libelles contre Luynes se présentent sous les aspects les plus divers, mêlant les genres d’inspiration humaniste qui reposent sur le dialogue ou la citation avec les genres judi‐ ciaire ou délibératif : « centons, colloques, avis, lettres, échos, harangues, remontrances 19 ». Toujours est-il qu’ils ramènent cette filiation on ne peut plus honorable à des formes des plus frustes. En effet, la popularité dont ils bénéficient et à laquelle, paradoxalement, contribuent aussi leur prix élevé et leur circulation en cachette, est loin d’être une preuve de leur valeur. La Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 69 14 Naudé, Le Marfore ou le discours contre les libelles , Paris, Louys Boulenger, 1620, p.-18. 15 Furetière, Dictionnaire universel , t. I, seconde entrée « bourbe » : « se dit figurément de la bassesse, et de toute sorte d’ordure » ; t. II, seconde entrée « grenouille » : « se dit figurément d’un méchant poète, qui a une verve importune-». 16 Gabriel Naudé, Le Marfore ou le discours contre les libelles , p.-8. 17 Idem . 18 Ibid ., p.-5. 19 Ibid ., p.-6. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 «-populasse rude ignorante et malpolie 20 » qui assure leur succès leur transmet aussi ses défauts. Par conséquent, ils ne pêchent pas seulement contre les bienséances, en manquant à l’« l’honnêteté publique », mais aussi en étant le résultat des passions incontrôlées et insensibles aux soucis de vérité ou de justice. La disculpation des puissants contre les accusations injustement formulées contre eux, qui risquent de perturber l’État, préoccupera de nouveau Naudé dans le contexte de troubles provoqués par la Fronde lorsque, une trentaine d’années après la publication du Marfore, il a déjà derrière lui une œuvre abondante. Plus précisément, dans un contexte où la guerre ne se porte pas seulement avec les armes mais aussi avec les plumes, il publie un ouvrage le plus souvent connu sous le titre abrégé de Mascurat , qui est aussi le nom de son personnage principal. Mazarinade sur les mazarinades, l’ouvrage de Naudé vise à réhabiliter le cardinal Mazarin contre la campagne de dénigrement dont il est victime. Bête noire qui attire la colère populaire accumulée dans un période historique contraignante, le cardinal n’est pourtant pas la première grande figure historique qui subit des calomnies. Avant lui, par exemple, malgré toutes ses vertus et toute la sympathie dont il avait bénéficié de la part du peuple, à cause des différentes cabales qui ont déchiré le pays à l’époque des guerres de religion, le roi Henri III est devenu un « Judas » et un « Antéchrist », dont le nom a été « renversé en cent mille façons honteuses », « dans un nombre infini de libelles 21 ». Son successeur, Henri IV, le « Père de la patrie » et « la gloire des rois de France », a néanmoins été obligé d’essuyer toutes les injures venant de la part d’une Ligue sur le point de s’éteindre. Aussi a-t-il été forcé de tolérer des insultes comme « Larron », «- Cadet ruiné -» ou «- Pauvre Carabin   22 -». En ce qui les concerne, les attaques qui ont pour cible Mazarin sont provo‐ quées par la cause habituelle des offenses contre les puissants, représentées par les sacrifices demandés de la part des particuliers en vue du bien commun, à laquelle s’ajoute une cause particulière, représentée par la xénophobie 23 . Par conséquent, le cardinal finit par être tenu coupable pour toutes les adversités que la France a subies au cours des quatre dernières décennies-: 70 Ioana Manea 20 Ibid ., p.-6. 21 Naudé, Jugement sur tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier , jusqu’à la déclaration du premier avril mil six cent quarante-neuf , s. l., s. n., [1650], p. 626-627, qui sera dès à présent évoqué sous le titre de Mascurat (édition disponible sur Gallica. URL-: https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k57698w.image). 22 Ibid ., p.-628. 23 Ibid ., p.-185-186. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 encore qu’il n’y ait que cinq ou six ans qu’il est dans le ministère, c’est néanmoins lui qui est cause de tous les désordres qui sont en France, voire même de ceux qui l’affligent depuis la mort d’Henri IV quoiqu’avec aussi peu de raison qu’en avait le lion, de reprocher à l’agneau dans la première fable de Phèdre, qu’il lui faisait boire de l’eau trouble 24 . Manifestement censée agrémenter le propos, la comparaison avec la fable de Phèdre contribue à faire ressortir à quel point le ministre est la cible des accusations forgées de toutes pièces, qui ne s’imposent qu’à cause du pouvoir despotique dont disposent ceux qui les formulent. Pour un regard objectif, dont le seul instrument est le « sens commun », il est facile de se rendre compte que les reproches contre le cardinal sont illégitimes. Du point de vue du contenu de ces incriminations, elles sont minées par leur caractère excessif, car « celui qui blâme toutes les actions d’un homme, comme on fait celles de Monsieur le Cardinal , ne mérite non plus d’être cru que s’il les approuvait toutes, parce qu’il n’y a rien de si bon en ce monde qui n’ait quelque exception, et rien de si mauvais qui ne mérite quelque louange 25 -». De plus, loin de se soutenir mutuellement, les accusations élaborées contre le ministre sont, en fait, de nature à se discréditer : puisqu’elles se contredisent les unes les autres, elles s’anéantissent réciproquement 26 . Défectueuses du point de vue du fonds et de la forme, les mazarinades faillissent à remplir les deux critères qui, selon Naudé, sont primordiaux pour un ouvrage, à savoir l’« adresse » ou la subtilité et le « jugement » ou le discernement 27 . Afin de mettre en relief leur inefficacité pour toutes les catégories concernées, à savoir leur public, leurs auteurs et leur cible, notre auteur se sert d’une métaphore culinaire, qui consiste à leur faire grief de n’être « bons ni à rôtir, ni à bouillir ». À l’instar des libelles condamnés dans le Marfore , la qualité déplorable des mazarinades blâmées dans le Mascurat s’explique par le public auquel elles s’adressent. Selon une autre métaphore culinaire, susceptible de faire allusion aux capacités de l’intellect d’assimiler des pensées plus raffinées, « ces raisonnements excèdent la portée de leurs esprits [lecteurs des mazarinades], lesquels aussi bien que leur estomac Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 71 24 Ibid ., p.-358. 25 Ibid ., p.-615. 26 Ibid ., p.-614. 27 Ibid. , p.-208. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 ne digèrent pas si facilement les viandes délicates, bien cuites et assaisonnées, que les grossières, et préparées comme l’on dit à la fourche 28 -». En conformité avec un autre thème déjà développé dans le Marfore , la déficience des mazarinades est évidente à première vue. Leur parution parfois anonyme est, à cause du manque de responsabilité pour le contenu, un signe de leur défaut qui peut, par exemple, consister soit à « être trop mal faits », soit à « ne débiter que des mensonges », soit à « être farcis de trop d’injures 29 ». De plus, parfois, lorsque l’imprimeur cherche, lui aussi, à profiter des lecteurs, les mazarinades sont imprimées de manière-à tromper le public non seulement à travers leur contenu, mais aussi à travers leur forme matérielle : imprimés « d’un gros et méchant caractère, tout plein de quadrats, d’espaces, […] sur un méchant papier, en petites formes, avec des pages blanches devant et derrière 30 ». La profusion des mazarinades s’explique par la facilité à les composer et à les publier. L’absence des règles ne simplifie pas seulement leur rédaction, mais aussi leur parution : puisqu’elles sont peu coûteuses à cause de l’absence de soin pour leur production typographique, leur publication et leur achat deviennent accessibles au plus grand nombre. Par conséquent, moins préoccupées par les prétendus torts du cardinal-ministre, les mazarinades deviennent, en réalité, un moyen d’augmenter les revenus, que les différents acteurs impliqués dans leur production n’hésitent pas à exploiter : « et néanmoins que font autre chose tous ces écrivains affamés, tous ces étaleurs de brochures, tous ces colporteurs et gazetiers de la médisance, et de la calomnie, que de s’enrichir aux dépens du plus innocent Ministre qui ait jamais été en France 31 -». Selon Naudé, malgré les grands services qu’il a rendus à l’État, Mazarin est la victime des passions populaires alimentées par des auteurs sans scrupules. Résultat des passions incontrôlées, son portrait esquissé par les pamphlets qui l’attaquent est susceptible de ressembler à une caricature, parce que ses moindres aspects sont noircis à l’extrême : « celle [l’envie] que l’on porte au Cardinal est encore aveuglée par tant d’autres passions, que ce n’est pas de merveille si elle fait d’une mouche un Éléphant, et si elle ne voit jamais les choses comme elles sont 32 ». Par ailleurs, en mettant à profit la crédulité des masses, qui 72 Ioana Manea 28 Ibid ., p. 675. À ce propos, nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Le Mascurat de Naudé : pédanterie burlesque pour ‘détromper’ du mauvais burlesque ? », dans Pratiques et formes littéraires 16-18. Cahiers du GADGES , Flavie Kerautret, dir., Rire des affaires du temps. L’actualité au prisme de rire (1560-1653) , 19 (2022) (https-: / / public ations-prairial.fr/ pratiques-et-formes-litteraires/ index.php-? id=427). 29 Naudé, Mascurat , p.-616. 30 Ibid ., p.-203-204. 31 Ibid ., p.-677-678. 32 Ibid ., p.-570-571. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 33 Ibid ., p.-668-669. 34 Voir Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVII e siècle , Paris, Champion, 2002, p.-219-220. 35 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix , p. 113. 36 Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie , p.-639-40. 37 Ibid ., p.-17. se laissent facilement embraser et ne discernent pas l’erreur fondamentale des calomnies qu’elles énoncent, les mazarinades ne sont pas néfastes seulement pour le cardinal, mais aussi pour l’État dont il est le représentant-: Mais néanmoins cette inclination qu’ont les hommes à croire facilement les choses physiques et naturelles , est bien moins dangereuse, que lorsqu’elle est appliquée aux morales et politiques ; et c’est aussi de celle-là que la plupart des tragédies les plus sanglantes, des histoires les plus funestes prennent leur argument 33 . Par ailleurs, dès le début de sa carrière littéraire foisonnante, Naudé s’est appliqué à mettre en relief le péril représenté par certaines idées obscures comme celles qui ont eu pour protagonistes les Rose-Croix et qui se sont diffusées avec facilité parmi la foule 34 . Aussi pense-t-il remplir son devoir de citoyen en se servant de sa plume pour les combattre : « j’ai cru que je ne pouvais mieux témoigner l’affection que j’ai toujours eue à la conservation de cette monarchie et tranquillité de notre royaume, que de vous enseigner […] le moyen de connaître et discerner la bonne monnaie d’avec la fausse 35 -». Par ailleurs, puisque l’érudition dont il dispose lui permet d’appréhender les liens entre le présent et le passé, l’écrivain fécond qu’est Naudé ne limite pas l’usage de sa pensée critique aux questions brûlantes de l’actualité, mais l’applique aussi à l’histoire envisagée dans son intégralité. À ce propos, dans l’Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie , il l’utilise pour innocenter les grands esprits qui, tout au long de l’histoire de l’humanité, en raison de leurs découvertes incompréhensibles pour les individus ordinaires, ont été injustement incriminés de complicités avec des entités diaboliques. Ce faisant, il met en relief le moment particulier de histoire où il se trouve, qui plus que jamais auparavant, est propice à « polir et aiguiser le jugement », à travers des grands bouleversements dont il est contemporain en matière de géographie, religion et science 36 . À croire Naudé, pour éliminer les non-sens qui contaminent l’histoire et nuisent à la réputation des plus brillants novateurs depuis l’Antiquité, la méthode à suivre consiste en premier lieu à remonter jusqu’à la source de l’erreur 37 . En deuxième lieu, après l’avoir identifiée, il faut l’analyser en tenant compte de son contexte Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 73 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 38 Ibid ., p.-18. 39 Ibid ., p.-636-8. 40 Ibid ., p.-637. 41 Ibid ., p.-606-607. 42 Ibid ., p.-607. 43 Ibid ., p.-16-17. constitué, par exemple, par le statut, les sympathies de l’auteur qui l’a commise et le moment où il a écrit. Ce faisant, il est nécessaire de garder à l’esprit que, mus par différents intérêts, les historiens n’écrivent presque jamais une histoire objective : « tous les historiens, réservés ceux qui sont parfaitement héroïques, ne nous représentent jamais les choses pures, mais les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur veulent faire prendre […] 38 -». L’identification de l’origine de l’erreur devrait se conjuguer avec la compré‐ hension des mécanismes qui ont rendu possible la dissémination des égarements dont certains discréditent les esprits les plus révolutionnaires de l’histoire. À ce titre, Naudé indique trois causes principales qui ont contribué à la propagation des fautes à propos de la croyance souvent aberrante en l’existence de la magie et des accusations qu’elle sous-tend. En premier lieu, les auteurs qui traitent de la magie et des magiciens se laissent mener par l’esprit grégaire et acceptent le consentement universel comme argument 39 . Aussi négligent-ils, selon un autre thème récurrent de l’œuvre abondante de Naudé, que « la plupart [des opinions communes et populaires] est d’ordinaire la pire » et que « le grand chemin battu trompe facilement 40 ». En deuxième lieu, par indolence intellectuelle et souci de confort, ils évitent les recherches laborieuses et, suivant l’opinion courante selon laquelle la renommée d’un auteur participe plutôt de la quantité que de la qualité ses écrits, ils compilent ce qui avait été dit avant eux, en se contentant de « transcrire religieusement et mot pour mot tout ce qui a été dit cent et cent fois par les autres 41 ». En troisième lieu, la tendance à rédiger des ouvrages à partir des éléments ramassés dans d’autres ouvrages est consolidée par une pratique intellectuelle qui privilégie la « polymathie » et consiste à « ramasser et recueillir tout ce que l’on peut dire, et ce qui s’est jamais dit sur le sujet que l’on entreprend de traiter 42 ». Sans doute, Naudé comprend l’ampleur des dégâts provoqués par les «-esprits moutoniques-du philosophe Huarto, qui comme les brebis de Cingar abandonnent volontairement la barque de la vérité, pour se précipiter les uns après les autres dans la mer du mensonge 43 ». Néanmoins, la faiblesse de l’histoire qui est obligée de se baser sur les ouvrages entachés d’erreurs de tels historiens n’est pas irréversible et peut être combattue par le 74 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 44 Voir Simone Mazauriac, « De la fable à la mystification politique : Naudé et l’autre regard sur l’histoire », dans Robert Damien et Yves-Charles Zarka, dir., Corpus , 35 (1999), Gabriel Naudé-: La politique et les mythes de l’histoire de France- : 73-88, p.-81-83. 45 Voir, par exemple, Bernard Teyssandier, « Histoire des lettres et tradition de l’erreur. De L’Avis pour dresser une bibliothèque de Naudé au Dictionnaire historique et critique de Bayle-», Littératures classiques , 86, 1 (2015)-: 115-131, p.-69. 46 Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , Paris, F. Targa, 1627, p.-36. 47 Voir Paul Nelles, « The Library as an Instrument of Discovery : Gabriel Naudé and the Uses of History », dans Donald R. Kelley, dir., History and the Disciplines. The Reclassification of Knowledge in Early Modern Europe , Rochester, University of Rochester Press, 1997: 41-60, p.-42. 48 Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , p.-64-65. 49 Ibid ., p.-68-70. « rationalisme critique » dont l’ Apologie représente la « mise en application immédiate 44 -». 3. Naudé - adepte d’une bibliothèque universelle- Toujours est-il que, malgré la critique qu’il formule à l’égard des opinions pernicieuses en matière de philosophie naturelle ou de politique, Naudé ne craint pas d’inclure les livres où elles sont développées dans son projet de bibliothèque. En effet, dans son Avis pour dresser une bibliothèque , qui représente un point de référence pour l’avènement de la bibliothéconomie 45 , il plaide pour une « bibliothèque universelle 46 ». La bibliothèque qu’il envisage est fondée sur une division de savoirs qui, en éliminant les hiérarchies, ouvre la voie vers une encyclopédie des sciences 47 . Ainsi, premièrement, dans la pensée de Naudé, la bibliothèque est censée contenir des livres dont la présence, à l’époque, était habituelle. Il s’agit là, par exemple, de diverses synthèses comme les « diction‐ naires, mélanges, diverses leçons, recueils de sentences, telles autres sortes de répertoires 48 » ou d’auteurs anciens, qui jouissaient d’un prestige incontestable depuis leur redécouverte par les humanistes. Deuxièmement, à l’écart de tout soupçon de pédantisme, la bibliothèque conçue par Naudé est ouverte vers le présent et ses principaux repères éditoriaux. Tout en se montrant favorable à l’inclusion dans la bibliothèque des ouvrages qui participent de la mode du moment 49 , il insiste sur la nécessité d’intégrer dans la bibliothèque des ouvrages témoignant des grandes découvertes scientifiques effectuées à l’époque. C’est pourquoi, à le croire, il serait aberrant de ne pas étoffer la bibliothèque en y incorporant, à côté des auteurs anciens consacrés, des novateurs de date récente. Il serait, par exemple, question, d’y ranger des philosophes naturalistes comme Pomponazzi ou Cremonini à côté des « vieux interprètes d’Aristote », des juristes comme Cujas ou Alciat à côté du Digeste, des mathématiciens comme Viette à Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 75 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 côté d’Euclide et d’Archimède, des philosophes comme Montaigne, Charron et Francis Bacon à côté de Sénèque et Plutarque, de médecins comme Cardan à côté de Galien et d’Avicenne, de savants comme Érasme et Casaubon à côté de Varron, d’historiens comme Guicciardini et Commynes à côté de Tite-Live et Tacite, de poètes comme le Tasse et l’Arioste à côté de Homère et de Virgile 50 . De plus, aux auteurs qui viennent d’être mentionnés et qui n’ont pas été toujours bien accueillis par les autorités ecclésiastiques, Naudé ne craint pas d’ajouter des ouvrages dont le danger, comme il l’a lui-même démontré ailleurs, ne fait aucun doute. Il s’agit là, par exemple, des livres qui traitent des sujets hermétiques comme l’art de Lulle, la pierre philosophale, les livres des hérésiarques, voire le Coran et le Talmud, « qui vomissent mille blasphèmes contre Jésus-Christ et notre religion 51 ». En englobant ces ouvrages comparables aux « serpents et vipères entre les autres animaux 52 », la bibliothèque de Naudé se transforme d’un réservoir passif du savoir dans un acteur qui prend activement part à la production du savoir 53 . Ainsi, grâce aux informations qu’elle renferme, elle rend possible une enquête historique qui aboutit à la refondation des disciplines sur des bases purgées d’erreur. Par ailleurs, Naudé aura l’occasion de mettre en application cette vision inclusive des ouvrages nocifs dans la bibliothèque qu’il créera pour Mazarin. À travers un dédoublement susceptible de consolider l’identité de son porte-parole fictionnel, dans le Mascurat , il évoque la bibliothèque qu’il a lui-même constituée pour le cardinal et qui contient également des mazarinades : « Naudé , qui n’est pas sorti de Paris pendant les troubles, afin, comme je crois, de conserver ladite bibliothèque, a été fort soigneux de les recueillir [les mazarinades] 54 ». Dans le cas des mazarinades, comme dans le cas des ouvrages d’occultisme, il faut les connaître pour pouvoir les réfuter 55 . De plus, la bibliothèque à laquelle il songe dans l’Avis pour dresser une bibliothèque peut également contribuer à l’enrichissement des disciplines auxquelles appartiennent certains des ouvrages qui sont, d’habitude, proscrits. Par exemple, après la mise à l’écart des passages problématiques, en raison de l’érudition de leurs auteurs, les livres des hérétiques peuvent s’avérer utiles pour la critique textuelle de l’Écriture Sainte 56 . 76 Ioana Manea 50 Ibid ., p.-74-76. 51 Ibid ., p. 55-60. Voir Nelles, « The Library as an Instrument of Discovery : Gabriel Naudé and the Uses of History-», p.-49. 52 Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , p.-56. 53 Voir Nelles, « The Library as an Instrument of Discovery : Gabriel Naudé and the Uses of History-», p.-41. 54 Naudé, Mascurat , p.-105. 55 Voir, par exemple, Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , p.-56. 56 Ibid ., p.-57-60. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 Sans doute, la bibliothèque dont Naudé nourrit le projet dans l’ Avis est sortie de son amour pour les livres et de sa foi en les bénéfices qu’ils peuvent procurer dont témoigne, entre autres, sa Syntagma de studio liberali , dont la traduction, intitulée Traité sur l’éducation humaniste , est parue seulement en 2009 57 . En outre, l’un des arguments dont il se sert dans l’ Addition à l’histoire de Louis XI, pour réhabiliter le roi qui donne son nom à l’ouvrage, participe du soin qu’il aurait eu pour l’agrandissement et le perfectionnement de la bibliothèque royale à travers le « plus grand nombre de volumes […] possible 58 ». Comme nous venons de voir, la bibliothèque que Naudé ébauche dans l’ Avis a une visée encyclopédique, qui défend l’utilité des ouvrages les plus variés. Aussi plaide-t-il pour l’inclusion dans la bibliothèque des ouvrages appartenant à des auteurs comme les disciples d’Avicenne qui, pour des raisons souvent frivoles, ont été injustement oubliés 59 . De plus, il argumente également en faveur des auteurs plus récents qui n’ont pas publié leurs ouvrages et qui, même s’ils ne bénéficient pas du prestige des auteurs de l’Antiquité, méritent d’avoir leurs manuscrits préservés dans des bibliothèques 60 . Ce faisant, il réserve néanmoins pour les manuscrits « de grande conséquence, ou prohibés et défendus » une place à part, « aux tablettes plus hautes » de la bibliothèque où, « sans aucun titre extérieur » pour éviter d’attirer l’attention, ils demeurent « éloignés tant de la main que de la vue » et ne peuvent être consultés qu’avec la collaboration du bibliothécaire 61 . En outre, il est lui-même susceptible de contribuer à augmenter la quantité de livres possiblement néfastes. C’est là le résultat de son ouvrage le plus sulfureux, les Considérations politiques sur les coups d’État , où il défend l’idée des actions politiques effectuées dans des situations extrêmes, qui restent cachées jusqu’au moment d’être accomplies et dont la légitimation suit la mise en application 62 . Tout en étant conscient du danger intrinsèque du dévoilement du nombre des infractions à la justice commune perpétrées par les hommes politiques au cours de l’histoire, il compare l’utilité de leur connaissance par les Grands à la connaissance des hérésies par les théologiens ou des venins par les médecins 63 . Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 77 57 Naudé, Œuvres complètes publiées sous la direction de Frédéric Gabriel, V. Traité sur l’éducation humaniste (1632-1633) , édition de Pascal Hummel, Paris, Classiques Garnier, 2009. 58 Naudé, Addition à l’histoire de Louis XI (1627), Paris, F. Targa, 1630, p.-79-80. 59 Ibid. , p.-88-89. 60 Ibid ., p.-91-95. 61 Ibid ., p.-142. 62 Voir, par exemple, Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État (1639), s. l., s. n., 1657, p.-103-105, p.-191-193. Voir aussi Cavaillé, Dis/ simulations, p . 262-263. 63 Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État , p.-13. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 * Sans doute, le plaidoyer de Naudé pour une bibliothèque universelle participe de ses propres intérêts encyclopédiques. Grand connaisseur de la culture de l’Antiquité gréco-romaine, il n’est pourtant pas indifférent aux novateurs récents, dont certains ont même suscité les soupçons des autorités ecclésiasti‐ ques. Ce faisant, il manifeste un intérêt particulier pour les ouvrages rares ou potentiellement nocifs. Résultat d’une plume féconde, son œuvre témoigne de sa culture encyclopédique à travers les exemples et les citations qui l’étoffent. En outre, sa production littéraire foisonnante argumente en faveur d’une histoire de disciplines qui n’est pas linéaire, car elle comprend aussi les erreurs et les chemins de travers représentés par les auteurs méconnus. La passion pour la polymathie qui informe son écriture abondante débouche sur une réflexion critique qui, elle aussi, contribue à l’augmentation du savoir. Bibliographie - I. Sources Furetière, Dictionnaire universel (1690), La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701. Naudé, Gabriel, Jugement sur tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier , jusqu’à la déclaration du premier avril mil six cent quarante-neuf , s. l., s. n., [1650], (édition disponible sur Gallica. URL-: https-: / / gallica.bnf.fr/ ark-: / 12148 / bpt6k57698w.image). — Considérations politiques sur les coups d’État (1639), s. l., s. n., 1657. — Addition à l’histoire de Louis XI (1627), Paris, F. Targa, 1630. — Avis pour dresser une bibliothèque , Paris, F. Targa, 1627. — Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625) , Paris, Adrien Vlac, 1653. — Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, Paris, François Julliot, 1623. — Le Marfore ou le discours contre les libelles , Paris, Louys Boulenger, 1620. - II. Études Bianchi, Lorenzo, « L’Avis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé : prolégomènes pour une bibliothèque libertine-? -», Littératures classiques , LXVI, 2 (2008), p.-133-142. Cavaillé, Jean-Pierre, Dis/ simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVII e siècle , Paris, Champion, 2002. Damien, Robert, «-Naudé, Gabriel-», dans Dictionnaire des philosophes français du XVII e 78 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 siècle , vol. I-II. Acteurs et réseaux de savoir, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 1251-1256. 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Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 79 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 1 Macbeth (William Shakespeare, Macbeth , dans Œuvres complètes de Shakespeare , trad. François Guizot, 8 volumes, Paris, Didier, 1864, t. II, acte I, scène vii). 2 Hélène Baby utilise ce terme dans ses « Observations » (dans Abbé d’Aubignac. La Pratique du théâtre , éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001-; réimpr. 2011, p.-600). 3 « […] S. M. établira une personne de probité et de capacité comme Directeur, Intendant, ou Grand Maître des Théâtres et des Jeux publics de France, qui aura soin que le Théâtre se maintienne en l’honnêteté, qui veillera sur les actions des Comédiens, et qui en rendra compte au Roi, pour y donner l’ordre nécessaire » (Abbé d’Aubignac, Projet pour le rétablissement du théâtre français , dans La Pratique du théâtre , p.-704). 4 Marie-Christine Pioffet, « Esquisse d’une poétique de l’allégorie à l’âge classique : la glose de l’abbé d’Aubignac-»,- Études littéraires ,-XLIII, 2 (2012)-: 109-128, p.-110. La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac Bernard J. Bourque University of New England (Australia) Je n'ai pour presser les flancs de mon projet d'autre éperon que cette ambition qui, s'élançant et se retournant sur elle-même, retombe sans cesse sur lui 1 .- Lorsque nous avons conçu l’idée d’un volume sur l’étude des auteurs prolifiques du Grand Siècle, c’est le nom de François Hédelin, abbé d’Aubignac qui nous est immédiatement venu à l’esprit. Cet auteur, souvent en conflit avec ses contem‐ porains, toucha à plusieurs genres dans sa tentative d’obtenir la reconnaissance en tant qu’écrivain doué et autorité littéraire. Critique et théoricien dramatique, il se voyait comme un « nouvel Aristote 2 » et avait l’ambition de devenir le grand maître des théâtres français 3 . Dramaturge, il essaya de démontrer qu’il pouvait aussi bien créer que critiquer. Romancier, il ne pouvait résister à l’envie de capitaliser sur la popularité des romans allégoriques, devenus une source de divertissement en compagnie. Auteur de traités, d’essais et de dissertations, il désirait établir sa réputation de « fin connaisseur des belles lettres 4 ». Cet article vise à examiner la plume infatigable de d’Aubignac et à démontrer que le moteur Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 5 Bernard J. Bourque, « Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût », Œuvres et Critiques , XLVI, 1 (2021)-: 69-84, p.-75. 6 D’Aubignac, La Pratique du théâtre , p.-338. 7 Ibid. , p.-60. de cette production abondante était étroitement lié au caractère ambitieux de l’abbé. Les paroles de Macbeth que nous avons citées en haut de cet article signifient que le personnage de Shakespeare est animé par un profond désir de pouvoir et d’avancement, mais que cette ambition n’est pas suffisante pour atteindre son objectif. Dans ce cas, il s’agit de l’assassinat du roi Duncan que Macbeth ne commet, en fin de compte, qu’à cause de l’insistance de Lady Macbeth. Établir une similitude entre d’Aubignac et Macbeth peut sembler tiré par les cheveux. Notre abbé, bien que querelleur, n’était pas enclin à la violence. Cependant, le point qui sera fait dans cet article est que la grande ambition de d’Aubignac de devenir admiré et respecté par le monde littéraire de son époque était le moteur de ses nombreuses publications. Cette soif de pouvoir et d’avancement l’amena à s’essayer aux différents genres, mais comme l’ambition de Macbeth, celle de d’Aubignac s’élança et se retourna sur elle-même sans atteindre son but. Nous l’avons déjà déclaré dans une étude publiée en 2021 : avec sa Pratique du théâtre , l’abbé d’Aubignac essaya de s’établir comme un nouvel Aristote, un Aristote nouveau et amélioré 5 . Tout en s’appuyant sur le grand maître pour attester de ses propres qualifications en tant que théoricien dramatique de premier ordre, d’Aubignac n’hésita pas à corriger le philosophe et à plonger dans des domaines non traités par l’Antiquité-: […] parlant du Vraisemblable, il [Aristote] écrit Qu’il est permis de supposer quelque chose contre la vraisemblance, pourvu que ce soit hors la fable , c’est-à-dire dans les choses qui se sont faites auparavant l’ouverture du Théâtre […], ce que je n’approuve pas 6 . On a traité fort au long l’Excellence du Poème Dramatique […]. C’est ce que j’appelle la Théorie du Théâtre. Mais pour les observations qu’il fallait faire sur ces premières Maximes, comme l’adresse de préparer les incidents, et de réunir les temps et les lieux, la Continuité de l’Action, la Liaison des Scènes, les Intervalles des Actes, et cent autres particularités, il ne nous en reste aucun Mémoire de l’Antiquité […]. Voilà ce que j’appelle la Pratique du Théâtre 7 . Dans La Pratique du théâtre , il blâma les pièces des dramaturges anciens pour les « erreurs » qui se trouvent dans leurs pièces. Plaute, Aristophane, Euripide, Sophocle, Térence et Eschyle tombèrent sous le regard critique de l’abbé 8 . 82 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 8 Voir, par exemple, les pages 92-93, 168-169, 208, 251, 335, 338 et 362 de La Pratique du théâtre . 9 Voir, par exemple, les pages 75, 128, 130, 284-287, 354 et 375 de La Pratique du théâtre . 10 Voir, par exemple, les pages 110, 120-121, 177-178, 197, 205, 424, 426, 432, 442, 455 et 466 de La Pratique du théâtre . 11 Baby, «-Introduction-», dans La Pratique du théâtre , p.-23. 12 D’Aubignac, La Pratique du théâtre , p.-66-67. 13 Ibid. , p.-127. 14 Voir notre article «-Abbé d’Aubignac-: prétendant au trône du goût-». Les commentateurs de l’Antiquité, tels que Lodovico Castelvetro, Antoine Riccoboni, Jules-César Scaliger, Daniel Heinsius, Gérard-Jean Vossius et le Père Jules-César Boulanger, furent eux aussi corrigés par d’Aubignac, notre auteur ayant voulu s’élever au-dessus de ces érudits 9 . Enfin, il identifia les défauts des dramaturges contemporains pour s’installer comme juge de leurs œuvres : Alexandre Hardy, Jean Rotrou, Balthasar Baro, le sieur de Saint-Germain, Tristan l’Hermite, La Calprenède et même le Grand Corneille furent la cible de ses commentaires critiques 10 . Il est incontestable que La Pratique du théâtre est une œuvre significative, surtout parce qu’elle reflète « la modernité d’un âge où précisément tous les efforts théoriques visent à réfuter l’argument d’autorité 11 ». Les condamnations de d’Aubignac de certains éléments des pièces antiques et contemporaines, ainsi que ses corrections d’Aristote et des commentateurs de l’Antiquité sont, selon l’abbé, fondées en raison-: […] je dis que les Règles du Théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. Elles ne sont pas établies sur l’exemple, mais sur le Jugement naturel. […] je ne veux proposer les Anciens pour modèle, qu’aux choses qu’ils ont fait [sic] raisonnablement 12 . Bien entendu, cette raison dont parle d’Aubignac est celle de l’abbé lui-même. Il s’agit d’un sens commun instruit « de ce que les hommes ont voulu faire sur le Théâtre, et de ce qu’il faut observer pour venir à bout 13 ». Avec sa Pratique du théâtre , d’Aubignac essaie d’impressionner ses pairs en faisant étalage de sa vaste connaissance de l’Antiquité et en critiquant les pièces antiques et contemporaines. Comme nous l’avons dit ailleurs, cette œuvre vise à avertir le royaume théâtral du Grand Siècle que l’abbé est le seul prétendant légitime au trône du goût 14 . Si d’Aubignac avait pu contrôler sa nature querelleuse, il aurait peut-être atteint son objectif d’être considéré comme le théoricien dramatique hors pair par ses contemporains. Après tout, l’ensemble du dix-septième siècle admira La Pratique du théâtre , comme l’affirme Hélène Baby-: La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 83 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 15 Baby, «-Introduction-», dans La Pratique du théâtre , p.-22. 16 D’Aubignac, La Pratique du théâtre , p.-248. 17 Pierre Corneille, lettre du 25 août 1660 à l’abbé de Pure, dans Corneille. Œuvres complètes , éd. Georges Couton, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1980-1987, t. III, p.-7. 18 Donneau de Visé avait sévèrement critiqué Sophonisbe quelques semaines avant sa défense de l’œuvre. Voir Jean Donneau de Visé, Critique de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille , dans Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine , éd. François Granet, 2 volumes, Paris, Gissey et Bordelet, 1739, t. I, p.-116-133. Comme l’affirme Charles Arnaud, « attaquer Corneille, c’était pour un débutant, un moyen sûr de faire du bruit et d’attirer l’attention ; mais le défendre, c’était bien plus glorieux » ( Les Théories dramatiques au XVII e siècle-: étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac , Paris, Picard, 1888-; réimpr. Genève, Slatkine, 1970, p.-303). Ainsi, Dacier, dans son Discours placé en tête de sa Poétique, l’appelait «-une suite et un supplément de la Poétique d’Aristote ». […] Dans sa Troisième réflexion sur Longin, Boileau écrit que d’Aubignac « était fort habile en poétique ». Chappuzeau observe que «-M. d’Aubignac a très bien écrit du théâtre-» et plaint «-ceux qui n’ont pas lu la Poétique de Scaliger et la Pratique du théâtre ». Même Donneau de Visé, qui n’aurait pas manqué de le faire savoir, n’a pas livré une seule critique contre cet ouvrage. […] Enfin l’accueil de la presse est favorable ; le Journal littéraire critique les passages sur les unités de lieu et de temps, mais conseille la lecture du livre et Le Parnasse français le recommande aussi 15 . Néanmoins, le Grand Corneille s’offusqua de l’ouvrage. Le « Maître de la Scène 16 » s’y sentit critiqué, et il répliqua avec trois Discours , sans même citer d’Aubignac, préparant le terrain pour la querelle de la Sophonisbe . Corneille, qui comprenait la nature ambitieuse et vindicative de l’auteur de La Pratique du théâtre , prévit que ses Discours allaient susciter une réaction négative de la part de l’abbé-: […] bien que je contredise quelquefois M. d’Aubignac et m[essieu]rs de l’Académie, je ne les nomme jamais, et ne parle non plus d’eux que s’ils n’avaient point parlé de moi. […] Derechef préparez-vous à être de mes protecteurs 17 . D’Aubignac, qui n’avait pas la peau dure et qui devait toujours avoir le dernier mot pour affirmer sa supériorité, publia deux dissertations pour critiquer Sophonisbe et Sertorius de Corneille. Agissant par opportunisme, Jean Donneau de Visé se posa en ardent défenseur de ces deux pièces, remplissant ses Défenses de paroles injurieuses contre l’abbé 18 . Croyant que Corneille était à l’origine de ces deux écrits, ou à tout le moins qu’il les approuva, d’Aubignac fit publier une dissertation sur Œdipe , accompagnée de la Quatrième dissertation où il se répandit en invectives contre le grand dramaturge 19 . Donneau de Visé répliqua à ces deux ouvrages par sa Défense d’Œdipe , où il continua ses railleries 84 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 19 Voir L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille , éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter, University of Exeter Press, 1995. 20 Voir Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe , éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2014. 21 Baby, «-Introduction-», dans- La Pratique du théâtre , p.-16. 22 La Pucelle d’Orléans fut mise en vers par Isaac de Benserade ou par Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière. La Cyminde ou les deux victimes fut mise en vers par Guillaume Colletet. Les deux pièces furent publiées à Paris chez Sommaville et Courbé en 1642. Selon Lancaster, La Pucelle d’Orléans en vers fut représentée à l’Hôtel de Bourgogne ou au Théâtre du Marais en 1641 ; La Cyminde en vers fut jouée au Palais Cardinal la même année (Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century , 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p.-357, 359, 361, 367). 23 S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne , 2 volumes, Paris, Nizet, 1970, t. II, p.-29. 24 Cité par Baby, «-Introduction-», dans La Pratique du théâtre , p.-15. impitoyables contre l’abbé 20 . Celui-ci sortit de la querelle de la Sophonisbe « ridiculisé et meurtri 21 ». Tout cela pour dire que malgré ses efforts de devenir le nouvel Aristote, d’Aubignac ne réussit qu’à nuire à sa réputation en s’attaquant à Corneille. Sa plume ambitieuse et vindicative créa l’effet inverse de ce qu’elle essayait de réaliser. Les ouvrages dramatiques de l’abbé réussirent encore moins à élever le profil littéraire de l’auteur. Composées à la même époque que La Pratique du théâtre , les trois pièces en prose tentèrent de démontrer que l’abbé était aussi bien capable de composer que de théoriser. L’auteur voulait sans doute impressionner le cardinal de Richelieu qui s’intéressait beaucoup au théâtre. Il est probable que La Pucelle d’Orléans et La Cyminde ou les deux victimes , publiées en 1642 chez François Targa, ne furent jamais jouées. Ces ouvrages dramatiques semblent avoir reçu peu d’attention au dix-septième siècle. D’Aubignac donna ces deux pièces à Richelieu qui les fit mettre en vers 22 . La troisième pièce, Zénobie , ne fut publiée qu’en 1647. Elle fit partie du répertoire de la troupe royale à l’Hôtel de Bourgogne entre 1642 et 1646 23 . L’accueil négatif ou mitigé réservé à ces œuvres ne réussit pas à renforcer la crédibilité de d’Aubignac dans le monde théâtral. En fait, les pièces furent utilisées par certains contemporains de l’abbé pour se moquer de l’auteur. À l’égard de Zénobie , le Grand Condé aurait dit-: Je suis bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote ; mais je ne puis pardonner à Aristote d’avoir fait faire une aussi mauvaise tragédie à l’abbé d’Aubignac 24 . La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 85 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 25 Jean Donneau de Visé, Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille , dans Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe , p.-41. 26 Jean Donneau de Visé, Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille , dans Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe , p.-89. 27 Abbé d’Aubignac, Quatrième dissertation concernant le poème dramatique : servant de réponse aux calomnies de M. Corneille , dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille , p. 138. Il s’agit probablement de Palène (1640) et de La Vraie Didon (1642) de François Le Métel, seigneur de Boisrobert, et de Manlius Torquatus (1662) de Marie-Catherine Desjardins. Voir Arnaud, Les Théories dramatiques , p.-272. 28 Le Martyre de S te Catherine , pièce en vers qui fut publiée à Caen en 1649, est souvent attribuée à d’Aubignac. Toutefois, il est invraisemblable que l’abbé en fût l’auteur. Il y a une forte accumulation de preuves que la paternité de la pièce appartient à St. Germain, l’auteur mystérieux du Grand Timoléon de Corinthe . Voir Bernard J. Bourque, « La Paternité du Martyre de S te Catherine (1649) », Papers on French Seventeenth Century Literature , XL, 78 (2013), p.-129-141. Jean Donneau de Visé déclara à l’égard de d’Aubignac-: Il a donné des règles qui lui ont été inutiles ; il n’a jamais su, ni faire de pièces achevées, ni en bien reprendre, ni même en faire faire à ceux qui ont pris de ses leçons 25 . S’adressant à l’abbé dans la Défense sur Sertorius , de Visé continua ses moque‐ ries-: Vous ajoutez dans le même endroit, sans aucune autre nécessité, que celle que vous vous êtes imposée de vous louer, que feu Monsieur le Comte de Fiesque avait coutume d’appeler votre Zénobie la femme de Cinna. Ce Héros n’aurait pas voulu répudier Émilie, pour l’épouser, le Parti n’aurait pas été égal, et ce fameux Romain serait bientôt demeuré veuf ; car il y a longtemps que Zénobie est dans le Tombeau, ou du moins que l’on n’en parle que comme d’une Héroïne qui n’est connue que dans l’Histoire, et non dans la Comédie que vous en avez faite 26 . En plus de ses trois tragédies, d’Aubignac collabora à la composition d’autres pièces. Les idées qu’il proposa aux dramaturges et sa contribution en prose ne furent pas appréciées-: On m’en a montré plusieurs dont j’ai dit mes sentiments qui n’ont pas été suivis ; j’ai donné l’ouverture de quelques sujets que l’on a fort mal disposés ; j’ai d’autrefois fait en prose jusqu’à deux ou trois Actes, mais l’impatience des Poètes ne pouvant pas souffrir que j’y misse la dernière main, et se présumant être assez forts pour achever sans mon secours, y a tout gâté 27 . L’emploi de la prose chez d’Aubignac fut une source d’embarras pour l’auteur 28 . Après tout, c’était l’époque où la forme versifiée était l’objet d’un sentiment de révérence, comme l’affirme Jacques Scherer-: 86 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 29 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France , Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p.-197. 30 Pierre Corneille, Discours des trois unités , dans Corneille. Œuvres complètes , t. III, p. 190. 31 Abbé d’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique , dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertation contre Corneille , p.-26. 32 Comme l’on pouvait s’y attendre, d’Aubignac nia avoir l’ambition de devenir le grand maître des théâtres. S’adressant à Donneau de Visé, il déclara : « J’avais bien d’autrefois dressé pour feu M. le Cardinal de Richelieu un projet de rétablissement de notre Théâtre, où j’ai parlé d’un Intendant d’où vous avez fripé et corrompu cette pensée. Mais qui vous a dit que j’aie jamais rien recherché de semblable ? à quel Ministre d’État l’ai-je demandée ? quel favori en ai-je importuné ? quels placets en ai-je présentés au Roi ? » ( Quatrième dissertation , p. 139). Il est certain que d’Aubignac se considérait comme un candidat de choix pour ce poste. On ne croit pas en général, avant La Motte, que la pièce de théâtre doive être en prose ; on se borne à tolérer qu’elle le soit, mais on préfère le vers. Il n’y a pas d’esthétique de la pièce en prose à l’époque classique 29 . La sensibilité de d’Aubignac quant à son manque de talent de versificateur se manifesta lorsque Corneille, en 1660, lança le défi suivant aux critiques-: Il est facile aux spéculatifs d’être sévères, mais, s’ils voulaient donner dix, ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles, encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auraient reconnu par l’expérience, quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre 30 . Bien que les remarques de Corneille se rapportent à la difficulté de respecter les trois unités, en particulier celle de lieu, d’Aubignac se mit tout de suite sur la défensive concernant ses propres talents de versificateur-: Ce n’est pas que M. Corneille puisse absolument faire agir sa maxime erronée contre moi ; car vous savez, Madame que j’ai quelque connaissance de la Poésie, et que quand il me plaît, je fais des vers qui ne déplairaient pas au Théâtre. […] Enfin pour ne pas m’étendre sur la considération de mon intérêt, je ferai des vers quand il me plaira 31 . Le désir de d’Aubignac de devenir le grand maître des théâtres français ne fut pas soutenu par sa production dramatique. Ses pièces médiocres et son utilisation de la prose firent de lui une cible facile pour ses adversaires. De nouveau, la plume ambitieuse de l’abbé ne joua pas en sa faveur 32 . Alors que d’Aubignac fut bien connu dans le monde des lettres de son époque, cela n’était pas suffisant pour être accueilli en tant que membre de l’Académie française, fondée par Richelieu en 1635. Il se présenta en 1640, mais fut refusé apparemment à cause de sa critique de Roxanne (1640) de Jean Desmarets de Saint-Sorlin, « où il blâmait le goût de Son Éminence et de Mme d’Aiguillon La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 87 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 33 Jean Chapelain, lettre du 13 juillet 1640 à Jean-Louis Guez de Balzac, dans Lettres de Jean Chapelain , publiées par Ph. Tamisez de Larroque, 2 volumes, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-1883, t. I, p. 663. Selon Donneau de Visé, la pièce en question était Mirame (1641) ( Défense du Sertorius , p.-143). 34 Voir Charles-Louis Livet, Précieux et précieuses, caractères et mœurs littéraires du XVII e siècle , Paris, Welter, 1895 ; rééd. Cœuvres-et-Valsery, Ressouvenances, 2001, p. 203. Voir aussi Josephine de Boer, « Men’s Literary Circles in Paris, 1610-1660 », Publications of the Modern Language Association of America , LIII, 3 (1938)-: 730-780, p.-775-778. 35 Donneau de Visé, Défense du Sertorius , p.-139. 36 Baby, «-Introduction-», dans La Pratique du théâtre , p.-16. 37 Arnaud, Les Théories dramatiques , p.-76. qui l’avaient estimée 33 ». Au lieu de se résigner à ce sort, l’abbé décida de créer sa propre Académie, vraisemblablement en 1654, qu’il nomma l’Académie des Belles-Lettres. Sa plume ambitieuse essaya vainement d’obtenir des Lettres patentes pour transformer cette société en Académie Royale, rédigeant le Discours au Roi pour l’établissement d’une seconde Académie dans la Ville de Paris . L’ouvrage fut publié en 1664, bien que le privilège soit du 26 janvier 1656 34 . La tentative d’élever cette seconde Académie n’aboutit qu’à la dérision-: Donneau de Visé la baptisa «-l’Académie des Allégoriques 35 -». Ayant perdu une grande partie de son prestige dans le monde théâtral de son époque et voulant « retrouver une autorité perdue 36 », l’abbé décida de s’essayer à la composition de romans. En 1654, il publia son Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coquetterie , roman que Madeleine de Scudéry prétendit être un plagiat de sa Carte de Tendre (1656) qui courait en manuscrit. L’œuvre de d’Aubignac est une description satirique et allégorique des gens avec lesquels l’auteur s’était associé au fil des ans. Elle est dépourvue d’intrigue réelle, ne fournissant essentiellement qu’une description d’une île isolée et des caractéristiques et des pratiques de ses habitants. Comme le souligne Arnaud, le roman est destiné à amuser ceux qui sont satirisés et à être apprécié dans les salons littéraires qui sont eux-mêmes l’objet de la satire-: Cette relation est en effet le tableau de la vie mondaine fait par un mondain qui la pratique, mais qui la juge, une satire peu méchante, moins propre à châtier des coupables qu’à les faire sourire, mais à leur dépens ; c’est un sermon pour alcôve, enveloppé et enguirlandé d’allégories et d’amabilités 37 . Bien que le roman attirât une certaine attention du vivant de l’auteur, en raison de la querelle avec Madeleine de Scudéry, l’insuccès de l’œuvre fut retentissant. En 1659, la plume infatigable de l’abbé rédigea la Lettre d’Ariste à Cléonte , contenant une apologie de-l’ Histoire du temps , à laquelle Madeleine de Scudéry décida de ne pas répondre. 88 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 38 Voir Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes , éd. MM. Monmerqué, de Chateaugiron et Taschereau, 6 volumes, Paris, Levavasseur, 1834-1835, t. VI, p.-349. 39 D’Aubignac, « Observations nécessaires pour l’intelligence de cette allégorie », dans Macarise, ou la Reine des îles infortunées, histoire allégorique contenant la philosophie morale des stoïques sous le voile de plusieurs aventures agréables en forme de roman , 2 volumes, Paris, Du Brueil, 1664, t. I, p.-168, 170. 40 Baby, «-Introduction-», dans La Pratique du théâtre , p.-16. 41 Voir Lise Leibacher-Ouvrard, « L’Envers de l’écrit : romans et paratexte chez d’Aubi‐ gnac-», Revue d’Histoire littéraire de la France , XC, 2 (1990)-: 147-164, p.-160. 42 Tallemant des Réaux, Historiettes , t. VI, p.-215. 43 Ibid. , t. VI, p.-216. 44 Ibid. , t. VI, p.-217. 45 Les déclarations exagérées prennent la forme de prose, de vers, de sonnets, de madri‐ gaux et d’épigrammes. Deux séries de versets sont en latin. Sans se laisser décourager par le manque de succès de son premier roman, d’Aubignac fit paraître, en 1663, Macarise, ou la Reine des îles fortunées , roman allégorique traitant de la philosophie morale des stoïques. L’abbé fit imprimer cette œuvre à ses dépens 38 . Le premier volume est suivi de quatre sections de notes explicatives, comprenant 225 pages. Dans l’une de ces sections, l’auteur explique que son élève, le duc de Fronsac, avait demandé un livre qui résumerait tous les principes de la science morale afin de le guider dans ses diverses entreprises. Une autre section fournit un synopsis de 120 pages de la philosophie des stoïciens, notes destinées à faciliter la lecture du roman. En outre, il y a une section de 54 pages dans laquelle d’Aubignac critique les différents types de romans — historiques, imaginaires et contemporains — et indique comment il entend éviter les défauts de chacun. Les notes explicatives comportent également un tableau alphabétique qui décode les différentes allégories utilisées dans le premier volume du roman. Selon l’abbé, « les lettres, les cartels, les devises sont parfaitement allégoriques […]. Les noms ont tous rapport au sens allégorique 39 ». Comme on peut le voir, la plume ambitieuse de d’Aubignac n’était pas du genre à couper les coins ronds. Macarise est un roman « saturé de clés 40 » et chargé de références savantes et de considérations doctrinales 41 . Tallemant des Réaux déclara à l’égard de l’auteur que c’était « le diable qui le poussa de mettre au jour son roman allégorique de la philosophie des Stoïciens 42 » et que l’œuvre est « mal écrit 43 » et « ne se vend point 44 ». D’Aubignac réussit à convaincre dix-sept de ses contemporains d’écrire des déclarations élogieuses sur sa création, qu’il publia à la fin du premier volume 45 . L’un des contributeurs, le grammairien et lexicographe français Jules-César Richelet, révéla plus tard à l’abbé que sa déclaration était fausse-: La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 89 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 46 Voir Tallemant des Réaux, Historiettes , t. VI, p.-220. 47 Nicolas Boileau-Despréaux, lettre du 9 avril 1702 à Claude Brossette, dans Boileau. Œuvres complètes , éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966, p.-663-664. 48 Le portrait est par le célèbre graveur Gilles Rousselet. Les vers sont signés Anchemant. Selon Tallemant des Réaux, c’est un pseudonyme du frère de d’Aubignac ( Historiettes , t. VI, p.-216). 49 Livet, Précieux et précieuses , p.-196. Hédelin, c’est à tort que tu te plains de moi-; N’ai-je pas loué ton ouvrage-? Pouvais-je faire plus pour toi, Que de rendre un faux témoignage 46 -? Dans une lettre à Claude Brossette, Nicolas Boileau-Despréaux avoua qu’il avait composé une épigramme pour l’œuvre mais que, heureusement, il l’avait portée à d’Aubignac trop tard, et elle n’y fut pas mise 47 . Pour vanter ses propres talents d’homme de lettres doué, l’abbé fit placer un portrait de lui-même au début de l’œuvre, accompagné des vers suivants-: Il a mille vertus, il connaît les beaux-arts-; Il étoffe l’Envie à ses pieds abattue, Et Rome à son mérite, au siècle des Césars, Au-lieu de cette image eût fait une statue 48 . L’insuccès retentissant de ses deux premiers romans n’empêcha pas d’Aubignac de poursuivre sa carrière de romancier. Car en plus d’être ambitieuse, la plume de l’abbé était aussi résiliente. Quelque mois après la publication de son deuxième roman, l’auteur fit paraître Aristandre, ou l’histoire interrompue , fragment de la suite de Macarise . Cette œuvre engendra la même réaction indifférente du public 49 . En 1667, d’Aubignac publia Le Roman des lettres , une collection de lettres courtes et souvent sans lien écrites et reçues par un personnage nommé Ariste. Cette correspondance est destinée à être le véhicule de narration du roman. L’œuvre comporte des éléments autobiographiques. La première partie du roman est fictive, bien qu’elle soit vaguement basée sur les expériences mondaines de la jeunesse de l’auteur. Dans la seconde partie, d’Aubignac décida de fusionner fiction et réalité, s’associant au personnage principal en utilisant une grande partie de sa propre correspondance et en insérant des références à certaines de ses propres ouvrages. L’œuvre est soit un exemple de roman autobiographique, dans lequel l’intrigue est basée sur la vie de l’auteur, mais avec des éléments fictifs ajoutés, soit le produit de la fictionalisation de soi dans laquelle l’histoire est essentiellement imaginaire 50 . D’Aubignac semble être le 90 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 50 Voir les ouvrages suivants : Bernard J. Bourque, All the Abbé’s Women. Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac , Tübingen, Narr, 2015, p. 88-93 ; Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique , Paris, Seuil, 1975, p. 26 ; François Hédelin, abbé d’Aubignac, Le Roman des lettres , éd. Giovanna Malquori Fondi, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1989. 51 Abbé d’Aubignac, Amelonde. Histoire de notre temps, où l’on voit qu’une honnête femme est heureuse quand elle suit un conseil sage et vertueux , Paris, Loyson, 1669, p.-12. 52 Des descriptions similaires de femmes idéalisées se trouvent aussi dans Les Portraits égarés que d’Aubignac publia en 1660. Dans cet ouvrage, d’Aubignac écrit les portraits de cinq femmes, dont une certaine Laodamie, à qui l’œuvre est dédiée. narrateur qui se présente comme le personnage de cadre Cléonce — « autant illustre par la modération de sa vie, que par l’excellence de ses ouvrages » — qui se présente ensuite comme l’ingénieux et le vertueux Ariste. Bref, il s’agit d’une autopromotion éhontée de la part de l’abbé. Le roman attira peu d’attention du monde des lettres et du public. Sans se laisser intimider par son échec en tant que romancier, d’Aubignac publia un autre roman en 1669 : Amelonde . Le sous-titre fournit un résumé précis du thème de l’œuvre : Histoire de notre temps, où l’on voit qu’une honnête femme est heureuse quand elle suit un conseil sage et vertueux . Le personnage principal est décrit comme « une femme d’honneur, mal traitée de la fortune, et qui malgré toutes ses disgrâces est demeurée invincible à tous les ennemis de sa gloire 51 -». Ces ennemis sont les hommes qui essaient de séduire la jeune femme mariée. Après la mort de son époux, Amelonde se cloître parmi les religieuses carmélites afin de sauvegarder sa vertu et sa bonne réputation. Rien n’indique que ce roman fut un succès. Avec cette œuvre, d’Aubignac essaya de s’imposer comme un connaisseur des femmes. Car en plus de ses règles sur le théâtre, le domaine d’expertise autoproclamé de l’abbé était la femme héroïque et la femme de la société polie: comment elles devraient se comporter, comment elles devraient être vues et où elles devraient appartenir dans l’ensemble des choses 52 . La plume ambitieuse de d’Aubignac se manifesta également sous la forme de traités, d’essais et de dissertations sur une variété de sujets, écrits destinés à rehausser la réputation de l’abbé en tant qu’intellectuel et érudit de premier ordre. Notre auteur commença assez jeune, publiant son Traité des Satyres, brutes, monstres et démons en 1627 à l’âge de 23 ans. Il s’agit d’une étude des monstres et des demi-dieux de la mythologie grecque. La conclusion est que les satyres ne sont que des singes. En 1640, d’Aubignac publia son Discours sur la troisième comédie de Térence , ouvrage qui déclencha une querelle avec Gilles Ménage au sujet de la durée de temps dans l’ Heautontimoroumenos de Térence. Cela fut suivi, en 1656, de la publication de Térence justifié . En 1666, d’Aubignac publia ses Conseils d’Ariste à Célimène , traité qui offre des recommandations La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 91 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 53 Ses mots font partie du titre de l’ouvrage. 54 Livet, Précieux et précieuses , p.-210. 55 Chapelain, lettre du 15 mai 1659 à Nicolas Heinsius, dans Lettres de Jean Chapelain , t. II, p.-37. à une jeune femme « sur les moyens de conserver sa réputation 53 ». Son paradigme du sexe féminin dans ce manuel d’instruction est enraciné dans la vision traditionnelle de la femme comme la créature innocente et vulnérable que les hommes cherchent sans relâche à séduire en utilisant une variété de méthodes, en particulier celle de la tromperie. L’ouvrage constitue un plan pour la protection de la vertu féminine, dont le roman Amelonde , publié un an après, sert à démontrer l’efficacité. Toujours en 1666, l’abbé publia son Discours sur la condamnation des théâtres dans lequel il soutint que les représentations dramatiques ne devraient pas être condamnées pourvu qu’elles soient honnêtes et modestes. En 1671, il fit paraître ses Essais d’éloquence chrétienne , dédiés à l’archevêque de Paris, François de Harlay de Champvallon. Son ouvrage Conjectures académiques ou Dissertations sur l’Iliade , qui met en doute l’existence de Homère, fut publié en 1715, bien qu’il fût probablement écrit vers 1664. C’est aussi dans les années 1660 que la plume vindicative de d’Aubignac fit des modifications au texte de La Pratique du théâtre , enlevant toutes les remarques élogieuses au sujet de Corneille. * Comme l’affirme Charles-Louis Livet à l’égard de l’abbé d’Aubignac, « que n’avait-il pas fait pour se conserver dans le souvenir de la postérité 54 ! » Critique et théoricien dramatique, dramaturge, romancier, auteur de traités, d’essais et de dissertations, François Hédelin avait la mission d’être connu et d’être célébré. Sa plume ambitieuse, vindicative et résiliente créa un grand nombre d’œuvres destinées à impressionner le monde des lettres. Cependant, comme dramaturge et romancier, notre auteur fut ridiculisé. L’adversaire du Grand Corneille et de l’opportuniste Donneau de Visé, l’abbé se laissa entraîner dans une querelle dont il sortit meurtri et moqué. Jean Chapelain dit de lui que « c’est l’homme le plus emporté et le plus violent dans les siennes [les passions] que vous ayez jamais connu 55 ». L’ambition de d’Aubignac de devenir le grand maître des théâtres français et de transformer son Académie des Belles-Lettres en Académie Royale ne fut pas réalisée. Sa soif de pouvoir et d’avancement l’amena à s’impliquer dans divers domaines et à vanter ses propres talents d’homme de lettres doué. Seule sa Pratique du théâtre attira pour lui le genre d’attention dont il rêvait. Ses différents traités, essais et dissertations - ouvrages sur des sujets érudits et mondains - ne contribuèrent guère à solidifier son importance dans le monde 92 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 des lettres. Nous en concluons que comme l’ambition de Macbeth, celle de l’abbé d’Aubignac s’élança et se retourna sur elle-même sans accomplir sa mission. Bibliographie - I. Œuvres de d’Aubignac Amelonde. Histoire de notre temps, où l’on voit qu’une honnête femme est heureuse quand elle suit un conseil sage et vertueux , Paris, Loyson et Loyson, 1669. Aristandre, ou l’Histoire interrompue , Paris, Jacques du Brueil, 1664. Conjectures académiques, ou Dissertation sur L’Iliade , Paris, Fournier, 1715. Les Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation , Paris, Pépingué, 1666. La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose , Paris, Targa, 1642-; dans Abbé d’Aubignac. Pièces en prose , éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2012, p.-135-211. Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. Envoyées à Madame la duchesse de R *** , Paris, Jacques du Brueil, 1663-; dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille , éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter, University of Exeter Press, 1995, p.-1-68. Discours académique sur l’éloquence , Paris, Armand Colin, 1668. Discours au Roi sur l’établissement d’une seconde académie dans la ville de Paris , Paris, Du Brueil et Collet, 1664. Discours sur la troisième comédie de Térence intitulée Heautontimoroumenos, contre ceux qui pensent qu’elle n’est pas dans les règles anciennes du poème dramatique , Paris, Camusat, 1640. Dissertation sur la condamnation des théâtres , Paris, Pépingué, 1666. Essais d’éloquence chrétienne , Paris, Couterot, 1671. Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coquetterie, extraite du dernier voyage des Hollandais aux Indes du Levant , Paris, Sercy, 1654. Lettre d’Ariste à Cléonte, contenant l’apologie de l’«-Histoire du temps-» ou la défense du «-Royaume de Coquetterie-» , Paris, Langlois, 1659-; dans Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires dans la littérature narrative de langue française, 1605-1711 , éd. Marie-Christine Pioffet, Paris, Hermann, 2013. Macarise, ou la Reine des Îles Fortunées, histoire allégorique contenant la philosophie morale des stoïques sous le voile de plusieurs aventures agréables en forme de roman , Paris, Du Brueil et Collet, 1664-; réimpr. Genève, Slatkine Reprints, 1979. Les Portraits égarés , Paris, Bienfait, 1660. La Pratique du théâtre , Paris, Sommaville, 1657 ; éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011. La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 93 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose , Paris, Targa, 1642-; dans Abbé d’Aubignac. Pièces en prose , éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2012, p.-29-133. Quatrième dissertation concernant le poème dramatique, servant de réponse aux calomnies de M. Corneille , dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille , éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter, University of Exeter Press, 1995, p.-115-145. Le Roman des lettres-: dédié à son altesse royale Mademoiselle , Paris, Loyson, 1667-; éd.-Giovanna Malquori Fondi, Tübingen, Papers on French Seventeenth Literature, 1989. Des Satyres, brutes, monstres et démons, de leur nature et adoration , Paris, Liseux, 1888. Térence justifié ou Deux dissertations concernant l’art du théâtre , Paris, De Luynes, 1656. Troisième dissertation concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille, intitulée l’Œdipe. Envoyée à Madame la duchesse de R*** , dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille , éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter, University of Exeter Press, 1995, p.-69-113. Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique , Paris, Courbé, 1647-; dans Abbé d’Aubignac. Pièces en prose , éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2012, p.-213-327. - II. Sources Boileau-Despréaux, Nicolas, Œuvres complètes , éd. 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La plume ambitieuse de l’abbé d’Aubignac 95 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0006 Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser XLVI, 2 Lire et raconter comme remède en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper Fascicule présent XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard J. Bourque Prochain fascicule XLVIII, 2 Textes poétiques méconnus du début du XX e siècle Coordonnateurs : Philippe Richard, Odile Hamot ISBN 978-3-381-10791-9