Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2023
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XLVIII, 2 Poètes oubliés au début du XX e siècle Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateurs du fascicule Odile Hamot et Philippe Richard Mais le poète devient alors surtout un praticien du verbe. Le XX e siècle qui vient de s’achever a exploré toutes les voies de la déconstruction générique, idéelle, auctoriale, au profit du privilège donné au verbal, dans toute sa prégnance linguistique, confinant parfois, parallèlement à la peinture, à l’abstraction purement sonore et rythmique. Le blanc interstitiel, le substantif économe de qualificatif, la parataxe plutôt que la complexité syntaxique, la totale liberté formelle par-delà strophes et cadences comptées, le poids du noir posé sur la blancheur du papier, le refus du lyrisme, la place donnée aux choses plutôt qu’aux êtres ont occupé largement - et continuent d’occuper - les pensées des milieux poétiques. […] Cela n’empêche pas certains d’ailleurs de conserver la visibilité sociale du poète, qu’il s’agisse d’assumer la fonction d’intellectuel agissant par le verbe sur les destinées collectives ou d’adopter la simplicité familière du langage pour toucher la foule d’anonymes fraternels. Lise Sabourin, « L’éloge du poète face à la modernité », dans Alain Génetiot (dir.), L’éloge lyrique, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, « Collection du CEMLA », 2008, p. 440-41. XLV III , 2 Poètes oubliés au début du XX e siècle Abonnements 1 an : € 8 5 ,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e M ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 9 78-3-381-11121-3 (Print) ISBN 978-3-381-11122-0 (ePDF) Sommaire O dile H amOt et P HiliPPe R icHaRd Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 a ntOine de R Osny André Suarès, poète en 1900 : variations sur l’esthétique du lied . . . . . . . . . . 11 e ddie B Reuil Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 a ntOine P iantOni Henri Franck, aventurier de l’arche perdue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 n icOlas F agueR L’histoire de Joseph chez Péguy : une lectio divina en plein bourgonnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 P HiliPPe R icHaRd De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix : l’écriture de Bremond d’Ars . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 m ikaël l ugan Les Litanies de la mer : la Répoétique en question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 P ieRRe -É lOi m OReau Présence réelle de la poésie : le poème en prose dans Le Temps retrouvé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 P ieRRe -É lOi m OReau et P HiliPPe R icHaRd Les paysages d’une âme : introduction à la poésie d’Alain-Fournier . . . . . . . 133 d Ominique m illet -g ÉRaRd Wladimir Weidlé admirateur de Claudel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0000 1 Camille Mauclair, « Trois prosateurs lyriques français », La Semaine littéraire [4 février 1911-; n° 892 / 19 e année], p.-49-53. Introduction Odile Hamot et Philippe Richard En février 1911, dans une causerie littéraire assez dense qui occupe alors neuf grandes colonnes de journal, Camille Mauclair affirme sans détour que « si l’on veut réellement savoir ce qu’est la vie intellectuelle militante d’un pays, il est bon de rechercher, en dehors des hommes choyés par la réputation, les [auteurs] isolés qui méritent la gloire » 1 . Joignant l’assertion à la démonstration, le critique entreprend alors de promouvoir trois auteurs lyriques français (Suarès, Claudel et Saint-Pol-Roux) afin de les sauver d’un aveuglement analytique célébrant parfois de bons auteurs pour mieux laisser dans l’ombre de beaux poètes. Si l’on ne travaillait effectivement que les écrivains réputés dont la valeur se trouve déjà bien établie, on manquerait nécessairement les textes qui n’ont certes pas vocation à la gloire mais qui « ont reçu en partage l’originalité foncière, l’indépendance obstinée, le refus natif de toute concession et de toute poncivité, la passion de l’art et l’intégrité de conscience ». Afin de nous accorder avec Mauclair pour reconnaître à sa suite qu’« il y a donc beaucoup de gens instruits, intelligents et délicats qui lisent ces trois auteurs, gardent précieusement leurs livres dans leur bibliothèque au coin privilégié, s’alimentent de leur pensée et les considèrent comme infiniment plus sérieux, plus beaux et plus passionnants que M. Marcel Prévost », nous nous proposons donc d’étudier en ce bref volume quelques poètes de la première moitié du XX e siècle que la critique universitaire a souvent négligés au point qu’ils se trouvent aujourd’hui presque oubliés. Mais ne convient-il pas alors de commencer par se demander ce que l’on attend au juste en littérature (puisque c’est naturellement cet horizon d’attente qui canonise ou non les œuvres) afin de ne pas en venir à considérer étourdiment tout auteur oublié comme un génie délaissé (puisque la valeur se discerne évidemment par l’advenue d’un projet esthétique toujours capable de toucher les êtres)-? Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 2 François Ouellet, « Méconnus faute de mieux », Études littéraires [printemps 2005 ; n° 3 / 36 e volume : « D’un écrivain l’autre : quelques méconnus du XX e siècle et leurs références-»], p.-7-12. 3 Roland Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », Le Degré zéro de l’écriture , Paris, Seuil, coll. «-Pierres vives-», 1953, p.-17-29. 4 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [1972], Paris, Gallimard, coll. «-Tel-» (trad. Claude Maillard), 1978, p.-143-144. 5 Charles Baudelaire, « Marceline Desbordes-Valmore », Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains [1861], Œuvres complètes , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade-» [II], p.-146-147. S’il est possible de réhabiliter un écrivain en appréciant la pratique intertex‐ tuelle qui est la sienne parce qu’elle lui permet de dialoguer avec la littérature commune 2 ou en estimant le choix stylistique qui est le sien parce qu’il lui permet d’incarner une mythologie propre 3 , on s’accordera surtout sur le fait que l’œuvre artistique demeure capable d’épouser les trois voies cruciales que sont la poiesis , qui « dépouille le monde extérieur de ce qu’il a d’étranger [et] en fait son œuvre propre », l’ aisthesis , qui « rend à la connaissance intuitive ses droits contre le privilège accordé traditionnellement à la connaissance conceptuelle », et la catharsis , qui dégage l’être « des liens qui l’enchaînent aux intérêts de la vie pratique » 4 . Or, même lorsque le texte emprunte ces voies sur un mode assez mineur ou par une musique plutôt grise, il communie toujours à l’éclat poétique dont la littérature est le nom (sans forcément bouleverser notre vision du monde mais en nous offrant réellement quelques traits de grâce et d’apaisement au cœur d’un univers bouleversé). Ne serait-il pas injuste de n’attendre de la littérature que des tableaux de maîtres lorsqu’elle peut également nous offrir de belles esquisses - si intéressantes à suivre et à toucher du doigt ? Baudelaire le savait déjà, qui évoquait en ces termes la poésie de Marceline Desbordes-Valmore : Il est vrai que si vous prenez le temps de remarquer tout ce qui lui manque de ce qui peut s’acquérir par le travail, sa grandeur se trouvera singulièrement diminuée ; mais au moment même où vous vous sentirez le plus impatienté et désolé par sa négligence, par le cahot, par le trouble, que vous prenez, vous, homme réfléchi et toujours responsable, pour un parti pris de paresse, une beauté soudaine, inattendue, non égalable, se dresse, et vous voilà enlevé irrésistiblement au fond du ciel poétique. […] On a dit que Mme Valmore, dont les premières poésies datent déjà de fort loin (1818), avait été de notre temps rapidement oubliée. Oubliée par qui, je vous prie ? Par ceux-là qui, ne sentant rien, ne peuvent se souvenir de rien 5 . Sans lui imposer telle ou telle norme a priori , il est en effet permis d’apprécier une œuvre pour l’éclat de ses saillies, loin de tout dogmatisme ou de tout esthétisme, en louant ainsi les minores quand ils élargissent à l’aventure notre sensibilité et 6 Odile Hamot et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 6 Bruno Curatolo, Paul Renard et François Ouellet, Romans exhumés (1910-1960) - Contribution à l’histoire littéraire du XX e siècle , Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2014 (les auteurs proposés là sont Paul-Jean Toulet, Claude Anet, Emmanuel Debousquet, Maurice Magre, Jean Schlumberger, Luc Durtrain, Antonine Coullet-Tessier, Simone Téry, Renée Dunan, Jeanne Galzy, Fernand Fleuret, Jacques Spitz, Léon Bopp, Jean Vaudal, Jean Proal, René Laporte, Boris Schreiber, et Léon Aréga). notre bonté. Il est donc très clair que les poètes de l’ombre, comme le soutenait Mauclair au début du siècle dernier, peuvent authentiquement gagner à être écoutés lorsque leur travail est probe et que leur invention est vive. Le présent volume se propose dès lors, en une approche résolument dé‐ pourvue de toute ambition d’exhaustivité, de faire (re)découvrir certains poètes oubliés ou méconnus qui ont œuvré durant le premier tiers du XX e siècle, non pour les magnifier par un contrepied systématique des décrets de la postérité, mais pour offrir au lecteur bénévole l’occasion d’un déplacement de ses regards vers des contrées inattendues. Il fait sien le désir qu’un éclair aventureux puisse rejoindre notre temps, susciter quelques désirs, ouvrir des perspectives. On signalera par ailleurs que la série « minores » de la Revue des lettres modernes pourra donner de plus amples informations à ceux qui voudraient approfondir les choix de la critique et que l’ouvrage Romans exhumés (1910-1960) - Contribution à l’histoire littéraire du XX e siècle saura associer le genre romanesque à l’entreprise ici présentée 6 . Neuf écrivains seront ici présentés. Leur notoriété respective n’est certes pas identique : certains sont demeurés dans l’ombre d’une gloire qui se refuse opiniâtrement, aujourd’hui encore-; d’autres, jouissant de la reconnaissance de quelques happy few , circulent malaisément dans les limbes où se retrouvent les « auteurs méconnus » ; d’autres en revanche sont des personnalités de premier plan de la littérature française, mais ont laissé dans le secret une part de leur œuvre, qu’il importe à présent de mettre au jour. L’ambition du volume, qui ne cache guère son aspiration au plaisir du texte, exigeait qu’une grande liberté d’approche soit laissée aux commentateurs. Toutes les démarches ont donc été accueillies - philologique, thématique, stylistique… - car elles contribuent à la constitution d’un kaléidoscope critique susceptible de rendre efficacement compte de la diversité et de la richesse de ces œuvres de l’ombre. Antoine de Rosny expose le travail d’André Suarès en relation avec l’esthé‐ tique musicale du lied allemand. Par une étude strophique approfondie, il souligne ainsi cet effort de composition entièrement focalisé par la recherche du rythme, loin de toute autre norme contraignante et lancinante, qui se fait jeu Introduction 7 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 aérien avec le verbe. Il donne également à lire huit poèmes inédits datant de la période 1898-1899 et réunis sous le titre des « Lais de la Primevère ». C’est à Germain Nouveau, voué le plus souvent aux recoins de la biographie rimbaldienne et plus volontiers tenu pour un auteur du XIX e siècle, que s’intéresse Eddie Breuil. Il jette un éclairage précis sur l’histoire tourmentée du dernier poème de l’auteur, l’ Ave Maris Stella , paru en 1912, pour en examiner les implications religieuses et personnelles. La lecture de Saint Bernard permet ainsi de comprendre l’inspiration singulière du poète (dont la biographie se trouve simultanément éclairée lorsque s’impose là une poétique de l’humilité) et d’explorer la genèse inquiète d’un travail de publication. Cette même année 1912, meurt à Paris un jeune poète à peu près inconnu, Henri Franck. Antoine Piantoni choisit de mettre en lumière le travail entrepris dans l’unique œuvre de ce jeune Normalien, La Danse devant l’Arche , restée inachevée, en regard d’une profonde volonté de régénération d’une époque marquée par une crise multiforme. À travers une triple quête, mystique, politique et poétique, l’écrivain fait de son œuvre une chorale amicale cheminant vers une forme particulière d’unanimisme en laquelle le divin sert l’union entre les êtres. Quelques semaines seulement après la disparition d’Henri Franck, en avril 1912, Charles Péguy publie Le Mystère des saints Innocents dont Nicolas Faguer se propose d’étudier un épisode, l’appel à l’histoire de Joseph, pour mettre en lumière la relation entre les échos bibliques enchâssés et les récitations à plusieurs voix qui font de sa poésie une vraie lectio divina . La transparence des personnages donne en effet la clé d’un éthos d’émerveillement qui devient vite un éthos de tendresse. Philippe Richard présente le travail d’un poète totalement oublié, mais dont le premier recueil obtint en 1921 le grand prix de l’Académie française, Eusèbe de Bremond d’Ars. L’étude, qui s’attache à mettre au jour le déploiement d’une riche intertextualité poétique, montre comment l’écrivain compose ses textes grâce à une innutrition réelle qui transpose le roman huysmansien pour en acclimater les mots ou les images à l’espace d’un texte versifié sur la cathédrale chartraine. Mikaël Lugan s’intéresse pour sa part à une œuvre très peu étudiée de Saint-Pol-Roux, Les Litanies de la mer , une symphonie verbale écrite en 1920 en hommage aux pêcheurs de Camaret, en Bretagne. Par ce poème simultané et polyphonique, l’œuvre échappe à la fixité de l’écriture et célèbre le Verbe qui obsède alors la méditation théologique et poétique de son auteur, qui livre ainsi un visage très différent de celui de « maître de l’image » auquel on le réduit souvent. 8 Odile Hamot et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 Pierre-Éloi Moreau relit le travail de Marcel Proust grâce à la formule du poème en prose : à chaque étape du roman et pour chacun de ses modes d’expression se trouve mise en lumière la stylisation du travail de l’écriture qui renouvelle l’approche de l’esthétique proustienne en sa dimension poétique. C’est à Alain-Fournier et à son recueil si méconnu Miracles que s’intéressent encore Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard. On y découvre un ton singulier, moins ébauche du Grand Meaulnes , comme l’a cru Jacques Rivière, que litanie à la mort, par laquelle s’approfondit l’œuvre entière. La beauté de certaines trouvailles y est proprement ravissante. Dominique Millet-Gérard éclaire enfin le travail de Wladimir Weidlé, poète issu de l’émigration russe à Paris et grand admirateur de Claudel avec lequel il fut en relation, par la présentation de deux de ses textes ; ces derniers constituent des essais de transposition en russe de la fameuse tentative claudélienne de trouver une voie nouvelle entre le vers libre et l’alexandrin. Introduction 9 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 1 Airs , Paris, Mercure de France, 1900 ; Images de la grandeur , Paris, Jouaust, 1901. Parallèlement est publiée en revue la « Sonate d’Alceste » ( L’Ermitage , 1901, vol. II, p.-128-135), vestige d’un recueil inachevé de Sonates . André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied Antoine de Rosny Parler d’« André Suarès, poète en 1900 » semble une gageure : non seulement son œuvre poétique, restée confidentielle malgré son abondance et sa variété, demeure la part la plus obscure de son immense production littéraire, mais en 1900, Suarès, âgé de 32 ans, est encore un écrivain presque invisible ; les rares livres publiés, peu diffusés, n’ont pas permis au jeune Marseillais, installé depuis 1897 en région parisienne, de se faire connaître. Si ses proches ont lu son drame Les Pèlerins d’Emmaüs , ses Lettres d’un solitaire , voire ses portraits de Wagner et de Tolstoï, pour le monde littéraire de l’époque Suarès n’est rien, ou si peu, et en tout cas certainement pas un poète, puisqu’il n’a fait alors paraître aucun recueil. Dès lors, pourquoi s’intéresser à cet aspect-là de son œuvre, au seuil du nouveau siècle-? Il faut tout d’abord rappeler qu’en 1900, Suarès œuvre dans le secret depuis une dizaine d’années, et qu’au fil des ans, il a accumulé (sans rien réussir à achever vraiment) un nombre considérable de projets littéraires-: des ébauches de roman, des livres de réflexions, et puis, surtout, des textes dramatiques et poétiques, par centaines - en sorte que les rares titres publiés en 1900 ne sont qu’un reflet très imparfait de l’activité créatrice déployée par le jeune homme depuis sa sortie de l’École Normale Supérieure en 1889. Il faut ensuite préciser que l’année 1900-1901 se présente comme un tournant important dans la production poétique de Suarès, parce qu’après des années de labeur infructueux paraissent coup sur coup deux recueils imposants qui donnent soudain à son auteur une visibilité dans le monde des lettres comme poète : Airs et Images de la grandeur 1 . Que se passe-t-il donc au tournant du siècle dans la production poétique pour que celui-ci, enfin, cesse d’écrire dans l’ombre-? Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 2 Antoine de Rosny, La Culture classique d’André Suarès , Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-139-155. La question se justifie d’autant plus qu’à cette époque, Suarès nourrit encore l’espoir de gagner un jour les lauriers poétiques auxquels il aspire : il est encore loin d’imaginer que c’est par des portraits littéraires et des récits de voyage qu’il deviendra célèbre. Imprégné de culture classique, pétri de symbolisme et habité, comme beaucoup de poètes de sa génération, par l’exigence de musicalité, il rêve d’apporter sa pierre à l’édifice de la création poétique alors en plein renouvellement. Les influences les plus diverses s’agitent dans son esprit ; Baudelaire, Verlaine et Mallarmé y ont une place de choix, ce qui n’est guère original ; mais Suarès, grand lecteur de revues, est aussi attentif à la constellation des poètes plus ou moins connus de sa génération. La question est de savoir s’il peut se faire une place dans ce foisonnement créatif riche en évolutions : son souci est de ce point de vue moins d’être moderne qu’original. De fait, depuis dix ans, Suarès a déjà tenté plusieurs expériences poétiques. Des Récitatifs aux sonates de Psyché martyre , des Peines d’amour à Attiques , ses premiers recueils sont caractérisés par une étonnante variété : variété des pratiques d’écriture (vers réguliers ou vers libres, poèmes indépendants ou liés), des inspirations (mythologie grecque, christianisme, monde moderne), des modèles littéraires (odes de Pindare, liturgie des heures, opéras wagnériens, poésie symboliste) - au point que l’aspect frénétique de ces expérimentations semble la cause même de l’incapacité de l’auteur à trouver sa voie propre et donc à produire une œuvre digne d’être publiée. Que dire, et comment l’exprimer de façon nouvelle sans tourner complètement le dos à la tradition-? Au moment où, en 1900, Suarès trouve enfin une solution éditoriale à ses années de recherche, il semble acquis que ses exigences esthétiques se résument aux points suivants : la quête de musicalité, la recherche de formules strophiques et métriques privilégiant les ressources rythmiques plutôt que la régularité formelle, une inspiration marquée par un lyrisme exigeant où s’affirme la quête d’une grandeur morale et philosophique. Or après l’aventure des sonates 2 , c’est dans celle du lied que Suarès semble trouver la meilleure façon de conjuguer ces exigences : du recueil Airs (écrit vers 1895-1897) aux Lais et Sônes (en grande partie écrits entre 1898 et 1905) en passant par des projets contenus dans des carnets inédits rédigés juste avant 1900, le lecteur découvre cette manière qu’a Suarès de s’approprier une esthétique poético-musicale héritée du romantisme et revisitée par le symbolisme. En quoi consiste cette aventure du lied suarésien ? Et à quels résultats Suarès parvient-il-? 12 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 3 Division des recueils en livres, patronage grec, indications liminaires et finales. 4 Images de la grandeur est, par sa genèse, antérieur à Airs : il a été rédigé vers 1895-1896. Il est composé de poèmes en versets, qui tendent parfois au poème en prose. Pour des raisons à la fois chronologiques et esthétiques il ne sera donc pas question ici de ce recueil. 5 Yves-Alain Favre a présenté et édité cette petite correspondance entre le poète et l’éditeur ; cf . « Les relations de Suarès avec le Mercure de France », Étoile-Absinthe , n°-7-8, 1980, p.-16-32. 6 Lettre inédite à Jean Suarès de février 1900 citée par Christian Liger dans Les Débuts d’André Suarès (thèse dactylographiée), Montpellier, 1969, vol. I I , p.-237. Les premiers lieder-: Airs (1895-1897-; public. 1900) Premier recueil publié de Suarès, Airs porte sur la couverture la date de 1900, mais l’achevé d’imprimer est de 1901, ce qui en fait le jumeau des Images de la grandeur , autre recueil à voir le jour. Gémellité en réalité trompeuse, puisque, malgré des similitudes apparentes 3 , tout oppose l’esthétique légère et musicale de l’un et l’esthétique plus rhétorique et picturale de l’autre - preuve que Suarès menait de front des écritures poétiques différentes 4 . Après des années de tâtonnements, et grâce à l’aide amicale de Maurice Pottecher, actionnaire au Mercure de France, autant qu’à l’appui financier de son frère Jean, Suarès trouve donc une solution éditoriale. En marge des tractations techniques avec Alfred Vallette, directeur du Mercure de France 5 , il livre à son frère Jean l’état d’esprit qui l’anime-: Le nombre et la variété des rythmes est très considérable. […] C’est une poésie nouvelle en France, - toute du cœur, et où les hautes idées elles-mêmes s’offrent sous la forme naïve du sentiment. […] Le volume sera gros-: il y a 97 pièces de vers ou lieder 6 . Le titre Airs , l’appellation concurrente de lieder et l’insistance mise sur l’idée de rythme confirment l’obsession esthétique d’une musicalité choisie comme moyen privilégié d’expression lyrique. Le poème « Soupir », encore intitulé « De la musique sur toute chose », revendique sans ambiguïté l’« Art poétique » verlainien, malgré ses vers pairs : on se demande d’ailleurs pourquoi ce poème programmatique, fidèle vitrine des intentions de l’auteur, n’a pas été placé en tête de recueil mais au seuil du livre III . Airs est-il conforme aux intentions annoncées ? Un premier examen nous met en présence d’un recueil répondant à une certaine sophistication structurelle et typographique, preuve que la quête d’une écriture musicale n’est pas le seul souci de l’auteur. Quatre-vingt-dix-sept poèmes, répartis en cinq livres titrés, suivent deux numérotations concurrentes (en chiffres arabes et en chiffres romains) qui s’expliquent par la présence de poèmes formant séries. Une lettre à André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 13 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 7 À titre d’exemple : les poèmes liminaires des livres I I I et I V sont présentés dans la table à la fin des poèmes du livre V . De même, on se demande pourquoi le « Chant du veilleur dans le phare » (livre IV) ne figure pas dans la série des « Chants du veilleur » du livre I I . Cf . aussi infra , note 10. 8 Edmond Duméril, Le lied allemand et ses traductions poétiques en France , Paris, Honoré Champion, 1934. Vallette trahit la difficulté des composeurs à suivre les indications du poète sur les épreuves, ce qui semble justifier les quelques bizarreries structurelles que révèle la confrontation du recueil et de sa table 7 . Indépendamment des difficultés posées par cette préciosité formelle, la question se pose de l’héritage thématique du lied allemand 8 . Le parcours proposé paraît à vrai dire peu lié à l’expression traditionnelle du rapport du poète au monde surnaturel à travers l’observation subjective de la nature. Les cinq livres font se succéder d’abord des décors très contrastés (antiques dans le livre I , bretons dans le livre II ) pour aborder ensuite des thèmes plus intimes : le livre III évoque, notamment à travers le motif floral, différentes situations sentimentales ; dans le livre IV apparaissent des motifs déjà conclusifs : le soir, l’adieu, la nuit, le silence, exprimés à travers une diversité de chants (air, comptine, berceuse) ; le livre final reprend et mêle plusieurs des thèmes précédents-: la mythologie, les fleurs, le soir, la mer. Il n’est pas aisé de rendre compte de l’unité d’un recueil qui donne souvent l’impression de juxtaposer plusieurs viviers d’inspirations différentes. La pein‐ ture du moi domine cependant et donne à l’ensemble sa cohésion cachée : à travers le masque du sphinx ou de César, à travers la contemplation d’un paysage ou les plaintes d’un amant, le poète exprime les grandes pensées et les sentiments qui l’habitent - solitude orgueilleuse face au reste du monde, aspiration à l’éternité, tentation passagère de l’amour, fuite dans le rêve face à l’inéluctable mort, fragilité de la grandeur stoïque. On reconnaît bien des aspects que l’auteur décline parallèlement - mais avec plus de lourdeur rhétorique - dans Images de la grandeur et plus tard dans Voici l’homme . En réalité, ce n’est pas tant sur le fond que sur la forme que mise Suarès, et le choix du titre Airs doit sans cesse rappeler que la matière n’est qu’un prétexte à décliner la manière. De même qu’il annonçait fièrement à son frère Jean l’invention de rythmes variés lors de l’achèvement du recueil, de même c’est sur ce critère qu’il juge déjà négativement son œuvre, un an et demi après, dans une lettre à Romain Rolland-: J’ai, peut-être, 300 autres lieder dans les papiers : Hé bien, je suis bien loin d’avoir choisi les meilleurs ; je ne dis pas que j’ai fait choix des pires, non ; mais des plus anciens 14 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 9 Lettre inédite à Romain Rolland du 9 juin 1901, citée par Yves-Alain Favre dans La-Recherche de la grandeur dans l’œuvre de Suarès , Paris, Klincksieck, 1978, p.-134. […] Depuis ce temps-là, je suis arrivé à une forme entièrement libre et nouvelle ; il y en a déjà quelques exemples dans les Airs -: le rythme domine absolument 9 . Comment donc définir le lied suarésien, dont l’esthétique semble évoluer d’année en année ? Suarès s’inscrit-il dans la tradition de ces courtes pièces chantées dont Schumann ou Schubert ont écrit la musique ? ou des poèmes de Goethe mis en musique, qu’il apprécie tant ? A-t-il en tête les lieder des recueils de Catulle Mendès ou de Gustave Kahn ? Ou encore les Douze chansons de Maeterlinck ? Suarès n’a laissé aucune indication à ce sujet ; mais il est certain que le recueil joue volontiers avec des formes poético-musicales (comptines et chansons, berceuses et rondes) et qu’il cherche une musicalité propre par différents procédés. À défaut de trouver une recette unique, et suivant en cela la souplesse offerte par le lied, Suarès rédige des poèmes aux formes assez libres, dans lesquelles l’esclavage des lois métriques cède volontiers la place à des variations rythmiques plus ou moins audacieuses. De ce point de vue, trois catégories se dégagent. D’abord, celle, minoritaire, des poèmes réguliers : c’est le cas des trois sonnets du recueil (ils font presque office d’intrus), mais aussi des pièces consacrées à César dans le livre I (constituées tour à tour de quatrains d’heptasyllabes, d’hexasyllabes et d’octosyllabes). Ensuite - catégorie la plus représentée - celle des poèmes jouant sur d’incessantes variations strophiques et métriques : mélange de tercets, de quatrains et de quintils, alternant mètres pairs et impairs selon des combinaisons parfois déroutantes. « Hors d’haleine » ( V ) suit par exemple le schéma suivant-: Quatrain (9/ 8/ 9/ 9) Je suis comme un champ couvert de givre, - dans la morne attente du jour : - Ô rends-moi, rends amour pour amour, - mon âme, si tu veux que je vive… - - Quintil (9/ 9/ 8/ 12/ 9) Aime-moi. Je suis triste et me hais ; - Je souffre du dégoût de la vie, - - d’une égale et profonde envie - de tomber où je suis, et d’aller où je vais.. - Aime-moi, mon amour, je te prie. - - Quintil (9/ 8/ 9/ 9/ 9) Ou mon terrible cœur bat trop fort, - ou bien il ne bat plus qu’à peine : André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 15 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 son dégoût va plus loin que la peine : - c’est un sombre appétit de la mort… - Aime-moi, sauve-moi de la haine. - - Quintil (9/ 9/ 12/ 9/ 9) Je ne puis te donner que la mer, - - une âme violente et profonde : - Je ne puis rien t’ouvrir que le séjour amer - d’une prison au centre du monde, - que battent les vents du large et l’onde. - - Sizain (9/ 9/ 9/ 8/ 8/ 9 Ô suis-moi dans la nuit de ma tour.. - je suis seul, si tu ne veux me suivre,.. - je suis comme un roc couvert de givre - dans la morne attente du jour.. - Rends-moi, rends amour pour amour, - mon âme, à fin que je puisse vivre. Vers pairs et impairs se trouvent mêlés, et la proximité des octosyllabes et des ennéasyllabes rend subtils les effets de rythme, d’autant qu’à deux reprises vient s’immiscer un alexandrin. Parfois les effets sont plus tranchés mais non moins surprenants : le poème « Pluie en mer » ( XXXII ), par exemple, s’achève, après trois quatrains d’hexasyllabes, par un tercet de trisyllabes (« Vers les bords / Vers les bords / du tombeau »). Dans plusieurs poèmes, strophes isométriques et hétérométriques se trouvent mêlées. L’ampleur lyrique passe souvent par le choix d’un accroissement volumétrique des strophes. Parfois, c’est l’irruption d’un vers très court qui surprend, comme dans « La Brise » ( XLIII ), d’allure pourtant régulière en apparence : dans le troisième quintil, un vers de deux syllabes s’invite dans les octosyllabes et les tétrasyllabes, et la logique hétérométrique change. Quant à la dernière catégorie, à nouveau peu représentée, elle correspond aux exemples de versification nouvelle auxquels Suarès fait allusion dans la lettre à Rolland, et qui sera l’esthétique privilégiée des Lais et Sônes : citons les poèmes «- Fugit irreparabile tempus -» ( L VIII ), «-Oraison du prince-» ( L XXX ), «-Les Pauvres-» ( LXXXVI ) ou encore « Prière au seul puissant » ( X C I ), pièces à strophes hétérométriques plus longues que les strophes traditionnelles, et dont la liberté rythmique est plus grande encore-: nous y reviendrons. L’importance accordée aux vers courts et à une certaine souplesse rythmique dans une majorité des pièces du recueil rend très étrange la présence du seul 16 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 10 Nouvel exemple de bizarrerie sinon d’erreur : « La Beauté » est référencé XX, 2 dans le livre, mais XXI dans la table des matières (sous le titre « Beauté », sans article). Les indications se contredisent aussi s’agissant du dernier poème de ce livre I («-L’ode sereine-»). sonnet d’alexandrins (« La Beauté » 10 ), d’allure très pesante par contraste. Mais en marge de maladresses structurelles ou de lourdeurs diverses, Airs présente des réussites qui auraient mérité plus d’attention que le silence assourdissant dont la critique littéraire a accompagné la publication du recueil. Certaines originalités typographiques agrémentent avec bonheur les recherches rythmi‐ ques sensibles dans chacun des cinq livres, preuve que l’écriture suarésienne ne se limite pas à la seule quête de musicalité. Citons la présence aléatoire d’une majuscule en tête de vers, forme de désacralisation propre à l’héritage néo-symboliste (en revanche, la rime n’est pas touchée et la question du vers libre n’est jamais vraiment posée). Citons également, dans un poème du livre II (« Le calme de la mer », XXIX ), la création tout à fait originale d’espaces au sein même des vers, sortes de pauses musicales au cœur des portées de mots ; tentative isolée, dont nous ne connaissons pas d’équivalent. En voici la première strophe-: C’est le calme infini de la mer.. sans bornes, sur l’espace, l’espace.. c’est le ciel, et c’est le souffle amer de ce qui passe On aura noté le choix d’une ponctuation inhabituelle (les deux points de suspension) et d’un grand retrait du tétrasyllabe final (l’auteur affectionne dans Airs ces grands alinéas). C’est donc avec un recueil riche en expérimentations diverses que Suarès se fait connaître comme poète. Sans prétendre à quelque modernité d’avant-garde que ce soit, ces expérimentations, tout en s’inscrivant dans le paysage poétique du néo-symbolisme qui essaime alors en France, peuvent être saluées comme autant de tentatives de libérer l’expression lyrique du carcan des règles tradi‐ tionnelles : c’est une musicalité particulière des idées et des sentiments que recherche Suarès, qui se fonde pour cela sur les ressources propres aux rythmes et aux sonorités. Le lied, ou «-air-», est une formule cependant évolutive, et sur la voie d’une poésie susceptible d’exprimer la musique du cœur, le poète n’a pas fini d’avancer. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 17 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 11 Nous nous limitons ici à l’évocation de trois carnets, mais il faudrait parler aussi des recueils inédits comme Le Réveil (60 poèmes, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet) et Lieds (90 poèmes, Bibliothèque Ceccano). 12 Les Élégies de Verlaine paraissent en 1893, les Épigrammes en 1894. 13 Une quinzaine de titres de sections existent, difficiles à concilier avec les références aux élégies et aux épigrammes. Par exemple, le poème «-Lie-» est à la fois le cinquième de la série «-Mélancholie-» et la dixième élégie du livre I … Le réservoir des carnets 58, 97 et 98-; Poèmes de la brume (1898-1900) Comme on l’a lu dans la lettre à Rolland citée plus haut, les cent poèmes d’ Airs ne sont en réalité qu’une sélection opérée dans un immense réservoir de textes inlassablement alimenté au fil des jours. Si de nombreux poèmes ont été brûlés ou perdus, il en existe des vestiges importants dans les carnets inédits conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. On y découvre des projets variés, dont plusieurs ont un lien étroit avec l’esthétique du lied 11 . Ces carnets, rédigés entre 1898 et 1900 (soit dans la foulée de la rédaction d’ Airs , et peu avant celle des premiers Lais et Sônes ), portent les mentions d’EΛ. et d’EΠ. (pour « élégies » et « épigrammes »). Si le terme de « lieder » est absent, il est cependant sous-jacent : quelques poèmes longs à rimes suivies mis à part, la majorité des deux cents poèmes consignés dans les trois carnets cités sont des poèmes strophiques à vers courts dont les schémas rappellent ceux d’ Airs (beaucoup plus que ceux des recueils verlainiens auxquels Suarès emprunte ces termes génériques 12 ). D’ailleurs la mention « air » apparaît à la suite de plusieurs titres de poèmes ; bien des textes de ces carnets eussent pu prendre place dans le recueil publié en 1900. Dans le chaos des projets accumulés 13 , celui des Poèmes de la brume semble avoir été mené plus loin que les autres ; sa parenté thématique avec le livre II d’ Airs (« Les Vagues ») mérite d’être soulignée. Des indications du carnet 97 présentent l’œuvre envisagée. Suarès a prévu une structure en cinq livres, titrés-: I . En Goëlo-; II . La Mélancholie-; III . Mer du soir-; IV . En Léon[ois]-; V . Le Kreisker. Preuve qu’il est sensible à l’harmonie structurelle d’ensemble, l’auteur envisage plusieurs possibilités s’agissant du nombre de poèmes par partie et du nombre de vers par poème. La dernière page du carnet 97 donne quant à elle des informations précieuses sur la façon dont le lecteur est invité à lire le recueil-: Chacun de ces poèmes doit être lu et senti comme on fait une sonate ou un quatuor pour la chambre. Les diverses pièces sont les temps d’une même musique, - ou si l’on aime mieux les mouvements divers d’une même passion ou d’un même sentiment. On ne saurait pénétrer en rien ces poèmes, si l’on n’en peut entendre l’unité, - et si 18 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 14 Carnet 97 (ms 1260), p.-73. 15 Cf . supra , note 1. 16 Le Livre de l’émeraude , Paris, Calmann-Lévy, 1902. 17 Suarès joue avec la ronde écrite en 1753, à laquelle s’est intéressé Claude Debussy, si aimé de lui. l’on n’est pas sensible à l’ordre musical. […] Car toutes les pièces du même poème se tiennent par son dessein - ce qui fait le tort de l’une fait celui de toutes […] 14 . Voilà donc un projet qui s’inscrit dans la logique d’ Airs , même si le terme de « lied » n’est pas utilisé. La quête est encore et toujours celle d’une poésie aussi musicale que possible-; on reconnaît par ailleurs le lien étroit voulu entre musique et lyrisme. Quant à la comparaison avec la sonate, elle montre que l’auteur reste attaché à l’esthétique du poème suivi dont la parution de la «-Sonate d’Alceste-» en 1901 rappelle l’importance 15 . De fait, contrairement aux cinq livres d’ Airs au contenu un peu hétéroclite, Poèmes de la brume présente une unité thématique que suggère le titre. Les noms propres « Goëlo », « Léon[ois] » et « Kreisker » disent clairement le projet d’un recueil consacré à la peinture des rivages bretons, en lien étroit avec toute une série d’états d’âme. La partie « La Mélancholie » ou le motif premier de la brume révèlent l’harmonie profonde entre les paysages marins et les sentiments du poète. Loin du Midi solaire et classique, Suarès a depuis peu jeté son dévolu sur la Bretagne mystérieuse et celtique pour se créer - au moment même où il rédige ces poèmes - une identité nouvelle, afin de répondre aux aspirations complexes de son être. Avant même le voyage fondateur de quatre mois dans la région de Bénodet et le livre de proses poétiques qu’il fera paraître dans la foulée 16 , le poète entretient sa passion nouvelle pour le pays breton en rédigeant des poèmes évoquant ces horizons ardemment désirés. Cette veine bretonne constitue un fil conducteur dans les projets poétiques des années 1900 qui nous occupent en lien avec l’esthétique du lied. Tout se passe ainsi comme si Suarès cherchait à s’approprier la tradition allemande du chant en lui donnant cette patine armoricaine (les futurs «-sônes-» ne sont pas loin). Précédant la table du recueil Airs , c’est un soi-disant « Dicton du Trégor » qui célèbre la toute-puissance de l’art poétique revendiqué dans le recueil : « Musique ! Poésie ! Il n’est rien de si fort / Au ciel ni sur la terre, où le Chant ne l’emporte / Ni le feu, ni le mal, ni la mer, ni la mort.. / La Poésie est la plus forte ». Par ailleurs, il n’est pas impossible de lire « Les Vagues », deuxième livre d’ Airs , comme la réunion d’une sélection de poèmes initialement destinés aux Poèmes de la brume . De fait, des liens existent entre les carnets inédits et le recueil : le poème « Les Lauriers sont coupés 17 -» (« En Léonois », carnet 97) André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 19 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 18 On y trouve même, sous le titre Brumaire et Anti-Brumaire , des sonnets politiques liés à l’Affaire Dreyfus. 19 Carnet 98 (ms 1261), p.-75. 20 Carnet 98 (ms 1261), p.-59-60. 21 Carnet 97 (ms 1260), p.-23. 22 On en trouve davantage dans le recueil inédit Lieds issu de la collection Maurice Noël, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Ceccano à Avignon. Suarès y insiste sur la différence existant entre la mesure objective d’un vers et la façon subjective dont l’oreille la perçoit. est ainsi le poème L XIV d’ Airs , preuve que les carnets 58, 97 et 98 sont bien des réservoirs de lieder, dans lesquels des projets divers ont été brassés 18 . Plusieurs des Poèmes de la brume offrent la meilleure part des nombreuses pages contenues dans les carnets cités. Suarès en effet parvient à plusieurs reprises à faire dialoguer, dans le cadre modeste d’un poème aux vers courts et aux strophes peu nombreuses, l’indéfinissable mélancolie qui l’habite et l’indécision des horizons marins. À défaut d’offrir toujours la variété rythmique élaborée du recueil Airs , les poèmes des carnets inédits n’en présentent pas moins des recherches musicales intéressantes. Suarès en a laissé des traces dans les notes accompagnant certains poèmes. Ainsi, pour « Frissons dans la brume » : « Cette pièce doit être dite très lentement, en soupirs, du pp au mf . On doit suspendre la voix à chaque pointillé 19 .-» Une «-strophe coda-» additionnelle est même prévue. Ou, pour le poème « Mélancholie d’automne »-: « Ce rythme est remarquable comme larghetto ou petit adagio . Il faut avoir grand soin que les 5 vers donnent un multiple de 8 ou de 14 ; non de 10. Toute la finesse, même, est là : qu’avec une mesure à 4, on ait une strophe de 5 [vers] 20 . » Ailleurs, d’heureux effets sont obtenus par le contraste rythmique entre vers brefs et vers plus longs. Dans « Langueur des vagues », les quatrains d’hexasyllabes s’achèvent par un alexandrin : le rythme revient à celui d’un quintil, mais la rime contraint à bien entendre un quatrain-: Dans l’air d’or la fumée S’élève en flocons bleus, Et le bois sourcilleux Verse au bord de la mer une ombre parfumée 21 . Dans « L’espace effrayant », le quatrain utilisé joue au contraire sur la succession de trois mètres courts très voisins (5/ 5/ 6/ 4), rappelant l’analyse citée ci-dessus au sujet du poème « Hors d’haleine » où les mêmes subtilités de rythme concernaient toutefois des vers plus longs. Si les observations théoriques laissées par Suarès sont rares 22 , on sent bien que chaque poème a fait l’objet d’un travail minutieux sur le nombre et la nature des 20 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 strophes, sur les comptes de syllabes à l’échelle des strophes hétérométriques, sans parler des jeux sur les sonorités. L’un des intérêts des Poèmes de la brume réside ainsi moins dans une approche renouvelée de la musicalité du poème que dans le choix d’une unité thématique plus resserrée favorisant le mariage inattendu de l’esthétique du lied et de celle de la sonate. D’autres sections des carnets inédits témoignent en revanche d’une évolution intéressante de la pratique de la strophe et du vers : une élasticité plus grande de l’une comme de l’autre s’observe dans la série du carnet 97 intitulée « primevère » 23 , qui annonce cette fois l’esthétique du prochain recueil de Suarès, Lais et sônes . Un titre comme « Lai de la primevère » est, de ce point de vue, sans équivoque. Du lied au lai, en quoi consiste l’évolution-? Les nouveaux lieder-: Lais et Sônes (1900-1907, public. 1909) Si la publication de Lais et Sônes date bien de 1909, sa genèse est en réalité plus ancienne. Les poèmes du recueil, dont on trouve la version manuscrite dans le carnet 52, sont accompagnés de dates le plus souvent antérieures à 1905. Dès 1906, le poète a même publié cinq « lais » dans la revue Occident , accompagnés de dates allant de 1898 à 1902 24 . Ce nouveau recueil s’inscrit donc dans la continuité immédiate des recueils précédemment évoqués. Le titre retenu, bien que composé cette fois de deux termes, insiste à nouveau sur des formes poétiques, non sur un thème. Le premier est connu : le « lai » est une forme médiévale ayant donné lieu à des variations nombreuses, du lai narratif de Marie de France au lai lyrique pratiqué par Guillaume de Machaut ou Christine de Pisan. Le mot «-sône-» est plus rare : il renvoie à une tradition lyrique bretonne ancienne et désigne un chant sentimental 25 - ce qui correspond à l’esprit du lied tel que le pratique Suarès. Si, pour en éviter le terme, l’auteur en multiplie les équivalents (airs, lais, sônes), c’est toujours de lieder qu’il s’agit ; et de fait, c’est ce mot que Suarès utilise dans sa correspondance avec Romain Rolland pour désigner les poèmes qu’il ne cesse d’écrire à cette époque. Cette constance dans la pratique de cette forme musicale très libre rappelle celle avec laquelle Gustave Kahn a, peu avant, ponctué ses recueils de sections de « lieder », depuis Les Palais nomades (en 1887) à La Pluie et le beau temps (1896) en passant par Chansons d’amants (1891) - recueils dans lesquels frappent (au-delà même André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 21 23 Nous donnons plus loin à lire cette série inédite. 24 « Lais de l’adieu », Occident , janvier 1906, p. 15-23. Le recueil Lais et sônes paraît quant à lui à la Bibliothèque de l’Occident . 25 « On appelle sône la ballade de fantaisie, la poésie intime, le chant d’amour » explique Pitre-Chevalier dans La Bretagne ancienne et moderne (Paris, W. Coquebert, 1844, p. 649). DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 de ces sections) bien des similitudes dans le traitement du vers et de la strophe 26 . Peut-être faut-il d’ailleurs voir dans le soin que met Suarès à ne pas introduire le mot «-lied-» dans ses titres une volonté de ne pas trahir une mode qui le séduit pourtant beaucoup. Le terme « lai » apparaît ainsi comme l’heureuse solution lexicale trouvée par Suarès pour écrire des lieder sans en avoir l’air, ou plutôt pour désigner la forme nouvelle de lied à laquelle il est parvenu après l’expérience d’ Airs 27 . On en trouve d’ailleurs aisément la preuve dans le recueil inédit Le Réveil , où l’on trouve plusieurs lieder (« lied de la feuille morte », « lied de la cime », « lied de la pauvre princesse errante », etc.) ; et, parmi eux, un « lied du silence » que Suarès décide d’intégrer dans Lais et Sônes sous le titre « lai du silence » ( XXXII ). Par ailleurs, l’un des cinq « lais » publiés dans la revue Occident dès 1906, sobrement intitulé « lied », se retrouve dans le recueil de 1909 sous le titre « La nuit est close » ( XXII ), son incipit. Les correspondances entre les projets sont manifestes. Pourquoi, dès lors, le choix du deuxième terme de « sônes » aux côtés de celui de « lais » ? Sept poèmes du nouveau recueil revendiquent par leur titre leur appartenance à la forme du « lai » ; aucun, en revanche, à celui du « sône », si bien que le lecteur s’interroge sur ce qui fonde la différence entre les deux appellations. Aucun élément précis ne permet d’apporter de réponse à cette question : seule domine la libre variation des agencements de strophes inégales et de vers courts. Le « sône », simple équivalent breton du lied, pourrait bien n’avoir été retenu que pour satisfaire la sensibilité celtique de l’auteur des Poèmes de la brume et créer un titre moins sec que le monosyllabique «-lais-». Le recueil, constitué de 33 poèmes, présente une structure bien plus simple et légère que celle d’ Airs 28 . Le poème introductif « Accord » exprime une exigence de musique déjà exprimée dans « Soupir » ( Airs ), mais avec plus de sobriété. La tradition des formes évoquées par le titre du recueil s’allie à un désir de renouveau et se met au service d’un lyrisme épuré. Suarès annonce ainsi « de nouveaux airs » pour célébrer le cœur de l’homme. Cette nouveauté affichée passe à l’évidence par l’abandon du raffinement structurel d’ Airs , mais aussi par l’effacement presque total des références culturelles. Surtout, l’écriture traduit 22 Antoine de Rosny 26 Il faudrait mener une étude comparative spécifique, tant les points de comparaison sont nombreux. Voir par exemple J.-C. Ireson, L’œuvre poétique de Gustave Kahn , Paris, Nizet, 1962, p.-79-96. 27 Dans sa préface au Livre des Ballades (Paris, Alphonse Lemerre, 1876), Charles Asseli‐ neau notait les analogies du lied et du lai médiéval : « ces ballades allemandes s’appellent proprement des Lieds (Lieder), mot qui se traduirait exactement en français par celui de Lai-» (p. X I I I ). 28 Précisons toutefois que l’auteur souhaitait publier encore deux autres recueils de Lais et sônes , ce qui aurait constitué un triptyque de cent poèmes au total. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 une volonté plus sensible de légèreté, de brièveté et de simplicité. Les poèmes sont brefs (une dizaine de vers en moyenne), les vers presque toujours courts (de 2 à 12 syllabes, avec une prédominance marquée pour l’hexasyllabe), réunis en strophes volontiers hétérométriques à longueur souvent variable. Les schémas de rimes sont eux aussi assouplis-; le jeu sur les grands alinéas cesse 29 . Si l’on prend l’exemple du poème « à la mer » ( V ), quels changements constate-t-on par rapport au traitement strophique et rythmique d’un lied issu du recueil précédent-? Le schéma en est le suivant-: Sizain (6/ 6/ 6/ 6/ 4/ 2) Ô mer, c’est le murmure - De ta mélancolie - Qui fait que je murmure, - Et ma mélancolie - Est ton murmure, - Ô mer. - - Quintil (6/ 6/ 6/ 6/ 2) En ta grâce infinie - D’amoureuse qui erre, - Tu n’es pas si amère - Que tu n’as de folie, - Ô mer. - - Neuvain (6/ 6/ 2/ 6/ 6/ 4/ 6/ 6/ 3) Tu te couches, tu ris, - Tu frémis et tu dors, - Ô mer, - Et la profonde mort - Qui partage ta couche - Est un désir - Que l’on a de cueillir - Un suprême sourire - Sur ta bouche. Le poème est représentatif de la variété plus ample des strophes et du jeu plus aérien avec les vers - en l’occurrence, l’insertion irrégulière de mètres pairs plus courts dans la draperie essentiellement tissée d’hexasyllabes (14 vers sur André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 23 29 Devant l’introduction de tant de souplesse d’écriture, on ne peut qu’être étonné de la présence d’un sonnet d’alexandrins, dissonance déjà observée dans le recueil précédent. - Sur la musicalité de la poésie de Lais et sônes , on lira l’article d’Yves-Alain Favre, « Musique du mot chez Suarès, Lais et sônes », Paris, La Revue des Lettres modernes , Minard, 1973, p. 183-200, repris dans André Suarès en pleine lumière , Paris, Classiques Garnier, 2022, p.-375-389, et surtout p.-380-389. DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 20), jusqu’à la surprise du trisyllabe final. Le positionnement du vers refrain « Ô mer », en position finale des deux premières strophes, surprend par son arrivée rapide dans la troisième, cependant que l’avènement d’une rime privée des sons / r/ ou / i/ toujours utilisés jusque-là conclut de façon inattendue un poème au matériau sonore limité (dans le sizain inaugural, le mot « murmure » revient trois fois à la rime, et «-mélancolie-» deux fois). Parfois, c’est sur la seule modulation de la longueur des strophes que joue Suarès : le « Lai de l’ardent ennui » ( X ) n’est ainsi constitué que d’hexasyllabes, mais les strophes contiennent tour à tour 3, 4, 5, 8 et 3 vers, dans un crescendo qui soudain se brise. Il arrive que le travail poétique ne touche ni la taille des strophes, ni celle des vers, mais les rimes : dans « Aux sources » ( XVI ), l’alternance des rimes masculines et féminines s’échelonne en roulement d’un tercet à l’autre (aba / bcb / cdc) jusqu’aux deux derniers tercets où ce roulement cesse au profit d’un autre schéma (eff / geg), avec, à la clé, une approximation phonétique (« drap » rime avec « roi »). Dans certaines strophes du recueil, la rime tend même à s’effacer, sans jamais disparaître vraiment : on sent bien que l’auteur a été tenté d’y renoncer sans s’y résoudre. Qu’on en juge par le poème final du recueil ( XXXIII )-: L’adorable hirondelle Est passée comme un chant Sur la bouche du ciel Suave-! Ha, qu’aurai-je d’elle Après qu’à travers champs J’aurai fini d’aimer, J’aurai perdu mes larmes-? Et que je resterai, Seul, seul, Au terme du voyage-? On pourrait ainsi pour chaque poème déterminer son originalité musicale (rythmique et/ ou phonétique), aussi efficace que discrète. Le travail plus ou moins simultané sur les strophes, les vers et les rimes fonde ainsi le charme indéfinissable de ces poèmes si musicaux, d’autant qu’il n’existe aucune formule préétablie. En somme, sans pratiquer vraiment le vers libre, Suarès se rend maître du poème imprévisible : une irrégularité parfois visible, parfois insensible touche de façon variée tantôt le rythme, tantôt les sonorités, alors même que la légèreté musicale donne à chaque poème le sentiment d’une évidence : en ce sens, le parcours accompli depuis les Airs , aux effets 24 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 30 Citons par exemple René Lenormand (1846-1932), qui met en musique les poèmes I et X I I I du recueil de Suarès ( Deux Mélodies , op. 94, Paris, 1913). 31 Lettre à Betty Suarès citée par Marcel Dietschy, Le Cas André Suarès , Neuchâtel, La Baconnière, 1967, p.-279. 32 Cf . Correspondance Paul Claudel - André Suarès , Paris, Gallimard, 1955, p.-60 et 151. plus marqués, est considérable. D’autant que sur le fond, le poète a troqué ses tourments de solitaire nihiliste contre des sentiments plus sobres (amour et mélancolie, tristesse et regret) exprimés à travers l’évocation d’éléments naturels (oiseaux et saisons, paysages), plus légers que les références culturelles de nombre de pages d’ Airs . On comprend que la poésie de Lais et sônes , plus musicale, plus suggestive, plus libre, ait séduit des compositeurs 30 . Suarès lui-même n’était pas peu fier du résultat obtenu, fruit d’années de recherches-: Je n’ai rien fait d’un art plus pur, ni d’une musique plus tendre… Il n’y a rien de rien qui ressemble à cette poésie-là, ni en français, ni dans les pays latins. C’est une poésie impalpable, une impondérable matière, pas un atome d’éloquence 31 . Cette réussite n’avait pas échappé à Claudel, qui salua, à cinq ans d’intervalles, en des termes assez voisins, la parution des cinq lais dans la revue L’Occident (appelés « lieds ») et celle de Lais et Sônes . Ce sont à ses yeux des « gouttes qui tombent, de lait, ou montent, de flamme », des mots qui « tintent plus qu’ils ne chantent », une poésie économe de moyens pour « converser avec ces grands états de sentiment et de solitude auxquels elle est apprivoisée 32 ». Suarès pouvait-il rêver plus bel éloge de son recueil venant de l’auteur des Cinq grandes odes- ? Après l’esthétique du récitatif et de la sonate, Suarès aura donc, une dizaine d’années durant, expérimenté la forme du lied, à travers des centaines de poèmes accumulés, dont deux recueils publiés ont fini par rendre compte. Héritier d’une tradition qui traverse le XIX e siècle français, le lied suarésien, parfaitement adapté à l’exigence de musicalité de l’auteur, est donc ce poème bref, strophique, qui recourt à des mètres pairs ou impairs mais le plus souvent inférieurs au décasyllabe, et qui joue de façon souveraine sur la variation des strophes et des mètres en vue de créer des effets de rythme variés. L’essentiel est à ses yeux de favoriser l’émotion par le chant, indépendamment de toute attention scrupuleuse à la régularité métrique. Les variations rythmiques et phonétiques suffisent à porter l’émotion du poète, dont l’art ne consiste plus dans le compte des syllabes ou le respect des schémas de rimes, mais dans la composition musicale d’une partition de mots. De ce point de vue, l’évolution observée d’ Airs à Lais et Sônes traduit la libération toujours plus grande des contraintes traditionnelles de l’écriture André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 25 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 33 Michel Decaudin, La crise des valeurs symbolistes, vingt ans de poésie française 1895-1914 [1960], Paris, Honoré Champion, 2013, p.-307-308. poétique : encore un peu chargés d’effets sophistiqués, de rhétorique nihiliste et d’arrière-plans culturels, les poèmes du premier recueil cèdent la place, dans le second, à une poésie d’une infinie légèreté et d’une simplicité d’autant plus remarquable qu’elle ne paraît pas recherchée. Il se pourrait bien ainsi que Lais et Sônes constitue un des sommets de la vaste production poétique de Suarès ; leur existence mérite mieux que les mentions expéditives que l’on trouve dans les meilleurs panoramas de la poésie postsymboliste 33 . D’autant que, du point de vue contextuel, le lied suarésien est loin d’être anecdotique ; il pourrait bien constituer en effet une réponse à l’esthétique romane de Moréas et à son retour proclamé au vers régulier, sous les applaudissements de l’Action française ; or l’on sait quel regard critique portait Suarès autant sur Moréas que sur Maurras, pour des raisons à la fois littéraires et idéologiques. Les recueils poétiques à venir offriront des tentatives renouvelées de faire co‐ ïncider musique et poésie, lyrisme et suggestion : Suarès en poussera la logique à son paroxysme sous l’influence japonaise du haïku. Cela ne l’empêchera pas de poursuivre en parallèle la voie d’une poésie plus marquée par la rhétorique et par l’image, par les mythes et par l’inquiétude métaphysique : en témoigne cette autre lignée de recueils qui, des Images de la grandeur à Rêves de l’ombre , constitue une étonnante contrepartie à son amour par ailleurs si grand d’une poésie dépouillée et aérienne. Il n’y a guère de doute sur ce qui représente la part la plus heureuse de la poésie suarésienne : à l’image de la quête du lied autour de 1900, c’est celle où le langage de l’émotion se fait chant, avec cette liberté légère qui fait oublier l’artifice et atteindre la vérité du cœur. 26 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 André Suarès, Lais de la primevère (Carnet 97, p.-55-68) Les huit poèmes réunis ici sous le titre « Lais de la Primevère » sont inédits. Ils sont tirés du carnet 97 [ms 1260] conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Ce carnet date des années 1898-1899, et correspond à la période de transition entre la genèse d’ Airs et le début de celle de Lais et Sônes . Dernière suite du carnet (après d’autres qui s’intitulent « Mélancolie », « En Léo‐ nois-», « La Maison vide »), elle présente une esthétique caractéristique du passage au «-lai-» qui, dans l’évolution poétique du moment, caractérise l’infléchissement que Suarès fait subir au lied , ce « petit air qui met en musique un sentiment pris au vol, une pensée parfaite » : tout en conservant l’idée de sonate (c’est-à-dire de suite poétique), l’auteur écrit des poèmes assez courts, dont la longueur des strophes et des vers est soumise à des variations imprévisibles. L’expression du sentiment amoureux se décline ici à travers autant d’émotions particulières liées à la venue du printemps, que chantent presque littéralement les mots rythmiquement et mélodiquement disposés. Huit poèmes sur dix ont été rédigés : des deux derniers, Suarès n’a écrit que le titre («-Fors l’amour-» et «-L’œuf de Pâques-»). 1 L E T Y R AN C’est l’Amour qui me tourmente.. Je me sens vague à mourir-; je ne puis saisir le délice qui me tente. Sais-je, ou ne sais quoi me hante-? Un rêve doux et cruel, le tendre duel des étreintes lentes.. Je voudrais être la plante dont les yeux se sont ouverts-; et dans le ciel vert la fleur des étoiles palpitantes. Je suis l’amant sans amante, que l’Empereur Désir requiert d’aimer au temps de la primevère ou de souffrir.. c’est Amour qui me tourmente. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 27 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 2 À L ’ A U B E Le ciel bleu est une fleur de lin sur le champ rouge des tuiles-; le long du vieux mur le vent malin fait danser une ombre puérile.. ô le frais matin. Sur l’orme, calme vieillard au large dos, le merle frais s’égosille, - un air si rond, si gai, si tranquille.. et la source jase comme une petite fille au pied des roseaux. Au-dessus du bel arbre tout blanc de fleurs si blanches que le pavillon du ciel azur a de charme riant-! Dans l’écrin d’avril, à l’autel qui se fiance sous le pommier candide et priant-? Mais voici passer aiguë, frôlant le candélabre neigeux aux mille branches, l’hélice noire de l’hirondelle revenue, qui file sur la mer couleur du temps.. C’est le printemps, mon cœur, c’est le printemps.. 3 L’ O M B R E D E L ’ AM O U R Douce, douce est la primevère, douce comme la fleur après l’hiver, - mais acide aussi et amère comme un fruit vert. Plus vite que la sève sous l’écorce, la moelle trop chaude dans les os coule, et trop vite la force 28 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 bat sous le sein du rêve.. Sur de tièdes eaux qui la chavirent d’une haleine, l’âme vogue incertaine comme un navire.. Les longs ciseaux du désir froissent les ailes du cœur qui palpite aux mains de l’oiseleur - pour des oiselles luttent à mort des oiseaux.. et pour l’amour la jeune vie aiguise des armes mortelles, et qui tuent, contre elle-même. D’amour si l’on ne peut pas vivre, comprends-tu pas que l’on meure, ma chère-? Il est doux, mon cœur, de mourir d’amour. 4 I N S O MNI E Je ne puis pas dormir-: que n’ai-je pas-? ou qu’ai-je-? .. Comme la neige qui fond, j’entends frémir mon âme prise au piège. Mon cœur fuit le sommeil-; Il en repousse le repos, la mort douce, et bondit vers la vie.. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 29 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 De la fleur dans sa gousse qui cherche le soleil, il sent le fauve éveil et la folie.. Je ne puis pas dormir.. Sinon au lit de plumes Des seins et des bras blancs, Que berce le soupir, Et de baisers tremblants Que la lèvre, ah - Que la lèvre parfume.. 5 R E N D E Z - V O U S Puisqu’Avril est venu, l’irrésistible, à nos cœurs, l’enfant nu, Amour, tire à la cible. On se sent une joie pleine de peine, et la peine qu’on a de joie est pleine. La tristesse a le goût vert de la menthe, et la lèvre partout cherche l’amante. Chaque soir est l’amant d’une belle qu’il prie-: ô, vienne enfin, ô vienne au bois dormant ou bien sur la prairie, cette amante chérie vers son amant-! 30 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 6 A T T E N T E C’est la lune dans la nuit blonde-: le «-ciel-» est un bleu chemin où l’on cherche, comme à la main, la joie, une perle dans l’onde. Lune dans la nuit blonde.. sous la hêtraie le merle essaie sa flûte ronde.. J’entends hennir mon sang qui crie-: ô jeune fille, ne vas-tu pas venir-? Dans la nuit brune la lune blonde-; et comme l’onde mon cœur qui gronde au clair de lune.. 7 D E P L U S P R È S De ton approche ma chair tressaille comme les mailles des vagues sur la roche. La nuit s’enchante d’amour sous le ciel clair-; sous le ciel clair les feuilles chantent comme la mer. Ô viens.. ma bouche a soif de toi-: qu’elle seule te voie, qu’elle seule te touche. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 31 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 8 E N C O R E P L U S La lune ne dit rien, ni n’a rien vu sans doute.. mais toi, viens plus près, viens, et n’entends, et n’écoute que moi. Laisse à leur faim manger mes lèvres-; laisse les folles chèvres mordre la rose de tes seins, et l’œillet et l’essaim de la gorge qui sent la verveine et le thym. À ta vie en corolle je ferai des anneaux de soupirs sans paroles, et des cerceaux de mouvantes caresses depuis tes tresses jusques à tes pieds blancs, et de tes flancs à tes épaules. Ah, que pour nous l’ombre soit chaste-! Je veux faire tenir au nid de tes œillets de vanille et de poivre, tout le royaume et tout le vaste empire des baisers. À l’ombre d’être chaste-! Ô viens.. ma bouche a soif de toi-: qu’elle seule te voie, qu’elle seule te touche.. 32 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 1 « Ne conserve point mes lettres, qui ne sont pas toujours l’expression de notre pensée » (lettre de Germain Nouveau à Léopold Silvy [Alger, 16 janvier 1910] publiée par Henri Sales - « Un poète ne veut pas qu’on publie ses vers ; le testament de Germain Nouveau-», Le Figaro littéraire , 8 novembre 1952). Histoire de l’Ave Maris Stella de Germain Nouveau Eddie Breuil L’ Ave Maris Stella , petite prière imprimée en plaquette en 1912, serait la dernière publication réalisée par Germain Nouveau (1851-1920), et même la seule publication autorisée au XX e siècle d’un auteur généralement présenté - dans l’histoire habituelle de la littérature - comme un poète du XIX e siècle. Les dernières publications possédant souvent une valeur testamentaire, celle-ci a d’ailleurs pu jouer un rôle majeur dans la trajectoire de son auteur. De manière générale, il est certes présomptueux d’évoquer une quelconque volonté d’auteur, d’autant plus lorsque nous sommes - dans le cas de Germain Nouveau - face à une absence relative de correspondance passive et à une confiscation de nombreux documents par les propriétaires actuels - ce qui rend difficile l’interprétation des faits et gestes de l’auteur, lui-même conscient de la trahison des mots 1 . En attendant une réapparition de documents autographes permettant d’affiner nos connaissances, nous entendons examiner d’un peu plus près l’ Ave Maris Stella , à partir de ses différentes versions et à partir du rapport de Germain Nouveau à la poésie religieuse elle-même. Les différentes versions de 1910 à 1916 La date de 1912 associée à l’ Ave Maris Stella est réductrice ; nous aimerions évoquer les autres périodes attestées durant lesquelles la prière a connu quelque développement. Les motivations de l’écriture de cette prière restent hypothétiques, même si les réactions complexes face à la publication non autorisée de ses textes (no‐ tamment La Doctrine de l’amour ) ont certainement conduit Germain Nouveau à prendre en charge, d’un point de vue éditorial et autorisé, ce qui pourrait DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 2 « Tout ce que je peux faire, c’est de lui défendre, comme à tout autre, d’éditer jamais ce qui n’est pas sien » (lettre de Germain Nouveau à Ernest Delahaye [Alger, 12 janvier 1910] reproduite dans les Œuvres complètes de Germain Nouveau [Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1970, p. 953]) ; « J’adjure mes parents (sur le conseil de mes confesseurs et pour question de goût et éviter le ridicule), quelque pression qu’on puisse faire sur eux, de s’opposer de tout leur pouvoir, et au besoin procès, et autres moyens dont la loi met en possession, à la publication d’aucuns vers de moi. […] Je veux que mon cousin Léopold Silvy qui a des brouillons de vers de moi non définitifs les détruisent [ sic ], lui ou ses descendants aussitôt qu’ils apprendront mon décès » (lettre de Germain Nouveau à Léopold Silvy [Alger, 16 janvier 1910], op. cit. ). 3 Lettre de Germain Nouveau à Ernest Delahaye [Alger, 16 janvier 1910]. 4 Lettre de frère Marie-Bernard à Germain Nouveau [Notre-Dame des Prés, 13 janvier 1910]. être une dernière publication. Au début de janvier 1910, le poète s’active auprès de plusieurs interlocuteurs (visiblement par appréhension du sort réservé à ses manuscrits). Après de vaines tentatives - s’étalant sur des décennies - pour récupérer ses textes, il prend de vraies mesures pour éviter que les mésaventures passées ne se reproduisent. Or la postérité a bien trop réduit son rapport au processus éditorial à une posture de refus global. Certes, si comme nous le savons il a souhaité empêcher toute publication non autorisée 2 , il ne s’est pas empêché de publier, tout en soumettant toute velléité d’édition à un principe d’ordre moral-: je ne publierai jamais rien sans l’avoir éprouvé (comme on doit faire) par des lectures. [ sic ] et, comme nous avons l’habitude de faire nous autres chrétiens, sans avoir pris l’avis de mes confesseurs 3 . Parmi les « confesseurs » en question figurait probablement frère Marie-Ber‐ nard, de Notre-Dame des Prés, avec lequel il était en correspondance 4 . Serait-ce alors sous l’impulsion d’un prêtre que Germain Nouveau - qui n’était plus apparu dans les registres de ses lecteurs depuis le 18 avril 1903 - se remet à fréquenter avec assiduité la bibliothèque de La Méjanes à partir du 27 avril 1910, et ce jusqu’au 6 mars 1912 (avant que les registres ne perdent définitivement sa trace ; mais le registre a cependant été tenu de manière très sporadique du 2 août 1914 au 16 octobre 1919, probablement à cause de la guerre) ? Sa fréquentation témoigne - entre le 17 décembre 1910 et le 28 juin 1911 - d’une consultation régulière de l’encyclopédie théologique « Migne », dont il parlait déjà dans la lettre à sa sœur du 30 mars 1892 (quelques mois après l’internement à Bicêtre, en 34 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 5 Il emprunte ladite encyclopédie les 17 et 21 décembre 1910, les 4, 5, 6, 10, 11, 12, 13, 14, 17, 18, 20, 25, 31 janvier, les 1, 2, 3, 4, 10, 11, 16, 18 février, le 17 mars, le 26 mai, et les 7, 9, 17, 22, 23, 24, 28 juin 1911. 6 Lettre de Léonce de Larmandie à Germain Nouveau [12 novembre 1910 - Bibliothèque Royale de Belgique, FS XXXV 1165 A (RP) ; inédite]. Il écrira encore : « J’ai reçu il y a quelque temps, de vous, une paraphrase très intéressante et curieuse de l’ Ave Maris Stella , j’attendais pour vous en écrire la suite qu’elle paraissait comporter [peut-être est-ce une mauvaise interprétation de l’expression « première version » figurant sur le tirage]. Je suis très attentif à tout ce qui concerne « Maris Stella » m’occupant beaucoup d’un vieux pèlerinage local » (lettre de Léonce de Larmandie à Germain Nouveau datée du 18 novembre [1912] et conservée à la Bibliothèque Méjanes [NOU 06]). 7 Lettre de Léonce de Larmandie à Germain Nouveau [27 novembre 1910 - Bibliothèque Méjanes (NOU 06)]. 8 Lettre de Germain Nouveau à Léopold Silvy [Aix-en-Provence, 30 novembre 1910 - Henri Sales, «-Un poète ne veut pas qu’on publie ses vers…-», op. cit. ]. 9 Jacques Lovichi, Le cas Germain Nouveau , 1963-1964 (thèse de doctorat non soutenue, p.-209). Nous reproduisons le couplet barré. 1891) 5 . Cette encyclopédie est assurément à l’origine directe de certains passages de l’ Ave Maris Stella . Une première version de ce texte - inconnue à moins qu’elle ne coïncide avec la version de 1912 - daterait de l’année 1910. En effet, Léonce de Larmandie - le responsable des éditions non autorisées de La Doctrine de l’amour et de Savoir aimer - aurait reçu en novembre 1910 une version de la prière : « J’approuve de toutes mes forces les invocations à la Ste Vierge contenues dans votre dernière carte 6 -». Il ajoutera quelques jours plus tard-: «-Je connaissais bien les strophes latines qui sont de l’office de la Sainte Vierge » (l’ Ave Maris Stella est à l’origine une prière écrite en latin) 7 . Toujours ce même mois de novembre 1910, Germain Nouveau sollicite ses proches pour couvrir « les frais d’une très légère plaquette, soixante-dix à quatre-vingts petits vers, avec une lettre à un personnage de Paris, et quelques notes 8 ». Il est probable que ces évocations renvoient au même projet, qui deviendra l’ Ave Maris Stella ; mais nous ignorons quel est ce «-personnage de Paris-». Jacques Lovichi aurait consulté les brouillons de la prière, alors conservés par Mme Hart de Keating, dont un couplet aurait été supprimé 9 , sans doute pour son caractère trop visiblement personnel, quand une prière devrait tendre vers l’universel-: À toi qui vins de Lourdes Chez des sourds et des sourdes Après que dans leurs bois T’auront vu, sur l’impie Germain et Mélanie Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 35 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 Pleurer entre tes doigts 10 Au regard des variantes, les brouillons conservés par Mme Hart de Keating étaient probablement antérieurs à la parution. Il semble possible de faire remonter au moins à 1910 la genèse de l’ Ave Maris Stella ; le délai qui court jusqu’en 1912 s’explique visiblement par les préoccupations annexes qui s’imposent alors à Germain Nouveau - dont le souhait de réagir judiciairement contre certaines publications non autorisées. La première impression connue de la prière date en tout cas de 1912 auprès de l’imprimerie Tournel, « l’imprimeur radical-socialiste de la sous-préfecture », à Aix-en-Provence 11 . Nous en connaissons trois exemplaires-: - deux exemplaires sont conservés au musée Paul Arbaud (cote 0246), légués par l’abbé Davin (l’un des deux exemplaires lui est d’ailleurs dédicacé par l’auteur) 12 -; --un exemplaire fut adressé à Ernest Delahaye 13 . Il faudrait nuancer la qualification d’« édition » pour évoquer cette plaquette. En effet, il serait davantage question d’épreuves ou de tirage à part. Plusieurs éléments penchent en faveur de cette lecture : ces exemplaires portent des modifications d’auteur, et un feuillet (actuellement non localisé) comportant 36 Eddie Breuil 10 Strophe supprimée figurant sur le brouillon détenu par Mme Hart de Keating (selon Jacques Lovichi, Le cas Germain Nouveau , op. cit. , p. 209). Dans le premier Cahier Germain Nouveau , Maïté Pin-Dabadie a reproduit cette strophe, la faisant suivre par celle-ci-: « Toi donc qu’à sons de corde | Nommaient nos premiers chants | La Dame de céans | De par Miséricorde | Oh ! que ce soit ici | Que ton cœur nous accorde | La paix et la concorde | Après grâce et merci | (À genoux, etc. )-». Cette strophe évoque l’anecdote suivante : « C’est le samedi 19 septembre 1846, vers les trois heures de l’après-midi, que Marie a daigné se manifester aux deux petits bergers, Germain Giraud, âgé de onze ans, et Mélanie Mathieu, âgée de quatorze ans, sur la montagne de la Salette, canton de Corps, diocèse de Grenoble. […] Elle paraissait affligée, dans l’attitude de quelqu’un qui pleure, le front caché dans ses mains. Ses pieds étaient tournés vers le midi et reposaient dans le lit d’une fontaine qui était dans ce moment à sec » (Abbé Jean-Baptiste Duchaine, Nouvelle relation de l’apparition miraculeuse de la sainte Vierge à deux petits bergers sur une montagne de la Salette , Paris, Dopter, 1847, p.-5-6). 11 Marcel Provence, « Souvenirs sur Humilis , poète de la Vierge et pèlerin mendiant », Les Lettres , 1 er avril 1924, p.-512 sq . 12 L’abbé Paul-Marie Davin (4 octobre 1848-14 juin 1925), licencié en Droit en 1868, ordonné prêtre le 18 septembre 1875, renonce aux fonctions publiques pour devenir prêtre missionnaire, portant la bonne parole aussi bien en français qu’en provençal. Cf . Maurice Raimbault, « Notice sur l’abbé Paul-Marie Davin », Annales de Provence , 1 er avril 1925, p.-71-75. 13 Bibliothèque royale de Belgique [FS XXXV 1159A (RP)]. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 deux strophes de l’ Ave Maris Stella est accompagné d’un autre sur lequel « Nouveau a recopié fidèlement un Protocole pour la correction des épreuves 14 ». Le 1 er septembre 1912, une remarque de Germain Nouveau à Ernest Delahaye laisse entendre que le projet éditorial n’avait pas abouti-: Cher Averunt, […] arrêtons les frais pour l’Ave. Je tiens, je crois, meilleure idée pour sortir un peu de la «-purée-» comtudi 15 . Quel serait le sort réservé à la plaquette ? Vraisemblablement, la «-meilleure idée » est une publication en revue. Cette possibilité était déjà envisagée auprès du même destinataire le 12 août 1912-: Vois si tu as assez d’influence dans les milieux littéraires pour me faire imprimer mon «-joli petit poème-» (il n’est pas long en effet) en son entier (condition sine qua non) dans quelque Revue (sauf la Poétique ) 16 . Ernest Delahaye ne paraît pourtant pas avoir placé le poème. Germain Nouveau aurait en revanche démarché une revue locale. Marcel Provence raconte en effet la visite que Germain Nouveau aurait rendue aux membres de la revue aixoise des Quatre dauphins - revue mensuelle d’art, d’action provençale et de lettres françaises. Celui-ci leur aurait remis la plaquette, avant de revenir quelques jours plus tard avec de nouvelles corrections, portant sur cette version la mention «- ne varietur -». Il aurait dit-: Cette prière est la dernière chose que j’écrirai, confia-t-il. Je voudrais que cette paraphrase resta [ sic ] comme cantique dans ma paroisse. C’est mon dernier désir. Marcel Provence ne précise pas la date de la visite (il se contente de men‐ tionner « un soir »), mais la visite eut lieu nécessairement entre novembre 1911 (parution du premier numéro des Quatre dauphins ) et novembre 1913 (parution du numéro 18 et dernier numéro), plus probablement autour d’août 1912, date après laquelle Germain Nouveau porta des corrections sur les exemplaires du tirage de 1912. Mais la parution en revue n’eut pas lieu. Réservait-il un autre sort encore à la plaquette ? L’humeur de Germain Nouveau est changeante, et sa version « ne varietur » a évolué, si l’on en croit le descriptif que donne le catalogue Zoummeroff d’une version qui figure sur le carnet dit « calepin du mendiant » : Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 37 14 Description d’un lot de 35 feuillets lors de la vente à l’Hôtel Drouot (Richelieu) du 22 mai 2001 (lot n° 281). 15 Lettre de Germain Nouveau à Ernest Delahaye [Pourrières, 1 er septembre 1912 (con‐ servée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Ms 27402)]. 16 Lettre de Germain Nouveau à Ernest Delahaye, Pourrières, 12 août 1912. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 17 Catalogue de la vente de la Bibliothèque P[hilippe] Z[oummeroff] à l’Hôtel Drouot (Richelieu) des 15 et 16 mars 1996 (lot n° 332). 18 … après être passé entre les mains de Robert Schuman, de Lauthier, de Daniel Sickles puis de Philippe Zoummeroff, dernier propriétaire connu avant la vente de 1996. 19 Le 13 selon Maïté Dabadie [ L’Écharde dans la chair ou la vie du poète Germain Nouveau Humilis , Marseille, P. Tacussel éditeur, 1986, p. 225 (image non reproduite)] et le 31 selon le lot n° 288 de la vente du 22 mai 2001 à l’Hôtel Drouot (Richelieu) [texte et image non reproduits]. Ave Maris Stella . « Paraphrase en vers de la prière de st Bernard. (3 versions) 1 ere et 2 e versions. Paris. 1913… Cantica dramatis . Ex-voto -» : « L’oiseau pêche en eau basse, on part, vive l’espace-! -»… (version différente et plus étendue de la brochure éditée chez Tournel en juin 1912, voir Pl. 755) 17 . Malheureusement, la version n’a pas été reproduite, et le carnet reste actuel‐ lement non localisé 18 . Cette mention « Paris » indique-t-elle la ville d’écriture, de mise au net, d’édition ? La même année, une autre localité apparaît, dans une facture de la société Française d’Imprimerie et de Librairie à Poitiers, datée du 13 ou du 31 mai 1913 19 -: À Monsieur Laguerrière, professeur de dessin à Pourrières - Paraphrase de l’ Ave Maris Stella : - Composition 11 F Correction 10 F 50 Total 21 F 50 Les versions de Paris et de Poitiers, réalisées cette même année 1913, restent inconnues, mais sont assurément des remaniements (« différente et plus étendue-») de la version connue de 1912, ce qui confirme le rapport probléma‐ tique de Germain Nouveau avec l’achèvement de toute production littéraire. Cette version de l’ Ave Maris Stella datant de 1913 n’est toutefois pas la dernière. Germain Nouveau aurait en effet retouché considérablement sa prière jusqu’en 1916. Une nouvelle version a appartenu à Marie-Louise Hart de Keating, puis a figuré dans le catalogue de l’exposition à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (comme pièce n° 32) sous le descriptif suivant : « Ave Maria [ sic ] Stella. Ms. auto. et épreuves cor. (Coll. Mme Hart de Keating). » Nous ignorons l’identité de son propriétaire actuel. Cette nouvelle version semble considérablement remaniée. Pierre-Olivier Walzer évoque cette refonte, et parle d’une nouvelle version non plus sous forme de prière mais «-de grand récitatif mêlé de chants, rappelant les pastorales médiévales (avec, comme personnages : 38 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 20 Germain Nouveau, Œuvres complètes , op. cit. , p.-754. 21 Germain Nouveau, Œuvres poétiques [Brenner et Mouquet - 1953], tome II, p.-215. 22 Conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (cote Ms 27411). le petit Parisien, une petite Provençale, un “estropiat”, un clerc…) 20 -». L’édition Mouquet-Brenner donne une description de la maquette-: Publication de «-la Postale-» en vue de l’union | de tous les Français AVE MARIS STELLA ou | paraphrase rimée | de la poésie | de Bernard sgr de Fontaine par | un naufragé de N.-D. (Première version) Deuxième essai Phocée MDCCCCXVI Le descriptif donne des précisions-: - sur les versions de la publication : outre la mention « première version » et « deuxième essai », les éditeurs indiquent que l’œuvre comporte 330 vers, davantage que la version connue de 1912-; - sur les dates dont Germain Nouveau se serait servi pour délimiter son œuvre : « 12 février 1912 - 19 octobre 1916 21 ». La date du 19 octobre n’est probablement pas retenue par hasard : la veille évoque l’anniversaire de la mort de sa mère, Marie Augustine Nouveau (décédée le 18 octobre 1858)-; - sur le lieu d’écriture ou de publication : « Phocée » désigne par métonymie la ville de Marseille (ville fondée par les Phocéens, d’où son nom de cité phocéenne), et inscrit donc la gestation de la prière dans une mythologie personnelle (rejoignant l’«-Odyssée enfantine-» que nous évoquons plus loin)-; - sur la nature de l’édition : « Publication de “la Postale” en vue de l’union | de tous les Français » renvoie à une pratique éditoriale de Germain Nouveau. En 1913 et 1914 (selon les lettres connues, voire davantage selon des documents confisqués par des collectionneurs), Germain Nouveau met en place la «-presse du hère » ou « presse du pauvre », abonnement postal pour lequel il sollicite ses connaissances. On retrouve certaines expressions dans sa carte postale du 1 er avril 1914 à Ernest Delahaye : « Presse du Hère | 1 e année | Nos Postales | ou |-Petit poème de l’abonnement-| en vue-| de l’Union de tous les Français) 22 -»-; --sur la forme ou le genre du contenu-: «-paraphrase rimée-»-; - sur la source de Germain Nouveau : « la poésie | de Bernard sgr de Fontaine ». Germain Nouveau ne désigne l’auteur ni sous le nom de « saint Bernard », ni sous celui de « Bernard de Clairvaux » (lieu dont il fut l’abbé), mais Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 39 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 23 Texte de la facture reproduit par Maïté Dabadie ( L’Écharde dans la chair, op. cit. , p.-234 (facture passée en vente le 22 mai 2001). 24 Quelques-unes de ces versions sont conservées (puisqu’elles ont connu un passage en salle de vente) mais dorment actuellement dans des fonds de collectionneurs non identifiés. 25 Lettre de Germain Nouveau à Jean Richepin [27 juillet 1875]. Le poète évoque également la Nanie dans sa lettre à Paul Verlaine [20 octobre 1875]. sous celui de « Bernard seigneur de Fontaine », le rattachant à sa ville natale (tout comme Germain Nouveau sera obsédé par sa ville natale de Pourrières)-; - sur le nom d’auteur pris par Germain Nouveau : la périphrase « un naufragé de N.-D. » renvoie à un motif obsessionnel de l’œuvre de Germain Nouveau (celui du naufrage) et à une strophe de l’ Ave Maris Stella par saint Bernard, évoquant le patronage de Marie auprès des marins (rejoignant là encore l’«-Odyssée enfantine-» que nous évoquons plus loin). S’agirait-il de la dernière main portée à l’ Ave Maris Stella ? Car l’on trouve encore une trace d’une facture de la librairie Aubanel d’Avignon datée du 16 janvier 1918 23 , signalant l’acquisition d’un Office de la Sainte Vierge et des morts, dont il avait déjà été question dans la lettre de Léonce de Larmandie à Germain Nouveau du 27 novembre 1910. Si seule la publication de 1912 est connue, l’ Ave Maris Stella ne peut donc pas se restreindre à cette seule année 1912 : l’œuvre est régulièrement travaillée par son auteur au moins entre 1910 et 1916, voire 1918 24 . Plus largement encore, la poésie d’inspiration religieuse de Germain Nouveau déborde ces dates. Essais de poésie religieuse L’ Ave Maris Stella n’est pas le premier poème religieux de Germain Nouveau. La Doctrine de l’amour est en revanche l’arbre qui cache la forêt : chaque époque de la création de Germain Nouveau comporte des essais religieux, le plus souvent non publiés par leur auteur, probablement parce qu’ils portent une part plus intime, le sujet religieux étant souvent associé à sa biographie. Parmi les essais de poésie religieuse, figurent, en 1875, « des histoires rimées » dont il évoque une des fins-: Récitez, on Vous en prie, Un «-Miserere-» pour la petite Nanie 25 . Si le Miserere - le psaume 51 (50) -, n’est ici qu’évoqué, les psaumes intéressent Germain Nouveau, comme s’ils permettaient d’éclairer sa propre condition-: 40 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 26 Lettre de Germain Nouveau à sa sœur [Ealing, Byron House School, W. England, 22 février 1892]. 27 Catalogue « Victor Hugo - Juliette Drouet. Autographes, livres, dessins, souvenirs, Livres Anciens, Romantiques et Modernes-» [Hôtel Drouot, 18 mars 1959, lot n° 90]. 28 Œuvres de Honorat de Beuil, chevalier sgr de Racan [Paris, Antoine Urbain, 1724]. 29 On trouve dans le volume de Racan une « Ode au Roy », « dont les cinq premières stances sont imitées du psaume 128-» (p.-X). Avec la vie que je mène, il ne faut pas me demander d’être régulier dans ma correspondance ; avec l’esprit d’indulgence, trouve à mes silences de bonnes raisons. Il en est une dans les psaumes, c’est que mendicus sum et pauper 26 . La formule latine fait cette fois écho au psaume 40 (39), extrait du verset 18 et dernier-: « je suis pauvre et dans l’indigence » (trad. R.P. de Carrières), passage qui rappelle clairement la condition de Germain Nouveau. Dans le poème « Prophète de Sion que ta prière est bonne », il évoque cette fois le De profundis , psaume 130 (129). Et un catalogue de vente signale l’existence d’une traduction du psaume 18 présent dans un ensemble de notes de vingt pages 27 . Germain Nouveau semble s’être par ailleurs inspiré d’une longue tradition mettant en vers les psaumes. Peut-être est-ce dans cette optique qu’il consulta à la Méjanes - de nombreux jours de février 1898 puis le 27 avril 1910 - l’ouvrage de Racan, qui comporte une traduction versifiée des psaumes de David, dans lesquels l’Éternel est évoqué sous le terme de «-Roi-» 28 . Ne faudrait-il d’ailleurs pas considérer les deux poèmes « Dieu t’exauce, o mon Roi, pour le salut du Monde ! » et « Ode au roi » (présents dans le carnet dit « Calepin du mendiant ») davantage comme des poèmes inspirés des psaumes que comme des poèmes monarchistes 29 -? L’ Ave Maris Stella n’est clairement pas le premier essai de poésie religieuse de Germain Nouveau, qui s’inscrit visiblement dans une longue tentative de « paraphrase rimée », d’appropriation de prières. Mais elle ressemble à un aboutissement, comme si l’auteur avait enfin trouvé la prière qui lui convient. Saint Bernard Germain Nouveau est généralement associé à la figure de saint Labre. Là encore, il serait dommage de le restreindre à cette seule figure tutélaire, puisqu’un autre saint a joué un rôle majeur dans son parcours-: saint Bernard. Le nom de « Bernard » est - tout comme Valentine et Marie - associé aussi bien à une figure emblématique qu’à des proches. Ainsi, l’une des deux tantes de Germain Nouveau avait pris pour nom d’entrée en religion celui de « sœur saint Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 41 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 30 La sœur de Germain, Laurence Nouveau, entre chez les Ursulines d’Aix (monastère de l’ordre, rue Bellegarde), où se trouvent deux de ses tantes : sœur Saint-Bernard (Pauline Rosalie Silvy) et sœur Saint-Louis (Virginie Elisabeth Silvy). L’auteur évoquera encore sa tante dans une lettre à sa sœur [Charenton-le-Pont, 17 octobre 1891] : « Je n’ai cessé à Bicêtre de penser à toi tous les jours dans mes prières et de vous recommander tous soir et matin au Bienheureux Eusèbe, à l’abbé Silvy, Jules Silvy, nos sœurs Marie, notre frère Alphonse, nos tantes Saint-Bernard et Sainte-Agnès, Saint-Bernard surtout.-» 31 Voir la lettre de Marie Delannoy à Laurence Manuel [Nice, 5 novembre 1891 - document partiellement reproduit dans le catalogue de vente « Drouot-Richelieu » du 22 mai 2001 (lot n° 297)]. Voir également la lettre de Germain Nouveau à sa sœur (Bruxelles, 25 novembre 1891). Voir encore la lettre à sa sœur du 22 février 1892 (reproduite dans les Œuvres complètes de Germain Nouveau, op. cit. , p.-895-897). 32 Migne, Nouvelle encyclopédie théologique , op.-cit. , tome 20, p.-806. 33 « Il y a vingt-cinq ou vingt-six ans vous m’aviez dit : si jamais cela paraît ce sera signé Humilis et je m’en suis souvenu » (lettre de Léonce de Larmandie à Germain Nouveau, 13 décembre 1910, reproduite dans le catalogue de la collection du Dr Heitz, [Nice, 10-11 mars 1988, lot n°-170]). Bernard 30 ». Les prénoms de baptême du poète étaient également « Germain Marie Bernard » (il s’inscrira d’ailleurs sous le nom de « Marie Bernard Germain Nouveau » à la British Reading Room le 4 avril 1874). Ce prénom entrera en concurrence avec celui de « Germain », et il exigea de se faire appeler « Bernard Marie-» au moins en 1891 et 1892 31 . L’association de Bernard et de Marie dans ses prénoms de baptême est fortuite et lourdement symbolique : Bernard de Clairvaux a joué un rôle majeur dans la mise en avant de la figure de Marie, qui deviendra un modèle de la vie spirituelle cistercienne. Ainsi, commentant Isaïe (« Sur qui, dit le Seigneur, reposera mon Esprit, si ce n’est sur ceux qui sont humbles et paisibles ? »), Bernard de Clairvaux propose la démonstration suivante-: Remarquez qu’il dit sur les humbles, et non pas sur les vierges. Ainsi, si Marie n’avait pas été humble, le Saint-Esprit ne se serait pas reposé sur elle ; s’il ne s’était pas reposé sur elle, elle n’aurait pas conçu du Saint-Esprit ; car comment concevoir du Saint-Esprit sans le Saint-Esprit ? Il paraît donc, comme elle dit elle-même, que Dieu regarda l’humilité de sa servante plutôt que sa virginité, afin qu’elle conçut du Saint-Esprit ; et si c’est sa virginité qui la rendit agréable au Seigneur, c’est son humilité qui la rendit mère 32 . L’humilité (contraire à l’ hubris ), concept majeur du Christianisme, est l’une des valeurs primordiales aux yeux de celui qui aurait aimé s’appeler « Humilis » (nous n’avons toutefois aucune source de première main qui viendrait attester de la volonté de choisir ce nom, excepté les paroles rapportées par Léonce de Larmandie) 33 . 42 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 L’importance du nom « Bernard » ne cessera pas, et Germain Nouveau indiquera sur plusieurs cartes de visite comme nom : « B. La Guerrière », «-B. Nouveau-» ou encore « François Bernard ». Enfin, plusieurs de ses dessins sont signés par l’initiale «-B.-» 34 . Au moment de la genèse de l’ Ave Maris Stella , « Bernard » se présente à Germain Nouveau à deux occasions. D’abord, lorsqu’il correspond avec frère Marie-Bernard 35 mais aussi lorsqu’il cherche à rappeler sa généalogie-: Vu que mon aïeul paternel et parrain Bernard avait la prétention d’appartenir à la famille de Jacques de Vèze et des Seigneurs des Baux de Provence 36 . Les deux années précédemment évoquées (1891 et 1910) sont liées dans la vie de Germain Nouveau, comme si de nouveaux événements avaient besoin d’être éclairés par le passé. Il en va ainsi du poème Memento , qui entretient une relation étroite avec l’internement à Bicêtre en 1891, et que Germain Nouveau réclamera au médecin-chef en 1910 37 . Ces deux années correspondent également avec la maturation de deux projets poétiques associés à saint Bernard. Ainsi, en 1891, Germain Nouveau compose un Memorare (autre prière à la vierge Marie longtemps attribuée à saint Bernard) ; et, en 1910, il semble donc commencer son Ave Maris Stella , prière attribuée à saint Bernard notamment par l’encyclopédie Migne. À ces deux textes il convient d’en ajouter un troisième, qui semble également inspiré de l’ Ave Maris Stella , « Je te salue, étoile », dont les deux derniers vers sont : « Et que saint Bernard trouve | Plus heureux traducteur ! ». Le texte, non daté, figure dans le carnet dit « Calepin du mendiant », et pourrait être une première version de l’ Ave Maris Stella , prière qui conserve d’ailleurs la formule «-Je te salue, étoile-». Germain Nouveau s’est intéressé de près aux travaux de saint Bernard. Il consigne notamment, dans le carnet intitulé «-Notes et autres-», deux citations de saint Bernard, aux pages 18 et 19-: Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 43 34 Cf . carte de visite actuellement collée dans un exemplaire du Maron travesti situé à la Bibliothèque royale de Belgique (donation du Baron van Bogaert - lot 1315) ; catalogue de la vente de la collection Geneviève & Jean-Paul Kahn à l’Hôtel Drout (Richelieu) -18 juin 2021 (lot n° 15) ; catalogue de la vente Drouot du 22 mai 2001 (lot n° 282) ; portraits de Blanche Menut et de Julien Bourrelly (dont des copies sont conservées à la Méjanes - dossiers Guillaume Zeller [NOU 20]). 35 Lettre de frère Marie-Bernard à Germain Nouveau (Notre-Dame des Prés, 13 janvier 1910). 36 Lettre de Germain Nouveau à Léopold Silvy [Alger, 16 janvier 1910 (conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet - Ms 27387)]. 37 Carte-lettre de Gaston Georges Deny à Germain Nouveau datée du 29 novembre 1910 (reproduite dans l’édition des Œuvres complètes ). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 38 Migne, Nouvelle encyclopédie théologique (1851) - tome 20 [ Dictionnaire de patrologie , tome 1, respectivement p.-802 et 805 (entrée «-saint Bernard-»)]. Celui qui ment parle de lui-même. À toi donc à toi seul ce qui vient de toi. Pour moi j’écoute les prophètes et les apôtres ; j’obéis à l’Évangile. Et si un ange venait du ciel pour nous enseigner le contraire, anathème sur cet ange lui-même. Garde-toi de fuir ; garde-toi de trembler, ô homme ! Dieu ne vient pas armé. Il ne te cherche pas pour te punir, mais pour te délivrer. Le voilà enfant, et sans voix. Et si des vagissements doivent faire trembler quelqu’un, ce n’est pas toi. Il s’est fait tout petit, et la Vierge sa mère enveloppe de langes ses membres délicats. Et tu trembles encore de frayeur-! Les deux citations figurent dans l’encyclopédie « Migne » que consultait Germain Nouveau à la Méjanes 38 . Une prière personnelle et universelle La prière pourrait sembler anodine dans l’œuvre de Germain Nouveau, en ce qu’elle ne serait qu’une traduction de saint Bernard et qu’elle serait limitée à l’année 1912. Mais nous avons vu qu’il n’en est rien, qu’elle ne peut se restreindre à cette seule année, et que loin d’assumer le terme de « traduction », Germain Nouveau lui préfère celui de « paraphrase », témoignant ainsi la part personnelle qu’il entend injecter dans sa prière. Effectivement, le choix de l’ Ave Maris Stella apparaît comme heureux, et il correspond à des motifs récurrents dans la poétique novélienne, notamment la figure de Marie et celle des naufragés, tous deux intimement liés dans le terme «-maris-». Que la prière soit désignée « À NOTRE MÈRE » souligne d’emblée la polysémie du nom « Marie », associé à la mère du Christ, mais aussi à la mère de Germain Nouveau ainsi qu’à sa sœur (mélange de figures féminines fréquent dans son œuvre, et qui ici est accentué par le calendrier, puisque sa sœur Marie est décédée le 15 août, jour de sa fête). Que Nouveau ait donné deux exemplaires de son Ave Maris Stella à l’abbé Davin n’est sans doute pas anodin, lui qui est l’auteur de La Sainte Église d’Aix et Arles. Notre-Dame de Grâce, étude sur la statue antique et miraculeuse de la très sainte Vierge vénérée dans l’église Sainte-Marie-Madeleine à Aix-en-Provence (1901, imprimerie de Makaire). Après la consécration de la figure de la Vierge Marie par Bernard de Clairvaux, Germain Nouveau entend à son tour chanter Marie, à la fois mère de Dieu, mère et sœur. 44 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 39 Migne, Nouvelle encyclopédie théologique (1851) - tome 20, p.-806. 40 Saint Bernard écrit : « Le nom de la Vierge était Marie. Et nomen virginis Maria ! Ajoutons quelques mots, dit-il, sur ce nom qui signifie étoile de la mer » (Migne, Nouvelle encyclopédie théologique , tome 20, p.-806). 41 Lettre de Germain Nouveau à Jean Richepin [17 avril 1875]. 42 À ce sujet, voir la section concernant l’Odyssée enfantine dans notre publication à paraître concernant les textes en proses rassemblés sous le titre «-Illuminations-». 43 « Cette prière est la dernière chose que j’écrirai, confia-t-il. Je voudrais que cette paraphrase resta [ sic ] comme cantique dans ma paroisse » (parole rapportée par Marcel Provence, «-Souvenirs sur Humilis -», op. cit. , p.-512 sq .). Une autre appropriation réside dans l’évocation du naufrage. L’histoire de la prière est intimement liée aux navigateurs, et la version qui s’est imposée en porte les traces dès les deux premières strophes. Saint Bernard insiste effectivement sur cette thématique, et écrit-: Oh ! qui que tu sois qui comprends que, dans le cours de cette vie, tu flottes au milieu des orages et des tempêtes, plutôt que tu ne marches sur la terre ferme et solide, ne détourne pas les yeux de cette lumière, si tu ne veux pas être englouti par les flots soulevés-! 39 Le titre même de la prière souligne cette polysémie (« maris » renvoyant à la fois à Marie et à la mer) 40 . Dès 1875, Germain Nouveau se sert de la formule « Odyssée enfantine 41 », visiblement pour désigner son enfance comme un naufrage, ce qui revient régulièrement sous sa plume au travers d’allusions à Ulysse, Télémaque ou Énée, trois célèbres naufragés 42 . On retrouve le motif du naufrage associé à Marie dans plusieurs poésies religieuses de Germain Nouveau notamment dans « Au Roi » (« Et le nom de Marie en ta nef vagabonde | Te garde de péril ! | […] Tu rentres en bon port… ») et Memorare (« Souvenez-Vous, Vierge Marie : | On dit que nul ne s’est perdu | […] Au milieu des flots en furie »). Ainsi, l’ Ave Maris Stella ne doit pas être considérée comme une publication comme une autre dans l’œuvre de Germain Nouveau. Plus que d’admiration, il faudrait parler d’une rencontre avec la prière. Les étapes judiciaires ne firent que renforcer son statut d’œuvre élue, lui permettant d’annuler les essais de publication non autorisées en leur substituant ce qui pourrait apparaître comme un testament littéraire. En voulant faire don de sa prière à sa paroisse, Germain Nouveau entend boucler la boucle, revivre les naufrages de son enfance, et - comme Énée - constater, grâce aux paroles sibyllines, qu’à travers ses prénoms de baptême, à travers la prière de saint Bernard, son destin était déjà écrit 43 . Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 45 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 AVE MARIS STELLA (PARAPHRASE RIMÉE) À genoux sous ma voile, Je te salue, Étoile. Étoile de la mer, Garde-nous d’abîmer. L’oiseau pêche en eau basse, On part, vive l’espace ! Mais tout beau ! mon neveu : Souvent, hors de tout feu, Le temps trop tôt se gâte. Et ce fier brick démâte Si la Vierge n’y luit, Tout périt cette nuit. À genoux, etc. Mais vois dans cette pièce, Comme à la sainte Messe, Les cierges éclairés, Ce lit, ces traits tirés, Et ce groupe où l’on prie L’image de Marie. Vite, acquiesce à leur vœu, Bonne mère de Dieu. À genoux, etc. Dans notre nuit profonde, Voguant au gré de l’onde, ÉTOILE DE LA MER, Sur les écueils du monde Garde-nous d’abîmer. Notre Havre-de-Grâce, Garde-nous, etc. Vierge de notre place, Garde-nous, etc. Tableau de notre classe, Garde-nous, etc. Médaille que j’embrasse, 46 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 Garde-moi, etc. À genoux, etc. Sous drap d’or moult accorte, Ayant sceptre en ta main, Au bras ton soleil fin, Vêtu de même sorte, Qui couronne aussi porte, Ayant bien, en ce lieu En ce « lieu de Porrière », (Qui ne te doit pas peu), Douce Vierge d’un Vœu, Toi notre bonne Mère, Appuie auprès de Dieu Les paroles de feu De toute humble prière En ce lieu de Porrière, Douce Vierge d’un Vœu. À genoux, etc. Toi qu’à doux sons de corde, Les anges, dans leurs chants, Nomment Dame céans De par Miséricorde, Ah ! du moins, fais qu’ici Le bon Dieu nous accorde, Avec Paix et Concorde, Sa grâce, et sa merci. À genoux, etc. Étoile hospitalière, Maison du matelot, Vers les rades d’Hyère, Remets sa barque à flot ; De Fos à Cavalaire, Pour les rêts d’un pêcheur, D’un lyon fort colère Modère un peu l’aigreur. À genoux, etc. Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 47 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 Donne à veuve amis sages, Qui te prie au saint lieu ; À l’orphelin bons gages, Qui ne soient pas un jeu ; Au pauvre bons visages, Qui n’a logis ni feu ; À tous bons voisinages, Bonne Mère de Dieu. À genoux, etc. Garde-nous en voyage Et sur terre et sur mer ; Garde-nous, etc. À la course, à la nage, À manier le fer ; Garde-nous, etc. Sur mon échafaudage D’où Pierre est chu d’hier Garde-nous, etc. Sous le vent qui fait rage, En plein cœur de l’hiver ; Garde-nous, etc. Sous les feux de l’orage, Car j’ai peur d’un éclair ; Garde-nous, etc. Contre azur sans nuage Qui cesse d’être cher ; Garde-nous, etc. Sur fleuve qui ravage Et qui peut coûter cher ; Garde-nous, etc. 48 Eddie Breuil Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 S’il faut faire naufrage, Surtout de male mort Et de rendu plus sage Conduis la voile au Port. Louange à Notre-Père (Amour à Notre-Mère), Et gloire à Jésus-Christ ; Honneur il sied de faire Le même au Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Histoire de l’ Ave Maris Stella de Germain Nouveau 49 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0009 1 Pour une vue panoramique de l’existence d’Henri Franck : Brigitte Claparède-Albernhe, Henri Franck. Une Biographie intellectuelle. Essai , Pérols, Jean-Claude Taïeb Éditeur, «-Essais Hors des Clous-», 2016. 2 Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française 1895-1914 [1960], Paris, Champion classiques, coll. «-Essais-», 2013, p.-467-468. Henri Franck, aventurier de l’arche perdue Antoine Piantoni L’image qui est restée d’Henri Franck (1888-1912) dans l’histoire littéraire demeure largement tronquée : s’il eût pu rejoindre le cercle des poètes maudits par sa mort précoce, « poitrinaire » comme il se doit, avec une œuvre inachevée intitulée La Danse devant l’Arche , concerné par des considérations sociales qui auraient pu faire de lui ce que l’on appelle désormais un transfuge de classe, plusieurs éléments biographiques 1 semblent néanmoins entrer en contradiction avec le scénario bien connu du méconnu : normalien, inséré dans le monde littéraire comme l’atteste sa correspondance avec André Spire, Anna de Noailles ou encore André Gide, Franck était au seuil d’une carrière dans les Lettres qui pouvait le conduire dans les cénacles poétiques post-symbolistes du début du siècle tout comme dans le creuset de la philosophie héritière de Bergson. Lorsque Michel Décaudin consacre quelques lignes au poète, c’est bien d’ailleurs la difficulté de le classer et de définir ses contours qui s’impose-: Ce jeune bourgeois qui souhaite le succès de la propagande syndicale sait qu’il ne lui est pas possible de « redevenir peuple » ; ce jeune israélite, animé d’un profond patriotisme, analyse avec une lucidité maladive les fondements de cet « amour de parvenu » ; ce jeune philosophe cherche inlassablement un Dieu « fuyant devant lui » - ce malade est épris de la vie 2 . De fait, l’aspect composite de la figure d’Henri Franck n’est qu’un indice de la situation de crise dans laquelle son œuvre tente de se fonder : un des enjeux capitaux de cette poésie réside dans l’entreprise de constitution, voire de régénération, d’une communauté mise à mal notamment par l’affaire Dreyfus, l’adoption tumultueuse de la loi de séparation des Églises et de l’État et, de Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 3 Sur cette dernière question, nous renvoyons à l’ouvrage de Claire Bompaire-Evesque, Un Débat sur l’Université au temps de la Troisième République. La lutte contre la Nouvelle Sorbonne 1910-1914 [1988], Paris, Eurédit, 2019. 4 L’élaboration fut laborieuse du propre aveu de l’auteur, comme il l’explique dans une lettre à Gabriel Marcel datée de mars 1911 : « Si je ne vous ai pas écrit, c’est que l’on me mesure le travail et que je voulais finir la Danse . Cela avance beaucoup, ce n’est pas encore fini. Et puis j’ai des moments de découragement : tantôt ce n’est pas assez concret, tantôt cela me paraît banal et faible de pensée. Enfin je n’en sors pas, mais j’espère, fin mai, être au bout… » (Henri Franck, La Danse devant l’Arche , Paris, La Coopérative, 2019, p. 195 ; cette édition de référence, qui rassemble poème, correspondance, textes critiques et témoignages, sera désormais désignée par l’abréviation DDA ) 5 Il faut signaler qu’un fragment en a été publié dans La Nouvelle Revue française de septembre 1911. 6 Dans la notice qu’il rédige sur le poète, Philippe Landau qualifie le second livre de « voyage initiatique au cours duquel l’auteur découvre l’amitié et la diversité du monde-» («-Henri Franck, poète-», Archives juives , vol. 43, n o 2 (2010), p.-148). manière plus restreinte, par la polémique sur les réformes de l’Université 3 à l’orée de la Grande Guerre. Par sa situation sociale, en tant que bourgeois, juif et produit de l’enseignement républicain, Franck est concerné par ces trois événements. Sa tentative de refondation se déploie sur trois niveaux fortement chevillés entre eux : la quête mystique, l’engagement politique et la création poétique. Cette triple finalité fut sans doute trop lourde pour l’œuvre débutée, ce qui explique le fait que Franck ne soit pas parvenu à l’achever et qu’elle présente une structure fragile en raison d’un déséquilibre manifeste 4 . Elle a cependant le mérite de fédérer plusieurs tendances du début du siècle, dans les parages de l’unanimisme de Jules Romains comme dans ceux de la production d’Apollinaire. Le revers de ce point de convergence réside, on l’a dit, dans la configuration proprement critique de cette œuvre poétique et c’est par le prisme de la crise, dans son sens étymologique (celui de la séparation), que l’on se propose de parcourir des lignes de fracture qui caractérisent malgré elle la démarche de Franck. Il faut sans doute commencer par commenter la forme de La Danse devant l’Arche , tant du point de vue de l’économie générale du poème que de celui de la métrique. Il y a bien sûr un risque à considérer comme un état définitif la dernière version de cet ouvrage qu’on ne peut qualifier proprement de recueil 5 : composé de trois livres inégaux (le premier et le troisième sont assez brefs tandis que le second contient l’essentiel du texte), l’ensemble peut paraître inachevé mais on perçoit néanmoins une armature profonde qui l’oriente vers sa signification initiatique. Car il s’agit bien, on y reviendra, d’un apprentissage 6 scandé par les passages obligés du genre : le premier livre s’ouvre sur une 52 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 7 Inquiet du rôle que jouera l’Allemagne dans la géopolitique européenne à venir, Franck donne expressément raison à son aîné dans une lettre à Louis Fouassier datée du 7 septembre 1908 : « Le monde va périr si nous n’y prenons garde. Péguy a raison. » ( DDA , p.-127) 8 André Spire, Quelques Juifs et demi-Juifs [1928], repris dans ibid. , p.-297. prière au dieu vétérotestamentaire qui débouche sur une première crise qui a pour nom déréliction ; on y voit le poète tiraillé entre l’illusion du confort familier et la soif des départs ; le second livre est composé de trois moments informels : un premier cycle de l’amitié (III-XIV), un second cycle républicain (XV-XXV), un troisième cycle de la création (XXVI-XXXVI) qui ressassent la hantise d’un échec ; le troisième livre est une profession de foi qui tranche avec le premier livre car s’y déploie une poétique assumée qui en fait le creuset où fusionnent les trois cycles du second livre. La tension installée par les deux premiers livres se dissipe dans le troisième, le plus bref, ce qui indique que les crises sont résorbées mais dans un porte-à-faux dont on ne peut savoir s’il est délibéré ou non. Le second livre doit sa densité au projet de Franck qui est d’élaborer une scénographie qui distribue les rôles d’une tragédie culturelle et sociale : le Poète est en quête d’une communauté générationnelle menacée de désagrégation et d’une France allégorisée en déshérence, elle-même en proie au doute et aux crises. Il s’agit de réactiver l’esprit patriote de la Révolution dans un élan de mystique laïque, ce qui rapproche ici Franck de Péguy : tous deux ont une vive conscience historique et tous deux ne voient d’autre issue qu’une révolution profonde de la société afin de sauver ce qui peut encore l’être 7 . Les composantes religieuses qui informent le premier livre ne doivent pas faire illusion et si la dimension mystique est indéniable, il s’agit surtout de revenir à l’époque contemporaine, ainsi que l’affirme André Spire-: [I]l entreprend d’écrire, sous le voile d’une fiction biblique qui bientôt s’évapore, l’histoire pathétique d’une âme de son temps, ses amitiés, ses doutes et ses arrache‐ ments : la Danse devant l’Arche , le chant d’une génération née sous le signe de l’Affaire Dreyfus et de Tanger 8 . Il est donc malaisé de distinguer le centre de gravité d’un long poème qui n’offre que peu de points de repère hors quelques titres attribués à certaines pièces : « Discours sur les misères du temps présent » (livre II, XXIII), «-Art poétique-» (livre II, XXXV), « Feu de joie sur un carrefour » (II, XXXVII), « Feu de joie dans la solitude » (livre III, IV). Leur rareté contribue à souligner l’état transitoire du texte et sa tectonique en dépit de la conservation de manuscrits qui pourraient l’attester sur un plan génétique. Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 53 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 À une échelle relativement microstructurale, Henri Franck joue d’une va‐ riété métrique qui entre en résonance avec les expérimentations symbolistes puis modernistes : certains poèmes sont écrits selon les canons traditionnels (prosodie régulière, rimes suivies ou alternées) tandis que d’autres adoptent résolument une forme libre affranchie de la régularité métrique ou rimique. Au sein des pièces qui observent une récurrence métrique, on assiste parfois à des glissements assonantiques qui font rimer « flamme » et « courage » (livre II, XXII) ou bien « tête » et « prophètes » (livre I, II), « tête » et « fidèles » (livre II, XXIV). Ces altérations, qu’André Spire a rapprochées de la première manière de Francis Jammes, sont parfois assez subtiles, mais on observe une tendance au protéisme de la versification qu’Henri Guilbeaux résumait dans un panorama qui offre « d’abord des vers assonancés, puis des duodécasyllabes [ sic ] blancs, enfin le verset ample, musclé et assez solennel […] 9 .-» Nous ne citerons comme exemple que la pièce XXV du second livre qui offre un aperçu de ces oscillations : Mais je sais ta constance et ta grâce éternelle, Et j’ai la foi que tu pourras ressusciter. Ta voix dominera le trouble et les querelles, Et tes fils s’uniront dans ta claire unité. La triste République au pâlissant visage, Ta fille et ton amour Qui de la force encor ne sait pas faire usage Sera très belle un jour. […] Le temps des beaux pamphlets et des belles fanfares, Le temps du libre esprit, de l’ordre et des victoires, Le temps du rire et du clairon, Lorsque ta liberté s’alliait à l’audace, Quand la raison, portant l’épée et la cuirasse, S’appuyait sur des bataillons. […] Je verrai les lampions allumés dans les arbres Et de grands bals publics à tous les carrefours-; On ira déjeuner dans le Bois de Boulogne Et la rumeur du peuple emplira tout le jour. 54 Antoine Piantoni 9 Henri Guilbeaux, « La Poésie dynamique (fin) », La Revue , 15 mai 1914, n o 10, p. 216. Une coquille probable substitue duodécasyllabes à dodécasyllabes . Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 10 DDA , p.-67-68. 11 Ibid. , p. 50. Dans un pastiche de Barrès intitulé M. Barrès en Auvergne , Franck utilise à nouveau ce motif non sans ironie lorsqu’il fait dire à l’auteur du Culte du moi : Je verrai le reflet des chandelles romaines Sur la Seine et sur le visage des enfants… Des fusées partiront dans les Champs-Elysées, Et les républicains suivront les régiments 10 . Les deux premiers quatrains s’inscrivent dans les modèles classiques, le premier isométrique et le second hétérométrique préservant une concordance entre mètres et rimes (alexandrins et hexasyllabes alternés et rimant deux à deux), le sizain adopte une formule tripartite couée (un distique d’alexandrins à rimes suivies, un quatrain formé d’octosyllabes et d’alexandrins embrassés avec concordance entre mètres et rimes) mais les deux quatrains finaux d’alexandrins sont semi-rimés (sans compter la rime approximative entre «-fanfares-» et «-victoires-»)-: au sein d’une même pièce, Franck fait donc cohabiter des pratiques de versification antipodiques combinant tradition et licence. Ces glissements s’augmentent de pièces qui mêlent vers rimés et mesurés et vers libres dans la continuité des symbolistes de la génération précédente, de sorte que La Danse devant l’Arche ne reflète que très partiellement la modernité des années 1910 ; elle s’apparenterait plutôt à la photographie d’un moment de transition. Si, à proprement parler, La Danse devant l’Arche n’est pas un poème à thèse, dont la visée serait purement politique, le texte ne prend pourtant sens que par la manière dont il pose la question de la possibilité du groupe. Les trois livres rejouent un même drame, celui de l’ajustement entre individu et collectivité. Cette collectivité apparaît comme le foyer primitif du chant qui se diffracte dans les sphères religieuse, politique et poétique. Le poète insiste bien sur cette imbrication chaque fois qu’il sollicite l’isotopie de la chorale-: J’ai cru, du moins, que votre groupe qui semblait Cimenté pour toujours dans une amitié chaude, Que votre groupe étroit, véhément et durable Peut-être absorberait ma ferveur solitaire, Que ma voix se perdrait dans les voix réunies De votre jeune chœur unanime et content. Le chœur se tait dans le déclin de ce printemps, Le beau chœur qui chantait au matin près des sources. Sous le ciel embrumé les voix sont abolies Et les pas divergents des chanteurs qui s’éloignent Se sont éteints aux quatre coins de l’horizon 11 . Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 55 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 « Je me connais comme un instant de l’Auvergne éternelle. Je suis une note du chœur auvergnat.-» ( ibid. , p.-222) 12 Ibid. , p.-21. 13 Ibid. , p.-35. 14 Au cours d’un déjeuner chez Max Fischer en mars 1935 auquel assistent également Pierre Laval et sa fille, François Mauriac, Luc Durtain et Paul Morand, Maurice Martin du Gard rapporte des propos échangés avec Jules Romains : ce dernier estime que Franck a connu « trois périodes : il imita Madame de Noailles, puis André Spire, et La Danse devant l’Arche … - Doit beaucoup à votre Vie unanime . - Oui, je crois… » («-Les Mémorables. Pierre Laval à Mesnil-le-Roi », Revue des Deux Mondes , 15 novembre 1966, p.-195) 15 Franck prend toutefois soin de se distinguer de Romains dans une lettre à Louis Fouassier datée de septembre 1908 : « Je ne m’intéresse pas à la “vie unanime”, moi ; mais je sais qu’un homme, un seul homme peut créer un idéal auquel beaucoup d’hommes se sacrifient.-» ( DDA , p.-130) 16 Jules Romain, « Préface de 1925 », La Vie unanime , Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983, p.-34. Dès le premier livre, dans ce qui se rapproche le plus de la « fiction biblique » évoquée par André Spire, Franck met en scène le débat intérieur du poète qui s’interroge sur la nécessité d’un départ au sens d’une séparation d’avec le groupe qui n’est plus perçu que comme une « assemblée sans élan 12 ». Le départ apparente le jeune chantre du premier livre à un moine gyrovague dont la quête conduit à une communauté retrempée-: Dieu ne peut habiter que là où sont les hommes-; C’est vers eux que je vais pour aller jusqu’à lui, Et je m’en suis d’emblée fort approché peut-être, Puisque sur mon chemin j’ai trouvé des amis 13 . L’horizon de cette quête réside dans le « chœur unanime et content ». L’épithète unanime pourrait fonctionner comme un marqueur significatif : Franck a côtoyé Jules Romains à l’École Normale Supérieure 14 et la poétique de ce dernier telle qu’elle se déploie dans La Vie unanime dès 1908 s’approche, par certains traits, de celle de La Danse devant l’Arche 15 : Romains et Franck partagent bien ce tourment métaphysique qui les conduit à s’interroger sur la place de l’être individuel et tous deux développent un lyrisme polymorphe, un «-lyrisme objectif d’essence spirituelle 16 », qui permet l’assomption, voire l’apothéose, si l’on en croit le Manuel de déification de Romains, de la subjectivité du poète. Mais, chez Franck, la particularité de ce questionnement à nouveaux frais des pouvoirs poétiques, qui s’ente sur le prophétisme hugolien comme sur la voyance rimbaldienne, est d’ériger l’amitié en vertu cardinale. Elle est un autre nom de la communion et de l’ amicitia chrétienne et la ressaisit par analogie dans le chant poétique-: 56 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 17 DDA , p.-29. 18 Ibid. , p.-89. Je sais bien ce que c’est qu’un dieu présent, je sais Que le divin n’est pas abstrait, qu’il vient à nous Comme un ami qu’on attendait avec angoisse En tournant dans la chambre, en appuyant le front Pour rafraîchir l’attente, aux vitres des fenêtres. Et dont au moment même où l’on se désespère Quand on se lasse enfin de guetter sa venue, On entend dans le corridor sonner le pas, Et la main s’appuyer au bouton de la porte 17 . La comparaison, filée sur plusieurs vers, resémantise ce qui pourrait passer pour une lecture homilétique et donne à la rencontre amicale une dimension sacrée qui se justifie poétiquement. Elle l’est d’autant plus qu’elle figure la confrontation à l’altérité sans fusion totale et restitue une place au divin non comme interlocuteur d’exception mais comme chaînon entre les individus-: Je peux vous dire où est le domaine de Dieu-: Dieu est logé dans l’intervalle entre les hommes, Ainsi que le soleil se loge entre les feuilles, Il hante l’air sensible, intelligent, vivant Où résonne la voix humaine, Il habite la chambre où les amis assis Parlent du métier qu’ils feront, des intérêts De leur ville et des lettres qu’ils ont reçues. Dieu est ce qui révèle chacun à tous les autres 18 . C’est dans ce cadre que s’inscrit ce que nous avons nommé le cycle républicain dans le second livre. Franck élargit la portée de son questionnement à la civilisation française. Les pièces concernées remotivent alors la dramaturgie de la crise et de la menace de dissolution dans un monologue qui met en parallèle les affres du poète et ceux de la France allégorisée. Les pièces XV à XXV du second livre deviennent le lieu d’une casuistique qui dédouble encore le tourment métaphysique du premier livre : la France est déchirée entre l’abandon de la foi chrétienne, dans le sillage de la loi de 1905, et la difficulté de maintenir l’héritage de la Révolution qui aurait pu, et peut-être dû, se substituer à la croyance catholique-: Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 57 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 19 Ibid. , p.-56. 20 Ibid. , p.-67. 21 Charles Péguy, Notre jeunesse [1910], repris partiellement dans La Mystique républicaine , Paris, L’Herne,-«-Carnets-», 2015, p.-15. 22 Ibid. Le soulignement respecte la typographie originale. 23 Paul Souday, « Les Livres », Le Temps , 3 juillet 1912, repris dans Les Livres du Temps , 1 ère série, Paris, Émile-Paul frères, 1913, p.-348. Sauras-tu, beau pays, sauras-tu réussir À te renouveler toujours sans té détruire Et à rester vivant en demeurant loyal-? Tu ne crois plus au Dieu pour qui tu t’es croisé, Et ton intelligence est sortie de l’Église, Mais es-tu assez fort pour survivre à ce Dieu, Pour toujours prolonger ta recherche inquiète, Et pour ne pas périr d’avoir voulu tenter D’agir et de penser selon ta libre loi 19 -? On sait que Franck lisait Péguy et il est ici manifeste que les textes polémiques du directeur des Cahiers de la Quinzaine irriguent la poésie du jeune Normalien. La « triste République au pâlissant visage 20 » rappelle la « stérilité [qui] dessèche la cité et la chrétienté 21 -». Péguy traçait le même parallèle entre désaffection de la foi et irrévérence à l’égard de la République-: Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mou‐ vement que le mouvement de sa déchristianisation . C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication . C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu 22 . Franck et Péguy partagent cette hantise d’une coupure entre une civilisation pluriséculaire et une modernité cynique, oublieuse du sens au profit de l’effi‐ cacité. Mais alors que Péguy s’engage politiquement, Franck ne prétend pas apporter de solution dogmatique à cette crise patente et l’erreur qu’ont pu commettre certains critiques comme Paul Souday est d’avoir lu La Danse devant l’Arche comme un texte doctrinal-: «-En somme, Henri Franck pose la question à peu près comme les théoriciens contre-révolutionnaires, et il admet avec eux que l’œuvre de la Révolution a dangereusement affaibli la France 23 .-» Franck ne suggère aucune réponse théorique et ses sympathies socialistes démentent les 58 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 24 DDA , p.-163. 25 Ibid. , p.-165. 26 Lettre à Gabriel Marcel datée de novembre 1910, ibid. , p.-177. conclusions du critique : cette France allégorisée apparaît finalement comme une figuration de la tension intérieure du poète, une variation qui pourrait emprunter à la « mère affligée » des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné comme aux dissensions intestines qui opposent les membres d’une même famille en une lutte fratricide dans le Discours sur les misères de ce temps de Ronsard, titre que Franck module d’ailleurs en « Discours sur les misères du temps présent ». Ce souci politique renvoie autant à une actualité sociale qu’à une quête utopique d’unité de la polis qui pose finalement la question très platonicienne de la place du Poète (en ce sens, l’ ethos de censeur qui affleure dans le « Discours sur les misères du temps présent » appartient sans doute à une série d’essais commencé dès le premier livre, du lévite naïf au poète aux yeux dessillés du « Feu de joie dans la solitude-»). Si tout le drame de La Danse devant l’Arche peut se résumer à l’articulation mystérieuse entre le Poète et la société, Franck semble alors s’en remettre à une communauté élective que fonde l’écriture : dans une lettre à André Spire datée d’août 1910 il indique « la nécessité pour les “poètes” de se grouper et de s’aimer » 24 . Au même, qui déplore un manque de reconnaissance, il insiste sur la différence entre l’âge romantique et l’époque actuelle : «-Hugo pouvait s’adresser au public. Mais aujourd’hui, à moins de flagorner la foule on ne peut plus être que l’homme d’un groupe, et comme Whitman, le “poète des camarades” 25 ». Pour autant, Franck ne conçoit pas la démarche poétique comme une sécession cénobitique ou même une contrebande marginale mais comme une rencontre, ce qui éclaire l’image du carrefour qui revient dans deux pièces centrales. L’écriture de La Danse devant l’arche résulte d’une coïncidence entre la force créatrice et les attentes d’une communauté-: Un homme devient conscient (et alors est-il un artiste ou un philosophe ? ) quand il a trouvé le moyen de dire non pas seulement sa parole, mais « la parole qu’attend de lui le monde ». Et le meilleur moyen de la trouver, c’est de la chercher sans espoir, de choisir avant tout cette recherche 26 . De sorte que la situation de crise que l’on a soulignée jusqu’à présent est indissociable de la poétique de Franck ; elle en constitue même la propédeutique. L’entreprise poétique qui occupe les dernières années de la vie de l’auteur, entre 1909 et 1912, est inachevée, sans doute parce que le temps matériel a malheureusement manqué pour mener à bien le projet, mais peut-être tout autant parce que sa suspension, dans un troisième livre très bref parfois perçu Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 59 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 27 Philippe Landau, «-Henri Franck, poète-», art. cité, p.-148. 28 Gabriel Marcel, « Lettres à quelques amis , par Henri Franck », La Nouvelle Revue française , 1 er mai 1926, 13 e année, n o 152, repris dans DDA , p.-301. 29 Lettre à André Spire datée du 2 octobre 1911, ibid. , p.-204. 30 Lettre à P. V. datée de décembre 1910, ibid. , p.-181. « sous le signe du renoncement 27 », a partie liée à sa nature. Gabriel Marcel estime « qu’il était de l’essence même de son poème de n’être pas clos 28 », ce qui, selon nous, s’explique par la portée métalittéraire critique du texte. Franck ne fait pas mystère de ses difficultés à « ressusciter les poèmes intellectuels 29 -» à la facture comparable à celle de Vigny. De fait, l’écriture poétique devient pour lui le lieu d’une mise en tension entre repli mystique et découverte du monde qui se double d’une dichotomie philosophique entre idée et matière. Plus précisément, la poésie est la gésine de l’intelligence dans ce qu’elle a de vital, comme Franck l’explique dans une lettre datée de décembre 1910 dans laquelle il revendique un héritage nietzschéen-: Il a le premier compris que la vie de l’intelligence pure est une vie qui a ses joies et ses chagrins, ses risques et ses aventures, ses voyages et ses stagnations, ses amours et ses haines, comme l’autre ; qu’un conflit intérieur est exactement aussi dramatique qu’une rixe ; qu’une amitié intellectuelle est une étreinte aussi forte que l’étreinte physique ; qu’une haine intellectuelle peut être aussi mortelle, un dégoût intellectuel aussi violent que la haine et le dégoût physique 30 . De sorte que La Danse devant l’Arche apparaît comme la scène d’une lutte entre tentation anachorétique et désir de « possession du monde », pour reprendre une expression de Michel Décaudin. Le second livre fait ainsi alterner phases d’abattement et relances, comme dans le couplage des pièces XXVII et XXVIII ; dans la première, le poète exprime à nouveau un sentiment de déréliction qui dévitalise le monde-: Fruits, votre suc m’écœure et votre chair se pique, La mort habite en vous et le dégoût en moi. Dans le vide univers ma ferveur est unique Et pour brûler n’a pas de bois. Puisque le monde humain est un plus pur désert Que les sables de la Judée, Et qu’il n’y pousse rien qui ne soit creux, précaire, Et dès le germe usé. Rien à ma tendre voix, à mon brûlant appel, Rien pour toujours ne peut répondre, 60 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 31 Ibid. , p.-70. 32 Franck a sans doute eu connaissance de la biographie du poète américain publiée en 1908 par Léon Bazalgette ainsi que de la traduction par ce dernier des Feuilles d’herbes l’année suivante. Pour davantage d’éléments sur la réception de l’œuvre de Whitman en Europe : Sophie Rumeau, Fortunes de Walt Whitman. Enjeux d’une réception transatlantique , Paris, Classiques Garnier, coll. «-Perspectives comparatistes-», 2019. 33 DDA , p.-71-72. 34 La pièce XXXIV du deuxième livre (p. 81-82) met en exergue cette image à travers la comparaison du « vieux marin » qui façonne une « image réduite et cependant fidèle » de son voilier et auquel répond le geste du « vieux poète » qui trace « Une petite, pieuse et très fidèle image-» de l’univers. 35 DDA , p.-81. Rien n’est stable ni vrai-: il n’est rien de réel Qui puisse rencontrer ma sonde 31 . Dans la seconde, les paysages de l’Amérique, de l’Inde, du Pacifique et de la Chine défilent afin de proposer un contrepoint qui n’est pas sans rappeler la poésie de Whitman 32 -: L’humanité y est pareille à la nature, Comme elle, sans repos, sans haine et sans pensée, Riche du grand plaisir aveugle d’exister Et de proliférer dans un espace large-; Foule mouvante, dense, et diverse, innombrable, Comme une forêt vierge animée par le vent-; Tu y aurais perdu ton âme inquiète et vaine, Car dans l’activité de ce travail sans rêves, Le même bonheur gît qu’au fond du grand repos 33 . Il faut alors revenir à une discursivité polyphonique qui s’avère cruciale pour la perspective critique de l’œuvre : la série de failles que l’on a inspectée auparavant ménage un interstice métapoétique d’autant plus remarquable qu’il structure le développement du poème. Franck miniaturise l’épopée de sa vocation poétique 34 , notamment à travers un chant amébée qui restitue la lutte intérieure. Il y est bien question d’une quête spirituelle qui met aux prises le Poète avec une angoisse presque baudelairienne que n’exorcisent pas le voyage (livre II, XXVIII) ni la création artistique (livre II, XXXI), deux pistes qui demeurent apparemment étrangères à l’assoiffé du divin (livre II, XXXIII). L’inventeur, explorateur ou démiurge, cède le pas au mystique : « Qui veut créer un chant ou veut créer un monde/ Ne doit pas posséder un cœur inquiet de Dieu-» 35 . L’« Art poétique » qui apparaît vers la fin du second livre postule une infirmité paradoxale : la polyphonie du texte matérialise une psychomachie per‐ Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 61 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 36 Ibid. , p.-83. 37 Il est très probable que l’image ait été suggérée à Franck par Louis Fouassier comme le suggère une lettre adressée à ce dernier et datée de septembre 1908-: «-Oh-! je ne veux bien être, je ne suis peut-être qu’“un feu de joie sur un carrefour”. Sur un carrefour, soit. Mais je veux choisir le carrefour. Mais surtout, je veux choisir le carrefour le plus passant ! Que des gens y passent et se battent ! Que toutes les rues y aboutissent ! Mais surtout, je veux que de ce carrefour parte la route “qui va vers l’avenir”. “Un feu de joie sur un carrefour.” Je te remercie de cette définition. Tu vois comment je l’interprète. » ( ibid. , p.-135) 38 Ibid. , p.-88. sonnelle qui confronte autarcie de l’artiste et pénétration divine, deux régimes vocationnels qui paraissent incompatibles mais fusionnent dans l’écriture de Franck. Toujours est-il que cet art poétique est par définition transitoire car il rend compte d’une tentative toujours recommencée : « Mon discours inquiet ne peut pas être un hymne,/ Mais toujours il y tend, et retombe toujours… » 36 . La poésie telle que la conçoit Franck demeure dans une tension vers un achèvement qui ne peut, ne doit, advenir - et l’on comprend alors combien Gabriel Marcel mesure avec justesse un art poétique ouvert. L’« Art poétique » peut alors apparaître bien déceptif, peut-être même captieux par l’importance qu’il prétend accorder à la rencontre mystique. Il prépare au contraire une étape finale qui se déploie sur les deux derniers livres au moyen d’un diptyque majestueux, les deux feux de joie, véritable poétique en marche. L’image du feu y est centrale, sans doute inspirée autant par la doctrine héraclitéenne que par les Écritures 37 , et anime une dynamique en deux temps. Le « Feu de joie sur un carrefour » insiste sur la situation nodale du poète qui ne cherche plus la divinité mais l’accueille à travers une communication généralisée avec le monde qui l’entoure-: Gens qui passez au carrefour de cette ville, Je vous donne ma flamme et vous,-vous me donnez Votre présence, et Dieu consacre cet échange, Car tous vos mouvements annoncent qu’il est là 38 . L’unanimisme de Franck est véritablement spirituel et mystique ; et le motif de la flamme annonce une communion vitale. Le « Feu de joie dans la solitude » radicalise la poétique qui s’extrait de l’élan du carrefour. Le dernier livre, qui ne contient que quatre pièces et se clôt sur le second feu de joie, file l’image du feu mais sa consomption devient solitaire et aboutit à une assomption cosmique. L’arche de Dieu s’estompe au profit de la danse seule, dans un spectacle qui donne la préséance à la poétique sur la mystique ou bien propose un syncrétisme esthétique-: 62 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 39 Ibid. , p.-96. 40 Didier Alexandre, « “J’ai fabriqué un dieu, un faux dieu, un vrai joli faux dieu” : l’écriture du sacré dans Alcools », Guillaume Apollinaire. Alcools , Paris, Klincksieck, coll. «-Littératures contemporaines-», n o 2, 1996, p.-114. 41 DDA , p.-95. Si l’arche est vide où tu pensais trouver la loi, Rien n’est réel que ta danse-: Puisqu’elle n’a pas d’objet elle est impérissable. Danse pour le désert et danse pour l’espace Comme un prophète dans le sable, Danse dans l’éternel silence Avec la gravité d’un roi 39 . Le feu figure donc l’énergie lyrique, combustible plus puissant que le furor poeticus car il évince la théophanie au profit du pouvoir poétique du danseur sans son arche. La solitude supplante le carrefour mais les deux étapes sont nécessaires pour maintenir la tension dans l’écriture. Le feu consacre une disparition et une renaissance et cet usage de la métaphore n’est pas sans rappeler un texte contemporain de la gestation de La Danse de l’Arche que Franck a peut-être lu - : « Le Brasier » d’Apollinaire, paru une première fois en mai 1908 sous le titre « Le Pyrée » dans le Gil Blas . Dans ce poème, le traitement du motif inspiré de la tragédie de Sénèque le Rhéteur, Hercule sur l’Œta , constitue le feu et la flamme en « facteur d’unité dans la création poétique » et en « facteur de renouvellement » 40 . En ce sens, la fin du « Feu de joie dans la solitude » nous apparaît moins comme un renoncement que comme une consécration qui permet la poésie-: Je n’ai plus rien de moi et n’ai plus rien d’autrui, Je suis le beau séjour où la ferveur a lui, Je suis seul avec elle-; Elle est à moi et me dépasse infiniment, Je suis le sang brûlant de son cœur véhément Et le battement de ses ailes-! Je suis le chant aigu d’un divin violon, Je suis la voix par où s’élève la musique, Je suis l’archet élu-; je suis un beau cantique, Une élévation 41 -! Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 63 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 42 André Du Fresnois, « Henri Franck », Gil Blas , 22 juillet 1912, repris dans Une Année de critique , Paris, Dorbon ainé, 1914, p.-34. 43 Lettre à André Spire datée du 2 octobre 1911, DDA , p.-204. C’est ainsi que Franck tente de résoudre le problème de la place du Poète-: non dans une posture de prophète ni dans celle d’oracle mais par l’expérience qui conduit au monde par la dépossession de soi (posséder en ne possédant pas). La Danse devant l’Arche ne peut certes prétendre au rang des œuvres sémi‐ nales de ces quinze premières années du siècle à l’instar de La Vie unanime de Romains ou d’ Alcools d’Apollinaire ; elle offre néanmoins un aperçu prismatique d’un moment de crise : crise formelle qui se ressent dans certains comptes rendus comme celui d’André du Fresnois qui attribue à de « mauvaises influences » (probablement des « mauvais maîtres » comme Francis Vielé-Griffin ou Emile Verhaeren) le choix « d’adopter trop souvent un vers dérimé » 42 . Crise politique à un moment charnière où la Troisième République, après l’affaire Dreyfus, n’offre plus la même assurance d’une équité entre ses citoyens et où la solution socialiste travaille les intellectuels après que la tutelle catholique a été levée sur le pouvoir temporel. Crise religieuse dont le modernisme dans l’Église catholique offre un symptôme patent. Dans ce creuset, la mince œuvre poétique d’Henri Franck cristallise des tensions que le jeune auteur a intériorisées au point d’en faire le noyau de son projet littéraire. On serait tenté enfin de lui reconnaître un caractère d’urgence que le poète admettait volontiers : La Danse devant l’Arche est une œuvre de transition entre deux âges, du passage depuis l’enfance vers la vie adulte. Franck l’affirme à André Spire : selon lui, « les grands projets, les “Weltanchauungen”, les “Trilogies”, les poèmes en trois chants, c’est pour quand on a vingt ans-» 43 . 64 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 1 Claire Daudin parle d’un « décalage entre la date inscrite sur le dos du cahier dans lequel paraît Le Mystère des saints Innocents , le 24 mars 1912, et sa sortie effective, dont tout porte à croire qu’elle eut lieu un mois plus tard », dans Charles Péguy, Œuvres Poétiques et dramatiques , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, Notice, p. 1666-1667. Les trois mystères seront abréviés ainsi : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc = Charité , Le Porche du mystère de la deuxième vertu = Porche , Le Mystère des saints Innocents = Innocents . 2 Innocents , p.-781. 3 Innocents , p.-782. 4 Innocents , p.-925. L’histoire de Joseph chez Péguy : une lectio divina en plein bourgeonnement Nicolas Faguer Dans les derniers jours du mois d’avril 1912, Péguy publie Le Mystère des saints Innocents 1 , au cœur même de la saison qu’il évoque en ouverture et en fermeture de son livre : le printemps. « Ma petite espérance », écrit-il dans les premières pages, « n’est rien que cette petite promesse de bourgeon qui s’annonce au fin commencement d’avril 2 ». Il poursuit : « toute vie vient de tendresse. Tout vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril ». Cela vaut même pour les plus durs guerriers : tout comme « la rude écorce n’est rien, que du bourgeon durci, que du bourgeon vieilli », ainsi « l’homme de guerre le plus dur a été un tendre enfant nourri de lait 3 ». Dans les dernières pages, Péguy clôt la boucle des images printanières, qu’il applique cette fois aux saints Innocents, dans l’esprit de l’hymne latine chantée le jour de leur fête liturgique, le 28 décembre : « Salvete flores Martyrum , ces enfants de moins de deux ans sont les fleurs de tous les autres martyrs. / C’est-à-dire les fleurs qui donnent les autres martyrs. […] / Ils sont le bourgeon du rameau et le bourgeon de la fleur. / Ils sont l’honneur d’avril et la douce espérance 4 . » Entre les images printanières du début, celles de l’espérance et de l’homme comme tel, et l’image finale des saints Innocents (qui incorporent en eux l’espérance) s’insèrent quatre grands ensembles thématiques : une méditation sur la nuit et sur l’examen de conscience, la grande vision de la flotte des prières conduite par le Fils et Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 5 Innocents , p.-822. 6 Que nous écrivons sans majuscules comme le fait le poète. 7 Porche , p.-629. 8 Innocents , p.-779. 9 Innocents , p.-796-797. 10 Innocents , Didascalies, p. 860 : « JEANNETTE, faisant un peu la grosse voix », p. 861 : « JEANNETTE, faisant la grosse voix puis s’adoucissant un peu », plus loin : « c’est surtout ce Vive Pharaon qui les amuse. Elles le font dans une très grosse voix », en bas : «-(même jeu), vive Pharaon -». Didascalies, p.-871-: « JEANNETTE, elle va au-devant de remontant au Père, une contemplation de l’éveil de la liberté et de la gratuité de l’amour humain (« reflet de la gratuité de ma grâce 5 -»), enfin une récitation inattendue de la vie de Joseph, qui se poursuit en considérations sur les rapports de l’ancien et du nouveau testament 6 . Péguy conclut avec humour sur les sept raisons pour lesquelles Dieu le Père a mis les saints Innocents à la plus haute place dans son paradis, et pourquoi ils sont les seuls autorisés à chanter le cantique nouveau. De tous ces thèmes, qui forment comme autant de tableaux dans une immense tapisserie, le moins attendu semble être celui du patriarche Joseph. Plus encore que par son contenu, il surprend par sa forme : Jeannette y prend longuement la parole en alternance avec Madame Gervaise. Or, jusqu’à ce point du Mystère des saints Innocents , le discours avait été presqu’exclusivement tenu par Madame Gervaise, cette religieuse franciscaine qui débat avec Jeannette depuis Le Mystère de la charité (1910). Rappelons que dans cette Charité , la confrontation est constante et le dialogue ininterrompu ( Jeannette y échange aussi avec une troisième figure, sa petite amie de jeux Hauviette), mais que dans le mystère qui suit, Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911), Madame Gervaise est seule à parler, et Jeannette, qui l’avait si fortement attaquée auparavant, écoute du début à la fin et ne dit pas un seul mot. Madame Gervaise, d’ailleurs, n’y parle qu’au nom de Dieu, comme l’annonce le fameux vers inaugural du Porche : « la foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance 7 -». Le Mystère des saints Innocents est en ce sens la directe continuation du précédent mystère. L’entame est semblable : « Je suis, dit Dieu, Maître des Trois Vertus 8 », et Madame Gervaise est pratiquement la seule à parler, sauf en deux endroits où Jeannette et elles psalmodient des passages bibliques (c’est-à-dire en récitent alternativement les versets) : très brièvement, pour articuler la section sur l’examen de conscience et la vision de la flotte des prières, elles récitent, sur l’initiative de la jeune fille, la parabole du filet jeté dans la mer 9 ; très longuement, sur près de quarante pages, précisément dans cette section sur la vie de Joseph, elles récitent à voix alternées des extraits des chapitres 36,3 à 49,33 de la Genèse , contrefaisant parfois avec humour les voix des personnages 10 , se retenant de trop s’émouvoir aux climax 66 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 la récitation », « JEANNETTE, ne se retenant plus elle-même et saisissant d’autorité la récitation -». 11 Innocents , Didascalie, p. 861 : « une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final ». Ces didascalies montrent à quel point Péguy veut mettre réellement en scène ses personnages, qu’il écrit authentiquement dans une perspective théâtrale où le ton et les émotions sont les signes de l’avancée du processus dramatique. 12 Ibid . 13 Quæstiones in Heptat . I, II, qu. LXXIII. «-Le nouveau testament est caché dans l’ancien, l’ancien rayonne dans le nouveau-». de l’histoire 11 , bref, revivant une sorte d’immersion contemplative dans le récit biblique, en s’y extrayant à l’occasion pour déplier le sens de l’antique histoire dans la direction de Jésus, chose que Jeannette fait avec le plus d’audace. Or, cette « récitation sacrée, venue dans le courant même de leur commune oraison 12 », bien que sans rapport apparent avec l’image du printemps et du bourgeonnement qui encadre le mystère, s’y rattache pourtant secrètement, non pas tant matériellement par le lexique et les images, que « mécaniquement » par un comparable phénomène de croissance aussi bien dans la forme que dans le contenu : cette récitation à deux voix, qui se déploie et s’ouvre peu à peu, apparaît comme le lent bourgeonnement, dans l’âme des deux orantes, d’un sens plus profond, christique, de l’antique fable de la Genèse , et en retour d’une vision nouvelle du Christ, enrichi par les traits du patriarche Joseph. Péguy lit cette vieille histoire avec les catégories de Pascal, en lui appliquant le concept patristique de «-figure-», mais ce faisant, il dépasse ce qu’en a dit le maître ; et voyant fleurir en lui, dans son cœur, et sous l’impulsion de l’Esprit, un nouvel horizon de signification, il déploie devant nos yeux une contemplation nouvelle de la vie de Joseph, et nous fait expérimenter, du même mouvement, ce qu’est une lectio divina menée dans un dialogue vivant avec la Tradition (représentée par Madame Gervaise), mais attentive à la nouveauté imprévisible de l’Esprit présent (verbalisée par Jeannette). Joseph premier fils prodigue Le rapport des testaments a été fixé par saint Augustin dans une formule sibylline que Péguy ne semble pas avoir connue directement mais dont la Tradition catholique et surtout la lecture de Pascal lui ont parfaitement révélé l’esprit : Novum Testamentum in Vetere latet, et Vetus in Novo patet 13 . Le nouveau testament est caché dans l’ancien : c’est là ce qui frappe d’emblée dans la manière dont est racontée l’histoire de Joseph. Péguy n’encapsule pas l’ancienne histoire du peuple hébreux, il n’en fait pas un bloc autoréférentiel, mais il la lit à la L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 67 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 14 Innocents , p. 849-850, ici Péguy met des majuscules à Ancien et Nouveau Testament, sans doute pour les désigner avec plus de solennité, mais peut-être aussi pour les désigner comme des sortes de personnages, voire de personnes, de «-sœurs-». 15 Innocents , p.-853. 16 Innocents , p. 854. En note, Claire Daudin explique que le mot chrétiennerie est un « néologisme forgé sur “juiverie” pour atténuer l’opposition entre chrétienté et monde juif, et assumer la connotation péjorative de “juiverie”-» (note 61, p.-1679). lumière de sa relation avec une autre histoire postérieure : celle de Jésus et de l’enfant prodigue. Il commence par présenter l’histoire juive de ce Jacob aux douze enfants ( Un homme avait douze fils ) comme l’avant-coureur de l’histoire évangélique de ce père aux deux fils ( Un homme avait deux fils )-: Comme les quarante-six livres de l’Ancien Testament marchent devant les quatre Évangiles et les Actes et les Épîtres et l’Apocalypse. […] Ainsi devant toute histoire et devant toute similitude du Nouveau Testament Marche une histoire de l’Ancien Testament qui est sa parallèle et qui est sa pareille. Un homme avait deux fils. Un homme avait douze fils . Et ainsi devant toute sœur chrétienne S’avance une sœur juive qui est sa sœur aînée et qui l’annonce et qui va devant 14 . Ce jeu d’annonce commence à se matérialiser quelques pages plus loin. Madame Gervaise raconte le jour où Joseph fut vendu par ses frères, Jeannette reprend sa phrase et en étend le sens-: Ils le vendirent vingt pièces d’argent. Un autre, Un autre fut vendu 15 . L’italique désignant la parole biblique est rompu par le caractère droit qui marque la sortie de l’immersion narrative : Jeannette, saisie par l’inspiration, voit cet «-autre-» qui lui aussi «-fut vendu-», Jésus. Madame Gervaise poursuit alors le parallèle : « un autre fut envoyé vers ses frères, pour savoir comment les brebis se portaient. Un autre fut dépouillé de sa robe », Jeannette renchérit : « Un autre fut emmené en Égypte, dans la même, dans une autre Égypte. Un autre fut vendu-». Alors Madame Gervaise dévoile à la jeune fille le lien sous-jacent aux testaments et lui délivre l’enseignement traditionnel (patristique et pascalien) sur leur rapport figuratif-: C’est une figure, mon enfant. C’est une histoire unique et elle fut jouée deux fois. Une fois en juiverie, une fois en chrétiennerie. Et pour celui qui regarde les deux fois se voient en transparence l’une sur l’autre 16 . 68 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 17 Innocents , p.-854. 18 Innocents , p.-860-861. Jeannette et Gervaise développent à tour de rôle la transparence : « un autre fut lié », « un autre fut vendu esclave », « un autre aussi fut retrouvé » (la formule évoque l’enfant prodigue). Puis Jeannette va plus loin, et elle applique la transparence non plus seulement à Jésus, mais à toute l’humanité, dans laquelle elle s’inclut : « Et nous autres nous sommes ces gerbes et ces onze étoiles. […] Et nous autres nous sommes ces frères ingrats 17 .-» Or, la transparence à la parabole de l’enfant prodigue (« un autre aussi fut retrouvé ») va devenir peu à peu, dans la suite de la récitation, la clé d’interprétation de toute l’histoire de Joseph. Le pondus de l’antique histoire va coïncider de plus en plus avec le pondus du récit évangélique : le moment des retrouvailles. C’est à partir du moment où la tension monte entre Joseph, intendant de Pharaon, et ses frères, venus acheter de quoi survivre, que les didascalies immersives apparaissent : Jeannette fait « un peu la petite voix » pour imiter les frères apeurés, puis elle fait « la grosse voix » pour contrefaire l’autorité de Joseph. À ce point, Péguy ajoute une note entre crochet pour indiquer que « toute cette récitation sacrée » se fait « comme d’une histoire d’une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final 18 ». L’alternance des voix dans la récitation aide grandement à faire croître la tension et à émouvoir toujours davantage le lecteur - lequel est pris dans un rythme en crescendo à deux temps qui doit conduire inexorablement à la révélation finale. Et au point culminant, on voit Jeannette qui « va au-devant de la récitation » et anticipe la phrase que Madame Gervaise est sur le point de dire : « Joseph ne pouvait plus se retenir », celle-ci reprend cette phrase, et aussitôt Jeannette « ne se retenant plus elle-même et saisissant d’autorité la récitation » reprend la parole et arrive au moment de l’explosion des larmes de Joseph, voulant y parvenir au plus vite comme si elle-même, et Gervaise avec elle, ne pouvaient plus retenir leurs propres larmes. On pourrait objecter à cette lecture que Joseph n’a pas vécu le moment du « péché » comme le fils prodigue, qui dilapide son bien avec des prostituées. Mais pour Péguy le départ et le retour du fils cadet de la parabole ne doivent pas s’interpréter premièrement au sens moral : ils représentent en premier lieu l’itinéraire du Fils de Dieu, qui laisse la maison de son Père, s’incarne, meurt, ressuscite et remonte auprès du Père. Dans Le Mystère de la charité , la crucifixion et le grand cri du Fils coïncident pour Madame Gervaise avec le moment où le fils prodigue rentre chez son père-: L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 69 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 19 Charité , p.-465. 20 Lc 15, 13-30 (trad. BJ). Ô fils le plus aimé qui montait vers son père-; Fils de dilection qui remontait aux cieux-; Fils entre tous les fils qui rentrait chez son père-; Enfant prodigue, fils prodigue de son sang-; Ô fils le plus aimé qui montait vers son père 19 .- De cette lecture christologique découle un sens anthropologique de la parabole : le départ et le retour du fils prodigue symbolisent la condition de l’homme, qui naissant au monde quitte son Père et y retourne à l’heure de sa mort ; de là découle un sens spirituel et moral : elle est l’image des retours qui ont lieu dans l’âme qui revient à Dieu. Mais l’humanité est dans sa globalité tellement perçue par Péguy dans un mouvement de retour vers le Père que la gravité du péché individuel disparaît en quelque sorte à ses yeux - cette gravité à laquelle on porte d’habitude tellement attention, comme le fait d’ailleurs le fils aîné qui souligne explicitement avec qui son frère a dilapidé les biens paternels-: «-avec des prostituées ! », quand le narrateur avait auparavant parlé plus sobrement d’une vie «-dans l’inconduite 20 -». Péguy n’a donc pas besoin de retrouver dans la vie de Joseph loin de son père un moment de péché d’inconduite : le simple fait que Joseph soit en exil reflète l’essentiel du destin du fils prodigue. Or, cette lecture de la vie de Joseph, tout infléchie sur le retour auprès du père et culminant dans l’explosion des larmes, a eu pour prix de nombreuses coupures dans le récit biblique. Le poète a retiré l’épisode avec la séductrice et la prison, le songe de Pharaon et son interprétation, la politique agraire de Joseph, la bénédiction de Jacob, les funérailles de Jacob et la postérité d’Israël en Égypte. Il a retenu : Joseph envoyé par son père auprès de ses frères et vendu par eux, son élévation comme intendant de Pharaon, la famine, les deux visites que ses frères lui rendent, la révélation de son identité, la venue de Jacob et les retrouvailles, les bienfaits de Pharaon à la famille de Joseph, la mort de Jacob. Ainsi Péguy est-il surtout frappé dans l’ancien testament par ce qui fait écho au nouveau, dont le cœur et le centre est comme ramassé à ses yeux dans la parabole du fils prodigue. Depuis La charité de Jeanne d’arc , cette parabole irrigue d’ailleurs l’ensemble des mystères, en particulier le Porche . Après y avoir rapporté en entier les paraboles de la brebis et de la drachme perdue, Péguy parvient à celle de l’enfant qui était parti. Mais il se limite aux premiers mots de cette troisième parabole « de l’espérance » et médite sur sa résonance incomparable dans le cœur des hommes-: 70 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 21 Innocents , p.-723-724. 22 Innocents , p.-798. Voici la troisième parabole qui s’avance. […] Un homme avait deux fils . Elle est belle dans Luc. Elle est belle partout. Elle n’est que dans Luc, elle est partout. Elle est belle sur la terre et dans le ciel. Elle est belle partout. Rien que d’y penser, un sanglot vous en monte à la gorge. C’est la parole de Jésus qui a eu le plus grand retentissement Dans le monde. Qui a trouvé la résonance la plus profonde Dans le monde et dans l’homme. Au cœur de l’homme. 21 Cette parabole, qui n’est que dans Luc, est «-partout-» pour Péguy, c’est-à-dire que « sur la terre et dans le ciel », et donc dans toutes les Écritures, elle est partout, et qu’au fond il n’est question que d’elle. La flotte des prières, dans les Saints Innocents , est elle aussi tout entière informée par cette même parabole. Le Père se plaint du mauvais coup que lui a fait son fils en révélant aux hommes qu’il juge comme un père-: Un homme avait deux fils . On sait assez comment juge un père. Il y en a un exemple connu. On sait assez comment le père a jugé le fils qui était parti et qui est revenu. C’est encore le père qui pleurait le plus 22 . Le poète ne développe pas davantage la parabole. Paradoxalement, il ne recopie pas ce texte qui condense pour lui le cœur de révélation, il ne le paraphrase pas, il ne retient que les premiers mots, Un homme avait deux fils , mais offre en revanche, sur presque quarante pages, la version vétérotestamentaire qu’est l’histoire de Joseph ! On peut se demander pourquoi Péguy n’a pas psalmodié la véritable parabole et a préféré faire tout ce détour par la « sœur aînée » juive. Peut-être que, s’il est vrai que ce moment de retrouvailles est le cœur de l’alliance du ciel et de la terre, et que ce moment ne peut se goûter qu’après un long exil en terre étrangère, il lui fallait littérairement, pour faire sentir la lente montée depuis la terre de douleur et pour mieux faire exploser les larmes de retrouvailles, une histoire plus longue, qui couvre plus de pages, qui prenne le lecteur intensément, longtemps, et donc l’histoire de Joseph, recoupée sur les étapes de la parabole du fils prodigue, était plus à même de faire revivre, analogiquement, l’expérience intime des sanglots et de la joie que ressent le fils prodigue au moment où son père l’embrasse. Mais il est possible aussi que Péguy L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 71 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 23 Innocents , p.-854. 24 «-Déjà de l’or, déjà l’encens, déjà la myrrhe-» ( Innocents , p.-853). 25 Innocents , p.-853. ait voulu nous faire entrer dans sa propre lecture de l’ancien testament et nous faire connaître l’émerveillement que lui-même a dû ressentir en découvrant, sous le voile de l’antique récit, la structure intime de la parabole de Jésus qui l’a touché au cœur. Cela montre qu’il est des aspects de l’ancien testament que le nouveau testament permet, en s’y projetant, de faire éclore, comme des fleurs qui poussent dans un désert après qu’une pluie est passée. En effet, qui donnerait tant d’importance à l’instant des retrouvailles de Joseph et de ses frères s’il n’avait entendu auparavant la parabole de l’enfant prodigue-? Jésus nouveau Joseph Or, pour Péguy, cet enfant prodigue est aussi, comme nous l’avons vu, Jésus lui-même. Par conséquent, le Joseph qui est perdu et qui est retrouvé fait aussitôt, en retour, éclore et se déployer la figure de Jésus. La parole de révélation : «- Je suis Joseph, votre frère -», soulignée par Madame Gervaise au seuil de son récit, est très vite interprétée par Jeannette comme l’annonce du « Je suis Jésus, / Je suis Jésus votre frère 23 ». Ce mouvement de Joseph en direction de Jésus, qui va en sens contraire du mouvement étudié jusqu’à présent depuis le nouveau testament vers l’ancien, correspond à la deuxième partie de l’adage augustinien : Vetus Testamentun in Novo patet , l’ancien testament rayonne dans le nouveau. Cet axiome peut se comprendre de manière statique, comme semble le faire Madame Gervaise : le nouveau ne serait que l’ancien, mais plus tard. Or, ce n’est pas exactement ainsi que Jeannette va procéder. Son intuition la portera à appliquer des aspects de la vie de Joseph à la vie de Jésus et à faire fleurir ainsi des dimensions de la personne et de l’action de Jésus qu’elle n’aurait pas connues sans la figuration vétérostamentaire. Quand Madame Gervaise évoque les biens portés par les Ismaëlites sur leurs chameaux (parfums, résine et myrrhe), Jeannette pense aussitôt aux présents des rois mages 24 ; et quand Gervaise mentionne la destination de leur voyage, l’Égypte, Jeannette répond immédiatement : « Et ce fut la première fuite en Égypte 25 -». Ce ne sont là que des parallèles purement matériels. Mais lorsqu’il sera question des années de vaches grasses et de vaches maigres, de sacs de blé, Jeannette se lancera dans des parallèles christiques de plus en plus audacieux, Madame Gervaise pourra difficilement poursuivre son récit, tant la jeune fille, sous l’effet d’une inspiration subite, sera emportée par une théologie de l’histoire naissant de ses lèvres-: 72 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 MADAME GERVAISE Les sept années de fertilité vinrent donc-; et le blé ayant été mis en gerbe, fut serré ensuite dans les greniers de l’Égypte. JEANNETTE Trente et trois années de fertilité vinrent donc-; et le blé ayant été mis en gerbe, fut enserré ensuite dans les greniers d’une Égypte éternelle. Un parallèle est établi entre les sept années de fertilité agraire et les trente-trois années de fertilité de la grâce représentées par la vie de Jésus sur terre. MADAME GERVAISE On mit ensuite en réserve dans toutes les villes cette grande abondance de grains. JEANNETTE On mit aussi en réserve dans tout le ciel cette grande abondance de grâce. Qui est cet «-on-» qui met les grâces au ciel ? Jeannette ne le spécifie pas. Sans doute Dieu le Père. MADAME GERVAISE Car il y eut si grande quantité de froment, qu’elle égalait le sable de la mer, et qu’elle ne pouvait pas même se mesurer. JEANNETTE Car il y eut si grande quantité de grâces, qu’elle égalait le sable de la mer, et qu’elle ne pouvait pas même se mesurer. MADAME GERVAISE Ces sept années… JEANNETTE Il avait lié les sacs de blé pour les greniers à blé. Un autre Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers à grâces. Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers du ciel. Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers Éternels. L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 73 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 26 Charité , p.-553-554. L’exaltation de Jeannette, qui découvre l’ampleur de l’action du Christ, apparaît dans ce « un autre » en fin de vers qui est repris au début du vers suivant, et puis encore deux fois, dans un style litanique crescendo. MADAME GERVAISE Ces sept années… JEANNETTE Dans les sept années grasses il avait lié les sacs de blé pour les greniers à blé du pays d’Égypte. Un autre dans les trente-trois années grasses un autre lia les sacs de vertus, les sacs de mérites, les sacs de grâces pour les greniers à blé du pays éternel. L’exaltation devient euphorie, traduite par l’étrangeté de la disposition des vers, maintenant sans majuscule, avec ces « un autre » en fin de vers, comme mis en relief, coupés de leur verbe qui est rejeté au début du dernier vers. La liste de vertus, mérites et grâces fait référence à l’enseignement que Gervaise avait dispensé à Jeannette, dans Le Mystère de la charité , sur les trésors du ciel, « trésor des grâces », « trésor des souffrances », « trésor des prières », « trésor des mérites 26 -». Jeannette fait sienne la tradition, mais elle perçoit maintenant, dans l’image des sacs, à quel point l’action de Jésus a été concrète pour les âmes qui viendraient : il a rempli le ciel de biens spirituels pour toutes les générations à venir. MADAME GERVAISE Ces sept années de la fertilité d’Égypte étant donc passées, JEANNETTE Ces trente-trois années de la fertilité du cœur étant donc passées, MADAME GERVAISE les sept années de stérilité vinrent ensuite, selon la prédiction de Joseph JEANNETTE les innombrables années de la stérilité du cœur Vinrent ensuite, Selon la prédiction de Jésus-; 74 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 Jeannette reconduit la fécondité et la stérilité à des réalités du cœur. Mais le rapport temporel a désormais changé : les années de vaches grasses correspon‐ dent aux trente-trois années de la vie de Jésus, tandis que les sept années de vaches maigres renvoient à tous les siècles jusqu’à la fin du monde. Cela révèle que la vie de Jésus a « emmagasiné » suffisamment de biens spirituels pour tous les hommes de tous les lieux et de toutes les époques jusqu’à la fin des temps. MADAME GERVAISE une grande famine survint dans tout le monde-; JEANNETTE une grande famine survint dans tout le monde-; MADAME GERVAISE mais il y avait du blé dans toute l’Égypte. JEANNETTE mais il y a du blé dans toute cette Égypte éternelle. Pour la première fois, dans ces parallèles, Jeannette parle au présent. Les sacs de blé sont une réalité totalement réelle et actuelle à ses yeux. MADAME GERVAISE Le peuple étant pressé de la famine, cria à Pharaon, et lui demanda de quoi vivre. JEANNETTE Et aujourd’hui, Et à présent c’est nous ce peuple qui est pressé par la famine. Et nous crions vers Dieu, lui demandant de quoi vivre. « Le peuple » devient « nous » : Jeannette fait corps avec la France humiliée, mais plus largement avec le monde pécheur. Ce présent est pour Péguy son propre présent, c’est un «-aujourd’hui-» qui a une valeur perpétuelle jusqu’à la fin des temps. MADAME GERVAISE Mais il leur dit-: Allez trouver Joseph, Et faites tout ce qu’il vous dira. JEANNETTE Mais il nous dit-: Allez trouver Jésus, L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 75 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 27 Innocents , p.-856-858. 28 Innocents , p.-881. 29 Innocents , p.-889. et faites tout ce qu’il vous dira 27 . À partir de là, l’image des sacs de blé va se diffracter dans la suite des Saints Innocents . Lors des parallèles entre ancien et nouveau testament, Péguy enrichit l’image de l’empilement des sacs de blé en faisant des hommes de la nouvelle alliance non plus seulement de potentiels « consommateurs » des récoltes christiques, mais encore de possibles collaborateurs de cette même récolte spirituelle-: Dans l’ancien testament il s’agit d’emplir des sacs de blé, il y a, (toujours), une pensée sur les sacs de blé. Et après ça il s’agit, (dans l’ancien testament), Ces sacs pleins de blé il s’agit de les empiler dans les greniers à blé. Mais dans le nouveau testament il s’agit de bien autres sacs et de bien autres greniers. Car il s’agit, dans le nouveau testament, il s’agit, ce sont Des sacs de misère, des sacs d’épreuves, des sacs de misères. Et des sacs à mettre les vertus et les mérites et les grâces Que l’on a récoltés comme on a pu Pour les années de disette Et ce sont enfin Les greniers éternels 28 . Puis l’image prend soudain un tour négatif. Comparant la plénitude de l’innocence enfantine à la vacuité de l’expérience des adultes, le poète se sert à nouveau du terme de trésor qu’il avait utilisé dans Le Mystère de la charité , mais cette fois de manière ironique, et ce n’est plus pour parler des trésors du ciel-: … de jour en jour ils amassent de l’expérience. Singulier trésor, dit Dieu. Trésor de vide et de disette. Trésor de la disette des sept années, trésor de vide et de flétrissure et de vieillissement. Trésor de rides et d’inquiétudes. Trésor des années maigres. Accroissez-le, ce trésor, dit Dieu. Dans ces greniers vides Vous entasserez des sacs vides D’une Égypte vide. Vous accroissez le trésor de vos peines et de vos misères. Et les sacs de vos soucis et de vos petitesses. […] Ce que vous nommez l’expérience, votre expérience, moi je le nomme La déperdition, la diminution, le décroissement, la perte de l’espérance 29 . 76 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 30 Innocents , p.-790-791. Cet entassement qui se retourne en vide, ce semblant d’enrichissement qui se révèle en fait appauvrissement, fait écho à la longue description des mauvais examens de conscience dans les premières pages des Saints Innocents , où surgit déjà l’image des sacs de blé, mais ici aussi dans une acception négative, comme imitation «-à l’envers-» de l’action divine-: Comme nous dans le ciel nous lions les gerbes éternelles, Et les sacs de prière et les sacs de mérite Et les sacs de vertus et les sacs de grâce dans nos impérissables greniers Pauvres imitateurs, allez-vous à présent vous mêler, ¾ Et imitateurs contraires, imitateurs à l’envers, ¾ Allez-vous vous mettre à lier tous les soirs Les misérables gerbes de vos affreux péchés de chaque jour. Quand ce ne serait que pour les brûler, c’est encore trop. Ils n’en valent même pas la peine. Pas même de cela même 30 .- Au vu de cette diffraction dans tout le poème de l’image de sacs de blé, on peut se demander si l’exégèse émerveillée qu’en fait Péguy dans les pages consacrées à la vie de Joseph ne constituerait pas le point d’origine de tout le Mystère des saints Innocents , ou du moins l’une de ses strates les plus anciennes… La tendresse Où Péguy a-t-il puisé sa lecture de la vie de Joseph ? Il existe, il est vrai, une pensée de Pascal intitulée «-Jésus-Christ figuré par Joseph-», et il est tout à fait possible que Péguy l’ait lue et en ait tiré l’idée de tisser un parallèle entre Jésus et Joseph. Mais si l’on se replonge à présent dans le texte pascalien après avoir écouté le cantique à deux voix de Jeannette et de Madame Gervaise, on sera surpris de la différence de ton et de contenu dans les deux textes-: Jésus-Christ figuré par Joseph : innocent, bien-aimé de son père, envoyé du père pour voir ses frères, vendu par ses frères vingt deniers, et par là devenu leur seigneur, leur sauveur, et le sauveur des étrangers, et le sauveur du monde ; ce qui n’eût point été sans le dessein de le perdre, la vente et la réprobation qu’ils en firent. Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels, Jésus-Christ en la croix, entre deux larrons. Il prédit le salut à l’un et la mort à l’autre, sur les mêmes apparences. Jésus-Christ sauve les élus et damne les réprouvés sur les mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire ; Jésus-Christ fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu’il se L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 77 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 31 Pensée 610 (édition Chevalier) / 474 (édition Sellier). 32 Pensée 583 (édition Chevalier) / 301 (édition Sellier). souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que Jésus-Christ sauve lui demande qu’il se souvienne de lui quand il sera en son royaume 31 . La pensée de Pascal ressemble à un croquis préparatoire, disons à une liste de correspondances en vue d’un discours plus ample. Le ton n’a rien de l’émotion de Jeannette et de Madame Gervaise, il est sobre, pour ainsi dire factuel. Surtout, la matière du parallèle n’est pas exactement la même que chez Péguy. Pascal axe la transparence de Joseph essentiellement sur tout ce qui annonce la Passion du Christ, depuis la « vente » ignoble jusqu’à la crucifixion, en bref sur tout ce qui est de l’ordre du salut, Joseph apparaissant ainsi comme figure du sauveur véritable. Péguy, d’une manière très personnelle, se centre sur la ressemblance du destin de Joseph avec celui de l’enfant prodigue, mettant le point culminant non pas dans la Croix, mais dans les retrouvailles de tendresse avec le Père. Et quand il en vient à l’action salvifique de Joseph, il prend à plein corps la matérialité des sacs de blé qui deviennent pour lui, dans une interprétation spirituelle très parlante, l’image des grâces acquises à la Croix et à la résurrection, là où Pascal ne fait que sous-entendre les réserves de grain quand il définit Joseph, d’une formule générique, « sauveur des étrangers ». Toutefois Péguy semble s’être inspiré de cela : « Joseph ne fait que prédire ; Jésus-Christ fait-», comme si l’action de mettre les sacs de blé dans les greniers d’Égypte ne prenait son sens véritable que comme prédiction de l’action future de Jésus. Mais plus encore qu’inspiré par autrui, Pascal ou d’autres, Péguy, dans ces pages sur l’histoire de Joseph, semble avoir fait lui-même la découverte, comme Jeannette, de l’application à Jésus de la vie de Joseph, et ainsi avoir pu mieux percevoir, grâce à l’image de la famine et des sacs de blé, l’ampleur de l’action salvifique du Christ, dont la vie, mort et résurrection constituent l’aliment nécessaire et suffisant pour la totalité des temps à venir. Dans cette perspective, la stérilité du monde moderne qu’il dénonce si fortement dans sa prose apparaît sous un nouveau jour : oui, cette stérilité est affreuse, d’autant qu’elle est stérilité du cœur, mais elle n’aura pas le dernier mot, parce que les greniers de l’Égypte éternelle ont de quoi nourrir les cœurs affamés de tous les siècles. Ce mot de cœur nous reconduit cependant à Pascal et à sa clé de lecture des Écritures : tout ce qui ne va point à la charité (à l’ordre du cœur) est figure 32 . Chez Péguy, la charité qui était au centre du premier mystère - appelé justement le mystère de la Charité - acquiert une coloration nouvelle dans le Porche et particulièrement dans les Saints Innocents : elle a pour nouveau 78 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 33 Innocents , p.-893. 34 Innocents , p.-861. 35 Innocents , p.-748. 36 Innocents , p.-749. nom «-la tendresse-». Cette tendresse est annoncée déjà dans la dédicace de ce troisième mystère, écrit à l’intention des personnes que le poète a le plus à cœur ( Dilectissimis in intimo corde ), mais elle éclate surtout dans le cœur du Père que rien ne touche autant que les paroles « Notre Père », qu’elles soient dites par son propre fils, par ses frères les hommes, et surtout par ce petit enfant qui s’endort en faisant sa prière Sous l’aile de son ange gardien Et qui rit en commençant de s’endormir. Et qui déjà mêle tout ça ensemble et qui n’y comprend plus rien Et qui fourre les paroles du Notre Père à tort et à travers pêle-mêle dans les paroles du Je vous salue Marie 33 . On pourrait dire que pour Péguy, tout ce qui ne conduit pas à la tendresse, dans les Écritures, est figure. C’est pourquoi Madame Gervaise et Jeannette, découvrant la dimension de tendresse de l’histoire de Joseph, s’en émeuvent tellement. « D’ailleurs toute cette récitation sacrée, venue dans le courant même de leur commune oraison, se fait : avant tout comme une belle histoire ; ensemble comme d’une histoire amusante ; en dessous comme d’une histoire de tendresse ; d’une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final 34 -» On comprend alors que l’organe qui permet de lire la Bible, et de voir l’ancien dans le nouveau, ce n’est pas, pour Péguy, la raison discursive, qui établit des parallèles du dehors, mais le cœur, qui sent les liens du dedans. Au début de son récit de la vie de Joseph, Madame Gervaise s’exclame-: Quel juif, quel chrétien N’a pleuré à cette retrouvaille 35 . Aussitôt Jeannette reconduit ces pleurs à leur source intérieure, aux tressaille‐ ments du cœur-: Quel cœur juif, quel cœur chrétien n’a tressailli au fil de cette histoire. Quel cœur juif, quel cœur chrétien n’a tressailli à cette retrouvaille 36 . Lui seul, le cœur, grâce à son accointance avec le mystère même de la charité-ten‐ dresse, est à même de la percevoir dans « cette retrouvaille » racontée dans le texte sacré, et grâce à son rythme à deux temps, est capable de s’insérer dans le L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 79 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 37 Innocents , p.-886. 38 Charles Péguy, Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle - Œuvres en prose complètes (III) , Paris, Gallimard, coll. «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1992, p.-720. 39 Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Éventail de styles. 2. Styles laïques , Éditions Johannes Verlag, Freiburg, 2022, p. 481 : « Aucune sorte de “ressentiment” ne rend le solitaire amer à ce sujet » [c’est-à-dire au sujet de son impossibilité de participer aux sacrements à cause de sa situation familiale]. grand mouvement lymphatique qui va de l’ancien testament au nouveau et du nouveau à l’ancien. Lire la Bible a quelque chose de la rénovation printanière : l’ancien reflète une végétation qu’il n’avait pas, le nouveau puise à lui et pousse plus haut vers le ciel. L’ancien testament est le lac profond qui reflète la haute forêt. Et la forêt est toute dans le lac mais elle n’y est pas. Et le lac sombre et le lac profond est enfoncé dans la terre. Et dans le lac le ciel est au fond. Mais vers le haut la haute forêt. Partant du bord du lac. La haute forêt réelle. Hausse une tête réelle. Fait monter une sève réelle. Vers le seul profond ciel réel 37 . Péguy, qui a vécu et prié en laissant les Écritures se déployer en lui, a lui aussi été comme cet arbre solide qui grandit vers le ciel en plongeant ses racines dans le lac sombre et profond. Baptisé enfant, mais ayant épousé une femme incroyante qui a refusé de célébrer religieusement les noces et de faire baptiser leurs enfants, il a été tenu à l’écart des sacrements de la vie chrétienne, « le sacrement de nourriture (mystique et charnelle), et le sacrement de purgation 38 -», eucharistie et confession. Des quatre sacrements auxquels puise un paroissien ordinaire, il n’avait donc que celui du baptême, bien qu’il ait vécu, spirituellement, d’une participation intérieure aux trois autres. Que la grâce baptismale ait été active en lui, voilà ce que ces quelques pages des Saints Innocents manifestent avec éclat. Il a lu les Écritures avec les yeux de la foi, mû par l’Esprit, et ceci l’a conduit à rencontrer le Christ présent dans l’ancien et dans le nouveau testament, à le voir se manifester en eux dans des dimensions toujours plus grandes. Loin de reconduire toute la pratique de la foi à la pratique sacramentelle, Péguy, sans aucune forme de ressentiment contre l’Église 39 , montre combien une âme, fidèle à son baptême et aux inspirations intérieures, peut fleurir quand elle s’immerge dans la parole de Dieu, ancienne et toujours nouvelle. 80 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 1 Louis-Alphonse Maugendre, La Renaissance catholique au début du XX e siècle [tome IV : «-Eusèbe de Bremond d’Ars (1888-1958)-»], Paris, Beauchesne, 1968, p.-37. 2 Jean Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine , Paris, Lanore, 1931, p.-329. 3 Eusèbe de Bremond d’Ars, Les Tilleuls de juin , Paris, Société littéraire de France, 1920. 4 André Thérive, Revue critique des idées et des livres [25 mai 1920], p. 457 : «-je voudrais rendre hommage à cette abondante et suave inspiration catholique, […], à cette austérité somptueuse […] qui décorent ces poèmes amoureux et croyants […] ; la raison en est à coup sûr dans la qualité de la foi-». 5 Luc Fraisse, La Petite Musique du style. Proust et ses sources littéraires , Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », 2011, p. 22 : « Étudier les sources [consiste à] suivre l’onde de choc que provoque une influence extérieure sur un organisme créateur aux possibilités latentes-». De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars Philippe Richard Célébré en son temps comme poète éminent du renouveau catholique succédant au premier conflit mondial - Louis-Alphonse Maugendre l’associe à la noble simplicité de Francis Jammes 1 et Jean Calvet l’inscrit dans la fructueuse postérité de Louis Le Cardonnel 2 -, Eusèbe de Bremond d’Ars publie son premier livre en 1920. Déployant une écriture de la sensation et de la couleur, proche des expériences littéraires contemporaines, mais privilégiant une versification de la sobriété et de la rigueur, loin des hardiesses lyriques modernes, Les Tilleuls de juin se voient immédiatement couronnés par l’Académie Française 3 . Si une ample vision religieuse du monde se manifeste effectivement chez le poète, comme ont pu le souligner avec ferveur les critiques du début du siècle 4 , un exact tissage référentiel de sympathie se manifeste également chez l’écrivain, comme une condition d’invention renouvelée qu’il s’agira ici d’apercevoir 5 . Lorsqu’un poème sait ainsi réinterpréter ou transfigurer quelque image issue d’un roman, il s’élance alors en un dialogue érudit constitué de transpositions obliques ou de reproductions tangentielles, au point de nous aider à mieux comprendre les lignes en arabesques de son inspiration poétique. Un style cérémoniel caractérise en ce sens la parole de Bremond d’Ars dans la troisième section de son recueil, Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 6 Albert Boucher, La Voix de Notre-Dame [Chartres], 10 juillet 1920, p. 245 : « l’ Ex-Voto Virgini pariturae offert aujourd’hui à notre Madone par Eusèbe de Bremond d’Ars est une verrière [où] nous pouvons contempler, un à un, les principaux événements de N.-D. de Chartres-». 7 Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1945], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 33 : « [dans le monde biblique] le sublime, le tragique et le problématique se constituent dès le début au sein même de la réalité quotidienne et domestique [parce que] la paix de la vie […] est continuellement minée par la jalousie de l’élection et la promesse de la bénédiction-». 8 André Thérive, « Les écoles littéraires en France », Les Amitiés catholiques françaises , 15 juillet 1922, p. 21 : « [Bremond d’Ars], fort différent des poètes spiritualistes de jadis, nous semble expressément destiné à renouveler la poésie catholique avec toutes les ressources d’un art éprouvé et sourcilleux-». intitulée «- ex-voto virgini pariturae -», non seulement parce que surgissent là de minutieux échos à l’œuvre de Huysmans mais encore parce que surviennent là de conséquentes trouvailles en l’orbe de l’invention. Suscitée par un séjour de six mois à Chartres, en 1915, entre deux blessures de guerre, à l’ombre de Notre-Dame, la composition de cet ensemble de quatorze poèmes témoigne incontestablement d’un attrait pour le symbole - âme de la littérature spirituelle nettement mise en évidence par La Cathédrale en 1898 - et d’un goût pour le sublime - corps de la littérature éloquente évidemment mis en exergue par Les Tilleuls de juin en 1920 - au profit d’une entreprise courageuse insérée dans le concert des voix lyriques de la première moitié du siècle. Grâce à cette alliance entre invention référentielle et élocution singulière, nous ne sommes donc pas face à un texte de pure dévotion, comme l’avait compris l’abbé Albert Boucher (qui confia les clés de la crypte à notre auteur) 6 , mais au cœur d’une intense dramatique de composition, comme l’avait saisi le critique Erich Auerbach (qui intégra la transcendance divine dans l’immanence nue) 7 . Lecture et innutrition : « Je les éprouverai comme on éprouve l’or » (Za 13, 9) Noble écrin favorisant la voix lyrique et la rigueur métrique, la magnificence de la cathédrale permet surtout l’avènement d’une logique littéraire de correspon‐ dances tournée vers un devancier catholique sachant lui imprimer un vif surcroît de théâtralité. Or l’intimité poétique de Bremond d’Ars, faite de réminiscences et de résonances, s’énonce particulièrement à partir de ces modulations de tons qui forment la réelle précision de son élocution 8 . C’est bien le cas lorsque l’épopée des incendies de l’édifice convoque le goût huysmansien pour le souterrain. Si le préambule du neuvième poème indique que le travail des bâtisseurs est sans cesse à recommencer, il a notamment soin de spécifier que tout labeur doit 82 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 9 Jean Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine , op. cit. , p. 15-16 : « la littérature française de ces derniers temps a pu être appelée une littérature de convertis, ce qui comporte toujours un mélange savoureux et déconcertant d’éléments étrangers apportés du dehors et de découvertes originales faites dans la vieille maison par les nouveaux venus-». naître en un enfouissement à la fois protecteur et orant : « Ainsi, l’histoire nous l’apprend, les cathédrales en construction furent ruinées par le feu à plusieurs reprises. Rentrons alors dans le vieux sanctuaire souterrain, comme firent les gens de Chartres lors de l’un des incendies de Notre-Dame ». Cette retraite au cœur de la terre peut naturellement désigner l’attitude attendue en cas d’effondrement d’une architecture ( mimesis ) mais sait aussi exprimer le recours coïncident à la source fin-de-siècle pour prévoir quelque recréation possible ( semiosis ) - la parole pénètre elle-même dans ‘le vieux sanctuaire souterrain’ pour y trouver l’hypotexte de Huysmans, l’idée de fondation valant ainsi pour le sujet du poème comme pour le projet du poète (tout en illustrant par ailleurs le travail synthétique du renouveau catholique, justement caractérisé comme « littérature de convertis » par une critique qui ne pensait sans doute pas si bien dire 9 , dans la mesure où Bremond d’Ars sait transfigurer son invention par un véritable effort référentiel et desceller ses situations par une vraie parole à double sens)-: Nous l’apprenons, c’est vrai, de désastres célèbres-; Cent fois le sombre feu vomi par les ténèbres A ruiné l’effort naissant des basiliques. Des forêts surgissaient d’un infernal tropique Et la fleur carnivore enlaçait les piliers Et de rouges serpents et de bêtes ignées Ravageaient la verrière et ses tendres rosiers Odeur de sainteté des doux soirs pacifiques. Mais nos aïeux alors rentraient dans le caveau D’où leur œuvre espérante et volante était née, Et ni les pleurs de plomb des toits sur les brasiers, Ni la faim, ni la soif, ni la flamme damnée N’ont pu changer pour eux leur refuge en tombeau. Ils duraient grâce à vous, reine des temps nouveaux. La syllepse de sens du vers 1 semble au demeurant donner le climat de l’ensemble du texte, puisque le verbe « apprendre » appelle sans doute moins quelque De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 83 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 connaissance historique que l’œuvre évoquant déjà, au siècle précédent, les incendies chartrains. Huysmans note en effet dans La Cathédrale que l’édifice fut calciné, en 1194, « par la foudre qui ne laissa debout que les deux clochers et la crypte 10 ». Or la ‘foudre’ se voit ici paraphrasée par l’expression « le sombre feu vomi par les ténèbres-» (au vers 2, en un ton apocalyptique conférant un poids dramatique à l’élan lyrique et avec un encadrement de la formule par l’alliance entre ‘sombre’ et ‘ténèbres’ déplorant les attaques du mal sur toute œuvre sainte) quand la ‘crypte’ se voit aussi déclinée par les deux termes « caveau » et « refuge » (aux vers 9 et 13, en une connotation protectrice symbolisant la présence mariale à laquelle est dédié le recueil et avec une modulation systématique de syllabes sourdes et ouvertes pouvant sans doute mimer le chœur orant des pèlerins). Notons que l’adjectif «-célèbre-», à l’autre extrémité du premier vers, opère en outre une reprise de la syllepse déjà présente avec le verbe « apprendre », en raison de l’importance de la figure huysmansienne pour toute la génération du renouveau catholique 11 et en raison de la notoriété de son roman symbolique pour tous les lecteurs du tournant du siècle 12 . Mais on notera surtout que le mot « désastre », présent à l’amorce du poème et rehaussé par une allitération sifflante qui en colore l’atmosphère, est directement repris au texte de La Cathédrale - « c’est en expiation de certains péchés que ces désastres furent permis ». Le voile se déchire donc sous nos yeux : Bremond d’Ars s’inscrit délibérément dans le genre de la paraphrase, au sens liturgique de ce terme, pour composer un «- ex-voto -» qui porte alors fort justement son nom - et le vocable « virgini pariturae », complétant le nom du recueil dont nous parlons, est lui aussi présent chez Huysmans qui ne manque jamais d’évoquer la protection de l’église par Marie (« un autel à la Vierge qui devait enfanter, ‘ virgini pariturae ’ ») 13 . Caractérisons dès lors ce tour rhétorique de la paraphrase pour mieux saisir la nature de l’innutrition chez notre poète. On trouve d’une part quelques paraphrases par transposition. Le poème vivifie en ce cas l’image romanesque pour ne pas la désincarner tout en l’isolant 84 Philippe Richard 10 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2017, p. 112 (chap. 3). 11 Jean Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine , op. cit. , p. 54 : « si je le range parmi les initiateurs de notre ‘renouveau’, c’est qu’il a ébranlé plus que personne et à des profondeurs insoupçonnées la masse des écrivains […], et c’est qu’il a exalté l’art catholique plus que n’importe quel artiste avant lui-». 12 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p. 14-15 (préface de Dominique Millet-Gérard)-: « contrairement aux craintes de Huysmans, La Cathédrale connaît un succès immédiat » (si En route s’était déjà très bien vendu en 1895, le présent livre réalise en un mois le résultat obtenu par son prédécesseur en trois ans). 13 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-113 (chap. 3). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 de son contexte narratif pour la mettre plus clairement en valeur. Le vers 2 (« Cent fois le sombre feu vomi par les ténèbres ») transcrit une certitude de l’abbé Gévresin qui attribue au diable les attaques répétées contre l’édifice religieux (« l’acharnement que met à le renverser le feu du ciel » et « le démon, qui peut mésuser de la foudre, en certains cas, a voulu supprimer à tout prix ce sanctuaire ») - on note, poétiquement, la reprise littérale du substantif symbolique ‘feu’, la déclinaison du nom abstrait ‘démon’ en la sensation écœurante d’une action ‘vomie’ et l’accommodation de ‘l’acharnement’ en un complément circonstanciel de temps hyperbolique et proverbial 14 . Les vers 4 et 5 (« Des forêts surgissaient d’un infernal tropique / Et la fleur carnivore enlaçait les piliers ») semblent se souvenir, en forme de parenthèse référentielle, de la figuration du cauchemar dans À rebours , introduite par la claire association entre l’angoisse suscitée par le mal et l’exubérance portée par les plantes («-les goules végétales, les plantes carnivores-» et «-des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles ; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthuriums ») - on note, poétiquement, la transformation du substantif ‘goule’ en l’adjectif ‘infernal’ et de l’adjectif ‘végétal’ en le substantif ‘forêt’, la variation nominale de ‘Anthuriums’ à ‘tropique’ et la métamorphose verbale de ‘passer’ à ‘enlacer’, et la reprise littérale de l’adjectif ‘carnivore’ rendant sensible les assauts démoniaques contre la cathédrale joint à cette couleur rouge qui donne à chaque fois une connotation sinistre à nos extraits (le mouvement vertical de l’incendiaire dévoration semblant presque être mimé par l’aspect maniériste de ces vers qui font se correspondre ‘forêt’ et ‘fleur’ ou ‘surgissaient’ et ‘enlaçait’) 15 . Le vers 6 (« Et de rouges serpents et de bêtes ignées ») poursuit même son excursus en se tournant cette fois vers la source biblique, puisque le feu dévastateur possède alors les traits conjoints du Léviathan de Job et du dragon de l’Apocalypse (des torches et des étincelles de feu jaillissant de la gueule du monstre en Jb 41, 11 et la couleur rouge feu étant celle du démon en Ap 12, 3) - on note, poétiquement, la correspondance en pléonasme des deux adjectifs, de part et d’autre du vers, pour colorer des substantifs qui s’équivalent encore eux-mêmes de chaque côté de la césure et qui vivifient l’image traditionnelle du dragon. Le vers 9 (« Mais nos aïeux alors rentraient dans le caveau ») associe l’antique lieu souterrain à son identité protectrice, comme le faisait justement déjà La Cathédrale (« le premier oratoire […] se relie aux temps messianiques […] dans la grotte qui est devenue notre crypte » et « une tiédeur extraordinaire soufflait dans ce caveau ») - on note, poétiquement, la coagulation des deux De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 85 14 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-112-113 (chap. 3). 15 Joris-Karl Huysmans, À rebours [1884], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 174-180 (chap. 8). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 segments de prémices ‘premier oratoire’ et ‘temps messianiques’ en un seul substantif bref et noble, ‘aïeux’, qui permet alors la reprise textuelle du même mot de ‘caveau’ en un trait qui module les syllabes fermées et les syllabes ouvertes pour une harmonie imitative cernant les bienfaits du souterrain 16 . Les vers 11 et 12 (« Et ni les pleurs de plomb des toits sur les brasiers, / Ni la faim, ni la soif, ni la flamme damnée ») peuvent encore retravailler le texte huysmansien (« le tonnerre tombe sur la flèche du Nord dont la carcasse en bois revêtu de plomb » et « la voûte énorme et cambrée plombait ») 17 en le mettant en vives figures pour conférer un pathétique mouvement à la situation évoquée - la mention d’une pure matière dans le roman devient une tragique métaphore dans le poème (l’allitération des ‘pleurs de plomb’ nimbe en outre l’identique brièveté des deux mots) et l’indication d’un événement naturel se mue en l’évocation d’un terrible symbole (l’allitération de la ‘flamme damnée’ souligne au demeurant le caractère visuel de l’image commune) -, si l’on songe surtout que les pleurs de plomb sont le signe de la damnation 18 et que la flamme damnée représente l’angoisse de la perdition 19 , deux traits qui sont pourtant niés par une réduplication de la négation pour crier l’abandon confiant du peuple de Chartres. Le vers 13 en dira même la victoire finale (« N’ont pu changer pour eux leur refuge en tombeau »), avec une nouvelle négation à l’amorce du vers pour dénier toute efficacité à l’action satanique et une opposition nette entre ‘refuge’ et ‘tombeau’ à la chute du vers pour ériger la crypte en un lieu marial bienfaisant - on note alors la nouvelle reprise de la source huysmansienne qui évoque déjà le lieu comme un « divin cellier » et une place « si tépide et si douce 20 -». En tout cela se donne bien à lire un exercice de transposition. On trouve d’autre part quelques paraphrases par accommodation. Le poème métamorphose en ce cas l’image romanesque pour en renouveler la lettre tout en restituant son esprit pour l’inscrire dans une histoire. Le vers 3 (« A ruiné l’effort naissant des basiliques ») s’accorde au goût médiéval du héros de La Cathédrale qui narre le labeur de la construction, en référence à l’atmosphère 86 Philippe Richard 16 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-113 (chap. 3) et p.-126 (chap.-4). 17 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-112 (chap. 3) et p.-127 (chap.-4). 18 Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée [1854], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 268 (chap. 16)-: «-Les dernières fois qu’il se retourna, il avait des larmes, de grosses larmes qui ressemblaient à du plomb fondu, le long de son visage. Il pleurait […] comme s’il avait été vivant-! ‘C’est Dieu qui le punit’, me dis-je-». 19 Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée [1854], op. cit. , p. 268 (chap. 16) : « Les yeux seuls y étaient vivants […] et ils brûlaient comme deux chandelles […] mais j’étais endiablé de voir jusqu’au bout-». 20 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p. 129 et 137 (chap. 4) - «-tépide-» signifie ‘tiède’. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 du temps, avec un lexique ostensiblement technique (« [le clocher] n’a ni un ornement ni une guipure ; il est simplement papelonné ») - on note, poétiquement, le passage d’un discours architectural spécialisé à l’imitation d’une terminologie théologique caractérisée, l’alliance d’« effort naissant », par hendiadyn, nous projetant ici au sein même de la langue scolastique (on connaît notamment l’expression de la volonté voulante, ou disposition que l’on découvre en soi-même à la source de son vouloir, qui se distingue de la volonté voulue, ou effectivité de son vouloir explicite et conscient, et qui trouvera son strict écho au vers 10 avec l’advenue de la formule archaïque «-leur œuvre espérante et volante », par ailleurs directement calquée sur une locution latine) 21 . Les vers 7 et 8 (« Ravageaient la verrière et ses tendres rosiers / Odeur de sainteté des doux soirs pacifiques ») forgent l’image d’une fleur sainte qui donne sa forme et sa couleur aux vitraux, tout en luttant contre les plantes infernales qui figuraient le feu il y a encore un instant, par un approfondissement de la vision ébahie du héros huysmansien contemplant les rosaces de Chartres (« des braises roses et des flammes de punchs s’allumèrent dans les fossettes du bouclier », « sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière » et « la forêt était devenue une immense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières en ignition ») - on note, poétiquement, la conversion de l’adjectif ‘rose’ désignant la lumière et du substantif ‘rose’ désignant la vitre en ce vocable riche et symbolique de ‘rosier’ évoquant les vitraux d’un édifice précisément consacré à la Vierge ( rosa mystica ), implicitement accompagnée de ses attributs que sont en outre la tendresse, la douceur et la paix (avec ‘ses tendres rosiers’ et ‘ses doux soirs pacifiques’), mais aussi la transmutation du symbole iconique de la cathédrale donné par le roman dans sa complète nomination, ‘Notre-Dame de la belle Verrière’, en la synecdoque d’un nom choisi pour désigner toute la surface translucide du bâtiment, ‘la verrière’, et enfin la métamorphose de l’odorante connotation de la rose en une sensation olfactive allégorique de la sainteté par l’ajout d’une innutrition biblique (« Christi bonus odor sumus Deo in iis, qui salvi fiunt [nous sommes, pour Dieu, la bonne odeur du Christ parmi ceux qui se sauvent] » - 2 Co 2, 15) 22 . L’opposition de deux allitérations soigneusement choisies pour l’harmonie imitative - le [r] pour décliner le verbe ‘ravager’ et le [s] pour décliner le nom ‘sainteté’ -, chacune occupant la totalité d’un vers, jointe à l’opposition systématique à la rime de ‘rosiers’ et ‘ignées’ et de ‘tropique’ et ‘pacifiques’, en toute la force de leur antithèse, nous engage surtout à saisir sensiblement la lutte de la cathédrale contre le démon, au point de consacrer De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 87 21 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-114 (chap. 3). 22 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-69-74 (chap. 1). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 23 Robert Vallery-Radot, « Bremond d’Ars », La Revue des Jeunes , 25 décembre 1919, p. 688 : «-Cette reprise de possession du monde par le Verbe, voici qu’un poète nous la donne. À une puissance d’évocation singulière, l’auteur des Tilleuls de juin allie un don, peu commun aujourd’hui, d’investigation métaphysique ; il a là tout le frémissement de la sensibilité la plus moderne, mais aussi une volonté de construction, une recherche d’équilibre et de synthèse à quoi nous n’étions plus accoutumés-». l’espace du poème en fleur de salut, à rebours de toutes les fleurs du mal que souhaite conjurer l’écriture de notre auteur. La syllepse de sens du vers 14 semble au demeurant résumer les enjeux de notre texte, puisque le verbe « durer » n’est sans doute pas tant une notation de constance croyante qu’un appel crypté à ce dialogue littéraire avec une tradition catholique grâce à laquelle Bremond d’Ars peut réellement donner du corps et du cœur au renouveau fameux qu’évoquèrent Maugendre ou Calvet. La nomination « reine des temps nouveaux » n’est-elle pas une formule finale tout à fait symbolique, à la fois prière pour l’espérance et signe de la paraphrase-? Écriture et inspiration-: «-Qu’est-ce là qui monte du désert » (Ct 3, 6) Noble rempart témoignant de la majesté et de la prévenance de Marie, le voile que conserve la cathédrale et qui sauva les habitants de Chartres réfugiés sous terre lors d’un incendie permet en ce sens la création d’une ample mélodie de l’éloge tournée vers un timbre théologique sachant lui imprimer un vif surcroît de profondeur. Or la méditation poétique de Bremond d’Ars, faite de propositions et de suggestions, s’énonce particulièrement à partir de ces saisies ontologiques dont témoigne le savant esprit de son esthétique 23 . C’est bien le cas lorsque l’épopée d’une sainte relique appelle l’élancée d’une voix théologique. Donné à l’église par Charles le Chauve, le voile de la Vierge avait déjà protégé la ville de l’assaut des Normands en 911 mais on le crut perdu dans l’incendie de 1194 avant qu’il ne soit retrouvé dans le travail de déblaiement qui suivit la catastrophe. C’est sans doute ce dernier épisode que transpose le dixième poème de notre recueil, non sans évoquer son histoire pour mieux symboliser grâce à lui une expérience cruciale de vie intérieure. Le préambule note en effet que la descente dans la crypte - lieu qui a conservé le voile pour le poème et qui a pu le voir retrouvé là pour l’histoire - signifie l’essentiel enracinement spirituel de tout croyant (« reprenons humblement contact avec notre vieille terre intérieure ») et que le désir de conserver le voile intact - à l’image de la ville qui fut miraculeusement préservée des envahisseurs barbares - explicite l’espérance de son propre salut naturellement logé au cœur du peuple chrétien (« surtout, sauvons le voile »). On se situe alors dans une perspective 88 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 spirituelle mais en un ton théologique, sceau du travail personnel de Bremond d’Ars. Le poète chartrain sait bien épanouir son invention par un véritable élan enthousiasmé, jouant de la métamorphose des images pour recréer un ton de louange-: Car ils avaient sur eux emporté votre voile-; Leur nuit leur fut alors un firmament d’étoiles Qui versait la rosée et fermait leur asile-; Ceux qui les croyaient morts et les pleuraient, dociles À la tentation de l’énorme désert, Les virent, certain jour, émerger des décombres-: Ils montraient de grands yeux plus largement ouverts Aux ressources sans fin de la beauté fertile-; Ils portaient la relique entre leurs bras jaloux Et, miroitant au gré des pas montant de l’ombre, La châsse gravissait la côte du jour vert, Reflétant le ciel libre où des astres sans nombre Croissaient au champ natal des vieux soleils dissous. Ingénieux miroir, nous regardons en vous. Le changement de l’expression attendue (‘emporter avec soi’) en une expression plus rare (‘emporter sur soi’) manifeste au vers 1 le caractère à la fois auxiliateur et intimiste que le poète souhaite donner à son texte. Non seulement le voile de Marie protège les habitants en se situant « sur » eux, au sens factuel et architectural du terme (la crypte où le peuple est réfugié se trouve en-dessous de la nef qui brûle et la présence maternelle qui habite le caveau concourt à la protection de tous en renforçant la structure de pierre entre les deux niveaux de la cathédrale), mais la relique mariale sauve encore les villageois en se situant « sur » eux, au sens personnel et dévot du terme (le tissu aux saintes vertus s’apparente à un scapulaire qui pare la poitrine des croyants pour les protéger du mal et la présence virginale qui demeure dans le caveau repousse les assauts du feu). Le vers redynamise ainsi une image traditionnelle à la fortune iconographique immense (les chrétiens placés dans le manteau de Marie y trouvent asile et salut, dès maintenant comme à l’heure de la mort) tout en suscitant l’attention du lecteur grâce à ce léger écart linguistique (l’orienta‐ tion du poème se transporte immédiatement d’une situation existentielle de De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 89 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 24 Léo Spitzer, « Sur l’interprétation langagière des œuvres d’art littéraires » [1930], Textes théoriques et méthodologiques , Genève, Droz, coll. « Titre courant » n° 68, 2019, p. 53-54 : « on doit trouver, à tout mouvement de l’âme s’écartant de l’habitus normal de notre vie spirituelle, un écart de l’usage normal du langage qu’il faut lire comme son expression - ou pour le dire de manière inversée : on peut déduire d’un écart langagier par rapport à la normalité une activité spécifique du centre d’affection spirituelle-». vetus historia à une intimité spirituelle de devotio moderna ) 24 . Alors apparaît la dimension théologique qu’inscrit Bremond d’Ars au creux de sa création poétique : le voile est semblable à la foi, l’un et l’autre n’étant pas avec le croyant mais « sur » lui, comme l’indique nettement Ga 3, 27 (« Christum induistis [vous avez revêtu le Christ] »). En un beau développement symbolique, les vers 2 et 3 pourront d’ailleurs décliner ce motif par son association à quelques réminiscences bibliques - le ‘firmament d’étoiles’ qui nimbe les âmes pour mieux les rassurer évoque la femme couronnée d’étoiles qui protège son enfant contre le mal en Ap 12, 1 et la ‘rosée’ qui se verse sur elles pour mieux rendre leur asile imperméable à l’incendie évoque la grâce protectrice qui sauve aussi le peuple en se versant sur lui en Os 14, 6 - comme par son association à quelques échos liturgiques - la relative ‘qui versait la rosée’ transcrit l’amorce de l’introït de la messe du dimanche qui précède immédiatement Noël (« rorate caeli desuper et nubes pluant justum ») et l’évocation du ‘firmament’ reflète la chute du même introït qui tourne justement ses regards vers l’annonce du salut (« caeli enarrant gloriam Dei, et opera manuum ejus annuntiat firmamentum tuum -»). Semblable tissage, qui n’aurait naturellement pas déplu à Huysmans, constitue donc la manière d’écrire de notre poète en 1920. Caractérisons dès lors cet art rhétorique de la reprise pour mieux saisir la nature de l’innovation chez notre poète. On trouve d’une part quelques reprises par assimilation. Les vers 4 et 5 (« Ceux qui les croyaient morts et les pleuraient, dociles / À la tentation de l’énorme désert ») sont unis par un enjambement qui confère toute son ampleur à la référence traditionnelle au désert comme espace de tentation (le terme est explicite et souligné par la diérèse ; il est incarné par la manifestation des pleurs et rendu sensible par la double allitération en / r/ et en / s/ qui parcourt les deux alexandrins) mais ils transforment aussi le classicisme d’un simple écho culturel en la modernité d’une vive notation psychologique pour stigmatiser le désert comme espace de mimétisme (l’idée de docilité, constituant le pivot de l’enjambement, revêt une valeur péjorative par son association à l’erreur et à la désespérance au point que les observateurs de l’incendie ressemblent à ces moutons qui distraient Panurge et aux païens qui craignent les catastrophes naturelles sans songer à la protection de la Vierge). Au lieu du sens théologal attendu, le poème nous offre en somme un tableau de l’angoisse comme 90 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 25 Ap 7, 14 : « hi sunt, qui venerunt de tribulatione magna, et laverunt stolas suas, et dealbaverunt eas in sanguine Agni [ceux-là sont venus de la grande tribulation et ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau] ». 26 Charles Baudelaire, « Bénédiction », Les Fleurs du mal , Paris, Poulet-Malassis, 1857, p. 14 : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés / Et comme la meilleure et la plus pure essence / Qui prépare les plus forts aux saintes voluptés-». 27 Ph 3, 20-21 : «- nostra autem conversatio in caelis est : unde etiam Salvatorem expectamus Dominum nostrum Iesum Christum, qui reformabit corpus humilitatis nostrae, configu‐ ratum corpori claritatis suae, secundum operationem, qua etiam possit subiicere sibi omnia [or notre conversation est dans les cieux, desquels nous attendons aussi notre Seigneur Jésus-Christ, le Sauveur, qui transformera le corps de notre misère, après l’avoir configuré au corps de sa clarté, grâce à sa vertu par laquelle il peut également s’assujettir toute chose]-». 28 Rimbaud, «-Lettre à Paul Demeny-»-[15 mai 1871], Œuvres complètes , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 146-148 : « Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe-». assèchement brutal, grâce à la conversion d’un thème connu en une expérience singulière, qui donne naissance à une théologie de la finitude saisie par une observation du monde pris sur le vif. L’écriture procède bien par assimilation puisqu’elle reprend un motif pour le faire sien en le pliant aux règles de sa propre logique. Les vers 7 et 8 («-Ils montraient de grands yeux plus largement ouverts / Aux ressources sans fin de la beauté fertile ») indiquent à leur tour, non la simple profondeur d’âme que donne le passage par l’épreuve - opération qui relèverait de l’innutrition biblique traditionnelle 25 -, mais l’authentique vision d’une surréalité que permet l’approche de la beauté - inspiration qui renouvelle le prisme spirituel baudelairien 26 ---: la juxtaposition de l’expression usuelle de ‘grands yeux’ au motif surréaliste de ‘beauté fertile’, soulignée par une allitération en / r/ , associe la contemplation et l’inspiration en une vérité à la fois théologique et esthétique, comme si la cathédrale de Chartres constituait le porche axial d’un pèlerinage non seulement spirituel 27 mais encore scriptural 28 . Ceux qui mettent leur foi en Marie acquièrent finalement des ‘ressources’ qui surpassent les capacités habituelles de l’humaine condition, parce qu’ils abandonnent manifestement leur être à une révélation transcendante qui les sanctifie (ainsi le note l’expression hyperbolique de ‘ressources sans fin’ qui occupe tout un hémistiche) et deviennent poètes en leur être même pour percevoir le réel dans sa pleine vérité, permettant à notre auteur de pénétrer dès lors la logique de son propre texte (en parfaite cohérence avec l’objet de la section « ex-voto » que nous travaillons). Or c’est en un même trait que se trouvera encore dessiné le vers 10 : la châsse contenant la relique se trouve De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 91 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 29 Ex 20, 5 : «- Ego sum Dominus Deus tuus fortis, zelotes [moi, je suis le Seigneur ton Dieu, fort et jaloux] » ; Dt 4, 24 : «- Dominus Deus tuus ignis consumens est, Deus aemulator [le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant, un Dieu jaloux] » ; Jos 24, 19 : « Deus enim sanctus, et fortis aemulator est [car Dieu est saint, fort et jaloux] » ; 2 Co 11, 2 : « Aemulator enim vos Dei aemulatione [car je suis jaloux de vous - de la jalousie même de Dieu]-». « miroitant au gré des pas montant de l’ombre » non seulement parce qu’elle reflète la situation matérielle des gens cachés sous terre et jaillissant à la surface après l’incendie (le sous-sol est alors désigné par la métaphore) mais encore parce qu’elle réverbère l’état spirituel des âmes descendues dans l’abandon et vivant en toute confiance après l’épreuve (la mort est ainsi signifiée par la syllepse), son aspect manifestant par ailleurs un authentique tremblé pictural qui donne véritablement à voir la marche chaloupée des êtres qui retrouvent la lumière et se trouvent nimbés par l’aura de gloire du trésor chartrain (l’avancée, à la fois matérielle et spirituelle, est en ce sens manifestée par la correspondance entre les deux participes présents qu’incarne par ailleurs leur homophonie finale). On voit bien que les reprises poétiques ici mentionnées assimilent systématiquement au sens donné par la tradition un sens propre au travail de l’auteur énonçant sa création. Il y a tuilage. On trouve d’autre part quelques reprises par restructuration. Le vers 6 modifie la formule ‘sortir des décombres’ en la formule plus inattendue ‘émerger des décombres’ afin de souligner l’appui de la Vierge Marie dans la protection de ses enfants (car la nomination liturgique «- stella maris -» vient ici à l’esprit pour justifier cette référence implicite à la mer) ; la conversion d’une référence de vetus historia en une implication de devotio moderna apparaît ainsi en pleine lumière, la forme étrangement archaïque du complément de temps ‘certain jour’ projetant par ailleurs le vers dans l’intemporalité. Le vers 9 transforme l’expression ‘porter dans leurs bras’ en l’expression plus singulière ‘porter entre leurs bras’ afin d’éviter toute mainmise de l’homme sur le divin (car un jeu et un espacement sont ainsi pensés pour que nul ne songe à s’approprier le voile) ; la déclinaison de la pureté de l’objet en la sainteté des hommes, ces derniers ayant des ‘bras jaloux’ pour ressembler à la divinité même 29 , lie donc encore création poétique et développement théologique. Le vers 11 (« La châsse gravissait la côte du jour vert ») transfigure le réel non seulement par hypallage pour donner à l’événement le teint de l’espérance, en une coloration presque surréelle qui se révèle bien adaptée à la situation miraculeuse que cerne le poème, mais encore par correspondance pour faire du monde une véritable relique, dès lors qu’il est possible de le voir par les yeux de la foi - le climat résurrectionnel de l’alexandrin valant action de grâce et, à proprement parler, « ex-voto virgini pariturae ». Les vers 12 et 13 (« Reflétant le ciel libre où des astres 92 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 sans nombre / Croissaient au champ natal des vieux soleils dissous ») usent enfin d’images inédites pour plonger l’ensemble de la scène dans un onirisme saisissant, opération qui recrée et approfondit le réel tout en lui donnant son vrai climat : à la fois surréalistes - elles sont inattendues, ou assimilatrices de formes connues pour devenir hardiment créatrices de nouvelles formes, comme le dira André Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924 (le ‘ciel libre’ évoque certes un espace dégagé de tout nuage mais surtout un air pur délié de toute contingence mondaine ; les ‘soleils dissous’ évoquent certes des instants de fin du jour mais surtout une atmosphère ouatée où la lumière se dédore en se faisant tout hospitalière) - et mystiques - elles illustrent la coïncidence des opposés, ou le refus de l’absoluité du principe de non-contradiction pour ne pas enfermer le réel dans une dialectique trop humaine, comme le revendiqua Nicolas de Cues dans la Docte Ignorance de 1440 (le ciel est ‘libre’ mais contient simultanément ‘des astres sans nombre’, comme si les saints y veillaient avec discrétion-; le cadre montre un ‘champ natal’ et simultanément de ‘vieux soleil dissous’, comme si l’aube et le crépuscule n’étaient qu’un même moment dans le temps de Dieu), ces images oscillent entre rêve et réalité afin de montrer que la protection virginale inaugure une authentique conversion des sens et une nouvelle manière d’appréhender le monde. N’est-ce pas la châsse de la relique qui reflète un ciel merveilleux, comme l’écrin de la cathédrale suscite une foi profonde-? Il y a conversion. L’éminent symbolisme du vers 14 semble au demeurant résumer les enjeux de notre texte, puisque l’« ingénieux miroir » dans lequel l’être est appelé à saisir toute la réalité rappelle non seulement l’adage paulinien chéri par la poésie de la fin du siècle précédent («- per speculum in aenigmate -») mais encore la nomination litanique de la Vierge chérie par les amoureux des vitraux des cathédrales (« speculum justitiae »). Par syllepse, le regard en cet ‘ingénieux miroir’ qu’est le voile de Marie offre surtout à Bremond d’Ars lui-même un miroir de sa propre création poétique, car c’est en contemplant les miracles chartrains que notre poète puise son inspiration ( ingenium ) et la matière de son écriture. La composition par reprises révèle en tout cas une appropriation créatrice tout à fait féconde, conférant à la versification un souffle à la fois intemporel et concret. On comprend donc que les Tilleuls de juin , sans doute injustement oubliés aujourd’hui, peuvent offrir à leur lecteur un doux lyrisme tissé de puissants échos et d’enivrantes variations qui en font à proprement parler une poésie royale, favorisant le silence intérieur qui manque tellement à notre monde, comme l’avait par ailleurs bien vu le romancier Bernanos : « On a honte d’inscrire au sommaire d’une actualité presque toujours abjecte, parmi tant de De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 93 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 30 Georges Bernanos [ Le Jour - 6 avril 1934], Le Crépuscule des vieux , Paris, Gallimard, 1956, p.-113. noms obscurs, celui du poète Eusèbe de Bremond d’Ars… Mais qu’importe. Nous ne retrouverons pas de sitôt l’état de grâce. Courons donc le risque de jeter au public, comme jadis la Convention à l’Europe, une tête de roi. Car la poésie de M. de Bremond d’Ars est royale, en effet… Comme tant d’autres, comme vous peut-être, je n’avais jamais entendu cette noble voix. Elle a retenti un soir à mes oreilles, tout à coup, sans que rien l’eût annoncée, ainsi que monte au ciel un signe augural. Et elle a rejoint aussitôt ce petit nombre de voix secrètes, pour la plupart héréditaires, dont la trame sonore fait notre silence intérieur et qui donne sans doute, l’heure venue, à chaque agonie humaine, son rythme secret, sa mélodie 30 ». Or la pensée de Bernanos est naturellement d’une justesse remarquable si on l’élance vers la section «- ex-voto virgini pariturae -» de notre recueil, puisque Marie est bien surtout la figure qui veille, à l’heure venue, de toute la douceur de sa voix, sur chaque agonie humaine. 94 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 1 André Breton, Clair de terre , Paris, coll. « Littérature », 1923. Quelques mois après avoir rendu visite au poète de Camaret, le futur fondateur du surréalisme, avait tenu à dédier son nouveau recueil : « Au grand poète / SAINT-POL-ROUX / À ceux qui comme lui-/ s’offrent-/ LE MAGNIFIQUE-/ Plaisir de se faire oublier.-» 2 Signalons toutefois, précédant de peu l’entreprise éditoriale de René Rougerie, l’antho‐ logie réalisée par Alain Jouffroy ( Saint-Pol-Roux , Paris, Mercure de France, coll. «-Les plus belles pages », 1966), qui attira de nouveau l’attention des critiques sur l’œuvre idéoréaliste. 3 Titre d’un article de Jean Rousselot publié dans Les Nouvelles littéraires , n° 2065, 30 mars 1967, p.-11. 4 Nous excluons les œuvres de jeunesse, signées de son nom de baptême, Paul Roux, pour la plupart monologues ou courtes pièces publiés chez Ollendorff et Auguste Ghio entre 1883 et 1886. Ainsi, l’œuvre anthume de Saint-Pol-Roux se résume-t-elle à douze titres : L’Âme noire du prieur blanc , Épilogue des saisons humaines , Les Reposoirs de la procession tome I, tous trois édités à compte d’auteur au Mercure de France en 1893 ; Les Personnages de l’individu sous le pseudonyme de Daniel Harcoland (Paris, Sauvaitre, 1894) ; La Dame à la faulx (Paris, Mercure de France, 1899) ; Les Reposoirs de la procession (n lle série)-: La Rose et les épines du chemin (1901), De la colombe au corbeau par le paon (1904), Les Féeries intérieures (1907) tous trois au Mercure de France ; Anciennetés (Paris, Mercure de France, 1903) ; puis La Mort du berger (Brest, André Broulet, 1938), La Les Litanies de la mer-: la Répoétique en question Mikaël Lugan Saint-Pol-Roux, pour reprendre le jugement d’André Breton, s’est offert « le magnifique plaisir de se faire oublier 1 ». De son vivant, et jusqu’à plusieurs décennies après sa mort survenue le 18 octobre 1940. Longtemps, son œuvre, introuvable en librairie, ne fut connue et appréciée que de happy few . Il aura fallu attendre la fin des années 1960 et l’intérêt conjoint de Gérard Macé, alors jeune étudiant en Lettres modernes, et de l’éditeur René Rougerie pour que le nom de Saint-Pol-Roux réapparaisse - encore que discrètement - dans l’actualité littéraire 2 . Cependant, ce « retour du Magnifique 3 » ne manqua pas de surprendre, voire de dérouter, ceux-là même qui ne pouvaient connaître de l’œuvre que les recueils et pièces de théâtre publiés entre 1893 et 1907, au cours de la période « symboliste », et, éventuellement, ces trois plaquettes tardives : La Mort du berger , La Supplique du Christ et Bretagne est univers 4 . Un hiatus de trente Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 Supplique du Christ (Paris, Debresse, 1939), Bretagne est univers (Brest, André Broulet, 1941), ce dernier volume, préparé par le poète, paru à titre posthume. 5 L’ensemble des collaborations de Saint-Pol-Roux à La Dépêche de Brest ont été recueillies dans le Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 9-10, octobre 2019. 6 Le troisième tome des Reposoirs de la procession , dont l’édition avait été faite à demi-compte d’auteur, avait été imprimé à 500 exemplaires. Le tirage s’épuisa donc très lentement, en une quinzaine d’années. 7 Lettre d’Alfred Vallette à Saint-Pol-Roux du 6 septembre 1923 conservée à la Biblio‐ thèque littéraire Jacques Doucet (en cours de catalogage). 8 Titre de la participation d’André Breton au surréaliste « Hommage à Saint-Pol-Roux » publié dans Les Nouvelles littéraires , n° 134, 9 mai 1925, p.-5. ans séparant le dernier ouvrage des temps symbolistes ( Les Féeries intérieures ) de La Mort du berger (1938). Certes, Saint-Pol-Roux continuait ponctuellement de collaborer à des revues parisiennes tout en offrant des textes de circonstance à des périodiques bretons, notamment à La Dépêche de Brest 5 , et envisageait de donner une suite à ses Reposoirs de la procession , mais aucun volume de lui ne parut entre 1907 et 1938. Et, lorsqu’André Breton lui rendit visite le 7 septembre 1923, plus aucun de ses volumes n’était disponible en librairie, comme nous l’apprend une lettre d’Alfred Vallette écrite la veille de cette rencontre-: Mon cher ami, Vous me donnez des nouvelles pas gaies. En voici d’autres qui ne le sont pas non plus. Les Féeries sont épuisées, mais dans la situation économique faite aux choses de l’édition par les circonstances il n’est pas possible de réimprimer. Les prix sont tellement élevés que pour baser commercialement l’affaire il faudrait faire un tirage minimum de 3000 6 . Mais de tels tirages impliquent une vente assez rapide. Or, malheureusement vos livres sortent très lentement 7 . Isolé dans son manoir, crevé par la pluie, sur la « montagne » de Camaret où il résidait depuis 1905, ruiné par la guerre, Saint-Pol-Roux était bien, en 1923, cet « oublié » farouche auquel André Breton, qui cherchait alors à impulser, sur les cendres de Dada, un nouvel élan à l’aventure poétique, rendra hommage. Mais l’auteur de Clair de Terre célébrait surtout un Saint-Pol-Roux ancien, celui des œuvres lisibles, c’est-à-dire publiées au temps du symbolisme, le devançant tout en ne constituant qu’une étape dans la réflexion idéoréa‐ liste, et non le Saint-Pol-Roux de 1923. Car, depuis l’immédiat après-guerre, le Magnifique, sans renier ses publications précédentes, s’était lancé dans des expérimentations nouvelles et, noircissant maints brouillons, notait les plus récents développements théoriques de son idéoréalisme. Au « maître de l’image 8 » que, de Gourmont à Breton, la critique avait salué durant trente 96 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 9 Respectivement publiés par l’éditeur René Rougerie, à Mortemart, en 1970, 1971, 1972, 1973, 1974 et 1976 pour les deux derniers. 10 À l’exception de La Transfiguration de la guerre qui forme un ensemble cohérent et du Trésor de l’homme réunissant le texte de deux conférences données par Saint-Pol-Roux en juin 1925. années, se superposait désormais, dans la solitude et le secret, un poète du Verbe annonciateur de la Répoétique, échappant sans qu’on s’en doute aux faciles étiquettes («-symboliste-», « précurseur du surréalisme ») que l’histoire littéraire apposera en face de son nom. À côté de l’œuvre publiée, une œuvre nouvelle naissait et grandissait qui ne serait révélée que trois décennies après la mort du poète. C’est, en effet, ce Saint-Pol-Roux inconnu que Gérard Macé et René Rougerie choisirent audacieusement de mettre en lumière, remettant à plus tard la réédition des titres publiés entre 1893 et 1907 qui avaient fixé durablement la place du Magnifique dans l’histoire littéraire : entre deux siècles, entre symbolisme et surréalisme. Le Trésor de l’homme , La Répoétique , Cinéma vivant , Vitesse , Les Traditions de l’avenir , La Transfiguration de la guerre , Genèses 9 , parmi les premiers titres édités par René Rougerie sont essentiellement composés d’inédits, à partir de brouillons - parfois de manuscrits mis au propre - rédigés au cours des années 1920-1930, sauvés du pillage du manoir et conservés par Divine, la fille du poète. Œuvres fragmentaires faites de notes et d’aphorismes, nécessairement inachevées 10 , elles révèlent une pensée en mouvement, en prise avec son époque, incluant avancées scientifiques et technologiques à son matériau poétique, obsédée par la question de l’énergie verbale et de ses réalisations. Toutes, d’une manière ou d’une autre, participent du projet répoéticain . Pour Saint-Pol-Roux, la Répoétique ( Res poetica ) est l’avènement du poème, et son action, dans le monde. Adoptant un ton volontiers prophétique, il annonce un nouvel âge du Verbe, libéré du livre-: Le Verbe est encore dans sa préhistoire, ère des empreintes et des signes. L’homme est encore enfoui dans la caverne des bibliothèques. Le Verbe est captif, ses mots piqués sur la page tels des papillons sur un carton de collectionneur. Le Verbe est un organisme - solidité, figures, corps - Ayant subi la décadence du livre après son aventure à l’état libre dans le monde vierge, le Verbe veut, redevenant libre encore mais porté à son état suprême, entrer dans le monde civilisé de l’Art. Sa liberté n’était que physique, le Verbe veut s’émanciper du livre pour atteindre une forme idéale et acquérir la souveraineté. Notez qu’il Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 97 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 11 «-Les Orgues du Verbe-», Genèses , Mortemart, Rougerie, 1976, p.-12-13. 12 « La Répoétique - res poetica, fragments », Mercure de France , t. CCXXXVIII, n° 821, 1 er septembre 1932, p.-291-299. 13 La Répoétique , Mortemart, Rougerie, 1971, p.-48. 14 Ibid ., p. 49. Saint-Pol-Roux avait déjà esquissé cette idée du poème se réalisant dans « Idéoplastie » ( La Rose et les épines du chemin , Paris, Mercure de France, 1901, p. 51-60 ; puis Mortemart, Rougerie, 1980, p. 39-43) : non pas reniement de la réflexion idéoréaliste, la Répoétique en est bien plutôt l’aboutissement. 15 Gérard Macé, «-Le poème du monde nouveau-», La Répoétique , p.-18. 16 Fragment d’une lettre de juin 1930 cité par Raymond Datheil dans sa préface à La Répoétique , p.-9. 17 Longtemps demeurée inédite, René Rougerie en édita le manuscrit en fac-similé en 2010 : Les Litanies de la mer , précédées de « Pour une cathédrale du Verbe » par René Rougerie, Mortemart, Rougerie, 2010. n’abandonne aucune des forces acquises, mais il désire acquérir la meilleure des forces, force sensible jointe à la force morale - la force de vie 11 . La Répoétique est, bien entendu, un johannisme. «-Ô Verbe, c’est toi le Dieu Inconnu-! -» écrira Saint-Pol-Roux en tête du «-Liminaire 12 -», seul extrait publié de son vivant. Selon lui, comme la lumière dont il est « la forme audible 13 -», le Verbe est une énergie ; aussi, capté et dirigé, peut-il créer et rendre le poème concret-: Les strophes deviendront visibles à l’instar des lames de l’Océan, on ne lira pas les poèmes, on les vivra, on leur passera au travers comme au travers de l’ouragan et de l’incendie, on les cueillera comme les fleurs et les fruits, on les possèdera comme des femmes, et l’on rira du temps où ces femmes, ces fruits, ces fleurs, enclos dans des livres, dormaient sous les poussières graduelles des bibliothèques 14 . « Saint-Pol-Roux, écrit Gérard Macé, a travaillé à la Répoétique en 1930, et dans les années qui suivirent 15 . » Il est vrai que le mot n’apparaît dans la correspondance du poète qu’à cette date, dans une lettre à Raymond Datheil-: Pour ne pas vous faire défaut, je vous ai enfin recopié quelques passages du «-Limi‐ naire » en quelque sorte d’un Livre absolument inédit : la Répoétique (je dis Répoétique [ res poetica ] comme on dit République [ res publica ]). Je souhaite que reste le mot 16 . Toutefois, tout porte à croire que, si le mot a bien été trouvé au seuil des années 1930, la réflexion répoéticaine débuta bien plus tôt, peu après l’issue de la première guerre ; et, avant de donner lieu aux développements théoriques que nous avons trop succinctement présentés, produisit même une œuvre, parmi les plus singulières du poète : Litanies de la mer 17 . L’examen de ce texte surprenant, échappant au livre - car, simultanéiste, il se dérobe à la linéarité de la lecture -, 98 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 18 C’est ainsi que Saint-Pol-Roux nommait les inédits qu’il amassait dans sa solitude et que René Rougerie éditera à partir de 1970. 19 «-La Beauté nouvelle-», BLJD (Ms 25672). 20 Henri-Martin Barzun (1881-1973) fut l’un des fondateurs de l’Abbaye de Créteil et l’un des initiateurs du laboratoire d’expérimentation théâtrale «-Art et Action-». 21 Ce simultanéisme poétique, bien que devançant d’une décennie les réalisations de Saint-Pol-Roux, ne donnera que peu d’œuvres. Citons : « Exhortation à la victoire » de Fernand Divoire, « Le Sacre du Printemps » de Sébastien Voirol, « L’universel poème » de Barzun, publiés dans Poème et Drame , vol. VI, septembre-octobre 1913, p. 12-20 ; après guerre, Rythmes et chants dans le renouveau (Paris, Povolozky, 1920) de Nicolas Beauduin et Les Hymnes (Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1919) de Joachim Gasquet reprendront, celui-ci loin de tout souci avant-gardiste, la formule simultanéiste. Notons que des divergences autour de la notion de «-simultanéité-» provoqueront une polémique entre Barzun et Apollinaire qui reprochera au premier d’écrire non pas pour le livre mais pour le théâtre ou le phonographe. permettra, espérons-nous, de mieux appréhender la pensée de ce Saint-Pol-Roux méconnu et d’introduire, pour les lecteurs, les «-œuvres futures 18 -». Pré-histoire des Litanies de la mer Des brouillons inédits, conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, témoignent de la volonté ancienne du poète de s’exprimer hors du livre. Ainsi, en 1920, évoque-t-il un projet de fondation d’un foyer d’art dramatique dédié à «-La Beauté nouvelle-»-: Il s’agirait du Théâtre Total. «-La main-». Cela prend l’ampleur et l’unité de la coupe antique. Ajoutez que, à l’encontre des autres, SPR base le Théâtre Total sur le Verbe seul 19 . Et un peu plus loin, des lignes, qui semblent servir de brouillon à une lettre destinée à Henri-Martin Barzun 20 , théoricien avant-guerre, dans L’Ère du Drame (Paris, Figuière, 1912) puis dans sa revue Poème et Drame (1912-1913), d’un simultanéisme poétique 21 qui fit long feu, revendiquent la paternité d’une idée qu’il ne tardera pas à réaliser-: Vous m’excuserez de prendre ce souci vis-à-vis de mes idées chères. Ce sont des filles qu’on ne saurait renier sans s’exposer à la mésestime générale. Celle-ci étant belle, mon crime serait triple. Au surplus, un créateur ne doit rien renier. Même ses fautes ont leur utilité. Tous les enfants ne sont pas bons ou beaux, n’importe, ils forment la famille. Un père est comptable de la valeur bonne ou mauvaise, laide ou belle, de ses couilles, passez-moi ce double mot qui dit tout. L’orchestration est non seulement ma plus chère idée, mais encore l’ idée fixe de ma vie. Pour rendre son avènement possible, Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 99 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 j’ai échafaudé écoles sur écoles, thèmes sur thèmes, et le terrain prospérait de plus en plus 22 . Si Saint-Pol-Roux insiste tant sur « l’orchestration », c’est parce que l’énergie du Verbe ne peut être libérée que par la simultanéité des voix : voix des individus, voix des groupes, voix de l’univers. L’œuvre nouvelle, dès lors, doit - poursuivant l’enseignement mallarméen - reprendre à la musique son bien et ses moyens 23 . Le poème, jusqu’ici linéaire et monodique, devient simultané et polyphonique. Le Magnifique semble s’y être essayé, toujours en cette année 1920, comme nous permet de le supposer un brouillon de page de titre pour un Triptyque de Gloire , célébration des héros morts à la guerre, surtitré « Le Verbe / orchestre vivant 24 ». Si rien d’autre ne subsiste de ce projet, qui n’aboutit probablement pas, l’impulsion est donnée et Saint-Pol-Roux bel et bien engagé dans cette voie. Ainsi, deux ans plus tard, dans un article rendant hommage au compositeur Vincent d’Indy, de passage à Brest, le poète donnera-t-il publiquement les premiers rameaux théoriques de la réflexion initiée après-guerre. Ce que Saint-Pol-Roux honore surtout chez le fondateur de la Schola Cantorum , c’est le révélateur de la musique polyphonique du Moyen Âge et de la Renaissance dans laquelle le Magnifique voit une source d’inspiration pour le poète nouveau-: [Vincent d’Indy] remonte aux premiers bâtisseurs de la Cathédrale sonore : Monte‐ verde, Lassus, Janequin, La Palestrinienne, la Grégorienne, Vittoria, Josquin, etc. ; on voit ces beaux poètes du Son créer des outils nouveaux, on assiste graduellement au devenir de cette architecture polyphonique ; on sent grouiller toutes les abeilles ouvrières et l’on parvient, de cellule en cellule, jusqu’au triomphal clocher d’où se 100 Mikaël Lugan 22 «-La Beauté nouvelle-» ( op. cit ) . 23 Saint-Pol-Roux, sur ce point, semble partager le constat de Mallarmé : « Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain que rien ne demeurera sans être proféré ; que nous en sommes là, précisément, à rechercher, devant une brisure des grands rythmes littéraires (il en a été question plus haut) et leur éparpillement en frissons articulés proches de l’instrumentation, un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien : car, ce n’est pas sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. » (« Crise de vers » in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes , Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 367-338). Néanmoins, pour le Magnifique, il convient au contraire d’abandonner « la transposition au Livre ». 24 «-Triptyque de Gloire-», BLJD (Ms 23077). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 répandra le miel sacré de la Toute Harmonie - comme à travers un subtil Âge de l’oreille 25 . Cependant, derrière l’hommage rendu au compositeur, l’article laisse percer une critique de la Musique, « art second », car les « poètes du Son » s’avèrent une dégradation des poètes du Verbe-: In principium erat Verbum . Le Verbe c’est Dieu, si la Musique c’est Orphée. Or, c’est par Orphée que l’artiste nouveau atteindra Dieu, c’est-à-dire le Principe, afin d’en repartir pour s’élancer cette fois, en ligne directe, dans le Monde Verbal qui doit succéder au Monde Sonore que logiquement il eût dû précéder 26 . On retrouvera, dans plusieurs feuillets de l’ensemble répoéticain, cette idée essentielle selon laquelle il existe une hiérarchie des arts au sommet de laquelle figure la poésie. La dévalorisation de la musique au profit de cette dernière demeure discrète dans le texte qui nous retient - hommage oblige - mais se devine dans des formulations telles que : « Les grands musiciens ne sont autres que des grands poètes ayant bifurqué », suggérant l’emprunt d’une voie erronée et pointant déjà la faute d’Orphée dont il sera plus explicitement question dans des textes ultérieurs 27 . Mais, pour l’heure, Saint-Pol-Roux préfère désigner les musiciens comme des inspirateurs pour la poésie nouvelle, insérant dans le discours épidictique un mythe opposant les deux arts afin d’en prophétiser le dépassement-: Au début, le poète était un homme soudé par ses doigts à une lyre. Il y eut scission. D’un côté la parole, son de l’homme ; de l’autre, le son, parole de l’instrument. Il advint que l’instrument, fût-ce éoliennement, domina ; depuis, la Musique régna, au Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 101 25 Saint-Pol-Roux, « Vincent d’Indy », La Dépêche de Brest , n° 14073, mercredi 5 juillet 1922, p. 1 ; recueilli dans le Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 9-10, op. cit. , p. 147-151. Nous nous référerons désormais à cette dernière édition, abrégée en BASPR 9-10. 26 Ibid. , p.-149. 27 Notamment dans une lettre à André Breton, datant de la fin septembre 1923, dont un brouillon est conservé à la BLJD : « D’abord il faudrait repartir de la faute d’Orphée. À dater de lui le Verbe se perdit, le Verbe total. Oppressé, incapable d’exprimer verbalement sa douleur, Orphée emprunta la matière, roseaux, boyaux, écailles de tortue, et s’y incarna. Il ne parla plus, mais fit parler la matière : d’où la musique, cette dégénérescence du Verbe. » Ces lignes prouvent qu’André Breton n’ignorait pas les dernières évolutions de la réflexion poétique de Saint-Pol-Roux ; sans doute choisit-il plutôt de les ignorer. Sur les relations entre Saint-Pol-Roux et les surréalistes, nous renvoyons au texte de notre communication : « Le Magnifique et les surréalistes : un malentendu poétique ? », Saint-Pol-Roux : passeur entre deux mondes (actes du colloque de Brest dirigés par Marie-Josette Le Han), Rennes, PUR, 2011, p.-167-186. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 28 BASPR 9-10, p.-150. 29 D’après une lettre du poète publiée par Grandville dans son « Courrier littéraire » de Paris-Midi (n° 4461, mardi 29 juillet 1924, p.-1-2). 30 Ibid. détriment de la Poésie. Cela tient-il à ce que le peuple n’ayant qu’un droit restreint à la parole, du moins pouvait chanter ou se traduire au moyen d’un ventre de bois ou de gestes de métal ? Dès lors, le progrès se canalise dans la musique, détentrice d’un organisme pratique, imposant, extensible, capable d’évoluer. Un tel organisme faisait défaut à la Poésie, ou plutôt celle-ci ne sut ni ne put le réaliser, préférant rester sur sa branche homophone, tandis que la Musique devenait forêt et que la forêt bruissante envahissait l’univers. Le mal des poètes fut de récuser l’instrument humain, alors que le bien des musiciens fut d’utiliser, en le perfectionnant sans cesse, l’instrument matériel. Du jour où les poètes détiendront le secret, ils triompheront, car ils profiteront, en outre, de l’exemple musical, et d’autant plus considérable sera le triomphe qu’ils opposeront à l’orchestre mort des choses, l’orchestre vivant des êtres. Et nous connaîtrons le Poème intégral 28 . Ce « Poème intégral », visant à rendre la parole au peuple, Saint-Pol-Roux, qui l’avait déjà tenté avec le Triptyque de Gloire (sans aboutissement), y travaille. En 1924, il a pour projet une « Symphonie à la gloire de nos merveilleux "Artisans de France" pour leur prochaine Exposition des Arts décoratifs », « une Symphonie, non pas musicale, mais verbale , qu’exécuteraient maints groupes d’hommes, de femmes et d’enfants massés en orchestre vivant dirigé par l’auteur, tel un officiant au centre d’une Cathédrale du Verbe 29 ». Là encore, s’il exista des ébauches, l’ambition du poète ne se concrétisa pas ; il était d’ailleurs conscient des difficultés techniques et matérielles qu’une telle œuvre exigeait et s’en était ouvert à son correspondant : « Quelle autorité suprême - gouvernement ou milieux d’art - m’y encouragerait donc en m’assurant le concours indispensable de quelques centaines de récitants choisis parmi les théâtres, le Conservatoire, les étudiants, les bien-disants de toutes sortes, gens du monde et gens du peuple 30 -? -» On pourrait penser que ces questions matérielles, à une époque où le poète joint difficilement les deux bouts, seraient de taille à le décourager ; mais l’idée de réaliser ce « Poème intégral » l’obsède tant que rien ne l’en détourne. Pas même la reconnaissance des surréalistes qui pousse Saint-Pol-Roux à revenir à Paris où il est fêté et donne deux conférences au cours du mois de juin 1925. La première, intitulée « Le Trésor de l’homme », entièrement dédiée à célébrer les pouvoirs de l’imagination, le confirme dans son statut de « maître de 102 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 31 « Deuxième conférence », Le Trésor de l’homme , Mortemart, Rougerie, 1970, p. 164-165. 32 Ibid. , p.-165. 33 Lettre à André Antoine du 11 décembre 1925 (BnF). l’image-» ; donnée à la Maison des Étudiants, devant un parterre de surréalistes enthousiastes, elle n’accorde aucune place à la théorie du Verbe. Saint-Pol-Roux, très certainement conscient du peu d’intérêt de Breton et de ses amis pour cette question, l’aura probablement écartée à dessein. En revanche, la seconde, qui reprend partiellement des passages de la première, faite dans un cercle plus restreint, y consacre un assez long passage. Après avoir reformulé certains développements de son article sur «-Vincent d’Indy-», il annonce-: L’Humanité parlant son drame quotidien - voilà la Toute Poésie de demain, et le Poète-Roi sera celui qui coordonnant ce cataclysme déchaîné des places de marché, des corbeilles de la Bourse, des âmes dans le Palais et dans le temple, des paradis et des enfers populaires, des nuits d’amour, des champs de bataille, des orages de la nature, aura su, par le rythme dûment maîtrisé, faire lever l’éternelle Harmonie. […] Cette masse dramatique ou charmante d’émotions sonores agitant la terre de son rythme gigantesque et multiple, mes frères en la Beauté vraie, c’est le Verbe de demain, c’est la Poésie future 31 . Au poète de mettre la puissance de l’imagination au service de l’énergie du Verbe : « C’est à cet organisme extraordinaire, c’est à ce dragon fameux qu’il faudra confier la vie captée par les images pour l’œuvre nouvelle, œuvre de beauté non faite avec des substances existantes mais à exister par le poète 32 -». Au bout de plus de cinq années de méditation et de travail, dont nous avons établi quelques-uns des jalons, il fallait désormais réaliser l’œuvre, fût-ce avec les moyens du bord. Une lettre à André Antoine du 11 décembre 1925 nous apprend que Saint-Pol-Roux, dont le matériau théorique est déjà suffisamment abouti, a également avancé son travail-: Si j’irai cet hiver à Paris ? Sans doute pour des bouquins à placer et aussi pour une conférence sur le Verbe symphonique avec audition par récitants 33 . Si le titre du poème « symphonique » dont il envisage de faire entendre des extraits à l’issue de sa conférence n’est pas précisé, la correspondance retrouvée du poète, pour les premiers mois de l’année 1926, nous autorise déjà à le nommer-: il s’agit des Litanies de la mer . Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 103 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 34 Carte à Georges Violet, sans date mais probablement du début du printemps 1926 (Médiathèque des Capucins, F SPR L SPR 110). 35 Lettre à Jean Royère, sans date [printemps 1926] (Médiathèque des Capucins). Les Litanies de la mer. Synthèse verbale des pêcheurs de Camaret Saint-Pol-Roux y consacrera l’essentiel de 1926, délaissant tout autre projet, jusqu’aux «-bouquins à placer-»-: Je travaille à une grande « symphonie verbale » que je dirigerai fin mai. Mon ambition serait de la produire dans la grand’salle de la Sorbonne l’hiver prochain. J’en ai du coup lâché mes livres à paraître, car il fallait se livrer entièrement à cette œuvre massive 34 . Une autre lettre, adressée à la même période à Jean Royère, détaille davantage le projet, divulguant le titre et la structure-: J’allais en décembre finir d’ordonnancer trois volumes, dont un pour toi, lorsque j’abandonnai tout aux fins de me livrer tout entier à une « pentalogie », sorte de symphonie parlée, si on peut dire sans pléonasmer, avec protagonistes et récitants. Cela s’intitule SYNTHÈSE LÉGENDAIRE DES PÊCHEURS DE CAMARET Je dirigerai la première audition de passages importants à la suite d’une conférence à Brest, le 26 mai. Mais trouverai-je les 70 ou 80 récitants utiles à Brest […]. Mon rêve, si je réussis partiellement ici, serait de donner la chose l’hiver prochain, pour le Musée de la Parole, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, Brunot consentant - mais alors avec un « orchestre vivant » de cinq cents, voire de mille récitants, afin de rendre ma «-Tempête-» en son ampleur formidable. J’ai beaucoup à faire encore. On m’a proposé une audition à Lyon et à Genève en novembre. Mais cela demandera çà et là de sévères répétitions 35 . Ces dernières eurent lieu, dans une salle de la compagnie des « Concerts Sangra » dont les locaux se trouvaient au troisième étage d’une maison sise 49 rue Émile Zola à Brest, durant tout le mois de juin, l’audition brestoise ayant été reportée au 30 de ce mois. Aidé de quelques proches officiant comme protagonistes et chefs de chœurs, Saint-Pol-Roux y dirigeait cinq ou six dizaines de récitants bénévoles. Le peintre Jim-Eugène Sévellec, intime du poète incarnant le Noroît, se souviendra de ces répétitions - : Les « Litanies de la Mer » étaient une œuvre magistrale, une sorte de partition parlée à plusieurs voix, une symphonie orale, orchestrée comme un ensemble musical ou choral et dont différents exécutants, groupes et solistes, développaient et enchaînaient 104 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 36 Jim-E. Sévellec, « Mes amis camarétois », Les Cahiers de l’Iroise , n° 12, janvier-mars 1965, p.-59. les mots et les phrases de la même façon qu’un orchestre superpose en harmonies les notes de l’œuvre d’un compositeur 36 . Ce ne sont là encore que des répétitions partielles visant à préparer la repré‐ sentation de quelques extraits accompagnant la conférence que le poète doit donner à Brest. Le 30 juin, tout est fin prêt. Un programme, édité pour l’occasion, annonce : « Le Verbe total et vivant , conférence par le poète Saint-Pol-Roux, suivie de la lecture d’extraits de la Synthèse légendaire des Pêcheurs de Camaret (1 ère audition) », détaillant les cinq parties de la « pentalogie » : I. - Les Flots jasent ; II. - La Lame errante et le Vent d’Est ; III. - Lame de fond ; IV. - La Flottille passe ; V. - Les Litanies de la Mer ; et précisant les noms des protagonistes prêtant leurs voix à la Lame errante, la Cadence, la Mer, le Vent d’Est, la Lame de fond, des Matelots, le Patron de l’équipage, le Noroît, etc. : voix humaines, voix élémentaires et voix universelles s’entremêlant et se répondant dans la synthétique tempête. Car l’argument du poème est simple : les flots commentent et mettent en garde un équipage de marins qu’on entend au loin, avant que ne surviennent la lame errante et le vent d’est favorables aux pêcheurs qui s’approchent ; puis, avec la lame de fond, le danger (« Monstre de haine effroyablement long, je saille et fonce et de mon front je cogne d’un coup sourd le sabot qui tressaille de la quille au flèche ») ; le passage de la flottille est l’occasion d’un « dialogue » entre les hommes (patron et matelots) et les éléments jusqu’au déclenchement de la tempête (vents, vagues, pluie et foudre) ; alors que l’embarcation menace de sombrer une accalmie se produit et l’équipage adresse alors à l’océan ses «-Litanies de la Mer-»-: P R E M I E R M A T E L O T Mer jolie, L’É Q U I P A G E Souris-nous-! […] S E C O N D M A T E L O T Mer des retours de joie, de triomphe et de gloire, L’É Q U I P A G E Aime-nous-! […] T R O I S I È M E M A T E L O T Mer des blasphèmes, des adieux, des épouvantes et de la mort, Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 105 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 37 Pour cette dernière partie de sa Synthèse légendaire , Saint-Pol-Roux a repris un texte ancien, qui devait figurer dans une pièce qu’il destinait à André Antoine, Les Pêcheurs de sardines (1898-1903) et qu’il fit paraître déjà sous ce titre de « Litanies de la Mer » dans le Mercure de France , t. XLVIII, n° 168, décembre 1903, p. 617-624. L’extrait reproduit ici provient de-: Saint-Pol-Roux, Litanies de la Mer , Mortemart, Rougerie, 2010, p.-13-14. 38 Nous transcrivons ici à partir d’un manuscrit conservé à la BLJD (Ms-Ms 23100). L’É Q U I P A G E Épargne-nous 37 -! Le final de l’œuvre, qui retrouve une linéarité plus classique, ne rend pas compte du travail d’orchestration réalisé par Saint-Pol-Roux dont les manuscrits conservés évoquent une partition pour orchestre symphonique. L’essai de transcription suivant en donnera sans doute un plus juste aperçu 38 -: Patron - …et les cris de détresse ? - Équipage …et les signes de croix ? .. - - sauve qui peut ! Lame errante - - - S.O.S.… Lame de fond - - - monstre de hai - Prima - Luyett ! - S.O.S Secunda - Luyett ! - S.O.S Cadences - - souque et drosse ! - GA - Luyett ! - S.O.S…. GB glao…glao… gl…gl…gl… gl…gl…gl…gl…gl gl…gl…gl…gl…gl La foudre Kurun ! ! ! … …run … - Kurun ! ! ! run… run… Le sujet a priori local - disons de circonstance - ne doit pas nous égarer. Les humbles pêcheurs de Camaret, choisis pour « héros », incarnent la fragilité de l’humanité confrontée aux forces de la nature qui s’expriment aussi bien par des paroles intelligibles que par des onomatopées (forces sonores aveugles, « Kurun » de la foudre ou, « Luyett » et « glao », des flots). Il s’agit bien, comme l’explicite le titre, de synthétiser la tempête en captant les énergies verbales tout à la fois des hommes et des éléments, de la faire résonner dans une « cathédrale du Verbe ». Dans sa conférence inaugurale, où il articule ses réflexions théoriques précédentes, Saint-Pol-Roux exprime son ambition de bâtisseur de poème, appelé à devenir réel-: Les mots ont leur son : ils ont aussi leur plasticité. Sculpture sonore. Pourquoi, moyen‐ nant ce matériau, ne pas construire ? Poète veut dire ouvrier. Si, étymologiquement la poésie est un travail, le poème, cette création, doit s’élever jusqu’à la construction. Il faut sortir la poésie du livre et la dresser dans l’espace. Ces poèmes souffrent sur 106 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 39 « Le Verbe total et vivant » recueilli dans La Besace du Solitaire , Mortemart, Rougerie, 2000, p.-70-71. 40 «-Les Litanies de la Mer-», La Dépêche de Brest , n° 15876, lundi 13 juin 1927, p.-3. 41 René Rougerie, «-Pour une cathédrale du Verbe-», Litanies de la Mer , op. cit. , p.-9. les pages épinglées comme les papillons d’un collectionneur. Ôtons les épingles . Le papillon repartira vers les fleurs de la vie. Cristallisons l’onde verbale et dressons un palais de diamants, avec ces blocs d’images gonflés de substance lyrique. […] En vérité que ne tenterions-nous de créer des œuvres qui par leur plasticité verbale alimentée de rythmes donneraient l’impression d’une solidité et, par bactériologie matérielle des mots, d’une solidité vivante 39 -? On comprend dès lors que la poésie, pour Saint-Pol-Roux, échappe à la littérature, se refusant au livre et à la lecture - et la courte transcription que nous avons donnée ci-dessus suffira sans doute à montrer combien cette dernière est inopérante pour donner sens à l’œuvre - ; elle doit pénétrer directement dans l’univers sensible et s’y imposer matériellement. Rêve de poète, et rêve unique peut-être dans l’histoire poétique moderne, mais un rêve que le Magnifique poussa loin dans sa réalisation, créant dans son intégralité les Litanies de la Mer à l’occasion de l’inauguration, sur la pointe Saint Mathieu, du Monument aux Marins morts pour la France. Dirigeant cette fois-ci près de 250 récitants, Saint-Pol-Roux donne son œuvre en plein air et devant un public nombreux ; si, d’après les quotidiens locaux, la Synthèse légendaire est appréciée, les conditions ne sont pas réunies pour qu’en paraisse et la nouveauté et la force. En effet, l’événement, qui a causé la venue du ministre de la Marine Georges Leygues, n’est pas cette audition poétique qui vient clore un long programme officiel abondant en discours. Par ailleurs, le vent de la pointe Saint Mathieu couvre les voix et le journaliste de La Dépêche de Brest note : « L’effet que s’est proposé le poète serait pleinement atteint si leur nombre était plus considérable 40 .-» Et les journaux parisiens, s’attardant sur la cérémonie officielle et l’allocution du ministre, se contenteront simplement - lorsqu’ils ne le tairont pas - de signaler à leurs lecteurs que les « Litanies de la Mer », poème de Saint-Pol-Roux, avaient été inscrites au programme. « Expérience sans lendemain, hélas 41 » note René Rougerie dans sa préface à son édition fac-similé. Plutôt fin d’une première phase de réflexions et d’expérimentations dont les Litanies de la Mer constituent l’acmé. Car le peu d’intérêt suscité par l’audition du 12 juin 1927 ne provoqua ni découragement ni abandon. Le poète confiait ainsi quelques mois plus tard à Jean Royère qu’il travaillait sur une nouvelle œuvre polyphonique-: Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 107 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 42 Lettre à Jean Royère, sans date [novembre 1927] (Médiathèque des Capucins). 43 Saint-Pol-Roux, «-L’Homme aux yeux de pervenche-» (BLJD, catalogage en cours). 44 Lettre de Saint-Pol-Roux à André Rolland de Renéville, sans date [fin janvier 1928], reproduite dans Le Grand Jeu , n° 1, été 1928, p.-63-64. 45 Saint-Pol-Roux, «-Au bout du monde-», Le Grand Jeu , op. cit. , p.-29. En ce moment je travaille ma synthèse verbale L’Homme aux yeux de pervenche ( Jésus). J’aimerais voir ça quelque jour à la Comédie-Française, moi dirigeant l’œuvre à l’orchestre et tous mes récitants la jouant (verbalement et physiquement) sur la scène. Qui sait-? Tout arrive 42 . De ce nouveau projet, il ne reste malheureusement que de rares notes jetées au brouillon et conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. En voici deux, qui témoignent de son unité esthétique avec la tentative précédente-: Credo affirme la foi inébranlable, soit par la carrure de son rythme passant aux 4 voix en des entrées successives de style fugue. Descente au tombeau / puis Résurrection (prodigieuse ascension des 4 masses cho‐ rales) 43 . Certes, Saint-Pol-Roux ne fera jamais paraître d’extraits d’un de ces poèmes « symphoniques » - l’impression les trahissant nécessairement - et les textes de lui qui seront publiés arboreront la linéarité la plus traditionnelle, mais il serait erroné d’y voir là une conclusion. Sa correspondance avec André Rolland de Renéville, fondateur avec René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland et Josef Sima du Grand Jeu , nous en fournit de nouvelles preuves. Contacté le 13 janvier 1928 par le jeune poète qui sollicitait sa collaboration pour le premier numéro de la revue à paraître, Saint-Pol-Roux regrettait de ne pouvoir lui offrir que « ce modeste poëme en prose de l’époque récente où je dirigeai une mienne symphonie verbale 44 ». Ce texte, « Au bout du monde », dédié « aux péris en mer », modeste peut-être que d’apparence, pourrait s’avérer bien plutôt le nouvel «-art poétique-» de l’auteur. En voici la deuxième strophe-: Ce Verbe total et vivant qui vous pénètre à travers lames et vents, sonore hommage à votre ample silence, n’est-il pas l’avènement des âmes décousant nos lèvres d’un coup d’aile ? n’est-il pas l’enthousiasme organique des mots, fourmis d’encre imprégnées enfin des sept couleurs ? oh n’est-il pas l’ascension des langages du sol vers les buissons ardents où le peuple en triomphe exprime de l’azur 45 -? Dans sa lettre, Saint-Pol-Roux explicitait de nouveau sa théorie : «-L’Avenir, je crois, appartient au Verbe total et vivant. Aux poëtes d’écrire les poëmes, aux hommes de se grouper pour les dire. Vox populi, vox Dei . La poésie est collective, 108 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 46 Op. cit. , p.-64. 47 La correspondance Saint-Pol-Roux / André Rolland de Renéville a été reproduite et commentée par Jean-Philippe Guichon dans son article : « Portraits croisés de Saint-Pol-Roux selon Rolland de Renéville », Revue d’Histoire littéraire de la France , n° 2, avril-juin 2003, p.-437-461. 48 Le texte a été recueilli dans Saint-Pol-Roux, Les Traditions de l’avenir , Rougerie, Mortemart, 1974, p.-75-80. 49 «-À l’usage des poètes nouveaux-», ibid. , p.-75 et 77. 50 «-Liminaire-», op. cit. , p.-42. non le privilège d’un seul 46 … », et proposait à son correspondant de lui adresser des «-notes sur le Verbe-»-; ce qu’il fera, encouragé par Rolland de Renéville, le 7 février. L’article, finalement, ne paraîtra pas dans Le Grand Jeu , « ne cadr[ant] pas avec les préoccupations actuelles 47 -» des autres rédacteurs ; mais Renéville en conservera le manuscrit et révélera ce texte resté inédit à la suite de son chapitre consacré à « l’Idéoréalisme de Saint-Pol-Roux » dans son Univers de la Parole (Paris, Gallimard, 1944). Désignant ses conceptions sur le Verbe comme une orientation poétique nouvelle, le Magnifique l’avait destiné « À l’usage des poètes nouveaux 48 -»-: Capter l’énergie verbale et la magnifier, on a songé à tout mais à cela jamais, de même que l’homme, jusqu’ici négligea de capter l’énergie solaire, s’il sut capter déjà celle des eaux. […] Cependant le verbe n’est-il pas capable d’une synthèse souveraine, se trouvant à la base, au cœur et au sommet de l’humanité nue-? Si nous parlions en commun, et que nos rythmes divers fussent saisis et parés de lois par les poètes attentifs, le Verbe-Dieu viendrait parmi nous ; mieux encore nous serions Lui qui serait Nous-: l’authentique symphonie la voilà. Captons donc cette suprême énergie, dont chaque vivant détient un éclat, car elle attend depuis toujours 49 . Ainsi, si les Litanies de la Mer n’eurent pas de suite poétique aboutie, les réflexions dont elles étaient nées se poursuivirent sans solution de continuité bien au-delà de leur réalisation de 1927. Ce dernier texte, qui ne convainquit pas les phrères simplistes du Grand Jeu - sans doute parce que, comme les surréalistes avant eux, ils furent déroutés d’y rencontrer un poète qu’ils ignoraient plutôt que le rassurant « maître de l’image » -, invoquait en une nouvelle étape prophético-théorique l’énergie solaire, sœur de l’énergie verbale ; et c’était déjà entrer dans la Répoétique dont les derniers mots du «-Liminaire-» seront justement-: «-Le Verbe et la Lumière 50 -! -». Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 109 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 1 Marcel Proust, Le Temps retrouvé [ À la recherche du temps perdu ], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (éd. Jean-Yves Tadié), t. IV, 1989, p. 476. Les références aux œuvres de Proust seront indiquées dans cette édition : la mention de la page dans le corps de l’article, pour Le Temps retrouvé- ; le titre suivi du tome et de la page en notes, pour les autres références. Présence réelle de la poésie : le poème en prose dans Le Temps retrouvé Pierre-Éloi Moreau Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre 1 . Que le «-mystère-» qui entoure une «-vérité-» intérieure enfin trouvée (comme l’identité du moi à travers le temps, ou la révélation d’une vocation) soit chez Proust mêlé de « poésie » n’a rien pour surprendre un lecteur d’ À la recherche du temps perdu , irrémédiablement marqué par la célèbre formule selon laquelle « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (p. 474). En effet, puisque « l’art recompose exactement la vie », c’est bien l’écriture qui établit ce lien entre vérité et vie sur lequel s’interroge le personnage proustien jusqu’en ces dernières pages concluant à la fois le cycle romanesque et son dernier tome, Le Temps retrouvé . Or l’écriture n’étant pas là simplement littéraire mais résolument poétique, elle semble ainsi évoquer un climat spécifique, empli de «-douceur-», rappelant une « pénombre », suggérant une « profondeur ». Nous sollicite alors une esthétique de l’« atmosphère » dont la forme poétique particulièrement adaptée à l’éclat d’une « vérité atteinte en soi-même » tendrait à soudain quitter Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 2 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (I), t. I, p.-447. 3 « Au cours des années 1870 et 1880, les revues accueillent nombre de textes courts, parfois nommément désignés comme "poèmes en prose", mais plus souvent présentés comme de simples notes, "croquis", "impressions" ou "fantaisies" » (Yves Vadé, Le poème en prose , Paris, Belin, coll. «-Lettres Sup-», 1996, p. 67). Ces diverses désignations, dans leur rapport au punctum comme à l’art pictural, forment d’intéressantes prémisses de l’impression proustienne. le fil narratif (pour mieux plonger dans « la douceur d’un mystère » flottant autour de ces « vérités ») tout en y revenant de manière fondamentale (cet écart demeurant « l’indication […] de la profondeur d’une œuvre »). Pour le dire autrement, la présence émergeante d’une vérité intime se manifesterait en une trouée poétique qui fait signe vers l’extraordinaire tout en rendant signifiant le cadre romanesque dont elle semblait s’affranchir en première lecture. En ce sens, le terme de « vestige », enclos dans le « mystère » que tente de déceler l’ultime réflexion esthétique du Temps retrouvé , se relie certes à la « pénombre » qu’a été pour le héros la période de doute sur sa vocation d’écrivain ; mais il pourrait bien aussi évoquer la trace d’un passé esthétique rémanent. De fait, s’il est un « vestige » présent dans l’écriture proustienne, c’est bien celui du poème en prose, auquel s’est essayé à la fois l’écrivain (qu’on pense aux « Impressions de route en automobile », publiées dans le Figaro en 1907, ou à la section «-Les Regrets, rêveries couleur du temps-», recueillie dans Les Plaisirs et les Jours en 1896) et le héros de la Recherche (avec le fameux « petit poème en prose […] fait à Combray 2 -» sur les clochers de Martinville - seul «-vestige-» textuel de sa vocation, à l’orée de sa révélation finale). Vestige personnel, donc, mais aussi contextuel, puisque le poème en prose relie Proust à une formule littéraire par laquelle s’est affirmée l’époque « fin-de-siècle » dont il a tout d’abord « dû traverser » le modèle. Ce travail poétique tenait alors son originalité d’une certaine liberté formelle (relativement court, le poème en prose prend souvent le caractère léger et inachevé d’une « fantaisie », d’un « croquis », d’une « illumination » 3 ) et de son penchant pour la touche impressionniste qui en faisait l’instantané d’un état d’âme, de la chronique de Charles Baudelaire ( Petits poèmes en prose , 1869) à l’eau-forte de Joris-Karl Huÿsmans ( Croquis parisiens , 1880) ou au lyrisme d’Henri de Régnier ( La Canne de jaspe , 1897). En s’y essayant lui-même, Proust fait ainsi l’expérience d’une poésie singulière dont son roman reprend à bien des égards les caractéristiques majeures : l’intensité dans la brièveté, la ciselure du mot dans la souplesse de la facture, la référence ekphrastique ou méta-artistique dans l’effet prosaïque de la chronique ou du croquis. Toutefois, si l’on admet avec Michel Sandras, 112 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 4 Michel Sandras, Proust ou l’euphorie de la prose , Paris, Champion, coll. « Recherches proustiennes-», n° 18, 2010. 5 Michel Sandras, « Proust et le poème en prose fin de siècle », Bulletin d’Informations Proustiennes , n° 40, Paris, Presses de l’ENS, 2010, p.-78. 6 Proust l’affirme à travers son admiration pour d’autres écrivains : « Mais cette unité multicolore de la couleur n’est elle-même que le symbole matériel de cette qualité extraordinaire qu’a ce livre et qu’ont seuls les livres merveilleux, et dont il est si incompréhensible , si étonnant qu’elle soit la qualité primordiale, celle qui assure la durée et révèle le génie. Car si on cherche ce qui fait la beauté absolue de certaines choses […], c’est une espèce de fondu, d’unité transparente où toutes les choses, perdant leur premier aspect de choses, sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres, sans un seul mot qui reste au-dehors, qui soit resté réfractaire à cette assimilation […]. Je suppose que c’est ce qu’on appelle le vernis des maîtres » (Marcel Proust, lettre à Anna de Noailles, 12 juin 1904, Correspondance , t. IV, Paris, Plon, 1978, p.-156). 7 Suzanne Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours , Paris, Nizet, 1978, p.-14-15. 8 Luc Fraisse précise ainsi que « l’attention excessive portée au fragment en art est précisément ce que Proust a nommé idolâtrie . […] Le péché d’idolâtrie est un péché contre l’art, parce qu’il consiste à nier la cohérence et l’autonomie de l’œuvre en découvrant dans cette œuvre le fragment interpolé, soit de la réalité extérieure, soit d’une admiration personnelle » ( Le processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental , Paris, José Corti, 1988, p.-115). 9 Le lexique de la joaillerie, hérité, lorsqu’il renvoie au travail littéraire, d’une écriture-bi‐ belot caractéristique de la période fin-de-siècle, est employé par deux fois dans la dernière partie du Temps retrouvé , toujours au sujet des « vérités » et impressions reçues : « Je sentais pourtant que ces vérités que l’intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d’une matière moins pure mais encore pénétrée d’esprit, ces impressions que nous apporte qui a formulé cette approche à l’échelle du cycle entier 4 , que « des pages de roman peuvent éventuellement tourner au poème en prose quand elles sont relativement détachables et déplaçables, avec un lien narratif relativement faible 5 », la modalisation répétée du critique montre la délicatesse de la tâche, tant il est vrai que l’unité est le maître-mot de l’écriture de la Recherche 6 . Les trois critères retenus depuis Suzanne Bernard pour définir le poème en prose, unité, gratuité et brièveté 7 , peinent en effet à caractériser ensemble un passage proustien, qui ne se laisse donc jamais réduire à l’état de morceau isolé, renvoie toujours au roman qui l’encadre, et présente des ramifications stylistiques qui ont rendu Proust célèbre 8 . Dès lors, ces trois critères ne se rapporteraient-ils pas davantage à ce qui apparaît précisément au cœur d’un de ces passages dont l’aspect de fragment se laisserait plutôt désigner comme un recoin de style, comme cet «-autour-» de la vérité atteinte ? Pour le dire autrement, si certains morceaux nous semblent pouvoir se détacher du texte qui les enclot, c’est que les « vérités » qu’ils sertissent 9 les imprègnent de leurs propres caractéristiques : Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 113 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 hors du temps l’essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l’œuvre d’art puisse être composée seulement avec elles » (p. 477) ; « Puisque j’avais décidé qu’elle [la matière de son livre] ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir , celles qui se rapportent au temps […] tiendraient une place importante » (p. 510). Nous soulignons. 10 Dans « l’Adoration perpétuelle », Proust parle encore de « ces vérités écrites à l’aide de figures dont j’essayais de chercher le sens dans ma tête où, clocher, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri » (p. 457). Les vérités proustiennes s’enchâssent toujours dans des « figures » stylistiques qui ne se contentent pas de les illustrer : elles participent d’un sens dont l’apparaître ne peut être qu’incorporé au temps (musical) de la phrase. 11 Michel Sandras, « Proust et le poème en prose fin de siècle-»,-art. cit., p.-89. la vérité, une, gratuite et fulgurante chez Proust, ne se trouve alors recomposée que par « l’altimètre » du style, en une mise en forme singulière convoquant un instant de contemplation rêveuse ou spéculative. En cette valeur à la fois esthétique (faire valoir un morceau d’écriture sans le détacher de l’ensemble où il s’enchâsse) et existentielle (dire l’importance d’une impression sans l’isoler de l’expérience où elle jaillit), on rejoint dès lors une formule justement insérée au début du Temps retrouvé , et qui soutient précisément l’hypothèse d’un recours au poème en prose pour composer ce dernier volume : découvrant que la littérature peut faire connaître des personnes plus profondément qu’une rencontre réelle, le héros s’imagine qu’une telle lecture lui ferait alors déplorer d’avoir pris tel homme « pour un raseur du monde, pour un simple figurant, [car] c’était une figure- ! -» (p. 298). Or il nous semble que les poèmes en prose présents dans Le Temps retrouvé , si poèmes en prose il y a, n’ont rien de la simple description ou du récit enchâssé soutenant le fil narratif, à la manière d’un « figurant », mais évoquent et suscitent des impressions surprenantes au cœur de l’écriture, à la manière de « figures » : bien vivantes au détour d’un pilier sculpté, elles surprendraient ainsi le visiteur de la cathédrale romanesque et manifesteraient la présence d’une vérité par une « fantaisie » qui leur est propre 10 . Comme le précise encore M. Sandras au sujet de la pièce écrite par le héros sur les clochers de Martinville, « il s’agit de rendre compte d’une impression étrange qui n’est pas de l’ordre de la réminiscence, mais de la “figure” 11 », terme que nous entendons dès lors en son sens stylistique (elle présente le travail particulier de quelques mots au sein d’un ensemble textuel pour produire un effet) et phénoménologique (elle est dévoilement par sa forme d’un horizon qui, sans s’y réduire, y est incorporé, révélant ainsi une vérité qui donne à cette figure son relief). Aussi peut-on lire de plus près certains de ces moments poétiques pour montrer que l’écriture proustienne s’y fait chronique de l’impression reçue, désaxant un instant la lecture horizontale et linéaire, pour 114 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 en rappeler l’orientation verticale et profonde. On s’attardera davantage sur un premier passage, ouvrant l’édition couramment retenue du Temps retrouvé et selon nous emblématique de cette « atmosphère de poésie », en une lecture progressive qui tentera d’en déceler les motifs essentiels-; cette première étude permettra ensuite d’aborder les extraits suivants, successivement choisis dans les deux dernières sections du texte, l’une narrative (Paris en guerre) et l’autre apparemment plus spéculative (« l’Adoration perpétuelle »), afin d’envisager les divers enjeux de cette modulation du style. La douceur d’un mystère Dès l’ouverture du Temps retrouvé , la douceur du style proustien se refuse à heurter le regard par une violence d’images ou de mots, et préfère à ce procédé frappant une surprise d’enchantement qui, condensée en un fragment poétique où la suspension du fil narratif épouse la suspension du temps pour le héros pris de rêverie, laisse entendre la part de mystère inhérente au décor (quelle vérité contient l’impression) et à la phrase (quel sens contient l’extrait). Visitant son amie d’enfance Gilberte dans sa maison de Tansonville, près de Combray, le héros y goûte un moment de parenthèse où l’intensité de l’impression se substitue à la simple pause descriptive, plongeant un instant son lecteur dans le scintillement d’une prose illuminée. En ce sens, le double cadre de la fenêtre, par laquelle le héros aperçoit le parc, et de la chambre, de laquelle il le contemple, transforme un topos narratif (la description cernée par une embrasure qui fait ainsi tableau) en espace de communication du dedans et du dehors, de la chambre et du parc. Dès lors, ce lieu de retrait à la fois géographique (c’est un espace intime propice à l’introspection et à la prospection) et textuel (c’est une chambre dont on n’entendra plus parler dans le récit) pourrait bien créer une chambre d’échos dessinant à l’orée du dernier tome de la Recherche les enjeux d’une prose où l’intime et le monde s’entreglosent poétiquement. Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie - isolés du moins - car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit ; toute la journée, je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 115 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 12 Jean-Pierre Richard, «-Proust et la demeure-», Littérature , Paris, Armand Colin, n° 164, avril 2011, p.-84. 13 Rappelons d’ailleurs que Théodore de Banville avait publié en 1883 une centaine de textes en prose sous le titre de La Lanterne magique (Paris, Charpentier, coll. «-Petites lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise. Je ne regardais, en somme, tout cela avec plaisir que parce que je me disais-: «-C’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si y donnait un rayon de soleil (p.-275). L’ouverture typiquement proustienne sur une apparente banalité, préparant un effet de glissement du simple au merveilleux, fait cheminer notre passage de la « demeure un peu trop campagne » au surprenant finale produit par le verbe « s’incendier ». Or cette progressive intensification métaphorique est déjà préparée par la structure grammaticale à retardement qui nous fait tout d’abord prendre la formule initiale « Toute la journée » pour un complément temporel, là où elle se révèle (et seulement au cœur du passage) complément d’objet détaché : « Toute la journée… je la passais dans ma chambre ». Dans le creux de cette suspension déguisée peut alors se déployer la « demeure » qui spatialise ainsi le temps de la « journée », comme en un cocon (un « lieu de sieste entre deux promenades-», propice à la rêverie) d’où l’œil projettera son regard sur le parc. Il s’agit en effet, comme le suggère Jean-Pierre Richard, d’établir un va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur par la délimitation d’un dedans qui « s’enclôt dans une paroi » (incarnée par les « vieilles tentures ») « et se centre autour d’un ou plusieurs foyers 12 -» (la chambre, le lit). En cette perspective, retarder la révélation grammaticale permet aussi de produire un foyer poétique non plus classiquement pictural mais nouvellement vibratile, où l’harmonie initiale des sonorités en / ou/ (« T ou te la j ou rnée ») donne le la du déploiement lyrique d’une rêverie du lieu, de telle sorte qu’au bout de cette longue apodose, arrivés à l’acmé du « lit », cœur du foyer par excellence, nous découvrons que le héros vient déjà de « passer » cette « journée » en faisant défiler le décor intérieur comme des panneaux de lanterne magique 13 . 116 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 études », 1883). On peut y lire des « tableaux rapides » et des « camées parisiens », placés en préface dans la lignée d’Aloysius Bertrand et de Baudelaire. Liminairement, les ramifications de la phrase s’appuient sur des échos sonores (« t ou te », « j ou rnée » ; « p eu », « li eu », « d eu x » ; « d an s », « c am pagne », « en tre », « p en d an t » ; « camp a gne », « promen a de », « a verse » ; « si e ste », « av e rse ») pour faire de l’apparent « lieu de sieste » l’espace harmonique et intime d’un retrait où l’autonomie de l’espace géographique se conjugue à l’autonomie de l’espace textuel. En ce sens, le recours générique à « ces demeures » recherche moins une référence commune qu’il ne suscite un type rêvé à partir d’une expérience poétique singulière. La plongée dans l’espace de la maison, de la « demeure » comparée à un « lieu de sieste » à un « salon » qui prend l’allure d’un « cabinet de verdure », suggère ainsi un investissement intime du lieu par la rêverie qui se l’approprie - la seconde comparaison anticipant du reste sur la reproduction artificielle de la « verdure » du parc sur les tentures. De ce fait, le lecteur est d’emblée confronté à un entrelacement des référentiels (réel et textuel) : la formule « chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure » suggère en effet que le lieu artificiel (le salon) est comparé à un lieu naturel (la verdure) pourtant lui-même désigné par une formule topique renvoyant communément au lieu construit (le cabinet). En une lecture lexicale à rebours, l’écriture proustienne suggère la reproduction artificielle (« chaque salon a l’air… ») d’une image déjà artificialisée par le langage (la formule « cabinet de verdure ») et cette fois employée en son sens propre, pour produire un sens poétique : les tentures puis l’esprit du héros s’emplissent de l’image du parc, de telle sorte qu’on a bien là un «-cabinet-» (le salon, le texte, l’esprit) plein de « verdure », et non un simple espace verdoyant identifié à un « cabinet ». Au cœur de cet échange mimétique s’entremêlent ainsi un dedans et un dehors, et la paroi intérieure de la « tenture » peut attirer à elle « les roses du jardin » et « les oiseaux des arbres » (éléments de la « verdure » extérieure) comme l’œil de l’observateur attire à lui un paysage qu’il décrit. En ce sens, le tissu intérieur qu’est la « tenture » n’a « rien des grandes décorations des chambres d’aujourd’hui », puisque ce n’est pas la nature qui vient s’y figer dans un ton Modern style factice et hallucinant (« tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais »), mais c’est la paroi intérieure qui confère aux motifs leur vivacité naturelle («-chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante la cueillir… »). Image métonymique de l’œil artiste, cette « tenture » fait donc aussi de la chambre l’emblème du foyer de transformation poétique qu’est l’esprit de l’écrivain. De fait, l’incise survenue, « - isolés du moins - », crée une trouée rhétorique et Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 117 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 typographique dont l’isolement reproduit en miroir à la fois : les oiseaux et les roses « assez séparé[s] » pour être apprivoisés ou cueillies ; le fragment poétique dans l’œuvre romanesque, suggestif d’une impression également susceptible d’être apprivoisée ; le lecteur et le personnage eux-mêmes isolés dans ce décor où ils se sont laissé prendre à la douceur du lieu. Effet de surimpression dans un jeu de miroir où la rêverie que suscite la vision n’est pas due à un décor ornemental (mimétisme réaliste d’une description à la manière d’un Goncourt) mais à une refonte poétique (créativité onirique d’un croquis dans le ton d’un Baudelaire) - on passe alors de la prose poétique au poème en prose. C’est donc après avoir fixé sa paroi que le héros s’y place pour mieux décrire l’extérieur, la vision se déployant ainsi depuis son foyer. Le redoublement du complément initial « Toute la journée » souligne alors l’effet de spatialisation du temps : la durée, comme la nature, sont encloses dans la chambre (« Toute la journée, je la passais dans ma chambre »), point de départ du regard porté sur le parc (« ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise »). Or quelques traits proustiens semblent modeler cet attendrissement rousseauiste en touche impressionniste : dans le vague des couleurs (« les belles verdures du parc »), une tache mauve (« les lilas de l’entrée »), et dans les nuances de vert et de bleu (« les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau »), une tache de lumière (« étincelants de soleil ») font leur apparition. Les sonorités ouvertes (« b e lles v e rdures », « v e rtes », « sol ei l », « for ê t ») renforcent une atmosphère doucement euphorique où prévaut une claire luminosité : le détachement de l’adjectif « étincelants », accentué par le complément de lieu (« au bord de l’eau ») qui le sépare de son nom référent (« les grands arbres »), pourrait en effet s’entendre en facteur commun des trois éléments précédemment énumérés (les « belles verdures », les « lilas », les « grands arbres »), pour évoquer l’illumination de l’ensemble du parc et le détachement final, en hyperbate, d’un lieu proustien significatif, «-la forêt de Méséglise ». Le travail de la syntaxe, passant de la simple énumération syntaxique à l’haletante fragmentation rhétorique, trouve un éclat certain dans le tableau impressionniste dont semblent ainsi suggérées l’unité, la gratuité et la brièveté. L’élargissement spatial du « parc » à la « forêt » porte dès lors le regard au-delà du proche et prépare, par le mouvement de l’œil comme par l’onomastique de «-Més église -» soulignée par l’hyperbate, l’advenue d’une nouvelle silhouette. De fait, c’est encore sur une affirmation de simplicité que le héros relance son propos dans la phrase qui suit, créant un palier d’élan pour l’irruption retardée et doucement spectaculaire du « clocher de l’église de Combray-»-: 118 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais : « C’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Plus que l’imitation d’une toile picturale, l’écriture dessine dès lors une nouvelle paroi, à la fois visuelle et textuelle, sur laquelle se détache le clocher. La formule restrictive (« Je ne regardais… que parce que je me disais… ») semble en ce sens manifester une prise d’élan à partir de la description précédente, résumée par la locution « en somme » alliée au déictique « tout cela ». À l’égard de cette « somme », le héros révèle alors sa sensibilité par une remarque dont l’émerveillement apparemment naïf (mais encore parsemé d’allitérations et d’assonances) sait d’autant mieux préparer l’advenue du «-clocher-» ouverte par la charnière verbale cette fois tout à fait idiosyncrasique : « jusqu’au moment où… ». Point de non-retour, chez notre auteur, où la vision se trouve transformée par une apparition, cette formule chronique du roman instaure une péripétie dans ce que l’on risquait de lire comme un simple «-tableau verdoyant-». En ce sens, le clocher, retardé par une ramification de compléments pour mieux en souligner l’arrivée dans le regard, est « peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin », comme si l’on attribuait à la nature une capacité de peintre - à la nature, ou à l’œil : le clocher n’arrive certes pas par un seul mouvement du regard face au paysage, mais par une réalisation de sa présence (« je reconnus »), qui, tout en l’actualisant, nous rappelle donc que c’est de la description et, partant, du texte même, que jaillit ce nouvel élément de décor qui pourrait bien en bouleverser les données. C’est en effet dans l’œil du héros proustien que les nuances de couleur s’établissent, en fonction des plans du « tableau » réunis en un point de fuite à la fois pictural et stylistique, puisque l’apparition du clocher est retardée par les deux incises qui la précèdent, soulignant d’autant mieux le finale en un trimètre très rythmé (« le clocher de l’église de Combray ») nous rendant attentifs à une apparition qui ne livrera pas son mystère. En outre, la distinction entre « figuration » et figure réelle, explicitée quelques pages plus loin (p. 298), ne constitue pas une simple affirmation que scande l’anadiplose (« Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même-»), car l’écrivain ne saurait affirmer une présence sans nous en actualiser la consistance (afin que l’on puisse déclarer comme lui-: «-je (re)connus le clocher-»). Disloquant la relative («-ce clocher lui-même, Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 119 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 14 Sylvie Germain, La Pleurante des rues de Prague , Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1992, p.-23. 15 Ce surgissement proprement oraculaire du clocher l’anime d’une vie poétique qui, tout en en présentant un dernier aperçu avant sa destruction par les bombardements (p. 374), fait résonner en creux la célèbre question formulée pour l’écrivain Bergotte : «-Il était mort. Mort à jamais-? Qui peut le dire-? -» ( La Prisonnière , t. III, p.-693). qui […] était venu […] s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre ») par une série de prédicats harmonieusement reliés par des homéotéleutes entrelacées (« mett an t », « dist an ce », « seulem en t » ; « y eu x », « li eue s », « mili eu », « lumin eu se » ; « t on », « s om bre » ; « par ai ss ai t », « pr e sque ») et des allitérations concertées (ainsi la netteté de la dentale : « me tt an t ainsi », « d’un t ou t au t re t on » ; ou la sinuosité de la sifflante : « s i s ombre qu’il parai ss ait pre s que s eulement de ss iné ») détachant précisément la figure du clocher, le propos poétique fait en sorte que le monument vienne, sous les yeux du lecteur, s’inscrire dans le carreau de la fenêtre-poétique avec toutes ses caractéristiques. Parce que la phrase s’enfle en même temps que la vision, Proust ne nous donne pas un fait (le clocher aperçu) et les éléments permettant de le connaître (la situation et les caractéristiques du clocher), mais laisse progressivement advenir à l’œil un clocher par cette écriture de l’événement où nous dirions avec Sylvie Germain, sensible au même genre d’apparitions subites, que l’étonnement « rel[ève] du mystère de l’enchantement, et non de la dynamique de la curiosité 14 -». Tout le mystère réside alors dans ce que semble venir lui dire ce clocher qui lui apparaît soudain et qu’il regrettera ensuite de n’avoir pas revu (p.-285) 15 . Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si y donnait un rayon de soleil. Un même procédé de retardement clôt finalement notre passage par un dernier « carreau » du vitrail poétique, achevant de structurer le mystère d’une vision advenue à partir d’un foyer qui trouve une certaine matérialisation dans l’isotopie de la chaleur ou du feu (« écarlate », « s’incendier », « soleil »). Alors même que l’espace se modifie, et que le héros se meut hors de la chambre, on ne quitte cependant pas la polarisation observée par Jean-Pierre Richard-: dans ce nouveau « petit salon » où la « tenture » accueille la lumière (synonyme de couleur dans le langage pictural) qui vient de l’extérieur (« un rayon de soleil »), le regard voit encore se former contre la paroi du tissu tendu un foyer qui est à la fois lieu clos, espace de chaleur et milieu d’intense vivacité. Tout, sous la lumière du soleil ou sous le regard du héros, se transforme en 120 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 16 Jules Barbey d’Aurevilly, « Le rideau cramoisi », première nouvelle des Diaboliques (éditées pour la première fois par Dentu en 1874, à faible tirage, puis rééditées chez Lemerre en 1882). Proust est sensible au caractère suggestif des motifs aurevilliens qu’évoquait déjà une conversation du héros et d’Albertine, dans La Prisonnière -: « […] j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde. "[…] Ces phrases-types […] ce serait, par exemple, si vous voulez, chez Barbey d’Aurevilly, une réalité cachée, révélée par une trace matérielle, la rougeur physiologique de l’Ensorcelée, d’Aimée de Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi […]"-» (Marcel Proust, La Prisonnière , op. cit. , p.-877). 17 Michel Collot, La matière-émotion , Paris, PUF, coll. «-Écriture-», 1997. 18 Marcel Proust, « Coucher de soleil intérieur » [« Les Regrets, rêveries couleur du temps », XXIII], repris dans Les Plaisirs et les Jours (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 137-138). Si la vision du Temps retrouvé est plus statique, on y retrouve un peu de cet « embrasement mélancolique » qui attendrit le personnage dans le poème. vision colorée dont on ressent confusément la palpitation signifiante sans qu’il nous soit donné de la saisir. L’éclat de ce nouveau « rideau cramoisi » qu’est la « bande d’écarlate » (et la précision qui suit donne à la couleur une valeur choisie, par ses sonorités : «-une s imple mouss eline m ais r ou ge-») fait d’ailleurs signe vers le modèle déjà mis en scène par Jules Barbey d’Aurevilly dans la première de ses Diaboliques 16 , dont la puissance de suggestion énigmatique est ici réinvestie : au halètement mythique et passionné du conte aurevillien le poème en prose proustien substitue la douceur du foyer intime de la vision, tout en réexploitant l’intense mystère que suscite l’étrangeté du détail ornemental. Ainsi s’opère, face à nous et pour nous, dans la constitution poétique de cette « matière-émotion 17 » qu’est la tenture de mousseline, un nouveau « coucher de soleil intérieur » dont Proust donnait déjà une esquisse poétique dans ses « rêveries couleur du temps » 18 : l’ajout de cet épisode visuel ne se contente pas d’étoffer le décor intérieur de la maison, il intensifie le foyer de vision en suggérant le passage d’un salon figé en sa tenture bucolique (le « cabinet de verdure-») à un autre salon animé par son tissu poétique (la « mousseline […] rouge ») par le pivot qu’est la figure du clocher. L’incendie final de la paroi, loin de convoquer seulement une couleur vive qui achève la métamorphose du tissu champêtre amorcée par le surgissement de l’église (comme il suggère sans doute sa destruction prochaine lors de la Grande Guerre), restitue encore toute l’intensité d’une lumière qui modifie l’horizon pictural en jaillissant non de l’extérieur (le texte se ferait imitation d’un tableau par reproduction d’un paysage), mais de l’intérieur (l’écriture transpose le paysage intérieur de l’impression). Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 121 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 19 Marcel Proust, «-La mer-» [«-Les Regrets…-», XXVIII], op. cit. , p.-142-144. Le vestige de la pénombre Lieu textuel de figuration en creux d’un mystère et d’une impression, le poème en prose voit son allure première de fragment inséré être rehaussée par sa valeur de miroir. La dynamique d’engendrement stylistique des images relaie ainsi le fil narratif, qui les organisait habituellement en une certaine cohérence d’intrigue dont le caractère logique risquait de réduire le bourgeonnement de l’imagination saisie par une impression. C’est dans ce décalage esthétique que peut alors se dire chaque « vestige » d’une vie passée, puisque la recomposition poétique de cette existence sait en suggérer les zones d’ombre. La constitution d’un foyer poétique (source et réceptacle de la vision), dont nous avons observé les ressorts dans un premier temps, nous permet de rejoindre désormais une facture plus traditionnelle du poème en prose qui, comme chez Baudelaire, prend pour prétexte une déambulation. Dans le passage qui suit, le héros se promenant dans Paris à l’heure du couvre-feu, pendant la guerre, vient de faire « un trop long crochet » en se rappelant la visite que son ami Saint-Loup lui avait faite auparavant. Cet écart dans son chemin se fait également crochet dans le trajet du style, tandis que s’entrelace à la prose l’émerveillement d’un autre poème des « Regrets », « La mer 19 -», dont le décor fascinant se coagule singulièrement au cadre urbain pour susciter à la fois, dans ce Paris en guerre, un creuset de gravité et une échappée dans le merveilleux. Les lumières assez peu nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées, un peu trop tôt car le « changement d’heure » avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d’une certaine date), et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 heures et demie était devenu 9 heures et demie — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns auprès des autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la 122 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 20 Sens que nous semble suggérer Proust lorsqu’il déclare plus loin dans le texte : « On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression » (p. 461). La technique des « états successifs » et de la « fixation » enrichissent l’« impression » proustienne en un sens artistique qui permet d’autant mieux son «-expression-» poétique. ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le vertige prenait : ce n’était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers (p.-341-342). Le narrateur opère un tissage d’images par une longue concaténation où les formules répétées apportent toujours une nouvelle nuance, en une réelle «-gra‐ dation verticale » qui s’ouvre avec le regard porté sur le ciel à la coordination charnière-: «-et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée-». Le commentaire du piéton de Paris pose le cadre réel de la description (les lumières allumées trop tôt par erreur), à partir duquel s’élance le poème en prose - et doublement : le style prend de l’ampleur avec le néologisme « nocturnement » et le regard s’élève « au-dessus de la ville ». En ce sens, les images se superposent plus qu’elles ne se succèdent, rétablissant moins la progression spatiale d’un regard qui se déplace que la surimpression imaginative d’une vision en ses divers états d’intensité, selon le modèle de l’estampe 20 . On réalise alors pleinement la pesanteur esthétique d’une trouée poétique au cœur du roman, puisque la déambulation devient visuelle et stylistique. Le passage accuse tout d’abord une série de contrastes qui font tableau. D’une part, la ville est « nocturnement éclairée » : elle brille donc d’une lumière artificielle tandis qu’il fait encore « un peu jour ». D’autre part, le changement d’heure, également artificiel puisqu’instauré en 1916 par souci politique d’économie, ne coïncide pas avec les heures du ciel («-qui ne daignait pas savoir… »). La discordance de la temporalité (l’heure instaurée et l’heure réelle) et de la couleur (la lumière de la ville et le « ciel bleuâtre ») établit donc un contraste entre l’artificiel et le naturel, qui fait fonds à la « gradation verticale » des images. Par ailleurs, la disposition spatiale est faite d’échos symétriques : l’œil se porte « au-dessus de la ville nocturnement éclairée », puis «-au-dessus de la ville allumée-», et regarde « dans toute une partie du ciel », précisé après l’incise en « dans toute une partie du ciel bleuâtre », puis mis en regard de « toute la partie de la ville » à la phrase suivante. Le tableau ainsi obtenu établit des plans qui tendent finalement à se confondre, créant alors une composition aussi redevable de l’eau-forte (dans le clair-obscur que laissent entendre «-une ville nocturnement éclairée » et « une ligne légère de rochers noirs ») que du pastel (suggéré par les teintes : « ciel bleuâtre », « nuance de turquoise », Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 123 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 21 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (II), t. II, p.-192. Nous soulignons. 22 Qui créait dans l’atelier d’Elstir à Balbec «-un tableau irréel et mystique-» ( ibid. ). « ces tons bleuâtres »). En devenant, de « bleuâtre », « une immense mer nuance de turquoise », le ciel reprend du reste une des « métaphores » du peintre Elstir dans ses marines, où ciel et mer peuvent se confondre - un de ces « rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement 21 ». Fort de cette cohérence poétique et picturale 22 , le propos peut alors reprendre dans sa dernière phrase toutes les nuances du tableau. Ainsi, l’évocation des « vaines guerres », subitement amère et violente (comme l’indique l’ajout détaché « et leurs vaines guerres »), formerait moins un contraste avec « le ciel paresseux-» qu’une occasion d’intensifier l’impression causée par le décor (« à force […] le vertige prenait »). La « gradation verticale » est alors progressive. Tout d’abord, le ciel est « paresseux », et là où, auparavant, « il continuait à faire un peu jour », c’est désormais la « journée qui s’attard[e] » comme le ciel la « prolong[e] mollement » : le glissement de l’impersonnel à la tournure active personnifiant la journée avive alors singulièrement l’atmosphère poétique de la scène, en une sorte de molle atque facetum virgilien qui substituerait simplement au cadre champêtre un décor urbain. En outre, en une même relative incise, l’évocation allégorique de l’heure naturelle (« qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire-») et la matérialisation lumineuse de l’heure artificielle (« au-dessus de la ville allumée ») convoquent les « tons bleuâtres du ciel », déplaçant légèrement une épithète déjà employée (le « ciel bleuâtre ») - ce qui porte ici l’attention sur le détail pictural des « tons », renforçant ainsi l’effet de nuance. Par ailleurs, l’effet de retardement provoqué par le rejet de la principale « le vertige prenait » en chute de phrase, crée un palier où l’on retient son souffle, et renforce l’effet sententiaire de la clausule (« ce n’était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers »), où le rappel de l’image précédente (la mer) ne l’annule pas mais la sublime en un dernier motif rimbaldien éclatant de musicalité : la gutturale l’impose (« g radation », « g laciers »), la liquide l’assouplit (« vertica l e », « b l eus g l aciers »), le / a/ la sublime (« gr a d a tion vertic a le », « gl a ciers »), et la sonorité finale ouverte du dernier terme, «-glaci e rs-», le laisse résonner indéfiniment. Ce passage semble d’ailleurs reconstituer le procédé de la lanterne magique, faisant du regard le foyer de projection, dans le ciel, d’une lumière diurne qui s’attarde encore dans la pénombre s’amassant (« dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour »). Se coagulent ainsi l’outil merveilleux de la lanterne, la peinture marine et le procédé topique de la flânerie urbaine, en une estampe 124 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 23 Sensible aux idiolectes, Proust évoque dans Le Temps retrouvé le « brillant » qu’a pris la conversation de Robert de Saint-Loup, féru de formules choisies manifestant son indépendance d’idées à l’égard de sa famille (p.-339-340). gravée (du fait des contrastes de lumière) puis colorée au pastel (en raison des tons nuancés). Or c’est pourtant au cœur d’un tel déploiement d’images que survient le ton inquiétant d’une amère méditation, trop grave pour passer inaperçue dans la légèreté poétique générale, mais qui, loin de ternir l’ensemble, pourrait bien par ailleurs en relever l’éclat-: - Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Ce n’est plus, en un alignement géographique, une opposition platement verti‐ cale du ciel à la terre qui régit la phrase, mais, en une modulation métaphorique, une polarisation oblique entre la mer et la terre, puisque c’est bien le ciel qui est devenu «-mer-» et que la «-terre-» désigne ici non plus l’espace du bas mais le globe (« l’immense révolution de la terre »). Le jeu de mots entre révolution de la terre (géologique) et « leurs révolutions à eux » (politiques) relève dès lors moins du clinquant de la conversation mondaine 23 que de l’inscription poétique du fait vrai (les « révolutions ») dans le « Temps » (« l’immense révolution de la terre ») par le biais d’une métaphore qui réagence l’espace (« Mer en ce moment couleur turquoise »). En ce sens, le redoublement de la formule « en ce moment », précisément employée pour qualifier d’une part la métaphore picturale d’une « mer en ce moment couleur turquoise », d’autre part la guerre « qui ensanglantait en ce moment la France », n’est pas anodin - rien n’est en effet moins abstrait du présent ( a minima le regard porté vers le ciel, a maxima le contexte de la Grande Guerre) que le regard poétique qu’on porte sur lui. Finalement, le contraste établi entre la note plus sombre de cette phrase contextuelle au cœur d’une vision onirique où « il continuait à faire un peu jour-» renforce au plan sémantique l’effet pictural de clair-obscur, comme si ce poids intérieur (au décor, au temps, au personnage) permettait d’autant mieux l’élancée dans l’émerveillement poétique. E. R. Curtius observe en ce sens que le relatif « platonisme » de Proust, qui structure sa quête de la vérité, n’est ni une aérisation hors de la matière, à la manière de Lamartine, ni un «-équilibre harmonieux-» voué au bonheur, à la manière d’Emerson-: Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 125 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 24 Ernst Robert Curtius, Marcel Proust , Paris, La Revue Nouvelle (trad. Armand Pierhal), 1928, p.-154. Le platonisme de Proust est d’une autre nature et je ne saurais le comparer qu’à celui de Baudelaire. Il connaît la douleur et le poids de l’existence terrestre, il est accablé par la matérialité du sensible, battu par le flot obscur et trouble des perpétuels recommencements. Il doit d’abord refondre toute la matière, la transformer et la sublimer par une alchimie spirituelle, avant de trouver sa langue 24 . En nous faisant quitter la simple parenté formelle ou thématique des formules poétiques de déambulations proposées par Baudelaire et Proust, l’« alchimie » qu’observe Curtius place à plusieurs niveaux le « vestige de la pénombre » habitant la poésie proustienne : il est certes, en un sens romanesque, trace du temps perdu hors de la vocation tel que le héros le vit jusqu’à la révélation finale du roman ; il est encore, en un sens philosophique, conscience et vécu de cette « matérialité du sensible » dont parle Curtius et qui pèse au héros, de caractère mondain et d’une complexion fragile ; mais il est surtout, en un sens poétique, « contact avec le mystère » tel qu’il apparaît au héros, quelques pages auparavant, à travers son ami Robert de Saint-Loup revenant du front avec une cicatrice, « plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant-» (p. 337) - dernière image employant le sens étymologique de vestigium et se reliant directement au passage que nous venons d’observer. Cette marque de la guerre, vestige d’une pénombre qui surgit au cœur du quotidien (par la visite d’un ami soldat ou la méditation sur les conflits devant un ciel marin), fait valoir la véritable pesanteur poétique de la métaphore proustienne en tant qu’elle transforme un fait (un fait décrit, suscitant un fait de description) en événement (événement d’une impression surgissant, donnant l’événement d’une écriture saisissante). L’indication de la profondeur Découvrir enfin, au détour de la réflexion du héros dans la bibliothèque du prince de Guermantes qui clôt Le Temps retrouvé , un carreau de vitrail poétique qui désaxe la fausse intuition d’avoir sous les yeux un essai esthétique ou philosophique, c’est comprendre encore, plus largement et à rebours, combien le poème en prose ne fut pas, chez Proust comme chez ses inspirateurs de la fin du XIX e siècle, une révolte à l’égard du vers, mais une stylisation intense de la prose. De fait, Aloysius Bertrand désignait déjà ses poèmes comme « un nouveau 126 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 25 Aloysius Bertrand, lettre à David d’Angers du 18 septembre 1837 (reprise dans les Œuvres complètes , Paris, Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contempo‐ raine-», n° 32, 2000, p.-900). 26 Joris-Karl Huÿsmans, À rebours , Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 1977, p.-291. 27 David Scott, « La structure spatiale du poème en prose. D’Aloysius Bertrand à Rim‐ baud-», Poétique , Paris, Seuil, vol.-15, n° 59, septembre 1984, p.-295. 28 Charles Baudelaire, lettre à Arsène Houssaye, publiée dans La Presse le 26 août 1862, reprise en préface-dédicace des Petits poèmes en prose dans les Œuvres complètes publiées par Michel Lévy frères (t. IV, 1869, p.-1-3). genre de prose 25 -», les considérant donc par rapport à la prose et non, comme le veut traditionnellement la critique, par rapport à la poésie. De la même manière, Huÿsmans veut extraire (au sens chimique) le poème en prose d’un roman « condensé en une page ou deux », en une forme quintessenciée qui contiendrait le «-suc cohobé-» de l’expérience décrite par l’œuvre initiale 26 . À cette formule substantielle, David Scott ajoute encore une considération qui saura intéresser directement une étude du Temps retrouvé -: Ainsi, ce que les poètes en prose du XIX e siècle cherchaient dans la prose esthétique était une libération non pas, comme on l’a souvent et à tort supposé, des conventions de la versification (conventions qui allaient, au contraire, reparaître, souvent frag‐ mentées mais toujours efficaces, dans la poésie en prose), mais des structures d’un langage essentiellement logique et discursif. 27 Pour le dire autrement, non seulement le poème en prose concentre en lui la substance du roman dont il est réellement ou virtuellement issu, mais il fait encore passer le langage d’un plan rationnel et démonstratif à une logique poétique adaptée, comme le voulait Baudelaire, «-aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience 28 ». De là, cette « espèce de fondu, d’unité transparente » dont Proust faisait le caractère des chefs-d’œuvre dans sa lettre à Mme de Noailles, et les diverses formes que prend la phrase proustienne composent le « symbole matériel » de cette « unité » en adaptant même la souplesse de la nouvelle poésie baudelairienne à l’écriture spéculative de «-l’Adoration perpétuelle-» : La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas "développés". Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 127 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 29 Marcel Proust, «-Présence réelle-» [«-Les Regrets…-», XXII]. par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. (p.-474-475) La réflexion esthétique de cet avant-dernier moment du roman, prenant appui sur la révélation progressive d’une vocation d’écrivain, déploie une rêverie sur la littérature qui nous semble à nouveau renvoyer à un poème en prose du jeune Proust publié dans « Les Regrets : rêveries couleur du temps » : évoquant l’intense présence de l’être aimé, la pièce « Présence réelle 29 » n’a-t-elle pas en effet toute sa place dans la généalogie d’une « Adoration perpétuelle » où se contemple justement cette vie qu’a, seule, véritablement et amoureusement quêtée le héros : la littérature ? Une telle ascendance poétique ajouterait à la valeur stylistique de ce qui se fait poème sur la prose, et qu’ordonne dans l’extrait cité une progressive avancée dans la métaphore, de l’énoncé initial au «-rayon spécial-» des «-artistes originaux-». Or cette progression n’est pas tant « logique et discursive », comme le refusait le poème en prose selon David Scott, que métaphorique et poétique. En effet, dans cet extrait ouvert par une définition de la « vraie vie » et clos sur un éloge de l’art, on peut déceler deux temps clairs faisant chacun succéder à une sorte de demi-temps musical (la sentence initiale sur la « vraie vie », lentement glosée, puis la séquence « Notre vie ; et aussi la vie des autres… » et son bref développement) un crescendo qui le déploie (« Cette vie… Mais… »-; « Par l’art… Grâce à l’art… »). Or cette bipartition symétrique est manifestement articulée par une charnière portant sur « le style », ainsi serti au cœur du passage avec sa comparaison picturale. Comment mieux dire l’importance du style comme pivot de cette métamorphose de la sentence en métaphore, et de la « vraie vie » en art, pour y faire palpiter cette « présence réelle » tant quêtée ? De fait, à la métaphore de la photographie («-ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas "développés" ») dont le héros 128 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 30 « J’essayais maintenant de tirer de ma mémoire d’autres “instantanés”, notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies […]-» (p.-444). 31 Julien Gracq, « Proust considéré comme terminus », En lisant en écrivant , repris dans Œuvres complètes , t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 623. 32 Marcel Proust, «-Présence réelle-», op. cit. , p. 136. Cela semble faire écho au «-symbole matériel-» de l’unité d’une œuvre, évoqué dans la lettre à Anna de Noailles (citée ici en note 6). 33 Michel Sandras intitule sa conclusion de Proust ou l’euphorie de la prose par la formule « Le grand récitatif proustien » ( op. cit. , p. 269-278), dont il précise emprunter le terme au Traité du rythme des vers et des proses de H. Meschonnic et G. Dessons (Paris, Dunod, 1998). Il nous semble cependant que la formule trouve déjà son plein déploiement poétique et significatif dans les notes de mise en scène de Jean-Louis Barrault en récusait plus tôt le caractère ennuyeux 30 rappelé ici par les guillemets sur le terme « "développés" », se substitue finalement celle du « foyer » qui, en son double sens de point chaleureux central et de source lumineuse, au terme du paragraphe formant ainsi unité, extrait de la « vraie vie » la substance de sa révélation : cette vie constitue pour nous un foyer lumineux, ce qui relève moins d’une tautologie logique que d’un approfondissement poétique par la « vision ». En effet, l’anaphore en épithétisme qui ouvre l’extrait joue à la fois de l’intensité des mots et de la précision bourgeonnante qui mène à l’apodose d’une pureté éclatante : « c’est la littérature ». En sa forme percutante, cet énoncé reprend l’amorce tout aussi lapidaire qui la prépare en sa simplicité : « La vraie vie ». La sonorité répétée du / v/ suscite d’emblée une vibration qui court au long de l’anaphore : « la vie…, la seule vie… », encore prolongée par la dislocation des sonorités du mot « vie » entre « découverte » et éclaircie », puis par la dérivation que crée le participe «-vécue-» : dérivation sémantique (il suscite un polyptote) et sonore (il module l’homéotéleute initiale en / i/ , formée par «-v i e-» et «-éclairc i e-», en un / u/ annonçant le terme final de «-littérat u re-»). Dès lors, l’encadrement sententiaire (« La vraie vie… c’est la littérature ») permet une dilatation interne du sens : la « vraie vie », c’est une vie atteinte après une quête (l’adverbe « enfin » suggérant un aboutissement chronologique que relaie l’accomplissement logique de « par conséquent ») ; c’est une vie unique (« la seule vie ») ; c’est une vie intense (« pleinement vécue ») - révélation, unité, intensité pouvant bien alors devenir les principes de la «-vérité-» portée par le «-bourgeonnement intime 31 -» de la prose proustienne. C’est donc en littérature que le tout de cette vie se réalise, de même que la « présence réelle » de l’aimée dans le poème des « Regrets » se trouvait écrite dans un livre comme « une preuve matérielle de la réalité de [s]on voisinage spirituel 32 -». Comme l’adresse lyrique et rêveuse de l’écrit de jeunesse, la révélation qui habite ce petit coin de roman fait alors l’objet d’un véritable « récitatif 33 » : dans Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 129 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 marge de Phèdre (Paris, Seuil, coll. « Points », 1946 ; voir notamment la scène 3 de l’acte I, le « récitatif » y correspondant à l’aveu de Phèdre à Œnone, p. 88-93). Nous lui devons certaines formules et analyses, comme celles du « palier d’élan » et des effets de crescendo . Phèdre est d’ailleurs le premier rôle dans lequel le héros proustien admire la Berma, et la structure musicale et existentielle de l’aveu semble trouver avec le dévoilement du sens et des images qu’opère la phrase proustienne une parenté singulière. 34 Michel Sandras, Proust ou l’euphorie de la prose , op. cit. , p.-269. le déploiement d’une prose illuminée de la vérité vers laquelle elle fait signe tout en la manifestant, semble prévaloir un procédé de dérivation sonore et sémantique qui, n’ayant rien d’un «-continu logico-narratif 34 -», nous fait plutôt adhérer à son « rayon spécial » par une dilatation poétique du propos. Tout d’abord, l’isotopie lumineuse traversant notre extrait de part en part (« la vie […] éclaircie-», « ils ne cherchent pas à l’éclaircir », «-foyer-» et « rayon spécial », termes encore relayés par de plus lointains synonymes comme « couleur » ou « révélation ») fait progressivement avancer le propos vers l’idée que ce n’est pas « l’intelligence » qui peut se charger d’éclaircir la « vraie vie » qui est en nous (elle n’y suffit pas, pour Proust) : l’éclairage se fait plutôt à travers un autre « monde », celui d’un écrivain, qui n’est pas d’ailleurs le sien propre mais qui est cet « univers » que sa « vision » recrée pour nous. Le « rayon » renvoie d’ailleurs au vocabulaire de l’optique évoquant donc la vision préalable et encore vivace de l’artiste comme un échange de regards avec son lecteur, rétabli en sa transposition poétique. Ensuite, le procédé de la nuance réapparaît dans ce passage à travers le terme central de « différence » : à l’instant qu’il évoque cette « différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde… », le narrateur crée précisément par l’incise conditionnelle « s’il n’y avait pas l’art » un creuset où se donne son propre « secret éternel ». Ce simple encart syntaxique suscite en effet une différence de plans : dans l’idée formulée (la « différence qualitative »), se dit un arrière-fond d’où s’élance la seconde partie du propos, portant spécifiquement sur l’art et organisée en deux temps quasi anaphoriques soulignés par leurs initiales aux sonorités ouvertes (« P a r l’ a rt… », « Gr â ce à l’ a rt… ») - cette nouvelle variation reposant d’ailleurs sur une gradation sémantique de l’instrumental « par » au reconnaissant « grâce à » préparant l’élancée métaphorique finale. Loin de n’établir qu’un propos théorique servant à la justification de son écriture, le narrateur fait ainsi bourgeonner dans sa phrase l’idée qu’il veut amener à sa surface en toute son intensité signifiante. Ainsi s’applique-t-il à dessiner l’« atmosphère de poésie » nécessaire à l’avènement de cette présence par un réseau sonore où se répondent des termes ainsi accentués par la musique du texte. D’une part, le phonème / voi/ réunit les formes conjuguées de « voir » et certains infinitifs 130 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 par leur seule terminaison (« sa voi r », « voi t », « a voi r »), de telle sorte que l’écriture fait résonner le sens de la vision, encore rappelé par le dernier verbe « en voi ent ». D’autre part, cette ligature sonore, ciment ou véritable matière des idées évoquées, permettait déjà de clore la métaphore photographique autour d’une rime interne (« leur pass é est encombr é d’innombrables clich és parce que l’intelligence ne les a pas “développ és ”-»), tandis que le phonème / on/ court au long du passage pour diffuser une «-visi on -» qui est une «-révélati on -» à partir de «-m on des-» dont le «-ray on -» est mis à notre «-dispositi on -». Par conséquent, l’idée trouve dans sa figure textuelle son sens, sa matière et son illustration tout à la fois. Ainsi, l’image des «-paysages […]-dans la lune-» surgit justement lorsque le propos évoque un « univers qui n’est pas le même que le nôtre », tandis que dialoguent deux mondes par la riche rime interne « ce que voit un autre-», « le nôtre ». De la même manière, la phrase suivante fait précisément « se multiplier » un monde par les structures comparatives « autant… autant », puis « plus… que », cette dernière étant encore relayée par la coordination dont le second terme, en un trait proustien désormais familier, est retardé en chute de phrase par deux compléments (« bien des siècles…, qu’il s’appelât… »). Ce faisant, et selon un terme de l’incipit, le « rayon spécial » vient incendier le texte encore troublé de son éclat final, qu’il fût hérité d’autres artistes ou jaillisse de l’écriture elle-même. Finalement, cette réflexion méta-artistique nous fait rejoindre à double titre un procédé souvent à l’œuvre dans le poème en prose : s’il s’agit certes d’une spéculation sur le travail littéraire et la profondeur de l’art, ce passage pourrait en outre confiner à l’ekphrasis lorsqu’après avoir comparé le style à la couleur du peintre, le narrateur proustien évoque son propre texte comme un tableau vivant, un « carreau » de fenêtre-vitrail (pour reprendre un autre terme de l’incipit). La réflexion se fait dès lors tout autant spéculative que spéculaire, à l’image de ces miroirs au cœur des compositions de Ver Meer, où le peintre se représente lui-même - figuration en creux de son travail en particulier et de l’art en général, ou encore indication, marquée exactement comme par l’altimètre du style, de la profondeur de l’œuvre . En une singulière circularité, notre passage s’ouvre sur une conclusion (« par conséquent ») à laquelle sa fin nous renvoie inévitablement. De telle sorte que la métaphore finale opère une « marche en sens contraire-», une lecture «-à rebours-», comme l’énonce ensuite le texte au sujet de ce déchiffrement qu’opère l’art sur nous : le « rayon spécial » est une évocation conjointe de l’acuité de l’art, de celle à laquelle il nous appelle sur nous-mêmes, de l’éclat lumineux d’une œuvre littéraire, et du foyer vital qui s’y trouve représenté comme figure de la «-vraie vie-» - véritable «-retour aux Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 131 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 35 «-En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’“observer”, dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre-» (p.-475). profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous » 35 , et que le style manifeste à nouveau en sa présence réelle . Le tryptique proposé par Suzanne Bernard pour lire le poème en prose comme un tout organique (unité), n’ayant d’autre fin que lui-même (gratuité), en une forme courte qui ne se perd pas en développements (brièveté), semblait tout d’abord s’adapter difficilement à une écriture proustienne conçue comme un tissage en réseau. Or certains fragments relus à l’aune d’un éclat qui leur est propre déplacent ces principes de la forme (un poème artificiellement inséré dans la prose) au contenu (le poème de l’impression surgissant au travers de la prose). De ce fait, l’unité de l’écriture de la Recherche s’ordonne aussi autour de ces alcôves poétiques dont l’atmosphère reconstitue la présence réelle d’une vérité sertie dans l’impression. Le Temps retrouvé n’est certes qu’une forme inachevée imposant un choix d’édition, mais cet aspect hésitant du tome ne nous introduit-il pas d’autant mieux au travail proustien qui, de la tenture d’un texte où des moments poétiques s’entrelacent au récit, fait une paroi à partir de laquelle telle ou telle vérité peut émerger du foyer de l’impression ? Si « l’art recompose exactement la vie », et que « la vraie vie […] c’est la littérature », on quitte alors l’aspect mimétique de la prose pour en extraire le suc poétique : c’est bien dans une « atmosphère de poésie » que nous plonge l’auteur de la Recherche en ce dernier tome où l’on apprend avec son héros les données véritables de sa vocation. Foyer intense de l’impression manifestant la douceur d’un mystère, déploiement merveilleux de la gravité d’un instant révélant le vestige d’une pénombre rémanente, ou bourgeonnement méditatif d’une conviction intime indiquant la profondeur de la littérature, le poème en prose proustien, «-assez sépar[é] pour qu’on eût pu s[’il] avait été vivan[t], [le] cueillir », suscite une atmosphère dont la valeur initiatique ne se réduit pas à une question générique, mais renvoie certainement à une expérience génésique. 132 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 1 Jacques Rivière, « Alain-Fournier » [introduction à Miracles , Paris, Gallimard, 1924] ; Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Miracles , Paris, Classiques Garnier, 1986, p. 15 et 24-25. Les paysages d’une âme-: introduction à la poésie d’Alain-Fournier Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard À trop juger l’inédit d’après ce qui a déjà été écrit, on peut rapidement négliger ce qui entendait pourtant se montrer. Lorsque Jacques Rivière préface en ce sens Miracles , publié en 1924, pour inscrire l’œuvre dans le sillage cardinal du Grand Meaulnes , paru en 1913, il oriente ainsi toutes les lectures ultérieures d’Alain-Fournier en les inscrivant sous l’unique principe de la déclinaison. Le texte poétique ne serait alors que le prolongement d’une rêverie déjà composée en prose - « c’était là l’exercice d’un conteur, et non d’un poète » - et la forme nouvelle ne serait encore que la reprise d’un travail déjà réalisé en amont - «-le vers libre y était adopté […] comme un moyen de suivre exactement les phrases d’un récit-». Le critique refuse en somme que son ami puisse passer de la prose à la poésie, comme si toute évolution esthétique non prévue ne pouvait être qu’une bévue. On devine par ailleurs avec embarras que l’incompréhension de Rivière naît d’une opinion préconçue de l’activité poétique, censée n’être que révolution rimbaldienne et sûrement pas langueur verlainienne - «-il n’est pas directement poète, sa vision n’est pas assez subversive ; elle ne brouille pas assez les choses ; il n’entre pas assez de sens-dessus-dessous dans ce qu’il a regardé ». Ainsi se trouve condamné tout épanouissement autonome de Miracles loin des rives du Grand Meaulnes , comme se trouve souvent négligée une part originale de l’œuvre d’un auteur au profit d’une parcelle canonique de ses textes non seulement conforme à l’attente des lecteurs mais encore identique à l’invention des commencements. Mais la poésie n’est-elle pas fondamentalement ce rythme que la préface reconnaît pourtant aussi au travail d’Alain-Fournier - «-il a une façon propre d’ébranler les paysages et les êtres selon une certaine pulsation comme amoureuse de son cœur 1 -» ? Il y aurait dès lors une cadence propre au recueil de 1924 qui nous permettrait de lire ses poèmes comme une musique Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 2 Edmond Pilon, La Revue universelle , 15 juillet 1924, p.-237. 3 Alain-Fournier, « À travers les étés…-», Miracles , op. cit. , p.-70. 4 Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (III, 10), op. cit. , p.-344. (autonome) du présent et non comme une esquisse (référentielle) de l’avenir. Edmond Pilon entrevoyait lui-même cette possibilité, quoiqu’il ne fût guère suivi par la critique universitaire, lorsqu’il reconnaissait avec discrétion ce fait notable : « on découvre à ces écrits un caractère de pureté, d’effusion intérieure, qui fait d’eux autant de petits tableaux primitifs et simples 2 -». Une poésie aux allures de fragments Ample et régulier dans Le Grand Meaulnes , le rythme de la phrase est convulsif et déstructuré dans Miracles , au point que l’on voit assez mal comment le texte poétique pourrait réitérer le texte romanesque, ainsi que le pense Jacques Rivière. Avec ses fréquentes suspensions et ses lacunes référentielles, « À travers les étés… » offre justement à son lecteur un ton spécifique, certes attentif à un lieu rêvé, comme dans la prose de notre écrivain, mais tout orienté par un frémissement indicible, comme dans la voix de Francis Jammes : « Attendue / À travers les étés qui s’ennuient dans les cours / en silence / et qui pleurent d’ennui, / Sous le soleil ancien de mes après-midi / Lourds de silence / solitaires et rêveurs d’amour / / d’amour sous des glycines, à l’ombre, dans la cour / de quelque maison calme et perdue sous les branches… 3 ». Suspendu en sa marche, le regard poétique espère on ne sait quoi, accablé par une saison personnifiée qui incarne le silence ou le suscite autour d’elle ; en se souvenant d’une douloureuse absence de sentiment (soulignée par les reprises lancinantes d’« ennui » et de « silence ») mais en espérant une suave élancée de l’attachement (la quête d’un épicentre incarné est souligné par la réduplication du terme «-amour-»), il exprime un secret désir en un rebond sonore continu chargé de dire un frisson de passion au sein même d’une quiétude atone (« attendue - à travers - solitaires », « s’ennuient - en silence - sous le soleil ancien », « pleurent - lourds - perdue - branches », « ennui - après-midi - glycines », « cour - quelque - calme »). Or la progression par l’assonance, repère essentiel et tracé sûr dans l’avancée d’un texte énigmatique, est bien ce ton propre à l’énoncé du poème que ne mobilisait pas le genre du roman (« Ce fut par une soirée d’avril désolée comme une fin d’automne. Depuis près d’un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré… 4 »). Le récit dramatique n’est donc pas l’unique penchant de l’écrivain - la liaison « rêveurs d’amour / / d’amour sous des glycines » se rapprochant bien d’une autre liaison énoncée dans « Sous ce tiède restant » (« Personne au village / ne sait, personne » ou « Puisqu’il y a toujours des 134 Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 5 Alain-Fournier, « Sous ce tiède restant…-», Miracles , op. cit. , p.-77. 6 Walter Jöhr, Alain-Fournier, le paysage d’une âme , Neuchâtel, La Baconnière, coll. «-Langages-», 1972, p.-158. 7 Alain-Fournier, « Chant de route-», Miracles , op. cit. , p.-73-75. histoires à dire / sur des bancs / des histoires anciennes de son jeune temps ») 5 . La poésie d’Alain-Fournier, qui eut la faveur de Charles Péguy, en raison sans doute du tissage de ses sonorités, est en somme une poétique de l’expectative et du frémissement-: Le propre de la beauté qu’Alain-Fournier nous propose est de ne pas nous combler, de ne pas même nous satisfaire. Il tend au contraire à produire en nous un étrange serrement de cœur, cette inquiétude, cette ‘légère angoisse’ qu’il devait lui-même éprouver si souvent. Tous les paysages et tous les objets qu’il évoque sont saturés de regrets ou de désirs 6 . Une poésie aux allures de litanies Linéaire et détaillé dans Le Grand Meaulnes , l’accent de la phrase est litanique et estompé dans Miracles , au point que l’on voit mal, ici encore, comment le verbe poétique pourrait calquer le verbe romanesque, ainsi que le pense Jacques Rivière. Avec ses énallages et ses reprises, « Chant de route » offre précisément à son lecteur une exaltation singulière, certes passionnée par le cheminement, comme dans la prose de notre écrivain, mais fort estampée par la mélancolie, comme dans le timbre d’Émile Verhaeren : « Nous avons eu la fièvre / de tes marais. / […] / / Nous avons pris les harnais / pour nous en faire / des souliers. / Nous sommes repartis, à pied dans tes genêts / qui font saigner les pieds / et nos pieds ont saigné, / et nos pieds ont séché / dans ta poussière / […] / / Nous n’atteindrons jamais les villes des merveilles / qui ne sont que des noms / qui sonnent, / les noms des villes qui sont mortes au soleil. / / Mais nous, nous voulons vivre au Soleil, / de tes cieux […]. / / nous avons eu la fièvre » 7 . Éperdu en sa marche, le regard poétique fixe des vertiges, saisi par un climat hostile qui nimbe un décor de désert ou évide un cœur de pèlerin ; en épousant un ton mythique (on ne sait qui est « tu ») mais en acceptant la violence effective (on veut vivre au « soleil » tout en sachant que ce dernier a tué les « villes »), il exprime une peur vibrante en un tissage sémantique continu chargé de dire un frisson d’effarement au sein même d’un tableau viril (anaphore «-nous avons eu la fièvre-», condensation «-de tes marais---des souliers---dans ta poussière---qui sonnent---de tes cieux-», homéotéleute «-marais---harnais-- genêts - jamais » ou « atteindrons - sont - noms - noms - sont - voulons », Les paysages d’une âme-: introduction à la poésie d’Alain-Fournier 135 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 allitération « villes - merveilles - villes - voulons - vivre »). Or la peinture par percussion, instrument adéquat et œuvre efficace dans l’affirmation d’un style fantastique, est bien ce ton propre à l’énoncé du poème que ne mobilisait pas le genre du roman (« La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures 8 -»). Le doux rêve n’est donc pas l’unique lieu de l’écrivain - le vers « et nos pieds ont saigné » se rapprochant bien d’un autre vers inscrit dans « Adolescents » (« Nous marchons vers la Mort dans le sang de nos pieds 9 »). La poésie d’Alain-Fournier, dont on peut goûter les heurts et les saillies, parce qu’elle exprime la nostalgie de la perte, est en somme une poétique de l’expérience du monde et du désir de l’au-delà-: Pour Fournier la poésie était doublement enracinée dans le terrestre : par sa condition même, qui est de ne se révéler qu’à celui qui est assez de la terre pour connaître la signification profonde des choses d’ici, et par sa fin dernière qui est d’élever l’être assez haut pour que la merveille, soudain, ‘ait lieu’ en ce monde. […] Il est un ‘exilé’, mais qui parvient à trouver beau le lieu de son exil et à comprendre que la féérie est cachée dans les choses, non pas réfugiée en quelque espace tout imaginaire 10 . Une poésie aux allures de promesses Marqué par la distance et la réserve dans Le Grand Meaulnes , le toucher des êtres est caractérisé par le voisinage et la clémence dans Miracles , au point que l’on voit toujours mal comment l’œuvre poétique pourrait rejouer l’œuvre romanesque, ainsi que le pense Jacques Rivière. Avec ses images concrètes et ses espoirs intérieurs, « Sur ce grand chemin » offre exactement à son lecteur un contraste insigne, certes attentif aux ambiguïtés humaines, comme dans la prose de notre écrivain, mais surtout marqué par un destin fatal, comme dans le ton de Stuart Merrill : « Nous irons si longtemps, si longtemps par la plaine / qu’à la fin… à la fin, exténuée, hors d’haleine / et le cœur gros, tu ne pourras plus faire un pas. / Alors, c’est moi, soudain, qui porterai ta peine, / ta peine reposée et bercée à mon pas, / qui sera presque du bonheur, puisqu’il faudra / que je te prenne dans mes bras 11 ». Rompu en sa marche, le regard poétique aspire 136 Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard 8 Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes («-épilogue-»), op. cit. , p.-381. 9 Alain-Fournier, « Adolescents », Miracles , op. cit. , p.-61. 10 Albert Béguin, Poésie de la présence. De Chrétien de Troyes à Pierre Emmanuel , Neuchâtel, La Baconnière, coll. «-Cahiers du Rhône-», 1957, p.-190-191. 11 Alain-Fournier, « Sur ce grand chemin », Miracles , op. cit. , p.-67. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 à l’enlacement, épuisé par une atmosphère qui arrête le pas tout en poussant à l’abandon de soi ; en multipliant les images concrètes (liées à la fatigue - « exténuée, hors d’haleine ») mais en conviant aussi le plan symbolique (associé à la consolation - « ta peine reposée et bercée à mon pas »), il exprime un appel à l’union en un effet de sourdine chargé de dire un frisson d’affectivité au sein même d’une situation commune (à un épuisement physique et moral - «-hors d’haleine et le cœur gros-» - correspond un port physique - «-dans mes bras-» - au poids moral - « porterai ta peine » - dans l’orbe de l’immédiateté d’un désir - « soudain »). Or la progression par zeugme, nettement visible dans la valeur causale du coordonnant situé à la césure d’un alexandrin régulier (« ta peine reposée et bercée à mon pas »), est bien cet essor impérieux (« il faudra ») qui régit l’échange humain (épanoui dans la chute que souligne ici le passage de l’alexandrin à l’octosyllabe, comme si le vers retenait son souffle au moment de livrer son enseignement cardinal : « que je te prenne dans mes bras ») et compose ce ton propre à l’énoncé du poème que ne mobilisait pas le genre du roman (« On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol. ‘À quoi bon ? À quoi bon ? ’ répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes 12 »). La distance onirique n’est donc pas l’unique idée de l’écrivain - le vers « ta peine reposée et bercée à mon pas » se rapprochant bien d’un autre trait présent dans « La femme empoisonnée » (« Soldats, nous l’avons encore rencontrée, quand nous cherchions la Très-aimée 13 -»). La poésie d’Alain-Fournier, qui se saisit de toute la vie humaine en ses tristesses comme en ses attentes, parce qu’elle ne néglige aucune de ses dimensions contradictoires, est en somme une poétique de la parole performative célébrant l’existence incarnée-: La tentation d’Alain-Fournier, c’était celle du poème en prose, ou bien du conte symboliste, où les actions sont des gestes , où il n’y a pas de péripéties mais une cérémonie . Au sein de la réalité la plus familière, il faisait sa part au ‘rêve’, à cet ‘autre monde’, à cette surréalité qu’il trouvait le moyen de justifier du point de vue de la psychologie 14 . Les paysages d’une âme-: introduction à la poésie d’Alain-Fournier 137 12 Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (I, 15), op. cit. , p.-225-226. 13 Alain-Fournier, « La Femme empoisonnée », Miracles , op. cit. , p.-100. 14 Michel Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt , Paris, Corti, 1966, p.-218 et 223. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 Ainsi laisserons-nous enfin le lecteur découvrir la singularité de Miracles en écoutant avec lui quelques textes oubliés où dansent la beauté de la langue et l’intensité de l’existence. « … On a dansé jusqu’au froid / avec ‘la belle que voilà’… / / Encore un tour avant la nuit - / Un tour, avant d’avoir grandi - / Un tour, et nous irons dormir ! - / Au dernier - sous les marroniers - / Au dernier tour… on a tourné. / … on a tourné jusqu’à mourir-! -/ / … on a tourné jusqu’à mourir…-» («-Ronde-», p.-69 [ sic ]) « Ho ! … Mon cœur a perdu le reste de la bande ! … / Mon cœur est froid de lune et tout seul dans la lande ! … / Qui donc va m’enseigner la route du Matin ? / / Qui donc viendrait porteur de toile et de lavande ? / / Les charrettes, ce soir, en grelots aux chemins, / en fanaux cahotés, sont partis par la lande. / … Il ne passera plus de bon Samaritain-» («-Adolescents-», p.-61) « C’était l’extrême horreur et l’extrême douceur ; comme pour celui-là qui s’en va, l’hiver, par les sentiers perdus, chercher la Grande-jeune-femme-très-aimée, et qui la trouve enfin, mais morte dans les neiges, étendue sur un accotement. […] Et il dit : c’est ainsi que, par les chemins perdus et parmi les hommes perdus, ô ma perdue, sous cette pèlerine de pauvresse, tu es venue vers moi ! » (« La femme empoisonnée », p.-101) 138 Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 TRISTESSES D’ÉTÉ -------------------------------------------Dimanche……. Les rideaux sont fermés, aux carrefours déserts… Fraîches, Elles ont quitté le rouet et la porte Pour la fraîcheur et la gaieté des lointains verts… …Quelque part, un piano sanglote… Et ce matin, pourtant, parce que c’était l’Été, on avait cru les voir sourire en robe blanche-; Et pourtant, ce matin, les cloches ont chanté parce que c’était Dimanche… Désespoirs ensoleillés d’après-midis déserts, Poussière… silence… et rayons des gaietés mortes, Jours de rideaux baissés, tristes comme des hivers-! .. .. Et, pleureuses venues.. et lasses.., des notes Qu’un piano,.. quelque part.., d’oubliée, sanglote… Août 1904 SUR CE GRAND CHEMIN «-Je suis plus près de toi dans l’obscurité-» ( Pelléas et Mélisande , Acte IV, sc. 3) Sur ce Grand Chemin gris où nous ont amenés deux sentiers de traverse, nous voilà pris tous deux par l’orage et l’averse et la nuit. Pas d’abris en vue. Il va falloir marcher par les ornières en guettant aux détours les premières lumières lointaines d’un pays… Il va falloir marcher en se donnant la main - Voyageurs des mois gris, perdus aux grands chemins devant soi, par la nuit…* Nous ne pourrons pas lire aux bornes des chemins, nous ne pourrons pas lire à cause de la nuit, de la nuit sans étoile, à cause de la pluie. * Les paysages d’une âme-: introduction à la poésie d’Alain-Fournier 139 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 Et pourtant nous irons, aveugles et confiants et contents de la route et contents de la vie, comme si nous étions deux tout petits enfants sur le chemin du bourg, sous un grand parapluie. […] * … Nous irons si longtemps, si longtemps par la plaine qu’à la fin… à la fin, exténuée, hors d’haleine et le cœur gros, tu ne pourras plus faire un pas. - Alors, c’est moi, soudain, qui porterai ta peine, ta peine reposée et bercée à mon pas, qui sera presque du bonheur, puisqu’il faudra que je te prenne dans mes bras.. […] Et dans la toile rude à l’odeur de campagne où nous reposerons nos membres douloureux en rêvant au bonheur tranquille des campagnes, en parlant de la nuit et des chemins peureux, - ta chair sera si douce et tiède et parfumée, ta douce chair d’amour, ta chair de bien-aimée, ta chair où l’on s’endort, ta chair consolatrice, qu’elle sera pareille aux linges des églises, délicats et divins, linges de soie et d’or, que l’on met soigneusement autour des calices, pour que le sang de ceux «-tristes jusqu’à la mort-», qui font l’étape, un soir, seuls avec une croix, en laissant sur la route, où, silencieux, ils passent, un peu de pauvre sang que les femmes ramassent, - pour que ce sang précieux, dans les calices froids, coulé des pieds, les soirs, coulé des faces lasses - pour que ce sang des Christs ait moins mal et moins froid. 140 Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0015 1 Lettres à son fils Henri (13 juillet 1952), Lausanne, L’Âge d’homme, 1990, p.-279. 2 Journal , t. 1 (désormais J1 ), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 102. Le voyage a duré du 15 au 29 août. C’est quand même plus rapide qu’en bateau (les traversées duraient deux mois). 3 Dominique Millet-Gérard, Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne, Paris, Lethielleux, 1990, p.-713 à 734. 4 J1 , p.-702. Voir aussi p.-552 5 La Vie intellectuelle [10 juillet 1935], « Le message européen de Paul Claudel », p. 53-57. Wladimir Weidlé admirateur de Claudel Dominique Millet-Gérard Son métier de diplomate n’a jamais entraîné Claudel en Russie. Sans doute un poste en URSS ne l’eût-il pas tenté ; en 1952, trois ans avant sa mort, il décourage vivement son fils Henri de briguer un emploi de diplomate à Moscou, « dans une espèce de bagne 1 -». Il a pourtant eu une vision des grands espaces russes lors de son retour de Chine en été 1909, puisqu’il est alors rentré par le Transsibérien ; une note du Journal évoque un « Lever de soleil sur le Baïkal. - L’Oural. Traversée de la Volga. Les chants dans la gare de Smolensk 2 ». Il ne pouvait néanmoins rester indifférent, d’une part, au caractère dramatique de l’évolution politique de ce pays, qu’il interprétera par la suite en termes exégétiques, voire eschatologiques, non plus qu’à la créativité de l’« âme russe », dont sa jeunesse contemporaine du Symbolisme a connu la première révélation 3 . Absent de France la plupart du temps, Claudel n’a été au fait que de loin en loin des milieux de l’émigration russe à Paris ; néanmoins, souvent par des amis communs, ou de par sa notoriété de poète chrétien, des liens se créent qui sont plutôt des relations personnelles de collaboration que d’appartenance à un groupe. Il a connu de visu deux émigrés de renom, Dmitri Merejkovski et Wladimir Weidlé. Du premier il avait sept livres, et il l’a reçu en janvier 1926, « petit vieillard gris fer aux yeux pâles et durs 4 ». Le second lui rendit visite (encore une visite de Nouvel An ! ) en janvier 1937, deux ans après lui avoir offert un article dans le numéro d’hommages de La Vie intellectuelle en 1935 5 : « Visite du Russe Wladimir Weidlé, qui me dit que ne pouvant emporter de Russie qu’un Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 6 J2 , p.-176, 2 janvier 1937. 7 [Gallimard, 1954]. Pas de trace dans le catalogue de Brangues. 8 Nous nous inspirons ici de la préface de Bernard Marchadier aux Abeilles d’Aristée, Genève, Ad Solem, 2002, p. II. Voir « Воспоминание о Пуссене », Вечерний день, Издательство имени Чехова, Нью Йорк, 1952. 9 Ibid. 10 Les abeilles du berger Aristée sont mortes. Il offre un sacrifice, et voit de nouvelles abeilles jaillir de la décomposition des premières : allégorie de l’art qui doit renaître de sa propre décadence, dans un renouveau spirituel. petit nombre de livres, il a choisi les miens 6 ». En 1954, Claudel lit attentivement Les Abeilles d’Aristée 7 que Weidlé lui a sans doute offert. Or Wladimir Weidlé (1895-1979), historien de l’art, essayiste et poète, a consacré, depuis l’émigration, de belles pages au vers claudélien et se rappelle avoir composé et publié, avant son départ de Russie en 1924, des poèmes inspirés de Claudel. Nous nous pencherons ici sur ce que Weidlé dit de Claudel, avant d’aborder deux de ses poèmes, datés de 1924, réputés être ceux qui se rapprochent le plus de l’esthétique du vers claudélien. Weidlé lecteur de Claudel Wladimir Vassiliévitch Weidlé (Saint-Petersbourg, 1895 - Paris, 1979), fils naturel d’une servante, fut adopté par un industriel d’origine allemande qui lui donna son nom ; il fit des études d’histoire et de philologie à l’Université d’État de Saint-Petersbourg, tout en s’initiant à l’histoire de l’art au Musée de l’Ermitage ; il avait une admiration particulière pour Poussin et le célèbre « Paysage avec Polyphème » qui y est accroché 8 ; en 1912 une exposition organisée par l’Institut français et la revue « Apollon », intitulée « Un siècle d’art français : 1812-1912 », lui permit de se familiariser avec la peinture française moderne 9 . Il se spécialisa en études médiévales, tout en s’intéressant à l’esthétique et à la poétique. Il enseigna l’histoire de l’art à l’Université de Perm entre 1918 et 1921, et écrivit alors ses premiers articles. En 1924, il fuit le régime soviétique et s’installa à Paris où il restera jusqu’à la fin de sa vie, enseignera l’histoire de l’art à l’Institut de théologie Saint-Serge, participera aux réunions du Studio franco-russe et publiera, surtout en russe mais aussi en français, des ouvrages d’histoire de l’art médiéval, notamment sur la mosaïque, et des articles et études sur des sujets très divers touchant à l’art occidental, à la littérature, à l’âme russe, et également, dans une ligne très berdiaevienne, sur sa préoccupation concernant la dégradation de l’inspiration artistique, en Occident comme en URSS. C’est de cette réflexion qu’est nourri le livre intitulé Les Abeilles d’Aristée, d’après un épisode tiré du quatrième Livre des Géorgiques de Virgile 10 ; un chapitre en avait 142 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 11 Abeilles , p.-39. 12 Abeilles , p. 40. Citation de « Saint Jude » [ L’Indépendance (1 e novembre 1911), puis Corona benignitatis anni Dei, Paris, NRF, 1914-1915], Po , p. 417. Weidlé dit « verset », mais nous préférons nous conformer au désir de Claudel de réserver « verset » à la Bible. Voir « Interview par M. Wilmès sur Le Soulier de Satin » [ Panorama, 25 novembre 1943], Troisième Supplément aux Œuvres complètes , Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p.-234. 13 Abeilles , p.-94. été lu en 1935 chez Gabriel Marcel, et c’est ainsi que fut proposée à l’auteur la publication de l’ensemble (il s’agit en fait d’un recueil de cours, articles et essais) chez Desclée de Brouwer dans la collection «-Les Îles-» qui avait plus ou moins pris la succession du « Roseau d’Or », en 1936 ; le livre fut rapidement traduit en diverses langues, tandis que la version russe originale, intitulée Умирание Искусства, « L’Agonie de l’art », paraissait à Paris en 1937. En 1954, Gallimard reprendra le livre dans une version enrichie ; c’est celle qui a été republiée en 2002 par l’éditeur genevois Ad Solem. Or ce livre réserve une place importante à la poésie de Claudel. Dans sa diatribe initiale contre les faiseurs, les « littérateurs dirigés 11 » qui plient leur savoir-faire au conformisme ambiant, Weidlé cite le vers provocateur (et célèbre ! ) où Claudel met sur le même plan « l’homme de lettres, l’assassin et la fille de bordel 12 -». A contrario, Weidlé fait l’éloge de ceux qui sont « passés du vers à la prose en tant que véhicule de la suprême poésie », le processus « atteignant la limite de la saturation poétique chez Rimbaud et le Claudel de Connaissance de l’Est 13 ». Suit un bel éloge de Claudel qui est en même temps le constat de l’épuisement d’une époque qui n’a su se mettre à l’école d’un tel maître-: Rien n’est plus caractéristique des tendances générales de ce temps que le sort de ce qui, à une autre époque, aurait pu se nommer la réforme claudélienne. Un renouveau de l’idiome et de la forme poétiques, que rien ne faisait prévoir avant lui, s’annonce dès les premières œuvres de Claudel. Sa langue est à la fois dense et déliée, imagée et fluide, comme elle ne l’a été chez aucun des romantiques, parnassiens ou symbolistes. Elle échappe au desséchement utilitaire, à la distillation puriste, au gonflement oratoire : elle épouse le mouvement intérieur d’un seul élan, dans l’acte même de l’élocution. Du même coup la versification est transformée, au delà de toutes les innovations prosodiques tentées depuis un siècle, et de toutes les expériences du vers libre, d’une façon à la fois plus hardie et plus naturelle. Aucun autre poète français n’est parvenu à se forger un instrument poétique à la fois aussi neuf et aussi conforme au génie de la langue que le verset de Claudel, qui diffère de celui des Psaumes avant tout par les éléments qui lui viennent de la prose de Rimbaud, de Maurice de Guérin et de Chateaubriand. […] En même temps, cette refonte du vers a permis d’établir la base Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 143 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 14 Abeilles , p. 332. « Religion et Poésie », [ Nouvelle Équipe , 14 novembre 1927], repris dans Positions et Propositions II [NRF, 1934-: c’est sans doute la source de Weidlé]. Pr , p.-64. 15 Et aussi de Hans Urs von Balthasar, qui cite ce même essai aux mêmes fins dans son «-Petit Mémoire sur Paul Claudel-» ( Bulletin de la Société Paul Claudel , n° 82, 1981). 16 Abeilles , p.-385. 17 Ibid. , p.-392. 18 Ibid. , p.-393. nécessaire au renouvellement d’une grande forme lyrique, l’ode ; non pas l’ode de la tradition classicisante […] mais celle de Pindare dans ce qu’elle a de commun avec certaines formes de la poésie biblique et liturgique […] La reprise de la grande ode correspond d’ailleurs à la nécessité de plus en plus ressentie depuis cent ans d’un lyrisme autre que purement individuel, d’une poésie chorale et dithyrambique. […] Claudel est le seul poète moderne qui ait su amplifier le souffle lyrique sans le niveler, ce qui l’a conduit à la voie royale qui mène de l’ode au dithyrambe et de celui-ci au drame ; mais sur cette voie, il faut le dire, personne ne l’a suivi. Personne ne l’a même suivi, sauf quelques vagues imitateurs, dans sa première et décisive démarche, par laquelle il se créa une langue et un vers nouveaux. De cette création il fut seul à profiter. Si Claudel est absent de la partie médiane du livre, intitulée « Minuit de l’Art-», il ressurgit dans la troisième consacrée à l’espérance d’une renaissance spirituelle des formes. Weidlé prouve qu’il se tient au courant de la production claudélienne, y compris la prose toute récente, en citant un passage de « Religion et poésie 14 -» faisant le constat de l’impossibilité pour un artiste authentique de s’aligner sur un monde atone, où la tension chrétienne entre le bien et le mal s’est effacée des consciences. La conclusion, tout à fait semblable à celle de Claudel dans le même essai, et également conforme au mouvement « pneumatique » de la pensée de Berdiaev 15 , est que « la voie la plus directe et la plus sûre pour replonger l’art dans cet air respirable qui lui fait défaut est la voie d’une nouvelle union entre l’art et la religion, entre l’imagination créatrice et la foi chrétienne 16 » - ce dont Claudel est un exemple, parmi d’autres (Péguy, T.S. Eliot). L’espoir est permis, pense Weidlé, dans la mesure où le jaillissement mystérieux de l’œuvre authentique est toujours possible, comme on peut trouver des geysers sur la terre la plus dévastée 17 ; et de donner l’exemple de Tête d’Or , La Ville ou les Odes, « naissance d’un langage neuf, entièrement libre et spontané, au sein duquel chaque mot semblait vierge, exempt de toute usure, un lien direct étant rétabli entre le sens et le son, entre la forme de la phrase et le mouvement secret de l’émotion ou de la pensée 18 -». Tel est le signe d’une « voix » (mot si claudélien) « qui parlait et qui créait les mots au fur et à mesure qu’elle les prononçait, non pas, certes, en les inventant de toutes pièces, mais 144 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 19 Ibid. 20 Ibid. , p.-398. 21 Ibid. , p 399-; cf. Ex 17, 6-; Num 20, 11-; I Cor 10, 4 = le Christ. 22 Ibid ., p.-412. 23 [Préface à Anthologie de la poésie mexicaine , Éditions de l’Unesco, Nagel, 1952], Pr , p. 55 pour la citation ; Воздушные Пути, 1965 n° 4, p. 180 ; repris dans О Поэтах и поэзии, YMCA-Press, Paris, 1973, p.-189. 24 Abeilles , p. III. en les remplissant d’un sens qui modifiait ou vivifiait celui qu’ils avaient déjà, qui faisait fondre leur carapace durcie par un long usage et les intégrait au jaillissement originel de la parole 19 -». Ainsi surgit une «-vérité au delà de toute vraisemblance », qui s’applique aussi aux personnages des drames, façonnés par leur langage et « différ[ant] de presque tous les autres personnages du théâtre moderne par leur manque absolu de conformité avec des modèles extérieurs. […] Ce n’est pas l’être social, c’est l’être profond qui s’exprime ainsi, celui que nous avons tant de peine à dégager en nous-mêmes et à distinguer chez les autres, dans l’existence de tous les jours 20 -». « Ainsi », conclut Weidlé à propos de Claudel, « l’imprévisible s’est accompli, le miracle a eu lieu. Le drame a jailli du rocher que frappa Moïse 21 ». La conclusion du livre, revenant à son titre, est néanmoins voilée de mélancolie-: Tous les germes vivants qui poussent aujourd’hui à travers la putréfaction recouverte par l’acier et le béton ne vivent que de cette seule espérance, que l’art soit purifié dans le nouvel embrasement de la foi. […] On ne guérit pas de la mort. L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection. Il se lèvera de son grabat dans la clarté calcinante du jour nouveau ; sinon, il nous faudra l’ensevelir, et sa glorieuse histoire résonnera à nos oreilles comme une longue oraison funèbre 22 . Weidlé reviendra encore une fois sur Claudel en des termes plus apaisés dans un article de 1965, écrit en russe, О любви к стихам (« De l’amour des vers »), où il citera un des derniers textes théoriques de Claudel, « La poésie est un art », défendant le paradoxe que « la poésie est partout. Elle est partout, excepté chez les mauvais poètes 23 ». Mais nous allons revenir maintenant sur le tout début de sa carrière et un témoignage intéressant de sa relation à Claudel. Deux poèmes de jeunesse de Wladimir Weidlé Toujours dans sa préface aux Abeilles d’Aristée, Bernard Marchadier note que « dès le début des années vingt, Weidlé publie des vers inspirés de Claudel 24 -», hélas sans référence précise. Grâce à l’aide de Madame Tatiana Victoroff, maître Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 145 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 25 Vieux, je te plains, mais quand cessera ce râle ? / Tes doigts ne peuvent-ils pas se souder à ton mirliton et ta langue se coller à tes dents-! Et tes joues gonflées, ne peuvent-elles crever ! / Regarde, la rosse du cocher va mettre son museau sur ton épaule. Mais cela m’écœure de t’écouter, et je rentre vite à la maison, / À chacun ses soucis, et je ne suis pas pire qu’un autre, Et je vois, mon frère devant Dieu, que pour l’hiver tu es un peu démuni, / Tandis que j’ai une âme bien vivante et un billet dans ma bourse, Je te le donne, ce billet, mais mon âme je la garde pour moi, / À chacun ses soucis, et elle n’a rien à faire avec toi. Elle n’a rien à faire avec toi, assez ! Et c’est seulement dans la complète obscurité / Que le cœur intelligent se serre et que la peur secrète frappe, Et j’entends le cliquetis du bois puis ce son terrifiant,-/ Quand il n’y a plus d’air et que le mirliton vous tombe des mains. Seigneur, moi aussi je suis devant vous, mes lèvres aussi sont en sang, / Je vous ai apporté cette chanson et une larme d’amour au rabais. de conférences de littérature comparée à l’Université de Strasbourg, et de M. Ilia Dorontchenkov, chercheur à Saint-Petersbourg, que je remercie très vivement ici, il a été possible de retrouver deux de ces poèmes, qui ont été publiés dans Русский современник ( Le Contemporain russe ), 1924, n° 2, p. 127-128. Il s’agit d’une revue artistique et littéraire publiée à Leningrad par la maison d’édition privée N. I. Maragam dont le rédacteur en chef était A. N. Tikhonov. Les livraisons, toutes sur l’année 1924, tiennent en quatre volumes. Les textes publiés étaient de la poésie et de la prose sur des thèmes «-éternels-» (l’amour, la mort), non sans parfois une tonalité grinçante, grotesque que l’on pourrait peut-être qualifier d’expressionniste, des écrits des formalistes (Eikhenbaum), des essais sur le théâtre, la musique, le cinéma, et des documents d’archives (inédits de Dostoïevski, Tchékov, Blok). Le périodique accueille des plumes célèbres : Zamiatine, Alexis Tolstoï, Akhmatova, Sologoub, Mandelstam. Le jeune Weidlé se trouve en bonne compagnie. Nous reproduisons ses deux poèmes et les accompagnons de notre traduction, après quoi nous essaierons de voir en quoi ils sont «-inspirés de Claudel-». ДВА СТИХОТВОРЕНИЯ 1 25 Старик, я тебя жалею, но когда же ты кончишь свой хрип ? Как у тебя пальцы к дудке примерзли и язык к зубам не прилип-! И эти надутые щеки, как они не лопнули ещё ! Смотри, извозчичья кляча кладёт тебе морду на плечо. 146 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 26 Mon voisin d’aujourd’hui derrière la table, tu as une petite brioche et tu es chauve, / Tu n’es pas très bien lavé, tu ne manges pas très proprement, Tu aimes bien la vodka et les femmes, tu sais ramasser des pots-de-vin, / Tu ne me connais pas, mais tu me regardes comme si tu voulais me taper. Mon voisin, à quoi bon avoir de l’argent, tu vas mourir aujourd’hui, / L’ange est déjà arrivé derrière toi, et il regarde ton angoisse, Et voilà que soudain tu pâlis, tu le vois, tu ne peux plus parler , - / Je suis très content d’être jeune et de ne pas devoir mourir de sitôt. Et on t’arrache ton vêtement, et en-dessous je vois ton âme, / Et si ton corps était ignoble, ton âme l’est plus encore. Seigneur, c’est bien fait pour lui, mais moi, je ne suis pas comme lui, / je suis très propre et correct, je suis adroit et intelligent, Je fais tout ce qu’il faut, j’écris de jolis vers, / Les dames m’admirent et me pardonnent mes péchés. Et je sais, Seigneur, que je suis pire que cet homme derrière la table / Mais la mort est encore loin, et j’y penserai plus tard. Но мне тебя тошно слушать, и я тороплюсь домой, - У всякого свои заботы, и я не хуже, чем другой, И я вижу, мой брат перед богом, что для зимы ты немного налегке, А у меня есть душа живая и бумажка в кошельке, Я дам тебе эту бумажку, а душу оставлю для себя, У всякого свои заботы, и ей нет дела до тебя. Ей нет дела до тебя, довольно ! и только совсем впотьмах Сжимается умное сердце и стучится тайный страх, И я слышу деревянное дребезжанье и потом этот страшный звук, Когда воздуху больше нету и дудка падает из рук. Господи, я тоже пред тобою, мои губы тоже в крови, Я принёс тебе эту песню и слезу дешёвой любви. 2 26 Мой сосед за столом сегодня, у тебя брюшко и плешь, Ты не очень чисто вымыт, ты не очень опрятно ешь, Ты любишь водку и женщин, ты умеешь взятки брать, Ты не знаешь меня, но ты смотришь, точно хочешь денег занять. Мой сосед, зачем тебе деньги, ведь ты сегодня умрёшь, Уж ангел пришёл за тобою и смотрит, как ты жуёшь, Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 147 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 27 Abeilles , p.-96. Ce passage se trouve à la première coupure du texte cité note 14. И вот ты сразу бледнеешь и видишь и не можешь сказать, - Я очень рад, что я молод и что мне не скоро умирать. И с тебя срывают одежду, и я вижу душу под ней, И хоть гнусно было тело, а душа ещё гнусней. Господи, так ему и надо, но я не такой, как он, Я очень чист и пристоен, я очень ловок и умён, Я делаю всё, что нужно, я пишу прекрасные стихи, На меня взирают дамы и прощают мои грехи. И я знаю, господи, что я хуже, чем тот человек за столом Но до смерти ещё далеко, и я подумаю потом. Le moins que l’on puisse dire est que la thématique de ces poèmes n’est pas particulièrement claudélienne ; elle s’intègre parfaitement, en revanche, dans la ligne de la revue, telle que nous l’avons définie ci-dessus. Ce qui peut paraître claudélien, en revanche, c’est la forme : elle est la même dans les deux poèmes, qui d’ailleurs se ressemblent beaucoup : à chaque fois huit distiques rimés de longs vers souples, à six accents, ce qui n’est pas du tout une forme courante dans la poésie russe. Or il se trouve que ce vers, Weidlé en fait l’éloge dans le long passage des Abeilles d’Aristée que nous avons cité tout à l’heure, juste après avoir évoqué le «-verset-» claudélien-: La variante rimée de ce verset, avec la syllabe finale et la césure fortement accusées, ressemble assez à un alexandrin élargi, débarrassé de la convention des e muets que l’on ne prononce plus, mais ayant conservé son équilibre, sa stabilité architecturale. Au moment même où ce mètre - car c’en est un - s’éloigne le plus résolument des formes traditionnelles, il retient (par contraste à toutes les autres expériences rythmiques) ce qui dans ces formes correspond aux constantes essentielles de la langue française 27 . Où Weidlé a-t-il trouvé ce vers claudélien ? Ce n’est celui d’aucun de ses drames, pas plus que des Cinq Grandes Odes : mais c’est celui qu’il met au point en 1907, solution intermédiaire entre le vers libre, qu’il a utilisé précédemment, et l’alexandrin-: Dans ces nouveaux poèmes, j’ai conservé la rime, qui une fois délivrée de l’insup‐ portable tyrannie scolastique, me paraît un élément amusant et aventureux, une provocation des pensées qu’elle fait sortir de l’inconnu, en même temps qu’un appui 148 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 28 « Conférence au foyer franco-belge » du 4 novembre 1916 [publication posthume], OC XVIII, Paris, Gallimard, 1961, p.-461-; repris en Po , p.-1092. 29 Éditions de l’Occident, 1910 ; ouvrage très souvent réédité (aux éditions de la NRF en 1913) et qu’il est évident que Weidlé avait eu entre les mains. 30 [NRF, 1914, édition détruite, puis reprise en 1915]. Le titre provient du Psaume LXIV, 12. 31 [NRF, 1917]. 32 Voir à ce sujet notre article « Claudel hymnode et séquentiaire : le secret de l’“ïambe” », in [Coll.] Claudel poète , Revue des Lettres Modernes, Paul Claudel 18, Minard, 2003, p. 111-140 (article repris dans D. Millet-Gérard, La Prose transfigurée, Paris, PUPS, 2005). Les principaux auteurs de séquences sont Notker (IX e siècle) et Adam de Saint-Victor (XII e siècle). La séquence (ainsi nommée car elle « suit », sequitur , l’Alleluia de la messe et en prolonge la vocalise) est une forme libérée de la contrainte du mètre, donc sans isosyllabie (d’où le nom de « prose » qui lui est aussi donné), tantôt rimée, tantôt assonancée : on est à un passage, très important pour l’Occident, entre le système quantitatif et accentuel du latin antique, et celui, syllabique et rimé, qui deviendra celui de la poésie française. 33 Lettre à André Suarès du 9 février 1908 [ Correspondance Claudel-Suarès , Paris, Galli‐ mard, 1951, p.-125]. harmonieux de la phrase ; j’ai également gardé l’hémistiche nettement marqué qui donnait à notre vieil alexandrin sa carrure et sa bonhomie 28 . Ce mètre expérimental se trouve pour la première fois dans le « Processionnal pour saluer le siècle nouveau », composé en 1907 et paru dans l’édition collective des Grandes Odes 29 . On le retrouve ensuite dans « Saint Paul », « Chant de marche de Noël » (1908), « Saint Pierre », « Saint Jacques le majeur » (1909), le célèbre « Chemin de la Croix » (1911) et la plupart des poèmes à thème liturgique ou hagiographique qui seront réunis dans Corona Benignitatis Anni Dei 30 , ou encore La Messe là-bas 31 . Il est certain, même si nous n’en avons pas de traces, que Weidlé a pu avoir accès à ces textes ; il est moins sûr qu’il ait connu les nombreux textes théoriques de cette époque, où Claudel s’explique sur ce choix, qu’il dit être imité d’une forme liturgique latine particulière, la « séquence 32 », mais aussi du « long vers anglais employé par Tennyson et Swinburne, c’est-à-dire un couple de lignes d’une longueur indéterminée qui riment plus ou moins 33 ». Comme on le voit, le modèle est éclectique. Mais revenons au propos de Weidlé disant que « ces formes correspondent aux constantes essentielles de la langue française » ; il dit la même chose, en y insistant, dans l’article de La Vie intellectuelle : L’action de Claudel, ici, ne devient compréhensible que si on l’envisage du point de vue des réalités concrètes de la langue française […] La versification de Claudel peut s’éloigner des formes traditionnelles, elle ne se départit jamais (et c’est par là qu’elle se Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 149 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 34 «-Le Message européen de Paul Claudel-», art. cité, p.-54-55. 35 « Réflexions et propositions sur le vers français » [ NRF, 1 e octobre et 1 e novembre 1925], repris dans Positions et Propositions I, Paris, NRF, 1928, que Weidlé a donc pu lire avant la première version des Abeilles (repris dans Pr ). 36 Lettre à Gabriel Frizeau du 18 juillet 1908 [ Correspondance Claudel-Jammes-Frizeau , Paris, Gallimard, 1952, p.-132]. 37 Po, p. 466. Voir lettre de Claudel à Jammes du 15 décembre 1915, p. 287 : « Sont-ce quelques familiarités auxquelles vous trouvez à redire ? la casquette en peau de lapin ? mais le haïk en poil de chameau n’aurait rien changé à la condition sociale de saint Joseph-». 38 «-Chant de l’Épiphanie-», Po , p.-382. 39 Lettre de Claudel à Jammes du 15 décembre 1915. distingue du vers libre) de ce qui dans cette tradition correspond vraiment à l’essence même du français 34 . Weidlé s’inspire ici de propos de Claudel lui-même sur la palette vocalique du français et les « rapports de timbres » effectivement particulièrement riches dans notre langue 35 . Mais que peut alors signifier la transposition de ce système en russe ? Il nous est difficile de répondre, en l’absence de tout document exposant l’intention de Weidlé au moment de la composition et de la publication de nos deux poèmes. Étonnant est le fait qu’il fasse coïncider cette forme, que Claudel dit utiliser « pour fournir l’impression d’une progression solennelle 36 », avec les exigences du Русский современник, de grotesque, d’ironie, donc d’une tonalité tout autre. Certes, Claudel ne s’interdisait pas le mélange des tons dans les poèmes de Corona, comme le prouve le fameux Saint Joseph à la « vieille casquette en peau de lapin » du « Chant de marche de Noël 37 », ou l’eau de Cana « toute pleine de saletés et d’insectes dégoutants 38 -» qui avaient offusqué Francis Jammes ; Claudel se défend en disant que « c’est précisément le contraste de cette humilité et de cette grandeur qui est touchante 39 ». Est-ce ainsi qu’il faut entendre, chez Weidlé, les invocations au « Seigneur », si teintées de familiarité et d’humour quelque peu irrévérencieux ? Rendues peut-être encore plus émouvantes quand on sait que Weilé devra fuir le régime l’année même de cette publication. Il y aurait bien sûr beaucoup plus à dire sur les rapports, avérés ou supposés, entre Claudel et l’Émigration russe, en France et aux États-Unis. Ce pourrait faire l’objet d’une thèse qui impliquerait le dépouillement de nombreuses revues et correspondances, ainsi que sans doute de documents inédits. Le cas de Weidlé, peu connu en France en dépit de la republication des Abeilles d’Aristée, pas beaucoup plus en Russie malgré l’hommage qui lui fut rendu par l’Université 150 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 de Perm en 2010 40 , est intéressant et significatif, non seulement par les propos subtils et convaincants de cet homme très cultivé sur le destin de la poésie, mais aussi par cette tentative curieuse, expérimentale, de transposer en russe une démarche elle-même unique, et restée sans suite, dans la versification française. Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 151 40 Cent quinze ans après la naissance Vladimir Weidlé (23 avril 2010), publié par N. S. Botchkareva et I. A. Tabounkina, Perm, 2010. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLVI, 1 Les poétiques du théâtre au XVII e siècle : les concepts du théâtre ancien à l’usage d’un théâtre moderne Coordonnateur : Rainer Zaiser XLVI, 2 Lire et raconter en des temps difficiles Coordonnatrice : Béatrice Jakobs XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard Bourque Fascicule présent XLVIII, 2 Poètes oubliés au début du XX e siècle Coordonnateurs : Odile Hamot, Philippe Richard ISBN 978-3-381-11121-3