eJournals

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
129
2024
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XLIX, 1 Économies du vivant : le témoignage de la littérature Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Hind Soudani, Samia Kassab-Charfi Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » […] Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d’Éleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil […]. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre. Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. […] Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde. Albert Camus, « Noces à Tipasa », dans Albert Camus, Noces suivi de L’Été, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959, p. 15-17. XLIX, 1 Économies du vivant: le témoignage de la littérature Abonnements 1 a n : € 100,00 (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen eM ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-381-12661-3 (Print) ISBN 978-3-381-12662-0 (ePDF) Sommaire H ind S oudani et S amia K aSSab -C Harfi Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 REGARDS D’ÉCONOMISTES e lyèS J ouini Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement : le rôle de la littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 C éleStin m onga Danse cosmique et économies du vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 HÉTÉROTOPIES DU VIVANT : DÉTRESSES, IDENTIFICATIONS, DÉPASSEMENTS S ylvie v igneS Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 é riC H oppenot Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 b éCHir g HaCHem Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb. Le cas des témoignages de Tazmamart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 a ntony S oron Indice des feux d’Antoine Desjardins. Petites nouvelles de l’éco-anxiété québécoise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 VULNÉRABILITÉS DU VIVANT : LES TÉMOIGNAGES LITTÉRAIRES v aleria l ilJeStHrom Frères migrants : repenser le vivre ensemble dans un « écosystème relationnel » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 W afa t riKi L’eschatologie écopoétique dans l’oeuvre de Patrick Chamoiseau . . . . . . . . 125 S amia K aSSab -C Harfi Violences écocides et refondations économiques : les homélies de la littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 ÉPISTÉMOLOGIES ALTERNATIVES EN LITTÉRATURE : ÉCOFÉMINISMES, ÉCOFICTIONS ET ÉCODYSTOPIES C orinne m enCé -C aSter La littérature comme fabrique écologique ? Pour une relecture critique de la littérature et de son rapport au vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 H ind S oudani Pour une poétique au coeur de la nature : modèle d’une nouvelle économie du vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 K aWtHar a yed Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction et l’émergence d’une éthique du futur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 n oémie m outel ReSisters . Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes . . . . . . . . . . 197 4 Sommaire 1 Voir Sonia Zlitni-Fitouri (éd.), Réinventer la nature. Pour une écopoétique des littératures d’expression française , Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, coll. « Sefar », 2024. Présentation Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi L’idée de ce volume est née d’un constat qui lui-même a nourri et conforté la nécessité d’une plus grande transversalité dans le traitement de problématiques impliquées dans les thématiques des humanités. Le constat en question, quoique généré par un contexte assez consternant, est celui de l’impact des dérèglements climatiques et environnementaux sur l’inspiration littéraire et la redéfinition des projets scripturaux de même que du rôle des écrivains. Plusieurs études récentes attestent du fort investissement de l’approche écopoétique et écocritique dans la recherche, aussi bien en Occident qu’au Maghreb 1 . Selon Evi Zemanek («-Pour une écologie littéraire », 2019), les changements environnementaux affectent la créativité littéraire au point où certains genres vont se trouver modifiés par cette nouvelle inspiration écopoétique. Ainsi, si les déséquilibres désastreux qui affectent aujourd’hui la planète ont impulsé des écofictions où les dystopies abondent, le sentiment de « désenchantement du monde » analysé par Max Weber au début du XX e siècle ( Le savant et le politique , 1917/ trad. Plon, 1959), ne cesse de s’exacerber, à la fois sous les poussées du néolibéralisme et de l’extractivisme effréné, mais aussi des transgressions biomédicales ainsi que des radicalismes nationalistes. Les multiples exhortations et alertes lancées par la société civile ainsi que par des scientifiques, économistes et penseurs vigilants à repenser les modes consuméristes et les logiques de production industrielle et agricole, de même que la « marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie » (Céline Lafontaine, Le corps-marché , 2014), attestent ainsi de la nature hautement anxiogène de notre nouveau rapport au monde. Dans une telle situation, les routines narcissiques entrent en conflit avec une éthique citoyenne, aiguisée par la nécessité d’anticiper des visions à long terme et par l’éveil du sentiment déontique d’une responsabilité transgénérationnelle. Alors la littérature, com‐ Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 prise au sens le plus inclusif, devient le lieu d’une réexploration des économies du vivant et se donne à redécouvrir, au demeurant, comme l’agent plus ou moins efficient d’une écologie culturelle (Hubert Zapf, Literature as Cultural Ecology. Sustainable Texts , 2016). Ce volume a invité des chercheurs issus de domaines variés, riches d’exper‐ tises très différentes, à penser conjointement les facettes de cette réexploration. Ils se sont ainsi penchés sur le décryptage et l’évaluation des types de concep‐ tualisation et de refondation des systèmes d’exploitation du vivant tels que les restitue ou les recompose en particulier la littérature. La nature, l’animal, l’homme et son habitat, les alchimies biologiques, les gestes de l’économie patri‐ moniale qui ont constitué le substrat du savoir sur lequel nous construisons nos futurs, ont été nommés et interpellés, en une lecture interrogeante, actualisante, absolument préoccupée par la mise en lumière des équivoques. En se saisissant notamment de corpus exemplaires de cette renégociation du rapport entre l’humain et le non-humain, les contributeurs ont soulevé des problématiques centrales pour notre vécu et nos perceptions actuelles. Comment le déficit de confiance entre la nature et l’homme installé par la crise climatique, combiné à l’essor de l’IA et à celui des biotechnologies médicales, se répercute-t-il sur les configurations des poétiques littéraires ? Selon quels algorithmes nouveaux le symbolique lié au vivant voit-il ses codes repensés, modifiés ? C’est à cette réflexion complexe que nous avons voulu convier les lecteurs de ce numéro d’ Œuvres et critiques . Pour entrer dans le domaine d’investigation avec un regard neuf, ou à tout le moins différent, nous avons ouvert le volume avec deux « Regards d’économistes-», tous deux experts des grandes questions économiques et liés par une même préoccupation face aux choix stratégiques requis pour le passage d’une épreuve initiatique, à l’ère de ce qui semble bel et bien être un posthumanisme : l’épreuve de la renégociation du rapport de l’être humain avec son environnement. Tous deux puisent dans les leçons et récits du passé pour construire une critique et tisser une toile prospective relative au futur entre économies du vivant et régulations humaines. C’est ainsi que dans «-Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement : le rôle de la littérature-», l’économiste tunisien Elyès Jouini partage une réflexion sur les enjeux décisionnels en économie, relativement à la question de la responsabilité transgénérationnelle. Pour étayer son propos, il puise dans le mythe d’Ulysse et des sirènes, dont il tire une leçon allégorique qui élucide la question de la décision au long terme, tissant au passage une passerelle étonnante entre le domaine du mythe odysséen et le champ de l’économie décisionnelle. Cette problématisation de la décision à prendre pour un futur préservé entre dans une 6 Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 belle résonance avec la pensée de l’économiste camerounais Célestin Monga qui, dans « Danse cosmique et économies du vivant » brosse un tableau implacable des conflits d’intérêt qui, dans l’économie mondiale, jouent toujours en défaveur des pays du Sud global. Sa reconsidération du naufrage du Titanic au prisme des impératifs financiers et de choix qui se sont avérés funestes pour les passagers du paquebot se lit comme une parabole exemplifiant parfaitement ces enjeux majeurs que l’homme minimise par vanité, au risque de pervertir les économies du vivant en économies de la mort. La section «-Hétérotopies du vivant-: détresses, identifications, dépas‐ sements-» regroupe les études de Sylvie Vignes, Éric Hoppenot, Antony Soron et Béchir Ghachem. Les quatre contributeurs y explorent des situations où le rapport au vivant subit des distorsions, des remises en question et des mises à l’épreuve particulièrement frappantes. C’est ainsi que Sylvie Vignes, dans sa contribution « Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin » nous ouvre l’univers très singulier de cette anthropologue, élève de Philippe Descola, qui dans un récit autobiographique relate sa rencontre violente en 2015 avec un ours des montagnes du Kamt‐ chatka en Russie, « qui lui arrache une partie du visage ». Entre fascination pour les ursidés et croyances animistes, le récit témoigne d’une expérience d’identification qui fait de l’auteure une « miedka », une « moitié-ourse », expérience médiatrice de cette volonté de « désamorcer l’animosité des mondes entre eux », en une reconnexion avec les cosmologies autochtones. C’est une posture non moins attentive à la palpitation du vivant dont fait preuve Éric Hoppenot à travers « Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale », via l’observation de la manière ingénieuse dont É. Chevillard, par ce titre-phare, opère une réintroduction de l’animal dans la littérature, actant notamment de la disparition de celui-ci à grande échelle, Chevillard faisant porter à la littérature la responsabilité de cette disparition. À la faveur d’une nuit au Musée où l’auteur plonge dans la nuit originelle, la Grande Galerie est donnée à voir comme un asile pour les animaux menacés, en une réunion improbable des vivants et des empaillés, générant chez Eric Hoppenot une translation inattendue entre l’acte d’interpréter (en ce qu’il est piste les traces d’une existence passée) et l’herméneutique originaire du chasseur scruteur de marques. Dans « Indice des feux d’Antoine Desjardins. Petites nouvelles de l’éco-anxiété québécoise », Antony Soron analyse minutieusement, selon un axe écopoétique, le recueil de nouvelles en « forme d’écosystème » d’A. Desjardins, Prix du roman d’écologie en 2022, faisant valoir la manière dont la poétique de cet auteur, à travers le thème de la disparition des baleines notamment, répercute la lente consommation de la biodiversité. Entre éco- Présentation 7 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 anxiété et conscience postmoderne d’une perte du paradis perdu d’autrefois, A. Soron montre comment Antoine Desjardins remonte aux premiers Canadiens et aux manœuvres précoces de domestication de la nature, déjà exemplaires de cette « libido dominandi de l’anthropocène ». Et c’est avec l’article de Béchir Ghachem consacré à « Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb. Le cas des témoignages de Tazmamart » que se clôt cette section. B. Ghachem interroge les modalités de répercussion du rapport à la nature dans les écrits témoignant de la violence étatique. La légitimité de l’approche écopoétique dans ce contexte se nourrit de l’usage d’un bestiaire destiné à figurer l’expérience de « désappartenance » vécue par le détenu. Il nous plonge dans l’épouvante carcérale par excellence au Maghreb post-indépendant : le bagne de Tazmamart, dans le désert marocain - seule prison du monde où une chienne a été incarcérée et battue presque chaque jour de 1984 jusqu’à 1987. Prenant appui sur les écrits testimoniaux de ces « naufragés de l’océan du silence » que sont les détenus politiques, Béchir Ghachem interroge la place qu’occupe, dans cet espace suppliciel, l’animalité entre anthropomorphisme et zoomorphisme. Sa réflexion met particulièrement en lumière la logique anthropocentrée selon laquelle est organisée l’indignité carcérale subie à Tazmamart, rappelant que la sacralité dont jouit l’idée de dignité humaine a été fondamentalement construite à travers l’idée de l’exception humaine dans la nature. Or face à la précarité des lieux, le détenu n’est plus qu’une part de l’écosystème de Tazmamart. Le volet médian, intitulé « Vulnérabilités du vivant : les témoignages littéraires-» ouvre une autre piste de réflexion cultivée de manière nuancée et associée à la présence d’un même auteur, Patrick Chamoiseau. Les trois auteures, Valeria Liljesthrom, Wafa Triki et Samia Kassab-Charfi, y trouvent en effet matière à penser cette vulnérabilité propre au vivant et exacerbée par le monde actuel. Dans « Frères migrants : repenser le vivre ensemble dans un “écosystème relationnel” », Valeria Liljesthrom se fonde sur le drame de la migration clan‐ destines pour évaluer les composantes de ce projet de refondation de la relation à l’autre, en montrant comment, relativement à notre « totalité-monde », la notion de frontière, avec « les vieilles coutures du monde ancien », voit sa pertinence invalidée. Son analyse de la « sentimographie » de Chamoiseau dans Frères migrants met en évidence que la problématique migratoire est, en réalité, une « crise de l’accueil », la violence systémique des politiques migratoires révélant - comme le fut la violence de la Traite atlantique - une inaptitude à penser l’autre avec soi et générant une indignation (po)éthique censée être elle aussi transfrontalière dans cette mondialité. Enfin, dans « l’écosystème relationnel » décrit par Chamoiseau, l’Autre n’est pas seulement humain ; il comprend tout « le vivant ». C’est plutôt « L’eschatologie écopoétique dans 8 Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 l’œuvre de Patrick Chamoiseau-» qui retient l’attention de Wafa Triki, laquelle entreprend de mesurer à quel point, dans Les neuf consciences du Malfini , la nature comme force narrative autonome - tantôt personnage, tantôt métaphore de la mémoire collective - déploie dans les différents textes de Chamoiseau une nouvelle cartographie sensitive et rhétorique. Cette analyse aboutit ainsi à montrer comment, en conférant aux animaux le rôle de porte-paroles de la cause écologique, l’auteur les insère non seulement dans l’espace diégétique et narratif du roman mais leur redonne aussi un rôle historique : celui de repenser et raconter l’histoire de la terre et les secrets de la nature caribéenne. Aussi les textes de Chamoiseau s’inscrivent-ils dans un projet à portée dé-coloniale soucieux de refonder les formes de liens entre humains et non humains et leurs milieux. Pour sa part, Samia Kassab-Charfi propose, dans un premier temps et pour une lecture actualisante, une remontée à l’ Enfer de Dante (XIV e siècle) et au « Droit de la Mer » de Jules Michelet (XIX e siècle), textes dans lesquels le vivant est nommé en tant que tel et réarticulé à une problématique éthique sinon métaphysique. Ces textes servent de préliminaires historiques à une lecture des Neuf consciences du Malfini où les violences écocides stimulent une pensée de l’adaptation généthique, pensée critique où sont renvoyées dos à dos les pulsions prédatrices et les économies rapaces. Enfin, la section de clôture, «-Épistémologies alternatives en littérature, écoféminismes, écofictions et écodystopies» réunit quatre contributrices, Corinne Mencé-Caster, Hind Soudani, Kawthar Ayed et Noémie Moutel. Dans « La littérature comme fabrique écologique ? Pour une relecture critique de la littérature et de son rapport au vivant », Corinne Mencé-Caster questionne le tournant engagé de la littérature, montrant que la coupure entre réel et littérature ne saurait être absolue, et qu’un lien demeure entre monde de l’œuvre et monde de l’auteur. Partant, elle met le doigt sur l’injonction de prise de position faite aujourd’hui à l’écrivain qui, en tant que personnalité publique, devient la cible de multiples injonctions à une « exemplarité éthique ». Rompant ainsi avec sa dimension autotélique et autoréférentielle, la littérature verrait son autonomie propre affectée par la nouvelle économie du vivant, tout autant que la posture de l’écrivain comme «-rêveur-» de mondes. L’analyse du rapport au vivant fait s’interroger C. Mencé-Caster sur le symbolisme de l’appropriation de certains animaux plutôt que d’autres dans les fables animalières, suggérant au passage que l’instruction sur la « nature » humaine, quoique médiatisée par l’animal, ne saurait escamoter l’anthropomorphisme « biologique » dont les structures descriptives du langage (animé vs inanimé) ont hérité. Enfin, la contributrice puise dans le rôle qu’ont pu jouer les grands romans telluriques latino-américains et les romans dit « du pétrole » vénézuéliens dans l’émergence Présentation 9 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 d’une sensibilité littéraire écocritique, sensibilité qui ne se confond pourtant pas avec la conscience environnementale. Au fond, c’est l’intersection des enjeux féministes, décoloniaux, écologiques et climatiques qui constitue la trame de fond de cette fabrique écologique - manière de rendre le monde plus vivable - qu’est la littérature. Dans « Pour une poétique au cœur de la nature : modèle d’une nouvelle économie du vivant », Hind Soudani reconstitue l’historique relativement récent des approches écocritique, écopoétique et géopoétique. Elle passe en revue leur naissance, leur progression, leurs champs d’investigation, de même que leurs divergences et complémentarités tout en insistant sur la pertinence de ces approches dans ce qu’elles suggèrent comme nouvelles économies du vivant par le biais de l’écriture littéraire. Dans cet objectif, Hind Soudani explore deux corpus d’étude qui se distinguent par leur manière d’habiter l’espace de la création et de repenser le rapport à l’humain et au non-humain. Il s’agit des Logogrammes de l’artiste écrivain belge Christian Dotremont et de l’œuvre de la poétesse québécoise Hélène Dorion, en particulier son dernier recueil Mes forêts . Dans une perspective orientée vers la sciencefiction, Kawthar Ayed choisit quant à elle dans « Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction et l’émergence d’une éthique du futur » de partir de l’articulation de la littérature de science-fiction avec les valeurs et les principes de l’humanisme contemporain que l’UNESCO qualifie de « nouvel humanisme ». C’est ce « nouvel humanisme », en ce qu’il intègre la nouvelle donne écologique et interroge les problèmes éthiques posés par les technologies numériques et techno-biomédicales, qui interpelle la contributrice. S’appuyant sur l’analyse de cette littérature comme « mode de problématisation » et instrument privilégié de critique des valeurs humanistes, K. Ayed montre que la littérature de science-fiction est une matrice de la fiction climatique, comme l’exemplifie le roman d’anticipation dystopique Paris au XX e siècle de Jules Verne. Dès lors, ce genre de fictionnalisation est bel et bien à lire comme une forme d’écofiction, c’est-à-dire une mise en littérature de l’inquiétude écologique. Parcourant plusieurs œuvres écotopiques et écodystopiques, K. Ayed approfondit la réflexion critique développée par ces genres quant à l’éthique du futur, ouvrant sur la question de l’habitabilité dans un monde posthumaniste dominé par les humanoïdes. C’est une tout autre optique qu’adopte Noémie Moutel en tirant parti d’un récit de fiction à dimension didactique, qui se fait le truchement de pensées et pratiques écoféministes. Dans « ReSisters . Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes », N. Moutel nous plonge dans l’univers critique de Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, autrices de ce roman graphique qui invite à réexplorer les économies du vivant via un voyage au pays des écoféminismes. Chercheuse travaillant sur les trajectoires d’éman‐ 10 Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 cipation écoféministe, la contributrice analyse l’opposition, dans le roman, du paradigme capitalo-patriarcal à celui d’une utopie écoféministe. Elle élucide à cet effet des lieux communs de la littérature écoféministe : le foyer, la lisière, la forêt et la clairière, en cherchant à dégager les pistes d’ empowerment qu’esquissent les penseuses écoféministes. Aussi pointe-t-elle les formes d’« économie invisible » (formes d’exploitation non comptabilisées par la logique capitaliste) qui sont vecteurs de l’hégémonie patriarcale mais aussi écologique, affinant ainsi sa proposition de cartographie d’un imaginaire écoféministe où résister par une forme de réensauvagement hors du monde néo-libéral est possible. C’est sur les traces de tous ces parcours et expérimentations et de ce qu’elles signifient comme épreuves d’un rapport refondé au vivant que les contributeurs réunis ici invitent les lecteurs à marcher. Présentation 11 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 REGARDS D’ÉCONOMISTES 1 Voltaire, Candide ou L’optimisme , ouverture du Chapitre premier. Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement-: le rôle de la littérature Elyès Jouini Paris Dauphine, Institut universitaire de France L’objet de cette introduction n’est pas d’explorer toutes les évolutions du moi dans la littérature mais d’illustrer les débuts de l’usage de la multiplicité du moi en lien avec l’altérité, la temporalité et l’environnement. Comme le mentionnent Macías et Núñez (2011) tout en ne manquant pas d’évoquer de nombreuses exceptions, le moi a traditionnellement été considéré comme une entité qui préexiste à nos interactions sociales et indépendante de notre propre perception, comme une dimension interne de l’individu plutôt que comme une caractéristique interactive. Le moi est l’essence, la marque de l’individu, c’est-à-dire ce qui reste stable à long terme, qui rend l’individu reconnaissable et prévisible et lui permet de participer à la société. Selon Bauman (1998), cette stabilité dans le temps faisait écho aux besoins de la révolution industrielle, besoins d’individus stables et tendus vers un idéal de progrès sur le temps long. Le roman d’apprentissage illustre parfaitement cette conception d’un héros à l’identité interne stable qui, au cours de diverses aventures, se trouve confronté à de multiples influences extérieures, les assimile, et ce faisant, se construit une identité sociale comme une enveloppe supplémen‐ taire autour d’un noyau inchangé. C’est ce que donne à voir Voltaire dans Candide- : « sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide 1 ». C’est cette âme, ce jugement et cet esprit que Candide va promener, de par les routes, jusqu’à la métairie finale. De ses aventures, il tire des leçons de vie mais non une identité nouvelle. Cette unicité du moi est également illustrée par Les Confessions de Rousseau 2 et la métaphore du moule évoque bien l’antériorité du moi et sa permanence-: Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 2 Rousseau, Les confessions , ouverture du Livre I. 3 Alfred de Musset, Lorenzaccio , Acte IV, scène 3, « Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés. » 4 Ibid. , Acte IV, scène 3. 5 Victor Hugo, Les Contemplations , Préface. Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. La révolution romantique systématise la mise en scène de la multiplicité du moi, car c’est au travers des sentiments et impressions de l’individu et de leurs variations, que sont perçus son environnement social ainsi que ses rapports avec la nature et le divin. L’exploration des diverses facettes de l’identité humaine reflète alors la complexité et la profondeur des personnages ou des situations. C’est ainsi que Raskolnikov dans Crime et Châtiment oscille entre culpabilité, fierté, désespoir et rédemption, révélant ainsi différentes couches de son identité et, par là, sa complexité psychologique intense. L’illustration archétypale de cette multiplicité est le thème du double, tels Dorian Gray et son portrait, dans le roman de Wilde. Ce double qui parcourt les rues de Florence 3 aux côtés de Lorenzo de Médicis dans Lorenzaccio de Musset, et illustre sa déchéance progressive : « Quand je pense que j’ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant 4 .-» La multiplicité est alors au service de la temporalité. C’est la conscience de soi qui constitue alors, selon Kant, la synthèse entre toutes les représentations du moi et l’unité de l’individu. Et la dissociation complète entre ces représentations relève alors de la pathologie psychique comme dans Le Horla de Maupassant, ou dans L’Étrange cas du Docteur Jekyll et M.-Hyde , de Stevenson. C’est avec Victor Hugo et Les Contemplations , que le moi affirme sa prétention à l’universalité : « Quand je vous parle de moi , je vous parle de vous . Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi 5 . » Une universalité en communion avec l’ensemble des lecteurs, premier pas vers une conscience de l’altérité même si c’est une altérité encore centrée sur soi, le moi devenant également une représentation de l’autre. Une universalité également 16 Elyès Jouini Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 6 Ibid. , Livre troisième, «-Les luttes et les rêves-», poème XXIV, «-Aux arbres-». en communion avec la nature, le moi se fondant dans cette nature, prémices d’une conscience écologique 6 -: Vous le savez, la pierre où court un scarabée, Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée, Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour. La contemplation m’emplit le cœur d’amour. […] Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches, Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches, Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux, Vous savez que je suis calme et pur comme vous. Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s’élance, Et je suis plein d’oubli comme vous de silence-! […] Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois, Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois, Dans votre solitude où je rentre en moi-même, Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime ! Les conceptions du moi ont continué à évoluer depuis le XIX e en lien avec les événements, les évolutions scientifiques et les avancées des sciences sociales. C’est ainsi que Lawrence Durrell introduit le concept de roman relativiste avec Le Quatuor d’Alexandrie , dont le titre fait notamment écho à la polyphonie - et c’est effectivement une œuvre à plusieurs voix - mais également aux quatre dimensions de la théorie de la relativité, cette relativité - au sens propre - étant illustrée à travers la multiplicité des regards portés sur une même réalité si tant est que cette dernière existe en dehors de ces regards. Plus récemment, La Chambre aux échos de Richard Powers marque l’irruption des neurosciences dans la littérature et dans l’appréhension d’un moi presque exclusivement biologique et en évolution permanente sous l’effet des plus faibles interactions : Ce moi que le moi décrit à lui-même, nul n’en est détenteur. Mensonge, déni, refoulement, confabulation : non pas des troubles mais une signature. Celle de la conscience s’efforçant de rester intacte […] L’eau change toujours mais la rivière demeure… Le moi était un tableau peint sur cette toile liquide. Une pensée envoie un potentiel d’action se propager le long d’un axone. Un peu de glutamate passe d’un corps cellulaire à un autre, trouve un récepteur sur une dendrite cible et déclenche un potentiel d’action dans la cellule d’arrivée […]. Des gènes entrent en action, qui fabriquent de nouvelles protéines, lesquelles remontent jusqu’à la synapse et la Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement 17 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 reconfigurent. Et tout cela engendre un nouveau souvenir, ce canyon où coule la pensée. L’esprit surgit de la matière. Chaque éclat de lumière et de bruit, chaque coïncidence, chaque trajectoire aléatoire à travers l’espace, corrige le cerveau, modifie les synapses, et en ajoute même, tandis que d’autres faiblissent ou disparaissent, faute de sollicitations. Le cerveau est un ramassis de changements destinés à refléter le changement 7 . La perte de mémoire du héros, Mark, atteint du syndrome de Capgras, y fait écho à la mémoire spatiale immémoriale des grues, leurs migrations et rassemblements annuels. Un parallèle, tout au long de l’intrigue, entre le héros et les grues, en fait à la fois un neuro-roman et un roman écologique. Or c’est également vers les neurosciences que s’est tournée la théorie économique pour mieux modéliser les processus individuels de décision, créant ainsi, à la fin des années 90, la neuroéconomie qui a valu à Daniel Kahnemann puis à Richard Thaler, le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, respectivement, en 2002 et en 2017. Et c’est sous la pression des impératifs écologiques et environnementaux qu’elle a été amenée à questionner sa prise en compte du temps long et à explorer les concepts d’équité intergénérationnelle. Mais pour mieux appréhender notre propos, revenons à la littérature. Ulysse et la tension entre les avatars du moi Dans l’ Odyssée d’Homère, Circé alerte Ulysse sur les dangers liés au chant des sirènes et sur l’attraction fatale qu’il engendre chez tous ceux qui l’entendent. Cette description ne fait qu’attiser le désir d’Ulysse d’écouter ce chant aux effets si puissants, mais son désir de ne pas céder à leur chant est tout aussi puissant : il entend bien poursuivre son odyssée jusqu’à Ithaque. Il sait enfin que cette volonté de résister aux sirènes qui est sienne aujourd’hui, ne le sera plus dès lors qu’il commencera à entendre ce chant et que son seul désir sera alors de les rejoindre. Sa volonté présente se retrouve ainsi en contradiction avec sa volonté future. Cette contradiction ne résulte pas d’événements inattendus qui pourraient survenir entre le présent et ce futur, elle ne constitue pas une surprise, elle est parfaitement anticipée voire attendue. C’est dès à présent qu’Ulysse est certain de cette tension entre ces deux volontés. Et c’est ainsi qu’il s’adresse à ses compagnons-: 18 Elyès Jouini 7 Richard Powers, La Chambre aux échos [2006], Éditions du Cherche-midi, 2008 en traduction française, p.-596. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 8 Homère, Odyssée , traduction de 1935, chant XII, p.-179. [Circé] nous invite d’abord à nous garder des Sirènes charmeuses, […] attachez-moi par des liens serrés, pour que je reste immobile sur place, debout au pied du mât, et que des cordes m’y fixent. Si je vous prie et vous ordonne de me détacher, vous alors, serrez-moi davantage. […] À tous mes compagnons, tour à tour, je bouchai les oreilles. Eux, sur la nef, me lièrent tout ensemble mains et pieds ; j’étais debout au pied du mât auquel ils attachèrent les cordes, […] la nef qui bondissait sur les flots ne resta pas inaperçue des Sirènes-; car elle passait tout près, et elles entonnèrent un chant harmonieux. ‘Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens ; arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres ; on s’en va charmé et plus savant ; car nous savons tout ce que dans la vaste Troade souffrirent Argiens et Troyens par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière’. […] Et moi, j’aspirais à les entendre, et j’ordonnais à mes compagnons de me délier, par un mouvement des sourcils ; mais, penchés sur les avirons, ils ramaient ; […] m’attachaient de liens plus nombreux, et les serraient davantage 8 . Ainsi, la résolution du conflit entre désirs présents et futurs, passe-t-elle par un stratagème, par une restriction de la liberté future. En supprimant un choix potentiel pour le futur (rejoindre les sirènes), Ulysse rend ses décisions présentes (écouter leur chant et ne pas mourir noyé) compatibles avec ses décisions futures. Cette allégorie illustre parfaitement deux phénomènes propres à la décision intertemporelle et qui jouent un rôle majeur dans le cadre de décisions de long terme-: - les décisions prises aujourd’hui pour demain ne sont pas nécessairement compatibles avec celles qui seront optimales du point de vue de demain : que de résolutions ne se sont-elles pas heurtées au mur de la procrastination-! - contrairement à l’intuition, contraindre la décision ne réduit pas forcément le bien-être mais peut, au contraire, permettre de rétablir la cohérence entre les différents horizons temporels et les différentes étapes dans le cadre d’un processus graduel de décision. Prendre des décisions qui nous contraignent dans le futur, c’est œuvrer à établir une cohérence entre nos volontés présentes et futures. C’est également, en incluant le temps dans sa prise de décision, élargir l’univers des possibles, offrir des solutions nouvelles aux problèmes autrement insolubles, aux désirs inconciliables : écouter le chant des sirènes et ne pas y céder est impossible sauf Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement 19 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 9 Francis Walder, Saint-Germain ou la négociation, p.-151. 10 Emmanuel Kant,- Anthropologie du point de vue pragmatique , Livre premier, chapitre 1. 11 « My yesterdays are disappearing, and my tomorrows are uncertain, so what do I live for? I live for each day, I live in the moment […] I will forget today, but that doesn’t mean that today didn’t matter.-». Lisa Genova, Still Alice , p.-188. si l’on a pris soin, au préalable, de se lier les mains… et les pieds au mât du bateau. « Quand vous ne trouvez pas, […] tournez-vous vers le temps. Il apporte la solution de tous les problèmes ». C’est en ces termes que Catherine de Médicis s’adresse à Henri de Malassise dans Saint-Germain ou la négociation   9 . À l’inverse, on est en droit de s’interroger quant au fondement éthique de cette contrainte : au nom de quoi, Ulysse s’autorise-t-il à interdire à celui qu’il sera lors de la rencontre avec les sirènes, de rejoindre ces dernières alors même que ce sera alors son vœu le plus cher ? Au nom de quoi, l’Ulysse d’aujourd’hui bridet-il l’Ulysse de demain ? On peut probablement avancer deux justifications. La première est pragmatique, au sens du pragmatisme philosophique, la décision d’Ulysse est juste du point de vue de ses conséquences puisqu’elle sauve ce dernier de la perdition. La seconde relève de l’unité de la conscience au sens de Kant, le droit d’agir sur l’être que Je serai demain résulte très précisément de ce Je qui est au cœur de la représentation de l’être humain, « par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne […] 10 .-» Considérer que celui que je serai est un autre, m’interdit d’agir sur lui à l’opposé de ses intérêts. À l’inverse, s’octroyer le droit d’agir sur lui et y compris de le contraindre, c’est affirmer l’unicité de la conscience. Et c’est au nom de la conscience de cette unicité que le personnage principal dans La Formule préférée du professeur de Yōko Ogawa, atteint d’une maladie qui limite sa mémoire à 80 minutes, s’écrit des messages à lui-même pour assurer la continuité et la communication entre ses différents moi. Il en est de même pour Alice Howland dans Still Alice de Lisa Genova, atteinte de la maladie d’Alzheimer, qui rétablit le lien entre ses différents moi en se filmant pour s’adresser au moi futur qui sera trop atteint par la maladie pour se souvenir d’un quelconque passé. Mais cette continuité de la conscience qui lui échappe progressivement n’en rend pas pour autant vaine la conscience de soi-: « mes jours d’hier disparaissent et mes lendemains sont incertains, alors pourquoi vivre ? Je vis chaque jour, je vis l’instant présent […] J’oublierai aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire que ce jour n’a pas eu d’importance 11 ». Son moi est toujours multiple, différent à chaque instant, mais elle n’a progressivement plus la possibilité d’embrasser cette multiplicité. Or la décision pragmatique exige une conscience conjointe de l’unicité et de la multiplicité du moi. La décision d’Ulysse de se faire attacher au mât ne prend 20 Elyès Jouini Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 12 Mohamed-Salah Mzali, Au fil de ma vie , 1972, Éditions Hassan Mzali, p.-380. 13 Khalil Gibran, Le Prophète , p.-38. 14 Paul Verlaine, «-Mon rêve familier-», Poèmes saturniens , 1866. 15 Jean d’Ormesson, Histoire du juif errant , Gallimard, 1991, p.-113. 16 Ibid ., p.-204. 17 Ibid ., p.-295. son sens que par la conscience qu’il a de son moi futur dont les désirs seront différents de son moi présent. Ainsi donc, c’est dans cette tension entre l’un et le multiple que s’effectue la prise de décision intertemporelle. Et en un certain sens, cette tension s’étend à la décision intergénérationnelle-: Se renouvelant constamment, les cellules de ma peau ne sont pas celles d’il y a quelques années. Mais cela ne nuit en rien à la continuité de ma conscience personnelle, fidèle à elle-même depuis ma naissance […] Les peuples aussi passent, comme les individus. Le genre humain subsiste. Comme l’âme individuelle qui survit à la mutation des cellules, l’intelligence universelle se maintient à travers toutes les vicissitudes 12 . Les générations futures sont le prolongement de notre génération, le prolon‐ gement de nous-mêmes, et nous pouvons nous y identifier. Mais elles nous demeurent également différentes, l’environnement, le monde qui sera le leur nous est étranger, car « leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même en rêve 13 -». C’est ce que nous donne à voir le mythe du Juif errant, personnage immortel qui erre à travers le monde, traverse les époques et les générations, apparaissant sous différentes personnalités, « qui n’est, chaque fois, ni tout à fait [le] même, ni tout à fait [un] autre 14 ». C’est à lui que Jean d’Ormesson fait théoriser la multiplicité des avatars temporels : « bien au-delà de l’alternance de nos faces manifestes et de nos faces cachées, on finit par se demander si ce ne sont pas des existences successives et en vérité différentes qui constituent notre vie 15 -». De même qu’il lui fait faire le constat de la difficulté de la décision sur le temps long-: «-l’espace est la forme de la puissance des hommes, le temps la forme de leur impuissance. 16 .-» Cette impuissance face au temps est, en quelque sorte, compensée par la connaissance-: Je traverse le monde, je l’admire, il m’amuse, il me fait pitié. Je ne sais pas où il va […] Sûrement pas vers la sagesse. Sûrement pas vers la beauté. Et pourtant vers la science et vers le savoir. Les plus ignares d’aujourd’hui en savent plus sur l’univers que les plus savants d’autrefois 17 . Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement 21 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 18 Cf. supra. Or, paradoxalement, la connaissance elle-même n’est pas toujours au service de la coordination entre les différents moi ni de la décision optimale. Ulysse et l’ignorance stratégique Car l’allégorie d’Ulysse et les sirènes est également porteuse d’un autre message. Ce que les sirènes promettent à Ulysse, c’est justement la connaissance : « on s’en va charmé et plus savant ; car nous savons tout ce que dans la vaste Troade souffrirent Argiens et Troyens par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière 18 -», lui disent-elles. En refusant de leur céder, Ulysse rejette l’accès au savoir promis. Est-ce parce qu’il se doute qu’il s’agit là d’un savoir frelaté, voire d’une fausse promesse pour l’attirer ? C’est là une explication plausible. Mais cela illustre également un biais communément observé dans la prise de décision : un individu peut préférer rester à l’écart des informations disponibles, craignant l’impact qu’un changement de croyance pourrait avoir sur son comportement. Se savoir, par exemple, partiellement prémuni contre un risque donné, peut conduire à des comportements excessivement risqués. Comme le montrent Carrillo et Mariotti (2000), l’ignorance volontaire peut être utilisée comme un dispositif d’autocontrôle empêchant l’individu de s’engager dans une action qu’il pourrait regretter par la suite. En matière de santé, ce type de comportement est illustré par ceux qui refusent de se tester pour une maladie donnée alors même que les tests existent, sont peu coûteux et que la personne concernée a une susceptibilité élevée de contracter cette maladie. Oster et al. (2013) montrent, dans le cadre de la maladie de Huntington, que les personnes à risque ont tendance à sous-estimer fortement leur risque propre d’être porteur de la maladie même lorsqu’elles connaissent le risque objectif d’en être porteur pour les personnes ayant des caractéristiques similaires aux leurs ; la proportion de personnes à risque choisissant de procéder à un test de dépistage est extrêmement faible ; et tant que ces personnes n’ont pas été diagnostiquées comme atteintes de la maladie, elles ont tendance à se comporter comme si ce risque n’existait pas. Ce refus de l’information peut être vu comme un moyen de réduire son niveau d’anxiété et il est certain que l’anxiété peut être mauvaise conseillère en matière de prise de décision. Mais l’absence d’information est également un handicap pour une prise de décision efficace. Les individus sont alors confrontés 22 Elyès Jouini Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 19 Codirectrice du programme de conseil génétique au Centre national de Recherche sur le Génome humain (NHGRI, US), New York Times Magazine , Sept 17, 1995. 20 La Fontaine, Fables , Livre V, fable 3. à un dilemme entre anxiété et information. Et les réponses apportées face à ce dilemme vont différer selon les individus. Comme l’a déclaré Barbara Biesecker 19 au New York Times : « Il y a essentiel‐ lement deux types de personnes. Il y a celles qui veulent savoir et celles qui évitent de savoir. Il y a des personnes qui, même si elles ne sont pas en mesure de modifier le cours de la maladie, trouvent l’information bénéfique. Plus elles en savent, plus leur niveau d’anxiété diminue. Mais il y en a d’autres qui s’en sortent en évitant l’information, qui préfèrent rester optimistes et pleines d’espoir et ne pas avoir de réponse à leurs questions.-» Carrillo et Mariotti (2000) montrent que l’ignorance peut avoir une valeur positive lorsque l’individu se comporte comme une succession d’incarnations aux objectifs non parfaitement alignés, voire contradictoires. On retrouve donc cette tension entre unicité et multiplicité du moi. Or risques de perdition, nécessité de prendre des décisions contraignantes et anxiété sont au cœur même de la crise environnementale à laquelle le monde fait face conduisant comme décrit ci-dessus à de l’éco-anxiété pour les uns et à un comportement d’autruche pour les autres. Il nous faut donc explorer plus avant l’économie de cette tension entre les avatars du moi. Économie de la décision intertemporelle individuelle L’économie cherche à modéliser les comportements collectifs et s’appuie pour cela sur une modélisation de la décision individuelle. Chaque individu est supposé effectuer les choix qui maximisent sa satisfaction, les économistes parlent d’utilité. Lorsque les choix sont intertemporels, l’individu va pondérer son utilité aux diverses dates de manière à mettre un poids plus élevé sur les implications immédiates et un poids moins élevé sur celles plus éloignées dans le temps. On parle alors d’escompte de l’utilité future et de facteur d’escompte et ce facteur reflète ce que l’on appelle la préférence pour le présent. L’adage populaire affirme qu’« un tiens, vaut mieux que deux tu l’auras ». Pour illustrer le concept de facteur d’escompte, si l’adage avait plutôt affirmé «-un tiens vaut deux tu l’auras » alors le facteur d’escompte aurait été de deux. La Fontaine reformule ou plutôt précise cet adage dans Le petit poisson et le pêcheur en écrivant « Un tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras : L’un est sûr, l’autre ne l’est pas » 20 et, ce faisant, en propose une justification. C’est l’incertitude inhérente à toute promesse qui expliquerait la préférence pour le Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement 23 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 21 John Rae, Statement of Some New Principles on the Subject of Political Economy, Exposing the Fallacies of the System of Free Trade and of Some Other Doctrines Maintained in the Wealth of Nations , Boston, Hilliard, Gray and Co, 1834, p.-120. 22 Voir, par exemple, la revue de littérature de Frederick et al. (2002). présent. Pourtant, même en l’absence d’incertitude, l’expérience montre que les individus préfèrent le plus souvent un gain immédiat à un gain reporté dans le temps, on parle de préférence pure pour le présent, parfaitement décrite par John Rae 21 -: Les plaisirs dont on peut jouir aujourd’hui éveillent généralement une passion qui incite fortement à y prendre part. La présence réelle de l’objet immédiat du désir dans l’esprit, en excitant l’attention, semble éveiller toutes les facultés, pour ainsi dire fixer leur vue sur lui, et les conduit à une conception très vive des plaisirs qu’il offre à leur possession instantanée. De nombreux travaux 22 montrent que le facteur d’escompte dépend des individus et du contexte mais qu’il est presque toujours strictement supérieur à 1 (préférence stricte pour le présent) et qu’il peut aisément être supérieur à 2 - comme dans l’adage - lorsque l’horizon temporel est d’un an (on compare des gains ou pertes immédiats avec des gains ou pertes dans un an). Pour illustrer le propos, considérons la situation où ce taux est égal à 2 pour un horizon temporel d’un an. Cela signifie que l’individu concerné est indifférent entre 50€ aujourd’hui et 100€ dans un an ou 200€ dans deux ans et ainsi de suite. Des enquêtes conduites sur une large population montrent que le taux moyen est supérieur à 2 car la plupart des personnes interrogées préféraient 50€ aujourd’hui (option 1) à 100€ dans un an (option 2). Pourtant ces mêmes personnes préféraient 100€ dans 6 ans (option 4) à 50€ dans 5 ans (option 3). Cela peut sembler raisonnable car vu d’aujourd’hui, un horizon de 5 ans n’est pas très différent d’un horizon de 6 ans alors que 100€ est une somme bien plus conséquente que 50€. Pourtant, cette préférence exprimée aujourd’hui n’est pas compatible avec les préférences lorsque les 5 premières années seront passées car alors, les 50€ dans 5 ans seront à payer immédiatement alors que les 100€ dans 6 ans deviendront 100€ dans un an. En d’autres termes, l’option 3 d’aujourd’hui deviendra, dans 5 ans, l’option 1 et l’option 4 d’aujourd’hui deviendra alors l’option 2. Et l’on sait qu’alors, c’est l’option 1 qui l’emportera. Cela signifie donc que l’individu qui aura fait le choix de l’option 4 à la date initiale et qui verra cette option, 5 ans après, devenir l’option 2, sera amené à regretter son choix. Et ce regret ne fera suite à aucun élément nouveau ni à aucune résolution de l’incertitude. Il sait dès le départ qu’il préfère 50€ tout de suite à 100€ dans un an et se doute bien qu’il en sera encore de même 5 ans après et que si donc 24 Elyès Jouini Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 on était amené à lui proposer, dans 5 ans, à choisir entre l’option 1 et l’option 2, il choisirait la première. Pourtant, invité à choisir aujourd’hui entre la future option 1 (l’option 3) et la future option 2 (l’option 4), c’est la future option 2 qu’il retient. C’est ce que l’on appelle l’incohérence temporelle : le choix fait aujourd’hui pour le futur n’est pas forcément cohérent avec celui qui sera fait dans le futur, en ce sens que même si toutes les anticipations élaborées au moment de la décision initiale se réalisent, ce choix pourra tout de même être reconsidéré dans le futur. Ce constat est en opposition avec la conception traditionnelle de l’ homo economicus , considéré comme prenant à tout instant, des décisions rationnelles et donc cohérentes. Pour réconcilier rationalité et incohérence temporelle, les économistes sont alors amenés à modéliser l’individu comme une collection d’individus représentant les différentes incarnations du moi (moi aujourd’hui, moi demain, etc.) qui interagissent entre eux et où la stratégie mise en place aujourd’hui doit prendre en compte les stratégies des autres moi, c’est à dire celles mises en place par les moi passés et celles qui seront mises en place par les moi à venir. Retour à Ulysse et à la contrainte On retrouve alors la tension entre l’unicité et la multiplicité du moi. Parce qu’il est unique, il prend en compte, pour évaluer sa satisfaction, les gains et pertes actuels et futurs mais parce qu’il est multiple, il prend acte du fait que les décisions futures seront prises par ses moi futurs et qu’il ne peut donc les considérer comme conformes à ce que souhaiterait son moi d’aujourd’hui sauf à - tel Ulysse - mettre en place un stratagème qui contraigne les choix futurs. De tels stratagèmes sont nombreux et peuvent être observés dans différents contextes. En politique, les membres des Cours et Conseils constitutionnels ont souvent des mandats fixes qui ne peuvent être abrégés. Ainsi, aux États-Unis, les juges de la Cour suprême sont nommés à vie par le Président de la République et ne peuvent être démis qu’après une procédure complexe ( impeachment ) indépen‐ dante de ce dernier. Ainsi, par ses choix, le Président contraint en quelque sorte ses actions futures puisqu’elles seront susceptibles d’être censurées par ceux-là même qu’il a nommés. Il contraint également les actions de ses successeurs qui pourront être censurés par les membres nommés par eux, pour certains, et par leurs prédécesseurs, pour d’autres. De manière similaire, en France, les membres du Conseil constitutionnel même s’ils ne sont pas nommés à vie, le sont pour une durée de neuf ans qui ne peut être écourtée, pour un membre donné, que Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement 25 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 23 En termes d’ampleur, une telle chute de 50 %, correspond, à l’échelle des États-Unis, à peu près à l’impact de la crise de 1929 au cours de laquelle, entre 1929 et 1932, la production industrielle a chuté de moitié et le chômage est passé de 3 % à près de 25 %. dans des cas très spécifiques et seulement suite à une décision du Conseil luimême. En économie, les banques centrales sont souvent indépendantes de l’État. Ainsi, en France, le Gouverneur est nommé par le Président de la République et les membres du Conseil de politique monétaire sont nommés en Conseil des ministres après un processus de sélection complexe. Il ne peut être mis fin, avant terme, aux fonctions d’un des membres, que s’il devient incapable d’exercer celles-ci ou commet une faute grave et seulement sur demande motivée du Conseil de la politique monétaire lui-même, statuant à la majorité des membres autres que l’intéressé. Cette gouvernance quasiment irrévocable a alors la charge de définir la stratégie de la Banque de France. Plus généralement, la création d’autorités indépendantes est un moyen, pour l’exécutif, de se lier les mains ainsi que celles de ses successeurs. Lorsque les membres de ces autorités ont des mandats fixes qui ne peuvent que très diffici‐ lement être écourtés, cela constitue un engagement additionnel qui contraint plus encore le pouvoir exécutif même s’il est, comme c’est souvent le cas, partiellement ou totalement à l’origine des nominations au sein de ces autorités. Économie de la décision intergénérationnelle Mais peut-on appliquer à plusieurs générations la même approche que celle appliquée à la durée de vie d’un individu ou d’une génération ? S’il est naturel, pour un individu, de mettre un poids moindre sur les dates très éloignées, que ce soit en raison de l’incertitude inhérente à cet éloignement ou en raison de la moindre sensibilité à ce que l’on a plus de mal à appréhender en raison de la distance temporelle, est-ce que cela est tout aussi naturel lorsque les différentes dates possibles correspondent à des générations différentes ? Si l’on décide de mettre un facteur 2 sur ce qui se passe dans un an, cela correspond à un facteur de 1 milliard sur ce qui se passe dans 30 ans ! Pour donner un ordre de grandeur, cela revient à évaluer à 50 000 € d’aujourd’hui, la perte de 50 % de la richesse mondiale dans 30 ans 23 . Ce qui signifie qu’avec un facteur d’escompte de 2, aucune instance ne serait prête à payer aujourd’hui plus de 50 000 € pour éviter une telle catastrophe planétaire dans 30 ans. En d’autres termes, cela revient à ne quasiment pas prendre en compte ce qui pourrait advenir à la génération suivante. Lorsque le facteur d’escompte annuel n’est que de 1.05 (soit un taux d’escompte de 5-%, assez réaliste au vu de ce qui 26 Elyès Jouini Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 24 Comtesse Anna de Noailles, Les Vivants et les Morts, Arthème Fayard et Cie, 1913, p. 330. est pratiqué sur les marchés financiers), cela conduit à un taux d’escompte sur 30 ans, bien plus raisonnable, environ égal à 4. Mais appliquer un tel taux revient à supposer ou à accepter que ce qui advient à la génération actuelle est quatre fois plus important que ce qui pourrait arriver à la génération suivante. L’équité intergénérationnelle ne devrait-elle pas imposer d’attribuer le même poids à toutes les générations ? Mais comment défendre les intérêts de généra‐ tions qui ne sont pas encore advenues-? Le marché n’est pas en mesure de le faire. Car le marché est la confrontation entre forces antagonistes jusqu’à faire advenir un équilibre. Et, en l’occurrence, l’équilibre à trouver est entre des forces qu’il est impossible de faire se confronter car les unes occupent déjà le terrain alors que les autres n’existent pas encore. La loi peut imposer une certaine forme d’équité. C’est ainsi que certains pays, comme la Norvège ou le Koweït, ont créé des fonds souverains pour les générations futures en s’imposant d’y affecter, chaque année, une partie des revenus pétro-gaziers. Mais la loi est faite par des femmes et des hommes soumis aux impératifs de leur temps, aux désirs de leurs semblables. Qui leur inspirera l’intérêt pour les générations futures-? Le rôle de la littérature En termes de taux d’escompte, un traitement égalitaire des différentes généra‐ tions, reviendrait à considérer un taux d’escompte de 1, un taux d’escompte qui donnerait le même poids à demain et à aujourd’hui, un taux d’escompte qui ferait advenir tous les futurs dans l’instant présent, non pas des futurs amoindris, amortis, inactivés, mais des futurs dans leur plénitude ; un taux d’escompte qui ferait écho aux vers d’Anna de Noailles-: Les vivants se sont tus, mais les morts m’ont parlé, Leur silence infini m’enseigne le durable. Loin du cœur des humains, vaniteux et troublé, J’ai bâti ma maison pensive sur leur sable. […] Mais mon cœur, chaque soir, vient contempler vos cendres. Je ressemble au passé et vous à l’avenir. On ne possède bien que ce qu’on peut attendre-: Je suis morte déjà, puisque je dois mourir… 24 Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement 27 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 25 Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée , Sonnet 1, 14. Anna de Noailles nous apporte, par ces vers, trois éléments de réflexion. C’est sur le passé, auprès des morts et des générations précédentes qu’elle fonde sa maison, son moi. Et alors que le temps érode tout, transforme le passé en sable et en cendres, c’est par la pensée que ce moi bâtit le durable, un durable dans lequel passé, présent et avenir coexistent et se complètent jusque dans l’idée de possession. Cette possession qui était au cœur même de l’adage « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » devient une possession par anticipation, fusionnant présent et avenir. Enfin, c’est par la puissance de l’évocation poétique que se transmet ce message car seul l’imaginaire est à même de nous faire prendre conscience de l’avenir et ce dernier s’alimente de poésie et de littérature. Ainsi, la littérature a-t-elle un rôle majeur à jouer pour faire vivre en nous, pour faire vivre en la génération présente, sur un pied d’égalité, la multitude de toutes les générations passées et à venir. Et pourquoi cette démarche inclusive s’arrêterait-elle aux générations humaines et n’engloberait-elle pas l’ensemble de la nature ? Les Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke font écho au poème d’Anna de Noailles en instaurant une continuité entre morts et vivants, entre humains et nature, une continuité et même une fraternité, car on n’y distingue plus le maître de l’esclave 25 -: Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne, et la saison n’est pas leur seul langage. De l’ombre monte une évidence coloriée qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie des morts dont se nourrit la-terre. […] Ce fruit, œuvre de lourds esclaves, se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré-? - Sontils les maîtres qui près des racines dorment, et, de leur superflu, daignent nous accorder cet entre-deux muet de force et de baisers-? En confrontant le lecteur à des personnages qui reconnaissent leur apparte‐ nance à un vaste écosystème englobant passé, présent et futur, homme, animal et nature, la littérature amène à repenser l’identité en termes plus collectifs et écologiques. Cette prise de conscience d’un moi élargi, qui transcende l’individu pour embrasser la communauté humaine et non humaine, à travers le temps, est alors un premier pas en direction d’une attitude plus inclusive et plus prévoyante de l’être humain envers l’environnement. 28 Elyès Jouini Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0002 Références Bauman, Z. Work, Consumerism and the New Poor , Philadelphia, Open University Press, 1998. Carrillo, J. and T. 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Ils alertaient l’équipage du grand paquebot de l’existence de dangereux grands blocs de glace dans la zone que le navire allait traverser sur le chemin de l’Amérique. Le capitaine Edward John Smith, commandant de bord expérimenté du Titanic, fier et flegmatique, avait ignoré ces alertes : il n’avait pas réduit la vitesse de son vaisseau pour l’adapter aux conditions atmosphériques qui prévalaient. D’ailleurs, parmi ses 2.240 passagers et membres de l’équipage à bord, il y avait J. Bruce Ismay, le président de la société White Star, propriétaire du Titanic, qui lui demandait au contraire d’accélérer la vitesse du navire pour lui permettre d’honorer un rendez-vous d’affaires prévu à New York. Le paquebot voguait donc allégrement dans des eaux bleues et calmes, transportant aussi à son bord de nombreux millionnaires qui avaient déboursé chacun 4.350 de dollars pour leur billet de première classe (équivalent de plus de 50.000 dollars actuels). De plus, il n’y avait rien à craindre : l’invention de la TSF au début du XX e siècle avait révolutionné la sécurité maritime car les grands navires recevaient et envoyaient des messages partout, même depuis le milieu de l’océan. Le Titanic, le plus grand, le plus puissant et le plus moderne des paquebots de son époque, disposait de postes émetteurs-récepteurs. Il n’était pas une Arche de Noé construite pour sauver l’espèce humaine d’un quelconque déluge, mais un bout de Nirvana sur les mers : ses passagers les plus fortunés disposaient de cabines de luxe au centre du navire (là où le bruit des machines était le moins audible). Ils avaient à leur disposition des installations sportives - une piscine, un court de squash, un gymnase - des cafés, des restaurants, des musiciens et virtuoses inspirés pour les distraire, les inspirer et les détendre. Ils Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 pouvaient aussi se prélasser sur le pont, jouer en plein air ou faire des parties de carte dans le fumoir. Rien à craindre ? Pas sûr. Car même lorsqu’elle est sophistiquée et avancée, la technologie se trompe parfois. Le soir du 14 avril, le poste TSF du Titanic était tombé en panne. Les deux techniciens responsables de ce travail avaient passé la nuit à le réparer. Mais ces deux opérateurs TSF assignés à plein temps à bord du Titanic pour cette fonction essentielle ne disposaient pas des mêmes contrats que les autres employés. Motif : dans son désir de minimiser ses coûts, la société White Star Line, propriétaire de ce paquebot mythique, ne les avait pas recrutés comme membres de son personnel. Ils étaient considérés comme sous-traitants de la société privée Marconi, du nom du créateur des postes de TSF. Leur responsabilité principale sur le Titanic était de travailler en priorité sur les messages concernant la navigation, mais ils devaient aussi transmettre les télégrammes des passagers sous forme de service payant. Or, ils tiraient l’essentiel de leurs maigres revenus de ce service non-prioritaire. Car les riches passagers du Titanic ne se privaient pas d’envoyer messages privés à leurs familles, collaborateurs et associés en Amérique et en Europe. Les conséquences de ce statut différencié entre les employés du Titanic ont été silencieusement dramatiques. Lorsque l’appareil TSF du Titanic est redevenu opérationnel le 15 avril, de nombreux messages reçus de l’extérieur s’y étaient accumulés. Et plusieurs passagers de première classe sur le navire avaient eux aussi remis aux opérateurs TSF des requêtes urgentes destinées à des clients et aux membres de leurs familles en Amérique et en Angleterre. Toute cette journée-là et une bonne partie de la soirée, les deux télégraphistes avaient essayé de décanter le flot de messages et de rattraper leur retard, mais en donnant naturellement la priorité aux services privés dont ils tiraient leur rémunération. Comment le leur reprocher-? Ayant donné la priorité au déchiffrage des messages reçus et destinés à divers passagers fortunés du paquebot, et à ceux initiés par ceux-ci et devant être transmis à travers le monde, ils avaient négligé des câbles importants dans le poste de TSF. Dont ceux signalant la présence de dangereux bancs de glace dans la zone où naviguait le mythique paquebot. À 21 h 40 ce soir-là, un message arrivé d’un cargo signalait la présence d’un iceberg sur la trajectoire exacte du Titanic et en indiquait la position précise. Mais à cet instant, l’un des opérateurs se reposait, épuisé de fatigue, et son collègue est débordé. Le message n’a même jamais été transmis au capitaine Edward John Smith. Deux heures plus tard, ce fut la collision, puis moins de deux heures et demie plus tard, le naufrage et la catastrophe. 32 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 1 Voir par exemple Piouffre (2018), Géniès et Huser (1999) et Delage (2022). 2 Le 25 septembre 2015, l’ONU a adopté le Programme de développement durable à l’horizon 2030, qui définit 17 objectifs de développement durable à atteindre « pour parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous. Ils répondent aux défis Pendant que le Titanic s’enfonçait rapidement au fond de l’eau ténébreuse de l’océan et que la nuit engloutissait de nombreuses vies, les musiciens avaient reçu ordre de continuer à jouer de belles mélodies pour ne pas affoler les passagers survivants et débarqués sur des canots en quantité insuffisante. Ce naufrage avait causé la mort d’environ 1.500 personnes, dont J. Bruce Ismay luimême, le président de la société White Star et l’imperturbable capitaine Edward John Smith. Quelques années après cette tragédie, une enquête menée par une commis‐ sion sénatoriale américaine avait souligné la responsabilité du commandant de bord dans le drame. Le sénateur du Michigan William Alden Smith, président de cette commission, a accusé le capitaine Smith d’« indifférence au danger », et que ce fut « l’une des causes directes de cette tragédie inutile ». Les enquêteurs ont reconnu cependant au capitaine Smith le mérite d’avoir eu « une attitude virile et une tendre sollicitude pour la sécurité des femmes et des jeunes enfants, et d’avoir été “prêt à mourir”-» … Plus d’un siècle après cette tragédie, les historiens et les chercheurs exploitent les nouvelles technologies pour explorer la courte épopée de ce géant des mers que ses fabricants avaient qualifié d’insubmersible. Un désastre de la dimension du naufrage du Titanic ne saurait être attribué à un facteur unique. Mais certaines anecdotes de ce naufrage 1 révèlent des postures intellectuelles, des engouements coupables, des certitudes égoïstes et des choix discriminatoires ayant des conséquences monstrueuses et qui offrent des métaphores utiles à la réflexion contemporaine sur l’économie du vivant. Le différentiel de traitement entre les employés a créé un système pervers d’incitations obligeant les techniciens du TSF à effectuer en priorité les travaux dont ils tiraient leurs revenus - et, sans le savoir, à mettre en grand danger toutes les vies humaines sur ce paquebot. Les choix discriminatoires de la société White Star Line, probablement dictés par le désir aveugle de maximisation du profit, aura coûté particulièrement cher, faisant d’elle-même une victime de la catastrophe. La quête mondiale d’un « développement durable » engagée solennellement par la communauté internationale depuis 1992 et consignée dans les objectifs de développement durable adoptés par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2015 2 évoque parfois la démarche autodestructrice des gestionnaires de la Danse cosmique et économies du vivant 33 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 mondiaux auxquels nous sommes confrontés, notamment ceux liés à la pauvreté, aux inégalités, au climat, à la dégradation de l’environnement, à la prospérité, à la paix et à la justice. Les objectifs sont interconnectés et, pour ne laisser personne de côté, il est important d’atteindre chacun d’entre eux, et chacune de leurs cibles, d’ici à 2030. » htt ps: / / www.un.org/ sustainabledevelopment/ fr/ objectifs-de-developpement-durable/ société White Star Line. En effet, cette noble vision qui ambitionne de «-réparer la Terre », petite planète dans un univers balloté entre entropie et évolution, s’accommode trop souvent d’un différentiel de traitement entre les nations industrialisées et influentes ayant accumulé leurs richesses et leurs pouvoirs universels au travers de politiques d’exploitation et de destruction de la Terre, et les nations exploitées et fragiles auxquelles elles interdisent d’emprunter les chemins qui les ont conduites à la prospérité et à la puissance. En choisissant de mener une politique de deux poids-deux mesures dans la protection de l’environnement et d’ignorer les mises en garde et les graves risques qu’une telle approche discriminatoire fait peser sur les pays à faible revenu, la communauté internationale - perçue comme un club sélect de pays occidentaux et leurs alliés - place la planète dans une situation comparable à celle du Titanic : embarqués vers le même destin planétaire, le désastre environnemental annoncé ne respectera pas les frontières et ne fera pas de distinction entre les pays du Nord et ceux du Sud. Cet article examine la nouvelle économie du vivant promue par les nations industrialisées et par certains activistes de la société civile internationale, et qui souligne les méfaits du changement climatique et ambitionne de créer un monde mieux vivable pour plus longtemps par une rigoureuse protection de l’environnement. L’article rappelle d’abord le conflit des temporalités entre le temps long des planètes et des étoiles et leur finitude inéluctable soulignée par les lois de la physique, et le temps court du monde et de l’existence humaine. Ensuite, il examine les solutions erronées et déséquilibrées imposées par les nations industrialisées au reste de l’humanité - des réponses exotiques à la crise du climat et arbitrages impossibles. Enfin, l’article conclut par une brève réflexion sur ce qui apparait comme une sorte de syndrome du Titanic, à savoir une danse cosmique à l’échelle humaine dans laquelle les rêves d’une économie du vivant achoppent sur les actions des partisans de l’économie de la mort. 2 Lois du cosmos-: chronique d’une mort annoncée L’histoire cosmique du vivant s’énonce généralement en commençant par le Big Bang d’il y a environ 13,8 milliards d’années, même si la planète Terre ne date que de 4,53 milliards d’années (plus ou moins environ 50 millions d’années 34 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 3 La théorie générale de la relativité explique les critères et le rythme de l’expansion croissante de l’univers. Einstein lui-même pensait que l’univers était une construction statique et immuable. Mais c’est le physicien anglais Arthur Eddington qui, en travail‐ lant sur le mouvement et la structure des étoiles, avait découvert les implications radicales du travail d’Einstein - notamment l’expansion continue de l’univers. Et c’est au prêtre catholique et physicien belge Lemaître (1946) que l’on doit l’application des travaux d’Einstein, en sens inverse de « la flèche du temps », pour imaginer un univers qui se rétrécit progressivement vers le passé pour aboutir à l’idée d’un atome initial («- the privemal atom- ») d’où tout aurait commencé avec le Big Bang. (Singh 2005). Cette très vieille histoire est désormais mieux connue, de même que la trajectoire implacable du monde dont la taille et la multitude vont bien plus loin que l’imagination humaine. La théorie spéciale de la relativité proposée par Albert Einstein à partir de 1905 a établi les bases actuelles de l’analyse de l’espace, du temps, de la matière et de l’énergie, et bouleversé aussi les sciences du vivant. En expliquant la gravité, l’évolution et l’expansion continuelle de l’univers à des échelles que l’esprit humain ne peut pas percevoir directement, Einstein a exposé le scénario du grand film sur la biographie des planètes, des étoiles comme le soleil, des galaxies, des astéroïdes et des comètes et permis d’utiliser les outils mathématiques pour se projeter aussi bien dans le passé que dans l’avenir. 3 La physique théorique et les mathématiques ont ainsi pu établir avec une certitude macabre que, sur la très longue durée, la vie sur terre - tout comme le destin des autres paquets de particules aléatoires qui constituent l’être humain, l’au-delà, les planètes et les astres - est fatalement limitée (Greene 2020). Laissant même de côté l’hypothèse de l’autodestruction de l’humanité à cause de ses propres décisions et qu’elle soit donc éliminée de la planète Terre qui pourrait lui survivre, celle-ci devrait encore faire partie de l’univers pendant environ 5 milliards d’années au maximum. Car d’ici là, le soleil aura grossi de plus de 200 fois sa taille actuelle et implosé en absorbant Mercure et Vénus et peut-être la Terre - si notre planète survit à ce choc (avec ou sans ses habitants), elle tournera longtemps dans le cosmos à la suite de son soleil mort. Car du point de vue de la physique, le soleil (et toute autre étoile au-delà du système solaire) n’est qu’une énorme boule de gaz et la terre un grand amas de roches. S’interroger sur la question du vivant requiert d’abord de commencer par cette première macro-perspective d’analyse et une temporalité. À l’échelle de l’univers, la science observe un double processus de forces contradictoires mais qui évolue fatalement vers le chaos. Car les lois de la physique montrent que d’un côté, le vivant est constamment sujet à l’entropie, définie comme la tendance inexorable à un accroissement du désordre en tout lieu et en tout système. Ceci Danse cosmique et économies du vivant 35 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 est vrai aussi bien dans la vie quotidienne dans le cadre d’une existence humaine, d’un foyer, d’une entreprise, que d’un pays ou du cosmos tout entier. D’un autre côté, il y a le processus de l’évolution, qui opère en sens contraire : depuis les travaux de Charles Darwin, l’espèce humaine est consciente des savoirs qu’elle accumule naturellement et parfois instinctivement (comme tous les systèmes vivants) et qui lui permettent de toujours mieux s’adapter à son environnement pour survivre. Plus étonnant encore : le processus de sélection naturelle s’observe désormais bien au-delà des espèces vivantes, puisque les molécules reproduisant des copies d’elles-mêmes (ADN) parviennent aussi à s’améliorer en évoluant d’une génération à l’autre en suivant le même procédé. Elles se battent ainsi contre d’autres molécules et leur prennent des matériaux et caractéristiques qui les renforcent et les améliorent au fil des générations (c’est « le combat moléculaire » selon Greene 2020, 2024). La démographie mo‐ léculaire résultant de cette sélection naturelle permanente trace une trajectoire rigoureusement ordonnée de l’évolution. Vue de la perspective de la grande confrontation (la « double danse » cos‐ mique de l’éternité) entre entropie et évolution, la question du vivant est presque dérisoire. Car si les quelque 8 milliards de terriens sur une minuscule planète nommée Terre ne représentent qu’une entité infinitésimalement minuscule dans l’univers, et si cette planète elle-même n’est qu’un banal et microscopique tas de roches à la durée provisoire dans un espace-temps et que les lois mathématiques et de la physique identifient comme un obscur battement de paupière à l’échelle de l’éternité, alors toutes les batailles pour « sauver l’environnement » ou pour rendre les systèmes de production plus « durables » apparaissent comme des fantaisies aléatoires de l’arrogant esprit humain. Ce qui, aux petits yeux des hommes, paraît être une course folle vers l’insoutenable et requiert donc des politiques correctives pour protéger le vivant, est en réalité un grand ballet cosmique des étoiles et des planètes, systématiquement orchestré par les lois de l’entropie et de l’évolution. Dans un tel macrocontexte, la quête du sens est une frivolité de l’espèce humaine, une chimère de pleureuses et au mieux, un exercice en naïveté. Ce d’autant que le temps - ce « grand sculpteur » selon Yourcenar (1983) - n’est pas l’allié du vivant. Car même en acceptant l’hypothèse (de plus en plus débattue en science) selon laquelle le commencement du monde et de ses univers - dont la minuscule planète Terre - date du Big Bang, l’on ne saurait rejeter l’idée selon laquelle le changement, l’évolution et donc « le temps » sont produits dans l’univers bien avant l’apparition du vivant. N’ayant donc pas été inventé par l’homme, le temps se révèle n’être qu’un langage nous permettant de désigner des changements observables, et de les mesurer de façon souvent 36 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 imparfaite. “Avec le temps, tout ce qui est vivant mourra. Sur Terre, pendant plus de trois milliards d’années, alors que les organismes plus ou moins complexes trouvaient leur place dans la hiérarchie des espèces, la vie a fleuri à l’ombre de la Grande Faucheuse […]. Si le déroulement d’une vie singulière est impossible à prévoir, son issue est courue d’avance. Cette fin chaque jour un peu plus proche, aussi inéluctable que le coucher du Soleil, seuls nous, les humains, semblons en avoir conscience.” (Greene, 2021, p.-15). À l’échelle des dynamiques du cosmos, le vivant est donc - scientifiquement parlant - une illusion provisoire. Mais laissons de côté la trajectoire macrosco‐ pique de l’univers. Après tout, la suspension d’incrédulité - décision délibérée d’ignorer sa pensée critique - que l’on s’impose au cinéma afin d’apprécier une histoire romanesque ou un film est aussi nécessaire pour penser le vivant par-delà les logiques implacables et mortifères que les sciences garantissent à l’espèce humaine et aux planètes. Quittons donc le grand cosmos, ses galaxies, ses astres et ses planètes où le vivant n’existe que très provisoirement. Ignorons les savoirs des sciences et des mathématiques. Limitons-nous à cette Terre qui nous habite et que nous croyons habiter. Focalisons-nous sur l’infime partie de l’espace-temps qui nous obsède et que l’espèce humaine peut appréhender, expérimenter et influencer. Ce deuxième niveau de perspective d’analyse, circonscrit aux dynamiques et à la seule trajectoire de la planète Terre, est tout aussi préoccupant. Au cœur du problème se trouve le changement climatique, défini par l’Organisation des Nations unies (ONU) comme étant les variations à long terme des températures et des conditions météorologiques dans le monde et « la question déterminante de notre époque ». Ces changements menacent le vivant et interpellent donc la conscience humaine. Ils proviennent soit de phénomènes naturels décrits par les lois de la physique (phénomènes dus à des modifications de l’activité solaire ou à de grandes éruptions volcaniques), soit, depuis le dix-neuvième siècle, des activités humaines, principalement en raison de l’utilisation de combustibles fossiles tels que le charbon, le pétrole et le gaz (GIEC 2021). Celleci entraîne l’émission de gaz à effet de serre qui agissent comme une couverture enveloppant la Terre, emprisonnant la chaleur du soleil et augmentant les températures. Quelque deux siècles de combustion de matières fossiles et d’une exploitation disproportionnée de l’énergie et des sols au profit des pays riches et puissants a entraîné une élévation de la température par rapport à la période préindustrielle. Ceci a provoqué une augmentation de la fréquence et de l’intensité des phéno‐ mènes météorologiques extrêmes ayant des conséquences dévastatrices pour les écosystèmes et les populations des régions anciennement colonisées du monde Danse cosmique et économies du vivant 37 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 et demeurant les plus vulnérables. L’intensification des vagues de chaleur et des précipitations abondantes ont des effets sur la production agricole et alimentaire et élèvent le niveau des mers, ce qui augmente les risques d’inondations. Au final, ces phénomènes météorologiques extrêmes menacent la santé humaine et aggravent l’insécurité alimentaire, l’approvisionnement en eau, le chômage et le sous-emploi, et le mal-être. En Afrique notamment où les conséquences économiques de plusieurs siècles de domination sont désormais traçables (Nunn 2008), se perpétuent et se reproduisent par les élites dont l’imaginaire demeure prisonnier des schémas intellectuels coloniaux, des générations entières de jeunes sont piégés par les conséquences du changement climatique et de la gouvernance du dénuement. N’ayant pas d’opportunité de survie dans des pays enfermés dans la stagnation économique, beaucoup de ces jeunes croient trouver dans l’émigration clandestine vers l’Europe le seul horizon possible à leurs aspirations. Le film de Mati Diop Atlantique (2019) et l’ouvrage de Dubuis (2019) offrent des témoignages saisissants des défis existentiels que pose l’échec des systèmes économiques pressurisés par les changements climatiques. Même ramené à l’espace limité de la planète Terre et à la temporalité que l’humain peut expérimenter directement dans son quotidien, le défi du vivant demeure donc intimidant. Comme de nombreux créateurs, plusieurs écrivains ont d’ailleurs analysé avec subtilité la problématique des transformations climatiques et environnementales suscitées par l’homme lui-même dans son insatiable besoin d’élargir son champ et sa qualité de vie, mais aboutissant souvent à des paradoxes qui soulignent l’impossibilité d’effectuer des choix optimaux et qui invalident les logiques d’une modernité industrielle sans fin. Cas par exemple de Steinbeck (1958) qui raconte l’histoire d’une famille de fermiers américains chassés de leur terre pendant la Grande Dépression. Suite à de dures périodes de sécheresse et la mécanisation progressive du travail nécessitant des investissements coûteux au-dessus des moyens des petits propriétaires endettés, des milliers d’agriculteurs victimes du faible rendement de leurs terres et ne disposant pas des moyens d’investir dans les nouvelles technologies, doivent aller chercher fortune ailleurs pour tenter de survivre. Le destin qui les attend dans le nouvel eldorado californien est surtout la mort sociale, car ils deviennent souvent les victimes d’une économie du vivant qui est en réalité une chronique de la déshumanisation et de l’extinction. Cas plus récemment de Mbue (2021), dont l’histoire est en réalité celle d’une économie de la mort. Le thème général du roman de Mbue est familier : c’est le combat de David contre Goliath, qui oppose souvent de puissantes sociétés multinationales aux communautés locales pauvres du monde entier sur les conséquences des industries extractives intensives. Heureusement, Mbue 38 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 4 Source : ONU, https: / / www.un.org/ sustainabledevelopment/ fr/ development-agenda/ captive le lecteur non seulement par sa technique de narration et son sens cinématographique du dialogue, mais aussi en apportant à ce vieux thème de nouvelles idées, nuances, contradictions et la richesse de la vie réelle. Le roman est parsemé de thèmes économiques contemporains tels que l’idéal de gouver‐ nance efficace dans un monde globalisé, l’éthique des affaires à une époque où la valeur économique se limite aux calculs de retour sur investissement, la dépendance à l’égard des ressources naturelles extractives de nombreux pays dits pauvres, la corruption comme moteur social, le bien-être collectif dans des communautés écrasées par la souffrance, la permanence des conflits et la prépondérance des incitations à adopter des stratégies radicales. Face à la certitude d’une mort prochaine, l’économie du vivant apparaît ainsi comme une chimère dangereuse… 3 Economies du vivant et économies de la mort À l’échelle infinitésimale de la vie humaine, les vérités de la physique et des mathématiques sur le temps long semblent oniriques. Paradoxe et magie de la science qui réduit les rêves les plus grandioses des hommes en de petites représentations caricaturales d’un monde dont les contours et les transforma‐ tions réelles échappent à leur imaginaire. Dans le contexte microscopique du temps humain, la communauté internationale - ou plutôt ses institutions comme l’ONU dont la plus haute instance de décision est un Conseil de sécurité constitué de 5 États membres seulement sur ses 193 - a choisi d’essayer de donner un supplément de vie sinon d’âme à la planète Terre en adoptant le principe du développement durable. Il est défini comme étant-: un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ; [qui] appelle des actions concertées pour construire, pour les individus et pour la planète, un monde durable et résilient, où chacun a sa place ; [qui doit] concilier trois éléments de base, qui sont interdépendants et tous indispensables au bien-être des individus et des sociétés : la croissance économique, l’inclusion sociale et la protection de l’environnement. [Il] passe obli‐ gatoirement par l’élimination de la pauvreté sous toutes ses formes et dans toutes ses dimensions. Il faut à cet effet promouvoir une croissance économique durable, équitable et qui profite à tous, créer davantage de possibilités pour tous, réduire les inégalités, améliorer les conditions de vie de base, favoriser un développement social équitable et l’inclusion et promouvoir une gestion intégrée et durable des ressources naturelles. 4 Danse cosmique et économies du vivant 39 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 Cette feuille de route se justifie par des éléments objectifs d’un diagnostic terrifiant sur l’insoutenabilité du monde, diagnostic bien documenté par les experts du GIEC : la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère est directement liée à la température globale moyenne sur la Terre ; depuis bientôt deux siècles, la concentration des gaz à effet de serre a augmenté de façon constante, de même que les moyennes de température mondiales ; et le gaz à effet de serre le plus abondant est le dioxyde de carbone (CO2), largement produit de la combustion d’énergies fossiles (GIEC 2021). Quel que soit le différentiel de responsabilité climatique entre les nations, elles sont toutes désormais vulnérables (à des degrés divers) et comptables des méfaits du réchauffement. La hausse des températures et les graves perturbations qu’elle implique ne se limitent pas aux frontières géographiques. La transition climatique et la protection environnementale sont des sources d’avantages compétitifs dans l’économie mondiale. Comme l’observe Lebdioui (2024), les nations doivent s’adapter aux nouvelles dynamiques de transformation struc‐ turelle verte et de politique industrielle. Mais la mise en œuvre de la feuille de route pour y parvenir requiert une véritable reconnaissance des responsabilités historiques des pays du Nord dans la crise actuelle et le rejet de l’égoïsme consistant à imposer des camisoles de force à des nations du Sud ne disposant pas des ressources financières pour établir les bases de leur développement économique. Malheureusement, dans un monde qui promeut des « objectifs de développement durables » et « la prospérité pour tous », la réalité des politiques publiques et des grandes décisions internationales évoque plutôt un nouveau « syndrome du Titanic », où la discrimination et le mépris des préoccupations des pays à faible revenu poussent la planète vers un naufrage. Transition climatique-: impossibles arbitrages La feuille de route de l’humanité dans son ambition d’élaborer une économie du vivant est consignée dans divers traités internationaux destinés à limiter le réchauffement de la Terre et renforcer les mesures d’adaptation aux change‐ ments climatiques d’origine humaine. « Par exemple, écrit le GIEC, l’accès à une énergie et à des technologies propres peut améliorer la santé, en particulier celle des femmes et des enfants. Les systèmes d’électrification à faible émission de carbone, la marche, le vélo et les transports publics peuvent améliorer la qualité de l’air, la santé, les possibilités d’emploi et l’équité. Les avantages économiques pour la santé des personnes découlant des seules améliorations de la qualité de l’air seraient à peu près équivalents, voire supérieurs, aux coûts de réduction ou d’évitement des émissions. » (GIEC 2021) Un élégant agenda de survie donc 40 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 pour l’espèce humaine, une nouvelle économie du vivant supposée donner un véritable contenu éthique à l’ambition de développement. Mais il y a quelques problèmes. D’abord, les pays dits riches, qui sont pourtant les plus grands émetteurs de gaz à effet de serre par habitant, refusent de reconnaître leur responsabilité et leur culpabilité dans le fait que les pays à faible revenu subissent les conséquences de leur industrialisation polluante et désor‐ donnée : les politiques publiques mises en œuvre par les pays politiquement et militairement dominants causent de sérieux dégâts - souvent irréparables - dans des régions du sud de la planète, qui enregistrent les niveaux les plus élevés d’événements météorologiques extrêmes tels que les inondations, les incendies, les ouragans, les sécheresses et les catastrophes naturelles, avec des conséquences négatives sur l’agriculture, le logement et les moyens de subsistance. La mort frappe donc régulièrement et depuis plusieurs siècles de vastes communautés défavorisées, exploitées et exsangues dans les pays du Sud, et maintenues sous le joug d’un esclavagisme politique consistant à leur imposer des objectifs de politiques publiques, des limites de financement, et souvent des leaders illégitimes auxquels des armes sont fournies et un soutien militaire et diplomatique sans faille est accordé tant qu’ils servent les intérêts d’un Occident anxieux, fiévreux et replié sur ses vieux réflexes coloniaux de contrôle du monde sous la pression et la concurrence de puissances comme la Russie ou la Chine (elles-aussi lancées à l’assaut de territoires du Sud où frustrations et colères offrent des opportunités d’affaires et de positionnement stratégique - Monga 2012-; Bergsten 2022-; Rudd 2022). Malgré donc la noblesse de l’ambition d’une économie globale du vivant pro‐ clamée à travers les Nations unies, le nouveau discours international (pourtant fondé sur des préoccupations scientifiques avérées et des risques réels) s’élabore ainsi dans des cercles fermés où se prennent les grandes décisions internatio‐ nales : le Conseil de sécurité de l’ONU ; le groupe des sept pays autoproclamés « les plus industrialisés » du monde ; les conseils d’administrations des institu‐ tions de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale) ; et même des banques de développement du Sud comme la Banque inter-américaine de développement, la Banque africaine de développement et la Banque asiatique de développement dont les actionnaires les plus influents demeurent les pays du G7. Cette démarche discriminatoire qui vise à essayer de maintenir certaines régions de la planète hors de l’avenir du monde est pourtant vaine : la bipolarité de la Guerre froide dont l’Occident croyait avoir tiré le meilleur profit avec la chute du Mur de Berlin en 1989 avec l’annonce quasi « officielle » de la fin de l’Histoire (Fukuyama 2009) a été remplacée par une multipolarité ; la Chine Danse cosmique et économies du vivant 41 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 est en passe de devenir la plus grande économie de la planète (IMF 2020) ; les économies dites émergentes sont aujourd’hui les principales contributrices à la croissance mondiale ; et de nouveaux acteurs publics (banque de développement, fonds souverains) et privés (fonds de pension, fondations et investisseurs privés) dominent le champ du développement international. Par ailleurs, les grands problèmes auxquels la planète est confrontée - le changement climatique luimême, les migrations désordonnées, la sécurité etc. - requièrent une véritable coopération avec ces nations souvent traitées dédaigneusement dans les affaires internationales. Ensuite, sous l’égide supposée de l’ONU, la communauté dite internationale a formulé une économie du vivant reflétant une vision globale de réduction et de sortie collective des énergies fossiles. Mise à jour annuellement lors des COP (conférence des Parties, organe décisionnel suprême de la Convention de l’ONU sur le changement climatique), elle inclut le déploiement des énergies renouvelables, l’amélioration de l’efficacité énergétique et la réorientation des flux financiers vers les actions en faveur d’une économie mondiale neutre en carbone. Pourtant, à la pratique, cette vision ne semble pas s’appliquer aux nations politiquement influentes sur la scène mondiale : depuis 1971, les États- Unis, la Russie et l’Arabie saoudite sont les trois principaux producteurs de pétrole brut dans le monde et leurs capacités continuent de s’accroître. En 2023, ces trois pays ont produit 40 pour cent du pétrole brut mondial - et leurs leaders politiques s’enorgueillissent, ne manquant pas de célébrer publiquement cette performance qu’ils considèrent comme signe d’indépendance économique et de souveraineté politique et stratégique. Dans le même temps, lorsque l’Ouganda, le Sénégal ou une autre « petite » nation d’Afrique où plus de la moitié de la population n’a toujours pas accès à l’électricité et vit en-dessous du seuil raisonnable de pauvreté découvre du pétrole et envisage de l’exploiter pour financer les infrastructures et les services publics, le couperet tombe immédiatement : ils sont accusés de perpétuer le réchauffement de la planète. Des actions sont même parfois engagées en justice dans les pays dits avancés pour tenter d’arrêter ces projets - minuscules en comparaison à ceux que mènent les pays influents - et des décisions politiques sont prises dans diverses instances pour sanctionner ces récalcitrants-pollueursde-la-planète que sont l’Ouganda et les autres nations africaines-! Comme quoi les nobles objectifs de transition climatique à l’échelle planétaire et la nouvelle économie du vivant prônée sur les grandes tribunes du monde ne s’adressent pas à l’ensemble du monde. Ce d’autant que la discussion de l’épineuse question du financement dont les pays du Sud auraient besoin pour 42 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 la mise en œuvre de cette transition se limite à des promesses de transferts de fonds et d’allégement réels de dette jamais tenues (Kozul-Wright2023). Décroissance et économie de la mort Plus préoccupant encore est l’étrange ambition de théoriser la décroissance comme socle intellectuel de la nouvelle économie du vivant. Le constat de départ fait l’objet d’un large consensus scientifique : la crise écologique qui secoue la planète est d’origine anthropique et se manifeste par les pollutions de l’air, de l’eau, des sols, la diminution de la diversité biologique et le réchauffement ; les équilibres naturels sont perturbés et les conditions de la vie sont hypothé‐ quées. Comme l’observe Harribey, « la simultanéité de cette crise écologique avec une crise sociale renforce le caractère inédit de la situation : chômage, précarisation de la force de travail, mise en concurrence des systèmes sociaux par la libéralisation des services publics et de la protection sociale, semblent bien résulter du nouveau régime d’accumulation à dominante financière qu’impulse le capitalisme aujourd’hui mondialisé.-» (2007, p.-20). En réponse à ces crises interreliées qu’ils attribuent à une croissance économique continue qui est injustifiable à leurs yeux, certains chercheurs proposent la décroissance. Cette idée est justifiée par de bons sentiments-: Les économies riches devraient abandonner l’objectif de croissance du produit intér‐ ieur brut (PIB), réduire les formes de production destructrices et inutiles afin de diminuer la consommation d’énergie et de matériaux, et axer l’activité économique sur la satisfaction des besoins et du bien-être de l’homme. Cette approche, qui a gagné du terrain ces dernières années, peut permettre une décarbonisation rapide et stopper la dégradation de l’environnement tout en améliorant les résultats sociaux. Elle libèrerait de l’énergie et des matériaux pour les pays à faible et moyen revenu dans lesquels la croissance peut encore être nécessaire au développement. La décroissance est une stratégie délibérée visant à stabiliser les économies et à atteindre des objectifs sociaux et écologiques, contrairement à la récession [ souvent associée à la croissance ], qui est chaotique et socialement déstabilisante et qui survient lorsque des économies dépendantes de la croissance ne parviennent pas à croître.-(Hickel et al. 2022). En dépit de la noblesse de ses intentions, l’idée de la décroissance est une dangereuse illusion : elle énonce une nouvelle économie de la mort fondée sur des idées erronées et sur des politiques publiques conçues en Occident et imposées sans évaluation réelle ni validation aux pays du Sud. Ceux qui adoptent cette posture intellectuelle oublient que l’amélioration de la qualité de la vie en Occident même depuis la révolution industrielle découle précisément de l’accroissement de la productivité et de la croissance économique. Sans elle, Danse cosmique et économies du vivant 43 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 aucune des nations considérées aujourd’hui comme étant riche n’aurait pu s’offrir le capital humain, les infrastructures, la technologie et les savoir-faire qui ont permis de réduire la pauvreté matérielle, de créer des emplois décents, d’augmenter l’espérance de vie, de construire des infrastructures de qualité qui permettent d’éduquer plus et mieux, de soigner un plus grand nombre, de faire des découvertes scientifiques primordiales, et d’élargir les horizons et les imaginaires de l’espèce humaine. Sans la croissance économique, les pays à faible revenu demeureraient hors du monde, sans jamais disposer des ressources indispensables pour construire elles aussi leurs économies ; car ils ne disposeraient jamais de moyens dont leurs États ont besoin pour financer l’éducation, la santé, la sécurité des biens et des personnes, les infrastructures etc. Sans l’amélioration radicale de la productivité, les paysannes qui travaillent dans des plantations arides avec une houe et parfois un enfant dans le dos, seraient condamnées à l’éternelle douleur qui les étreint depuis des millénaires. Certains théoriciens de la décroissance semblent le comprendre et suggèrent une approche différenciée : selon Hickel (2021) et Gräbner-Radkowitsch et Strunk (2023), la décroissance pourrait s’appliquer en priorité aux économies industrialisées, histoire de laisser un peu de marge et de temps aux pays à faible revenu du Sud. Or, il s’agirait là d’une double incongruité : la « suppression » de la croissance économique dans les nations du Nord y créerait de très graves problèmes macroéconomiques comme on peut s’en apercevoir pendant les récessions : baisses des recettes de l’État, chute des dépenses publiques, baisse des investissements, alourdissement brutal du chômage, ceci en même temps que des pressions inflationnistes suscitées par le décalage entre l’arrêt de la production et le maintien ou même l’accroissement plus de la demande. Cela déboucherait sur la multiplication des crises sociales dans ces pays-là et sur une dépression économique sur le plan mondial. La mise en œuvre des politiques économiques de décroissance dans les pays du Nord aurait aussi d’énormes conséquences négatives dans les pays du Sud. Ces derniers ont pour principal moteur de leur croissance économique le commerce international. Et leurs clients sont très largement les nations industrialisées. Sans la croissance aux Amériques, en Europe ou en Asie, il n’y aurait plus de marchés pour les matières premières, les produits manufacturés et miniers et les services commercialisables proposés par les pays du Sud. Les prix des exportations des nations à faible revenu s’effondreraient durablement, ce qui entrainerait un assèchement de leurs revenus et réserves de change et les rendrait incapables de financer les importations d’équipement et d’autres biens sophistiqués qu’ils ne peuvent pas encore produire localement. Ils n’auraient 44 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 plus les moyens de payer leurs dettes extérieures en devises et leurs États seraient confrontés à des chutes de revenus fiscaux et à des déficits publics insoutenables. Autrement dit, les effets de la décroissance ne sauraient se circonscrire dans la géographie limitée des nations industrialisées ; si elle est un jour adoptée par les nations industrialisées, elle causerait de graves dommages à l’échelon de la planète et y provoquerait des désastres économiques et sociaux aux proportions immesurables. Sous le prétexte donc de proposer une nouvelle économie du vivant, certains défenseurs de l’environnement prescrivent donc surtout une économie de la mort aux nations du Sud. La situation est d’autant plus préoccupante qu’une avidité aveugle et au‐ todestructrice semble consubstantielle à la forme de capitalisme dominant l’époque actuelle (Monga 2021). Car parallèlement aux tentatives intellectuelles de réduire les « petites » nations à des États-mendiants auxquelles l’on se contente de promettre des financements pour une transition climatique jamais amorcée, les nations industrialisées d’Occident et d’Orient se lancent allégre‐ ment dans une campagne parallèle de pillage des savoirs ancestraux accumulés mais non valorisés : la biopiraterie. En effet, les communautés humaines à travers le monde ont payé de lourds tributs pendant des millénaires pour produire, préserver et transmettre de génération en génération d’important stocks de connaissances sur la biodiversité, et n’hésitent pas à les partager avec les chercheurs, les touristes et les aventuriers qui leur rendent visite. Or, des institutions des pays du Nord et des firmes internationales collectent souvent ces savoirs qu’ils n’ont pas produits, les vernissent artificiellement avec leurs méthodes et leur donnent une grande valeur économique. Elles s’approprient ainsi indument des connaissances dérobées à des populations des nations du Sud et à des sociétés ne bénéficiant pas de la protection d’États et d’institutions solides, les font breveter aux États-Unis, en Europe ou en Asie, ceci sans le consentement des communautés d’où proviennent ces savoirs et sans partage des bénéfices réalisés grâce leur utilisation. Un exemple mis en avant par Fondation Danielle Mitterrand illustre cette «-marchandisation et privatisation du vivant-»-: Une entreprise pharmaceutique étasunienne envoie en Amazonie péruvienne un de ses représentants pour observer une communauté autochtone qui utilise traditionnel‐ lement une plante pour ses propriétés médicinales. Ce représentant rapporte des échantillons qu’il confie au laboratoire de son entreprise. Les chercheurs vont alors extraire le « principe actif », c’est-à-dire la molécule, de l’échantillon de plante qui possède les vertus thérapeutiques observées au sein de la communauté autochtone. À partir du produit élaboré par l’extraction de ce principe actif, l’entreprise dépose un brevet sur ce qu’elle considère être son « invention ». En clair, l’entreprise devient Danse cosmique et économies du vivant 45 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 5 Source : https: / / fondationdaniellemitterrand.org/ biopiraterie/ #: ~: text=La%20biopirate rie%20invite%20%C3%A0%20r%C3%A9fl%C3%A9chir,exploitation%20abusive%20et%20 l'injustice. propriétaire du médicament créé à partir d’une plante utilisée par une population autochtone depuis des décennies pour les mêmes propriétés. L’entreprise sera alors considérée comme l’inventeur des bénéfices de cette plante. Elle aura en réalité profité d’un savoir déjà existant, et sans en informer les détenteurs et encore moins partager les bénéfices réalisés. 5 Des questions cruelles se posent alors : qui a le droit de vivre en ces temps où la nécessité scientifiquement établie d’une transition climatique demeure cependant un slogan utilisé par certaines nations influentes pour maintenir leurs positions dominantes sur les marchés politiques, militaires, financiers et économiques du monde ? Qui dispose de la légitimité et du droit de décider des réponses à ces questions-là ? La force militaire, la domination du monde et le niveau du revenu par habitant constituent-ils seuls les critères de sélection des nations décideuses ? Comment organiser l’économie globale du vivant dans des régions du monde affamées et opprimées-(Monga 2017)-? Dans le contexte du temps humain, il semble encore possible d’atteindre l’objectif de l’Accord de Paris sur le Climat (2015) de limiter le réchauffement climatique à 2 °C tout en améliorant le niveau de vie dans le monde : la transition vers une économie verte pourrait alors stimuler l’innovation et la prospérité et énoncer une véritable économie du vivant à l’échelle de la planète, comme le suggère la commission CPLC (2017) présidée par Joseph Stiglitz et Nicholas Stern. À condition de sortir du diktat intellectuel qui prévaut actuellement sur les questions de protection de l’environnement, et de laisser aux nations du Sud la latitude et le temps dont elles ont besoin pour sauver la planète à leur rythme, sans «-mourir-» de pressions, de chantages et d’interdits. Or, l’avidité semble la valeur la mieux partagée. Elle aveugle et engloutit ceux-là mêmes qu’elle habite. Comme J. Bruce Ismay, le président de la société propriétaire du Titanic White Star qui, bien qu’étant lui-même passager sur le paquebot, avait fait pression sur le commandant de bord, le capitaine Edward John Smith, pour accélérer la vitesse du paquebot, alors même qu’il eut fallu la réduire. C’est aussi l’attitude des dirigeants du monde contemporains dont l’avidité et la propension à se focaliser sur ce qu’ils croient être les intérêts de leurs riches nations du Nord (au détriment de celles du Sud) les pousse à proclamer une solidarité de façade face aux défis climatiques, alors même qu’ils adoptent des décisions compromettantes pour l’indispensable solidarité du monde. 46 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 Il demeure cependant possible d’organiser une économie du vivant qui satisfasse les besoins essentiels du plus grand nombre de Terriens et permette d’éradiquer la pauvreté matérielle dans les régions du monde où l’oppression coloniale, l’asservissement postcolonial et l’acceptation du dégoût de soi (Monga 2016 ; Memmi 1985) ont créé de sérieux obstacles à la mise à jour des normes sociales et des mentalités. Pour cela, il faudrait que les élites dominantes qui imposent leurs visions étriquées et leurs décisions égoïstes dans des instances internationales supposées représenter toute la communauté humaine, recon‐ naissent les véritables déterminants de la prospérité et de la paix - ceux-là mêmes qui ont permis au fil des siècles aux pays dits riches d’améliorer la qualité de la vie sur leurs territoires. Mais l’ordre du monde semble désormais déterminé par l’ambition de « décroissance », une conception égoïste, étroite et erronée de l’économie verte, de la «-durabilité-» et de la «-soutenabilité-» des politiques publiques - conception qui se résume d’ailleurs trop souvent au contrôle des émissions de carbone dont les principaux responsables sont pourtant les pays influents (Lebdioui 2024). Déterminants de la prospérité Pendant 1 400 ans, le monde entier était pauvre. Le revenu par habitant dans les villes connues aujourd’hui sous les noms de Tombouctou, de Douala, de Londres, de Washington, de Mexico, de Berlin ou de Pékin, était quasiment identique et très faible. Certes, il y a toujours eu quelques personnes relativement aisées matériellement et même riches dans chacun de ces lieux (les classes dites aristocratiques), Mais la plupart des citoyens, partout dans le monde, étaient des gens matériellement pauvres. La qualité de vie était alors médiocre, même pour les riches : ils mouraient prématurément de maladies qu’une simple pilule ou un vaccin peut désormais prévenir, et leur espérance de vie était souvent aussi faible que celle des autres citoyens. Puis, dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, il s’est produit un évé‐ nement dramatique qui a apporté la prospérité économique à certains endroits et a brusquement changé le cours de l’histoire de l’humanité : la Révolution Industrielle. Comment s’est-elle produite ? Cela a-t-il été le résultat du hasard ou et de l’aléatoire ? Pourquoi la prospérité (définie comme l’accroissement du niveau et de la qualité de vie d’un large nombre de personnes) a-t-elle eu lieu dans le monde occidental, alors que de nombreuses autres régions de la planète avaient déjà connu l’essor et la chute de grandes civilisations ? Certains pays du monde occidental ont-ils bénéficié d’une chance inouïe alors que ceux d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine étaient victimes d’une malédiction métaphysique et condamnés à une pauvreté éternelle ? Danse cosmique et économies du vivant 47 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 Les historiens de l’économie et les théoriciens du développement se sont efforcés d’expliquer le mystère de la révolution industrielle. Certains chercheurs ont suggéré qu’une combinaison de coûts énergétiques bon marché à l’époque et de salaires élevés a incité les hommes d’affaires à consacrer davantage de ressources à l’innovation technologique. D’autres ont mis en lumière les avantages de l’extraction des ressources coloniales ou les institutions sociales et politiques qui ont encouragé l’esprit d’entreprise. Ces arguments traditionnels sont tous crédibles mais insuffisants. La Révo‐ lution Industrielle a été essentiellement le résultat de nouvelles idées. Hommes et entreprises ont trouvé de nouvelles méthodes pour adapter la technologie, la rendre commercialement viable et augmenter la productivité. Car certaines grandes inventions étaient demeurées dans les tiroirs pendant des décennies. Il aura fallu des esprits novateurs et pratiques pour concevoir des institutions offrant des incitations et des conditions optimales pour permettre leur usage à grande échelle par les entreprises et les ménages. Cela a encouragé les acteurs du développement à essayer d’en tirer les bénéfices et à stimuler la croissance économique. John Maynard Keynes a eu la bonne intuition lorsqu’il a souligné l’importance des idées dans les toutes dernières pages de sa Théorie générale : « Les idées des économistes et des philosophes politiques, qu’elles soient justes ou fausses, sont plus puissantes qu’on ne le croit habituellement […] En vérité, le monde est essentiellement gouverné par les idées. Les esprits pratiques, qui se croient exempts de toute influence intellectuelle, sont presque toujours tributaires d’un économiste disparu.-» (1936). L’importance des bonnes idées et du stock de connaissances utiles dont chaque société a besoin ne saurait être sous-estimée. La prospérité est générée par le développement industriel, processus qui permet aux sociétés humaines de se transformer en déplaçant leurs ressources des secteurs à faible productivité aux secteurs à forte productivité. Les explications habituelles de cette dynamique se focalisent en général sur l’évolution du capital et des institutions. Or, le savoir et la connaissance sont les vrais déterminants des avancées sociales. Dans un monde où le capital (et notamment les surplus d’épargne à l’échelle planétaire) et la force de travail sont désormais très mobiles et en quantité abondante, la disponibilité du capital n’est pas la principale explication des différences économiques entre pays riches et pays pauvres ; la différence se trouve plutôt dans leur capacité à générer, emprunter ou utiliser les meilleures idées disponibles. L’argent et l’expertise ne sont donc plus de vraies contraintes pour les pays qui essaient de gravir l’échelle du développement, c’est le savoir-faire qui est 48 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 la perle rare. « Certes, une partie de l’accroissement de la productivité reflète l’impact de grandes découvertes, dit Joseph Stiglitz. Mais l’essentiel des gains de productivité provient de petits changements incrémentaux. La leçon : il est donc important de se concentrer sur la manière dont les sociétés “apprennent”, et sur ce qui peut promouvoir l’apprentissage - y compris comment apprendre à bien apprendre.-» La pauvreté n’est pas une malédiction. Si donc le principal déterminant de la prospérité est la capacité des nations et des peuples à intégrer des idées et des savoirs novateurs dans leurs stratégies de développement, il faudrait repenser les modes d’action des institutions chargées de produire la connaissance - l’école, l’université, les gouvernements, les organisations internationales, le secteur privé et la société civile. C’est une nouvelle encourageante pour les pays dits en développement, où les défis d’élaboration d’une économie du vivant se posent avec plus d’acuité qu’ailleurs. Dans un monde de plus en plus “globalisé” où le capital, le travail, la technologie et les idées sont très mobiles, il est possible pour des pays à faible revenu d’emprunter des idées pertinentes et des savoirs utiles auprès de pays plus avancés, de les améliorer et de les ajuster à leurs circonstances, pour les utiliser à moindre coût et enrichir ainsi leurs propres cadres analytiques et de politiques publiques. Mais à une condition essentielle : les mentalités doivent changer en Afrique pour commencer. Leur avantage comparatif ne réside donc peut-être pas uniquement dans leur capacité à fournir ou à aider à mobiliser des financements de plus en plus importants pour des États qui en ont urgemment besoin. Les entreprises et États dits pauvres attirent déjà par eux-mêmes de plus en plus de financements importants, avec parfois une importante fraction provenant d’investisseurs nationaux. Le principal obstacle à l’énonciation d’une économie du vivant en Afrique, en Asie du Sud et dans les régions d’Amérique latine à faible revenu par habitant est l’incapacité persistante des décideurs politiques et des agents économiques à rassembler, accumuler, analyser et appliquer les bonnes idées, les savoirs et les connaissances nécessaires pour améliorer la productivité et de réaliser la transformation structurelle. Les institutions internationales devraient donc recalibrer leur rôle et recentrer la quête du « développement » et de la prospérité sur la collecte, l’usage et la diffusion des idées, des savoirs et des connaissances susceptibles de stimuler l’éclosion d’une économie du vivant qui profite à toute la planète - pas seulement aux pays à revenu par habitant élevé. Danse cosmique et économies du vivant 49 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 4 Conclusion-: le syndrome du Titanic Dans le temps long de la physique, la planète Terre est destinée, comme toutes les autres, à sa mort par implosion du soleil. Mais à l’échelle du temps bien plus court qui lui reste sur la planète, l’espèce humaine dispose de connaissances et de savoirs suffisants pour organiser et gérer de façon optimale son parcours cosmique. Elle s’est fixé une feuille de route et des objectifs de développement durable qu’elle n’atteindra pas - du fait de ses propres choix. Victimes d’une sorte de syndrome du Titanic, les leaders de la communauté internationale optent constamment pour l’irréparable : les nobles ambitions de construction d’une économie du vivant assurant des conditions d’existence décentes à toutes les nations et à tous les peuples sont systématiquement transgressées par ceuxlà même qui édictent des objectifs en forme de slogans, et que seuls motivent en réalité des égoïsmes aveugles et des discriminations dangereuses. Par-delà les slogans, la nouvelle économie du vivant n’est souvent qu’une prescription de mort accélérée pour les populations du grand Sud global dont les élites politiques mondiales dénient l’humanité et la dignité. La danse cosmique à l’échelle humaine est trop souvent une danse macabre dans laquelle les rêves d’une économie du vivant achoppent sur les actions des partisans de l’économie de la mort. La question se pose alors : est-il donc possible de changer le monde ? Sérieusement ? L’être humain, espèce autoproclamée la plus « prospère » de l’histoire (Bregman 2020), est-il véritablement capable de convertir ses talents supposé‐ ment infinis et son ambition pour le bien en une recette largement partagée pour la paix sociale et la prospérité ? Serait-il un jour capable de définir un consensus mondial sur une conception du vivant et sur une conception du bonheur collectif et de s’organiser pour y parvenir ? Ou la race humaine existe-t-elle simplement dans la bulle irréelle de son propre monde fantastique, souvent entretenu et défendu par quelques personnes et artistes naïfs dont la raison d’être est de « vendre » de l’espoir ? Dans une chanson célèbre, Eric Clapton (1996) affirme que s’il pouvait changer le monde, il serait la lumière du soleil dans l’univers de sa bien-aimée. Les dirigeants politiques et religieux tout au long de l’histoire de l’humanité ont fait des affirmations similaires, mais aucun d’entre eux n’a réellement tenu ses promesses. Les enseignements du Bouddha, de Moïse, de Jésus ou de Mohamed sont plus poétiques et plus philosophiques mais ils font aussi croire que les humains peuvent dépasser n’importe laquelle de leurs tendances « naturelles » et faiblesses intrinsèques en tant qu’espèce pour devenir de 50 Célestin Monga Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 « bonnes » personnes et changer leur condition, simplement par la force de leur volonté. Quelques ouvrages récents ont suscité de l’enthousiasme et même un certain optimisme quant au sort de la communauté humaine. Pinker (2011) documente les changements positifs survenus dans le monde au cours des derniers millé‐ naires. Il observe que la violence est en déclin, notamment depuis le siècle des Lumières. Il conclut avec audace qu’« aujourd’hui, nous vivons peut-être le moment le plus paisible de l’existence de notre espèce ». Bregman (2020) corrobore l’analyse optimiste de Pinker sur l’analyse des tendances lourdes. Marchant sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, il soutient qu’à la base les êtres humains sont « amicaux, paisibles et en bonne santé » parce qu’ils sont programmés pour la gentillesse, orientés vers la coopération plutôt que vers la compétition et enclins à se faire confiance… La nouvelle économie du vivant mise en œuvre par la communauté interna‐ tionale semble plutôt faire écho à un long et persistant diagnostic sombre de l’âme et du destin humains. « Ce qui irrite dans le désespoir, c’est son bienfondé, son évidence, sa “documentation” : c’est du reportage. Examinez, au contraire, l’espoir, sa générosité dans le faux, sa manie d’affabuler, son refus de l’événement : une aberration. Une fiction. Et c’est dans cette aberration que réside la vie, et de cette fiction qu’elle s’alimente. » (Cioran, 1987, p.-6). L’obsession de l’humanité à imposer une stratégie de lutte contre le chan‐ gement climatique et de protection de l’environnement fondée non pas sur l’équité entre les peuples et les régions du monde mais sur une politique de deux poids, deux mesures, reflète peut-être son incapacité avérée à s’émanciper du syndrome du Titanic. Tout au long de son histoire, l’humanité s’est souvent démarquée du sens de la vie pour tous. Face à l’inévitabilité de la mort et à l’incapacité intrinsèque des élites politiques du monde à générer, assimiler, pratiquer et partager une existence paisible, Freud (1930) concluait que toutes ces préoccupations humaines ambitieuses et même nobles ne sont que de faibles instruments pour stimuler la libido. À ses yeux, le principe de plaisir régit la vie mentale et donne l’illusion de vaincre provisoirement le temps et de repousser la mort, inéluctable. Point de vue semblable chez O’Neill, faisant dire à un de ses principaux personnages : « Le matériau à partir duquel la société libre idéale doit être construite, ce sont les hommes eux-mêmes et on ne peut pas construire un temple de marbre avec un mélange de boue et de fumier. » (1957). Affaire à suivre… Danse cosmique et économies du vivant 51 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0003 Références Bergsten, C. F., 2023. - The United States vs. China: The Quest for Global Economic Leadership , New York, Polity Press. Bregman, R., 2020. Humankind: A Hopeful History , New York, Little, Brown and Company. Cioran, E., 1973. De l’inconvénient d’être né , Paris, Gallimard. Cioran, E., 1987. Syllogismes de l’amertume , Paris, Gallimard. CPLC (Carbon Pricing Leadership Coalition), 2017. Report of the High-Level Commission on Carbon Prices , Washington D.C., World Bank, May 29. 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Il n’y cite pas de noms précis mais vise explicitement les disciples de Bruno Latour qu’il met tous dans le même sac, avec force sarcasmes-: Rechercher-dans la page-: « - capital - » — Expression non trouvée. […] On fait des recherches dans l’article de tête de Nicolas Truong qui introduit une grande série d’été dans Le Monde : « Les penseurs du vivant ». Pas une occurrence. Enfin si, il faut être honnête, une : « Nous vivons un bouleversement capital » . Si la situation terrestre n’était pas si tragique, ce serait presque drôle. […] Nous apprenons en tout cas qu’il y a maintenant des « penseurs du vivant ». […] Il n’y a pas que les arbres dont il faut se sentir solidaires : nous sommes invités à entrer en communion avec le monde entier . Aux éditions Actes Sud, propriété de Françoise Nyssen, ex-ministre de Macron Protecteur du Vivant […] une collection particulière, « Mondes sauvages », abrite les plus audacieuses propositions de communion : Habiter en oiseau ; Être un chêne ; L’ours, l’autre de l’homme ; et pour les plus flexibles dans leur tête Penser comme un iceberg . 1 Nul doute, certes, sur un point : le capitalisme est largement responsable des ravages subis par la planète, mais, à y regarder de plus près, d’autres régimes politiques n’ont pas fait preuve de beaucoup plus de bon sens et de respect vis-à-vis de l’environnement. Par ailleurs, l’intérêt pour les non-humains n’implique pas forcément une indifférence ou une cécité face à la situation économique et sociale des humains ; les deux préoccupations sont même, en Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 2 Philippe Descola, Entretien avec Catherine Calvet et Thibaut Sardier. «-Je suis devenu un peu animiste, il m’arrive de dialoguer avec les oiseaux », Libération , 30 janvier 2019. 3 Nastassja Martin, Croire aux fauves , Gallimard, coll. « Verticales », 2019 ; désormais abrégé en CF . fait, assez souvent liées. On pense ici à l’un des pionniers de la « pensée du vivant », Philippe Descola, qu’on ne peut guère suspecter de collusion ou même d’inconsciente complicité avec les méthodes extractivistes du capitalisme et à qui la notion d’engagement ne semble pas étrangère, comme en témoigne entre autres cette réponse donnée lors d’un entretien dans Libération -: Quand j’étais jeune, j’imaginais qu’un vrai parti bolchevique, une avant-garde épurée des dérives du stalinisme ou du maoïsme, permettrait de faire advenir un monde plus juste. Par contraste, ce que je trouve passionnant aujourd’hui, c’est la démultiplication de mouvements spontanés qui permettent de concevoir enfin des futurs différents. Adepte jadis d’une idéologie centralisatrice et léniniste, je suis devenu sensible à des initiatives très locales, comme le mouvement zapatiste au Chiapas, les ZAD ou l’expérience kurde dans la Rojava (Kurdistan occidental). Elles sont toutes caractéri‐ sées par la relation avec un territoire, considéré comme source de vie, sans notion d’appropriation. Ce sont-ces laboratoires-là qui m’intéressent. 2 C’est justement à une élève de Philippe Descola, Nastassja Martin que nous nous intéresserons ici. Elle est née à en 1986 à Grenoble, mais aimantée par des paysages bien plus à l’Est et au Nord, et passionnée par l’étude de cultures qui pensent la relation des êtres humains au non-humain bien autrement que les Occidentaux. En particulier, celle des Gwich’in - population de chasseurscueilleurs d’Alaska sur laquelle a porté sa thèse - et celle des Évènes, ethnie du nord de la Sibérie et du nord de l’Extrême-Orient russe à laquelle s’intéressent ses deux derniers ouvrages. Édité aux éditions Verticales en 2019, Croire aux fauves   3 est le récit autobio‐ graphique d’une expérience très particulière : le brusque face-à face, en août 2015 dans les montagnes du Kamtchatka, avec un ours qui lui arrache une partie du visage et qu’elle met en fuite d’un coup de piolet, et les conséquences - nombreuses et contrastées --de cette «-rencontre-». À lire un titre comme Croire aux fauves , on pense à Umberto Eco pour qui un titre doit embrouiller les idées ; non les embrigader. Le contenu du récit de Nastassja Martin ne l’éclaircira qu’imparfaitement, puisque l’expression naît sous sa plume à la Salpêtrière à un moment où entre atroce douleur et effets des opiacés, elle ne peut pas être lucide : « Je suis sans conteste à 9,9 sur l’échelle et ça se voit, la morphine me sauve de la prostration. […] Cette nuit-là, j’écris qu’il faut croire aux fauves, à leurs silences, à leur retenue […]. ( CF , 76) 58 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 Le mot « fauve » peut induire le lecteur en erreur sur le sujet du récit, car, signifiant étymologiquement « d’une couleur tendant vers le roux », il est le plus souvent utilisé pour les grands félins. Mais les ursidés peuvent être compris aussi dans cette catégorie qui n’est pas celle de naturalistes mais viendrait du monde du cirque animalier pour désigner les bêtes dangereuses pour l’homme. Le verbe « croire » qui relève du vocabulaire religieux lorsqu’il est construit avec un complément d’objet indirect soulève déjà un peu, quant à lui, la question des croyances animistes. Questions de structure Un plan général tétralogique et saisonnier Un peu comme celui de Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, inspiré luimême de celui du Walden de Thoreau, le plan de Croire aux fauves semble suivre le cours des saisons, mais à y regarder de plus près, on se rend compte que ces « saisons » sont plus symboliques et thymiques que météorologiques : il est d’ailleurs question du mois d’octobre dans « Hiver » et la section « Printemps » commence par « Nous sommes le 2 janvier ». La durée de ces chapitres est extrêmement inégale (de deux pages et demie à cinquante pages) mais tous se terminent sur un départ-: physique et/ ou symbolique. Le chapitre «-Automne-» présente les suites immédiates de la «-rencontre-» avec l’ours : de l’attente de l’hélicoptère venant la secourir jusqu’au départ pour la France en passant essentiellement par l’hôpital russe du Kamtchatka. Le titre «-Hiver-» pour le second se justifie car, alors que Nastassja a rejoint son pays et ses proches, ce chapitre est paradoxalement le plus terrible, le séjour à l’hôpital parisien de la Salpêtrière se révélant selon une formule d’ailleurs bizarrement oxymorique « l’apogée de sa descente aux enfers ». Elle se clôt sur le retour - durable, cette fois - de Nastassja chez sa mère, à Grenoble : la jeune femme commence alors à reprendre le dessus et à vraiment réfléchir à son aventure. Le chapitre « Printemps » correspond au retour au Kamtchatka et aux échanges avec les Évènes au sujet de l’événement et de ce qui pour eux relève d’une nouvelle identité. Il se clôt sur sa décision de retourner en France… mais pour se mettre à écrire sur les Évènes. Extrêmement bref, le chapitre « Été » tient de l’épilogue qui fait un bref et allusif bilan des changements que la « collision » avec l’ours a opérés en Nastassja Martin, son métier, son écriture. Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 59 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 Un ouvrage composite Comme Mémoire d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ou certaines œuvres d’Annie Ernaux, le récit de Nastassja Martin intègre, en italique, des extraits d’un journal intime bien antérieur à l’événement, même si, de manière troublante, ils semblent parfois en émaner. En outre, Croire aux fauves rend compte d’un grand nombre de rêves dont l’importance à ses yeux est au moins égale à ce qu’elle vit à l’état de veille. Dans la vision du monde des Évènes, les rêves ont des significations que le monde occidental ne leur reconnaît quasi jamais, en particulier une valeur véritablement performative. Dans ses interviews, Nastassja Martin en parle souvent et semble, sur ce point, totalement convaincue. Or, même avant la « rencontre », ses rêves, paisibles ou angoissants sont presque toujours peuplés d’ursidés. La structure temporelle Nastassja Martin prend le parti de faire largement dominer le présent de narration. L’incipit n’en est que plus frappant, actualisant le moment qui suit ce qu’elle appelle, non « l’attaque » (le mot « attaque » sera d’ailleurs récusé dans le passage de la section « Printemps » repris en 4 e de couverture), mais « le combat », alors que les secours tardent à arriver : « L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant », « Depuis huit heures, peut-être plus, j’espère que l’hélicoptère de l’armée russe va percer le brouillard pour venir me chercher.-»-( CF , 13) S’impose ainsi directement, brutalement au lecteur l’image de cette femme blessée, seule dans la neige ensanglantée, au bout du monde. C’est beaucoup plus tard que le « combat » lui-même sera raconté. Et il faudra qu’elle y revienne à plusieurs reprises pour que le lecteur comprenne enfin les circonstances de l’événement. Cela donne l’impression qu’une forme de sidération subsiste, l’empêchant d’affronter directement, frontalement ce souvenir. Les blessures sont évoquées dans la section «-Automne-»-: Parce que l’ours est parti avec un bout de ma mâchoire qu’il a gardé dans la sienne et qu’il m’a cassé le zygomatique droit, il va falloir opérer à nouveau, bientôt.-( CF , 26) Et, dans la section « Hiver », elles sont énumérées de manière froide et clinique par le grand ponte en visite avec ses étudiants, puis mentionnée avec humour noir par Nastassja Martin-: Morsure d’ours au visage et au crâne, fracture de la branche mandibulaire inférieure droite, fracture de la pommette droite, nombreuses cicatrices face et tête, autre morsure à la jambe droite. ( CF , 55) 60 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 L’ours a emporté dans sa gueule un bout de ma mâchoire et deux de mes dents il y a trois mois. La chirurgienne va m’en arracher une troisième. Dent pour dent. Trois. ( CF , 74) Mais c’est seulement une douzaine de pages avant la fin du récit que l’événement lui-même est enfin affronté par le récit de manière autre qu’allusive-: Un ours tout aussi déboussolé que moi se promène lui aussi sur ces hauteurs où il n’a rien à faire non plus. […] Quand je l’aperçois il est déjà devant moi, il est aussi surpris que moi. Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre, il n’y a pas d’échappatoire possible, ni pour lui ni pour moi. […] Nous entrons en collision il me fait basculer j’ai les mains dans ses poils il me mord le visage puis la tête je sens mes os qui craquent je me dis je meurs mais je ne meurs pas, je suis pleinement consciente. Il lâche prise et m’attrape la jambe. J’en profite pour dégager mon piolet […], je le frappe avec, je ne sais pas où car j’ai les yeux fermés, je ne suis plus que sensation. Il lâche. J’ouvre les yeux, je le vois s’enfuir au loin en courant en boitant, je vois le sang sur mon arme de fortune. ( CF , 136) Questions d’identité(s) La «-gueule cassée-» Une grande partie du récit de Nastassja Martin est fatalement consacrée aux conséquences médicales de l’« événement ». Et, même si sa vie a été sauvée et si son visage a finalement à peu près repris une apparence humaine, on ne peut vraiment pas dire que Croire aux fauves constitue une apologie du monde médical. L’hôpital militaire russe, la Salpêtrière et les Sablons de Grenoble sont même quasi renvoyés dos-à-dos. Griefs : incompétence, maladresse et mauvaise foi, erreur de diagnostic (elle n’a pas la tuberculose), brutalité physique et psychologique en Russie (nourriture injectée comme on lance des boulets), comme en France, la psychologue de la Salpêtrière lui assénant : « Parce que vous savez, le visage, c’est l’identité. Je la regarde, ahurie […] L’identité perdue du défiguré, c’est violent comme sentence. » ( CF , 56), maladie nosocomiale, présentée avec un net accent d’humour noir-: [ J’]ai contracté une infection nosocomiale lors du remplacement de la plaque russe par la plaque française à la Salpêtrière. Un streptocoque résistant, habitant du bloc opératoire parisien, a élu domicile sur la nouvelle plaque qui devait me sauver de la mauvaise qualité de sa concurrente russe. ( CF , 69) Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 61 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 4 Définition du Robert. Le tout, comme on voit, sur fond de défiance entre les pays, avec une nette composante «-Guerre froide-»-: D’un commun accord avec son équipe, ma chirurgienne a décidé qu’il était risqué de laisser dans ma mâchoire une plaque de l’Est ; qu’il était plus sûr de la remplacer par une plaque de l’Ouest. Les clichés radiographiques montrent qu’elle a été fixée avec des vis bien trop grosses, « à la russe », c’est l’expression employée. […] C’est ainsi que tranquillement, mais implacablement, ma mâchoire est devenue le théâtre d’une guerre froide hospitalière franco-russe.-» ( CF , 64) Sans oublier la mesquine concurrence entre hôpitaux parisiens (qualifiés d’« usines ») et hôpitaux de province censés être à taille plus humaine (« ici vous n’êtes pas un numéro, mais une personne-», etc.) ( CF , 70) Le mot qu’emploie Nastassja Martin pour parler des dommages physiques subis par son visage est extrêmement violent : elle parle de « défiguration » ( CF , 91) et évoque même un ami qui, la croisant, ne l’aurait pas reconnue tout de suite avant de murmurer « Ma pauvre ». Si elle repart aussi vite pour le Kamtchatka, c’est d’ailleurs aussi, explique-t-elle, pour soustraire son visage au regard plein de pitié de ses amis, qu’elle trouve «-insoutenable ( CF , 89). L’anthropologue chevronnée À deux reprises dans le récit, Nastassja Martin met en avant sa formation et ses diplômes : « Je suis une universitaire, je comprends. » ( CF , 54), « Je suis docteur en anthropologie ; consacrée sur les bancs de l’institution. » ( CF , 121). Et, face à la brutale maladresse de la psychologue du service hospitalier de la Salpêtrière, elle éprouve l’envie - refoulée - d’évoquer précisément ce à quoi ses recherches s’attachent tout particulièrement-: Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. ( CF , 56) La discipline qui est la sienne peut se définir ainsi « 1. Science qui étudie les caractères anatomiques et biologiques de l’espèce humaine. 2. Ensemble des sciences qui étudient l’homme en société 4 .-» Même s’il peut lui arriver aussi de se pencher sur les espèces voisines, comme les lémuriens, les singes et autres primates, l’anthropologue - comme en témoigne l’étymologie du mot - étudie l’humain, et principalement dans un contexte de vie sociale. Même si la profession a beaucoup évolué ces 62 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 dernières décennies, prenant davantage en compte le monde des vivants dans son ensemble, l’anthropologue n’a donc pas vocation à dériver du côté des ursidés. Or, il semble s’être produit, chez Nastassja Martin, comme un glissement d’intérêt d’une espèce à une autre. Il ne semble pas exagéré de penser que ce n’est pas tant la société des hommes qui l’intéresse que la vie en forêt, au contact du non-humain : elle a d’ailleurs tendance à beaucoup parler de collapse, passé ou futur, et à tenir des propos qui, quoi qu’elle s’en défende, s’apparentent parfois à ceux des survivalistes. On peut d’ailleurs noter qu’au lieu de s’intéresser à la société majoritaire des Évènes, elle a choisi, même au Kamtchatka, d’aller étudier une famille complètement marginale, qui, au moment de la crise qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, avait opté pour la vie en forêt dans un effort vers l’autonomie, à 400 km de l’endroit où Daria, devenue son amie très proche, exerçait alors le métier de pharmacienne. Cette autonomie est toutefois impossible à atteindre, d’où d’énormes paradoxes que Nastassja souligne d’ailleurs honnêtement dans ses interviews : Daria, comme ses ancêtres, ne prélève que ce dont elle a besoin et parle aux esprits des zibelines avant de les tuer, mais, pour que la famille puisse se procurer des objets manufacturés et d’autres denrées, ses fils massacrent une masse énorme de poissons pour vendre leurs seuls œufs et un grand nombre de mammifères pour vendre leurs fourrures aux citadins russes les plus aisés. Ce constat n’entame pourtant pas la fascination qu’éprouve Nastassja Martin, si forte qu’elle en devient dérangeante, comme en témoigne d’ailleurs une réflexion qui s’apparente à une soudaine prise de conscience-: Trop c’est trop, je m’étais dit. Je m’en vais, je dois fuir hors de ce système de significations et de résonances qui menace ma santé mentale. Plus tard, je lisserai tous ces fragments d’expériences ingouvernables, je les transformerai en données enfin suffisamment essentialisées et désincarnées pour pouvoir être manipulées et mises en relation les unes aux autres. Plus tard, je ferai mon métier d’anthropologue. ( CF , 135). L’animiste-? On doit au directeur de thèse de Nastassja Martin, frappé, lors de son séjour chez les Achuars, « par le fait que les gens semblaient entretenir des rapports très étroits, de personne à personne, avec des animaux ou des plantes avec lesquels ils conversaient en rêves et auxquels ils adressaient des incantations », une intéressante (re)définition de l’animisme-: L’animisme peut être défini comme un « mode d’identification », c’est-à-dire une façon de concevoir la relation entre soi et l’autre. […] Dans le sens commun occidental moderne, on admet que l’homme partage le même monde physique que le reste des Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 63 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 5 « L’animisme est-il une religion ? », Entretien de Nicolas Journet avec Philippe Descola, Entretien avec Philippe Descola, revue Sciences humaines , Grands Dossiers N° 5---décembre 2006---janvier---février 2007. 6 Nastassja Martin, À l’est des rêves. Réponse even aux crises systémiques , Éditions La Découverte, 2022, quatrième de couverture. êtres qui peuplent l’univers. En revanche, nous (les humains) estimons être différents des animaux ou des plantes par le fait que nous sommes des sujets, possédant une intériorité, des représentations, des intentions qui nous sont propres. […] L’animisme procède autrement. Il attribue à tous les êtres humains et non humains le même genre d’intériorité, de subjectivité, d’intentionnalité. Il place la différence du côté des propriétés et manifestations physiques […]. Et, pour mieux différencier l’animisme d’une religion, il ajoute ensuite cette précieuse précision-: L’animisme est beaucoup plus qu’une croyance que l’on pourrait choisir d’avoir ou de ne pas avoir. C’est une manière de concevoir le monde organisé en catégories d’existants à partir de qualités et d’attributs et de comportements qui leur sont caractéristiques. 5 - L’ouvrage que Nastassja Martin vient de faire paraître aux éditions de la Découverte, intitulé À l’est des rêves , porte un sous-titre évocateur « Réponse even aux crises systémiques ». À lire la quatrième de couverture, on perçoit au passage que Frédéric Lordon aurait du mal à étendre sérieusement son accusation d’apolitisme, d’ignorance et de bonne conscience ronronnante à l’entreprise de Nastassja Martin-: En 1989, juste avant la chute de l’Union soviétique, une famille even aurait décidé de repartir en forêt, recréer un mode de vie autonome fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette. […] Comment un petit collectif violenté, spolié, asservi par les colons avant d’être oublié de la grande histoire s’est-il saisi de la crise systémique pour regagner son autonomie ? Comment a-t-il fait pour renouer les fils ténus du dialogue quotidien qui le liait aux animaux et éléments, sans le secours des chamanes éliminés par le processus colonial ? Quelles manières de vivre les Even d’Icha ont-ils réinventées, pour continuer d’exister dans un monde rapidement transformé sous les coups de boutoir de l’extractivisme et du changement climatique ? Dans ce livre, où les rêves performatifs et les histoires mythiques répondent aux politiques d’assimilation comme au dérèglement des écosystèmes, l’autrice fait dialoguer histoire coloniale et cosmologies autochtones en restituant leurs puissances aux voix multiples qui confèrent au monde sa vitalité 6 . 64 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 7 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers , Le Livre de poche, 1986, p.-42. 8 Id ., p.-43. 9 Id ., p.-37. Fort des savoirs accumulés durant sa courte vie puisqu’il fut romancier et poète, mais aussi médecin de la marine, ethnographe, sinologue et archéologue, un des écrivains à avoir le mieux et fort tôt théorisé le rapport à ce qui nous est étranger est Victor Segalen, que ses voyages, longs et nombreux, emmenèrent notamment en Polynésie, en Sibérie et en Extrême-Orient (grandes expéditions archéologiques en Chine surtout). À travers la notion d’« exote », il définit en effet une sorte d’équilibre idéal entre ouverture à l’altérité et résistance de l’identité. L’exote est aux antipodes du touriste superficiel dont la modernité a multiplié les exemplaires, plus mobilisé par ses selfies que par la rencontre avec l’autre, mais l’exote, même s’il y passe des années entières ne commet pas non plus l’erreur inverse : celle d’oublier d’où il vient pour se fondre complètement dans le pays d’accueil. L’exote exerce dans un premier temps une libération de l’esprit en se libérant de tout préjugé. Il fait ainsi « l’expérience du divers » 7 jusqu’à sa limite, c’est-à-dire jusqu’au moment où il sent la résistance, celle que son individualité, avec sa culture, son caractère, son identité propre, oppose à l’assimilation totale. C’est à ce moment que, selon Victor Segalen, l’on ressent la différence fondamentale avec l’objet de notre action et que l’on peut le mieux apprécier cet objet, qui ressort dans ce qu’il a de plus différent de nous. En d’autres termes, le voyage n’a de vraie valeur que s’il correspond à une vraie découverte de l’altérité-: Ne peuvent sentir la Différence que ceux qui possèdent une individualité forte.-[…] L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. 8 Victor Segalen fustige déjà ceux qu’il appelle « les proxénètes de la sensation du Divers », les marchands d’exotisme de pacotille, « le cocotier et le chameau » 9 , mais, décédé prématurément en 1919, il n’a pas connu le tourisme de masse, et encore moins la mondialisation qui rendent son modèle d’exote sans doute de plus en plus difficile à incarner. Quoi qu’il en soit, il nous semble assez légitime de nous demander si Nastassja Martin n’a pas dérivé et percuté un des écueils signalés par Victor Segalen : oublier son identité de départ et basculer sans résistance dans l’altérité. Non seulement elle a fait de Daria (à laquelle son nouvel ouvrage est essentiellement Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 65 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 10 Terme signifiant «-moitié-ourse-» en langue évène. consacré) une toute-puissante et très respectée figure maternelle, mais elle va plus loin que Daria elle-même dans la proximité avec une altérité plus extrême : celles des ursidés. C’est un peu, justement, l’hypothèse que semble privilégier sa mère biologique et les amies de celles-ci-: [L]a mère qui sait que sa fille est en train de se déliter, d’être aspirée par cet autre monde dont elle ne connaît rien mais dont elle pressent la puissance, l’influence, la fascination ; dont sa fille se défend, évidemment, « je suis anthropologue », ne cesset-elle de répéter, je ne suis pas fascinée, je ne me perds pas dans mon terrain, je reste moi, toutes ces choses dont on se persuade parce que sinon on ne partirait jamais. ( CF , 28) On voit bien ici que la défense opposée par Nastassja Martin à cette inquiétude relève davantage de l’autosuggestion que de l’affirmation assurée. Ma mère pleure mais sait, au fond, que c’est ma seule issue. Plus tard, la plupart de ses amies feront vaciller sa foi en lui resservant cette histoire de limites. J’ai rencontré l’ours parce que je n’avais pas su mettre de limites entre moi et l’extérieur […] Tu devrais la cadrer. La raisonner. L’arrêter. La borner. Pauvre maman, pauvres amies. En vrai, je n’ai jamais aimé les normes, ni le concordat et encore moins la bienséance. ( CF , 90) Lui reste, quoi qu’il en soit, une certitude bien ancrée-: Mais petite mère, cette fois, je pars pour que tu comprennes qu’entre moi et l’ours il y a autre chose qu’une histoire de frontière mal placée et de violence projetée. Ma mère tient bon, elle ne flanche pas ; ma mère réalise que sa fille est liée à une forêt et qu’elle va devoir y replonger pour finir de se guérir à l’intérieur.-( id. ) Nastassja Martin évoque ensuite la figure d’une grande amie commune à sa mère et elle : Marielle dont le portrait peut nous sembler très contrasté. Elle est décrite comme « froide, distante, juste » ( id .), ce que Nastassja Martin associe à sa discipline, juridique. Or, c’est elle qui évoque « résonances et correspondances », «-astres et mythes-» et convoque Artémis, Perséphone et «-la déesse des bois-» ( CF , 91) que l’écrivaine incarnerait désormais. Deux systèmes de valeurs et d’explications des phénomènes se heurtent ici et ce sont paradoxalement les deux femmes ayant une formation scientifique qui penchent le plus volontiers du côté de l’animisme que Daria évoque ainsi : « Nous ici, on vit avec toutes les âmes, celles qui errent, celles qui voyagent, les vivants et les morts, les miedka   10 et les autres. Tout le monde.-» 66 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 Dans une interview, Nastassja Martin explique que Daria parlait par exemple au feu pour implorer sa clémence, et que dans sa famille, même à l’intérieur, on parle des animaux à voix basse de peur qu’ils entendent. Le « cahier noir » de Nastassja Martin duquel elle bannit l’esprit critique et scientifique pour laisser la place au rêve et à la poésie, laissait d’ailleurs déjà entrevoir ce penchant dès avant «-le combat-»-: Je dois dire que j’ai deux carnets de terrain. L’un est diurne. Il est empli de notes éparses, de descriptions minutieuses, de retranscriptions de dialogues […]. L’autre est nocturne. […], écriture automatique, immédiate, pulsionnelle, sauvage, qui n’a vocation à rien d’autre que de révéler ce qui me traverse […]. ( CF , 40) Le carnet diurne et le carnet nocturne sont l’expression de la dualité qui me ronge ; d’une idée de l’objectif et du subjectif que je sauve malgré moi. Ils sont respectivement l’intime et le dehors-[…]. ( id .) Nastassja Martin ne peut qu’être troublée par le fait que les Évènes aient vu qu’elle entretenait une connexion particulièrement étroite avec les ursidés bien avant qu’elle devienne à leurs yeux, après l’événement, une miedka et qu’ils se soient en quelque sorte attendus à ce qu’il advienne. Elle cite ainsi les propos d’Andreï quand, juste avant son départ pour la montagne et la « rencontre avec l’ours-», il lui donne une griffe d’ours : « Tu sais que tu es déjà matukha , je ne t’apprends rien. Prends-là avec toi quand tu marcheras là-haut. ( CF , 33) Et Daria a exactement la même conviction-: Daria, elle aussi, a toujours su. Elle sait qui me visite quand je dors ; je lui raconte au petit matin les ours de ma nuit, familiers, hostiles, drôles, pernicieux, affectueux, inquiétants. Elle écoute en silence. Elle rit de me voir accroupie dans les buissons de baies avec mes cheveux blonds qui dépassent des feuillages, tu as comme une fourrure elle me dit chaque fois. Elle compare mon corps musclé à celui de l’ourse ; elle se demande qui de l’une ou de l’autre dort dans le terrier de son double. ( CF , 34) Après « le combat », tout se passe comme si Nastassja basculait tout entière du côté de son cahier noir, reflet du cerveau droit bien plus que du cerveau gauche : « […] Mon corps après l’ours, […] mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples […].-» ( CF , 76)- Cette rêverie sur l’ouverture au monde sensible, alors même que le corps est en charpie, a des antécédents en littérature. On peut penser en particulier à la « Seconde Promenade » des Rêveries du promeneur solitaire , lorsque Rousseau est percuté par un grand chien danois (ici aussi, donc, s’est d’ailleurs produit un violent choc, d’abord physique, avec un non-humain) qui le laisse un moment inconscient-: Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 67 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 11 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire , Garnier-Flammarion, 1964, p.-49. La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus 11 .- Et sous la plume poétique de Giono, par exemple, on trouve souvent aussi le regret que la peau nous circonscrive et nous sépare du reste du monde. Le fantasme de fusion avec le monde naturel, de retour à l’état indéterminé du monde, sans frontières entre les règnes et les espèces est diagnostiqué par la psychanalyse comme un rêve de régression dans le ventre maternel. Il est suffisamment récurrent sous la plume des poètes pour qu’on puisse le considérer comme une pulsion fondamentale de l’être humain, juste plus ou moins encouragée ou au contraire refoulée, voire étouffée. Nastassja aborde cette question du rêve de régression… mais en le prenant comme à rebours-: L’enfant possède une chose que l’adulte cherche désespérément tout au long de son existence : un refuge. Ce sont les parois de l’utérus avec tous les nutriments affluant quotidiennement qu’il faut parfois arriver à reconstruire autour de soi.-( CF , 106) Ce rêve serait donc celui de construire des parois sécurisantes contre l’hos‐ tilité du monde. Mais le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer qu’elle fait allusion au passage à la porosité de l’utérus qui permet des circulations de la mère vers l’enfant, de l’extérieur vers l’intérieur. C’est certes une histoire de sécurité mais c’est donc bien aussi , clairement, une histoire de fusion et de frontières abolies… On remarque toutefois que Nastassja Martin est consciente de la composante mortifère que contient ce rêve de dissolution si l’on s’y abandonne entièrement : « […] mon corps est devenu un point de convergence. » ( CF , 77), « Je dois trouver la position d’équilibre qui autorise la cohabitation d’éléments de mondes divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation.-» ( id .) Mais elle ne forme pas pour autant le projet d’expulser de son corps ce qui y est entré par effraction ; elle veut refermer, clore, cicatriser en tentant de 68 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 « désamorcer l’animosité des mondes entre eux » mais en acceptant que «-tout ce qui a été déposé en [elle] en fait désormais partie. » ( id .). Elle accepte donc désormais plus sereinement ce qui la terrifiait et l’exaltait à la fois auparavant : la présence en elle d’une altérité. J’ai vu le monde trop alter de la bête-; le monde trop humain des hôpitaux. J’ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là doit aider l’âme à se relever. Parce qu’il faudra bien les construire, ces ponts et portes entre les mondes […]. ( CF , 107) Mais l’on peut noter ici avec un certain soulagement le projet de chercher un «-entre-deux-» et de retrouver « [s]a place ». Elle s’est en effet aventurée plus loin que les Évènes eux-mêmes vers le non-humain. Ils ne s’y trompent d’ailleurs pas, eux qui parlent des animaux à voix basse car toujours dans la crainte de leur intentionnalité à leur égard, et, pour certains, fuient même Nastassja « après l’ours-», la considérant désormais comme miedka . * * * Pour Nastassja Martin, en tout cas, la «-rencontre-» avec l’ours du Kamtchatka constitue, à n’en pas douter, un moment épiphanique, une sorte de révélation déterminant un « avant » et un « après ». En découlent son programme d’auto-reconstitution et sa conviction qu’il est nécessaire, voire urgent, de construire des ponts avec les multiples mondes des autres êtres vivants, seconde injonction qui rejoint le programme de maints penseurs et acteurs de l’écologie aujourd’hui. Elle est en outre persuadée de ne plus pouvoir par la suite pratiquer son métier d’anthropologue de la même manière, et suppose qu’elle attribuera une valeur supérieure à ses cahiers noirs, donc à son cerveau droit, et ne les séparera plus de son travail scientifique-: Je crois que le cahier noir a coulé dans les cahiers de couleur depuis l’ours ; je crois qu’il n’y aura plus de cahier noir ; je crois que ce n’est pas grave. Il y aura une seule et même histoire, polyphonique, celle que nous tissons ensemble, eux et moi, sur tout ce qui nous traverse et nous constitue.-( CF , 150) Pourtant, à lire À l’est des rêves. Réponse even aux crises systémiques , ouvrage éminemment scientifique, paru trois ans après Croire aux fauves, le lecteur est fondé à douter de ce pronostic : remise de cette brutale « rencontre » si riche en bouleversements de tous ordres, Nastassja Martin, malgré toute sa fascination, semble avoir réintégré sa posture d’anthropologue, redonné la primauté à son cerveau gauche et à ses cahiers de couleur, retrouvé ce qu’on a envie de qualifier Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 69 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 de saine distance avec les non-humains, ours compris. Il me semble qu’on ne peut que s’en réjouir pour sa sécurité physique et son équilibre mental… tout en saluant et goûtant l’inédite richesse et la poésie de l’entre-deux qu’a pu offrir aux lecteurs l’expérience des limites vécue en 2015 et racontée en 2019 dans Croire aux fauves. 70 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 1 Maurice Blanchot, « L’Apocalypse déçoit », dans M. Blanchot, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971. Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale Éric Hoppenot INSPE de Paris-Sorbonne Université, Collège International de Philosophie Notre littérature contemporaine et ultracontemporaine aura été profondément une littérature de la fin, de l’apocalypse, même si elle déçoit 1 … L’Arche Titanic d’Éric Chevillard est publié en 2022 dans la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock. Le principe de la collection est simple : un auteur passe la nuit enfermé tout seul dans le musée de son choix et rédige un texte né de sa rencontre avec un ensemble d’œuvres. C’est ainsi qu’Éric Chevillard obtient l’autorisation de passer une nuit dans la Grande Galerie de l’Évolution du Museum d’Histoire Naturelle. Il déambule dans cet espace gigantesque et mémoriel dans lequel s’offre à lui le spectacle d’animaux empaillés et de quelques squelettes démesurés. Il n’est guère attiré par ces squelettes d’un autre temps, mais il s’attache plus volontiers à ce j’appellerais « la communauté des empaillés », tout un univers naturalisé, un musée, où l’homme n’est plus au cœur de l’attention. Dans cette étrange galerie qui raconte aussi notre histoire, on ne sait plus vraiment si nous rencontrons des vestiges d’animaux ou des objets d’art. Le livre est dédié « à Nénette », un orang-outan femelle d’une cinquantaine d’années, l’une des plus âgées du monde vivant dans un zoo. Chevillard s’est pris d’affection pour l’animal et dès qu’il vient à Paris, il prend toujours un moment pour aller la voir. À la fin de L’Arche Titanic , il s’interroge sur le destin de Nénette et se demande si sa dépouille s’ajoutera ou non aux autres animaux naturalisés de la Grande Galerie de l’Évolution. Dès la première page du récit, nous partons à l’aventure en compagnie du narrateur qui installe son lit de camp pour une nuit de bivouac. Sans souci d’un Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 2 Éric Chevillard, L’Arche Titanic . Paris, Stock, «-Une nuit au musée-», 2019, p.-9. ancrage réaliste, bien au contraire, l’incipit nous signifie que cette expérience nocturne et solitaire sera contée sous le sceau d’une expédition sauvage-: C’est un vrai lit de camp de broussard, toile rêche, écrue, tendue sur une structure de bois pliable, inutile de songer à dormir là-dessus, mais on ne saurait en effet être mieux alité pour suer les poisons du palu, de la fièvre jaune et du béribéri. Je l’ai installé dans la galerie des Espèces disparues, quitte à paraître d’emblée exagé‐ rément catastrophiste, mais cette longue salle accueille aussi les espèces menacées et je ne suis donc pas moins raisonnablement pessimiste que les conservateurs du Muséum qui ont jugé opportun de les exposer ensemble - celles qui ne sont plus et celles qui semblent condamnées -, peut-être pour n’avoir pas à déplacer ces fragiles spécimens quand ils passent d’un statut à l’autre 2 . (AT, 9) Cette pièce semble presque confidentielle : elle est à part, presque à l’écart de La Grande Galerie de l’Évolution, on n’en fait guère de publicité (hormis en raison du casque optionnel à réalité augmentée ! ) et son accès est limité, on y entre presque religieusement, conscients de pénétrer un monde de fantômes ou d’animaux en sursis dont la présence sur notre terre ne tient plus qu’à la vie de quelques individus. Il songe à certains animaux menacés, pensant qu’il leur suffira seulement de passer de la vitrine des menacés à celle des disparus. La tragédie de l’extinction est visible en quelques vitrines qui sont séparées seulement de quelques mètres, l’une en face de l’autre, les disparus faisant parfois face aux menacés d’extinction. Peut-être que nos bestiaires imaginaires présents et futurs se nourrissent déjà du cadavre de ces animaux, disparus avant même que nous connaissions leur existence. Ils sont passés sans nous. Afin d’entrer dans cet univers animal, rappeler ces mots de L’Abécédaire de Gilles Deleuze, dans son « A comme Animal » où il corrèle subtilement l’animal et l’écrivain-: si l’écrivain c’est bien celui qui pousse le langage jusqu’à une limite, limite qui sépare le langage de l’animalité, qui sépare le langage du cri, qui sépare le langage du chant… À ce moment, il faut dire : oui, l’écrivain est responsable devant les animaux qui meurent. Et être responsable devant les animaux qui meurent, c’est-à-dire répondre des animaux qui meurent. Écrire, non pas pour eux — encore une fois, je ne vais pas écrire pour mon chat, pour mon chien — mais écrire à la place des animaux qui meurent, et cætera. C’est porter le langage à cette limite. Et il n’y a pas de littérature qui ne porte pas le langage et la syntaxe à cette limite qui sépare l’Homme de l’animal. Il faut être sur cette limite, même. 3 72 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 3 Cet Abécédaire n’ayant pas été publié, notre retranscription rétablit la syntaxe de la négation écrite. 4 Lire le détail de cet épisode dans Éric Chevillard, Palafox , Paris, Minuit, 1990, p.-43. Si je choisis de rappeler ces mots de Gilles Deleuze, c’est que toute l’écriture de Chevillard, du moins, celle qui se veut attentive en ce point où l’existence animale nous traverse, se situe exactement à la limite même qu’évoque Deleuze. L’entreprise de Chevillard déploie des trésors d’ingéniosité, pour réintroduire l’animal dans la littérature, mais plus dramatiquement pour acter de sa mort, et surtout de sa disparition à grande échelle. Nous reviendrons plus loin sur la responsabilité que Chevillard fait porter à la littérature dans la disparition des animaux. L’univers d’Éric Chevillard est depuis longtemps peuplé d’animaux réels et imaginaires, que l’on songe aux titres et aux histoires racontées dans Palafox (1990), Préhistoire (1994), Du Hérisson (2002), Oreille rouge (2005), Sans l’orangoutan (2007) ou encore L’explosion de la tortue (2019), et dans beaucoup d’autres textes, ce sont autant d’animaux qui échappent pour une large part à tout « effet de réel ». Le traitement narratif des animaux est parfois particulièrement difficile à circonscrire, l’on pourrait déjà avancer que même absent comme dans Sans l’orang-outan , l’évocation animale chez Chevillard s’avère d’abord déconcertante et participe d’une véritable esthétique de la surprise. L’Arche Titanic me paraît être le titre phare, l’hyperonyme de tous les romans de Chevillard où la disparition des animaux se déploie au cœur de la narration. L’autre raison plus profonde, c’est qu’en relisant L’Arche Titanic , je fais l’hypothèse que les animaux en voie de disparition et plus encore, les animaux disparus deviennent pour nous un bestiaire imaginaire. De l’arche de Noé à L’Arche Titanic, une échappée biblique Si Éric Chevillard se plaint de l’absence des animaux dans la littérature, il est pourtant une œuvre majeure de notre culture où l’animal entre dans les premières pages de la Genèse et se trouve toujours au cœur du récit de la fin des temps. Avant L’Arche Titanic , celle de Noé apparaît à plusieurs reprises, d’abord sous la forme d’un écho parodique où se mêlent des jeux phoniques, l’évocation biblique, la cacophonie animalière et l’origine des langues. Plus précisément, la naissance des langues aurait selon le narrateur une origine animale ; au temps de l’arche de Noé, les animaux possédaient une langue, mythe qui deviendra, dans certains contes, ce moment archaïque : « au temps où les animaux parlaient ». Cette langue, a selon le narrateur de Palafox   4 totalement Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale 73 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 disparue, que les animaux eux-mêmes ne comprennent plus ces onomatopées d’un jadis immémorial. Dans L’Explosion de la tortue , « l’arche de Noé » est d’abord le nom de l’animalerie peu fréquentable dans laquelle le narrateur a acheté Phoebe, la tortue au centre du récit. Mais l’arche est aussi l’occasion d’un récit dans le récit, car le narrateur de L’Explosion de la tortue est en possession d’une œuvre d’un des personnages du livre, un certain Novat, auteur de L’Arche fantôme dans lequel il narre la manière dont l’arche de Noé aurait été attaquée par des pirates pour faire disparaître de nombreuses espèces et les remplacer par d’autres. On voit ainsi de quelle manière le motif de la disparition des animaux s’immisce dans de nombreuses strates de ces récits. Chez Chevillard, il se pourrait que la disparition du monde animal trouve donc sa source dans l’épisode de l’arche de Noé, perception d’autant plus singulière que l’arche devait servir d’abri aux espèces. La tradition juive, elle, ne mentionne pas du tout cette image de l’arche, commode pour les traductions latines qui pourront faire de cette arche une allégorie de l’Église, refuge pour tous les chrétiens, mais cette image est étrangère au texte hébreu. Le mot hébreu « tevah » désigne prosaïquement une sorte de caisse, mais symboliquement ce qui fait office de refuge pour l’ensemble des espèces, c’est la main de Dieu. Bien loin de l’univers tragique de la disparition des animaux, l’arche de Noé est interprétée comme déjà l’avant-goût des temps messianiques, ce moment où toutes les espèces vivent en paix, cette célèbre utopie où le loup et l’agneau habiteront ensemble selon l’un des versets d’Isaïe. Ce que la tradition oblitère souvent c’est la fin du Déluge. Une fois revenu sur la terre ferme, Noé, pour remercier Dieu, sacrifie tous les animaux qui étaient en surplus dans l’arche. Ce sacrifice marque la fin d’une humanité végétarienne. Dieu autorise l’homme à manger des animaux le temps que les végétaux de la terre se régénèrent. Pour en terminer rapidement avec les enjeux de cette référence biblique essentielle, soulignons que si l’homme sort de sa condition végétarienne et peut se nourrir d’animaux, ce n’est possible qu’à condition qu’il se soumette à certaines lois divines, comme ne pas arracher un membre à un animal vivant, ne pas manger de viande avec son sang parce qu’il est l’âme de l’animal, ne pas le manger non plus avec sa possible descendance-: «-Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère-». La référence explicite à l’épisode biblique, au-delà de ce qu’elle génère de représentations dans notre imaginaire, inscrit l’histoire des animaux dans une configuration où, depuis l’origine, les hommes et les animaux sont indissocia‐ bles. Plus souterrainement, l’évocation de l’arche de Noé dans le récit de Chevillard expose les relations complexes entre l’homme et l’animal. Notre 74 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 5 Genèse , 9, 8-10. 6 Éric Chevillard, Le désordre AZERTY , Paris, Minuit, 2014, p.-13. 7 Par exemple : le lion de l’Atlas, la panthère de Chine, le Cyprinondon alvarezi et beaucoup d’autres mammifères, oiseaux, poissons ou reptiles. culture a sans doute oublié que la première Alliance, celle entre Dieu et Noé, incluait les animaux eux-mêmes : « 8Dieu dit encore à Noé et à ses fils : 9« J’établis mon alliance avec vous et avec votre descendance après vous, 10avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et tous les animaux de la terre, avec tous ceux qui sont sortis de l’arche, avec tous les animaux de la terre. 5 » (Gn. 9, 8-10). Soulignons une dernière occurrence de l’arche de Noé que Chevillard con‐ voque dans Le désordre AZERTY ou le zoo incarne l’arche de Noé dégradée, une sorte d’arche de fin du monde : « Le zoo est un monde dramatiquement rétréci, une arche de Noé échouée sur un banc de sable ou la vie suffoque. 6 » Entre l’arche de Noé et la Grande Galerie de l’Évolution, il y aurait donc le zoo, comme un entre-deux où l’animal n’est plus tout à fait lui-même, un lieu de préservation pour les uns, un espace spectaculaire et inhumain pour les autres. Le fait que certaines espèces n’existent pratiquement plus sur notre planète en dehors de certains zoos 7 . Un bestiaire imaginaire Si l’on est familier des romans de Chevillard, l’on s’attend avec un tel titre, L’Arche Titanic , à croiser nombre d’animaux sortis de son imagination, or il n’en est rien. Le cadre du récit ne s’y prête pas, il y a déjà tellement d’animaux dans la Grande Galerie de l’Évolution, et surtout la gravité de l’extinction en cours dont le livre veut témoigner exige une attention aux véritables animaux, ou à ce qu’il en reste. Ce texte se donne à lire comme un récit autobiographique, un récit de voyage dans la nuit originelle des animaux, comme l’histoire de leur naturalisation, et enfin comme une méditation anthropologique sur la responsabilité humaine dans la sixième extinction. Ce sont sans doute pour toutes ces raisons qu’il y a la place pour la rêverie, la distance critique et comique, mais moins pour un bestiaire imaginaire. Il faut patienter jusqu’aux quinze dernières pages pour rencontrer quelques animaux fabuleux identifiables et appartenant à la longue tradition des bestiaires. Dans le paragraphe qui précède, Chevillard fait le rêve de ce qui semble une nouvelle arche de Noé, comme si la Grande Galerie se muait en asile pour tous les animaux menacés, un refuge où ils trouveraient protection et hospitalité, en somme, l’improbable réunion des vivants et des morts. C’est dans ce contexte que Chevillard écrit : « Les animaux Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale 75 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 8 L’Arche Titanic , p.-158. 9 Henri Michaux, « La Parpue », La nuit remue , Paris, Gallimard, 1935, repris dans les Œuvres Complètes I, La-Pléiade, 1998, p.-490. légendaires n’ont jamais eu d’autres corps que leurs noms : le catoblépas, le phénix, le dragon, le griffon, le basilic, la licorne ou la manticore. C’est dire l’importance de ce baptême 8 . ». Ces animaux font tous partie de notre imaginaire littéraire, de notre culture, même si le catoblépas et la manticore nous sont moins familiers que le dragon ou la licorne. Le catoblépas est évoqué par Pline l’Ancien, et surtout dans La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert où il incarne une figure de la bêtise : cet animal ayant toujours la tête penchée, il mange ses pattes sans s’en apercevoir. On le rencontrait déjà chez Rabelais et, plus récemment, il figure dans Les êtres imaginaires de Borges. Quant à la manticore, on la trouve chez Aristote, chez Pline l’Ancien, et dans La Tentation de Saint Antoine , mais ce sont principalement les bestiaires médiévaux qui en font le plus grand usage et l’interprètent comme une incarnation du mal. Ce sont les seuls et uniques animaux légendaires mentionnés dans L’Arche Titanic , tous des souvenirs de lettré, échappant au peuple de la Grande Galerie de l’Évolution. L’écriture des animaux chez Chevillard prend une proportion rarement atteinte dans les autres œuvres contemporaines, elle me semble se manifester non par une opposition, mais par une coexistence de deux dispositifs narratifs qui semblent avoir chacun leur espace romanesque. D’un côté l’animal souvent loufoque, mu par un imaginaire et généré par une hybridité multiple particu‐ lièrement complexe qui rend l’animal infigurable ou monstrueux ; à cet égard l’exemple limite, c’est probablement Palafox , qualifié, par une série infinie de paradoxes et d’oxymores « d’énorme animal minuscule ». Ainsi ce singulier animal échappe à toute forme de taxinomie, il n’appartient qu’à une seule espèce, celle des incongrus. Pierre Jourde a parfaitement montré que cette incongruité ne pouvait réellement prendre dans le récit qu’à condition que le lecteur soit convaincu que Palafox est successivement tel ou tel animal, à la différence par exemple de certains animaux de Michaux qui n’ont jamais une identité animale identifiable comme « La Parpue 9 », alors que Palafox incarne successivement des identités animales, canari, serpent, éléphant, crocodile etc. Seule la poesis rend possible une telle épiphanie textuelle. De l’autre côté, des animaux fabuleux, les animaux réels ou plutôt référencés, qui pour la plupart ne sont présents, si j’ose dire, que par leur disparition. Il en est ainsi dans Sans l’orang-outan , L’explosion de la tortue ou encore dans L’Arche Titanic dans lequel le narrateur erre dans les galeries des animaux définitivement disparus de la Terre. Il est en ainsi du dodo ou d’autres espèces que Chevillard ne manque pas d’évoquer, comme s’il y avait 76 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 10 L’Arche Titanic , p.-24. une nécessité à inscrire de nouveau ces noms quelque part. L’Arche Titanic est un cimetière qui prend acte que des mots se meurent aussi dans la langue. Si l’arche de Noé était une opération de sauvetage, L’Arche Titanic nous oblige à compter les pertes et à déambuler dans un gigantesque reliquaire. À dire vrai, ce n’est pas le bestiaire imaginaire qui m’intéresse en tant que tel chez Chevillard, hormis dans Palafox , ce qui m’interroge c’est plutôt la manière dont coexiste dans l’œuvre le bestiaire imaginaire et les autres animaux. Il me paraît que nombre d’animaux imaginaires de Chevillard, sont des résonances poétiques et lexicales des animaux dont nous n’avons pas, non seulement pris soin, mais que nous nous sommes évertués à effacer méthodiquement de la surface du globe. Par ailleurs, l’on est en droit de se demander si les animaux disparus ou en voie de disparition ne sont pas susceptibles de rejoindre le bestiaire de la faune imaginaire, tant ils nous deviennent étrangers, tant nous avons si peu de chance de les rencontrer en dehors des livres, des œuvres d’art ou des archives documentaires. Si nous dressions une liste hétéroclite d’animaux disparus et d’animaux imaginaires, nous ne serions probablement pas à même de les distinguer les uns des autres. Au début de L’Arche Titanic on trouve un bel exemple de ces animaux étranges qui se cachent dans l’imaginaire : Puis il faudrait évoquer encore les espèces qui, considérant la conjoncture hostile, renoncent à apparaître - pour ne citer que l’escognette, l’alongue cendrée, le marole acrobate et la pirlouche. Ni l’escognette ne fendra le flot de son aileron étoilé, prenant de la vitesse pour jaillir soudain et exécuter un looping parfaitement rectangulaire. Ni l’alongue cendrée ne migrera en volant sur le dos du pôle Nord au pôle Sud en composant un chant toujours nouveau. Ni le marole acrobate suspendu par la queue à une branche ne s’accouplera en se balançant à trente mètres au-dessus du sol. Ni la pirlouche sur son nid d’écume ne couvera ses œufs dans ses bajoues 10 -. La dérobade qui est immanente aux animaux peut être saisie comme une autre forme de disparition, mais cette fois volontaire. C’est là toute la liberté des animaux des bestiaires imaginaires, ils peuvent se soustraire à notre présence, leur disparition ne sera que mémorielle. Mais la leçon de ce bestiaire imaginaire, c’est qu’il mérite aussi notre égard, notre vigilance : veiller sur ces animaux qui ont choisi de ne pas apparaître, c’est veiller sur l’advenue d’une certaine expérience poétique du monde. D’un monde animal où tout est possible. Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale 77 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 11 L’Arche Titanic , p.-70. La trace, substitut d’une présence-? C’est ainsi que L’Arche Titanic , en nous proposant une attention particulière‐ ment développée à la galerie des Espèces disparues, nous raconte une histoire de morts. Ces animaux naturalisés ne sont que des traces, des décombres de vie qui ne sont jamais advenus, à quelques exceptions près à ce que Ricœur désignait comme une « identité narrative ». C’est cette manifestation de la trace dans L’Arche Titanic que nous voudrions maintenant rapidement explorer. Nous ne pourrons développer ici ce point, mais tout le récit s’oriente dans des traces multiples, notamment historiques, par exemple celles de certains scientifiques, taxidermistes ou encore le célèbre rhinocéros oublié de Louis XIV. L’œuvre s’écrit dans une succession de digressions qui permet à Chevillard l’exposition d’un si vaste bestiaire. Ce motif de la trace et du pistage nous renvoie expressément à l’un des premiers liens que l’humanité eut avec l’animal, celui du chasseur et de la proie. À ce propos, Chevillard consacre un passage à un texte essentiel de Carlo Ginzburg-: […] certains historiens pensent que les premiers récits furent des histoires d’animaux, des aventures de chasseurs et de pisteurs, de combats avec l’ours. Lisons Mythes, emblèmes, traces , de Carlo Ginzburg : « Peut-être l’idée même de narration est-elle née pour la première fois, dans une société de chasseurs, de l’expérience du déchiffrement des traces. […] Le chasseur aurait été le premier à ‘‘raconter une histoire” parce qu’il était le seul capable de lire une série cohérente d’événements dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par la proie 11 . Carlo Ginzburg émet l’hypothèse selon laquelle le premier geste intellectuel de l’humanité serait produit par «-celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de sa proie-» (p.-11). Si l’on suit cette hypothèse, le premier mouvement intellectuel de l’homme serait donc celui de la lecture, donc de l’interprétation. Cette herméneutique originaire du chasseur consistait à reconstituer, dans la présence d’une marque, une existence maintenant dérobée. Ce qu’il y a de toujours étonnant dans la lecture de la trace, c’est une apparente distorsion, voire une démesure entre le signifiant qu’elle est et le signifié auquel elle renvoie. C’est un savoir dont nous avons totalement perdu l’histoire. La problématique de la trace est sans doute toujours articulée à une suspension du sens, je veux dire que l’interprétation de la trace n’implique jamais le signifié. La trace d’un ours, aussi riche soit-elle, n’est pas l’ours, mais elle permet d’ériger des hypothèses et donc 78 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 12 L’Arche Titanic , p.-68. de raconter des histoires. C’est aussi ce que nous pouvons apprendre d’une autre hypothèse de Ginzburg-: si quelqu’un est bien «-passé par là-» qui m’a échappé, qui s’est dérobé à ma vue, alors je peux échafauder un récit. La découverte de la trace est le vestige d’une rencontre, la découverte de la trace nous dit toujours, « tu es en retard », elle est inéluctablement la manifestation d’un rendez-vous toujours déjà manqué. Le livre de Chevillard est un récit méditatif à partir de l’élection de quelques-unes de ces traces perdues dont la naturalisation immobile de ces regards vides ne peut être que le vestige d’un «-ça a été-». La trace excède sa propre exégèse. Ainsi, on peut avancer que la trace est une matrice narrative à travers laquelle le chasseur, le pisteur, l’écrivain inventent, poétisent les possibles devenirs de la trace. Pour cette raison, la trace de l’animal est tout à la fois une donnée empirique, factuelle et simultanément une réserve d’imaginaire. Dans L’Arche Titanic , Chevillard remonte l’histoire et les traces de plusieurs animaux disparus, par exemple Weke, le seul calamar naturalisé ou le fameux dodo dont le statut est si particulier, puisqu’il est, je crois, le seul animal de la Galerie qui n’est pas naturalisé. Il siège tout seul dans une salle, à l’écart de tous les autres animaux, aucun autre ne l’entoure, il est comme le prologue de la Galerie des Espèces disparues. On ne doit donc sa présence incarnée dans le musée qu’à quelques gravures ou récits, au mariage probable de la science et de l’imaginaire. Mais l’animal auquel nous voudrions être plus attentif, c’est l’æpyornis. Cet animal désigné aussi sous le terme d’oiseau-éléphant mesurait entre deux et quatre mètres et vivait exclusivement à Madagascar ; il n’était pas le plus grand, mais le plus lourd des oiseaux (environ cinq cents kilos). La littérature imaginaire s’en est emparée puisque l’on trouve sa présence monstrueuse dans les bestiaires des contes orientaux et particulièrement lors de l’un des voyages de Sindbad, où l’æpyornis apparaît sous le nom de « Roc ». C’est sous cette forme imaginaire qu’il est donc entré dans le bestiaire fabuleux des Mille et Une nuits . Dans son édition, Gustave Doré en propose une étonnante représentation que je vous invite à aller voir. Il n’existe aucun spécimen naturalisé de l’æpyornis, mais on trouve encore des œufs et des fragments de coquilles dans la terre de Madagascar. La séquence que Chevillard consacre à l’æpyornis intervient pratiquement au milieu du livre et elle est constituée d’une petite dizaine de pages dans lesquelles littéralement le narrateur s’emballe pour l’oiseau-éléphant. L’auteur fait porter la responsabilité de la disparition de l’animal sur les écrivains : «-[…] le silence de l’écrivain précipite les animaux dans le néant. Jamais par exemple l’écrivain ne jugea bon de dédier un poème à l’æpyornis. En conséquence de quoi l’æpyornis a disparu. La démonstration est imparable. 12 ». L’écrivain repenti, Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale 79 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 plutôt que de déambuler parmi ces chers disparus, propose d’abord pour racheter la conduite de l’écrivain de couver l’œuf, seule trace de l’æpyornis dans le muséum. Mais rapidement le narrateur par une métaphore comique et fort à propos pour un oiseau, préfère le couver de sa plume pour en faire l’objet d’un poème. On voit peu à peu de quelle manière Chevillard prend littéralement, pour reprendre le titre pongien d’un livre de Jean-Christophe Bailly, le parti pris de l’animal. L’entreprise poétique se veut d’abord démiurgique, tel le Christ devant Lazare ; Chevillard confiant dans le pouvoir de la parole espère un instant ressusciter le vorompatra par le verbe, au moins engendrer une réapparition textuelle le temps de quelques pages. Faire éclore le poussin de l’œuf, c’est bien à quoi, au moins dans L’Arche-Titanic , l’auteur parvient dans son bref poème parodique. Faire réapparaître sous une forme comique et imaginaire un animal depuis longtemps oublié, c’est probablement une modalité d’écriture particulièrement efficace pour conjurer la disparition et remotiver la présence de ces animaux, perdus avant d’être dans notre champ de savoir. Au moins Chevillard est-il sans doute le premier à faire entrer ou revenir l’æpyornis dans la poésie française contemporaine. La séquence s’achève sur ce poussin sortant du muséum et vivant tranquillement au milieu des Parisiens ! C’est ainsi que le bestiaire s’enrichit d’une nouvelle éclosion, celle de ce poussin mort-né depuis des siècles. Cette éclosion promise, c’est celle qu’attendent les enfants quand ils se trouvent dans cette étrange Galerie face à face avec l’œuf géant, fascinés par ce gros ballon de rugby. La trace, le vestige de l’æpyornis contenait bien une promesse. Sans le ressusciter, c’est bien par l’écriture que le vorompatra peut avoir encore une place, quelque part dans un livre ; à la manière d’un bestiaire égaré, il poursuit son œuvre dans notre imaginaire. C’est pourquoi, comme il le déclare un peu plus loin, la littérature peut s’avérer le lieu privilégié où nous pouvons au moins rêver à la réintroduction des animaux disparus. Éviter donc que la littérature ne soit qu’un tombeau où s’entassent les unes après les autres les espèces que nous effaçons de la planète. Pour mettre un terme tout provisoire à l’évocation de la trace, de ce qu’elle peut engendrer comme ramifications multiples dans L’Arche Titanic , n’oublions pas que cette communauté naturalisée est-elle aussi une somme de traces, de vestiges particulièrement vulnérables. La trace est toujours double, elle est susceptible de perdurer, par exemple sous la forme d’un fossile, elle est susceptible de devenir une empreinte, donc d’être en quelque manière gravée ou encore elle peut ressurgir après avoir été recouverte et réapparaître comme spectralité. Mais la trace porte toujours en elle une vulnérabilité, elle-même est éphémère, propice à la disparition. 80 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 Une écriture du naufrage C’est sur ce motif de la disparition, du naufrage des animaux que nous achève‐ rons ce bref parcours du livre de Chevillard. « Habiter à mon tour un lieu devenu celui de la commémoration, du souvenir, de la collection », c’est ainsi qu’Éric Chevillard définit son horizon d’écriture pour L’Arche Titanic . Revenir dans la Grande Galerie de l’Évolution, là où l’art du taxidermiste et la science ont scellé le destin de certains animaux dans une sorte de devenir-archive. Nous demeurons comme hébétés, nous ne savons plus très bien si nous sommes face à des objets ou des animaux toujours-déjà posthumes. Nostalgiques devant certains vestiges, nous regrettons de n’avoir pu être leurs contemporains, ils n’apparaissent en ce lieu que comme des restes fantomatiques destinés à satisfaire notre curiosité ou à peupler notre mémoire. L’Arche Titanic pourrait presque servir de titre thématique qui regrouperait plusieurs œuvres de Chevillard, tant le motif de la disparition animale y est prépondérant. L’Arche Titanic représente une nouvelle pierre de l’édifice du bestiaire de Chevillard. Le livre poursuit autobiographiquement, et parfois sous la forme d’un essai, l’entreprise romanesque de certains de ses romans dont la disparition des animaux était au cœur de l’intrigue, particulièrement dans Oreille rouge et surtout dans La disparition de l’orang-outan . Le fil entre les deux romans, pourtant très distincts, est assuré par la présence récurrente dans les deux œuvres du personnage d’Albert Moindre. Dans Oreille rouge , on se souvient qu’Albert Moindre est au Mali et qu’il cherche désespérément à rencontrer trois animaux emblématiques du bestiaire africain, le lion, la girafe et l’hippopotame, mais les animaux se sont dérobés à jamais. Dans Sans l’orang-outan où l’on retrouve Albert Moindre, les humains découvrent les terribles conséquences de la disparition du primate dans leur vie quotidienne. En un sens, ce n’est pas tant qu’il faut vivre l’effacement de l’orangoutan qu’il faut exister avec le poids de cette absence, l’absence de l’orang-outan étant perçue comme une hantise qui dérègle toute forme d’être au monde. Pour le dire autrement, la disparition de l’animal fait perdre à l’homme une part de son humanité : sans l’orang-outan, c’est une relation au monde qui s’estompe pour toujours, vivre sans l’orang-outan, mais avec tout le poids de son absence. Si l’animal est selon Heidegger « pauvre en monde », l’humain privé de l’animal se trouve lui aussi dans un univers appauvri. Mais l’on sait que l’univers romanesque de Chevillard se nourrit aussi d’un vaste bestiaire imaginaire, sans doute le plus riche de notre littérature ultracontemporaine. Ces multiples animaux nous offrent comme un surplus de monde comme dans Palafox , mais ses romans peuvent aussi offrir un bestiaire Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale 81 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 13 L’Arche Titanic , p.-32. 14 L’Arche Titanic , p.-65. imaginaire en négatif, comme dans Sans l’orang-outan ou dans Oreille rouge . En un sens, le bestiaire imaginaire de Chevillard est le parent des animaux disparus ou en voie d’extinction. À ceci près que le bestiaire imaginaire n’advient jamais au monde, généralement hormis des figures comme Palafox, il apparaît fugitivement et disparaît au moment où il est né. L’animal imaginaire de Chevillard doit souvent son existence littéraire au seul événement de la nomination. Il ne prend pas nécessairement corps et quand il s’incarne, c’est un corps irreprésentable, inassignable, métamorphosé par des caractérisations loufoques et absurdes, comme Palafox qui multiplie les enveloppes animales toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Dans L’Arche Titanic , on assiste aussi à un étrange dispositif métamorphique où l’opération de naturalisation génère l’effet inverse. Les animaux naturalisés de la Grande Galerie de l’Évolution qui devraient offrir à notre regard au moins le simulacre d’une présence des animaux, au contraire, selon Chevillard, « ce sont des fantômes morts. Imaginez le degré d’anéantissement 13 ». Et pour développer humoristiquement, l’humain destructeur, puis empailleur est comparé par le narrateur à Norman Bates, le héros de Psychose qui tue ses hôtes et conserve chez lui la dépouille de sa mère assise dans un fauteuil roulant. La disparition de pans entiers de notre humanité n’affecte pas seulement les espèces, elle est aussi au cœur de la disparition du langage. Nous y faisions brièvement référence plus haut, il faut y revenir de manière plus précise. La charge de Chevillard se manifeste d’abord contre l’histoire de la littérature qui aurait chassé les animaux des livres ; à peine entrés, ils auraient été congédiés au profit de notre petite personne, et même quand certaines œuvres mettraient en scène des animaux, c’est finalement l’homme et l’homme seul le sujet de tous les romans-: La sixième extinction massive a commencé dans la littérature. Et il s’agit plutôt d’une extermination. La littérature est déjà ce monde sans animaux. Dans le désert même, on rencontre le fennec, le dromadaire, la vipère à cornes.- Dans la littérature, il n’y a pas d’animaux. J’ai grandi dans la littérature, il me manquait quelque chose. Il me manquait les animaux 14 . (AT, 65) 82 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 15 Ibid. , p.-154. Dès que l’on sort de l’enfance, c’en est terminé des animaux dans la littérature. Baptiste Morizot fait un constat équivalent dans Manières d’être vivant . Il existe tout un pan de cette littérature enfantine où les bestiaires imaginaires ou les animaux anthropomorphisés comblent de plaisir les enfants. Si l’on suit Chevillard, grandir consisterait donc pour une part à abandonner l’univers animal pour se pencher enfin sur un sujet plus sérieux, l’homme. Ce que ne dit pas Chevillard à propos de l’absence animale dans l’histoire de la littérature, c’est que, du moins dans notre culture, dans le livre des livres qu’est la Bible, l’animal entre dans le livre et n’en sortira jamais, de sa présence au moment de la création du monde, jusqu’à l’Apocalypse en passant par tous les animaux sacrifiés ou non qui traversent tous les livres. Quelques lignes dans les dernières pages sont particulièrement signifiantes quant aux conséquences de la disparition d’un individu sur la langue : «-Quand un animal disparaît, son nom se vide à moitié de son sens - son sang -, n’est plus qu’un demi-mot : une momie . Ce qui me ramène à ma méditation des premières heures de la nuit : des mots disparaissent aussi, engloutis dans la même absence, vite oubliés. Comment pourtant en garder le souvenir ? Confectionner une figurine de papier mâché à leur effigie-? 15 -» Une disparition en générant une autre, les livres et les écrivains se trouvent accusés d’être la cause de la destruction des forêts. En somme pour Chevillard, il est tout aussi essentiel de veiller sur les animaux en voie d’extinction que sur les mots menacés de disparition. L’animal réel ou imaginaire représente clairement pour Chevillard l’une de ses matrices essentielle et vibratoire. L’écriture de l’expérience muséale déploie en un livre relativement court, une réelle puissance mémorielle, tout à la fois poétique, épistémique et émotive. Le ton y est plus grave que dans les romans, voire nostalgique. Finalement, l’on se rend compte que sauf à procéder à une lecture minutieuse qui oblige à la vérification de chaque mot inconnu, certains animaux dont nous n’avons jamais entendu parler semblent avoir des noms extraordinaires, magiques qui nous font profondément douter de leur réelle existence. C’est pourquoi il me semble, pour revenir à mon hypothèse initiale, qu’il n’y a pas une profonde différence entre les bestiaires imaginaires et certains animaux disparus. Tous les deux me paraissent participer d’un certain rapport à la langue et à l’imaginaire. Nous avons vu aussi que par certaines métamorphoses, plusieurs animaux comme le varompatra ou le dodo entrent dans un univers peut-être plus fictif que scientifique. La littérature doit être pour Chevillard un espace de préservation de la vie animale, un espace dans Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale 83 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 16 Le désordre AZERTY , op. cit ., p.-15. lequel l’animal peut encore se faire entendre : « L’ennui de ces pages où jamais ça ne rugit ni ne hennit ni ne barrit ni ne cacarde - où ça ne fait au contraire que déblatérer. L’homme veut être le seul personnage de ce monde. […] Mais la disparition des animaux annonce la nôtre 16 .-» 84 Éric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0005 1 Julien Defraeye et Elise Lepage, «-Présentation-», dans Julien Defraeye et Elise Lepage (éds), Études littéraires. Approches écopoétique des littératures française et québécoise de l’extrême contemporain , Vol.48, n°3, 2019. En ligne. URL : https: / / www.erudit.org/ fr/ rev ues/ etudlitt/ 2019-v48-n3-etudlitt04741/ 1061856ar/ [Consulté le 02 mai 2024] 2 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique , Marseille, Wildproject, 2015, p.-13. 3 Julien Defraeye et Elise Lepage, « Présentation », dans Études littéraires. Approches écopoétique des littératures française et québécoise de l’extrême contemporain , op. cit . 4 Outre la multitude de formes et de genres utilisés (épistolaire, journal intime, autofic‐ tion, roman, reportage, poésie, récit, ect…), ce corpus est écrit en arabe, en français et dans quelques rares cas en dialecte, écrit et/ ou publié durant et/ ou après la détention par une diversité de témoins (militants politiques et syndicaux, étudiants, journalistes, militaires, épouses et enfants d’opposants). Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb. Le cas des témoignages de Tazmamart Béchir Ghachem Université Bordeaux-Montaigne Introduction Si le propre de l’écopoétique est « de prêter particulièrement attention aux constructions discursives, énonciatives et narratives des questions environne‐ mentales en contexte littéraire 1 », et de souligner, à travers sa récente émergence comme discipline dans le champ académique français, « une manière de répondre à la place toujours grandissante que les problématiques liées à la nature et à sa préservation occupent dans la littérature des dernières années 2 -», comment cette perspective théorique qui peut faire émerger « de nouvelles lectures, [et] un nouveau savoir de la littérature » 3 peut-elle contribuer à aller au-delà de l’intérêt presque exclusivement politique et mémoriel qu’on accorde aux écrits témoignant de la violence étatique et plus particulièrement, dans cet article, à renouveler la question de l’incarcération politique au Maghreb indépendant-? Non exclusivement, mais surtout à partir des années 2000, on constate l’avènement et le foisonnement sur la scène littéraire au Maghreb d’une écriture testimoniale très hétérogène 4 qui lève le voile, en la dénonçant, sur la détention Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 5 Mohamed Benchicou, Les Geôles d’Alger , Paris, Riveneuve Éditions, 2007, p.-195. 6 Philippe Bouchereau, La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale , Paris, Garnier, 2018. 7 Bagne secret construit dans le désert marocain pour emprisonner de 1973 jusqu’à 1991 les 58 officiers et sous-officiers impliqués dans les deux coups d’État contre Hassan II en 1971 et en 1972 et qui n’ont pas été fusillés après le procès de février 1972. 8 Omar Mounir, Nécrologie d’un siècle perdu. Essai sur le Maroc , Al Jadida, Marsam Éditions, 2002, p.-55. 9 Selon l’un des gardiens de Tazmamart, Hinda est une chienne : « qui a eu le malheur de perdre son flair. Ce qui a provoqué la colère du directeur. Elle a aussi fait renverser un vase à la maison. Le commandant a ordonné de la mettre en prison jusqu’à nouvel ordre. Elle doit rester constamment dans la cour, sans niche et sans abri, et mangera le reste des marmites des prisonniers ». Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer , Casablanca, Afrique-Orient, 2003, p.-254 politique qui a accompagné la politique des régimes autoritaires institués depuis les indépendances et qui ont fait de cet espace isolé un lieu destiné à «-broyer les dignités 5 », visant à faire taire ceux et celles qui ont osé critiquer ou remettre en cause la légitimité du pouvoir. Même s’il est vrai que l’écriture testimoniale sur la prison politique (au Maghreb ou ailleurs) n’est pas fondamentalement mue par un engagement écologique et n’invite pas d’une manière patente à étudier « la littérature dans ses rapports avec l’environnement naturel », il n’en demeure pas moins qu’une approche écopoétique prend toute sa légitimité si elle prête attention à la création de tout un champ lexical du végétal et à l’usage de la figure animale, le bestiaire étant destiné à figurer l’expérience de «-désappartenance 6 -» à laquelle un être humain a été soumis par un autre être humain. Devant cette constante qui traverse tout le corpus maghrébin, pouvonsnous parler d’une écriture anthropocentrée lorsque l’ancien détenu se compare à un rat ou à du bétail pour souligner la déshumanisation subie et l’atteinte à la dignité voulue par les régimes autoritaires ? Et l’approche écopoétique devient encore plus fructueuse, dans le cas du témoignage carcéral maghrébin, si elle est appliquée à un corpus distinct : les textes autour de Tazmamart 7 . Car loin d’être uniquement le symbole de l’épouvante carcérale par excellence au Maghreb post-indépendant, «-l’erreur du siècle 8 -» comme dirait Omar Mounir, Tazmamart est aussi et probablement la seule prison au monde où une chienne a été incarcérée. Nul besoin de fiction pour parler de Tazmamart ! Nommée Hinda par les prisonniers humains, cette chienne y a été emprisonnée et battue presque chaque jour de 1984 jusqu’à 1987 car, ayant perdu son flair, elle a renversé un vase dans la maison du directeur du bagne 9 . Comment les prisonniers-témoins rendent-ils compte de cette présence animale dans leurs témoignages ? Quels rapports se créent entre l’humain et l’animal dans ce lieu qui suspend tout entendement humain-? 86 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 10 Hélé Béji, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation (1982), Tunis, Elyzad, 2014. 11 Ibid. , p.-41. 12 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Paris, Gallimard, 1975. 13 Ibid. , p.-16. Dans une approche écopoétique et se limitant aux témoignages d’anciens détenus de Tazmamart, cet article tente de comprendre l’économie du vivant et la place que se donne l’être humain dans le monde mis en œuvre par l’écriture carcérale sur Tazmamart, en interrogeant la place qu’y occupe l’animalité entre anthropomorphisme et zoomorphisme. I Dominer par l’indignité-: anatomie d’une chute Depuis la fin de la colonisation, s’est installé au Maghreb le sentiment d’un « désenchantement national 10 » nourri par l’autoritarisme qui caractérise les régimes postindépendance qui ont pris place, comme l’explique Hélé Béji : « L’indépendance nous a libérés d’une domination mais nous fait entrer dans une autre domination 11 ». Au nom du progrès, du développement et de la sécurité, la prison politique fera partie dès les indépendances de tout un système répressif qui, de la simple intimidation jusqu’à l’élimination physique, en passant par la torture et l’incarcération, vise essentiellement à punir et à faire taire toute personne désignée par le régime comme autre, et comme ne devant pas être, en portant atteinte à sa dignité humaine. - 1 Incarcération politique et atteinte à la dignité : Tazmamart, le paradigme À partir des travaux de Michel Foucault sur le système carcéral 12 , il est communé‐ ment admis que la prison est un lieu d’assujettissement qui soumet la personne à un processus de désappropriation de son identité humaine (physique, mentale et langagière). Mais cette idée de déshumanisation touche à son paroxysme lors d’un emprisonnement qui vise intentionnellement à briser à et à détruire le détenu dans son intégrité humaine, pour le punir, et aussi pour le dissuader de ne plus penser autrement. L’incarcération, pensée à partir de la fin du XIX e siècle comme un système punitif et correctif privant l’individu de sa liberté pourtant considérée comme un droit, est venue remplacer « l’art des sensations insupportables [par] une économie des droits suspendus 13 ». Cette acception moderne de la prison est subvertie par les régimes autoritaires qui, cherchant à faire taire leurs opposants en les attaquant dans leur dignité, la maintiennent comme espace de privation des droits invisible à la société, tout en y introduisant ce qu’elle est supposée venir remplacer : le supplice. En ce sens, la prison Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 87 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 14 Cité par Smaïl Medjebar, La Grande Poubelle , Paris, L’Harmattan, 2010, p.-8. 15 Voir Immanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), traduit de l’allemand par Victor Delbos, Paris, Éditions Vrin, 2004. 16 Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race , Paris, La Découverte, 2019. 17 Albert Camus, L’homme révolté , Paris, Gallimard, 1951. 18 Pech, Thierry. « La dignité humaine. Du droit à l’éthique de la relation », Éthique publique , Éthique de la magistrature , Vol.3, n°2, 2001. En ligne. URL : https: / / journals.o penedition.org/ ethiquepublique/ 2526 [Consulté le 22 avril 2024]. 19 Paulus Kaufmann, Hannes Kuch, Christian Neuhäuser et Elaine Webster, (dir.), Humi‐ liation, Degradation, Dehumanization. Human Dignity Violated , London/ New York, Springer, 2011. 20 Cynthia Fleury, La clinique de la dignité , Paris, Seuil, 2023, p.-27. 21 Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race , op.cit. , p.-93. politique dépasse la simple privation de liberté pour devenir un lieu « où commence la liberté des tortionnaires de déshumaniser leurs proies 14 -». En effet, dominer par l’indignité semble être le mode opératoire mis en place par les régimes autoritaires dans leur gestion de la dissidence et de la contestation. Mais que veut dire « dominer par l’indignité » ? Si, dans une première définition très synthétisée, la dignité humaine est cette valeur inaliénable et irréductible, inestimable et hors de prix de l’être humain, lui conférant des droits et obligeant à son inconditionnel respect 15 , et si elle est également conscience de sa propre valeur en tant qu’être humain qui permet de «-tenir debout-» et de refuser l’exclusion et l’injustice 16 , ce qui se produit en prison politique est destiné précisément à briser cette conscience qui conduit à la révolte 17 en remettant en cause cette valeur qui marque l’appartenance irréductible à la famille humaine 18 . Généralement, dans les approches négatives de la dignité, c’est-à-dire celles qui tentent de la cerner à partir de situations concrètes qui la mettent à mal, on parle assez souvent d’humiliation, de dégradation, de mépris et de déshu‐ manisation 19 . Mais théoriquement, d’un point de vue strictement langagier, le contraire de la dignité serait d’abord l’indignité. À la question «-Qu’est-ce que le sentiment d’indignité ? », Cynthia Fleury répond : « C’est un sentiment d’atteinte à l’intégrité physique et psychique, comme si l’irréductible en soi était humilié, déshonoré 20 ». L’indignité, dans un sens très large, serait donc une situation non convenable dans le traitement qu’elle réserve à un individu, allant de conditions de logements indignes à la torture, extrême manifestation de la non-reconnaissance de la dignité. Non convenable dans le sens où, ne respectant pas sa qualité humaine - c’est-à-dire sa dignité qui lui confère des droits, surtout celui d’être respecté en tant que tel -, elle produit ce que Norman Ajari nomme « l’invivable, qui est peut-être le meilleur synonyme d’une vie indigne 21 ». D’un 88 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 22 Cours donné sur le thème de la dignité à l’Espace éthique AP-HP le 14 janvier 2013 dans le cadre de ses Grandes Conférences. En ligne. URL : https: / / www.espace-ethiqu e.org/ ressources/ cours-en-ligne/ la-dignite [Consulté le 15 octobre 2023] 23 Claudine Haroche, « Le caractère menaçant de l’humiliation », Le Journal des psycho‐ logues , n°249, 2007/ 6. En ligne. URL : https: / / www.cairn.info/ revue-le-journal-des-psyc hologues-2007-6-page-39.htm [Consulté le 20 avril 2024]. 24 Cynthia Fleury, La clinique de la dignité , op. cit. , p.-11. 25 Abdelali El Yasami et Khalid Zekri, « Sous le bâillon, les témoignages : dans le souterrain de Tazmamart-», Études littéraires africaines, Écrire la prison , n°18, 2004, p.-27. 26 Abdallah Stitou, « La Chienne de Tazmamart ou la douce animalité face à l’inhumaine cruauté », dans Khalid Zekri, (dir.). Abdelhak Serhane : une écriture de l’engagement , Paris, L’Harmattan, 2006, p.-114. 27 Voir par exemple Mohamed Benchicou, Les Geôles d’Alger , Paris, Riveneuve Éditions, 2007 ; Sami Kourda, Le « Complot ». Barraket Essahel. Chronique d’un calvaire , Tunis, Sud Éditions, 2012 ; Fatna El Bouih, Une femme nommée Rachid , Casablanca, Le Fennec Éditions, 2002. 28 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , Paris, Stock, 1992. 29 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , Paris, Denoël, 2009, p.-83 30 Ibid ., p.-59. point de vue très large, l’indignité serait tout ce qui viendrait à l’encontre de l’idée d’élévation à laquelle renvoie la notion de dignité. Mais si on se place sur un axe vertical, un « dignitomètre » dirait Éric Fiat 22 , avec la dignité au sommet, on dira que l’indignité serait tout ce qui tire vers le bas, qui rabaisse. La dignité étant le signe de l’irréductible appartenance à l’humain, l’indignité carcérale que le Maghreb a vécue et vit encore depuis ses indépendances tendrait à remettre en cause cette appartenance, à « effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain 23 -». Si dans sa Clinique de la dignité , Cynthia Fleury considère que « l’univers carcéral est, par excellence, le lieu où s’élabore une atteinte à la dignité de la personne, plus qu’une expérience de privation de liberté 24 », que dire alors de Tazmamart, espace conçu spécialement dans une « logique destructive 25 -» pour assouvir la vengeance d’un roi et pour instiller à ses prisonniers, « par-delà la douleur et la mort, l’angoisse de la solitude et du désespoir 26 ». Car si les conditions de détention plus que défavorables - en termes d’insalubrité et de manque d’hygiène et de soins - qui caractérisent les prisons civiles peuvent conduire à la maladie ou à la mort 27 , Tazmamart était de loin « une prison de la mort 28 -» au vrai sens du terme, mais d’une mort qui «-n’était pas pressée 29 -». Enlevés de la prison civile (Kénitra) où ils purgeaient leurs peines après avoir été jugés, les 58 « kidnappés », dont 26 seulement ont survécu, se sont retrouvés à Tazmamart dans un « monde où les extrêmes et l’horreur étaient banalisés 30 » et où « on ne se contentait pas de faire torturer et souffrir, mais [où] on tuait Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 89 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 lentement, atrocement et cyniquement 31 -». « Tombe » ou « caveau » selon les témoins, « cube de béton et de ténèbres de deux mètres sur trois, où même la lumière blafarde du jour n’arrivait pas à briser totalement l’obscurité 32 », la cellule est l’unique espace où le détenu doit « vivre », ou plutôt survivre jusqu’à la mort. Véritable espace de négation, il n’y avait à Tazmamart ni douche, ni visite, ni promenade, ni même corvées. Tout était pensé pour laisser les condamnés- au milieu de leurs excréments, galeux, eczémateux, crasseux, sans le moindre soin médical […] attendant qu’ils perdent leur vue, leurs dents, leur santé, ou la raison, qu’ils meurent de folie ou de putréfaction, pour les envelopper dans une couverture sale et les enterrer dans une fosse, sans le moindre rituel religieux 33 . C’est ainsi qu’opère la mort programmée à Tazmamart. Il a fallu attendre 18 ans pour que Hassan II, avec la montée du militantisme en faveur des droits humains, sous la pression des ONG et dans un contexte mondial qui lui imposait une certaine ouverture politique, libère les 26 rescapés et rase de sitôt le bagne secret, effaçant ainsi toute trace de son existence. - 2 Vers l’animalité. Le tazmamartien dans le règne du vivant « L’homme n’est pas le seul animal à penser, mais il est le seul à penser qu’il n’est pas un animal […] Si l’homme peut légitimement se mettre à part des autres animaux, c’est peut-être parce qu’il est le seul animal à refuser de l’être 34 -». Même si on commence aujourd’hui à parler de la « dignité du vivant 35 », il n’en demeure pas moins que la sacralité dont jouit l’idée de dignité humaine a été fondamentalement et pour longtemps construite à travers l’idée de l’exception humaine dans la nature. Si l’expérience nazie a relancé la réflexion sur la dignité humaine à travers sa vulnérabilité et la concrétude de sa situation, rajoutant ainsi au respect, la nécessité de protection, l’essentiel de ce qui précédait faisait de l’excellence humaine la justification même d’une dignité due et inaliénable 36 . Si les religions confèrent une dignité à tout être humain 90 Béchir Ghachem 31 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer , op. cit. , p.-5. 32 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-43. 33 Omar Mounir, Nécrologie d’un siècle perdu. Essai sur le Maroc , op. cit. , p.-64. 34 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Éthique animale , Paris, PUF, 2008, p.-14. 35 Cynthia Fleury, La clinique de la dignité , op. cit. , p.-19. 36 Voir Félicité Mbala Mbala, La notion philosophique de dignité humaine à l’épreuve de sa consécration juridique , thèse de doctorat en sciences juridiques, préparée sous la direction de Françoise Dekeuwer-Defossez et soutenue le 15 décembre 2007 à l’Université de Lille II. En ligne. URL : https: / / theses.hal.science/ tel-00370926/ [Consulté le 03 septembre 2023], p.-33-79. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 car il est une créature à l’image de Dieu, sacrée (c’est-à-dire séparée des autres créatures), les philosophies vont fixer encore plus cette « obsession de la grandeur de l’homme 37 » en essayant de justifier cette excellence de l’homme à travers ce qui le distingue des autres êtres vivants (la parole, la raison, la liberté, l’autonomie, la culture) et surtout de l’animal. C’est dans ce sens que Jean-Baptiste Jeangène Vilmer remarque que l’utilisation que l’homme fait du mot « animal » « témoigne d’une part qu’il s’en exclut et d’autre part qu’il le méprise 38 -». Si nous reprenons l’idée de la dignité comme élévation à partir de cette conception, toute atteinte à cette dignité serait un rabaissement. Si l’être humain mérite une dignité parce qu’il s’est placé en haut de toutes les créatures vivantes, la lui retirer (ce que compte faire l’indignité carcérale) serait le rabaisser, et donc le ramener vers l’état animal. C’est cette logique anthropocentrée qui organise l’indignité carcérale subie à Tazmamart. En effet, alors que l’extrême dénuement et les privations précipitent le détenu vers sa chute, à Tazmamart, l’idée de l’homme conquérant, maître et possesseur de la nature, laisse place à une survie presque impossible. D’abord, le choix du lieu de construction de la prison, le Sahara marocain, expose de fait les prison‐ niers dépourvus de tout moyen de résistance, à un environnement « hostile et inhumain, une forêt où derrière chaque touffe de béton se cachait un ennemi : la faim, la soif, le froid qui venaient lever leur tribut de cadavres 39 -». Si les détenus ont passé 18 hivers dans des « cellule[s]-congélateur[s] 40 » durant lesquels ils « crev[aient] littéralement de froid 41 », l’extrême « chaleur suffocante 42 » qui accompagne les étés à Tazmamart n’a pas manqué d’achever certains détenus malades et assoiffés. Si « ce climat terrible 43 », consciemment choisi par le régime, font de la survie une obligation quotidienne, la logique répressive pousse l’indignité jusqu’aux extrêmes en faisant de Tazmamart un lieu qui annule « la hiérarchie des êtres » décrétée depuis Platon. Pareillement, la pensée du théologien de l’époque médiévale Pseudo-Denys l’Aréopagite concevait une hiérarchie, un ordre sacré car divin, qui agencent le monde et les êtres qui le composent et dans laquelle l’être humain occupe une place privilégiée et centrale car faisant partie de ces Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 91 37 Ibid . p.-33 38 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Éthique animale , op. cit. , p.-12. 39 Aziz Binebine, Tazmamort. Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-78. 40 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , Paris, Éditions Paris-Méditerranée (et Casa‐ blanca, Tarik Éditions), 2000, p.-158. 41 Ibid ., p.-98. 42 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-223. 43 Ibid ., p.-218. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 rares créatures capables de déterminer leur place dans la hiérarchie des êtres 44 . Mais à Tazmamart la « hiérarchie des êtres » n’a plus lieu. Devant la précarité des lieux, construits intentionnellement dans ce sens, le détenu n’est plus qu’une part de l’écosystème tazmamartien. Ce passage de Mohammed Rais, écrit à l’imparfait à valeur itérative, décrit parfaitement la place qu’occupe le détenu dans le monde de Tazmamart-: Les punaises et les moustiques nous empêchaient de dormir, et les puces partageaient notre literie. Les souris faisaient la navette entre nos cellules et les couloirs […] ils attiraient les serpents […] dont la morsure était fatale […] le scorpion noir aux sept nœuds […] venait se réfugier à l’intérieur à la recherche d’eau […] Les araignées tissaient leurs toiles pour chasser les mouches, les fourmis sillonnaient le pavé et les murs, les guêpes et les abeilles bourdonnaient sans cesse au-dessus de nos têtes. Enfin, le « mille-pattes », un vil reptile aussi dangereux que le scorpion […], nuisibles et indésirables, nous étions contraints de nous adapter à leur présence 45 . Pire, exposé dans la nudité la plus totale dans un monde où « les moustiques, les punaises, les cafards, les scorpions… étaient maîtres des lieux 46 -», le détenu se transforme en un être vulnérable comme en témoigne Ahmed Marzouki-: Les maladies de peau provoquées par notre état de crasse, les piqûres d’insectes ou diverses allergies tenaient également le haut du pavé. Le corps de certains de nos camarades, gravement malades et incapables de se battre contre ces maudites bestioles, n’était plus qu’une immense plaie 47 . Si cet écosystème inédit qui vient perturber l’équilibre de la «-hiérarchie des êtres » repose fondamentalement sur une vision anthropocentrée du monde qui émane de l’autoritarisme monarchique (je tente l’interrogation : serait-il nécessaire de sonder la psychologie d’un roi sacralisé par sa généalogie qui remonte au Prophète 48 et qui tire sa légitimité d’une tradition historique très ancienne de « mission divine 49 » pour comprendre l’évidence de cette vision anthropocentrée ? ), comment les survivants rendent-ils compte de l’indignité subie à Tazmamart-? 92 Béchir Ghachem 44 Denys L’Aréopagite. La hiérarchie céleste . Traduction et notes de Maurice de Gandillac, Paris, Les Éditions du Cerf, 1958. 45 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer, op. cit., p.-166. 46 Abdelhak Serhane, La chienne de Tazmamart , Paris, Paris/ Méditerranée, 2001, p.-24. 47 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-106. 48 L’article 23 de la Constitution marocaine de 1962 stipule que-: «- La personne du Roi est inviolable et sacrée- ». 49 Hassan II, La mémoire d’un roi , Entretiens avec Éric Laurent, Paris, Plon, 1993, p.-94. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 50 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-222. 51 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-51. 52 Al Itihad Al Ichtiraki , journal quotidien publié par l’Union socialiste des forces popu‐ laires, traduit du français vers l’arabe. Il publie en 1994 durant deux mois et demi sous forme de feuilleton le témoignage de Mohammed Rais, ce dernier n’ayant trouvé aucun éditeur. 53 Voir par exemple Abdesselam El Ouzzani, Le récit carcéral marocain ou le paradigme de l’humain , Rabat, autoédition, Imprimerie La Capitale, 2004 ; Jeanne Fouet-Fauvernier, Écritures de la survie en milieu carcéral. Autobiographies de prisonniers marocains des «-années de plomb- » , Paris, L’Harmattan, 2019. 54 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-59. 55 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-47. 56 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : L’impérialisme (1951), Paris, Fayard, 1982, p. 283. « L’homme peut perdre tous ses fameux Droits de l’Homme sans abandonner pour autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité humaine-». II Humain/ animal dans les écrits des survivants. Dénoncer l’indignité carcérale entre zoomorphisme et anthropomorphisme « Ce prétendu bagne n’a jamais existé que dans l’imagination des ennemis de notre démocratie 50 » avait déclaré en 1991 Fayçal El Khatib, un parlementaire marocain pour une radio occidentale concernant les « disparus de Tazmamart ». Il ne sera pas utile de s’attarder ici sur la force du secret d’État que constituait cette prison et d’une manière générale sur la négation systématique de l’exi‐ stence de prisonniers politiques au Maroc. Mais c’est devant cette obstination étatique à nier les faits que les « naufragés de l’océan du silence 51 -» décident de passer à l’acte de témoigner, d’une manière marginale durant la décennie 1990 52 puis à travers tout un mouvement testimonial à partir des années 2000 53 . Leur but est d’attester de la survenue de cet événement, de laisser une trace, d’honorer la mémoire des disparus et de participer à tout un travail de mémoire concernant la question de la prison politique afin de transmettre et d’interpeller la conscience de « tous ceux qui sentent sur leur joue la gifle qu’un autre a reçu 54 ». Comment alors signifier au monde ce qui a eu lieu à Tazmamart ? Quelles techniques d’écriture utiliser pour rendre compte de l’indignité du bagne secret, de cette séparation d’avec la communauté humaine voulue par le régime-? Le propos ne sera pas ici de procéder à une analyse stylistique globale de la déshumanisation mise en lumière dans les textes mais plutôt d’interroger l’usage que font de l’animalité ceux qui ont décidé d’écrire sur Tazmamart. « De ce que nous avions perdu, c’est-à-dire tout, le plus dur fut la perte de notre dignité 55 ». Devant ce sentiment de perte de la dignité, étant aliénable et par défaut indestructible 56 , il est vrai que l’acte de témoigner peut être appréhendé comme un acte de résistance, une dignité en action qui, malgré toutes les Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 93 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 57 Myriam Revault d’Allonnes, Ce que l’homme fait à l’homme-; Essai sur le mal politique , Paris, Seuil, 1995. 58 Omar Mounir, Nécrologie d’un siècle perdu. Essai sur le Maroc , op. cit., p.-64. 59 Lucile Desblaches, La plume des bêtes. Les animaux dans le roman , Paris, L’Harmattan, 2011, p.-15. 60 Nick Haslan, « Dehumanization: an integrative review », Personality and Social Psycho‐ logy Review , Vol.10, n°3, 2006, p.-256. 61 La métaphore machinale quant à elle reflète un déni de ce qui constitue l’essence humaine (sans comparaison avec les autres espèces), la base universelle et innée que les êtres humains partagent, telles que l’autonomie, les émotions, l’imagination. Les individus qui se retrouvent réduits à un objet sont toujours associés à une machine ou un robot. 62 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-31. 63 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-64. humiliations subies, fait refuser, par l’écriture et la publication, toute tentative d’avilissement. Une écriture de la dignité qui met en lumière ce que l’homme peut faire à l’homme 57 mais aussi la résistance à cette déshumanisation. Deux composantes des textes nous intéressent ici pour sonder comment les témoins décrivent ce que Omar Mounir appelle une négation « jusqu’au droit au statut de l’animal 58 -» : les figures d’analogie avec l’animal et comment ils mettent en scène et signifient la présence de la chienne Hinda. « Les analogies entre humains et non-humains sont soigneusement sélection‐ nées pour évoquer une certaine face de l’humanité, généralement avilie 59 ». Même si le propos analyse des romans français contemporains, il peut s’appli‐ quer à l’écriture des rescapés de Tazmamart. Lieu commun de toute littérature testimoniale portant sur une expérience de déshumanisation, le rapprochement avec «-la bête-» constitue l’une des manières de signifier aux lecteurs l’atteinte à la dignité. En effet, Nick Haslan met en lumière deux « métaphores de déshumanisation 60 -» : animale et machinale qui correspondent respectivement à deux conceptions de l’humain, l’unicité humaine et la nature humaine 61 . C’est la première qui nous intéresse. Selon Haslan, elle reflète un déni de l’une des caractéristiques uniques et propres à l’humain, celles qui le séparent des autres espèces, telles que la socialisation, la culture, une sophistication cognitive, et la moralité. Les individus comparés à des animaux sont souvent traités comme immoraux, irrationnels, incivilisés. Pour les « pestiférés » que le pouvoir présente comme « des traîtres, des parias, des mécréants » 62 , la comparaison avec l’animal se présente comme le meilleur moyen de rendre compte de la déshumanisation subie à Tazmamart. Avant même d’arriver au bagne secret, les anciens militaires se voient traités lors de leur transfert « comme des bêtes de somme 63 ». Une fois arrivés là où la « hiérarchie des êtres » a été bouleversée, les détenus ne font que 94 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 64 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-90. 65 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-311. 66 Aziz Binebin, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-153. 67 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-223. 68 Abdelhak Serhane, Kabazal . Les Emmurés de Tazmamart. Mémoires de Salah et Aida Hachad , Casablanca, Tarik Éditions, 2003, p.-142. 69 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit. , p.-229. 70 Résistante, écrivaine et militante des droits, épouse de l’opposant marocain d’extrêmegauche Abraham Serfaty qui a trouvé refuge chez elle (alors qu’elle enseignait à Casablanca depuis 1962) en 1972 pendant sa période de clandestinité. Arrêtée avec lui en 1974, assignée à résidence pour 3 ans puis expulsée en 1977, elle poursuit son combat en faveur des prisonniers politiques marocains. C’est grâce aux lettres anonymes qu’elle avait reçu des prisonniers de Tazmamart que Gilles Perrault a pu écrire le chapitre concernant cette prison dans son fameux Notre Ami le roi , livre qui a provoqué dès tournoyer « dans leurs cages comme des bêtes prises aux pièges 64 » ou selon Marzouki-: «-Un, deux, trois. Trois, deux, un… Comme une bête qu’on vient de mettre en cage 65 ». Après 18 ans et juste avant leur libération, ces « animaux malades de la peste 66 » dévorent, après tant de faim et de privation, le repas proposé (un morceau de viande, des pommes de terre et un gros morceau de pain)-: «-avec la précipitation et la voracité de bêtes affamées 67 -». Chuter dans le « dignitomètre » se fait également en se rapprochant de l’animal, mimant ainsi la verticalité des rapports entre les êtres voulue par le régime. C’est en ces termes que Salah Hachad décrit la déshumanisation subie à Tazmamart-: Réduits à l’état animal […] Un homme pouvait plonger la main dans le trou des toilettes pour récupérer, au milieu des excréments, deux ou trois malheureuses sardines jetées là par inadvertance et les déguster comme s’il s’agissait de caviar ou de saumon fumé […] Réduire des êtres humains à l’état bestial. Des êtres-? Plutôt des bêtes… 68 L’interrogation désabusée à la fin du passage qui reprend la remise en cause de l’appartenance des détenus à la famille humaine, laisse place à une confirmation (signifiée par l’adverbe «-plutôt-» qui introduit un choix ou une évaluation) de la chute (réduction) opérée à Tazmamart. Retrouvant ses codétenus pendant la libération et mesurant l’impact des 18 années passées dans le mouroir, Marzouki conclut que « si des caméras invisibles avaient pu alors nous filmer, la preuve aurait été donnée que nous avions été réduits au rang d’animaux 69 -». Pour marquer l’extrême désappartenance à l’humanité orchestrée dans ce bagne secret, d’autres témoins ont recours à une forme de zoomorphisme qui met en avant la déchéance vécue. Dans une lettre écrite en 1989 qui a pu sortir de Tazmamart grâce à l’aide d’un des gardiens en 1991 et que Christine Daure- Serfaty 70 publie en annexe de son livre-révélation, l’un des premiers prisonniers Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 95 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 à avoir témoigné de cette « histoire-légende », tout en s’adressant à son lecteur, lui propose une visite guidée « à bord de l’aile de l’imagination » de Tazmamart. Devant une cellule, il l’interpelle ainsi : « Tu seras glacé de stupeur par la vue d’un […] squelette avec une barbe très longue, touffue, cachant la poitrine ; des cheveux longs, sales, qui te rappellent l’homme primitif ; les ongles se sont allongés pour prendre la forme des griffes de ces fauves imaginaires 71 ». On voit bien comment la chute dans la « hiérarchie des êtres » est marquée graduellement par une métamorphose de l’état de l’homme primitif (qui se rapproche de la sauvagerie en s’éloignant de la culture, longtemps prise comme signe de supériorité de l’humain sur les autres êtres vivants) devenant , par l’utilisation du zoomorphisme (les ongles prennent la forme des griffes), un « fauve imaginaire », et renvoyant ainsi à l’idée d’une créature mythologique pour souligner à quel point Tazmamart « dépasse dans l’odieux toutes les tragédies et tous les méfaits-». Mais, si l’emploi des figures de l’analogie (comparaison, rapprochement et zoomorphisme) réfère à l’idée d’une égalité avec l’animal pour rendre compte de la déchéance, Ahmed Marzouki va dépasser le simple parallélisme (ou la mise à niveau avec l’animal) pour souligner la place plus que vulnérable qu’occupe l’être humain dans l’écosystème tazmamartien-: Tous, nous avons vécu avec la maladie, les privations, la crasse, l’humiliation et le mépris jusqu’à devenir plus bas encore que les créatures les plus abjectes de notre planète Terre. Il n’est pas un endroit de nos corps malingres qui n’ait été mordu ou piqué par les puces, les punaises ou les moustiques. Nos corps dégageaient une telle odeur que celle d’un cadavre était plus supportable 72 . Énumérant les causes de la déchéance du détenu, Marzouki emploie le comparatif composé de l’adverbe de quantité « plus » et de l’adjectif « bas » appuyé par l’adverbe de gradation intensive « encore » pour marquer le signe de l’infériorité du détenu par rapport aux « créatures les plus abjectes ». Désordre dans la « hiérarchie des êtres », le corps vulnérabilisé du prisonnier devient la proie de toutes les créatures minuscules. Afin de souligner encore plus cette chute et l’insensé de la situation tazmamartienne, le témoin n’hésite pas à intervertir les réactions biologiques du corps humain entre la vie et la mort. Alors que le cadavre dégage une odeur nauséabonde due à la prolifération des bactéries 96 Béchir Ghachem sa sortie en 1990 une véritable crise diplomatique entre la France et le Maroc et qui a permis de briser le silence sur Tazmamart. Voir Abraham Serfaty et Christine Daure- Serfaty, La mémoire de l’autre , Paris, Stock, 1993. 71 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-214. 72 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-158. Nous soulignons. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 73 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-149. 74 Christine Daure-Serfaty , Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-216. 75 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance , Paris, Gallimard, 1992. 76 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-150. 77 Ibid. 78 Ibid. 79 Ibid ., p.-151. 80 Ibid. naturelles présentes dans le corps qui, en attaquant les organes, produisent des gaz à fortes odeurs, celui du détenu, extrêmement vulnérable mais toujours en vie, dégage une odeur encore plus forte (marquée par l’adverbe d’intensité «-telle-»). Mais c’est surtout avec sa description de la présence de Hinda, « la chienne prisonnière de Tazmamart 73 », que Marzouki établit une égalité (une relation horizontale) entre les détenus et l’animal pour rendre compte de la déshuma‐ nisation subie. Dans ce « cauchemar draculien 74 » qu’était Tazmamart, une solidarité est née entre l’animal et les détenus qui partagent en fin de compte les mêmes conditions. Mais la solidarité ne peut avoir lieu sans la reconnaissance de l’autre comme être ne méritant pas sa condition 75 . L’arrivée de Hinda est décrite comme un passage sans transition « du paradis à l’enfer » où elle était incarcérée « au milieu de l’hiver pour être battue et affamée sans raison, [et où] elle passait des heures et des heures à aboyer et à hurler 76 -». Sa découverte après quelques jours qu’à l’intérieur des bâtiments « des êtres vivaient dans des conditions en deçà de la sienne 77 -» crée comme une sorte d’indentification dans le malheur entre les détenus et la chienne. Cette mise à niveau avec l’animal est rendue tangible dans le récit de Marzouki à travers deux constructions phrastiques qui marquent le rapprochement au moyen de la conjonction de coordination « et » - « elle se mettait à hurler sa douleur et la nôtre 78 » - et l’égalité avec l’adverbe de comparaison « autant » : « cet animal qui avait souffert autant que nous 79 ». Les hurlements de la chienne durant la nuit se voient d’ailleurs dotés de signifiance : « comme pour crier à tout le Maroc et au monde entier ce drame humain et animal qui se déroulait 80 -». Pour mettre davantage la lumière sur le renversement des ordres entre humain et animal opéré à Tazmamart, les témoins-écrivains n’hésitent pas à user d’un certain anthropomorphisme en attribuant des caractéristiques humaines à certains animaux présents dans le camp. C’est ainsi par exemple que le prisonnier anonyme de la lettre reçue par Christine Daure-Serfaty interprète la présence inoffensive durant toute une nuit de serpents venimeux dans les cellules : « comme s’ils voulaient dire par ce geste : “Homme, n’aie pas peur de moi, je suis beaucoup plus indulgent avec toi que ton frère humain” 81 ». Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 97 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 81 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-227. 82 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer, op. cit., p.-253. 83 Appelée aussi la fête du sacrifice, l’Aïd-el-Kébir est une fête musulmane célébrée annuellement et qui commémore le sacrifice demandé par Dieu à Abraham pour prouver sa foi. 84 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit. , p.-150. 85 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer, op. cit., p.-255. 86 Ibid . 87 Ibid . 88 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-212. Mais l’usage de cet anthropomorphisme pour souligner « l’inhumanité » des bourreaux - les serpents étant plus indulgents que les humains - est exploité davantage par les détenus-écrivains dans l’interprétation qu’ils font de la présence et des rapports qu’ils établissent avec «-la nouvelle pensionnaire 82 -». Tous les survivants qui ont témoigné ne manquent pas de parler de Hinda et tous les chercheurs qui se sont intéressés à la littérature carcérale marocaine prennent soin de s’arrêter sur la description d’une scène survenue le jour de l’Aïd-el-Kébir 83 . Profitant de l’ouverture exceptionnelle des portes et de l’inattention des gardiens, Hinda pénètre pour la première fois dans le bâtiment où tous les détenus sont réunis, fait un aller-retour « en guise de salut général 84 » avant d’entrer dans chaque cellule pour lécher mains et pieds des prisonniers. Ce premier contact avec la chienne, vécu comme « autant de considération et de respect de la part d’un animal 85 » fait dire à l’un des prisonniers en s’adressant à Hinda : « Tu n’es pas une chienne, ce sont mes frères qui sont de vrais fauves dépourvus de sentiments et d’humanité 86 ». Comme pour les serpents, l’inhumanité du régime est signalée par « l’humanité » de Hinda, ou, disons le autrement, pour dénoncer la cruauté qui peut exister chez les humains, l’affection que Hinda manifeste la fait sortir de l’animalité - «-tu n’es pas une chienne ». Anthropocentrée, dans le sens où la sauvagerie et la cruauté font partie de l’animalité, faisant ainsi des bourreaux les «-vrais fauves-», cette vision du règne du vivant invite Mohammed Rais à attribuer une parole à la chienne dans son interprétation de la scène : « Si vos frères les humains ne vous respectent pas, moi je vous respecterai toujours 87 -». Pour ne pas conclure Si ceux qui ont vécu ce « scandale que même les livres ne peuvent contenir 88 -», représentent le monde inversé qu’était Tazmamart en brouillant les frontières entre humain et animal dans une vision anthropocentrée qui attribue la dé‐ chéance (des détenus) et la cruauté (des hommes du pouvoir) à l’animalité, quel 98 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 usage peut faire un romancier qui n’a pas vécu l’horreur du bagne de l’histoire de Hinda ? Lui consacrer une nouvelle dans laquelle elle prend le pouvoir de la narration fait-il déplacer l’anthropocentrisme décelé dans l’écriture des survivants-? Bibliographie Livres Ajari, Norman. La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race , Paris, La Découverte, 2019. Arendt, Hannah. Les origines du totalitarisme : L’impérialisme (1951), Paris, Fayard, 1982. Béji, Hélé. Désenchantement national. Essai sur la décolonisation (1982), Tunis, Elyzad, 2014. Binebine, Aziz. Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , Paris, Denoël, 2009, Bouchereau, Philippe. La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale , Paris, Garnier, 2018. Camus, Albert. L’homme révolté , Paris, Gallimard, 1951. Daure-Serfaty, Christine. Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , Paris, Stock, 1992. Desblaches, Lucile. La plume des bêtes. Les animaux dans le roman , Paris, L’Harmattan, 2011. Fleury, Cynthia. La clinique de la dignité , Paris, Seuil, 2023. Foucault, Michel. Surveiller et punir. 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D’abord celui qui précède la cinquième nouvelle, «-Fins du monde-»-: Nous sommes pareils à des ensevelis après que la terre a tremblé. Nous tâchons à nous extraire de la ruine d’un siècle. Nous trébuchons parmi les piliers abattus de grandes espérances. Il s’agit d’une citation de l’écrivain français actuel, Pierre Bergounioux, auteur entre autres chefs d’œuvre du roman court, Miette et d’un non moins remarquable essai, Jusqu’à Faulkner. Or, Pierre Bergounioux fut notre collègue au collège Denis Diderot de Massy pendant une année scolaire. Deuxième coïncidence notable sous la forme d’une deuxième citation en exergue, cette fois précédant l’avant-dernière nouvelle, « Générale » : « Nous n’en avons plus pour longtemps à aggraver les choses, nous arrivons enfin. Tout, ou presque tout, nous précède ». Il s’agit cette fois d’une citation d’un grand critique littéraire québécois, Dominique Lapierre, qui nous a beaucoup inspiré au moment où nous nous sommes lancés dans notre travail de thèse sur l’œuvre d’Hubert Aquin. Pourtant, ce ne sont pas ces coïncidences qui nous ont attiré vers le livre d’Antoine Desjardins, davantage le titre de son recueil de nouvelles que nous avons trouvé immédiatement énigmatique ; avec le terme « indice » au singulier et le terme «-feux-» au pluriel et non l’inverse. Titre d’autant plus énigmatique qu’aucune des nouvelles ne produira d’embrasement au contraire d’un roman québécois qui a fait date, Il pleuvait des oiseaux (2011). Publié à « La peuplade », maison d’édition de tout juste une quinzaine d’années d’existence, Indice Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 1 Schoentjes , Pierre.- Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique , Marseille, Wildproject, 2016, p.-20. des feux , découvert par le biais de l’émission radiophonique « La librairie francophone-» a obtenu le «-Prix du roman d’écologie-» en 2022. Avant d’analyser les nouvelles d’Antoine Desjardins comme appartenant à une littérature environnementale, selon un axe écopoétique, définissable avec Pierre Schoentjes comme « l’étude de la littérature dans ses rapports avec l’environnement naturel » 1 , il apparaît justifié de revenir rapidement sur le sousgenre narratif de la nouvelle. Comme on le sait, la plupart des grands romanciers, Stendhal et Balzac compris, ont pratiqué cet exercice de condensation narrative notamment promu entre 1850 et 1950. Inversement, au XXI e siècle, la nouvelle a assurément perdu de son aura éditoriale. Les maisons d’édition lui préférant de loin le roman court. De ce point de vue, le Québec littéraire fait figure d’exception où les auteurs les plus renommés continuent de la pratiquer, au point que l’on puisse assurément écrire une histoire de la nouvelle « au pays de l’hiver-». - Anne Hébert, Le torrent (1950) - Gabrielle Roy, La route d’Altamont (1966) - Michel Tremblay, Contes pour buveurs attardés (1966) - Monique Proulx, Les aurores montréales (1996) - Nadine Bismuth, Les gens fidèles ne font pas les nouvelles (2000) - Lise Tremblay, Rang à la dérive (2022) Nous revenons donc naturellement à Indice des feux , recueil composé de sept nouvelles d’inégale longueur. Sept nouvelles dotées de leur propre singularité et en même temps de certaines constantes, notamment d’annoncer chaque fois au travers d’une micro-histoire, un sombre avenir écologique pour l’humanité. En effet, chacun des sept récits, comme les sept péchés capitaux, semble avoir pour visée implicite de révéler un « indice des feux » ; autrement dit un dénominateur commun à ce qui se profile écologiquement parlant dans un temps infiniment proche. Visée qui peut être mise en relation avec la tribune de la poétesse québécoise, Hélène Dorion, dans « Le Monde » (2023) où il était là explicitement question de feux de forêt-: Si la pandémie nous a brutalement rappelé que nous sommes aussi fragiles que la terre que nous exploitons, les feux de forêt renverseront peut-être enfin la question qui subsiste quant à la survie de l’humanité : non plus comment protéger la terre, mais de quelle façon nous prémunir des effets de sa destruction, prévenir plutôt que calculer, de manière irresponsable et détachée, le coût financier de la suite. Au Québec, les tempêtes de verglas et les inondations formaient notre lot de sinistres naturels, 102 Antony Soron Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 mais il faudra désormais y ajouter ces feux de forêt, témoins du réchauffement de la planète, de cette crise écologique que certains dirigeants mondiaux feignent d’ignorer, ou continuent de nier. Sur un plan méthodologique, notre analyse du recueil s’articulera sur les différentes nouvelles considérées successivement. La première nouvelle s’intitule « À boire debout ». Elle se distingue d’emblée par le recours à des québécismes, pas si courants, paradoxalement dans la littérature québécoise excepté, par exemple dans Encabanée de Gabrielle Filteau- Chiba (2018). Ici l’oralité québécoise est prompte à s’exprimer. Cette ligne mélodique relevant du parler populaire agit comme un contrepoint dans une nouvelle au registre fondamentalement tragique. L’énonciateur, un tout jeune homme, découvre en effet qu’il est atteint d’une leucémie incurable. Dans un entretien récent sur TV5 monde, Antoine Desjardins se défendait d’avoir voulu inquiéter le lecteur. Une leucémie au premier plan et des pluies diluviennes au second, on aurait toutefois de quoi en douter. Une tragédie individuelle à laquelle fait écho une tragédie collective en passe de tourner à la catastrophe, comme programme narratif dramatique, on ne fait pas, en effet, facilement pire : « Quand c’est pas les médecins, les infirmières ou mon père, c’est la radio qui s’y met, pis qui me parle de température, elle avec-» (31). On aura compris que l’analyse de cette première nouvelle du front - du front de la catastrophe à venir entendons-nous -, s’intéresse au langage ayant ici une fonction compensatrice, parce qu’il faut bien une bonne dose de dérision quand on se sait condamné et qu’avec soi on sait le monde condamné lui aussi, même à un peu plus long terme. D’où l’intérêt de se pencher sur la langue québécoise ; langue qui a longtemps été nourrie par les expressions religieuses ; expressions qui ont fini par s’entrechoquer avec des anglicismes : « Tout ça va sacrer le camp dans un trou. Le même ostie de trou…-» (47). Quand on lui demande comment il a conçu son recueil, l’auteur explique qu’il a commencé à écrire un roman pendant deux ans et qu’il a fini par le trouver trop «-mauvais-» pour le proposer à un éditeur. Il lui est apparu plus judicieux de le modifier afin de le transformer en sept nouvelles ayant une « forme d’écosystème-». De ce point de vue, on comprend bien la place inaugurale de la première nouvelle. C’est elle en effet qui outre le drame existentiel qu’elle narre pose la problématique générale du recueil. Il est d’ailleurs intéressant que ce récit inaugural, qui évoque la fonte des glaciers au Groenland aussi bien que par effet « papillon » la montée des eaux qui noient certaines îles indonésiennes, revienne à l’histoire même des anciens Canadiens, devenus Canadiens français puis Québécois. Ces mêmes « colons de la Nouvelle-France » (47) qui ont cherché à domestiquer les rivières, qui s’en sont servi d’abord pour le dravage avant Indice des feux d’Antoine Desjardins. Petites nouvelles de l’éco-anxiété québécoise 103 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 de leur imposer des barrages pour commencer à constater leur débordement. Comme si l’histoire de la colonisation était en train de rembobiner sa bobine à l’envers-: «-ça déborde de partout-» (65). Nous en venons à la deuxième nouvelle, titrée « Couplet » (comme un second couplet ? ). Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, ne cesse d’affirmer Pangloss dans Candide . Jusqu’ici tout va bien dit aussi le proverbe ; quant à feu Jacques Chirac ne lui devons-nous pas la phrase du siècle ? «-Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Or, il semble que ce soit justement afin que nous cessions de regarder ailleurs que le nouvelliste en remet une petite couche dans cette deuxième histoire. Au premier plan, celle d’un couple qui prépare la venue d’un premier enfant et pour cela est obligé de faire comme les autres, de s’embourgeoiser, de rechercher le confort, bref de promouvoir ce que jamais, durant leurs jeunes années, ils n’auraient pensé faire. Tandis qu’au second plan, disparaissent les baleines, comme symboles fatidiques d’une biodiversité qui se consume sous les effets de la libido dominandi de l’anthropocène. « Couplet », le titre de cette seconde nouvelle, correspond en effet au petit nom d’une baleine noire, qui va finir elle aussi par succomber à l’activité humaine : « Couplet, ma baleine, avait été retrouvée morte, l’avant-veille, à deux-cent-cinquante-huit kilomètres à l’est de la Péninsule de Cap Cod » (104). Or, Sam, la compagne du narrateur personnage, fait une fausse couche. La mort de la baleine rêvée fait ainsi écho à l’expulsion d’un fœtus mort. Or, il faut se souvenir que tout a commencé pourtant par elles dans l’histoire du Canada-français ; par ces fameuses baleines que des marins bretons et basques, pour ne citer que les plus téméraires, sont venus harponner jusqu’au golfe du Saint-Laurent. Il faut par conséquent se rappeler que du point de vue de l’histoire même du Canada, voir mourir les baleines, c’est aussi revenir en arrière, autrement dit, comme précédemment, rembobiner la bobine. En effet, au premier temps de l’exploration de Jacques Cartier, les baleines vivaient à l’estuaire du Saint- Laurent en parfaite harmonie, en grand nombre comme si elles entraient dans la composition d’un tableau édénique. Ce que met poétiquement en perspective le film d’animation du Québécois, Frédéric Back,-au titre suivant, Le fleuve aux grandes eaux (1993) traduit de la langue algonquine. La troisième nouvelle du recueil, « Étranger », n’est pas moins anxiogène que les deux précédentes, anxiogène à la fois en fonction de la trajectoire du personnage et de l’éco-anxiété qui sous-tend son récit. Ici encore, ce qui est évoqué correspond au destin antihéroïque d’un personnage que son épouse a mis dehors au profit d’« [u]n bellâtre à la mâchoire carrée, exsudant l’équilibre mental et physique, le végétarisme et le yoga, summum de la croissance person‐ nelle-» (129). Face à ce rival in the mood, notre héros en phase de dégrisement 104 Antony Soron Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 avancé se retrouve, car il n’est pas sorti au bon arrêt de bus, exactement dans le quartier où se trouve son ancienne maison, quartier éminemment propret et familial. Pourtant, ce qui survient alors reste complètement inattendu, pas un extra-terrestre bien sûr, dans la mesure où nous ne sommes pas chez Antoine Desjardins dans une nouvelle de science-fiction. Il faut tout de même préciser qu’au Canada français, durant toutes ces années où s’est déroulée l’installation des Français d’Amérique, « Étranger », titre de cette troisième nouvelle, est désigné par le mot « survenant ». Or, ici, le survenant n’est autre qu’un coyote, qui tel un spectre malfaisant commence à hanter les villes à la nuit tombée. Comme l’ours polaire qui a attaqué une vieille dame en Sibérie, évoquée dans la première nouvelle, on en revient ici aux conséquences inattendues du changement climatique et des bouleversements de l’habitat urbain : « Les biologistes affirmaient qu’ils étaient parmi nous depuis longtemps, mais que jusqu’alors, nous ne les voyions pas-» (142). On comprend mieux sans doute, pourquoi nous avons évoqué au début de notre propos le sous-genre de la nouvelle. En effet, ces courtes histoires ont souvent été le théâtre privilégié du fantastique, autrement dit pour reprendre en substance Todorov, l’espace d’une intrusion de l’inexplicable au sein du rationnel. Sauf qu’ici, tout est en réalité explicable même si le face à face entre le coyote et le narrateur-personnage hébété pourrait très bien faire penser à un soir de pleine lune où l’égaré se retrouve la proie d’un loup-garou-: Puis le coyote s’est retourné, a jeté un œil furtif vers l’extrémité opposée de la ruelle, avant de s’élancer vers moi d’un grand bond. J’ai échappé un cri aigu, fermé les yeux et protégé mon visage par réflexe. Son grognement sourd, son souffle accéléré, ses enjambées agiles, le sillage de sa foulée énergique, le frôlement de son corps contournant agilement mon genou, le son feutré des larges pattes coussinées sur le ciment : je n’ai rien vu, mais je l’ai senti détaler, se volatiliser en même temps que le sentiment fugace d’une connivence (150). La quatrième nouvelle est tout aussi bien, en somme, l’histoire d’un étranger, mais dans une autre acception du terme, un étranger au sens de quelqu’un doté d’une certaine forme d’étrangeté-; en l’occurrence un être qui a fait le choix de se déconnecter du monde moderne pour mieux se réconcilier avec l’écosystème. Le titre de la nouvelle est intéressant car il fait écho avec un subtil jeu de mots au titre du recueil : « Feu doux ». Comme si, en apparence au moins, il était question d’un radoucissement, lié au fait que certains êtres iconoclastes, paradoxaux au sens étymologique du terme (contre la doxa) en allant au bout de leurs idéaux, tendent à tracer un chemin, un sillage qui représente peut-être notre seul salut. À Indice des feux d’Antoine Desjardins. Petites nouvelles de l’éco-anxiété québécoise 105 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 moins toutefois, qu’il ne faille prendre ce titre dans une acception plus ironique. Cuire à «-feu doux-» ne revient-il pas à faire cuire à petit feu-? Le récit se concentre ainsi sur la relation entre deux frères, l’un Louis, hyperdoué, et l’autre, le narrateur-personnage de l’histoire, plus conventionnel. En narrant l’évolution de ce petit frère pour le moins atypique, son aîné va être obligé d’opérer malgré lui un retour sur soi, et reconnaître progressivement le bien fondé des échappées utopistes de son petit frère. Ce dernier entreprend, à titre exemplaire, une forme de tour du monde. Il assume par conséquent d’être un nouveau découvreur mais pas un découvreur type Jacques Cartier ; un découvreur qui n’aspire pas à la possession mais à une nouvelle « relation »-si l’on emprunte ce terme, à l’essai d’Édouard Glissant, Poétique de la relation (1991) en le définissant comme « la pensée du dépassement de l’imaginaire des cultures et d’un peuple en un seul lieu ». De fait, cette quatrième nouvelle apparaît comme celle qui traduit le plus les courants de pensée qui traversent l’auteur dont notamment celle de l’universitaire Naomi Klein (184). Finalement, le narrateur-personnage, Cédric, donne naissance avec son épouse à une petite fille. En conséquence, sa prise de conscience liée au destin de son petit frère et au questionnement qu’il lui provoque, semble aller de pair avec son nouveau statut de père, qui doit nécessairement se projeter sur l’avenir de sa fille et donc sur la nécessité de lui laisser une planète vivable. Or, on se rappelle que dans la nouvelle précédente, le couple échouait à avoir un nouveauné.Nous irons plus vite dans notre analyse de la cinquième nouvelle qui s’intitule « Fins du monde », en commençant par pointer sa particularité grammaticale contraire à celle du titre du recueil. « Fins » au pluriel à l’inverse d’« indice » qui était au singulier ; du « monde » et non pas des mondes comme dans le titre célèbre de H.G. Wells, La guerre des mondes . En tout état de cause, il s’agit certainement de la nouvelle la plus nostalgique du recueil, semblant en outre être inspirée par l’œuvre d’un des plus grands écrivains états-uniens, Mark Twain. On fait face ici à un groupe d’ados qui ont investi une friche industrielle d’où a émergé une forêt afin d’y construire des cabanes, jusqu’à ce que cet espace devienne constructible-: Je ne suis jamais retourné sur le chantier de construction. Même des années plus tard, j’évitais comme la peste le nouveau secteur. C’est à peine si j’arrivais à le regarder défiler par la fenêtre de l’autobus. Ses cabanes me semblaient n’exister que pour me rappeler que toute bonne chose a une fin, que tout ne change jamais que pour le pire (245). 106 Antony Soron Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 Nous ne reviendrons sur les deux dernières nouvelles qu’au titre d’axe de conclusion. Il s’agit en effet dans les deux cas d’un déplacement générationnel. En effet dans « Générale », le narrateur-personnage vient à la rencontre de sa tante « Angèle », protectrice passionnée des oiseaux. En l’occurrence, ici, encore, le titre de la nouvelle est décisif. La générale au théâtre étant la dernière répétition avant la première. Or, il est question d’une disparition des oiseaux ; donc d’une possible «-Générale-» avant la définitive disparition-? Tsé, Philippe, ça fait des années que j’habite ici, que je suis loin de tous pis de tout le monde. Mais je ne m’étais jamais sentie seule, avant. Jamais. Depuis qu’ils sont partis… Je file bizarre. C’est pas juste les oiseaux que ça stresse, le silence (273). La dernière nouvelle a nécessairement une importance particulière, ne seraitce que parce qu’elle clôt le recueil. Son titre reste énigmatique, « Ulmus americana », au moins jusqu’ à ce qu’on lise l’exergue : « Ulmus amaricana est le nom latin de l’Orme d’Amérique ». Cette nouvelle sonne comme un hommage, comme un éloge, à ce qui résiste. Si l’on se souvient d’Hélène Dorion, « Dans la forêt-du temps-» (Mes forêts) ; eh bien ce qui résiste, ce qui nous sauve ce sont les arbres et particulièrement l’Orme d’Amérique du grand-père, car, si l’on sait bien les écouter, ces arbres géants ont tant et tant de choses à nous raconter. Il n’est évidemment pas innocent que le petit-fils surnomme son grand père « Grand » comme s’il était un double humain de son arbre. « Auprès de mon arbre, je vivais heureux » chantait Georges Brassens, mais à la différence de l’homme à la pipe, « Grand » ne l’a jamais quitté des yeux. Comme s’il lui avait dédié toute sa vie, comme si l’arbre de vie lui avait appris le sens de la vie qui ne tient au fond qu’à la transmission des histoires ancestrales comme le faisait avec bonheur les peuples premiers : « L’orme, l’arbre au-dessus de nos têtes, vit ici depuis très longtemps. Très, très, très longtemps. Bien avant notre arrivée sur la terre-» (289). Cette citation pouvant faire figure de leçon à tirer non seulement de cette nouvelle mais de tout le recueil. Références bibliographiques Desjardins, Antoine. Indice des feux, Éditions La Peuplade, (2021), coll. «-Mon poche-», 2023. Schoentjes, Pierre.- Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique , Marseille, Wildproject, 2016. Indice des feux d’Antoine Desjardins. Petites nouvelles de l’éco-anxiété québécoise 107 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0007 VULNÉRABILITÉS DU VIVANT-: LES TÉMOIGNAGES LITTÉRAIRES 1 Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris, Seuil, coll. «-Points-», 2017. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FM, suivi du numéro de page et placées entre parenthèse dans le corps du texte. 2 Selon Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, « [l]a question des « migrants » est entrée soudainement dans l’agenda politique [des États européens], au printemps 2015, après la mort par noyade de près de 1500 personnes en quelques jours lors de deux naufrages de boat people parmi les plus meurtriers ayant lieu en Méditerranée. […] Quelques mois plus tard, les médias du monde entier publiaient la photo d’un enfant kurde de trois ans, Aylan Kurdi, enfui de Syrie avec sa famille et retrouvé mort sur la plage d’une station balnéaire turque. » (Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, « Introduction générale », dans A. Lendaro, C. Rodier, Y. L. Vertongen (dir.), La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances , Paris, La Découverte, 2019, p.-11). Frères migrants : repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» Valeria Liljesthrom Université Laval - Québec Introduction La question du vivre ensemble dans le monde contemporain traverse toute l’œuvre de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Cette préoccupation était déjà au centre de la pensée d’Édouard Glissant, dont Chamoiseau hérite et réinvestit, entre autres, les notions de Relation, Tout-Monde et Mondialité, envisagées dans le contexte de mondialisation qui caractérise notre époque. Dans cette contribution, je voudrais analyser la rhétorique de l’essai Frères migrants   1 de Patrick Chamoiseau, publié en 2017, à un moment où la « gestion » européenne des migrants, qui mobilise l’opinion publique depuis les tragédies de 2015, incite à la réflexion et à l’action 2 . Frères migrants voit ainsi le jour dans un contexte de polémique où se confrontent, principalement, deux positions : celle favorable à la solidarité des pays européens envers les migrants, et celle qui prône, au contraire, la clôture des frontières. Chamoiseau prend part au débat dans un essai-manifeste résolument engagé. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 3 Sur la notion d’ ethos , on peut consulter : Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours , Paris, Armand Colin, coll. «-Icom-», 2016. 4 Mentionnons, à titre d’exemple, Éloge de la Créolité , co-signé par P. Chamoiseau, J. Bernabé et R. Confiant, et le recueil de « Manifestes » publié récemment chez La Découverte (É. Glissant et P. Chamoiseau, Manifestes , Paris, La Découverte / Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2021). 5 Il s’agit de la cinéaste Hind Meddeb et de l’écrivaine Jane Sautière à qui Chamoiseau dédie son essai. Quand un inacceptable surgissait quelque part, Édouard Glissant m’appelait pour me dire : « On ne peut pas laisser passer cela! » […]. Je ne suis pas poète, mais face à la situation faite aux migrants sur toutes les rives du monde, j’ai imaginé qu’Édouard Glissant m’avait appelé, comme m’ont appelé quelques amies très vigilantes. (FM, quatrième de couverture) Tel est le déclencheur que Patrick Chamoiseau donne à son discours : un « appel » à l’action, une urgence de poésie que l’écrivain assume comme une exigence face à ce qu’il a été convenu d’appeler, dans les médias, la « crise des migrants ». Comment répond-il à l’appel ? Par quels moyens tente-t-il de corriger « la situation faite aux migrants sur toutes les rives du monde »? Voici les questions à la base de cette étude. Un poète solidaire Dès le titre du livre, Chamoiseau assume ouvertement sa prise de position. La formule « frères migrants » est éloquente : elle pose le socle de l’image de soi ( ethos   3 ) que l’écrivain construit dans et avec sa parole : celle d’un intellectuel et poète solidaire. L’adresse aux migrants montre un énonciateur s’identifiant comme « frère ». C’est-à-dire un énonciateur qui s’inscrit en relation à d’autres, plus précisément en relation de proximité, d’égalité, de filiation et d’affection. De plus, si Frères migrants est l’œuvre d’un seul auteur, à la différence d’autres « manifestes » dont Chamoiseau a été l’un des cosignataires 4 , l’écrivain n’y construit pas pour autant l’ ethos d’un poète solitaire, écrivant depuis les marges. Sa parole se veut participante à « une étrange conférence de poètes et de grands êtres humains » (FM, 17) et s’inscrit dans la dynamique d’un échange. Chamoiseau théâtralise un dialogue avec deux interlocutrices et amies - Hind, « celle qui filme » et Jane, « celle qui écrit » (FM, 13) - dont il rapporte les paroles 5 . Hind et Jane racontent à l’écrivain les faits qu’elles observent quotidiennement sur le terrain, dans un appel à l’action-: « Il faut agir, une cause est là! … » (FM, 16). La parole de Chamoiseau apparaît dès lors légitimée par la gravité de la situation : elle se 112 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 6 La « jungle » de Calais est l’appellation courante par laquelle on désigne, en France, le campement précaire de migrants qui s’est créé à proximité des points de départ - par bateau et par train - vers l’Angleterre. Il s’agit d’un endroit stratégique. L’appellation « jungle », aux connotations péjoratives, est relayée massivement par les médias de communication. « Lampedusa » est devenu l’un des lieux de débarque‐ ment de nombreux contingents de réfugiés qui cherchent à rejoindre l’Europe par la Méditerranée. Le toponyme fait également allusion au naufrage d’une embarcation de réfugiés, à proximité de l’île, qui a fait des centaines de morts. « Aylan » réfère à l’enfant syrien de trois ans, trouvé noyé sur une plage turque, après avoir fui, avec sa famille, la guerre en Syrie. Sa photo a fait la une des médias. présente à nous comme une parole nécessaire et urgente, solidaire plutôt que solitaire, mais aussi engageante. Une parole engagée et engageante En effet, au-delà de l’adresse explicite à ses deux interlocutrices, Chamoiseau tente de toucher un lectorat informé et préoccupé par la crise humanitaire vécue par les migrants en Europe. Le texte laisse supposer que l’écrivain s’attend à ce que son lecteur idéal soit en mesure de déchiffrer des références culturelles et des allusions aux questions de société qui animent, depuis 2015, les débats publics, en France : par exemple, les appellations « jungle de Calais », des mots-événements comme «-Lampedusa-» ou encore le prénom «-Aylan-», devenus courants dans les médias 6 . Avec un discours qui interpelle et implique le lecteur en tant que spectateur d’un drame, l’écrivain dénonce la « mort visible » (FM, 21) aux frontières du monde entier et, en particulier, de l’Europe-: demeurons sur ce que vous voyez, en cet instant crépusculaire comme depuis des années, comme d’année en année, pour des années encore, des gens, des milliers de personnes, pas des méduses ou des grappes d’algues jaunes mais des gens, petites grandes vieilles toutes qualités de personnes, qui dépérissent et qui périssent, et longtemps vont mourir dans des garrots de frontières, en bordure des nations, des villes et des États de droit… (FM, 21) L’« instant crépusculaire » décrit par l’énoncé se fait d’autant plus « visible » que Chamoiseau l’inscrit dans la longue durée, suggère son extension spatiale et souligne la grande quantité de personnes qui en sont affectées. L’énonciation suggère l’ampleur du phénomène au moyen de répétitions (« depuis des années », « d’année en année, pour des années encore », « longtemps vont mourir-») et d’énumérations (« des gens, petites grandes vieilles toutes qualités de personnes ») qui produisent un effet d’accumulation, voire de massification, Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 113 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 7 Ruth Amossy, Apologie de la polémique , Paris, PUF, 2014, p.-155. 8 Id . 9 Ibid ., p.-156. mimé par l’effacement des virgules et par l’inscription d’une variété d’épithètes qui laissent entendre que personne n’est à l’abri. Sous l’apparence d’un énoncé constatif à visée informative, ce passage tend en réalité à montrer l’indignation de l’énonciateur - et à susciter le même sentiment chez le lecteur - face à des « États de droit » qui violent non seulement le droit à la vie, mais aussi le principe (ou l’obligation morale) de protection des personnes vulnérables. Ruth Amossy a bien montré que le sentiment d’indignation est provoqué par un état de fait négatif, souvent injuste, qui apparaît comme la conséquence d’actions imputables à « une personne, une institution ou un système 7 », en l’occurrence, ici, les États de droit. Selon Amossy, « [l]’indignation est de ce fait une émotion vertueuse qui n’hésite pas à s’exhiber 8 » et qui « fédère, qui crée du consensus, qui cimente les groupes, les mobilise 9 », d’autant plus qu’elle est rationnellement fondée. Raison et émotion se combinent ainsi, dans Frères migrants , afin de produire un discours rassembleur. Dans l’exemple précédent, l’indignation de l’écrivain est exhibée par un procédé de clarification quant à la nature des morts : « des milliers de personnes, pas des méduses ou des grappes d’algues jaunes mais des gens ». La clarification est ici redondante parce que non nécessaire à la compréhension d’un message explicite. Elle sert donc à attirer l’attention du lecteur sur l’inacceptable. Ce procédé est récurrent dans le texte. Nous le retrouvons dans d’autres passages-: « Aux bordures grecques et italiennes […], des gens, pas des roches, pas des mailles de plastique, des personnes, des milliers de personnes, se tassent s’entassent s’enlacent […] » (FM, 22). « Ce qui saigne, ces houles vives qui s’épanchent, je parle de gens, je parle de personnes, saigne de nous, saigne vers nous, parmi nous, saigne pour nous tous. » (FM, 23) L’insistance de l’écrivain sur le fait que les migrants sont des êtres humains pourrait alors signifier qu’il ne s’agit plus d’une évidence partagée. Ce qui n’est pas sans produire un sentiment malaisant de « déjà vu » qui ramène le lecteur à des épisodes sombres de l’histoire. Par association, la grande quantité de noyés parmi les migrants amène Chamoiseau à rapprocher la Méditerranée de l’Atlantique, et la traversée actuelle de celle de la « traite négrière », produisant une idée effrayante du présent. Sous la plume de Chamoiseau, la Méditerranée devient donc « gouffre », « enfer », « cimetière » (FM, 21-22). Cette aberration est exprimée par l’image du hoquet : « C’est comme un hoquet général, un spasme de nos histoires, sans doute un vomissement - de fait, un vrai recommencement, non du même, mais des forces réadmises de l’horreur.-» (FM, 24) 114 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 L’indignation n’est pas la seule émotion mobilisatrice du texte. L’horreur et l’inquiétude sont également suscitées par une description alarmante de notre époque. Dans le premier chapitre du livre, intitulé « La mort visible », Chamoi‐ seau parle d’un « planétaire assombrissement » (FM, 20) dont le « drame » (FM, 19) des migrants ne serait qu’une des manifestations. Cet assombrissement se matérialise, dans l’écriture, par la dominance du champ lexical de l’obscurité, qui se répand dans l’espace textuel et est associé à un «-effondrement-» de valeurs qui « engendre une perte de l’éthique » (FM, 20). Obscurité, malveillance et chute vont ainsi de pair, dans l’essai, et sont associées à des comportements tels que « l’exclusion, le rejet, la violence, la bêtise, la haine et l’indécence » (FM, 20). L’idée d’un obscurcissement en expansion est renforcée par une succession de syntagmes verbaux (« fermentent de partout »; « s’amplifient dans des boucles d’algorithmes et de réseaux sociaux »; « explosent »; FM, 20) dont l’accumulation et la gradation intensifient le sens de progression de la noirceur conféré par les verbes. Le diagnostic posé par l’écrivain dans ce chapitre se clôt sur un dernier exemple qui fonctionne, dans l’essai, comme une preuve : « Une nuit [politique] nous avale, sans alarme, insensible, invisible, jusqu’à soudain prendre carnation malveillante sous une mèche blonde aux commandes de la nation la plus puissante des hommes… » (FM, 20) L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en janvier 2017, est ainsi posée comme l’accomplissement de la «-nuit politique-» dénoncée par l’écrivain. La « crise migratoire » se voit donc recadrée, plus précisément encadrée par une crise globale et profonde, qui serait provoquée par le triomphe du néolibéralisme. De cette manière, Chamoiseau confère à son œuvre une portée qui va bien au-delà de la crise conjoncturelle et qui, par ce fait même, est supposée nous concerner tous. Puisque, « Tout est lié, tout est noué ! » (FM, 38). Ainsi, clame Chamoiseau-: Ho! Que les morts massives en Méditerranée nous dessillent le regard ! Qu’elles nous permettent de distinguer les petites morts du quotidien, le désastre disséminé dans l’écume de nos jours, l’innomée catastrophe dont l’ombre en chiquetaille pèse à fond parmi nous de tout son impossible-! …-(FM, 29) L’invitation de l’écrivain à nous «-dessiller les yeux-» est accompagnée d’un effort de dévoilement de la « barbarie » qui se cache derrière « la paix néolibérale » sur laquelle se fonde la mondialisation. Dans les pages suivantes, je montrerai que le processus de dévoilement auquel se consacre Chamoiseau entraîne une déconstruction de certaines idées reçues et représentations, néces‐ saires à un changement d’imaginaire. Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 115 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 Mondialisation/ Mondialité- Le nœud de l’argumentation, dans l’essai, s’appuie sur la mise en parallèle de deux notions, la « mondialisation » et la « mondialité », qui correspondent à deux visions contraires et incompatibles du vivre ensemble dans le monde. Leur conceptualisation se fait notamment à l’aide d’oppositions symboliques (l’inhumain vs l’humain, la clôture vs l’ouverture, la « mise-sous-relation » vs la relation, l’ombre vs la lumière, etc.) qui font de l’une l’envers de l’autre. L’un des traits de la mondialisation, par exemple, c’est la barbarie. Une nouvelle forme de barbarie qui correspond au « paradigme du profit maximal » (FM, 33). C’est-à-dire à une logique économique d’accumulation sans fin, entre très peu de mains, « indécente » (FM, 82), qui « asservit » les individus et les États (FM, 33, 51), entraîne des précarités et des morts, et « détrône les “valeurs”, les visions ou les grands idéaux » (FM, 51). Contre cette logique « hypertrophique » (FM, 51), dont Chamoiseau dénonce l’injustice - puisque toute richesse, « toujours produite par tous, se doit d’être redistribuée dans l’équitable et le généreux, entre tous et pour tous ! » (FM, 34) -, la mondialité aspire à une «-régulation par le partage qui n’est pas le “Marché”.-» (FM, 54) Dans le même ordre d’idées, si la mondialisation est associée à l’obscurité - elle est une « ténèbre » (FM, 51) et une « nuit sans sortie » (FM, 50) qui « menace notre survie sur cette planète » (FM, 51) -, la mondialité est du côté de la lumière, une lumière que Chamoiseau perçoit dans les « lueurs » et les « lucioles » qui habitent le regard des migrants. Le binarisme conceptuel est éclairant. Il compense une certaine complexité de l’écriture, que je situerais au niveau de la conceptualisation de la « mondialité », ainsi que du style. Le néologisme « mondialité » est en soi l’indicateur d’une pensée neuve qui, dans Frères migrants , résiste à une définition limpide. D’une part, la mondialité est plusieurs choses en même temps : « c’est tout l’humain envahi par la divination de sa diversité » (FM, 52) ; « c’est ce qui, dans les vents du monde, nous laisse entrevoir d’autres devenirs » (FM, 55) ; c’est « une énergie relationnelle » (FM, 68) : elle « relie » (FM, 54), « rallie » (FM, 54), elle surgit de « la rencontre » (FM, 54). Chamoiseau la perçoit dans des gestes - le don, l’accueil, l’hospitalité, comme le petit-déjeuner servi par Jane aux migrants (FM, 58) - ainsi que dans une certaine façon d’être au monde et de le vivre, qu’il appelle, à la suite de Glissant, la Relation. D’autre part, l’écriture de Frères migrants se rapproche, par son style, d’une prose poétique. Soit d’une écriture qui puise dans les figures et prend plaisir à créer, à jouer avec les mots, avec la syntaxe et les structures de la langue. De ce point de vue, cette œuvre s’écarte de la conception sartrienne de la prose 116 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 10 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature? , Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948, p. 32. 11 Ibid ., p.-33. 12 Marie-Clotilde Roose, « Le sens du poétique. Approche phénoménologique », Revue philosophique de Louvain , quatrième série, tome 94, 4 (1996), p.-646. théorisée dans Qu’est-ce que la littérature ? Selon Sartre, le prosateur «-agit-» le mieux par la parole lorsqu’il se sert des mots pour transmettre un message clair. Pour le philosophe, le style du prosateur devrait « passer inaperçu 10 -» pour ne pas compromettre la clarté du message. Ainsi, écrit Sartre, la beauté du style « se cache, elle agit par persuasion comme le charme d’une voix ou d’un visage, […] elle incline sans qu’on s’en doute et l’on croit céder aux arguments quand on est sollicité par un charme qu’on ne voit pas 11 . » Or, lorsque nous lisons Frères migrants , nous sommes loin d’une prose qui dissimule son style ou qui cache son « charme ». Nous sommes loin, également, d’un message transparent, univoque. En effet, la pensée de la mondialité, et Frères migrants dans son ensemble, sont à parcourir et à considérer avec la part de mystère, d’ambiguïté, et de poésie qu’ils affichent. Comme le précise l’écrivain dans un commentaire métatextuel : « La beauté d’une création est liée au degré de conscience et de mystère » (FM, 74). Façon de dire que, dans son œuvre, engagement (« conscience ») ne rime pas avec clarté ou transparence. Chamoiseau érige le mystère - ou ce qu’il appelle ailleurs « l’opacité » - en principe esthétique. Nombreux passages de l’essai sont ainsi à comprendre par tâtonnements et approximations, de façon intuitive et provisoire. Ainsi de l’extrait suivant, où l’expression « faire Tout-monde », essentielle à la compréhension, n’est pas expliquée : Quand le monde est perçu comme vivant […] que cela est vécu avec confiance décence et dignité, dans la bienveillance de la mondialité, il fait en nous « Tout-monde ». C’est d’en être possédé qui ouvrira à nos divinations le monde qu’annoncent les migrants. (FM, 94-95) Afin de construire un sens, le lecteur doit s’« ouvrir à la divination », comme le suggère l’énoncé. En d’autres termes, il est invité à appréhender le sens en adoptant ce que Mikel Dufrenne appelle une « attitude esthétique », qui « consiste à recueillir le donné tel qu’il se donne, en approfondissant la quête de sens à partir du sentiment-» et sans «-conceptualisation abusive-» 12 . On trouve le même cas de figure dans cet autre exemple où l’interprétation reste ouverte à l’imagination : « Elle [la Relation] […] n’établit que la fluidité d’une présence-au-monde en devenir dans le miroitement des recompositions. » (FM, 94) Ici, l’énonciation réfléchit le sens de l’énoncé, car l’indétermination Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 117 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 du sens est en consonance avec l’isotopie du mouvement (fluidité, en devenir, miroitement, recompositions). D’un point de vue formel, l’écriture de Chamoiseau dans cette œuvre s’ac‐ corde avec le discours sur « l’imprévisible » (FM, 52, 61) qui caractérise la mondialité. Celle-ci est justement définie comme étant « ce que la mondialisa‐ tion économique n’avait pas envisagé. » (FM, 53) Contre une «-mondialisation [qui] n’a pas prévu le surgissement de l’humain » (FM, 50), écrit Chamoiseau, la mondialité constitue « l’inattendu humain - poétiquement humain - qui leur résiste, les outrepasse, et qui refuse de déserter le monde ! » (FM, 53) Tout un lexique porteur du préfixe « in »/ « im » est d’ailleurs disséminé dans l’œuvre : « incontrôlable » (FM, 51), « invisible » (FM, 52), « inconnu » (FM, 52), « impossible » (FM, 53), « l’incertain » (FM, 53), « inattendu » (FM, 53), « indéfinissable » (FM, 55) etc. Ces mots sont célébrés dans le texte, parce qu’ils seraient à la base de « l’effervescence des créativités » (FM, 53) et de la stimulation de nos imaginaires visée, avec urgence, par l’auteur. La mondialité, imaginaire du futur « Des murs sont dans nos têtes et nous imposent leurs horizons. / Ils nous rendent aveugles à plein de perspectives » (FM, 106), regrette Chamoiseau. Frères migrants se donne ainsi pour tâche, dans « ce moment-crépuscule de nos imaginaires » (FM, 106) de montrer « par-delà les murs et par-delà les impossibles, le paysage d’un autre monde .-» (FM, 107) En ce sens, l’imaginaire de la mondialité est présenté discursivement comme l’imaginaire du futur. Chamoiseau s’efforce de montrer, au-delà de son opinion personnelle sur le Néo-libéralisme, que la mondialisation et, en particulier, le principe de clôture mis en place par le « verrou du “Marché” » (FM, 83), est non seulement antinaturel, mais également insoutenable dans la réalité actuelle. « Il n’est frontières qu’on n’outrepasse-» (FM, 75), soutient l’auteur sans détours. Pour justifier son propos, l’écrivain cite à l’appui des exemples empruntés à l’histoire. Il fait d’abord appel au cas d’Homo Sapiens, qui a survécu et évolué dans « des écosystèmes ouverts » (FM, 76). L’exemple lui permet de mettre en perspective le phénomène migratoire actuel et de le situer dans la continuité naturelle de l’histoire de l’espèce. Citer l’exemple de Sapiens, c’est aussi rappeler l’unité du genre humain-: De migrance en migrance, Sapiens s’est construit dans le pire et le meilleur, en étendue d’abord, en profondeur enfin […]. Ses communautés devenues sédentaires se sont perdues de vue, puis se sont retrouvées différentes et semblables, similaires et lointaines. (FM, 76) 118 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 13 Le rapport du sujet à tout l’Autre, ou à tout le vivant, est traité sous le mode fictionnel dans L’Empreinte à Crusoé . Une étude conjointe des deux œuvres de l’auteur serait intéressante. 14 Laura Calabrese, Chloé Gaboriaux et Marie Veniard (dir.), « Migration et crise : une cooccurrence encombrante-», Mots. Les langages du politique , II, 129 (2022), p.-9. L’image d’une grande famille surgit ainsi de l’énoncé, faisant écho au titre du livre et invitant à la rencontre. Frères migrants problématise, d’ailleurs, le paradigme de l’altérité qui oppose je-Autre / ici-ailleurs, et le remanie en installant la Relation comme manière d’être au monde et de se penser dans le monde. Si la distinction je-Autre n’est pas supprimée dans l’essai, elle est envisagée différemment. Comme le signale l’écrivain, « [l]’altérité ancienne - agressive, terrifiante - n’a plus d’espace. Les images de l’Autre, les sensations, le ressenti ou le virtuel de l’Autre, et l’autre du monde, sont en nous. » (FM, 98) La perception du migrant comme « frère » plutôt que comme un Autre menaçant, s’inscrit dans cette logique. Par ailleurs, dans « l’écosystème relationnel » décrit par Chamoiseau, l’Autre n’est pas seulement humain-; il comprend tout «-le vivant 13 -». Dans le même ordre d’idées, Chamoiseau soutient qu’« il n’y a plus d’“Ail‐ leurs” » (FM, 46). Ce qui revient à invalider la pertinence des frontières, à moins d’être perméables, et à moins de se penser par rapport à une « totalité-monde ». En effet, «-ces vieilles coutures du monde ancien-» (FM, 111) que sont les fron‐ tières traduisent, aux yeux de l’écrivain, une idée caduque du monde. L’étrangeté qui était consubstantielle à la notion d’altérité devient ainsi inopérante : « Nulle étrangeté, nul étranger, dans la Relation.-» (FM, 97) Une poét(h)ique pour changer l’imaginaire Au fil de l’essai, les représentations négatives du phénomène migratoire, qui circulent dans le discours social, sont progressivement transformées. Rappelons que c’est par le mot « crise » que le phénomène migratoire a été massivement décrit dans les médias d’information français 14 . Or nous savons combien la nomination des personnes et des événements est porteuse de sens et vecteur d’axiologie. L’idée selon laquelle une bonne gestion des frontières nationales irait dans le sens d’une clôture, ou du moins, d’une réduction et d’une sélection des migrants, trouve une justification dans l’association biaisée des mots «-migration-» et «-crise-». Ainsi se lamente Chamoiseau : « Voici que revient cette triste formule : nul n’a vocation à accueillir toute la misère du monde   15 » (FM, 62). La formule se base sur une représentation (sous-entendue) des migrants comme une charge et un Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 119 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 15 « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » est une phrase du premier ministre français Michel Rocard, utilisée pour la première fois à la fin des années 1980. Elle est devenue en France une formule populaire, réutilisée, avec certaines variantes, jusqu’à l’actualité. Elle est notamment reprise par le président Emmanuel Macron au sujet de l’accueil des migrants. (Aude Bariéty. « “On ne peut pas prendre toute la misère du monde” : les propos de Macron font polémique ». Le Figaro [en ligne], 22/ 11/ 2017. https: / / www.lefigaro.fr/ politique/ le-scan/ 2017/ 11/ 22/ 25001-20171122ARTF IG00185-on-ne-peut-pas-prendre-toute-la-misere-du-monde-les-propos-de-macron-fo nt-polemique.php) appauvrissement pour les pays d’accueil, voire comme une menace pour ceux qui associent la misère à un danger pour la société. Or, au lieu de parler des migrants comme d’une menace, Chamoiseau en fait des défenseurs des droits humains, des combattants pour des droits à venir, voire des martyrs, car leur lutte se fait au prix de leur souffrance et parfois de leur vie-: Leur parole leur cri sont de respect des Droits naturels, inaliénables indivisibles, de nos humanités. Paroles dansées, courses chantées, cris jetés en couleurs sur les murs, agités à la proue des radeaux, rappelant dans leur concert ce qui a été écrit à ce sujet et qui semble effacé. Ils sèment des Droits originels, des Droits imaginés, des Droits en devenir, des Droits à réussir, divulgués par eux-mêmes, mis en œuvre par leurs pieds, chaque cri est un jugement, chaque mort une jurisprudence. (FM, 60) L’image des migrants qui ressort de l’œuvre est ainsi celle de personnes vulnérables, menacées plutôt que menaçantes, pacifiques et rêveuses, « n’oppo‐ sant que du désir aux damnations des gardes-frontières et autres sicaires des barbelés.-» (FM, 60) Avec l’image saisissante des «-gardes-frontières-» devenus des « sicaires », l’écrivain montre une claire volonté de changer l’imaginaire des lecteurs, afin que chacun « goût[e] à l’inconnu dans l’inconnu qui vient », « reconnaiss[e] le frère dans l’inconnu qui vient. La famille dans les fuites massives-» (FM, 62). Dans la pensée du texte, les migrants apparaissent précisément comme des représentants du monde qui vient. Même si leur mouvement - leur migration - s’explique, dans une grande mesure, par les effets de la mondialisation, génératrice d’inégalités (« Ils [les migrants] remontent la succion des intérêts et des profits. Les tubulures et les pipe-lines qui ne font qu’aspirer », FM, 57), les migrants, selon Chamoiseau, « suivent aussi les signes d’une intuition qui leur défait les horizons » (FM, 59). En ce sens, ils vivent déjà la « mondialité » célébrée par l’écrivain.- L’écrivain revient donc sur la « triste formule » de Rocard, et lui répond en faisant « parler » la mondialité : « La mondialité, elle, nous murmure qu’il n’y a rien à accueillir en dehors de soi-même. La menace ne provient pas de l’extérieur 120 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 16 Mireille Delmas-Marty, « Manifeste pour une mondialité apaisée », dans P. Chamoiseau et Michel Le Bris (dir.), Osons la fraternité-! , Paris, Philippe Rey, 2018, p.-319. 17 Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances , op cit. . 18 François Héran, Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir , Paris, La Découverte, coll. «-L’envers des faits-», 2017, p.-7. de ceux qui parlent ainsi. Elle est en eux. » (FM, 63) Par un renversement argumentatif et idéologique, Chamoiseau situe la menace nationale chez ceux qui « croyant se protéger, ne font que favoriser la fragmentation du monde 16 -». L’auteur riposte ensuite que «- La vocation d’une Nation est ici d’accueillir toute la misère dont la rendent comptable son expérience, son ampleur fondatrice, sa décence historique ! » (FM, 63) Comme le suggère la formulation « rendent comptable », qui évoque une dette ou une responsabilité historique de certaines nations, l’énoncé fournit un argument basé sur les principes d’équité et de justice. Ce qui semble être en jeu, c’est la « décence » des pays qui se désoli‐ darisent de ceux qui souffrent. Les valeurs et la morale sur lesquels s’appuie le raisonnement de Chamoiseau justifient l’émotion que traduit l’énonciation, notamment par la mise en relief typographique de la phrase en italique et par le signe d’exclamation. En tant que réplique rectificative de la phrase de Rocard, la réponse de Chamoiseau semble sous-tendue par un sentiment d’indignation qui se précise ou s’explique, un peu plus loin, au moyen d’un argument par l’exemple-: Des pays pas très riches ont accueilli bien plus de malheureux que certaines contrées d’éclat et d’abondance. […] Reculer en deçà de ses capacités quand survient la détresse revient à invalider sa propre vie, et, à travers elle, à affaiblir son avenir, offusquer le vivant. (FM, 63-64) Frères migrants met donc en évidence que la problématique migratoire est, en réalité, une « crise de l’accueil 17 ». Comme l’écrit François Héran, « [l]a “crise des migrants” est devenue notre crise. Non pas une crise démographique, comme on le lit parfois, mais une crise politique et morale 18 . » C’est précisément l’image d’une Europe en crise de valeurs qui se dégage de Frères migrants . Face à ce réel décevant, face à l’inacceptable, l’essai de Chamoiseau travaille à la transformation de l’imaginaire. Il invite à « penser au monde qui vient, au monde que nous voulons » (FM, 61), à partir d’une éthique humaniste qui, pour l’écrivain, ne peut être que beauté. Parce que, « quand l’éthique défaille c’est la beauté qui tombe » (FM, 20). Dans Frères migrants , la « beauté » des idées et des valeurs, ainsi que celle des gestes et des mots qui les portent, vont donc ensemble. Comme si la meilleure manière de faire face aux urgences Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 121 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 du monde contemporain, aux crispations identitaires qui vont de pair avec la peur de l’autre, c’était par la poésie. L’éthique devient donc une poét(h)ique 19 . C’est-à-dire une pensée fondée sur de « belles » valeurs et principes (droit à la vie, justice, équité, respect, ouverture, générosité, confiance, etc.), portée par une écriture qui enchante. À l’aide de figures, de néologismes lexicaux («-toutvivant », « désir-imaginant », « juste-vivre », « Lieu-monde », « sentimogra‐ phie-», etc.) et d’assemblages de mots inattendus (« tomb[er] monstre », «-faire “Tout-monde”-», « jeter en fragilité », « honorer du devenir », «-enthousiasmer une autre vision du monde », etc.), l’écriture de Frères migrants captive le lecteur en combinant à une argumentation efficace, un travail créatif sur la langue, producteur d’effets esthétiques. Conclusion L’utilisation originale de la langue, dans Frères migrants , est peut-être le signe d’une pensée neuve et non-définitive, anti-systémique, ouverte. Elle conditionne la lecture et l’interprétation de telle sorte qu’elle suscite l’imagination et la créativité du lecteur, mais aussi ses émotions. En lisant Frères migrants , nous sommes traversés par l’indignation, la crainte, l’horreur, la pitié, l’empathie et la sympathie. Le pathos est ainsi une dimension fondamentale de l’œuvre, au même titre que le logos . Frères migrants enchante par la « beauté » des principes et des valeurs qui sous-tendent l’argumentation, par la beauté du style, et persuade de la nécessité d’agir. Comme l’exprime avec détermination l’auteur, dans cet énoncé qui confirme la motivation et la pertinence du titre de l’œuvre : « Frères, oui, parce que nous allons soit nous perdre ensemble soit devenir ensemble. » (FM, 88) À la façon d’un épilogue, la « Déclaration des poètes » annexée à la fin du livre, condense le sens de l’essai et le prolonge, avec une adresse finale aux migrants, qui les replace au premier plan de la scène. Frères migrants est un texte grave, touchant, parfois troublant, mais chargé d’espoir. C’est là l’une de ses forces rhétoriques : plonger dans la « noirceur », pour mieux s’élever vers la lumière. 122 Valeria Liljesthrom 19 Le même constat était fait par Edwy Plenel à propos des manifestes coécrits par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau : « Aussi politiques soient-ils, par leur objet comme par leur propos, ces Manifestes sont essentiellement poétiques. » (Edwy Plenel, «-Une poétique de la politique », dans É. Glissant et P. Chamoiseau, Manifestes , op. cit. , p. 160). Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 Bibliographie Amossy, Ruth. L’argumentation dans le discours , Paris, Armand Colin, coll. « Icom », 2016. Amossy, Ruth. Apologie de la polémique , Paris, PUF, coll. «-L’interrogation philoso‐ phique-», 2014. Calabrese, Laura, Chloé Gaboriaux et Marie Veniard (dir.). «-Migration et crise-: une cooccurrence encombrante-», Mots. Les langages du politique , II, 129 (2022). Chamoiseau, Patrick. L’empreinte à Crusoé , Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 2012. Chamoiseau, Patrick. Frères migrants , Paris, Seuil, coll. «-Points-», 2017. Chamoiseau, Patrick et Michel Le Bris (dir.). Osons la fraternité-! Les écrivains aux côtés des migrants , Paris, Philippe Rey, 2018. Glissant, Édouard et Patrick Chamoiseau. Manifestes , Paris, La-Découverte / Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2021. Héran, François. Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir , Paris, La-Découverte, coll. «-L’envers des faits-», 2017. Lendaro, Annalisa, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen (dir.). La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances , Paris, La Découverte, 2019. Pelletier, Anne-Marie. « Le paradoxe institutionnel du manifeste », Littérature , 39 (1980), pp. 17-22. Roose, Marie-Clotilde. «-Le sens du poétique. Approche phénoménologique-», Revue philosophique de Louvain , quatrième série, tome 94, 4 (1996), pp. 646-676. Sartre, Jean-Paul. Qu’est-ce que la littérature-? , Paris, Gallimard, coll. «-Idées-», 1948. Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 123 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 1 Milan Kundera, Beau comme une rencontre multiple , Paris, Gallimard, 1992. 2 Édouard Glissant traduit le mot créole par « profondeur ». Il lui préfère cependant le terme de « profonds » qui, d’après lui, transcrit mieux « la concrétude de la profon‐ deur ». Voir L’Entretien du monde , cité dans L’intraitable concrétude de l’imaginaire d’Édouard Glissant (Acta Fabula) L’eschatologie écopoétique dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau Wafa Triki Université de Tunis Laboratoire Intersignes LR14ES01 Commencée en 1982, l’œuvre de Patrick Chamoiseau est très riche et variée. « Beau(x) comme une rencontre multiple 1 -», ses textes témoignent de l’impos‐ sibilité de se tenir à un seul genre, voire à un seul style d’écriture. Le créole qui régit en filigrane une poétique de discordance semble donner à l’œuvre une « dynamicité » nouvelle. L’abolition des frontières génériques et énonciatives transforme l’espace textuel en un dialogue permanent entre deux langues, deux imaginaires et deux cultures différentes, travaillant ainsi le processus d’entrecroisement à tous les niveaux de l’œuvre. Dans la fréquence erratique de l’écriture, la nature est une donnée de base figurant parfois comme personnage, d’autres fois comme métaphore de la mé‐ moire collective. L’œuvre de Patrick Chamoiseau abrite la conscience angoissée face à un monde en bribes Le texte comme espace d’expérimentation et de libération de tous les carcans se voit explorer « la concrétude des profondeurs 2 » pour emprunter une expression de Glissant. - Dans cet article, nous avons choisi de mener une réflexion stylistique pour mesurer la magnitude des différentes poïétiques dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau. Notre travail rendra plus tangibles les contours de l’anatomie scripturale - ou plus généralement esthétique - de l’écriture chamoisienne. Pour cela, nous nous pencherons sur l’organicité du texte et sa composition à travers une réflexion sur le symbolique et l’écologique en effet miroir dans les différents textes de Patrick Chamoiseau. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 3 Patrick Chamoiseau et Silyane Larcher, « Les identités dans la totalité-monde », Cités , vol.-29, n o -1, 2007, p.-121-134. Face à la menace de la disparition, les écosystèmes fragiles qu’ils soient littéraires, environnementaux ou identitaires se voient doublés d’un processus de résistance poétique qui se décline différemment d’une œuvre à une autre. Dans un premier temps, nous traiterons du texte vivant comme constante stylistique et thématique chez Chamoiseau. La performance scripturale permet grâce au symbolisme écologique de repenser l’espace textuel et l’espace géo‐ graphique. L’intériorisation du paysage permet en effet une réinvention de la mémoire des Caraïbes. Dans un second temps, nous analyserons l’écologie dé-coloniale à travers plusieurs textes de Chamoiseau. Convenons tout d’abord que les notions d’espace et de texte ont toujours été étroitement liées. Avant même que la métaphore de « l’espace littéraire » soit forgée par Blanchot, les images et métaphores concernant la page en tant lieu que de manifestations architecturales et paysagistes ont longtemps traversé la littérature. Ce qui serait intéressant à préciser de prime abord, c’est l’importance du «-lieu-» dans la littérature antillaise de manière générale mais précisément dans l’œuvre de Chamoiseau. Fantasmé, objet de quête et théâtre de transformation, l’espace est représenté comme un système d’exploration de soi et du monde. La fracture est ainsi permanente entre un «-ici-» trop étroit et un «-ailleurs-» refoulé. Ce qui nous intéresse dans notre quête des métaphores spatiales, c’est la projection du phénomène linguistique dans le champ spatial et inversement la manifestation stylistique et surtout métaphorique de celui-ci sur la page. Dans l’absence d’un « arrière-pays 3 », les textes de Chamoiseau retracent les ténèbres de l’Histoire, du déchirement, de l’esclavage et de la société de plantations indissociable du thème écologique. 1 Le texte vivant-: Le symbolisme écologique La relation de l’homme avec la nature a toujours joué un rôle décisif dans la littérature occidentale et en particulier dans la littérature postcoloniale. La haute conscience qui régit l’écriture de Patrick Chamoiseau traverse l’ensemble de ses œuvres et revêt plusieurs facettes. Sur le plan stylistique, ceci transparaît dans l’ouverture du texte à d’infinies possibilités dont celle de la personnification de la nature. En effet, si l’on parle de chaos concernant l’écriture de Patrick Chamoiseau, c’est surtout pour décrire une certaine dynamique qui régit 126 Wafa Triki Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 4 Lawrence Buell, The Environmental Imagination. Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture , Cambridge, Harvard Univ. Press, 1995. 5 Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, Paris, Éditions Gallimard, coll. «-Folio-», 2009, p.-128-129 l’ensemble de l’œuvre et qui redéfinit les normes et les limites de l’écrire. Forger de nouvelles zones de contact dans le texte se fait à travers une appréhension nouvelle de la nature comme élément intrinsèque à la pensée chamoisienne. La nature-personnage-: poétique du vivant Dans l’ensemble de la littérature caribéenne et dans l’œuvre de Chamoiseau, la poétique du vivant se déploie dans la revalorisation de l’élément naturel. La nature comme force narrative autonome déploie dans les différents textes de Chamoiseau une nouvelle cartographie sensitive et rhétorique. Lawrence Buell affirme dans ce sens qu’un « texte environnemental est tel lorsque l’environnement non-humain se constitue comme une présence et non comme un cadre, en suggérant que l’histoire humaine est imbriquée dans l’histoire naturelle 4 .-» Cette définition s’applique en effet à l’élément naturel comme une présence diégétique principale dans plusieurs textes de Chamoiseau. Dans Les neuf consciences du Malfini (2009), le lecteur explore une poétique du vivant à travers un renversement de rôles où les protagonistes principaux sont des oiseaux et où les humains, appelés « Nocifs », sont relégués à un rôle secondaire. Un regard nouveau sur le monde est livré à travers les yeux du Colibri. Le symbolisme de la verticalité comme paramètre de visualisation et de narration ainsi que le choix de l’oiseau comme entité diégétique centrale n’est guère arbitraire chez Patrick Chamoiseau puisqu’ils s’inscrivent dans son projet de livrer sa pensée écologique et philosophique du monde à travers l’écriture «-hors-normes-»-: Je scrutai les ravines comme jamais auparavant. J’examinai les écorces et les feuilles, ces têtes vives que les plantes présentaient au soleil. Je fixai les herbes, les trous de terres, les roches… Je m’astreignis même à contempler les immobilités. Mon attention finit par se retrouver attirée par des luminances insolites. Zébrures d’une simililumière qui se produisaient dans presque tous les sens, sans ordonnance et sans logique. […] Enfin, comme si mes pupilles s’étaient tout-à-coup ajustées, je reconnus dans ces brillances quelques-unes de ces choses que je voulais trouver. Puis, comme dans une révélation soudaine, je me mis à en voir dans tous les coins de Rabuchon 5 . Au-delà du récit s’apparentant à une fable où l’écrivain se plaît à innover sur le plan stylistique, le renversement des rôles diégétiques traditionnels remet en question le pouvoir et le rôle de l’humain face à la nature. Ce que nous L’eschatologie écopoétique dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau 127 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 appelons «-texte vivant-» est cette écriture qui repense les frontières et appelle au dé-figement. En conférant aux animaux le rôle de porte-paroles de la cause écologique, l’auteur les insère non seulement dans l’espace diégétique et narratif mais leur redonne aussi un rôle historique : celui de repenser et raconter l’histoire de la terre et les secrets de la nature caribéenne. Ce symbolisme écologique permet de repenser le monde, de redistribuer les rôles et de redessiner le schéma des représentations entre autres de l’espace, loin des clichés occidentaux. La démarche scripturale de Patrick Chamoiseau remet à jour les traces et procède à une mise en scène d’un «-dire-» de la Terre. Les colonisations ont en effet entraîné des changements radicaux sur le plan écologique mais aussi sur les modes de vie et les pratiques culturelles. Si l’on considère la nature comme un élément constitutif de l’imaginaire social, les textes de Patrick Chamoiseau s’inscriraient dès lors dans un projet poétique à portée dé-coloniale en repensant les formes d’associations et de liens entre les habitants (humains et non humains) et leurs milieux. 2 La conscience écologique-: Écologie dé-coloniale En plus de relever d’une écriture révolutionnaire et innovatrice, les thèmes abordés dans l’ensemble de l’œuvre de Patrick Chamoiseau sont particulière‐ ment intéressants. Pour remailler les trous du trauma lié à l’espace et tenter de le figurer autrement, l’écrivain livre à son lecteur une fiction à portée thérapeutique où l’histoire et la cassure coloniale sont racontées à travers une nouvelle vision du monde et un nouveau rapport à l’espace. Dans L’Esclave vieil homme et le molosse (1997) l’espace de la forêt établit un nouvel ordre logique et chronologique en accueillant l’esclave marron dans sa course de libération. La fusion entre l’espace et le personnage permet d’explorer les épisodes historiques de l’esclavage mais donnent aussi l’occasion à l’auteur d’énumérer la faune et la flore locales. Ce roman que Chamoiseau dit avoir rêvé témoigne de l’émancipation postcoloniale à travers l’écriture. La relation de l’homme avec les paysages, la terre natale et l’écologie redonne sens à la conquête des espaces naturels loin de ceux qu’a faussés la modernisation. Dans Le Papillon et la lumière , un conte philosophique dont les personnages sont deux papillons, la métaphore de la lumière et le dialogue qui traverse le texte sont les fondements de toute une réflexion sur l’existence, sur l’écoulement du temps mais aussi sur la modernisation et l’espace de la ville. La modernisation perçue 128 Wafa Triki Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 6 Patrick Chamoiseau, Texaco , Gallimard, 1992, p.-296. comme violence et dénaturalisation de l’espace rappelle la rigidité de la langue française, réfutée par l’auteur. Ces praxis dé-coloniales où le thème de l’écologie est sans cesse intimement lié au symbolisme de la résistance secouent les schémas de pensée et configu‐ ration habituels pour les rendre plus tangibles. Dans Solibo Magnifique (1988) par exemple, l’auteur procède à une critique explicite des systèmes de destruction de l’environnement causée par le progrès économique et met en lumière les voix marginalisées des peuples autochtones qui luttent pour protéger leurs terres. Dans Texaco (1992) , Chamoiseau décrit par ailleurs la lutte des habitants d’un bidonville en Martinique pour préserver leur communauté et leur environne‐ ment menacés par le développement urbain. L’écologie se définissant comme un ensemble de pratiques sociales et culturelles incluant aussi un mode de vie traditionnel se lit dans ce roman comme un motif central-: L’urbaniste occidental voit dans Texaco une tumeur à l’ordre urbain. Incohérente. In‐ salubre. Une contestation active. Une menace. On lui dénie toute valeur architecturale ou sociale. Le discours politique est là-dessus négateur. En clair c’est un problème. Mais raser c’est renvoyer le problème ailleurs, ou pire : ne pas l’envisager. Non, il nous faut congédier l’Occident et réapprendre à lire-: réapprendre à inventer la ville. L’urbaniste ici-là, doit se penser créole avant même de penser 6 . Dans les différents textes cités, l’idée de préservation semble régir l’écopoétique chamoisienne. Préserver l’identité, l’authenticité de la terre, les traces de l’espace est un devoir historique que la littérature permet de rendre visible. Se détachant de toutes les assises classiques et habituelles, Chamoiseau donne la parole aux animaux, dé-fige les espaces et repense la cartographie des lieux à travers un filtre créole. Le symbolisme mis au service de l’écologique donne lieu à une narration partiellement allégorique où tous les possibles prennent vie. Conclusion Sous couvert de fable et d’allégories, Chamoiseau livre à son lecteur une réflexion sur le monde, la nature et le rapport de l’humain à son milieu. La Caraïbe sans récit devient la Caraïbe à mille récits à travers la remise à jour des traces historiques, spatiales et identitaires. La littérature permet de penser l’écologie postcoloniale et transforme les espaces en lieux de mémoire. L’eschatologie écopoétique dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau 129 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 Si l’écopoétique de Chamoiseau s’appuie sur l’idée de cataclysme écologique, c’est parce qu’elle se fonde sur le devoir éthique de préserver les traces du passé qu’il soit historique, géographique ou identitaire. Le montage d’images, de personnages et l’oscillation entre fiction et réalité appuient son projet de pénétrer les lacis du paysage antillais à travers son regard créole dépourvu de clichés occidentaux. 130 Wafa Triki Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 1 « Le concept de proxémie , développé par Bruno Gaume, résulte d’une approche mathématique des langages naturels et relève du traitement automatique de ces langages. Il s’appuie sur le fonctionnement des “réseaux lexicaux” constitués par les machines. Pour établir la proxémie d’un mot, deux grandes étapes sont nécessaires-: 1. On constitue un réseau de mots, en se fondant-: sur leur cooccurrence à l’intérieur d’un grand corpus (par exemple, deux mots sont reliés entre eux s’ils apparaissent fréquemment à quatre ou cinq mots d’intervalle, au plus, dans un corpus de taille importante)-; Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature Samia Kassab-Charfi Université de Tunis Comme le fruit se fond en jouissance, Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt, Je hume ici ma future fumée, Et le ciel chante à l’âme consumée Le changement des rives en rumeur. Paul Valéry, Le Cimetière marin Rien n’est vrai, tout est vivant. Édouard Glissant , Philosophie de la Relation, poésie en étendue Liminaires Si la réflexion où s’origine l’idée de ce volume est axée sur la manière dont le fait littéraire et l’expérimentation scripturale répercutent la complexité du rapport - économique - au vivant, il est difficile d’escamoter le paradoxe fondateur qui est au cœur de la définition du fait économique. Un simple coup d’œil jeté à la proxémie 1 du CNRTL, dictionnaire (en ligne) de référence pour les recherches lexicographiques, permet d’en prendre conscience. Ainsi, Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 sur leur présence à l’intérieur des définitions des autres termes qui constituent ledit réseau dans un ou plusieurs dictionnaires, cette présence pouvant intervenir dans la définition proprement dite, dans les exemples liés à cette définition, ou dans une liste de synonymes voire même d’ antonymes .-» (https: / / lettres.ac-versailles.fr/ spip.php? a rticle1674#nb6 - consulté le 6 mai 2024) 2 Emmanuel Laurentin et Chloë Cambeling, « Felwine Sarr : Pour une économie du vivant », France-Culture, juin 2020, https: / / www.radiofrance.fr/ franceculture/ felwi ne-sarr-pour-une-economie-du-vivant-4448017. on relèvera l’existence de deux clusters (grappes de sens) particulièrement éloquents relatifs au mot « économie ». Le premier indique « gain » mais aussi « mesure », « modération » et « retenue ». Le deuxième fait valoir les deux concepts d’« accumulation » et de « thésaurisation ». Ce balisage des composantes sémantiques du vocable «-économie-» est intéressant à plus d’un titre. Il jette notamment la lumière sur deux composantes dénotatives du terme qui ont l’avantage de balayer l’ensemble du spectre sémantique du concept. Du grec oikos (maison, habitat) et nomos (règles), il réfère aux normes ou principes régissant l’habitat de l’homme en son environnement. Or, ces deux composantes sont quasiment antinomiques : l’une désigne le « gain » (avec la traîne connotative axiologique qui y est associée, en particulier dans la modernité capitaliste et libérale), l’autre réfère à la « mesure », acte et précepte dont les acceptions sont très larges, depuis Aristote jusqu’aux dernières tendances comportementalistes inspirées par l’idéal de décroissance. Ainsi, la seconde composante (« mesure ») semble inhiber - à l’intérieur du même univers sémantique - ce que la première (« gain ») assure comme renvoi moraliste à l’immodération ou à l’insatiabilité. Aussi et dans ce sens, l’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr nous exhorte-t-il «-à en finir avec l’économie du “présentisme et de la démesure” qui a montré toutes ses limites durant la crise ». Car « la véritable croissance ne devrait pas faire décroître le vivant 2 ». Cette prise de conscience de plus en plus accrue de la précarité du lien, si malmené, au vivant est reflétée dans le monde des arts et de la parole poétique depuis des siècles. Mais revenons aux mots et à leur charge sémantique signifiante. Yves Bonnefoy nous en instruit dans la « Préface » à la traduction de l’ Enfer de Dante par Lamennais : « Les mots sont naturellement désignatifs des grandes choses de l’alentour de l’humain sur terre, mais pour parler de ces réalités pourtant parfois si intimes à celui-ci, il apparaît vite qu’il importe de s’attacher à seulement des aspects dans leur apparaître, et dé‐ nommer ces aspects sera leur substituer des concepts, des enchaînements de concepts : ces représentations qui font oublier les présences, qui offusquent cette lumière 3 ». Comment alors, sur le clavier des littératures, les deux unités 132 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 3 Yves Bonnefoy, « Le Dante de Lamennais », Préface à l’ Enfer de Dante, traduit de l’italien et annoté par Lamennais, Paris, Éditions Payot & Rivages, « Rivages Poche/ Petite Bibliothèque-», 2013, p.-7 (édition électronique). 4 Voir Julie Sermon, Morts ou vifs. Contribution à une écologie pratique, théorique et sensible des arts vivants , Éditions B42, 2021. Voir également Hubert Zapf, Literature as Cultural Ecology. Sustainable Texts , London, Bloomsbury Publishing, « Environ‐ mental cultures-», 2016. 5 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , Paris, Gallimard, 2009. 6 On rappellera ici la note qu’apporte Lamennais dans sa traduction annotée : « Par cette “forêt obscure”, les uns entendent les erreurs, les passions, les vices, desquels est remplie la vie humaine ; d’autres, les discordes et les maux dont les querelles des Guelfes et des Gibelins affligeaient alors l’Italie ; d’autres, enfin, les misères que Dante eut à souffrir pendant son exil. » ( op. cit., p. 27). Lamennais, comme le souligne Yves Bonnefoy, traduit les vers de Dante en prose. sémantiques - « mesure » et « gain » - entrant dans la composition du terme d’«-économie-» sont-elles déclinées-? Par quelles figurations l’écriture littéraire atteste-t-elle d’expériences traumatiques affectant l’économie du vivant, que ce « vivant » réfère à la Nature, aux hommes qui s’y implantent en société, ou aux composantes non humaines directement impactées par une dé-mesure de l’économie ? Nous ne nous pencherons pas ici sur La Comédie humaine de Balzac qui, pourtant, a su épeler comme un alphabet allégorique les types les plus variés de créatures et leur rapport à la possession patrimoniale, ni sur les caractères moliéresques où l’argent comme vecteur - distordant - de pouvoir et d’autorité est central. Notre proposition de lecture, profondément inspirée des humanités environnementales 4 , se fondera sur une exploration initiale de deux textes premiers qui ont plus ou moins explicitement posé la question du rapport au vivant et à sa gestion. Nous emprunterons ainsi le chemin de la «- selva oscura -» de l’ Enfer de Dante, puis celui de la mer dont Michelet au XIX e siècle défend le droit, pour en arriver après ces brèves traversées à l’immersion dans notre corpus majeur, Les Neuf Consciences du Malfini   5 de Patrick Chamoiseau, roman qui peut se lire comme une refondation écophilosophique du déterminisme génétique, allégorie de nos choix économiques et environnementaux. «-Comment l’âme est liée à ces arbres noueux-» (Enfer, Chant XIII ; 30) : pour une lecture actualisante de la «-selva oscura-» de Dante (XIVe siècle) Si l’on peut proposer de partir, pour amorcer cette réflexion, des vers inaugurant le Chant Premier de l’ Enfer , cet incipit qui fut tant glosé 6 , c’est qu’il y a certainement à reconsidérer la représentation mentale associée à la «- selva os‐ Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 133 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 7 Dante, Enfer , op. cit ., p.-24. 8 Ibid. , p.-40. 9 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? , Paris, Éditions Amsterdam, 2007, 363 pages. 10 On citera en particulier, pour les publications récentes, le volume collectif coordonné par Sonia Zlitni-Fitouri, Réinventer la nature. Pour une écopoétique des littératures d’ex‐ pression française , Louvain-la-Neuve, Éditions Academia-L’Harmattan, coll. « Sefar », 2007, 338 pages : https: / / www.editions-harmattan.fr/ livre-reinventer_la_nature_pour _une_ecopoetique_des_litteratures_de_langue_francaise_sonia_zlitni_fitouri-9782806 137029-79735.html. 11 Paul Valéry, Le Cimetière marin , Strophe 15, v.-2. cura » comme étant potentiellement indexée à notre marasme environnemental actuel : « Au milieu du chemin de notre vie, ayant perdu la droite voie, je me trouvai dans une forêt obscure 7 . » Car cette « forêt obscure » implantée en marge de la « droite voie » est bien, allégorie dans l’allégorie, l’anticipation prémonitoire - au XIV e siècle, déjà - de notre trauma écologique contemporain. À cet égard, l’appel de la fin de la 3 e stance du Chant III, « Laissez toute espérance, vous qui entrez 8 » - appel déceptif au regard des désastres climatiques et environnementaux d’aujourd’hui - résonne avec une particulière acuité. L’interprétation actualisante qui pourrait en être faite, à la manière d’Yves Citton, qui appuie l’intérêt d’une lecture affabulante 9 des textes anciens, s’ancre pleinement dans la perspective écopoétique que les chercheurs exploitent depuis plusieurs années 10 . À cet égard, l’on peut lire les « demeures douloureuses » de la stance 40 du Chant VIII comme un miroir du corps terrestre malade. Ce réinvestissement de la lecture d’un grand texte de la culture occidentale permet de mettre en lumière une symptomatologie de la relation Homme- Nature, symptomatologie qui ponctue de nombreuses pages de l’ Enfer . Même si l’imprégnation religieuse, avec ses paradoxes, sa part obscure soulignée par Yves Bonnefoy dans sa présentation de l’œuvre de Dante, est indéniable, la vocation écopoétique de son interprétation, qui excède l’au-delà du trépas, une fois que « l’argile rouge a bu la blanche espèce 11 », peut se soutenir. L’enfer comme demeure douloureuse est bel et bien l’allégorie du monde vivant actuel, hétérotopie s’il en est, inversion de l’Éden d’autrefois désormais perverti. Dans cette représentation apocalyptique, qu’il projette comme viatique de responsabilisation éthique pour les hommes au « cœur enténébré » selon la belle formule du poète Saint-John Perse dans Chronique , Dante ne cesse d’articuler la place de l’homme au vivant qui l’entoure, à son habitat constitutif. Le chant XIII, en particulier, illustre spectaculairement ce nouage immémorial et infrangible de l’humain au végétal, en un miroir anticipateur des désolations climatiques actuelles : « […] Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. 2. Point 134 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 de feuillage vert, mais de couleur sombre ; point de rameaux unis, mais noueux et tortus ; point de fruits, mais sur des épines des poisons 12 . » L’aspect traumatique de ce paysage ravagé sera élucidé par une scène surnaturelle édifiante, celle qui met aux prises l’homme et son environnement, à travers le dialogue torturé des stances 11, 12 et 13-: […] le Maître dit : « Si tu romps quelque branche d’un de ces arbres, rompues aussi seront les pensées que tu as. » 11. Lors, avançant un peu la main, je cueillis un petit rameau d’un épais buisson, et le tronc cria : « Pourquoi me mutiles -tu ? » 12. Puis, devenu tout noir de sang, il cria de nouveau : « Pourquoi me brises -tu ? N’as-tu aucun sentiment de pitié-? 13.-Hommes nous fûmes, et maintenant sommes buissons 13 -». Le paradigme de la rupture, exemplifié par « romps » et « rompues », « mutiles » et « brises » invite à voir cet enfer comme une anticipation dystopique de nos «-traumascapes 14 -», pour reprendre le titre de Maria Tumarkin, Traumascapes : The Power and Fate of Places Transformed by Tragedy. Si dans le texte de Dante les arbres décrits sont des réincarnations des êtres morts, en une métempsycose primordiale raccordant l’humain à son fonds matriciel, cette fusion primultime est suggestive d’un pacte successivement rompu puis reconclu dans le royaume des ombres entre l’homme et le vivant végétal. Ce phénomène est clairement détaillé dans les stances 29 à 34 du même chant-: « […] Qu’il te plaise aussi / « De nous dire comment l’âme est liée à ces arbres noueux -; et, si tu le peux, dis-nous si quelqu’un jamais se dégage de tels membres ». / Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea en cette voix : « Brièvement il vous sera répondu./ « Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est ellemême arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche ; / « Elle tombe dans la forêt , non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette : là elle germe comme un grain d’épeautre -; / «- S’élevant, elle devient une tige et un arbre silvestre .-[…] 15 En d’autres termes, la nature est la seule âme que l’homme aura jamais. Et, châtiment éternel, la douleur demeure présente, dans les ténèbres infernales, impulsée par la mémoire lancinante des déprédations et saccages humains - « Les Harpies, se repaissant de ses feuilles, ouvrent un passage à la douleur Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 135 12 Dante, Enfer , op. cit ., p.-122 (stances 1 et 2, chant XIII). 13 Idem. Nous soulignons. 14 Srilata Ravi, « Home and failed city in postcolonial narratives of “dark return” », in Postcolonial Studies , n° 3-vol. 17, 2014, p. 296-306. Dans ce texte, Srilata Ravi cite Maria Tumarkin, Traumascapes : The Power and Fate of Places Transformed by Tragedy , Melbourne, Melbourne University Publishing, 2005. 15 Dante, Enfer , op. cit ., p.-123-124. Nous soulignons. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 qu’elles lui font ressentir 16 ». Une telle transgression du rapport sacral entre l’homme et la nature qui l’entoure est elle-même une forme de violence, réprouvée par Virgile, le guide de Dante aux Enfers : « Tout le premier cercle est des Violents ; mais parce qu’on fait violence à trois sortes de personnes, sa construction le divise en trois enceintes distinctes. […]/ À Dieu, à soi, au prochain on peut faire violence ; je dis aux personnes et aux biens […] / L’homme peut porter une main violente sur soi et sur ses biens » (Chant XII ; 10, 11, 14) 17 . L’expérience de la descente aux Enfers est telle que, des siècles plus tard, ces vers du Cimetière marin de Valéry en amplifient encore la tragique et lucide intelligibilité : « Mais rendre la lumière/ Suppose d’ombre une morne moitié 18 ». Violenter la nature-? Le Droit de la mer (1861) de Jules Michelet Cette violence que l’homme exerce sur lui-même et sur ses « biens », pose ici le problème épineux de la nature juridique (éthiquement constitutive d’abord) de ces non humains sur lesquels s’exercent la mainmise et la domination de notre espèce. Le retour à la nature de l’économie, via Dante, sera fait ici, puisque ce dernier évoque la mauvaise gestion du bien au sens capitaliste. Ainsi, au Chant VII, tandis que Virgile et Dante descendent « au quatrième gouffre, pénétrant de plus en plus dans la lugubre enceinte qui enserre le mal de tout l’univers 19 -», en ce lieu où « les damnés » sont « plus nombreux qu’ailleurs 20 », Dante distingue deux groupes, renvoyés dos à dos, les «-prodigues-», et les «-avares-» thésaurisant : « […] séparés en deux bandes, ils poussaient en hurlant des fardeaux avec la poitrine : / Ils se heurtaient à leur rencontre, puis retournaient en arrière criant : « Pourquoi amasses-tu ? » et « Pourquoi dissipes-tu 21 ? ». Cette double culpabilité, antipodale puisqu’elle dénonce en un élan similaire deux excès contraires, est celle-là même qui animera les débats relatifs à ce que l’on 136 Samia Kassab-Charfi 16 Ibid ., p.-124 (stance 34, Chant XIII) 17 Ibid ., p.-106-107. 18 Paul Valéry, Le Cimetière marin , Strophe 7, v.-5/ 6. 19 Dante, Enfer, op. cit., p.-74. 20 Idem . 21 Idem. Lamennais ajoute en note-: «-Dans le choc des deux bandes, les Prodigues crient aux Avares : Pourquoi amasses-tu ? Et les Avares aux Prodigues : Pourquoi dissipestu ? -». Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 nomme aujourd’hui l’extractivisme 22 et qui relève d’une pensée épistémologique de l’exploitation économique de la nature et du vivant. À cet égard, le texte de Jules Michelet intitulé « Le Droit de la mer » nous semble un parfait exemple de cette controverse qui, au XIX e siècle et 600 ans après Dante, travaille en l’aiguisant progressivement la conscience d’une mise à profit abusive des ressources naturelles. Sixième section du livre III, intitulé « Conquête de la mer », de l’essai naturaliste de Michelet paru en 1861, La Mer , « Le Droit de la mer » est notamment « un vigoureux plaidoyer en faveur des baleines (déjà menacées d’extinction à l’époque à cause de la chasse au harpon…) 23 ». Comme le signale François L’Yvonnet dans « L’envie de savoir-», La Mer reflète la modernité critique de l’historien français, dont la passion naturaliste s’incarne dans une juste cause, celle du vivant dans toute l’amplitude de son acception. En l’occurrence, ce vivant est celui des océans, et dans ce milieu du XIX e siècle, où triomphe l’essor de l’industrie, Michelet cite significativement au début du « Droit de la mer » le projet enthousiaste d’Eugène Noël, « grand écrivain populaire » : « “On peut faire de l’Océan une fabrique immense de vivres, un laboratoire de subsistances plus productif que la terre même ; fertiliser tout, mer, fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la terre ; voici venir l’art de cultiver les eaux… Entendez-vous, nations ! ” » 24 . Après une analyse comparative qui fait valoir la rentabilité de la pêche et de l’élevage poissonnier au regard de l’agriculture, laquelle souffre pour sa part d’être à la merci des aléas naturels - « L’agriculture tremble toujours ; un coup de vent, une gelée, le moindre accident lui enlève tout et la frappe de famine » -, Michelet Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 137 22 Marine Duc, « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de dévelo ppement territorial entre volontarisme minier et dépossessions-», Géoconfluences , nov. 2017 : « L’extractivisme désigne un mode spécifique d’accumulation de richesses, reposant sur des « activités qui extraient d’importantes quantités de ressources naturelles qui ne sont pas transformées (ou qui le sont seulement dans une faible mesure) principalement destinées à l’export. L’extractivisme ne se limite pas seulement aux minerais ou au pétrole, il est également présent en agriculture, en sylviculture, ainsi que dans le secteur de la pêche (Acosta, 2013). » https: / / geoconfluences.en s-lyon.fr/ glossaire/ extractivisme#: ~: text=L'extractivisme%20d%C3%A9signe%20un%20 mode,principalement%20destin%C3%A9es%20%C3%A0%20l'export. 23 Canal Académie est un canal d’information dédié aux travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques (dont Michelet était membre). François L’Yvonnet, « Jules Michelet : La République des oiseaux et La mer : Quand l’académicien des sciences morales et politiques se fait l’avocat des animaux https: / / www.canalacademies.com/ e missions/ au-fil-des-pages/ jules-michelet-la-republique-des-oiseaux-et-la-mer 24 Jules Michelet, « Le Droit de la mer » , La Mer , Paris, Michel Lévy Frères, 1875. L’auteur cite la référence de la citation d’Eugène Noël, Pisciculture ; https: / / www.gutenberg.org/ f iles/ 23279/ 23279-h/ 23279-h.htm#VIc. Toutes les citations sont extraites de cette version numérique. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 formule ainsi le problème essentiel de cette relation Homme-Nature marine : « Si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler ». L’argumentation subséquente s’appuie notamment sur une apologétique de la fonction équilibrante de l’écosystème marin relativement aux sociétés humaines-: Il ne doit pas oublier qu’elle [la mer] a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète. Elle contribue puissamment à en créer l’harmonie, à en assurer la conservation, la salubrité. Tout cela se faisait, pendant des millions de siècles peut-être, avant la naissance de l’homme. On se passait à merveille de lui et de sa sagesse. Ses aînés, enfants de la mer, accomplissaient entre eux parfaitement la circulation de substance, les échanges, les successions de vie, qui sont le mouvement rapide de purification constante. Que peut-il à ce mouvement, continué si loin de lui, dans ce monde obscur et profond ? Peu en bien, davantage en mal. La destruction de telle espèce peut être une atteinte fâcheuse à l’ordre, à l’harmonie du tout. Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure ; qu’il vive sur des individus, mais qu’il conserve les espèces ; dans chacune il doit respecter le rôle, que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature. Cette exaltation de l’économie maritime est l’occasion pour l’historien natura‐ liste de revenir sur « deux âges de barbarie », que l’on comprend d’abord comme des époques révolues durant lesquelles cette pleine fonctionnalité écosystémique de la mer, espace de ressources sacré s’il en est, fut outragée. La première forme d’irrespect relevée concerne la qualification même de l’espace marin, notamment par le poète Homère dans l’Antiquité, dont l’expression «-la mer stérile » est l’indice pour Michelet de ce discrédit - en termes de possible exploitation économique - jeté sur les étendues marines. À l’inverse le second âge coïncide avec une mainmise immodérée sur la « richesse » des océans - «-et l’on mit la main dessus, mais de manière aveugle, brutale, violente.-» Pétri de poésie philosophique, le texte de Michelet est un « J’accuse » véhément, dirigé contre « l’âpreté mercantile, industrielle », « la barbarie féroce » et même « l’extermination ». Michelet clame, revendique : « La paix pour la baleine franche ; la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auraient disparu. Il leur faut une longue paix […]. Pour tous, amphibies et poissons, il faut une saison de repos : il faut une Trêve de Dieu ». Le naturaliste n’écrit pas une fiction littéraire mais une dystopie avant la lettre, si tant est que « la première utilisation du terme dystopia soit attribuée à John Stuart Mill, 138 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 25 https: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Dystopie#: ~: text=Orwell%20(1949).-,His‐ toire,est%20donc%20cens%C3%A9%20%C3%AAtre%20heureux. 26 L’expression est d’Yves Citton. Voir Samia Kassab-Charfi, « Enjeux éthiques de l’atten‐ tion littéraire » (Entretien avec Yves Citton), dans L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires , Samia Kassab-Charfi & Makki Rebaï (éds.), Œuvres et critiques , XXXVI, 2 ; Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française, Tübingen, Éditions Narr Francke Attempto, avril 2021, p.-99-216. dans un discours de 1868 au parlement britannique 25 -». Afin d’instruire comme il convient ce procès intenté à une humanité malfaisante - ces ancêtres des « Nocifs » des Neuf Consciences du Malfini - les instruments de la violence exercée contre le vivant sont dénombrés comme autant d’armes du crime-: Exemple : le harpon lancé par une machine foudroyante. Exemple : la drague, le filet destructeur, employé dès 1700, filet qui traîne, immense et lourd, et moissonne jusqu’à l’espérance, a balayé le fond de l’Océan. On nous le défendait. Mais l’étranger venait et- draguait sous nos yeux. (V. Tifaigne.) Des espèces s’enfuirent de la Manche, passèrent vers la Gironde. D’autres ont défailli pour toujours. Le cri d’alarme de Michelet contre cette « course écocidaire 26 » est motivé par une mise en garde : celle de l’avancée spectaculaire de la barbarie, qui se mesure à l’aune paradoxale du « progrès ». Dès lors, deux mots à dénotation économique et morale se font écho dans cette mise en garde : « gaspiller » et « se nuire ». C’est là que Michelet formule, comme face à un parlement, sa proposition politique au sens étymologique du terme : « Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la France, l’Angleterre, les États-Unis, proposent aux autres nations et les décident à promulguer, toutes ensemble, un Droit de la mer . » La prescription de Michelet en matière de gestion des ressources maritimes est étonnamment moderne et inclusive en matière d’espèces : « Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux. » Cette nécessité d’une codification n’est pas dictée par une froide préoccupation gestionnaire : elle s’ancre dans une pensée écologique de la protection des espèces - des plus petites aux plus grandes, telles « la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création » -, protection inspirée par une réglementation supérieure relative à ces espaces qui « n’appartiennent à personne », et régis dans le droit romain par une res nullius - no mans’ land/ sea … Aussi cette réglementation des pays censés appartenir à un « état de civilisation » se trouve-t-elle motivée par l’enjeu éthique de Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 139 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 27 Voir sur cette question d’une pensée transgénérationnelle de l’économie l’article édifiant d’Elyès Jouini dans ce volume. la non-barbarie : « ne plus faire de la pêche une chasse aveugle, barbare, où l’on tue plus qu’on ne peut prendre, où le pêcheur immole sans profit le petit qui, dans un an, l’aurait richement nourri, et qui, par la mort d’un seul, l’eût dispensé de donner la mort à une foule d’autres. » La force de termes tels que « tuer » et « immoler » soulève sur le pan moral le problème de ce qui est déjà la surpêche - comme en écho à Dante dont les « pécheurs charnels » du Chant V de l’ Enfer vivent le même tourment que les pêcheurs avides et sanguinaires aux « machines foudroyantes » de Michelet. L’articulation très étroite, resserrée à chaque étape de l’argumentation, qu’établit Michelet a une fonction prophylactique. On peut même soutenir ici que, sous des dehors de réprobation objective à portée qualitative (« cette longue agonie l’altère, lui ôte de son goût, de sa fermeté »), le naturaliste français assume, en précurseur d’une éthique du care , le rôle d’éveilleur des consciences face à la douleur animale, anticipant l’adoption en France du projet de loi contre la maltraitance animale par l’Assemblée nationale en janvier 2021, soit 160 ans après la parution du « Droit de la mer ». Empathique, il se fait le chantre de la beauté vibrante de ce monde des animaux marins, notamment lors de la saison « sacrée » de leur reproduction : « C’est l’apogée de leur beauté, de leur force. Leurs livrées brillantes, leur phosphorescence, indiquent le suprême rayonnement de la vie ». L’appel au respect de la saisonnalité, à l’instar de la régulation des périodes de chasse terrestre, se double d’un verdict consternant, celui que l’auteur prononce contre une humanité carnassière et vorace, verdict qui à lui seul justifie l’urgence d’une polarisation sur la vigilance à préserver le vivant : « Nous sommes forcés de tuer : nos dents, notre estomac, démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie. » Cette compensation est cela même d’ailleurs que requiert la pensée transgénérationnelle d’une économie anticipatrice des besoins du futur, et qui sache outrepasser, dans ses prévisions, la temporalité présente pour anticiper ce «-moment où l’individu, quelque bas qu’il semble placé, dépasse la limite étroite de son moi individuel, veut au-delà de lui-même, et, de son désir obscur, pénètre dans l’infini où il doit se perpétuer 27 .-» 140 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 28 Matthew Fontaine Maury, Géographie physique de la mer , traduit par P.-A. Terquem, Paris, Corréard Éditeur, 1861. 29 « Il [Maury] donne à la mer un pouls, des artères, un cœur même. […]. Cette mer salée comme du sang, qui a sa circulation, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme ainsi l’équateur), où elle échange ses deux sangs, un être qui a tout cela est-il sûr qu’il soit une chose, un élément inorganique-? -» (Michelet, op.cit .) 30 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , Paris, Gallimard, « Blanche », 2009, p.-17. 31 Ibid ., p.-40. 32 Édouard Glissant, Tout-monde [1993], Gallimard, «-Essais Folio-», 2002, p.-94. 33 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , p.-95. 34 Ibid ., p.-108. Les Neuf Consciences du Malfini (Chamoiseau)-: Critique de la pulsion sauvage et des économies rapaces « C’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort » (Michelet) : c’est exactement à contre-courant et en dénégation de cette fatalité que travaille tout le roman de Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini . Si Michelet, s’appuyant notam‐ ment sur les travaux du lieutenant Maury 28 (de l’US Navy), évoque la perspective anthropomorphique selon laquelle l’auteur américain de Géographie physique de la mer aborde le « corps maritime », en appelant à en reconnaître la pleine organicité 29 , l’écrivain martiniquais adopte une approche similaire à des fins morales. Or, la morale qu’il suggère est celle que dicte l’économie repensée d’un vivant malmené. À la maîtrise de la nature, Chamoiseau oppose la nécessité de maîtriser plutôt la démesure humaine, dans cette fable écologique dont la leçon essentielle est que l’homme - ce « Nocif 30 » - doit apprendre à juguler ses instincts de prédateur. L’éthique de la mesure est incarnée par un dialogue intérieur fabulique entre le Malfini, un aigle aux serres toujours sanguinolentes - « moi qui n’appréciais que l’explosion d’un caillot de sang 31 -» - et un délicat colibri, le Foufou, dans le contexte d’une île caribéenne imaginaire, Rabuchon. Préface du monde, à l’instar de ces « îles de la Caraïbe » dont Edouard Glissant dit qu’elles « font préface au continent américain 32 », l’île est en bien piètre état, menacée par une « inexplicable tempête 33 -», des « pluies […] qui mèn[ent] d’inexplicables sarabandes avec des vents inhabituels 34 ». L’alerte est donnée par les oiseaux migrateurs-: […] ils évoquaient des falaises de glaces qui sans fin s’effondraient ; ils parlaient d’arbres devenus fous […] Ils parlaient de furies naturelles inconnues des mémoires et qui déroutaient des siècles d’habitudes, au point de donner l’impression que le monde était en train de crier… […] Ils parlaient de bras de mer qui s’étaient épuisés, de fleuves incapables d’atteindre aux rives des océans, de lacs qui fermentaient en boues mortes. Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 141 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 Ils parlaient aussi de grands déserts qui s’étalaient sur des lieux d’abondance. […] Ils parlaient de tapis d’algues qui dérivaient sans bruit comme de vrais cimetières 35 . Les « effondrements 36 » qui frappent de plein fouet l’écosystème insulaire attestent d’un « invisible désastre 37 » qui fait d’insidieux ravages : la « mort lente 38 -» qui peu à peu gangrène la nature et le vivant, « comme un écho du cri du monde 39 », référence à peine détournée à l’épandage de cette « chose nau‐ séabonde 40 -» qu’est le chlordécone sur les plantations de bananiers durant des décennies dans les îles et à ses conséquences désastreuses-: «-Les fleurs étaient devenues de petits cimetières […]. Les cadavres d’insectes gisaient dans les failles et les moindres interstices 41 ». C’est cette apocalypse écologique qui rend urgente la remise en question des modes de subsistance et de consommation, notamment pour le rapace dont l’instinct est régi par son «-Alaya-» reptilienne d’aigle impérial, cette pulsion carnivore héritée des « esprits animaux 42 » et que le colibri le convaincra d’apprendre à réprimer pour se libérer-de son emprise : Hinnk . J’aime tuer. J’aime frapper les chairs chaudes et me repaître de la saveur du sang. J’aime poursuivre les terreurs qui filent dans les ravines, qui se cachent dans les arbres, ou qui tentent de voler au plus loin et plus vite que moi. J’aime déchirer les muscles, éventrer, dérouler des boyaux, dissiper l’amertume d’une bile sous l’écrasement d’un foie… Et j’aime le tressautement de la chair qui abdique, et qui alors libère dans l’univers entier cette lumière de la vie que j’ai voulu souvent attraper de mon bec. Hinnk … […] Je ne suis ni méchant ni sanguinaire. Juste une force inscrite aux violences impassibles qui régentent le vivant 43 . Dans ce qui peut aussi être lu comme une fable généthique , au sens où elle déploie une réflexion profonde sur la violence de l’atavisme biologique et à la nécessité éthique de réguler cet atavisme-là par des moyens épigénétiques, c’est-à-dire par une adaptation en phase avec le contexte, la première nuisance pointée émane des Nocifs dévastateurs : « Tout ce qu’ils approchaient se dénaturait. […] Tout ce qu’ils habitaient se desséchait irrémédiablement. Et pour finir, ils 142 Samia Kassab-Charfi 35 Ibid ., p.-112-113-114. 36 Ibid ., p.-131. 37 Ibid ., p.-134. 38 Ibid ., p.-212. 39 Ibid ., p.-148. 40 Ibid ., p.-138. 41 Ibid ., p.-132. 42 Ibid ., p.-126. 43 Ibid ., p.-21. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 tuaient. Ils tuaient sans faim, sans soif, sans rage, sans peur […]. En vérité, ils étaient la pire des monstruosités inutiles du vivant ! … 44 ». Dans le cercle des créatures soumises à la pulsion destructrice, le Malfini n’est pas en reste. Sous le mentorat du minuscule colibri qui le fascine « dans sa manière d’être vivant sans la férule d’une Alaya 45 -», il amorce l’apprentissage de la maîtrise de ses propres instincts, apprenant à réfréner ses pulsions carnivores et son goût malsain pour le dépeçage des proies : « J’avais en ce temps-là plaisir à foudroyer le cervelet d’une proie, à sentir sous mes serres l’immobilisation irréversible qui ouvre l’infini du néant 46 . » Les Neuf Consciences du Malfini actualise bel et bien un scénario de science-fiction génétique où la régulation des instincts prédateurs est capitale pour l’économie du monde vivant. L’apprentissage est pénible ; sous la plume de Patrick Chamoiseau, dont la poétique est subrepticement dominée par la mémoire des Traites et des méfaits impérialistes, il s’effectue au nom d’une éthique qui récuse l’« absolu de sang et de violence 47 » dont l’Histoire économique de l’homme s’est nourrie. Dans ce nouveau testament de la conscience écologique, la ligne mélodique de la défense du vivant est celle des homélies, ponctuées par d’éloquents aphorismes - « J’étais vivant et tout était vivant   48 » - accompagnant la prise de conscience de l’insoutenable férocité de l’être, enserré dans les « milleniums d’une Alaya 49 -». L’instinct, qui est un déterminisme possiblement maîtrisable dans la poétique de Chamoiseau, est une bombe qu’il faut désamorcer, pour enrayer « l’impeccable exécution d’une ordonnance ancienne 50 ». D’abord méprisant puis plein de haine pour ce misérable oiseau lilliputien qu’est le colibri, le Malfini, dont le « regard se souvenait d’avoir été une arme 51 » finit par entrer « en osmose avec lui 52 », par s’en inspirer et accéder à une part ennoblie de son être. La pensée de Chamoiseau est une pensée éthique à la fois de la non-violence et de l’antidomination, mais dans le même temps elle est aussi une réflexion économique sur la décroissance, la diminution des besoins dans une «-économie pieuse 53 -»-: « La plupart […] percevaient le vivant comme une mamelle inépuisable soumise à leurs voracités 54 .-» Cette pensée est adossée à un existentialisme épicurien, où Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 143 44 Ibid ., p.-89. 45 Ibid ., p.-58. 46 Ibid ., p.-21. 47 Ibid ., p.-201. 48 Ibid ., p.-222. Les italiques sont dans le texte. 49 Ibid ., p.-194. 50 Ibid ., p.-23. 51 Ibid ., p.-209. 52 Ibid ., p.-83. 53 Ibid ., p.-174. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 «-lutiner une insouciance 55 -» est aussi vital que de pourvoir à sa subsistance, et tandis que les expériences d’émerveillement face au vivant sont assombries par la « variable instable » et les dérèglements - « Toute la base du vivant, ici et audelà d’ici, se trouvait ébranlée 56 -» - , le Foufou s’adonne à une action collective de réparation : repolliniser seul l’île, jusqu’à ce que « disperser la poussière des fleurs redevint l’affaire de tous 57 ». Pour Chamoiseau qui articule la refondation des mœurs économiques à l’idée de justice 58 et d’accomplissement existentiel, l’enjeu est clairement défini : « Et je crois demeurer à chacun de mes gestes sous l’aube claire d’une éthique 59 -». Pour conclure La littérature dans sa modulation homélique retrace la tragédie d’une inadéqua‐ tion entre les instincts humains de domination et l’épuisabilité de ses ressources. Comme « il n’est souffrance qui n’aspire à récit 60 », ainsi que l’écrit Chamoiseau au début des Neuf Consciences du Malfini , l’écriture ouvre à la possibilité de générer, par des scénarios de fiction souvent plus vrais que nature, des réponses à la déroute climatique, environnementale et humaine. Si Dante dessine les topographies prophylactiques de ses gouffres infernaux comme une projection dystopique propice, en somme, au soulèvement des grands questionnements éthiques, et si Michelet fait de la mer « une force de vie et presque une personne 61 » à plein statut juridique, Chamoiseau prolonge cet examen de conscience à travers une œuvre qui brouille délibérément les frontières entre les règnes et qui problématise l’emprise accablante des pulsions consuméristes. À travers le flux de conscience des personnages, l’écrivain qui fit des études d’économie sociale et pratiqua le métier de conseiller pour délinquants juvéniles dans les maisons d’arrêt françaises nous informe sur les démons intérieurs de ces êtres confrontés à ce qui, dans leur ADN même, fait barrage à la volonté d’une meilleure gestion du vivant. Le barrage majeur est ici celui de la tyrannie de l’inné, de cette « sommation ancestrale 62 » de l’instinct qui surgit et se déploie en 144 Samia Kassab-Charfi 54 Ibid ., p.-207. 55 Ibid ., p.-209. 56 Ibid ., p.-212. 57 Ibid ., p.-220. 58 « […] avec juste le souci d’œuvrer, dans le partage le plus ouvert, à ce que nous croyions juste-» ( Ibid ., p-220.) 59 Ibid .,-p. 225. 60 Ibid .,-p. 18. 61 Michelet, « Le Pouls de la mer », in La Mer , https: / / www.gutenberg.org/ files/ 23279/ 23 279-h/ 23279-h.htm#VIc. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 voracité séculaire, usant le vivant jusqu’à la corde et faisant de chaque être qui s’y conforme un «-barbare imbécile 63 -». La fable de Chamoiseau pose l’urgence de concevoir « cet inconcevable : vivre sans Alaya ! » pour enrayer la violence écocide générée par les prédations des Nocifs et réguler, à contre-courant de l’hybris, la relation au vivant. Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 145 62 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , op. cit ., p.-80. 63 Ibid ., p.-126. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 ÉPISTÉMOLOGIES ALTERNATIVES EN LITTÉRATURE-: ÉCOFÉMINISMES, ÉCOFICTIONS ET ÉCODYSTOPIES 1 Daniele Guastini, « Représentation ou répétition ? À propos de la traduction du mot mimèsis dans la Poétique-», Littérature, 182 (2/ 2016), p.-40-52.- La littérature comme fabrique écologique ? Pour une relecture critique de la littérature et de son rapport au vivant Corinne Mencé-Caster Sorbonne Université RELIR-CLEA (UR 4083) La littérature ne reflète pas le réel. Énoncé introductif de presque tous les cours de littérature à l’université, et même au lycée, pour inviter les élèves et étudiants à ne pas voir le texte littéraire comme une copie de leur monde de référence. Précaution méthodologique et épistémologique jugée nécessaire. Il y a donc, dans l’essence même de la littérature, quelque chose qui relève de la réécriture du monde dit « réel », de la fable, de l’invention. L’autonomie de la littérature est à ce prix : voilà pourquoi la coupure postulée entre le monde créé par l’œuvre littéraire et le monde de référence de l’écrivain est au fondement même de tout contrat de lecture, voire d’écriture. Pourtant, le concept de « mimèsis » dont on connaît l’ambivalence, voire l’ambiguïté 1 , n’est pas sans rappeler que la littérature se nourrit de ce « réel » dont elle essaie en même temps de se défaire. Indépendamment de l’interpréta‐ tion aristotélicienne ou kantienne qui est faite de ce concept, lequel, sans cesse, oscille entre « imitation » et « représentation », il y a bien une permanence : l’idée que la coupure dont nous parlions ne saurait être absolue, qu’un lien demeure entre monde de l’œuvre et monde de l’auteur, ne serait-ce qu’à travers cette idée de « monde », à laquelle on peut ajouter l’incontournable besoin d’une langue commune. Si, en effet, l’œuvre doit être « reçue » par un autre que son auteur, elle se doit d’être intelligible à cet autre , sinon, la performance de l’écrivain serait vaine. La langue est sans doute l’un des principaux canaux de cet impératif d’intelligibilité : les mots de l’écrivain, et donc de l’œuvre, sont les mêmes que Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 ceux de ce « récepteur » situé à l’horizon du texte, dans le monde extratextuel. Et ce, que l’écrivain veuille mettre à distance ce monde de référence, ou, à l’inverse, lui donner une consistance. C’est bien pourquoi chaque écrivain doit veiller à rester intelligible pour ses éventuels lecteurs, tout en réinventant sa langue afin de mettre à distance le langage du monde. Il faut donc bien garder à l’esprit que l’écrivain, dans le monde fictif qu’il fait advenir, se retrouve dans une position analogue à celle de l’Homo-Sapiens face à la nature : quoiqu’il ne puisse recréer de toutes pièces ce monde, il peut le soumettre à sa volonté propre, à ses lois, à sa vision des choses, en transformant un « déjà-là » (son monde de référence) en un « à advenir » (monde possible alternatif) plus conforme à sa conception des choses. En ce sens, l’écrivain propose une réinterprétation de la « réalité » qui s’appuie sur le discours qu’il forge pour postuler cette lecture autre, de même que le «-scientifique-» entend transformer le monde, en fabriquant un discours qui légitime sa prétention à agir sur la nature. Discours littéraire et discours technico-scientifique énoncent donc, chacun à sa façon, un certain rapport à la nature, à l’autre non humain, circonscrivant ainsi une certaine place à l’humain par rapport au non-humain. Jusqu’à très récemment, les discours littéraires et scientifiques ont souvent été pensés dans une forme d’antinomie mutuelle : le premier était, en général, perçu comme éminemment inventif et poétique (selon la définition que donne Jakobson de la fonction poétique du langage), tandis que le second était tenu pour «-vrai-», car capable de proposer une mathématisation du monde, «-véri‐ fiable » dans les révolutions techniques et technologiques qui ont contribué à transformer ce dernier. Ainsi, la science semblait se tenir au plus près du « monde », tandis que la littérature, dans les multiples paradoxes qui lui sont constitutifs, semblait parfois avoir fait du détachement dudit « monde de référence », son cheval de bataille. On ne reviendra pas sur les polémiques entre littérature engagée et littérature autotélique (au sens d’autoréférentiel) qui ont alimenté les débats et montré que la « vraie » littérature serait sans doute celle qui se tiendrait au plus loin des grandes problématiques du monde. Ces polémiques semblent aujourd’hui dépassées et il ne serait pas ininté‐ ressant de se demander pourquoi, en interrogeant le rapport au langage et au monde extra-référentiel qui est désormais celui du discours « littéraire ». Nous tenterons ainsi de comprendre pourquoi, avec l’avènement de l’ère de l’«-anthropocène-», ce n’est plus seulement la créativité littéraire qui se trouve affectée par la nouvelle économie du vivant, mais bel et bien l’autonomie propre de la littérature (sa dimension autotélique et autoréférentielle), tout autant que la posture de l’écrivain comme « rêveur » de mondes. Pour ce faire, nous mettrons 150 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 au cœur de notre réflexion la question du rapport de l’écrivain à la nature et au non-humain. 1 La littérature comme fabrique anthropomorphique de la hiérarchisation du vivant. De la fable animalière Pour commencer, nous dirons que l’écrivain invente un monde qui n’existe pas mais qui ressemble au monde de référence que nous connaissons, et ce, même lorsqu’il se propose de rendre le monde qu’il crée le moins semblable possible au nôtre. Telle pourrait être une définition simple mais relativement exacte de la littérature. Dit autrement, l’écrivain n’a pas la possibilité de faire comme si le monde de référence extratextuel n’existait pas : il doit toujours prendre position par rapport à ce monde-là, en l’imitant ou en le déformant, mais partout, dans son texte, ce monde sera reconnaissable, même lorsqu’il est méconnaissable. Il va donc de soi que tout écrivain, par le rapport qu’il institue au langage, engage un certain rapport à la nature. Ce rapport, dans l’histoire de la littérature, diffèret-il de celui qu’instaure à cette même nature le «-(technico-) scientifique-»-? Pour tenter de répondre, il nous faut revenir à la question de l’anthropo‐ centrisme qui hante cette problématique : partout, qu’il s’agisse des mondes « inventés » ou du monde de référence qui se confond avec la « réalité », les mondes sont vus, pensés et dits par les humains qui ont beaucoup de mal à ne pas en être les centres de références. L’anthropomorphisme n’est donc que la conséquence de cet anthropocentrisme fondateur du mode de relation que les êtres humains établissent avec la nature. La fable animalière en est l’une des illustrations les plus éloquentes. Nous l’examinerons donc ci-après, en tant que vecteur d’un certain rapport de l’écrivain au non-humain et à l’humain. L’intérêt des écrivains pour la mise en scène de protagonistes non humains, et plus spécifiquement animaliers, ne s’est pas démenti à travers les siècles : Ésope a écrit près de quatre-cents fables, La Fontaine n’en compte pas moins de deux-cent-quarante à son actif, Marie de France, cent et Anouilh environ cinquante. On peut aussi citer le livre de Kalila et Dimna qui comprend plus de huit-cents paragraphes, le Roman de Renart qui compte un millier de pages, le Roman de Chacal qui contient cinquante textes et le Pancha Tantra qui en totalise une quarantaine. Il ne faudrait pas croire que le décompte s’arrête là : il s’agit seulement de l’échantillon le plus connu de textes où les fabulistes ont pris plaisir à doter les animaux de traits humains, en plus de leur accorder la faculté de langage. De fait surgit une question sans doute rhétorique mais incontournable : la fable animalière informe-t-elle sur le non-humain, et plus spécifiquement, sur La littérature comme fabrique écologique ? 151 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 l’animal en lui-même ou ne fait-elle qu’entretenir une confusion savamment conçue entre animalité et humanité, au profit de l’humanité-? À tout le moins, la fable animalière nous invite à interroger les modalités par lesquelles en tant qu’êtres humains, nous projetons sur les non-humains que sont les animaux, nos qualités et nos défauts. Elle nous incite également à réfléchir aux raisons pour lesquelles certains animaux sont choisis et d’autres délaissés. Pourquoi est-il question d’agneau pascal ? De royauté avec le lion ? De légèreté avec la cigale-? De prévoyance avec la fourmi ou l’écureuil-? Il va sans dire que l’élaboration de cette symbolique animale n’est pas entièrement gratuite et est sans doute la résultante d’une patiente observation du règne animal : l’animal est scruté dans ses différents comportements jusqu’à l’identification d’un trait dominant ; ce « trait » est ensuite référé au monde humain, à la fois en termes de qualités ou de vices individuels (la légendaire prévoyance de la fourmi qui procède de son activité incessante) ou de représen‐ tations de l’ordre social (le lion comme roi des animaux). Le totémisme, les motifs héraldiques, les bestiaires religieux témoignent de cette forme d’homologie intrinsèque entre animalité et humanité qui remonte à la nuit des temps et qui varie selon les univers culturels, les contextes et les époques, variations qui démontrent, s’il en était besoin, à quel point ces appropriations «-animalières-» sont d’ordre historico-culturel, et relèvent donc de la subjectivité humaine plus que de propriétés objectives, intrinsèques aux animaux et indépendantes du regard que posent sur eux les êtres humains. En effet, les fabulistes ne se montrent guère respectueux des données biolo‐ giques : Ésope fait fi du régime herbivore du taureau en lui faisant dévorer un mouton ; La Fontaine n’hésite à faire des crabes un aliment de choix pour le renard. Phèdre nous donne à voir une chatte dévorant un sanglier. La liste pourrait être longue… Ce n’est donc pas la réalité scientifique qui intéresse le fabuliste, mais bien l’analogie possible entre certains comportements animaux et des qualités ou vices humains, cette homologie pouvant trouver sa source, comme on l’a dit, dans une «-réelle-» observation des animaux, ou tout simplement, être dictée par les besoins de l’intrigue ou de la morale, la polysémie du symbolisme étant, par ailleurs, multipliée par les circulations et réécritures des textes dans des contextes historiques et culturels différents. Il n’est donc pas vain de s’interroger sur ce qui fonde et motive cette constance de la métaphore animalière dans tous les types discursifs et à toutes les époques : philosophie (« L’homme est un animal politique », Aristote ; « L’homme est un loup pour l’homme », Hobbes) ; fiction littéraire ( Le Roman de Renart ; La ferme des animaux de Georges Orwell ; Les fourmis de Bernard Weber, etc.), poésie ( Les chats de Baudelaire), théâtre ( Les grenouilles d’Aristophane ; Rhinocéros 152 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 2 Michel de Montaigne, Les Essais (II, 12), « L’Apologie de Raimond Sebond », Paris, Flammarion, 1999. d’Ionesco, etc.), conte (les contes de Charles Perrault, des frères Grimm et de Marcel Aymé ; les Histoires naturelles de Jules Renard, etc.). Que dénote cette constance du regard que le fabuliste ou le philosophe ou le poète pose sur le monde animal, et donc sur le non-humain ? Que nous dit-elle du discours que la littérature tient sur la nature, le non-humain et humain ? Tout d’abord, une première constatation en relation avec la prééminence de l’animal par rapport aux autres étants naturels dans les fictions dites «-anima‐ lières ». Ce privilège de l’animal semble indiquer que le discours littéraire sur le vivant réserve une place de choix à l’animal par rapport au végétal ou au minéral. Tout se passe comme si l’animal était le plus à même de « mimer » ou de « représenter » l’humain parce qu’il serait plus proche de ce dernier. Pour tenter d’expliquer ce privilège de l’animal dans la fable ou les fictions animalières, par rapport au règne végétal, il faut sans doute se reporter à ce que disait Gassendi de la sensibilité animale, et donc, d’une possible convergence entée sur la biologie elle-même, entre l’humain et l’animal, à partir de la notion d’« âme sensitive » de laquelle, toujours selon Gassendi, les animaux seraient dotés. Déjà, au XVI e siècle, Montaigne, dans « L’Apologie de Raimond Sebond 2 », disait entretenir avec sa chatte des mimiques réciproques. La rupture radicale viendra avec Descartes qui ne reconnaît pas d’âme à l’animal, perçu comme une «-machine-», ainsi que le promeut sa théorie mécaniste. La Fontaine réfute la postulation cartésienne de l’animal-machine, dans son discours à Madame de la Sablière-: Ils disent donc que la bête est une machine ; Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts-: Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps. (v.-30-32) Il postule à l’inverse une continuité entre les ordres du vivant, quitte à distinguer, pour chacun de ces ordres, un mode spécifique de l’esprit. Il soutient ainsi une forme de supériorité relative de l’humain par rapport au règne animal, et de ce dernier par rapport au règne végétal, tout en reconnaissant la plante comme être vivant-: Aussi faut-il donner à l’animal un point Que la plante, après tout, n’a point. Cependant la plante respire-: Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire (v.-175-178) 3 . La littérature comme fabrique écologique ? 153 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 3 Jean de La Fontaine, Discours à Madame de la Sablière , Paris, Droz, 1950 (1678). Dans la fable « Les deux rats, le Renard et l’œuf » et son développement qui font aussi partie de ce Discours à Madame la Sablière, on peut lire aussi : « Qu’on m’aille soutenir après un tel récit,/ Que les bêtes n’ont point d’esprit ! / Pour moi si j’en étais le maître,/ Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants-». 4 Plutarque, Vie de Caton l’Ancien, vol. 2, trad. R. Flacelière et E. Chambry. Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 78. Voir aussi Christophe Cervellon, L’animal et l’homme , Paris, PUF, coll. «-Major-», 2004. 5 Ibid. Au XVIII e siècle, Condillac et Rousseau considèrent que l’animal, à l’image de l’être humain, a le pouvoir de sentir, et donc, de souffrir. Toutefois, notamment chez Rousseau, cette reconnaissance d’une sensibilité animale ne remet pas en question la place prééminente de l’humain dans la création, du fait qu’il soit le seul être vivant doté de raison, faculté dont est dépourvu l’animal. Il n’empêche que le débat sur l’animalité de l’homme ou la sensibilité et/ ou l’intelligence animale laisse planer l’idée que l’animal est un autre , mais, en même temps, une partie de l’homme. Pour rappel, ces débats trouvent leur origine dans la philosophie antique, et plus spécifiquement dans certaines thèses des Stoïciens et Sceptiques. Précisons ainsi, que, dans la perspective des Sceptiques, il y a lieu de distinguer entre la justice et la bonté, la bonté dictant à l’homme un certain nombre de devoirs envers l’animal, comme en témoigne cette citation de Plutarque 4 : « Le domaine de la bonté est plus vaste que celui de la justice. Nous n’appliquons la loi et le droit qu’aux hommes seuls, tandis que la bienfaisance et la libéralité s’éten‐ dent jusqu’aux animaux privés de raison, en s’écoulant d’un cœur généreux. L’homme doué de bonté doit soigner ses chevaux épuisés par l’âge et soigner non seulement ses chiots mais aussi les chiens devenus vieux 5 ». La critique du spécisme reprendra ces arguments en montrant que les expérimentations scientifiques menées sur les animaux passent sous silence leur souffrance. Il y aurait donc entre l’homme et l’animal la permanence d’un lien, une forme de parenté troublante, une communication qui justifierait sans doute que, plus et mieux que tout autre être vivant, l’animal puisse investir le champ de la métaphore pour instruire les hommes sur leur propre « nature », pour les aider à corriger leurs défauts, ou encore, dénoncer certains dysfonctionnements de l’ordre social. À l’inverse, les plantes ou végétaux se prêteraient moins bien que les animaux à l’usage de la métaphore, telle que celle-ci se donne à voir dans la fable animalière, en raison précisément d’une absence de sensibilité, sensibilité, voire intelligence, que partagent les hommes et les animaux. Comme l’exprime fort bien Thierry Gontier-: 154 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 6 Thierry Gontier, De l’homme à l’animal. Montaigne et Descartes ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des animaux , Paris, Vrin, 1998, p.-14. 7 Georges Chapoutier, Au bon vouloir de l’homme, l’animal , Paris, Denoël,1990. Voir aussi du même auteur : Georges Chapoutier, Qu’est-ce que l’animal ? , Paris, Evergreen, 2004. L’animal et l’homme sont ainsi compris à la fois dans un rapport d’i dentité et d’altérité . La dualité des termes animal-bête rend bien cette ambiguïté : l’ animal est le genre commun des vivants capables de sensation, genre auquel appartient l’homme ; la bête se définit par son absence d’intelligence, et donc, en opposition à l’homme. L’homme est un animal , mais il n’est pas une bête : c’est dans cette dualité que se situe le champ sémantique de la question animale 6 . Rappelons, à cet égard, que, pour certaines civilisations, la limite est nettement plus floue entre les animaux et les hommes, voire les dieux 7 . Abondent les représentations d’animaux humanisés parfois divinisés ou, ce qui revient au même, d’hommes animalisés. On peut évoquer, à titre d’exemple, les dieux de l’Égypte ou de l’Inde, ou encore, dans les civilisations indiennes ou celle de la Grèce antique, la métempsycose qui considère que l’âme humaine peut se réincarner dans des corps animaux. Ce brouillage des frontières entre l’homme et l’animal n’a pas manqué d’influencer, même à l’état de traces, l’univers culturel occidental-: la fable animalière peut se lire ainsi comme un héritage de ce brouillage, que l’on retrouve aussi dans la pensée mythique. En donnant la primauté à l’animal, les fabulistes et écrivains de fictions instaurent donc, plus ou moins consciemment, une forme de hiérarchie dans l’économie du vivant, s’alignant également, en cela, sur la tendance de certaines langues indo-européennes à vouloir établir une distinction entre le vivant « sensible », doté de mouvement, et « l’inanimé ». C’est le cas, de l’espagnol, par exemple, où le pronom personnel complément d’objet direct « lo » qui, en principe, renvoie, à tout antécédent masculin, quel qu’il soit, animé ou inanimé, est concurrencé par le pronom personnel « le » qui vise à instaurer une distinction entre l’animé (désigné alors par le complément direct de personne « le ») et l’inanimé (désigné par le complément direct de chose « lo »). Toujours dans cette même langue, l’emploi de la préposition « a » devant un complément direct de personne ou un complément assimilé à une personne (cas notamment des animaux de compagnie), vise à refléter la distinction perçue dans le monde extralinguistique entre « animé » et « inanimé ». En anglais, et dans nombre d’autres langues, certains pronoms personnels sujets ou compléments sont affectés à la seule désignation de l’humain («-he-», «-she-»), tandis que, pour la désignation du non-humain (inanimé et animé), est requis un pronom spécifique et unique («-it-»). La littérature comme fabrique écologique ? 155 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 Ces exemples que nous n’entendons pas multiplier mettent bien en évidence la propension quasi spontanée des êtres humains à établir des hiérarchies dans l’économie du vivant. Les animaux, en tant qu’êtres animés, dotés de sensibilité, peuvent ainsi être perçus comme plus proches des humains ou alors, à l’inverse, être assimilés au non-humain inanimé. On peut exprimer cela en disant que l’anthropocentrisme qui est ainsi exprimé, peut se définir comme une inclination naturelle de l’être humain à se prendre pour la mesure de toute chose et à aimer au plus proche. De fait, l’anthropocentrisme peut présenter un caractère quasi biologique et s’assimiler à un biais cognitif inhérent au fonctionnement du cerveau humain. 2 La littérature comme fabrique écologique-: entre poétique libre et poétique contrainte Notre réflexion initiale, centrée sur la fable ou la fiction animalière, nous a permis de mettre en évidence l’ambivalence du rapport entre humanité et animalité, tout en soulignant la prégnance d’un discours littéraire reflétant une forme de hiérarchisation du vivant, en faveur du règne animal. Toutefois, il appert que cette forme de parti-pris animal a ses limites, car elle est tournée, en réalité, tout entier vers l’humain. Ainsi qu’on l’a dit, la réalité biologique de l’animal importe peu : c’est plutôt sa capacité à représenter les travers humains qui, dans la fable animalière, se trouve sollicitée à travers la métaphore qui fonctionne, tant que prévaut la croyance en une altérité entre l’humain et l’animal. Or, avec les bouleversements que provoque, au XIX e siècle, l’hypothèse darwinienne d’un ancêtre commun entre l’être humain et le singe, cette croyance est fortement ébranlée, rendant difficile le maintien de la métaphore animalière. Advient alors une coupure épistémologique remettant en cause l’idée d’une humanité caractérisée par sa supériorité, du fait de son lien lâche avec l’animalité. Cette conception évolutionniste du vivant qui confère une assise scientifique à la part d’animalité de l’homme va bouleverser le regard que les écrivains pouvaient jusqu’alors porter sur le règne animal dans ce qui fondait son opposition au monde humain. La conjonction entre un discours scientifique, renouvelé par les théories de Darwin et de Taine, et un discours littéraire qui s’appuie sur ces théories, se traduit dans l’émergence de la littérature naturaliste qui cherche à développer la conception d’un homme totalement déterminé par son milieu et les lois de 156 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 8 Honoré de Balzac. La Comédie Humaine , «-Avant-propos-», I, éd. P.G Castex, coll. «-La Pléiade », 176-81, p. 8 : « […] je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc.-». 9 Neil Campbell, Jane Reece, Biologie , Québec, Éditions du Renouveau Pédagogique, 2004. Voir aussi : Pierre Ancet, « Le déterminisme génétique et la liberté de choix », communication présentée au Colloque génomique-génoéthique et anthropologique, Université de Montréal, Montréal, 2004. 10 Michel Morange, « L’épigénétique : un domaine de recherche aux multiples facettes », Médecine sciences , 21, 4, (2005), p.-339. l’hérédité. Il s’ensuit que les humains sont perçus comme des espèces sociales comparables aux espèces zoologiques 8 . Cette interpénétration des discours « scientifiques » et littéraires montre ainsi, comment, au cours des siècles, la manière «-scientifique-» d’appréhender l’économie du vivant a eu des répercussions sur la créativité et la formulation même du discours littéraire. En effet, ainsi qu’on l’a vu, le discours naturaliste n’a pas hésité à reprendre la rhétorique du discours génétique et héréditaire pour se constituer en tant que discours littéraire. On peut aussi, à ce titre, signaler que le courant interactionniste qui a émergé à la fin du XX e siècle, en soumettant à la critique de l’effet de l’environnement, le « tout génétique » hérité des lois de Mendel 9 , a représenté une nouvelle rupture épistémologique soutenue par les concepts d’épigénétique et de plasticité cérébrale 10 . La thématique environnementale surgit alors, et avec elle, la prise de conscience des effets de la pollution et de l’industrialisation sur la santé et la survie de tous les êtres vivants, dans une forme de solidarité qui tend à limiter les hiérarchies établies. Le discours « environnemental » qui s’ensuivra et qui, dans le premier tiers du XXI e siècle, sera articulé au « discours climatique », aura également de profondes répercussions sur la créativité littéraire, ainsi qu’on le verra plus avant, en mettant au premier plan, la question écologique. On comprend dès lors, à travers cette brève histoire des conceptions du vivant entre les XIX e et XXI e siècles, que l’impact des discours scientifiques sur la créativité littéraire et les esthétiques qui lui sont associées, n’est pas un fait propre au XXI e siècle. Sans cesse, au cours des siècles, cette interpénétration s’est produite, avec néanmoins, il faut le reconnaître, une subite accélération au cours du XXI e siècle. La littérature comme fabrique écologique ? 157 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 Toutefois, plus que cette articulation du discours scientifique et du discours littéraire dont on a pu démontrer l’existence dans les époques antérieures, ce qui nous semble spécifique à ce XXI e siècle en matière de littérature, c’est l’impossibilité d’un discours littéraire qui puisse se tenir totalement en marge ou dans le déni du discours scientifique. L’écrivain ne semble plus avoir réellement le choix de se tenir en retrait tout le temps ; il ne paraît pas non plus pouvoir jouir de la possibilité de proférer un discours sur sa volonté de se replier du monde. L’amplification des discours environnemental et climatique, dont la prégnance n’a jamais cessé de s’affirmer depuis le dernier tiers du XX e siècle, a mis au premier plan, la question de la responsabilité de l’écrivain. Désormais, l’écrivain n’est plus perçu comme cet être de génie, habité par une puissante muse ; il est plutôt sommé d’incarner un sujet éthique, véritable caisse de résonance de toutes les problématiques sociétales : enjeux environnementaux et climatiques, société inclusive, questions de genre, décolonialité etc. Loin d’être ce créateur solitaire et protégé, on attend de lui qu’il s’exprime et s’expose sur les réseaux sociaux, en prenant position sur les grands débats sociétaux et en faisant en sorte que ces positions se reflètent dans ses textes et sa vie personnelle. On pourrait même dire que l’écrivain, en tant que personnalité publique, est la cible de multiples injonctions à une « exemplarité éthique », lesquelles sont formulées sur les réseaux sociaux, par les activistes de ces diverses causes. En cas de manquement, il risque de subir diverses formes de stigmatisation virulente ( greenbashing ; ecolo bashing , Mouvement Me too, etc.) ou alors, d’être invisibilisé. Nous chercherons donc à montrer que ce qui constitue une donnée véritable‐ ment nouvelle dans l’économie de la littérature, c’est d’abord cette injonction publique à l’éthique et à l’engagement « sociétal » à laquelle est soumis l’écrivain du XXI e siècle. S’il est vrai que la créativité littéraire s’en trouve modifiée, que l’inspiration éco-poétique y est plus prégnante et que la littérature apparaît comme fabrique d’une écologie culturelle, il nous semble néanmoins important de rappeler qu’il y a toujours eu, à toutes les époques, une forme d’inspiration littéraire éco-poétique et que la littérature a toujours été un lieu d’exploration des modes d’habiter le monde. C’est donc moins cette inspiration éco-poétique et ce souci écologique qui nous interpellent que le nouveau rôle dévolu à l’écrivain et à la littérature. Quant à la prégnance du paradigme anthropocentrique, plus forte dans le passé, rien n’est moins certain. Faut-il croire que les écrivains du XXI e siècle se sont définitivement débarrassés de cette pulsion anthropocentrique ? L’angoisse face à la lente agonie de la nature ne cache-t-elle pas une angoisse à l’égard du destin de l’humanité, auquel cas l’attention à la nature serait soutenue par la peur d’une 158 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 11 Kazuo Ishiguro , Klara et le soleil [2021], Paris, Gallimard, 2023. disparition de l’humanité ? Par ailleurs, le souci envers l’animal ne traduit-il pas à son tour une manière de repenser l’égalité entre humains, voire, dans les cas les plus extrêmes, un dégoût de l’humanité jugée cruelle et inhumaine ? Ne retrouve-t-on pas l’expression d’un tel rejet dans Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro 11 où le robot témoigne plus d’affection à la jeune Klara que sa propre mère-? On sait bien que, dans la littérature occidentale, la relation de l’homme avec la Nature, de Théocrite jusqu’à Thoreau, a toujours occupé une place fondamen‐ tale. Dans le versant étatsunien de cette littérature, The Prairie (1827) de James Fenimore Cooper témoigne de la fascination de l’être humain pour une nature édénique comme espace vierge de l’innocence. L’Ouest américain, véritable protagoniste du roman de Cooper, symbolise alors dans l’immensité qu’il déploie et dans les ressources qu’il recèle, le conflit éternel de l’être humain, écartelé entre nature et culture. La nostalgie d’une nature que l’homme ne viendrait pas déflorer se heurte au désir de transformer et d’exploiter cette nature, l’écriture littéraire étant une des formes possibles de cette transformation. Ainsi, dans le texte de Cooper, l’ouverture de l’Ouest aux pionniers (dont les lecteurs de The Prairie sont une métaphore crédible) signe la Chute, et donc, la fin de la transparence édénique, puisque le paradis sera désormais soumis à la prédation humaine. Cette thématique du paradis perdu se retrouve également dans Los pasos perdidos (1953) du cubain, Alejo Carpentier : le musicien qui croit avoir renoué avec l’Origine édénique fait l’amère expérience de son impossibilité de vivre, dans la jungle, sans papier ni crayon. Ces œuvres littéraires montrent parfaitement que l’innocence n’est pas plus du côté de l’écrivain que du scientifique : tous deux ambitionnent de « recouvrir » la nature de leur savoir ou de leur art et de lui ravir sa virginité. Elles témoignent ainsi du désir de « dompter » la nature qui est au fondement de la science et de la connaissance. L’ambivalence sera donc toujours de mise et il conviendra de ne point l’oublier quand il sera question de commenter la démarche éco-poétique, le destin du non-humain, et donc de la nature, semblant être de toujours se soumettre à la temporalité de l’humain, à la chronologie de ses peurs et de ses angoisses. On pourra évoquer aussi les grands romans telluriques, tels que La Vorá‐ gine (1924) du colombien José Eustasio Rivera, ou encore, Doña Bárbara du vénézuélien Rómulo Gallegos (1929). De manière plus générale, le courant tellurique latino-américain, qui va de Cuentos de la selva d’Horacio Quiroga (1918) à Canaima de Rómulo Gallegos (1935), présente de véritables épopées La littérature comme fabrique écologique ? 159 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 12 Lawrence Buell, The Environnemental Imagination , London, Harvard U.P., 1995. poétiques opposant quelques individus à l’immensité des fleuves, des grandes plaines et des forêts tropicales dans un affrontement inégal qui annonce un dénouement tragique. Dans La Voragine , par exemple, qui met en scène l’univers des llanos (immenses plaines) et de la selva (jungle), la forêt est décrite comme un personnage maléfique qui ronge l’être humain de l’intérieur et le détruit en le plongeant dans une désorientation spatiale et psychique. Comme on le voit, ces romans telluriques montrent la petitesse et la fragilité des êtres humains face à une nature qui est présentée comme un personnage à part entière : nature indomptable que l’être humain ne parvient ni à maîtriser ni à transformer et qui résiste donc à toute entreprise de « civilisation » ou d’acculturation. L’échec de technicisation de la Nature par l’homme est ici cuisant : c’est la nature qui entraîne l’être humain dans sa «-barbarie-», et non pas ce dernier qui la conquiert et la «-civilise-» pour mieux la dominer. Cette littérature hispano-américaine du premier tiers du XX e siècle constitue, selon nous, l’amorce d’une forme de discours « dystopique » inversé, où la Nature indomptable tiendrait le rôle dévolu dans les dystopies ultracontempo‐ raines, au régime totalitaire : à l’image de ce régime, elle exerce sur l’être humain une emprise totale. Ainsi, le caractère dystopique de ces romans ne vient pas d’un monde devenu invivable par une exploitation insatiable des ressources de la nature par l’être humain, mais de l’incapacité même de l’être humain à s’insérer dans cette nature, à s’y faire une place, à l’habiter. Un discours littéraire de cet ordre pourrait sembler aux antipodes des discours écologiques en faveur de la diminution de l’impact humain sur la nature, si, dans ces romans dits « telluriques », la nature, c’est-à-dire le non humain, n’était pas aussi prégnante. Elle constitue, en effet, « une présence » et non pas seulement un «-cadre-», ce qui, pour Lawrence Buell 12 (1995), l’un des fondateurs de l’écocritique, représente un des traits définitoires de cette poétique. S’il est vrai que l’anthropocentrisme reste présent, par les modalités de description d’une nature qui apparaît sous les traits d’une femme indomptable, ou encore par la prégnance de l’intérêt envers l’humain, il faut reconnaître qu’une attention soutenue est portée à la nature en tant que telle, « l’histoire humaine [étant par ailleurs] imbriquée dans l’histoire naturelle-» ( ibid .) au point de venir s’y briser. Ce que nous voulons expliciter ici, c’est que ces grands romans telluriques latinoaméricains qui, pour la plupart, ont été traduits dans les langues euro‐ péennes dominantes, ont pu jouer un rôle dans l’émergence de la sensibilité littéraire éco-critique ou éco-poétique, même si ce rôle et cette influence ont souvent été négligés par la critique. 160 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 13 En Amérique latine, il est question de «-novela petrolera-» . Portés, en effet, par une forme de conscience écologique singulière qui ne se confond pas avec la conscience « environnementale/ climatique » qui a lentement affleuré depuis la fin des années 1980, ces romans telluriques témoignent à leur façon d’une réflexion sur les modes du « vivable » et de « l’habitable » entre l’être humain et la nature. Il y a, en ce sens, l’idée qu’il existe une menace pour le vivant, dès lors que s’instaure un déséquilibre, peu importe si ce dernier est en faveur de l’humain ou du non-humain. À cet égard, dans une sorte de filiation, sans doute plus imaginée que réelle, on pourrait aussi rattacher à cette conscience éco-critique émergente, les romans dits « du pétrole 13 » tel, par exemple, le roman vénézuélien, Mene (1936), qui met en scène un sujet collectif, constitué d’un ensemble de communautés dévastées et démembrées par l’irruption brutale du pétrole et l’installation des compagnies pétrolières qui bousculent les univers naturel, social et culturel de ces communautés. Dans Mene, le discours littéraire emprunte au discours technique certains de ses traits, moyennant notamment un certain lexique spécialisé et l’insertion de mots anglais issus du vocabulaire économique, et ce, afin de bien inscrire la nouvelle domination yankee . Toutefois, ce discours s’articule aussi à des mots patrimoniaux pour proposer une vision complexe du rapport que les communautés vénézuéliennes ont établi avec la nature, et manifester la dissolution des liens sociaux, des langues autochtones et des cosmogonies « métissées » qu’a provoquée le déploiement de la mythologie et de l’imaginaire du pétrole. Soulignons que, dans cette œuvre comme dans d’autres textes romanesques plus tardifs sur le sujet, cette mythologie du pétrole, associée à un discours social sur le pétrole, forme une trame d’images négatives et fatalistes qui renvoie à toute une série d’essais sur le pétrole rédigés par des écrivains, tels que Arturo Uslar Pietri ( Sembrar el petróleo , 1936 ; De una a otra Venezuela , 1951 ; Del hacer y deshacer de Venezuela, 1962). Ces essais qui regorgent d’éléments sociaux, économiques et politiques, envisagent aussi le choc culturel et environnemental provoqué par l’irruption de cet imaginaire du pétrole. Ils démontrent ainsi à quel point les discours d’ordre littéraire et d’ordre socioéconomique ont pu s’enchevêtrer pour alerter sur les risques de destruction et d’annihilation de la nature et des communautés qui y vivent. Comme on peut le voir, c’est toute l’économie du vivant qui est convoquée dans cette littérature du pétrole qui, à sa façon, prolonge les questionnements portés par les romans telluriques, tout en annonçant les poétiques de l’écocritique. C’est pourquoi il nous semble que cette question de l’habitat humain face à une nature grandiose mais inhospitalière, ou encore, face à une soif La littérature comme fabrique écologique ? 161 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 14 Alicia Puleo, « Luces y sombras de la teoría y la praxis ecofeminista », Mujeres y Ecología. Historia, Pensamiento, Sociedad , Madrid, Editorial Al-Mudayna, 2004, p. 21-34. Voir aussi : Alicia Puleo, Ecofeminismo para otro mundo possible , Madrid, Cátedra, 2011. insatiable d’exploitation des ressources telluriques, n’a jamais cessé de hanter le discours littéraire latino-américain, induisant chez les écrivains qui l’ont forgé, une sensibilité marquée aux problématiques écologiques. Il est certain que, partout, la crise climatique a accéléré cette prise de conscience de la nécessité d’un « habiter » le monde. Ainsi que le postule Heidegger, cet « habiter » ne se limite pas au fait d’avoir un toit sur la tête mais engage de réaliser sa condition humaine en « habitant » le monde en bonne intelligence avec tous les autres êtres vivants. Cette réévaluation de la place du non-humain s’est accompagnée d’une réflexion critique sur toutes les formes de domination et d’exploitation : domination entre humains (androcentrisme, violence de genre, critique des régimes de colonialité et du patriarcat capitaliste industriel et post industriel), domination de l’humain sur le non-humain (spécisme, véganisme, exploitation outrancière des ressources de la nature, crise climatique, critique du néo-libéralisme, etc.). L’analyse de ces dominations croisées a bousculé les positionnements écolo‐ giques et féministes traditionnels, en mettant en évidence les causes communes de la domination masculine, du racisme, du colonialisme et de la crise climatique et environnementale, tout en donnant naissance à des mouvements pluriels et souvent divisés. En effet, cette explosion critique, amplifiée par les réseaux sociaux et le web, n’est pas simple à appréhender, dans la mesure où elle présente de nombreuses ramifications qui ne sont pas toujours compatibles entre elles, avec parfois, on l’a dit, des rivalités entre courants ou sensibilités. À titre d’exemple, le féminisme et l’écologisme ne font pas toujours bon ménage, dans la mesure où nombre de féministes ont peur que la cause des femmes ne soit sacrifiée au profit de la cause écologique, de même que, certains écologistes redoutent que l’émancipation des femmes ne se fasse au prix d’un consumérisme exacerbé (par la prolifération des produits jetables qui allègent les tâches ménagères), lequel menacerait encore davantage l’équilibre fragile de la planète (Puleo, 2004) 14 . De leur côté, les écoféministes restent attentives au possible glissement du rôle des femmes : elles craignent que, de gardiennes du foyer dans la société patriarcale bourgeoise, les femmes ne soient encore contraintes, dans cette nouvelle société écologique, à assumer le rôle de gardiennes de l’écosystème, en raison de leur assignation aux tâches du care . Les féminismes décoloniaux (noirs, autochtones, chicanos, etc.) interrogent les féminismes « blancs » qui n’intègrent pas toujours 162 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 15 Peter Singer, La libération animale , trad. fr. Louise Rousselle, Paris, Payot, 2012. Voir aussi-: Tom Regan , Les droits des animaux , Paris, Hermann, 2013. le facteur de la « race », sans pour autant se montrer nécessairement attentifs aux questions écologiques… Par ailleurs, il faut aussi citer, en les reliant ou non aux mouvements que nous venons d’évoquer, les courants qui se consacrent plus spécifiquement à la question de la libération animale. On pourra, à ce titre, évoquer le spécisme, terme popularisé par Peter Singer 15 , qui dénonce la propension à attribuer une valeur ou des droits distincts aux êtres en fonction de leur appartenance à une espèce. Dans le premier chapitre de son ouvrage, La libération animale , Singer établit un parallèle entre les droits des femmes et les droits des animaux, afin de montrer que les différences entre les êtres ne peuvent pas servir à justifier la reconnaissance de droits inégaux ni la prescription d’un sexisme ou d’un racisme. Pour ce faire, il s’appuie sur le principe d’égale considération des intérêts des utilitaristes Bentham et Sidgwick, principe qu’il étend à tous les êtres vivants, humains ou non humains, en prônant le végétarianisme. Dans son ouvrage, Singer évoque en filigrane la nécessité d’un récit sur les non-humains qui viendrait compléter et infléchir le récit sur les humains, afin de délégitimer l’exploitation des non-humains par les humains et de combattre le droit de privilégier le semblable au détriment du différent. Si l’ouvrage de Singer s’intéresse exclusivement aux animaux, c’est-à-dire aux non-humains qui relèvent de l’économie du vivant, il faut préciser que le non-humain, dans d’autres contextes, peut renvoyer aux robots ou à toute créature issue de l’essor de l’intelligence artificielle et/ ou des biotechnologies. Nous renvoyons, à ce titre, au roman Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro. Il ne saurait être question ici d’inventorier tous ces mouvements. Cette brève énumération avait pour principal objet de montrer à quel point ces débats en faveur d’une société plus inclusive, plus égalitaire, plus tolérante, sans frontières entre humains et non-humains, où serait abolie l’exploitation sans scrupules des ressources de la terre au profit d’un vivre-ensemble fondé sur le respect des différences de chacun, le partage conscient des ressources et la fin de la prééminence de l’humain sur les autres êtres vivants, ne supposent pas que tous les participants soient d’accord sur toutes les formes et implications qu’ils revêtent. Il revient, en revanche, d’insister sur le fait que cette profusion de propositions autour des enjeux féministes, décoloniaux, écologiques et climatiques, constitue une trame de fond qui articule l’essentiel des débats sociétaux et exerce une La littérature comme fabrique écologique ? 163 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 pression sans précédent sur les écrivains contemporains, notamment en raison des polémiques violentes qu’elles suscitent sur les réseaux sociaux. Sans prétendre que les choix thématiques des écrivains sont démagogiques - là n’est point notre propos - il nous semble important de souligner qu’il est sans doute bien difficile au XXI e siècle de revendiquer une posture en faveur de l’art pour l’art tel que l’ont défendu, par exemple, un Robbe-Grillet et un Claude Simon, en alléguant que la littérature n’a d’autre sujet qu’elle-même. En effet, la « situation » des écrivains du XXI e siècle, notamment depuis les dix ou quinze dernières années, doit s’interpréter à la lumière de toute une série de mutations et de bouleversements technologiques qui ont profondément changé la donne : accès facilité à l’autoédition et prolifération des textes de toutes sortes, web-littérature, fanfictions, blogs des écrivains, intercommunication entre auteurs et lecteurs sur les réseaux sociaux qui tend à mettre en avant la « personne » de l’auteur, plus que sa fonction d’écrivain. À cet égard, il nous semble important de souligner que le brouillage entre le fictionnel et le « réel », manifesté notamment par les émissions de «-téléréalité-» et la banalisation des « fake news », a contribué à « dé-fictionnaliser » la littérature qui n’apparaît plus comme un discours marqué, en priorité, au sceau du «-fictionnel-». D’une manière générale, les lignes de démarcation entre les discours se sont estompées, le discours scientifique étant lui-même soumis à diverses controverses et à une appropriation-déformation « sauvage » sur les réseaux sociaux, moyennant la circulation de multiples vidéos qui n’ont souvent de scientifique que le nom. Parallèlement, l’importance acquise par la sociologie de la littérature qui met l’accent sur les représentations sociales contenues dans les textes littéraires et la critique des formes d’hégémonie culturelle, a tendu à valoriser la littérature davantage comme discours social que comme esthétique créatrice. Il s’ensuit que les lecteurs, tout autant que les éditeurs, se croient légitimés à exiger de l’écrivain un engagement social et éthique, selon un paradigme nouveau qui ne se confond pas avec la visée traditionnelle de la « littérature engagée ». Il est attendu des écrivains qu’ils ne se tiennent pas loin des questions sociales ou politiques, dans une sorte d’implication éthique les rendant intrinsèquement solidaires des grands débats sociétaux. Ainsi, il ne serait pas exagéré de considérer que le positionnement éthique (aussi bien dans le contenu de l’œuvre que dans la vie personnelle de l’auteur) constitue la nouvelle forme d’engagement exigée des écrivains. Il s’ensuit que le discours littéraire est vu comme tenant plus de l’écriture critique que du discours fictionnalisé. Dit autrement, la dimension fictionnelle n’est pas jugée plus importante que la dimension critique, l’art du roman s’apparentant de 164 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 plus en plus à une exploration du non-dit ou de l’implicite des autres discours scientifiques, sociologiques, politiques, philosophiques, religieux, etc. En ce sens, pourrait-on aller jusqu’à affirmer que les thématiques littéraires sont soufflées à l’écrivain, voire lui sont imposées, du dehors, par les potentiels futurs lecteurs, par les internautes et autres usagers des réseaux sociaux, par les maisons d’éditions, par le fait que l’on lit de moins en moins et qu’il faut donc séduire de plus en plus les récepteurs des livres écrits ? La créativité de l’écrivain relèverait-elle alors d’une négociation, plus ou moins consciente, entre un « vouloir-écrire » qui lui serait propre et des problématiques sociétales angoissantes qui exigent de lui une prise de position, une exploration par la voie littéraire-? Ou faut-il considérer, au contraire, que l’envie d’écrire procède davantage de la prise de conscience d’une urgence à énoncer des propositions alternatives permettant de repenser dans son ensemble l’économie du vivant, face à la menace qui pèse sur l’ oikos -? Il va de soi que les réponses à ces questions sont loin d’être évidentes. On retiendra que, plus que jamais, la littérature est au cœur des enjeux de société et que sa survie, dans une société de plus en plus dominée par l’image et les textes volatiles, passe sans doute par l’exploration consciente et affûtée de tous les possibles et par des propositions qui démontrent qu’elle est bien une fabrique écologique, une manière de rendre le monde plus vivable. La créativité littéraire, menacée par les intelligences artificielles telles que ChatGPT, n’est plus seulement une affaire de génie personnel ni un pouvoir de création exnihilo mais une faculté de négocier, entre le sociétal, l’écologique et le fictionnel, ce qui doit être exploré et exprimé. La littérature comme fabrique écologique ? 165 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant Hind Soudani Université de la Manouba Laboratoire Intersignes LR14ES01 La nature, pour être commandée, doit être obéie. Francis Bacon, Novum Organum Introduction L’écriture, ce tracé ancéstral-- signe cunéiforme, proto-écriture, hiéroglyphe, idéogramme, alphabet -, qu’il soit signifiant motivé ou arbitraire, iconique ou symbolique, il a toujours permis d’exprimer, de transmettre et d’immortaliser le vivant. Nonobstant, s’il a vu ses supports et outils évoluer du plus simple au plus sophistiqué et du plus naturel au plus artificiel, d’une civilisation à une autre et d’un espace-temps à un autre, son objectif semble toujours avoir été le même : laisser une empreinte, un souvenir. N’est-ce pas là l’une des vocations majeures de la littérature-? Or, à l’ère de la numérisation incontournable, de l’Intelligence Artificielle et d’un rapport métamorphosé entre l’Homme et le monde qui l’entoure, nous nous trouvons face à un changement de repères qui, s’il semble facilement adopté par certains, se verra fondamentalement rejeté par d’autres qui lui préféreront un environnement plus en harmonie et à son écoute. Le constat est ainsi sans équivoque : le monde a changé et le vivant - humain et non-humain - a évolué vers de nouvelles formes d’adaptations, d’expressions, de réactions voire d’économie au sens étymologique du terme ‘‘économie’’ (du grec oikos , maison et nomos , partager, distribuer, régir, donnant de la sorte au mot la signification de la gestion des choses). Mais en quoi consiste cette nouvelle économie liée au vivant ? Quels en sont les codes et les outils ? Quels types d’interprétation devons-nous adopter pour en exploiter toutes les pistes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 et dimensions ? Tant de questions auxquelles nous proposons d’apporter des éléments de réponse en nous intéressant dans un premier temps aux champs de recherche que sont l’écocritique et les voies qui en découlent, dont l’écopoétique, toutes axées sur l’écologie du vivant au sens large du terme. Dans un deuxième temps, nous voyagerons dans l’environnement de la création poétique à la fois sauvage et naturelle de Christian Dotremont, qui nous donne à voir une poésie du vivant en totale fusion avec son espace de représentation lapon. Enfin, en troisième et dernier temps nous verrons comment l’espace peut devenir condition sine qua non à l’inspiration, telle la nature chez Hélène Dorion, une nature qu’elle habite et qui devient au fur et à mesure des années une partie consubstantielle de son être. 1 Écocritique et écopoétique-: champs inédits pour une écriture différente - 1.1 L’écocritique-et sa cartographie Face aux défis environnementaux dont l’humanité prend conscience chaque jour davantage, il va de soi que la sensibilité des créateurs n’a pas manqué de saisir les transformations de la nature en réaction aux maux qu’elle subit, qu’il s’agisse de pollution, de surexploitation, de destruction ou encore de toutes autres formes de dégâts que l’Homme a hélas inventées pour malmener le globe dont il n’est pourtant qu’une infime partie mais ô combien encombrante et dévastatrice. La littérature s’est ainsi inscrite dans le processus à la fois d’observation et de réhabilitation de l’Homme dans son environnement, que ce soit par des descriptions réalistes voire dans certains écrits, surréalistes, exagérant certains scénarios alarmistes pour alerter l’humanité et lui faire prendre conscience de la gravité de la situation, ou par une approche plus sereine se concentrant fondamentalement sur le rôle protecteur et adjuvant que peut jouer la nature pour l’Homme et vice versa si ce dernier était à son écoute et veillait à son respect. Par ailleurs et toujours dans ce même élan des nouvelles économies du vivant et de son expression, nous avons constaté que des formes différentes d’appréhender le texte sont nées d’abord du côté des États-Unis. Il s’agira de ce qui est qualifié à l’américaine de green studies et qui donne lieu notamment à l’éco-littérature et l’écocritique avec divers sous-ensembles qui se sont démarqués en fonction des disciplines, faisant par conséquent de l’écocritique une discipline transdisciplinaire. Toutefois, s’agit-il d’un concept d’étude introduit dans les sphères de recherche à l’international-? Si en 1974 l’écologiste américain et spécialiste en littérature comparée Joseph Meeker publie The Comedy of Survival : Literary Ecology and a Play 168 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 1 Stéphanie Posthumus, « Écocritique : vers une nouvelle analyse du réel, du vivant et du non-humain dans le texte littéraire », chap. 7, p. 161-179, dans Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere, Wolf Feuerhahn (éds.), Humanités environnementales, Enquêtes et contreenquêtes , Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, publication sur OpenEdition Books : 12 janvier 2022, paragraphe 1. Ethic , une analyse de textes littéraires selon une perspective écologique, il est communément admis que le terme « ecocriticism » a été utilisé pour la première fois par William Rueckert en 1978 dans son essai Literature and Ecology : An Experiment in Ecocriticism . Or, cet anglicisme sera repris à la fin des années 1980 pour désigner une orientation de recherche vers laquelle tend désormais bon nombre d’interprétations et d’analyses de textes étoffant de la sorte un nouveau courant critique qui commence à s’imposer. Dans le même cadre, nous verrons en 1992 la naissance de l’Association for the Study of Literature and Environment (ASLE), suivie un an après du lancement de la revue spécialisée Interdisciplinary Studies in Literature and Environment (ISLE) par Patrick D. Murphy. Par ailleurs, il est à souligner que l’intérêt grandissant pour cette nouvelle approche se confirme durant cette décennie des années 90 avec la publication entre autres de The Environmental Imagination : Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture par Lawrence Buell (1995) et de The Ecocri‐ ticism Reader : Landmarks in Literary Ecology par Cheryll Glotfelty et Harold Fromm (1996). Ces deux ouvrages seront considérés comme fondateurs pour la discipline puisqu’en l’occurrence Cheryll Glotfelty y propose une définition de l’écocritique comme étant « l’étude des liens qui unissent la littérature à notre environnement naturel. […] l’écocritique apporte une approche centrée sur la Terre dans les études littéraires.-» En outre, dans son article « Écocritique : vers une nouvelle analyse du réel, du vivant et du non-humain dans le texte littéraire 1 », Stéphanie Posthumus, professeure de littérature européenne à l’université McGill de Montréal, précise que l’écocritique s’est bien établie dans le domaine de la critique littéraire anglophone : elle paraît régulièrement dans les anthologies de la théorie littéraire (Barry, 2002 ; Bertens, 2010 ; Waugh, 2006), elle est l’objet de plusieurs livres d’introduction (Clark, 2011 ; Garrard, 2012), et elle comprend un grand nombre de readers (Bradley et Soper- Jones, 2013 ; Branch et Slovic, 2003 ; Coupe, 2000 ; Glotfelty et Fromm, 1996 ; Hiltner, 2014). En bref, l’écocritique a connu et continue à connaître un succès éditorial dans le monde académique. Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 169 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 2 Voir Stépanie Posthumus en ligne (OpenEdition Books, 2022), paragraphe 3 et la citation de Lawrence Buell dans son livre The Environmental Imagination : Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture , Cambridge, Harvard University Press, 1995, p.-22. Mais qu’en est-il des sphères de recherche européennes ? Portées par de multi‐ ples enjeux géographiques, culturels et théoriques, qui touchent les sciences naturelles de l’environnement, tout autant que la littérature, la philosophie, l’anthropologie, la psychologie et les sciences cognitives, les questions que pose l’écocritique sont nombreuses et variées, de même que les outils, les théories et les méthodes de réflexion auxquels elle a recours. C’est ce qui fait d’elle un courant particulièrement foisonnant qui a quitté son cocon anglo-saxon pour intégrer les champs d’investigation européens et internationaux. De ce fait, si l’écocritique s’est d’abord développée en tant qu’orientation de recherche aux États-Unis, elle a été très rapidement adoptée notamment à l’université d’Oxford en Angleterre où le professeur de littérature anglaise Jo‐ nathan Bate publie plusieurs ouvrages se basant sur une approche écologique et écocritique d’œuvres littéraires. Dans ce contexte, dans son premier ouvrage en rapport avec la question, intitulé Romantic Ecology (1991), il procède à une étude de l’œuvre de William Wordsworth se basant sur ces nouvelles orientations d’étude où il semble s’agir pour lui d’un romantisme vert, ressortissant des green studies . Dans le même ordre d’idées, Stéphanie Posthumus rappelle que le professeur de littérature américaine à Harvard Lawrence Buell et l’un des principaux fondateurs de l’écopoétique affirme le besoin d’une imagination environnementale globale qui tienne compte des diffé‐ rences culturelles, mais qui cherche tout de même à les intégrer dans une vision universelle des problèmes écologiques. Pour Buell, que cette vision soit basée sur des approches occidentales n’est pas un problème : « Le monde est devenu suffisamment occidentalisé à la fin du XX e siècle pour que la culture euro-américaine joue au cours du prochain siècle, pour le meilleur ou pour le pire, un rôle disproportionnément important dans le développement d’attitudes écologiques globales-» 2 . Au regard des défis écologiques contemporains, L. Buell prône un réalisme fondé sur le « texte environnemental » qui représente une nouvelle forme d’écrit loin de la science-fiction, de l’absurde ou du surréalisme. En outre, si le monde académique européen, et en particulier français, a accusé quelque retard pour reconnaître l’écocritique comme une véritable approche critique au même titre que les théories littéraires contemporaines telles que le postmodernisme ou le formalisme, nous pourrions y voir une forme de conformisme et de 170 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 traditionalisme de l’université française. Celle-ci, au fil des évolutions des approches, s’est souvent montrée récalcitrante et même sceptique face aux nouvelles théories, surtout celles venant des États-Unis comme ce fut le cas pour les études de genre ( Gender studies ). Or, aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir une posture en dehors de cette dynamique écologique que la nature ellemême semble nous dicter avec les différents dérèglements climatiques observés ces dernières années et qui ne sont rien d’autre que la réaction de notre Terre face à ce que nous avons cru indispensable pour notre vie moderne et notre confort au quotidien : celui d’une société de consommation égocentrique mais rattrapée par la nature qui l’a rappelée à l’ordre, la sommant de mettre en place un nouvel ordre. Il s’agira dès lors d’œuvrer pour une nouvelle économie du vivant à l’avantage de cette Terre dite par le poète Paul Eluard « bleue comme une orange » et à laquelle nous devons désormais être plus attentifs parce que, comme le souligne l’écrivain Anatole France dans Le jardin d’Epicure , « Nous vivons trop dans les livres et pas assez dans la nature. » Sortons donc de notre zone de confort pour expérimenter des économies du vivant inédites qui s’exprimeraient en l’occurrence via le littéraire. - 1.2 L’écopoétique comme répondant à l’écocritique Dans Literature and Ecology. An Experiment in Ecocriticism , ouvrage fondateur pour l’écocritique, William Rueckert assimile la dynamique scientifique de la circulation d’énergie à celle du rapport entre le poème, le poète et le lecteur. Rueckert explique ainsi que « l’énergie circule du centre langagier du poète et de son imagination créative au poème et, ensuite, du poème (qui convertit et garde cette énergie) au lecteur » (1978 : 109-110). Par ce rapprochement, Rueckert souligne le fait que l’association de la science et de la littérature est l’un des fondements de l’écocritique. Elle l’est aussi pour l’écopoétique, tout en sachant que, dans ce contexte, le terme poétique est à prendre essentiellement au sens large de création qui concernerait par conséquent tous les genres littéraires du moment où un rapport avec l’environnement, la nature, l’écologie en macro ou microsystème peut être décelé. Dans ce même ordre d’idées, si Stéphanie Posthumus déclare que Jonathan Bate, auteur de Romantic Ecology (1991), « signale l’importance de la poésie pour saisir un romantisme vert » étant donné que la nature fait partie des thèmes de prédilection des écrivains romantiques - qu’il s’agisse de Victor Hugo, d’Alphonse de Lamartine, d’Alfred de Vigny et de tant d’autres poètes romantiques -, « c’est plutôt le deuxième livre de Bate, The Song of the Earth -(2000), qui établit et définit l’écopoétique.-» Elle explique que Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 171 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 3 Stéphanie Posthumus, op.cit . 4 Jonathan Bate, The Song of the Earth, Cambridge, Harvard University Press, 2000. 5 Nathalie Blanc, Denis Chartier, et Thomas Pughe, « Littérature & écologie : vers une écopoétique-», Écologie & politique , vol. 36, n o -2, 2008, p.-15-28. S’appuyant sur la philosophie de Heidegger tout en approfondissant son analyse de Wordsworth, Bate cherche à décrire une écriture poétique plus proche de la réalité du monde naturel, une écriture poétique modelée sur les rythmes du corps et ancrée dans l’expérience phénoménologique du sujet. Même si la référence à Heidegger continue de faire débat en écocritique (Garrard, 2010 ; Claborn, 2012 ; Gustav, 2014), Bate pose les fondements d’une écopoétique dont les références littéraires et philosophiques diffèrent de celles du modèle américain 3 . Par conséquent, l’écopoétique peut être définie comme une approche littéraire moderne, issue de l’écocritique, qui s’intéresse aux représentations de la nature, de l’environnement, du monde vivant et de la relation entre l’humain et le non-humain dans les textes littéraires. Pour Jonathan Bate, elle s’intéresse avant tout au-«-texte en lui-même, à l’art littéraire comme création verbale, en délimitant clairement son objet d’analyse (le texte littéraire) et son approche théorique (l’analyse discursive, énonciative et narrative) au sein de la vaste mouvance des études écocritiques 4 ». Dans cette même perspective Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe expliquent que l’écopoétique, plus que l’écocritique, permet de saisir « le travail contemporain poétique d’énonciation, la performance poétique et les pratiques qui y sont associées 5 -». Il est par ailleurs important de souligner qu’un texte répondant aux critères de l’écopoétique n’est pas de manière simpliste un texte qui parle de nature. En effet, comme expliqué par Scott Knickerbocker dans Ecopoetics: The Language of Nature, the Nature of Language (2012), l’écopoétique s’intéresse à des questions qui portent sur la poésie ayant pour thème la nature autant que sur l’esthétique poétique qui l’illustre. De ce fait, si l’écopoétique relève de l’écocritique et qu’elle se voit même parfois confondue avec elle, celle-ci s’en distingue, comme le précise Pierre Schoentjes, dans son ouvrage Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique (2015) par un champ d’étude plus spécifique et une attention fondamentale aux questions formelles de style, d’esthétique poétique et de littérarité. Ainsi, pour l’écopoétique, il ne faut guère perdre de vue l’importance de la composante stylistique comme élément au cœur de son champ d’étude. L’uni‐ versitaire et chercheuse Sara Buekens explique d’ailleurs qu’il y est question d’analyser par exemple la signification des métaphores et la façon dont celles-ci ajoutent un sens supplémentaire aux descriptions du monde naturel ; de voir comment 172 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 6 Sara Buekens, « L’écopoétique : une nouvelle approche de la littérature française », Elfe XX-XXI. Études de la littérature française des XX e et XXI e siècles , n o -8, 10 septembre 2019 [consulté le 25 janvier 2023). 7 Thomas Pughe, « Réinventer la nature : vers une éco-poétique-», Études anglaises , vol. 58, n o- 1, 2005, p.-68 [consulté le 25 janvier 2023]. 8 In https: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ %C3%89copo%C3%A9tique. 9 In https: / / www.fabula.org/ ressources/ atelier/ ? Ecopoetique_un_territoire_critique#_ft n2. [Consulté le 15/ 03/ 204]. 10 « Un vaste paysage littéraire » : tel est le titre du chapitre 6 du livre de Pierre Schoentjes, compris dans la deuxième partie, intitulée «-Cartographie-». 11 Pierre Schoentjes, op.cit ., p.-273. les auteurs expriment le rapport entre l’homme et l’environnement par le biais des procédés d’anthropomorphisme, de personnification et de zoomorphisme. Très souvent, ces procédés permettent de donner une voix au monde aussi bien animal que végétal et d’interroger la place de l’homme dans les écosystèmes 6 . Thomas Pughe écrira à son tour à propos de l’écopoétique: « on voit bien comment dans une telle poétique […] la notion de la réinvention, non pas de la nature mais des formes esthétiques, doit jouer un rôle clé […] ; réinvention, recréation ou ré-enchantement 7 -». Cependant, qu’il s’agisse de l’écocritique ou de l’écopoétique, si les green studies existent depuis les années 70 dans les sphères de recherche étasuniennes et de manière générale anglo-saxonnes, elles ne font leur entrée, quoiqu’encore de manière timide, dans le champ des approches d’étude en France que vers les années 90. C’est durant ces années que commence alors à « se développer une critique universitaire de la pensée occidentale moderne fondée sur le dualisme nature/ culture, incarnée notamment par Michel Serres, Bruno Latour ou encore Philippe Descola 8 .-» Dès lors, des chercheurs comme Claire Jaquier soulignent par exemple dans « Écopoétique, un territoire critique 9 -» que « l’essai de Pierre Schoentjes assurément fera date, dans la réflexion théorique francophone sur les textes qui s’attachent aux notions de lieu, de nature et d’environnement. » Dans le même élan, elle explique que le projet de l’auteur consiste à cerner les caractéristiques d’une écriture des espaces naturels, en tant qu’ils sont au centre d’une expérience concrète de participation à l’oikos terrestre […]. Nourrissant l’ambition de donner la mesure d’un « vaste paysage littéraire 10 » et de le cartographier, Pierre Schoentjes se réfère à un corpus large, tout en limitant son étude à des romans et récits français des XX e et XXI e siècles. Et c’est par la lecture rapprochée de quelques œuvres - notamment de Claude Simon, Pierre Gascar, Jean-Loup Trassard - qu’il met au jour les « tensions structurantes 11 -», de divers types, qui animent ces textes : tensions thématiques - sauvage vs civilisé, Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 173 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 12 Greg Garrard, Ecocriticism ( New critical idiom ), Londres, Routledge, 2011. esthétique vs utilitaire, rêve vs catastrophe, adhésion vs rejet, engagement vs distance -, tensions génériques - pastorale, idylle, élégie vs utopie, conte vs récit de vie -, tensions stylistiques - idyllique vs apocalyptique, lyrique vs ironique -, tensions perceptives - sensorialité vs imaginaire, détail vs paysage - etc. Par ailleurs, en parlant de l’écopoétique francophone, G. Garrard, dans Ecocri‐ ticism, déclare qu’« en France, la critique s’intéresse […] de prime abord à l’écriture de la nature selon une perspective métropolitaine ou tout du moins européenne. Il n’en a pas été autrement, comme le souligne Ursula Heise, pour l’écocritique anglophone qui avait commencé par des analyses du canon nordaméricain (Thoreau, Emerson) avant d’étendre le champ d’investigation à des écritures féminines et postcoloniales 12 . » Cette déclaration nous semble susciter un ensemble de questionnements. Ainsi, lorsqu’un champ d’investigation nou‐ veau est reconnu comme désormais faisant partie des approches pouvant être adoptées dans une certaine sphère académique ou départements d’étude, fautil inclure tout autant l’approche en question que les textes sur lesquels elle s’est penchée ? En d’autres termes, s’agit-il d’adopter et de faire connaître aussi bien l’approche nouvelle que la littérature qu’elle a concernée ? Faut-il plutôt adopter l’approche et l’appliquer à des corpus qui nous soient plus familiers, tels que la littérature française pour le monde francophone, et évaluer l’apport en termes d’interprétation que nous pourrions en tirer ? Ou encore, faudrait-il confronter les nouvelles approches qui nous intéressent - en l’occurrence ici l’écopoétique - à d’autres outils et domaines d’études auxquels elles pourraient être rattachées ou desquels elles pourraient être un complément d’étude-? Cette dernière question est d’autant plus pertinente qu’en France la géo‐ poétique existe depuis les années 60 et semble couvrir les mêmes champs d’investigation que l’écopoétique. S’agit-il alors de deux désignations englobant finalement une même approche, l’une anglo-saxonne et l’autre française ? L’écopoétique représente-t-elle une ramification de la géopoétique ou le con‐ traire ? Ou encore sommes-nous face à deux disciplines totalement différentes qui peuvent avoir un corpus commun mais dont la démarche et les finalités sont visiblement distinctes ? Pour démêler ces questions, voyons comment se définit la géopoétique. - 1.3 Écopoétique Vs Géopoétique Il est d’abord à préciser que la géopoétique, qui existe en France depuis les années 60-70, - initiée comme le précise Claire Jaquier par Michel Deguy puis par Kenneth White - se distingue, dès les années 2000, de la géographie littéraire. 174 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 13 Extraits de « Panorama géopoétique », entretiens de Kenneth White avec Régis Poulet, Revue Ressources , collection «-Carnets de la Grande ERRance-», 2014. https: / / www.ins titut-geopoetique.org/ fr/ 35. [Consulté le 15 avril 2024]. 14 Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, op. cit. En outre, sur le site de l’Institut international de Géopoétique - qui a été créé en 1989 par Kenneth White -, il est rappelé que le professeur de langue anglaise et de littérature comparée Francis Moretti est à l’origine de la désignation « géographie littéraire ». Ainsi à la fin de son livre Atlas du roman européen paru en italien (Turin, 1997), en anglais (Londres, 1998) et en français (Paris, 2000), nous pouvons lire au sujet de cette dernière qu’il s’agit d’« un nouvel espace qui donne lieu à une nouvelle forme, qui à son tour donne lieu à un nouvel espace. Géographie littéraire 13 . » En revanche, en ce qui concerne la définition de la géopoétique, sur ce même site de référence en la matière, nous pouvons lire dans le dictionnaire qui y figure, outre les définitions d’auteurs fondateurs de la géopoétique, trois autres définitions présentées comme ayant été données lors de la conférence : « Sur la géopoétique des fleuves » (Lyon, octobre 2011). Nous en retiendrons celle qu’en donne White lorsqu’il écrit : « La géopoétique est une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé-» (site www.kenn ethwhite.org). Nous pouvons donc déduire de ce qui précède que si les prémisses de l’écopoé‐ tique et de la géopoétique ont été observées respectivement l’une en Amérique et l’autre en France, ces dernières se croisent au carrefour de préoccupations et de champs d’études communs avec assurément des variantes qui fondent, comme nous l’avons constaté, la spécificité de chacune des approches, les rendant non interchangeables mais plutôt complémentaires. Cependant, quels sont les critères à considérer pour le choix de textes intéressants à étudier sous le prisme de l’écopoétique-? 2 L’écopoétique-: Quelle littérarité singulière pour un rapport Homme/ Nature différent-? Comme nous l’avons préalablement précisé, pour Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, l’écopoétique permet entre autres de saisir « […] la perfor‐ mance poétique et les pratiques qui y sont associées 14 ». Ils appellent à fonder « une approche plus formelle […] qui met en avant, non pas l’imitation de la Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 175 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 15 Ibid. 16 « Approches écopoétiques des littératures française et québécoise de l’extrême contem‐ porain-» 17 Lawrence Buell, op. cit . nature non humaine, mais le renouveau, voire le bouleversement, de notre façon de l’appréhender 15 » qui doit s’appuyer sur « une esthétique pragmatique ». Comment donc faire la différence entre un texte qui évoque juste la nature comme espace et un texte qui investit une réelle économie du vivant mettant en place une réinvention du rapport de l’homme avec le non-humain et le naturel ? - 2.1 Quel corpus pour une étude écopoétique-? De même que l’écocritique, l’écopoétique œuvre à initier une nouvelle éco‐ nomie du vivant où l’humain et le non-humain renoueraient un rapport plus harmonieux dans la complémentarité et le respect, se démarquant du désir de domination et d’égocentrisme qui a souvent animé l’ambition humaine. Or si l’écopoétique se distingue dans le champ des études s’intéressant aujourd’hui aux questions des écrits environnementaux par le focus avec lequel elle concerne aussi bien l’esthétique de l’écrit que la fiction que présente l’écrit en soi, quels critères nous permettraient de cibler le corpus qui pourra révéler la pertinence de l’écopoétique et sa portée significative-? Pour cela, Julien Defraeye et Élise Lepage 16 rappellent que dans The Envi‐ ronmental Imagination   17 , Lawrence Buell propose quatre critères permettant d’identifier une œuvre pertinente pour une étude écopoétique et qui sont-: 1. L’environnement non-humain n’est pas seulement un cadre, mais sa présence suggère que le récit s’inscrit dans l’histoire naturelle . 2. Les intérêts humains ne sont pas présentés comme les seuls intérêts légitimes . 3. La responsabilité humaine envers l’environnement fait partie du positionne‐ ment éthique du texte . 4. L’idée d’un environnement comme processus plutôt que constante ou acquis est au moins implicite dans le texte . Pour toutes ces raisons, notre intérêt s’est porté sur l’œuvre de deux écrivains en particulier : Christian Dotremont et Hélène Dorion, qui nous semblent chacun à sa manière représenter un champ d’investigation écopoétique exceptionnel. - 2.2 Christian Dotremont-: Le Prométhée de la création sur glace Artiste et écrivain belge, Christian Dotremont fut révolutionnaire dans sa manière de voir les choses au même titre que les poètes surréalistes à qui il se 176 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 18 Nathalie Aubert, « Christian Dotremont - Raoul Ubac : la conquête du monde par l’image-», Textyles, Revue des Lettres belges de langue française , n o -30, 2007, p.-13-30. 19 Europe , 97 e année - n°-1079-/ Mars 2019, CNL, Paris. joint très jeune avec la publication de son poème «-Ancienne éternité-» (1940). Ainsi, comme le précise Nathalie Aubert, alors qu’il n’a que 18 ans, Christian Dotremont découvre la revue surréaliste «-L’In‐ vention collective » éditée par Raoul Ubac et René Magritte […] et envoie au comité de rédaction son poème « Ancienne Éternité » écrit au début de l’année. Le poème, qui se présente sous forme de dialogue, est bien accueilli par les surréalistes bruxellois, et notamment par Magritte qui écrit au jeune poète « beaucoup de choses dans votre poésie », ce qui n’engage à rien, mais que Dotremont, avec un sens très sûr de la publicité éditoriale, fera imprimer et mettre en jaquette sur la couverture de sa plaquette puisque le poème est publié aux éditions La Poésie est là, à Louvain en février 1940. Le plus important est que Dotremont ait pris contact avec le groupe surréaliste de Bruxelles 18 . Dotremont commence alors son aventure de jeune poète aux côtés des surréa‐ listes en multipliant les publications et les innovations (plaquettes, affiches, etc.). Par ailleurs, si en 1947 il cofonde la revue Les Deux Sœurs , il montera de même le mouvement d’art expérimental regroupant écrivain et peintres « CoBrA » (acronyme de Copenhague - Bruxelles - Amsterdam) dit aussi l’« Internationale des artistes expérimentaux (IAE) » en 1948 à Paris. Toutefois, ce qui nous intéresse tout particulièrement, c’est l’intérêt qu’il porte à la nature. Une nature qui va lui être fort inspiratrice comme nous pouvons entre autres le comprendre à travers le témoignage de l’écrivain belge Stéphane Massonet qui nous révèle ce qui suit-: Un jour où je rendais visite à Guy Dotremont, le frère du poète, ce dernier me montra un petit carnet vert dans lequel étaient consignés les différents lieux par lesquels Christian Dotremont était passé. Regroupant photographies, inscriptions, dates et toponymes, il me semblait que ces pages retraçaient parfaitement le parcours du poète. Elles montraient à leur manière un itinéraire poétique, une diversité profonde au sein d’une géographie vagabonde. […] Chez Christian Dotremont, voyage et paysage se superposent et se mêlent dans l’écriture pour finir par former une poétique, comme les lettres de la région des Fagnes qu’il découvre dans la courbure d’un sapin, la forme d’une branche, le pli d’une herbe, un éboulis de pierres ou le soubassement stratifié des boues 19 . Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 177 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 20 - Ibid . 21 https: / / www.universalis.fr/ dictionnaire/ logogramme/ #: ~: text=Le%20principe%20d’%C 3%A9criture%20id%C3%A9ovisuel,op%C3%A9rer%20la%20distinction%20du%20sens. Il ajoutera de même On voudrait presque oublier qu’il s’agit d’une forme d’écriture, de lettres à l’état naissant, pour voir à quel point ils ressemblent à une branche d’arbre, à de l’herbe soulevée par le vent ou à la vue aérienne d’un troupeau de rennes progressant dans la neige du Grand Nord. Les lieux de Christian Dotremont cèdent le pas à une géographie imaginaire qui rythme sa poésie. D’où la prégnance des métaphores du voyage : le train, le vagabondage, la valise, mais aussi la lettre, la correspondance, la poste restante 20 . Par conséquent, comme en témoigne Massonet, l’environnement au sens géo‐ graphique voire géopoétique du terme est un réel leitmotiv pour Dotremont qui nous donne à voir des écrits d’essence naturelle à tous points de vue, qu’il s’agisse du thème d’écriture, de l’outil utilisé, du support spatial ou même de la forme en soi de l’écrit. Il a ainsi répondu à toutes les exigences de pertinence dans le cadre d’une étude à entamer sous le prisme de l’écopoétique, surtout si nous considérons en particulier les œuvres logogrammiques de Dotremont faites sur support naturel, dans et pour la nature. Mais comment cela est-il possible-? - 2.3 Le paysage lapon : la feuille blanche de Dotremont Si dans l’encyclopédie Universalis en ligne, la première définition donnée du terme « Logogramme » est qu’il s’agit d’un « mot généralement monosyllabique et sans ambiguïté dont le sens peut être immédiatement perçu en détectant la forme graphique 21 », il n’en est pas moins qu’une entrée sous l’intitulé « BELGIQUE Lettres françaises », élaborée par Marc Quaghebeur et Robert Vivier, apporte les précisions suivantes-: Âme du mouvement Cobra qu’il fonde en 1949 pour dépasser les impasses politiques et esthétiques du « surréalisme révolutionnaire » dont il avait été un an plus tôt l’instigateur avec Chavée, Noël Arnaud et d’autres, Dotremont invente ensuite une forme personnelle capable de prolonger son expérience cobriste des peintures-mots et de produire un objet bouleversant à la matérialité avérée-: le logogramme. Support spatial pour de nouvelles formes poétiques, le logogramme que Dotre‐ mont se plaît aussi à appeler logoneige ou encore logoglace est ce qu’on pourrait décrire comme un poème au carrefour de l’écriture et de la peinture dont la création lui a été inspirée à la vue des infinies étendues blanches de neige en Laponie. Blancheur impressionnante qui fut une révélation pour l’artiste belge. 178 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 22 Emmanuelle Pélard, « La photographie en réponse à l’utopie de l’écriture : le logoneige de Christian Dotremont », Textyles , Revue des Lettres belges de langue française , n° 43, 2013, p.-41-50 https: / / doi.org/ 10.4000/ textyles.2351 [Consulté le 07/ 01/ 2024]. Dotremont fera une douzaine de visites en Laponie entre 1956 et 1978, là où le paysage sauvage et vierge si blanc et sans fin lui était similaire au topos de la création : la feuille blanche ou la toile qui s’offre au créateur attendant son tour de main, sa littérarité singulière, sa poétique. Face au paysage lapon, il dira-: « [M]es logogrammes chantent toute la Scandinavie, de Copenhague à la Laponie et aux îles Lofoten. » De manière plus concrète, Emmanuelle Pélard, qui nous fait découvrir cette déclaration de l’artiste, explique à son tour que La blancheur de la page évoque l’étendue neigeuse vierge, les signes logogrammati‐ ques font écho aux traces - passages du vent, d’un traîneau, d’animaux etc. - qui ponctuent l’espace vierge lapon. Le texte du logogramme fait aussi fréquemment allusion à la géographie, au climat et aux habitudes de vie des villages du nord de la Suède, de la Norvège ou de la Finlande. C’est pourquoi, par la suite, en 1963, Dotremont sera porté à inscrire le logogramme dans l’environnement qui l’a en partie inspiré : le sol de glace de la Laponie. Retour aux sources, stricto sensu, qui donne lieu à une nouvelle forme de logogramme, c’est-à-dire au logoneige ou logoglace - logogramme tracé au bâton dans la neige ou dans la glace -, puis photographié 22 . C’est ainsi que nous pouvons voir ci-dessous Dotremont à l’œuvre-: Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 179 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 23 Stéphane Massonet, op. cit. Par ce tracé, si d’un tour de main il fait revivre les premières écritures que l’humanité a connues tout en s’inscrivant paradoxalement dans l’éternelle avant-garde artistique, il renoue tout autant ce contact si salvateur avec la nature, dans ce qu’elle met à notre disposition pour immortaliser un instant de vie éphémère dans une double expression, l’une naturelle : le tracé sur la neige, l’autre moderne : la photographie qui permettra de conserver ce moment de création et d’expression unique et irréversible. C’est ainsi qu’il est possible dans le respect et même la fusion avec notre environnement d’être moderne, voire révolutionnaire, tout en respectant le milieu naturel dans lequel nous évoluons. C’est par conséquent de cette manière que doivent être pensées les nouvelles économies du vivant. Les logoneiges peuvent de ce fait être assimilés à une œuvre emblématique de ce qu’est une esthétique écopoétique et non simplement évocatrice du thème de la nature. Cette dernière y est en parfaite fusion avec l’art du texte dans une alchimie unique du topos et de l’éthos, voire du pathos si nous incluons l’acte de réception, ce plaisir auquel s’adonnera le lecteur. D’ailleurs, à la lecture du carnet de Dotremont par l’écrivain Stéphane Massonet que nous avons précédemment mentionné, ce dernier dira-: J’imaginais comment on aurait pu y mêler les gestes de lecture à ceux de l’écriture, comme en Irlande […]. Ou ailleurs, en Laponie, où on le voit se promener avec la revue Sionna sous le bras avant d’en tracer le nom sous la forme d’un logoneige. Si le logogramme naît dans le Grand Nord lapon, c’est en Irlande que Dotremont partira pour un dernier voyage dont il rapportera son ultime « log » intitulé Logbookletter (1979) 23 . De telle représentations du réel nous rappellent la nécessité de repenser notre monde en vue de nouvelles économies du vivant dans le respect de tous les composants de notre terre, mais aussi dans une sérieuse remise en question de la place de l’Homme qui se croyait tout maîtriser alors qu’une pandémie a suffi à tout remettre en question. En effet, depuis l’épisode du Covid-19, notre approche de l’humain, du non-humain, de l’écologie et de notre mode de vie a été remise en question au moment du confinement, lorsque l’Homme a pu voir combien il est vulnérable et combien la nature est puissante. L’année 2020 marquera certes un tournant dans l’histoire de l’humanité. Or si ce tournant a permis de révéler la fragilité entre autres psychologiques de certaines personnes, il a au contraire attiré l’attention sur la force de certaines autres qui, au préalable, vivaient en parfaite harmonie avec leur écosystème. 180 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 24 Hélène Dorion, Mes forêts , « Entretien avec Hélène Dorion », Paris, Éditions Bruno Doucey, coll. « Sacoche », 2021, 2023 (en édition de poche avec un entretien inédit), p.-145. 25 Cité in Laure Himy-Pieri & Olivier Himy, Hélène Dorion, Mes forêts , éd. Atlande, 2023, p.-17. C’est ce que nous ont révélé de nombreux écrivains, principalement nordaméricains et canadiens ayant la chance d’être entourés d’un magnifique envi‐ ronnement naturel qu’ils respectent et avec lequel ils ont appris à s’adapter, non dans l’objectif de le contrôler mais d’en être une composante en harmonie avec l’ensemble des éléments qui constituent l’écosystème dans lequel ils se trouvent. C’est ce que nous explique entre autres l’autrice Hélène Dorion qui par sa littérature se fraye aujourd’hui une voie dans le sens d’une consécration certaine pour cette esthétique qu’est la sienne. Elle nous fait découvrir son monde authentique québécois qui nous donne à voir une nature d’un romantisme singulier qui mérite le détour, surtout dans un contexte d’étude écopoétique. 3 Poétique de la nature-: Une littérarité singulière - 3.1 Hélène Dorion : « Je me suis mise à l’écoute des pulsations du monde 24 » Poétesse, mais aussi romancière et essayiste québécoise, Hélène Dorion se distingue par une écriture ancrée dans son cadre spatio-temporel. Elle dira dans Sous l’Arche du temps -: D’abord une date : 1958, l’année de ma naissance. Un lieu : Québec, petite ville située en bordure du grand fleuve Saint-Laurent. J’y ai passé les vingt-six premières années de ma vie, puis, en 1984, c’est au cœur d’une chaîne de montagnes, les Laurentides, que j’ai choisi de vivre, au bord d’un lac. L’écriture transcende les paysages et circonstances qui la font naître, mais elle en porte aussi irrémédiablement les traces 25 . Élue membre de l’Académie des Lettres du Québec en 2006 et faite Chevalière de l’Ordre national du Québec 2007, Hélène Dorion est l’auteure de plus de quarante ouvrages dont le premier est L’Intervalle prolongé en 1983 et le dernier Mes forêts publié en 2021. Elle est de même traduite et publiée dans une quinzaine de pays et récipiendaire d’un nombre considérable de distinctions et prix littéraires dont notamment le prix Athanase-David, plus haute distinction accordée par le gouvernement du Québec en littérature pour l’ensemble d’une œuvre, le prix International de Poésie Wallonie-Bruxelles et en 2005 le prix de l’Académie Mallarmé qui lui a été remis pour l’ensemble de son œuvre à l’occasion de la parution de Ravir-: les lieux . Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 181 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 26 Bruno Doucey, in H. Dorion, Mes forêts , Paris, Éditions coll. « Sacoche », 2021, p.-127. Qu’il s’agisse de ses recueils de poésie, ou encore de ses romans, récits et essais, genres littéraires auxquels elle s’essaiera bien plus tard, Dorion, figure marquante de la littérature québécoise et francophone de manière générale, - puisqu’elle est la première femme enseignée de son vivant au programme du baccalauréat français -, s’est toujours souciée du cadre qui l’entoure. Elle ne fait pas partie des auteurs centrés sur leur être et leurs émotions indépendamment de leur environnement. Pour elle, l’être humain, en l’occurrence l’auteur, doit être à l’écoute de son environnement et un acteur du cadre spatio-temporel dans lequel il évolue même s’il nous a été imposé. Ainsi, dans le dossier réalisé par Bruno Doucey faisant suite à la publication de son recueil Mes forêts aux éditions B. Doucey, il est précisé que L’écrivaine fait remarquer avec justesse qu’on ne « décide pas du paysage » pas plus qu’on ne choisit l’époque et l’endroit où l’on vient au monde. […] Mais nous pouvons décider ou non de l’arpenter, de le traverser, de le regarder, d’en observer les formes, les lignes et la dynamique, de nous en nourrir. De faire usage de notre liberté. «-Lames de bleu, ondées, maigres nuages, chaque jour on décide du regard que l’on porte sur l’horizon. On décide de ce que l’on fera de l’orage et de la falaise, du lac silencieux, de l’arbre qui vacille encore légèrement-» 26 . Sa philosophie de vie que nous allons retrouver dans ses différentes œuvres correspond ainsi parfaitement aux attentes de l’approche écopoétique telles que formulées par Buell et que nous avions précédemment évoquées. Nous tenterons de l’observer de manière concrète en nous intéressons au dernier recueil de Dorion, Mes forêts . - 3.2. Le temps d’un confinement-: l’écopoétique de Mes forêts Si dans son poème « Le silence », que nous pouvons lire dans la première section «-L’écorce incertaine-» du recueil Mes forêts , Hélène Dorion déclare Je ne sais pas ce qui se tait en moi quand la forêt cesse de rêver - Ce qui montre la forte connexion intime qui existe entre elle et la forêt est l’emploi du possessif pluriel « Mes » pour parler de la forêt, dès le titre du recueil. L’emploi du possessif comme antécédent au substantif pluriel « forêts » nous donne l’impression qu’elle parle de personnes qui lui sont proches, de membres 182 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 de sa famille, voire de ses enfants. D’ailleurs, lors de l’entretien réalisé par Bruno Doucey à l’occasion de la sortie de son recueil, elle répondra à sa question : « Tu as un arbre préféré-? -» par-: « Je n’ai pas d’arbre préféré, pour moi c’est une sorte de grande famille dans laquelle ils sont tous égaux, avec leurs particularités : tiens, un pic-bois niche celui-ci, tandis qu’une feuille de porcs-épics a élu domicile dans cet autre… L’écorce, l’humus, la feuille, tout me parle. La force métaphorique de l’arbre est infinie. S’il ne laisse pas tomber ses feuilles, il devient plus vulnérable. Il m’apprend à vivre, à me débarrasser de ce qui n’est pas nécessaire. Il est aussi la métaphore parfaite de l’écriture : il y a tout ce qui est en contact avec l’extérieur, tout ce qui est en mouvement à l’intérieur de nous et cette immobilité qui permet le jaillissement de la phrase.-» Cette réponse si précise quant au ressenti qu’elle transmet dans Mes forêts prouve combien l’environnement non-humain est pour Dorion inspirant. Plus encore, il est le maître absolu, le sage de qui nous devons apprendre à vivre : l’apprentissage d’une nouvelle économie du vivant avec au centre non pas l’homme mais la nature , le monde, le cosmos avec ses cycles, ses ombres et ses lumières. L’œuvre de Dorion suggère ainsi clairement une réadaptation du vivant, du monde humain moderne où le non-humain est réhabilité à sa juste valeur. L’homme a intérêt à lui octroyer le respect et l’attention nécessaire parce que, quoique l’homme se sente puissant, la nature est toujours capable de lui donner des leçons de vie qui l’appellent à de sérieuses remises en question. La pandémie du Covid-19 n’en a été qu’un exemple. Mes forêts , écrit pendant le confinement, nous apostrophe et appelle à travers le « je » de la poétesse à réfléchir à notre responsabilité envers l’environnement dont nous faisons partie intégrante, englobés et non englobants. Par ailleurs, s’il est irréfutable que l’œuvre de Dorion s’inscrit pleinement dans le genre écopoétique, pouvons-nous y voir aussi, s’agissant de Mes forêts , un écrit répondant au principe de l’écoféminisme, étant donné que la poétesse a pris soin de faire précéder chacune des quatre sections qui composent son recueil par un exergue appartenant toujours à une autrice et non à un auteur-? - 3.3 Hélène Dorion-: une écopoétique féministe ou universelle-? Si le recueil Mes forêts se présente sous la forme d’un volume en quatre sections, respectivement : « L’écorce incertaine » ; « Une chute de galets » ; « L’onde du chaos-» et « Le bruissement du temps », Hélène Dorion a pris soin de citer, outre les auteurs auxquels elle fait référence dans certains poèmes, de manière spécifique des exergues d’autrices. Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 183 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 27 www.helenedorion.com C’est ainsi que nous trouvons d’abord la poétesse étasunienne Ann Lauter‐ bach, puis l’argentine Silvia Baron Supervielle, suivie de la britannique Kathleen Raine et enfin en exergue de la quatrième et dernière section, l’étasunienne Annie Dillard. Trois observations s’imposent tout de suite à l’esprit : le choix de poètes femmes, toutes non francophones, chacune d’elles cultivant une réflexion plus ou moins en rapport avec la question de l’existentialisme. En effet Dorion nous fait d’abord découvrir la citation de Lauterbach : « Dehors, est-ce l’infini / ou juste la nuit ? » qui sera suivie de celle de Supervielle : « Où aller sans commencement / et peut-être sans fin », puis de Raine : « Aux aguets, nous faisons échos / Aux rumeurs de l’abîme » et enfin de Dillard : «-Où avons-nous été, / et pourquoi descendons-nous-? -». Par ce choix, Dorion se place clairement dans une orientation linguistique d’ouverture sur le plurilinguisme et l’international. Nous pouvons y voir de même un message de la poétesse qui nous rappelle la portée universelle de la poésie. Mais comment doit-on interpréter son choix d’ouvrir ses quatre sections exclusivement par des figures poétiques féminines-? En nous référant aux multiples entretiens réalisés avec Hélène Dorion qui figurent sur son site 27 , nous pouvons comprendre sans extrapolation que Dorion affirme sa féminité et tisse même une forme de complicité entre écrivaines ayant pour lien la pensée poétique et esthétique féminine, suggérant notamment le partage d’une forme de finesse et de profondeur qui leur est propre. Finesse, profondeur voire force de ce féminin grâce à ce qu’il a de plus sacré : le don de la vie qu’il réalise à travers l’enfantement. Cependant, l’allusion au féminin ne correspond nullement à une forme de revendication militante féministe. En effet, l’œuvre de Dorion, si elle met en avant une appartenance et une réflexion qui peut être considérée comme féministe, ne fait pas pour autant acte d’appartenance idéologique ou de militantisme. Dorion use en réalité de son écriture pour exprimer sa pensée, or ce qui l’intéresse en premier degré est le littéraire, le poétique et l’esthétique avec en l’occurrence sa portée expressive et sa vocation à inspirer l’interconnectivité, l’empathie et les économies saines du vivant humain et non-humain. Conclusion Aujourd’hui, il semble inconcevable de penser le futur loin de la mondialisation, de l’essor de l’IA, des biotechnologies médicales et de tant d’autres données 184 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 stratégiques pour l’humain. Toutefois, l’humain est rattrapé dans son élan effréné et unilatéral par Dame nature qui lui rappelle combien il est vulnérable face à son immensité et sa diversité, qu’il doit respecter en apprenant à adopter des économies du partage, de l’écoute et du vivre-ensemble. C’est ce que ne cesse de nous rappeler la littérature et l’art. Songeons donc à redécouvrir et relire notamment les auteurs romantiques pour qui la nature est sacrée, ou encore les auteurs de science-fiction qui en imaginant les pires scénarios nous interpellent et nous font réfléchir sur notre rapport au monde et notre considération de notre environnement ; le « Tout monde » dirait Edouard Glissant dans sa diversité, ce concept si significatif qui appellerait en l’occurrence un autre chantier : celui de l’écopoétique postcoloniale et décoloniale. Bibliographie Aubert, Nathalie. «-Christian Dotremont - Raoul Ubac-: la conquête du monde par l’image-», Textyles , Revue des lettres belges de langue française , n o 30, 2007, p.-13-30. Bate, Jonathan. Romantic Ecology. Wordsworth and the Environmental Tradition , Londres, Routledge, 1991. ---- The Song of the Earth , Cambridge, Harvard University Press, 2000. 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Jaquier, Claire. «-Écopoétique, un territoire critique-», Dossier, https: / / www.fabula.org/ ressources/ atelier/ ? Ecopoetique_un_territoire_critique#_ftn4 Knickerbocker, Scott. Ecopoetics-: The Language of Nature, the Nature of Language , University of Massachusetts Press, 2012. Meeker, Joseph The Comedy of Survival-: Literary Ecology and a Play Ethic , New York, Scribner, 1974. Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 185 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 Pélard, Emmanuelle. « La photographie en réponse à l’utopie de l’écriture : le logoneige de Christian Dotremont-», in Textyles , Revue des lettres belges de langue française , n° 43, 2013, p.-41-50. Posthumus, Stéphanie. «-Écocritique-: vers une nouvelle analyse du réel, du vivant et du non-humain dans le texte littéraire-», chap. 7, p.-161-179, in Humanités environnementales, Enquêtes et contre-enquêtes , Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, publication sur OpenEdition Books : 12 janvier 2022. Pughe, Thomas. «-Réinventer la nature-: vers une éco-poétique-», Études anglaises , vol. 58, n o 1, 2005. Rueckert, William. Literature and Ecology-: An Experiment in Ecocriticism (1978), Cheryl Glotfelety et Harold Fromm [dir.], The Ecocriticism Reader : Landmarks in Literary Ecology , Athens, Georgia University Press, 1996. Schoentjes, Pierre. Ce qui a lieu-: essai d’écopoétique , coll. «-Tête nue-», éd. 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La littérature de science-fiction et l’émergence d’une éthique du futur Kawthar Ayed Université de Tunis, Laboratoire École, littératures et communication (FLSHS) Introduction Nous proposons d’étudier dans cet article l’articulation de la littérature de science-fiction (SF) avec les valeurs et les principes de l’humanisme contempo‐ rain que l’UNESCO qualifie de « nouvel humanisme » à travers le regard critique qu’elle porte sur l’homme et les rapports qu’il entretient avec le monde et la nature-; Le nouvel humanisme c’est travailler à ce que chaque être humain participe effecti‐ vement au destin collectif, y compris les plus marginalisés. […] Le nouvel humanisme, c’est réaliser l’égalité des genres, donner aux femmes et aux hommes l’égal accès au savoir, au pouvoir. Le nouvel humanisme, c’est aussi mieux comprendre notre environnement, comprendre et anticiper les conséquences du changement climatique pour des millions d’êtres humain, touchés par la sécheresse, la désertification, la montée des eaux 1 . Notre démarche s’appuie sur l’analyse de la littérature de SF comme un «-mode de problématisation-».  La question environnementale y est, à juste titre, problématisée au sens donné par Michel Foucault, dans la mesure où elle vise « la manière dont les choses font problème 2 » . Notre objectif est de montrer l’impact que la sensibilité écologique a sur la configuration des poétiques littéraires, en l’occurrence de la littérature de science-fiction (SF) qui répond en écho aux théories humanistes. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 3 Matthieu Letourneux et Claire Barel-Moisan,-« Introduction. Genre de l’anticipation et rapports au temps-», Belphégor [En ligne], 21-1 2023, mis en ligne le 25 avril 2023, http : / / journals.openedition.org/ belphegor/ 5086; p.-3. I La Science-fiction-: Un nouveau paradigme La littérature de science-fiction appartient au champ des littératures de l’ima‐ ginaire. Dès la fin du XIX e siècle, et avec le développement massif de la vulgarisation scientifique dans la presse, les conférences, les ouvrages scien‐ tifiques, les romans ou encore le théâtre, apparaît une nouvelle forme de fiction, à commencer par les Voyages extraordinaires (1866) de Jules Verne. Au rythme des publications, la critique attribue à ces œuvres plusieurs dénomina‐ tions : roman scientifique , roman d’imagination , roman moderne à hypothèse scientifique , anticipation , roman merveilleux-scientifique , roman d’hypothèse, etc. Mais, malgré la prolifération de dénominations, ces romans présentent des spécificités poétiques et thématiques assez proches. Les traits d’un genre unifié se préciseront d’ailleurs au début du XX e siècle, avec l’apparition du label générique anticipation pour renvoyer à un genre littéraire qui s’articule autour des projections temporelles et qui met en avant les avancées technologiques et par ricochet les transformations psychologiques, politiques et sociales qui en découlent-: Produit d’une époque qui s’est dite « siècle du progrès », la littérature d’anticipation témoigne non seulement d’un temps vectorisé, mais d’une accélération du mouvement de péremption de l’actualité qui fait advenir le futur jusqu’au cœur du présent. L’anticipation s’impose alors comme un paradigme pour penser la modernité, en phase avec la culture de la prospective qui commence à se mettre en place 3 . Les fictions d’anticipation au début du XX e siècle renvoient ainsi à un genre littéraire naissant mais qui deviendra rapidement l’un des sous-genres de la littérature de science-fiction importée d’outre-mer et ce à partir des années 1950. Le terme science-fiction a été inventé par l’Anglais William Watson en 1851 mais c’est en 1926, que l’Étasunien Hugo Gernsback en fera le label d’un genre littéraire en plein essor. Genre littéraire évolutif, il a fait l’objet de plusieurs tentatives de définitions. Récemment dans son journal, le CNRS publie un article intitulé « La science-fiction, un atout pour penser le présent » dans lequel on présente la SF comme suit-: De la révolte de robots aux apocalypses climatiques, la science-fiction imagine les conséquences de nos actions et de nos choix de société dans un futur plus ou 188 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 4 Fabien Trécourt, « La science-fiction, un atout pour penser le présent », Carnets de Science. La Revue du CNRS , n° 12, mai 2022. https: / / lejournal.cnrs.fr/ articles/ la-science -fiction-un-atout-pour-penser-le-present. 5 Christian Grenier, La science-fiction, lectures d’avenir ? , Presses Universitaires de Nancy, 1994, p.-40. 6 UNESCO, L’humanisme, une idée neuve https: / / unesdoc.unesco.org/ ark: / 48223/ pf00002 13061_fre. moins proche et souvent inquiétant. Elle participe ainsi aux débats sur le monde d’aujourd’hui 4 . La SF pourrait donc se donner à lire comme une littérature d’idées qui ouvre des champs de réflexion sur différentes questions liées à l’homme, au monde et à l’environnement. Elle dévoile une lecture critique et éthique du présent. La littérature de SF est l’enfant de la modernité et véhicule les rêves et les angoisses d’une époque en évolution étourdissante et déroutante-: Ainsi apparaît le caractère quasi magique d’une littérature, qui, nourrie des inventions et des découvertes, devient à la fois l’écho de la crise qu’elle suscite, et le moyen d’en conjurer les imprévisibles conséquences 5 . Elle est tiraillée entre deux antipodes, deux univers, deux versants, deux modalités d’expressions dont l’une est dystopique et l’autre utopique. Cette dialectique renvoie somme toute à une inquiétude alimentée par un contexte en crise. In fine , cette littérature répond en écho aux évolutions étourdissantes du monde et met en avant le mal-être de l’homme à la recherche d’alternatives. Nous proposons une lecture de la SF en tant que littérature qui embrasse les valeurs humanistes et qui en donne une lecture critique. Le projet humaniste a longtemps nourri l’imaginaire des hommes, sa culture et son histoire, ses rêves et ses angoisses se réinventant au fil du temps sans pour autant se confiner dans les sillages d’une culture occidentale-: À l’orée du troisième millénaire, le mot ne peut plus être porteur des mêmes sens qu’au temps de la Renaissance européenne, lorsqu’il a été forgé autour de la figure de l’homme idéal, maître de lui-même et de l’Univers. Il va aussi au-delà des significations que lui ont conférées les philosophes des Lumières et qui sont restées, malgré leurs aspirations universalistes, confinées à une vision européocentriste du monde 6 . D’autres dimensions de l’humanisme se sont, en effet, révélées avec l’avène‐ ment d’une ère ultralibérale conjuguée à une mondialisation agressive. Ainsi, le nouvel humanisme appelle au respect de la diversité culturelle et s’engage contre l’exploitation, la marginalisation et la séparation du monde en deux rives distinctes. Il intègre la nouvelle donne écologique et interroge les problèmes Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 189 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 7 Jules Verne, Paris au XX e siècle [1863], Paris, Livre de poche, 2002. éthiques posés par les technologies numériques et techno-biomédicales. Les crises sociales générées par les frontières écologiques, économiques et politiques sont les grands défis de ce nouvel humanisme qui se déploie dans et à travers la littérature de science-fiction pour engager une réflexion critique sur le progrès, le développement durable et le devenir humain. Elle s’est articulée autour de questions centrales, locales et mondiales, se rapportant à diverses thématiques qui sont au cœur des 17 Objectifs du Déve‐ loppement Durable. Ces ODD sont l’apanage d’une pensée humaniste dans la mesure où ils visent l’avènement d’un avenir meilleur et tentent d’alerter quant aux risques majeurs de dérive du monde actuel vers des scénarios désastreux. Un parallélisme frappant serait à établir entre les Objectifs du Développement Durable n°2, n°6, n°7, n°13, n°14 et n°15 et quelques-unes des thématiques de la science-fiction. Pour ce faire, nous proposons de mettre en lumière, dans la partie suivante, l’intérêt central accordé aux questions environnementales et climatiques dans la littérature SF. II La littérature de science-fiction-: une matrice de la fiction climatique Bien avant que l’idée du changement climatique ne soit la préoccupation de tout un chacun, la science-fiction a commencé depuis le XIX e siècle à penser et repenser le rapport homme-nature et à conjuguer au futur les conséquences des politiques économiques et industrielles. Des romans de fiction scientifiques affichaient déjà des inquiétudes majeures en traitant une problématique typi‐ quement moderne : la science et la technique, toile de fond d’une société industrielle, se trouvent-elles au cœur du principe d’amélioration, tirant le char du progrès ? Ou s’avèrent-elles plutôt des pièges que la société moderne tend à l’homme pour l’assujettir-? Paris au XX e siècle   7 , roman d’anticipation dystopique de Jules Verne, brosse un sombre tableau d’une société industrielle qui s’épanouit dans un espace citadin clos et labyrinthique. Paris est dépeint comme un espace hostile gouverné par des scientifiques et des industriels et qui a rompu ses liens avec la «-marâtre-» nature et a englouti les forêts, asservi la mer et pollué l’air. Mère nature qui ne manque d’ailleurs pas de prendre sa revanche. Un hiver « particulièrement rude […] étend ses rigueurs » (p. 154) sur la ville et la France entière ainsi qu’une grande partie de l’Europe. Les thermomètres indiquaient vingt-trois degrés audessous de zéro et « la prolongation de cette température amena de funestes 190 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 8 René Barjavel, Ravage [1943], Paris, Denoël, 2002. 9 J.-H. Rosny Aîné , La mort de la terre , Paris, Denoël, coll. « Présence du Futur » (n° 25), 1999. 10 Harry Harrison, Soleil vert , Paris, J’ai lu, 2007. 11 Sécheresse , Paris, Denoël, 2008 ( The Burning World , New York, Berkley, 1964). 12 Tous à Zanzibar . Paris, J’ai lu, 1987 ( Stand on Zanzibar , Doubleday, 1968). 13 Le Nom du monde est forêt , Paris, Robert Laffont, 2000 ( The Word for World is Forest , New York, Putnam’s Sons, 1972). 14 A nthologie de la science-fiction, Paris, Le livre de poche, 1996. 15 Braglonne, 2023. 16 Flammarion, 2023. désastres ; un grand nombre de personnes périrent par le froid […]. L’agriculture était particulièrement atteinte par cette immense calamité ». (p. 155) Les arbres, glacés de froid, ont rendu l’âme, les récoltes de blé et de foin sont parties en lambeaux et la misère s’abat sur une ville qui pensait triompher de tout obstacle. La mort jette partout ses ombres. Un dérèglement climatique oserat-on dire aujourd’hui avec l’avènement d’un hiver plus que jamais glacial et qui frappe de plein fouet la ville : navigation interrompue, circulation bloquée, trafic suspendu… Plus grave encore, à cause des maigres récoltes, la famine fait des ravages. Les pauvres périssent dans le froid et la solitude. En somme, cette catastrophe montre une nature en fureur, déchaînée contre ses dresseurs. Elle a rendu impuissants la science et l’homme. En effet, «-toutes les ressources de la science étaient impuissantes devant une pareille invasion. » (p. 155) La nature aurait-elle vaincu le progrès de l’homme ? Un progrès « accéléré vers la mort 8 » qui causerait La mort de la Terre   9 (1910). Aux États-Unis d’Amérique, la publication d’une panoplie de romans anticipant le devenir de l’homme et de la planète à la lumière de la crise écologique ancrent définitivement le genre au cœur de la problématique environnementale. Soleil vert   10 de Harry Harrison, l’un des chefs d’œuvres de la SF, se présente comme une métaphore de la surpopulation et de la dégradation de l’environnement. Ainsi, à la veille du troisième millénaire, les ressources naturelles de la planète sont épuisées et la lutte pour la survie devient la préoccupation principale des humains. Soleil vert (1966) renvoie à d’autres chefs-d’œuvre du genre comme Sécheresse   11 (1965) de James Ballard, Tous à Zanzibar   12 de John Brunner (1968) sans omettre de citer l’incontournable Dune (1965) de Franck Herber ou Le Nom du monde est forêt (1972)   13 d’Ursula Le Guin. Plus récemment, on peut faire référence aux Histoires écologiques   14 de Daniel Fischer (1996), Le Ministère du futur   15 (2019) de Kim Stanley Robinson et Bien heureux soit notre monde   16 (2023) de Jacques Attali. Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 191 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 17 Lawrence Buell, Writing for an Endangered World: Literature, Culture, and Environment in the United States and Beyond , Cambridge, Harvard University Press, 2001, p.-365. 18 Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde , Bruxelles, Les impressions nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, p.-7-8. 19 Anaïs Boulard, « La pensée écologique en littérature. De l’imagerie à l’imaginaire de la crise environnementale », dans Sylvain David et Mirella Vadean, La Pensée écologique et l’espace littéraire , Université du Québec à Montréal, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. «-Figura-», vol. 36, 2014, p.-35-50. De ce fait, on connaît aujourd’hui, dans un monde où la nature est de plus en plus menacée, un intérêt renouvelé de la littérature pour la question écologique témoignant d’un engagement environnemental. C’est ce que le mouvement américain de l’ ecocriticism met avant. Cette théorie critique défend l’idée que la littérature est impliquée dans la question environnementale et joue un rôle prépondérant pour l’avènement d’un avenir qui embrasse l’idée d’un développement durable. D’ailleurs, la dimension écologique est de plus en plus présente dans tous les sous-genres de la science-fiction. En parallèle à ce mouvement critique un nouveau concept voit le jour : L’Anthropocène, qui renvoie à l’impact de l’action humaine sur la planète et s’affirme comme une catégorie de l’imaginaire littéraire. La littérature de science-fiction permet ainsi de mieux identifier les inquiétudes qui rongent cette modernité de plus en plus retournée contre le vivant et son environnement . À juste titre, Lawrence Buell, du mouvement de l’écocritique, annonce avec certitude que la littérature a pour défi « d’écrire pour un monde en danger 17 -», insistant sur l’importance de faire entrer la littérature dans ce débat universel et pluridisciplinaire autour de l’environnement. Pour Christian Chelebourg, les œuvres littéraires qui investissent le champ de l’écologie s’appellent écofic‐ tions   18 . Selon cette approche, une mise en littérature de l’inquiétude écologique s’opère alors à travers un processus de fictionnalisation . La littérature de sciencefiction et plus précisément les textes d’anticipation qui abordent la question écologique seraient pleinement des écofictions puisque la question écologique y est centrale et se distingue des autres écofictions par l’aspect « urgentiste » qu’elle y accole. C’est dans ce sens qu’Anaïs Boulard précise que L’écologie est alors à concevoir dans son aspect problématique à caractère « urgent ». Ainsi l’écocritique tend-t-elle à dépasser l’étude des paysages pour aborder l’inquié‐ tude générée par une déperdition possible de l’environnement, et de ce fait, de l’homme. Nous le voyons donc, la littérature semble avoir trouvé une place au cœur de la pensée écologique. 19 Dans les écofictions, nous retrouvons deux catégories : les dystopies écolo‐ giques et les écotopies. La dystopie écologique responsabilise l’homme et le 192 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 20 Ernest Callenbach, Écotopia , Éditions Rue de l’Échiquier, 2018, p.-54. 21 2103, Le retour de l’éléphant , Marseille, Transbordeur, 2005. met face à sa création qui, comme un monstre de Frankenstein, se retourne contre lui et le conduit à sa fin inévitable dans une planète dévastée devenue un immense cimetière. L’enjeu de ces «-écodystopies-» serait donc d’amplifier nos peurs afin d’avertir le lecteur et de démolir son confort. Mais si, au lieu de jouer sur l’amplification de la peur et au lieu d’offrir des mondes fermés condamnés à périr, on proposait des mondes alternatifs où fleurissent des écotopies ou des utopies écologiques, gagnerait-on plus en conscience ? C’est dans cette perspective que nous sommes convaincue que la pensée utopique aurait un rôle important à jouer dans l’avancée vers une société qui soit écologiquement responsable. L’utopie écologique serait l’écriture la plus accomplie du genre qui esquisse les traits d’une civilisation humaine vivant en harmonie avec la nature. C’est ce que tend à développer à titre d’exemple Ecotopia d’Ernest Callenbach en décri‐ vant trois États d’Amérique du Nord - la Californie, l’Oregon et Washington - qui se sont ralliés pour construire Ecotopia, une nation entièrement écologique et intégralement isolée du reste des États-Unis. La découverte de ce mode de vie relevant de cette politique écologique remet en question le fonctionnement en vase clos de la société libérale et anti-environnementale globalisée par ailleurs : L’homme, affirmaient les Écotopiens, n’est pas fait pour la production, contrairement à ce qu’on avait cru au 19 e siècle et au début du 20 e . L’homme est fait pour s’insérer modestement dans un réseau continu et stable d’organismes vivants, en modifiant le moins possible les équilibres de ce biotope. Cette approche impliquait de mettre un terme à la société de consommation tout en assurant la survie de l’humanité, ce qui devint un objectif presque religieux, peut-être assez proche des premières doctrines du «-salut-» chrétien. Le bonheur des gens ne dépendait plus de la domination qu’ils exerçaient sur toutes les créatures terrestres, mais d’une coexistence pacifique et équilibrée avec elles 20 . Ecotopia ne fonctionnerait que sur le principe du respect de l’environnement, ce que tente d’ailleurs de mettre en avant l’auteur tunisien Abdelaziz Belkhūdja dans sa remarquable anticipation utopique 2103, Le Retour de l’Eléphant   21 qui met en avant une éco-utopie qui a su se réconcilier avec la nature-: Jusqu’au milieu du XXI e siècle, la nature était souillée. La saleté a disparu du jour au lendemain lorsque les autorités ont réalisé, en les observant, que les déchets étaient à 98 % constitués de sacs et bouteilles en plastique et de canettes en fer blanc. Ils ont alors eu l’idée de les interdire. […] Une utilisation de plus en plus judicieuse du sable Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 193 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 22 Léonora Miano, Rouge Impératrice , Paris, Pocket, 2019 23 Dans Rouge Impératrice , on décrit un État gouverné par un Mokonzi et un conseil constitué des représentants des neuf grandes régions de Katiopa, les deux instances suivent les directives du Conseil constitué d’aïeuls traditionnels éclairés. du désert sous forme de verre plus ou moins rigide a fini par remplacer toutes les matières de conditionnement. […] Mais ce qui a permis à la République de Carthage de devenir une vraie puissance a été l’utilisation du sable et des énergies renouvelables, capteurs et pompes solaires, éoliennes et vastes générateurs électriques alimentés par les marées des îles de Kerkennah . ( 2103 , p.-72-74) Ayant pris conscience de l’impact néfaste des déchets en plastique et en fer blanc sur l’environnement, la politique de l’État carthaginois a été d’encourager la recherche de nouvelles matières biodégradables. C’est ainsi, et suite à une grande découverte scientifique, que le sable est devenu la matière première par excellence. La réduction spectaculaire de la pollution a entrainé une régénéra‐ tion de la nature et un retour des espèces disparues de cette aire géographique et en l’occurrence de son animal fétiche, l’éléphant, en 2103. La nature régénérée transforme l’espace. C’est également dans cet état d’esprit que Katiopa, dans Rouge Impératrice   22 (2019) de Léonora Miano, renoue avec Mère-nature des liens rompus, l’aspect écologique marquant cette cité dont la philosophie est de « faire corps avec la terre » ( RI , p. 23). Des jardins suspendus parsèment la ville. Le centre-ville est construit en briques de terre cuite et les quartiers aux alentours en bois selon « les critères de l’habitat bioclimatique ». Les demeures conservent ainsi «-leur ossature végétale. Laquelle avait été recouverte d’un enduit couleur de latérite. La municipalité pensait réhabiliter toutes les demeures des environs sous un délai de cinq ans » ( RI , p. 64). Les matériaux premiers sont la terre cuite et le bois. L’argile est largement utilisée à la place de l’aluminium et d’autres matériaux-: Un large shoowa habillait le sol en dalles de terre crue. Un imposant pouf en cuir y avait été placé, séparé de la causeuse par une table basse d’argile cuite. On redécouvrait la terre comme matériau pouvant servir de diverses manières .- ( RI , p.-31) Le Mokonzi 23 opte pour des choix écologiques afin que le Continent puisse renouer avec la nature, essence même du continent, sa force et sa philosophie : « chacun le savait, c’était une idée d’Ilunga, ramener au cœur des villes un rapport concret à la terre. » (RI, p 59) L’usage des énergies renouvelables a favorisé la régénération des forêts tropicales « Boya ne regrettait pas le temps de la pollution aux gaz d’échappement. Cette ère lui convenait. » ( RI , p 63) Les écotopies nous invitent à réfléchir sur notre relation avec la nature, les ressources et sur l’avenir de 194 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 24 La science-fiction au secours de l’écologie , Entretien avec Yannick Rumpala. Propos recueillis par Marie-Catherine Mérat, Mensuel , n°-257, mars 2014. 25 Ilinca Bartha-Balas, L’Utopie dans la littérature française de l’aube du classicisme à l’aube des lumières, Thèse de doctorat , Université Jean Moulin Lyon 3, 2010 , p.-54. notre planète. Ils nous rappellent que nos choix ont un impact sur l’environnement et que nous pouvons agir pour préserver notre monde-: Face aux dégradations environnementales, aux menaces climatiques, il y a un senti‐ ment d’impuissance, comme si arrivait une tendance irréversible. Or, sortir d’une période de crise est plus facile lorsqu’existe un modèle alternatif 24 . Un monde alternatif est justement proposé dans cette contrée imaginaire des écotopies nourrissant le principe d’espérance. Emprunter le chemin de la fiction utopique ouvre le vortex débouchant sur des alternatives dont l’incarnation serait d’autres nouvelles réalités possibles, meilleures. Les utopies véhiculent des rêves et des espoirs mais aussi du dégoût et du désenchantement. En outre, par la grâce de la fiction, elles transforment le présent en quelque chose de meilleur, en un lieu utopique. Dès lors, le monde n’est-il pas en manque d’utopies ? Autrement dit, ne faudrait-il pas davantage d’utopies, d’écotopies pour que le monde change ? L’ Utopia (1516) de Thomas More n’a-t-elle pas contribué à élargir l’espace de réflexion et n’a-t-elle pas nourri des rêves de changement-? Le monde utopique ne peut pas être analysé en dehors du monde réel qu’il prolonge, qu’il défie ou qu’il déforme. Il y aura donc toujours, un regard dans le miroir, autrement dit un retour à la réalité du temps historique caché derrière le personnage qui entre dans le monde utopique, le représentant de l’espèce humaine, partie d’un procès contre l’humanité qui lui est souvent intenté 25 . En définitive, mettre à contribution l’écriture pour imaginer un monde meil‐ leur passe pour être un acte de résistance contre le fatalisme, le désenchantement et le désengagement qui constituent la pierre angulaire de l’enfer terrestre : un enfer brûlant aux ressources épuisées, pollué et non viable. La fiction a le pouvoir de métamorphoser le lieu, mais la littérature peut-elle changer le monde, transformer réellement le lieu-? Conclusion La littérature de science-fiction développe une réflexion critique sur l’éthique du futur. Elle déploie les voiles solaires et active les moteurs à propulsion ionique de ses machines à voyager dans le temps et dans l’espace, activant une Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 195 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 26 Robert Silverberg, Ciel Brûlant de minuit , Paris, Robert Laffont, 1995. 27 Yannick RUMPALA, « Science-fiction, spéculations écologiques et éthique du futur-»,- Revue française d’éthique appliquée , vol. 2, n o -2, 2016, p.-74-89. Consultable sur Science-fiction, spéculations écologiques et éthique du futur | Cairn.info. simulation littéraire de ce qui pourrait advenir et testant, dans cet immense laboratoire de l’imaginaire, les conséquences des choix des sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Une lanterne qui laisse entrevoir le monde futur suivant des hypothèses plausibles (écodystopies) et/ ou possibles (écotopies). Mais plus qu’une littérature d’extrapolation, elle alerte sur les éventuelles solutions nanotechno-scientifiques qui chercheraient à agir sur la nature et l’identité humaine pour réduire l’impact de l’intervention humaine en recourant à l’eugénisme, aux intra-technologies par techno-greffe et biogiciels. Ciel brûlant de minuit   26 (1995) de Robert Silverberg pointe du doigt ce conflit éthique. Certains parlent d’ores et déjà de transhumanisme et de post-humanisme relayé par des cyborgs et des humanoïdes. Parler d’humanisme serait inapproprié et relèverait du parachronisme. Ainsi, faute de pouvoir agir sur un système ultralibéral basé sur les lois du marché et l’exploitation excessive des ressources, l’humanité devraitelle se résigner à l’image de Michel Dufrénoy dans Paris au XX e siècle- ? C’est le message fort de la littérature de science-fiction que de considérer, somme toute, « que le futur, notamment dans sa dimension écologique, est forcément un futur commun, précisément un futur dans lequel l’habitabilité de la planète relève d’une responsabilité collective transgénérationnelle 27 -». 196 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 1 Jeanne Burgart-Goutal et Aurore Chapon, Resisters, Paris, Tana Editions, 2021. 2 La philosophe Jeanne Burgart Goutal a publié en 2020 Etre écoféministe , Théories et pratiques (Paris, L’échappée), un long essai qui élucide à destination d’un lectorat francophone les tenants intellectuel, historique, économique, spirituel, pragmatique et post-colonial de l’approche écoféministe. 3 Noémie Moutel, Cartographier des trajectoires d’émancipation écoféministe à partir de l’oeuvre de Theodore Roszak , Thèse de doctorat, Université d’Angers, 2023, https: / / thes es.hal.science/ tel-04502006v1. ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes Noémie Moutel Université d’Angers L’ouvrage co-signé par Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, ReSisters   1 , est conçu à la manière d’une chasse au trésor. Par des voies fictionnelle, visuelle et théorique, le récit invite à réexplorer les économies du vivant en offrant un voyage chatoyant au pays des écoféminismes. Ce roman graphique appartient à une catégorie littéraire en plein essor, qui mêle l’art de la bande dessinée à la recherche documentaire et au récit de fiction, dans le souci de rendre accessible au plus grand nombre des moyens de repenser les modes consuméristes et les logiques de production industrielle et agricole contemporaines 2 . La spatialisa‐ tion qui s’opère dans l’univers diégétique de ReSisters oppose un paradigme capitalo-patriarcal à celui d’une utopie écoféministe. À l’époque de sa parution, en 2022, je complétais une thèse visant à cartographier ce que j’ai appelé des « trajectoires d’émancipation écoféministe 3 ». Spécialiste d’histoire culturelle états-unienne et de littérature anglophone, observatrice de l’essor des théories et pratiques écoféministes dans la sphère francophone, j’ai été frappée par la façon dont ce récit se joue des frontières entre fiction et réalité. Afin d’illustrer les échappées belles et les tactiques subversives que proposent celles qui, depuis les années 1970, critiquent les logiques écocidaire et misogyne des sociétés post-modernes, ReSisters propose un voyage que je retracerai ici à l’aune des quatre topoï dont j’ai identifié la prévalence dans les trajectoires d’émancipation écoféministe. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 4 Kent C. Ryden, Mapping the Invisible Landscape : Folklore, Writing and the Sense of Place , University of Iowa Press, 1993 ; Annette Kolodny, The Lay of the Land : Metaphor as Experience and History in American Life and Letters, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975 ; Kate Millett, Sexual Politics [1970], Chicago, University of Illinois Press, 2000 ; Sherry B. Ortner, « Is female to male as nature is to culture? », in Woman, culture, and society , édité par M. Z. Rosaldo et L.-Lamphere, Stanford University Press, 1974, reproduit dans Sherry B. Ortner, Making Gender. The Politics and Erotics of Culture, Boston, Beacon Press, 1996. 5 Anne Isabelle François, « Tant qu’il y aura des forêts. Ecriture, parentés et résistances écoféministes », Ecoféminismes : récits, pratiques militantes, savoirs situés , revue Itiné‐ raires , 2021-1/ 2022, https: / / journals.openedition.org/ itineraires/ 10288. En me fondant sur les apports théoriques, expérientiels et militants du professeur de littérature Kent Ryden (pour leurs dimensions géographique, topographique et écologique), de la professeure de littérature Annette Kolodny (pour leur mise en relation des biais misogynes et écophobes dans la littérature nord-américaine à l’époque de la colonisation), de l’anthropologue Sherry Ortner (pour son hypothèse relative à une spatialisation des rapports de genre dans l’organisation des sociétés modernes et à ses valeurs métaphoriques) et de la chercheuse féministe Kate Millett (pour ses apports conceptuels quant aux conséquences économiques, physiques, affectives et psychologiques du paradigme patriarcal) 4 , j’ai conçu une nomenclature de ce que je qualifie de lieux communs, ou topoï , de la littérature écoféministe : le foyer, la lisière, la forêt et la clairière. Dans « Tant qu’il y aura des forêts », l’enseignante-chercheuse en littérature comparée Anne Isabelle François explique que « face au réseau hégémonique destructeur, menant droit à la catastrophe » et « à la quasi-absence d’expéri‐ mentation de grande envergure et de longue durée d’autres modes d’être au monde », « les fictions opèrent comme écritures de substitution de narrations qui n’ont pas (encore) eu lieu 5 ». En réponse à ce constat, je propose une hybridation entre littérature et civilisation, deux catégories disciplinaires qui scindent traditionnellement, dans le champ universitaire français, les études en langues vivantes. Puisque les exemples de façons d’habiter la terre de manière écoféministe sont rares, il convient de s’appuyer sur des œuvres de fiction pour montrer les pistes d’émancipation qu’esquissent les penseuses écoféministes. ReSisters participe d’un même effort, alliant théorie, fiction et évocations d’expérimentations réelles. L’analyse de cet ouvrage permettra, d’une part, de rendre compte de sa valeur en tant qu’objet culturel représentatif de nouvelles économies du vivant à l’œuvre dans la littérature francophone contemporaine, et d’autre part de mettre en évidence la concordance entre la 198 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 6 Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale : Women in International Division of Labor , Londres, Zed Books, 1986. spatialisation des lieux du récit et les acceptions métaphoriques et théoriques des notions de foyer, de lisière, de forêt et de clairière. Dans ReSisters , le paradigme capitalo-patriarcal constitue le cadre de vie urbain, salarié et consumériste des quatre personnages principaux : Mehdi, Lila, Pierre et Parvati. La structure politique, sociale et idéologique de cet environnement est mise en évidence par la représentation d’une pyramide du « capitalisme patriarcal néocolonial », inspirée des théories avancées par la sociologue Maria Mies 6 . Sur son large socle, plantes, insectes, mammifères et poissons montrent comment la pyramide capitaliste repose sur ce que ce régime d’exploitation économique qualifie de « ressources naturelles ». Au-dessus, le premier niveau indique la dimension raciste de l’essor capitaliste, et porte le mot « colonies ». L’étage suivant représente des femmes, des enfants, un balai et une table mise : il représente le « travail domestique des femmes ». Plus haut, petites zones de culture et de cueillette représente « l’auto-production alimentaire ». L’étage suivant, par le biais de billets et de sweat-shops, montre l’importance du « travail au noir, travail informel, travail des enfants » dans le système hégémonique et financier globalisé. Ces cinq premiers étages de la pyramide sont les strates superposées de ce que Maria Mies qualifie d’« économie invisible », au sens où les formes de vie non-humaines, l’exploitation des peuples et des terres colonisés, le travail domestique des femmes et l’auto-production alimentaire ne sont pas comptabilisés par la logique capitaliste ni comme produisant officiellement de la richesse, ni comme étant dignes de protection, de législation ou de rémunération digne. Ne reste au sommet de la pyramide que deux strates appartenant à « l’économie visible » : « le travail salarié » et « le capital », c’est-à-dire la fortune et le patrimoine que possèdent les élites dirigeantes. Maria Mies résume cette organisation sociale hiérarchisée par la notion de «-division internationale du travail-». Cette pyramide illustre la hiérarchisation classique des valeurs dans le topos du foyer. Dans le cadre d’une proposition de cartographie d’un imaginaire écoféministe, ce topos renvoie à un espace où des personnages exercent ou intériorisent une forme d’autorité patriarcale. Il désigne concrètement le siège de la famille hétérosexuelle et monogame, et plus largement l’ordre consumériste néo-libéral, qui s’appuie sur la division internationale du travail décrite par Maria Mies. En affinité avec les travaux de Kate Millett, le topos du foyer désigne aussi un biais cognitif révélé par les recherches en psychologie féministe, par lequel l’idéologie patriarcale est intériorisée par les personnes qu’elle opprime. ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 199 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 7 Ynestra King, « Healing the Wounds », in Reweaving the World : the Emergence of Ecofeminism , édité par Irene Diamond et Gloria Orenstein, San Francisco, Sierra Club Books, 1990, p.-106, traduit en français par les autrices. 8 Ursula K. Le Guin, « Women/ Wilderness », in Healing the Wounds : The Promise of Ecofeminism , édité par Judith Plant, Gabriola Island, New Society Publishers, 1989, p. 45-46, traduit par les autrices. 9 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe [1949], Paris, Gallimard, 2006, p.-129. En ce sens, Medhi, Lila, Pierre et Parvati sont de jeunes urbains qui prennent graduellement conscience de leur aliénation à des régimes de salariat et de consommation qui les acculent et les épuisent. Ils et elles perçoivent peu à peu les contours et limites du topos du foyer. L’existence d’une lisière, d’un envers du décor, s’immisce dans leur quotidien par l’entremise de « papiers mystères », qui vont peu à peu venir craqueler le vernis du paradigme du « capitalisme patriarcal néocolonial ». Pierre, employé de la multinationale agro-alimentaire « Unibioo » trouve un matin, sur son bureau, le papier suivant : Aucun membre de la nature vivante ne peut plus ignorer la menace extrême qui pèse sur la vie sur Terre. Dans le monde entier, nous nous trouvons face à la déforestation, à la disparition de centaines d’espèces vivantes, à la pollution croissante du patrimoine génétique par des substances toxiques et des radiations de faible intensité. Nous sommes face à des atrocités biologiques inédites, propres à la vie moderne 7 . Dans le récit, ces mots d’Ynestra King, activiste écoféministe états-unienne, sont attribués à un.e signataire anonyme, qui appose les lettres « RS » en fin de message, accompagnées d’un dessin d’abeille. Pierre le jette directement dans la corbeille à papier, avant qu’un second ne tombe de sa poche alors qu’il rejoint son amie Parvati dans un café. Elle ouvre la feuille pliée en quatre, repère le «-RS-» et l’abeille, puis lit : Ce qui se passe aujourd’hui ne s’était jamais produit. Nous qui vivons en cette époque, nous entendons des nouvelles qui n’avaient jamais été entendues auparavant. Quelque chose de nouveau est en train de se passer. Filles, les femmes prennent la parole. Elles arrivent, depuis les sages distances, sur des pieds parfaits 8 . Ces mots d’Ursula Le Guin précèdent un troisième message, qui apparaît sur l’écran d’ordinateur de Pierre, le lendemain. C’est un emprunt à Simone de Beauvoir : C’est le principe mâle qui a triomphé. L’esprit l’a emporté sur la vie, la transcendance sur l’immanence, la technique sur la magie 9 . 200 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 10 Marie Wilson, « Wings of the Eagle », in Healing the Wounds : The Promise of Ecofeminism , op.-cit. , p.-213, traduction des autrices. 11 Roger Dajoz, Précis d’écologie , Paris, Dunod, 1985, p.-505. Le soir, il lit, tracé sur la buée du pare-brise de sa voiture : La Terre grouille de vie, la poussière n’est pas vraiment poussière, elle est pleine de vie. Nous sommes faits de poussière d’étoiles. NOUS SOMMES LE COMPOST DU FUTUR 10 . Fissurant le quotidien de Pierre, les « papiers mystères » apparaissent en entête de l’ordre du jour d’une réunion, sur la serviette en papier de son plateaurepas, scotché sur la porte de l’ascenseur ou inscrit à l’intérieur de l’emballage d’un morceau de sucre. Tous ces éléments mettent en évidence l’existence d’une lisière, c’est-à-dire étymologiquement, le bord ou la limite d’un espace. Métaphoriquement, ce topos renvoie à une zone intermédiaire où peuvent coexister deux mondes. En profonde affinité avec la notion d’écotone, il désigne plus précisément ce qui se produit à l’endroit où un écosystème en jouxte un autre. En biologie, l’effet-lisière rend compte d’une « richesse spécifique, supérieure à celle des écosystèmes dont ils constituent la zone de transition 11 -». Perturbé par l’apparition de ces « papiers mystère » (ou « papiers lisière ») à l’orée de son monde, Pierre les montre à Parvati, Mehdi et Lila. Il partage avec elleux cet espace liminaire, ainsi que sa richesse spécifique. Lila, littéralement « au foyer », à élever un jeune enfant, s’empare de l’enquête et identifie les sources écoféministes de ces extraits. La fiction rejoint la réalité. La bibliographie thématique écoféministe fait irruption dans l’univers diégétique de ReSisters tandis que Lila s’imprègne de ces sources. Elle découvre, à l’envers du système patriarcal, technocratique et néo-libéral, une constellation d’autres mondes possibles : Je commençais à entrevoir l’existence d’un univers parallèle, une nébuleuse inconnue, soigneusement cachée au grand public […] maintenant, tout autour du monde ‘nor‐ mal’, un halo de marges scintillait. La réalité se craquelait, des failles apparaissaient, et une lueur d’espoir me parvenait par les interstices. Selon la nomenclature des topoï d’une trajectoire d’émancipation écoféministe, Lila, par son enquête, s’aventure au-delà de la lisière jusque dans le topos de la forêt. Elle arpente une zone perçue comme étant à l’écart ou à l’opposé du monde dit civilisé. Elle explore volontairement les marges, reflétant les propos d’Annik Schnitzler au sujet de la portée politique de la forêt : « [la] hors-la-loi qui se réfugie dans la forêt ne la considère pas comme une simple cachette : elle est aussi l’endroit en marge qui fait perdre à l’ordre établi sa crédibilité » 12 . Le ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 201 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 12 Annik Schnitzler, Forêts d’Europe, Paris, Éditions de la Martinière, 2011, p.-185. topos de la forêt est envisagé dans la nomenclature proposée comme un espace où la notion anglo-saxonne de « wilderness » est mise à l’épreuve du texte. Soit parce que les protagonistes humain.es y font l’expérience d’une nature dite « sauvage », soit parce qu’un processus de réensauvagement est en cours. Epuisée par son enquête, Lila s’endort. Par un biais narratif onirico-magique, elle se réveille dans une forêt. La schématisation d’une trajectoire d’émancipation écoféministe en quatre étapes se termine par le topos de la clairière. Ce lieu peut être comparé à un endroit d’où se réorienter totalement, comme si l’on y trouvait une nouvelle boussole éthique et politique grâce à laquelle s’aiguiller. Le topos de la clairière emprunte sa fonction émancipatrice, subversive et contestataire à l’historiogra‐ phie critique féministe portant sur la place et l’usage de la sorcellerie dans les sociétés occidentales, afin de désigner des lieux où des systèmes de croyance décrédibilisés par la pensée technocratique sont réinvestis et réactivés. De manière concrète, le topos de la clairière est un endroit caché, à ciel ouvert, où de nouvelles formes d’intimité et de développement sont rendues possibles. Dans son acception métaphorique et littéraire, ce topos indique un renouvellement ontologique, un endroit où une forme d’empowerment se produit. Perdue dans la forêt, Lila rencontre le personnage de Noé, qui lui annonce : « tu es ici au Refuge. Chez les ReSisters ». Noé décrit d’abord le lieu dans sa dimension matérielle : « un terrain quelque part, plus ou moins en friche, avec quelques bâtiments délabrés, mais encore habitables ». Puis, elle en esquisse les contours politiques : « on accueille les personnes en quête d’une autre vie, celles que le capitalisme patriarcal a blessées comme il a blessé la terre, et qui veulent bâtir un autre monde. On essaie d’appliquer des idéaux écoféministes ». Les personnes qui peuplent et font exister le Refuge cultivent la terre, s’expriment par l’art, construisent des structures légères pour s’y réunir, s’éduquent et s’entraident, fabriquant un tissu de relations de proximité propre à favoriser ce que la sociologue Geneviève Pruvost qualifie d’« entre-subsistance ». En tant que lieu à la fois radical, sécurisant et résilient, le Refuge représente littéralement l’utopie écoféministe, au sens d’un lieu qui n’existe pas mais dont la possibilité permet d’imaginer d’autres rapports à la réalité. À son arrivée au Refuge, Lila est invitée à découvrir une fresque appelée « Si l’écoféminisme était une maison ». Y est représentée une maison aux diverses pièces, qui reconfigurent la notion classique de «-foyer-». Au sous-sol se situe l’espace de la « Reconnexion au Sauvage », associé au nom de Clarissa Pinkola Estes. Au rez-de-chaussée et dans le jardin adjacent, la « Spiritualité 202 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 de la terre » est liée aux travaux de Rosemary Ruthford Rueter, la « Pensée postcoloniale » à Vandana Shiva, et l’« Écologie profonde » à Val Plumwood. Au premier étage, l’espace « Sciences alternatives » est placé sous l’égide de Carolyn Merchant et celui du « Partage du travail du care » sous celle de Maria Mies. De la fenêtre de la chambre à coucher flotte l’étendard de l’« Écosexualité ». Dans le grenier sont rangés les « Ecrits précurseurs », où les mots « Révolution » et « Mutation » évoquent l’œuvre de Françoise d’Eaubonne. Cette organisation spatiale des divers courants de la pensée écoféministe investit la maison, et redéploie l’étymologie du mot « foyer ». Provenant « du latin populaire focarium , dérivé du latin classique focus », son origine fait référence à la focalisation, au sens d’un point de vue, d’un endroit d’où émanent et où convergent différentes perspectives. Réunies par l’architecture d’une maison familiale, les chercheuses, psychanalystes, poétesses, écrivaines, philosophes et scientifiques écoféministes deviennent les figures de proue de nouvelles formes de sororité. L’ouvrage ReSisters , par son titre autant que par son contenu, fait le lien entre l’origine française de l’écoféminisme, initialement défini par Françoise d’Eaubonne, et ses nombreuses mutations et adaptations dans la sphère anglo‐ phone. Le premier déchiffrement des lettres qui composent le mot «-resisters-» produit l’effet d’une double erreur, à la fois orthographique et grammaticale : s’il s’agit là du verbe «-résister-», il manque l’accent aigu sur le premier <e>, et la désinence -s, marque des noms pluriels en français, ne peut être affixée à un verbe. Le choix du titre est audacieux et ludique. Il faut quelques connaissances en anglais pour repérer le nom «-sister-», remarquer que le préfixe reindique une réitération, et enfin saisir que le -s du pluriel rime avec solidarité, et bien sûr, sororité. ReSisters propose des voies pour résister ensemble, pour redevenir sœurs (et frères) de la terre et du vivant, des peuples colonisés, ainsi que de tous les êtres assignés à l’exploitation et à la pauvreté. Dans Quotidien Politique , Geneviève Pruvost rend compte de dix années d’enquête dans des lieux alternatifs politisés, à dimension communautaire, où se mêlent les questions de subsistance, de féminisme et d’écologie. Pensé comme une communauté rurale et alternative à petite échelle, le Refuge se caractérise par des traits sociologique et anthropologique similaires à ceux que Pruvost étudie sur le terrain : Une première modalité de l’écoféminisme vernaculaire place au même niveau l’en‐ gagement féministe et l’engagement dans l’entre-subsistance, pensé en termes éco‐ logiques, menant de front toutes ces luttes. […] Ce type d’écoféminisme peut se déployer sur des terres de femmes, dans des collectifs écoqueers, des collectifs vegans féministes, des fermes bio qui affichent leur engagement féministe LGBTQIA+ ou la ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 203 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 13 Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021, p.-267-268. 14 Constance Rimlinger, Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer , Paris, Presses Universitaires de France, 2024. non-mixité (refuge face aux violences) et se trouve le plus souvent à la campagne pour renouer avec l’économie de subsistance 13 . Plus récemment encore, l’enquête de la sociologue Constance Rimlinger, paru sous le titre Féministes des champs, invite à saisir et à comprendre les utopies concrètes portées par des personnes inspirées des théories et pratiques écofé‐ ministes 14 . Pour celles et ceux qui, comme les personnages de ReSisters, sont en quête de sens et d’un renouvellement de leurs valeurs, qui sont confrontés de diverses manières au néolibéralisme, à l’extractivisme, aux transgressions génétiques et biomédicales, ainsi qu’aux radicalismes nationalistes, l’option qui vise à prendre la clé des champs n’est pas toujours une possibilité. Pour penser le monde au‐ trement, pour prendre conscience de ce qui ordonne nos conditions matérielles d’existence, encore faut-il pouvoir changer de point de vue, passer de l’autre côté du miroir : voilà ce que ReSisters offre comme pistes d’émancipation par la littérature. Les derniers mots du récit sont à la fois performatifs, situationnistes et pragmatiques. Le livre y est nommé en tant qu’objet, et sa propension à favoriser l’émancipation écoféministe y est assumée : Cet objet vous permet de vous connecter au Refuge. Chaque fois que vous le prendrez dans vos mains, vous pourrez vous relier à la communauté de ReSisters et plonger dans ce lieu intime de puissance et d’espoir. Si vous êtes face à un dilemme dans votre travail, votre vie privée, vos engagements, eh bien… Venez construire un bout de monde avec nous, ça pourrait vous aider-! Bonne lecture et… bons voyages en terres écoféministes-! Bibliographie Burgart Goutal, Jeanne et Chapon, Aurore. Resisters, Paris, Tana Editions, 2021. Burgart Goutal, Jeanne. Etre écoféministe . Théories et pratiques , Paris, L’échappée, 2020. Beauvoir, Simone de. Le Deuxième sexe [1949], Paris, Gallimard, 2006. Dajoz, Roger. Précis d’écologie , Paris, Dunod, 1985. François, Anne Isabelle. «-Tant qu’il y aura des forêts. Écriture, parentés et résistances écoféministes-», Ecoféminismes-: récits, pratiques militantes, savoirs situés , revue Itinéraires , 2021-1/ 2022, https: / / journals.openedition.org/ itineraires/ 10288. 204 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 King, Ynestra. «-Healing the Wounds-», in Reweaving the World-: the Emergence of Ecofeminism, édité par Irene Diamond et Gloria Orenstein, San Francisco, Sierra Club Books, 1990. Kolodny, Annette. The Lay of the Land. Metaphor as Experience and History in American Life and Letters , Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975. 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Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 205 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard Bourque XLVIII, 2 Poètes oubliés au début du XX e siècle Coordonnateurs : Odile Hamot, Philippe Richard Fascicule présent XLIX, 1 (2024) Économies du vivant : le témoignage de la littérature Coordonnatrices : Hind Soudani, Samia Kassab-Charfi Prochains fascicules XLIX, 2 Baroque et poésie moderne Coordonnateur : Maxime Cartron L, 1 Écrire l’empathie dans la littérature maghrébine francophone Coordonnatrice : Afef Brahim ISBN 978-3-381-12661-3