Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
0217
2025
492
Derniers fascicules parus XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard Bourque XLVIII, 2 Poètes oubliés au début du XX e siècle Coordonnateurs : Odile Hamot, Philippe Richard XLIX, 1 Économies du vivant : le témoignage de la littérature Coordonnatrices : Hind Soudani, Samia Kassab-Charfi Fascicule présent XLIX, 2 Baroque et poésie moderne Coordonnateur : Maxime Cartron Prochain fascicule L, 1 Écrire l’empathie dans la littérature maghrébine francophone Coordonnatrice : Afef Brahim XLIX, 2 XLIX, 2 Baroque et poésie moderne Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française ISBN 978-3-381-12671-2 Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Maxime Cartron L’art contemporain a assurément stimulé la réévaluation et la découverte du baroque. Mais n’avons-nous pas créé de toutes pièces un baroque à la mesure de nos inquiétudes et de nos désirs comme on se fabrique un miroir complaisant ou rassurant ? Entre le XX e siècle et le XVII e un dialogue s’est instauré : sans T. S. Eliot, sans Ungaretti lirions-nous, comme nous le faisons, les poètes métaphysiques et les conceptistes ? Quand nous privilégions Gongora ou Shakespeare, Rubens ou le Bernin, y trouvons-nous ce qu’eux-mêmes cherchaient chez Sénèque et Ovide ou dans le Laocoon rhodien ? Est-ce l’œuvre qui est baroque ou bien son simulacre, sa réfraction dans la conscience cultivée ? Alors certains auteurs se désignent comme baroques ou désignent leurs écrits comme tels. Avant qu’Alejo Carpentier ne publie son Concert baroque, W.H. Auden écrit A baroque Eglogue, Claude Simon sous-titre Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque. Même Jean Anouilh rassemble en un cycle de Pièces baroques ses variations pirandelliennes. Jeanyves Guérin, « Errances dans un archipel introuvable. Notes sur les résurgences baroques au XX e siècle », dans Figures du baroque. Colloque de Cerisy, dirigé par Jean-Marie Benoist, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p. 339-364, p. 341-342. Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de XLIX, 2 Baroque et poésie moderne Abonnements 1 a n : € 100,00 (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen eM ail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-381-12671-2 (Print) ISBN 978-3-381-12672-9 (ePDF) Abonnements 1 an : € 100,00 (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © 2025 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen eMail : info@narr.de ISSN 0338-1900 ISBN 978-3-381-12671-2 (Print) ISBN 978-3-381-12672-9 (ePDF) Sommaire M axiMe C artron Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 P auline F abiani « Escalader les rochers baroques » : The Night of loveless night de Robert Desnos au prisme de la Solitude de Saint-Amant . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 n iColas s ervissolle Un rouge sang. James Sacré, poète baroque ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 M iChele b ordoni « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque dans l’oeuvre critique et poétique de Piero Bigongiari (1914-1997) . . 43 F lorent l ibral Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français : une rencontre sous le signe de la poésie mystique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 i ulian t oMa Présences du baroque dans l’oeuvre d’Yves Bonnefoy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 a ngelos t riantaFyllou L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 a ntoine b ouvet Jacques Roubaud et le sonnet baroque : poésie, anthologie, critique . . . . . . . 141 W illiaM b arreau Le baroque d’Eugène Green . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 W illiaM b arreau Entretien avec Eugène Green . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 1 Bibliothèque de Genève, Ms. Rousset 101 (Chemise intitulée « Note pour Conclusion “Baroque”-»). 2 Voir aussi Marcel Raymond : « en 1942, la poésie militante d’un Pierre Emmanuel se référait à celle d’Agrippa d’Aubigné ; la découverte des sonnets de Sponde ne laissait pas indifférents les tenants de la densité poétique. La traduction du Baroque d’Eugenio d’Ors trouvait de nouveaux lecteurs. Au moins autant que les spécialistes de l’histoire littéraire, ce sont les écrivains, les poètes, qui ont parlé les premiers du baroque, et à propos de la poésie » (« Le Baroque littéraire français (état de la question) » [1961], Vérité et poésie. Études littéraires , Neuchâtel, La Baconnière, 1964, p.-163). 3 Bibliothèque de Genève, Ms. Rousset 101 (Chemise intitulée « Note pour Conclusion “Baroque”-»). Introduction Maxime Cartron FNRS-UCLouvain, GEMCA Dans une note d’archive datée du 24 octobre 1966, Jean Rousset évoquait la «-connivence que le 20 e siècle - guidé par bcp ( sic .) de ses poètes - s’est décou‐ verte avec le Baroque et sa propre sensibilité, le baroque ou ce que notre temps construit sous ce nom 1 ». Cette notation paraît de prime abord surprenante sous la plume de ce grand défenseur du baroque historique qu’était Rousset, puisqu’elle donne l’impression d’ouvrir la porte à une approche transhistorique, orsienne, du phénomène. Surtout, la remarque de l’auteur de La Littérature de l’âge baroque en France laisse entrevoir la dimension foncièrement idéologique du baroque, qui semble consister en un système de projections de certaines hantises, ou en tout cas de certains états émotionnels contemporains sur le passé. Or, fait significatif, la place des poètes du XXe siècle dans ce processus est mise de l’avant par Rousset 2 , ce qui nous amène au propos du présent numéro, dont l’objectif est d’interroger l’impact de l’idée de baroque sur les poètes modernes. Rousset ajoute à ce sujet que la notion de baroque « se trouvait correspondre en même temps à certaines aspirations contemporaines de notre art et de notre poésie 3 -». L’enjeu était par conséquent de mesurer à quel point cette affirmation se vérifie dans la poétique et l’esthétique des poètes du XXe siècle. C’est ce que proposent les articles réunis ici, qui en interrogeant le DOI 10.24053/ OeC-2024-0015 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 4 « Ce n’est point un hasard si, à l’époque de la seconde guerre mondiale, sont parues plusieurs anthologies, préparées ou préfacées par Th. Maulnier, D. Aury, M. Arland, C.F. Ramuz, A.M. Schmidt, André Blanchard, et aussi par le poète Paul Eluard, où la poésie baroque était assez largement représentée, et quelquefois appelée par son nom. On a assisté ensuite à des résurrections ou réhabilitations partielles, par le moyen d’échantillons ou de copieux extraits tirés des éditions originales » (Marcel Raymond, «-Le Baroque littéraire français (état de la question)-», art. cit., p.-163). rapport de poètes comme Desnos (Pauline Fabiani), Mambrino (Florent Libral), Bonnefoy (Angelos Triantafyllou, Iulian Toma), Sacré (Nicolas Servissolle), Green (William Barreau), Roubaud (Antoine Bouvet) et Bigongiari (Michele Bordoni) au baroque en révèlent l’importance cruciale pour l’élaboration de leurs poétiques respectives, et ce sous différents angles : celui de la confrontation (Desnos et Saint-Amant par Pauline Fabiani, James Sacré et Sponde par Nicolas Servissolle), celui de la dimension matricielle du baroque pour l’écriture, qui va de pair avec une réflexion critique et théorique (William Barreau, Michele Bordoni), et ce jusque dans le rejet du terme (Angelos Triantafyllou, Iulian Toma), mais aussi avec une pratique de l’anthologie 4 (Antoine Bouvet, Florent Libral). À ces textes, qui éclairent avec brio le rapprochement initié par Rousset s’ajoute un entretien avec Eugène Green réalisé par William Barreau, qui jette un nouvel éclairage sur la pratique théâtrale, critique et poétique du cinéaste d’origine américaine. 6 Maxime Cartron DOI 10.24053/ OeC-2024-0015 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 1 Le propos est de Desnos lui-même (p. 909). Les éditions de références pour l’étude seront : Robert Desnos Œuvres , éd. Marie Claire Dumas, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, et Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres poétiques, éd. Jean Lagny, I, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1967. 2 Arthur Rimbaud, Œuvres et lettres , Manuscrit autographe, Charleville, 15 mai 1871, Gallica, A-45ff, NAF 26499, Paris, Bibliothèque Nationale de France, Département des Manuscrits, Ff 20v. 3 Ibid ., Ff 24v. 4 Gautier qualifie l’auteur de «-viveur-», épicurien voire libertin ( Les Grotesques , éd.-Cé‐ cilia Rizza, Paris-Schena, Nizet, « Biblioteca della Ricerca. Testi stranieri », 1985, p. 161). Ce caractère grotesque a longtemps déteint sur l’appréciation de son œuvre, ne relevant pas de l’esthétique et du goût propres au « classicisme », cf . Guillaume Peureux, « Le rendez-vous des enfans sans soucy ». La poétique de Saint-Amant , Paris, Librairie Honoré Champion, « Lumières classiques », 2002, «-Introduction-», p.-9-13. «-Escalader les rochers baroques 1 -» : The Night of loveless night de Robert Desnos au prisme de la Solitude-de Saint-Amant Pauline Fabiani Université de Corse Université Paris-Nanterre La poésie moderne et la théorie qui la sous-tend seraient, au XIXe siècle, en rupture avec les modèles antérieurs. Voilà un lieu commun qui, aujourd’hui encore, se trouve entretenu par le discours traditionnel de l’histoire littéraire. Siècle de tumultes aussi bien politiques que littéraires, le XIXe connaît l’apogée d’une critique de l’héritage littéraire « classique ». Ainsi le jeune Rimbaud écrit sur « l’avenir de la poésie 2 » : vouant aux gémonies les « versificateurs » qui selon lui ont avili la poésie, il considère au terme d’une longue énumération Baudelaire comme « le premier voyant, rois des poètes 3 » - l’adjectif « premier » suggérant qu’avant l’auteur des Fleurs du Mal , nul poète, au sens noble du terme, ne mériterait d’être véritablement reconnu en tant que tel. Seulement, cette position ne saurait faire force de loi pour autant : Théophile Gautier n’a-t-il pas cherché de son côté à remettre au goût du jour les Grotesques 4 , Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 5 Sur la notion de Baroque comme catégorie structurante essentielle pour l’histoire littéraire du X V I Ie siècle, voir entre autres Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France , Paris, Corti, 1953 et concernant en particulier le rôle de l’anthologie poétique, Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, les anthologies de poésie française du premier X V I Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, «-Lire le X V I Ie siècle-», 2021. 6 Desnos écrit ledit texte entre 1926 et 1927. Sur « l’aventure surréaliste » du poète, voir Marie-Claire Dumas, Robert Desnos ou l'Exploration des limites , Paris, Klincksieck, 2000, p.-37-79. 7 Diana Vlasie, Invention du surréalisme et découverte critique du baroque , thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal et Université Paris 7 Diderot, 2013, http s: / / archipel.uqam.ca/ 5727/ 1/ D2493.pdf. Dans une France encore hostile à ce qu’elle considère comme « abus de langage et d’imagination » chez les baroques, Desnos tente de légitimer cette poésie que l’on redécouvre et de défendre en même temps le surréalisme : baroque et surréalisme auraient en commun de donner, notamment, la préférence aux élans de l’imagination ou « fantaisie », de vouloir tout à la fois renverser l’ordre établi des choses et réconcilier des realia opposées ( Ibid ., p.-97). de Villon à Viau et Scudéry jusqu’à Saint-Amant ? La question se pose donc : la modernité (post-)romantique a-t-elle vraiment rompu avec les périodes anciennes ? Vraisemblablement non : au XXe siècle se trouve exhumée par la critique cette poésie qui était jusqu’alors dénigrée, et que l’on analyse à travers la notion de baroque, forgée dans le même temps 5 . Cette redécouverte fait fortune, de Jean Rousset à Gisèle Mathieu-Castellani en passant par Marcel Raymond, mais aussi du côté des poètes, qui pour certains se font même éditeurs de cette poésie - ainsi d’Albert-Marie Schmidt à travers son anthologie, L’Amour Noir : poèmes baroques, en 1959. Nous pouvons dès lors nous demander si l’intérêt à la fois critique et historique pour le «-baroque-» se retrouve dans des productions poétiques modernes. Précisément, les liens entre surréalisme et baroque ont été étudiés dans divers travaux, ainsi que la valeur que le surréaliste 6 Robert Desnos en particulier accorde à la poésie baroque 7 . Notre objectif ici est d’évaluer spécifiquement dans un poème de Desnos, « The Night of Loveless Night » l’influence baroque au prisme d’un poète, Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, auteur de « La Solitude (à Alcidon) ». Il n’est pas question ce faisant d’envisager une parenté entre des auteurs que quelque trois siècles séparent. Les traitements formels, de Saint-Amant à Desnos, témoignent assez en eux-mêmes de ces différences : aux dizains réguliers d’octosyllabes du premier s’oppose l’alternance de prose, de quatrains classiques et de vers libre du second. Et s’il est mobilisé dans la poésie du premier (« Pan et ses Demy-Dieux », 8 Pauline Fabiani Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 8 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 11, p.-34. 9 Ibid ., v. 45, p.-37. 10 «-C’est Bacchus renaissant de ses cendres et des braises-» (Desnos, Œuvres , p.-908.) Sur le mythe orphique de Bacchus et la combustion du charbon, voir Yun-Kyung Cho, « L’Écriture du corps dans la poésie surréaliste (Éluard, Desnos, Péret)-: vers le “surcorporel”-», thèse de doctorat, Paris, Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, 2003, p.-277. 11 Cf . Maxime Cartron, « Transhistoricité et présentisme de l’histoire littéraire : les anthologies poétiques baroques », dans Fabula-LhT , n°23 : « (Trans-)historicité de la littérature-», dir. L. Forment et B. Tabeling, 2019, http: / / www.fabula.org/ lht/ 23/ cartron .html 12 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 185, p.-47. 13 « L’amour cuit et recuit » des faux amants, (Desnos, Œuvres , p. 904.) Le participe passé à valeur adjectivale «-cuit-» est non seulement repris mais augmenté du préfixe « re- », signifiant ici la répétition stérile. Il y a là une allusion possible à un autre texte de Desnos, légèrement antérieur au poème considéré, Le Langage Cuit (1923), qui interroge le « pouvoir de signifier » des mots, cf . Marie-Claire Dumas, Robert Desnos ou l'Exploration des limites , op. cit. , p.-338-348. 14 L’injonction aux cris et le sommeil agité ( Ibid ., p.-921.) 15 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 2, p.-33. 16 Ibid ., v. 111-114, p. 41. L’évocation de Phoebus, dieu du Soleil, constitue une hyperbole renforçant, par effet de contraste, les ténèbres sous cette voûte. 17 Desnos, Œuvres , p.-594. 18 Ibid ., p.-904. Jupiter 8 , le « gay Zéphyre 9 »), le fonds mythologique n’imprègne la poésie du second que de façon aussi sporadique qu’inattendue 10 . Pour éviter toute « déshistoricisation 11 » des pièces considérées, l’angle comparatif qui sera le nôtre pour cette étude sera le lyrisme de chacun des deux textes. Ce dernier engage une représentation du sujet solitaire, « tantost chagrin tantost joyeux 12 » chez Saint-Amant, désabusé 13 et inquiet 14 chez Desnos. Une solitude dont, tout d’abord, le cadre est une nature pour le moins étrange. De nuit-: une nature inquiétante et mortifère La lecture de ces deux poèmes entraîne, en effet, un premier et même constat : les espaces décrits se caractérisent par leur obscurité. Saint-Amant loue d’emblée « ces lieux sacrez à la nuit 15 », nuit ailleurs décrite à travers la « voûte si sombre » que Phoebus lui-même n’y verrait goutte 16 . La présence de la nuit se décèle également chez Desnos : au-delà du titre, d’ores et déjà éloquent (« The Night »), le premier mot du plus long poème desnosien 17 est en effet « Nuit ». Dénué de déterminant, sans ancrage référentiel qui viendrait l’actualiser, ce nom n’est qualifié que par trois épithètes : « putride », « glaciale », « épouvantable », adjectifs qui, dès les prémices du texte, donnent le ton d’ensemble 18 . Pourriture, froideur, épouvante se trouvent renforcées par l’image d’une nuit complète, celle «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 9 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 des « ténèbres moroses 19 -». L’obscurité innerve de part en part le poème : non seulement elle l’ouvre, le parcourt - Desnos revient de fait plus loin sur cette idée-: « il fait trop sombre ! quelles ténèbres ! 20 -» - mais également le ferme sur l’anaphore, litanique, obsessionnelle : « Nuit des nuits sans amour étrangleuse de rêve/ Nuit de sang Nuit de feu Nuit de guerre sans trêve 21 ». Et même lorsque des lueurs apparaissent, l’aube se trouve « pareille/ À des papillons morts au pied des chandeliers 22 -». Notons que l’image, aussi macabre que prosaïque pour décrire le lever du jour, diffère de la manière avec laquelle Saint-Amant appréhende la nuit de son côté. A contrario , c’est le merveilleux qui étaie chez lui l’aspect inquiétant de cette nature : ainsi des « Sorciers qui y font leur sabat 23 », des « Demons follets 24 » qui s’y retirent, y mènent leurs « malicieux » ébats, font rire les « Lutins/ dans ces lieux remplis de ténèbres 25 ». L’atmosphère du lieu, saturée de magie noire, suscite l’angoisse. Si le printemps est certes associé momentanément à la rêverie du poète 26 , cette vision, sombre à tous les sens du terme, prédomine jusqu’à se prolonger dans l’évocation de la mort. Les « Monts pendants en precipices 27 », favorables au suicide des malheureux 28 , ne lui offrent ainsi pas moins de plaisir 29 et la présence de « vieux Chasteaux ruinez 30 », symbole de « decadence », évoque, de façon plus subtile mais non moins évidente, la mort. Le lieu du reste grouille de grenouilles qui, effrayées, se cachent sitôt qu’on veut s’en approcher 31 ou de limaces et de crapauds qui « souillent » l’espace « de venin et de bave 32 ». S’y nichent également « en mille troux/ Les Coleuvres et les Hyboux 33 », sans oublier « l’Orfraye », poussant 10 Pauline Fabiani 19 Ibid ., p. 905. L’adjectif «-moroses-», par le sème humain, témoigne d’une perception de l’environnement filtrée par l’instance subjective. 20 Ibid ., p.-919. 21 Ibid ., p. 920. L’anaphore est un trait d’écriture desnosien (voir à ce sujet Yun-Kyung, op. cit. , p.-280-290.) 22 Desnos, Œuvres , p.-921. 23 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 75, p. 39. Sur le folklore populaire et les croyances païennes, voir Manon Velasco, « Ma trop crédule fantaisie » : l’esthétique de la vision chez Saint-Amant , Littératures , 2011, dumas-0060090, p.-16-22. 24 Ibid ., p.-40., v. 76. 25 Ibid ., v. 77. La malice étant considérée du reste comme attribut du diable. 26 Ibid ., p.-35, v. 24. Le printemps, saison des amours et du renouveau. 27 Ibid., v. 26. 28 Ibid ., v. 27-30, p.-36. 29 Ibid ., v. 25, p.-35. 30 Ibid ., v. 72, p.-39. 31 Ibid ., v. 48-49, p.-37. 32 Ibid ., v. 107 et 108, p.-42. 33 Ibid ., v. 79 et 80, p.-40. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 « ses cris funebres 34 ». Tandis que, sous le chevron de bois maudit, résonnent les « mortels augures des Destins 35 », « branle [un] squelette horrible 36 », celui d’un mort d’amour. Ainsi, vieux ossements, lamentation « en longs gemissements 37 » emplissent le lieu et les esprits de rêveries macabres - la colère de Neptune, dieu des sept mers, entraînant une vision apocalyptique de «-monstres mors-» et de «-vaisseaux brisez du naufrage 38 -». De même chez Desnos, plusieurs images évoquent la mort 39 comme corrup‐ tion de toute chose terrestre : le «-ravin tenebreux-», associé à une «-immuable saison-», immobilisme pouvant figurer la mort 40 ; le vampire, créature nocturne qui, dans l’imaginaire populaire, vide les êtres de leur substance vitale 41 ; l’échafaud, dressé pour un condamné qui rêve de grands corbeaux 42 . La flore également se trouve placée sous le signe de la mort : les « feuilles jaunes » et les « fleurs flétries 43 », les églantines, quelques lignes plus haut, sont envisagées dans leur dégénérescence, à l’image des « boiseries pourries 44 -». Le « ravin » de Desnos ressemble aux vallons de Saint-Amant, sombres et inquiétants-: J’habite quand il me plaît un ravin ténébreux au-dessous duquel le ciel se découpe en un losange déchiqueté par l’ombre des sapins, des mélèzes et des rochers qui couvrent les pentes escarpées. Dans l’herbe du ravin poussent d’étranges tubéreuses, des ancolies et des colchiques […] le ciel, la flore et la faune où succèdent aux insectes les corneilles moroses et les rats musqués, que je ne sais quelle immuable saison s’est abattue sur ce toujours nocturne ravin, avec son dais en losange constellé que ne traverse aucun nuage. […] «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 11 34 Ibid ., v. 81, p. 40. Le poète surréaliste de son côté écrit avoir « rencontré le vautour et l’orfraie-» (Desnos, Œuvres , p.-912). 35 Ibid ., v. 82, p.-40. 36 Id ., v. 86. 37 Ibid ., v. 95 et 97, p.-41. 38 Ibid ., v. 157-158, p. 45. Sur le style de Saint-Amant lié à « l’étrangeté, l’incongruité, la laideur », voir Sophie Tonolo, « Saint-Amant pittoresque : l’éloquence du hideux, la beauté des choses muettes-», Dix-septième siècle , n°-245, 2009, p.-643-661, https: / / www .cairn.info/ revue-dix-septieme-siecle-2009-4.htm. 39 « S’il est un mot qui obsède toute la poésie de Robert Desnos, c’est assurément celui de “mort”-» (Marie-Claire Dumas, «-Moi qui suis Robert Desnos-»-: permanence d'une voix-: onze études , Paris, José Corti, 1987, p.-7.) 40 Desnos, Œuvres poétiques , p.-905. 41 Ibid ., p.-912. 42 Ibid ., p.-911. 43 Ibid ., p.-919. 44 Ibid ., p.-908-909. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 La mare où les grenouilles nagent dans l’ombre […] reflète des étoiles immobiles et le marais que les crapauds peuplent de leur cri sonore et triste-[…] 45 . L’hypotypose que le lexique employé dans ce passage en prose met en œuvre, plonge le lecteur dans un environnement malsain, placé sous le signe de l’obscurité (l’ombre des arbres et des roches, le caractère sombre du ravin à travers les adjectifs épithètes «-ténébreux-» puis «-nocturne-», ce dernier étant antéposé de façon à insister sur cet aspect-là plus que sur le ravin lui-même), de la décrépitude (l’immobilisme caractérisant à la fois la saison, elle-même indéfinie, et le ciel, qu’aucun nuage ne traverse, connotent la mort) et de l’étrangeté (rats et corneilles, grenouilles et crapauds font de cet espace l’envers du locus amoenus ). La fin du poème constitue l’acmé de cette représentation mortifère : la nuit elle-même se trouve déchirée - image fort surréaliste 46 - pour laisser place au néant 47 ; l’oiseau, symbole de liberté, se heurte aux murailles et aux meubles 48 , l’univers lui-même, in fine, se trouve fissuré 49 . Cette nature, enfin, est d’autant plus étrange qu’elle a conservé, aussi bien chez Saint-Amant que chez Desnos, son caractère sauvage. La virginité d’espaces qui n’ont connu d’autre présence humaine que celle des poètes est effectivement une autre caractéristique des deux textes. Ainsi lisons-nous dans «-La Solitude-»-: Jamais l’esté ny la froidure N’ont veu passer dessus cette eau Nulle charrette ny batteau, Depuis que l’un et l’autre dure-; Jamais voyageur alteré N’y fit servir sa main de tasse-; 12 Pauline Fabiani 45 Ibid ., p.-917. 46 La nuit est caractérisée par un participe passé à valeur adjectivale a priori incompatible. « Déchiré » oscille dans son acception entre la pure matérialité et, au sens figuré, la souffrance morale, individuelle ou collective. Ainsi, sous cet angle réaliste, il est incon‐ cevable que la nuit puisse être ainsi qualifiée. Le rapprochement s’opère néanmoins car il ne relève pas de l’ordre de la réalité mais de celui du langage (voir note 47). 47 Ibid ., p. 920. La nuit étant comparée à une proie : « comme si quelque fauve aux griffes paresseuses/ Avait étreint la nuit et l’avait déchirée.-» 48 Ibid ., p.-919. 49 « Vois s’étoiler soudain l’univers imprécis/ La fissure grandir étroite et lumineuse » ( Ibid ., p.-920.). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 50 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 61-70, p.-38-39. 51 Ainsi les bois sont « encore aussi beaux et vers/ qu’aux premiers jours de l’Univers » ( Ibid ., v.-9-10, p.-34.) 52 Concernant Saint-Amant et sa propension, « capricieuse », à mêler des « topiques contradictoires », voir Guillaume Peureux, « Espaces capricieux et évidence chez Saint-Amant », Études littéraires , n o 34, 2002, https: / / www.erudit.org/ fr/ revues/ etudlitt/ 2002-v34-n1-2-etudlitt694/ 007562ar/ , p. 194. Voir également du même, « Le rendez-vous des enfans sans soucy ». La poétique de Saint-Amant, Paris, Librairie Honoré Champion, « Lumières classiques », 2002 ; et le sous-chapitre de Noluenn Cassaert sur la « diversité générique » du poète : « Saint-Amant et le baroque, entre licence et traditions », Mémoire de maîtrise sous la direction d’Alexander Roose, Universiteit Gent, Faculteit Letteren, Wijsbegeerte, 2019, https: / / libstore.ugent.be/ fulltxt/ RUG01/ 002/ 790/ 055/ RUG 01-002790055_2019_0001_AC.pdf (p.-13-18.) 53 Desnos, Œuvres , p.-909. Jamais chevreuil desesperé N’y finit sa vie à la chasse-; Et jamais le traistre hameçon N’en fit sortir aucun poisson 50 . L’anaphore de l’adverbe « jamais » et la récurrence de la négation (aussi bien sous la forme de l’adverbe, que sous celle du déterminant) renvoient à un état de pureté antérieur à toute civilisation 51 (les activités humaines que sont la chasse et la pêche et, dans un autre domaine, a priori non-utilitaire, le voyage). Nous soulignons, par ailleurs, le fait que la nature, dans ces vers-là, est décrite comme n’ayant jamais été souillée par la mort (celles, en l’occurrence hypothétiques, du chevreuil à l’agonie et du poisson pêché) : plutôt que d’y déceler une incohérence avec ce qui précède, nous pourrions y voir ce goût de la diversité propre à Saint-Amant, observant et transcrivant la réalité au prisme d’un véritable kaléidoscope 52 . Dans une portion de texte en prose, le poète surréaliste de son côté souligne, pareillement, que la nature décrite n’a jamais été fréquentée par l’Homme : « le vallon était désert quand j’y vins pour la première fois. Nul n’y était venu avant moi. Nul autre que moi ne l’a parcouru 53 -». L’on constate ici, comme chez Saint-Amant, la présence forte de la négation. La restrictive « Nul…que » met en avant la singularité du poète qui, au sein de cette nature, est absolument seul. Une solitude qui imprègne aussi bien le poème de Desnos que celui, éponyme, de Saint-Amant. Solitude du sujet lyrique, relation à l’Autre Au sein d’une nature dont nous avons décelé le caractère inquiétant, lié à la nuit et à la mort, se dessine la figure du poète en tant que sujet lyrique. Ce dernier «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 13 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 54 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 1, p.-33. 55 Ibid ., v. 191, p.-47. 56 Id ., v. 192. La solitude est jugée essentielle à l’exercice de « l’Art d’Apollon », soit par périphrase la poésie ( Ibid ., v.-194, p.-47.) 57 Ibid ., v. 3, p. 33. Cf . Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au X V I Ie siècle : loin du monde et du bruit, Paris, PUF, «-Perspectives littéraires-», 1996. 58 Ibid ., v. 132, p.-43. 59 Ibid ., v. 175-176, p.-46. Nous soulignons. 60 Selon l’ATLIF-DMF, « resver » possède trois sens : « Aller çà et là, se promener, rôder », « Divaguer, délirer, être fou », « Songer, rêver ». Furetière ajoute : « estre distrait, entretenir ses pensées » et « appliquer sérieusement son esprit à raisonner sur quelque chose, à trouver quelque […] invention » ( Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes & les Termes de toutes les sciences et des arts , la Haye et à Rotterdam, chez Arnout & Reinier Leers, 1690 [éd. posthume], 2 vol, in-fol, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département Littérature et art, FOL-X-255, II, p.-471.). 61 Saint-Amant, Œuvres poétiques, v. 185, p.-47. 62 Ibid ., v. 4, p.-34. est effectivement marqué par la solitude : de l’œuvre de Saint-Amant à celle de Desnos, le sentiment d’être seul au monde se décline sous divers aspects, allant d’une solitude au sens propre du terme, matérielle, à une solitude plus symbolique, dont autrui se trouve être le vecteur. Déployant le sens du titre de son poème, Saint-Amant signale cette inclination à l’orée de son poème : « que j’ayme la solitude 54 -». Cette exclamative, accom‐ pagnée par le ô incantatoire lyrique, revient en guise de conclusion du poème 55 et fait de ce dernier une forme d’hymne à la solitude. Le poète justifie, d’ailleurs, à la fin même du texte, cette disposition peu mondaine - « c’est l’élément des bons esprits 56 ». La propension à la solitude va de pair avec un goût prononcé pour le silence : les lieux évoqués sont à ce titre « esloignez du monde & du bruit 57 ». Elle a également maille à partir avec le mouvement que le poète effectue : sortant des ruines, il «-monte au haut de ce Rocher 58 -». L’ascension, concrète, l’éloigne du reste des hommes. Ailleurs, la négation restrictive et l’adverbe « tout » mettent l’accent sur ce désir de solitude : il « ne cherche que les deserts/ Où resvant tout seul » il s’« amuse 59 ». Le verbe « resver », au-delà des sens de «-songer-» ou de «-divaguer-», peut s’entendre également comme «-penser 60 -». Nous reviendrons sur les rapports entre pensée, jeu et écriture : remarquons pour l’heure le lien explicite entre les lieux désertiques et la pensée créatrice. Le poète, solitaire, « tantost chagrin, tantost joyeux 61 », cultive ainsi son art. Le parallélisme de construction et l’antithèse des adjectifs qualifiant le poète en tant que sujet lyrique soulignent à la fois la joie procurée par la solitude et l’inquiétude 62 qui lui est mêlée - contradiction qui serait propre à chaque être humain. En même temps, le squelette évoqué supra est celui d’un pauvre amant. 14 Pauline Fabiani Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 63 Ibid ., v. 88-90, p.-40. 64 Ibid ., v. 123-124, p.-42-43. 65 Le mythe d’Écho, méprisée par Narcisse, est récurrent dans la poésie amoureuse dite « baroque ». Voir entre autres Gisèle Mathieu-Castellani , Mythes de l’Eros Baroque , Paris, PUF, « Littératures Modernes », 1981 et Carine Luccioni, « Les accents d’une nymphe plaintive : Écho, miroir du dire mélancolique dans la poésie de l’âge baroque (1580-1630)-», Dix-Septième siècle , n°239, 2008, p.-285-309. 66 Desnos, Œuvres , p.-916. 67 Ibid ., p.-915. 68 Ibid ., p.-914-915 69 Ibid ., p.-911. Notons le tour «-archaïque-» qui consiste à placer le complément avant le participe passé à valeur adjectivale. 70 Ibid ., p.-909. 71 Ibid ., p.-905-906. Ce dernier s’est pendu « pour une Bergere insensible/ qui d’un seul regard de pitié/ Ne daigna voir son amitié 63 -». La remarque souligne, non plus du point de vue du poète seulement mais également de celui de l’homme (l’amant étant, de manière générale, anonyme), les difficultés du rapport à l’autre. La figure d’Echo qui « ne cesse de brusler/ Pour son Amant froid & revesche 64 » est employée en corrélation avec Narcisse pour signifier la non-réciprocité des sentiments entre l’amant-poète et sa dame insensible 65 . Narcisse et Écho symbolisent deux postures extrêmes-: soit le refus de l’autre, soit l’oubli dans l’autre. S’il s’est débarrassé de cet appareillage mythique, le poète surréaliste n’en reconduit pas moins la problématique qu’il engage et dont il endosse l’énoncia‐ tion : le poète-amant infortuné, déchiré entre deux postures contradictoires - « las de te détester et las de te bénir 66 », écrit-il - n’a plus qu’une seule option, mourir : « Je mourrai si tu veux pour n’être en tes annales/ que l’écho finissant d’une inutile ardeur 67 -». La solitude exacerbe les aléas de la rencontre, difficile, avec l’autre, en particulier féminin. L’anaphore « être aimé d’elle 68 » martèle ainsi une espérance déçue, tout comme en témoignent en parallèle d’autres propos : « dure est la solitude à l’amour imposée 69 » ou encore : « la saison de l’amour triste et immobile plane en cette solitude 70 -». L’ensemble du poème desnosien dépeint à ce titre, de façon méticuleuse, la femme cruelle et enchanteresse-: Quel destin t’enchaîna pour servir les sévères/ celles dont les cheveux charment les colibris […] Une rose à la bouche et les yeux caressants/ elles s’acharneront avec des mains cruelles/ à torturer ton cœur, à répandre ton sang 71 . «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 15 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 72 Ibid ., p. 911. Le cristal figure par métaphore la froideur de la dame. La beauté de la bouche est telle qu’elle en devient vénéneuse pour l’amant (« sa bouche a la saveur d’un fruit empoisonné-», Ibid ). Les « dents de carnassier » peuvent faire écho à l’imaginaire poétique amoureux, qui dans une veine « noire » assimile la femme à une bête sauvage, et ce d’ailleurs depuis Pétrarque (voir notamment le poème 22 du Canzoniere , trad. Pierre Blanc, Paris, Classiques Garnier, 2000, p.-73-74). 73 Ibid ., p. 911. Cet amant « d’aimer sans espoir deviendra pur comme un diamant » ( Ibid ., p. 914) : or, atteindre la pureté du diamant, n’est-ce pas également devenir aussi dur que lui, comme pétrifié, pour ne pas dire mort ? Selon Michael Sheringham, la mort est chez Desnos un « anéantissement du sujet dans les affres de l’écriture du désir » au cœur l’œuvre desnosienne, « l’écriture désirante est le lieu d'un conflit entre vie et mort, l’ouverture à l’autre et l’enfermement en soi-même […] (« Moi qui suis Robert Desnos-»-: permanence d'une voix : onze études , 1987, p.-70 et 79.) 74 Ibid ., p. 906. L’adjectif « merveilleux » qualifie ce « qui cause un vif étonnement par son caractère étrange et extraordinaire » comme ce « qui suscite l'étonnement et l'admiration en raison de sa beauté, de sa grandeur, de sa perfection, de ses qualités exceptionnelles ». De l’étrange au surnaturel, le pas est vite franchi comme en atteste le substantif, qui renvoie dans une œuvre de fiction à « ce qui est prodigieux, fantastique, féerique » ( cf. ATLIF en ligne, entrée « merveilleux »). Dans le contexte, l’amant se figure tel un héros d’épopée médiévale qui doit lutter pour prouver sa valeur physique et morale aux yeux de sa dame. 75 « Celles qui pour mentir gardent les yeux sincères […] Celles que tu suivis ne se retournaient pas […] » (Desnos, Œuvres , p. 905). Les quatrains de Desnos sont structurés en rimes croisées ou embrassées : il peut être intéressant de voir, à travers cette versification classique, le désir d’union, d’entrelacement, en dépit d’une réalité qui s’y oppose. 76 Ibid , p.-916. Avec son « cœur de cristal » et ses « yeux sans pitié », avec sa « belle bouche » et ses «-dents de carnassier 72 -», la femme incarne l’altérité et altère celui qui se confronte à elle, en l’occurrence l’amant. « Enfonce tes deux mains dans mon cerveau docile/ Mords ma lèvre en feignant de m’offrir un baiser 73 » peut-on lire sous la plume de Desnos. Ce rapport malsain à l’autre est d’autant plus pernicieux qu’il semble recherché par le poète lui-même, encourageant la dame, à travers le double emploi de l’impératif, à user de traitements cruels à son égard. Mais si l’amant parfait est disposé à se sacrifier, il ne manque pas de lucidité pour autant : « heureux s’il suffisait, pour se faire aimer d’elles/ d’affronter sans faiblir des dangers merveilleux 74 ». Le décalage entre l’hypothétique « s’il suffisait » (qui introduirait un acte de bravoure limitée) et la nature de ce qui suffirait (« affronter sans faiblir des dangers merveilleux », c’est-à-dire en réalité un acte que seul un héros pourrait accomplir) met en exergue l’impossibilité de nouer un lien avec l’autre - représenté par les femmes cruelles décrites à travers l’anaphore en « Celles 75 ». L’on reconnaît, en filigrane, le modèle de l’amour courtois avec ses épreuves qualifiantes (les « dangers merveilleux 76 »). Cet échec 16 Pauline Fabiani Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 de la rencontre entraîne inévitablement une opacité de soi à l’autre, comme le poète le reproche à la femme, « je valais mieux que ça mais tu l’as méconnu 77 -», avant de lui céder la parole-: Qui donc s’en est allé, j’ignore son visage Mais pourquoi s’en va-t-il seul vers sa liberté-? Il faut le retrouver, serviteur infidèle, L’enchaîner à mon bagne après l’avoir châtié Et qu’il me serve encore avec un cœur modèle Sans même pour sa peine éprouver ma pitié Car je suis impérieuse, et veux qu’on m’obéisse, Nul ne doit me quitter sans être congédié 78 […] Dans ce discours direct, l’être aimé critique sans ambages celui qui, désormais las d’aimer sans retour, est devenu à ses yeux un « serviteur infidèle ». Cet adjectif à la rime contraste de façon significative avec « modèle », qui qualifie le cœur de l’amant, lorsque celui-ci la servait encore. La notion de servage traverse bien ces vers : les verbes « enchaîner », « châtier », ou encore « obéir » renvoient à une logique de domination qu’alors la dame n’exerce plus, le poète-amant s’en allant « seul vers sa liberté ». Si la solitude est ici associée à la liberté comme horizon de vie, cette dernière ne semble pas si positive qu’elle pourrait l’être de prime abord : elle est ici la conséquence ultime, le choix par dépit face à l’amour déçu. Dans un tel contexte, le sujet désirant finit désabusé, ainsi que Don Juan. Héros baroque par excellence en raison de l’inconstance de ses mœurs, ce dernier ne serait plus le damné libertin défiant la statue du Commandeur mais un homme marqué par l’usure des jouissances 79 . L’anaphore autour des «-mains 80 -» ambivalentes, source d’amour comme de violence, cristallise ainsi à «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 17 77 Id . 78 Ibid ., p.-916. 79 « Ce n’est pas le Don Juan qui descend impassible », écrit en effet Desnos, « […] ni celui qui crachait aux versets de la Bible/ Et but en ricanant avec le commandeur » : il a plutôt le « cœur meurtri par de mortes chimères » ( Ibid ., p. 908.). Néanmoins l’allusion à « Bacchus renaissant des cendres et des braises » quelques vers plus loin, laisse entendre que, n’étant plus un damné « impassible », Don Juan, image de l’homme instable et démesuré («-baroque-»), n’est pas perdu pour autant. Tel le Phénix, il peut renaître de ses cendres à une vie meilleure. Ainsi, même si plus d’un continueront de porter leurs « lourdes chaînes », tout espoir n’est pas vain : « chaque an reverdira le feuillage des chênes » ( Ibid .). Sur les métamorphoses de la figure mythique de Don Juan, voir Jean Rousset, Le Mythe de Don Juan , Paris, Armand Colin, « Uprisme », 1978. 80 « Mains basses sur l’amour/ Mains mortes sur l’amour/ Mains forcées sur l’amour […] Mains tendues vers l’amour/ Mains d’œuvre d’amour/ Mains heureuses d’amour/ Mains Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 la fin du poème la désillusion régnant dans l’univers desnosien. « Y a-t-il encore une main que je puisse serrer avec confiance-? 81 -». Des poèmes réfléchissant (à) l’acte créateur Au sein d’une nature inquiétante, voire mortifère, qu’elle soit aimée ou redoutée, la solitude telle qu’exprimée par le sujet lyrique s’avère in fine un ferment nécessaire à la création. Les deux auteurs en effet font de leurs textes respectifs des creusets de réflexion et de réflexivité poétique. Saint-Amant clôt sa Solitude par une interpellation au dédicataire, remar‐ quable en ce qu’elle contient plusieurs éléments métapoétiques. Dans une sorte d’envoi, le poète fait en effet don de son texte, qu’il décrit simultanément : « reçois ce fantasque tableau/ fait d’une peinture vivante 82 ». Selon Furetière, l’adjectif «-fantasque-»-signifie «-capricieux, bouru ( sic ), qui a des manières ou des humeurs extraordinaires 83 » : ce serait l’une des caractéristiques majeures de la poétique de cet « enfant sans soucy » qu’est Saint-Amant 84 . D’ailleurs, lorsqu’il rêve seul, il s’« amuse/ À des discours assez diserts 85 » : la fabrication poétique est bien conçue comme un jeu. D’autres remarques émaillent cette dédicace finale : ainsi décrit-il « cette Poésie/ Pleine de licence & d’ardeur 86 ». Le déterminant démonstratif « cette » incarne au sein même de la syntaxe la prise de distance du poète vis-à-vis de sa production pour mieux la décrire. La volonté d’associer jeu et poésie trouve ici sa justification : la « licence », c’est-à-dire la liberté du poète et de l’homme. Dans le propos cité, il est également question d’ardeur, celle qui de ses « beaux rayons » éclaire la « fantaisie 87 ». Les noms « tableau » et « peinture » mettent en avant un autre aspect, relatif au 18 Pauline Fabiani à la pâte hors l’amour horribles mains/ Mains liées par l’amour éternellement […] Mains armées c’est le véritable amour-» ( Ibid ., p.-918.) 81 Id. 82 Ibid ., v. 173-174, p.-46. 83 Furetière, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes & les Termes de toutes les sciences et des arts, I, p.-607. 84 Sans gommer les aspérités de cette œuvre aux thèmes et aux styles variés, Guillaume Peureux propose de déceler précisément dans ce caractère «-fantasque-», capricieux et plein de « gaieté », mêlant comique irrévérencieux, désir de variété, souci de décrire et d’instruire, un facteur unifiant l’écriture et l’esthétique du poète. Cf . Le rendez-vous des enfans sans soucy. La poétique de Saint-Amant, op. cit ., Première partie, chapitres 1 et 2. 85 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 176-177, p.-46. 86 Ibid ., v. 181-182, p.-47. 87 Ibid. , v. 183-184. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 précepte horatien du l’ ut pictura poesis 88 . Fantasque, la poésie de Saint-Amant se veut «-peinture vivante-», œuvre cherchant à représenter la nature de manière presque naïve, brute, saisie « au vif », voulant plaire à son lecteur par son esthétique picturale, plus que l’instruire à travers le récit d’ exempla à valeur d’édification morale. 89 La poésie est rapprochée de la peinture mais la veine lyrique, au sens étymologique du terme, celle du chant et de la musique, n’est pas ignorée pour autant. Ainsi cherche-t-il à soutenir la nymphe Écho dans sa souffrance amoureuse « par la celeste harmonie/ d’un doux lut 90 ». En s’adressant à son destinataire, Saint-Amant prend donc du recul sur sa propre pratique poétique. Il analyse le processus qui en est le fondement, mettant en exergue à la fois ce qui l’anime intérieurement, « la fureur » qui doit l’enflammer, et l’objet qui au sein du monde extérieur en est le support (ce « [qui] s’offre à [ses] yeux 91 -»). À la fureur poétique 92 s’ajoute une inspiration à la fois similaire et sensiblement différente, celle suscitée par le « Demon »: « les propos me naissent en l’ame/ sans contraindre la liberté/ Du Demon qui m’a transporté 93 -». «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 19 88 Horace, Epistulae, De Arte Poetica, v. 361, p. 221, Paris, Belles-Lettres, 1989. Sur la réception d’Horace entre Renaissance et âge classique, voir Nathalie Dauvois, Pour une autre poétique : Horace renaissant , Paris, Champion, 2001 et Zoé Schweitzer, «-Horace, un poéticien français du X V I Ie siècle ? », Fabula / Les colloques , « D’un siècle à l’autre, les auteurs Janus, Être de son siècle (Moyen-Âge- X V I I Ie siècle) », dir. Flavie Kerautret, Mathilde Bernard, Carole Boidin, Florence Tanniou, http: / / www.fabula.org/ colloques/ document10908.php. 89 Sur l’ut pictura poesis au X V I Ie siècle voir Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture, X Ve - X V I I Ie siècles , trad. Maurice Brook, Paris, Macula, « La littérature artistique-», 1991-; Patrick Dandrey, «- Pictura loquens . L’ekphrasis poétique et la naissance du discours esthétique en France au X V I Ie siècle », dans Olivier Bonfait et Anne-Lise Desmas (dir.), La Description de l’œuvre d’art. Du modèle classique aux variations contemporaines , Paris, Somogy, 2004, p. 93-120 ; Id. « L’écharpe du buste. Conventions et séductions de la description ecphrastique dans la poésie française du X V I Ie siècle », dans Christian Mouchel et Colette Nativel (dir.), République des lettres, république des arts. Mélanges offerts à Marc Fumaroli , Genève, Droz, 2008, p.-319-341. 90 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 176-177, p.-46. 91 Ibid ., v. 187, p.-47. 92 Socrate, après avoir notamment abordé « l’art divinatoire » (Platon, Phèdre , 244 a-d), évoque la possession par les Muses (245 a), « Si elle trouve une âme sensible et préservée, elle l’exalte, et la fait s’exprimer en odes et en poésies de toutes sortes […] l’homme qui, sans le délire des Muses, arrive aux portes de la poésie en étant convaincu que le métier suffira pour qu’il soit bon poète, est un poète manqué » ( Œuvres complètes , trad. de Paul Vicaire, Tome IV, 3 e partie, Paris, Belles-Lettres, 1985, p. 30-31). Cf . Pierre de Ronsard, «-Hynne ( sic ) de l’Automne-», Œuvres Complètes , t. II, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade », 1950 : « Le jour que je fu né, Apollon qui préside/ Aux Muses, me servit en ce monde de guide/ M’anima d’un esprit subtil et vigoureux […] il me haussa le cœur, haussa la fantaisie/ M’inspirant dedans l’ame un don de Poesie » (v. 1-3 et v. 9-10, p. 239.) 93 Saint-Amant, Œuvres poétiques , v. 188-190, p.-47. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 Dans son sens antique, et non chrétien, le « demon », entité intermédiaire, parfois douteuse mais féconde, entre divin et sublunaire, exerce son influence de manière plus subtile que le furor . Si ce dernier « enflamme » presque instantanément, le propos de Saint-Amant laisse entendre ici plutôt une forme de dialectique-: certes, le démon transporte l’âme du poète, mais les facultés de cette dernière semblent encore assez éveillées pour choisir de ne pas s’opposer à ce transport (« sans contraindre la liberté »). L’âme ne s’oppose pas, elle ne s’oublie pas non plus : siège des « propos », elle accompagne le transport suscité et permet l’accomplissement du processus poétique. Mettant l’accent sur le don au sein de la dialectique traditionnelle entre nature et technique, Saint-Amant esquisse une forme d’art poétique, celui du poète « solitaire », croyant en la liberté de son propre génie 94 créateur, mélangeant diverses traditions - et illustrant ainsi métapoétiquement sa pratique. Le texte de Desnos d’autre part réfléchit , comme un miroir, les principes surréalistes qui l’ont mis en forme. De façon immédiate, on note le mélange des polices d’écriture -le caractère italique étant ici réservé à la prose, le romain au vers 95 - et des formes - les quatrains classiques côtoyant sans solution de continuité la prose. Cette manière de composer le corps du texte comme unité organique composite, comprenant divers membres, figure une véritable « écriture de la dissection 96 ». Hybride, l’écriture serait le moyen de « disséquer » à travers la diversité une identité elle-même plurielle, transcendant les limites de la conscience que l’on peut appréhender selon la raison. L’on sait que les poètes surréalistes ont tâché par leur verbe de sillonner les contrées de l’inconscient 97 . S’il ne verbalise pas aussi clairement que Saint-Amant les modalités d’un processus poétique, Desnos n’en trace pas moins quelques linéaments. Lorsqu’il s’adresse par exemple à sa muse, il emploie ces termes : « L’univers de mon rêve exalte ton image 98 -». La poésie y est envisagée comme mimésis au troisième degré (le poète exaltant non la femme en tant que telle mais son « image »), cependant elle n’est plus contrainte par un quelconque respect dû au réel, nécessairement insaisissable : elle est le fruit d’un univers, celui du rêve propre au poète (le déterminant le soulignant). L’espace du rêve se 20 Pauline Fabiani 94 Saint-Amant évoque le « génie » discourant avec la Muse ( Ibid ., v. 178, p. 46.). Cette terme a pour étymologie le latin ingenium , disposition individuelle, créatrice, propre à chaque esprit. Cf. Nicolas Boileau, Art Poétique , Paris, NRF Poésie/ Gallimard, 2020, Chant IV, v. 77-80, p.-254. 95 Il s’agit de l’inverse dans les éditions anciennes. 96 Yun-Kyung, op. cit. , p.-290-299. 97 Cf . André Breton, Manifestes du Surréalisme , Paris, Folio Classiques, « Essais », 1990, p.-24 et p.-36. 98 Desnos, Œuvres , p.-915. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 caractérise par l’association libre des images, pratique qui fait potentiellement écho aux adynata baroques 99 et, en l’occurrence, au caractère «-fantasque-» de la poésie de Saint Amant, mêlant volontiers une chose et son contraire 100 . Les visions du poète surréaliste rendent bien compte de cette « licence » accordée dans les songes : « […] Les étoiles, les mains, l’amour, les yeux, le sang/ Sont autant de fusées surgissant d’un cratère 101 -». Le premier vers est étayé par une énumération de thèmes, à la fois abstraits (l’amour) et concrets (les mains, le sang), chers à Desnos. Le second amène une métaphore attributive (« sont autant de-»), que l’enjambement met en relief. Cette métaphore lie de façon étroite les thèmes accumulés et une double image, insolite, celle de fusées qui ne traversent pas un ciel étoilé (image qui eût été banale, prévisible après l’évocation des « étoiles ») mais font irruption d’un « cratère », volcan dont aucun terme précédent ne justifie la présence. Conjuguant abstrait et concret, ciel et terre, le poète, conscient des limites du langage, crée des correspondances excédant toute représentation conventionnelle. Il déstabilise volontairement le lecteur de façon à le conduire vers une forme de surréalité . La conversion du regard de l’extérieur vers l’intérieur qui sous-tend cette rupture légitimerait bien la double postulation, paradoxale, à l’œuvre dans le poème : d’un côté, la conscience aigüe des apories du langage, notamment écrit, qui aboutit à une injonction au mutisme (« Tais-toi, pose la plume et ferme les oreilles 102 ») ; de l’autre, la prolifération anaphorique, démultipliant les facettes d’une parcelle du réel (la nuit, les mains, la femme) afin d’en saisir, ou plus exactement de tâcher d’en saisir, le foisonnement. Ainsi semble-t-on devoir entendre le cri final du poète, déchiré : « Ô Révolte ! 103 -». Visions surréalistes d’un Desnos halluciné et « fantaisie » d’un Saint-Amant se croisent en définitive, sans se confondre, pour dire la liberté du langage dans l’expression poétique d’un moi mobile, tourmenté, voire aimant sa tourmente - baroque . «-Escalader les rochers baroques-» : The Night of loveless night de Robert Desnos 21 99 Cf . Diane Vlasie, « Invention du surréalisme et découverte critique du baroque », 2013, p. 97. Voir également sur les rapports entre le merveilleux surréaliste et la meraviglia baroque p.-267-334. 100 Voir note 3, page 6. 101 Desnos, Œuvres , p.-915. 102 Ibid ., p.-921. 103 Id. Cette apostrophe se comprend bien au sens de la « révolution surréaliste » (du nom de la revue fondée en 1924). Il est tentant de voir, aussi bien dans sa brièveté que dans sa position, celle de clôture du poème, une pointe, concepto ou trait d’esprit (sur ce point voir Mercedes Blanco, Les Rhétoriques de la pointe-: Gracian et le scepticisme en Europe, Paris, Classiques Garnier, 2007) venant couronner l’ensemble du texte et en donner quelque part son argument-surréaliste. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 Dans cette étude, nous avons tâché de mettre en exergue l’influence baroque au sein de la poésie moderne, à travers une étude comparative de « La Solitude » de Saint-Amant et « The Night of Loveless Night » de Robert Desnos. L’angle du lyrisme 104 nous a permis de considérer les poètes et leurs œuvres au sein de leurs contextes respectifs, avec leurs singularités notamment formelles, tout en les confrontant. Ainsi nous avons étayé la représentation du sujet au sein d’un espace reflétant, entre vallons et ravins, sa solitude, et une prise de position, explicite ou pas, à propos de la création poétique. Au terme de cette réflexion, il apparaît que ces poètes ne décrivent pas la nature en tant que telle, pour elle-même, mais en font le tremplin d’une exploration stylistique, que ce soit par le biais de la mythologie, ou par celui des associations libres d’images. La nature est d’ailleurs assimilée dans les deux œuvres à un « ouvrage » dont il s’agirait de déceler le code : Desnos « déchiffre difficilement les initiales identiques sur le tronc des mélèzes 105 » ; Saint Amant observe de son côté les « chiffres taillez » sur les arbres 106 . La métaphore du monde-livre, de Saint-Amant à Desnos, a certes été vidée de la symbolique cosmique que lui conférait l’édifice analogique. Pour autant, cette étude n’en serait-elle pas utilement prolongée par l’écopoétique qui éclairerait les-«-sens supplémentaire[s] 107 -» potentiels des métaphores-? Bibliographie - Sources Boileau, Nicolas. Art Poétique , éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, NRF Poésie/ Gallimard, 2020. Breton, André. Manifestes du Surréalisme, Paris, Folio Classiques, «-Essais-», 1990. Desnos, Robert. Œuvres , éd. Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes & les Termes de toutes les sciences et des arts , À la Haye et à Rotterdam, chez Arnout & Reinier Leers, 1690 [éd. posthume], 2 vol, in-fol, 22 Pauline Fabiani 104 Nous avons pris le mot dans un sens dirions-nous premier, orphique, celui de l’expres‐ sion personnelle, solitaire, de sentiments au sein de la nature. L’étude du lyrisme a été renouvelée par les perspectives de la pragmatique, voir entre autres Gilles Guerrero, Poétique et Poésie lyrique. Essai sur la formation d'un genre , Paris, Seuil, « Poétique », 2000, et Benedikte Andersson, L’invention lyrique. Visages d’auteur, figures du poète et voix lyrique chez Ronsard , Paris, Librairie Honoré Champion, « Bibliothèque littéraire de la Renaissance-», 2011. 105 Desnos, Œuvres , p.-909. 106 Saint-Amant, Œuvres Poétiques , v. 101-104, p.-41. 107 Sur ces « enjeux esthétiques » de l’écopoétique, Sara Buekens, « L’écopoétique : une nouvelle approche de la littérature française », Elfe XX-XXI [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 10 septembre 2019, consulté le 01 mai 2024. URL : http: / / journals.openedition. org/ elfe/ 1299. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0016 Paris, Bibliothèque nationale de France, Département Littérature et Art, FOL-X-255, ark: / 12148/ bpt6k3413126b. Gautier, Théophile. Les Grotesques , éd. 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Le moment baroque de la poésie de la fin du X Xe siècle ( Jude Stéfan, Emmanuel Hocquard, James Sacré). 5 Un ouvrage du poète s’intitule justement : Le renard est un mot qui ruse , dans James Sacré, La Nuit vient dans les yeux, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 1996, p.-67-94. 6 James Sacré, La Poésie, comment dire-? , Marseille, André Dimanche, 1993, p.-64. Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? Nicolas Servissolle Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis N’importe quoi le mot rouge-: toute la vie dedans James Sacré 1 Dans « Une simple et compliquée musique humaine », sa préface à Figures qui bougent un peu , Antoine Émaz désigne ce qu’il nomme le « mode interrogatif » et le « mode dubitatif 2 » comme caractéristiques de l’écriture de James Sacré. Le poète fait en effet partie de cette génération qui, ayant commencé à publier dans les années soixante-soixante-dix, met la poésie en crise et s’interroge sur sa puissance et sur son sens, manifestant une inquiétude foncière. Cette inquiétude, celle « du soupçon maintenu, de la question entretenue 3 -», caractéristique de la poésie de la fin du XXe siècle 4 , s’exerce notamment sur le langage, dont la capacité de représentation est mise en doute. Aussi dans l’esprit du poète existe-t-il des mots qui rusent, comme le mot «-renard 5 -», ou le mot « feu » : « S’approcher du feu, faut faire attention-: est-ce qu’on en dit ce qu’on croit dire 6 -? -». Sans doute le mot « rouge » résiste lui aussi à la définition, fait partie de ces mots « dont le Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 7 James Sacré, Parler avec le poème , Genève, La Baconnière, 2013, p.-182. 8 James Sacré, Un sang maniériste. Étude structurale autour du mot « sang » dans la poésie lyrique française de la fin du seizième siècle , Neuchâtel, La Baconnière, 1977. 9 Après avoir cité la théorie des trois âges de l’art de Henri Focillon, où le maniérisme s’inscrit entre le classicisme et le baroque, il explique qu’une « conception qui a le mérite d’assurer une synthèse entre l’idée de filiation et celle de rupture (ou tout au moins de variation) s’est récemment fait jour : des théoriciens de l’art ou de la littérature comme E. R. Curtius, avaient attiré l’attention sur un procédé de génération esthétique qu’ils appelaient le “maniérisme”-» ( Ibid ., p.-36). 10 Claude Gilbert-Dubois fait paraître, en 1969, une anthologie en deux volumes - La Poésie baroque, t. I : Du Maniérisme au Baroque (1500-1600), t. II : du Baroque au Classicisme , Paris, Larousse, 1969 - avant de produire un ouvrage de théorie consacré à la notion en 1979, Le Maniérisme. Un formalisme créatif , Paris, PUF. poème ne sait jamais ce qu’ils vont dire », mais, à la différence du mot « feu » ou du mot « renard », James Sacré lui accorde sa confiance, et, plus encore, semble considérer qu’il s’est disséminé dans l’œuvre entière-: Au lieu de se trouver défini de façon précise, une fois pour toutes, le mot « rouge » s’est au contraire défait en de très nombreuses images ou sens possibles et il en va de même pour tous les mots dont le poème ne sait jamais ce qu’ils vont dire ou ce qu’ils vont enfouir dans le bruit de leur silence (si je peux me permettre cet oxymore) 7 . Or, à analyser les différentes isotopies qui croisent celle du mot « rouge », il apparaît que la valeur spécifique attribuée à ce terme se donne à lire comme un trait spécifiquement baroque de l’écriture du poète de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. James Sacré, entre Baroque et Maniérisme En 1977, douze ans après son premier recueil, Relation , et trois ans après Cœur élégie rouge , James Sacré fait paraître un travail universitaire intitulé Un sang maniériste , une « étude structurale autour du mot “sang” dans la poésie lyrique française de la fin du seizième siècle 8 ». À une époque où il apparaît nécessaire à la critique de distinguer un moment supplémentaire dans l’histoire des formes 9 , le titre, de même que la désignation périphrastique de la période d’étude concernée, interdisent a priori tout rapprochement avec le Baroque. En effet, bien que le Maniérisme soit né à la littérature après le Baroque, voire même du Baroque, par analogie avec l’histoire de l’art, notamment grâce aux travaux de Claude-Gilbert Dubois 10 , le paratexte, plutôt que d’induire une référence de l’étude au Baroque, suggèrerait plutôt une résistance particulière à son sujet. D’autant que le Maniérisme fait son apparition au moment où « le Baroque perd du terrain », où « son omnipotence est désormais sujette 26 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 11 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle , Paris, Classique Garnier, 2021, p.-176. 12 Ibid ., p. 176-181. Selon la formule de Jean Rousset dans L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au X V I Ie siècle , Paris, José Corti, 1976 [1968], p.-239-245. 13 Claude-Gilbert Dubois achève sa partie liminaire intitulée « Archéologie d’un mot, genèse d’une idée, histoire des théories » par la question : « Le baroque existe-t-il ? » ( Le Baroque. Profondeurs de l’apparence , Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1993 [Paris, Larousse, 1973], p.-52). 14 Ainsi, Bernard Chédozeau « réunit baroque et maniérisme sous le seul nom de baroque, appelant l’un baroque de persuasion, l’autre baroque de déception » (Michèle Clément, Une poétique de crise. Poètes baroques et mystiques (1570-1640) , Paris, Champion, 1996, p.-52). 15 Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque. Profondeurs de l’apparence , op. cit ., p.-51-52. 16 « Le classicisme pourrait être un maniérisme du baroque, ce qui explique l’usage de l’adjectif préclassique utilisé pour déterminer certaines formes du baroque », poursuit en effet Claude-Gilbert Dubois ( Ibid ., p.-52). 17 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, op. cit ., p.-177. 18 Claude-Gilbert Dubois, La Poésie baroque, t.1,-op. cit , p.-20. à caution 11 », dans ce moment de creux où le concept de Baroque est attaqué au profit des poètes et des œuvres que son émergence a contribué à mettre au jour - période qui va, selon Maxime Cartron, de 1968 à 1990, et qui a pu apparaître comme un « adieu au Baroque 12 ». Pour autant, en dépit du doute jeté sur l’existence effective du Baroque 13 , le Maniérisme, dans les années soixante-dix, n’en laisse pas moins de se situer par rapport à lui 14 , de même que, plus paradoxalement peut-être, on explique alors volontiers le Baroque par le Maniérisme-: Par un processus semblable de génération [le maniérisme serait une « imitation créatrice de l’idéal renaissant »], le baroque pourrait bien être un maniérisme du maniérisme, auquel il emprunte quelques thèmes qu’il développe pour son propre compte personnel 15 . Le Maniérisme littéraire, qui se confond bientôt avec l’idée de renouvellement artistique 16 , en finirait presque par perdre tout contenu positif et par se dissoudre avec son aîné dans l’ensemble vague des concepts anhistoriques, au point que l’on est en droit de se demander si sa naissance ne fut pas le symptôme des difficultés rencontrées par la notion de Baroque historique, une fois émancipée du canon classiciste, durant l’après-guerre, voire comme l’un de ses avatars au sein de l’archive - au sens foucaldien du terme - où elle voit le jour. D’ailleurs, note Maxime Cartron, « Claude-Gilbert Dubois ne renie pas le Baroque 17 », citant pour preuve tel passage de son anthologie : « maniérisme et baroque, définis comme des styles, apparaissent comme des nuances à l’intérieur d’une même sensibilité 18 -». Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 27 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 19 Elles « s’étendent environ de 1969 à 1979 » (Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, op.-cit ., p.-178). 20 James Sacré, Un sang maniériste, op. cit ., p.-44. 21 Ibid ., p.-45. 22 Le poète évoque, au sujet de Jean de Sponde, « la poésie “maniero-baroque” » dont il prend l’expression à Damaso Alonso ( Ibid ., p.-13). Ce qui est certain, c’est que, en dépit de l’orientation « maniériste » de l’étude, les auteurs soumis à l’analyse structurale de James Sacré sont bien des poètes considérés comme des poètes baroques : d’Aubigné, Chassignet, Théophile, Sponde et Desportes - à l’exception notable, certes, de Ronsard. On imagine alors que la volonté qui sous-tend l’analyse est d’introduire à une nouvelle lecture de chacun de ces auteurs et d’aider au départ - pour lequel le poète, qui écrit donc dans les « années maniéristes 19 -», reconnaît volontiers un manque de critères opératoires - entre Baroque et Maniérisme. Et pourtant, c’est bien sous l’angle du Baroque, en dépit de l’orientation théorique que le titre suggère, que Ronsard lui-même, dont nous attendions moins encore que les autres l’assimilation, est appréhendé. En effet, quoique James Sacré constate que « certaines grandes voix critiques prononcent assez volontiers le mot “baroque” et le mot “maniériste” à propos de [son] œuvre 20 », il ne donnera lui-même que des exemples en faveur du Baroque. Même, lorsque Marcel Raymond, après avoir analysé la présence du Baroque dans les formes gothiques de l’œuvre du poète de la Pléiade, revient sur sa pensée et la révise en faveur du Maniérisme, dont il est l’un des plus fameux promoteurs, publiant, en 1971, une anthologie intitulée La Poésie française et le maniérisme , James Sacré en contredit la thèse et précise que si le critique a modifié son jugement c’est «-sans toutefois cesser de voir en son œuvre des tendances au baroque, à un baroque redéfini qui n’est plus seulement le “barochus gothicus” dont il parlait d’abord 21 ». On s’attendrait alors à une proposition de redéfinition plus subtile du maniérisme de Ronsard, qui ne se confondrait pas avec ce qui demeure encore du Baroque, mais le débat s’arrêtera là. Or, il en est de Ronsard comme de chaque poète soumis à l’analyse de James Sacré : si le caractère baroque de leur écriture est abordé invariablement au début de chaque partie, soit qu’il le mette en perspective avec l’idée de Maniérisme, soit qu’il les associe dans une même formule 22 , jamais l’opposition n’est véritablement résolue par le poète de la deuxième moitié du XXe siècle. 28 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 Cœur élégie rouge «-sang-»-: une isotopie sacréenne et baroque Sans doute l’étude de James Sacré cherchait-elle moins, en 1979, à prouver la réalité du concept de Maniérisme, pour laquelle elle semblait pourtant prendre position dans son titre, qu’à enrichir la lecture des poèmes abordés par l’analyse de la présence en eux de l’isotopie lexicale du « sang » - ce que le sous-titre suggérait d’ailleurs en répétant le terme et en dissolvant celui de « maniérisme » dans une périphrase. Répété en pages de garde, le sous-titre insistait sur le mot « sang » en le soulignant à deux reprises au moyen d’une impression en gras. Or, nouveau signe de résistance du poète, peut-être, à l’émergence du Maniérisme, dont il finit par apparaître comme un défenseur paradoxal, le vocable qu’il place au cœur de son étude, étudié « en liaison étroite avec les notions de constance et d’inconstance 23 », de l’intériorité et de l’extériorité 24 , de la continuité et de la disjonction 25 , autant de notions qui, dans la pensée de Jean Rousset, sont typiques du Baroque esthétique, le mot « sang » y est encore mis en relation avec celui-ci, et non avec le Maniérisme pourtant attendu, dès le premier chapitre. Bien plus, ce chapitre liminaire s’achève sur une citation qui renvoie direc‐ tement au Baroque, dont le poète précise qu’il la produit « pour le plaisir 26 », l’expression n’étant, elle-même, pas peu signifiante. Il s’agit d’une réflexion d’Eugenio d’Ors qui, par le rapprochement qu’il opère de la découverte du médecin anglais William Harvey - celle de la circulation du sang dans le corps, rapprochée de celle de l’astronome allemand Johannes Kepler - à «-l’acte créa‐ teur des artistes », fait du sang l’emblème du dynamisme vital caractéristique du Baroque dont la divinité tutélaire est ici Dionysos-: Harvey, ce Kepler de la physiologie, n’accomplit-il point, par la substitution d’une image dynamique au monde fixe et statique, par la découverte de la circulation du suc vermeil dans le corps vivant, un acte semblable à l’acte créateur des artistes, qui, dans leurs toiles ou leurs statues, semblent vouloir déjouer les exigences de la loi de pesanteur par l’accumulation des « formes qui volent ? » Or, dans le sang comme dans le vin, s’agite Dionysos 27 … Le Maniérisme, notons-le, après avoir été évoqué dans les premières lignes du chapitre, a complètement disparu de la réflexion. Dès lors, le «-sang-», objet de l’étude, ne se révèle-t-il pas plus baroque que maniériste-? Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 29 23 Ibid ., p.-26. 24 Ibid ., p.-27. 25 Ibid ., p.-47. 26 Ibid ., p.-11. 27 Ibid . Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 On aurait, certes, tout lieu de le croire dans la mesure où le critique d’art espagnol, aux yeux du poète, par le moyen de cette association, «-ramène[rait] son regard vers le cœur restreint de l’immensité baroque qu’il imaginait 28 ». Le sang n’y est plus seulement associé au Baroque, il se trouve aussi consubs‐ tantiellement lié à l’idée même de « cœur », à la manière des trois termes de l’hypostase divine. Nul doute, en effet, que James Sacré ne cite Yves Bonnefoy en ce sens-: « pour en revenir à notre isotopie “sang” citons cette autre phrase, quelque part, de Bonnefoy : / “Le baroque est, à son plus vif, comme un cœur qui bat, une circulation, pas une effusion pourtant, car la ressaisie fait partie de cet art de l’unité” 29 ». Il renchérit même aussitôt sur le symbole au moyen d’une note qui en précise plus encore les termes, s’il en était besoin-: On rapprochera cette phrase de ceci : « Les édifices baroques, retrouvant la plus grave pensée romane, réunissent tout l’être épars dans les champs ou sur les collines pour le dresser au centre du lieu sa flamme soudain plus vive. De même, et profondément on a dit d’une des églises que le Bernin a données à Rome : elle ressemble à un cœur qui bat 30 -». L’isotopie du « sang » se donnerait donc à lire comme l’essence même du Baroque esthétique. Or, le terme de « cœur », de même que celui de « rouge » avec lequel on le trouve souvent associé dans la poésie de James Sacré, jusque dans certains titres - ainsi de Cœur élégie rouge - sont des vocables fondamentaux de l’écriture du poète. En outre, autant le mot « sang », chez Eugenio d’Ors, devient le symbole de l’art et de l’existence, autant le mot « rouge » semble recueillir tout entier, pour James Sacré, le mystère de la poésie et de la vie : « le mot “rouge” s’est installé, c’est vrai, au centre de mon activité d’écrire. Dans ma vie aussi 31 ». « Le cœur bat, son rouge 32 », est-il également écrit dans Si peu de terre, tout, où se trouve aussi la citation que nous avons placée en exergue à cet article ; tandis qu’ailleurs, il nous est donné à entendre que le mot répondrait enfin de la vérité, de l’authenticité du poème. En tel cas où ce dernier se trouve gratifié, dans une parenthèse comme James Sacré en a la manière 33 , d’un qualificatif péjoratif (« rouge usé »), c’est en effet que le poème est mensonger, trompeur, controuvé, 30 Nicolas Servissolle 28 Ibid . 29 Ibid ., p.-39. 30 Yves Bonnefoy, « La Seconde simplicité », dans L’improbable et autres essais , Paris, Gallimard, coll. « Folio/ Essais », 1992 [Mercure de France, 1980], p. 187-188. Cité par James Sacré, Ibid . 31 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-180. 32 James Sacré, Si peu de terre, tout , op. cit ., p.-65. 33 En l’occurrence, une parenthèse « précisante » dans la terminologie de Michel Bernier. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 « comme un leurre […] pour faire un mauvais signe au monde », et qu’il languit dans « ses machines de mots 34 ». Le critère est, là encore, la vitalité. De sorte que si le mot « rouge », au même titre que le mot « jardin », appartient à ces termes que le poète considère « solides et sûrs 35 -», c’est parce qu’il demeure vif, parce qu’il est de ces mots qui, contrairement au mot «-renard-», ne rusent pas. Si James Sacré admet parfois quelques réserves quant à la notion de motif structural qu’il trouve réductrice, il avoue son goût pour celle d’ isotopie , que, presque vingt ans après Un sang maniériste , il n’aura pas reniée 36 . La théorie de la psychologie de l’amateur, selon Yves Bonnefoy 37 , trouverait là une preuve supplémentaire de sa pertinence, dans la mesure où tout porte à croire que l’isotopie du « sang », qui innerve selon James Sacré l’ensemble de la poésie baroque, se retrouve aussi dans la sienne, mais distillée à travers les isotopies du «-cœur-» et du «-rouge-», dont il cultive savamment la polysémie 38 . De fait, les termes «-cœur-», «-rouge-», «-sang-» fonctionneraient un peu comme ces mots-clefs (« associational clusters ») qui permettent qu’on lise sous la ligne d’un récit normal (« the literal line of development ») comme une sorte de sens plus profond (ou le thème, mais amplifié) dispersé, se découvrant à la fois par avancées et retours mémorisants dans la lecture de l’œuvre 39 , et que Henry A. Sauerwein isole à travers Les Tragiques , renouvelant les études existant sur le poème, qui avaient alors tendance à n’y voir qu’une œuvre spontanée, et démontrant l’existence d’une autre ligne de sens que celle du sens littéral, travaillant et structurant le texte, quoique plus obscurément. Au sujet de cette lecture, bien que le travail du critique « abouti[sse] à une trop grande simplification de l’œuvre d’Aubigné », sans doute en raison du postulat un peu mécaniste de ces deux lignes de sens parfois concurrentes, quelquefois fusionnant, toujours concomitantes, l’idée n’avait toutefois pas manqué de séduire le poète 40 . Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 31 34 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit ., p.-106. 35 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p.-111. 36 Ibid ., p.-191-192. 37 Dans « Deux livres sur Caravage », Yves Bonnefoy suggère qu’il faut aimer une œuvre pour la comprendre, et conclut de celui de Berne-Joffroy, contre celui de Berenson : « ce livre est maintenant, en français, l’ouvrage essentiel sur Caravage. Il est aussi, comme le veut son auteur, une importante contribution à une psychologie encore obscure, celle du rapport de l’amateur et de l’œuvre-» ( L’Improbable et autres essais, op. cit ., p.-166). 38 Soit qu’il les considère comme des noms propres, soit qu’il joue sur l’analogie vaste que la couleur et le symbole permettent. 39 James Sacré, Un sang maniériste , op. cit ., p.-72. 40 A la condition, toutefois, que les mots-clés soient «-susceptibles de vie-» ( Ibid ., p.-73). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 À l’occasion du colloque organisé à Pau par Christine Van Rogger Andreucci, James Sacré écrit ce poème qu’il dédie à ses lecteurs, où « le mot aimer » apparaît comme la clé de son intention poétique - ainsi que l’indiquait par ailleurs l’une des parties de La Poésie comment dire -? intitulée «-Écrire pour aimer 41 -»-: Parfois le mot aimer convient, On le sait sans trop pouvoir se l’expliquer, Il semble que cela emporte où c’est comme plus rien Comme plus rien mais pourtant Le plus solide consentement, Ni désastre ni parousie, On n’a que deux mots donnés tout entiers-: je t’aime […] 42 . Or, dans Cœur élégie rouge , trente ans plus tôt, le poète confiait déjà-: Je viens dans l’élégie pour dire avec la simplicité qu’il faut : je t’aime et je le sens bien le rouge de mon cœur est naïf-: L’odeur d’un chemin où sont passées les charretées de foin s’en va-; le rouge devient plus rouge 43 . De Cœur élégie rouge jusqu’à aujourd’hui, le poète ne cessera d’interroger le mot « rouge » et de lui accorder une forme de prééminence dans son œuvre. En 1996, dans un entretien avec Marie Lise Gallon, il suggère qu’on le retrouve « dans tous les mots du poème » et en fait le signe non seulement de son style, mais encore du désir humain, illustrant cette installation du mot dans son écriture et dans sa vie déjà évoquée plus haut, quoiqu’à la manière, cette fois, d’une circulation, celle du sang dans le corps - qui n’est pas sans faire écho au commentaire de d’Ors sur Harvey -, dans une équivalence du poème et du corps, de la circulation et de l’énonciation-: ROUGE. Le rouge qui vient aux joues, au corps. À la fin on devine qu’il y a du rouge (et du comme) dans tous les mots du poème. À force d’être mis avec tant d’autres mots le mot « rouge » dit sans doute que tous sont la marque du désir dans le poème. Le désir qui est peut-être un autre nom de l’énonciation. Or celle-ci ne paraît pas seulement dans le « je » du poème mais bien dans toute la matière de l’écriture, dans le moindre des agencements qui la pétrissent ; l’énonciation qui pétrit le poème, qui le pétrit de 32 Nicolas Servissolle 41 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit., p.-153. 42 Cité par Christine Van Rogger Andreucci dans son « Introduction » à Supplément Triages , actes du colloque James Sacré à l’université de Pau, les 17, 18 et 19 mai 2001, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2002, p.-5. 43 James Sacré, Cœur élégie rouge , Marseille, André Dimanche, 2001 [Paris, Éditions du Seuil, 1972], p.-131. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 désir : l’énonciation qui fait le style du poème : le mot « rouge » est peut-être une marque de mon style. Mais tous les autres mots alors aussi bien dans leurs façons d’être là. Oui tout ça, le désir : parfois dans sa véhémence affirmée, parfois dans ses maladresses qui savent pas dire. Le mot « rouge », tous les autres : le poème, tendre et violent, son impatience et son calcul, soudain tout, rien-: le désir 44 . James Sacré reviendra sur cette importance du mot plus récemment, en 2010, avec Yves-Jacques Bouin, Séverine Recouvrot et Claude Vercey-: « Rouge » est capable en somme de se lier à n’importe quelle notion, sens, symbole ou image, et à toute une gamme de sonorités… on passe facilement du « ou » au « on », au « eau » ; le son « je » contaminé par le rouge le transporte aisément en d’autres rouages phonétiques et de proche en proche, par ressemblances ou par contrastes, en toute autre construction sonore. Je crois avoir pris conscience ainsi que dans mes poèmes le mot rouge, d’une façon ou d’une autre, sémantiquement ou phonétiquement, et aussi par des transports grammaticaux ou rhétoriques possibles, peut rimer avec tous les autres mots, et que tous les mots en fait riment entre eux dans un poème 45 . On comprend alors que le « sang » est un avatar du « rouge » chez James Sacré : si l’un circule dans le Baroque, l’autre se trouve diffusé dans l’œuvre entière. De sorte que l’un et l’autre apparaissent comme des équivalents : le sang maniériste est un rouge baroque . Quant à James Sacré, il a trouvé, dans la poésie des seizième et dix-septième siècles, une écriture qui ressemble à la sienne, à la façon extrême-contemporaine dont Jude Stéfan, un poète appartenant à la même génération, se reconnaît dans Sponde et Chassignet. En témoigne encore la préface qu’il consacre au volume des Poésies complètes de Jean de Sponde-: Tant de poètes du temps passé qui nous font signe dans notre devenir ! Les rencontrer dans la fraîcheur de l’actualité n’est pas toujours facile. Et par exemple Jean de Sponde ? Il faut remercier Alan Boase d’avoir permis et favorisé, par diverses études et éditions de ses œuvres, notre rendez-vous aujourd’hui avec ce surprenant poète. La générosité savante de ses commentaires et ses enthousiasmes ont su tirer d’un oubli de presque trois siècles la force emportée et douloureuse d’une œuvre exceptionnelle 46 . Ainsi, de la même manière que Pound est le contemporain de Properce, dans une conception de la relation aux œuvres passées que Jude Stéfan dit « extrême-contemporaine » - et que l’on peut entendre comme contemporaine Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 33 44 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-180. 45 Ibid ., p.-182. 46 James Sacré, « Préface » à Jean de Sponde, D’amour et de mort. Poésies complètes , Paris, La Différence, 1989, coll. « Orphée-», p.-7. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 d’extrêmes dans le temps -, l’œuvre de Jean de Sponde est rencontré par James Sacré dans « la fraîcheur de l’actualité ». En effet, à l’instar de ce que Jean Rousset, à la suite de Thuillier, peut dire des objets de l’histoire de l’art, les poèmes de Sponde constituent pour lui des « objets présents 47 ». Bien plus, le poète semble y voir une œuvre susceptible de « nous [faire] signe dans notre devenir 48 -». Ce que confirme la réponse à la question que lui pose Antoine Émaz, dans le numéro 15 de Nu(e) , en 2001 49 , où James Sacré exprime une forme de reconnaissance envers « les œuvres poétiques (celles de la fin du 16 e siècle et certaines du 17 e ) qui [lui] ont beaucoup donné 50 ». Or, cet intérêt pour la période est lié, chez James Sacré, à ce qui le rattache à la sémiotique : une certaine conception de la grammaire, et notamment d’une grammaire anticlassique, dont il découvre les linéaments chez Jean de Sponde, justement. Une conception anticlassique de la grammaire A Raoul Fabrègues et Paul Le Jéloux, en 1984, James Sacré confie : « j’aime beaucoup les poètes du XVIe siècle. Le français, à la fin du XVIe , est une langue beaucoup plus rythmée, plus heurtée, qui a été un peu oubliée 51 ». Quarante ans plus tard, en 2024, cet engouement ne s’est pas démenti, notamment parce que le Baroque serait « plus soucieux de l’articulation grammatical et rhétorique de la phrase-», bien plus que le Romantisme, par exemple, « qui mettra de plus en plus l’accent sur l’image et la métaphore et peut-être aussi une musicalité plus fluide, moins brusquement ou fortement rythmée 52 -». C’est ce que le poète reconnaissait déjà dans la préface des Poésies complètes de Jean de Sponde, en 1989-: Les poèmes de Jean de Sponde nous rappellent aussi qu’il existe dans l’histoire de la poésie française un fort courant d’écriture qui a su mettre l’accent sur autre chose que l’image. On sait que le romantisme et le surréalisme nous font croire (et les 34 Nicolas Servissolle 47 Jacques Thuillier distinguait l’histoire, qui «-s’occupe du passé -», et l’histoire littéraire ou l’histoire de l’art, qui « s’occupent d’ objets présents qui ont un passé » (« Histoire littéraire et histoire de l’art », Revue d’histoire littéraire de la France , n° 95, 1995/ 7, Presses Universitaires de France, p. 151. Cité par Jean Rousset, « Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d'une aventure passée-», Littérature , n°105, 1997, p.-111). 48 James Sacré, «-Préface-» à Jean de Sponde, D’amour et de mort, op. cit ., p.-7. 49 «-Tu as écrit Un sang maniériste : cet ouvrage était-il seulement recherche savante, ou bien travail sur une résonance entre ton écriture et le “baroque” ? » (« Langues et le monde qu’on regarde-», entretien avec Antoine Émaz, Nu(e), n°15, mars 2001, p.-11). 50 Ibid . 51 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-201. 52 Nicolas Servissolle, entretien inédit avec James Sacré. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 poéticiens font chorus) que la poésie c’est d’abord la métaphore. Bien sûr, pourquoi ne pas s’engouffrer dans la déréliction d’écrire en métaphorisant à l’infini : une rose est une métaphore est une rose est une métaphore… etc. Mais cela ne doit peut-être pas empêcher que se poursuive autrement, aussi, l’errance et les enthousiasmes de la poésie dans l’histoire de notre langue. Et par exemple, comme nous y invite Jean de Sponde, du côté des articulations du discours 53 . En quoi Jean de Sponde pouvait-il apparaître, en raison de son travail d’« ar‐ rangement de motifs qui pétrissent toute la consistance de la langue-: sonorité, grammaire, rythmes et sémantisme-», «-comme un précurseur de nos actuelles façons d’écrire 54 -», et notamment de la manière de James Sacré, ce que le poète reconnaît volontiers : « oui, parlant de ce que j’aime dans les poèmes de Jean de Sponde, je parle sans doute de ce que je fais quand j’écris 55 -». Pour ce qui est de la grammaire, elle est, dans l’esprit du poète, loin d’être le symbole de l’académisme ou de la règle, mais, au contraire, le signe de la vie de la langue, à condition d’être « courante ». En effet, retraçant son apprentissage de la grammaire, à travers toute une « activité scolaire (de la maternelle à l’université) », James Sacré évoque la découverte, en sus de la grammaire « utile et discrète (comme il aurait fallu ; comme tous les professeurs disent que la grammaire peut faire) », donnée comme un « moyen de mieux tout comprendre », d’une autre grammaire, à laquelle « s’abandonner », sinon « à forcer dans ses arrangements et ses figures », d’une grammaire qui «-devenait surtout un moyen d’être (ou de ne plus être) à travers les paysages et les mots) », d’une grammaire qui donnait la « capacité d’arranger mal et bien des phrases, puis sauter la palisse, mesurer saccager le carré d’herbe d’un pré voisin… », d’une grammaire à « courir », « comme on court le guilledou 56 ». Cette grammaire « à la fois docile et sauvage » s’oppose à la grammaire scolaire, normative, mais aussi au dictionnaire. C’est, en tout cas, ce que l’on peut lire dans le poème « Traverses » de Cœur élégie rouge , dont le contenu, interprété d’un point de Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 35 53 James Sacré, «-Préface-» à Jean de Sponde, D’amour et de mort, op. cit ., p.-15-16. 54 Ibid ., p.-13. 55 Nicolas Servissolle, entretien inédit avec James Sacré. 56 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p. 111. Voir aussi plus loin : «-au lieu de courir après du sens avec des règles pour bien dire bien en main, c’était courir, fouetté, gourmand de grammaire de plus en plus incertaine elle aussi malgré que ses marques articulatoires se montraient plus visiblement dans l’écriture. Espèce d’affairement quelque peu idiot, mais, pour moi, quelque chose de gagné, j’en suis sûr, contre une poésie trop imbue de ses charmes, de son intelligence ou d’un prétendu savoir hautain ; celle à images par exemple, ou celle encore qui croit disparaître entre du silence et le blanc des pages-» ( Ibid. ). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 57 James Sacré, Cœur élégie rouge, op. cit ., p.-112. 58 Jacques Bousquet, La Peinture maniériste , Neuchâtel, Ides et Calendes, 1964, p.-23. 59 « Si tout ne se donnait à lire qu’à travers cette grammaire utile qu’il fallait apprendre à manier, je découvrais qu’on pouvait aussi s’abandonner à elle, ou bien la forcer dans ses arrangements et ses figures, et même faire à l’occasion des fautes de grammaire : écrire-» ( James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p.-111). 60 C’est ce que suggère Gwenaëlle Dubost en qualifiant la poésie de James Sacré non d’agrammaticale, mais d’« anormative », ou « hors la norme » (« Une poésie “agram‐ maticale” », dans Christine Van Rogger Andreucci (dir.), Supplément Triages , op. cit ., p.-125). 61 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit ., p.-129. vue métapoétique, pourrait évoquer quelques poétiques traverses où le poète, un temps, s’est fourvoyé-: Elles furent des chemins inventés pas très loin des fermes. J’y poursuivis mes vaches en pleurant. Le ciel y fut trop près des prairies. Elles menèrent à des lieux perdus, après des buissons-: l’orobanche y envahit les trèfles maigres. Elles nourrissaient les dictionnaires 57 . Volontiers anticlassique, sa conception « ouverte » de la grammaire trahirait, une nouvelle fois, l’orientation baroque de son écriture. Certes, si l’on considère, avec Jacques Bousquet, que le Maniérisme « n’est […] pas caractérisé par une manière, mais bien plutôt par le goût de la manière, nous dirions aujourd’hui : le goût du style 58 », nous serions tentés de le considérer plutôt comme un poète maniériste, d’autant qu’une section de La Poésie comment dire ? s’intitule « Des manières de poète ». Mais nous savons désormais de quoi Maniérisme est le signe. En outre, sa conception du style comme liberté, et non plus simplement comme écart 59 , son invitation implicite à évacuer l’idée de norme 60 , n’éliminent-elles pas l’explication maniériste ? D’ailleurs, que James Sacré compare la grammaire à un vaste champ où courir la poésie, qu’il suggère les voies d’un lyrisme peu audacieux - « chemins inventés pas très loin des fermes » - mollement lacrymal - « j’y poursuivis mes vaches en pleurant » - peut-être idéalisant - « [l]e ciel y fut trop près des prairies » -, où il avoue s’être fourvoyé, en jouant sur une analogie avec la campagne et sur la polysémie, dans un tel contexte, du mot « traverse » - à la fois raccourci et obstacle -, est loin d’être innocent. James Sacré est un poète « de la terre » ainsi qu’il le déclare explicitement dans Si peu de terre, tout ; un poète du monde paysan, voire un poète paysan, ce que suggère le sous-titre « Paysan comme (quatre fois) » ; en tout cas : « Quelque chose entre le mot terre et le mot paysan 61 », comme nous le trouvons écrit dans « Boues séchées, poussières des mots ». Or, si l’on en croit Eugenio 36 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 62 Eugenio d’Ors, Du Baroque, trad. Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 2000 [1935], p. 101. Il évoque aussi la prédilection du Baroque pour le folklore, et James Sacré, qui dénonce un certain folklore rural dans Quelque chose de mal raconté , en reconduit paradoxalement l’intérêt pour tâcher d’en approcher la spécificité-: «-Les gestes qu’on peut faire dans l’espace mal délimité des villages / c’est, qu’on dit dans les livres, / les restes défaits d’anciennes coutumes ça n’a plus de sens / […] / la Saint-Jean personne en pète plus pareil sans doute, n’empêche / est-ce qu’autrefois c’était pas déjà de mêmes anciens rites défaits / qu’on faisait la couleur et l’avenir du temps ? » ( Figures qui bougent un peu et autres poèmes , op. cit ., p.-159). 63 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p.-137. 64 Michel Collot, « Paysages avec », dans Christine Van Rogger Andreucci (dir.), Supplé‐ ment Triages , op. cit ., p.-15. 65 Christine Van Rogger-Andreucci, «-Introduction-», Ibid ., p.-5. 66 Jean-Claude Pinson, Sentimentale et naïve . Nouveaux essais sur la poésie contemporaine , Seyssel, Champ Vallon, 2002, p.-235. 67 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit ., p.-65. d’Ors, que le poète aime à citer, voilà encore un trait typique : « Le baroque contient toujours, dans son essence, quelque chose de rural, de paysan 62 -». Bien sûr, James Sacré ne se prive pas de faire également allusion au corps humain, qui serait une préoccupation maniériste, et parfois même crûment, sur le mode blasonnant de Jude Stéfan : « Une aisselle un pli de slip 63 » ; il n’en évoque pas moins la campagne où il est né, les animaux de la ferme, de l’enfance, et surtout le paysage, dont Michel Collot, qui en révèle la dimension éthique, souligne la « place importante et constante 64 », et dont nous savons qu’il est caractéristique du Baroque esthétique, avant d’être constitutif de la sensibilité du Préromantisme, puis du Romantisme. Certes, Christine Van Rogger Andreucci, note que lorsque James Sacré évoque la campagne « [c]e n’est pourtant pas ce “retour au sentiment de la nature” dont parle Yves Bonnefoy qu’on observe ici, car “les grands aspects simples du monde terrestre” préoccupent moins ce poète que les menus gestes quotidiens 65 -»-; mais précisément, l’humilité paysanne de son écriture vient offrir un contrepoint revendiqué à une certaine conception classique de la langue. Pour Jean-Claude Pinson, en effet, ce que le poète laisse affleurer, c’est «-l’envers paysan du beau jardin de la langue française 66 -». Ce serait d’ailleurs sur cette opposition que s’enracinerait son parti pris pour le « sale », le « sali » - termes choisis, à l’instar de « cœur » et « rouge », « parce qu’ils sont vivants ». D’ailleurs, un poème intitulé « Un oiseau (pas longtemps) » note-: « La couleur du cœur est sale 67 -». En somme, lorsque James Sacré défend l’idée d’une langue « sale », c’est autant pour défendre une conception moderne de la langue et de l’écriture que pour dénoncer l’idéologie qui sous-tend cette qualification, pour lutter contre « le mirage d’une langue classique, pétrifiée, Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 37 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 68 James Sacré, « Langues et le monde qu’on regarde », entretien cit., p. 22. La formule est d’Antoine Émaz. 69 James Sacré, Un sang maniériste, op. cit ., p.-109. 70 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-183. 71 Ibid ., p.-129-130. 72 Ibid ., p.-130. éternelle 68 », dont il offrirait « l’envers paysan ». Dans Un sang maniériste , déjà, la leçon qu’il tirait de l’étude de l’œuvre de Philippe Desportes était cette « prémonition » qu’il y décelait, « comme le signe d’un savoir que l’œuvre est aussi mortelle et que c’est en cela qu’elle nous est familière et qu’elle nous parle 69 ». Aussi, le mot « rouge », chez James Sacré, s’il est signe de vie, est-il conséquemment signe de mort. Avec lui, la pensée du change gagne le poème, de la même manière que chez Stéfan la réflexion sur la précarité de la vie gagne la poésie-: « Rouge » qui est aussi bien le sang vivant en notre corps que le sang de la blessure qui entraîne la mort, finit par me dire fortement cet autre oxymore biologique que forment, dans leur liaison, la vie et la mort. N’importe quel mot, et pour moi il se trouve sans doute que c’est par le mot «-rouge-» que j’en ai d’abord fait l’expérience, me conduit devant l’énigme de ce mot « mort » qui n’empêche pas le vivant et qui même l’avive tout en l’érodant par longue et continuelle usure ; devant l’énigme du mot « vie » qui permet le travail de la mort. Chaque mot, comme le mot « rouge », est un emmêlement de vie et de mort (un mot qui parle le monde et qui est en même temps un mot-trou dans lequel disparaissent les choses de ce monde) 70 . C’est dans une même perspective que James Sacré recourt au topos littéraire qui associe le geste de la poésie et celui du labour à travers un souvenir d’enfance : Oui, à je sais plus quel âge, mon père m’a fait labourer, les deux grands bœufs, sortis de l’étable, parfois le cheval mis devant, le cliché dit que ça ressemblait à des pages d’écriture ces va-et-vient à l’autre bout de la grand-pièce du Champ d’hommes (je pensais « Chandomme », en voyant dans le mot surtout la longueur du travail à faire, la solitude, et guère d’idée quant à ce qu’allait devenir ces labours) 71 . Bien sûr dénonce-t-il aussitôt l’association comme une rêverie, afin de garantir le lecteur de n’y pas voir la croyance en quelque correspondance néoplatoni‐ cienne (romantique ou symboliste) que ce soit-: Si ça ressemblait à de l’écriture c’était pas plus sans doute que si mon activité avait été tout autre, trier des haricots, manoquer du tabac ou chercher sous les plus belles bouses de vaches, dans les prés, de fabuleux insectes 72 . 38 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 Pour autant, ses métaphores n’en demeurent pas moins empruntées au monde de la campagne, et il ne peut s’empêcher de relier les deux activités de cultiver et d’écrire à « la même argile originelle 73 ». C’est enfin ce qui explique sa conception de la grammaire, inspirée de Sponde, comme un « arrangement » de rythmes ou de mots, de matériaux divers, où la notion de geste n’est pas loin - geste de poète paysan, geste de poète baroque. Ainsi, à travers l’isotopie du « rouge » et l’importance qu’il donne à ce que Mallarmé a nommé la « syntaxification », James Sacré peut apparaître, au terme de cette étude, comme un poète doublement baroque : d’abord, parce que le mot « rouge » fonctionne dans son œuvre comme le mot « sang » dans la poésie baroque, dont il se donne comme un équivalent ; ensuite, parce qu’il considère que l’écriture poétique est d’abord affaire de grammaire. Or, ce « travail sur la langue » qu’en 1979 Matthieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe considéraient comme un signe du temps, et dont ils faisaient remonter l’origine au moment du « désastre » (« [C]’est Baudelaire qui, pour nous, a ouvert la voie. Et Mallarmé, si on sait le suivre. Ou si on a le courage de le suivre de côté 74 -»), James Sacré en situe l’émergence bien en amont, confirmant que le Baroque pourrait bien être le «-creuset de la poésie française 75 -». Bibliographie - Sources Sacré, James. Cœur élégie rouge , Marseille, André Dimanche, 2001 [Paris, Éditions du Seuil, 1972]. Sacré, James. Un sang maniériste. Étude structurale autour du mot «-sang-» dans la poésie lyrique française de la fin du seizième siècle , Neuchâtel, La Baconnière, 1977. Sacré, James. «-Préface-» à Jean de Sponde, D’amour et de mort. Poésies complètes , Paris, La Différence, coll. « Orphée-», 1989, p.-7-18. Sacré, James. La Poésie, comment dire-? , Marseille, André Dimanche, 1993. Sacré, James. La Nuit vient dans les yeux, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 1996. Sacré, James. Affaires d’écriture (Ancrits divers), Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2012. Sacré, James. Parler avec le poème , Genève, La Baconnière, 2013. Sacré, James. Figures qui bougent un peu et autres poèmes , Gallimard, coll. «-Poésie/ Gallimard-», 2016. Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 39 73 Ibid . 74 Matthieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe, « L’Intimation », dans Matthieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe (dir.), « Haine de la poésie », Paris, Christian Bourgois, coll. «-Première livraison-», 1979, p.-20. 75 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, op. cit ., p.-247. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 Sponde, Jean de. D’amour et de mort. Poésies complètes , éd. James Sacré, Paris, La Différence, coll. «-Orphée-», 1989. - Études Bénézet, Matthieu et Lacoue-Labarthe, Philippe. « L’Intimation », dans Matthieu Bénézer et Philippe Lacoue-Labarthe (dir.), «-Haine de la poésie-», Paris, Christian Bourgois, coll. «-Première livraison-», 1979, p.-9-21. Bonnefoy, Yves. «-La Seconde simplicité-», dans L’improbable et autres essais , Paris, Gallimard, coll. «-Folio/ Essais-», 1992 [Mercure de France, 1980], p.-187-189. 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James Sacré, poète baroque-? 41 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 1 L’auteur souhaite remercier le département INCAL de l’UCLouvain et le GEMCA (Group for Early Modern Cultural Analysis) pour le financement reçu pour la révision linguistique de cet article. Il adresse également ses remerciements à Estela Bonnafoux pour la relecture du texte et ses précieux commentaires. 2 Omar Calabrese, L’Età neobarocca , Bari, Laterza, 1987. 3 Piero Bigongiari, Antimateria , Milan, Mondadori, 1972. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque dans l’œuvre critique et poétique de Piero Bigongiari (1914-1997) 1 Michele Bordoni UCLouvain, GEMCA Compris comme une période de décadence esthétique, comme une constante anhistorique du goût moderne, ou comme une révolution fondamentale dans l’art et la littérature, le baroque en Italie a souvent été un terrain d’affrontements. Des conceptions culturelles et philosophiques résolument différentes se sont ainsi opposées, de l’idéalisme de Croce au néobaroque d’Omar Calabrese 2 . Dans cet article, nous analyserons la manière dont le poète et essayiste Piero Bigongiari (Pistoia, 1914-Florence, 1997) utilise le concept de baroque pour structurer une réflexion stratifiée et complexe sur l’histoire de la modernité et, en particulier, sur sa poétique personnelle. Après un préambule nécessaire sur la carrière poétique de Bigongiari, l’analyse présentera un bref résumé du débat italien sur le baroque dans la première moitié du XXe siècle. En suivant notamment l’hypothèse d’une relation entre deux réflexions, celle de Luciano Anceschi et celle de Bigongiari, nous analyserons le besoin de Bigongiari de retrouver dans le baroque la matrice génétique du groupe dit de l’«-hermétisme florentin-» et de sa propre poésie. Plus précisément, nous nous appuierons sur l’emblématique pour comprendre la genèse de l’hermétisme florentin, et sur la musique et la science baroques pour éclairer la genèse de la poésie de Bigongiari. Enfin, grâce à quelques témoignages textuels des poèmes du poète toscan, en particulier du livre de 1972 intitulé Antimateria ( Antimatière ) 3 , nous mettrons en Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 4 Pour une définition de la «-troisième génération-», voir Anna Dolfi, Ermetismo e oltre , Rome, Bulzoni, 1997. 5 Certains de ces textes sont traduits par Antoine Fongaro dans Piero Bigongiari, Bigongiari , traduit par Antoine Fongaro, Florence, Industria Tipografica Fiorentina, «-Collection bilingue de poésie de l’Institut Culturel Italien de Paris-», 1972. 6 Cette réflexion est facilitée par l’obtention de la chaire de littérature italienne en 1965 à l’université de Florence. 7 Enza Biagini, « Préface », dans Piero Bigongiari, La Poesia pensa , éds. Enza Biagini, Paolo Fabrizio Iacuzzi et Anna Dolfi, Florence, Olschki, 1999, p. X I X . En particulier, Biagini compare les intérêts de Bigongiari à des « constellations » benjaminiennes qui font écho les unes aux autres tout en étant éloignées. 8 Certains de ces textes ont également été traduits par Antoine Fongaro dans Piero Bigongiari, Ni terre ni mer, Paris, Orphée/ La Différence, 1994. Pour une réflexion sur la traduction des textes de Bigongiari, voir Antoine Fongaro, « Tradurre Bigongiari: Testo, évidence la continuité entre les productions théorique et poétique de Bigongiari, en notant leur matrice baroque commune. Le contexte italien et Piero Bigongiari La figure de Piero Bigongiari a occupé une place centrale dans la culture italienne tout au long du XXe -siècle. Son premier témoignage poétique remonte au début des années 1940, lorsque paraît La Figlia di Babilonia (1942). À la même époque, Bigongiari publie plusieurs essais critiques sur la poésie de ses contemporains Mario Luzi, Oreste Macrì et Alessandro Parronchi. En outre, avec le critique Carlo Bo, il esquisse certains traits fondamentaux de la nouvelle poésie, dite de « troisième génération 4 -». Avec les recueils suivants Rogo (1952), Il Corvo bianco (1955) et Le Mura di Pistoia (1958) 5 , La Figlia di Babilonia est rééditée dans le recueil Stato di cose de 1960, qui marque un tournant dans sa production poétique. En effet, à partir des années 1960, l’écriture poétique s’accompagne d’une réflexion théorique et critique de plus en plus intense 6 . Au cours de cette période, Bigongiari a développé une théorie « asystématique 7 » de la littérature, fondée sur l’intégration de différentes approches issues des études contemporaines de sémiologie, de linguistique, de critique structuraliste et post-structuraliste, de psychanalyse (en particulier jungienne et lacanienne), ainsi que d’études einsteiniennes et de physique quantique. Les volumes d’essais La Poesia come funzione simbolica del linguaggio ( La Poésie comme fonction symbolique du langage , 1972) et L’Evento immobile ( L’Événement immobile , 1985) ainsi que l’ouvrage posthume La Poesia pensa ( La Poésie pense , 1999) témoignent de cet effort critique, auquel s’ajoute toutefois une vaste production poétique. Les volumes les plus significatifs de cette nouvelle saison sont Antimateria (1972), Moses (1986), Nel delta del poema (1989) et Dove finiscono le tracce (1998) 8 . 44 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 poetica, poesia », dans Per Piero Bigongiari, Atti della giornata di studio svoltasi presso il Gabinetto Vieusseux di Firenze il 25 novembre 1994, éd. Enza Biagini, Rome, Bulzoni, 1997, p.-77-88. 9 Massimo Fanfani, « La vicenda del termine “ermetismo” », dans Anna Dolfi (dir.), L’Ermetismo e Firenze. Atti del convegno internazionale di studi , Florence, Firenze University Press, vol.-I, p.-47-59. 10 Francesco Flora, La Poesia ermetica , Bari, Laterza, 1936. 11 En français dans le texte. Enfin, dans la production critique, les volumes consacrés à la critique d’art méritent d’être mentionnés, en particulier l’ouvrage en deux tomes intitulée Il Caso e il caos composée de Il Seicento fiorentino ( Le Seicento florentin , 1975) et Dal barocco all’informale ( Du baroque à l’informel , 1980). L’importante production de Bigongiari, tant sur le plan poétique que critique, se trouve néanmoins réduite par les manuels de littérature à l’étiquette qui désigne la toute première partie de la production du poète toscan, celle de l’« hermétisme florentin 9 -». Le terme « hermétisme » a en effet été utilisé par le critique Francesco Flora dans un livre de 1936 10 pour critiquer les tendances symbolistes de la poésie italienne contemporaine qui, selon lui, était victime d’une dépendance excessive à l’égard d’éléments stylistiques obscurs, d’une fas‐ cination irrationnelle et illogique pour les images de l’altérité et de la recherche d’une musicalité du vers en forte opposition avec la communicabilité du texte. La référence de Flora à Hermès condense intrinsèquement les accusations de détachement de la réalité au profit d’une recherche de l’absolu et de l’idéal, la torsion de la forme dans l’aspiration à l’infini et la mystification du message derrière les contorsions élitistes des poèmes. Bigongiari, tout comme ses associés Luzi et Parronchi, a été identifié comme un « hermétiste florentin » en raison de sa ville d’origine. Cependant, même avec l’enthousiasme de sa jeunesse, la poétique de base de l’hermétisme florentin préconisait un détachement décisif par rapport à une vision anhistorique du poète et proposait en réalité la rénovation éthique de la société à partir d’une rupture avec le langage du régime fasciste. Dans un essai de 1957 consacré à la réception de Hölderlin, Bigongiari a pu expliciter le clivage entre la position critique de Flora et les véritables intentions de l’hermétisme florentin-: Il est assez intéressant, me semble-t-il, que dans la phase de rupture du classicisme fin de siècle 11 du X V I I Ie siècle, c’est-à-dire dans une période encore pleinement établie par la raison […], ma génération, qui a été accusée d’irrationalisme à gauche et à droite, ait pris des mesures pour arriver à une conséquence et à une cohérence fantastiques, que j’ai notamment aimé appeler la non-raison, à travers toute la raison examinée. Il en va ainsi de la quête de ma génération de remonter la « série » historique roman‐ « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 45 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 12 Piero Bigongiari, « Hölderlin e noi », Poesia italiana del Novecento , Florence, Vallecchi, 1965, p. 276 (« È assai interessante, mi pare, che nella fase di rottura del classicismo fin de siècle settecentesco, cioè in un periodo ancora pienamente istituito dalla ragione […] la mia generazione, che fu accusata di irrazionalismo a destra e manca, abbia preso le mosse per arrivare a una conseguenza e consistenza fantastica, che io per esempio amavo definire non-ragione, attraverso tutta la ragione esaminata. Accade alla ricerca della mia generazione di risalire la “serie” storica romanticismo-illuminismo, quasi ricuperando, con moto inverso, un sentimento solo dietro alle sue ragioni: così come la forma retrograda si alterna alla diretta nella musica seriale »). Toutes les traductions de l’italien vers le français sont les nôtres. Toute exception sera mentionnée. 13 Andrea Battistini, « Préface », dans Daniela Baroncini (dir.), Ungaretti Barocco , Rome, Carocci, 2008, p.-11. tisme-Lumières, presque comme par mouvement inverse, un sentiment n’existant que derrière ses raisons : tout comme la forme rétrograde alterne avec la forme directe dans la musique sérielle 12 . Pour Bigongiari, l’accusation d’irrationalisme portée par Flora et les critiques contre l’hermétisme provient d’une lecture historique erronée du phénomène. Les fondements romantiques puis symbolistes des poèmes de Luzi, Parronchi et Bigongiari ne se trouvent pas dans la volonté de laisser libre cours à l’imagi‐ nation et d’abandonner la raison, mais plutôt dans le désir de présenter une pensée parfaitement logique à travers le sentiment que cette pensée provoque. Dans cet essai, il est possible d’entrevoir la première étape d’une reconstruction des fondements théoriques de l’hermétisme florentin - et de la poésie de Bigongiari - à partir d’un moment historique antérieur au romantisme et aux Lumières, à savoir le baroque. Cette hypothèse se fonde sur certaines références intertextuelles relatives au débat sur l’époque et le concept de baroque en Italie entre les années 1930 et 1950, ainsi que sur la présence croissante de ces références dans la produc‐ tion théorique et poétique de Bigongiari au cours des années 1970-1980. En particulier, en se référant à l’accusation d’irrationalité que Flora formule contre l’hermétisme, Bigongiari montre qu’il connaît bien les antécédents de cette accusation. Francesco Flora était en effet un élève de Benedetto Croce, la figure la plus centrale et la plus critiquée de la philosophie et de l’esthétique en Italie. En 1929, Croce a publié un ouvrage monumental , Storia dell’età barocca in Italia ( Histoire de l’âge baroque en Italie ), dans lequel la catégorie de « baroque » était utilisée de manière négative pour désigner la poésie italienne de l’époque. En conservant un point de vue littéraire exclusivement italocentrique et en se limitant aux formes du XVIIe siècle 13 (tout en restant sourd aux éventuelles résonances avec d’autres époques), Croce définit le baroque comme une ère de 46 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 14 Benedetto Croce, « Baroque », Essais d’esthétique , éd. et trad. G. A. Tiberghien, Paris, Gallimard, «-Tel-», 1991, p. 158 (« Dunque, il barocco è una sorta di brutto artistico, e, come tale, non è niente di artistico, ma anzi, al contrario, qualcosa di diverso dall’arte, di cui ha mentito l’aspetto e il nome, e nel cui luogo si è introdotto o si è sostituito. E questo qualcosa, non obbedendo alla legge della coerenza artistica, ribellandosi a essa o frodandola, risponde, com’è chiaro, a un’altra legge, che non può essere se non quella del libito, del comodo, del capriccio, e perciò utilitaria o edonistica che si chiami. Onde il barocco, come ogni sorta di brutto artistico, ha il suo fondamento in un bisogno pratico, quale che questo sia, e comunque si sia formato, ma che, nei casi come questo che si considera, si configura semplicemente in richiesta e godimento di cosa che diletta, contro tutto, e, anzitutto, contro l’arte stessa », Benedetto Croce, Storia dell’età barocca in Italia , Bari, Laterza, 1929, p.-25). 15 Benedetto Croce, « Imprese e trattati delle imprese », Poeti e scrittori del pieno e del tardo Rinascimento , Bari, Laterza, vol. II, 1945, p.-352-365. décadence culturelle, rationnelle et artistique. Un passage qui apparaît dans les premières pages de l’ouvrage est très explicite-: Donc le baroque est une sorte de laid artistique et, comme tel, n’est nullement artistique mais tout au contraire quelque chose de différent de l’art dont il a pris l’aspect et le nom et dans le domaine duquel il s’est introduit et s’est substitué à lui. Et ce quelque chose, n’obéissant pas à la loi de la cohérence artistique, se rebellant contre elle ou la contournant, répond de façon évidente à une autre loi qui ne peut être que celle du bon plaisir, de la commodité, du caprice et, pour cette raison, utilitaire ou hédonistique comme on voudra l’appeler. C’est pourquoi le baroque, comme toutes les espèce de laid artistique, se fonde sur un besoin pratique, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il soit formé, mais qui, dans des cas comme celui que nous étudions, se présente simplement comme la recherche et la jouissance de ce qui plaît contre tout, et d’abord contre l’art lui-même 14 . Les accusations de Flora contre les « hermétistes », lorsqu’elles sont juxtaposées à celles de son maître contre l’ère baroque, présentent un certain degré de similitude. L’obscurité de l’hermétisme apparaît ainsi comme l’aspect vingtième siècle de la laideur baroque, et le sentimentalisme (antirationnel) des hermétistes est comparable à l’hédonisme et au caprice de l’ère baroque selon Croce. La position du philosophe napolitain, aussi autoritaire et marquante soit-elle, n’était pas la seule dans le débat sur le baroque. Une première réaction s’est produite dès les années 1930, avec la publication en 1934 de l’étude pionnière de Mario Praz sur les emblèmes, intitulée Studi sul concettismo ( Études sur le conceptisme ). Ce n’est pas un hasard si le volume s’ouvre sur une accusation iro‐ nique à peine voilée concernant le manque de lucidité de Croce dans son analyse des emblèmes 15 et ses efforts pour une compréhension globale de la période : « vains passe-temps de cerveaux oisifs, ils [les emblèmes] proclament l’érudit « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 47 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 16 Mario Praz, Studi sul concettismo , Milan, SE, 2014, p. 13 (« Vani passatempi di cervelli oziosi , li [gli emblemi] proclama lo studioso serio-»). 17 Luciano Anceschi, Idea del barocco. Studi su un problema estetico , Milan, Nuova Alfa, 1984, p. 12 (« Anche il romanticismo […] col suo storicismo, da un lato, e, dall’altro, con la sua dichiarazione della geniale attività dell’artista libero e unico creatore delle proprie leggi estetiche e morali, avrebbe potuto trovare il senso del Barocco o come momento necessario della storia della cultura o come antecedente plausibile dei propri modi e desideri-»). 18 Ibid ., p.-24. sérieux 16 -». Une autre voix s’est élevée contre cette position anti-baroque, cette fois du côté de la philosophie phénoménologique, celle de Luciano Anceschi. Dans une série d’études consacrées au baroque, le philosophe entreprend de reconstruire l’histoire du concept d’un point de vue radicalement différent de celui de Croce, c’est-à-dire en partant de présupposés historiographiques et esthétiques (et non purement littéraires). Anceschi, en particulier, a eu le mérite d’actualiser les visions de Wölfflin et de D’Ors, en insistant sur la récursivité de la notion de baroque à plusieurs époques. Anceschi insiste notamment sur la proximité entre le baroque et le romantisme-: Même le romantisme […], avec son historicisme, d’une part, et, d’autre part, avec sa déclaration de l’activité géniale de l’artiste libre et seul créateur de ses propres lois esthétiques et morales, aurait pu trouver le sens du baroque, en en faisant soit un moment nécessaire dans l’histoire de la culture, soit un antécédent plausible de ses propres voies et désirs 17 . À cette donnée, déjà importante en soi pour la vision du baroque de Bigongiari, s’ajoute la référence fondamentale d’Anceschi à la proximité entre baroque et XXe siècle. Le baroque, « réaction de l’âme à l’angoisse 18 », s’apparente pour Anceschi à l’époque contemporaine en raison de certains bouleversements structurels, résumés par le philosophe dans les éléments de la nouvelle science, de la nouvelle peinture et de la nouvelle musique-: Si je devais faire une étude sur la véritable essence des formes réelles du baroque, je voudrais commencer par une hypothèse de recherche : prouver si et dans quelle mesure, parmi d’autres ferments différents, la nouvelle doctrine et l’image de l’univers, que la nouvelle science et la nouvelle philosophie […] étaient en train d’élaborer, n’ont pas, par hasard, agi dans ce changement. C’est peut-être la diffusion et presque la montée latente de ce sens qui dérange et perturbe, de ce sens de l’ infini , qui explique 48 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 19 Ibid ., p. 28 (« Se io dovessi fare uno studio sull’essenza reale delle forme reali del barocco, vorrei cominciare con un’ipotesi di ricerca: provare se e quanto, tra gli altri diversi fermenti, non abbia agito, per avventura, in questo mutarsi, la nuova dottrina e immagine dell’universo, che la nuova scienza e la nuova filosofia […] andarono elaborando. È forse per il diffondersi e quasi per il latente lievitare di questo senso che turba e inqueta, di questo senso dell’ infinito che si spiegano tante ragioni delle nuove forme: dall’architettura, […], dalla pittura […] alla poesia […] ma soprattutto alla musica nuova »). 20 Ibid ., p. 34 (« Si sa in cosa consista la questione del Barocco; si vuol sapere quel che s’intende quando nel discorso critico ci si serve di questo “segno”: se si tratta di un “simbolo storico” strettamente legato ad una particolare manifestazione dell’arte e della cultura, oppure di una “costante eterna” che trova il suo fondamento in una interpretazione metafisica del reale »). 21 Ibid ., p. 50 (« Con il suo spirito di sistematicità aperta, la fenomenologia sembra in questo caso l’orizzonte più consono-»). tant de raisons des nouvelles formes : de l’architecture […], de la peinture […] à la poésie […], mais surtout à la nouvelle musique 19 . Dans la réflexion d’Anceschi, le baroque se présente finalement plus comme un « signe » que comme une idée récurrente, ou - en suivant Saussure - comme une entité relationnelle entre une constante anhistorique et une incarnation historique précisément énoncée-: On sait en quoi consiste la question du baroque, on veut savoir ce que l’on entend lorsque ce « signe » est utilisé dans le discours critique : s’agit-il d’un « symbole historique-» étroitement lié à une manifestation particulière de l’art et de la culture, ou d’une « constante éternelle » qui trouve son fondement dans une interprétation métaphysique de la réalité 20 -? Cette différence majeure avec la méthode de Croce est résumée par Anceschi dans l’ouverture de sa dernière étude consacrée au baroque : « avec son esprit de systématicité ouverte, la phénoménologie semble dans ce cas l’horizon le plus approprié 21 -». Si l’on considère la production de Bigongiari, il est intéressant de noter l’apparition simultanée des premiers textes critiques et poétiques du poète florentin et des études phénoménologiques d’Anceschi. En particulier, la notion d’«-ouverture-» de la méthode phénoménologique semble se retrouver implici‐ tement dans la déclaration méthodique de la critique hermétique prononcée par Bigongiari dans une étude des années 1960. La nouvelle critique y est comparée et y est assimilée à la critique italienne des années 1930 en raison de cette ouverture-: La critique française […] a établi qu’il ne peut exister de méthode aprioriste de recherche de la vérité ; mais cette méthode n’est rien d’autre que la structuration in re « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 49 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 de la possibilité même de recherche qui est implicite en elle. La méthode vient ensuite comme la forme même de l’expérience-: la possibilité formelle qu’elle contient 22 . Cette série de similitudes structurelles permet de pousser l’analyse plus loin. Le rapport entre Flora et Croce, avec l’assimilation conséquente de l’hermétisme et du baroque à la laideur et à l’irrationnel, semble ouvrir la possibilité d’un rapport direct entre Anceschi et Bigongiari. En réévaluant le baroque, le XXe -siècle --et en particulier l’hermétisme florentin et la poésie de Bigongiari-- semble également sortir d’une impasse critique limitée par la perspective de l’idéalisme. Dans les paragraphes suivants, en prenant les catégories d’Anceschi comme base d’analyse, nous montrerons les interactions entre la sémiologie, la musique, la poésie, la science baroque et la poétique de Bigongiari. Le symbole et le signe Il existe une continuité entre la vision d’Anceschi du baroque comme « signe » et la réflexion sémiologique de Bigongiari. Ce dernier a commencé ses études sur le signe au début des années 1960, en particulier dans les textes contenus dans le recueil d’essais La Poesia come funzione simbolica del linguaggio 23 . Dans ce volume, la poésie est comprise comme un « symbole polysensoriel », c’est-à-dire comme le processus de signification qui, diachroniquement, se modifie et change en fonction du lecteur. La notion de symbole comme «-polysensoriel-», c’est-à-dire comme « pluralité des sens 24 », avait déjà été explicitée dans un article des années 1930 intitulé La Solitudine dei testi ( La Solitude des textes ) 25 . L’œuvre d’art n’est pas, pour Bigongiari, étrangère au temps qui la produit, mais entretient avec lui des relations qui modifient, selon les moments historiques où elle est lue, son poids dans l’écosystème culturel et littéraire de l’époque. Contrairement à Barthes, Bigongiari insiste sur la « cotangence » de l’histoire et du symbole, de l’histoire et de l’œuvre d’art-: 50 Michele Bordoni 22 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , Milan, Feltrinelli, 1972, p. 10-11 (« La critica francese […] ha stabilito che non può esistere un metodo aprioristico di ricerca della verità; ma che appunto il metodo non è altro che lo strutturarsi in re della stessa possibilità di ricerca che le è implicita. Il metodo viene dopo come la forma stessa dell’esperienza: la possibilità formale che essa contiene-»). 23 Sur la sémiologie de Bigongiari, et en particulier sur celle de La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , nous signalons l’étude très pertinente de Federico Fastelli, « Bigongiari teorico. La poesia come funzione simbolica del linguaggio », dans Anna Dolfi (dir.), L’Ermetismo e Firenze , op. cit. , vol.-II, p.-335-346. 24 Roland Barthes, Critique et vérité , Paris, Seuil, 1966, p. 51 (cité dans Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p.-11). 25 Piero Bigongiari, «-La solitudine dei testi-», Campo di Marte , 15-août 1938. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 26 Roland Barthes, Critique et vérité , op. cit. , p.-54. 27 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p. 11 («-Ma quello che ci lascia perplessi è l’affermazione barthesiana che “l’opera è per noi senza contingenza”; quando ci pare che l’opera sia, al contrario, una continua contingenza, una continua, se vogliamo, cotangenza, un sistema di rapporti che essa ogni volta istituisce non solo con la propria situazione storica di partenza ma con ogni situazione storica di arrivo, o meglio, con ogni situazione di arrivo che in quanto tale diventa storica »). 28 Ibid ., p. 13 (« Ove non esista questa continua complementarietà, sparisce la stessa comunicabilità della comunicazione: i segni tornano natura, che per statuto non signi‐ fica. Ora la storia si pone, in questa dialettica, proprio come la metafora antinaturalistica per eccellenza: e questo distingue la nostra posizione da ogni storicismo, che è invece fondamentalmente naturalistico, anzi direi è l’altra faccia dell’era naturalistica che il mondo ha traversato tra la fine dell’Otto e i primi del Novecento-»). Mais ce qui nous laisse perplexe, c’est l’affirmation de Barthes selon laquelle « l’œuvre est pour nous sans contingence 26 », alors qu’il nous semble que l’œuvre est au contraire une contingence continue, une cotangence continue, si l’on veut, un système de relations qu’elle établit à chaque fois non seulement avec sa propre situation historique de départ, mais avec toute situation historique d’arrivée, ou plutôt avec toute situation d’arrivée qui devient historique en tant que telle 27 . Cette réflexion est le cœur de la thèse de Bigongiari-: la poésie n’est pas une donnée objective, un ensemble d’éléments pouvant être analysés de manière scientifiquement définitive, ni une idée abstraite et irréalisable, mais plutôt une fonction, une dynamique et une processualité, une poièsis . La notion de « fonction », concept issu de la logique mathématique et indiquant la loi de correspondance entre un domaine x et un codomaine y , où chaque élément de x correspond à un et un seul élément de y selon diverses lois propres à la fonction, est un concept relationnel qui s’applique, au niveau littéraire, dans la juxtaposition de la constante du texte et de la variante du lecteur-: Là où cette complémentarité continue n’existe pas, la communicabilité même de la communication disparaît : les signes retournent à la nature, ce qui, par statut, n’a pas de signification. Or, l’histoire se présente, dans cette dialectique, précisément comme la métaphore anti-naturaliste par excellence : ce qui distingue notre position de tout historicisme, qui est au contraire fondamentalement naturaliste, je dirais même qu’il est l’envers de l’ère naturaliste que le monde a traversée entre la fin du X I Xe et le début du X Xe -siècle 28 . Ces réflexions, nettement anti-crociennes, surtout dans la dernière citation, sont suivies, dans le même recueil, par d’autres études principalement consa‐ crées à des thèmes baroques. En particulier, à l’occasion de la réédition enrichie « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 51 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 29 Enzo Giudici, Maurice Scève poeta della Délie , t.-I, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1965. 30 Mario Praz, Studi sul concettismo , op. cit. , p.-16. 31 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p. 41 (« La romantizzazione sentimentale dell’immagine che libera l’emblema dalla sua fissità-»). des Studi sul concettismo de Mario Praz et du volume d’Enzo Giudici intitulé Maurice Scève poeta della Délie 29 , Bigongiari écrit un article intitulé Scève entre Pétrarque et Mallarmé consacré aux emblèmes de la Délie (1534) de Maurice Scève et il renvoie l’épopée du symbole et du signe symboliste et vingtièmiste à une base purement baroque et maniériste. Ce sont précisément les réflexions de Mario Praz qui servent de point de départ aux théories de Bigongiari. L’essayiste romain - qui, dans les années 1930, avait déjà fréquenté à Florence les mêmes cercles culturels que les jeunes hermétistes, comme le café Giubbe Rosse - avait en effet été le premier à reconnaître une fixité allégorique dans la poésie de Pétrarque. Par la suite, cette fixité devint un emblème moral et l’image standardisée d’une vérité immobile 30 . La complication du signe poétique par l’intersection avec le signe iconique pratiquée par Scève permet « la romantisation sentimentale de l’image qui libère l’emblème pétrarquiste de sa fixité 31 ». Dans l’emblème baroque - Bigongiari reconnaît déjà dans Délie les germes de la période postérieure - le signe se rapproche de la puissance du symbole du XXe siècle, en s’ouvrant à une interprétation polyvalente et tout sauf stable. Le long passage que nous citons offre une démonstration efficace de la capacité de Bigongiari à reconnaître les germes de la modernité dans l’époque baroque-: La possibilité pour l’image de se structurer en dessin, c’est-à-dire d’engager le sens de la vue en termes linéaires, d’engager visuellement le lecteur, naît de cette relation entre les arts de la Renaissance qui implique une conversion unitaire au centre et qui, dans la sphère maniériste, s’enferme dans l’emblème dont on usera et abusera précisément à l’époque baroque, au moment, je veux dire, du détachement des arts de leur compétition unitaire, au moment du détournement de sens et, par conséquent, de leur divergence progressive, de la compétition, de la dilapidation qu’implique l’explosion baroque. Alors l’emblème devient moralisant ; bloqué de façon maniériste dans la figure, il se débloque dans les significations qui se multiplient, par rapport au point de vue figural qui reste bloqué […] selon la maniera . Et l’emblème vise alors à la polyvalence du symbole, à la polysémie : c’est-à-dire qu’il ne sort pas de ses possibilités figuratives : le signifiant reste maniériste, pseudo-renaissant, tandis que les significations se compliquent, corrompant ainsi moralement, pluriellement, dans la zone contre-réformée avec le jeu admis de l’ambiguïté, sa possibilité de sens que depuis la Renaissance il portait avec lui comme « unique ». […] Le signifiant éclatera, pour 52 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 32 En français dans le texte. 33 Ibid ., p. 39-40 (« La possibilità che l’immagine possa strutturarsi in disegno, cioè impegnare in termini lineari il senso della vista, impegnare visivamente il lettore, esce da quel rapporto tra le arti rinascimentale che ha implicato una conversione unitaria al centro e che in ambito manieristico si blocca in emblema di cui si farà uso ed abuso appunto in epoca barocca, al momento, voglio dire, del distaccarsi delle arti da questo loro concorso unitario, al momento della diversione di senso e, della conseguente, progressiva loro divergenza, della gara, della dilapidazione che l’esplosione barocca implica. Allora l’emblema si fa moralistico; bloccato manieristicamente in figura, si sblocca nei significati che si moltiplicano rispetto al punto di vista figurale che rimane bloccato […] secondo la maniera. E l’emblema mira in tal momento alla polivalenza del simbolo, alla polisemia: cioè non si smuove dalle sue possibilità figurali: il signifi‐ cante rimane manieristico, pseudorinascimentale, mentre si complicano i significati, corrompendosi pertanto moralisticamente, pluralisticamente, in area controriformata col gioco ammesso dell’ambiguità, la sua possibilità di significare che dal Rinascimento si era portata dietro come “unica”. […] Il significante scoppierà, a dir così, e pour cause , quando la seminagione e la diaspora dei significati sarà maturata dall’interno, in tutta la sua ambiguità simbolista-»). 34 L’étude de Giancarlo Innocenti, L’Immagine significante , Padoue, Liviana, 1980, suit l’approche méthodologique de Bigongiari. Ce livre est issu d’un travail de doctorat encadré par Adelia Noferi, la principale spécialiste de Bigongiari. 35 Pour le concept d’iconotexte voir la préface d’Alain Montandon au volume qu’il a dirigé : Iconotextes , Paris, Ophrys, 1990, p. 7. La définition qu’il en donne est la suivante : «-la spécificité de l’iconotexte comme tel est de préserver la distance entre le plastique et le verbal pour, dans une confrontation coruscante, faire jaillir des tensions, une dynamique qui opposent et juxtaposent deux systèmes de signes sans les confondre. » Dans le cas de l’emblème et de la devise, la dynamique de tension entre le plastique et le verbal s’exprime dans les énoncés métaphoriques des mots et des images, ces derniers pris séparément et ensemble. 36 Le concept de « processus emblématique » est développé par Daniel S. Russell, The Emblem and Device in France , Lexington, French Forum, 1985. ainsi dire, et pour cause 32 , lorsque l’ensemencement et la diaspora des significations auront mûri de l’intérieur, dans toute son ambiguïté symboliste 33 . Dans l’histoire des études emblématiques, cette volonté de réconcilier le signe baroque et les théories sémiotiques du XXe siècle est certainement la plus avancée et la plus audacieuse 34 . L’emblème est reconnu par Bigongiari comme le prototype du symbole baroque, le noyau figuratif qui, en se décomposant en ses différents composants, permet une vision fonctionnelle et instable de lui-même. Le rapport entre l’image et le mot dans l’iconotexte 35 baroque, en particulier, met en marche le processus 36 de signification, l’établissement de la fonction du signe et la prolifération interprétative du lecteur. Le signe de la Renaissance se transforme, dans la mentalité emblématique, en un symbole baroque, polyvalent et multiforme. Ce fait est remarquable en soi et implique une reconstruction historique de la poésie moderne à partir de la charge révolutionnaire du baroque. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 53 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 37 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p. 42 (« Al termine di tale corruzione dell’emblema […] sarà il costituirsi del simbolo mallarméano; ch’è il segno scorporato e geometrico dell’esistenza a cui allude, esso privo di corpo, nel suo fervore mentale e metaforico, cioè traspositivo, mentre proprio, in esso, l’esistenza, divenuta un traslato esemplare, si scorpora e perde la sua problematicità, a dir così, fisica-»). 38 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino . Tra Galileo e il Recitar Cantando , Bologne, Cappelli, 1975, p. 7 (« [Il volume] si propone di esaminare in alcuni momenti culminanti o comunque caratteristici la crisi del segno dal barocco all’informale-»). Une autre citation permet cependant de relier la réflexion générale sur l’emblème et la poésie à une correspondance directe entre le symbole baroque et la poésie hermétique. Si l’emblème baroque est en effet perçu dans sa charge dynamique et propulsive, si une fonction poétique et symbolique peut être décelée dans les emblèmes, la poésie du symbolisme de la fin du XIXe siècle est au contraire identifiée comme l’arrêt de la dynamique symbolique-: Au terme d’une telle corruption de l’emblème […] se constituera le symbole mal‐ larméen, qui est le signe désarticulé et géométrique de l’existence à laquelle il fait allusion ; il est dépourvu de corps, dans sa ferveur mentale et métaphorique, c’est-à-dire transpositionnel, alors que précisément, en lui, l’existence, devenue traduction exemplaire, est désarticulée et perd sa problématicité pour ainsi dire physique 37 .- Si le symbolisme de Mallarmé a souvent été associé à la poésie de l’hermétisme florentin, il suffit de rappeler comment, à la base de cette poétique, il y avait, selon la déclaration directe de Bigongiari, un effort pour dépasser le trait logiciste et rationnel du symbole romantique et des Lumières. Il semble qu’en rappelant le parcours qui va de l’emblème baroque au symbole symboliste, Bigongiari indique comment la poésie contemporaine et hermétique est une tentative de récupérer la vitalité du langage poétique compris comme fonction, comme dynamis , propre à l’emblématique baroque. En revanche, dans le volume consacré à la peinture florentine du XVIIe siècle, la recherche généalogique de la culture moderne et contemporaine passe précisément par la crise du signe de la Renaissance : « [le volume] se propose d’examiner, à certains moments culminants ou en tout cas caractéristiques, la crise du signe, du baroque à l’informel 38 ». Le résultat ultime de cette rupture est l’informel, courant pictural qui renonce à la forme et au concept en faveur de la liberté chromatique et de la présence matérielle de la couleur sur la toile. Adelia Noferi, critique perspicace de Bigongiari, a montré comment la métaphore de l’informel se réfère à la fois au 54 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 39 Adelia Noferi, « Ipotesi sull’Informale e la poesia della Terza Generazione », Il Gioco delle tracce , Florence, La Nuova Italia, 1979, p. 329. Cet article avait été publié comme préface au volume de Margherita Bernardi Leone, Informale e terza generazione , Florence, La Nuova Italia, 1975. 40 « C’est dans cette valeur agonique et agonistique du mot et du signe que réside la dynamique dialectique de l’informel » (Adelia Noferi, « Ipotesi sull’Informale e la poesia della Terza Generazione-», art. cit., p.-352). 41 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , p. 7 (« [La pittura barocca] è la risposta razionale, in interiore Psyche , alla nuova scienza galileiana e al “recitar cantando” della Camerata de’Bardi-»). 42 Pour une étude récente sur la genèse de la Camerata, voir Lucia Bertolini, Federico Della Corte, Carolina Patierno, Elisabetta Selmi et Elisabetta Tonello, éds., Tecnica, toni e commistione di generi. Dai prodromi del melodramma al 1636 , Milan-Padoue, E-Campus University Press-Padova University Press, 2024. courant pictural et à l’hermétisme florentin dans les réflexions du poète toscan 39 . En particulier, Noferi note que l’hermétisme réagit à la fixité des structures et des significations du lyrisme mallarméen et pétrarquiste par une attention décisive non au fait linguistique, mais à la fabrication du langage 40 , à la recherche de la fonction qui permet à la poésie de réapparaître continuellement sous une espèce symbolique. Cette dynamis du signe est la nouveauté du baroque, qui devient ainsi le moment privilégié d’une vision inédite du XXe siècle. Toujours dans le Prologue de la dyade Il Caso e il caos , Bigongiari souligne la contribution centrale de la musique et de la nouvelle science pour briser la nature unitaire du symbole : « [la peinture baroque] est la réponse rationnelle, in interiore Psyche , à la nouvelle science galiléenne et au “recitar cantando” de la Camerata de’Bardi 41 -». Le discours sur le signe est donc lié à celui de la musique et de la science, avec de forts échos anceschiens. Mais si la crise du signe permet une vision de la poésie hermétique conforme aux principes baroques, la musique et la science seront utilisées par Bigongiari pour reconstruire les fondements épistémologiques de sa poétique. Recitar Cantando La Camerata dei Bardi est unanimement reconnue comme le prodrome théo‐ rique du développement de la musique d’opéra 42 . Elle réunit Giulio Caccini, Emilio de’Cavalieri, Jacopo Peri, Vincenzo Galilei - le père de Galilée et le théoricien le plus important du groupe - et Ottavio Rinuccini. En s’appuyant sur la nécessité de récupérer l’ancienne musique du théâtre antique, leurs réflexions entraînent la création d’un genre entièrement nouveau et purement baroque. C’est précisément ce dernier aspect que Bigongiari met en avant dans son analyse de la rupture du signe pictural au XVIIe siècle, mais aussi dans sa réflexion « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 55 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 43 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , op. cit. , p. 31 (« Quanto di idea è contenuto nell’emblema tardomanieristico, si fa affetto, sentimento che dall’invisibile e dal dimos‐ trativo favoloso vuol trovare semplicemente un nuovo modo di stare nel mondo-»).- 44 Ibid ., p.-39. 45 Il semble utile de rappeler que, là encore, Mario Praz avait consacré une étude au mélange de la poésie et de la peinture dans les mêmes années ( Mnemosyne. The Parallel Between Literature and the Visual Arts , Princeton, Princeton University Press, 1970-; cf . la traduction française : Mnemosyne : parallèle entre littérature et arts plastiques , trad. Claire Maupas, Paris, G-J. Salvy, 1986). 46 Piero Bigongiari, « Ut poesis pictura », La Poesia pensa , op. cit. , p. 116 (« Nel Seicento fiorentino si ha un vero e proprio rovesciamento di senso nel concetto implicito della famosa analogia oraziana “ut pictura poesis”. Si arriva, nel travaso del fatto poetico in fatto pittorico, a un “ut poesis pictura” »). sur la nature sémiotique des arts, qu’il développe à l’intérieur de l’article « Ut poesis pictura » paru dans les années 1990. En particulier, au lieu de se concentrer sur Vincenzo Galilei, Bigongiari consacre la majorité de ses études au poète et librettiste Ottavio Rinuccini, considéré comme fondamental dans la recréation généalogique de l’hermétisme florentin et de la poésie de Bigongiari elle-même. La réflexion sur le recitar cantando est, comme nous l’avons dit, intrinsèque à la réflexion sur la peinture, impliquant l’idée que, si l’on doit parler de baroque, il faut l’étendre - de manière anti-crocienne - à tous les arts et pas seulement à la littérature. La nouveauté apportée par la Camerata de’Bardi est, conformément au fondement sémiotique de l’analyse, ramenée à un motif sémiotique. C’est, notamment, encore à l’emblème que Bigongiari se réfère : «-ce qui est contenu dans l’emblème maniériste tardif de l’idée devient affection, sentiment qui, de l’invisible et du fabuleux démonstratif, veut simplement trouver une nouvelle façon d’être au monde 43 ». Les « masses d’énergie psychique libérées de l’idée » qui, dans la théâtralisation musicale, prennent mouvement et vie, fonctionnent comme des activateurs de régions psychiques jamais avivées à la Renaissance. En effet, pour Bigongiari, le recitar cantando est en définitive la « découverte de l’intériorité 44 » après une période d’allégorisation et de fixation sur des modèles et des figures de sentiment. Cette vision emblématique de la musique baroque tend à mettre en évidence non seulement la perméabilité du XVIIe -siècle au brassage des arts 45 , mais surtout l’imbrication critique de leurs domaines propres : « dans le XVIIe siècle florentin, il y a un véritable renversement de sens dans le concept implicite de la fameuse analogie horatienne “ut pictura poesis”. On aboutit, dans le transfert du fait poétique au fait pictural, à un “ut poesis pictura” 46 ». Mais si la musique, dans ce cas, se dote des traits distinctifs de la poésie, avec Rinuccini « la poesis perd la caractéristique fondamentale implicite de son être, elle perd son poiein , et se présente comme une reviviscence 56 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 47 Ibid ., p. 123 (« Ed è che la poesis perde la caratterisctica fondamentale implicita al suo essere, perde il suo poiein , e si presenta come reviviscenza teatrale-»). 48 Ibid ., p.-137 («-Azioni psichicamente analizzate nella loro suspence -»). 49 Ibid ., p. 143 (« [Il disegno] reagisce come segno, nascente come traccia, che implica nel suo farsi il concettualizzarsi stesso dell’opera nel suo significato occulto, e non più riversando nell’opera, e a detrimento della sua esistenza come mimesi di una realtà, quella rinascimentale, antropocentrica e celebrativa di una certezza che non esisteva più-»). 50 Ibid ., p.-127. 51 Ibid ., p.-147. 52 Ibid ., p.-149. théâtrale 47 ». Les livrets du poète, selon la lecture de Bigongiari, dissolvent l’emblématique en « actions psychiquement analysées dans leur suspens 48 », mettant en évidence non pas tant la valeur conceptuelle de la valeur morale que le pathétisme émotionnel de la voix chantée. Ainsi, par contrecoup, le dessin est intellectualisé : [le dessin] réagit comme un signe, surgissant comme une trace, qui implique dans sa réalisation la conceptualisation même de l’œuvre dans son sens caché. Il ne se déverse plus dans l’œuvre et au détriment de son existence comme mimèsis d’une réalité, celle de la Renaissance, anthropocentrique et célébrant une certitude qui n’existait plus 49 . Le thème de la trace nous ramène à celui de la fonction qui, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, est une véritable caractéristique de la critique structuraliste et, selon la reconstruction de Bigongiari, du groupe hermétique. Il semble que la conception que Bigongiari fait du baroque - et du baroque de Rinuccini - n’est pas le fruit du hasard, et repose sur un pari historiographique non négligeable. Il en fait la base des expériences culturelles les plus centrales de l’hermétisme et de sa propre poésie : Leopardi 50 - auquel le poète a consacré de multiples études -, Wagner 51 et le Sturm und Drang 52 . Ces trois références confirment en outre la correspondance de l’hermétisme avec le domaine de la raison dépassée par le sentiment qu’il suscite à la fin du XVIIIe siècle et par l’hypothèse d’Anceschi sur la proximité du romantisme et du baroque. La réflexion sur le baroque ne s’arrête cependant pas à la recherche d’un antécédent à l’expérience de l’hermétisme, mais, plus audacieusement encore, va jusqu’à établir une comparaison précise entre le XVIIe et le XXe siècle. C’est à ce moment-là que la revalorisation du baroque joue un rôle fondamental dans la poétique de Bigongiari. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 57 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 53 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , op. cit. , p. 9 (« E questo [il rinnovamento barocco] va di pari passo col dilatarsi fenomenologico dell’universo, che trova le sue premesse nella nuova scienza galileiana-»). 54 Ibid ., p. 10-11 (« [I]l costituirsi progressivo e correlato della prospettiva caotica è il filo che unisce gli ultimi quattro secoli di pittura, a partire dai sussulti della prospettiva euclidea rinascimentale, attraverso il rinascimento “sporco”, cioè attraverso il manierismo, fino al barocco […] e fino appunto alla nuova prospettiva caotica dei contemporanei-»). Le chaos baroque et les perspectives galiciennes Dans la préface du volume d’études consacré aux peintres florentins du XVIIe siècle, Bigongiari suit l’hypothèse d’Anceschi en retraçant les nouvelles découvertes scientifiques à la base de la révolution du goût esthétique baroque. En particulier, du point de vue strictement florentin utilisé par Bigongiari, le rôle le plus important dans ce changement de perspective est celui joué par Galileo Galilei. Les découvertes du physicien et philosophe toscan, principalement liées au renouvellement de la vision et à la décentralisation de la Terre qui en découle, constituent l’élément déclencheur de la nouvelle peinture. Celle-ci, définitivement libérée des canons figés de la réalité emblématique et de la Renaissance, se présente comme la première héritière des nouvelles découvertes sur l’infinité du cosmos : « et il [le renouveau baroque] va de pair avec l’expansion phénoménologique de l’univers, qui trouve ses prémices dans la nouvelle science galiléenne 53 ». On perçoit, notamment, le passage d’une condition d’immobilité à une condition d’énergie en mouvement, similaire à la condition qui s’opère lors de la transition entre fixité sémiotique et pouvoir symbolique: [L]a constitution progressive et corrélée de la perspective chaotique est le fil qui unit les quatre derniers siècles de peinture. Ce dernier a pour point de départ les soubresauts de la perspective euclidienne de la Renaissance, passe par la Renaissance “impure”, c’est-à-dire par le maniérisme, pour atteindre le baroque […] et enfin, précisément, la nouvelle perspective chaotique des contemporains 54 . Ce passage est central et nous permet de comprendre la manière subtile dont Bigongiari lit le baroque, tantôt comme la base indispensable du XXe siècle, tantôt du point de vue des découvertes du XXe siècle. Si, en général, le baroque est considéré comme le précurseur du XXe siècle, ce dernier - dans l’œuvre de Bigongiari-- participe aussi à la redécouverte du baroque. La dimension la plus évidente de cette double lecture est le traitement de la perspective d’Alberti. Partant du principe qu’elle était au centre de la peinture de la Renaissance - même si Bigongiari n’admet pas qu’elle était la seule autorisée - 58 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 le critique et poète toscan assimile passage d’une vision anthropocentrique à une vision plus incertaine et glissement de la perspective centrale à une perspective non seulement non géométrique, mais aussi non euclidiennement géométrique. La découverte de la géométrie non euclidienne est une réalisation du XXe -siècle, mais Bigongiari insiste à plusieurs reprises sur la qualité non linéaire de la vision dans le baroque. Par exemple, lorsqu’il évoque le peintre Cecco Bravo (l’un de ses préférés), il déclare : « avec Cecco Bravo, c’est une perspective émotionnelle qui prend le dessus. Les “objets atmosphériques” de Cecco Bravo naissent […] comme des moments de condensation d’un mouvement rotatif qui se dissout à travers des vibrations successives 55 ». Ou encore, toujours à propos du même artiste-: La lumière spatiale de Cecco Bravo place devant la surprise d’un espace immense ou en tout cas indéfinissable, immensurable, la figure surprise dans son élan, qui se mesure dans toutes les dimensions possibles de son propre déchaînement, se recroqueville sur elle-même, explose dans son propre sentiment extrême ou se replie dans sa propre réserve psychologique 56 . Les peintres du XVIIe -siècle sont tous soumis à la même règle, la règle du chaos, extrêmement novatrice : « le pinceau du peintre ne peut revenir en arrière. La loi de la forma formans est liée à l’irréversibilité de la forme agente : sa progressivité se produit ex chao 57 -». Le chaos est une catégorie fondamentale dans la recherche de Bigongiari, tant sur le plan théorique que poétique. Un brillant article d’Adelia Noferi retrace l’importance des études d’Edgar Morin et de Lupasco dans l’élaboration du con‐ cept de chaos 58 . Selon Noferi, il renverrait à l’abîme productif qui, contrairement « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 59 55 Ibid ., p. 64 (« Con Cecco Bravo subentra una prospettiva emozionale. Nascono gli “oggetti atmosferici” di Cecco Bravo […] come momenti di condensazione del moto rotatorio che si scioglie per vibrazioni successive-»). 56 Ibid ., p.-67 (« La luce spaziale di Cecco Bravo mette davanti alla sorpresa d’uno spazio immenso o comunque indefinibile, immisurabile, la figura sorpresa nel suo slancio, che si misura in tutte le possibili dimensioni del proprio scatto, si raggomitola su di sé, esplode nel proprio sentimento estremo o si ritira nel proprio riserbo psicologico-»). 57 Ibid ., p. 10 (« Il pennello del pittore non può tornare indietro. La legge della forma formans è legata all’irreversibilità della forma agente: la sua progressività avviene ex chao -»). 58 Adelia Noferi, « Ipotesi sull’informale e la poesia della Terza generazione », art. cit., p. 334-345. Les références à Lupasco et Morin sont contenues dans Edgar Morin (dir.), L’Evènement , Paris, École Pratique des Hautes Études, 1972 (Noferi cite la traduction italienne-: Edgar Morin (dir.), Teorie dell’evento , Milan, Bompiani, 1974, p.-153-166). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 au hasard, est au cœur de la nature dynamique de la réalité 59 . Déjà au cours des années 1960, dans l’introduction à l’ouvrage Poeti italiani del Novecento , le chaos jouait un rôle important dans la classification historiographique opérée mise au point par le poète-: L’hermétisme a substitué au néant symboliste, vécu comme un pôle dialectique, […] le silence opposé à la parole : l’“absence” hermétique est plutôt l’absence de langage ; et précisément dans le silence avant le mot a mûri le concept de chaos originel, qui est le monde sans langage, dans lequel le signe naît comme signe d’opposition et acquiert un sens qui décrit son intentionnalité historique 60 . Les recherches des années 1960 et 1970 61 se fondent sur les études consacrées à la peinture florentine et à d’autres œuvres picturales du XXe -siècle. Elles nous permettent de reconstruire la genèse de la relation entre le chaos post-galiléen et le chaos du XXe siècle, en passant par le biais du symbolisme mallarméen. Compris comme dynamis , le chaos est perçu positivement par Bigongiari, et indique le « particularisme des phénomènes du microcosme » ainsi que « l’ambiguïté de la réalité 62 ». Ce dynamisme a été découvert par les peintres et les poètes baroques, qui ont également découvert l’impossibilité, une fois le signe (pictural ou verbal) tracé, de restaurer l’énergie plastique du chaos. À cela s’ajoute donc le hasard, le geste sémiotique qui, par nature, distingue et bloque. Ce n’est pas une coïncidence si les emblèmes figurant sur les pages de titre des livres consacrés aux peintres florentins et à l’art informel font référence à cette dynamique. Si dans le dernier volume, l’emblème [Fig. 1] symbolise le « gouffre du chaos 63 », dans le volume de 1975, c’est un véritable dispositif 60 Michele Bordoni 59 Enza Biagini, « Piero Bigongiari: i “giochi del caso” fra teoria, critica e poesia » Italies , n o 9, 2005, p.-255-281. 60 Piero Bigongiari, Poesia italiana del Novecento , op. cit. , p. 17 (« L’ermetismo sostituì al Nulla simbolista, esperito come polo dialettico, […] il silenzio a cui si oppone la parola : l’“assenza” ermetica è piuttosto assenza di linguaggio; e proprio nel silenzio prima della parola maturò quel concetto di caos originario che è il mondo privo di linguaggio, in cui nasce il segno come segno d’opposizione e acquista un senso che ne descrive l’intenzionalità storica »). 61 Pour une chronologie des acquisitions des peintures baroques de la collection, ainsi que des peintures du X Xe siècle, voir l’excellente étude de Francesca Baldassarri, La Collezione Piero ed Elena Bigongiari. Il “Seicento fiorentino” tra favola e dramma , Milan, Federico Motta, 2004. 62 Enza Biagini, « Piero Bigongiari: i “giochi del caso” fra teoria, critica e poesia », art. cit., p.-162. 63 Riccardo Donati, L’Invito e il divieto. Piero Bigongiari e l’ermeneutica d’arte , Florence, Società editrice fiorentina, 2002, p. 90. Le symbole du chaos est tiré du volume L’escalier des sages ou La philosophie des anciens , à Groningue, chez Charles Pieman, 1686, f. 29 v. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 iconotextuel qui est mis en place par Bigongiari pour expliciter le rapport entre hasard et chaos. L’emblème (en jargon technique, la devise) présente en effet une rose avec la devise P E P U LIT VI R E S C A S U S Q U I ANIM O T U LIT E Q U O (« celui qui persiste dans l’équité vainc le pouvoir du hasard »). Il est tiré d’un jeu de cartes de la Renaissance, probablement parvenu à Bigongiari par le biais d’une reproduction du XIXe siècle [Fig.-2] 64 . Le sens de ce dispositif renvoie au hasard, la rose étant le symbole de l’éphémère, de la caducité (du latin cado , casum ), et s’oppose ainsi à l’image du chaos dans l’exergue du livre de 1980. Sous cette devise, Bigongiari écrit également la phrase suivante (en français) : « un coup de pinceau toujours abolira le hasard ». La référence au coup de dés de Mallarmé, plus qu’évidente, renvoie inévitablement à un report ante litteram des problèmes du symbolisme. En outre, ce report semble rappeler comment, sur le plan historiographique, l’absence de besoin de classification symboliste du baroque a permis une plus grande liberté et un plus grand pouvoir symbolique du signe poétique ou pictural. Fig. 1 : L’escalier des sages ou La philosophie des anciens , à Gro‐ ningue, chez Charles Pieman, 1686, f. 29 v. Fig. 2 : Joseph Strutt, The Sports and Pastimes of the People in England , Londres, Methuen and Co., 1801, p. 264. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 61 64 Joseph Strutt, The Sports and Pastimes of the People in England , Londres, Methuen and Co., 1801, p.-264. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 65 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , op. cit. , p. 71 (« Scontrandosi con la Controri‐ forma, da cui queste forme provenivano, ecco che si provoca questa controdeflagrazione formale che ha ingannato fin qui gli storici del barocco,che non si sono accorti di questa “antimateria” seicentesca, né l’hanno annoverata tra i fenomeni nuovi del secolo-»). 66 Piero Bigongiari, « Il non luogo della poesia (1971) », Anna Dolfi (dir.), Nel mutismo dell’universo. Interviste sulla poesia 1965-1994 , Rome, Bulzoni, 2001, p. 18 («-Chiuso con Torre di Arnolfo il ciclo “elementare” di Stato di cose , questo che vi offro è un libro di forze “antielementari”: un libro in cui le cose non stanno-»). 67 Cet aspect est très évident pour deux raisons : la première est d’ordre textuel et la se‐ conde d’ordre paratextuel. Dans les nombreux poèmes du recueil, pour commencer par le premier aspect, il est de fait possible de déceler un ensemble non négligeable de termes appartenant au jargon physique ou chimique, tels que « ultrason infrason » (« Amore », p. 14 ; dans le texte original « ultrasuono infrasuono ») ; « désolation magnétique » (« Temporale a Urbino », p. 19 ; dans le texte original « desolazione magnetica »)-; «-le frémissement de la molécule qui déplace le système » (« Uomini e spettri », p. 70 ; La conflagration entre la perspective non euclidienne et les théories du chaos donne lieu à une phrase d’une très grande densité intertextuelle-: En se heurtant à la Contre-Réforme, dont ces formes sont issues, on provoque cette contre-déflagration formelle qui a trompé jusqu’à présent les historiens du baroque, lesquels n’ont pas remarqué cette “antimatière” du X V I Ie siècle, ni ne l’ont comptée parmi les nouveaux phénomènes du siècle 65 .- Le terme « antimatière » fait référence à la physique subatomique et aux théories du début du XXe siècle, et la juxtaposition avec le baroque s’inscrit dans la volonté de Bigongiari de lire ce dernier à travers le filtre du XXe siècle. La référence aux théories de l’antimatière ne représente cependant que le premier niveau intertextuel. Tout un ouvrage poétique de Bigongiari, publié en 1972 (c’est-à-dire en même temps que ses recherches sur le baroque), s’intitule en effet Antimateria et constitue un véritable tournant dans la production poétique de l’auteur. En effet, dans un entretien de 1971, l’écrivain de Pistoia expliquait comment le passage de sa poésie des années 1960 à celle des années 1970 avait été guidé par un recalibrage substantiel de certaines données factuelles jusqu’alors incontestables, à un « état de fait » (en italien « stato di cose ») apparemment non modifiable : « après avoir clos avec Torre di Arnolfo le cycle “élémentaire” de Stato di cose [ État de fait ], ce que je vous offre est un livre de forces “anti-élémentaires” : un livre dans lequel les faits ne sont pas 66 ». Cette œuvre, véritable réaction au bouleversement baroque du XXe siècle (les choses qui « ne tiennent pas »), est une réponse au problème de l’absence (un thème d’une grande importance déjà dans les années 1930), mais une absence de centralité, de centre gravitationnel. La portée lyrique du recueil n’évoque pas directement des thèmes scientifiques 67 , mais l’absence est donnée sous 62 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 dans le texte original « il fremito della molecola che sposta il sistema »)-; « qui sème la grande mort macromoléculaire / indestructible-» («-La mano doppia-», p. 259 ; dans le texte original « chi semina la grande morte macromolecolare / indistruttibile-»). Dans de nombreux cas, il y a un chevauchement entre l’aspect physique et humain, comme dans le poème Il Nife tiene . En effet, «-nife-» est le terme scientifique pour le noyau de la Terre, qui est composé de nickel et de fer, ce qu’exprime la formule chimique NiFe : « le nife tient : ce qui est sur la terre / explose s’évapore devient fou / manque à toute cohésion touche rampe, / mais ne manque pas / de se réaliser le serpent sous la terre / se lève haut rouge sur la joue » (p. 29 ; dans le texte original « Il nife tiene: quanto è sulla terra / esplode evapora impazzisce viene / meno a ogni coesione lambe striscia, / ma non manca / di avverarsi la biscia sotto terra / levarsi alto rossore sulla guancia »). Ailleurs, le même chevauchement humain/ minéral se déploie dans le naturel/ verbal, comme dans Agosto 68 : « la nature s’effrite en insectes / légumes, en spores féroces / du possible, verbal ambigu / entre ses règnes qui meurent en figures » (p. 151 ; dans le texte original « la natura si sbriciola in insetti / vegetali, in spore accanite / del possibile, ambigua verbale / tra i suoi regni che muoiono in figure-»). 68 « La mia casa natale, / arca in mezzo alla polvere / più non rispecchia il mare / venuto a lambirla per vie celesti e irate […] ed ero tutti quelli che scendevano o salivano, / che scendono o salgono, che seguitano a scendere o a salire / e scenderanno e saliranno: / io solo lassù, non so se sceso o salito ma in alto lassù tra lingue d’acqua limacciosa ». 69 « Non sporgerti / dal treno fermo; Nicht hinauslehnen, / c’è cresciuto il bambino troppo piccolo / per sporgersi, col naso sopra e gli occhi / tra Pistoia e Firenze e poco oltre. » 70 « Girano i lari ancora in un viaggio senza ritorno, / forse è un ritorno l’andare senza posarsi, / son veloci radici e non annunciano nulla / i fulmini che volano senz’ali nella tenebra ». les formes du souvenir et de la mémoire, du manque et de la mort. Les neuf sections de l’œuvre de Bigongiari sont en effet toutes peuplées de fantômes, de voyages frontaliers, de situations à la limite du passé et du futur où l’individu se superpose à sa lignée --légère réminiscence de l’ Igitur de Mallarmé. Quelques exemples textuels choisis parmi les nombreux disponibles permet‐ tent de préciser la dimension antimatérielle de la mémoire et de la mort : «-Ma maison natale, / une arche au milieu de la poussière / ne reflète plus la mer / qui est venue la laper par des voies célestes et irisées […] et j’étais tous ceux qui descendaient ou montaient, / qui descendaient ou montaient, qui continuaient à descendre ou à monter / et descendaient et montaient : / moi seul là-haut, je ne sais pas si je suis descendu ou monté, mais tout là-haut parmi les langues d’eau boueuse 68 -» (« Lingua unica », p. 36-37) ; « Ne te penche pas / du train à l’arrêt ; Nicht hinauslehnen, / là grandit l’enfant trop petit / pour se pencher, avec son nez au-dessus et ses yeux / entre Pistoia et Florence et un peu au-delà 69 » (« New York in the dark », p. 57) ; « Les Lares tournent encore dans un voyage sans retour, / peut-être est-ce un retour pour aller sans se reposer, / ils sont des racines rapides et n’annoncent rien / l’éclair qui vole sans ailes dans l’obscurité 70 -» («-Lari in cammino-», p.-79)-; « Les morts et les vivants montent « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 63 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 71 « I morti e i vivi salgono le scale / che la nafta ha lasciato, un vento freddo / un saliscendi messaggero senza / mani né occhi ». 72 « Pietro! Un grido sulla cascata fa centro / e i morti, i miei morti lo tengono in alto / mentre un’ombra si sbriciola là dentro ». 73 Ibid. , p. 260 (« In verità il poeta ama scendere e salire - invidia per gli uccelli! - tra le frasche più alte e le più basse della sua vita […]. La verticalità non è altro che il senso di una prospettiva interiore: un inganno teso al tempo, con la parola che significa. Descensus e ascensus pesano tra loro come per chi tira su l’acqua col secchio da un pozzo. Altro inganno prospettico, quello spaziale: l’orizzonte, invero, non attesta che un essere qui di quel particolare momento significativo, un essere uguale del diverso, appunto perché diverso-»). 74 « Anche se non la intendi - stai scattando una foto / ai fantasmi qui seduti - e i fantasmi non si alzano / non importa assai di più che il piccolo occhio si / sia aperto, forse sfocato, su di loro… / Veniamo di là, proseguiamo - siamo a ridosso della / frontiera - tra poco ». les escaliers / que le naphte a laissés, un vent froid / un messager qui monte et qui descend sans / mains ni yeux 71 -» (« Naftalm », p. 93) ; « Pietro ! Un cri sur la cascade frappe / et les morts, mes morts le tiennent en l’air / tandis qu’une ombre s’écroule là-dedans 72 » (« Sine titulo », p. 108). Le chaos qui régit cette antimatière est bien exprimé dans les mots de l’avant-propos qui clôt le texte-: En vérité, le poète aime descendre et monter - envie pour les oiseaux ! - entre les branches les plus hautes et les plus basses de sa vie […]. La verticalité n’est rien d’autre que le sens d’une perspective intérieure-: une tromperie étirée dans le temps, avec le mot qui signifie. Descensus et ascensus pèsent l’un contre l’autre comme pour celui qui puise l’eau d’un puits avec un seau. Autre tromperie de la perspective, celle de l’espace : l’horizon, à la verité, n’atteste rien d’autre qu’un être-là de ce moment significatif particulier, un être égal au différent, précisément parce que différent 73 . Le temps et l’espace se retournent l’un contre l’autre dans la parole du poète, oiseau qui monte et descend de branche en branche, mélangeant et transportant des éléments d’une feuille à l’autre, du haut vers le bas, des profondeurs de la mémoire au présent du chant, mêlant l’espace et le temps, les tordant. La présence de fantômes dans Antimateria est une indication de cette attention portée à l’espace-temps, à la superposition einsteinienne de ces dimensions. Nous pouvons évoquer, par exemple, les poèmes de la dernière section, intitulée Trasmutazione , notamment le poème A un tavolo della promenade George V a Mentone (« À une table sur la promenade George V à Menton »), et en particulier les vers : « Même si vous ne le pensez pas - vous prenez une photo / des fantômes assis ici - et que les fantômes ne se lèvent pas / cela n’a pas beaucoup plus d’importance que le petit œil s’est / ouvert, peut-être mal cadré, sur eux… / Nous arrivons par-là, continuons - nous sommes près de la / frontière - dans un petit moment 74 » (p. 252-253). Les oiseaux eux-mêmes, qui peuplent les pages 64 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 Nous renvoyons aussi à certains passages du long et dense La Mano doppia ( La Double main ) : « La mort est partout où la vie n’est pas / mais la vie n’est pas partout où la mort n’est pas, / la ligne de l’aiguisage tremble entre ses antonymes, / cependant le sillon - vous savez, il ne divise pas unit » (p. 260. « La morte è dappertutto dove non è la vita / ma la vita non è dappertutto dove non è la morte, / la linea dell’affilo trema tra i suoi contrari, / comunque il solco - lo sai, non divide unisce »). 75 « Son venuti a trovarmi calpestando / la rena del ricordo, semovendo / le pozze della morte cristalline-». 76 Piero Bigongiari, L’Evento immobile , Milan, Feltrinelli, 1985, p. 12. Le texte italien est le suivant: « Anche la repetitio vocale, il vocalizzo che prolunga la dizione del nome nel canto, è un segno che cerca, nel proprio echeggiare, la traccia del ritorno affermativo del nome […]. In questo senso il «recitar cantando», il canto monodico senza contrappunto, è un tentativo di raggiungere nel recitativo l’innocenza primaria della voce nella polifonia che il subconscio tenderebbe a sostituire come pericolo della d’ Antimateria , accomplissent, en animaux psychopompes, une opération de transport du passé vers le présent, ainsi qu’une irruption combinatoire du passé dans le présent. Par exemple, le poème Gabbiani sull’Arno davanti a casa mia (« Mouettes sur l’Arno devant ma maison ») offre dans ses lignes un exemple réussi du mélange du passé, du présent, du temps et de l’espace : « Ils sont venus me rendre visite en piétinant / les sables de la mémoire, en semant / les pactes cristallins de la mort 75 » (p. 132). Les métaphores « sables de la mémoire » et « mares de la mort » sont un excellent exemple du potentiel poétique qu’il y a à lier une essence temporelle (la mémoire) et une concrétisation spatiale et matérielle (la sable), à unir masse et énergie, matière et antimatière. L’importance de ces oiseaux et, en général, des retours thématiques qui font d’ Antimateria un poème plutôt qu’un recueil de poèmes, qu’il faut réciter de manière épique et cadencée, se trouve dans la formulation inépuisable et la modification ultérieure d’une dictée considérée à l’origine comme définitive. Si quelque chose revient, c’est que la décharge d’énergie de son événement n’a pas été complètement épuisée, ou que tout événement, tout signifiant, se donne à une infinité de significations toujours réactivables. Un passage du premier essai préliminaire de L’Evento immobile est très important pour comprendre ce mode de composition-: Même la repetitio vocale, la vocalisation qui prolonge la diction du nom dans le chant, est un signe qui cherche, dans son propre écho, la trace du retour affirmatif du nom […]. En ce sens, le recitar cantando , le chant monodique sans contrepoint, est une ten‐ tative d’atteindre dans le récitatif l’innocence première de la voix dans la polyphonie. L’inconscient tendrait à la remplacer par le danger de la perte de la responsabilité du moi face à l’ actio scenica , qui exige instantanément cette responsabilité de la parole directe, sans écho 76 . « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 65 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 Nous retrouvons ici, outre le thème de la perte de centralité du sujet, la nécessité de renvoyer à l’ancrage baroque (le recitar cantando ) la nature musicale de sa propre poésie. Les expédients techniques utilisés par le poète pour faire émerger au-dessus et au-dessous de la page une énergie vocale significative sont nombreux et impossibles à répertorier ici. En premier lieu, nous pouvons remarquer les allitérations, comme dans les cas suivants : « iridarsi di spruzzi a primavera / ma per ringavagnare la speranza / occorreva quel vimine, quel verde 77 -» («-8-Aprile 1964-», p.-15)-; «-quanto è lontano non dal cosmo ma / dal ricordo così come si caccia / una ciocca ribelle di sugli occhi 78 » (« Monte pisano-», p. 78) ; « Il singhiozzo del corvo sul terrazzo / davanti al panorama / è pianto dello spazio che non ama / esser diverso dal suo strazio 79 » (« Un panorama peso in se stesso », p. 192) 80 . Les rimes internes, les paronomases et les répétitions sont également intéressantes-: «-Ma, re, mare ch’io non conosco che nel salino, / mare che non distingui e predi e lasci prede, / mare che come un granchio vai di tralice / un re arturiano che non galoppa che di tralice 81 » (« Prés Salés », p. 43). D’autres exemples peuvent être cités : « dove le radici hanno un bianco raccapriccio, / dove finisce il capriccio sul volto più svagato 82 » (« In medio stat viscidum », p. 61) ; « Nel cestino del nastro telegrafico / Morse è aggrovigliato anche il rimorso / un serpe vertebrato all’infinito 83 » (« Il fanciullo gabbiano », p. 87) ; « è disastro anche il crescere di un astro 84 » (« È ora un grido », p. 95). De même, dans les vers « è / selvaggio l’eterno ma anche tenero 85 -» (« Due giorni di viaggio scrutando sul Mar Sottile », p.-143), on note 66 Michele Bordoni perdita della responsabilità dell’io di fronte all’ actio scenica che richiede instantemente tale responsabilità della parola diretta, non echeggiante.-» 77 Les effets phoniques de ces vers en italien ne peuvent être rendus en français. Nous en proposons néanmoins une traduction substantielle : « irisé de gerbes au printemps / mais pour faire renaître l’espoir / il fallait de l’osier, du vert.-» 78 « Comme il est loin non pas du cosmos mais / de la mémoire comme on poursuit / une mèche rebelle sur les yeux.-» 79 « Le sanglot du corbeau sur la terrasse / devant le panorama / pleure l’espace qui n’aime pas-/ être différent de son tourment-». 80 Pour une analyse de ce texte, voir Gilberto Isella, «- Antimateria : le immagini del tempo e del significare-», dans Per Piero Bigongiari , op. cit. , p.-27-39. 81 « Mais, roi, mer que je ne connais pas mais dans le sel, / mer que tu ne distingues pas et proie et laisse proie, / mer que comme un crabe tu vas par treillis / un roi arthurien qui ne galope pas mais par treillis-». 82 « Les racines ont une blancheur glauque, / où le caprice s’achève sur le visage le plus insouciant-». 83 « Dans la corbeille de la bande télégraphique / Morse est empêtré même de remords / un serpent vertébré à l’infini-». 84 «-Le désastre est aussi la croissance d’une étoile-». 85 «-C’est / sauvage l’éternel mais aussi tendre-». Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 la recomposition anagrammatique de « eterno » en « tenero ». Enfin, dans certains cas, il semble que le vers soit orienté, dans son déroulement, moins par le sens que le poète veut transmettre que par le signifiant, dans une coprésence impressionnante de figures rhétoriques et de calembours qui rendent la page versifiée dense. Un exemple notable est le poème Alibi dans la sixième section, La Parola insensata ( La Parole insensée ) : « La ruggine di primavera svola / con ali di farfalla sul biancospino: / bianco lo spino che in questa cupa / perfezione ti ferisce l’indice: / che indicava l’universo, maximus / in minimis, nel riverso cole- / ottero che non può volare / e ronza: emette un bronzeo dilagare / di viola perduti, sforzo inane / sulle ali brunine 86 » (p. 197). Une dernière précision concerne le mètre : Antimatiera procède par juxtapositions de poèmes. Des vers courts (jamais, ou presque jamais, très courts) sont suivis de vers très longs, presque prosaïques, qui n’obéissent pas à un cadre métrique classique - conçu comme une violence du signifié sur le signifiant - ni à aucune autre forme canonique reconnaissable 87 . Conclusion Cet article a analysé les multiples interactions entre le baroque et le XXe siècle de Piero Bigongiari. Loin de considérer cette analyse comme exhaustive, nous avons émis l’hypothèse selon laquelle le baroque - en particulier la peinture, la musique et la science - agit comme l’agent premier et fondamental de la crise du signe poétique placé au centre de la poétique et de la critique de Bigongiari. L’asystématicité de l’intellectuel toscan, même si elle s’accompagne d’une série de renvois internes à cette masse de pensée, a rendu le siècle de Galilée presque inséparable du XXe siècle, créant une série de chevauchements difficilement séparables entre recitar cantando -musique sérielle, physique ga‐ liléenne-physique subatomique, peinture baroque-peinture informelle. Plutôt qu’une faiblesse, cette lecture contemporaine du baroque permet de comprendre sa présence dans l’œuvre de Bigongiari au même titre que des expériences moins lointaines. C’est pourquoi cet article n’a pas insisté sur le côté textuel de l’analyse : trop de références sont évoquées simultanément dans les poèmes « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 67 86 « Le mildiou printanier vole / avec des ailes de papillon sur l’aubépine : / blanche l’épine qui dans cette lugubre / perfection blesse votre index : / qui a indiqué l’univers, maximus / in minimis, dans la loutre retournée qui ne sait pas voler / et qui bourdonne : elle émet un flot de bronze / de violettes perdues, effort inepte / sur des ailes brunes ». 87 Cette question est abordée dans les dernières pages de l’essai Piero Bigongiari, « Dal simbolo simbolista al segno, dal segno al simbolo linguistico », L’Evento immobile , op. cit. , p. 57. En particulier, Bigongiari dialogue ici avec Stefano Agosti, Il Testo poetico , Milan, Rizzoli, 1972, p.-39-42. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 de Bigongiari, et distinguer l’influence d’un Marino ou d’un Rinuccini de celle d’un Leopardi ou d’un Mallarmé dans le système de dynamiques et d’énergies de Bigongiari semblait de peu d’utilité 88 . C’est pourquoi, plutôt que d’insister sur la relation directe entre les poèmes de Bigongiari et la littérature baroque, cet article a préféré retracer le préambule épistémique qui sous-tend toute la réflexion du poète toscan. Le problème du signe, en particulier, a été au cœur de la correspondance entre le baroque et le XXe siècle, tant pour la question de l’emblématique que pour celle de la musique, de la peinture et de la science. En somme, pour étayer les hypothèses de Bigongiari sur la proximité entre l’hermétisme baroque et florentin, le XXe siècle et les propres poèmes de Bigongiari, s’est imposée la question du symbole comme activité du langage, comme énergie, comme dynamis et comme chaos. Avec cette approche symbolique, la poésie du XXe siècle - et avec elle le baroque - s’est détachée des cristallisations théoriques de Croce et de l’idéalisme italien, en proposant une lecture différente et renouvelée de sa propre poéticité-: J’ai publié un livre sur le X V I Ie siècle florentin. Le X V I Ie siècle est, selon moi, le premier siècle moderne. C’est le siècle qui, sortant du maniérisme et de la complétude de la Renaissance, a proposé le sens de l’ambiguïté comme double aspect d’une même chose. […] Les grands portraits du Titien ou de Raphaël représentent des hommes qui ne peuvent être divisés en deux, pour ainsi dire. Le sens de la rupture est apparu lors de la crise d’identité du X V I Ie siècle, qui est la crise du moderne dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui. Le portrait de la Renaissance était un effort pour maintenir ensemble les possibilités d’un sens unitaire, malgré l’incroyable pluralité du moi. Le X V I Ie siècle, en revanche, consiste à maintenir la blessure ouverte, à ne pas la considérer comme guérie avant l’heure, quand elle n’est pas incurable 89 . 68 Michele Bordoni 88 Une comparaison entre l’imagerie baroque allégorique, fabuleuse et mythologique et les poèmes de Bigongiari (en particulier dans les recueils Moses et Col dito in terra ) a été proposée par Oreste Macrì, Studi sull’ermetismo. L’enigma della poesia di Bigongiari , Lecce, Milella, 1987, p.-80-81. 89 Piero Bigongiari, Nel mutismo dell’universo , op. cit. , p. 262-263. Ces mots sont tirés d’une interview réalisée en 1997 (« Ho pubblicato un libro sul Seicento Fiorentino. Il Seicento, secondo me, è il primo secolo moderno. È il secolo che, uscendo dal manierismo e dalla compiutezza rinascimentale, propone il senso dell’ambiguità come doppio aspetto della stessa cosa. […] I grandi ritratti di Tiziano o Raffaello raffigurano uomini che non possono essere divisi in due, per così dire. Il senso della rottura è sorto lungo la crisi d’identità del Seicento, che è la crisi del moderno in cui ci troviamo ancora oggi. Il ritratto rinascimentale era lo sforzo di tenere assieme le possibilità d’un significare unitario, nonostante l’incredibile plurisenso dell’io. Il Seicento, invece, vuol dire tenere aperta la ferita, non considerarla rimarginata prima del tempo, quando non sia immedicabile »). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 Bibliographie - Sources L’Escalier des sages ou La philosophie des anciens , à Groningue, chez Charles Pieman, 1686. Anceschi, Luciano. Idea del barocco. Studi su un problema estetico , Milan, Nuova Alfa, 1984. Bigongiari, Piero. «-La solitudine dei testi-», Campo di Marte , 15-août 1938. Bigongiari, Piero. Poesia italiana del Novecento , Florence, Vallecchi, 1965. Bigongiari, Piero. Antimateria , Milan, Mondadori, 1972. Bigongiari, Piero. La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , Milan, Feltrinelli, 1972. 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D’origines florentine et champenoise, Mambrino, jésuite attaché à l’implantation parisienne de la Société, mais aussi grand voyageur comme en témoignent plusieurs photographies, fut un enseignant des littératures française et anglaise, un traducteur reconnu de la poésie anglaise, dont celle de Gérard Manley Hopkins, un critique littéraire, théâtral et cinématographique collaborant à la revue Études , et surtout un des poètes majeurs du X Xe siècle français, dont la production fut publiée entre 1965 et 2009. Il fut estimé par les plus grands écrivains de son temps, de Jules Supervielle, qui encouragea ses débuts, à René Char, à qui l’unissaient des liens d’estime réciproque, en passant par son amie Katherine Raine ou encore son correspondant inattendu, Georges Simenon. Il fut le récipiendaire de nombreuses récompenses, dont le prix du Cardinal Grente de l’Académie française (2005) et le prix de littérature francophone Jean Arp (2004), tous deux décernés pour l’ensemble de son œuvre. Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français : une rencontre sous le signe de la poésie mystique-? Florent Libral Il Laboratorio, Université de Toulouse Jean-Jaurès J’ai grâce à vous la foi de la feuille d’arbre, de l’oiseau, voilà les noces du corps avec l’âme, le surréalisme idéal et mot à mot. […] Je répète le mot «-ineffable-». Et je vous aime. Joseph Delteil, Lettre à Jean Mambrino (24 avril 1977) Prélude-: d’une «-poésie mystique-», jadis et naguère L’objet de cette étude, menée par un dix-septièmiste qui braconne hors de ses terrains de chasse habituels, est de comprendre comment l’écriture et la réfle‐ xion poétiques d’un poète du XXe siècle, Jean Mambrino, entrent en résonance avec les poèmes d’auteurs rattachés par Jean Rousset à la nébuleuse baroque ; cette rencontre s’opère significativement à l’occasion d’une anthologie 1 sous Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 2 Voir la bibliographie en fin d’article pour les références des ouvrages critiques sur la mystique. 3 Voir les textes de Hugo, Verlaine, Claudel, Péguy, etc . recueillis dans La Poésie mystique française ; Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve [Nogent-le-Rotrou et Marseille, 1937], Paris, Le Livre de Poche, « Biblio Essais », 2006. Sur la mystique aux X I Xe et X Xe siècles, nous renvoyons à la synthèse récente de Dominique Poirel, Mystique. Aventures et mésaventures d’un mot des origines à nos jours , Paris, Le Cerf, 2024, 2 e part. chap. IV, et 3 e part. le signe de la « poésie mystique ». De nombreuses études ont exploré le lien entre la poésie et les divers courants spirituels de la fin du XVIe et du XVIIe siècle. Les critiques s’accordent à montrer que la théologie mystique, tentative pour instaurer un rapport intime entre l’individu et la divinité, apparaît dès le Moyen Âge dans le monde chrétien, puis s’autonomise de la théologie ordinaire au XVIIe siècle, alors qu’apparaît le substantif « la mystique ». Menacés par une orthodoxie sourcilleuse qui craignait que la diffusion de leurs idées entraînât un relâchement de la discipline ou une inflexion de la doctrine, certains auteurs mystiques du XVIIe siècle ont tenté de légitimer leur parole en recourant à la forme poétique ; cette voie leur permettait à la fois de dépasser une crise générale des signes de l’invisible (Michèle Clément), de trouver une occasion de ruser avec la censure (Audrey Duru), mais aussi de développer une rhétorique de l’intensité affective exprimant l’amour de Dieu (Christophe Bourgeois), ou encore de construire une imagerie visuelle fondée sur l’opposition entre noirceur du monde et lumière divine (Victor Stoichita, Florent Libral 2 ). Par opposition à ce « crépuscule des mystiques » (Louis Cognet) qui est aussi une floraison poétique, le romantisme, et surtout le XXe siècle auraient marqué un renouveau de la mystique et de la poésie mystique 3 , au sens plus large d’une parole qu’un auteur lance à la recherche de l’absolu, sans nécessairement se relier à une confession religieuse spécifique. De ce renouveau témoigneraient par exemple l’œuvre d’Albert Béguin consacrée aux romantiques allemands et français, une référence critique fondamentale pour Jean Mambrino, ainsi que les textes de Claudel, Péguy, Max Jacob ou encore Simone Weil rattachés par ce dernier à la «-poésie mystique française-» contemporaine. Bien que l’histoire de la poésie mystique ainsi envisagée ait connu au fil des siècles des sommets et des éclipses, tout autant que le mot « mystique » des définitions variées, les critiques n’ont guère considéré l’éclairage que procurait sur la poésie mystique de la première modernité le point de vue rétrospectif d’un artiste contemporain majeur, ni, inversement, ce que la poésie spirituelle des deux derniers siècles avait en commun avec les poètes sortis de l’oubli 74 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 4 À propos de l’anthologie roussetienne, lire Maxime Cartron, L’Invention du baroque. Les anthologies de poésie française du premier X V I Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, « Lire le X V I Ie siècle », 2021, notamment p. 49-52 (sur les thèmes) et p. 237-238 (sur la progression que Rousset instaure dans ses morceaux choisis de l’inconstance à la lumière de la permanence). 5 L’éditeur de La Poésie mystique française , Seghers, a poussé l’anthologiste à rajouter ses propres poèmes (PMF, p.-299 sq .). 6 Jean Mambrino n’utilise pas le qualificatif « baroque », mais prélève presque exclusive‐ ment des textes de poètes cités dans l’anthologie roussetienne : Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française [1961], Paris, José Corti, 1988, 2 vols. Voir en part. le vol. I, p. 20-21 : à propos des poètes religieux qui « tournent le dos au monde de l’instable […] pour s’élever vers l’inaltérable », Rousset évoque les « frontières extrêmes du baroque », voire leur dépassement. 7 Titres des sections respectives de l’anthologie de Rousset. 8 Présent chez Rousset pour des poèmes non religieux. 9 Mambrino ajoute à la liste des poètes roussetiens un extrait des Pensées de Pascal. 10 Mambrino a été très réticent à théoriser le rapport entre poésie et vie intérieure, y voyant une part d’ineffable et de liberté rebelle à tout discours systématique ; ses quelques textes en ce sens sont pourtant très précieux et éclairants. Voir la suite de l’article et la bibliographie infra . 11 Voir la bibliographie infra pour les titres des recueils concernés et les abréviations usitées dans les notes. Nous avons préféré nous limiter à des œuvres parues dans la même décennie que l’anthologie, pour des raisons de cohérence, et pour ne pas figer l’évolution de la lyre de Mambrino au cours de sa longue carrière poétique. à partir des années 1940 par Jean Rousset 4 . Dans ce but, nous évoquerons Jean Mambrino, qui non seulement est considéré comme un poète spirituel, voire mystique, par ses lecteurs et éditeurs 5 , mais qui édite également sa propre anthologie de La Poésie mystique française , parue en 1973. Quoique principalement composé de textes des XIXe et XXe siècles, cet ouvrage propose, sur le mode chronologique, un choix d’auteurs des XVIe et XVIIe siècle que Jean Rousset avait déjà anthologisés en les situant, pour sa part, aux marges du baroque littéraire 6 . Il s’agit de ceux que le critique suisse qualifie de poètes «-de la mort », mais aussi de poètes « du brouillard et de la clarté » ou encore de la «-lumière de la permanence 7 -»-: Agrippa d’Aubigné, Jean de Sponde, Jean de La Ceppède, Claude Hopil, Martial de Brives, Jean de Labadie, Jeanne Guyon, François Malaval, Jean-Joseph Surin, Pierre Corneille 8 , Jean Racine et Fénelon. Nous mettrons ce choix de textes poétiques recoupant presque parfaitement 9 les frontières religieuses de l’empire du baroque roussetien en rapport avec les rares textes théoriques de Jean Mambrino sur les rapports unissant poésie et spiritualité 10 , et surtout avec les œuvres poétiques issues de sa plume qu’il publie dans la même décennie élargie où paraît l’anthologie, de 1965 à 1980 environ 11 -; dans ce dessein, il faut élucider en priorité ce que Mambrino entend par « poésie mystique-». Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 75 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 La définition du mot « mystique » a été l’objet de débats renouvelés et irrésolus chez les historiens. Après un Henri Brémond qui voyait dans la mystique une forme du sentiment religieux lié à l’inspiration poétique, Michel de Certeau a principalement analysé la mystique comme un langage ou un discours, tandis que d’autres auteurs encore comme Frédéric Nef ont vu en elle une forme paradoxale de connaissance du mystère. À partir de 2013, le séminaire « Dyptique » a tenté de combiner ces approches en identifiant le discours mystique à un espace mouvant défini par la rencontre quadruple entre un langage de l’effusion souvent versifiée, un sujet religieux transformé par la présence de l’absolu, une institution ecclésiale alternant entre la tolérance et la censure, et la révélation d’une connaissance expérimentale du divin. Plus récemment encore, prenant en compte plus de deux mille ans d’évolution de la notion, Dominique Poirel a montré de manière suggestive que le flou était indissociable de l’adjectif mystique, celui-ci qualifiant avant tout les modes de pensée opposés à la rationalité ordinaire, et orientés vers les mystères principaux de la vie humaine : la mort, Dieu, le sens de la vie. Parmi toutes ces définitions possibles, nous importe surtout ici celle de Mambrino lui-même, qui dans son avant-propos à La Poésie mystique française intitulé « En guise de préface » relie les expériences poétique et mystique sous le signe d’une certaine radicalité. Prenant en compte des auteurs catholiques, réformés ou même d’autres religions et agnostiques, la définition de Mambrino met en contact trois pôles principaux dans la poésie mystique, l’écriture poétique, l’expérience intérieure que cette écriture retranscrit, et enfin la connaissance renouvelée du monde que cette expérience permet. La poésie mystique traduirait en effet selon lui dans un langage imagé et compréhensible l’expérience mystique, elle-même définie comme un processus de transformation de l’être, par lequel le moi de l’individu se libère de ses routines mentales pour comprendre la réalité vraie et spirituelle : « le vrai mystique est celui qui a franchi la frontière entre les apparences et le Réel, en coupant tous les ponts derrière lui 12 ». Cette expérience conduit celui qui la vit à la connaissance d’une divinité paradoxale, à la fois absente et présente, sensible et invisible, qui, pour Mambrino, coïncide avec le Dieu chrétien appréhendé par la voie négative. Ajoutons enfin que selon Mambrino, les poètes mystiques proprement dits, c’est-à-dire ayant connu l’expérience mystique telle qu’il la définit, sont peu nombreux, et que la plupart n’en n’ont eu qu’une sorte de « pressentiment », qui pour lui est doté d’une valeur 76 Florent Libral 12 PMF, p.-5. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 contemplative forte 13 ; lui-même, sans prendre le titre de mystique, a souvent relié poésie et oraison, poésie et transcendance. Dans le cadre d’une poésie mystique ainsi définie par l’anthologiste, la lyrique baroque n’a a priori qu’une place réduite. D’un côté, dans la préface à son anthologie, Mambrino se dit déçu par la lecture des poètes baroques français, qu’il juge « pâles et conventionnels 14 ». La « forme ornée » de ces poèmes, due à la rhétorique et à la métrique, intercalerait selon lui, entre l’expérience intérieure et le langage poétique qui la transcrit, des impératifs esthétiques dommageables à la sincérité : le beau poème pourrait ainsi « voiler le mouvement de l’âme en prière 15 ». Par ailleurs, il est probable que Mambrino trouve sans doute les audaces d’un Jean de Labadie ou d’une Madame Guyon, quoique jugées hétérodoxes en leur temps, sans doute bien feutrées relativement à la poésie plus radicale encore d’un Angelus Silesius 16 , d’un William Blake 17 , sans parler d’un Arthur Rimbaud 18 ou d’un René Daumal 19 , les références du jésuite du XXe siècle quant à la poésie mystique étant plus ouvertes que celle que prescrit une « orthodoxie » ou une « Église 20 » particulière. S’ajoute à cela le fait que, d’après Mambrino, aucun poète français de son choix, à part Blaise Pascal et Jean-Joseph Surin, n’a connu d’expérience mystique authentique 21 . Pourtant, d’un autre côté, l’imagerie de l’ombre et de la lumière qui se fait jour dans les vers baroques, d’Hopil à Fénelon, évoque celle qui se déploie dans les poèmes Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 77 13 PMF, p. 6 : « […] peut-on pressentir sans qu’il y ait comme un lien secret, une connivence avec la Réalité pressentie-? » 14 PMF, p.-8. 15 Ibid. - 16 Une des références fondamentales pour Mambrino poète et orant, si l’on en croit l’essai « La nuit sacrée ou poésie et transcendance », dans Jean Mambrino, Jean-Claude Renard et Yves-Alain Faivre (dir.), Une certaine nuit. Transcendance et poésie , Mont-de-Marsan, éditions Inter Universitaires, 1992, p.-22 et sq . 17 Le bref compte-rendu enthousiaste d’une édition de Blake par Mambrino est reproduit dans Clairière , n°16, 2000, p. 107-108 ; le critique n’hésite pas à y assimiler le poète anglais aux «-penseurs religieux les plus profonds de notre temps-». 18 Mambrino a précisé au cours d’entretiens que Hugo, Rimbaud, Verlaine puis Baudelaire, Rimbaud, Patrice de la Tour du Pin, Shelley et Rilke marquèrent sa première rencontre avec la poésie à l’adolescence, vers quatorze ans ( Jean-Paul Noyé, « Pour Jean Mam‐ brino. Un entretien avec Jean-Paul Noyé », initialement paru dans la revue Prier en janvier 2009 ; reproduit sur le site des éditions Arfuyen, voir url en bibliographie ; Patrick Kéchichian, « La critique en délectation », [ Le Monde des livres , 2 juin 1986], Clairière , n°7, 1990, p.-41). 19 Auteur qui n’est pas présent dans l’anthologie, contre la volonté de Mambrino lui-même (PMF, p.-303). 20 PMF, p.-9. 21 PMF, p. 7 : « Surin et Pascal […] font évidemment partie de cette cohorte de pèlerins de l’Absolu -» (l’italique est de Mambrino). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 de Mambrino, souvent qualifié de « poète de la lumière 22 », de même que ne pouvaient lui être étrangers les cheminements d’un Labadie, d’un Surin ou d’une Jeanne Guyon, avocats d’un désir d’absolu si intransigeant qu’il les conduisit fréquemment à s’opposer à leurs contemporains. Il est frappant que, malgré tout ce qui sépare la liberté de langage du poète moderne du discours plus contraint de ses prédécesseurs baroques, le premier considère ces textes assez significatifs pour figurer dans une anthologie qui est principalement consacrée à la poésie post-romantique et contemporaine, et qui aurait à ce titre pu être privée d’un tel hors-d’œuvre. Il convient donc de se demander en quoi le corpus poétique baroque est, pour Mambrino, l’incarnation juste, quoiqu’imparfaite au regard des auteurs post-romantiques et contemporains, de son idéal personnel de poésie mystique. En réalité, les textes baroques mobilisés illustrent de manière significative les trois pôles de la définition mambrinienne de l’expérience poético-mystique, qui sont aussi trois dimensions de son écriture poétique propre : la quête de l’absolu, l’expérience intérieure et la ferveur du désir de l’invisible. En effet, même si l’imagerie de l’ombre et de la lumière, qui exprime la connaissance spirituelle de la réalité cachée, tisse un lien évident entre Mambrino et les poètes baroques, ce langage imagé tire surtout sa valeur, aux yeux du poète anthologiste, d’une expérience intérieure radicale de transformation du sujet ; celle-ci trouve son expression privilégiée chez les poètes les plus tardifs du siècle, de Surin à Fénelon. Finalement, l’essence de la poésie mystique consisterait dans une écriture du désir d’absolu, qui exprime le caractère à la fois fervent et périlleux du rapport unissant la créature et le Créateur. I. La poésie de l’ombre et de la lumière, expression de la connaissance mystique En premier lieu, Mambrino et les baroques partagent une topique, à savoir un ensemble de motifs et d’images régis par un dynamisme commun et mis au service d’une finalité identique. Plus précisément, les images de l’ombre et de la lumière se retrouvent dans sa poésie comme dans ses choix anthologiques, et suggèrent un parcours en trois temps : en premier lieu, la déploration du cauchemar obscur où gît une humanité souffrante, désireuse d’un autre monde plus harmonieux ; en second lieu, la dualité du monde des apparences, obstacle à la connaissance de la réalité cachée, et simultanément son reflet ; et enfin, 78 Florent Libral 22 Collectif, Jean Mambrino poète de la lumière , Troyes, Librairie Bleue, « Les Cahiers bleus, n°29-», 2005. - Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 23 PMF, p.-9. 24 «-La-vallée de l’ombre de la mort-», Ps. XXIII, 4. 25 VA, p.-68. 26 Belleau, PMF, p. 17 (avec aussi la rime « ombre »/ « sombre ») ; Aubigné, id ., p. 23 («-Prière du Soir-»). 27 PMF, p.-27. l’irruption de l’absolu inconnaissable dans la conscience humaine, figurée par la cécité, la nuit, l’abîme. - Horreur de la condition humaine-: la vallée de l’ombre de la mort L’itinéraire mystique tel que le conçoit Mambrino commence par un constat d’horreur et de pitié devant la condition humaine, marquée par maintes souf‐ frances. La jeunesse du poète est contemporaine de la guerre de 1939-1945 et de la carrière littéraire d’Albert Camus qui meurt en 1960, et ses vers constituent une réponse chrétienne au sentiment de l’absurde, auquel le vrai poète mystique serait particulièrement sensible. Dans la préface de son anthologie, Mambrino mentionne, comme un signe important du poète mystique véritable, la compas‐ sion que celui-ci éprouve pour les « formes les plus dégradées de la misère universelle » ; il cite comme exemple Verlaine s’apitoyant sur les misérables anglais dans les bouges, d’après Une Saison en Enfer de Rimbaud 23 . Dans les textes poétiques de Mambrino, c’est une imagerie des ténèbres et de l’ombre, présente dès les Psaumes 24 , qui exprime la douleur de l’humanité souffrante et mortelle. Ainsi écrit-il-dès 1965-dans «-La Patience du soir-» : La patience du soir ne voile pas les larmes De tant de faces piétinées dont le sang Se mêle à la boue et à la nuit 25 . […] Le paysage de désolation décrit dans ce poème mêle le thème de l’obscurité et celui de la souffrance ; il est surmonté d’un coucher de soleil sur lequel plane l’« odeur sucrée de la mort ». Cette présence de la Faucheuse aux côtés de l’humanité rappelle évidemment le thème baroque des vanités, issu de l’ Ecclésiaste , qui associe également le motif des ténèbres et la mort. Citons par exemple, parmi les poètes anthologisés, la rime récurrente « funèbre »/ «-ténèbre-», qui crée un écho entre la paraphrase de l’office des morts de Rémi Belleau (« J’ai fait mon lit en ténèbres/ Et sous les tombes funèbres »), et la prière du soir d’Agrippa d’Aubigné (« l’epais des ombres funèbres »/ « flambeau de nos ténèbres 26 ») ; en outre, « L’Hiver » du même Aubigné annonce l’approche de la mort en l’associant à la saison la plus obscure, quand Sponde compare le Monde à une «-ombre 27 -», en une image associant obscurité et éphéméréité. Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 79 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 28 LF, p.-21-22. 29 PMF, p.-26. 30 PMF, p.-48. 31 LF, p.-21. 32 PMF, p.-37. 33 CL, p.-40. Autre point commun avec certains textes baroques, Mambrino pratique occasionnellement le macabre. Dans le recueil La Ligne du feu , un poème consacré à un adolescent mort brûlé à quinze ans compare l’agonisant à une « bête écorchée sur une table », après quoi sont évoqués les « corps déjà moisis » ou encore les « os cariés 28 » d’autres cadavres. Ce registre est peu fréquent chez le poète, mais se déploie ici avec insistance. Parmi tant de textes baroques de cette veine, Mambrino n’avait que l’embarras du choix ; il a retenu significativement ceux qui méditent la passion du Christ et évoquent avec des détails parfois très crus le spectacle d’un corps supplicié. Jean de La Ceppède décrit le Christ aux outrages, souffrant « dix mille morts », et dont le sang coule dans les yeux en se mêlant aux crachats de ses bourreaux 29 . De fait, le lien opéré entre la passion du Christ et les souffrances de l’humanité est souvent sous-entendu chez Mambrino, comme dans le poème consacré au jeune homme brûlé, qui est significativement daté du Vendredi Saint ; il est plus explicite chez les poètes baroques, notamment dans le dialogue entre l’âme souffrante et le Christ sacrifié que Mambrino retient des Pensées de Pascal, où Jésus affirme : « Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin. Mais c’est moi qui guéris et rends le corps immortel 30 ». Ces souffrances humaines entraînent en effet, chez le poète contemporain comme les poètes de jadis, l’aspiration à un autre univers lumineux. Ainsi le jeune homme brûlé de « La Pierre », sur son lit de souffrance, crie : « J’ai horreur de la chair, cette pâte sanglante,/ Je ne veux plus être touché que par la lumière nue 31 ». De même, Martial de Brives, animé d’un profond dégoût de la vie, écrit-: «-Je me meurs de ne mourir pas 32 -». - La transition de l’apparence au réel-: sainte lumière, nuage, miroir En contrepoint, le monde humain obscur, portant les stigmates de la mort et quasiment invivable, se transfigure en accueillant la manifestation divine. Chez les poètes baroques comme chez leur homologue contemporain, cette irruption de l’absolu au sein de l’univers et du sujet humains est suggérée par la clarté et, simultanément, par sa vision difficile. La lumière « qui ne commence ni ne finit 33 » est chez Mambrino le signe de la présence divine dans la nature, notamment lorsqu’elle surgit à l’aurore : des recueils comme Clairière et Sainte Lumière , parus peu après La Poésie mystique française , mettent en œuvre ce 80 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 34 Extrait du journal de Claude-Henri du Bord, paru dans Clairière , n°14, 1998, p. 21, qui relate une rencontre avec Julien Green. 35 François Cheng, «-La poésie de Jean Mambrino-», dans Collectif, Jean Mambrino poète de la lumière , op. cit. , p.-8. 36 PMF, p.-54. 37 VA, p.-61. 38 CL, p.-48. 39 SL, p.-149 («-Ce couple de papillons-»). 40 SL, p.-137 («-Que vois-je sans cesse-»). dynamisme lumineux, et il existait déjà une section consacrée à la lumière dans Le Veilleur aveugle dès 1965. La dimension théophanique et joyeuse de cette illumination a été reconnue comme un trait marquant de la poésie de Mambrino par ses confrères écrivains, qu’il s’agisse de Julien Green louant chez lui « la simplicité de la lumière », « cette lumière-là, simple et nue 34 », ou de François Cheng affirmant-: «-la lumière qui jaillit alors est une épiphanie, dans laquelle la vie se révèle à chaque instant comme un don 35 […] ». À l’ère baroque également, la lumière est indéniablement l’une des images les plus fréquentes de la manifestation divine. Mambrino comme ses prédécesseurs expriment le caractère transcendant de cette lumière, pour l’opposer à la simple clarté, par des figures d’opposition, comme l’antithèse ou l’oxymoron de la lumière obscure. Le « rayon sombre et clair de la beauté première 36 » de Malaval n’est pas éloigné de de « L’ombre de la lumière 37 -» du Veilleur aveugle , de la lumière «-ne laissant derrière elle/ que son ombre vermeille » dans Clairière 38 , ou du «-pollen noir/ de la lumière » dans Sainte Lumière 39 . De telles figures d’opposition existent aussi chez les poètes métaphysiques anglais, parmi lesquels Georges Herbert (1593-1633) dont Mambrino cite un extrait en épigraphe au recueil de 1965 : «-But thou art Light and darknes both together.-» Au thème de la lumière vient s’additionner celui de sa réception par l’œil, symbole de la connaissance spirituelle. En écho à la lumière obscure, cette vision est souvent présentée comme paradoxale, ou faisant l’objet d’une médiation ; à cet égard, les textes de Mambrino et ceux des auteurs baroques sont également très proches, témoin le motif du brouillard ou du nuage lumineux, qui occulte le soleil divin tout en le manifestant de manière confuse. Le « divin brouillats » de Claude Hopil a pour écho le nuage lumineux, le voile, ou la « brume de lumière 40 -» chez le poète jésuite, quand ce n’est pas un dispositif de vision plus étrange encore-: Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 81 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 41 SL, p.-168 («-Un nuage à peine-»). 42 PMF, p.-36-37. 43 SL, p.-117. 44 SL, p.-133. 45 Lire à ce propos l’entretien avec P. Kéchichian, « La critique en délectation », p.-42, où Mambrino affirme : « Je préfère ne pas trop employer le mot ‘‘Dieu’’ qui recouvre tant de fantasmes sanglants, répressifs ou imaginaires, aujourd’hui plus que jamais ». Il cite ensuite Simone Weil-: «-Il faut aimer Dieu comme s’il n’existait pas-». l’ombre ou seulement le songe d’un nuage- - venu de loin presque en dehors - - du temps - fait battre le cœur du monde - - et pose une ombre de lumière - sur les paupières - - de cet enfant - qui songe. 41 Ce passage associe le thème de la vision indirecte, qui s’opère à travers un nuage lumineux, à celui la vision impossible, parce que la lumière doit également traverser les paupières d’un enfant qui dort et songe ! Qu’il s’agisse du brouillard d’Hopil ou du nuage de Mambrino, la divinité se cache tout en se manifestant. Enfin, l’image de la vision spéculaire de l’invisible, chère à Hopil qui évoque le miroir de la foi ou celui de l’ange où le divin se contemple par réflexion 42 , se retrouve chez Mambrino. Ce dernier préfère, en post-romantique, le miroir privilégié que le monde sensible offre au monde intérieur. Il peut s’agir de la nature ; dans Sainte Lumière , un pin « réfléchit/ le jeune soleil », avant de se confondre avec lui 43 . Ce miroir peut aussi être le corps humain, comme le visage où «-traînent les reflets/ d’une lumière inconnue 44 -». - L’inconnaissable et l’indicible divins-: la nuit lumineuse Initié dans les ténèbres de la condition humaine et poursuivi dans une lumière paradoxale, l’itinéraire spirituel tel que le conçoit le poète contemporain se termine par un retour à l’obscurité ; mais cette fois, par opposition à la nuit obscure de la souffrance humaine, il s’agit d’une nuit lumineuse, qui représente la rencontre joyeuse mais inexprimable avec un absolu indicible, qu’au fil des recueils le jésuite appelle d’ailleurs de moins en moins Dieu 45 . Dès son premier recueil Le Veilleur aveugle , Mambrino reprend volontiers la métaphore 82 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 46 VA, p.-57. 47 VA, citation liminaire. «-[…] la sombra que hace al alma la lámpara de la hermosura de Dios […]. » Juan de la Cruz, Llama de Amor B (entre 1584 et 1586), Canción III, 14, d’après le site San Juan de la Cruz online [url-: https: / / sanjuandelacruz.online/ llama-b/ ]. 48 Son poème « Épiphanie » (PMF, p. 263-264) évoque ainsi une « forêt, la nuit et sans pénombre », où s’opère un cheminement « vers la lumière,/ Les yeux abîmés dans le ciel-». 49 « The sunn is darker then a Tree, / And Thou art more dark then either. » (VA, citation luminaire). 50 VA, p.-33. 51 OC, p.-303. L’italique est du poète. 52 En 2005 encore, à l’occasion d’un entretien, Mambrino évoque le lien entre sa poésie et sa prière, « [u]ne prière proche de l’esprit des mystiques rhénans, où Dieu se montre en se cachant-» ( Jean-Paul Noyé, «-Pour Jean Mambrino.[…]-», art. cit.). de l’impossibilité de la vision de Dieu, d’ailleurs évoquée par l’image de la cécité dès le titre du recueil, en un écho de l’ Exode (XXXIII, 20) : Comment ces yeux verraient-ils sans mourir Le pur rayon qui les a engendrés-? 46 Outre la source biblique, l’imagerie sanjuaniste de la noche oscura évoque l’expérience contemplative au cours de laquelle la divinité est présente au mystique ; elle est sans doute en filigrane dans le même poème, qui évoque la « Main d’ombre » qui scelle les yeux du poète. C’est d’ailleurs à la Vive flamme d’amour de Jean de la Croix que Mambrino emprunte une citation liminaire du Veilleur aveugle où figure le poème précédemment cité : le carme espagnol y décrit « l’ombre que fait dans l’âme le flambeau de la beauté de Dieu 47 ». Patrice de la Tour du Pin, inspiré par le mystique espagnol et lu par Mambrino dès sa jeunesse, fut d’ailleurs peut-être un intermédiaire important qui éveilla le jésuite à cette veine nocturne 48 . Comme celle du carme espagnol et du poète français, comme aussi celle de G. Herbert 49 , la nuit mambrinienne est habitée de lumière : « La nuit enfin est plus radieuse que le jour » précise un poème du Veilleur aveugle 50 ; un texte postérieur de L’Oiseau Cœur évoque «-l’opacité irradiante/ d’ il y a 51 », en associant le thème de l’obscur illuminé à celui de la présence divine dans les apparences, exprimée de manière impersonnelle par la locution « il y a ». Cette imagerie nocturne est sans doute un signe de l’infigurable et de l’indicible divins, d’une voie négative qui refuse toute affirmation ou figuration définitives d’un premier principe. Cette tendance caractéristique de l’œuvre du poète trahit l’influence probable de la mystique rhéno-flamande 52 . Poète du « vide-plénitude » selon l’expression très juste de Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 83 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 53 Jean Biès, «-Un poète du vide-plénitude, Jean Mambrino-», Clairière , n°2, s.-d. (1984-? ), n. p. 54 Mambrino, «-La nuit sacrée ou transcendance et poésie-», p.-25. 55 OC, p.-302. 56 Kéchichian, «-La critique en délectation-», p.-42. 57 «-Néant du néant-», PMF, p.-35. 58 PMF, p.-58. 59 PMF, p.-35. 60 VA, p.-53. 61 VA, p.-96. 62 VA, p.-21. 63 LF, p.-24. 64 PMF, p. 58-59. Cf . PMF, p. 28 : Hopil parle également d’un « abisme de lumière », en un oxymore qui évoque les «-créneaux blancs de l’abîme-» chez Mambrino. Jean Biès 53 , Mambrino n’hésite pas à parler de « sur-Néant » à propos de Dieu en 1992 54 , l’ayant déjà qualifié de «-Vide 55 -» dès un poème de 1979. On peut voir là une imprégnation de la pensée d’Angelus Silesius, ou encore de celle de maître Eckhart dont le poète contemporain citait en 1986 l’audacieuse formule : «-Que Dieu nous délivre de Dieu 56 ». Ces expressions se révèlent certainement plus radicales que celles des poètes baroques français, pour qui le néant désigne avant tout, comme dans un texte d’Hopil cité dans l’anthologie, l’état de la créature face au Créateur 57 , et non celui-ci. Les poètes mystiques français sont rarement aussi radicaux dans leur expres‐ sion du Dieu inconnaissable et indicible, mais la trace de la voie négative fondée sur l’indicible divin est visible dans les textes anthologisés, à travers des images récurrentes semblables à celles que Mambrino utilise dans ses propres vers. La théologie mystique du Pseudo-Denis l’Aréopagite et le ténébrisme de Jean de la Croix, qui ont probablement inspiré le poète contemporain, se retrouvent à divers degrés chez Hopil, Surin, Guyon, cette dernière interpellant Dieu en ces termes antithétiques : « O nuit ! O torrent de lumière 58 -». L’oxymore du soleil divin invisible est présente dans un cantique d’Hopil (« Le Soleil est caché 59 -») comme chez Mambrino (« Le ténébreux soleil où se cache le Verbe 60 »). Par ailleurs, deux autres images sont utilisées par Mambrino, qui ajoutent au sème de l’obscurité celui de l’immensité ; dès 1965, le veilleur aveugle criait à son Dieu : « Tu es la nuit et l’abîme 61 -», ou chantait « les créneaux blancs de l’abîme 62 -»-; en 1974, il use de l’image de l’océan ou de la mer nocturnes : « l’Océan qui roule sur les galets de la nuit 63 -». Or, on retrouve ces deux motifs associés dans le poème de Madame Guyon reproduit dans l’anthologie ; elle y compare Dieu successivement à un « abîme impénétrable », à un « abîme profond », puis à un « vaste Océan », une «-mer d’amour 64 -». En somme, ces images polies par la longue tradition d’un langage aux prises avec l’indicible et l’infini dessinent une 84 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 65 Dans une émission animée par Mambrino sur France Culture, diffusée en avril 1977 (voir bibliographie). 66 Anthologisé dans PMF, p. 188-189. Dans un entretien donné à Jean Paul Noyé en 2005, Mambrino fait la confidence suivante sur l’influence que la pensée de Teilhard a opéré sur lui, en lui permettant de retisser le lien entre l’homme et Dieu : «-À l’adolescence, un père jésuite m’a fortement marqué. Ce religieux, nourri de la pensée de Teilhard de Chardin, m’a communiqué une image rayonnante de la foi. Dans la grande solitude où je me trouvais, j’ai alors entendu un appel intérieur. Et peu à peu, j’ai découvert un familiarité certaine entre les textes que collectionne Mambrino l’anthologiste et la production de Mambrino poète. II. L’expérience mystique-: entre la nature, le moi et Dieu À ce stade de compréhension, la poésie mystique, même si elle suggère une connaissance paradoxale de l’absolu par l’usage d’images visuelles, reste avant tout un langage, voire un jeu rhétorique séculaire alternant métaphores, hyper‐ boles et oxymores ; cette langue est sans doute falsifiable ou imitable, même par un auteur qui n’aurait connu l’expérience mystique que par l’imagination ou la lecture. Aux yeux de Mambrino, le critère qui fait la valeur de cette langue se trouve dans l’expérience mystique, qui seule l’authentifie. Le poète théorise dans sa préface l’expérience mystique d’une manière qui semble influencée par Albert Béguin. Ce critique a étudié comment la contemplation de la nature permettait aux poètes romantiques de retrouver le chemin du monde intérieur où se lirait la trace de la divinité cachée. En confrontant les textes de Mambrino à son échantillon anthologique baroque, il faut donc tenir compte du potentiel anachronisme de cette conception, mais aussi, paradoxalement, de sa pertinence inattendue. En effet, malgré un rôle de la nature souvent plus limité chez les poètes baroques, deux éléments concordent dans la conception qu’Albert Béguin, Mambrino et certains auteurs baroques se font de l’expérience mystique : l’annihilation du moi ordinaire et sa métamorphose d’une part, et la méditation fondamentale de l’unité de Dieu d’autre part. - Le sentiment du divin dans la nature-: un point d’achoppement-? Du romantisme allemand et de son exégète Albert Béguin, Jean Mambrino re‐ prend l’idée d’un lien étroit unissant la recherche de l’absolu et la contemplation de la nature. Chez un autre de ses poètes favoris, Hopkins, Mambrino souligne que « Dieu n’est nommé qu’à travers la nature 65 ». À la poésie européenne s’ajoutent sans doute d’autres influences, en premier lieu une inspiration fondamentale jamais reniée par Mambrino, celle de Pierre Teilhard de Chardin 66 : selon ce théologien, la nature est porteuse, dans son évolution même, d’une Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 85 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 chemin de plénitude où l’homme, créé par Dieu à son image et à sa ressemblance, s’en remet à Lui » ( Jean-Paul Noyé, «-Pour Jean Mambrino-[…] », art. cit.). 67 Mambrino « Lire comme on se souvient. ‘‘Devant le volubilis épanoui/ nous prenons notre repas/ nous qui ne sommes que des hommes’’ », Clairière , n°11, 1994 ; n. p. : «-l’absolu est infiniment proche de chaque créature, et peut-être même son envers-». 68 SL, p.-109. 69 Mambrino, «-Le miel du visible-», Clairière , n°6, 1988, p.-16. 70 Ibid . 71 Béguin, L’Âme romantique et le rêve , p.-443-455. dynamique qui la dirige vers le divin. Par ailleurs, Mambrino évoque dans un texte reproduit dans la revue Clairière sa lecture spirituelle personnelle des haïkus inspirés par le bouddhisme zen, où les plus humbles réalités sont reliées à l’absolu, où la face de l’escargot contient celle du Bouddha 67 . Dans la propre poésie de Mambrino, la totalité de la Création se trouve pareillement suspendue à l’infiniment petit et à l’accessoire : dans Sainte Lumière , le nid d’une guêpe maçonne devient « le creux de l’origine », « enfoui/ au fond des voies lactées 68 ». Ce dernier trait du lien vital unissant le macrocosme et le microcosme constitue sans doute, par-delà l’intérêt manifesté par Mambrino pour la poésie japonaise, un héritage des poètes allemands. Mambrino écrit dans un article consacré à Rainer Maria Rilke : « L’arbre, la fontaine, la rose deviennent des catalyseurs, des réceptacles et des échos de la réalité universelle 69 […] » ; à ce propos, il cite aussi une formule de Rilke lui-même : « Nous butinons le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible 70 ». Or, les poètes baroques ont sans doute une conscience trop grande du péché originel et de la corruption qui, loin de s’étendre à l’homme seul, atteint l’ensemble de la création, pour s’attarder autant au spectacle de la nature ; associant souvent la nature sauvage à un espace diabolique ou du moins repoussant et inconstant, les auteurs du XVIIe siècle n’avaient pas lu Jean-Jacques Rousseau et surtout Étienne de Senancour qui, d’après Albert Béguin, ont donné une dimension spirituelle à la contemplation de la nature dans la tradition littéraire française 71 . De plus, Mambrino, contemporain de la physique quantique, accorde une attention à l’infiniment petit, aux battements d’ailes de papillon, à la plus ténue des brises ; au contraire, la nature mobilisée par les baroques religieux, contrairement à celle des poètes profanes qui sont leurs contemporains, reste assez monotone et convenue dans sa grandiose monotonie. On y sort rarement d’éléments inaltérables et immenses, qu’ils soient célestes comme les soleils ou les étoiles, ou terrestres comme les abîmes et les océans, quand la poésie de Mambrino, où abondent les forêts, les cimes et les sources, évoque souvent une promenade paisible et familière dans la nature sauvage. Malgré tout, certains poèmes se remarquent en ce sens dès le XVIIe siècle, qui donnent de la nature 86 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 72 PMF, p.-49. 73 Lire par exemple «-L’aube glisse-» (CL, p.-146-147). 74 PMF, p. 10. Même si, d’un autre côté, la volonté hugolienne de percer le mystère des apparences et le caractère visionnaire de l’écriture du poète romantique sont réputés hautement mystiques par Mambrino. 75 VA, p.-79. 76 SL, p.-125, «-Qui es-tu-? -» 77 PMF, p.-6. une image moins sublime et plus intime ; Mambrino en choisit justement quelques-uns, qui font écho au thème de l’aurore tel qu’il existe dans sa poésie. Ainsi la « Prière pour le matin », un sonnet du pasteur Laurent Drelincourt, exprime une pleine confiance au jour naissant qui annonce « le Jour des Saints 72 », à savoir la béatitude promise en l’autre monde. Pareillement, le poète jésuite se plait à décrire à l’aurore le lever du soleil, symbole de la vie spirituelle qui s’empare de l’âme à son éveil 73 . - La dissolution du moi-: un point de rencontre Même si le rôle de la nature est différent chez les post-romantiques et les baro‐ ques, il est en revanche un autre point crucial de l’expérience mystique sur lequel Mambrino et certains poètes anthologisés par lui concordent : la destruction du « moi » ordinaire. Mambrino l’évoque incidemment dans l’avant-propos de son anthologie en jugeant, non sans quelque ironie bienveillante, que le moi hypertrophié d’un Victor Hugo, « vieux faune païen », fait de lui l’exact « contraire d’un vrai poète mystique 74 ». Pour sa part, dès Le Veilleur aveugle , Mambrino évoque en une image frappante l’âme qui « fait exploser son corps/ De cristal et de sang 75 », avant de renaître sous forme d’une « âme-phénix » : dans cette mort, qui peut aussi être comprise comme une extase, le poème exprime assez clairement que le sujet doit mourir à lui-même pour renaître transfiguré. De manière plus radicale encore, un poème de Sainte Lumière affirme l’anéantissement du moi à l’approche du divin-: - Je suis parce que je - - suis en marche vers - celui qui me nie 76 . Les sources de ce motif sont à coup sûr multiples, poétiques autant que religieuses ; outre la tradition chrétienne, l’anthologiste la retrouve sans doute dans les mots d’ordre « La vraie vie est absente » ou encore « Je est un autre » de Rimbaud 77 , considéré par Mambrino comme un poète mystique à part entière ; en outre, les textes d’un Mansur al-Hallaj (858-922), soufi admiré par Mambrino et présent dans La Poésie mystique française par l’entremise de la traduction Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 87 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 78 PMF, p.-198. 79 PMF, «-En guise de préface-», p.-6. 80 Ibid. 81 PMF, p.-10. 82 PMF, p.-38-42. 83 PMF, p.-54. 84 PMF, p.-60 85 PMF, p.-61. de Louis Massignon, affirment que Dieu l’a « dispensé de [lui]-même 78 ». Dans la préface de son anthologie, Mambrino explique plus clairement en quoi consiste cet effacement du moi : le véritable mystique doit, comme le vrai poète, abandonner « le vaste et subtil réseau des réflexes et des habitudes que la société […] tisse chaque jour autour de nous 79 » ; il doit renoncer à « tout ce qui nous détermine, nous aliène et nous détruit 80 ». Le moi ordinaire, limité par l’éducation et l’utilité sociale, est radicalement incapable de l’expérience poétique et mystique, et il doit lever ses conditionnements pour s’en rendre digne. C’est en cela que la démarche mystique, et celle du poète, engagent « tout l’être du voyageur-» appelé à «-s’efface[r] sans cesse devant les choses 81 -». Ces métamorphoses du sujet mystique ont également pu présider au choix de certains textes du XVIIe siècle mis en avant dans l’anthologie, même si le moi ne s’y efface pas tant devant les « choses » familières du monde sensible, comme chez Mambrino, que directement devant l’infini divin. Ce motif prend la double forme de l’abandon à l’amour divin et de la dissolution du moi proprement dite. D’abord, l’abandon du chrétien à la conduite de l’amour est présente dans le cantique « De l’abandon intérieur » de Surin, qui évoque un homme ayant renoncé à tout bien du corps ou de l’esprit pour ne se fier qu’à la volonté divine ; le sujet mystique, vide de lui-même, est alors représenté comme descendu dans « un grand abîme » sans fond, comme par un « heureux naufrage 82 ». Chez Malaval, autre chantre de l’abandon à la volonté divine après Surin, le sujet devient indifférent à lui-même : « Je ne sens rien en moy de tout ce qui s’y passe », et se trouve ainsi assimilé à un « néant […] perdu dans une paix profonde 83 ». La dissolution du moi, dans un effet de gradation à la fois chronologique et sémantique, est exprimée de manière plus radicale par les trois derniers poèmes du XVIIe siècle inclus dans La Poésie mystique française : Madame Guyon évoque une âme dont le moi est « vide » et habite le « Rien », dans une « solitude profonde 84 -» ; de manière très proche, un poème de Fénelon, que l’anthologiste a judicieusement choisi pour faire écho aux mots de celle qui fut son inspiratrice, met en avant le désir que Dieu détruise en lui « ce qu’à [s]es yeux il reste encore de [lui] », et chante la dépossession totale : « Je ne suis plus désormais à moi-même 85 ». Le fait que Mambrino reprenne dans son anthologie 88 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 de telles formulations, fort critiquées par certains théologiens du XVIIe siècle dans le cadre de la crise quiétiste 86 , et les mette en regard avec des textes d’autres cultures ou plus modernes, montre une volonté discrète et tacite, mais résolue de réhabilitation des mystiques contestés de la deuxième moitié du XVIIe siècle. - Quête de l’unité divine et simplicité du regard Enfin, dernier point important de l’expérience mystique selon Jean Mambrino, le divin se manifeste à la faveur de la contemplation de la nature et de l’effacement du moi. Mais quelle face d’un Dieu réputé obscur et inconnaissable cette expérience permet-elle réellement d’appréhender ? Le poète jésuite répond d’une manière proche de certains poètes baroques : en méditant sur le monde et lui-même, le poète mystique parvient principalement au sentiment de l’unité fondamentale du monde en Dieu, origine cachée du tout. Cité par Mambrino dans la préface de l’anthologie, Albert Béguin exprimait l’expérience fondamen‐ tale des poètes mystiques comme celle de « l’intuition de l’Unité 87 ». Même si, en 1965, un texte du Veilleur aveugle , qui renvoie à la rose de l’empyrée du Paradis de Dante, évoque un « Triple orage » assimilable à la Trinité, la fin du même poème appelle aussi son lecteur à « oublie[r] son amour en s’oubliant dans l’Un 88 ». Ce primat de l’unité, Mambrino pouvait aussi le trouver d’une autre manière chez un de ses penseurs favoris depuis sa jeunesse, Teilhard de Chardin, chez qui toute l’évolution de la vie biologique concourt vers un point unique, le point oméga identifié au Christ 89 . En outre, il appréciait certains artistes zen d’Extrême-Orient, capables de peindre le tout dans un « unique coup de pinceau » selon la formule de « Tao Tchi » ; ce coup de pinceau, précise Mambrino, « enserre tout le tremblement de l’univers 90 -». Jean Mambrino, tout en restant un poète chrétien, entend peut-être par cette insistance sur l’unité plutôt que sur tout autre attribut divin de la tradition théologique, fonder une poésie mystique chrétienne qui puisse toucher les croyants d’autres religions, ou aux agnostiques et athées, comme Teilhard avait pu également le faire. Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 89 86 Cette dissolution du moi est réputée imaginaire, voire mélancolique par les critiques des mystiques, dans le cadre de la polémique quiétiste. Ils l’opposent à l’humilité chrétienne authentique. Voir La Bruyère, Dialogues sur le quiétisme , dans Œuvres complètes , éd. Julien Benda, Paris, Gallimard, 1951, « Bibliothèque de la Pléiade », dialogue VII, p. 581 et sq ., not. p.-594. 87 PMF, «-En guise de préface-», p.-7. 88 VA, p.-54. 89 Poirel, Mystique , op. cit. , p.-341-342. 90 D’après un texte de J. Mambrino reproduit sur la quatrième de couverture de l’ Oiseau Cœur (Paris, Stock, 1979). « Tao Tchi » est Shitao, poète et moine zen chinois mort en 1707. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 Or, au XVIIe siècle, certains poètes mystiques se sont illustrés eux aussi en se faisant les avocats d’une oraison dite de simple regard, dont la finalité était précisément de contempler l’unité divine. Ce type de prière fut enseigné sous diverses formes par la mystique ursuline Marie de l’Incarnation et son fils le religieux bénédictin Claude Martin, par Jean de Bernières, et finalement, sous une forme critiquée par les théologiens, par François Malaval et Jeanne Guyon. Certains textes de l’anthologie en portent la trace, en premier lieu, le poème de Jean de Labadie intitulé « Élévation générale d’esprit à Dieu, en veuë de son unité divine 91 ». En allant de l’unité de Dieu à la multiplicité des choses créées, Labadie illustre d’ailleurs parfaitement la citation de Béguin contenue dans la préface de l’anthologie, selon laquelle le poète mystique « procède du connu (de l’intuition de l’Unité) au sensible (à la découverte des choses telles qu’elles sont) 92 ». Parmi les autres textes baroques anthologisés, un cantique d’Hopil évoque, par-delà la Trinité qu’il médite, «-l’unité 93 -» ; Malaval nomme semblablement « l’unique Seigneur 94 », objet de sa pensée ; enfin Madame Guyon voit en lui, de manière plus imagée, le « centre du repos 95 » dont l’âme bénéficie, le terme de « centre » étant cher à Mambrino. Historiquement, les adversaires du « quiétisme » ont souvent critiqué l’oraison de simple regard, dans la formulation qu’en donnent Malaval et Guyon notamment, en la considérant comme primaire et tautologique ; selon eux, il valait bien mieux méditer les attributs variés de Dieu comme sa miséricorde, sa justice, ou les événements de la vie du Christ comme sa passion. Jean de La Bruyère en particulier, dans ses Dialogues sur le quiétisme parus l’année même de la condamnation de Fénelon par Rome (1699), insiste sur le caractère dérisoire d’une contemplation divine qui se limiterait à un seul attribut divin, et qui rendrait selon lui le méditant chrétien aussi ignorant de Dieu que l’avaient été les philosophes antiques 96 . La vaste culture de Mambrino et la démarche poétique qui lui était propre, fondée en dernier recours sur l’indicible, lui ont probablement fait réévaluer ces textes jugés hétérodoxes, comme des manifestations d’une mystique de l’unité qu’il trouvait chez d’autres de ses artistes et penseurs favoris, en réponse peut-être aussi à sa propre formule - inspirée par Angelus Silesius - appelant «-à passer Dieu même 97 -» dans la quête toujours inachevée de la transcendance. 90 Florent Libral 91 PMF, p.-44-45. 92 PMF, p.-7. 93 PMF, p.-30, «-Dans ce nuage espais-». 94 PMF, p.-54, «-Estat de Transformation-». 95 PMF, p.-58. 96 La Bruyère, Dialogues sur le quiétisme , op. cit. , dialogue VIII, p.-604 sq . 97 Mambrino, «-La nuit sacrée, ou transcendance et poésie-», art. cit., p.-24. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 98 ‘‘And the rest is silence”, derniers mots d’ Hamlet de Shakespeare que Mambrino aimait citer, et qu’il place notamment à la fin de la préface de son anthologie (PMF, p.-11). 99 Claude Dandréa, « Un entretien de Jean Mambrino avec Claude Dandréa », Clairière , n°8, 1991, n.-p. 100 Mont au sommet duquel Mambrino, non sans humour ni pertinence, s’est fait photo‐ graphier en 1968 (Collectif, «-Jean Mambrino poète de la lumière-», op. cit. , p.-7). 101 SL, p.-136 («-L’heure est si grande-»). III. Le langage de la ferveur-: d’un lyrisme mystique L’expérience mystique telle que la met en avant le poète anthologiste aboutit en définitive au constat d’une impasse : elle se heurte aux limites du langage et de la pensée, à l’inconnaissable divin. Que reste-t-il à dire et à chanter quand on se heurte à la pauvreté du langage humain, et que l’on aspire au « reste » qui est «-silence 98 -» ? Sans doute, la violence du désir qui porte une créature éphémère et périssable vers l’éternité et la stabilité. - Une poésie du désir : nostalgie de la patrie céleste et mystique nuptiale Le désir de l’absolu est une force motrice de la poésie mystique selon Mambrino, ce qu’il affirme dans sa production critique comme dans la construction de sa propre poésie, où le désir est médiatisé à travers les éléments naturels. Il l’indique dans un entretien donné en 1991 à Claude Dandréa, en commentant les images les plus fréquentes de ses recueils passés : le désir humain s’exprime à travers la cime selon l’axe vertical, dans la mer selon l’axe horizontal, et enfin par le moyen de la caverne ou la clairière incarnant la clôture 99 . Ce lyrisme particulier, que nous dirons indirect, ne prend que rarement la forme du lyrisme mystique à la première personne caractéristique de l’époque baroque. Objets de ce désir, la patrie céleste, l’autre monde sont aussi figurés dans les vers. Chez Jean Mambrino, ils se trouvent représentés par les lointains : par exemple dans Clairière , les crimes inaccessibles, situées bien au-delà de la clairière décrite, évoquent l’image de la montagne, fréquente chez Hopil ; autant d’échos d’un Sinaï ou d’un Thabor 100 , hauteurs où souffle l’esprit. Mambrino use également fréquemment de l’idée d’un autre monde ou d’un autre ciel par-delà le monde visible ordinaire, ainsi dans Sainte Lumière -: - je vois une nuit - derrière le ciel - et derrière la nuit - un autre ciel - plein d’étoiles 101 Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 91 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 102 CL, p.-46. 103 PMF, pp. 51 et 35. 104 Voir l’image de la colombe qui se tient au creux du rocher (Cant. II, 14). 105 PMF, p.-53. 106 VA, p.-96. De même dans Clairière , le bruissement des arbres de la forêt parle « d’une autre forêt/ ailleurs 102 . » En toute logique, le poète jésuite a prélevé dans la poésie baroque des poèmes qui véhiculent des images tout aussi fugaces de l’autre monde : même si Aubigné décrit longuement la terre nouvelle d’après le jugement dernier, des aperçus plus évasifs sont présents dans la vision béatifique évoquée par Drelincourt ou encore à travers les chœurs angéliques que mentionne Hopil 103 . Même si ces poètes anciens sont plus proches des sources bibliques, plus distants de l’épure tirée des éléments naturels que propose Mambrino, l’image fugace d’un autre lieu mystérieux leur est aussi chère sans doute qu’au veilleur aveugle. Du thème du désir, la transition est facile à celui de l’union amoureuse de l’âme avec le divin, de la consommation de leur amour qui parcourt la grande tradition mystique, étroitement inspirée par Le Cantique des cantiques , ses commentaires ou imitations successifs par Bernard de Clairvaux, Jean de la Croix, François de Sales… C’est là un aspect important de la lyrique baroque, que Mambrino illustre dans son anthologie en citant non seulement Hopil, grand lecteur et commentateur du Cantique , mais surtout François Malaval et son poème au titre programmatique, « Les fuites de l’époux », également inspiré par un verset du Cantique . S’adressant à ses lecteurs appelés « colombes » en référence à l’oiseau symbolique de l’amour comme au style du poème biblique 104 , Malaval rappelle que toute âme est l’épouse du Christ-: Il est caché dans vous plein d’un zele incroyable, Il vous suit, il vous tient. C’est un espoux fidelle, un espoux immuable S’il s’absente, il revient 105 . Les intermittences de la grâce sont ici représentées comme des allées et venues de l’époux divin dans l’espace de l’âme. Jean Mambrino ne pouvait ignorer cette thématique nuptiale qui a sans doute influencé sa démarche anthologique comme son écriture. En témoigne le poème « Nuptial », daté de janvier 1964, où les thèmes du Cantique des cantiques , comme le mariage et le « baiser », sont repris pour suggérer, avec des échos rimbaldiens, la fusion du soleil et de la mer, signe de l’éternité retrouvée par union des contraires 106 . Par la suite, même si Mambrino cherche souvent un lyrisme qui élude le « je » et le « tu » 92 Florent Libral Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 107 OC, p.-257. 108 PMF, p.-8. 109 PMF, p.-5. 110 Daniel Vidal, «-Du pur amour. Mystique et désaffect-», Essaim , n°10, 2002, p.-42-72. 111 VA, p.-34. 112 PMF, p.-53. après Le Veilleur aveugle , en s’effaçant derrière les éléments naturels, des échos à un imaginaire amoureux subsistent, quoique plus légers et fugaces-: L’Oiseau Cœur met ainsi en scène la rencontre de « deux visages », « de chaque côté de l’automne 107 -» - Fadeur de la poésie baroque ou folie du pur amour-? En dépit de ces affinités profondes, Mambrino souligne à mots couverts dans la préface de son anthologie que la lyrique des baroques est un peu trop conventionnelle pour contenir un appel d’amour équivalent à celui que contiennent les vers de Mansur al-Hallaj, qu’il présente comme ayant vécu son amour de Jésus-Christ jusqu’au martyre 108 . Mambrino précise par ailleurs que, selon ses propres critères, l’amour de Dieu peut s’exprimer dans une poésie qui serait purement dévotionnelle, sans être mystique : Car en effet, un poème peut être « religieux », exprimer la dévotion d’un cœur envers le Dieu qu’il adore, et rester bien en deçà du terrible Voyage évoqué [l’expérience mystique] 109 . Il y aurait un point d’incandescence, une différence de radicalité, voire de nature, qui distinguerait le simple amor dei du croyant ordinaire de celui, bien plus dévorant, qui embrase le mystique. La Poésie mystique française témoigne d’une volonté de prélever dans la littérature baroque les pages les plus ardentes qui expriment l’amour divin, fussent-elles hétérodoxes. Selon la conception du pur amour qui s’exprime chez certains auteurs spirituels du XVIIe siècle, l’âme humaine, parvenue au plus haut degré de la contemplation, ne serait plus guidée que par l’amour divin, et deviendrait pour cette raison indifférente à tout, y compris à son propre salut 110 . Mambrino avait pour sa part évoqué significativement, dès Le Veilleur aveugle , le « désir qui détruit/ Tout désir, consommant le désir dans l’absence 111 . » Un poème de Malaval lui fait écho dans l’anthologie, avec cet alexandrin lancé par l’âme à Dieu : « Morte à tous mes désirs, pour vous seul je veux vivre 112 -». Un autre cantique de Surin, à travers le thème de la course ou du pèlerinage de la vie sous la conduite de l’Amour divin, développe le thème de l’indifférence totale : libéré du goût des biens terrestres (strophe 1), des amitiés mondaines (str. 2), de la peur du lendemain et de la Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 93 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 maladie (str.3 et 4), de la peur de la faim (str. 5), du désir du savoir (str. 6), etc. ; le moi transfiguré du mystique se voit débarrassé de tous ses affects, ne conservant que comme unique passion l’amour de Dieu 113 . De manière plus explicite encore, le syntagme « pur amour » figure dans deux autres textes choisis par Mambrino, l’un de Madame Guyon, et l’autre de Fénelon. L’« Océan du divin amour » de la première, stratégique au sein de l’anthologie, marque le lien entre la thématique lumineuse et la thématique amoureuse : véritable trou noir avant la lettre qui « absorbe » tout « dans sa lumière », mer de « flamme sans brillant », l’amour pur y est désigné par ces images ténébristes comme la force irrésistible qui impose à l’âme un profond silence et une totale inconnaissance 114 . Quant au poème « Je ne puis plus me dépeindre moi-même » de Fénelon, il associe le thème du pur amour au voyage sans chemin, thème fondamental désignant la quête mystique dans la poétique de Mambrino, qu’illustre par exemple l’épigraphe de Clairière emprunté à Franz Kafka : « Il y a un but, mais pas de chemin ». Nul doute que les images multiples de la folie amoureuse, du silence, de la voie inexistante, si chères aux chantres baroques de l’amour pur, ouvrent une voie étrangère à la rationalité commune. Elles trouvent pour cette raison une résonance majeure dans l’exclusion radicale que Mambrino, inspiré sans doute par Martin Heidegger, fait de la « raison technicienne » du champ de la poésie mystique 115 . La lumière que cherche le poète se situe bien au-delà des « éclairs/ Apprivoisés au creux des jarres de la science 116 -», comme il l’écrit encore en des termes que n’aurait sans doute pas désavoués l’auteur de La Grande Beuverie , René Daumal, grand pourfendeur des certitudes autosatisfaites de l’humanité contemporaine, et poète aimé de Mambrino. - En guise de bilan Poète, anthologiste et lecteur enthousiaste, esprit ouvert au dialogue œcumé‐ nique et interreligieux, Mambrino n’aborde pas la poésie baroque française de manière purement historique ou académique. Il la mesure à l’aune de textes qui nourrissent sa propre écriture : Jean de la Croix et son héritier Patrice de la Tour du Pin, les poètes métaphysiques anglais, les poètes de langue allemande, d’Angelus Silesius à Rainer Maria Rilke, ou encore les traditions soufie et zen, parmi tant d’autres lectures. Il ne peut non plus s’empêcher de la lire sans la rapporter aux théories d’Albert Béguin sur le mysticisme romantique, ni 94 Florent Libral 113 PMF, p.-38-42. 114 PMF, p.-58-59. 115 PMF, p.-6. 116 VA, p.-68. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 au dérèglement rimbaldien de tous les sens. En cela, la production mystique française de la première modernité aurait pu, de manière compréhensible, lui sembler d’un intérêt limité, indigne de figurer dans une anthologie de la poésie mystique au sens où il l’entendait. Pour autant, malgré toutes ces réticences compréhensibles, Mambrino a su prélever ce qui, dans la poésie baroque, pouvait alimenter sa propre réflexion et sa propre pratique littéraires, ou du moins leur faire écho. Il serait aussi inexact que puéril de croire que les poèmes du baroque roussetien ont formé entièrement le goût de Mambrino, aux lectures si éclectiques 117 ; mais il y retrouvait sans doute des images puisées à des sources communes, la poésie de Mambrino comme celle d’Hopil, de Labadie, ou encore de Madame Guyon ayant semblablement hérité, au même titre que lui et tant de poètes spirituels modernes, non seulement de la lecture de l’Écriture et des Pères, mais aussi des deux traditions mystiques rhéno-flamande et carmélitaine. Il n’est toutefois pas exclu qu’un souvenir, une image fugace à l’unité provienne directement d’un des textes convoqués dans La Poésie mystique française. Sans doute informé des travaux de Jean Rousset, Mambrino a su retrouver chez Hopil et d’autres poètes anciens une topique de l’ombre et de la lumière qui représentait la manière dont le sujet mystique s’approche de l’absolu. La section « À l’ombre de la lumière » du Veilleur aveugle 118 , mais aussi les recueils postérieurs à La Poésie mystique française que sont Clairière et Sainte Lumière marquent bien, entre lecture et écriture, la continuité de cette imagerie assimilant à une clarté paradoxale de la révélation de l’absolu, et celui-ci à un soleil caché illuminant la nuit. D’un autre côté, il était évident que les rapports que la poésie du XVIIe siècle instaurait entre la nature, Dieu et le moi étaient fort différents de ce qu’un héritier des romantiques anglais et allemands pouvait imaginer. Pour autant, Mambrino a su par son choix anthologique mettre en évidence la radicalité de la transformation du moi et de la contemplation de l’unité divine qui marque les écrits de Surin, Guyon, Fénelon ou encore Labadie, en écho à sa propre poésie. Dépassant les divisions confessionnelles qui opposaient les catholiques, les protestants comme Agrippa d’Aubigné et Laurent Drelincourt, et les « chrétiens sans Église 119 » comme Jean Labadie, l’anthologiste a unifié sa perception globale de la poésie mystique baroque sous le signe de l’expression d’un désir fervent. Dans un choix anthologique Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 95 117 Nous n’avons pu traiter en détail du rapport du poète aux mystiques anglais qu’il lisait, méditait et traduisait, ce qui pourrait être l’occasion d’études ultérieures menées par des comparatistes ou des anglicistes. 118 VA, p.-61 sq . 119 Leszek Kolakowski, Chrétiens sans Église : la conscience religieuse et le lien confessionnel au X V I Ie siècle , trad. Anna Posner, Paris, Gallimard, 1987. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 judicieux, où l’ordre chronologique n’est pas dénué d’une forme inédite de suspens métaphysique, les visions bibliques d’un Aubigné, le morir de no morir d’un Martial de Brives tourné vers le Paradis inaccessible et la mystique nuptiale d’un Hopil conduisent insensiblement aux textes plus radicaux de Surin, de Madame Guyon et de Fénélon ; ces poètes exaltent le pur amour en des expressions paroxystiques, qui rappellent le désir de l’absolu tel que l’envisageait le poète jésuite-: à savoir, comme une présence dans l’objet désiré d’un désirable - les transcendantaux du Beau et du Bien - qui « suscite le désir et le justifie », à l’opposé de la théorie du désir mimétique élaborée par René Girard, et en harmonie avec la métaphysique de Louis Lavelle 120 . Le regard rétrospectif d’un artiste érudit rebelle aux grandes synthèses systématiques est porteur d’enseignements pour le dix-septièmiste en raison même de son décalage. Il permet de remettre en cause l’idée qu’il n’y aurait plus de poésie mystique après Fénelon. En mettant en résonance Hopil ou Madame Guyon avec des textes plus contemporains, Mambrino rappelle que l’audace du langage mystique du XVIIe siècle est aussi radicale que moderne, et ne fut pas sans échos ni sans lendemains : sa propre poésie suffit à le confirmer. Seulement, un point subsiste où Jean Mambrino, comme la critique universitaire d’ailleurs, se trouvent muets. Y eut-il des poètes mystiques du XVIIIe siècle qui formeraient le chaînon manquant entre les mystiques persécutés du XVIIe siècle et leurs successeurs romantiques et post-romantiques ? Ils sont en effet absents de l’anthologie, comme des études savantes. Les ouvrages écrits par Jean-Pierre de Caussade prouvent que les thèmes de l’oraison de simple vue, après les polémiques déclenchées par Bossuet, trouvent une certaine diffusion au siècle des Lumières 121 . Il serait étonnant qu’il n’y ait pas eu, même chez des auteurs obscurs, une sorte de renouveau, même limité et éphémère de la poésie mystique au XVIIIe siècle. Il y a là un angle mort que de futures recherches devraient explorer. Bibliographie - Sources Anthologie de Jean Mambrino La Poésie mystique française , Paris, Seghers, 1973. 96 Florent Libral 120 Claude Dandréa, « Un entretien de Jean Mambrino avec Claude Dandréa », art. cit., n.p. 121 Jean-Pierre de Caussade, Instructions spirituelles en forme de dialogue , Perpignan, Reynier, 1741. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 122 Nous remercions vivement le personnel de la bibliothèque des Facultés Loyola (Centre Sèvres, Paris), notamment sa directrice M me Alix Lame-Bergis et son adjoint M. Ugo Lumbroso, de nous avoir permis de consulter la collection complète de la revue Clairière , bulletin des amis de Jean Mambrino, source très riche de textes divers, qu’ils soient de la main du poète ou écrits à son sujet. Œuvres poétiques de Jean Mambrino évoquées (1965-1979), et abréviations VA - Le Veilleur aveugle , Paris, Le Mercure de France, 1965. LF - La Ligne du feu , poèmes , Paris, Les Éditeurs français réunis, 1974. CL - Clairière , poème , Paris, Desclée de Brouwer, 1974. SL - Sainte Lumière , poèmes , Paris, Desclée de Brouwer, 1976. Prix Broquette-Gonin de l’Académie française, 1976. OC - L’Oiseau Cœur, poèmes, précédé de Clairière et Sainte Lumière , Paris, Stock, 1979. Prix Guillaume-Apollinaire, 1980. Nous tirons également de cette édition les références à Clairière et Sainte Lumière présentes dans les notes. Textes théoriques et critiques de Jean Mambrino 122 (sélection) 1973 - «-En guise de préface-», dans La Poésie mystique française , p.-5-11. 1977 - « Gérard Manley Hopkins. Hommage de Jean Mambrino », émission diffusée sur France Culture le 19/ 4/ 1977, animée par J. Mambrino, sur la chaîne You Tube «-Éclair brut-». 1978 - « Le miel du visible » [ Études , avril 1978], Clairière , n°6, 1988, p. 14-18 (sur Rilke). 1989 - «-Le cher levain du monde-», Clairière , n°6 bis, 1989, n. p. 1992 - «-La nuit sacrée ou poésie et transcendance-» dans Jean Mambrino, Jean-Claude Renard et Yves-Alain Faivre (dir.), Une certaine nuit. Transcendance et poésie , Mont-de-Marsan, éditions Inter Universitaires, 1992, p. 7-26 (reprise d’une conférence à l’Université de Taïwan en 1990). 1994 - «-Lire comme on se souvient. ‘‘Devant le volubilis épanoui/ nous prenons notre repas/ Nous qui ne sommes que des hommes’’-», Clairière , n°11, 1994, n. p. (sur le haïku). Entretiens donnés par Jean Mambrino Kéchichian, Patrick. «-La critique en délectation-», [ Le Monde des livres , 2 juin 1986], Clairière , n°7, 1990, p.-30-42. Dandréa, Claude. «-Un entretien de Jean Mambrino avec Claude Dandréa-», Clairière , n°8, 1991, n.-p. Noyé, Jean-Paul. « Pour Jean Mambrino. Un entretien avec Jean-Paul Noyé », initialement paru dans la revue Prier en janvier 2009-; reproduit sur le site des éditions Arfuyen [url-: https: / / editionsarfuyen.com/ 2019/ 01/ 06/ pour-jean-mambrino/ ]. Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 97 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 Autres sources Rousset, Jean. Anthologie de la poésie baroque française [1961], Paris, José Corti, 1988, 2 vol. - Études Poésie baroque et mystique moderne (sélection) Bourgeois, Christophe. Théologies poétiques de l’âge baroque : la Muse chrétienne (1570-1630) , Paris, Honoré Champion, coll. «-Lumière classique-», 2006. Bremond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France, de la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours [Paris, 1916-1933], éd. sous la direction de François Trémolières, Grenoble, Jérôme Millon, 2006, 5 vol. Cartron, Maxime. L’Invention du baroque du baroque. 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Actes de la journée d’étude organisée par le Conseil scientifique de la Collection jésuite des Fontaines et l’équipe Religions, sociétés et acculturation du Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes, Lyon, 2 juin 2010 , édités sur Open Edition Books en 2011, p. 175-192 [url : https: / / boo ks.openedition.org/ larhra/ 6358] Urban-Menninger, Françoise. «-Jean Mambrino, poète de la lumière-» [ Hors-jeu , mars 1998], Clairière , n°15, janvier 2000, p.-22-25. Le poète Jean Mambrino (1923-2012), anthologiste du baroque français 99 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0019 1 Texte prononcé au colloque et repris dans Daniel Lançon et Patrick Née (dir.), Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs , Paris, Hermann, 2007, p.-119-139. 2 Ibid. , p.-128-129. Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy Iulian Toma Université de Chypre En août 2006, lors d’un colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle en présence du poète sur le dialogue qu’entretient l’œuvre d’Yves Bonnefoy avec différents champs de savoir, l’historien de l’art Pierre Schneider rappelait quelques élé‐ ments constitutifs de son discours sur l’art (la méfiance envers les concepts traditionnels, la philosophie de la présence , la notion de compassion ) pour ensuite commenter ses écrits sur Goya, Giacometti, Delacroix, Manet. Au vu du caractère englobant du titre de l’intervention dont elle est tirée, « Yves Bonnefoy et l’histoire de l’art 1 », cette liste, qui n’inclut aucun représentant du baroque, mouvement dont on sait à quel point il occupe le poète, rend à première vue perplexe. Cette inadéquation, qui n’a rien d’un oubli cependant, résulte de la prise en compte délibérée par Schneider de ce pan seulement de la réflexion de Bonnefoy sur l’art qui concerne la modernité-: L’histoire de l’art selon Yves Bonnefoy coïncide dans ses grandes lignes avec l’histoire de l’art « classique » aussi longtemps que l’alliance entre l’infini divin et la finitude humaine fonctionne. Elle s’en sépare à partir du moment où Dieu se retire, entraînant avec lui la signifiance venue du fond, et contraignant l’homme en quête d’une nouvelle altérité assez radicale pour enflammer son désir de l’Un, son besoin de Sens, à se tourner vers son prochain 2 . C’est l’interaction de Bonnefoy avec ce nouveau départ de l’art, causé par le recul de la foi, qui semble retenir l’attention de Schneider. Certes, le silence du divin n’est pas étranger à la création baroque, mais la crise qu’il déclenchera n’y est qu’entrevue, d’où probablement la décision de Schneider de ne pas s’y référer. Cette exclusion apparaît presque comme une invitation à revisiter la Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 3 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , Paris, Flammarion, collection « Champs », 2012 [1994], p.-34. 4 Ibid . 5 Ibid . relation de Bonnefoy avec le baroque, ce qui ne peut se faire qu’à travers une lecture où poèmes et essais s’éclairent réciproquement. Le regard porté par Bonnefoy sur le baroque se situe au croisement de son intérêt pour l’histoire de l’art et de sa philosophie de l’acte créateur. Des essais tels que « La seconde simplicité » (1961), « L’architecture baroque et la pensée du dessin-» (1965), Rome, 1630-: l’horizon du premier baroque (1970), L’Arrière-pays (1972) témoignent de sa réflexion soutenue, réverbérée aussi par quelques-uns de ses poèmes, sur le renouveau de l’art qui s’opère dans les premières décennies du XVIIe siècle. C’est en historien de l’art, en poète et en « voyageur » que Bonnefoy livre sa lecture du baroque. Il possède à la fois l’érudition, la science de l’historicisation, la capacité d’accéder à la singularité des œuvres (formes, couleurs, techniques, matériaux…), l’art de l’ ekphrasis et celui du récit de voyage. Le baroque que l’on trouve dans les écrits de Bonnefoy est essentiellement celui des peintres, des architectes et des sculpteurs. Caravage, Cortone, Du‐ quesnoy, Bernin, Borromini, Poussin, ces noms rattachés de manière plus ou moins manifeste à l’histoire du mouvement font partie de ceux qu’il convoque régulièrement lorsqu’il interroge ce phénomène artistique. Quant à la littérature et à la musique, la place qu’elles occupent dans l’univers des manifestations du baroque retenant son attention demeure quelque peu marginale. La poésie du XVIIe siècle, à l’exception notable des Stances à l’Inconstance d’Étienne Durand, reste hors du champ de la réflexion de Bonnefoy sur la modernité et les prémices de celle-ci. Un passage de Rome, 1630 semble indiquer la raison de cette absence : se référant au terme « baroque », pris dans l’acception particulière qu’il lui confère, il considère « qu’on ne pourra plus appliquer ce mot a tous les travaux d’une époque, ni même à des esprits qu’on a rapprochés du Bernin-», « ainsi certains poètes de France », ajoute-t-il entre parenthèses 3 . Figure emblématique du baroque romain, encore que Bonnefoy tienne certaines de ses œuvres pour extérieures à l’esprit du mouvement, Bernin n’aurait rien en commun avec ses contemporains français du monde des lettres, malgré quelques apparences. S’il illustre le paradigme baroque par la référence à Bernin, c’est parce que celui-ci a su retrouver « les clefs du hic et nunc - de l’expérience de rédemption promise, ici, maintenant, à la personne, absolue, unique - ce que le monde grec n’avait pas et qu’avait méconnu la Renaissance italienne 4 -». Son art « déploie la durée humaine mais en même temps la recourbe, comme en spirale, dans l’unité du divin 5 -». Ce qui définit le baroque, selon Bonnefoy, c’est 102 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 6 Ibid . 7 Yves Bonnefoy, Dessin, couleur, lumière , Paris, Mercure de France, 1995, p.-19. 8 Ibid., p.-20. 9 Ibid . 10 Ibid. , p.-9. 11 Ibid. , p.-11. la capacité de manifester la conscience de la finitude à travers des formes qui rendent perceptible en même temps l’intuition de l’infini. Or, les poètes français du temps de Bernin ne feraient que « ressentir le néant […], sans accomplir sa transmutation en présence 6 -» ; la tension spécifique à laquelle on reconnaît l’expérience baroque - la quête d’une synthèse féconde entre la conscience d’appartenir à l’ ici et la nostalgie de l’unité perdue - leur resterait étrangère. Ouvrant son livre Dessin, couleur et lumière , l’essai éponyme consacré à Étienne Durand rend plus explicite le doute de Bonnefoy concernant le caractère authentiquement baroque de la poésie d’un Viau, d’un Aubigné, d’un La Ceppède, d’un Chassignet ou d’un Lazare de Selve. Certes, « la hantise de l’illusoire est partout présente, dans la rime innombrable de ces années », mais, constate-t-il, « bien souvent l’idée que tout passe n’induit, classiquement, qu’à des carpe diem faciles » et les poètes « ne pensent l’impermanence que de façon négative » 7 . Le conflit entre la réalité d’un monde fuyant et l’appel de la transcendance n’aurait chez eux d’autre issue que la résignation. N’échapperaient à cet écueil que Durand, dont la poésie « semble avoir mûri par brusque illumination », et « peut-être » Malherbe, « qui lui aussi a pris conscience de ce que nous appelons aujourd’hui le primat du signifiant » et qui rêvait d’ériger la « forme stable » d’une langue standardisée, taillée « comme ce jardin à la française », en rempart contre l’inconstance et la vacuité ; et ce, quitte à « chasser la véritable nature loin des lieux de parole », au prix autrement dit d’une mise à l’écart du sensible 8 . Aux yeux de Bonnefoy, le baroque par excellence reste Durand : « Durand est seul. Aussi seul dans sa poésie […] qu’il l’aura été dans sa mort 9 -». Ce qu’il trouve de singulier chez le poète roué vif et brûlé en place de Grève, c’est d’avoir énoncé « la découverte que sont illusoires les objets que l’on croyait garantis par le savoir ou l’amour » et le « vertige qui prend l’esprit quand il voit cette découverte, cette dévastation de l’ordre du monde, s’étendre jusqu’à Dieu même 10 -». Cette crise de l’esprit pressentie d’abord dans Méditations prendrait dans « Stances à l’Inconstance » une forme bien plus manifeste et conduirait à une réflexion sur le langage d’une étonnante modernité. Car pendant qu’il ferait le constat que « l’incessante métamorphose de ce que l’on tenait pour les données stables de l’ordre et du sens du monde 11 » constitue la seule Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 103 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 12 Ibid. , p.-13. 13 Ibid. , p.-14. 14 Ibid. , p.-18. 15 Ibid. , p.-22. 16 Ibid. 17 Yves Bonnefoy, Rome, 1630, op. cit. , p.-108. certitude, Durand postulerait que l’image que nous avons de la cohérence de l’univers réside dans les mots, « identiques, indéfiniment, à eux-mêmes 12 -», qui la nomment. Ce qu’affirmeraient les « Stances à l’Inconstance », cet « hymne au Verbe, qui prend la place de Dieu », c’est que « la langue est aussi “réelle” - en son autonomie, en son être de dés qui bougent dans le cornet, et qui vont en jaillir, constellations sur la page blanche - que sont fugaces et vaines les représentations qu’elle facilite 13 ». Et Bonnefoy, à ce stade de son analyse, de dégager la poétique que proposerait ce poème : « Qu’est-ce que la poésie ? demande Durand. Aller si près des choses impermanentes du monde que cette impermanence même se découvre substance, se fasse joie ; et de ce fait le poème sera la nouvelle écriture sainte 14 ». Si la dualité du poème de Durand - où les mots dans lesquels se reflète le vide instituent en même temps dans l’espace de la parole une nouvelle forme de plein - appartient au baroque, il n’en irait pas de même de la vision morale suggérée par l’éros qu’il met en scène, laquelle marquerait un dépassement du mouvement. Ce trait, il le partagerait avec la peinture de Poussin, en particulier avec une de ses toiles, Bacchanale à la joueuse de luth , qui illustrerait mieux que « nulle autre » « le vœu de Durand, d’adhésion en somme panique à l’instant sensuel, sexuel 15 ». Cette toile, aux côtés de quelques autres œuvres des années 1628-1629, représente, selon Bonnefoy, par le triomphe du corporel qu’elle proclame et la réflexion sur l’amour qu’elle suscite, rien de moins qu’un « moment fondateur de notre seul vrai classicisme 16 ». La Bacchanale à la joueuse de luth est évoquée également dans Rome, 1630 , où, bien avant son essai sur Durand, Bonnefoy reconnaît déjà dans cette période de l’activité artistique de Poussin les signes d’un éloignement de la pensée et de la sensibilité baroques. Les œuvres de ce moment-charnière de son parcours, avec cette unité qui rassemble les personnages, cette impression d’événement drama‐ tique si inusuelle, c’est apparemment le baroque, […] mais de cette équation ce qui ressort, ce n’est pas l’instant extatique d’une présence divine, c’est seulement celui tout physique de la sensation la plus sensuelle, écoutée à travers tout l’être dans son retentissement tout charnel 17 . 104 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 18 Ibid. , p.-36. 19 Ibid., p.-180. 20 Ibid. En rapprochant, sous l’angle de la primauté du corporel et des sens, les « Stances à l’Inconstance » de la Bacchanale à la joueuse de luth , en sus de mettre en avant le maniement très particulier du topos de l’inconstance chez Durand - qui ne succombe ni à l’hédonisme résigné ni aux lamentations convenues, mais qui inscrit la quête de l’immuable dans le langage lui-même -, Bonnefoy se fonde sur l’exceptionnalisme du poète au sort tragique pour mieux manifester son scepticisme à l’égard des poètes de son temps, avec lesquels il n’aurait en commun au fond que l’élément thématique. De même qu’il met en doute l’appartenance à l’univers baroque d’œuvres poétiques qui n’opposent au retrait du divin aucune recherche apte à resituer ontologiquement l’expérience esthétique, de même Bonnefoy refuse-t-il de tenir le mythe de Don Juan pour un archétype de l’attitude baroque. Cette figure incarnant « la fidélité panique aux appels de l’immédiat », l’assujettissement aux apparences, malgré ce qu’on croit communément, ne connaîtrait pas le « profond enracinement » qui est le propre de l’expérience baroque 18 . À jamais insatisfait, se laissant entraîner toujours plus loin dans sa quête par la conscience qu’il a du caractère vain de celle-ci, se complaisant dans l’illusion, il ne parviendrait pas à transformer l’intuition du relatif en poursuite de la plénitude. Don Juan s’abandonne voluptueusement aux jeu des faux-semblants et multiplie des expériences identiques où l’immédiat et la finitude déterminent, certes, le mouvement de la pensée, mais sans laisser entrevoir la possibilité d’un bond dans l’ ailleurs . Or « la conscience “baroque” accepte l’illusion comme telle et en fait la donnée fondamentale avec quoi il s’agit, non de se résigner au néant, mais de produire de l’être 19 -». Selon Bonnefoy, ce n’est que lorsque «-le néant aperçu se reconvertit en présence 20 -» que l’on peut véritablement parler de dynamique baroque. C’est la façon de réagir face à la désillusion qui définirait la sensibilité de l’homme baroque. À mi-chemin entre la posture de l’ascète, qui tourne le dos à l’immédiat, et celle du libertin qui, à l’autre extrémité, l’arpente en long et en large, celui-ci ne se départit pas complètement du rêve de la totalité perdue. Encore moins présente sous la plume de Bonnefoy que la littérature du premier XVIIe siècle, la musique « baroque » y est évoquée essentiellement à travers quelques commentaires sur des créations des siècles suivants. Après le déferlement du modèle néo-classique dans l’univers de l’architecture, la sensibilité baroque ne s’est pas complètement résorbée, mais a continué de se matérialiser dans la musique. Si le nouveau style, demande Bonnefoy, représente Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 105 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 21 Yves Bonnefoy, « L’architecture baroque et la pensée du destin », dans L’Improbable et autres essais , Paris, Gallimard, 1983 [1980], p.-234. 22 Ibid . 23 Ibid . 24 Ibid . 25 Yves Bonnefoy, « Mozart en son point du monde », dans Dessin, couleur, lumière , op. cit. , p.-190. 26 Ibid. , p.-174 27 Ibid. , p.-172. « une réaction de l’esprit civique, non religieux […], ne doit-on pas […] supposer que […] la tradition religieuse elle-même […] s’est renoncée comme architecture, au profit d’un art plus sensible peut-être à la finitude de l’homme, - la musique […]-? 21 -» Par son caractère éphémère et son déploiement temporel, la musique, plus que toute autre forme d’art, aurait à voir avec la perception de la durée. Et ce «-temps ouvert-», vide d’éternité, c’est la musique «-qui peut le mieux, se vivant comme immédiateté, le saisir, et […] le retrouver dans son fond comme divin 22 ». Cette dynamique proprement baroque Bonnefoy la reconnaît dans des opéras comme Don Giovanni et La Flûte enchantée , dans « les derniers quatuors de Haydn, de Mozart, de Beethoven où l’unité vécue par Bernin est véritablement reconquise », en particulier dans la Messe de Lord Nelson , ce « dernier grand redéploiement “baroque” de l’univers 23 -». C’est à ces compositeurs que revient donc, lorsque l’architecture baroque décline, d’«-assurer la relève 24 -». L’idée que l’essence même de la musique a partie liée avec le temps réapparaît dans l’essai « Mozart en son point du monde ». C’est du reste en vertu de cette particularité qu’elle aurait un rapport privilégié à tout ce qui touche à la condition humaine 25 : à nos aspirations spirituelles et « nobles » (le Bien, l’Amour, la recherche de Dieu), comme à nos pulsions les plus élémentaires et les plus inavouables 26 . Et Bonnefoy, qui ne méconnaît pas les théories psychanalytiques, de s’interroger au début de son essai si celles-là ne sont pas bien souvent, en réalité, qu’un déguisement de celles-ci. C’est une question, si l’on suit son raisonnement, que Mozart ne pouvait ne pas se poser, lui qui était si proche de ce « lieu de l’illusion la plus riche, la plus complexe » qu’est l’opéra, où, de surcroît, il était si facile de « substituer la réalité sensible, tout immédiate, aux profondeurs symboliques qui jusqu’alors révélaient Dieu dans son œuvre », témoin d’une époque où « le baroque, le rococo ont vu s’effacer de façon troublante les frontières entre rituel et théâtre », ayant grandi « dans le salon des grands de ce monde » où l’apparence et le protocole étaient de mise 27 . Dans la société de son temps, Mozart aurait ainsi occupé « une place que l’on peut dire idéale, où l’illusoire et le réel se rencontrent » ; il « fut, en son point du monde, 106 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 28 Ibid. , p.-176. 29 Pour une analyse minutieuse et une précieuse mise en perspective de «-Mozart en son point du monde » on pourra consulter Michèle Finck, « Yves Bonnefoy et Mozart : de Don Giovanni à Così fan tutte », Dalhousie French Studies , vol. 60, 2002, p. 17-27). Dans « La “précarité sublime” de Così fan tutte : Jouve et Bonnefoy » ( in Aude Locatelli, Musique et littérature , Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2011, p. 67-76), Natacha Lafond confronte, à partir de leur prise en compte de la dimension baroque de Così fan tutte ,-les lectures que proposent Bonnefoy et Jouve de cet opéra. 30 Yves Bonnefoy, «-Mozart en son point du monde-», op. cit. , p.-178-179. 31 Ibid. , p.-181-182. 32 Ibid. , p.-182. le miroir où la société tout entière pouvait se refléter 28 -». C’est ce que Bonnefoy s’attache à faire comprendre à travers sa lecture des quatre opéras les plus connus du compositeur viennois 29 . Et ce qui lui apparaît comme étant l’élément qui lie en profondeur ces œuvres, c’est la mise en scène du surgissement des pulsions érotiques, sous une forme, certes, dissimulée, codifiée, convertie en authentique quête de vertu. Les manifestations des instincts primaires y seraient concurrencées par un insoupçonnable amour d’autrui. C’est ainsi que Bonnefoy croit déceler, au milieu du déchaînement libidinal symbolisé dans Le Nozze di Figaro par la multiplication des duos (« partage d’intimité à niveau profond », « union déjà sexuelle »), par le « chant impérieux du comte poursuivant Suzanne de son désir », par la « voix robuste de Figaro », une confiance dans la vitalité du peuple dont l’éros, tel celui du valet du comte Almaviva, imperméable au vice du « mensonge » minant celui de l’aristocratie, serait à même de restructurer les rapports sociaux et de « révéler à nouveau l’identité de la nature et de la vertu 30 -». De même, dans Don Giovanni , Mozart, persuadé désormais que « tous les comportements sociaux et pas seulement ceux d’une certaine classe » sont en réalité « des déguisements d’une pulsion très élémentaire, à dominante sexuelle » et demandant à son héros non seulement de séduire Zerline (auquel cas il ne serait qu’un simple Don Juan), mais aussi de « lui faire avouer, du plus profond de son être, qu’elle est d’accord avec lui, avec le désir, qu’il n’y a donc de réel, au sens le plus fort de ce mot, que le plaisir » qui lui est proposé, ferait de celui-ci « l’Ennemi » d’une société dont il démasque brutalement l’hypocrisie et les duperies au nom d’une vertu qu’il se sent incapable d’atteindre mais qu’il croit possible 31 . Tel Lucifer « qu’il va rejoindre dans les flammes », Don Giovanni incarnerait « moins le déni de l’idée de Dieu que la nostalgie […] de ne pouvoir l’égaler 32 -». Mais de tous les opéras de Mozart commentés par Bonnefoy, en sachant qu’il ne s’attarde pas sur La Flûte enchantée , deux paragraphes seulement lui étant consacrés, c’est Così fan tutte qui, à ses yeux, réalise de la manière la plus accomplie la conversion du Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 107 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 désir érotique en agapè . C’est dans cette œuvre que se dessine « la sorte de fondement dans la réalité humaine […] qui établirait les conduites et les valeurs de la société sur mieux que la nuit des pulsions primaires 33 -». Ce n’est pas dans l’intrigue, nous prévient Bonnefoy, qu’on trouvera le socle de ce rapport à autrui porté au-delà de l’instinct que suggèrerait Mozart, mais dans la réaction suscitée chez le spectateur. Indépendamment de l’action des quatre protagonistes, la singulière catharsis provoquée par cet opéra, en particulier par son finale , cette scène « en un sens si vide et concluant un livret de si peu de poids 34 -», repose sur l’empathie du spectateur auquel l’évanescence des personnages rappelle sa propre fragilité-: Des marionnettes, a-t-on dit souvent de Guglielmo et de Ferrando, de Dorabella et de Fiordiligi […]. Mais devant ces êtres si grevés d’irréalité, et de ce fait même, n’est-on pas obligé, au contraire - oubliant toutes ces péripéties ineptes, toutes ces formes d’aveuglement, et toute psychologie, toute sociologie - de percevoir qu’ils sont la réalité humaine la plus à découvert, la plus tragiquement exposée ; et n’avons-nous pas à éprouver envers chacun d’eux […] de la compréhension, de la solidarité : ce que l’on peut dire de la compassion-? Mais c’est alors avoir reconnu en eux le fait et l’action du temps, où tout être humain a son grand rendez-vous, avec la mort ; […] c’est donc là de quoi se sentir réels , de la réalité même de cet univers qui de toutes parts nous dépasse, réels au moment même où on aurait dû avoir toutes les raisons du monde de se savoir ne pas l’être. Ce qui, disons-le enfin, est évidemment cause de joie […] 35 . Cette joie est le résultat de la compassion cristallisée par la scène ultime de Così , où le vide révélé par les actions des quatre pantins s’emplit soudain de ce vide même et prend ainsi une dimension existentielle, elle découle de ce que Bonnefoy appelle la « transmutation du néant en être 36 ». Cette formule, où l’on reconnaît la définition qu’il propose de la création baroque 37 , trouve un écho dans cette image traduisant en langage visuel l’inconsistance des personnages mozartiens-: une sorte de ciel d’été à l’heure déjà du couchant, quand de grands nuages rouges s’étagent l’un près de l’autre sur des assises d’écume comme s’ils étaient les acteurs 108 Iulian Toma 33 Ibid. , p.-182. 34 Ibid. , p.-187. 35 Ibid. , p.-188. 36 Ibid. , p.-189. 37 « Le baroque aime, transsubstantie, ce qui est limité, ce qui passe […] » ; on le reconnaît à son « vouloir de transmutation du néant ». (Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays , Paris, Gallimard, 2005 [1972], p.-150-151) Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 d’une scène essentielle, dans un théâtre de l’absolu, mais traversés déjà, défaits même, à tous les niveaux de leur présence brillante, par une mystérieuse dérive 38 . L’image de ce ciel refait surface dans la conclusion de l’essai, où « ses grands nuages pourpres, à la fois irréels et suprêmement réels », ces «-nuées superbes, étincelantes dans leur couleur à la Tiepolo », par la référence au grand peintre vénitien, réaffirment l’ambivalence du baroque, exacerbée par le rococo. Il est significatif que l’essai précédant dans Dessin, couleur et lumière le texte sur Mozart est consacré à Tiepolo, chez qui, constate Bonnefoy, si le souci du divin, comme chez tous les baroques, est bien présent, la couleur en revanche, acquiert une autonomie que la « couleur baroque », avec son « épaisseur » encore sujette aux aspirations spirituelles, ne possédait pas 39 . Tels ces nuages que Bonnefoy emprunte à l’imaginaire de Tiepolo, les protagonistes de Così , avec leur frivolité et leur pesanteur existentielle, avec leur plaidoyer pour la compassion et la joie, témoigneraient de « cette Europe de 1791, qui voit finir un monde, mais riche encore de tous ses biens » et qui basculera dans « l’abstraction d’un théâtre néo-classique de la raison et de la vertu 40 », loin de l’exubérance et de l’ambiguïté du baroque et du rococo. Cette idée d’ambivalence qui accompagne sa réflexion sur le baroque (comme sur la poésie et l’art en général), Bonnefoy l’encapsule dans la formule vorrei e non vorrei empruntée à Don Giovanni , ces paroles prononcées par Zerline étant tenues pour dignes de ceux que « instinctivement nous appellerions des poètes 41 ». La poésie de cet opéra est saluée par Bonnefoy dès Pierre écrite (1965) dont un des poèmes cite les paroles adressées par Don Ottavio à Donna Anna et à Donna Elvira lorsqu’ils sont conviés par Don Giovanni au bal qu’il organise : Les lampes de la nuit passée, dans le feuillage, Brûlent-elles encor, et dans quel pays ? C’est le soir, où l’arbre s’aggrave, sur la porte. L’étoile a précédé le frêle feu mortel. Andiam, compagne belle , astres, demeures, Rivière plus brillante avec le soir. J’entends tomber sur vous, qu’une musique emporte, L’écume où bat le cœur introuvable des morts 42 . Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 109 38 Yves Bonnefoy, «-Mozart en son point du monde-», op. cit. , p.-187. 39 Ibid. , p.-159. 40 Ibid. , p.-192. 41 Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique , Paris, Galilée, 2007, p.-39. 42 Yves Bonnefoy, « “Andiam, compagne belle…” », Poèmes , Paris, Gallimard, 2015 [1978], p.-238. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 Ce n’est visiblement pas la scène de l’acte I où résonnent ces paroles qui est convoquée par le jeu intertextuel. Aucun élément de l’intrigue correspondant à ce moment précis ne semble être reproduit par Bonnefoy. Coupée de son con‐ texte, greffée à une méditation sur la finitude dont elle vient comme un souvenir interrompre le cours, cette phrase ne signifie plus rien au-delà d’elle-même. Pure forme sonore, elle fait allusion, peut-on supposer, à ces phrases qu’on trouve, dit Bonnefoy, « partout dans l’œuvre de Mozart », qui « doivent leur beauté, mystérieuse au fait qu’elles ne sont qu’elles-mêmes, semblant ne rien signifier, ne rien exprimer d’autre que leur simple présence musicale » et qui « métaphorisent ainsi l’acte nu d’exister 43 ». Fidèle à sa conception de la création artistique comme réponse à une interrogation ontologique, Bonnefoy décèle dans la musique de Mozart l’aspiration à faire de l’éphémère, reconnu comme réalité souveraine, un absolu. Si tout ce qui existe (« astres », « demeures », « rivières ») est voué à la disparition, la musique, celle de Mozart notamment, a le pouvoir d’« emporter » cette « écume » menaçant toute chose « où bat le cœur introuvable des morts-». À sa manière, le compositeur viennois prolonge la quête que suggèrent les formes baroques d’un ici qui ne soit pas vide d’infini. Ce sont surtout les discours sur l’art plastique du XVIIe siècle qui livrent la vision de Bonnefoy du baroque. Mais plutôt que de détailler chacune de ses réflexions (sur le « baroque de Caravage 44 -», le baroque «-tardif 45 -», le «-grand débat de Bernin et Borromini 46 -», le «-premier-» Poussin, etc.) qui mériteraient une étude à elles seules, il convient de se tourner vers les poèmes de Bonnefoy reflétant cette préoccupation. Le dialogue lyrique de Bonnefoy avec l’architecture baroque se limite au poème en prose à structure anaphorique Dévotion (1959) où, parmi les réalités énumérées, de nature spatiale pour la plupart, figurent la « cathédrale de Valladolid » (avec sa « porte murée de briques couleur de sang », sa « façade grise », ses « grands cercles de pierre » et son « paso chargé de terre morte noire-») ainsi que les églises «-Sainte Marthe d’Agliè, dans le Canavese-» (avec sa « brique rouge […] qui a vieilli prononçant la joie baroque ») et Saint-Yves de la Sagesse conçue par Borromini 47 . Énoncé laconiquement, solennellement, 110 Iulian Toma 43 Yves Bonnefoy, «-Mozart en son point du monde-», op. cit. , p.-191. 44 Yves Bonnefoy, « Deux livres sur Caravage », dans L’Improbable et autres essais , op. cit. , p.-162. 45 Yves Bonnefoy, « La seconde simplicité », dans L’Improbable et autres essais , op. cit. , p.-188. 46 Yves Bonnefoy, « L’architecture baroque et la pensée du destin », dans L’Improbable et autres essais , op. cit. , p.-232. 47 Yves Bonnefoy, Poèmes , op.-cit. , p.-180. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 48 Repris dans Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge , Paris, Mercure de France, 1977. 49 Repris dans Yves Bonnefoy, Dessin, couleur, lumière , op.-cit. 50 Yves Bonnefoy, « “Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer” », dans Dessin, couleur, lumière , op.-cit. , p.-79. 51 Ibid. , p.-86. l’attachement à ces édifices, comme aux autres objets de la « dévotion » d’ailleurs, ne saurait être davantage particularisé. La peinture du XVIIe siècle en revanche mêle souvent ses formes, couleurs, thèmes et sujets à la parole poétique de Bonnefoy. Celles qui prédominent sont les allusions et références à Elsheimer, notamment à son tableau « La dérision de Cérès-» (v. 1605), et à Lorrain, peintre dont le poète admire particulièrement « Psyché devant le palais de l’Amour » (1664). C’est certainement la singularité de ces deux œuvres qui fascine Bonnefoy : la première, résolument baroque, paraît annoncer en même temps par son obscurité mystérieuse les «-peintures noires » de Goya, tandis que la seconde dégage une mélancolie que les codes esthétiques de l’époque semblent méconnaître. Le tableau d’Elsheimer, pour s’en tenir à cette création seulement et à l’exploitation poétique qu’en fait Bonnefoy, est le sujet aussi de deux de ses essais : « Elsheimer et les siens 48 » (1968) et « “Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer” 49 » (1992). Du mythe de Cérès le peintre allemand retient cet épisode relaté par Ovide dans ses Métamorphoses , où cette divinité qui arpente la terre à la recherche de sa fille enlevée par Pluton, harassée et assoiffée, frappe à la porte d’une chaumière et reçoit à boire de la part de la vieille femme qui l’habite. La voyant avaler avec avidité, un enfant la raille en la traitant de gloutonne et se fait transformer par la déesse excédée en lézard. Devant le tableau qui reproduit cette scène, Bonnefoy dit avoir éprouvé un véritable « saisissement », tant il fut troublé par l’impression « d’être en présence d’un de ces moments de l’esprit où […] une pensée nouvelle, encore peu avertie de son sens possible, trouve pourtant sa forme, ses signes, sa cohérence 50 ». Il met ainsi l’accent, dans son premier essai, sur la vulnérabilité de la déesse et l’absence qui la ronge, lesquelles représenteraient symboliquement l’unité perdue. En contrepartie, le feuillage éclairé qui se trouve derrière Cérès serait la réponse de l’ ici au recul du divin dont il ne peut s’accommoder. Quant à l’essai de date plus récente, Bonnefoy, dont la lecture souligne les forces inconscientes que ferait paraître l’onirisme de ce tableau, y conclut qu’Elsheimer « pose la question de l’amour : de son fait, de sa possibilité que ne garantit plus à ses yeux d’homme des temps nouveaux la pensée en place, théologique, illusoire ; mais qui n’en sont pas pour autant infirmés, peut-être 51 ». Dans le regard pensif de Cérès le poète devine un remord Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 111 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 52 Ibid. 53 Yves Bonnefoy, « La justice nocturne », dans Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , Paris, Gallimard, 2023 [2015], p.-220. 54 Yves Bonnefoy, « Cérès aurait bien dû », dans Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , op.-cit. , p.-361. témoignant de la persistance de ce qui semblait se défaire, de cet amour que lui réclamait maladroitement l’enfant 52 . Un an après la publication du second essai, Bonnefoy écrit dans un des poèmes en prose de La Vie errante (1993) : « je rêve que je n’ai retenu de la peinture du monde que la Dérision de Cérès , d’Adam Elsheimer, et la Diane et ses filles , de Vermeer 53 -». Cela en dit long de la fascination qu’exerce sur lui cette œuvre. Mais c’est dans quelques poèmes des recueils Les Planches courbes (2001) et La Longue Chaîne de l’ancre (2008) que ce tableau est pris en charge véritablement par la parole poétique. Troisième d’un ensemble de trois courts poèmes réunis sous le titre « Les chemins », « Cérès aurait bien dû » invite à imaginer une rencontre entre la déesse et le satyre Marsyas enfant, mentionné dans les poèmes antérieurs, qui aurait pu combler le vide laissé dans sa vie par la disparition de sa fille-: Cérès aurait bien dû, Suante, empoussiérée, L’attendre, qui cherchait Par toute la terre. Elle eût reçu de lui Repos, refuge, Et ce qu’elle perdit, Elle l’eût reconnu Dans son demi-jour clair Et, d’un cri, embrassé Et riante emporté Dans ses mains véhémentes, Au lieu qu’encor, de nuit Sous des arbres bruyants, Elle s’arrête, frappe À des portes closes 54 . À travers la figure de Marsyas, c’est la musique, une forme d’art, qui est envisagée par Bonnefoy comme lieu où le divin serait à même de regagner son 112 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 55 Ibid. , p.-425. 56 Yves Bonnefoy, « Beauté et vérité », dans Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , op.-cit. , p.-438. 57 Ibid. , p.-439. éclat. Mais cette rencontre n’ayant pas eu lieu, il ne reste plus à l’art et à la poésie qu’à l’imaginer-et à tenter de retrouver par leurs propres moyens l’ Un illusoire dans le Multiple du réel. La même nostalgie de l’unité sacrée attribuée par Bonnefoy au baroque transparaît dans «-Je m’éveillais-», le troisième des douze poèmes de la section « La maison natale » du recueil Les Planches courbes . Le « je » qui assume le discours onirique - le poème étant effectivement structuré comme un récit de rêve - se voit à la place de l’enfant ayant moqué Cérès-: Ai-je voulu me moquer, certes non. Plutôt ai-je poussé un cri d’amour Mais avec la bizarrerie du désespoir, Et le poison fut partout dans mes membres, Cérès moquée brisa qui l’avait aimée 55 . Comme dans l’essai de 1992 dont l’idée y est transfigurée poétiquement, l’amour que l’enfant espère recevoir en retour de celui qu’il témoigne à la déesse se heurte à l’incompréhension vindicative de celle-ci. La dévotion ne trouve plus ni ses mots ni se gestes pour réinstaurer l’éternel. Cérès réapparaît dans le dernier poème de la section où le sujet réclame de la compassion pour cette apparition «-pourtant divine 56 -»-: Et pitié pour Cérès et non moquerie, Rendez-vous à des carrefours dans la nuit profonde, Cris d’appels au travers des mots, même sans réponse, Parole même obscure mais qui puisse Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre 57 . La Cérès divine devenue inaccessible, c’est la Cérès terrestre, vulnérable et miséreuse, qu’il s’agit désormais d’aimer. Et c’est cet amour que traduit le poème. C’est ce même amour que Bonnefoy prête à Elsheimer dans « La dérision de Cérès », poème de la section « Presque dix-neuf sonnets » du volume La Longue Chaîne de l’ancre , où l’apostrophe convoque la figure du peintre pour que le poète lui fasse part de son intuition et de son vœu-: Ah, peintre, qu’est-ce donc que cette main Que tu prends dans la tienne quand tu dors, Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 113 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 58 Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes , Paris, Gallimard, 2020 [2014], p.-112. Pourquoi la retiens-tu, cette main d’enfant, […] Moi je rêve que tu en guides la confiance, Jusqu’à celle qui juge, qui condamne, Mais qui aime, et qui souffre. Que tu réconcilies L’enfant et le désir. Qu’il n’y ait plus D’étonnement dans l’un, de vindicte dans l’autre 58 . La dimension compassionnelle qu’il croit déceler dans l’œuvre du peintre allemand, comme l’atteste « “Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer”, resurgit dans le sonnet sous la forme de cette image où la figure de l’enfant s’attirant les foudres de Cérès accompagne l’artiste jusque dans son sommeil. À ce rêve se joint celui du poète qui ne cesse d’imaginer une Cérès sachant répondre à l’affection, aussi imparfaite que soit sa manifestation extérieure, par de l’affection. Mais de même que dans « Cérès aurait bien dû », cette aspiration s’exprime au conditionnel, de même dans « La dérision de Cérès » reste-t-elle confinée dans l’espace du rêve. Dès lors, quel destin attend cet élan vain vers la transcendance ? Devenir poème ou œuvre d’art et muer ainsi, comme le fait le baroque, l’absence pressentie en Présence . Imperméable à la théâtralité de la forme et à l’extravagance rhétorique, la poésie de Bonnefoy contraste avec les catégories auxquelles on recourt tradi‐ tionnellement pour penser le baroque. Rien d’étonnant à cela, vu la méfiance notoire du poète envers l’image. L’attachement de Bonnefoy au baroque se manifeste en réalité non pas sous la forme d’une intention mimétique vis-à-vis de son extériorité, mais en tant que volonté de mettre en avant sa subtile tension qui, en deçà de l’insolite et de l’évidence, s’est propagée, à travers la poésie moderne, jusqu’à lui. C’est ce dont témoigne sa poésie, c’est ce que disent ses essais. Bibliographie - Sources Bonnefoy, Yves. Le Nuage rouge , Paris, Mercure de France, 1977. Bonnefoy, Yves. L’Improbable et autres essais , Paris, Gallimard, 1983 [1980]. Bonnefoy, Yves. Dessin, couleur, lumière , Paris, Mercure de France, 1995. Bonnefoy, Yves. L’Arrière-pays , Paris, Gallimard, 2005 [1972]. Bonnefoy, Yves. L’Alliance de la poésie et de la musique , Paris, Galilée, 2007. 114 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 Bonnefoy, Yves. Rome, 1630 , Paris, Flammarion, collection «-Champs », 2012 [1994]. Bonnefoy, Yves. Poèmes , Paris, Gallimard, 2015 [1978]. Bonnefoy, Yves. Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , Paris, Gallimard, 2023 [2015]. - Études Finck, Michèle. « Yves Bonnefoy et Mozart : de Don Giovanni à Così fan tutte », Dalhousie French Studies , vol. 60, 2002. Lafond, Natacha. «-La “précarité sublime” de Così fan tutte : Jouve et Bonnefoy-», dans Locatelli, Aude, Musique et littérature , Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2011. Lançon, Daniel et Née, Patrick (dir.). Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs , Paris, Hermann, 2007. Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 115 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 1 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibnitz et le Baroque , Paris, Éditions de Minuit, 1988, p.-5. 2 Yves Bonnefoy, L’Improbable, suivi de Un rêve fait à Mantoue , Paris, Mercure de France, 1980, p.-218. 3 Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1977, p.-326. 4 Yves Bonnefoy, L’inachevé, Paris, Albin Michel 2021, p. 231 ; Entretiens sur la poésie , Paris, Mercure de France 1990, p.-272. L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy Angelos Triantafyllou Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines La fonction poétique du baroque « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire » : cette proposition introductive de Deleuze 1 saurait illustrer aussi l’approche de la poésie de Durand par Bonnefoy. Non seulement parce que Bonnefoy était guidé par la définition de Charpentrat selon laquelle « la cohérence du monde baroque, est moins esthétique que fonctionnelle 2 », mais aussi parce qu’il a signé une préface à la réédition des poèmes de Durand, en tant que professeur au Collège de France chargé d’une Chaire d’Études comparées consacrée à la compréhension d’une fonction, la Fonction poétique. La compréhension de cette fonction était à la base de ses écrits critiques depuis sa conférence à l’Académie de Belgique de 1972, intitulée justement « Sur la Fonction du poème 3 ». Cela signifie que dans la poésie baroque de Durand, comme dans la poésie en général, Bonnefoy n’aurait pas cherché une quelconque essence du poétique, effacée face à l’expérience de la présence, mais une fonction poétique qui, loin d’être une mécanique, saurait éclairer l’acte poétique afin de « rendre aux mots leur capacité désignative », de jeter un pont entre le poète et le monde, de libérer, célébrer, sauver, le lieu et l’instant 4 . Cela veut dire que derrière le professeur, le poète espérait que la poésie de Durand ne se réduise pas à un simple objet d’érudition, qu’elle puisse continuer d’être lue, à notre époque, en tant que poésie. Pourtant, ce qui frappe dans cette préface, c’est qu’on ne saura rien du lien personnel de Bonnefoy, de ses lectures de l’œuvre de ce poète du passé. On ne sait pas dans quel (rare) recueil de poésie baroque de sa jeunesse, Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 5 Dominique Aury, Poètes précieux et baroques du X V I Ie siècle , préface de Thierry Maulnier, Angers, Jacques Petit, coll. « Les Lettres et la vie française », 1941. 6 Paul Éluard, Première anthologie vivante de la poésie du passé , Paris, P. Seghers, 1951. 7 Yves Bonnefoy, Théâtre et Poésie-: Shakespeare et Yeats , Paris, Mercure de France, 2017, p.-180. 8 Olivier Belin et Patrick Née, « Yves Bonnefoy ou la poésie à l’œuvre. Entretien avec Patrick Née-», Acta fabula , vol. 24, n°7, Juillet-août 2023, http: / / www.fabula.org/ acta/ document16777.php, § 56. 9 Ibid. il a pu remarquer les vers presque célèbres, comme il l’écrit, des « Stances à l’inconstance-». Il est peu probable qu’il les ait trouvés par exemple, parmi les Poètes précieux et baroques du X V IIe siècle de Dominique Aury 5 (à qui pourtant il dédicacera amicalement plus tard un exemplaire de Douve ), ou durant ses années surréalistes, dans la Première anthologie vivante de la poésie du passé d’Éluard 6 , puisque comme souvent le nom de Durand en était absent. Quoi qu’il en soit, le nom de Durand figure, sans doute au passage, pour la première fois en 1959, dans la postface que Bonnefoy ajoute à sa traduction de Hamlet 7 . Tout laisse penser que Bonnefoy n’avait pas remarqué les «-Stances-» de Durand avant de lire La Littérature de l’Âge baroque en France , de Jean Rousset, d’autant que la publication de cette œuvre de référence, qui a renouvelé le regard sur la poésie baroque, a été liée d’emblée à la poésie de Bonnefoy par le fait qu’elle suivra de six mois la parution de Du mouvement et de l’immobilité de Douve . Douve, poème baroque On peut penser que Douve n’aurait pas marqué de la même manière la poésie française sans le livre de Rousset, sans qu’il n’ait été lu comme un signe de retour à un certain baroque. Il suffit en effet de feuilleter les critiques 8 d’Albert Béguin dans le n°96 du 24-25 avril 1954 de la Gazette de Lausanne ou de Pierre Schneider dans le n°83 d’avril 1954 de la revue Critique pour constater à quel point ils essayaient de transposer les conclusions de Rousset à l’actualité poétique. Pour rendre compte de Du mouvement et de l’immobilité de Douve , recueil marquant la prise de distance de Bonnefoy vis-à-vis du surréalisme, les deux critiques (et amis de Bonnefoy) feront le lien entre Douve et la poésie des XVIe et XVIIe siècles. Béguin, qui plus tard (en 1958) fera appel à Bonnefoy pour préfacer et augmenter de nouvelles traductions de La Quête du Saint-Graal reconnaîtra dans Douve l’empreinte de «-certains des “baroques” retirés de l’oubli qu’a si bien commentés Jean Rousset-», «-un Sponde, un La Ceppède, ou cet extraordinaire Chassignet 9 » ; quant à Schneider, il inscrira lui aussi Douve « dans la tradition de la poésie dite métaphysique, celle de de 118 Angelos Triantafyllou Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 10 Daniel Lançon, Yves Bonnefoy, histoire des œuvres et naissance de l’auteur , Paris, Hermann, 2014, p.-128. 11 Bonnefoy, L’inachevé, op. cit. , p.-71. 12 Jérôme Thélot, Poétique d’Yves Bonnefoy , Genève, Droz, 1983, p.-44. 13 Yves Bonnefoy, La Communauté des critiques , Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p.-201. Sponde, Chassignet, La Ceppède 10 », quoique du point de vue de la contestation de ces poètes religieux. Une autre critique de Douve , celle de Jean Rousselot dans Les Nouvelles littéraires , parle elle aussi de «-baroquisme nocturne-», reflété dans l’écriture inconsciente, ou même dans le titre, allitération supposée en hommage à Jouve. Cette lecture qui a vu le jour en décembre 1953 prouve que le baroque de Douve n’était pas un simple signe de l’influence de Rousset. À différents niveaux, Bonnefoy et Rousset avaient reflété leur époque de désillusion, qui rappelait fortement celle qui suivit les guerres des religions. En effet, lorsqu'il revient sur les conditions d'écriture de ses poèmes « de ces années d’après-guerre », Bonnefoy les situe dans un « monde », dans « une société ténébreuse, désordonnée, ravagée très en profondeur par des événements et des situations ininsérables dans aucune réalité concevable ». Dans « l'imaginaire surréaliste » de ces poèmes, auraient « réussi à s'infiltrer » les « incendies » et autres « coups de feu dans le noir », qui avaient marqué «-l'Europe, avec ces immenses conflits dont nous ne sortions qu’à peine, ses camps d’extermination dont on venait de prendre conscience, ses despotismes de toutes parts 11 ». Il ne s’agit pas de dire que Bonnefoy est un poète baroque, mais qu’à partir de Douve (et des Tombeaux de Ravenne , publié un mois plus tôt) il entama un apprentissage baroque du monde afin de déconstruire l’image surréaliste. Apprentissage du baroque C’est dans le cadre de cet apprentissage que Bonnefoy étudiera l’art baroque comme un mouvement émancipateur allant au-delà du surréalisme. Mais d’autre part, son intérêt pour le baroque, ses développements sur l’architecture et la sculpture baroques étaient une manière de « définir en mots différents 12 » et différés son « art poétique ». Le baroque permet à Bonnefoy d’inclure dans la création poétique, au même point, ceux qui écrivent avec des mots et ceux dont l’œuvre avait recourt à la langue de manière indirecte, mettant alors l’accent sur l’art de Poussin ou de Giacometti 13 . Il en conclut que puisque l’intuition poétique peut opérer aux marges de la parole dans les images peintes, l’histoire de la poésie devrait questionner non seulement les œuvres poétiques, mais aussi les œuvres plastiques, architecturales et musicales. Bonnefoy écrira même qu’il L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 119 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 n’aurait pas étudié les ambiguïtés de l’œuvre plastique de Poussin s’il n’était pas préoccupé de l’écriture poétique. À ses yeux la poésie serait froide si elle ne savait partager ses rêves avec ses amis peintres, Poussin ou Piero della Francesca 14 ; au point que le travail des peintres se réfléchit aussi dans l’élaboration de Douve . C’est ce questionnement du baroque dans les arts plastiques que Bonnefoy prendra comme exemple pour étudier le signe pictural dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat envisagée depuis 1950 sous la direction de Jean Wahl et intitulée « Signe et signification 15 ». Si cette thèse n’a jamais vu le jour, ce sera cette recherche qui conduira Bonnefoy à visiter, en tant que boursier, non seulement Ravenne mais aussi Rome, dès 1950, les « petites églises préromanes et le grand art baroque 16 ». Il demanda même à son ami Ubac de l’aider à prendre contact avec André Chastel, pressenti pour diriger (à l’École des Hautes Études) sa thèse complémentaire sur « La signification des formes chez Piero della Francesca ». Cet historien de l’art bien plus tard soutiendra la candidature au Collège de France de son ancien étudiant, devenu ami. Bonnefoy rendra même un hommage posthume ému, non seulement à son maître en histoire de l’art, à l’écoute du passé qu’on étouffe, mais aussi au lecteur qui partagea avec lui une poésie (Mallarmé, Dante, Shakespeare) ouverte à la peinture baroque (Piero della Francesca, Caravage) 17 . Chastel aidera sa recherche, lui indiquant quelques thèmes, « souvenirs poétiques et iconographiques associés aux vieilles basiliques », l’invitant à « les regarder, même dans leur gloire baroque », bien plus « qu’à scruter les textes périmés 18 ». Suivant son conseil, Bonnefoy découvrira le baroque des églises pseudo-romanes de Bernin, concluant : « je m’attendais à une ville antique, et j’ai surtout goûté la ville baroque 19 -». Dès les années 1950, Bonnefoy ne se contente pas d’étudier l’art baroque, il le théorise souvent en en élargissant le sens et surtout les limites temporelles. Un demi-siècle avant de préfacer les « Stances à l’Inconstance » Bonnefoy, dans divers textes repris dans L’Improbable , faisait l’éloge de l’inconstance baroque dans la poésie de Gilbert Lely : il aimait identifier la licence amoureuse et le règne du chaos contre toute permanence de ce commentateur des « passages 120 Angelos Triantafyllou 14 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , Éditions de la Balconnière, Neuchâtel, 1981, p. 30 et 59 15 Yves Bonnefoy, Correspondance , Paris, Les Belles Lettres, 2019, p.-355. 16 Ibid. , p.-79. 17 Yves Bonnefoy, « André Chastel », Revue de l’Art , 1991, n°93, p. 28-30, repris dans Yves Bonnefoy, Dans un débris de miroir , Paris, Galilée, 2006, p.-41-47. 18 Yves Bonnefoy, Correspondance , op.-cit. , p.-357. 19 Ibid. , p.-245. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 soudain baroques » (autrement dit sensuels, solennels) de Sade 20 . Ou il admirait la grandeur du baroque sans limites dans l’œuvre de son ami Raoul Ubac 21 . Ou encore il opposait déjà les grands peintres baroques à la poésie de Valéry qui ne savait pas se servir de la machinerie de l’illusoire contre l’exil de l’existence 22 . C’est dans un long commentaire des études de Berenson et de Berne-Joffroy à propos de Caravage que Bonnefoy décrit le baroque comme une tension entre divin et corporel, rythmes et formes 23 . Cette première référence à la « littérature secondaire » historique sur le fait baroque est moins circonstancielle qu’elle n’en a l’air, puisque bien plus tard, Bonnefoy lui consacrera plusieurs pages, projetant par exemple l’imaginaire de Berenson sur ses propres voyages, « attachés à ses pas », dans ces mêmes lieux de l’Italie des années 1950 24 . L’aboutissement de ses voyages à Rome sera son poème rimbaldien « Dévotion », où la joie baroque est incarnée dans les briques rougies par le soleil des chapelles visitées (à Sainte-Marthe d’Agliè) 25 . Cette quête du baroque culmine vers une importante étude publiée dans la revue l’ Arc en 1959 26 . Publié aux côtés des textes de ses amis Starobinski, Butor ou Barthes, le texte de Bonnefoy constitue sa première rencontre avec Jean Rousset, dont la « flânerie romaine » propose une première « image inconstante » du poète baroque (« poète au miroir qui ne connaît son vrai portrait ») et la première rencontre de Bonnefoy avec Bernin, maître du mouvement. Craignant le maniérisme qui occulterait à ses yeux les besoins profonds de la poésie, Bonnefoy ne se référera jamais à l’ Anthologie de la poésie baroque de Rousset. Néanmoins, il semble avoir suivi le conseil par lequel Rousset achève l’introduction à son anthologie, si bien qu’il a pris en effet le chemin de Saint-Yves de la Sapience et du Palais Barberini 27 , intrigué sans doute L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 121 20 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op- cit. , p.-96. 21 Ibid. , p.-59. 22 Ibid. , p.-103. 23 Ibid. , p.-161-166. 24 Yves Bonnefoy, « L’âge d’or de la littérature secondaire », Michel Zink (dir.), L’œuvre et son ombre. Que peut la littérature secondaire ? , Paris, Éditions de Fallois, 2002, repris dans Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique , Paris, Seuil, 2006, p.-140 et sq. 25 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit. , p.-136 26 L’Arc , n o 6, printemps 1959 : « La seconde Simplicité » de Bonnefoy (repris dans L’Improbable , op. cit. , p. 187-189) suit les textes de Michel Butor, « Palerme », Jean Rousset, « Flânerie Romaine » (repris dans L’Aventure baroque , Genève, Zoé, 2006, p. 33-40), Jean Starobinski, « Paysages avec ruines antiques » et Roland Barthes, « Tacite et le baroque funèbre » (repris dans Essais critiques (1964), Œuvres Complètes tome II : 1962-1967, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p.-366-368). 27 Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française , tome I, Paris, Armand Colin, 1961, p.-26. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 par cette « flânerie romaine » de Rousset jusqu’à Saint-Yves de Boromini, avant de rédiger Rome, 1630 et surtout L’arrière-pays qui finit par le souvenir de la « découpe sur les nuages » de la même chapelle et qui commence par l’évocation de la foudre dans un tableau de Poussin exposé dans le même palais romain 28 . Leçons qui l’ont poussé à remplacer, pour quelques mois, Rousset à sa chaire de Genève, après une conférence sur le baroque, prononcée à Lausanne. Dans L’Arc , Bonnefoy résume sa vision du baroque roman tardif, comme un réalisme passionnel qui unifierait l’ornement et le nombre, dans les colonnes torses et les grands cercles de pierres des façades. Intitulant son article « La seconde simplicité », Bonnefoy traduit le baroque par le consentement héroïque dans les formes terrestres, la joie imparfaite de la terre, la présence réelle du lieu et de l’instant. Le destin baroque C’est en 1964, présentant dans la revue Critique 29 une des meilleurs études sur le baroque 30 (comme il l’écrit), celle de l’historien Pierre Charpentrat, que Bonnefoy saisira pour la première fois l’unité essentielle du baroque, non en tant que style, mais comme un rythme, répétition de la parole de l’être, présence conçue comme ordre de forces. C’est alors qu’il empruntera la définition de Charpentrat : « la cohérence du monde baroque, est moins esthétique que fonctionnelle […], résul‐ tant d’une hiérarchisation consciente, d’une organisation 31 ». Bonnefoy trouve chez Charpentrat plusieurs éléments pour fonder par la suite sa propre poétique-: il suit Charpentrat 32 lorsque celui décrit les retables baroques comme des œuvres qui communiquent à tous «-le flamboiement de la Présence réelle-», ou lorsqu’il fait allusion à l’art baroque comme celui de l’inachèvement que représente la rocaille, ou lorsqu’il reconnaît dans les vides de l’architecture baroque l’échec de dieu. Bonnefoy prolongera même l’intuition historique de Charpentrat 33 (qui fit de Baudelaire un des ceux qui ont redécouvert les vestiges de cet art oublié, dans les pignons de la grande place de Bruxelles), comparant la structure intime des églises baroques au boudoir de Baudelaire. Des années plus tard, dans l’essai qu’il publie 122 Angelos Triantafyllou 28 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays , Genève, Skira, 1972, p.-12 et 152. 29 Yves Bonnefoy, « L’architecture baroque et la pensée du destin », Critique n°223, décembre 1965, repris dans L’Improbable , op. cit. , p.-213-235. 30 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit., p.-213. 31 Ibid. , p.-218. 32 Pierre Charpentrat, Baroque. Italie et Europe centrale, Fribourg, Office du Livre, (Photogra‐ phies de Peter Heman, Préface de Hans Scharoun), 1964, p.-136-137. 33 Pierre Charpentrat, Baroque , op. cit. , p.-10. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 dans L’Éphémère (1970) et qui oppose Baudelaire à Rubens 34 , Bonnefoy revient sur le « boudoir de la mort des amants » à Bruxelles pour définir le baroque du déliement et de la grâce, tel que l’aurait rêvé Baudelaire, dont le style « composite », (superposé d’éléments maniéristes), refléterait l’unité (sacrifice christique) de toute œuvre forte et lucide. D’autant que ce secret baudelairien du baroque initié par Charpentrat permettra alors à Bonnefoy de donner une définition (plusieurs fois reprise par la suite) de l’essence de l’art en général en tant que lucide prise de conscience de la présence, rêve de présence matérielle qui vient à la rencontre de ceux qui le décident. C’est alors que Bonnefoy élargit la définition du baroque par Charpentrat comme «-organisation » vers une définition du baroque comme matière. Il passe ainsi du paradigme architectural au paradigme poétique, puisqu’il se sert d’un vers du «-Temple de l’inconstance-» de Du Perron («-De plume molle en sera l’édifice-») afin de définir la matière molle 35 . Cette première référence à la poésie baroque, Bonnefoy ne la tire pas au livre de Charpentrat, mais directement de Jean Rousset. Charpentrat aurait ainsi aidé Bonnefoy à lire chez Rousset la résurrection de la poésie baroque, et les analogies avec l’architecture de Bernin. Ce sont ces analogies générales que Bonnefoy note en premier chez Rousset et Marcel Raymond 36 . Mais pour repérer le vers de Du Perron, Bonnefoy a dû sans doute consulter La Littérature de l’Âge baroque en France 37 , surtout la partie de la thèse où Rousset parle des plumes (« substances volatiles et ondoyantes ») illustrées par Du Perron ou Borromini. D’autant que par la suite Bonnefoy reprend le fil tendu par Rousset entre les vers de Du Perron et les « Stances à l’Inconstance » d’Étienne Durand. Bonnefoy résume dans une même phrase le problème de la matière posé par Du Perron (qu’il exclut du baroque) et la solution proposée par le vrai baroque de Durand-: matière (molle) et change éternels (immortels). C’est la première fois que Bonnefoy parle de poésie baroque et d’Étienne Durand. Pourtant, il ne le nomme pas, comme s’il ne se sentait pas prêt encore à entrer avec lui dans une relation de responsabilité assumée (comme il le dira de Nerval 38 ). Commentant le livre de Charpentrat, Bonnefoy expérimente sa propre défi‐ nition de ce rêve « transspatial et transhistorique », élargissant le sens, la visée historique et philosophique du baroque. Le baroque, conclut Bonnefoy, serait le désir d’être des perspectivistes du Quattrocento (Piero della Francesca, L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 123 34 Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, op. cit. , p.-66. 35 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit. , p.-218. 36 Ibid. , p.-217. 37 Jean Rousset, La Littérature de l’Âge baroque en France , Paris, José Corti, 1953, p.-45-46. 38 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole , Paris, Mercure de France, 1988, p.-41. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Mantegna) achevé par Caravage et Poussin 39 . Bonnefoy ne cachait pas que le mot baroque lui paraissait usé, même s’il reconnaissait encore vivante, comme le suggérait Charpentrat, sa vocation d’unité, au moins chez certains héritiers romantiques, sans oublier que de ce romantisme de l’intime il faudrait exclure tous ceux qui, comme le rappelle Rousset 40 , ne s’identifiaient qu’aux caractères extérieurs, illusionnistes, du baroque. Poétique de l’inconstance baroque (Rome, 1630-; L’Arrière-Pays) Tout amateur qu’il se savait, doutant de l’intérêt qu’elle puisse «-présenter aux yeux des historiens des faits et des formes 41 », c’est « en ami de la poésie » que Bonnefoy consacra à la poétique baroque toute une étude, devenu vite classique. Publiée en 1970, Rome, 1630 sera saluée par le monde universitaire : à peine deux ans plus tard Marc Fumaroli 42 inscrira Bonnefoy, cet « hanté par l’art baroque », dans la lignée des critiques créateurs, de Baudelaire à Claudel, partageant ses réhabilitations, paradoxes, émotions sur le baroque. Au même moment, d’autres comparatistes comme Adrian Marino lui empruntaient la définition du baroque comme «-volonté d’intériorisation 43 -». Enfin, même Jean Rousset 44 , dans ses textes bilans des années 1980, reconnaissait l’importance de l’œuvre de Bonnefoy, la classant parmi les synthèses importantes aux côtés de Pierre Charpentrat pour avoir senti les oppositions ou touches personnelles des artistes du baroque roman. Même Gilles Deleuze 45 reconnaîtra au « mouvement d’intériorité-» proposé par Bonnefoy un élément unificateur du baroque. 124 Angelos Triantafyllou 39 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit., p. 76 et 233 ; Yves Bonnefoy , L’Imaginaire métaphysique, Paris, Seuil, 2006, p.-58-59. 40 « Le Baroque n’est pas identique au Romantisme, on a pu le constater à plus d’une reprise […]. À vrai dire, ce Romantisme est le Romantisme intérieur, celui de Rousseau, de Nerval, de V. Hugo et de Novalis ; c’est le plus pur. Il y a un autre Romantisme, plus périphérique, théâtral et illusionniste, qui porte certains caractères extérieurs du Baroque ; ainsi peut s’expliquer la méprise anachronique qui projette le Romantisme dans le X V I Ie siècle baroque. […] » ( Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France , op- cit. , p.-251-252). 41 Yves Bonnefoy, Poésie et architecture , Bordeaux, William Blake and Co., 2001, p.-17. 42 Marc Fumaroli, « La maison du père », Contrepoint , n°7-8, 1972, repris dans Odile Bombarde et Jean-Paul Avice (dir.), L’Herne, Yves Bonnefoy , Paris, L’Herne, 2010, p.-161-167. 43 Adrian Marino, « Essai d’une définition de la notion de “baroque littéraire” », Baroque , n o 6, 1973, https: / / doi.org/ 10.4000/ baroque.414, p.-5. 44 Jean Rousset, «-Sur l’actualité de la notion de Baroque », Baroque , n o 9-10, 1980, https: / / journals.openedition.org/ baroque/ 532, p. 1-3 ; « Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d’une aventure passée-», Littérature , n°105, 1997, p.-115. 45 Gilles Deleuze, Le Pli , op.-cit. , p.-170, note 6. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Rome, 1630 , se voulait un tableau vivant du Seicento, avec ses forces et ses tensions 46 . Mais il s’agit surtout d’une interprétation personnelle, à contre-cou‐ rant de toute définition historico-esthétique du baroque comme trompe-l’œil, à partir de certaines œuvres (facilement reconnaissables) d’une période (entre renaissance et classicisme), ou d’une interprétation négative du monde exté‐ rieur 47 . L’objet baroque de Bernin offrirait une rencontre existentielle avec son destinataire, sa durée, son destin, transformant le visuel en présence 48 . Il semblerait même qu’en tant qu’« objet tangible 49 », le livre Rome, 1630 , surtout dans son édition italienne, Roma, 1630 , a pu représenter, pour Bonnefoy, à un certain moment, une telle « méditation baroque sur l’existence 50 », une « médiation » entre l’invisible et « l’existence incarnée 51 ». Dans un texte rétrospectif de 2006 52 , Bonnefoy ressent ce livre sur le baroque, cette édition réputée inexistante (à cause d’une banqueroute de l’éditeur romain) - jusqu’à ce qu’en 1983 une amie achète l’un des deux (seuls ? ) exemplaires à une librairie romaine, peu avant que le livre ne redevienne à nouveau introuvable, « âme errante-» - comme une métaphore du baroque lui-même. Renouant avec Piero della Francesca, Bernin, Crotone ou Poussin se foca‐ liseraient à la présence des êtres/ choses particuliers, critiquant notre façon signifiante de lire, en rendant visible le sens 53 : faisant sensible le change, transmutant le néant en être, fondant sur la durée humaine une unité (divine) en spirale 54 . Unité réalisable instantanément dans l’artiste, insiste Bonnefoy, entre âme (conscience) et corps, forme et invisible, géométrie et sensualité, événements et objets éternels, sacré et raison, perspective et substance 55 . De cet ésotérisme de l’évidence, ou réel profond, l’éloquence baroque ne serait que la trace 56 . Deleuze retiendra cette vision du baroque comme une manière de réaliser quelque chose dans l’illusion, ou selon les termes de Bonnefoy de dissoudre l’illusion en produisant de l’être, et la désillusion en convertissant le néant en présence. Si Bonnefoy met en doute la tentative d’incarnation du baroque, c’est parce qu’elle ne va jamais jusqu’au bout. On dirait même que par anticipation, L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 125 46 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , Paris, Flammarion, 1994, p.-5 47 Ibid. , p.-42. 48 Ibid. , p.-125. 49 Ibid. 50 Ibid. , p.-160. 51 Ibid. , p.-248. 52 Yves Bonnefoy, Dans un débris de miroir , op.-cit. , p.-49-52. 53 Yves Bonnefoy, Rome, 1630, op. cit. , p.-249. 54 Ibid. , p.-34. 55 Ibid. , p.-31. 56 Ibid. , p.-42 et 44. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 dans Rome, 1630 , Bonnefoy dresse le portrait fictif du poète baroque qui saurait écrire les « Stances à l’inconstance ». « Comme certains poètes de France 57 », écrit Bonnefoy pensant déjà à Durand, ce poète devrait savoir abdiquer son amour de soi 58 , refuser les fausses preuves, renoncer à ses doutes 59 , acquiescer au destin, ne pas avoir peur de la finitude, mais la circonscrire 60 , estomper en soi les grandes formes cosmiques 61 , liquider l’idée de l’ordre 62 , accepter un univers proche de celui de Giordano Bruno ou de Galilée, où les sphères célestes seraient corruptibles comme la terre 63 . Le poète baroque devrait être au carrefour entre le rêve métaphysique et la fin de ce rêve. Et c’est L’Arrière-pays 64 (1972) qui dissipe le dernier rêve métaphysique du « vrai lieu », par une définition du baroque aux confins des arts (appuyée à nouveau sur Mantegna et Piero della Francesca), comme une reproduction des apparences qui transmue le néant de ce qui passe, subordonnant le lieu à la courbe de la terre. De l’aveu de Bonnefoy, cette nouvelle quête du baroque était une tentative de réinterpréter Douve 65 . Comme Douve , l’ontologie baroque dissimulait le réel sous le rêve, sauvait l’être sous une fiction, et n’était dépassée dans une transcendance incarnée que par « l’élection de la voûte 66 ». Aux yeux de Bonnefoy, la grande voûte baroque, depuis les constructions paysannes oubliées de Provence, ou les colonnes torses de la petite église en face de la demeure de son grand père, incarne la «-parole voûtée » de la poésie, l’appel de la lumière - ou comme il dira à propos de Tiepolo, « la transmutation » à travers les contre-jours, « toujours en cours, toujours à finir, de l’existence en lumière » -, qui corrige les inconséquences, les idéalismes de Mantegna ou du Quattrocento 67 . 126 Angelos Triantafyllou 57 Ibid. , p.-34. 58 Ibid. , p.-32. 59 Ibid. , p.-180. 60 Ibid. , p.-44-45. 61 Ibid. , p.-252. 62 Ibid. , p.-20. 63 Ibid. , p.-22-23. 64 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays , op.-cit. ,-p. 67-68. 65 « Je puis, après quelque trente ans, reparcourir Du mouvement et de l’immobilité de Douve signe après signe, et j’ai retrouvé la clef un moment perdue d’ Hier régnant désert , le second livre, en m’aidant d’ailleurs pour cela d’une écriture encore - je pense à L’Arrière-Pays - bien plus que d’une pensée explicitement formulable » (Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , op.-cit. , p.-130). 66 Yves Bonnefoy, Poésie et architecture , op. cit. , p.-13-; L’Inachevable , Paris, Albin Michel, 2010, p.-23. 67 Yves Bonnefoy, Dessin Couleur et Lumière , Paris, Mercure de France 1995, p.-45 et 191. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Depuis ses premiers textes sur Piero della Francesca jusqu’aux poèmes en rêve sur Rome 68 , le baroque n’a rien d’absolu sans pouvoir se réduire à « un simple vœu de l'esprit 69 »; mais il est une qualité essentielle pour tout artiste qui adopte un nouveau rapport au temps, au divin, à l’espace. Le baroquisme serait une intuition qui va au-delà de Bernin 70 , jusqu’à Tiepolo 71 , Mozart, Novalis, Hölderlin, Nerval, Delacroix, Turner, Giacometti 72 . C’est cette peinture des « vanités » qui est à la base des « Stances à l’Inconstance » de Durand et de leur analyse par Bonnefoy 73 . Pour lui, Durand serait le poète de cette nouvelle conscience que tout est « change », de cet éloge de l’instant vécu comme plénitude, de la reconquête de la parole sur le langage. Dans sa postface à la traduction de Hamlet , le nom de Durand s’ajoute à ceux de Villon et de Maynard, poètes précurseurs de Keats et de Goethe 74 mais surtout de Baudelaire, opposés à Racine, éloignés de tout langage sacré. Mais c’est en 1989, dans les cours d’Études comparées de la Fonction poétique au Collège de France, que Bonnefoy parle de cette poésie non en tant que baroque mais comme la poésie qui annonce et dépasse le baroque, participant au ressaisissement de l’esprit, à la renaissance qui suivit les guerres de religions, par le triomphe du doute sur l’évidence, de la présence sur le vide des signes. Étienne Durand, poète de l’an 1990 C’est en 1990 qu’aura lieu l’édition chez Droz 75 comme le prolongement naturel des cours au Collège de France. Elle viendra sans doute combler un manque puisque les poèmes d’Étienne Durand restaient méconnus et surtout inaccessi‐ bles, depuis l’édition de 1906. Mettre en lumière cette œuvre oubliée, c’est avant tout un acte de générosité, étant donné la double autorité d’Yves Bonnefoy, poète mondialement reconnu et professeur au Collège de France, qui s’est chargé de la préfacer et de la rééditer. L’édition porte par ailleurs la marque de cette double intention : poétique et scientifique. Aujourd’hui, l’impression de 1906/ 1907 semble académique : elle fait état de recherches dans les catalogues de L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 127 68 Yves Bonnefoy, Rue Traversière , Paris, Mercure de France, 1977, p.-20. 69 Bonnefoy, Rome, 1630, op. cit. , p.-88. 70 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit. , p.-232. 71 Yves Bonnefoy, Dessin Couleur et Lumière , op. cit. , p.-158. 72 Yves Bonnefoy, Giacometti , Paris, Assouline, 1998, p.-15. 73 Lionel Verdier, « L’expérience de la Précarité : l’écriture des Vanités dans la poésie contemporaine-», Littératures Classiques , n°56, 2005, p.-313 et 318. 74 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op.-cit. , p.-144. 75 Étienne Durand, Poésies complètes , éd. Hoyt Rogers et Roy Rosenstein, préface d’Yves Bonnefoy, Genève, Droz, coll. «-Textes littéraires français-», 1990. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 ventes de livres du XVIIe siècles, et autres manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale ; elle est réalisée par Fréderic Lachèvre 76 , érudit bibliophile intéressé à la poésie d’Étienne Durand dans le cadre de travaux sur la littérature libertine du XVIIe siècle. Mais elle ne porte la moindre mention du caractère baroque de cette poésie, soucieuse de rendre justice à un livre d’amour composé par un poète d’imagination pour sa cousine (Marie de Fourcy). Or, l’édition à laquelle accepte de collaborer Bonnefoy n’est que partiellement plus académique. Sans doute, Roy Rosenstein, professeur de littérature comparée à l’American University of Paris, donne à l’édition l’autorité nécessaire. Mais Bonnefoy n’aurait pas pris publiquement la défense de la poésie de Durand sans son long rapport de proximité et de sympathie avec Hoyt Rogers, poète et traducteur de sa poésie, y compris de son essai sur le baroque romain. Bonnefoy convainc Rosenstein et Rogers de réinterpréter Durand, de déplacer le centre de gravité de ses poésies d’amour vers les « Stances à l’Inconstance ». En effet, les trois avant-dires de l’édition chez Droz résument l’œuvre de Durand autour du concept de l’inconstance. Bonnefoy se réfère déjà aux « Stances » dans ses cours de 1988, année où Rogers et Rosenstein publient « De l’inconstance thématique à une poétique de l’inconstance », article qui servira de matrice pour leurs préfaces respectives. Leur article se ferme par une référence à « L’acte et le lieu de la poésie », conférence prononcée par Bonnefoy au Collège de Philosophie et reprise dans L’Improbable 77 avec ses premiers écrits sur le baroque. Paru dans Neophilologus 78 en 1988, l’article part de la revalorisation de l’inconstance par Jean Rousset comme trait particulier de la poésie pétrarquiste tardive de la fin de la Renaissance. Ce fil rouge de l’exposé de Rousset, partant de l’inconstance amoureuse dans la pastorale dramatique pour finalement décrire le temple de la déesse Inconstance chez Du Perron et Durand, sera repris aussi par la préface de Bonnefoy. Une mention, lors de son commentaire sur Charpentrat, identifiant l’art baroque à l’inconstance de Protée, montre qu’il n’ignorait pas la section comportant les poèmes sur l’inconstance blanche et noire de l’ Anthologie de la poésie baroque française de Rousset. Dans le sillage de Rousset, Rogers et Rosenstein décrivent le passage de la poésie baroque de l’inconstance amoureuse à l’inconstance cosmique. C’est dans cette inconstance thématique, à la frontière du profane et du sacré, qu’ils 128 Angelos Triantafyllou 76 Méditations de É.D ., réimprimées sur l’unique exemplaire connu, s.l.n.d. (vers 1611), précédées de la vie du poète par Guillaume Colletet et d’une notice par Frédéric Lachèvre, Paris, H. Leclerc, 1906. 77 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op.-cit. , p.-113 et 124. 78 Hoyt Rogers et Roy Rosenstein, « De l’inconstance thématique à une poétique de l’inconstance-», Neophilologus , n o 72, 1988, p.-180-90. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 79 Roy Rosenstein, « Étienne Durand et les flammes de l’amour », Durand, Poésies complètes , op.-cit. , p.-1-12. 80 Hoyt Rogers, «-Étienne Durand et l’esthétique de l’inconstance-», Ibid. , p.-13-22. 81 Yves Bonnefoy, Correspondance , op. cit. , p.-277. 82 Ibid. , p.-198 (Chr. Dotremont-31 oct.1971), 677 ( J. Dupin -19 oct. 1971). inscrivent aussi la poésie d’amour de Durand, tout en soulignant sa différence avec l’inconstance chez Sponde ou chez Lingendes. Pour eux, la poésie de l’inconstance amoureuse ou cosmique de Durand s’écroule au niveau formel (syntaxe, rime, mots, thèmes) entraînant la disparition du « poète », ne laissant derrière qu’un commentaire sur l’acte d’écrire. Dans l’édition chez Droz, ce sont ces remarques sur l’inconstance qu’ils ajoutent aux données puisées chez Colletet et Lachèvre. À présent, Rosenstein 79 présente Durand comme un poète maudit avant Baudelaire, revisitant par ses (« célèbres ») « Stances » un thème conventionnel. Quant à Rogers 80 , il interprète l’esthétique de l’inconstance de Durand par l’instabilité sociale de son époque, isolée entre la recherche grammaticale de Malherbe et la recherche de la permanence de Sponde et de Chassignet. Les imperfections poétiques céderaient aux vues consécutives de son tableau fantastique, aussi baroques que les tableaux de Bernin, Borromini, Tintoret, ou aussi modernes que les séquences d’un film. Bonnefoy préfacier Le texte de Bonnefoy tient lieu de préface à cette édition savante. Comme bien d’autres, il est le fruit d’une nécessité sinon d’une urgence mais nullement d’une obligation, puisque Bonnefoy refusa toute préface, même pour Douve . Écrire une préface, c’est pour Bonnefoy, une marque d’affection pour un poète 81 , une occasion de revenir sur un poète bien établi (Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Desbordes-Valmore) pour renouveler, ou même réviser sa lecture. Mais Bonnefoy préface aussi des œuvres moins reconnues pour assurer leur importance, dont certaines de ses amis André Frénaud, Georges Heinen, Chris‐ tian Dotremont, Roberto Mussapi etc. Étienne Durand pourrait faire partie de ces amis inconnus du passé. Avant Durand, Bonnefoy s’était engagé en octobre 1971 à préfacer les poèmes d’un autre poète du pré-baroque « gothique », Maurice Scève 82 , qui faisait partie de ses lectures depuis l’adolescence. Ce projet serait annulé par les aléas de la vie de Bonnefoy ou bien parce que les « Stances » de Durand auraient enlevé entre-temps la fascination pour « Délie » et la transcendance de Scève, projet remplacé par la préface à La Chanson du Roland . Car pour Bonnefoy, une préface ne saurait être indifférente ou neutre. Elle L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 129 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 83 Ibid. , p.-143 et 173. 84 Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique , op. cit. , p.-77. 85 Yves Bonnefoy, L’Inachevable , op. cit. , p.-246. 86 Ibid. 87 Yves Bonnefoy, «-Préface-», Durand, Poésies complètes , op.-cit. , p.-II. devrait rappeler son point de vue sur la poésie : l’acceptation de la mort contre le vide d’un monde d’illusions. Bonnefoy est conscient, par exemple dans ses lettres à Dotremont de mars-mai 1971 83 , qu’une préface parle d’une œuvre, pensée, présence, qui est aussi une absence, d’un retour, au risque de paraître subjective, partielle voire maladroite. Inquiet de ses limites critiques, il est confiant en son projet propre d’écrivain au risque de ne pas sortir de sa pensée. À l’opposé d’un exposé didactique, ses préfaces exposent son propre projet d’écrivain mais aussi la silhouette du poète préfacé. Il lui accorde même souvent plus d’originalité que celui-ci n’en revendique. Pour Bonnefoy, Durand ne pourrait pas se réduire à un poète baroque parmi d’autres, car il appartient à son avenir. Si bien que cette préface ne se présente pas comme une critique « conséquente » : elle ferait partie de ces « critiques aimantes » qui « laissant le cœur s’exprimer, brise[nt] l’entrave et avec l’entrave l’orgueil 84 ». Face à Durand, Bonnefoy aurait agi sans doute en tant que critique mais aussi en tant que professeur au Collège de France, ce qui lui aurait « permis de ne pas [s’]écarter de [ses] soucis propres », de ne pas cesser d’être le poète qui garderait « l’impression d’avoir, la plume en main, lu [cette œuvre], ce qu’[il] n’aura[it] pu faire, sans elle, que de façon moins poussée 85 -». Cela veut dire que par sa lecture aimante plume en main, Bonnefoy ne cherche pas à comprendre l’œuvre de Durand, mais le mouvement de son œuvre, de son acte d’écrire. Même s’il s’agit du plus connu de ses poèmes, les « Stances » seraient une œuvre-destin, annonçant celle de Baudelaire ou de Rimbaud. Cette nouvelle lecture permettrait de mieux comprendre un poète qui, comme Bonnefoy le pense à propos de bien d’autres grands auteurs, semblait « empiegé » dans son texte « autant qu’il a pu y aller loin 86 », en ajoutant un nouveau point de vue, celui d’une finitude partagée. Typographiquement, les pages de Bonnefoy précèdent celles de Rogers et Rosenstein et souvent leur répondent. Bonnefoy reprend l’argument de la superficialité des premiers poèmes de Durand, du manque de hauteur et d’originalité au point d’avouer qu’il aurait abandonné leur lecture s’il n’avait pas cherché derrière la vacuité des mots de Durand - et de la poésie d’une époque (pense-t-il) sans grande ambition métaphysique ou spéculative 87 . Ce qui 130 Angelos Triantafyllou Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 88 Ibid. , p. XIV. 89 Ibid. , p. VII. 90 Lettre d'Yves Bonnefoy à Derrida, 12 décembre 1990 citée in Benoît Peeters, Derrida , Paris, Flammarion, 2010, p.-546 et 701. 91 Yves Bonnefoy, L’Inachevé, op. cit. , p.-171. 92 Collège de France, Résumés des cours et séminaires 1988-1989 - Yves Bonnefoy, « La Poétique des peintres au X V I Ie siècle en Italie-», p.-625-656. ne l’empêche pas de voir une cime de l’esprit et de la conscience baroque 88 . Le vide des poèmes de Durand ne serait pas un défaut esthétique mais un choix du poète, une réaction contre la poésie de convenance dont les mots se vident de l’être, pendant les périodes où, selon les mots de Durand, le «-penser change-», la foi s’affaiblit ou les objets du monde apparaissent illusoires 89 . Il ne faut pas sous-estimer le fait que Bonnefoy rédige sa préface, lui-aussi, à un moment de change ; non seulement parce que 1991 signala la fin d’une époque, la fin de la guerre froide (aussi déstabilisante que la fin des guerres des religions ou de la guerre mondiale qu'il avait vécue); mais aussi parce qu’il réagit contre cette nouvelle époque de « consensus », proposant la même année la candidature de Derrida au Collège de France, - espérant que les « ellipses » de sa pensée (à la manière de la spirale baroque), sauraient sauver la pensée du change, le point de vue « antagoniste » qui répondrait à la « vocation » d’« inquiéter » la pensée du Collège 90 . Cette conjoncture a poussé Bonnefoy à faire l’éloge de l’inconstance en termes postmodernes, concluant que la poésie de Durand posait des « inquisitions déconstructionnistes », dans le sens que, à la manière de Derrida (dont la perception était proche de la poésie, selon Bonnefoy) 91 , Durand mettait en question l’incessante dérive des systèmes des concepts, l’excès du signifiant ou l’illusion du signifié. Autrement dit, Durand poserait la question que Bonnefoy avait mise à la base de son écriture depuis Douve , d’un signifiant qui ne signifie plus mais qui désagrège les systèmes signifiants, en tant qu’appel à l’acte d’écrire. Ainsi, chez Durand, Bonnefoy reconnaît la dialectique (qui serait à la base de toute poésie) entre absence et présence, entre « Stances à l’absence » et « Stances à l’Inconstance ». Bonnefoy évoque erronément des « Stances à l’absence » (au lieu de « Stances de l’absence ») pour insister sur l’analogie ontologique et structurelle entre les deux poèmes. C’est au nom de la présence qui remonte de l’absence, de l’angoisse métaphysique qui annule la frivolité, que Bonnefoy fera l’éloge des « Stances à l’Inconstance » pour avoir rétabli le rapport à l’être, pour le ressaisissement dont elles témoignent. Ressaisissement de l’esprit est le terme que Bonnefoy emploie dans ses cours au Collège de France pour parler de la Renaissance, dans le sens où « ce qui est se dégage de sa vêture de fantasmes 92 ». Mais c’est le même terme qu’il utilise à trois L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 131 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 93 Yves Bonnefoy, «-Préface-», Durand, Poésies complètes , op. cit. , p. II. 94 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole , op. cit. , p.-18. 95 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op. cit. , p.-179. 96 Yves Bonnefoy, « Inquiétude », Régis Debray et Patrice Hugues (dir.), Dictionnaire culturel du Tissu , Paris, Éditions Babylone et Fayard, 2005, p.-134-135. reprises pour caractériser les « Stances à l’Inconstance 93 », comme dépassement sinon déni de la frivolité des premiers poèmes, vers une pensée voire une acceptation cosmologique et métaphysique de l’impermanence d’un monde désormais vide. Dans les « Stances », Bonnefoy met en avant aussi un autre ressaisissement, poétique cette fois, qui s’exprimerait par la fin des descriptions abstraites, l’emploi des mots avec une réalité et une gravité nouvelles, qui démentiraient le vide de l’être. Pour parler du baroque des « Stances », Bonnefoy emploie un langage « structuraliste », quand il insiste sur le refus par le baroque d’un sens au-delà des mots, ou d’une autonomie mallarméenne des mots, d’une poésie où le verbe aurait pris la place de Dieu. Aussi Bonnefoy relève-t-il dans les «-Stances-» un dernier ressaisissement, la beauté des images, parmi les plus belles de notre langue, comme il le remarque. Bonnefoy ne parle pas comme un littéraire, il ne fait pas l’éloge des formes et des images comme telles, puisqu’il ne confond pas « la poésie avec l’art, la vérité avec l’invention, la qualité avec la surprise 94 -». Car pour Bonnefoy, le tableau fantastique de Durand n’est pas une figure de style, il rappelle l’architecture des édifices de Titien par leurs couleurs changeantes, ou les tableaux du baroque romain. Il y voit l’équivalent pictural du primat du signifiant mis en avant par Malherbe. Sauf que là où Malherbe pense l’impermanence du monde et de l’art de façon négative, Durand considère cette impermanence comme une joie, comme une libération. Car, comme Bonnefoy le rappelle dans Rome, 1630 95 , ce qui caractérise l’art baroque, ce n’est pas son sens de la réalité changeante, mais la manière dont il réagit face à cette réalité. Ce n’est pas l’inconstance mais sa réaction à l’Inconstance qui fit de Durand un grand poète. Seul le point de vue de la finitude permet à Bonnefoy de comparer le poète Durand aux plus grands, lui réservant une place dans le panorama de l’histoire littéraire. Si Bonnefoy a pu décrire le textile baroque comme une expérimentation de l’informe pour cacher le caché 96 , c’est que Durand lui a présenté l’inconstance baroque, non comme inquiétude spirituelle, mais comme dynamisme de la pensée. C’est pourquoi c’est en dehors de la poésie, de sa poésie baroque, que Bonnefoy cherche à situer ses éventuels compagnons, condamnés comme lui, que ce soit Vanini et son intuition philosophique ou Nicolas Poussin et sa critique morale. Ceci permet à Bonnefoy de définir pour une fois la grande poésie comme la rencontre de la sensibilité et de l’intellect. Si Lucilio Vanini n’est lié à Durand que par sa fin (exécuté quelques mois après lui), le jeune 132 Angelos Triantafyllou Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Poussin pourrait être moins ignorant de cette poésie de l’inconstance que ne le pense Bonnefoy. On peut supposer que Poussin n’ignore pas le sort de Durand, soit par son « maître » perspectiviste Quintin Varin, associé comme Durand à Marie de Médicis, soit par le valet de celle-ci Alexandre Courtois. Son premier bref voyage à Rome date de ce moment où Varin aussi, alarmé de la mort de Durand, s’exile, abandonnant à Rubens la décoration du Palais du Luxembourg - à l’opposé de Poussin qui, à son retour, y prendra part 97 . La poésie de Durand aurait résumé les tentations que le baroque voulut ré‐ soudre entre dépense (pour dissimuler la misère) et éternité. Même si Bonnefoy évite de parler de Durand créateur de ballets et de fêtes royales, les fantastiques peintures du ciel évoquées dans les « Stances » ne sont pas sans lui rappeler les fêtes nocturnes dans les parcs et, à travers elles, Bernin qui a su transformer son architecture métaphysique en décor des fêtes, bals et feux d’artifices coûteux 98 . Les « Stances » auraient ainsi ouvert la voie à un nouvel art poétique plus près du principe horacien du baroque Ut pictura poesis . C’est pourquoi quand Bonnefoy voudra reprendre en volume sa préface sur Durand, il ne l’inclura pas parmi ses écrits sur la poésie, mais il en fera l’introduction de ses nouveaux essais sur l’art 99 , de sorte que les quatrains des « Stances à l’Inconstance » vont suivre, sans commentaire, en une sorte d’annexe, diverses monographies allant de Mantegna et Poussin à Delacroix et De Chirico, Hopper et Giacometti, en passant par Mozart ou Cartier Bresson, comme pour continuer la conversation infinie établie par le baroque entre poésie et peinture 100 . Réception du baroque à l’âge postmoderne La préface de Bonnefoy était censée contribuer à ce que la poésie d’Étienne Durand retrouve un public. Rien n’est moins sûr, d’autant que depuis lors ni Bonnefoy 101 ni aucun de ses commentateurs n’ont mentionné le nom de Durand. Dans le même sens, la réception académique, en France, de l’édition chez Droz fut limitée, si l’on en juge par exemple à partir de la brève note insérée dans L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 133 97 Méditations de É.D., op. cit., p. LIII- LV. 98 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op. cit. , p.-162 99 Yves Bonnefoy, Dessin, couleur et lumière , op. cit. , p.-7-22 100 Ibid. , p.-305-307 101 Lorsque Bonnefoy reviendra «-Sur la poésie-» de la «-belle Renaissance-», de l’époque de Shakespeare et du Caravage, dans son entretien avec Béatrice Bonhomme, en 2000 ( L’Inachevable , op. cit. , p. 48 et 61), il rappellera ses critiques envers Malherbe, d’Aubigné, Jodelle ou Ronsard, mais il ne parlera pas de Durand. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 la Revue d’Histoire Littéraire de la France 102 , qui ne commente même pas la préface de Bonnefoy. Toutefois, la réception de la poésie de Durand semble être plus conséquente auprès des universités américaines dans les années qui ont suivi l’édition de 1991. On doit citer en premier l’article de 1997, paru dans les Dalhousie French Studies 103 où, dans le prolongement de sa thèse de doctorat soutenue dans la même université canadienne, consacrée au rapport de Bonnefoy avec les artistes de la présence, Anja Pearre présente la première réaction à l’édition et à la préface de Bonnefoy. Le titre et les premières lignes indiquent le parti pris de l’article, situant Bonnefoy comme un «-contemporain face à l’inconstance d’Étienne Durand ». Pearre se concentre sur Bonnefoy, en tant que Professeur au Collège de France, ne se référant qu’au passage à la contribution de Rosenstein et de Rogers sur l’ontologie et l’esthétique de l’inconstance. Pearre concentre son article sur le regard qu’un poète du XXe siècle porte sur un poète mort du XVIIe siècle, si bien qu’à plusieurs occasions elle situe son analyse sous le signe de la pensée de la déconstruction et de l’art postmoderne. Tout en se permettant certaines corrections épistémologiques, elle traduit dans le langage de Heisenberg, ou du logocentrisme, la mention très critique que Bonnefoy fait de la physique de l’incertitude et des «-inquisitions déconstructionnistes-». En écartant nombre d’interrogations laissées à dessein ouvertes par Bonnefoy, Pearre présente Durand comme un précurseur sinon comme un confrère des poètes modernes. Surtout, elle reconnaît dans les vers mêmes de Bonnefoy des réactions pétrarquistes, shakespeariennes voire surréalistes contre le postmodernisme. Pearre ne cache pas son étonnement devant le jugement restrictif et injuste de Bonnefoy à propos des sonnets de Durand, jugés arides et sans intérêt. L’esthétique engagée de Durand serait, pour elle, un antidote aux excès de la déconstruction. La référence de Bonnefoy à la déconstruction est le signe que la réapparition des poèmes de Durand n’est pas étrangère au moment donné où cette théorie dominait dans les universités américaines. Pour preuve, lorsque en 1998 Hoyt Rogers 104 publie sa thèse sur Durand, soutenue en 1978, il cite les objections de Bonnefoy vis-à-vis de la déconstruction sans nier pour autant une possible lecture du sens et de la présence dans la poésie de Durand, soit en introduisant 134 Angelos Triantafyllou 102 Alain Génetiot, Comptes-rendus, Revue d’Histoire littéraire de la France , 92 e année, n o 5, septembre-octobre 1992, p.-888. 103 Anja Pearre, « Un contemporain face à l’inconstance d’Étienne Durand », Dalhousie French Studies , vol. 39-40, 1997, p.-193-201. 104 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy Étienne Durand and the end of Renaissance Verse , Chapel Hill, The University of North Carolina, 1998, p.-151. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 sa propre perspective déconstructiviste 105 , soit en reprenant les conclusions dé‐ constructionnistes d’autres critiques postmodernes américains 106 , citant même le point de vue de Derrida 107 . À un moment où Paul de Man voulait déconstruire le texte et où Bonnefoy cherchait à déconstruire la présence, Rogers se propose de prolonger l’idée de la préface de Bonnefoy et de construire, à partir de Durand, une poétique de l’inconstance. D’ailleurs, dans les premiers pages de sa thèse, ce traducteur de Bonnefoy explique que c’était bien le poète lui-même qui dès 1969, alors qu’il travaillait déjà à son essai sur Rome, 1630 , avait suggéré à cet ami américain de préparer une thèse sur Étienne Durand et l’inconstance. Confirmant ces pages dans un récent e-mail de juillet 2024, Rogers présente la préface comme un don offert par Bonnefoy à « son » édition des œuvres poétiques de Durand 108 . Pour lui, cette réédition était importante parce qu’elle palliait le manque, depuis un siècle, d’une édition critique, mais aussi parce que grâce à la préface de Bonnefoy, Durand aurait droit à être appelé un grand poète 109 . Élargissant le point de vue de Bonnefoy, à partir de Durand, Rogers veut établir, suivant en cela André Chastel 110 , la poétique de la génération de 1600 comme une poétique profane et sacrée 111 , davantage métaphysique que baroque 112 , dont Shakespeare serait le représentant le plus éminent 113 . Allant à l’encontre de Bonnefoy et de Rousset, Rogers avance l’hypothèse que les imperfections des Méditations annoncent les « Stances à l’Inconstance 114 ». Traduisant l’esprit de Bonnefoy, Rogers croit que les commentaires en vers de Durand ne servent pas seulement à conjurer la mortalité, mais aussi à restaurer en partie cette perte 115 . L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 135 105 Ibid. , p.-34. 106 Ibid. , p.-30 et 82. 107 Ibid. , p.-202. 108 Ibid. , p. 11. Dans son e-mail de juillet 2024, Rogers m’écrit : « Yves Bonnefoy m’a suggéré le thème de ma thèse pour l’Université d’Oxford […] et il a également fourni le prologue à mon édition des œuvres poétiques de Durand pour Droz […]. Le Baroque en peinture et en littérature, était un univers esthétique très cher à notre maître, et son livre Rome, 1630 est un des six ouvrages de sa main que j’ai traduit en anglais. Il y travaillait quand je l’ai connu en 1969…-». 109 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy , op. cit. , p.-13. 110 Ibid. , p.-220. 111 Ibid. , p.-209. 112 Ibid. , p.-15. 113 Ibid. , p.-30. 114 Ibid. , p.-184. 115 Ibid. , p. 206. Une dernière approche du «-commentaire-» de Bonnefoy aux «-Stances à l’inconstance » d’Étienne Durand aura lieu, d’un point de vue thématique, dans l’article de 2005 de Lionel Verdier déjà cité, sauf que cette fois son auteur ne prendra pas en Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Malgré leurs limites et leurs divergences, ces lectures semblent confirmer le point de vue de Bonnefoy, à savoir qu’il faudrait lire Durand d’un point de vue éthique plutôt qu’esthétique (Pearre) sans oublier pourtant que pour Bonnefoy cela voulait dire que l’esthétique des églises romanes s’oppose moralement à l’esthétique du rêve 116 . Pourtant, il faudrait comme Rogers faire le parallèle entre le baroque de Durand et celui des peintres (Bernin, Borromini 117 ). Si Bonnefoy n’a pas fait ce parallèle, il est vrai qu’il juxtaposait les poèmes de Shakespeare et les tableaux (Caravage, Carrache) de la Galerie Farnèse. Car si dans son texte sur Durand, Bonnefoy ne parle de Shakespeare, dans ses traductions, il décrit la même crise de conscience éprouvée par Durand, entre sentiment héroïque et trivial, entre être et non-être, entre doute et admiration devant l’univers 118 . Sauf qu’à partir de Shakespeare, Rogers ajoute à l’analyse des mots de Durand (qui par leur sens «-illimité-» démentent le vide, comme dit Bonnefoy), l’ironie qui pourrait mettre en question le sérieux même des « Stances » de Durand 119 . Toujours est-il que Rogers ne désigne que partiellement et avec précaution l’esthétique de Durand comme baroque, comme pour justifier l’absence du terme de la préface de Bonnefoy. Baroque, case vide En effet, à propos de Durand, Bonnefoy évite d’utiliser le terme de baroque pour éviter sans doute de restreindre ses poèmes dans le cadre d’une analyse formelle, stylistique, qu’il refuse pour toute œuvre, y compris la sienne (à l’exception de quelques réflexions théoriques intempestives sur la rime, la strophe ou la prosodie). Une telle analyse porterait l’empreinte de la culture du temps, dissimulerait le vécu du poète et nierait la finitude. Quelques réflexions sur les mots ou un bref éloge des superbes images et du genre de la stance seront les seuls moments de la préface où Bonnefoy se réfèrera aux formes de Durand. Même lorsqu’il évoque la « beauté » du poème de Durand, pour lui la valeur du baroque, comme pour les peintres romans, serait une question de vérité, de vigueur de pensée 120 . L’invention formelle ne serait qu’une invention de parole. C’est pourquoi c’est l’inconstance comme thème qui donne aux « Stances » le 136 Angelos Triantafyllou compte la préface publiée dans l’édition chez Droz mais le texte de la réimpression dans le recueil de Bonnefoy, Dessin, couleur et lumière . 116 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , op.-cit. , p.-31. 117 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy , op.-cit. , p.-222. 118 Yves Bonnefoy, Théâtre et Poésie , op.-cit. , p.-210 et 82. 119 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy , op.-cit. , p.-151. 120 Yves Bonnefoy, dans Durand, Poésies complètes , op.-cit. , p.-III. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 121 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , op. cit. , p.-137. 122 Il y insiste dans sa dernière interview avec Rogers en 2015 : Yves Bonnefoy, L’Inachevé, op.-cit. , p.-200. 123 Yves Bonnefoy, L’Improbable, op.-cit. , p 217 124 Yves Bonnefoy, Raturer outre , Paris, Galilée, 2012, p. 11 ; Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie . Vingt-quatre sonnets traduits par Yves Bonnefoy , accompagné de dessins originaux de Gérard Titus-Carmel, Galilée, 2012. 125 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op.-cit. , p.-37. 126 Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique , op.-cit. , p.-79. caractère d’un poème baroque. Même lorsque Bonnefoy loue les « Stances » de Durand, en tant que forme supérieure aux autres genres, par exemple à ses sonnets, ce n’est que du point de vue de la durée, de l’ampleur de développement que cette forme permet à la méditation. Si les « Stances » ont attiré l’attention de Bonnefoy, c’est sans doute parce que, comme la poésie de Bonnefoy, la poésie baroque est organisée autour de ques‐ tions, répétitions, hésitations, sous la forme d’une spirale qui s’élargit. Surtout, chez Durand l’invocation à l’inconstance est perçue par Bonnefoy, à la manière de Douve , comme un signifiant sans signifié, énigmatique. Autrement dit, l’in‐ constance baroque ne serait qu’une « case vide », terme que Bonnefoy emprunta au langage structuraliste pour désigner Douve 121 en tant que mot dépassant les acceptions du dictionnaire, comme le «-signifiant flottant-» de Lévi-Strauss mais aussi comme les noms nullement descriptifs qui rendraient poétiques, aux yeux de Bonnefoy, les « entités mathématiques 122 ». L’inconstance ne serait qu’un rappel du lien, évoqué par Charpentrat, entre la mathématique baroque de Leibniz et l’intérieur des églises baroques 123 . Longtemps après sa rencontre avec Durand, Bonnefoy se confronta à nouveau au baroque, revenant cette fois à ses origines, au sonnet pétrarquiste ou shakespearien. Mais même de cette vrille, de cette contrainte créative aidant selon Bonnefoy à condenser le temps ou à déconstruire les souvenirs 124 , il fait un dernier rappel de sa définition du baroque en tant que décision d’adhérer à la liberté 125 , autre nom de cette déesse Inconstance qui à chaque fois donne au «-poète-serf-» de Durand, la liberté. Au bout de cette lecture de Durand, on ne peut que reposer la question qui inquiétait tant Bonnefoy à la fin de chacune de ses lectures, de savoir à quel degré il n’a pas transformé les « Stances » en un «-miroir de ses façons de penser ou d’être, au moment même où [il croyait] pourtant qu’[il s’était] approché du plus intime de l’œuvre 126 -». L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 137 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Bibliographie - Sources Durand, Étienne. Méditations de É.D. , réimprimées sur l’unique exemplaire connu, s.l.n.d. 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Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique Antoine Bouvet Université Jean Moulin-Lyon 3, IHRIM En juin 1992, le Magazine littéraire publiait un dossier consacré au baroque. Une participation du poète Jacques Roubaud figure au milieu d’articles de spécialistes de la notion et a de quoi surprendre. Il présente en quelques mots deux sonnets peu connus du grand public : « Envie, cruauté, rancœur, faulses Doctrines » du chroniqueur provençal César de Nostredame, publié en 1608 dans les Pièces héroïques et diverses poésies , et « Des Œuvres de ma main voici la verité 1 » du Frère Zacharie de Vitré, tiré des Essays de méditations poëtiques parus en 1659. Dans les quelques lignes qui accompagnent ces deux sonnets, Jacques Roubaud formule une critique acerbe du baroque. À ses yeux, le mot lui-même est «-vide de sens 2 -», car il « a été utilisé dans tant de contextes contradictoires ou flous qu’il a perdu toute pertinence ». Le poète en vient même à se demander si la notion « a jamais eu la moindre utilité explicative ». Pour lui, les textes qualifiés de baroques se suffisent et « [i]l n’est aucun besoin de plonger, paresseusement et destructivement, leurs couleurs on ne peut plus nettes dans le détergent d’une esthétique molle-». Le baroque serait une erreur de lecture, un biais analytique qui repose sur un contresens-: Qualifier des poèmes de « baroques » est s’interdire de les lire comme ils peuvent être lus : comme des sonnets ; comme des sonnets en alexandrins ; des sonnets de méditation ; comme des poèmes construits selon un projet formel associé à un projet de contemplation, de mémoire, à la résolution d’un problème de soumission et de Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 3 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage , Paris, Stock, 1995, p.-63. 4 Jacques Roubaud, Poésie : , Paris, Seuil, 2000, p.-423. 5 Jacques Roubaud, « Vasquin Philieul. Sonnets et sextine de François Pétrarque », Po&sie , n o -14, 1980, p.-26-34. fusion d’une intention intellectuelle et religieuse aux exigences d’un art, l’art dont le matériau essentiel est la langue-: poésie. Il signe son article d’une assertion radicale : « [i]l n’y a pas de “sonnet baroque” ». Le lecteur peut être surpris et étonné par la présence, dans un hors-série consacré au baroque, de cette charge virulente et radicale, adressée par un poète qui n’a jamais vraiment montré d’intérêt auparavant pour cette notion. Pour autant, peu de poètes contemporains ont lu et apprécié les sonnets du XVIe et du premier XVIIe siècles comme Jacques Roubaud ; peu aussi ont à ce point cultivé cette forme au cours des dernières décennies, en la répliquant et en jouant avec son cadre. C’est pourquoi cette disqualification radicale du «-sonnet baroque-» doit être interrogée au regard des recherches qu’il a menées, mais aussi de son œuvre poétique. Nous ne serons peut-être pas surpris de constater que l’esthétique baroque n’est pas si étrangère aux sonnets de Roubaud qu’il ne le laisse penser. L’objectif n’est certainement pas de chercher dans les interstices de sa pensée les pièces d’un procès d’intention et encore moins de prétendre réconcilier artificiellement sa poésie avec un « éternel baroque » orsien dont l’élaboration peut légitime‐ ment être mise en doute. Il s’agit plutôt de s’attacher à observer les diverses manières dont l’esthétique baroque interagit avec le projet poétique de Jacques Roubaud - sans au passage commettre l’erreur de prendre ses accusations contre le baroque plus au sérieux qu’il ne le ferait lui-même, rappelant avec humour qu’« [o]n sait depuis bien longtemps que les poètes ne savent pas ce qu’ils disent. Ils disent chaque chose et son contraire 3 -». En 1992, quand Jacques Roubaud écrit l’article du Magazine littéraire cité plus haut, il est depuis longtemps déjà habité par la « sonnetomania 4 », étonnante compulsion qui a fait de lui un lecteur avide et passionné, un collectionneur et un cartographe maniaque, un défricheur obstiné du sonnet. Sa présentation succincte des poèmes de César de Nostredame et Zacharie de Vitré dans le Magazine littéraire s’inscrit dans un projet bien identifié et très concret de compilation et d’étude fine du sonnet. Dès 1980, Roubaud publiait douze sonnets extraits de la Laure d’Avignon de Vasquin Philieul dans le numéro 14 de la revue Po&sie 5 . Ces sonnets sont certes des traductions du Canzoniere de Pétrarque, mais Roubaud insistera à plusieurs reprises au fil de sa vie sur leur importance : 142 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 6 Jacques Roubaud, « Guy Le Fèvre de la Boderie : “son pur cristal roule en sa pure trace” », Po&sie , n o -24, 1983, p.-107-117. 7 Jacques Roubaud, « Jean du Cliquet, seigneur de Frammermont. Sonets jettez en avant-propos-», Po&sie , n o -28, 1984, p.-3-27. 8 Jacques Roubaud, « Zacharie de Vitré. Essays de meditations poëtiques sur la Passion Mort et Resurrection de Nostre Seigneur Jesus Christ », Po&sie , n o 34, 1985, p. 117-126. 9 Jacques Roubaud, « La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherche de seconde Rhétorique-», Cahiers de Poétique comparée , n o -17-18-19, 2 vol., 1990, p.-5-386. 10 Jacques Roubaud, Soleil du soleil. Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe , Paris, P.O.L., 1990. 11 Pierre Getzler et Jacques Roubaud, « Le sonnet en France des origines à 1630 : matériaux pour une base de données du sonnet français-», Mezura , n o -26, 1998, p.-5-427. ils fondent le premier recueil de sonnets en langue française (la première partie du recueil ayant été publiée en 1548, soit un an avant L’Olive de Du Bellay). Toujours dans la revue de Michel Deguy, Jacques Roubaud poursuit cette entreprise de redécouverte et d’édition : vingt-deux sonnets de Guy Le Fèvre de La Boderie en 1983 6 , quarante-quatre sonnets de Jean du Clicquet en 1984 7 et seize sonnets de Zacharie de Vitré en 1985 8 (parmi lesquels figure le sonnet republié dans le Magazine littéraire sept ans plus tard). En vérité, ces démarches d’éditions sont les marques visibles d’un impressionnant projet de recherche sur les sonnets français des XVIe et XVIIe siècles que Jacques Roubaud mène en collaboration avec Pierre Getzler tout au long des années 1980. Trois ouvrages en constituent le bilan. D’abord, « La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherches de seconde rhétorique 9 -», une étude comparative méticuleuse occupant intégralement trois numéros entiers (réunis dans deux volumes) des Cahiers de poétique comparée en 1990. Dans celle-ci, Jacques Roubaud révèle avoir compilé (avec l’aide précieuse de Pierre Getzler) plusieurs dizaines de milliers de sonnets parus entre 1536 et 1630 dans une banque de données. La même année, il fait paraître chez P.O.L. une précieuse anthologie de sonnets puisés dans les relevés établis pour « La Forme du sonnet-» et vouée à publiciser les textes mis au jour par ses recherches : Soleil du soleil. Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe 10 . Enfin, en 1998, Pierre Getzler et Jacques Roubaud publient ensemble « Le Sonnet en France des origines à 1630. Matériaux pour une base de données du sonnet français 11 -» qui occupe la totalité du vingt-sixième numéro de la revue Mezura . Il s’agit de la fameuse liste complète et détaillée des centaines de recueils parus entre 1536 et 1630 qu’ils ont pu identifier et qui ont servis de corpus de départ à «-La Forme du sonnet » et à Soleil du soleil . Ces trois ouvrages sont complémentaires et interdépendants : ils sont le point d’arrivée de la tentative menée par Jacques Roubaud et Pierre Getzler de dresser un inventaire complet et exhaustif de tous Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 143 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 12 Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir, poèmes baroques , J. Roubaud (éd.), Paris-Genève, Slatkine, 1982. 13 Jacques Roubaud, « Jean du Cliquet, seigneur de Frammermont. Sonets jettez en avant-propos-», op.-cit. , p.-4. 14 Le « Projet » se formalise par une publication confidentielle dans la revue Mezura en 1979 (publication depuis longtemps introuvable, le texte a été réédité récemment : Description du projet , Caen, Nous, 2014), alors même que Jacques Roubaud y a déjà renoncé, l’ayant interrompu brusquement l’année précédente avec l’abandon du Grand Incendie de Londres - roman qui devait constituer la pièce centrale du « Projet » et qui deviendra, sous le même titre, le premier volet de son œuvre autobiographique : «-en traçant aujourd’hui sur le papier la première de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui, conçu au début de ma trentième année comme alternative à la disparition volontaire, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence » ( Le grand Incendie de Londres-: récit, avec incises et bifurcations , Paris, Seuil, 1989, p.-7). Obsédant et omniprésent, le « Projet » n’a pas disparu pour autant, il s’est métamorphosé : dans un renversement des plus baroques, le « Projet » est devenu, pour Roubaud, le récit de l’échec du « Projet ». Il a donc continué à le nourrir, sous d’autres formes, jusqu’au début des années 2000, notamment à travers les recherches et les expérimentations sur le sonnet mentionnées plus haut. les sonnets français publiés depuis les premières ébauches par Marot et Mellin de Saint-Gelais, dans les années 1530, jusqu’à la publication des Œuvres de Malherbe en 1630. Le travail effectué est colossal : en définitive, les deux collaborateurs recensent plus de trente-cinq mille sonnets dont les continuités et les ruptures formelles et historiques sont soigneusement analysées. On cherchera cependant en vain, parmi ces travaux passionnés, l’évocation de la notion de baroque : le mot n’apparaît nulle part dans ces trois ouvrages qui font pourtant une place importante aux poètes généralement considérés comme des modèles de de cette esthétique. Plus déconcertant encore : en 1982, alors qu’il était déjà bien engagé dans ses recherches avec Pierre Getzler, Jacques Roubaud signait un court texte de présentation pour la réédition de l’anthologie d’Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir, poèmes baroques 12 . Dans ces quelques pages, le mot « baroque » - qui assure l’unité thématique de l’ouvrage - n’apparaît que trois fois, mentionné nonchalamment, sans aucune forme d’analyse ou de caractérisation. L’année suivante, dans sa présentation des sonnets de Jean du Cliquet pour la revue Po&sie , il laissait échapper une première critique qui résumait assez nettement son désintérêt : « entre 1570 et 1620 une grande poésie religieuse française en sonnets, dont on ne peut que réduire l’originalité en la désignant comme baroque dessine une constellation 13 -». La compilation et les multiples éditions de sonnets auxquelles il se livre s’insèrent dans le « Projet » 14 de mathématique et de poésie qu’il a commencé 144 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 15 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera-: ménage , Paris, Stock, 1995, p.-101. 16 Jacques Roubaud, Poésie , op.-cit. , p.-154. 17 Dominique Moncond’huy, « Sonnet et entreprise de mémoire », dans A. Disson et V. Montémont (dir.), Jacques Roubaud, compositeur de mathématique et de poésie , Nancy, Absalon, 2010, p.-290-291. à formuler dès les années 1960-: entreprise d’exploration totale des formes, des harmonies et des combinaisons ouvertes par la poésie. Le « Projet » est difficile à saisir. Il est à la fois multiforme et évanescent, il implique en même temps des programmes de recherches méticuleux, des expérimentations poétiques et romanesques et conditionne la vie réelle de son auteur. Mais il fait une place centrale à ce que Roubaud appelle la «-forme-sonnet-», conjonction immédiate de la mathématique et de la poésie. La « forme-sonnet » n’est pas exactement le sonnet, mais plutôt la force vitale et créatrice contenue dans la structure du sonnet. Comme son nom l’indique, la « forme-sonnet » tire sa puissance de sa forme, mécanisme universellement partageable, fondé sur la combinatoire des rythmes, des sons et du sens, sur ce que Jacques Roubaud appelle la «-mémoire de la langue 15 -», principe fondateur de la poésie. Chaque sonnet lu ou écrit contient donc en lui-même tous les sonnets qui l’ont précédé et qui lui succéderont, comme un algorithme contient en lui-même tous les résultats possibles de son application. Le sonnet se produit dans un réseau (dont le poète n’a pas à être nécessairement conscient) qui le fait participer d’un ensemble plus vaste, universel et commun. C’est ce qui fait que « [t]out sonnet est un sonnet de Pétrarque 16 » pour Jacques Roubaud. Il ne l’est pas seulement par tradition littéraire ou par comparaison stylistique, mais bien parce que tout sonnet appartient à la « mémoire » de la « forme-sonnet » dont le Canzoniere constitue la matrice originelle. Attention au contresens, cependant : il ne s’agit pas d’instaurer une hiérarchie entre les sonnets. Au contraire, ravaler tout sonnet à un sonnet de Pétrarque revient plutôt à pondérer toutes les occurrences de sonnets à la seule « forme-sonnet » dont les sonnets de Pétrarque sont une des multiples possibilités. De Pétrarque, mais donc aussi « de Shakespeare - voire Pierre Jean Jouve », ajoute Dominique Moncond’huy : dans la « forme-sonnet », on perçoit l’« [e]ntrelacement de la mémoire de la langue, de la mémoire poétique et de la mémoire de soi - et cet entrelacement est ce tissu qui advient en espacement mental 17 -». Un des principaux objectifs du Projet est donc de faire émerger cette mémoire de la langue en s’y connectant, en se confrontant à une poésie vécue intensément (dans la lecture, l’étude et l’écriture). Cela demande un rapport immédiat aux textes, une approche brute - presque innéiste - de la poésie. C’est pourquoi Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 145 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 18 Il leur consacre une étude ( La Fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours , Paris, Ramsay, 1986) et évoque de nouveau leur « mémoire » dans sa présentation de l’anthologie de sonnets occitans collectés par Pierre Bec (dont le titre est une référence explicite aux travaux de Roubaud) : Pour un autre soleil… : le sonnet occitan des origines à nos jours , Orléans, Paradigme, 1994. 19 Ce que Roubaud imite à son tour dans ses pratiques personnelles : la déambulation, la récitation «-aurale-», ou le «- sonnet-walking -». 20 Jacques Roubaud, Le grand Incendie de Londres : récit, avec incises et bifurcations , Paris, Seuil, 1989, p.-188-189. 21 D’ailleurs, dans l’article du Magazine littéraire cité en introduction, Roubaud étend d’un mot sa critique du baroque au surréalisme, par exemple, ce qui montre bien que le problème est plus épistémologique qu’esthétique. Op. cit. , p. 47 : le baroque est « [v]ictime d’un sort analogue à celui de l’adjectif “surréaliste“, et témoignant comme lui d’une dégradation aussi peu enviable le mot lui-même a été utilisé dans tant de contextes contradictoires ou flous qu’il a perdu toute pertinence.-» 22 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage , op.-cit. , p.-75. 23 Ibid. , p.-78. 24 « Il n’y a pas de poésie ailleurs que dans un objet de langue. / Il n’y a pas de poésie dans le coucher de soleil ; / il n’y a pas de poésie dans la prose, ni dans la philosophie, ni dans la finance, ni dans la chanson, / etcetera / la poésie n’existe que dans les poèmes ; et dans les concaténations, assemblages et constructions de poèmes.-» ( Ibid. , p.-81). Roubaud envisage les trobar provençaux 18 comme figures originaires de sa démarche : poètes-artistes qui nourrissent leur poésie de leurs errances et de leurs jeux et dont les errances et les jeux sont eux-mêmes matière poétique 19 , dans un aller-retour constant qui va de la vie vécue à la poésie vécue : La poésie est pour moi une activité formelle, tout autant qu’une forme de vie, et mon modèle est celui qu’ont inauguré pour nous les troubadours (et toute poésie de l’avant et de l’ailleurs n’est reconnaissable pour moi qu’à partir de ce modèle) 20 . On commence peut-être ici à percevoir le sens profond de la critique roubal‐ dienne du baroque, qui ne porte pas tant sur ses caractères esthétiques que sur l’idée même d’esthétique au sens où les études littéraires l’envisagent 21 . Penser la poésie en termes d’esthétiques (concurrentes, complémentaires, contiguës, etc.), c’est chercher à lui assigner un contenu qui lui est extérieur - à lui faire dire quelque chose qu’elle ne dit pas d’elle-même. Dans Poésie, etcetera : ménage , Jacques Roubaud insiste longuement sur l’aspect presque anti-intellectualiste de sa démarche poétique : « la poésie ne dit rien. La poésie dit 22 ». Plus loin, il ajoute - non sans une touche d’humour : « la poésie ne dit pas “quelque chose” mais kekchose. Désignons par kekchose ce que la poésie dit et qui ne peut se dire 23 -». Aux yeux de Jacques Roubaud, assigner un discours (poétique) à la poésie revient à trahir la poésie : c’est l’arracher à son statut de pur « objet de langue 24 -», de mise en structure de la matière vivante du langage. 146 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 On pourrait débattre longuement de l’intransigeance (et peut-être de l’aporie ? ) de cette démarche, mais force est de constater que le baroque est spécialement concerné par la critique : « concept moderne projeté sur un passé qu’il rapproche de nous au risque de le déformer à la façon d’une loupe grossissante 25 » écrivait Jean Rousset au terme d’un demi-siècle de recherches, le baroque impose une distorsion des textes, une lecture qui est inévitablement anachronique, mais qui déplace les textes pour mieux révéler ce qu’ils contiennent - et ce qui résonne en eux de notre modernité. Ainsi, tout en refusant le qualificatif de « baroque », Jacques Roubaud est un lecteur et un compilateur expert des sonnets de la période et, bien qu’il ne reconnaisse manifestement pas l’utilité du baroque comme outil d’analyse critique, il semble que ses propres sonnets retiennent certains détails signifiants de l’esthétique baroque. Le trait le plus immédiatement assimilable à l’esthétique des sonnets baroques est peut-être celui de la mise en spectacle de la matière poétique dans le sonnet. Les minutieuses analyses formelles menées sur les sonnets de la période 1530-1630 aboutissent entre autres à démontrer que le sonnet possède une ca‐ ractéristique minimale qui fonde la norme, le degré zéro de la « forme-sonnet » : une structure dont l’unité repose sur quatorze vers 26 . Cette unité minimale rend visibles les marques de conformité et de transgression qui traversent le poème. Or, les sonnets de Jacques Roubaud se présentent très souvent comme des variations formelles qui mettent en spectacle le sonnet lui-même : chaque sonnet agit à la fois comme une célébration et une remise en cause de la «-forme-sonnet-», jouant avec les marques de la tradition et les inflexions de la modernité, déjouant les attentes du lecteur et la fixité présumée de la structure. Prenons par exemple le sonnet intitulé « Osaka », dans Churchill 40 et autres sonnets de voyage -: Mishinakajima-Minamigoto-? Non. 1 2 3 4’ 5 6 - 7 8 9 10 11’. Triste de ne pas arriver avec la stati-on susnommée à remplir un alexandrin juste Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 147 25 Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque , Paris, José Corti, 1998, p.-7. 26 Ce qui justifie l’existence (marginale, mais persistante depuis la Renaissance jusqu’à nos jours) de demi-sonnets de sept vers, de double-sonnets de vingt-huit vers ou de sonnets de quinze vers qui répondent à une structure [14+1] etc. : toutes sont des formes d’amplifications ou d’amputations de la matrice [14]. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 27 Jacques Roubaud, Churchill 40 et autres sonnets de voyage , Paris, Gallimard, 2004, p. 122. 28 On pense bien sûr au sonnet inachevé, au « Paresseux » et au « Sonnet sur des mots qui n'ont point de rimes ». Voir respectivement Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres , éd. J. Bailbé et J. Lagny, Paris, Librairie Marcel Didier, 1971, vol. 1, p. 290-291; vol.-2, p.-82-83-; vol. 4, p.-314-315. 29 Notamment dans la pointe du sonnet pour chercher un effet de clausule déceptif. Voir Paul Scarron, Recueil de quelques vers burlesques. Une anthologie , éd. J. Leclerc et C. Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-454 et p.-492. il est vrai que verlainienne en diable ici mètres impairs que choisit la métrique au trois au cinq au sept attachée atavique les corbeaux ont aussi l’impaire passion leur accent osakien n’est pas moins sarcastique que celui de leurs cousins de Tokyo. Ce sont leurs remarques désobligeantes qui m’accompagnent dans ma promenade autour du moustiquehabité-lac. Mon hôte au restaurant chanta une belle chanson ancienne de Nara hier. Le patron est revenu dans cette ville pour restauranter avec sa mère. Civil j’improvise un quatrain de remerciement. Il boite un peu 27 . Les deux premières strophes offrent de manière assez transparente le spectacle d’un sonnet en train de se faire. Cette manière de rompre la diégèse du sonnet est un procédé fréquent du sonnet baroque, régulièrement employé par Saint-Amant 28 ou Scarron 29 , par exemple, ou - dans le domaine espagnol - par Góngora, dont Jacques Roubaud cite souvent les sonnets comme étant sa première expérience de la « forme-sonnet » et le point de départ de sa «-sonnetomania-». Dans « Osaka », Jacques Roubaud commence par évoquer, sans aucun contexte, un toponyme appartenant à la ville japonaise. C’est tout de suite un premier bouleversement de la « forme-sonnet » française : le nom « Mishina‐ kajima-Minamigoto -» possède une consonance exotique difficilement lisible et prononçable pour un lecteur qui ne maîtrise pas le japonais. Cette première marque de transgression se résout dans une seconde : la voix du poète compte en vérité les syllabes de ce long toponyme pour voir s’il peut en faire un alexandrin. Le constat complétant le premier alexandrin est elliptique, déceptif 148 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 30 Si l’on recherche un exemple significatif parmi les très nombreuses occurrences de syllepses baroques, on peut se tourner vers le sonnet de Tristan, « Le Navire », recueilli dans La Lyre , qui décline astucieusement un réseau métaphorique associant le navire et le pin, tous deux désignés par le mot latin «- pinus -». Il s’agit pour autant d’un exemple parmi des centaines d’autres. Voir François Tristan L’Hermite, Œuvres complètes , vol. 2, éd. J.-P. Chauveau, Paris, Honoré Champion, 2002, p.-349. 31 S’agit-il d’un des bassins où convergent les nombreux canaux de la ville ou plus prosaïquement du lac Biwa, le plus grand du pays, situé à quelques dizaines de kilomètres d’Osaka-? 32 Marc-Antoine Girard de-Saint-Amant, «-La Pipe-», Œuvres , vol.-1, op.-cit. , p.-279-280. et comique-: «-Non-». Ce «-non-» trouve un écho au troisième vers dans le mot « stati-on », sur lequel Jacques Roubaud insiste en rendant la diérèse visible typographiquement, réussissant cette fois-ci, grâce à l’échec du premier vers, à compléter l’alexandrin. Fusion de la «-forme-sonnet-» avec le sujet du poème : le mot « stati-on » agit comme une syllepse dont la polysémie convoque à la fois l’infrastructure publique du métro d’Osaka et le douzième jalon dans la lecture de l’alexandrin, le terminus dans la progression du regard 30 . L’échec de la coïncidence parfaite entre le toponyme japonais et le vers dodécasyllabique détermine la nature poétique du lieu : non pas alexandrine et régulière, mais «-verlainienne-», impaire et déréglée. Le poème donne à voir la genèse du poème. La visite d’un lieu (ou peut-être, simplement, la lecture de son nom sur une carte ou sur un panneau de signalisation) engendre une évasion intérieure dans le tissu des mots, le jeu, la manipulation de leur matière sonore et volumique. Cette recherche intros‐ pective affecte en retour la matière du monde par les mots et la manière de désigner les choses. Le sonnet cesse donc de se regarder lui-même au huitième vers et se tourne enfin vers son objet : la description intime d’Osaka. Mais la poésie continue de teinter l’espace vécu de la ville. Le chant des « corbeaux », versificateurs involontaires, est empreint de «-l’impaire passion-» du «-trois-», du « cinq » et du « sept ». Dans le premier tercet, Jacques Roubaud fait mention d’un plan d’eau dont le nom reste inconnu 31 , mais qu’il désigne par un hapax étrange, le « moustique-habité-lac », sorte de traduction littérale de l’anglais qui amalgame tout un processus actif (la prolifération des moustiques dans les régions lacustres) dans un seul syntagme-valise. Cette manière de soumettre les choses du monde perçu et vécu à des jeux poétiques de subversions et de réversions est au cœur de l’esthétique baroque. Dans le theatrum mundi baroque, toute chose n’est jamais exactement ce qu’elle prétend être ou ce qu’elle montre d’elle-même et se révèle toujours susceptible d’être autre chose que ce qu’elle est. L’espérance n’est pas plus tangible et solide que la fumée d’une pipe 32 , l’esclave maure est noire comme la nuit mais cache Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 149 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 33 Claude Malleville, « Imitation du Cavalier Marin », Œuvres poétiques , vol. 1, éd. R. Ortali, Paris, Librairie Marcel Didier, 1976, p.-45. 34 Pierre Perrin, « Le Papillon. Dernière partie. Stances. », Divers insectes , Paris, Jean Duval, 1645, p.-47-48. 35 Le concept de « chaîne de sonnets », aux implications profondément baroques, est élaboré dans Jean Rousset, « Préface », Jean de La Ceppède. Choix de textes , Paris, GLM, 1947. 36 Le terme est employé par Jacques Roubaud dans l’article du Magazine littéraire cité au début de notre étude pour qualifier les sonnets de César de Nostredame et Zacharie de Vitré qu’il présente. Voir supra . le soleil dans ses yeux 33 , le papillon est à la fois « nymphe » et « mary », insecte et oiseau, oiseau et fleur 34 . L’esthétique baroque repose en grande partie sur des réseaux d’équivalences métaphoriques qui mettent en doute la matérialité du monde perçu et lui substituent la vraisemblance de la langue poétique, seul recours à l’impermanence et à l’inconstance qui le caractérisent. Dans ce sonnet aussi, le réel est remodelé par la poésie et la poésie se fond dans le réel : Osaka et le sonnet sur Osaka sont une seule et même chose. La matière de la ville - les animaux qui l’habitent, les mots qui servent à la nommer etc. - fusionne avec la matière poétique des mots - leurs syllabes, leurs sonorités. D’où la prégnance des effets de forme et de structure dans la poésie baroque : la disposition et l’architecture du texte réorganisent du monde. Ici, le mélange de la « forme-sonnet » et du paysage d’Osaka débordent ensemble dans le second tercet. Dernier lieu d’union du poétique et du monde, le « quatrain de remerciement » associe une forme poétique (le quatrain) à une situation concrète (le remerciement à l’hôte du restaurant). Le sonnet mentionne que le quatrain « boite un peu » (est-ce à dire que lui aussi ne parvient pas aux « stati-ons » métriques convenues ? ) et de ce fait il déborde du sonnet et il fait désormais «-boiter-» le sonnet aussi. Cet effet de clausule comique est en vérité construit avec une extrême précision, puisque que ce n’est pas exactement le « quatrain », thème de la phrase finale, qui excède le sonnet - au contraire : désigné par le pronom « Il », il entre exactement dans le cadre fixé par le mètre du vers et la rime retenue - c’est bien le prédicat, l’action de « boiter un peu », qui fait boiter un peu le sonnet, qui le déséquilibre, dans une mise en abyme remarquable. On peut cependant relever des exemples plus transparents encore de sonnets au style baroquisant parmi tous les sonnets de Jacques Roubaud, notamment la section « Square des Blancs-Manteaux, 1983. Méditation de la mort, en sonnets, selon le protocole de Joseph Hall », dans La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains . Cette « chaîne 35 -» de vingt «-sonnets de méditation 36 -» consiste en une série de variations sur le thème du deuil. Comme les « chaînes de sonnets » des 150 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 baroques religieux, la section permet une double lecture à la fois « horizontale » et « verticale », qui superpose les poèmes par « pli 37 » : les sonnets se lisent horizontalement selon l’ordre de la dispositio (on chemine dans une argumentation qui progresse chronologiquement du premier vers le dernier sonnet de la chaîne, chaque texte s’enchérissant des précédents et nourrissant les suivants) et verticalement en mettant l’accent sur l’ elocutio (l’unité thématique et les réseaux isotopiques qui traversent la chaîne enrichissent chaque sonnet de la présence de tous les autres). L’unité des vingt sonnets de Jacques Roubaud est assurée par le retour obsédant d’un lexique du deuil (« mort », « ombre », « sombre », « noir ») et une rhétorique de la copia , fondée sur la répétition lancinante de syntagmes dans les strophes ou de mots à l’intérieur des vers. Cette écriture est très singulière dans le contexte de la poésie contemporaine : résolument moderne, mais empreinte aussi d’une emphase anachronique et d’une spectacularité étrange qui rappellent les sonnets d’un certain baroque mystique que Jacques Roubaud connaît puisqu’il en a fait figurer les principaux noms (Le Saulx, Chassignet, Sponde, etc.) dans le corpus de textes établi avec Pierre Getzler. Cette orientation esthétique est très claire dès le premier sonnet, «-The Entrance-»-: À l’entrée de la Mort, où tu entres, désentre, Décentre de la Mort la démence et le sens, Du Senti de la Mort t’absente, et te ressente, Consente de la Mort la constante Constance. Écarté de la Mort, contente-toi, repente Sur la Pente de Mort, de sa Lampe, sa trempe, Rampe toi vers la Mort, et l’accède, et l’accente, Contemple-toi de Mort l’indécence, le temple. À l’orée de la Mort qui te porte, déporte, Emporte-toi la Mort, amphores ou comportes, Farouche toi la Mort, la sans souche, sans bouche. À l’Effrai de la Mort, dépêche-toi, dépèle, Au Décri de la Mort, abaisse-toi, rappelle Du Tout frayée la Mort qui te touche, te couche 38 . Le poème est surchargé de répétitions et de variations rhétoriques qui fonctionnent comme des éléments décoratifs prenant le pas sur l’argument du Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 151 37 Cette analyse est celle de Michèle Clément dans Une poétique de crise : poètes baroques et mystiques (1570-1660) , Paris, Honoré Champion, 1996, p.-252-255. 38 Jacques Roubaud, La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains , Paris, Gallimard, 1999, p.-148. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 sonnet : les hypozeuxes qui forment le premier hémistiche de chaque vers et font varier les occurrences de « la Mort », les homéotéleutes qui font bégayer le vers (« entres, désentre », « constante Constance », « porte, déporte », «-sans souche, sans bouche-», «-te touche, te couche-») et les assonances en [-] qui se fondent petit à petit dans les tercets dans les échos de [or] et de [u] 39 . La comparaison avec des sonnets baroques est tentante. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les poèmes de César de Nostredame et de Zacharie de Vitré auxquels Jacques Roubaud refuse le qualificatif de « baroques » dans l’article du Magazine littéraire cité plus haut sont tous deux construits sur une rhétorique répétitive et accumulative similaire : enchaînements de gradations rythmiques chez César de Nostredame et hypozeuxes chez Zacharie de Vitré. On constate aussi que cette même langue baroque traverse la chaîne des sonnets de Jacques Roubaud. On la retrouve presque à l’identique dans le seizième sonnet, «-The Petition and Enforcement-», par exemple-: Effacez cette nuit investie de sa Mort Effacez ce matin complaisant à sa Mort Effacez cette porte étanche de sa Mort Effacez cette chambre éparse de sa Mort. Effacez ces rideaux du travers de sa Mort Effacez ce réveil habité de sa Mort Effacez ces miroirs nuageux de sa Mort Effacez ce soleil du plancher de sa Mort. Effacez cette main attiédie dans sa Mort Effacez cette bouche empoisonnée de Mort Effacez ce regard lignifié de Mort. Enfoncez cette mort, enfouissez cette Mort Effrayez cette mort, atterrez cette Mort Emportez cette mort ou persiste sa Mort 40 . Le texte est plus clair et repose sur des superpositions moins complexes de dispositifs rhétoriques, mais l’idée est la même : la mise en regard du syntagme [Effacez + pronom démonstratif] au début de chaque vers et du terme « Mort » à 152 Antoine Bouvet 39 Nous ne pousserons pas l’analyse plus loin car ce sonnet est assez précisément étudié dans un article de qualité : voir Ann Smock, « Jacques Roubaud’s “Sonnetomania” », Literary Imagination , vol.-12, n o -3, 2010, p.-344-354. 40 Jacques Roubaud, La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains , op.-cit. , p.-163. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 41 Jacques Roubaud, ∈ , Paris, Gallimard, 1988, p.-8. 42 Ibid. , p.-14. 43 Ibid. , p.-8. chaque rime, avec des variations dans le tercet final. Le verbe initial est remplacé par trois autres (« Enfoncez », « Effrayez », « Emportez ») et les occurrences du mot « mort » sont doublées à la fin des deux hémistiches, comme pour signifier la fortification (l’ Enforcement ) de la volonté de dépassement du deuil. Finalement, dans ce sonnet, chaque vers est une boucle parfaite qui renvoie à toutes les autres, comme une chaîne de vers à l’intérieur de la chaîne de sonnets. Or, cet aspect de la poétique de Jacques Roubaud est un des plus constants dans son œuvre : le poème se décuple en poèmes multiples qui contiennent eux-mêmes d’autres poèmes et ainsi de suite. Cette structure fractale est particulièrement évidente dans la structure du premier recueil de Jacques Roubaud, ∈ , qui paraît en 1967. Il s’agit d’un recueil des plus inhabituels qui peut être lu selon quatre protocoles concurrents et coïncidents. Le second de ces modes de lecture consiste à lire le recueil comme étant divisé en cinq «-paragraphes 41 -» : le premier, le troisième et le cinquième de ces paragraphes sont des « sonnets de sonnets 42 » de formes variables. Par exemple, le premier paragraphe (qui est aussi le plus complet et ordonné) est constitué d’une chaîne logique de sonnets en prose : chaque sonnet lu individuellement représente en réalité un des vers d’un sonnet de sonnets. La logique de ces chaînes de quatorze sonnets n’est peut-être pas évidente au premier abord, mais on peut en théorie lire ces ensembles de quatorze sonnets comme un seul sonnet, articulé selon la structure de deux quatrains et deux tercets, signalés par une nomenclature de symboles en tête de chaque texte. Le premier paragraphe entier est formé de vingt-neuf sonnets, soit deux super-sonnets constitués chacun de quatorze sonnets et séparés par un sonnet. Or, Jacques Roubaud précise, dans le « mode d’emploi » du recueil, que celui-ci est inachevé, que les paragraphes doivent être considérés comme « ouverts » et que tous les textes « pourront être ultérieurement modifiés, partiellement ou totalement 43 ». Cela laisse entendre qu’en changeant d’échelle, ces deux sonnets de sonnets seraient en toute logique les deux premiers vers d’un sonnet composé de sonnets de sonnets. Dans cette partie du recueil, Jacques Roubaud envisage la « forme-sonnet » comme un objet fractal, nécessairement incomplet car infini. Entraîné par sa propre force vitale - sa « mémoire » - le sonnet génère constamment du sonnet dans le sonnet. La poésie est mouvante, mobile, entraînée dans un mou‐ vement perpétuel d’autogénération anarchique. Là encore, on croit distinguer en filigrane certaines des caractéristiques wölffliniennes et roussetiennes du Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 153 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 44 Jacques Roubaud, Poésie : , op.-cit. , p.-447. 45 Maxime Cartron, L’Invention du baroque , Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-431. baroque : la prééminence du décor qui prend son autonomie par rapport au sujet, la tendance à la surcharge et au déséquilibre, la préférence pour les formes ouvertes et la profondeur volumique. Nécessairement, ce mouvement de la poésie vers elle-même et pour elle-même confine à l’excès, mais ce poids des mots et des pages est aboli par la virtualité mathématique de la « forme-sonnet » : le sonnet contient toujours, en germe, l’infini de tous les sonnets possibles. Pour Jacques Roubaud, cette boucle infinie, ce ruban de Möbius, est la forme exacte de la « mémoire de la langue » qui génère de la poésie-: Chaque sonnet est semblable à une sphère, à une sphère mathématique. Chaque sonnet est clos. Sa fin boucle sur son début. Sa surface s’incurve, enfermant le sens en son cœur. Sphère, sphéroïde, donc. La mathématique m’avait appris que sous le masque d’une perfection parménidienne, lisse en apparence, la sphère mathématique recèle un véritable grouillement de structures hétérogènes, troubles, antagonistes, étranges, au premier regard inaperçues 44 . « Il n’y a pas de “sonnet baroque” » car il n’y a pour Jacques Roubaud que le sonnet : objet-poésie total dont chaque occurrence résonne avec toutes les autres. Introduire des distinctions dans cette catégorie monadique revient à contester l’idée qu’il défend d’une forme traversée par sa «-mémoire-». À la lueur de ces précisions, on comprend pourquoi le baroque semble insatisfaisant à ses yeux : il est incompatible avec la conception vitaliste de la poésie qu’il entend mettre au jour grâce à l’étude et à la pratique de la « forme-sonnet ». Le baroque, au contraire, agit comme un outil d’analyse relevant d’une épistémologie constructiviste : c’est la recomposition de toute une grille d’événements - his‐ toriques et culturels, certes, mais aussi stylistiques, rhétoriques, grammaticaux, linguistiques etc. - qui révèle le sens général de cette orientation spécifique de la poésie de la fin du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle. On distingue aussi mieux l’objectif du geste anthologique de Jacques Rou‐ baud, qui entre en totale dissonance avec celui des anthologistes du baroque. Maxime Cartron rappelle qu’« à aucun moment les anthologies baroques ne révèlent la vérité historique du passé : elles le récrivent afin de le faire concorder avec une représentation de nature idéologique 45 ». Outre la vocation de publicité du concept qu’elles défendent, les anthologies baroques cherchent à reconstruire 154 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 46 Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque , op.-cit. , p.-32-33. 47 Jean Rousset, « Peut-on définir le baroque ? », Baroque [en ligne], n o 1, 1965, § 1 (DOI : 10.4000/ baroque.88), consulté le 23/ 08/ 2024. le passé avec les outils du présent et, dans une certaine mesure, à éclairer le présent à l’aide des textes du passé-: […] à la double existence des œuvres qui nées dans le passé vivent pour nous dans le présent, répond le double regard qui est fatalement le nôtre : le regard historique qui restitue le passé, le regard actuel nourri d’expérience contemporaine qui ressent les œuvres anciennes comme si elles étaient d’aujourd’hui ; cette distorsion, le savoir historien la dénonce sous le nom d’anachronisme comme il dénonce l’appel au baroque parce qu’il pose au X V I Ie siècle des questions qui ne sont pas les siennes. À vrai dire, la fragilité de l’hypothèse baroque tient à l’ambivalence de sa définition : proposée tantôt comme style, comme système formel, elle se prête au regard moderne ; tantôt comme cadre chronologique, elle renvoie à une culture dont elle prétend dégager les tendances dominantes 46 . En rapprochant - à l’aide d’un « mot magique […] perfide autant que stimu‐ lant 47 -» - ces deux moments de l’Histoire européenne, l’entreprise baroque met spontanément en valeur l’écart qui apparaît en négatif. Le geste anthologique et poétique de Jacques Roubaud cherche au contraire à abolir la distance entre les textes, à manifester la force vitale - ce « soleil du soleil » - qui s’autogénère dans les sonnets de la Renaissance et traverse le temps jusqu’à nous. Bibliographie - Sources Getzler, Pierre et Roubaud, Jacques. « Le sonnet en France des origines à 1630 : matériaux pour une base de données du sonnet français-», Mezura , n o -26, 1998, p.-5-427. Malleville, Claude. 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Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 157 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 1 Charpentrat, qui a écrit un ouvrage sur l’architecture baroque, dans lequel par ailleurs il tente des parallèles entre l’art de la période baroque et les développements architec‐ turaux des années 1950 et 1960 ( Baroque , Fribourg, Office du livre, 1964), détaille dans Le Mirage baroque (Paris, Éditions de Minuit, 1967) un grand nombre des utilisations abusives de ce terme dans les milieux artistiques, critiques, journalistiques… En effet, baroque est très vite devenu un adjectif qualifiant non pas un style artistique, ou une période, mais bien un terme pouvant s’appliquer à toute œuvre d’art mettant en scène un épisode de travestissement, recourant au procédé de la mise en abyme ou jouant avec le quatrième mur et les codes de représentation qui avaient cours au début du X Xe siècle. 2 C’est en ces termes qu’il lui dédie Baroque et renaissance poétique , Paris, José Corti, 1955. 3 Jean Rousset, « Adieu au baroque », dans L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au X V I Ie siècle , Paris, José Corti, 1968. Le baroque d’Eugène Green William Barreau Sorbonne Université Presque tout ce qui a été écrit sur le baroque littéraire en France depuis les années 1930 s’ouvre par une phrase, presque un chleuasme, expliquant que l’auteur a conscience des difficultés que représente cette notion, des hostilités qu’elle suscite, et s’excuse en quelque sorte d’y avoir recours tout en justifiant timidement ses choix. Après un premier moment de résistance à l’émergence de cette notion nouvelle, elle a connu dans les années 1960 et 1970 une vogue aussi remarquable qu’éphémère. En effet, le recours à ce terme - parfois abusif, comme le soulignait Pierre Charpentrat 1 - a fini par faire long feu dans le milieu académique : un très grand nombre d’universitaires ont congédié la notion de baroque par la suite, l’abandonnant généralement au nom de sa trop grande labilité. Jean Rousset lui-même, qui a souvent été considéré comme le « maître-pilote en baroquie », pour reprendre l’expression de Marcel Raymond 2 , a fini par faire ses «-adieux au baroque 3 -». Lorsque la notion a commencé à émerger en France, la résistance à celle-ci a surtout été liée à la volonté des représentants de l’histoire de l’art et de l’histoire littéraire de préserver l’idée du classicisme français et de perpétuer la doxa de l’exception nationale face au baroque qui serait avant tout italien, espagnol Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 4 Si l’on s’extraie des débats terminologiques très spécifiques à la définition du baroque, et que l’on regarde dans le champ d’autres disciplines, on remarque que depuis quelques décennies, des notions aussi diverses que le « sujet », la « vérité », l’« auteur », le « Moyen Âge », la « Renaissance »… ont été remises en question, amplement modifiées, parfois complètement discréditées. 5 Eugène Green, La Parole baroque , Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p.-12. ou allemand. Dans un second temps, c’est un mouvement général de remise en cause, dans le monde intellectuel occidental, de l’élaboration de concepts diachroniques 4 qui, prenant le relai de cette première résistance nationale à la notion, a acté son abandon quasi général. Les artistes, en revanche, n’ont pas hésité à s’approprier ces termes que les universitaires avaient rejetés et à façonner leurs pratiques et leurs imaginaires esthétiques par ce qu’ils recouvrent pour eux (cela s’est produit particulièrement dans le monde de la pratique musicale). Ce peut-être d’ailleurs là l’une des raisons qui ont accentué le désamour des universitaires pour les notions «-généralisantes-»-: en augmentant leur extension, certains artistes ou certains intellectuels à large audience ont fini par rendre inopérants des concepts qui, à l’origine, avaient été élaborés dans les officines des chercheurs et des profes‐ seurs. Ce faisant, la distance prise entre les mondes médiatiques, artistiques et académiques a augmenté. Parmi les artistes qui ont beaucoup utilisé et popularisé la notion de baroque à la fin du XXe siècle, c’est à Eugène Green (né en 1947) que nous allons nous intéresser ici. Auteur né aux États-Unis, pays qu’il rejette et dont il préfère ne pas prononcer le nom, il a décidé de venir vivre en France et d’adopter le français comme langue de création, le tout dans une démarche existentielle presque mystique, comme il le rappelle lui-même : « j’étais sans langue […]. Lorsque j’ai abordé la langue française, j’ai eu l’impression qu’elle était déjà un souvenir et que je ne pouvais faire autrement que de la manifester dans le présent 5 -». Il y a quelque chose de l’ordre du ressouvenir platonicien dans ce rapport au français, qui devient ainsi une sorte de langue maternelle primordiale. Sa création artistique prend différentes formes : films, mises en scène théâ‐ trales, romans, poésies, essais. Son œuvre, riche d’intertextualité, ne fait pas mystère du substrat culturel qui l’a informée et l’on distingue aisément au moins deux éléments majeurs qui ont façonné l’esthétique de l’auteur : la culture du sud de l’Europe occidentale (principalement l’Italie, le Pays basque et le Portugal) et l’art baroque (qu’il définit dans ses écrits théoriques). Nous n’allons pas dans cette étude procéder à une analyse systématique de l’œuvre greenienne, mais simplement voir comment son baroque se trouve à la jonction des définitions 160 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 des critiques littéraires et des définitions de théoriciens de la musique ancienne, en le situant dans les débats qu’il a suscités et dans son contexte d’élaboration. Eugène Green s’est beaucoup inspiré des pratiques musicales pour élaborer une définition du baroque qui est autant un discours sur les textes anciens qu’une profession de foi dans une certaine manière de recevoir ces œuvres, de les représenter ; son baroque est ainsi autant un regard porté sur le XVIIe siècle qu’un regard porté sur notre propre rapport aux créations artistiques du XVIIe siècle. C’est pourquoi nous nous intéresserons ici à la fois aux écrits théoriques de l’auteur et à des enregistrements qu’il a réalisés de poésie baroque. Ces disques constituent de véritables anthologies sonores témoignant de son appropriation esthétique de la langue et de l’art du XVIIe siècle. Ils sont également des témoignages de performances faites selon les codes que l’auteur s’est donné pour consigne de suivre, dans ce qui prend la forme d’un manifeste pour une réappropriation d’un art qui a fini par devenir pour nous inactuel. Car l’utilisation du concept de baroque par Eugène Green témoigne avant tout d’une volonté de permettre à l’art de cette période de continuer à être vivant sur la scène contemporaine. La définition greenienne du baroque-: dans le sillage des «-baroqueux-» Pour comprendre le baroque d’Eugène Green, il faut comprendre un mouvement fondamental pour l’interprétation de la musique occidentale ancienne : celui des interprétations dites « historiquement informées » ou « sur instruments anciens ». Au cours des XIXe et XXe siècle, on a pris l’habitude de jouer les musiques de compositeurs des siècles précédents, comme Bach, Haendel ou Purcell - dont l’œuvre sortait petit à petit de l’éclipse dans laquelle elle était tombé - sur des instruments modernes, en utilisant des tempi et des effectifs orchestraux qui correspondissent à ceux de pratiques romantiques, post-romantiques et symphoniques, telles qu’elles se sont développées au cours du XIXe siècle, très éloignées des pratiques d’interprétation en vogue au moment où les œuvres ont été composées. À partir du milieu du XXe siècle, des musiciens soucieux de retrouver la vérité de la musique ancienne jouent sur des instruments anciens avec des effectifs et des tempi , mais aussi des techniques de jeu qui se rapprochent le plus possible de celles qui prévalaient à la période de création des œuvres, afin de préserver la réalité sonore des compositions. Parmi les grands noms et les chefs de file de ce mouvement, qu’on qualifie ensuite péjorativement, de « baroqueux », figure l’autrichien Nikolaus Harnoncourt, qui rappelle qu’au début du XXe siècle, le Le baroque d’Eugène Green 161 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 6 Nikolaus Harnoncourt, Le Discours musical , trad. Dennis Collins, Paris, Gallimard, 1984, p.-96. 7 Jean-François Paillard, La Musique française classique , Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1960, p.-5. retour en grâce de la musique baroque (qu’on appelait alors musique ancienne) a aussi été, pour un bon nombre de ses partisans, perçu comme une manière de s’extraire de ce qui était devenu un «-art bourgeois-»-: La musique ancienne n’était en effet pas considérée à l’origine comme faisant partie de la vie musicale officielle, mais comme une contre-musique, dont le fondement était idéologique, et qui était découverte et pratiquée par des cercles choisis de dilettantes enthousiastes. […]. On croyait avoir trouvé dans la musique ancienne le « pur », le « vrai » […]. La musique officielle des concerts symphoniques et des théâtres lyriques passait pour guindée et mensongère, le système entier pour «-inauthentique 6 -». Ainsi, on voit bien comment, alors que le romantisme et le post-romantisme s’étaient imposés dans les salles de concert, le baroque redécouvert a permis à ses admirateurs d’explorer une autre manière de jouer - et d’écouter - de la musique. L’hégémonie d’un certain type d’œuvres et de pratiques d’in‐ terprétations musicales a contribué à donner à la musique de l’âge baroque une aura particulière, qui a donné à sa réception un caractère relativement «-anti-système-» et novateur. Ce caractère peut expliquer par ailleurs les querelles au sujet du baroque, qui recouperaient, partiellement, des querelles entre un conservatisme et un progressisme intellectuels et esthétiques. On constate, dans les débats quant à la pertinence de l’emploi du terme de baroque pour parler de la musique française, une résistance similaire à celle qui a eu lieu dans le domaine littéraire. Ainsi le chef d’orchestre français Jean-François Paillard a rédigé un Que-sais-je ? dans lequel il défend une vision classique de la musique française, qu’il voit comme différente du baroque italien ou allemand, malgré parfois une « syntaxe » commune-: Sans doute les matériaux même avec lesquels nos artistes construisent sont en grande partie baroques […] ; mais vouloir en déduire l’esprit de notre art, c’est confondre vocabulaire et syntaxe, c’est réduire un style à un alphabet : autant juger un tableau d’après la palette du peintre… Versailles est pétri de détails baroques : les rocailles des bosquets troublent-elles l’ordonnance des jardins de Le Nôtre 7 -? Ici, pour le chef, les éléments de détails ne doivent pas faire oublier une cons‐ truction, une harmonie d’ensemble, qui elle, est considérée comme classique. C’est exactement les discours que l’on trouve dans la critique littéraire de la 162 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 8 Cette idée est le fruit de l’héritage d’une historiographie qui considère le siècle de Louis X I V comme le sommet de l’art français, et qui perçoit le reste de la production de ce siècle uniquement relativement à ce moment d’acmé : « de 1660 - ou plus exactement, peut-être, de l’arrestation de Fouquet - jusque vers 1685, retentit, dans une sorte de jardin abstrait, un extraordinaire Concert Royal qui porte à son point suprême le pouvoir qu’un état de civilisation a de s’exprimer. […]. L’épanouissement du classicisme français, pour bref qu’il ait été, n’est pas un phénomène fortuit. Il est le résultat d’une longue élaboration, le fruit d’une longue naissance qui s’est poursuivie pendant le demi-siècle que nous pouvons appeler, précisément, celui du préclassicisme, car la notion de préparation s’impose à qui regarde dans son ensemble la période littéraire que nous arbitrons de 1600 à 1650, approximativement » ( Jean Tortel, Le Préclassicisme français , «-Les Cahiers du Sud-», Paris, 1952, p.-7). 9 Rémy Stricker, Musique du baroque , Paris, Gallimard, 1968, p.-155. 10 Eugène Green, op . cit ., p.-34. période, qui reconnaît le terme de baroque, mais considère qu’il ne peut que ponctuellement s’appliquer à l’art français, marquée par la spécificité, d’un goût, d’un ordonnancement et d’un tempérament national 8 . Un autre critique, dans les mêmes années que Paillard, Rémy Stricker, concilie pour sa part l’emploi du terme baroque et la reconnaissance d’une spécificité nationale-: Voici venu l’instant de placer les phénomènes baroques dans la lumière des tempéra‐ ments nationaux ; on s’apercevra alors que certains pays ont infléchi les tendances fondamentales du Baroque en un sens qui agréait à leurs goûts. […]. La France, en revanche, oscille entre des périodes d’abandon et de réticences et se livre à son penchant rationaliste pour modeler au Baroque un visage plus classique où la dialectique s’efface plus souvent devant la discipline d’un accord des contrastes 9 . La spécificité française est ainsi vue par certains critiques comme un obstacle à l’usage de l’épithète baroque, quand d’autres ne voient pas pourquoi l’on ne pourrait pas concevoir plusieurs déclinaisons du style baroque. Cet argument national, Eugène Green s’en moque très fortement dans l’ouvrage qui constitut le manifeste, pour ainsi dire, de sa pratique : La Parole baroque , dans lequel il décrit la doxa considérant le baroque comme une sorte de virus, auquel la France aurait échappé-: La résistance a pris la forme d’un anti-corps glorieux, éternel ennemi du baroque, qui a trouvé dans ce moment privilégié, et dans l’organisme français, son expression la plus parfaite-: le classicisme. […]. Il y a trente ans, je le répète, cette doctrine était en France une vérité absolue, immuable, intouchable. L’expression «-baroque français-» était un oxymore, applicable, à la rigueur, à quelques collabos du règne de Henri I V10 . Le baroque d’Eugène Green 163 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 11 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art , trad. Sacha Zilberfarb, Paris, L’Écarquillé, 2023, p.-302. 12 Ibid ., p. 61. Cette expression, entre guillemets dans le texte, pourrait être de nos jours remplacés par une expression moins essentialiste comme « conditions socio-histori‐ ques-». 13 Cf. Heinrich Wölfflin, Réflexions sur l’histoire de l’art , Paris, Flammarion, 2008, notam‐ ment « L’Italie et le sens germanique de la forme » ( Italien und das deutsche Formgefühl ). 14 Martin Shaw Briggs, Baroque Architecture , T.F. Unwin, Londres, 1913. La question des spécificités nationales a beaucoup préoccupé les critiques français dans la seconde moitié du XXe siècle, comme s’il s’était agi d’un angle mort de la réflexion sur le baroque. Or, ce point a été abordé avec beaucoup d’attention par Heinrich Wölfflin, l’un des historiens de l’art qui a le plus contribué à la diffusion de la notion de baroque. Il écrit ainsi dans son ouvrage majeur, Principes Fondamentaux de l’histoire de l’art -: Malgré tous ses détours, toutes ses voies singulières, l’évolution du style, dans l’art occidental du début de l’époque moderne, conserve un caractère homogène, de la même façon que la culture de l’Europe moderne peut être comprise comme une unité cohérente. Mais à l’intérieur de cette unité, il faut tenir compte de différences profondes entre les types nationaux 11 . Pour le théoricien, qui le premier a développé une définition rigoureuse et scientifique du baroque, il n’y a pas de contradiction entre l’idée d’un art « homogène » en Europe et les « différences profondes » entre les pays. Celui par qui le baroque est pleinement entré dans le monde académique avait déjà affirmé que l’usage des étiquettes dans le cadre de l’histoire de l’art ne devait pas empêcher de voir les spécificités des œuvres, tant nationales que liées au génie propre de chaque artiste (dans le premier chapitre, il rappelle que pour les historiens de l’art, « chaque peintre peint “avec son sang” 12 »). Wölfflin a d’ailleurs consacré plusieurs autres essais à la question du caractère national de l’art 13 . Quoi qu’il en soit, le consensus quant à l’adoption de cette notion va progressivement gagner les mondes des arts plastiques et de la musique. Bien que l’on insiste beaucoup sur le caractère récent du terme en tant que terme historiographique, l’ouvrage majeur sur le sujet, de Wölfflin, Renaissance et Baroque , date de 1888. En 1913, un universitaire anglais, Martin Shaw Briggs, publie Baroque architecture , un ouvrage qui recense et commente un certain nombre des bâtiments baroques des différents pays d’Europe occidentale et s’attache à mettre en avant les points communs mais aussi les divergences entre les œuvres anglaises, françaises, italiennes, allemandes 14 . Cette notion qui est si neuve semble donc, du moins dans le domaine de l’histoire de l’art, assez bien 164 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 15 Nikolaus Harnoncourt, Le Dialogue musical. Monteverdi, Bach et Mozart , trad. Dennis Collins, Paris, Gallimard, 1985, p.-38-39. 16 Klaus Nomi, Klaus Nomi , RCA, 1981, album dans lequel figure une version du « Cold Genius song » tiré de l’opéra King Arthur de Purcell (1691) ; et Simple Man , RCA, 1982, dans lequel figure plusieurs pièces de Dowland et de Purcell, encore une fois arrangées et interprétées dans le style particulier de Nomi. circonscrite et définie dans les années 1910. Elle n’est pas encore utilisée à ce moment pour parler de musique ou de littérature, mais quelques décennies plus tard, on l’applique à ces deux arts, non sans certaines résistances. Or, ces résistances traduisent souvent une coïncidence entre les choix termi‐ nologiques et idéologiques d’une part, et les choix esthétiques d’autre part. Le chef Jean-François Paillard, qui récuse le terme baroque, interprétait la musique ancienne sur instruments modernes, au contraire d’Harnoncourt notamment, qui privilégiait les instruments anciens. On voit par ces débats que le mot baroque dit beaucoup de celui qui l’utilise, et constitue aussi un indicateur fort sur les choix esthétiques de celui qui l’emploie. Ainsi, Harnoncourt exprime dans ses études des opinions fortes, notamment sur la place du laid dans l’art-: Il n’existe malheureusement que peu de témoignages (dont quelques-uns de Monte‐ verdi) sur la manière dont on employait les sonorités de l’instrumentarium d’autrefois. Mais ceux-ci sont suffisamment intéressants pour qu’on puisse affirmer que la beauté du son était en toute occasion subordonnée à la vérité musicale et dramatique. Il est également vrai que, précisément du point de vue de l’esthétique générale, la beauté a un effet plus fort lorsqu’elle est issue de la laideur 15 . Ce genre de réflexion, qui intègre par exemples les dissonances dans le discours musical, est aussi opposé aux pratiques symphoniques que les réflexions portées par les musiciens de jazz. Et ce n’est pas par hasard d’ailleurs qu’entre le jazz et la musique baroque, il y ait de nombreuses affinités : des musiciens comme Christina Pluhar ou l’ensemble Les Witches, jouant des œuvres du XVIIe siècle, revendiquent d’avoir une pratique de l’improvisation proche de celles des musiciens de jazz. De la même manière, des musiciens de jazz comme Jacques Loussier ou Keith Jarret se sont aussi approprié le répertoire baroque, chacun à sa façon. Les avant-gardes musicales se sont aussi nourries du baroque : les débuts du synthétiseur Moog ont été immortalisés par l’album Switch-on-Bach de Wendy Carlos (Columbia Masterworks, 1968), qui interprète intégralement sur cet instrument nouveau des pièces originalement écrites pour clavecin, orchestre ou chœur. Le chanteur Klaus Nomi, figure de la musique underground new-yorkaise mort précocement du sida, interprète par ailleurs dans ses albums des pièces de Purcell ou de Dowland, qui appartiennent au répertoire baroque 16 . Le baroque d’Eugène Green 165 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 17 Wanda Landowska, Musique ancienne , Paris, Mercure de France, 1909, p.-155. 18 « Le “beaucoup”, terme important dans l’esthétique musicale de nos jours, présente paraît-il, un grand attrait pour le gros public et chaque organisateur de concerts et presque tous les chefs d’orchestre sont très heureux quand ils peuvent mettre sur leurs affiches-: Grand festival-! Concert monstre-! Cinq cents exécutants -» ( Ibid ., p.-161). On le voit, le baroque devient un art historique d’une certaine manière non patrimonial, à la différence de l’art du XIXe siècle, qui est en quelque sorte devenu un art officiel et a fini par dégoûter une partie des intellectuels ou des artistes. On voit que ce répertoire redécouvert a nourri des interprétations aussi diverses que celles d’avant-garde ou « historiquement informées », les deux pouvant parfois aller de pair. Derrière le débat sur l’usage ou non du terme baroque, il y a en fait un débat sur le rapport à l’art et sur le rôle des instances de légitimation dans le processus de création d’un discours sur l’art, ainsi qu’un débat esthétique, entre le goût romantique pour les effets d’ensemble et les gros effectifs, et le goût au contraire pour le détail et les effectifs chambristes. C’est ce que dit Wanda Landowska l’une des pionnières du retour de la musique baroque (bien qu’elle écrivît avant que le terme lui-même ne s’imposât), commentant l’évolution de l’instrumentation et de la composition des orchestres-: N’oublions pas que nous sommes à la fin du dix-huitième siècle et le « beaucoup » devient un des principaux termes de l’esthétique. Nous avons tort d’y voir un élément de progrès ; les concerts monstres existaient bien au dix-septième siècle, et on les a abandonnés ensuite par raffinement 17 . L’interprète fustige ensuite ce goût du « beaucoup », qui empêche d’entendre les subtilités de la musique ancienne lorsqu’on l’interprète avec les mêmes instruments et les mêmes techniques de jeu que la musique moderne 18 . Ainsi, elle défend une approche plus respectueuse des œuvres anciennes : clavecin au lieu du piano, plus petits effectifs, surtout choraux… En ce sens, le baroque en musique est perçu à rebours des styles qui lui ont succédé, plus délicat, plus subtil. Or, c’est ici l’exact inverse des oppositions que l’on a souvent faites, en littérature, entre la modération et l’atticisme des classiques, et l’excès et l’exubérance baroques : le baroque, mis en opposition avec le romantisme, et non plus avec le classicisme, est maintenant du côté de la retenue. Or, c’est dans la lignée de ces réflexions musicales que s’inscrit Eugène Green. Pour lui, le baroque est également dans une large mesure contraire à la monumentalité, parce qu’il est avant tout fragile-: Le paradoxe baroque, qui pour les hommes qui le vivaient n’avait rien de paradoxal, est l’expression d’une condition tragique. Par sa nature même l’homme baroque exprime 166 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 19 Eugène Green, op . cit ., p.-20. 20 Jean Rousset, dans Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique & la Sainte joie de l’âme , éd. et trad. Jean Rousset, Paris, GLM, 1949. 21 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circée et le paon , Paris, José Corti, 1953. toujours simultanément deux idées contradictoires qu’il tient pour vraies : ainsi, il œuvre en permanence pour détruire ce qu’il crée 19 . Le baroque est donc pour lui un art travaillé par cet « oxymore baroque » qui créé et détruit en même temps, qui existe de manière précaire. Une approche qui lie les différents arts Le baroque dans la réflexion d’Eugène Green permet une approche intermédiale, qui met l’accent sur les relations existant entre les arts : architecture, sculpture, peinture, musique, poésie. Cela se constate dans son essai, La Parole baroque , où il consacre un chapitre à l’analyse de chacune de ces formes d’art ; il dédie plusieurs pages à l’analyse de peintures du dix-septième siècle français, quelques pages à la chapelle de la Sapienza de Borromini, édifice qui exerce une fascination certaine sur lui, puisqu’il en a tiré le nom de sa compagnie théâtrale (le «-théâtre de la Sapience-») et d’un de ses films, La Sapienza (2014). Cette approche rejoint l’histoire même de la notion de baroque, qui au départ était plutôt appliquée à l’architecture et à la peinture, avant de progressivement être utilisée pour définir tous les arts - y compris la littérature - et donc de recouvrir une période entière de l’histoire de l’art et/ ou de la civilisation européenne. L’auteur est ici héritier des démarches comme celle de Jean Rousset, qui revendique de s’intéresser à l’histoire de l’art autant qu’à celle de la littérature. Le critique suisse, dans la notice biographique en tête de son édition d’une sélection de poèmes d’Angelus Silesius, parle ainsi des deux volumes de poèmes où convergent des courants multiples : la sagesse illuminée de Jakob Böhme, la mystique espagnole, l’imagination voluptueuse et extasiée de la Contre-Réforme, un certain esprit « berniesque », et ce pan-concettisme qui tend alors à ramener la poésie au jeu d’esprit, à l’énigme, à la surprise, au miroitement verbal 20 . Dans ces quelques mots de Rousset, on voit une sensibilité à l’art, la référence obligée au Bernin, sculpteur devenu le parangon de l’art baroque, mais aussi une conception assez européenne. Dans La Littérature de l’âge baroque en France 21 , le critique commente plusieurs tableaux ou façades d’églises, ce que fait également Eugène Green dans La Parole baroque . Cette sensibilité aux différents arts Le baroque d’Eugène Green 167 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 22 Eugène Green, « Art cinématographique. D’après trois tableaux de Philippe de Cham‐ pagne (sic) », dans Le Présent de la parole , Paris, éditions Léo Scheer, 2004. Ces trois tableaux sont exposés au Louvre Apparition de saint Gervais et saint Protais à saint Ambroise , huile sur toile, 3,6 x 6,78m, 1957/ 8 ; Ex-voto de 1662 , également connu sous le nom de La mère Catherine-Agnès Arnauld et la sœur Catherine de Sainte Suzanne Champaigne , huile sur toile, 1,65 x 2,29 m, 1662 ; Le Christ Mort , huile sur bois, 0,68 x 1,97m, c.-1650-54. 23 Ce lien entre le monde de la représentation musicale et dramatique et le travail d’Eugène Green a déjà été étudié, cf. Céline Candiard, « Le théâtre baroque aujourd’hui en France : la musique pour modèle-», Littératures classiques , 2016/ 3, n° 91, p.-153-161. innerve son œuvre poétique. Plusieurs de ses poèmes ont ainsi été écrits en référence à des œuvres de Philippe de Champaigne : Apparition de saint Gervais et saint Protais à saint Ambroise , Ex-voto de 1662 , Le Christ Mort 22 . Son film La Religieuse portugaise (2009), met en scène des personnages qui vont à Lisbonne tourner une adaptation cinématographique du célèbre roman de Guilleragues. Et dans presque chacun de ses films, une scène nous montre des musiciens interprétant de la musique baroque : dans Le Pont des arts , grandement consacré à cette thématique, on voit l’un des personnages écoutant un enregistrement de musique : la question de l’adaptation, de l’enregistrement est ainsi également intégrée à la création greenienne. Toutefois, ses développements plus théoriques sont davantage inspirés par les pratiques des musiciens, notamment lorsqu’il propose, à la fin de son livre La Parole baroque , un précis de prononciation reconstituée et de déclamation « baroque », pour le français, l’anglais et le latin. L’ouvrage est d’ailleurs ac‐ compagné d’un C D d’illustration dans lequel on peut entendre l’auteur lui-même déclamant des textes d’époque, selon les préceptes qu’il explique dans les dernières pages de son essai. Le fait que l’ouvrage s’achève par cet appel à la prononciation restituée nous montre bien que le projet greenien est de mettre en œuvre pour la poésie et le théâtre, ce qui a été mis en œuvre pour la musique 23 . C’est vers cela que tend tout l’essai : une proposition pour l’interprétation des textes anciens, comme les musicologues ont fait des propositions pour l’interprétation des musiques anciennes. Or, ce besoin même de proposer une nouvelle manière d’interpréter les œuvres patrimoniales est lié précisément à un besoin de conjurer leur caractère dépassé : appeler ces œuvres baroques c’est éviter de les appeler anciennes. (In)actualité du baroque Il y a ainsi un rapport assez particulier au temps passé et au concept de canon artistique chez un auteur comme Eugène Green. Une grande partie de ses 168 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 24 Wanda Landowska, op . cit ., p.-24. réflexions est teintée d’une forme d’antimodernisme, déjà présent dans l’essai de Wanda Landowska, paru en 1909, qui consacre plusieurs chapitres à la question du progrès-: La religion du progrès est très répandue de nos jours et compte des adeptes fanatiques. […]. Je veux bien croire que le progrès existe dans la science, dans la mécanique, dans l’industrie. Mais qui voudra m’expliquer en quoi consisterait le véritable progrès musical et par quoi le compositeur le plus moderne serait supérieur à Bach, à Mozart, à Palestrina 24 -? Face aux tenants du progrès qui préfèrent l’art plus récent, Landowska fait un éloge des anciens. Dans sa terminologie (qui est celle des musiciens et musicologues jusque dans les années 1950), la musique ancienne , qui s’oppose à la musique moderne , a sa préférence, et elle ne manque aucune occasion pour fustiger les modernes. Les amateurs du baroque sont des redécouvreurs qui veulent exhumer les œuvres ensevelies par les critiques et les amateurs d’art pendant le temps d’hégémonie du concept de progrès . Eugène Green, comme Nikolaus Harnoncourt ou Wanda Landowska, est dans la lignée d’auteurs comme Théophile Gautier qui, dans Les Grotesques , réhabilite les poètes qu’il nomme de cette manière, en inversant la hiérarchie des valeurs léguée par la tradition classique et relayée par les académismes et l’enseignement. Il y a dans ce geste de retour en arrière une forme de rébellion contre l’art institutionnel et officiel. De ce fait, la redécouverte d’une forme d’art issue de l’histoire culturelle occidentale, mais qui a été délégitimée, permet aux redécouvreurs de parvenir à des fins assez similaires à celles auxquelles parviennent certains auteurs d’avant-garde. Il y a, dans cette querelle entre les anciens et les modernes, entre les pro-baroques et les anti-baroques, une confrontation paradoxale entre deux revendications d’authenticité, deux formes de purisme : d’une part le purisme de la perpétuation d’une réception orthodoxe de la poésie du premier dix-septième siècle, d’une doxa héritière de la tradition de l’histoire littéraire constituée à partir de Voltaire, représentée par des auteurs comme Marc Fumaroli, et d’autre part le purisme de la volonté de retrouver les pratiques anciennes. Ce purisme se revendique non pas comme un conservatisme (et de fait, il s’agit là d’une rupture avec les pratiques théâtrales des vingtième et vingt-et-unième siècles) mais plutôt comme un moyen de rendre plus vivantes des œuvres dont on pense que la réception a été modifiée par la suite, en refusant les mises en scènes trop contemporaines. En ce sens, l’approche « baroqueuse » s’oppose tant à Le baroque d’Eugène Green 169 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 25 Voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence , Paris, Albin Michel, 1994. 26 Cf. Marc Fumaroli, Paris-New York et retour , Paris, Fayard, 2009. 27 Bossuet, Sermon sur la mort , déclamé par Eugène Green, label Alpha, 2016 (enregistre‐ ment également édité avec l’album Tenebræ , Alpha, 2002)-; Charles Perrault, Contes de ma mère l’oye , déclamés par Eugène Green, label Alpha, 2007. 28 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier X V I Ie siècle , Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-33. la classicisation qu’à la contemporanéisation des œuvres. Il est amusant que Fumaroli par exemple, qui a été le grand pourfendeur de l’anachronisme, et par son ouvrage majeur a promu le recours aux documents anciens pour la recherche littéraire 25 , et qui ne cache pas son aversion pour l’art contemporain 26 , n’ait pas agréé cette démarche : cela s’explique sûrement par le fait que, bien qu’elle partage plusieurs de ses vues, elle soit, paradoxalement du côté de l’avant-garde. Les anthologies sonores Logiquement, la définition du baroque d’Eugène Green est liée à l’idée d’une performance. Il s’attacha donc avant tout au théâtre, dont il fait de nombreuses mises en scène dans les années 1990. Il déclame aussi des sermons de Bossuet, éclairé à la bougie, depuis la chaire de l’église Saint-Etienne du Mont. De ces performances, il ne reste que le souvenir qu’en gardent des coupures de presse ou ceux qui y ont assisté. En revanche, Eugène Green a pérennisé son approche à travers des anthologies sonores : particulièrement deux C D dans lesquels il a enregistré un ensemble de pièces poétiques, choisies par ses soins et déclamées par lui selon ses préceptes : La Conversation (1999), le troisième album édité par le jeune label Alpha, et le C D accompagnant l’ouvrage la Parole baroque (2001). En plus de ces deux enregistrements, on peut signaler deux autres C D de déclamations-: l’un consacré à Bossuet, et l’autre aux contes de Perrault 27 , dont nous ne parlerons pas ici car ce sont des enregistrements dédiés à un seul auteur et qui reprennent une ou plusieurs œuvres selon une organisation qui ne dépend pas d’un choix d’Eugène Green (une seule œuvre, le Sermon sur la mort , ou bien un cycle, les contes), là où les enregistrements que nous allons analyser sont des anthologies composées de plusieurs auteurs ou plusieurs pièces tirées de divers endroits, mêlant différents genres littéraires, voire intégrant des morceaux musicaux. En ce sens, cette petite étude se place dans la lignée du travail de Maxime Cartron pour qui l’anthologie est, entre autres choses un « dictionnaire qui définit une notion - le Baroque - par les textes 28 » : après nous être intéressé au contexte intellectuel qui a informé les recherches et les écrits plus théoriques 170 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 29 Huile sur bois, 1,91 x 2,85 m, entre 1625-1650, musée du Louvre. 30 Robert de Visée, Livre de guittarre, dédié au Roy , Paris, Jérôme Bonneuil, 1682 et Livre de pièces pour la guittarre dédié au Roy , Paris, A. Letteguine, 1686. 31 Nicolas Boileau, Préface des Œuvres diverses du Sr Boileau Despréaux , dans Œuvres complètes , éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p.-2. d’Eugène Green, nous allons voir quelle définition du baroque se dégage, «-par les textes-», de ses anthologies sonores. Pour ce faire, nous allons décrire et préciser la composition de chacune de ces anthologies. Tout d’abord, De Visée et De Viau : La Conversation , Alpha, 1999. Le disque se trouve dans étui en carton épais qui suit la charte graphique de la collection dans laquelle il s’inscrit (nous y reviendrons plus en détail par la suite). L’extérieur de l’étui est illustré par la reproduction en gros plan des deux personnages situés au premier plan du tableau d’Eustache Le Sueur, Vue de Paris avec le plan de la Chartreuse de Paris porté par deux angelots 29 . Le C D est accompagné par un livret de 28 pages qui contient des notes explicatives au sujet de l’enregistrement et reproduit les textes déclamés. Il y a au total sept pièces de Théophile de Viau présentes dans cette anthologie. Parmi celles-ci, trois sonnets, une pièce de stances, une ode, une épître et un extrait d’une scène de théâtre en vers-: • Sonnet-: «-Sacrez murs du soleil-» ( Œuvres , 2 e partie) • Stances-: «-Quand tu me vois baiser tes bras-» ( Œuvres , 1 ère partie) • Sonnet-: «-Je songeois que Phyllis-» (Pièces attribuées ou non recueillies) • Sonnet : « Chère Isis [tes beautez ont troublé la nature] » ( Œuvres , 2 e partie) • Ode-: «-Un corbeau devant moi-» ( Œuvres , 1 ère partie) • «-Lettre à son frère-» ( Œuvres , 3 e partie) • La Mort de Pyrame (tirée de Pyrame et Thisbé ) Entre ces différents poèmes on trouve des pièces de musique de Robert de Visée, enregistrées par le théorbiste et chef d’orchestre Vincent Dumestre. Ces pièces ont été publiées en 1682 et 1686 30 ; elles sont donc postérieures aux poèmes de Théophile. On voit dans ce choix la conception que se fait Eugène Green d’un baroque large, qui recouvre aussi la période classique. Toutefois, la remarque que fait Boileau à propos de Pyrame et Thisbé dans la préface de ses Œuvres nous rappelle que Théophile était encore lu dans la deuxième moitié du XVIIe siècle 31 . Ce disque se caractérise principalement par son esthétique de l’économie des moyens et de la douceur : une voix humaine, celle d’Eugène Green, un instrument à cordes pincées, le théorbe de Vincent Dumestre, se succèdent, voire se mêlent lors de la déclamation de la « Lettre à son frère ». L’ambiance Le baroque d’Eugène Green 171 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 32 Théophile de Viau, Œuvres poétiques suivies des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé , éd. Guido Saba, Paris, Classiques Garnier, 2008, p.-170. 33 Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir , Monaco, éditions du Rocher, 1959. qui est reconstituée est presque celle de la veillée. Les moments musicaux - qui valent pour eux-mêmes, mais que nous analysons ici relativement aux moments de poésie - permettent à la fois de faire une pause dans le cours de la déclamation, et donc de reposer l’oreille d’un auditeur pas forcément habitué à la déclamation « baroque ». Car Eugène Green accentue beaucoup, fait des pauses, joue sur le volume de sa voix pour mettre en avant certains vers. Sa déclamation se caractérise ainsi, non seulement par une simple tentative de restitution d’une parole baroque, mais aussi par la volonté de créer une « dynamique », d’ interpréter le texte. Or, il nous semble que cette interprétation est elle aussi « oxymorique » et mêle à un calme et une douceur une certaine emphase. Les poèmes choisis dans cette anthologie sont pour la plupart dédiés à l’amour, mais à un amour douloureux, qui a à voir avec la mort et la souffrance, tendance qui culmine avec la dernier poème, le récit de la mort de Pyrame. Les pièces musicales choisies pour figurer dans cette anthologie bi-médiale sont ainsi en mode mineur, traditionnellement associé à des sentiments plus sombres ou à la mélancolie. Le thème de la mort revient dans la plupart des pièces, et notamment sur le couple conceptuel mort/ vie, par exemple dans la « Lettre à son frère » : « Il faudra qu’on me laisse vivre / Après m’avoir fait tant mourir ». On retrouve aussi une description d’une sorte de chaos, de subversion de l’ordre naturel d’expression quasi shakespearienne, dans l’ode suivante-: J’entends craqueter le tonnerre-; Un esprit se présente à moy-; J’oy Charon qui m’apelle à soy, Je voy le Centre de la terre. Ce ruisseau remonte en sa source-; Un bœuf gravit sur un clocher Le sang coule de ce rocher Un aspic s’accouple d’une ourse […] 32 . Le baroque qui se dégage ici est donc du côté du baroque noir, étrange et volontiers inquiétant. Il est similaire au baroque qu’évoque Jean Rousset dans La Littérature de l’âge baroque en France , qui consacre des passages importants à la question de la mort et à celui d’Albert-Marie Schmidt qui, dans L’Amour noir 33 , s’intéresse au caractère parfois sombre, mélancolique de l’amour dans les poèmes de l’âge baroque. 172 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 34 Nicolas Poussin, L’Annonciation , huile sur toile, 104,3 x 103,1 cm, 1657, National Gallery, Londres. 35 En revanche, les éditions Desclée de Brouwer, lorsqu’elles ont réimprimé l’ouvrage en 2014, n’ont pas réédité le C D d’accompagnement, et le lecteur qui s’est procuré cette réimpression se trouve donc privé de la partie sonore de l’ouvrage. La Parole baroque quant à elle est une anthologie sonore qui accompagne le livre imprimé ainsi intitulé. Le disque est simplement présenté dans un petit étui en carton, illustré par la reproduction de l’ Annonciation de Nicolas Poussin, conservée à la National Gallery de Londres 34 . Les textes déclamés ne sont pas imprimés. L’enregistrement sert surtout à illustrer le propos de l’ouvrage d’Eugène Green, qui se conclut par la présentation des résultats de ses recherches en termes de phonétique historique proposant une prononciation restituée. Il y a une vraie dépendance entre l’enregistrement et le livre. Ce dernier n’a d’ailleurs pas été commercialisé en dehors de ce cadre 35 . Si le disque présente une composition inédite, il est une collection de plusieurs enregistrements réalisés par ailleurs. Voici la liste des pièces-: - La Fontaine, «-Le Chêne et le roseau-» (tiré d’un enregistrement des Fables paru en 1995 aux disques Sonpact). - Torquato Tasso, « La Mort de Clorinda », (extrait du chant X I I de la Jérusalem délivrée , strophes 64 à 96, enregistrement France Culture). - Théophile de Viau, « La Mort de Pyrame » (extrait de Pyrame et Thisbé , acte V , scène 1, tirée de l’album La Conversation ). - William Shakespeare, “The Death of Kings” (Richard ii, acte I I I scène 2, enregistre‐ ment France Culture). - William Shakespeare, “To be or not to be”, (Hamlet, acte I I I , scène 1, enregistrement France Culture). - Bossuet, «-Qu’est-ce que notre être-? -» (extrait du premier point du Sermon sur la mort , enregistrement France Culture, aussi édité dans le C D consacré à Bossuet). - Racine, « Je ne le croiray point ? » (extrait de Mithridate , acte I I I , scène 4, enregistre‐ ment France Culture). Il y a plusieurs choses à remarquer dans ces choix. La première, c’est que l’auteur s’intéresse non pas uniquement à la poésie française mais plus largement à la poésie européenne, en intégrant Le Tasse et Shakespeare, ce qui témoigne de sa volonté de ne pas se fonder sur un critère national ou linguistique mais au contraire de privilégier des critères esthétiques et thématiques pour rapprocher les pièces entre elles, ce qui est tout à fait revendiqué par Eugène Green qui se moque de l’idée d’une exception française comme nous l’avons déjà remarqué. Cela traduit par ailleurs son goût pour les arts italien, portugais, catalan. Le baroque d’Eugène Green 173 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 36 Jean-Loup Charvet, L’Éloquence des larmes , Paris, Desclée de Brouwer, 2000 (posthume) et Blandine Verlet, L’Offrande musicale , Paris, Desclée de Brouwer, 2002. Les autres ouvrages de cette collection portent essentiellement sur la musique chorale, byzantine ou médiévale. Un autre ouvrage d’Eugène Green y a paru : Présences. Essai sur la nature du cinéma , 2003. Ce goût est aussi affiché dans sa création poétique : le recueil Le Présent de la parole (Léo Scheer, 2004) s’ouvre par une épigramme du père Antonio Vieira : « O que entra pelos ouvidos crê-se, o que entra pelos olhos necessita » (« Ce qui entre par les oreilles se crée, ce qui entre par les yeux s’impose »). Le recueil En Glanant dans les champs désolés (Champ Vallon, 2023) est inauguré pour sa part par une épigramme de Josep Vicenç Foix. Or, en plus de ne pas se borner à des frontières géographiques strictes dans ses anthologies, Eugène Green a aussi des limites chronologiques assez larges. Les œuvres ici rassemblées ont été publiées en 1581 pour la plus ancienne ( La Gerusalemme liberata ) et jouée en 1673 pour la plus récente ( Mithridate ). Par ces choix, ce disque couvre une période qui correspond assez aux découpages traditionnellement faits pour cette période, toutefois, cela suppose que l’anthologiste intègre des auteurs comme La Fontaine et Racine au corpus des auteurs baroques, auteurs que la tradition scolaire et universitaire considère comme des représentants du classicisme louisquatorzien. Troisième élément remarquable, les choix thématiques. Tous ces extraits sont des réflexions sur la mort, la fragilité de l’existence, ou le caractère éphémère et insaisissable de l’existence ; le dernier extrait, la scène 4 de l’acte III de Mithridate , serait le seul légèrement en décalage, car il traite plutôt de la question du mensonge, de la manipulation et de la trahison. Dans tous les cas, il s’agit de thèmes qui sont chers aux critiques des années 1960, et assez proches de ceux de La Conversation . Il y a une vraie continuité entre les deux enregistrements, et c’est bien la même esthétique qui y est revendiquée. La Parole baroque prend place dans la collection « Texte et Voix » de la maison d’édition Desclée de Brouwer, collection qui a pour particularité que tous les ouvrages sont accompagnés de C D . Plusieurs musiciens interprétant la musique baroque ont publié dans cette même collection comme le contreténor Jean-Loup Charvet ou la claveciniste Blandine Verlet 36 . Cette collection met l’accent sur la spiritualité, et met en avant des auteurs qui appartiennent au mouvement de la musique « historiquement informée », par exemple le musicologue Marcel Pérès, qui a fait pour le chant médiéval un travail similaire à celui d’Harnoncourt pour la musique baroque. La Conversation fait partie intégrante de la collection discographique Ut pictura musica , la collection majeure du label Alpha à cette période. Ce disque est même, précisément, le troisième à avoir paru. Cela n’est pas neutre : en effet, le 174 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 fondateur de ce label discographique, Jean-Paul Combet a façonné un véritable univers avec cette collection de disque, univers qui n’est pas sans proximité avec les conceptions greeniennes du baroque. Le titre même de cette collection nous indique qu’il s’agit de faire se croiser les arts : la pochette de chaque album est illustrée par la reproduction du détail d’un tableau et il y a dans le livret un commentaire de ce tableau par un historien de l’art. Les pochettes des disques sont en carton, et l’intérieur est imprimé avec un motif marbré similaire à celui que l’on trouve à l’intérieur des reliures anciennes, faisant ainsi de l’objet même une sorte de livre, ce qui est renforcé par le fait que le livret, glissé à l’intérieur de la pochette, porte souvent sur sa couverture, la reproduction d’un imprimé d’époque (souvent la page de titre de la partition). L’esthétique de la collection semble par ailleurs inspirée de celle de la revue FMR créée par Franco Maria Ricci (en 1982 pour l’édition italienne et en 1986 pour la française). En effet, dans les deux cas, est fait le choix du fond noir pour mettre en avant l’œuvre reproduite, de gros plan sur un détail, et le recours à une police d’écriture à empattement de couleur blanche. Une autre collection de disques avait déjà repris les codes de la revue FMR : la collection « Gallerie » d’Archiv Produktion (filiale de Deutsche Grammophon consacrée au baroque) dans les années 1980. La proximité est encore plus grande avec les codes de la revue italienne, car dans les deux cas on a affaire à un objet d’art qui se détache sur fond noir, après qu’il a été détouré. Le label Alpha au contraire présente un détail de tableau dans un cadre rectangulaire, et n’a donc pas recours au détourage. Cette esthétique est en tout cas celle de la mise en avant du détail au détriment du monumental, elle revendique une certaine subtilité, et une attention d’esthète pour les «-morceaux choisis-». Tout cela correspond bien au baroque musical qui a été définit par opposition aux grands orchestres romantiques et aux compositions cherchant à provoquer l’émotion par les effets de fortes proportions et de contrastes violents. L’esthé‐ tique qui a présidé à l’élaboration du label Alpha, dans lequel trouve tout à fait sa place l’anthologie sonore d’Eugène Green, est héritière des réflexions de Wanda Landowska et de Nikolaus Harnoncourt sur la musique ancienne : il s’agit pour eux de faire attention à la subtilité du détail plutôt qu’à une impression d’ensemble fondée sur la monumentalité. Ainsi, nous avons vu qu’Eugène Green développe une définition du baroque dans plusieurs de ses travaux et dans ses anthologies, qui recoupe en partie l’esthétique propre de ses films ou de ses recueils poétiques, et qui assume tout à fait sa filiation avec les démarches des musiciens et des historiens de l’art. Le baroque greenien reste assez proche de celui de Rousset ou de Schmidt, mais il se double d’une sorte de profession de foi pour interpréter ces œuvres, Le baroque d’Eugène Green 175 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 s’éloignant de la position du critique au profit de celle du metteur en scène et de l’artiste, position qu’il revendique : son essai n’est pas une thèse ou un travail universitaire. Sa définition met l’accent sur le lien avec les autres arts, particulièrement la musique. Or, c’est précisément là que se trouve l’originalité et l’intérêt du travail d’Eugène Green sur le baroque : parce qu’il nous dit beaucoup sur sa volonté de mettre en avant une esthétique qui repose à la fois sur la simplicité, l’alliance des contraires, un rapport assez spirituel et intériorisé à l’art, et une conscience de sa part d’artifice. En se plaçant du côté de la réception, son approche du baroque est une sorte de manifeste indirect pour un nouveau rapport à l’art et à la performance artistique, qui dépasse peut-être simplement le cadre de l’intérêt porté à l’art du dix-septième siècle, mais qui peut être lu pour éclairer certains pans de sa création poétique ou cinématographique. Ses anthologies quant à elles, si elles témoignent de ses conceptions, valent également en tant que document témoignant de ses performances, qui restent malgré tout, plus que son approche d’essayiste, la part vraiment originale de l’approche greenienne du baroque : car s’il semble reprendre les éléments thématiques et stylistiques traditionnellement associés à l’art de cette période, ce qui le distingue essentiellement est le fait que, pour lui, le baroque est affaire de subtilité et de finesse, là où d’aucuns voient dans le caractère artificiel de cet art une recherche de l’effet facile et du clinquant. Bibliographie Angelus Silesius. Le Voyageur chérubinique & la Sainte joie de l’âme , éd. et trad. Jean Rousset, Paris, GLM, 1949. Boileau, Nicolas. Œuvres complètes , éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, coll. «-Biblio‐ thèque de la Pléiade-», 1966. Briggs, Martin Shaw. Baroque Architecture , T.F. Unwin, Londres, 1913. Candiard, Céline. « Le théâtre baroque aujourd’hui en France : la musique pour modèle », Littératures classiques , 2016/ 3, n° 91, p.-153-161. Cartron, Maxime. L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier X V I Ie siècle , Paris, Classiques Garnier, 2021. Charpentrat, Pierre. Baroque , Fribourg, Office du livre, 1964. Charpentrat, Pierre. Le Mirage baroque , Paris, Éditions de Minuit, 1967. Charvet, Jean-Loup. L’Éloquence des larmes , Paris, Desclée de Brouwer, 2000. Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence , Paris, Albin Michel, 1994. Fumaroli, Marc. Paris-New York et retour , Paris, Fayard, 2009. Green, Eugène, La Parole baroque , Paris, Desclée de Brouwer, 2001. Green, Eugène. Présences. Essai sur la nature du cinéma , Paris, Desclée de Brouwer, 2003. 176 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 Green, Eugène. Le Présent de la parole, précédé de Les Lieux communs , Paris, Léo Scheer, 2004. Green, Eugène. En Glanant dans les champs désolé , Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023. Harnoncourt, Nikolaus. Le Discours musical , trad. Dennis Collins, Paris, Gallimard, 1984. Harnoncourt, Nikolaus. Le Dialogue musical. Monteverdi, Bach et Mozart , trad. Dennis Collins, Paris, Gallimard, 1985. Landowska, Wanda. Musique ancienne , Paris, Mercure de France, 1909. Paillard, Jean-François. La Musique française classique , Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1960. Raymond, Marcel. Baroque et renaissance poétique , Paris, José Corti, 1955. Rousset, Jean. La Littérature de l’âge baroque en France. Circée et le paon , Paris, José Corti, 1953. Rousset, Jean. L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au X V I Ie siècle , Paris, José Corti, 1968. Schmidt, Albert-Marie. L’Amour noir , Monaco, Éditions du Rocher, 1959. Stricker, Rémy. Musique du baroque , Paris, Gallimard, 1968. Tortel, Jean. Le Préclassicisme français , «-Les Cahiers du Sud-», Paris, 1952. Verlet, Blandine. 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Dans votre œuvre, vous avez représenté plusieurs fois le monde de la musique baroque : dans votre film Le Pont des Arts (2004), rythmé par le magnifique Lamento della Ninfa de Monteverdi, ou dans une scène du Fils de Joseph (2016) tournée à l’église Saint-Roch, dans laquelle le protagoniste, Vincent, tombe sur un concert au hasard d’une promenade. La musique baroque semble donc centrale dans votre poétique. Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de votre rencontre avec l’art baroque-? Eugène Green : Tout à fait. Cet enregistrement de Cavalli était le genre d’enregistrement que j’aurais du mal à écouter aujourd’hui. Il a été fait par un chef anglais Raymond Leppard. C’était un enregistrement, fait en studio, d’une production montée au festival de Glyndebourne qui avait le mérite de s’intéresser au baroque, à une période où presque personne ne s’y intéressait. À l’époque, j’ai consulté les manuscrits à la bibliothèque Marciana à Venise : il y avait les manuscrits de trente-cinq opéras de Cavalli, et n’importe qui pouvait les consulter. Leppard avait fait des transcriptions et orchestré ces œuvres : pour la plupart, ces opéras sont écrits avec seulement la basse continue et la voix de dessus pour la partie orchestrale ; à partir de cela, on pouvait improviser les trois parties qui manquaient pour les cordes. Il a donc orchestré d’une manière moderne, ajouté d’autres instruments. C’était avec de très bons chanteurs d’opéra, mais qui ne connaissaient pas bien le style baroque. Le résultat était quelque chose d’un peu hybride, mais c’était une entrée dans cette musique et cette forme théâtrale. C’est cela qui m’a ouvert à la vraie musique baroque du XVIIe siècle. Je connaissais un peu le baroque tardif, c’est-à-dire Bach et Vivaldi, qu’on jouait avec un orchestre moderne, parfois avec un grand orchestre symphonique. Les deux opéras qui m’ont marqué étaient L’Ormindo , un des plus beaux opéras de Cavalli, et La Calisto . Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 WB : Dans d’autres longs métrages, c’est plutôt vers l’architecture que vous vous tournez, comme dans La Sapienza (2014), qui tire son nom de l’église de Sant’Ivo alla Sapienza de Borromini. Dans ce film, les personnages s’intéressent beaucoup aux œuvres de Borromini, Bernin ou Guarini, et ont plusieurs discussions au sujet de ce que représentent leurs œuvres, notamment une réflexion sur le rapport entre architecture et lumière. Votre rencontre avec le baroque a-t-elle aussi été architecturale ? Quel rapport entretenez-vous avec cette forme d’art ? EG : Mon premier contact avec l’architecture baroque a été à Rome. La peinture, je pouvais en voir au musée chez les Barbares, qui ont emmené beaucoup d’œuvres européennes au XIXe siècle aux musées de la nouvelle York, mais l’architecture, il faut la voir sur place. La première fois que je suis allé à Rome, j’ai été un peu choqué par l’architecture baroque, ça m’a surpris. J’avais vu l’architecture de la Renaissance à Florence et à Venise, qui m’a plu spontané‐ ment. L’architecture baroque au contraire m’a un peu déconcerté ; mais dans les années 70, après avoir fait des études de Lettres, j’ai fait une licence d’histoire de l’art, et j’avais un cours sur l’architecture baroque, surtout à Rome, mais pas uniquement. Je suis allé plusieurs fois à Rome, et là j’étais prêt à recevoir cette architecture, qui m’a beaucoup touché et parlé pour ainsi dire. Tout de suite je me suis intéressé à Borromini. Pour avoir une note dans ce cours, j’ai fait un dossier sur lui. C’est justement à ce moment que j’ai donné un nom à la compagnie de théâtre que je créais, et je l’ai appelée théâtre de la Sapience. Souvent on peut entrer dans la cour de la Sapienza , dont j’avais vu l’extérieur. En revanche, la chapelle est toujours fermée, et je l’ai découverte exactement de la même façon que les personnages du film La Sapienza : j’y suis allé plusieurs fois au cours d’un séjour, pendant des vacances de Noël. J’ai demandé au gardien si je pouvais entrer, et il m’a parlé d’un de ses collègues, qui avait la clef « et était malade », et m’a dit de revenir le lendemain. Le lendemain c’était la même chose. Une fois, il y avait un touriste anglophone, dans le film j’en ai fait un Australien, qui était très arrogant et très vulgaire. Je parlais déjà un peu italien, et je faisais le traducteur entre eux. Il a envoyé paître le touriste, et cela a créé une complicité entre nous. Il m’a dit de revenir le lendemain très tôt, et quand je suis revenu le lendemain, « son collègue avait dû rapporter la clef », puisqu’il a pu ouvrir, et il m’a laissé tout seul dans la chapelle. WB : Diriez-vous que vous avez été marqué davantage par la musique ou par l’architecture-? EG : Par les deux. Pour moi, l’architecture peut par certains aspects être comparée à la musique, parce qu’il y a la même abstraction, la même absence d’un texte - dans la musique il y souvent un texte, mais qui perd de la valeur qu’il 180 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 a seul parce qu’il devient un point de départ pour la musique. L’organisation rythmique de l’architecture, pour moi, fonctionne de la même façon que la musique. Dans mes études d’histoire de l’art, je m’intéressais surtout à l’art italien de la Renaissance et du XVIIe siècle, mais mes travaux personnels étaient presque toujours sur l’architecture. Je faisais beaucoup de visites d’architecture. Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai trouvé qu’il y avait un rapport entre d’un côté la musique et l’architecture et de l’autre le cinéma, que je pense avoir explicité quelque part, mais je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit. Peut-être dans Poésie du cinématographe y a-t-il un fragment à ce sujet. WB : Vous mentionnez dans votre essai La Parole baroque la figure d’un musicien qui a illustré le mouvement de l’interprétation de la musique ancienne, le claveciniste Gustav Leonhardt. Vous lui dédiez également une poésie, un tombeau plus précisément, dans votre dernier recueil paru, En glanant dans les champs désolés (2023). Comment cette figure vous a-t-elle marqué-? EG : J’ai eu la chance de le connaître un peu personnellement. J’étais en relation avec Jean-Paul Combet pour les disques Alpha. Leonhardt, après avoir enregistré pour Philips, se trouvait mieux avec Alpha, et je l’ai rencontré plusieurs fois ; une fois dans un concert privé de clavicorde, cet instrument un peu étrange qu’on ne peut même pas jouer dans une église, car il est fait pour un salon. J’ai discuté avec lui, il trouvait ma démarche intéressante. Il est venu au théâtre de l’Épée de bois, quand on jouait La Place royale de Corneille et il a beaucoup aimé. Il m’a invité chez lui à Amsterdam, pour une soirée pour ses amis, où j’ai donné une petite conférence sur mon travail, et un petit spectacle de textes déclamés. Nous sommes restés en contact. Malheureusement, il a donné un concert privé à l’hôtel Lambert, avant qu’il ne soit vendu à un émir ; j’étais invité et je n’ai pas pu aller à ce concert. Sa mort m’a vraiment fait quelque chose, car il représentait- c’était quelqu’un d’assez austère, bien qu’il ait eu un très bon sens de l’humour - une sorte de rigueur dans sa démarche, et une intégrité artistique. Il n’a jamais fait de compromis artistiques. Dans le monde dans lequel on vit, c’est quelque chose de très appréciable. Je trouve certaines de ses interprétations trop cérébrales, mais certaines sont parmi les plus belles que je connaisse. J’ai assisté à plusieurs concerts publics qui m’ont beaucoup marqué. WB : Quelle place pensez-vous que les interprètes et artistes qui font vivre, d’une manière ou d’une autre, l’art ancien auprès d’un public contemporain, doivent avoir ? La posture du musicien et celle du metteur en scène de théâtre ou d’opéra, ou du récitant, sont-elles similaires-? Entretien avec Eugène Green 181 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 EG : Il y a effectivement quelque part la même démarche, puisqu’au départ, il y a une insatisfaction avec la façon d’interpréter ce répertoire, puis des recherches sur des documents d’époques, et une interprétation artistique de ces éléments. Ces sont les trois étapes pour moi essentielles et l’une ou l’autre de ces étapes manque dans certaines propositions. Par exemple le fait de ressentir une insatisfaction dans les interprétations « modernes » manque parfois. Ensuite la recherche historique, certains ne la font pas eux-mêmes et s’appuient sur les travaux d’autres, ce qui est respectable, mais il y a aussi des gens qui cherchent juste un gadget pour se distinguer, et prennent des éléments tout à fait extérieurs. Ce qui peut aboutir à du théâtre néo-soixante-huitard avec un accent marseillais, qu’on appelle du théâtre baroque. La troisième étape c’est le fait qu’il y a un moment où il faut faire une interprétation artistique de cette recherche. Il faut être artiste, et accepter de sauter ce pas. Ma démarche a été soutenue par Georges Forestier mais les universitaires qui ont suivi parlent de « la science » - qu’on ne peut pas négliger, bien sûr, mais refusent l’interprétation artistique : on ne peut pas passer des éléments scientifiques à une interprétation sans qu’il y ait une interprétation précisément, sinon il n’y a rien d’artistique. Pour la gestuelle par exemple, il y avait Dean Barnett qui avait le mérite d’être un pionnier, mais c’était un musicologue, pas un artiste. Il a cherché des sources scientifiques pour la gestuelle, mais la seule source détaillée qu’il ait trouvée est un traité néerlandais de 1830. C’est dire s’il s’agit d’une base scientifique pour interpréter les pièces de Racine, de Molière et de Corneille avec des références historiques ! WB : Justement au sujet de la mise en scène théâtrale, c’est surtout dans les années 1990 que vous avez proposé, avec votre compagnie, « le théâtre de la Sapience », un certain nombre de mises en scène de pièces de théâtre, notamment Mithridate de Racine, en 1999 à la chapelle de la Sorbonne. Or, dans votre roman Les Atticistes , vous racontez de manière un peu détournée l’opposition que cela a suscité ; il y a en effet un personnage secondaire qui propose des mises en scène similaire à celles que vous proposiez et qui se retrouve au cœur de cabales. Comment comprenez-vous ces oppositions-? EG : L’opposition à mon travail a deux sources. D’abord il y avait des universi‐ taires ; le sieur Fumaroli, a été résolument hostile, et m’a fait savoir que les acteurs du XVIIe siècle parlaient comme ceux d’aujourd’hui. Georges Forestier pour sa part a un peu ouvert une brèche en soutenant pleinement mon travail, et en nous permettant de jouer à la chapelle de la Sorbonne. Ensuite il y avait l’hostilité du monde du théâtre officiel. Ce sont des gens qui n’ont jamais rien vu de ce que je proposais mais que l’idée même de ma démarche suffisait à mettre dans tous leurs états. Ils trouvaient cela moralement répréhensible. Quelqu’un 182 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 au ministère de la culture, qui y était favorable m’a dit qu’on me qualifiait de « monarchiste qui représentait un danger pour la République ». Effectivement, le personnage qui s’oppose au baroque, dans Les Atticistes , correspond à un monsieur qui était un peu à cheval entre l’Université et le théâtre officiel. C’était un normalien, professeur de psychanalyse lacanienne à l’université de Saint-Denis, et qui était devenu, par une rhétorique de normalien, une référence culturelle. C’était ce qu’on appelait un dramaturge : il préparait des programmes pour expliciter les mises en scène conceptuelles et leur donner des pseudo-ré‐ férences culturelles et historiques. J’aurais aimé discuter avec ce monsieur, mais il n’y avait pas de discussion possible. Il se sentait probablement menacé. Comme beaucoup de psychanalystes, il avait des problèmes psychologiques : il était paranoïaque, et il avait peur que quelqu’un ne contestât sa science. Ce qui est représenté dans Les Atticistes est réel. En revanche, ce n’est pas un roman à clefs, mais certaines choses sont bien vraies. Par exemple, le grand universitaire, très violent à mon égard, est celui qui a proposé d’introduire, comme alternative au mot « classique, » le mot « atticisme ». Il y avait des atticistes et des asianistes. Les asianistes c’étaient à la fois les baroques et les sous-produits du baroque, puisque le baroque n’existait pas en France, et les gens qui se disaient progressistes (parce que lui n’était pas particulièrement progressiste). Finalement, dès que les gens sont dans les institutions, c’est un peu ce que je dis dans le roman, ils finissent par se rejoindre, les atticistes officiels et les asianistes officiels peuvent se mettre d’accord. Quant aux gens aujourd’hui qui appellent leurs mises en scène « historiquement informé », je préfère dire «-hystériquement informé-». WB : Nous avons parlé de vos mises en scène, mais vous avez aussi fait des enregistrements. Comme Gustav Leonhardt, vous avez enregistré des disques pour le label Alpha, fondé en 1999 par Jean-Paul Combet. Notamment, en collaboration avec Vincent Dumestre (qui a fait la musique du Pont des Arts ) le C D La Conversation , mêlant déclamations et pièces de luth. Vous avez aussi dirigé, pour le même label, la collection de littérature orale Voce Umana . Pourriez-vous nous expliquer un peu la manière dont vous percevez, dans le domaine littéraire, l’enregistrement-? EG : Je trouvais ça bien ! d’autant plus que ce sont les seules traces qui existent maintenant de mon travail. Si de nos jours on capte les mises en scène, cela se faisait peu dans les années 90, et uniquement pour les grosses productions. De Mithridate par il exemple, il existe un enregistrement de France Culture, mais pas de captation visuelle. Les enregistrements étaient une idée de Jean-Paul Combet. D’abord il m’a proposé de faire quelque chose avec Vincent Dumestre, avec qui Entretien avec Eugène Green 183 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 je m’entendais déjà très bien. Cela a donné cet enregistrement, La Conversation , qui a été critiqué par les savants, non pas sur sa qualité artistique, mais parce qu’il mettait en relation Robert de Visée, un musicien «-classique-», avec Théophile de Viau, un poète « baroque ». Le disque a été bien reçu. C’est Jean-Paul Combet également qui m’a proposé de diriger la collection Voce Umana . Le premier disque que j’ai fait était une déclamation du Sermon sur la mort de Bossuet, puis nous avons établi un partenariat avec France Culture, qui réalisait les enregistrements que nous utilisions pour les disques, et que la radio pouvait diffuser. Malheureusement cela s’est ralenti par rapport au programme que nous voulions faire, pour des raisons financières surtout. Quand Alpha s’est trouvé en difficulté, la maison a été rachetée par un groupe qui ne s’intéressait pas à cette collection car elle n’était pas assez rentable. Il y a eu très peu de disques, mais je trouve que c’était tout de même une bonne chose. France Culture également, c’est presque miraculeux que cela existe encore dans le monde moderne… WB : Parfois quand vous parlez, mais aussi quand vous écrivez, on retrouve chez vous un ton satirique. Peut-être peut-on y voir la trace de votre lecture de certains auteurs du XVIIe siècle ? Est-ce que vous ne voyez pas, a posteriori , votre tendance satirique comme une forme d’imprudence, alors que vous avez été confronté à tant d’oppositions-? EG : Disons que, oui, mais, je ne tiens pas compte de cela. C’est un trop grand plaisir de faire de la satire. Je ne sais pas si c’est sous l’influence du XVIIe siècle, bien que je ressente une certaine affinité… c’est comme pour mon cinéma ; lorsqu’on me parle d’influences, je suis réticent. Ce sont peut-être des choses qui m’ont formé, et qui font partie de ma culture, mais tout cela est digéré. En tout cas, je n’ai jamais à l’esprit, en écrivant, de références précises. WB : Par exemple, dans vos films, le fait que vos personnages s’expriment de manière frontale face à la caméra ne renvoie-t-il pas aux pratiques de mise en scène du théâtre baroque-? EG : Non, je n’ai jamais pensé à cela. Cela m’est venu naturellement, puisque dans mon cinéma, je cherche l’intériorité, qui passe par le regard avant tout, donc je veux qu’on voie le regard. Toute forme d’art pictural qui souligne particulièrement l’intériorité a une tendance à utiliser le cadrage frontal, par exemple tout l’art roman, ou les icônes de tradition orthodoxe. Dans l’art baroque, souvent, pour souligner d’une manière particulière l’intériorité, il y a ce que j’appelle un « regard-caméra » : dans le tableau baroque, il y a parfois un personnage qui regarde le spectateur, c’est un peu similaire. Mais je n'ai pas 184 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 mis en scène mes films en pensant au théâtre baroque, où effectivement le jeu est également frontal. WB : Si vous dites que le fait qu’il y ait un regard frontal dans vos films n’est pas une réminiscence du théâtre baroque, y a-t-il pour autant dans votre œuvre en général, poésie, romans, films, dans votre manière de créer, une influence du baroque-? EG : Ce que j’ai défini comme l’oxymore baroque semblerait dépassé aujour‐ d’hui, puisque c’est la raison qui règne d’une manière univoque car dans notre monde, tout est déterminé par la raison, la matérialité. Toutefois, pour moi non. Je crois à cet oxymore, et cela me pousse assez naturellement vers un état d’esprit qui est celui de l’époque baroque. Mais je n’ai pas l’impression de chercher à imiter. WB : Ce que vous dites tend à une possible définition du baroque qui ne serait pas purement historique. Il y a un passage dans La Parole baroque où vous parlez d’une «-façon d’exister baroque-»… EG : Je n’aime pas qu’on extrapole ce terme. Sinon, on en arrive à la situation des années 70, où tout spectacle de travestis était qualifié de baroque. WB : C’est d’ailleurs la principale critique que les opposants au baroque ont formulée : la trop grande extension du terme, comme dans la définition transhistorique du baroque exposée dans les années 30 par Eugenio d’Ors. EG : Oui, c’est vrai. En revanche, dans la mesure où l’oxymore baroque n’a pas été tout à fait résolu chez certaines personnes ou chez certains artistes, on peut parler d’un état intérieur qui correspond à celui de l’homme européen de l’époque baroque. En ce sens-là, oui, je pense que je vis partiellement - mais dans un monde qui est très différent - comme les gens de l’époque baroque. WB : Un autre sujet de débats est l’idée que le baroque n’aurait pas touché la France, qu’il serait un art plutôt latin. Vous vous moquez de cela dans La Parole baroque , en parlant (avec ironie) du classicisme français comme d’« un anti-corps glorieux-» à la maladie baroque, qui expliquerait pourquoi la France a été épargnée. Néanmoins, votre esthétique est très influencée par l’Italie et le Portugal. Cet intérêt pour le baroque n’est-il pas aussi un intérêt pour les pays du sud de l’Europe occidentale-? EG : Le baroque est un mouvement pan-européen, mais qui est, heureusement différent d’un pays à l’autre. Comme à l’époque il n’y avait pas encore de globalisation, ou de barbarisation puisque c’est de cela qu’il s’agit. Par exemple Entretien avec Eugène Green 185 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 dans l’architecture, simplement à Rome, entre le Bernin et Borromini, il y a une véritable antithèse. Le Bernin représente la pensée jésuite, contrairement à Borromini ; certes il ne connaissait pas les augustiniens de Port-Royal, mais quelque part il les rejoint. Et tout cela se trouve dans la même ville ! C’est comme entre le baroque romain ou celui de Venise, celui de Longhena, il y a une véritable différence. Et tout cela seulement à l’intérieur de l’Italie, puisque cela ne faisait qu’une seule aire culturelle. Entre le baroque de Vienne et le baroque de Prague, il y a une très grande différence. Le baroque français était donc différent du baroque des autres pays, et des autres pays latins - puisque la France est un pays latin, qui parle une langue latine, qui est très lié par la langue, la culture, la religion, aux autres pays latins. Je trouve qu’en France, il y a une tension encore plus grande entre les deux éléments de l’oxymore baroque, puisqu’il y a, grâce au pouvoir du politique, une tendance au rationalisme beaucoup plus forte que dans d’autres pays au XVIIe siècle. Je trouve une respiration dont j’ai besoin en Italie ou au Portugal, mais le baroque est une série de différentes oppositions. WB : En plus de cet intérêt pour des pays comme l’Italie ou le Portugal, vous avez un fort intérêt pour les langues comme le Basque, le Portugais, l’Italien, dans lesquelles vous avez même réalisé des films. Comment vous identifieriez-vous linguistiquement-? EG : Disons qu’une partie de mon drame personnel est que, là où je suis né, j’ai compris que les gens n’avaient pas de langue, et pour moi tout passe par la langue. Ma vie était donc un peu une quête, la quête d’un Graal. La langue que j’ai trouvée est la langue française., mais en même temps, un de mes amis m’a défini comme un « artiste européen d’expression française », et je pense que cela correspond à quelque chose. Chaque langue est une vision du monde, a quelque chose d’unique et mérite respect. J’ai une tendresse particulière pour certaines langues européennes, qui m’ont attiré, et toutes ces langues m’ont apporté quelque chose ; je connais leur littérature et je connais des gens qui parlent ces langues, c’est une ouverture sur le monde. Ce sont des langues que je peux utiliser activement. C’est aussi faire l’expérience de devenir quelqu’un d’autre à travers une autre langue, puisque je sens très fortement que je ne suis pas la même personne selon la langue que je parle. Tout passe pour moi, au premier plan, à travers le filtre de la langue française. Les autres ce sont des apports, des enrichissements. WB : J’ai évoqué plus tôt dans cet entretien votre recueil de poèmes récemment paru, En glanant dans les champs désolés . Quelle place a la poésie pour vous, elle reste le pan le moins connu de votre œuvre-? 186 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 EG : C’est pourtant le plus central. C’est-à-dire que tout part de là. J’ai connu plusieurs éveils artistiques, mais le premier, le plus dramatique peut-être, était à travers la poésie en patois saxo-normand. J’étais marqué, presque dès mon enfance, par Shakespeare, mais sinon, une sensibilité générale à la poésie est venue à travers la poésie du XXe siècle, que j’ai découverte vers mes 19 ans, soit un an avant de quitter la Barbarie, à travers la poésie de la première moitié du siècle. Le poète qui m’a marqué le plus était Yeats, bien qu’il m’agace beaucoup. La poésie de Eliot aussi, qui est en partie, quelque chose de purement faux, une conception intellectuelle, mais il y a des fragments qui sont vraiment très beaux. J’ai ensuite découvert quelques poèmes moins importants de la fin du XIXe siècle, et toute la poésie française, puis la poésie des autres langues que je lis, l’allemand, l’italien, le portugais. Un peu de poésie castillane, la poésie catalane aussi, dans laquelle ont été écrites des œuvres vraiment très belles. La poésie reste centrale dans ma vie. Je crois que la poésie est une fiction, mais dans la poésie lyrique, il y a une sincérité du je qui regarde le monde, c’est ce qui est le plus près de l’être qui parle. Ma poésie est très importante pour moi, mais est tellement décalée par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui poésie. Mon petit essai, paru en 2022, a presque créé un scandale - dans la mesure où il a été remarqué. Je comptais beaucoup sur ce recueil qui est sorti en septembre, qui est une anthologie (car j’ai écrit beaucoup plus de poèmes que cela). Je pensais que ce serait un peu remarqué, mais pour les gens qui parlent de la poésie et qui s’intéressent à la poésie, c’est de la non-poésie, puisque ça ne rentre pas dans leur esthétique, dans la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui la poésie. WB : Justement, dans votre essai sur la poésie dont vous venez de parler, En faisant, en trouvant : notes sur la poésie (2022), vous vous référez au travail des troubadours pour définir ce qu’est selon vous la poésie. Plus tôt, vous avez récrit l’histoire de Perceval dans votre roman Un conte du Graal (2014), Avez-vous finalement laissé un peu de côté la période baroque au profit de la période médiévale-? EG : Le titre à l’origine était Faire et trouver . D’abord je ne parle pas d’inspiration, pour moi il n’y a pas d’inspiration baroque, pas plus qu’il n’y a d’inspiration médiévale. Peut-être que, parce que je vieillis, il y a une transformation intér‐ ieure, mais le Moyen Âge m’a toujours intéressé, surtout le premier Moyen Âge, la période romane. J’y trouve un peu l’essence de l’art occidental, Quelque chose que l’on a depuis perdu. Dans l’art roman -- et c’est en s’éloignant de cela qu’on a abouti à l’oxymore baroque - il n’y a aucune contradiction entre la matière et l’esprit. L’esprit est présent dans tout élément du monde. Dans une représentation visuelle d’un personnage roman, il y a le visage qui Entretien avec Eugène Green 187 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 nous regarde. C’est dans le visage qu’on voit ce qui est représenté, de manière frontale. Tout le corps est simplement constitué de lignes. Le corps est une énergie, ce qu’on retrouve à l’époque baroque, sauf qu’à cette époque, cette énergie représente le corps qui n’existe plus, puisque le monde est devenu un songe, et les formes matérielles n’existent plus. Pour l’artiste roman, il n’y avait pas cette contradiction. Tout était énergie. Pour faire exister une forme qu’on voit dans le monde, il suffisait de faire des lignes en mouvement qui représentassent l’énergie et l’esprit, qui était aussi la matière. L’esprit prenait des formes, que l’on voit dans les formes du monde, mais tout était esprit, et en même temps la matière n’était pas séparée de l’esprit. Effectivement, j’aime beaucoup les romans de Chrétien de Troyes, j’aime l’art roman, dont on voit de très beaux exemples en Catalogne, j’aime la poésie des troubadours, c’était notre première poésie européenne. Mais il n’y a pas eu de changement dans mes centres d’intérêt. Tout vient de ma vie vécue dans ce monde. Mais je partage en effet un certain idéal qui correspond en partie à celui du Moyen Âge, comme on voit dans mon roman Moines et chevaliers . 188 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 Fondateur de la publication Wolfgang Leiner Directeur de la publication Rainer Zaiser Avec la collaboration de Volker Kapp · François Rigolot Dorothea Scholl Coordonnateur du fascicule Maxime Cartron L’art contemporain a assurément stimulé la réévaluation et la découverte du baroque. Mais n’avons-nous pas créé de toutes pièces un baroque à la mesure de nos inquiétudes et de nos désirs comme on se fabrique un miroir complaisant ou rassurant ? Entre le XX e siècle et le XVII e un dialogue s’est instauré : sans T. S. Eliot, sans Ungaretti lirions-nous, comme nous le faisons, les poètes métaphysiques et les conceptistes ? Quand nous privilégions Gongora ou Shakespeare, Rubens ou le Bernin, y trouvons-nous ce qu’eux-mêmes cherchaient chez Sénèque et Ovide ou dans le Laocoon rhodien ? Est-ce l’œuvre qui est baroque ou bien son simulacre, sa réfraction dans la conscience cultivée ? Alors certains auteurs se désignent comme baroques ou désignent leurs écrits comme tels. Avant qu’Alejo Carpentier ne publie son Concert baroque, W.H. Auden écrit A baroque Eglogue, Claude Simon sous-titre Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque. Même Jean Anouilh rassemble en un cycle de Pièces baroques ses variations pirandelliennes. Jeanyves Guérin, « Errances dans un archipel introuvable. Notes sur les résurgences baroques au XX e siècle », dans Figures du baroque. Colloque de Cerisy, dirigé par Jean-Marie Benoist, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p. 339-364, p. 341-342. Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Yves Chevrel Béatrice Didier Marcel Gutwirth Cecilia Rizza Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de Derniers fascicules parus XLVII, 1 Philippe Besson, romancier Coordonnateurs : Nicholas Hammond, Paul Scott XLVII, 2 Molière, dramaturge de la société de cour Coordonnateurs : Jörn Steigerwald, Hendrik Schlieper XLVIII, 1 Plumes infatigables : les écrivains prolifiques du Grand Siècle Coordonnateur : Bernard Bourque XLVIII, 2 Poètes oubliés au début du XX e siècle Coordonnateurs : Odile Hamot, Philippe Richard XLIX, 1 Économies du vivant : le témoignage de la littérature Coordonnatrices : Hind Soudani, Samia Kassab-Charfi Fascicule présent XLIX, 2 Baroque et poésie moderne Coordonnateur : Maxime Cartron Prochain fascicule L, 1 Écrire l’empathie dans la littérature maghrébine francophone Coordonnatrice : Afef Brahim XLIX, 2 XLIX, 2 Baroque et poésie moderne Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française ISBN 978-3-381-12671-2
