eJournals Oeuvres et Critiques 32/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renaissance

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2007
Claude La Charité
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Œuvres & Critiques, XXXII, 1 (2007) L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renaissance Claude La Charité On trouvera sans doute paradoxal le projet même de cet article, à savoir de chercher à mesurer l’incidence de L’âge de l’éloquence (1980) de Marc Fumaroli sur la recherche seiziémiste, tant il est évident que cet ouvrage, tout en embrassant les XVI e et XVII e siècles, se propose surtout de rendre compte de l’éloquence française sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, au « seuil de l’époque classique 1 ». Et pourtant, il est tout aussi évident que la pensée de Fumaroli ne se laisse pas enfermer dans le libellé réducteur de « dix-septiémiste » en raison de sa « répugnance pour la “périodisation” » et de son « goût certain pour les continuités » (AE, 32), ce que démontrent à l’envi ses récents Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry (2006) 2 . C’est que cette pensée, loin d’être téléologique et de prendre la Renaissance comme faire-valoir du XVII e siècle, est nourrie par l’encyclopédisme et la longue durée. Les nombreuses incursions de Fumaroli, par delà L’âge de l’éloquence, dans la littérature de la Renaissance témoignent d’ailleurs de son intérêt persistant pour cette période 3 . 1 Pour reprendre le sous-titre du livre, publié d’abord à Genève, chez Droz, en 1980 : Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », n o 4, 1994. Même si, depuis, l’ouvrage a été republié en 2004 dans la collection « Titre courant » (n o 24) toujours chez Droz, toutes les références ultérieures, mentionnées dans le corps du texte entre parenthèses et précédées du sigle AE, renverront à l’édition Albin Michel dont la préface, écrite en avril 1994 et reprise dans la troisième édition, est riche d’enseignements en raison de son caractère critique et programmatique. 2 Marc Fumaroli, Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2006. En fait, ce recueil réunit des articles rédigés sur « une quarantaine d’années » (p. 7). Toutes les références ultérieures à cet ouvrage seront données dans le corps du texte entre parenthèses, précédées du sigle EL. 3 À titre d’exemple, dans le seul recueil La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, 2001 (1 re éd. Paris, Hermann, 1994), près du tiers de l’ouvrage est consacré en tout ou en partie à la Renaissance, que l’on pense aux études sur Blaise de Vigenère, Charles Paschal, Montaigne, la lettre familière ou les mémoires. 58 Claude La Charité Le paradigme rhétorique qu’expose L’âge de l’éloquence est si central qu’il éclaire en fait la majeure partie de la littérature et de la culture de l’Ancien Régime 4 . C’est d’ailleurs à la lumière de ce paradigme rhétorique que je voudrais tenter d’esquisser ici la filiation intellectuelle entre Fumaroli et la recherche sur la littérature de la Renaissance depuis 1980. L’on s’interrogera d’abord sur les raisons qui ont fait qu’avant L’âge de l’éloquence l’histoire littéraire et la rhétorique étaient mutuellement exclusives, même lorsqu’il était question de l’Ancien Régime. Il s’agira ensuite de voir en quoi L’âge de l’éloquence constitue une sorte de discours de la méthode, ce qui explique en partie la richesse et l’ampleur de sa postérité. Enfin, je voudrais suggérer que l’un des points nodaux des travaux sur la littérature de la Renaissance depuis L’âge de l’éloquence est l’ « art Rhetoricale 5 », sorte de fil d’Ariane dans l’histoire des litterae humaniores. 1. Les noces de Mercure et Clio C’est à juste titre que, dès les premières lignes de L’âge de l’éloquence, Fumaroli revendiquait le caractère inédit de son projet, à savoir mettre l’épaule à la roue d’une « histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne » (AE, 1). De fait, ses quelques rares devanciers en ce domaine appartenaient à d’autres aires culturelles, en particulier le monde anglo-saxon dont Fumaroli recense les travaux pionniers, par exemple la monographie de 1974 de Margaret McGowan sur l’art de persuader dans les Essais de Montaigne 6 . On pourrait ajouter une autre étude, passée sous silence, qui démontre aussi cet intérêt du monde anglophone pour l’éloquence avant même 1980 et qui se rapporte directement à notre propos : Ronsard et la rhétorique (1970) d’Alex Gordon 7 . S’il n’est pas non plus fait mention du travail pionnier de Cesare Vasoli, La dialettica e la retorica dell’Umanesimo 8 (1968), il est cependant indéniable 4 L’aversion des historiens de la littérature pour la rhétorique, du romantisme jusqu’à tout récemment, a entraîné, selon Fumaroli, « pour la littérature d’Ancien Régime, une méconnaissance de sa véritable fonction » (AE, IX). 5 L’expression est empruntée à la dédicace de la traduction du treizième livre d’Amadis de Gaule par Jacques Gohory publiée en 1571 et que Fumaroli étudie dans « L’“héritage d’Amyot”. La critique du roman de chevalerie et les origines du roman moderne » (dans Exercices de lecture, ouvr. cité, p. 29-61.) 6 Margaret McGowan, Montaigne’s deceits, the art of persuasion in the « Essais », Londres, University of London Press, 1974. 7 Alex L. Gordon, Ronsard et la rhétorique, Genève, Droz, 1970. 8 Cesare Vasoli, La dialettica e la retorica dell’Umanesimo. « Invenzione » e « Metodo » nella cultura del XV et XVI secolo, Milan, Feltrinelli, 1968. L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 59 que la rhétorique de l’Ancien Régime était alors un territoire largement en friche. Il n’est peut-être pas inutile de revenir ici sur les raisons qui ont fait de l’histoire de la rhétorique « un point aveugle de l’histoire littéraire » (AE, 17) jusqu’à Fumaroli. C’est au XIX e siècle que la littérature, au prix d’une réduction à la seule fiction et d’un cloisonnement national 9 , acquiert son autonomie et sa légitimité comme discipline de savoir autonome enseigné à l’université, sous l’impulsion du romantisme et de la philosophie de l’histoire. C’est alors aussi que l’histoire littéraire déloge la rhétorique comme approche dominante du phénomène littéraire. En ce sens, ce n’est pas un hasard si la naissance de la Revue d’histoire littéraire de la France, créée en 1894, coïncide presque exactement avec la disparition de la rhétorique des programmes de l’Éducation nationale. Mais le désintérêt de l’histoire littéraire pour la rhétorique ne s’explique pas seulement par le fait qu’elle a construit sa légitimité sur le discrédit de celle-ci. Il tient peut-être surtout à la manière dont l’histoire littéraire et la rhétorique appréhendaient le rapport au temps du phénomène littéraire. Bien que soucieuse d’adaptation à l’interlocuteur et aux circonstances du discours en vertu du decorum, la rhétorique comme approche pédagogique entretenait une perspective atemporelle de la littérature. Le plus souvent, dans l’enseignement, la littérature servait de réservoir de procédés de style ou d’argumentation, comme si les principes sous-jacents de l’ars bene dicendi avaient existé, sans variation, de tout temps. En plus de traiter la littérature comme une simple science auxiliaire, la rhétorique mettait ainsi l’accent davantage sur « la transcendance d’une forme quasi pythagoricienne » que sur « l’immanence quasi biologique d’un organisme vivant » (AE, II). Même si les exemples de beau style ou d’argumentation pouvaient être puisés indifféremment dans la littérature du siècle de Périclès, d’Auguste ou de Louis XIV, l’écart temporel séparant ces différentes époques de la littérature comptait moins que son « classicisme », c’est-à-dire, pour reprendre la définition de Gadamer, « la conscience de sa permanence, de sa signification impérissable, indépendante de toute circonstance temporelle - dans une sorte de présence intemporelle, contemporaine de tout présent 10 ». Bien évidemment, l’approche rhétorique n’était pas pour autant dénuée de toute perception 9 Avant la Révolution, le terme de littérature a le plus souvent un sens encyclopédique qui, comme chez Dom Rivet (AE, 18), englobe tout ce qui s’était écrit, quels qu’en soient le sujet ou la forme. La littérature est alors par ailleurs un phénomène européen qui transcende les frontières politiques et nationales, comme le suggère l’expression « République des Lettres ». 10 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996, p. 309. 60 Claude La Charité historique, mais ce temps était perçu selon les modalités de l’éternel retour du schème historiographique qui s’est maintenu de l’Antiquité jusqu’à Vico, à savoir l’immuable succession des âges (or, argent, airain, fer), ce que Fumaroli a bien analysé dans les Poetices libri septem (1560) de Jules-César Scaliger 11 . L’histoire littéraire romantique cherchera à en finir avec cette appréhension cosmopolite, classique et atemporelle de la littérature. Désormais affranchie du mythe des âges grâce à la philosophie de l’histoire de Hegel, l’histoire littéraire pense la littérature comme objet d’étude autonome et lieu par excellence de l’expression de l’identité nationale à la manière des frères Schlegel. Il n’est désormais plus possible d’aborder indifféremment Homère, Virgile ou Racine, tant s’impose le cloisonnement national dans cette histoire littéraire dont le but suprême est, selon Jauss, de « représenter, à travers l’histoire des produits de sa littérature, l’essence d’une entité nationale en quête d’elle-même 12 ». L’histoire littéraire positiviste qui succédera à l’histoire littéraire romantique 13 adoptera la même hostilité de principe à l’égard de la rhétorique mais pour des raisons différentes. Alors que le romantisme jugeait la rhétorique et ses conventions impropres à l’expression de la subjectivité individuelle, Gustave Lanson considérera la rhétorique tout juste bonne à former des rentiers, des officiers, des magistrats, des médecins et des professeurs, et donc propre à inspirer le dégoût du commerce et de l’industrie. Le cas de l’Histoire de la clarté française (1929) de Daniel Mornet 14 , sur lequel Fumaroli s’attarde dans l’introduction de L’âge de l’éloquence, est de fait symptomatique de l’histoire littéraire pratiquée sous la III e République. On y décèle à la fois une volonté d’objectivité qui amène l’auteur à s’intéresser, malgré qu’il en ait, à la rhétorique (en raison de son importance sous l’Ancien Régime), mais aussi la persistance de la quête romantique d’une essence nationale, fondée, selon Mornet, sur la clarté 15 . 11 Marc Fumaroli, « Jules-César Scaliger et le “schème historiographique” dans la Poétique », dans Claudie Balavoine et Pierre Laurens (sous la dir. de), La statue et l’empreinte. La poétique de Scaliger, Paris, Vrin, coll. « L’oiseau de Minerve », 1986, p. 7-17. 12 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, préface de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 23. 13 La perspective téléologique et orientée de l’histoire littéraire romantique appellera, en réaction, le positivisme qui se refusera à toute totalisation du passé, découpera l’histoire en périodes sans continuité entre elles et sans rapport avec le présent, en prônant l’effacement total de l’historien littéraire derrière son objet d’étude. 14 Daniel Mornet, Histoire de la clarté française, ses origines, son évolution, sa valeur, Paris, Payot, 1929. 15 Cette valorisation de la clarté comme expression de l’identité française est liée à une nébuleuse dans laquelle on trouve également le cartésianisme, le bon goût, le L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 61 Il revient à Marc Fumaroli d’avoir été l’un des premiers à réconcilier les jumeaux ennemis que sont la rhétorique et l’histoire littéraire à une époque, celle de l’apogée du structuralisme, où l’une et l’autre étaient tombées dans un relatif discrédit. Le renouveau méthodologique de l’histoire littéraire, grâce notamment aux théories de l’École de Constance, rendait possibles ces noces de Mercure et Clio 16 , jusqu’alors inconcevables. 2. L’âge de l’éloquence, un discours de la méthode Si L’âge de l’éloquence a marqué les études littéraires, c’est peut-être d’abord et avant tout en raison de ses considérations méthodologiques et, plus particulièrement, du fait que Fumaroli envisage la rhétorique comme une « structure mère » (l’expression est de Paulhan) (AE, II). Au delà de la beauté de l’oxymore, le concept rend pensables une histoire de la rhétorique et, plus largement, une histoire littéraire sous l’angle de la rhétorique. Cette structure mère bifrons permet à la fois de tirer parti des acquis du structuralisme, puisque L’âge de l’éloquence, sans être structuraliste, est néanmoins « d’inspiration “structurale” » (AE, I), mais également de renouer avec le paradigme rhétorique qui avait innervé le phénomène littéraire (de sa production jusqu’à sa réception, en passant par son enseignement) de l’Antiquité à la Révolution et qui supposait une permanence à travers le temps, ce que Fumaroli appelle la « transcendance d’une forme quasi pythagoricienne ». Par ailleurs, et c’est là que la rhétorique peut enfin se concilier avec l’histoire littéraire, la structure mère suppose également l’ « immanence quasi biologique d’un organisme vivant capable de s’adapter aux changements de décor, de moment et de partenaires », c’est-à-dire sujet aux variations, aux recompositions et aux métamorphoses dans le temps (AE, II). D’une certaine façon, Fumaroli répondait ainsi à l’invitation de Roland Barthes (« une histoire de la Rhétorique […] est aujourd’hui nécessaire 17 »), tout en ne partageant pas les a priori marxistes de ce dernier qui voyait dans la rhétorique, née avec les procès de propriétaires spoliés dans la Sicile du V e siècle avant J.-C. et prétendument disparue avec le triomphe de la bourgeoisie au XIX e siècle, une institution foncièrement « bourgeoise ». juste milieu. Cette construction de l’identité nationale française explique la place prépondérante de la littérature du siècle de Louis XIV dans l’enseignement d’alors, car elle est sentie comme la meilleure expression de cette essence nationale. 16 Il s’agit évidemment d’une allusion au traité du V e siècle de Martianus Capella, De nuptiis Mercurii et Philologiae. 17 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoires », Communications, Paris, n o 16, 1970, p. 223 (repris dans L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985). 62 Claude La Charité Par ailleurs, la méthodologie de L’âge de l’éloquence a également fait florès en raison de l’interdisciplinarité « naturelle » du paradigme rhétorique 18 . Il faut dire que le renouveau de l’histoire littéraire a notamment procédé de cette volonté de dépasser les approches biographique et sociopolitique, de même que la Quellenforschung qui étaient l’apanage de l’ancienne histoire littéraire positiviste. D’une certaine manière, L’âge de l’éloquence apparaît comme l’application réussie et probante d’une méthodologie qui ne sera formalisée que plus tard sous le nom de « polysystème » par Clément Moisan 19 . La fécondité de l’interdisciplinarité inhérente à l’approche rhétorique vient de ce que la rhétorique touche naturellement à la sociologie, à la psychologie, à la religion, au droit, à la politique, à la grammaire, à la poétique, etc. Cette interdisciplinarité naturelle s’oppose évidemment à celle beaucoup moins légitime qui s’est imposée depuis les années 1960 et que Fumaroli décrit à juste titre comme une « juxtaposition hasardeuse de savoirs essentiellement autistes » (AE, X). Outre l’interdisciplinarité, un autre aspect innovant de la méthode de L’âge de l’éloquence a été à coup sûr le parti pris sans cesse réaffirmé de tenter de comprendre les œuvres du passé sans leur imposer de grille anachronique, comme à l’époque triomphante des théories littéraires qui les instrumentalisaient pour qu’elles servent d’illustration et de caution : « J’ai donc demandé aux formes du passé elles-mêmes leur principe vital et générateur, et j’ai tenté de les comprendre sans leur faire violence, comme elles souhaitaient elles-mêmes d’être comprises » (AE, XI). Principe réaffirmé dans la préface programmatique de ses Exercices de lecture : Dans mes exercices critiques, je me suis toujours attaché à la compréhension des auteurs et des textes anciens selon leurs propres termes, en commençant par les écouter attentivement, embrassant provisoirement leurs présupposés sans projeter sur eux des grilles ou des critères d’interprétation qui n’étaient pas les leurs. C’est la moindre des politesses, mais c’est aussi à cette condition que dialoguer avec ces amis d’autrefois, entendus selon leur sens à eux et non selon le nôtre, devient fécond pour ce que j’appelle l’intelligence littéraire. (EL, 21) 18 À ce propos, Fumaroli écrit : « En adoptant la rhétorique ainsi entendue comme méthode de compréhension du phénomène littéraire, retrouvé dans son extension véritable, je me suis découvert tout naturellement “pluridisciplinaire”, sans avoir à me livrer à des exercices arbitraires » (AE, X). 19 Clément Moisan, Qu’est-ce que l’histoire littéraire ? , Paris, Presses universitaires de France, coll. « Littératures modernes », 1987. Le polysystème de l’histoire littéraire suppose de croiser les données de différentes séries (histoire de l’institution littéraire, histoire des formes littéraires, histoire des idées, histoire de l’art, etc.) qui permettent de démultiplier les points de vue sur le phénomène littéraire. L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 63 On pourrait voir à juste titre dans ce souci d’apprécier les œuvres du passé à l’aune des critères des premiers lecteurs une mise en œuvre du concept particulièrement fécond d’horizon d’attente du premier public dans l’esthétique de la réception de Jauss, sans que, par ailleurs, jamais le terme ne soit utilisé 20 . Pour autant, Fumaroli ne cède pas à l’illusion historiciste de l’histoire littéraire positiviste. En cela, il est l’héritier de la phénoménologie de Husserl et de l’herméneutique de Gadamer. Il est conscient que l’interprétation que propose l’historien littéraire, même lorsqu’il veut éviter de faire violence au passé, est toujours façonnée par son propre horizon d’interprète. De ce point de vue, la perception qu’a Fumaroli de sa propre époque et de ses enjeux est particulièrement aiguisée. Sa propre démarche participe entre autres d’une critique raisonnée à la fois du marxisme et du structuralisme. Déjà dans la préface de 1994 à L’âge de l’éloquence, Fumaroli, comme nous l’avons vu, précisait en quoi son étude était d’inspiration structurale, sans être structuraliste. Dans la préface aux Exercices de lecture, il revient sur certains éléments implicites de sa démarche. S’il critique sans ambages l’approche marxiste et ses projets hasardeux 21 (on pourra penser à l’utopie profondément idéologique de parvenir à une « écriture » non marquée idéologiquement, écriture blanche ou degré zéro), il dénonce tout particulièrement les effets néfastes du structuralisme barthésien sur toute une génération de lecteurs, d’interprètes et de professeurs : Mais il y a bien pis cependant que « travaux » : la haine de la littérature, tenue pour le plumage trompeur de la bourgeoisie ou de l’aristocratie, a fait inventer la notion d’ « écriture », qui déleste l’écrivain de son « moi » bourgeois, le réduisant à l’emploi de greffier, ou encore celle, plus radicale, de « producteur de textes », expression et conception qui, au fond, envoient l’écrivain, avec les professeurs de littérature et leurs élèves, dans des camps de travail forcé. (EL, 12) Cette réflexion méthodologique de Fumaroli montre comment la littérature de l’âge classique (entendu au sens large d’Ancien Régime et même de l’Antiquité) peut être non seulement un objet d’étude, mais également une inspiration toujours d’actualité pour notre propre culture, en dehors de toute nostalgie passéiste. Dans les premières pages de L’âge de l’éloquence, Fumaroli a montré que l’extension sémantique de la littérature sous l’Ancien Régime 20 Fumaroli lui-même reconnaît cependant la grande complémentarité des théories de l’École de Constance et de ses travaux, par exemple dans l’introduction de son article « Les sanglots d’Ulysse » (La diplomatie de l’esprit, ouvr. cité, p. 1-22). 21 À ce propos, Fumaroli écrit : « Plusieurs générations lettrées ont pataugé dans une marée noire, “engagées” qu’elles étaient pour une “cause du peuple” où les lettres et le peuple avaient tout à perdre. » (EL, 11). 64 Claude La Charité (désignée par l’expression bonae literae ou Belles-Lettres) était beaucoup plus extensive que la nôtre au point de désigner le plus souvent la totalité de l’encyclopédie du savoir. À telle enseigne que, dans une telle perspective, l’opposition simpliste qui a malheureusement toujours cours de nos jours et qui divise certains départements entre créateurs et critiques (ou théoriciens ou analystes ou historiens selon les cas) est profondément factice. C’est là au fond à la fois tirer les leçons de l’humanisme et prolonger la réflexion d’Albert Thibaudet sur la critique inspirée : Anch’io sono pittore. Vanité, s’écrieront les heureux génies qui, résumant la littérature au roman, se réservent le grand nom de « créateurs ». Vanité, murmureront, dans l’autre camp, les gardiens d’une science des objets littéraires. Ce partage de la littérature en deux camps m’a toujours paru arbitraire, même si je ne conteste pas la hiérarchie d’un auteur à l’autre, d’un interprète à un autre. (EL, 9-10) De la même manière que Fumaroli prône un décloisonnement des « spécialités » littéraires, sa méthode nous invite à dépasser le cadre national étroit hérité du romantisme, là encore suivant le précédent de la République des Lettres de l’Ancien Régime, cette « société supranationale où coopèrent les athlètes du loisir studieux » (EL, 24). C’est ainsi qu’apparaît clairement la vocation universelle (sans la connotation impérialiste dont le terme est trop souvent investi) de cette littérature d’Ancien Régime étrangère aux frontières : On trouve des graines françaises répandues partout où ont levé, en Europe de l’est, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique du Sud et au Québec, des littératures nationales modernes et inversement, la dette française envers les autres littératures nationales n’a d’égale que celle que nous avons ensemble contractée envers les littératures mères, la grecque et la latine. (EL, 21-22) Ce constat se vérifie notamment dans le renouveau d’intérêt marqué pour la littérature de l’Ancien Régime au Québec, qui a donné lieu, entre autres, à la création de la Chaire de recherche du Canada en histoire littéraire, de la Chaire de recherche du Canada en rhétorique et du Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres 22 . 22 Je suis moi-même titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire littéraire à l’Université du Québec à Rimouski (http: / / www.histoirelitteraire.org) depuis juin 2005. Marc André Bernier est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en rhétorique à l’Université du Québec à Trois-Rivières depuis septembre 2004. Le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres regroupe plus de 15 professeurs et une quarantaine d’étudiants aux 2 e et 3 e cycles (http: / / www.cierl.org). L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 65 Par ailleurs, la méthode de Fumaroli s’inscrit dans la volonté délibérée d’arrimer histoire littéraire et histoire : Si le seul résultat que j’ai obtenu est de montrer que l’histoire littéraire peut être harmonisée à l’histoire générale, et qu’elle contribue à comprendre l’Évolution de l’humanité, je me résigne volontiers à voir L’âge de l’éloquence révisé et même bouleversé par des recherches ultérieures[.] (AE, XVIII) Une fois de plus, dans ce projet d’harmonisation, se lisent à la fois la critique raisonnée du marxisme (qui faisait de l’histoire littéraire un épiphonème et donc un reflet de l’histoire sociopolitique) et du structuralisme (qui coupait la littérature de l’histoire) et une affinité évidente avec l’École de Constance dont l’ambition ultime était de voir en quoi la littérature est façonnée par l’histoire et, en même temps, en quoi elle contribue à façonner cette histoire. 3. La rhétorique comme fil d’Ariane de la littérature de la Renaissance L’une des retombées les plus immédiatement perceptibles de L’âge de l’éloquence sur la recherche en littérature française de la Renaissance est la place prééminente accordée à la rhétorique. D’une certaine manière, tous les travaux rhétoriques sur les litterae humaniores postérieurs à 1980 sont directement ou indirectement redevables à la méthode de Fumaroli et à son paradigme rhétorique, même lorsqu’ils remettent en cause certaines analyses de L’âge de l’éloquence. Bien évidemment, les limites de cet article empêchent l’exhaustivité, et on se contentera donc d’esquisser un panorama (forcément partiel et partial 23 ), en cherchant à dégager certaines tendances de fond. Commençons cependant par la définition que donne Fumaroli lui-même de la Renaissance italienne, exemplaire par sa brièveté et son caractère synthétique, que l’on pourrait aisément étendre à l’ensemble de la Renaissance européenne : Les lettrés italiens avaient en fait procédé à une vigoureuse synthèse, originale et neuve, à partir d’éléments restés épars dans la tradition grecque et latine qu’ils remettaient au jour. Les litterae humaniores désignaient un programme d’éducation inspiré par la paideïa grecque et l’institutio oratoria romaine, mais du même mouvement, programme de vie inspiré par la médecine antique des humeurs et par l’idéal aristotélicien-cicéronien du loisir lettré et studieux. (EL, 22) 23 Pour un survol (forcément partial, mais plus développé) des travaux sur la rhétorique au XVI e siècle depuis Fumaroli, voir l’article de Francis Goyet dans Laurent Pernot (sous la dir. de), Actualité de la rhétorique, Paris, Klincksieck, 2002, p. 71-87. 66 Claude La Charité L’une des pierres d’attente de L’âge de l’éloquence est évidemment la rhétorique en langue vernaculaire, presque complètement évacuée par Fumaroli aussi bien en italien qu’en français. Il s’agit pourtant d’un domaine important (bien qu’il ne s’agisse que de la partie émergée de l’iceberg néolatin) en raison du fait que le français déclassera le latin comme langue principale de l’imprimerie dès le milieu du XVI e siècle. Là comme en néolatin, la réflexion française est souvent à la remorque des traités italiens dont elle n’est bien souvent que la transposition au contexte français. On connaît l’exemple emblématique de la Deffence et Illustration de la langue françoyse (1549) de Joachim Du Bellay qui, tout en plaidant pour la dignité sinon la supériorité du français, n’en décalque pas moins, souvent presque littéralement, le Dialogo delle lingue (1542) de Sperone Speroni 24 . C’est à cette lacune que chercheront à remédier certains travaux dès les années 1980, en particulier la monographie (qui constitue encore à ce jour la référence incontournable) de Kees Meerhoff, Rhétorique et poétique au XVI e siècle (1986 25 ), centrée sur Du Bellay et Ramus. On lui doit, entre autres, une compréhension beaucoup plus nuancée de la révolution ramiste qui, loin de s’assimiler à une rhétorique restreinte 26 , tend plutôt, dans le sillage de l’héritage d’Agricola et de Melanchthon, à « rhétoriciser » la dialectique 27 . Dans le prolongement de cette étude pionnière, paraîtront deux collectifs, Autour de Ramus. Texte, théorie et commentaire (1997) et Autour de Ramus. Le combat (2005 28 ), qui montreront le caractère protéiforme, international et durable (notamment en pays protestants) de la réforme rhétorique proposée par Ramus. Dans le domaine de la rhétorique protestante que Fumaroli n’aborde jamais directement, on compte de nombreuses études dont l’une des plus marquantes est certainement Calvin et la dynamique de la parole (1992 29 ) d’Olivier Millet. 24 Pierre Villey, Les sources italiennes de la « Défense et illustration de la langue française » de Joachim Du Bellay, Paris, Honoré Champion, 1969. 25 Kees Meerhoff, Rhétorique et poétique au XVI e siècle : Du Bellay, Ramus et les autres, Leyde, E. J. Brill, 1986. 26 L’article de Gérard Genette qui fera florès est cependant historiquement inexact à bien des points de vue : « La rhétorique restreinte », Communications, Paris, n o 16, 1970, p. 158-171 (repris dans Figures III, Paris, Seuil, 1972). 27 À ce propos, voir Benoît Timmermans, « Chapitre 4 : le XVI e siècle ou l’opposition entre ethos et pathos - 4. Ramus (1515-1572) ou l’élargissement de la rhétorique », dans Michel Meyer (sous la dir. de), Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1999, p. 135-142. 28 Kees Meerhoff et Jean-Claude Moisan (sous la dir. de), Autour de Ramus. Texte, théorie et commentaire, Québec, Nota bene, 1997 et Kees Meerhoff, Jean-Claude Moisan et Michel Magnien (sous la dir. de), Autour de Ramus. Le combat, Paris, Honoré Champion, 2005. 29 Olivier Millet, Calvin et la dynamique de la parole, Genève, Slatkine, 1992. L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 67 Toujours dans ce domaine de la rhétorique vernaculaire, Francis Goyet procurera en 1990 une anthologie au format poche fort utile mais très lacunaire, Traités de rhétorique et de poétique de la Renaissance 30 qui ne réunit que cinq traités 31 d’un corpus beaucoup plus vaste qui compte au moins une trentaine de titres. En outre, l’introduction très générale n’aborde pratiquement pas l’histoire de la rhétorique et de la poétique proprement dite. Le Grant et vray art de pleine rhetorique (1521) de Pierre Fabri, traité de rhétorique et de rhétorique seconde (c’est-à-dire de poétique) en est singulièrement absent. C’est d’ailleurs pour compléter cette anthologie que nous avons entrepris, avec une équipe de recherche, la constitution d’une base de données réunissant la majeure partie des traités de rhétorique et de poétique du XVI e siècle en langue française, partiellement accessible en ligne, HERCULE-XVI 32 . Enfin et surtout, le vaste projet d’une histoire rhétorique de l’Europe moderne, déjà annoncée dans l’introduction de L’âge de l’éloquence, sera en partie concrétisé par l’ambitieux collectif paru sous la direction de Fumaroli en 1999 33 . La multiplicité des collaborateurs et des points de vue, l’approche à la fois résolument transnationale et interdisciplinaire en font un ouvrage de référence incontournable. Le chapitre de Jean-Claude Margolin sur l’influence d’Érasme sur la rhétorique humaniste, celui de Michel Magnien qui porte sur la période comprise entre la mort d’Érasme et celle de Ramus, et celui d’Alain Pons 34 sur la rhétorique et les traités de savoir-vivre à la fin du XVI e siècle, complètent, sans bien sûr l’épuiser, le vaste tableau de la rhétorique à la Renaissance. Un autre pan de la recherche sur la rhétorique au XVI e siècle découle directement des travaux pionniers de Fumaroli. Il s’agit de la rhétorique 30 Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris, Livre de Poche, 1990. 31 Il s’agit de l’Art Poëtique Françoys (1548) de Thomas Sebillet, du Quintil horatian (1551) de Barthelemy Aneau, de l’Art poëtique (1555) de Jacques Peletier du Mans, de la Rhetorique françoise (1555) d’Antoine Fouquelin et de l’Abbregé de l’Art poetique françoys (1565) de Ronsard. 32 Cette base de données, financée par la Faculté des arts de l’Université du Manitoba (2001-2002), puis par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (2004-2007), sera partiellement accessible en ligne à partir de l’automne 2006 sous la rubrique « HERCULE-XVI » du site de la Chaire de recherche du Canada en histoire littéraire (http: / / www.histoirelitteraire.org). 33 Marc Fumaroli (sous la dir. de), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, Paris, PUF, 1999. 34 Il s’agit, dans l’ordre, du chapitre 4 « L’apogée de la rhétorique humaniste (1500- 1536) » (p. 191-257), du chapitre 7 « D’une mort, l’autre (1536-1572) : la rhétorique reconsidérée » (p. 341-409) et du chapitre 8 « La rhétorique des manières au XVI e siècle en Italie » (p. 411-430). 68 Claude La Charité épistolaire que L’âge de l’éloquence, mais également son article « Genèse de l’épistolographie classique : rhétorique humaniste de la lettre, de Pétrarque à Juste Lipse » de 1978 35 ont mise en lumière. Par delà les études de cas portant sur la pratique effective d’épistoliers de la Renaissance, par exemple Hélisenne de Crenne ou Jean Bouchet 36 , la rhétorique épistolaire a donné lieu à au moins trois sommes, La lettre familière au XVI e siècle (2003) de Luc Vaillancourt, L’art de la lettre humaniste (2004) de Guy Gueudet et El arte epistolar en el Renacimiento europeo 1400-1600 (2005) de Pedro Martín Baños 37 . Vaillancourt et Baños mettent bien en valeur ce qui constituera rapidement la spécificité de la rhétorique épistolaire humaniste, à savoir la définition du style épistolaire selon Démétrios (réintroduit en Occident par Filelfo en 1427) comme style simple et propre à l’expression d’un ethos. Même si la lettre est pour Érasme un poulpe susceptible de s’adapter à tous les sujets, tous les destinataires et toutes les circonstances, il n’en demeure pas moins qu’à ses yeux la vraie lettre ressortit au genre familier qu’il introduit aux côtés du délibératif, de l’épidictique et du judiciaire (hérités d’Aristote). Vivès reprendra et accentuera ce constat, en faisant du sermo (le style de la conversation, comparable à la sobriété et au dépouillement d’une puella plebeia) la marque de commerce de la lettre. Certains travaux prolongent cette réflexion 38 , en faisant du sermo (la parole vive, spontanée), l’un des fils conducteurs de la littérature humaniste, que l’on retrouvera dans la conversation, mais aussi dans des genres nouveaux comme l’essai à la Montaigne 35 Marc Fumaroli, « Genèse de l’épistolographie classique : rhétorique humaniste de la lettre, de Pétrarque à Juste Lipse », Revue d’histoire littéraire de la France, 78 e année, n o 6, novembre - décembre 1978, p. 886-900. 36 Voir, notamment, Claude La Charité, « L’émergence de la lettre familière érasmienne : le cas de Jean Bouchet et d’Hélisenne de Crenne », Littératures, Montréal, n o 18, 1998, numéro thématique consacré à l’écriture des femmes à la Renaissance sous la direction de Diane Desrosiers-Bonin, p. 65-87; et Claude La Charité, « Les Epistres morales et familieres (1545) de Jean Bouchet : de la hiérarchie médiévale au dialogue humaniste », Études françaises, Montréal, XXVIII, n o 3, décembre 2002, numéro thématique consacré à la disposition du recueil à la Renaissance sous la direction de Jean-Philippe Beaulieu, p. 25-42. 37 Luc Vaillancourt, La lettre familière au XVI e siècle. Rhétorique humaniste de l’épistolaire, Paris, Honoré Champion, 2003 ; Guy Gueudet, L’art de la lettre humaniste, textes réunis par Francine Wild, Paris, Honoré Champion, 2004 ; et Pedro Martín Baños, El arte epistolar en el Renacimiento europeo 1400-1600, Bilbao, Universidad de Deusto, 2005. Pour un compte rendu de ce dernier ouvrage, voir Claude La Charité, « L’art épistolaire dans l’Europe de la Renaissance. Compte rendu d’El arte epistolar en el Renacimiento europeo 1400-1600 de Pedro Martín Baños », Spirale, Montréal, n o 203, juillet - août 2005, p. 15-16. 38 Voir, notamment, Luc Vaillancourt, « Topologie du registre conversationnel chez Érasme et Guazzo », Tangence, Rimouski, n o 79, automne 2005, p. 75-86. L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 69 ou les mémoires tels qu’ils ont été pratiqués par Marguerite de Valois, selon la formule d’Érasme dans son Ecclesiastes (1535) : « Qualis est sermo noster, talis est spiritus noster. » Par delà la théorie des traités, il restait, et reste encore dans bien des cas, à voir comment les auteurs de la Renaissance pratiquent la rhétorique. Fumaroli a d’ailleurs esquissé ce à quoi pareille étude pourrait ressembler dans L’âge de l’éloquence. Ainsi, il fait valoir que Rabelais est à la fois érasmien « par son goût du comique et de l’ironie » et budéien par son « inspiration enthousiaste » « féconde en métaphores et en allégories qui enveloppent la richesse, cachée au vulgaire, des “choses” ultimes de la sagesse » (AE, 450-451). Il fait de Montaigne un budéien en raison de son enthousiasme socratique qui force « le français à prêter sa voix à Socrate, à Caton, à Sénèque », sans toutefois qu’il soit oublieux de « la leçon d’ironie érasmienne » (AE, 451). Même si une étude d’ensemble sur la rhétorique de Rabelais est encore à venir, et par-delà l’étude de Cave sur l’influence de la copia érasmienne 39 (antérieure à L’âge de l’éloquence), il existe des études ponctuelles qui mettent en valeur l’influence tant d’Érasme que de Budé dans sa pratique de la lettre (en particulier ma Rhétorique épistolaire de Rabelais parue en 2003 40 ). Anna Ogino a proposé, quant à elle, une lecture rhétorique des déclamations rabelaisiennes dans son livre Les éloges paradoxaux dans le Tiers et le Quart livres de Rabelais (1989 41 ). Certains articles de Guy Demerson, de Paul J. Smith ou de moi-même abordent des questions plus larges comme les liens entre la rhétorique et la création rabelaisienne ou plus spécifiques comme la dispositio épidictique, la prosopopée, le lieu de l’antécédent, l’actio oratoire 42 , etc. 39 Terence Cave, The Cornucopian Text. Problems of Writing in the French Renaissance, Cambridge, Clarendon Press, 1979. Ce livre a été traduit en français par Ginette Morel sous le titre de Cornucopia : figures de l’abondance au XVI e siècle, Paris, Macula, 1997. 40 Claude La Charité, La Rhétorique épistolaire de Rabelais, Québec, Nota bene, coll. « Littérature(s) », 2003. 41 Anna Ogino, Les éloges paradoxaux dans le Tiers et le Quart livres de Rabelais. Enquête sur le comique et le cosmique à la Renaissance, Tokyo, Tosho, 1989. 42 Guy Demerson, « Tradition rhétorique et création littéraire chez Rabelais », Études de lettres, Lausanne, n o 2, avril - juin 1984, p. 3-23 ; Paul J. Smith, « Aspects de la rhétorique rabelaisienne », Neophilologus, Amsterdam, vol. 67, n o 2, avril 1983, p. 175-185 ; Paul J. Smith, « Fable ésopique et dispositio épidictique. Pour une approche rhétorique du Pantagruel », dans Michel Simonin (sous la dir. de), Rabelais pour le XXI e siècle. Actes du colloque du Centre d’études supérieures de la Renaissance (Chinon-Tours 1994), Genève, Droz, coll. « Études rabelaisiennes », XXXIII, 1998, p. 91-104 ; Claude La Charité, « La prosopopée chez Rabelais », dans Annie Cloutier, Catherine Dubeau et Pierre-Marc Gendron (sous la dir. de), Savoirs et fins de la représentation sous l’Ancien Régime, Québec, Presses de l’Université Laval, 70 Claude La Charité La question de la rhétorique chez Montaigne a été beaucoup plus étudiée et a donné lieu à la tenue de deux colloques dont les actes ont été publiés. Il s’agit de la Rhétorique de Montaigne (1985) sous la direction de Frank Lestringant et de Montaigne et la rhétorique (1995 43 ) sous la direction de John O’Brien, Malcolm Quainton et James J. Supple. Même s’il est à souhaiter que des analyses rhétoriques soient également menées sur d’autres auteurs de la Renaissance française, notamment Marguerite de Navarre (à laquelle une thèse a récemment été consacrée dans cette perspective 44 ), les études d’ensemble sur la rhétorique et la littérature au XVI e siècle sont encore rares. On peut toutefois relever la remarquable monographie de Jean Lecointe sur la persona littéraire à la Renaissance, L’idéal et la différence (1993 45 ), et l’ouvrage de Francis Goyet sur le lieu commun 46 . * * * L’exhaustivité dans l’inventaire de la postérité de L’âge de l’éloquence, et plus largement du paradigme rhétorique inauguré par Fumaroli, est évidemment exclue, tant cet héritage est abondant et protéiforme. Il est évident que, dans les décennies à venir, de nombreux travaux viendront encore approfondir, développer et nuancer les intuitions fécondes peu ou pas explorées que coll. « Cahiers du CIÉRL », n o 1, 2005, p. 9-19 ; Claude La Charité, « De Architectura Orbis et De l’excellence et immortalité de l’ame (ca 1532) d’Amaury Bouchard : l’expression figurée et le lieu de l’antécédent », dans Marie-Luce Demonet (sous la dir. de), Les Grands Jours de Rabelais en Poitou, Genève, Droz, collection « Études rabelaisiennes », 2006, p. 133-143 ; Claude La Charité, « La disputation par signes et la “philochirosophie” », dans Jean Céard et de Marie-Luce Demonet (sous la dir. de), actes du colloque international de Cerisy : Rabelais la question du sens, Genève, Droz, collection « Études rabelaisiennes », à paraître. 43 Frank Lestringant (sous la dir. de), Rhétorique de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 1985 ; et John O’Brien, Malcolm Quainton et James J. Supple (sous la dir. de), Montaigne et la rhétorique. Actes du colloque de St. Andrews, Paris, Honoré Champion, 1995. 44 Véronique Montagne, « Ceste tant aymée rhétorique » : dialogue et dialectique dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris-IV-Sorbonne en 2000, sous la direction de Mireille Huchon. Voir également Claude La Charité, « Rhetorical Augustinianism in Marguerite de Navarre’s Heptaméron », Allegorica, Saint-Louis (Missouri), numéro thématique consacré à Augustin à la Renaissance sous la direction de Richard Keatley, volume XXIII, 2002, p. 55-88. 45 Jean Lecointe, L’idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993. 46 Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1996. L’âge de l’éloquence et l’angle mort de l’histoire littéraire de la Renanissance 71 recèle toujours le maître livre de Fumaroli plus d’un quart de siècle après sa première édition. Par exemple, il n’est pas certain que l’entrée dans la « lice délibérative » d’Henri III ait été aussi scandaleuse que l’affirme Fumaroli (AE, 494-495). Des trois rhétoriques écrites à l’usage du dernier des Valois, deux au moins semblent envisager favorablement que le roi puisse recourir à la toute-puissance de la parole, au plus fort de la tourmente des guerres civiles, non seulement dans le cas de réponses impromptues à des ambassadeurs, mais aussi dans des assemblées délibératives comme les États généraux 47 . Par delà les points de détail et même les considérations méthodologiques qui ont pu contribuer à l’émergence de l’histoire de la rhétorique et à la refondation de l’histoire littéraire sur de nouvelles bases, le legs le plus important de Fumaroli reste sans doute la volonté sans cesse réaffirmée de rétablir la transmission, interrompue par la guerre, le marxisme et le structuralisme, de cette culture littéraire millénaire et de l’intelligence littéraire classique dont elle est porteuse, qui fait sourire l’homme de l’homme et qui est un puissant antidote à la peur diffuse véhiculée par l’intelligence littéraire moderne. On ne pourra que lui être reconnaissant de ce que, après des décennies de table rase, nous ayons désormais le luxe d’aller et venir entre ces deux formes d’intelligence littéraire et de féconder l’une par l’autre. 47 Seul le traité de Jacques Amyot a fait l’objet d’une édition moderne : Jacques Amyot, Projet d’éloquence royale, préface de Philippe-Joseph Salazar, Paris, Belles Lettres, coll. « Le corps éloquent », 1992. Il existe par ailleurs un Avant-discours de rhetorique, ou Traitté de l’eloquence de Jacques Davy Du Perron et une certaine Rhetorique françoise faicte particulierement pour le roy Henry 3 d’un auteur anonyme. Une séance réunissant Marilyne Audet, Roxanne Roy et moi-même sera d’ailleurs consacrée à « Henri III rhéteur » à l’occasion du prochain congrès bisannuel de la Société internationale d’histoire de la rhétorique qui se tiendra en juillet 2007 à l’Université Marc-Bloch de Strasbourg.