eJournals Oeuvres et Critiques 32/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’hisoire du XVIIe siècle

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2007
Jean-Marie Constant
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Œuvres & Critiques, XXXII, 1 (2007) Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’histoire du XVII e siècle Jean-Marie Constant Dans l’œuvre considérable de Marc Fumaroli, les historiens n’ont que l’embarras du choix pour puiser des idées nouvelles, qui les entraînent vers des paysages transformés du XVII e siècle. En effet, ses ouvrages ont souvent une dimension pluridisciplinaire, qui apporte au grand siècle, une couleur originale et un éclat particulier. J’ai choisi, de façon très subjective, des publications, qui ont eu une très grande influence sur les travaux que j’ai pu mener. Le premier ouvrage, que j’ai rencontré, est la publication des Mémoires d’Henri Campion, qui sont suivis par les Entretiens d’histoire, de politique et de morale. Je vais m’attarder à montrer l’importance de ce livre, pour la connaissance de cette première moitié du XVII e siècle, que j’oserai qualifier de baroque, par rapport à la période qui a suivi, à qui toutes les qualités, du classicisme du règne de Louis XIV, sont attribuées. Puisqu’il est nécessaire de choisir, je me pencherai ensuite sur le séminaire du Collège de France, qui a été consacré à Marie de Médicis. Cette reine est poursuivie par une légende noire, qu’elle est loin de mériter. Ce beau livre consacré à une Reine qui a été une mécène et a joué un rôle important, me paraît être aussi une œuvre entièrement pionnière. En conséquence, je choisirai d’évoquer l’édition, avec présentation et annotations des Mémoires d’Henri de Campion, puis son activité politique à travers son témoignage et les Entretiens, enfin le siècle de Marie de Médicis, qui représente une initiative majeure, pour le renouvellement de l’histoire du XVII e siècle. Les Mémoires d’Henri de Campion Les Mémoires d’Henri de Campion représentent une mine d’informations pour un historien du XVII e siècle. Alors qu’il était un jeune universitaire, Marc Fumaroli a compris toute l’importance de ces textes émanant des frères Campion, pour la compréhension de l’histoire de la première moitié du XVII e siècle. Henri est un gentilhomme de Normandie, cadet d’ancienne 74 Jean-Marie Constant noblesse. Né en 1613, issu d’une famille amie de Corneille, il a sans doute écrit la plus grande partie de son texte, après la Fronde, dès août 1654. Très touché par la mort de sa fille, âgée de quatre ans, il sort très marqué par cette épreuve qui constitue une profonde rupture dans sa vie. Il se tourne alors vers l’écriture avec le désir de raconter les rapports, qu’il a entretenus avec la Maison de Vendôme et notamment de dire ce qu’il a sur le cœur contre le duc de Beaufort, héros de la Cabale des Importants et de la Fronde. En même temps, il estime qu’après la mort de Mazarin, en 1661, il peut témoigner en toute liberté. Il écrit : « Le Cardinal de Mazarin étant mort, il n’y a plus à craindre de lui nuire, ni à personne en disant les choses comme elles sont ». Le texte a été complété à plusieurs reprises, notamment après la mort de sa femme en 1659. Sa vie, racontée par lui-même, ressemble à un modèle, celui du gentilhomme baroque. Comme ses compagnons d’armes, il partage la passion du point d’honneur, celle du jeu, de l’ambition, de la réussite. Les nobles de l’époque sont des joueurs invétérés, qui méprisent tous les dangers, lors des duels ou dans d’interminables parties au cours desquelles ils risquent le peu d’argent qu’ils possèdent et s’endettent. Ils s’engagent avec facilité et sans trop réfléchir dans des complots qui les conduisent facilement en prison ou à l’échafaud. Henri de Campion est comme les autres gentilshommes, au centre des contradictions entre le comportement de groupe, auquel il est difficile de se soustraire et l’obéissance au Roi et à l’Eglise, qui condamnent ces pratiques. Cette culture noble, qui glorifie le geste individuel du gentilhomme, se heurte à celle de l’État, qui veut imposer sa norme et à celle de la réforme catholique, soucieuse d’autres idéaux. Néanmoins, tout en étant un gentilhomme baroque typique, par sa culture et son néo-stoïcisme, Henri de Campion est une personnalité originale, dont l’itinéraire politique, militaire et social est particulièrement riche, puisqu’il a posé le pied dans l’opposition à la monarchie absolue avant de rallier Mazarin. Il est aussi un homme libre qui place la conscience individuelle et sa propre réflexion au-dessus de l’esprit partisan de groupe ou de famille. Il n’hésite pas à exprimer la profonde douleur qu’il ressent à la mort de sa fille, alors que l’époque n’éprouve souvent que du mépris pour les enfants. Par bien des côtés, comme un certain nombre de baroques tel Racan, il annonce la sensibilité romantique de Vigny et de Victor Hugo. La contemplation de la nature lorsqu’il est en exil à Jersey, pendant deux ans, en est une preuve supplémentaire. Henri de Campion a aussi une autre particularité : il est un cadet de noblesse qui porte le nom de sa terre Feuguerais. Alexandre, l’aîné et le chef de la famille après la mort du père, a été élève des Jésuites alors qu’Henri a dû se contenter d’une éducation moins coûteuse, étudier chez un oncle maternel. Subordonné à son aîné, comme la tradition l’exige, il en souffre et Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’histoire du XVII e siècle 75 désirerait volontiers une vie plus libre et plus indépendante. Un autre frère, plus jeune que lui, Nicolas, prieur de Vert-sur-Avre, a été voué à l’Église. Entre Alexandre, expert en intrigue, et en contestation politique, qui a été l’un des hommes du comte de Soissons puis des Vendôme, sans se poser trop de problèmes de conscience et Nicolas, l’homme de Dieu, Henri évolue. Attiré d’abord par l’engagement d’Alexandre, mais affolé par les débordements de sa vie, il retrouve la paix de l’âme, proche de son idéal, auprès de son cadet, contemplatif et conciliant. Henri a reçu, en effet, de son oncle Edme de Pilliers, un enseignement moral et littéraire bien supérieur à celui de la moyenne des gentilshommes de son temps. Il indique ses lectures : Sénèque, Plutarque, Montaigne et son disciple Charron. Il est tellement passionné par cette culture, qu’à l’armée, il transporte une charrette avec ses livres et organise des discussions morales et philosophiques avec ses camarades, forum qui ressemble fort à un séminaire aux armées et qui rencontre un gros succès. Marc Fumaroli a admirablement su faire le parallèle entre cette éducation et le destin d’Henri de Campion, soupçonnant qu’entre la culture de ces nobles et l’action qui est leur lot quotidien, il existait une relation subtile, qui est une des marques secrètes du mouvement de l’histoire. Il montre que Plutarque, qui a été son livre de chevet, a enflammé l’imagination du jeune cadet, sans fortune, avide de conquérir la gloire, tout en restant fidèle à la noblesse de son âme. En même temps, cette éducation stoïcienne lui fait prendre conscience des désordres du monde et des passions. Il emploie le mot, dit Marc Fumaroli, dans « le sens d’une quête harassante de la poursuite du faux bien qui échappe toujours à la prise jusqu’au jour où il se dissipe comme un vain mirage ». Marc Fumaroli a compris à quel point le XVII e siècle est plein de cette contradiction : la passion de la gloire et parallèlement une aspiration au repos ou à la retraite. Le retrait, à l’écart du monde, pour un retour sur soi ou vers Dieu, se retrouve dans nombre de trajectoires. On peut citer Racan, Guez de Balzac, la Grande Mademoiselle, Madame de Chevreuse, Madame de Longueville, Madame de Sablé et bien d’autres. Cet univers impitoyable de la vie nobiliaire du cadet, qui aspire à la liberté et doit se soumettre à la tradition, l’oblige à renoncer à l’amour de sa vie, Mlle de Fontaine, à cause de l’opposition de son frère aîné à cette union car il trouve ce parti trop bon, pour son cadet. Mais à propos de cet amour très fort d’Henri, qui ressemble à celui des personnages de l’Astrée, un des livres, qui a eu le plus de succès au XVII e siècle, chez les élites, Marc Fumaroli montre à quel point la double culture littéraire et historique est nécessaire. En 1634, Corneille, très lié aux Campion, sur le plan familial et amical, est l’auteur d’une comédie, La Place Royale, publiée en 1637, l’année précisément où commence l’idylle d’Henri de Campion avec Mlle de Fontaine. Ce jeu, entre la vie réelle et la littérature, est certainement un trait 76 Jean-Marie Constant essentiel, pour saisir le comportement des gens de ce premier dix-septième siècle. Après cet échec matrimonial, il épouse Mlle de Martinville, jeune fille d’une « douceur merveilleuse » qui lui apporte « une honnête affection ». On comprend que la mort de la petite Louise-Marie dans le manoir de Boscferei, loin des agitations du monde, lui soit apparue comme un incompréhensible coup du destin. Henri de Campion, ses frères, ses amis et la politique Si Henri s’est résigné à obéir à la décision de son aîné, concernant son mariage avec Mlle Fontaine, il ne s’inclinera pas devant sa volonté, à propos du complot contre Mazarin. Au départ, convaincu comme son frère, de la nécessité de lutter contre la tyrannie de Richelieu, il entre au service du comte de Soissons, puis après la mort de ce dernier, en 1641, il se voue au duc de Beaufort, qui a cru, après la mort de Louis XIII, qu’il allait être le maître des affaires de l’Etat, auprès de la régente Anne d’Autriche. Là encore, le double regard littéraire et historique de Marc Fumaroli, éclaire singulièrement cet épisode qu’il voit comme une tragédie. L’historien le plus traditionnel, commentant ces faits, aurait bien souligné l’influence de la duchesse de Montbazon, qui inspire une passion dévorante à Beaufort et celle de la duchesse de Chevreuse, pour exiger l’assassinat de Mazarin. Marc Fumaroli va plus loin car sa culture pluridisciplinaire lui apporte les vraies clés de cette histoire. Lorsqu’il compare le chantage exercé par la belle Émilie sur Cinna (1640), au récit d’Henri de Campion, il se place au cœur du discours baroque et de l’action, qui l’accompagne. Cette imbrication, de la réalité politique et de la tragédie, du comportement de ces baroques, par rapport à des modèles littéraires, influencés eux-mêmes, par la réalité observée, est certainement la meilleure opportunité pour la compréhension des événements. Les historiens du temps passé, imperméables à des regards croisés et aux comparaisons, ont souvent été surpris, voire interloqués par les attitudes politiques de l’époque, parce qu’ils ne croyaient pas à l’influence de la culture et notamment du théâtre, sur la stratégie des hommes et des femmes du temps. Henri de Campion a été choisi pour devenir le bras de ce qu’il considère comme un crime et il refuse ce geste en disant qu’il se tuerait « plutôt que de faire une action de cette nature ». Entre la fidélité au duc de Beaufort, selon les canons de la morale nobiliaire traditionnelle et sa conscience, Henri a choisi sa liberté. On voit ainsi l’importance d’un tel texte sur le plan politique, car il met en avant une évolution de la sensibilité d’une partie de la noblesse en voie d’acculturation. Le Comte de Montrésor, grand opposant à Richelieu, prend son autonomie vis-à-vis du duc d’Orléans, au cours de Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’histoire du XVII e siècle 77 la même période, pour d’autres raisons. Les mouvements nobiliaires, qui accompagnent la Fronde, comme l’assemblée de noblesse de 1651, ou la révolte de 1658-1659, montrent qu’il s’agit là d’une tendance certes minoritaire, mais riche d’avenir. Ces milieux nobles d’opposition, imprégnés des idées de liberté, que Quentin Skinner a qualifiées de néo-romaines, sont à la recherche d’un modèle politique nouveau, pour remplacer la monarchie absolue. Ces débats, qui agitent les milieux nobles, sont admirablement reflétés dans les Entretiens. Ce document exceptionnel, que Marc Fumaroli a sorti de l’ombre, permet de connaître les motivations des opposants à la dictature de guerre de Richelieu. Alexandre Campion, sous le pseudonyme d’Ericrate (expert en intrigues), est le responsable de ce petit groupe de réflexion. Henri, surnommé Phronimon (le sage) est aussi enthousiaste que son aîné. Le troisième, Nicolas, Agathiste (le plus accompli), représente le pôle ecclésiastique comme Monsieur de la Ferté, évêque du Mans, Zénopompe (le messager de Zeus), qui doit son bénéfice à Louis XIII lui-même, contre la volonté, selon Tallemant des Réaux, de Richelieu. Il faut y ajouter : Monsieur de Troncé, Apiste (le sceptique) grand voyageur en Turquie et aux Indes, qui fait parade de son esprit libertin, Monsieur de Bailleul, Cristobule (celui qui est d’excellent conseil), fils d’un militaire, maréchal de camp, Monsieur de Beauregard, Hédomène (l’enjoué), attaché au comte de Soissons et Nosophile (l’ami des malades) qui est un médecin de Dreux. Ces travestissements, dans des rôles qui sont pratiquement ceux du théâtre, renforcent l’idée énoncée plus haut, d’une relation forte entre les arts et la politique. Ces entretiens, rédigés par Nicolas Campion, relatent des débats, qui se sont déroulés dans les premiers mois de 1641, l’année précisément de la révolte du Comte de Soissons et sans doute avant sa victoire militaire et sa mort. D’abord, tous ces hommes ont conscience de constituer une arche de liberté semblable à celle de Noé au moment du déluge. Ensuite, leur objectif est de parler en toute liberté pour préparer une sorte de réforme de l’Etat. Enfin, grâce à ces Entretiens, la définition de la liberté, selon l’opposition nobiliaire à Richelieu, est mise à jour. Alexandre Campion déclare : quand je fais réflexion, sur la pleine liberté que les Français ont toujours prise de murmurer et de se plaindre, sous les règnes les plus doux, je ne dis pas chez eux, à la campagne, mais dans les villes et à la cour même et que je vois maintenant qu’à peine on ose parler de sa propre misère dans sa maison et avec sa famille : j’ai peine à reconnaître la France dans un État si réformé. Il présente ainsi la liberté de façon originale en la plaçant dans un domaine spatial. Il distingue trois espaces où la liberté peut s’exprimer. Le principal est, à la campagne, dans la maison noble, où le gentilhomme vit entre ses 78 Jean-Marie Constant parents et ses amis. Le deuxième se situe à la ville, centre de relations de pouvoir et de richesse, univers beaucoup plus surveillé et civilisé que le plat pays. Enfin, la cour, le lieu de résidence du roi et de tous ceux qui se voulaient ses proches, est celui où se font et se défont toutes les carrières. L’entourage du souverain, comme le monde urbain devenaient, pour les opposants, des endroits où ils ne se sentaient plus en sécurité. Néanmoins, pour eux, Richelieu a franchi une étape décisive, en exerçant sa surveillance jusqu’au cadre privé, jusque-là préservé. Henri le reconnaissait de façon plus politique et plus historique en disant : « je trouve beaucoup de rigueur à priver un si grand peuple d’une liberté dont il a joui pendant douze cents ans ». Il y avait, dans tout le groupe, le sentiment d’une rupture avec une tradition séculaire de liberté. Pour eux, La France était passée de la liberté à la tyrannie. La brutalité de ce changement les incitait à la lutte et à la mobilisation. Le plus grave, pour eux, virtuoses du discours, était la privation de la liberté d’expression. Ils incriminaient le régime de guerre de Richelieu et militaient pour la paix, soupçonnant le cardinal de faire durer les combats pour mieux s’accrocher au gouvernement. Leur néo-stoïcisme les incitait à considérer, que le principal ministre était victime de sa passion pour le pouvoir. Il était donc condamnable. À partir de ce constat, la discussion s’organise autour de quelques thèmes et leurs arguments étaient alimentés par des exemples pris dans le monde romain, l’histoire de France ou l’actualité, qui leur était familière, en France, en Angleterre ou en Espagne. Leur inspiration philosophique se trouvait dans la religion catholique, la culture romaine, le stoïcisme et Machiavel. L’idée de Machiavel, selon laquelle, il faut gouverner par la crainte ou par l’amour, est révélatrice de leur état d’esprit : pour eux, le pouvoir est centré, sur la personne du Roi, qui doit faire preuve à la fois de volonté et de prudence. Le modèle du souverain restent Auguste, Tibère, avec réserves, Septime-Sévère et Aurélien. L’action de Louis XI est vantée alors que celle de Louis XII, monarque trop bon et trop tendre, est critiquée. La monarchie, à l’anglaise, ne semble pas non plus avoir leurs faveurs, puisque Beauregard prend parti pour Charles I°, en disant, qu’il aurait dû supprimer le parlement, usurpateur du pouvoir royal. Ainsi dans l’entourage du comte de Soissons, la réflexion ne dépassait pas le cadre de la monarchie capétienne. Pour eux, tout était question d’équilibre, entre sévérité et douceur, l’harmonie étant le maître-mot d’un projet politique. Ainsi, Alexandre Campion exalte la sagesse de Romulus, en déclarant qu’il a établi un Sénat, rempart de la liberté contre la tyrannie. Le Sénat, la religion et la loi sont des garanties qui protègent le peuple contre toute forme de despotisme, l’idéal étant bien sûr d’allier monarchie, aristocratie et démocratie, selon la tradition. On comprend alors les raisons de l’échec de l’opposition à Richelieu et à Mazarin. Sa vision aristotélicienne du monde, sa conception biologique Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’histoire du XVII e siècle 79 de la société, ne lui permettent pas d’envisager les nouveaux concepts qui apparaîtront, avec Locke, lors de la glorieuse révolution anglaise de 1688-1689. La séparation entre le pouvoir législatif et l’exécutif, ne peut se concevoir qu’avec le triomphe de la philosophie nouvelle du XVII e . En 1641, ceux, qui réfléchissent à une alternative à la monarchie absolue, ne sont pas armés conceptuellement, pour imaginer un autre régime. C’est pourquoi l’importance de ces textes, publiés par Marc Fumaroli, dès 1967, est si grande, car ils renseignent sur les aspirations des nobles les plus critiques, face au développement de la monarchie absolue. Ils sont révélateurs des blocages psychologiques dont ils sont les victimes ou les acteurs. Même si les débats sont factices, puisque les protagonistes jouent un jeu de rôle, certains d’entre eux interprétant le rôle de Richelieu, pour donner plus de vie aux Entretiens et surtout pour mieux accabler le cardinal. Un autre problème rencontré par l’opposition et révélé par ces textes, est son extrême division en clans, qui se déterminent en fonction de leurs affections, liens d’amitié, de fidélité ou de clientèle. Autour des Campion, le travail se fait pour le bénéfice du comte de Soissons, plus tard pour les Vendôme. Aucune allusion n’est faite à Marie de Médicis alors que La Rochefoucauld détermine ses idées et ses réflexions, par rapport à la régence. Il écrit dans ses Mémoires : « Tant de sang répandu et tant de fortunes renversées avaient rendu odieux le Ministère du Cardinal de Richelieu, la douceur de la régence de Marie de Médicis était encore présente et tous les grands du royaume qui se voyaient abattus, croyaient avoir passé de la liberté à la servitude ». Or, La Rochefoucauld est né en 1613, comme Henri de Campion. De la même génération, pratiquant le même combat avec le même objectif, ils évoluent dans des univers qui ne communiquent pas entre eux. L’une des différences est que Soissons ou Vendôme n’ont jamais exercé le pouvoir alors que les régentes, soutenues par Rochefoucauld, ont joué un rôle fondamental dans l’histoire du XVII e siècle. C’est justement à propos de Marie de Médicis que Marc Fumaroli a exercé aussi sa perspicacité et son sens de l’innovation en allant à contre-courant de la tradition historiographique. En effet, la régente est poursuivie par une légende noire, qui l’accable sous la critique ou l’indifférence. Il est vrai qu’elle a eu la malchance de se trouver entre deux mythes nationaux, Henri IV et Richelieu. Le siècle de Marie de Médicis Dans la préface des Actes du séminaire du Collège de France, de l’an 2000, Marc Fumaroli raconte comment l’idée de consacrer à Marie de Médicis, un 80 Jean-Marie Constant ouvrage d’une telle ampleur, lui est venue. Feuilletant un magnifique livre, provenant de la bibliothèque de « Madame Elisabeth, sœur et compagne de martyre de Louis XVI », il s’est aperçu que cette histoire de France, datée de 1774, composée par un précepteur de la princesse, oubliait d’évoquer Marie de Médicis et passait directement d’Henri IV au règne personnel de Louis XIII. Or, Marie de Médicis a gouverné la France de 1610 à 1617 puis a partagé le pouvoir avec son fils de 1622 à 1630. Effectivement, les historiens ont, dès le XVIII e siècle, effacé son nom. Michelet a été le premier à juger sévèrement la régence dans son Histoire de France. Il a été suivi par beaucoup d’autres. Le sommet a sans doute été atteint par le grand historien Henri Hauser qui écrit dans La prépondérance espagnole (1559-1660) dans la prestigieuse collection Peuples et civilisations que : Marie de Médicis … était la proie de ses conseillers florentins … Concini, figure aussi enigmatique, dont l’histoire ne peut dire s’il était un simple coureur d’aventure, avide d’honneurs et d’argent ou s’il avait en lui l’étoffe d’un homme d’état selon Machiavel … Marie mère d’un enfant de neuf ans qu’elle semble avoir maintenu à dessein dans un état d’hébétude intellectuelle, entendait bien liquider la politique d’Henri IV, disgracier le gênant et grognant Sully, gouverner avec les plus catholiques débris du précédent règne (Villeroy, Sillery, Jeannin) avec le père Cotton et le nonce Ubaldini. Hubert Méthivier, dans son petit chef d’œuvre, Le siècle de Louis XIII et de Richelieu, de la collection Que sais-je ? , n’est pas plus tendre qu’Henri Hauser, mais il lui reconnaît le mérite d’avoir choisi Richelieu comme ministre. Dans l’Ancienne Clio, Edmond Préclin est beaucoup plus prudent et s’efforce de s’en tenir aux faits, sans jugements de valeur et sans commentaires désobligeants. Victor Lucien Tapié dans La France de Louis XIII et de Richelieu, est aussi très mesuré, s’efforçant de faire la part des événements en essayant de juger avec objectivité. Michel Carmona, dans sa biographie de Marie de Médicis a osé des circonstances atténuantes, mais demeure dans la tradition historiographique. Dans le Dictionnaire du Grand Siècle, j’avais prudemment esquissé quelques pistes de réflexion en soulignant que le règne de Marie de Médicis, incarnait « une autre conception de l’État moderne, plus soucieuse du respect des traditions monarchiques, plus conservatrice sur le plan institutionnel et désireuse d’améliorer le sort matériel des peuples ». En 1991, Hélène Duccini publiait une biographie de Concini, dans laquelle elle abandonnait les vieux clichés des pamphlets polémiques de l’époque, pour analyser la politique du favori en le replaçant entre Sully et Richelieu, dans la continuité des grands ministres de la monarchie. Dans un second livre sur l’opinion publique, elle montrait le rôle éminent des médias de l’époque et comment on pouvait fabriquer l’opinion publique. Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’histoire du XVII e siècle 81 Cependant il faut attendre le livre d’Yves Marie Bercé, La naissance dramatique de l’absolutisme (1598-1661), pour qu’un véritable tournant s’amorce : Si l’on juge l’arbre à son fruit, la période de son gouvernement fut l’une des plus prospères et brillantes de l’âge moderne. Les jugements péjoratifs portés à l’encontre de son gouvernement, se sont arrêtés à la surface des événements, aux agitations confuses des actions princières et des intrigues de cabinet qui semblaient peser sur les destinées du pays. La réévaluation était en marche. Le séminaire du Collège de France comme l’exposition au château de Blois de 2003-2004, s’inscrivent dans ce mouvement en apportant une note glorieuse et prestigieuse pour évoquer Le siècle de Marie de Médicis. La formule pourrait réveiller les vénérables historiens de la III e république, qui croyaient avoir enterré définitivement cette reine de France, qui n’était pas à leur goût et ne répondait pas à leurs aspirations du moment. Il fallait donc un certain courage à Marc Fumaroli pour lancer une telle contre-offensive, en se plaçant résolument sur le terrain de la culture et de la civilisation. Dans la préface, il explique d’abord que la formule « le siècle » n’a rien d’hyperbolique. Il écrit : ce que l’on entend au XVII e et XVIII e siècle par siècle (siècle de Périclès, d’Auguste, de Léon X, de Louis XIV) ne désigne pas une période de cent ans, mais un règne qui a fait époque dans l’histoire de ce que les lumières ont nommé civilisation (….) la notion classique de siècle s’applique moins à une réussite politique qu’à un éclat de la civilisation. Sur ce terme, il nous a paru possible et souhaitable de réhabiliter Marie. Il souligne la dette contractée par Richelieu vis-à-vis d’elle : Avec Marie et ses Italiens, c’était l’expérience brillante de la cour de Toscane et de la curie romaine post-tridentine, qui s’était transportée à Paris en 1600. La chose reste latente jusqu’à la mort d’Henri IV. La régente, Reine-Mère, s’est alors trouvée à même de déployer, à l’échelle de la cour de France, ce qu’elle avait appris, à Florence, du gouvernement par les arts. Etroitement associé à cette tentative, Richelieu a eu tout le temps d’en méditer pour sa propre gouverne, le fort et le faible. Certes, les historiens avaient retenu des relations de Richelieu et de Marie de Médicis la rupture de la journée des Dupes de 1630, qu’il est toujours aussi difficile d’interpréter, l’éloignement de Rubens, qui devait réaliser une grande série de tableaux de l’histoire d’Henri IV qui aurait dû faire pendant à la somptueuse série achevée de Marie de Médicis. Selon Marc Fumaroli, Rubens et la Reine Mère symbolisaient l’Europe des Habsbourg dont Richelieu voulait éloigner la France. Par la même occasion, il s’interroge sur des phénomènes 82 Jean-Marie Constant de longue durée. Pourquoi sous Marie de Médicis ou Anne d’Autriche, le gouvernement à l’italienne par les arts, qui avait si bien réussi aux pontifes romains et aux grands ducs de Florence, n’a pu prendre tel quel à Paris ou à Londres. Il souligne, que Richelieu et Louis XIV ont dû « dessiner par étapes, une version résolument française (…) pour que la greffe prît durablement dans le royaume ». Il insiste sur un trait anthropologique de la société française. Bien que sous le patronage direct ou indirect de Marie de Médicis, des poètes et des comédiens italiens viennent s’installer en France, que des tableaux et des objets de vertu affluent dans le royaume, l’accueil réservé par les Français à ces richesses italiennes n’est pas facile. La société française, selon l’expression de Marc Fumaroli, est jalouse et marquée par « la sévérité calviniste et gallicane ». Il incrimine les guerres de religion en remarquant que l’influence italienne s’imposait plus facilement sous François I er et Catherine de Médicis, marquant par là que les quarante années de guerres civiles ont profondément transformé et même acculturé les sensibilités des élites. Il conclut ce paragraphe, qui ouvre de nombreuses pistes de recherche, en écrivant : On ne peut cependant sous-estimer, ni la qualité de ce que l’Italie des lettres et des arts, dans le sillage de Marie, offrit aux Français de la génération de Théophile et de Vouet, ni le mérite qu’ont eu la reine et son entourage : ils ont largement contribué à faire rentrer la France - après un demi-siècle de guerres civiles et d’iconoclasme protestant - dans le concert des arts européens, dont l’Italie était le Parnasse. En même temps, il souligne l’universalité de la culture de Marie de Médicis, qui a passé commande non seulement aux Italiens et en Italie, mais à des grands peintres flamands comme Rubens ou Fourbus ou à des Français comme Philippe de Champaigne. Il rappelle, qu’en 1615, elle a fait pourvoir le jeune Simon Vouet, d’une bourse, pour lui permettre d’achever sa formation en Italie, « inaugurant le principe de l’Académie de France à Rome, qui deviendra cinquante ans plus tard, par la volonté de Colbert et pour trois siècles, la souche mère des arts français ». On sait que Simon Vouet, après son retour en France, va former dans son atelier, à partir de 1628, La Hire et Le Sueur. Elle a aussi fait venir en France, le plus grand poète florentin vivant, Marino, auteur de l’Adone. Il prendra en amitié Nicolas Poussin, qui pourra ainsi parfaire sa formation à Rome. Parallèlement, elle manifeste une ouverture d’esprit extraordinaire, en choisissant comme architecte de son Palais du Luxembourg, Salomon de Brosse, français et calviniste, et non un Italien. Elle perpétue ainsi le souvenir d’une vraie Reine de France, soucieuse de répondre aux vœux des élites de sa nouvelle nation. Elle n’a pas reproduit le Palais Pitti, de sa jeunesse, Le rôle pionnier de Marc Fumaroli dans l’histoire du XVII e siècle 83 comme on aurait pu l’imaginer, mais elle paraît désireuse de réaliser la synthèse entre château à la française et le modèle florentin. Ce très beau volume, très neuf dans sa conception, comprend trois parties, l’une concerne la reine florentine, la seconde les rapports de Marie et des artistes et la troisième, le dialogue des lettres italiennes et françaises. Une riche iconographie l’accompagne et on peut dire que Marc Fumaroli, par l’organisation de ce séminaire et de cette publication, contribue à la réhabilitation d’une reine mal regardée par une historiographie française ancienne relativement fermée, mais aussi à annoncer de nouvelles perspectives pour la recherche sur un XVII e siècle, plus européen et plus international qu’on ne le soupçonnait. Conclusion Choisir deux ouvrages de Marc Fumaroli peut paraître dérisoire lorsqu’on connaît l’ampleur et la richesse de son œuvre. Certes, le choix que j’ai opéré est très subjectif et aurait pu se porter sur d’autres livres. Il s’explique par mon métier d’historien du XVI e siècle et de la première moitié du XVII e et par une sensibilité particulière, à des problèmes sur lesquels je me sens en harmonie avec Marc Fumaroli. De plus, il existe une cohérence interne aux trois thèmes développés, qui concernent des personnages, que l’histoire a laissés de côté. En effet, Henri de Campion semble suivre un destin hors norme, mais, en fait, il symbolise un type de gentilhomme d’opposition particulièrement représentatif des itinéraires d’un grand nombre de nobles. Les Entretiens complètent ce portrait, en découvrant les sensibilités, les idées et les débats qui agitaient la noblesse sous Richelieu. Enfin, Marie de Médicis a incarné une autre politique que celle de Louis XIII et de Richelieu. Elle n’a jamais été comprise en France et il est de bon ton de n’en point parler ou de la dénigrer. Réévaluer l’œuvre de la régence de Marie de Médicis et les idées des opposants à la monarchie absolue, est une entreprise, qui mérite d’être tentée, même si elle rencontre encore beaucoup de scepticisme. Un autre point commun aux trois thèmes choisis, pour évoquer l’œuvre de Marc Fumaroli, réside dans ses méthodes d’analyse, qui emportent la conviction, car il sait mêler diverses méthodologies disciplinaires complémentaires. Or, le XVII e siècle ne peut se laisser enfermer dans un système trop simple d’investigation. Les interactions, entre les gestes historiques, les événements, les caractères des personnages, acteurs de l’histoire, les religions, les cultures, les littératures et les arts, sont telles, qu’il faut recourir à des méthodes nouvelles pour percer les secrets de cette époque. Le siècle de Marie de Médicis s’inscrit dans une démarche semblable, mais elle concerne la grande histoire, celle de l’Europe, alors que les itinéraires des 84 Jean-Marie Constant Campion appartiennent à des univers du quotidien nobiliaire, qui n’est pas sans influence sur le cours des événements, mais de façon plus indirecte. Le siècle de Marie de Médicis est là pour démentir près de trois siècles de silence ou de répétitions de jugements hâtifs, fondés sur des polémiques répandues par des pamphlets. L’ouvrage collectif, issu d’un séminaire du Collège de France, fait exploser les idées reçues, en plaçant au cœur de la régence de Marie, son mécénat et ses engagements internationaux en matière culturelle et artistique. À la lecture de ces ouvrages de Marc Fumaroli, l’historien a le sentiment que le premier dix-septième siècle demeure profondément européen et que la culture est une sorte de melting pot, fondateur d’une modernité, qui rencontre bien des réticences dues à des enfermements déjà nationaux, conséquences du traumatisme des guerres de religion et de ses corollaires, la guerre de trente ans et la rivalité séculaire entre les Hasbourg et les Rois de France.