eJournals Oeuvres et Critiques 32/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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Banalité de la terreur. Chateaubriand et l’âge de la prose

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2007
Étienne Beaulieu
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Œuvres & Critiques, XXXII, 1 (2007) Banalité de la terreur. Chateaubriand et l’âge de la prose Étienne Beaulieu Une sympathie certaine guide la lecture de Chateaubriand par Marc Fumaroli. La critique d’accompagnement se profilant dans le style indirect libre donne à cet ouvrage d’histoire littéraire une ampleur de vue qui permet d’apprécier la surprenante actualité de Chateaubriand, nageur entre deux rives, inventeur littéraire d’un « instrument nouveau 1 », la prose si particulière de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, qui constitue l’héritage singulier laissé par les Belles- Lettres à la littérature naissante et permet d’entrevoir en quoi Chateaubriand se trouve en décalage par rapport à son époque et « appartient à un tout autre monde, qui est déjà le nôtre 2 ». Cette transformation de l’entente de la chose littéraire, survenant au beau milieu de l’œuvre de l’ « Enchanteur » et comme malgré lui, est l’une des mille voies d’entrée possibles dans l’ouvrage de Marc Fumaroli, qui déploie sur la longue durée les origines classiques et les conséquences modernes de ce bouleversement dont les écrivains ultérieurs, de Flaubert à Céline en passant par Proust, ont subi et cartographié les secousses sismiques provenant de l’épicentre de la Terreur. Suivant Chateaubriand lui-même, qui, malgré les apparences, n’a jamais écrit d’autobiographie, pas même dans ses Mémoires d’outre-tombe, mais a plutôt « élevé sa vie au rang d’interprétant d’une Histoire de France 3 », l’ouvrage de Fumaroli fait à son tour de Chateaubriand un interprétant de l’histoire littéraire et procède ainsi à l’inverse d’un biographe en laissant se mirer « l’âme à facettes de Chateaubriand 4 » dans les œuvres et les vies de ses devanciers (Fénelon, Rousseau, Milton) et de ses contemporains (Fontanes, Ballanche, Juliette de Récamier, Tocqueville). Dans le parcours sinueux de la prose qu’il cherche à retracer, le Chateaubriand de Fumaroli ne progresse pas selon une ligne droite, mais dans la recherche « d’un point de fuite qui 1 Marc Fumaroli, Chateaubriand. Poésie et Terreur, Paris, de Fallois, 2003, p. 170. Désormais, les références à cet ouvrage seront désignées par le sigle CPT suivi de la page. 2 CPT, 97. 3 CPT, 703. 4 CPT, 148. 86 Étienne Beaulieu change sans cesse de direction 5 », rejouant dans l’espace critique l’invention par l’auteur des Mémoires d’outre-tombe « d’une sorte de cubisme du récit, où les perspectives à facettes sur l’événement historique contribuent à le faire saisir de l’intérieur 6 ». De la même manière, la critique littéraire « cubiste » de Marc Fumaroli se déploie en plusieurs volets distincts en apparence mais liés en profondeur. Si les événements et personnages de la vie de Chateaubriand sont répartis, selon un plan classique, en regard « d’un imaginaire de la Terreur, qui fit couler un fleuve de sang entre les temps d’avant et les temps d’après 7 », la prose de Fumaroli travaille cependant, à partir de chacun des tableaux choisis (la période anglaise, l’exil américain, l’Empire, l’engagement dans la Restauration ou le retrait final de l’histoire sous la Monarchie de Juillet), dans la perspective d’une interprétation globale de l’œuvre selon l’un de ces points de vue pris séparément et successivement, que ce soit en regard de son archéologie dans l’œuvre de Chateaubriand ou de ses effets ultérieurs sur une prose qui n’a cessé de se réinventer jusqu’à la toute fin 8 . Comme dans l’effet d’optique d’une cathédrale, qui crée un bougé par une transformation de l’ensemble selon que l’observateur se trouve dans l’axe du transept ou de la nef centrale, la prose de Fumaroli suit le parcours de Chateaubriand dans un lent travelling historique le long duquel s’ajoutent de façon oblique, sous formes de références directes ou d’allusions, les éclairages successifs et inattendus de Joyce 9 , Heidegger 10 ou Kantorowicz 11 . Ce dispositif permet à Fumaroli de redéployer la pensée de Chateaubriand sur plusieurs plans temporels traités simultanément, de Combourg à l’Abbaye-aux-Bois en passant par la Vallée-aux-Loups, les années d’Ancien Régime se superposant à celles vécues au plus fort du siècle des révolutions. Les différentes « sections » de la pensée de Chateaubriand retrouvent aussi par 5 CPT, 351. 6 CPT, 641. 7 CPT, 240. 8 Il est à noter qu’en regard de la densité des références aux textes de Chateaubriand, que ce soit à l’Essai sur les révolutions, au Génie du Christianisme, à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, ou aux Mémoires d’outre-tombe, les deux seules mentions de la Vie de Rancé (CPT, 538 et 665), dernière œuvre de Chateaubriand, ajoutent à l’énigme que constitue cette plaquette de prose dans laquelle se donne à lire un nouveau type de métaphore qui a tant secoué Julien Gracq, pour qui « la langue de la Vie de Rancé enfonce vers l’avenir une pointe plus mystérieuse : ses messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac comme s’ils étaient captés d’une autre planète, bégayent déjà des nouvelles de la contrée où va s’éveiller Rimbaud » (Julien Gracq, Le grand paon, p. XVII ; cité dans « La mort de l’autre », postface de Georges Condominas, Vie de Rancé, Paris, Flammarion, 1991, p. 218). 9 CPT, 355. 10 CPT, 619, 712. 11 CPT, 717. Chateaubriand et l’âge de la prose 87 ce procédé critique « l’unité profonde de sa conception formelle comme de sa visée autobiographique, historique et poétique 12 ». Une liaison constante de l’esthétique et du politique tente de contrer ce que Fumaroli dénonce explicitement comme une compréhension restreinte de la littérature. Chateaubriand « écrivain », même bénéficiant du sacre dont Paul Bénichou l’a crédité, souffre de la conception restreinte que l’on se fait aujourd’hui de la littérature […], tant l’émiettement des spécialités modernes rend difficiles à ressaisir l’unité de visée d’un grand esprit poétique et la cohérence d’une pensée vivante qui se meut sur plusieurs registres à la fois 13 . Il n’y a pas deux Chateaubriand, dont l’un serait le romancier d’Atala et de René et l’autre l’intrigant politique de la Restauration, mais une seule et même pensée aux prises avec le déchirement historique de son temps : « Il faut bien voir que René et le candidat Premier ministre de la Restauration sont le revers et l’avers de la même expérience et du même projet : comprendre sous toutes ses faces l’étrange monde enfanté par la décadence d’Ancien Régime, la Terreur, et si possible le dompter 14 ». La politique légitimiste et libérale de Chateaubriand, de même que sa poésie en prose, seraient les deux faces d’une même réaction aux égarements aussi bien de la royauté que de la Révolution, des poètes romantiques du sublime que des prosateurs de son temps. Le paradoxe réside cependant dans le fait qu’il ne s’agit pas chez Chateaubriand d’une vision du juste milieu, analogue à celle de la Monarchie de Juillet, mais bien d’une tentative de réponse à une expérience inédite s’enracinant pourtant dans la longue durée de l’histoire de France : « Robespierre et Bonaparte, la Terreur et l’Empire, apposant sur le visage autoritaire des Rois-Soleil le masque sidérant de Méduse, ont achevé de dessécher la poétique du royaume, substituant à sa puissance de créer de nouvelles sociétés avec les anciennes des mécanismes de contraction et de répression 15 ». Anticipant les analyses de Tocqueville, selon lesquelles la Révolution n’a été possible que grâce aux institutions centralisatrices d’Ancien Régime, Chateaubriand n’aura de cesse de méditer « le face-à-face de 1792-1794 avec la Terreur d’un petit chevalier breton ombrageux et rêveur 16 », qui n’est autre que lui-même mais rendu étranger à soi, ce lui-même médusé par une puissance de destruction sans précédent et mis à distance de la vie qu’il avait connue jusqu’alors par un bouleversement qui le laisse dans une « situation 12 CPT, 94. 13 CPT, 720. 14 CPT, 681. 15 CPT, 61. 16 CPT, 41. 88 Étienne Beaulieu historique de rupture qui expose désormais la France, l’Europe, le monde à une perte générale d’identité et à une défaillance universelle d’humanité 17 ». Ayant cru un moment dans la Révolution, mais effrayé par la Terreur, ayant espéré une rémission possible grâce à Bonaparte, mais vite détrompé par l’assassinat du duc d’Enghien en 1804, ayant tenté d’imposer ses vues de poète législateur à la Restauration, mais mis à l’écart dès 1824, d’horreurs en désillusions, Chateaubriand voit arriver 1830 comme une perpétuation sous d’autres formes de son expérience traumatisante et originelle de la Terreur : « L’interrègne qu’inaugure “Philippe” signifie que la Terreur n’était pas l’exception, mais la norme. 1793 continue par d’autres moyens 18 ». D’où la thèse centrale de Fumaroli, qui, paraphrasant les formules sur la banalité du mal de l’Hannah Arendt d’Eichmann à Jérusalem, veut que l’expérience de Chateaubriand se résume dans « cette découverte de la modernité comme banalisation de la Terreur 19 ». Un passage s’effectue de la Terreur à la prose du monde pour cet écrivain que Fumaroli ne cesse de présenter, tout au long de l’ouvrage, comme un « poète », soulignant à maintes reprises, selon un paradoxe apparent, que « dans ses œuvres d’imagination, comme dans sa vie, [Chateaubriand] s’était montré plus poète que romancier 20 ». Pourquoi, dès lors, écrire en prose, malgré les exhortations de ses proches à ne pas délaisser le vers ? Que signifient cet abandon et cet acharnement à mettre au jour un rythme nouveau ? Cela signifie que les temps ne sont plus à la « musique savante » du vers, aristocratique comme celle de l’opéra tel que le concevait Rameau, ou de la tragédie sacrée telle que la conçut Racine. Dans l’âge démocratique inauguré par la Révolution, la foule a remplacé le roi, la presse la cour, l’urgence le loisir, l’orchestre la lyre, la prose le vers. Interprète de son siècle, même pour mieux résister à sa pente, il a dû s’adresser à lui dans le langage qui lui convenait. « Le canon hiératique du vers », pour reprendre une définition de Mallarmé, n’était plus de saison 21 . 17 CPT, 38. 18 CPT, 481. Que la pensée d’un état d’exception devenu norme puisse exister déjà chez Chateaubriand laisse songeur - et d’autant plus si l’on pense à tout le sousentendu qui semble informer ici la prose de Fumaroli, à savoir les hypothèses audacieuses qu’a pu proposer récemment la philosophie contemporaine, par exemple Giorgio Agamben dans L’État d’exception (traduit de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003) qui, à partir d’une lecture de Carl Schmitt, découvre la même face de la Gorgone dans l’expérience des camps de la mort. Voir aussi les deux autres volets de cette trilogie : Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1997 ; et Ce qui reste d’Auschwitz, traduit de l’italien par Pierre Alféri, Paris, Payot, 1999. 19 CPT, 479. 20 CPT, 567. 21 CPT, 448. Chateaubriand et l’âge de la prose 89 Pour l’un des mentors de Chateaubriand, Joseph Joubert, cela allait de soi : « la monarchie est poétique 22 » et, en conséquence, l’interrègne qu’ouvre l’ère démocratique se déroulera en prose. Chateaubriand est ainsi l’un des premiers écrivains français à faire l’expérience de l’impossibilité de plus en plus manifeste du sublime à l’âge de la prose, par exemple dans sa description des Alpes, sujet de morceaux de bravoure romantiques depuis que tout ce que contenait le Traité du sublime de Boileau s’était déversé dans la prose descriptive d’un Rousseau. Pour Chateaubriand, déjà, les Alpes ont perdu de leur sublimité : « La grandeur des Alpes, attaquée sur ses flancs par la technique et le confort, est devenue un reproche vivant. Elle parle, comme le ferait un Indien d’Amérique, d’une liberté en voie de disparition 23 ». De la même façon, le décalage entre les descriptions de L’itinéraire de Paris à Jérusalem par Chateaubriand donne un signal clair sur le sens de l’histoire : « L’avenir est à Julien [le scribe-valet de L’itinéraire, Julien Potelin], au degré zéro de sa prose. L’écrêtement inévitable de l’antique hiérarchie des styles, l’impossibilité prochaine du grand style et même du style moyen en prose, sont des symptômes analogues à la menace qui pèse désormais sur l’ancien métier du vers français 24 ». L’expérience de la Terreur, qui a décimé l’arbre ancestral de la monarchie, a rendu par le fait même le sublime désuet avant même qu’il n’explose dans la génération d’Hugo pour ensuite refluer au mitan du siècle. En ce sens, « Chateaubriand, que la Terreur a condamné à l’exil et à la prose, est l’un des premiers interprètes majeurs en 1797 de cette désillusion et de ce désarroi 25 ». La fameuse école du désenchantement est l’héritière en ligne directe de ce Chateaubriand-là, qu’a saisi la stupeur d’un événement sans mesure et qui est « passé à la prose pour combattre d’urgence la Terreur 26 », qui est, pour ainsi dire, « descendu à la prose, et cela, “pour exprimer plus rapidement des vérités [qu’il] croyait utiles” 27 », qui s’est accordé malgré tout à l’accélération de ce temps de « la modernité [qui] fait vivre les hommes dans un temps public artificiellement précipité, selon un rythme brutal qui bouscule le temps naturel et le temps intime 28 », qui, en un mot, lègue à la littérature la tâche de retrouver ce temps perdu. 22 Joseph Joubert, Carnets, t. I, édition de Jean-Paul Corsetti, Paris, Gallimard, 1994, p. 318. 23 CPT, 479. 24 CPT, 436. 25 CPT, 16. 26 CPT, 180. 27 CPT, 447. 28 CPT, 137.