eJournals Oeuvres et Critiques 32/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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Baroque: Le mot et la chose

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2007
Jean-Claude Vuillemin
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Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Baroque : le mot et la chose Jean-Claude Vuillemin « […] il importe indiciblement plus de savoir comment se nomment les choses que ce qu’elles sont. » Friedrich Nietzsche, Le gai savoir. « […] les concepts viennent des luttes et doivent retourner aux luttes. » Pierre Bourdieu, L’Infréquentable Michel Foucault. Un poids deux mesures. De la verrue latine (verruca) à la perle irrégulière importée des Indes par les Portugais (barroco ou berrueco), de la fraude fiscale italienne (barochio) à la roche granitique espagnole (berrueco) des déserts de la péninsule (berrocales), en passant par le cocasse baroco favorisant l’anamnèse de certaines formes de syllogismes de la scolastique médiévale, l’on connaît les étymologiques alléguées de « baroque ». On sait moins que « classique », comme l’attestent les dictionnaires du temps, se disait alors « des Auteurs qu’on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui y ont grande autorité » (Furetière). On ignore surtout que cette définition donnait au terme une connotation péjorative résultant du ridicule attaché alors au monde des collèges. D’autre part, alors que le néologisme « classicisme », inconnu au XVII e siècle, ne souleva aucune objection d’anachronisme lors de son adoption au XIX e siècle, au moment des polémiques autour du Romantisme, il n’en fut pas de même de « baroque » lorsque, dans les années cinquante, il eut la prétention de s’imposer non seulement comme catégorie esthétique mais aussi - et c’est là surtout qu’allait résider l’hérésie pour les Français - comme nomenclature littéraire en mesure de déconstruire le rassérénant panthéon classique. Rançon pourtant d’un engouement impromptu pour un « baroque » en mesure de redessiner le paysage littéraire d’un siècle inféodé au présupposé - préjugé - classique, il s’ensuivit bientôt une inflation sémantique qui dévalua la portée théorique du concept. Si, à l’aune d’un tic de langage, tout s’avérait désormais baroque, plus rien ne l’était … mirage baroque, pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Pierre Charpentrat (1967). Dans la vulgarité de son emploi, le qualificatif habilla très large et, à la notable exception de la musique ancienne qui allait profiter de cet effet de mode, le « baroque » peina à se distinguer du maniérisme, du rococo, pour ne pas dire du kitsch, 14 Jean-Claude Vuillemin un concept à l’étymologie fluctuante et lui aussi de récente adoption. Et les catégories absconses d’Eugenio d’Ors n’étaient pas faites pour faciliter la distinction. Selon l’auteur de Lo Barroco (1933), alors que Corneille et Pascal relèveraient du barocchus tridentinus, Poussin et Racine appartiendraient au barocchus maniera, et Montesquieu et Voltaire seraient à ranger sous le barocchus rococo. Classification à la Diaforus qui contribua à faire du Baroque un « étrange monstre » dont l’invention, comme celle de L’Illusion comique de Corneille, ne pouvait être que « bizarre et extravagante ». « Outré », « incongru », telles sont encore aujourd’hui les connotations qui pèsent sur une notion incapable, semble-t-il, de s’affranchir de l’acception peu glorieuse de « nuance du bizarre » que lui octroyèrent les dictionnaires artistiques des XVIII e et XIX e siècles. Quant aux gardiens barocophobes du temple littéraire, ils profitèrent de l’explosion sémantique du concept honni pour, au prétexte spécieux qu’il avait perdu en précision ce qu’il avait indubitablement gagné en extension, dénoncer sa pertinence. La notion de « classicisme », en revanche, ne fut jamais véritablement remise en question, comme l’atteste la référence pérenne à un « âge classique », toujours peu ou prou synonyme de XVII e siècle français, et en tout cas de son apogée prétendu. L’odeur malséante du professeur de rhétorique à laquelle renvoyait originellement le terme s’est dissipée. De la salle de classe il ne reste plus que … la classe, i.e. le chic et l’élégance. Subrepticement émancipé de ses fâcheuses origines, lavé de toute trace de manipulation partisane, le « classicisme » fait figure de concept neutre et aseptisé, et c’est à lui qu’incombe la tâche d’énoncer la ‹vérité› de cette présumée réalité française. « L’Europe du XVII e siècle est baroque », concède l’Histoire de la littérature européenne d’Annick Benoit-Dusausoy et de Guy Fontaine, « mais la France de Louis XIV est classique. » Péremptoire, ce propos faisant office de légende à deux toiles du Caravage et à la Rotonde de Palladio à Vicence s’affiche dans une collection estampillée « Éducation » (Hachette, 1992). La seconde partie de la légende précise que « L’outrance européenne se heurte à la rigueur française et explose dans la musique où Monteverdi, Couperin, Purcell, Lulli, créent moult opéras et ballets. » Anodin, cet exemple qu’il serait aisé de multiplier n’en est pas moins représentatif d’un mode de penser aussi pernicieux que persistant. Cette manière de présenter les choses oublie, ou feint d’oublier, que l’on ne peut accéder au passé, et notamment au passé littéraire et culturel, que par une médiation forcément infidèle et partisane. La production de ce passé est le fruit d’une mémoire sélective qui, dans la nuit des souvenirs oubliés, à partir d’éléments ou de concepts disponibles ou possibles, en retient certains, en disqualifie beaucoup et, à l’instar des étiquettes « baroque » et « classicisme », en construit plusieurs. Mais, s’il est théoriquement impossible de revenir sur le passé sans nécessairement le retoucher, sans transformer le document(aire) en monument(al), Baroque : le mot et la chose 15 rien n’oblige à occulter ce travail d’intervention et de reconstruction. Ce ne sont pas les partis-pris et les préjugés qui sont pernicieux à l’analyse, c’est le refus ou l’incapacité de les dévoiler. Confronté à l’impossibilité de se soustraire à la double contingence historique de l’objet observé et à celle de son observateur, il importe par conséquent de revendiquer haut et fort les procédures indispensables d’investigation et de les définir à travers une exigence de réflexivité critique qui, seule, sera en mesure de valider l’analyse. Concept anachronique nourrissant la prétention d’être à la fois instrument et objet de recherche, le « baroque » vise la délimitation du champ d’une analyse qui en est elle-même l’artefact. Doit-on s’en offusquer ? Absolument pas, si d’une part l’on considère que l’utilisation de la notion de « classicisme » procède de même mais en faisant souvent l’économie de sa propre critique et, d’autre part, si l’on reconnaît que l’histoire littéraire, et donc le canon littéraire et culturel qu’elle institue, est moins une compréhension définitive du passé qu’une construction stratégique, une fiction dont le but rarement avoué est généralement la compréhension du présent. Faire de l’histoire (littéraire) - « l’Histoire avec sa grande hache », comme disait Georges Perec - revient, sinon à faire exclusivement l’histoire (littéraire) de notre présent, du moins à souligner les modalités de compréhension actuelle qui nous mettent en rapport avec un passé irrémédiablement disparu. D’où la nécessité de ce « double regard » que revendiquait Jean Rousset dans son Dernier regard sur le baroque (1998). Pour le regard prétendument historique, qui rêve de revenir au temps d’émergence de son objet, l’estampille « baroque » n’a peut-être aucun sens mais, au contraire, pour le regard actuel, l’hypothèse « baroque », en tant qu’outil heuristique forgé au présent pour appréhender le XVII e , a toutes les chances de se révéler éminemment fructueuse. Du point de vue historique, je le répète, « classicisme » n’a pas davantage de légitimité que « baroque ». Une certaine pratique de la raison du regard actuel a cependant souvent masqué les raisons de son élaboration conceptuelle. Michel Foucault l’a souligné, la constitution d’un savoir est inséparable de pratiques stratégiquement déployées par un pouvoir méticuleux, savamment hiérarchisé. Et ce n’est certainement pas parce que la connaissance se donne généralement comme sereine et spéculative qu’elle peut fonctionner sans mettre en jeu un certain pouvoir, une certaine forme de domination. Absolument indissociable d’une relation savoir-pouvoir, tout objet de connaissance n’apparaît tel que s’il a été au préalable filtré et soumis à une forme de coercition. Pas davantage que le pouvoir ne peut faire l’économie d’un discours qui le légitime, Foucault a clairement montré qu’il n’est pas nécessaire de penser d’abord une réalité pour ensuite la soumettre, que la ‹vérité› ne saurait être la norme constituante du discours scientifique et de son analyse. Loin d’être la caractéristique d’un savoir, la ‹vérité› est la 16 Jean-Claude Vuillemin production d’un pouvoir. Rompant avec la phénoménologie, qui privilégie les données immédiates, et avec l’épistémologie kantienne, qui donne la préséance au regard porté sur les choses et qui les transforme en objet de savoir, Foucault pense cette ‹vérité› à la jonction de l’objectif et du subjectif : dans un lieu de rencontre entre les choses perçues et les mots pour les dire. De façon convaincante, il établit que ce sont avant tout des pratiques obéissant à des règles institutionnelles et/ ou culturelles précises - « discontinuités discursives » ou « positivités de savoir » - qui dessinent systématiquement les choses dont elles parlent. À l’inverse de ce qu’on pourrait penser, l’objet de savoir n’est jamais ce par rapport à quoi on définit un ensemble de discours, mais il se trouve au contraire constitué par l’ensemble des discours qui le nomment, l’expliquent et le découpent. Conjointement, c’est en nommant, en expliquant et en façonnant leur objet que ces discours, qui ne prennent sens que par référence aux pouvoirs qui les traversent, s’assurent leur légitimité. Confondant hauteur de pensée et hauteur de ton, l’historiographie « classique » s’est ainsi édifiée dans et par la synthèse cohérente d’énoncés, de concepts et de méthodes, et a toujours su résister à ce qui pouvait la contester. Les jeux et les enjeux de ce savoir se sont inscrits dans des relations de pouvoir et, réciproquement, ces relations de pouvoir se sont nouées, ou dénouées, au sein même de ces jeux de savoir. Mais, là où il y a pouvoir, il y a forcément résistance. Surgie de l’étranger, dans les marges des relations de pouvoir de l’université française, la contestation de l’orthodoxie classique s’est incarnée chez, pour ne citer que les précurseurs de l’intuition baroque, Wölfflin, Spitzer, Hatzfeld, Boase, d’Ors et, last but certainly not least, Jean Rousset, « maître pilote en Baroquie », comme l’a opportunément qualifié son disciple Marcel Raymond dans la dédicace de son Baroque et renaissance poétique (1955). Exclus de la doxa, ces points de vue dissidents ont été minimisés, voire récusés d’avance, leurs adeptes français marginalisés dans, au mieux, des chaires de province. C’est que, consciemment ou inconsciemment, il importait fort de maintenir intact, avec son pouvoir et ses privilèges, le patrimoine national culturel voulu par la Troisième République et qui, par l’entremise efficace d’une École obligatoire et majoritairement laïque, dépendait en grande partie des admirations littéraires consacrées par l’idéologie franco-française du « classicisme ». Outre l’attaque contre son flou conceptuel, un autre grief, mais celui-ci beaucoup moins complaisamment étalé, contribua également à dénaturer en France la réception équitable et sereine du « baroque » : l’idée reçue et trop rapidement entérinée qu’il était l’expression directe de l’expérience culturelle et idéologique de la Contre-Réforme, et plus particulièrement de l’ordre exécré des Jésuites. Si les historiens de l’art savent aujourd’hui que le « style jésuite » est une fiction, il n’en va pas de même pour le grand Baroque : le mot et la chose 17 public. Pour lui, il y aurait bel et bien un style jésuite et ce style serait le baroque. Connaissant d’autre part, les sentiments anti-jésuites nourris dès le XVII e siècle par Le Catéchisme des jésuites d’Étienne Pasquier, puis, bien sûr, Les Lettres Provinciales de Pascal, et relayés au XIX e par ce feuilleton de la jésuitophobie que constituèrent les quelque cent soixante-dix épisodes du Juif errant d’Eugène Sue (1844-1845), et les leçons qui l’inspirèrent de Jules Michelet et d’Edgar Quinet professées en 1843 au Collège de France, et abondamment citées et commentées dans les plus grands journaux de l’époque, on ne sera pas surpris que l’amalgame ait conduit à une détestation quasi obligée de la chose baroque. Dignus, sed jesuita. À l’instar du Jésuite, le Baroque viendrait de l’étranger, son affinité avec le théâtre serait à mettre au compte de la duplicité qui, Pascal entre autres l’a démontré, est l’une des tares rédhibitoires des disciples de Loyola ; « Ignare de Loy-Holà », comme le brocardait Pasquier. De Gambetta à Jules Ferry, l’une des marques de la politique française fut un antijésuitisme virulent et, contre les « hommes noirs » de la Société de Jésus, l’on mobilisa ceux que Péguy appellera les « hussards noirs de la République ». Dans ces conditions, l’on comprend aisément qu’il était exclu que l’enseignement laïque et républicain accordât une quelconque reconnaissance à ce « baroque » qui passait alors, et passe souvent encore, pour émaner d’un ordre cosmopolite, réactionnaire et en outre mortifère. Art de ruser avec la morale, la nature profonde du jésuitisme, enseignait Michelet, est de substituer le mécanique à l’organique, l’esprit de mort à l’esprit de vie. Après la captation des héritages, la captation des esprits. Cette manière de voir les choses ne contribua certainement pas à la réception sereine d’un phénomène présenté comme inféodé non seulement à l’Église, mais encore à ces Jésuites capables, selon Quinet, de menacer « l’existence même de l’esprit de la France ». Esthétiquement incorrect parce qu’idéologiquement marqué au sceau de la cléricalisation de l’Occident, le « baroque » était d’entrée de jeu disqualifié. Pourtant, même si elle fut abondamment et efficacement instrumentalisée par l’idéologie de la Réforme catholique, qui favorisa un mode de communication sensible pour ne pas dire sensuel, puis par la monarchie absolue louis-quatorzienne, qui trouva en elle une excellente manière de se mettre en scène, l’esthétique baroque, pas davantage qu’elle ne doit être tout entière circonscrite dans ces deux domaines, ne saurait à plus forte raison en être l’émanation. C’est à l’efficacité de l’esthétique baroque de surprendre, de donner à voir pour émouvoir, que sera particulièrement sensible l’esprit de reconquête de la Contre-Réforme comme le sera celui de la monarchie absolue. Ce ne sont certainement pas l’Église et l’Absolutisme qui inventèrent cette esthétique. Ainsi, c’est sans nul paradoxe que l’on pourrait, à l’instar de Cécile de La Modification de Michel Butor, nourrir une aversion générale pour la religion, détester les papes et les prêtres, et goûter au plus 18 Jean-Claude Vuillemin haut point les fontaines, les coupoles et les façades des églises baroques de Rome ou d’ailleurs. Pour l’École de la République, affirmer haut et fort l’excellence des auteurs et des œuvres dûment sélectionnés équivalait à postuler la grandeur de la France, la « gloire de notre patrie », comme disait Voltaire, et relevait ainsi d’un véritable patriotisme culturel. À cet égard, l’on remarquera une fois de plus ce malencontreux repli de la culture sur le patrimoine, et cela au détriment d’un renouvellement artistique et conceptuel. Contre ce ressassement patrimonial, il est éminemment salutaire de suivre l’injonction foucaldienne de n’accepter les ensembles que l’histoire impose que « pour les mettre aussitôt à la question » dans le but avoué d’en reconstituer d’autres. Entreprise aussi indispensable que délicate puisqu’il est clair qu’hier comme aujourd’hui la volonté du savoir double toujours et partout cette volonté du pouvoir, dénoncée par Nietzsche, qui tend à nier ce qui lui résiste, à refouler ce qui la contredit. Inscrite et validée dans et par l’institution scolaire qui la contrôle et en oriente les différentes formes, la ‹vérité› de l’histoire littéraire française s’est traduite par une purification esthético-idéologique qui prouve, une fois encore, que pour faire école il faut d’abord s’emparer de l’École. Si cette éventualité nous était offerte, je proposerais d’endiguer la prolifération sémantique du vocable pour faire du « baroque » un concept heuristique et indéniablement historique. Consubstantiel à l’épistémè marquée par un nouvel ordre des choses soumis à la discursivité de la science et de l’État dits « modernes », le « baroque » accompagne l’émergence d’un point de vue d’un sujet qui vient concurrencer un jugement universaliste de compréhension du monde. De l’assujettissement dans lequel il se trouvait pris par tout ce qui le dépassait, l’individu baroque accède à la subjectivation en rendant irrémédiablement inacceptable toute forme de souveraineté qui lui serait hétérogène. Ce gain de responsabilité se paiera néanmoins d’un profond malaise existentiel. Devant ce qu’Alexandre Koyré a appréhendé comme le passage du « monde clos » à l’univers infini, l’individu prend conscience, pour la première fois de son histoire, de sa propre finitude dans une immensité où la raison se perd et l’imagination s’exténue. Sa place dans le monde ne va plus de soi. Même s’il ne touche que différemment et parcimonieusement, l’événement n’en est pas moins un avènement. Si le Chrétien peut surmonter cet effroi initial, c’est au prix d’une foi radicalement différente parce que coupée de toute évidence cosmologique. Une foi en un Dieu absent, « absconditus » selon la formule augustinienne de Pascal, que ni le Cosmos ni la Nature ne manifestent. Si, en ce début de XXI e siècle, funeste à toute certitude, en proie à une crise de conscience identitaire et philosophiquement réfractaire à tout esprit de système, il peut être tentant de parler de « baroque contemporain » ou de « néo-baroque », il faut cependant dénoncer cette illusoire symétrie avec un baroque épistémologiquement défini. Ce Baroque : le mot et la chose 19 n’est que par réflexe métaphorique et vaguement analogique que l’on peut établir un quelconque rapprochement. Entre baroquisme et postmodernisme, si à la rigueur il y a analogie il ne saurait y avoir homologie. Par ailleurs, je considère comme axiomatique que l’œuvre d’art, appartenant à la fois à l’histoire et à l’art, à la fois donc « document » et « monument », est inéluctablement solidaire du milieu dans lequel elle prend naissance, mais qu’elle échappe non moins inéluctablement à l’ordre prévisible ou imposé de ses déterminations les plus immédiates. L’esthétique a partie liée avec la manière dont la pensée non seulement assigne un sens formel au réel mais, également, se formalise elle-même. Lorsqu’un paradigme est remplacé par un autre, un langage nouveau se met en place qui donne à voir un monde nouveau. Ce qui explique qu’entre paradigmes successifs il n’y ait pas continuité mais, comme le postule Foucault à propos des épistémès, il y ait rupture. Dans cette perspective, l’épistémè baroque pourrait s’inscrire entre la publication du De revolutionibus de Copernic en 1543 et, sinon celle de l’Opticks de Newton en 1704, du moins celle de son grand ouvrage de 1687-1688 sur le système du monde, les Philosophiae naturalis principia mathematica. D’autre part, plutôt que circonscrire le « baroque » à un répertoire de traits formels spécifiques, à une liste de critères stylistiques et thématiques, je propose de le concevoir comme l’expression d’une certaine manière de (se) représenter le monde. Je prétends en effet que le « baroque » trahit moins une certaine manière (formelle) qu’une manière certaine (philosophique) de penser non seulement le monde mais aussi ses rapports avec l’individu qui l’habite. Désormais seul et dépourvu de repères assurés, celui-ci devra réinventer le monde et en assumer l’entière responsabilité. Le premier comme le second est inconstant et inconsistant. Tout se meut, tout se meurt, l’homme et le monde ; les mots et les choses. Le « baroque » est la forme visible des interrogations de cette époque en proie à une extraordinaire mutation du savoir, prise entre des certitudes passées qui se délitent et un avenir imprévisible ouvert sur tous les possibles. Marqueur épistémologique, le « baroque » - mon baroque - relève de la sorte beaucoup moins de l’esthétique que de la philosophie. Ainsi, si l’on est en droit d’affirmer le baroquisme du théâtre de Rotrou et de l’ensemble de l’époque Louis XIII, c’est beaucoup moins du fait de sa stylistique, de sa thématique, ou encore de son ambiguïté, qu’à cause des profondes affinités que cette dramaturgie entretient avec l’une des prémisses essentielles de la science moderne pour laquelle voir ne rime plus avec savoir. De même, les subtilités de l’antithèse et de l’oxymore, la frivolité apparente d’un style « outrageusement » fleuri, la fréquente gratuité des jeux de masque du théâtre, l’indiscipline narrative du roman, la fantaisie des pièces à machine et le délire de l’opéra, tous ces traits formels régulièrement qualifiés de « baroques » dévoilent des préoccupations plus essentielles qu’on 20 Jean-Claude Vuillemin ne le dit. Dans la multiplicité de ses manifestations esthétiques, le « baroque » trahit une mentalité, dessine l’image anamorphique d’une sensibilité. Ou, pour le dire en des termes qui rappelleront l’analyse sartrienne des images, si le « baroque » ne reflète pas directement son époque, il en projette en tout cas l’imaginaire. Au cours de l’« âge » ou, pour mieux dire, de l’épistémè baroque, le passé et la tradition sont toujours sensibles, mais ils ont subi tellement de dommages qu’ils ne parviennent plus à rassurer. C’est désormais de l’avenir et de l’individu, mais d’un avenir et d’un individu aléatoires parce que pleins de mystères et de questions, que l’on doit attendre les promesses d’un problématique renouveau salvateur. La présence du déterminant « novus » dans le titre de nombreux ouvrages scientifiques relève peut-être de l’obsession, comme le suggère l’historien des sciences Paolo Rossi, mais il témoigne surtout d’un renouveau épistémologique en mesure de susciter dans les esprits stupeur et désarroi, mais aussi exaltation et enthousiasme. En effet, du moins en ce qui concerne l’individu baroque, la nouvelle donne de la physique céleste, qui décentre l’homme en le spoliant de sa place mythique au centre d’un univers désormais soupçonné d’infinitude, n’est pas source de nostalgie, mais au contraire prétexte à de nouvelles aventures. De l’appréhension d’un monde désenchanté, all in pieces, dira John Donne, naîtra une illusion enchantée. L’homo barrochus, refusant le nihilisme qui aurait pu naître du constat de ce nouvel univers désespéré et désespérant, va se nourrir de ce qu’il n’a plus : non en suppléant à ce manque par un rêve d’idéal - ce qui sera pour une bonne part la stratégie romantique de ré-enchantement du monde avec laquelle on a parfois tort de confondre le baroque - mais en puisant au cœur même de cette absence l’énergie capable d’en pallier le manque. En ce sens, l’épistémè baroque correspond très précisément à la première étape de la modernité, si l’on conçoit celle-ci comme une prise de conscience du problème de la maîtrise. Au lieu de le paralyser, la perplexité existentielle à laquelle se trouve confronté l’individu baroque sera un formidable vecteur d’action ; le point de départ d’une stratégie de mise en ordre des choses. Sans jamais renoncer à dépasser ce qui à première vue le dépasse, l’individu baroque, à l’instar de la fière et belle Alphrède de Rotrou déclarant à trois reprises la guerre aux aléas de la Fortune : « Je forcerai mon sort, et vaincrai tes rigueurs » (La Belle Alphrède, II, 6 ; III, 8 ; IV, 6), n’a de cesse que d’organiser à son avantage la grande scène du théâtre du monde. Parmi de nombreuses autres illustrations du phénomène, pensons à Versailles, ce prétendu modèle de « classicisme ». Faute de pouvoir dominer entièrement la France, ou même sa capitale, Louis le Grand, à partir du pavillon de chasse de Louis le Juste, s’assure la maîtrise de la Nature dans un théâtre aux dimensions majestueuses. Avec toute la force de l’évidence, Versailles manifeste la maîtrise et la puissance de l’ordre baroque qu’un royal metteur-en-scène - metteur Baroque : le mot et la chose 21 en signes - prescrit non seulement à ses sujets mais impose également aux pierres, aux plantes et aux eaux. Dans cette perspective, la notion de « classicisme » n’est peut-être pas à jeter aux orties, elle traduit simplement l’effort baroque pour imposer un schéma fixe et sécurisant au dynamisme irrépressible de cette « branloire pérenne » constatée par Montaigne (Essais, III, 2). Louis Marin a suffisamment souligné la congruence entre l’édification de Versailles et celle d’un Monarque « archi-architecte » pour que nous n’insistions pas sur ce point. Mais Versailles est aussi emblématique de ce moment où l’individu s’arrache aux forces d’une Nature hiérarchisée et considérée jusqu’alors comme un organisme vivant et enchanté - pouvant être éventuellement manipulé par la magie ou l’alchimie - et s’intéresse désormais à un monde de matière homogène, fait d’objets observables et obéissant à des lois universelles. De Galilée à Descartes en passant par Mersenne, Gassendi, Boulliau, Hobbes, Roberval, tous ces « mécanistes » n’ont qu’un but : sortir de la confusion animiste et en finir avec l’esprit magique. Faisant retour sur soi de façon spéculaire et spéculative, l’individu se posera d’autre part en tant que créateur des structures dans lesquelles il s’insère et se proclamera instigateur d’analyse et de ‹vérité›. Davantage que simple « habitant du monde », comme l’entendaient les Anciens, l’homme baroque, individu prométhéen s’il en fut, se targuera d’en devenir avec Descartes « maître et possesseur ». Et cela, pour le meilleur comme pour le pire.