eJournals Oeuvres et Critiques 32/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVIIe siècle en Europe

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2007
Volker Kapp
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Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe Volker Kapp La fortune du concept de baroque affecte le terrain de l’art oratoire puisqu’on parle aussi bien de la rhétorique que de la musique, de la littérature, de la peinture ou de l’architecture baroques. Tout se passe comme si la catégorie de baroque se rangeait à un niveau supérieur par rapport aux autres catégories. L’historien de la rhétorique se rend facilement compte que ceux qui utilisent la notion de « rhétorique baroque » tendent à la mettre globalement au même niveau que l’asianisme ou qu’une des variantes de la sophistique sans s’efforcer de prendre en considération les différenciations que les rhétoriciens de l’époque dite baroque retiennent et discutent avec insistance. L’essor des études rhétoriques au cours des dernières décennies nécessite donc un examen attentif des rapports entre le concept de baroque et les doctrines oratoires de la fin du XVI e et surtout du XVII e siècle. Une chose semble certaine dès qu’on aborde cette problématique, c’est qu’il faudra préciser ce concept à moins de le remplacer complètement par la terminologie rhétorique. Les arguments les plus forts contre la pertinence du concept de baroque viennent d’un des maîtres à penser du renouveau des études oratoires en France. Invité en 2002 à inaugurer le colloque sur l’esthétique baroque organisé par deux institutions prestigieuses italienne et allemande à Rome, la Bibliotheca Hertziana et l’Accademia Nazionale dei Lincei, dont il est un membre, Marc Fumaroli commença son discours inaugural en évoquant ses doutes sur la pertinence du concept dont s’inspiraient les organisateurs du congrès pour rassembler des spécialistes du monde entier. Il rappelle l’origine du terme : Le concept de « baroque » est de ceux qui ont été conçus après coup pour caractériser les arts et même les lettres du XVII e siècle. Il est frappé de la même maladie infantile que les étiquettes de « classicisme », ou de « néoclassicisme ». C’est une construction abstraite et rétrospective qui n’a aucun répondant dans le langage des artistes, des écrivains et des critiques de l’époque. 1 1 Retorica sacra, retorica divina : les souches-mères de l’art dit Baroque, dans Sebastian Schütze (éd.), Estetica barocca, Rome, Campisano, 2004, p. 15. 24 Volker Kapp Le spécialiste français de l’art oratoire explique alors des tableaux dits baroques en recourant à ce qu’il qualifie de « retorica divina » tout en avançant la thèse que l’essor des études baroques profite du déclin de la rhétorique à la fin du XIX e siècle. Son avertissement contre le concept de baroque se base sur deux facteurs que les partisans du baroque littéraire n’avaient pas forcément pris en considération : les doctrines oratoires et la spiritualité religieuse. Le rang des travaux de ce critique invite à réfléchir sur l’impact de ces deux domaines. La mise en garde contre la séduction du « Barockbegriff » marquait déjà la préface à la réédition (1980) du livre Baroque et classicisme de Victor L. Tapié, où Fumaroli souligne l’importance de l’éloquence sacrée, sous-estimée ou même méprisée par la critique littéraire aussi bien que par les historiens de l’art. Jugeant nécessaire de protéger sa patrie de l’« offensive baroque », le préfacier de 1980 évoque même le passé douloureux des relations francoallemandes en fustigeant « l’allure impérieuse et tranchante que l’Allemagne wilhelminienne et hitlérienne […] avait conférée » 2 au concept de baroque. Le terme, qui doit sa fortune à un Suisse, l’historien de l’art Heinrich Wölfflin, est utilisé largement par la critique littéraire allemande. Il semble incontournable en Italie, mais, à en croire Fumaroli, il n’est accepté en France que grâce à Eugenio d’Ors. La campagne de Jean Rousset en faveur du baroque littéraire et artistique en France vient d’être contrebalancée par le spécialiste de la rhétorique du XVI e et XVII e siècle dont il évoque les doctrines pour expliquer un grand nombre des phénomènes réclamés pour le domaine du baroque. Aussi le recours au concept de baroque lui semble-t-il superflu. Ce concept se maintient pourtant toujours, même chez ceux dont les recherches s’inscrivent dans l’essor des études de la rhétorique. Aussi n’est-il peut-être pas tout à fait superflu d’évaluer la pertinence du concept de baroque. Les théories du professeur de rhétorique au Collège de France ne sont pas restées sans écho dans la critique littéraire puisqu’elles ont fait redécouvrir tout un ensemble de la production littéraire française du XVII e siècle qui était exclu du domaine du « classicisme à la française » 3 . Le jésuite Pierre Le Moyne, vivement pris à partie dans les Lettres provinciales de Pascal, se situe évidemment aux antipodes de Port-Royal 4 , et cet antagonisme entre aisément dans l’opposition entre baroque et classicisme. Mais ses Peintures morales et toute sa poésie dévote tiennent compte « du goût de Cour, et ses 2 Victor L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Librairie Générale Française, 1980, p. 26. 3 Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, 2005, p. 3. 4 Cf. Tony Gheeraert, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Champion, 2003. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 25 recherches de musicalité s’adressent autant à l’oreille que celles de Balzac dont il s’inspire » 5 . Or, Guez de Balzac « est la cible privilégiée » du jésuite Dominique Bouhours 6 , un des grands théoriciens du « classicisme à la française ». Le goût littéraire se modifie dans la France du XVII e siècle, mais des solutions de continuité existent même de Balzac à Boileau qui « ne semble pas reconnaître tout ce qu’il doit à Balzac » 7 . Dans ce contexte, « les intuitions fertiles qui ont pu surgir sur les chemins de la quête savante du Baroque » 8 s’avèrent pertinentes, mais Fumaroli insiste sur le fait que « les arts et les lettres de cette époque demandent pour être lues à leur propre lumière un peu de théologie, et beaucoup de rhétorique » 9 . Il laisse de côté « le concept de ‹classicisme› qui a donné lieu à une immense bibliographie quelque peu tombée en désuétude aujourd’hui » 10 et avoue ainsi que l’essor des études de rhétorique a modifié sensiblement les deux volets de l’antagonisme maintenant dépassé entre baroque et classicisme. Les temps sont passés où les Français opposaient globalement le classicisme du « Grand Siècle » au baroque européen. Il est vrai qu’un certain nombre des communications au colloque de Rome sur l’esthétique baroque subsument toujours l’art et la littérature du XVII e siècle en France au baroque européen sans nier toutefois les divergences entre le classicisme français et le baroque européen. Ceux qui récusent ces divergences (surtout hors de la France) ne cessent de soupçonner le concept français de classicisme d’un certain chauvinisme. Une analyse impartiale évite toutefois ce piège (s’il existe véritablement de nos jours). C’est ainsi qu’une synthèse récente admet que la définition du « classicisme à la française » peut être piégée « entre évaluation d’un canon et description d’un moment d’histoire littéraire » 11 . Selon Alain Génetiot, la présentation d’un classicisme homogène, incarnation d’une essence à un moment de grâce de la civilisation française, est une invention de l’histoire littéraire des Modernes et du XVIII e siècle relayée par l’enseignement scolaire au XIX e siècle dans un projet de définition culturelle de l’identité nationale, là où la réalité historique, faite de querelles, de 5 Marc Fumaroli, L’Age de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 384. 6 Gilles Declercq, « Bouhours lecteur de Balzac ou du naturel », dans Fortunes de Guez de Balzac. Littératures classiques 33 (1998), p. 98. 7 Emmanuel Bury, Balzac et Boileau, dans Fortunes de Guez de Balzac, p. 89. 8 Fumaroli dans Estetica Barocca, p. 18. 9 Ibid., p. 19. 10 Ibid., p. 15. 11 Alain Génetiot, Le classicisme, p. 3. 26 Volker Kapp tensions esthétiques et de virtualités inabouties, est infiniment plus complexe. 12 Cette complexité provoque les querelles rhétoriques et théologiques de cette époque. Elle se manifeste, entre autres, dans la permanence du « goût italianisant des opéras à machines […] et des grands spectacles de cour avec leurs décors en trompe-l’œil », que Génetiot n’hésite pas à rattacher au « goût baroque » 13 . Le terme de baroque est révélateur dans ce contexte. Le grand monde ne partage ni la réticence de Boileau vis-à-vis de la tragédie lyrique ni son mépris du « clinquant du Tasse » 14 . Dominique Bouhours enchâsse ses réflexions sur l’art oratoire et la poétique dans des allégations tirées d’auteurs italiens taxés de nos jours de baroques. Il atteste ainsi leur présence parmi les références intertextuelles du monde littéraire en France. C’est justement pour cette raison que ce jésuite doit les récuser résolument. Sa polémique serait sans importance si les poètes censurés n’avaient pas d’impact sur la civilisation littéraire et le goût des lecteurs en France. Il est souvent difficile de délimiter le classicisme français du baroque européen. August Buck érige le merveilleux en ligne de démarcation 15 et s’autorise de la censure que le père Bouhours fait de la poésie italienne pour le qualifier « d’un des derniers théoriciens du baroque littéraire » 16 . Alain Génetiot interprète en revanche le merveilleux en tant que « renversement de l’esthétique de la grâce » et établit une relation entre le concept du sublime propagé par Boileau et « une nouvelle esthétique de l’enthousiasme et du ravissement par le charme » 17 . À l’opposé de la poésie mélancolique dite baroque, ce sublime accuse une dimension oratoire « qui est l’effet de l’atticisme et de l’art caché » s’il ne provient d’« un effet moral sur l’auditeur en tant qu’il élève son âme conformément à sa vocation à la perfection de la hauteur et de la quintessence » 18 . Le merveilleux joue un rôle à préciser dans 12 Ibid., p. 4. 13 Ibid., p. 436. 14 Boileau, Œuvres, Paris, Garnier, 1952, p. 63. 15 Forschungen zur romanischen Barockliteratur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980, p. 53. Selon Buck, la théorie baroque de la littérature identifie largement le merveilleux avec la rhétorique (ibid.). Klaus Herding se distancie de Fumaroli en utilisant la catégorie de « rhétorique baroque » pour établir un parallèle entre les fables de La Fontaine et l’œuvre du sculpteur Pierre Puget (« Pugets ‹Milon von Kroton› als Fallstudie einer Krise des Heroismus im absolutistischen Zeitalter (mit Überlegungen zu Thesen von Marc Fumaroli »), dans Estetica barocca, pp. 379-414, surtout pp. 380-383). 16 « […] einen der letzten Theoretiker des Literaturbarocks » (Forschungen zur romanischen Barockliteratur, p. 60). 17 Le classicisme, p. 425. 18 Ibid., p. 425. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 27 beaucoup de domaines : celui de l’héroïsme, du vraisemblable, de l’imaginaire chrétien ou païen, du conte de fée s’il ne s’oppose pas simplement à la raison, et les doctrines oratoires amènent une vision plus nuancée de sa signification qui ne s’explique pourtant pas uniquement par les catégories rhétoriques. Le concept du merveilleux s’enracine également dans le domaine de la théologie. La querelle du merveilleux chrétien est terminée par l’Art poétique de Boileau, publiée en 1674 « dans le même volume d’Œuvres diverses » que le Traité du sublime que l’auteur avait traduit 19 . Desmarets de Saint-Sorlin a beau répliquer cinq semaines plus tard par une Défense du poème épique, son Discours pour prouver que les sujets chrétiens sont seuls propres à la poésie héroïque qui précède en 1673 la réédition de son épopée Clovis ou la France chrétienne ne pourra plus s’imposer et le débat des années cinquante est tranché par le troisième chant de l’Art poétique 20 . D’après Anne Mantero, « les éditions posthumes des Décades et des Poésies sacrées de l’Amour divin de Labadie [signalent] le tarissement effectif de l’inspiration religieuse » 21 dans la poésie française du XVII e siècle. Leibniz dénonce dans le chapitre « De l’enthousiasme » des Nouveaux Essais sur l’entendement humain cette « mélancolie mêlée à la dévotion » d’illusion et de fanatisme 22 . La condamnation des Maximes des saints de Fénelon par le pape Innocent XII en 1699 fait tarir en France la production littéraire basée sur la « science des saints » 23 . Ces données historiques n’entrent pas uniquement dans le domaine, de nos jours jugé souvent restreint ou même marginal, du religieux, elles font partie intégrante de toute la civilisation du XVII e siècle. La rhétorique fournit un cadre global pour évaluer et analyser leur importance. Elle permet donc de mieux discerner certains éléments subsumés indistinctement sous la catégorie de baroque. Bien des chercheurs se réfèrent ces derniers temps à une publication où Fumaroli discute la problématique du « Barockbegriff » au sein des débats entre atticistes et asianistes au XVII e siècle. Dans son article, repris dans L’école du silence, sur l’Imago primi saeculi Societatis Jesu, œuvre collective in-folio publiée en 1640 à Anvers pour célébrer le centenaire de la fondation 19 Roger Zuber, Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, Paris, Klincksieck, 1997, p. 232. Zuber insiste à juste titre sur ce fait négligé par la plupart des interprètes de Boileau. 20 Cf. III, vv. 193-204. 21 La Muse théologienne. Poésie et théologie en France de 1629 à 1680, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 21. 22 Cf. Jacques Le Brun, La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, p. 441. 23 Cf. Robert Spaemann, Fénelon. Reflexion und Spontaneität. Studien über Fénelon, Stuttgart, Klett-Cotta, 2 1990, p. 17. 28 Volker Kapp de la Compagnie de Jésus, Fumaroli privilégie les anciennes catégories rhétoriques d’atticisme et d’asianisme pour caractériser les phénomènes désignés par le « Barockbegriff » parce que « leur ancrage dans la conscience littéraire de l’époque » révèle les « partis pris, moraux, voire théologiques » et permet « de comprendre les textes littéraires dans leur rapport intime avec l’histoire des idées et avec l’histoire de la société » 24 . Il s’autorise de cette démarche en rappelant que la polémique en France contre les Lettres de Guez de Balzac se sert d’arguments déjà avancés pendant l’Antiquité par les atticistes contre les asianistes. À l’inverse, la préface écrite par Chapelain à l’Adone de Marino accuse des similitudes avec l’asianisme ovidien. Prenons un exemple pour illustrer les conséquences que les critiques tirent de ce constat. Christophe Bourgeois reconnaît le même antagonisme entre asianisme et atticisme dans les divergences qui opposent les définitions de la poésie chrétienne de Pierre Le Moyne et d’Antoine Godeau 25 . Il situe leurs « théologies poétiques […] au cœur d’une tension entre langage sacré et langage profane » et souligne que « le geste de rupture par rapport à la littérature profane ‹implique› une réflexion sur l’identité et le statut de la parole poétique, investie de valeurs contradictoires ». La conclusion qu’il en tire est que « l’âge baroque » constitue « un moment privilégié dans l’histoire des conceptions de la littérature » 26 . L’asianisme est en effet vilipendé dans le dernier quart du XVII e siècle qui marque l’apogée de l’atticisme français 27 . À cette époque le jésuite Marc-Antoine Foix s’indigne contre les prédicateurs « qui ne laissent pas de prêcher des extravagances, que l’on appelle concetti » 28 . Selon Foix, les hyperboles « avancées avec du sang froid, donnent toûjours de la défiance de la vérité ; dans le feu de l’action, les hyperboles paroissent plus naturelles, & sont mieux receues » 29 . Ce jésuite bannit les métaphores, même celles tirées de l’Ecriture sainte, du sermon parce que « le bon sens ne peut souffrir que l’on entreprenne de prouver dans tout un sermon ce qui ne peut être vray que dans un sens métaphorique » 30 . La catégorie du bon sens jouit d’un 24 Marc Fumaroli, L’école du silence. Le sentiment des images au XVII e siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 345. 25 Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1639), Paris, Champion, 2006, pp. 748-761. 26 Ibid., p. 32. 27 Cf. Volker Kapp, L’apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui ses moque de la rhétorique (1675-1700), dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950 publiée sous la direction de Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1999, pp. 707-786. 28 L’Art de prêcher la parole de Dieu contenant les règles de l’éloquence chrétienne, Paris, Pralard, 1687, pp. 160. 29 Ibid., p. 161-162. 30 Ibid., p. 288. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 29 grand prestige à cette époque. Les passions et le pathétique provenant des artifices de la grande éloquence lui semblent en revanche artificiels et froids, à moins que les affections soient exprimées d’une manière « naturelle ». Voici une autre catégorie rhétorique prestigieuse dans la seconde moitié du XVII e siècle 31 . Le père jésuite ne se rend évidemment pas coupable de sympathies mondaines quand il renvoie à un idéal de société, à savoir la conversation qui fournit le cadre dans lequel les expressions restent « naturelles » parce qu’elles « se présentent sans préméditation ». Dans le feu d’une conversation animée, on ne les cherche pas soigneusement ; aussi faut-il « se demander en composant, quel tour [on] donneroit à la pensée, & à l’affection qu’il veut exprimer, dans une conversation, où [on] tâcheroit avec ardeur, de porter un autre à prendre quelque importante résolution » 32 . L’art de la conversation qui n’est qu’un « cas particulier de ce naturel de la parole auquel prépare l’entraînement oratoire » 33 s’impose même au prédicateur qui se propose de toucher la bonne société 34 . Foix propage le style moyen et le modèle de la conversation qui sont bien en vogue dans l’atticisme français sans que ces principes oratoires soient une invention de la seconde moitié du XVII e siècle puisqu’on les trouve déjà dans la « petite méthode » de saint Vincent de Paul qui les invoque pour exiger « un style accomodant à la portée et au plus grand profit » 35 des auditeurs. Le recours à l’artifice oratoire s’explique d’après ce saint par « la grande perversité du monde » qui « a contraint les prédicateurs, pour leur débiter l’utile avec l’agréable, de se servir de belles paroles et de 31 Cf. Bernard Tocanne, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVII e siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Klincksieck, 1978. 32 L’Art de prêcher, p. 463-464. 33 Marc Fumaroli, La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, 1994, p. 298. 34 Il me semble pourtant erroné de reprocher aux prédicateurs d’exalter le style de vie du beau monde au lieu de fortifier la foi (Albert Biesinger - Heinz-Günther Schöttler, art. Predigt, dans Gert Ueding (éd.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. VII, Tübingen, Niemeyer, 2005, col. 87). Les deux auteurs citent l’article Katholische Predigt der Neuzeit de la Theologische Realenzyklopädie (Berlin-New York, De Gruyter, vol. XXVII), 1997 où R. Bitter soutient que les auditeurs ressentent dans la France du XVII e siècle la prédication « comme un événement culturel plutôt que comme une action liturgique » (« eher als ein Kulturereignis denn als ein gottesdienstlicher Vollzug » (col. 87)). 35 Entretiens spirituels aux missionnaires. Textes réunis et présentés par André Dodin, Paris, Seuil, 1960, p. 230. Cf. Volker Kapp, « Prêcher selon la ‹petite méthode›. Vincent de Paul et l’éloquence de la chaire au XVII e siècle », dans Vincent de Paul. Actes du Colloque International d’Études Vincentiennes Paris 25-26 septembre 1981, Rome, Edizioni Vincenziane, 1983, pp. 206-216. 30 Volker Kapp conceptions subtiles » 36 . Il faut pourtant « prêcher tout simplement » 37 , règle que le saint n’envisage pas seulement pour le sermon destiné aux simples fidèles, puisque, selon son expérience, « dans Paris et à la cour […] il n’y a point de meilleure méthode » 38 . Vincent de Paul admet que Nicolas Pavillon, évêque d’Alet, dut affronter « beaucoup de contradictions » et « de grandes oppositions » 39 quand il pratiqua pour la première fois la « petite méthode » à la cour, ce qui prouve que les auditeurs étaient habitués aux prêches inspirés d’une rhétorique asianiste. La méthode de saint Vincent s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui relève « d’une redécouverte de la Parole de Dieu, si caractéristique du renouveau catholique au XVII e siècle » 40 . S’autoriser de la Parole de Dieu, c’est récuser l’artifice oratoire et adhérer à un programme qui propage le style moyen, la clarté et la simplicité, règles qui se justifient tant dans le cadre d’une rhétorique atticiste marquée par le sublime selon Longin, interprété par Boileau, que dans le cadre d’un calvinisme ou du retour catholique à la simplicité du monde biblique. Le concept de simplicité, qui implique pour le saint l’humilité évangélique, est pourtant un terme technique complexe, ressortant aussi bien d’une théorie implicite ou explicite, que celui de naturel dont se sert le jésuite Foix. Ce sont des catégories qu’il faut par conséquent expliquer dans le cadre plus général de la rhétorique et de la théologie de l’époque. Le discours critique du XIX e siècle est hanté par la représentation de la simplicité, rattachée au XVII e siècle 41 , mais il associe la prédication devant la cour avec le triomphe du grand style dont Bossuet est censé être le virtuose 42 . N’est-ce pas un argument qui donne raison à ceux qui voudraient ranger Bossuet parmi les prédicateurs baroques ? L’article de Fumaroli sur l’Imago primi saeculi Societatis Jesu propose une vision plus nuancée. Au niveau des généralités, Fumaroli range l’ensemble de la catholicité post-tridentine entre 1600 et 1640 du côté de l’asianisme parce que ce type de rhétorique se propose de bouleverser et d’émerveiller les foules. Christian Mouchel justifie dans cette perspective le programme rhétorique 36 Entretiens spirituels aux missionnaires, p. 215. 37 Ibid., p. 436. 38 Ibid., p. 238sq. 39 Ibid., p. 238. 40 Emmanuel Bury, « Situation de l’éloquence sacrée durant les années de formation de Bossuet », dans Lectures de Bossuet. Le Carême du Louvre. Textes réunis par Guillaume Peureux, Rennes, PUR, 2001, p. 34. 41 Cf. Mariane Bury, La nostalgie du simple. Essai sur les représentations de la simplicité au XIX e siècle, Paris, Champion, 2004. 42 Cf. Anne Régent, « Le ‹grand style› dans le Carême du Louvre », dans Lectures de Bossuet, pp. 43-60. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 31 et catéchétique de Francesco Panigarola, prédicateur italien asianiste célèbre à son époque, par son inimitié contre « l’affectation rugueuse, parce qu’elle retrouve secrètement l’anti-romanisme de Luther et de Calvin » 43 . Fumaroli oppose de même « l’asianisme catholique » à l’atticisme protestant. Cette dimension confessionnelle saute aux yeux dès qu’on visite de nos jours les pays dominés autrefois par le catholicisme puisque la civilisation dite baroque est beaucoup plus visible dans les premiers que dans les régions dominées autrefois par le protestantisme. La France fournit également un terrain fertile à l’asianisme, terrain que Peter Bayley a exploré dans une anthologie de prédicateurs catholiques dits baroques (Jean Bertaut, Gaspar de Seguiran, Jean-Pierre Camus, Etienne Molinier) auxquels il associe toutefois les réformés Moïse Amyraut, Pierre du Moulin et Jean Daillé 44 . Les frontières entre les ouvrages littéraires des deux camps sont également assez floues. Les travaux récents invitent à distinguer entre l’attitude des controversistes confessionnels et celle des orateurs ou des poètes. Christophe Bourgeois distingue dans le domaine de la poésie religieuse des années 1570-1630, qu’il qualifie d’« âge baroque », les poètes catholiques et les poètes calvinistes, mais il aboutit à la conclusion « qu’une théologie ne saurait commander une stylistique » 45 . Quoiqu’il existe dans la poésie religieuse de cette époque « une convergence fondamentale entre poétique et théologie » 46 , La Ceppède se propose moins de faire « le récit d’une expérience intérieure individuelle » que d’élaborer dans Les Théorèmes « un poème méditant » 47 que certains spécialistes qualifient de baroque. Ce baroque catholique possède toutefois une affinité avec une certaine poésie religieuse des réformés. En bon calviniste, Du Plessis-Mornay recommande un style simple et négligeant 48 , tandis que le style de Du Bartas, qui partage ses convictions religieuses, s’en distingue étant donné qu’il « ne se dépouille jamais d’ornements » 49 . Les doctrines dans le domaine de la rhétorique traversent donc les frontières nettes 43 Rome franciscaine. Essai sur l’histoire de l’éloquence dans l’Ordre des Frères Mineurs au XVI e siècle, Paris, Champion, 2001, p. 423. 44 Selected Sermons of the French Baroque (1600-1650), ed. by Peter Bayley, New York - London, Garland, 1983. 45 Théologies poétiques de l’âge baroque, p. 638. 46 Ibid., p. 407. 47 Ibid., p. 423. 48 Cf. Michel Jeanneret, Poésie et tradition biblique au XVI e siècle. Recherches stylistiques sur les paraphrases des Psaumes de Marot à Malherbe, Paris, Corti, 1969, p. 168. 49 Yvonne Bellenger, « Les poèmes posthumes de Du Bartas et la Bible », dans Poésie et Bible de la Renaissance à l’âge classique 1550-1680. Actes réunis par Pascale Blum et Anne Mantero, Paris, Champion, 1999, p. 30. 32 Volker Kapp entre les confessions sans que le principe général énoncé par Fumaroli soit annihilé. Une complexité analogue se rencontre au niveau social. L’atticisme français se développe dans un milieu dont une partie du moins a lu les poésies du cavalier Marin 50 et l’a accueilli avec enthousiasme lors de son voyage en France : « le milieu de l’élite de la cour, soucieux de se distinguer de la plèbe par la pureté de la langue et l’économie élégante de l’expression » 51 . L’atticisme est un « choix stylistique ‹élitiste› » dont les foyers sont « les milieux érudits de la République des Lettres » et les « doctes magistrats comme ceux que rassemble le cabinet Dupuy à Paris » 52 . La situation en France est déterminée par le fait que le jansénisme est, selon Fumaroli, « un mouvement de réforme intellectuelle et morale dans la ligne du concile de Trente, mais s’adressant avant tout à une élite érudite et à une élite mondaine » 53 . L’ancienne vision d’un classicisme français tenait compte de cet argument sociologique (tout en en ignorant la dimension rhétorique) en insistant sur le côté janséniste aux dépens des jésuites, réhabilités seulement par Fumaroli dans sa thèse L’Age de l’éloquence, qui surmonte en même temps toute tentative de subsumer simplement le XVII e siècle français sous le baroque européen. Comment pourra-t-on jamais clarifier cette situation inextricable ? La querelle française entre atticisme et asianisme est marquée d’une part par l’hostilité entre les jésuites, qui veulent « toucher le plus grand nombre » et leurs adversaires jansénistes qui bénéficient « de solidarités de goût entre atticisme érudit et scientifique [et] atticisme mondain et augustinien » 54 . D’autre part le père Dominique Bouhours fait d’Eudoxe, dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, son porte-parole et, d’après Jean Rousset, « c’est toujours dans le camp des baroques qu’il va chercher ses ennemis pour leur reprocher l’affectation, le faste, l’outrance » 55 . Ce jésuite offre par ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène « comme un microcosme du classicisme, de ses évolutions et de ses tensions esthétiques » 56 . Voici de nouveau un exemple qui atténue les antagonismes nets dans le champ religieux. Faut-il en conclure que ce critère est superflu et que la rhétorique même encourage 50 Il n’est traduit en allemand qu’au XVIII e siècle par le poète protestant Brockes d’Hambourg cf. Italo Michele Battafarano, Dell’arte di tradur poesia, Bern, Lang, 2006, pp. 81-85. 51 Fumaroli, L’école du silence, pp. 344-345. 52 Ibid., p. 344. 53 Ibid., p. 345. 54 Ibid., p. 345. 55 La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Corti 1954, p. 244. 56 Les entretiens d’Ariste et d’Eugène. Édition établie et commentée par Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Paris, Champion, 2003, p. 18. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 33 à revenir à l’argumentation philosophique et à délaisser toute considération du côté religieux en faveur du cartésianisme, cher aux critiques littéraires du début du XX e siècle ? Cette idée serait séduisante, si les travaux récents n’invalidaient l’image ancienne du cartésianisme. Descartes marque sans aucun doute un tournant dans l’histoire des idées puisque son œuvre contribue à affranchir la France de la prédominance de la rhétorique et de la théologie. L’affinité de sa philosophie avec l’atticisme français est si grande que les critiques ont confondu longtemps la notion de raison dans l’Art poétique de Boileau avec celle de la pensée cartésienne. Son rationalisme devint synonyme de la mentalité du siècle des Lumières en oubliant que sa méditation philosophique « met à profit la culture dévote de son époque » 57 bien qu’elle apparaisse « comme l’expression laïcisée du mouvement méditatif à caractère religieux » 58 . Aux yeux de Descartes cette laïcisation ne signifie pas une hostilité. Aussi trouve-t-on dans ses Méditations des rapports intertextuels à la tradition théologique, oblitérée précisément par la participation tout intérieure au savoir théologien. C’est ainsi que par exemple la Seconde Méditation semble porter un souvenir du De Trinitate de saint Augustin, mais « les contemporains n’y ont pas pensé » 59 . Arnauld le « signale à Descartes » en 1648 et Clerselier le recopie « sans soupçonner que sa lecture pourrait éveiller l’idée d’un emprunt » 60 . La transposition du cartésianisme dans le domaine de la rhétorique par Bernard Lamy porte des traces évidentes de la théologie puisque son traité De l’Art de parler (1675) dans sa troisième version intitulée La Rhétorique ou l’Art de parler (1688) est suivi des Nouvelles Réflexions sur l’art poétique (1678) dont le but est « de situer l’interrogation sur la littérature dans une perspective religieuse » 61 . Ce point de vue amène une dénonciation violente du culte de la littérature grecque et romaine, de la prédominance d’Aristote dans la poétique de l’époque et une accusation de l’impact du paganisme sur l’imaginaire littéraire de la France chrétienne du XVII e siècle. Selon Gheeraert, « Lamy donne ainsi une image inattendue et dionysiaque du classicisme qui devient sous sa plume art de la folie et du déferlement des passions, vertige de l’illusion, chef-d’œuvre 57 Christian Belin, La Conversation intérieure. La Méditation en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2002, p. 249. 58 Huguette Courtès, « Méditations métaphysiques et méditations chrétiennes », dans La méditation au XVII e siècle. Rhétorique, art, spiritualité, sous la direction de Christian Belin, Paris, Champion, 2006, p. 110. 59 Henri Gouhier, Cartésianisme et Augustinisme au XVII e siècle, Paris, Vrin, 1978, p. 175. 60 Gouhier, Cartésianisme et Augustinisme, p. 175. 61 Tony Gheeraert dans Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique. Édition critique par Tony Gheeraert, Paris, Champion, 1998, p. 49. 34 Volker Kapp du trompe-l’œil et triomphe de l’imagination » 62 . Ce critique n’hésite pas à relever la proximité que la civilisation française du XVII e siècle acquiert sous ce biais avec les signes distinctifs du concept de baroque. Loin de le libérer ainsi du « peu de théologie » dont l’absence caractérise selon Fumaroli le concept de baroque, le retour à la perspective cartésienne confirme la nécessité de prendre en considération la pensée religieuse. Et l’argument du « goût baroque » du beau monde ? L’art oratoire, la codification de la langue française et sa maîtrise technique nécessitent, d’une part, du côté des gens de lettres la vulgarisation en français des modèles antiques, d’autre part l’apprentissage de la rhétorique française par le public mondain. Ces deux volets se conditionnent mutuellement, mais les modèles concrets de la conversation mondaine qu’on élabore dans ce cadre, pourraient être accusés malgré tout de goût baroque aussi bien que la tragédie lyrique. La preuve en est fournie par l’œuvre de René Bary qui se distingue par la haute vulgarisation de l’art oratoire de la République française des Lettres dans le beau monde, plus que par l’originalité de sa doctrine, destinée aux honnêtes gens nourris de la lecture de L’Astrée. Sa Rhétorique française, publiée en 1653 et plusieurs fois rééditée, est suivie en 1673 de Les secrets de notre langue. Seconde partie de la rhétorique française qui est « comme la suite naturelle de la théorie » 63 . La « rhétorique précieuse » 64 se traduit dans ses trois ouvrages sur la pratique de la conversation, publiés entre 1662 et 1675, par un penchant vers l’abondance oratoire qu’on pourrait rapprocher de la rhétorique dite baroque. Rappelons que Mademoiselle de Scudéry réunit dans les années 1680 les conversations de ses romans, qualifiés souvent de baroques, dans des volumes intitulés « conversations » 65 . Faut-il soutenir avec Claude Fleury que « l’humeur impatiente des Français ne s’accommode guère au style du dialogue qui doit imiter parfaitement la conversation » 66 ou reconnaître que la conversation, écrite ou parlée, reflète une civilisation et une manière de s’exprimer complexes ? Les exemples fournis par Bary sont ridiculisés comme exemples de « conversations pour le papier » 67 par Philippe-J. Salazar, qui 62 Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, pp. 122-123. 63 Bernard Beugnot, Les Muses classiques. Essai de bibliographie rhétorique et poétique (1610-1716), Paris, Klincksieck, 1996, p. 64. 64 Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996, p. 191. 65 Cf. Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997. 66 Claude Fleury, Écrits de jeunesse. Tradition humaniste et liberté de l’esprit. Édition critique établie et présentée par Noémi Hepp et Volker Kapp, Paris, Champion, 2003, p. 82. 67 Le culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Champion, 1995, p. 197. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 35 s’enthousiasme en revanche de sa Méthode pour bien prononcer un discours et le bien animer (1679). Selon ce critique, « Bary reste exemplaire, à mi-chemin entre deux mondes de la parole, celui des avocats-prédicateurs et celui des mondains » 68 . La culture oratoire des deux milieux semble fort différente et leur rencontre ne produit donc que des synthèses partielles. Pour conclure, il faut constater que l’univers de la rhétorique regroupe largement le champ du concept de baroque qu’il permet de préciser. Le terme de rhétorique baroque se révèle peu pertinent pour décrire véritablement les doctrines oratoires. Il devrait donc être expulsé du domaine des études rhétoriques voire même de celui de la critique littéraire. La prise en considération de l’histoire de la rhétorique a toutefois modifié le concept de baroque sans le rendre superflu. 68 L’art de parler. Anthologie de manuels d’éloquence. Choix et présentation par Phlippe- J. Salazar, Paris, Klincksieck, 2003, p. 189.