eJournals Oeuvres et Critiques 32/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2007
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Baroque, arabesque, grotesque

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2007
Dorothea Scholl
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Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Baroque, arabesque, grotesque Dorothea Scholl Dans l’histoire de l’esthétique, les concepts de baroque, d’arabesque et de grotesque ont en commun qu’ils ont été appliqués d’abord au domaine des arts figuratifs pour caractériser une esthétique non classique ou anti-classique et qu’ils ont été transférés par la suite à la littérature. Les similitudes ne se bornent pas là. Quand on compare les descriptions critiques de ces trois catégories, on est frappé de la coïncidence de certains critères. C’est-à-dire on trouve chez les critiques de l’arabesque et du grotesque et les critiques du baroque à peu près le même (méta-)langage pour caractériser leur objet : dynamisme, tension, mouvement, contorsion, ligne serpentine, métamorphose, polymorphisme, animisme, déguisement, goût du monstrueux, de l’abnorme, du macabre, du nocturne, de l’occulte, du bizarre, multiperspectivisme, polysémie, ouverture vers l’in(dé)fini, ludisme, caprice, prolifération, amplification, effets de choc, théâtralité, sensualité, monde renversé, mélange et union de contraires … Les choses se compliquent encore plus quand on examine les critères des critiques du maniérisme, de la modernité et de la postmodernité : c’est à peu près le même vocabulaire. Mais la confusion augmente toujours. Il arrive que le discours critique sur le sublime peut coïncider avec celui qui porte sur le grotesque, surtout quand l’aspect du terrible, du surhumain et de l’enthousiasme ou de la fureur poétique est accentué. Le discours sur le sublime peut encore coïncider avec celui qui porte sur le gothique. 1 Au XVIII e siècle, la catégorie de gothique est utilisée par maints critiques pour décrire le sublime avec la connotation du merveilleux, de l’incommensurable, du barbare et du sauvage. 2 Dès le XVII e siècle, on caractérise des phénomènes grotesques et 1 Voir Vijay Mishra, The Gothic Sublime, Albany, State Univ. of New York Press, 1994. 2 Kant associe - avec un jugement négatif - le gothique au grotesque ornemental, au ridicule et au sublime : « Die Barbaren, nachdem sie ihrerseits ihre Macht befestigten, führten einen gewissen verkehrten Geschmack ein, den man den gothischen nennt, und der auf Fratzen auslief. Man sah nicht allein Fratzen in der Baukunst, sondern auch in den Wissenschaften und den übrigen Gebräuchen. Das verunartete Gefühl, da es einmal durch falsche Kunst geführt ward, nahm eher eine jede andere natürliche Gestalt, als die alte Einfalt der Natur an und war 46 Dorothea Scholl arabesques de « gothique » et vice-versa. 3 Comme le constate Franco Simone, la culture baroque, « rigettata in blocco nelle tenebre medievali » par le siècle des lumières, a été identifiée au « gothique ». 4 Jean Rousset et Marcel Raymond voient dans le baroque effectivement une transformation des formes gothiques. 5 En tant que déviations de la norme classique basée sur la mimésis, tous ces concepts se trouvent au centre de jugements controversés qui vont de leur condamnation et marginalisation au moment du classicisme jusqu’à leur apothéose à l’époque du romantisme et dans la modernité. Les concepts d’arabesque et de grotesque comme catégories de longue durée Face à cette forêt de symboles, je me propose dans cette contribution à la question du baroque de réviser le baroque à la lumière du grotesque et de l’arabesque pour examiner ces trois concepts en général dans leur valeur heuristique. Je voudrais le faire en tenant compte des œuvres autant que des critiques. D’abord j’essayerai d’éclaircir ces trois notions à partir de la réception romantique du baroque, pour ensuite me tourner vers l’époque dite baroque elle-même afin de voir le rôle que les catégories de grotesque et d’arabesque jouent dans la création et la réception d’une esthétique baroque. Car il faut voir qu’à la différence du concept de baroque, établi dans le dernier tiers du XIX e siècle et adopté par un grand nombre de critiques postérieurs, ceux de grotesque et d’arabesque ont une histoire qui remonte beaucoup plus loin. Également issus du domaine des arts, ils ont été associés entweder beim Übertriebenen, oder beim Läppischen. Der höchste Schwung, den das menschliche Genie nahm, um zu dem Erhabenen aufzusteigen, bestand in Abenteuern. Man sah geistliche und weltliche Abenteurer und oftmals eine widrige und ungeheure Bastardart von beiden. […] ». Immanuel Kant, Träume eines Geistersehers und andere vorkritische Schriften : Werke I, Köln, Könemann, 1995, p. 254. 3 Claude Fleury assimile le gothique à l’arabesque et défend une architecture « arabesque » (= gothique) lorsqu’elle est destinée au culte catholique, mais critique « ces bâtiments gothiques si chargés de petits ornements et si peu agréables, qu’aucun architecte ne voudrait les imiter ». Cité par Franco Simone, Umanesimo, Rinascimento, Barocco in Francia, Milano, Mursia & C., 1968, p. 378. 4 Ibid., p. 377. 5 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, Corti, 1954, pp. 89-92 ; p. 233 ; Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, Corti, 1955, p. 15. Baroque, arabesque, grotesque 47 à la ligne serpentine et au caprice et appliqués dès le début du XVI e siècle à la littérature. 6 Je distinguerais donc entre des catégories de longue durée - comme le sublime, le grotesque, l’arabesque - et des catégories de courte durée, appliquées postérieurement à la formation d’un style d’une époque délimitée ou à l’intérieur d’une époque donnée - comme Renaissance, maniérisme, baroque, préciosité, classicisme -, tout en étant consciente du fait que les catégories de courte durée peuvent être utilisées de manière transhistorique. 7 Dans les deux cas, ces catégories sont sujettes à des variations historiques et des évaluations changeantes. Lorsqu’on les applique à un auteur d’une époque donnée, il faudrait voir à chaque fois dans quel sens l’auteur ou l’époque comprennent cette catégorie. C’est à partir de textes littéraires, de préfaces, de passages métapoétiques, métadramatiques, métanarratifs, comme aussi à partir de querelles littéraires qu’on peut reconstituer une esthétique baroque. Ceux qui l’ont essayé ont souligné justement son hétérogénéité et sa diversité. 8 Mais aucun des auteurs du XVI e et du XVII e siècle dits aujourd’hui « baroques » ne se considérait comme tel. 9 Les catégories de longue durée présentent donc l’avantage d’être des catégories qui permettent aux auteurs de se situer eux-mêmes. En même temps, elles entrent dans le discours critique contemporain ou postérieur. Au XVI e siècle, le grotesque, identifié en général à l’arabesque, est une référence esthétique importante qui se déplace du domaine des arts figuratifs 6 Dans mon étude Von den «Grottesken» zum Grotesken. Die Konstituierung einer Poetik des Grotesken in der italienischen Renaissance, Münster, Lit Verlag (Ars Rhetorica ; Bd. 11), 2004 j’ai analysé différents types du passage du grotesque dans l’art au grotesque dans la littérature à l’époque de la Renaissance, notamment dans l’Hypnerotomachia Poliphili, chez Léonard de Vinci, Michelange, Cellini, Lomazzo et les théoriciens du grotesque à l’époque du Concile de Trente. Dans la suite, je me dispense de renvoyer encore une fois à cette étude. 7 En témoignent les théories du baroque d’Eugenio d’Ors et de Claude Roy qui découvrent à travers les époques et à travers les cultures du monde un baroque éternel. Voir Eugenio d’Ors, Du Baroque, Paris, Gallimard, 1935 et Claude Roy, Arts baroques, Paris, Robert Delpire, 1963. 8 Voir p.ex. Cecilia Rizza, « Per uno studio delle poetiche del barocco letterario in Francia », dans Contributi dell’Istituto di filologia moderna, Serie francese V (1968), pp. 163-201 ; Wilfried Floeck, Esthétique de la diversité. Pour une histoire du baroque littéraire en France, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1989 (= Biblio 17, 43) ; et plusieurs contributions dans Sebastian Schütze (éd.), Estetica barocca, Rome, Campisano, 2004. 9 Le même constat peut être fait par rapport aux « classiques ». Voir à ce propos Marc Fumaroli, « Retorica sacra, retorica divina : les souches mères de l’art dit Baroque », dans Sebastian Schütze (éd.), op. cit., p. 14. 48 Dorothea Scholl (Fig. 1) dans le domaine de la littérature. Ainsi Lomazzo, soulignant l’aspect pluridimensionnel et métaphorique du grotesque, déclarait avoir écrit ses poésies « ad imitatione de i Grotteschi vsati da’ pittori », 10 et Montaigne comparait son écriture également aux « crotesques » de la peinture : Considerant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ? Desinit in piscem mulier formosa superne. 11 Montaigne, utilisant la métaphore de corps monstrueux pour désigner son œuvre, assimile le grotesque dans l’art au monstrueux dans la nature. À chaque fois, il s’agit d’une transgression d’un ordre donné - l’ordre de l’art et l’ordre de la nature. À la différence du burlesque, qui repose sur le principe de l’inversion ou de la dégradation comique et prend une connotation plus restreinte, 12 le 10 Giovan Paolo Lomazzo, RIME / DI GIO. PAOLO LOMAZZI / MILANESE PITTORE, diuife in sette Libri. Nelle quali ad imitatione de i Grotteschi vsati da’ pittori, ha cantato le lodi di Dio, & de le cose sacre, di Prencipi, di Signori, & huomini letterati, di pittori, scoltori, & architetti, ET POI Studiosamente senza alcun certo ordine, e legge accopiato insieme vari & diuersi concetti tolti da Filosofi, Historici, Poeti, & da altri Scrittori. DOVE SI VIENE A DIMOSTRARE la diuersità de gli studi, inclinationi, costumi, & capricci de gli huomini di qualunque stato, & profeßione ; Et però intitolate Grotteschi, non solo diletteuoli per la varietà de le inuentioni, mà vtili ancora per la moralità che vi si contiene. CON LA VITA DEL AVTTORE descritta da lui stesso in rime sciolte. IN MILANO, Per Paolo Gottardo Pontio, l’anno 1587. 11 Michel Eyquem Seigneur de Montaigne, Œuvres complètes, éd. par Albert Thibaudet et Maurice Rat (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1962, p. 181 (Essais, I, XXVIII). 12 Sur le burlesque voir Isabelle Landy-Houillon, Maurice Ménard (éds.), Burlesque et formes parodiques. Actes du Colloque du Mans (4-7 décembre 1986), Paris- Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987 (= Biblio 17, 33) ; Giovanni Dotoli, « Pour une définition du burlesque », dans Australian Journal for French Studies vol. XXXIII [numéro dédié à Gaston Hall], no. 3 (1996), pp. 330-348 ; Dominique Bertrand (éd.), Poétiques du burlesque, Paris, Champion, 1998. Sur le statut et l’esthétique du burlesque au XVII e siècle voir également Claudine Nédelec, « Propositions pour une histoire de la catégorie burlesque », dans Les dossiers du Gihl, Nédelec-2, Le XVII e siècle [en ligne], mis en ligne le 16 mai 2007. URL : http: / / dossiersgrihl.revues.org/ document331.html. Claudine Nédelec y tient compte du goût pour le grotesque de Gaston d’Orléans et des poètes dans son entourage. Baroque, arabesque, grotesque 49 grotesque devient un principe propre à mettre en cause tout ordre donné - qu’il s’agisse de l’ordre d’un discours, d’une œuvre d’art, d’un système établi ou d’un comportement. Ainsi, le grotesque peut donc intégrer le burlesque ou le carnavalesque, mais il ne peut pas y être réduit. 13 Tandis que pour Lomazzo et Montaigne le grotesque a un sens heuristique, au cours du XVII e siècle, il est de plus en plus attaqué. La Sirène d’Horace qui est chez Montaigne la figure de proue, devient alors l’emblème pour le grotesque au sens négatif dans l’art et dans la littérature. Selon Boileau, il n’est pas permis « de confondre toutes choses, de renfermer dans un même Corps mille espèces differentes, aussi confuses que les rêveries d’un malade; de mêler ensemble les choses incompatibles; d’accoupler les Oiseaux avec les Serpens, les Tigres avec les Agneaux ». 14 Ce refus du grotesque va de pair avec le refus de ce qu’on entend aujourd’hui par l’esthétique baroque qui apparaît aux adeptes de la « régularité » comme monstrueuse. 15 À leurs yeux, le grotesque est le signe d’une corruption des formes - sur le plan de l’esthétique comme sur le plan de l’éthique. Le roman comique est attaqué autant que l’épopée « moderne » assimilée au roman comique. Chapelain, visant l’épopée baroque, associe les digressions dans le poème héroïque « moderne » aux grotesques dans la peinture qu’il considère comme l’expression d’un manque de goût et de savoir-faire : […] on ne trouvera point chez eux [les Anciens] de ces épisodes postiches et sans dépendance qui n’ont pour objet que le plaisir et qui tiennent plus de la poésie romanesque que de l’héroïque. Ce qui en a infecté la moderne poésie a été l’ignorance de l’art, laquelle a produit ces narrations informes, à quoi les peuples grossiers se sont plus comme aux grotesques de la renaissante peinture, pour ne point être capables de sentir ce que l’art a de mieux. 16 Et Boileau suggère également qu’il serait l’expression d’un esprit grossier dont le peuple serait le symbole. 17 Cette dégradation burlesque ou carnava- 13 Cet aspect a été mis en valeur et développé par Philippe Morel, Les Grotesques. Les figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris, Flammarion (Idées et Recherches), 1997, pp. 92-96. 14 Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1966, pp. 310-311 [Dissertation sur Joconde]. 15 Voir à ce propos Didier Souiller, « Le monstrueux et le régulier : une antinomie de la poétique baroque européenne (1600-1650) », dans Revue de littérature comparée 308 (2003-2004), pp. 437-448. 16 Jean Chapelain, Opuscules critiques, publ. avec une introduction par Alfred C. Hunter, Paris, Droz, 1936 (STFM), p. 491. 17 Boileau qualifie le burlesque de « langage des Halles » et le réserve « aux Plaisans du Pont-neuf ». (Art Poétique I, voir vv. 81-97). 50 Dorothea Scholl lesque du grotesque se fait remarquer aussi dans la critique de Desmarets de Saint-Sorlin : Le peuple a l’esprit si grossier et si extravagant, qu’il n’ayme que des nouveautez grotesques. Il courra bien plustost en foule pour voir un monstre, que pour voir quelque chef-d’œuvre de l’art, ou de la nature. Je crois mesmes qu’il y a des Poëtes, qui pour contenter le vulgaire, font à dessein des pieces extravagantes, pleines d’accidens bijarres [sic, de « bizarre » et de « bigarrure »], de machines extraordinaires, et d’embroüillemens de Scenes, et qui affectent des vers enflez et obscurs, et des pointes ridicules au plus fort des passions : pourveu que les accidens soient estranges. 18 Pour tous ces critiques, la catégorie de grotesque, accompagnée d’un jugement de valeur négatif, est utilisée pour condamner l’esthétique des œuvres baroques. C’est avec le romantisme que le grotesque et l’arabesque reprennent une connotation positive. Dans la théorie de Victor Hugo, le grotesque est un signe de la modernité. Dans la pensée des Modernes […] le grotesque a un rôle immense. Il y est partout; d’une part, il crée le difforme et l’horrible; de l’autre, le comique et le bouffon. 19 Dans la Préface de Cromwell, Hugo utilise la catégorie du grotesque pour décrire un certain nombre d’œuvres de l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance et du baroque. Aux yeux d’Hugo, Shakespeare représente « la sommité poétique des temps modernes. » 20 Il incarne le grotesque au sens noble comme mode d’expression esthétique et ontologique d’une universalité et d’un déchirement propres à la modernité. Shakespeare, c’est le drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie […]. 21 Dans son essai sur Shakespeare, Hugo rattache le théâtre de Shakespeare à l’arabesque : « Qu’est-ce que la Tempête, Troïlus et Cressida, les Gentilshommes de Vérone, les Commères de Windsor, le Songe d’été, le Songe d’hiver ? c’est la fantaisie, c’est l’arabesque. » 22 18 Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires [1637], éd. crit. par Gaston Hall, Paris, Mercure de France (STFM), 1963, pp. 7-8. 19 Victor Hugo, « Préface de Cromwell » [1827], dans Cromwell. Chronologie et introduction par Anne Ubersfeld, Paris, GF-Flammarion, 1968, p. 71. 20 Ibid., p. 75. 21 Ibid. 22 Victor Hugo, William Shakespeare [1864], dans Œuvres complètes, Vol. 10 : Critique. Présentation de Jean-Pierre Reynaud, Paris, Laffont, 1985, p. 344. Baroque, arabesque, grotesque 51 L’arabesque (Fig. 2), définie déjà par Friedrich Schlegel comme « la forme la plus ancienne et la plus primitive de la fantaisie humaine », 23 connaît comme le grotesque un renouveau d’intérêt à l’époque romantique. 24 En décrivant l’arabesque, Victor Hugo utilise des champs métaphoriques qu’on pourrait mettre en corrélation avec ceux que la critique moderne a adoptés pour le baroque : L’arabesque dans l’art est le même phénomène que la végétation dans la nature. L’arabesque pousse, croît, se noue, s’exfolie, se multiplie, verdit, fleurit, s’embranche à tous les rêves. L’arabesque est incommensurable ; il y a une puissance inouïe d’extension et d’agrandissement ; il emplit des horizons et en ouvre d’autres ; il intercepte les fonds lumineux par d’innombrables entrecroisements, et, si vous mêlez à ce branchage la figure humaine, l’ensemble est vertigineux ; c’est un saisissement. On distingue à claire-voie, derrière l’arabesque, toute la philosophie ; la végétation vit, l’homme se panthéise, il se fait dans le fini une combinaison d’infini, et, devant cette œuvre où il y a de l’impossible et du vrai, l’âme humaine frissonne d’une émotion obscure et suprême. 25 À sa description de l’arabesque, Hugo ajoute toutefois un précepte normatif qui révèle une inquiétude - peu romantique - face à la force sauvage et capricieuse de la nature et témoigne d’une attitude qu’on pourrait appeler le « classicisme des romantiques » : 23 « […] gewiß ist die Arabeske die älteste und ursprüngliche Form der menschlichen Fantasie. » Cité par Karl Konrad Polheim, Die Arabeske. Ansichten und Ideen aus Friedrich Schlegels Poetik, München-Paderborn-Wien, Schöningh, 1966, p. 127. 24 Voir à propos de l’arabesque Polheim, op. cit. ; Jacek Wozniakowski, « De l’Arabesque romantique », dans Polish Art Studies III : Past and Present, Wroclaw-Warszawa-Kraków-Gdansk-Lódz Zaklad Narodowy im. Ossolinskich Wydawnictwo Polskiej Akademii Nauk, 1982, pp. 57-69 ; Gerhart von Graevenitz, Das Ornament des Blicks. Über die Grundlagen des neuzeitlichen Sehens, die Poetik der Arabeske und Goethes ‹West-östlichen Divan›, Stuttgart, Metzler, 1994 et les nombreux travaux de Günter Oesterle, entre autres : « Arabeske und Roman. Eine poetikgeschichtliche Rekonstruktion von Friedrich Schlegels ‹Brief über den Roman› », dans Dirk Grathoff (éd.), Studien zur Ästhetik und Literaturgeschichte der Kunstperiode, Frankfurt am Main, 1985, pp. 233-292 ; « Vorbegriffe zu einer Theorie der Ornamente. Kontroverse Formprobleme zwischen Aufklärung, Klassizismus und Romantik am Beispiel der Arabeske », dans Herbert Beck, Peter-C. Bol, Eva Maek-Gérard (éds.), Ideal und Wirklichkeit in der bildenden Kunst des späten 18. Jahrhunderts, Berlin (Frankfurter Forschungen zur Kunst ; 11), 1984, pp. 119-139 ; « Arabeske », dans Karlheinz Barck, Martin Fontius, Wolfgang Thierse (éds.), Ästhetische Grundbegriffe. Studien zu einem historischen Wörterbuch, Berlin, Akademie-Verlag, 1990, Bd. I, pp. 272-286. 25 Victor Hugo, William Shakespeare, éd. cit., p. 344. 52 Dorothea Scholl Du reste, il ne faut laisser envahir ni l’édifice par la végétation, ni le drame par l’arabesque. 26 Dès qu’on entre dans le détail, les distinctions claires peuvent se brouiller et s’effacer. Le « baroque » et le « romantisme » peuvent contenir des éléments « classicistes », et le « classicisme » peut contenir des éléments « grotesques » et « arabesques ». Le grotesque, par sa nature même, s’adapte aux styles différents. Quand on suit l’histoire du grotesque, on constate qu’il s’agit d’une para-esthétique, c’est-à-dire une esthétique qui accompagne d’autres esthétiques et qui peut s’unir - en l’affirmant ou en la déjouant - à n’importe quelle esthétique de n’importe quelle époque et de n’importe quelle culture. Elle peut s’unir à la rigueur même à l’esthétique classiciste : en témoignent les décorations murales de Thorwaldsen qui imite les « grotesques » de la Domus Aurea dans le style néoclassiciste. Mais le plus souvent, les néoclassicistes attaquent l’« inutile beauté » de l’arabesque et du grotesque dont l’existence révèle une luxuriance ornementale qui enchante ceux qui comme Théophile Gautier proclament le principe de l’art pour l’art et inquiète ceux qui plaident pour l’austérité et pour l’épargne. Ainsi Francesco Milizia répète la critique de Vitruve face aux « grotesques » de l’Antiquité pour condamner l’architecture baroque (ante litteram) qu’il associe dans le sens négatif à l’arabesque, au caprice, à la tromperie et à la folie : Nella decorazione l’abuso del piacere ha portato il capriccio ad impiegare per semplici ornamenti le parti essenziali della costruzione. Quindi colonne che nulla sostengono, e annichiate, e incastrate, e spirali, e torse. Quindi frontespizi inopportuni, insignificanti, e contraffatti, e alla rovescia. Il maggior sfogo del capriccio è negli ornamenti arbitrari. Arbitrari sono quegli ornamenti che non sono necessari ; e qual ornato è necessario ? […] Che cosa sono dunque i mascheroni, le conchiglie, le lumache, i cartocci, le ghirlande, e tanti fogliami, e fruttami, e bestiami, e tanti arnesi profusi alla rinfusa ? Capricci. E che cosa sono i rabeschi ? Arcicapricci, cioè bizzarrie, follie. 27 Comme à la fin du XV e siècle, la découverte des « grotesques » dans la Domus Aurea à Rome a bouleversé l’image de l’Antiquité et déclenché un grand débat autour du grotesque dans les arts et dans la littérature, la découverte de Herculaneum et de Pompéi au XVIII e siècle a forcé une fois de nouveau à mettre en question les idées courantes sur l’Antiquité classique et a animé le débat romantique sur l’arabesque et réanimé le débat sur le grotesque, 26 Ibid. 27 Dizionario delle Belle Arti del Disegno, dans Opere complete di Francesco Milizia riguardanti le Belle Arti, tomo II, Bologna, 1827, p. 209. Cité d’après Bruno Contardi, La Retorica e l’architettura barocca, Roma, Bulzoni, 1978, p. 71. Sur la relation que Milizia établit entre baroque, bizzare et capricieux voir ibid., pp. 70-72. Baroque, arabesque, grotesque 53 assimilé parfois à l’arabesque. Après avoir été longtemps dénigrés et marginalisées, ces deux catégories, de première importance pour l’auto-positionnement des romantiques comme « modernes », sont désormais au centre des réflexions concernant la littérature et les arts. Les Grotesques de Théophile Gautier Lorsqu’en 1844 Théophile Gautier réunit sous le titre Les Grotesques dix portraits d’auteurs oubliés ou maudits du XV e jusqu’au XVII e siècles, il pouvait être sûr du succès de son ouvrage dans les milieux des romantiques, le concept de grotesque venant d’être revalorisé par Victor Hugo dans la Préface de Cromwell. Avec ses Grotesques, Gautier s’inscrit dans la polémique anti-classique des romantiques à la recherche d’ancêtres. « Je vous avoue que tout le mal que l’on disait de Théophile de Viau me semblait adressé à moi, Théophile Gautier », écrit-il. Et il ajoute : « J’aurais volontiers battu le régent Boileau pour le vers coriace où il outrage mon pauvre homonyme ». 28 Adoptant la théorie hugolienne du grotesque, Gautier découvre chez les « victimes » de Boileau une esthétique différente de l’esthétique « classique », une esthétique qui, au lieu de rejeter la représentation de certains aspects de la nature, accepte le laid, le difforme, l’irrégulier, le monstrueux et qui, au lieu de suivre les normes de l’expression codifiée, rejette les règles et cultive une liberté d’expression sans pour autant renoncer à une modélisation esthétique. Aux yeux de Gautier, cette esthétique de la liberté et du caprice communique une vision plus complète, plus authentique et plus « moderne » de l’existence que l’esthétique classique qui hiérarchise différents niveaux anthropologiques et esthétiques. Ainsi le grotesque, du fait qu’il existe au niveau ontologique et même métaphysique, est indispensable à l’œuvre d’art réputée de représenter la totalité de la vie : […] le grotesque […] a toujours existé, dans l’art et dans la nature, à l’état de repoussoir et de contraste. La création fourmille d’animaux dont on ne peut s’expliquer l’existence et la nécessité que par la loi des oppositions. 28 Théophile Gautier, Les Grotesques. Texte établi, annoté et présenté par Cecilia Rizza, Schena-Paris, Nizet, 1985, p. 112. Il s’agit du vers « Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître / S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître ! » (Voir Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé V,2, vv. 1227-1228 dans Théâtre du XVII e siècle I, éd. par Jacques Scherer, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1975, p. 285). Boileau avait critiqué ce vers, voir Boileau, op. cit., p. 3 (Préface de 1702). Édmond Rostand s’amuse à déformer le vers dans son Cyrano de Bergerac (I,4) : « Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître / A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! » 54 Dorothea Scholl Leur laideur sert évidemment à faire ressortir la beauté d’êtres mieux doués et plus nobles ; sans le démon, l’ange n’a pas de valeur ; le crapaud rend plus sensible et plus frappante la grâce du colibri. La vie est multiple, et beaucoup d’éléments hétérogènes entrent dans la composition des faits et des évènemens. La scène la plus touchante a son côté comique, et le rire s’épanouit souvent à travers les pleurs. Un art qui voudrait être vrai devrait donc admettre l’une et l’autre face. La tragédie et la comédie sont trop absolues dans leurs exclusions. Aucune action n’est d’un bout à l’autre effrayante ou risible ; il y a des choses fort comiques dans les évènemens les plus sérieux, et des choses fort tristes dans les plus bouffonnes aventures. 29 Chez Gautier, on constate que malgré tout, la hiérarchie, quoique affaiblie, persiste : le sublime est la Belle et le grotesque est la Bête. Pour Gautier, qui rejoint la vision d’Hugo, le grotesque est opposé et subordonné au sublime. Mais, malgré cette « infériorité », il est plus proche de la vérité. Les auteurs choisis par Gautier - dont Scalion de Virbluneau, Théophile de Viau, Pierre de Saint-Louis, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, Guillaume Colletet, Georges de Scudéry et Scarron - sont grotesques dans la mesure où ils sont excentriques et inégaux du point de vue de leur esthétique comme du point de vue de leurs idées. À l’exception de Chapelain qui devient chez Gautier le type de l’académicien ennuyeux, sec, sans talent, mais s’arrogeant le droit de critiquer les autres, ils sont spontanés, francs, « pittoresques » et font preuve souvent d’une moralité extravagante propre à épater le bourgeois. Mais même un personnage comme Chapelain avec sa « sécheresse » et sa « dureté » est considéré par Gautier comme un original et pour cette raison obtient le droit de figurer dans cette « collection de têtes grimaçantes » 30 pour laquelle Gautier avait à l’origine prévu également des portraits d’Alexandre Hardy et de Du Bartas. 31 La plupart des auteurs que Gautier « ressuscite » sous le dénominateur commun de « grotesques » sont aujourd’hui rangés sous l’étiquette de baroques. Gautier souligne leur dynamisme, l’indépendance de leur esprit, leur style varié, leur désinvolture, leur allure capricieuse et leur sensualité. Ils transgressent les normes et les bornes, ils mélangent et combinent les genres, les styles et les tons, ils mettent en union bassesse et noblesse, grossièreté et préciosité, le beau et le laid, le sérieux et le bouffon. Dans leurs œuvres, Gautier constate la fréquence de moyens d’expression particuliers 29 Gautier, Les Grotesques, éd. cit., p. 403 (« Scarron »). On trouve des remarques semblables dans les textes de l’époque baroque chez tous ceux qui défendent les genres de la tragicomédie ou du roman comique (p.ex. dans la préface à Tyr et Sidon de Jean de Schélandre par François Ogier). 30 Gautier, Les Grotesques, éd. cit., p. 449 (Postface). 31 Voir l’introduction de Cecilia Rizza dans ibid., p. 18. Baroque, arabesque, grotesque 55 tels qu’hyperboles, métaphores prolongées ou accumulées, rébus et concetti, amplification, expansion, ornementation abondante, ostentation, hybridité générique. Tous ces éléments relevés par Gautier correspondent à ce que la critique du baroque a désigné comme caractères essentiels du baroque. 32 Or, à l’époque où Gautier publie ses Grotesques, la notion de baroque n’est pas établie dans ce sens-là, et Gautier, quand il recourt au terme de « baroque » pour caractériser ses auteurs, l’utilise dans son acception ancienne comme synonyme de bizarre, d’irrégulier, de capricieux, de tordu et de fantastique. Dans ce sens, l’emploi du terme de « baroque » lui permet de décrire le style déviant du style « classique ». Afin de situer ses auteurs d’un point de vue esthétique, il recourt donc aux catégories « anciennes » de grotesque et d’arabesque. 33 Pour Gautier, baroque, arabesque et grotesque sont intimement liés et font un contrepoids à l’esthétique classique : Cependant, en dehors des compositions que l’on appelle classiques, et qui ne traitent en quelque sorte que des généralités proverbiales, il existe un genre auquel conviendrait assez le nom d’arabesque, où, sans grand souci de la pureté des lignes, le crayon s’égaye en mille fantaisies baroques. 34 Pour les romantiques, l’arabesque et le grotesque deviennent alors des catégories qui permettent de saisir la continuité à travers les époques, et cette continuité s’inscrit dans le paradigme de la modernité, d’une modernité qui se renouvelle dans le cours de l’histoire à chaque fois où l’ordre de la représentation « classique » est brisé. Avec ces deux catégories, ils découvrent des affinités électives et créent des familles d’esprit, familles dont la généalogie remonte loin et dépasse les frontières entre les arts. 32 Parmi les nombreuses études je tiens à signaler pars pro toto les suivantes : Jean Rousset, op. cit. ; Jüri Talvet, « Immobility and Dynamics of the Baroque », dans Poeetiliste süsteemide dünaamika - Dinamika poeticeskich sistem. Studia metrica et poetica - Trudi po metrike i poetike, Tartu, Tartu Ülikooli Toimetised, 1987, pp. 3-27 ; Didier Souiller, La littérature baroque en Europe (1580-1660), Paris, PUF (Littératures modernes, 44), 1988 ; Bernard Chedozeau, Le Baroque, Paris, Nathan, 1989 ; Jean- Pierre Chauveau, Lire le baroque, Paris, Dunot, 1997. 33 Il lui arrive aussi de leur trouver des traits « romantiques », comme d’autres auteurs qui qualifient leurs ancêtres baroques de « romantiques », p.ex. Rémy de Gourmont, « Théophile, poète romantique », dans Promenades littéraires, Troisième Série, Paris, Mercure de France, 9 e éd. 1924, pp. 195-206. En même temps on découvre aussi le « romantisme des classiques » : Émile Deschanel, Le romantisme des classiques, Paris, Calman-Lévy, 1883, Reprint Genève, Slatkine 1970. 34 Gautier, Les Grotesques, éd. cit., p. 452. (Postface). 56 Dorothea Scholl La danse grotesque de Saint-Amant Gautier associe le grotesque chez Saint-Amant au gothique et à l’art caricatural de Jacques Callot évoquant les scènes de la commedia dell’arte (Fig. 3-4) : […] le grotesque, cet élément indispensable que des esprits étroits et minutieux ont voulu rejeter du domaine de l’art, abonde chez lui [Saint- Amant] à chaque vers, et se tortille au bout des rimes aussi capricieusement que les guivres et les tarasques au bout des gouttières gothiques et sous les porches des vieilles cathédrales. […] Son trait est fin et brusque à la manière de Callot, avec quelque chose d’excessif et d’étrange qui fait que les figures qu’il dessine ont des airs de famille avec les Tartaglia, les Brighelle et les Pulcinelli du graveur lorrain. 35 Il est intéressant de voir que souvent, des motifs de Callot ont été intégrés dans les décorations arabesques ou grotesques (voir fig. 2). Au XIX e siècle, c’est aussi par l’intermédiaire de Callot qu’on renoue avec le grotesque dans le sens originel. Un exemple significatif est E.T.A. Hoffmann avec ses Fantasiestücke in Callots Manier (1814), Nachtstücke (1817-18), Die Serapionsbrüder (1819-21) et Prinzessin Brambilla. Ein Capriccio nach Jakob Callot (1821). Hoffmann redécouvre l’aspect fantastique et occulte du grotesque avec toutes les associations que l’étymologie impliquait. 36 Gautier, de son côté, était un grand admirateur de Callot et d’Hoffmann, et il est bien possible que ce soit aussi par leur intermédiaire qu’il trouve une approche plus adéquate à la poésie de Saint-Amant. Aujourd’hui il est devenu normal de parler à propos de Saint-Amant d’une esthétique du grotesque. Son œuvre réunit le grotesque fantasque, mélancolique, lugubre et inquiétant et le grotesque burlesque, pantagruélique et carnavalesque. 37 Moins connu est le fait que Saint-Amant se situait lui-même et était situé par ses contemporains par rapport au grotesque dans toutes ses dimensions multiples qui existent à l’époque. Il avait été chargé « de la partie comique du Dictionnaire [de l’Académie], avec mission spéciale 35 Ibid., pp. 214-215 (« Saint-Amant »). 36 Cet aspect a été souligné par Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 7 1996, pp. 149-150. 37 Voir p.ex. Richard A. Mazzara, « The Anti-Hero in Saint-Amant », dans Kentucky French Language Quarterly 9 (1962), p. 126 ; Alice Rathé, « La notion du caprice dans la poésie de Saint-Amant », dans PFSCL 14,2 (1981), pp. 151-162 ; Luciano Erba, « Grimaces et melon », dans Ulrich Döring, Antiopy Lyroudias, Rainer Zaiser (éds.), Ouverture et Dialogue, Mélanges offerts à Wolfgang Leiner, Tübingen, Narr, 1988, pp. 147-151 ; Susan K. Silver, « Questioning Taste : Saint-Amant and the Poetic Grotesque », dans PFSCL XXVI (1999) No. 50, pp. 159-173. Baroque, arabesque, grotesque 57 de recueillir les termes grotesques ». 38 « Je m’esgueule de rire, escrivant d’une broche/ En mots de Pathelin ce grotesque Sonnet », écrit-il dans un sonnet dont le dernier vers manque à dessein formé. 39 Dans son Poète crotté, dans Le Paresseux, dans Les Visions et d’autres poèmes, le grotesque devient pour lui un moyen de satire et d’auto-ironie. Saint-Amant participe à la culture grotesque des mascarades et ballets de Cour. Il adopte le genre du caprice provenant de l’Italie. 40 Dans La Petarrade aux rondeaux, il emblématise le caprice (Fig. 5) comme un « Fou divin » inspiré par la fureur poétique. 41 Dans la préface au Passage de Gibraltar, il associe ses caprices héroï-comiques aux ballets grotesques : On peut dire qu’il est de ces Pieces [les caprices héroï-comiques] comme de ces Balets grotesques, qui estant dancez d’ordinaire par les plus excellents Baladins sur les Airs du mouvement le plus admirable, plaisent plus aux Spectateurs, avec leurs habits estranges, leurs masques bizarres & leurs postures merveilleuses, que ne font ces Balets serieux, ces Moralitez muëttes, dont les desmarches sont trop adjustées, & où le plus souvent il ne se voit rien de beau que l’esclat & la magnificence. 42 Cette mise en contraste antinomique entre le sérieux, le solennel et le majestueux d’un côté et le grotesque, le bizarre et le mouvementé d’autre part correspond à la vision de Gautier qui, grâce à son affinité élective, réussit à valoriser tous les aspects dans la poésie de Saint-Amant qui à la 38 M. Le Duc de la Force, « La fondation de l’Académie française », dans Trois siècles de l’Académie française, par les Quarante, Paris, Firmin-Didot, 1935, p. 27. Dans les Pouveus bachiques, Saint-Amant exprime le désir de « sauver d’infamie » certains mots : « Que le Barreau reçoive, ou non, / Les reigles de l’Academie ; / Que sur un verbe, ou sur un nom, / Elle jaze une heure et demie ; / Qu’on berne adonc, car, et m’amie, / Nul ne s’en doit estomaquer, / Pourveu qu’on sauve d’infamie / Crevaille, piot, et chinquer. » Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres II : Suitte des Œuvres (1631) / Seconde partie des Œuvres (1643), éd. crit. publ. par Jean Lagny, Paris, Marcel Didier, 1967, pp. 218-219 (vv. 73-80). 39 Saint-Amant, Œuvres I (1629), éd. crit. publ. par Jacques Bailbé, Paris, Marcel Didier, 1971, p. 290. 40 Voir à ce sujet Guillaume Peureux, « Le rendez-vous des Enfans sans soucy » . La poétique de Saint-Amant, Paris, Honoré Champion, 2002, pp. 375-490 (« Troisième partie : La recherche du genre idéal »). Peureux tient compte du rapport de la poétique de Saint-Amant avec les idées sur le grotesque et le caprice à l’époque. 41 « […] Et le Caprice avecques sa peinture / Qui fait bouquer et l’Art, et la Nature, / Ce Fou divin, riche en inventions, / Bizarre en mots, vif en descriptions […] ». Saint-Amant, Œuvres II : Suitte des Œuvres (1631) / Seconde partie des Œuvres (1643), éd. crit. publ. par Jean Lagny, Paris, Marcel Didier, 1967, p. 202 (Strophe XXIV). 42 Ibid., p. 157 sq. (Préface au Passage de Gibraltar). Sur les aspects grotesques des ballets de Cour voir Jean Rousset, op. cit., chap. I : « Circé et la métamorphose (Le ballet de Cour) », pp. 14-31. 58 Dorothea Scholl suite de la critique de Boileau avaient été dévalorisés. Ainsi c’est à travers les concepts d’arabesque et de grotesque que Gautier découvre l’esthétique et la modernité de l’époque baptisée plus tard de « baroque ». Cette esthétique d’une modernité toujours actuelle est basée sur le contraste et la juxtaposition ou l’union de contraires. Elle préfigure celle de Baudelaire qui dans Le Coucher du soleil romantique présente des « crapauds imprévus » et des « froids limaçons ». 43 Elle est mise en valeur aussi par Rémy de Gourmont qui écrit à propos de la réception de La Solitude de Saint-Amant : Sainte-Beuve, souvent timoré, recule devant la limace et le crapaud de la Solitude. Il admet le pendu. Le pendu est romantique. En 1853, Victor Hugo n’avait pas encore réhabilité le crapaud et le crapaud était encore à la porte du temple du goût. Disons plutôt qu’avec son crapaud et sa limace Saint-Amant, comme Théophile Gautier l’a bien vu, devance le goût moderne pour toutes les formes de la vie animale. 44 La poétique du grotesque et le concept de l’inspiration On pourrait supposer que l’esthétique du grotesque apparaît seulement chez les poètes inspirés de Marino et liés par leurs mécènes à une culture où le grotesque est assez répandu et qu’il fait partie intégrante seulement d’une partie de poètes « baroques », comme Saint-Amant ou Tristan l’Hermite, 45 alors que les autres, ceux qui sont moins « mondains » n’en sont pas trop touchés. Mais, quand on s’occupe de la conception du grotesque chez Montaigne et les auteurs italiens comme Doni, Comanini et surtout Lomazzo, qui est non seulement le théoricien le plus important du grotesque et de l’arabesque mais qui est également l’auteur de deux recueils de poésie dont l’un est intitulé Grotesques (Rime … intitolate Grotteschi [1587]) et l’autre Arabesques (Rabisch [1589]), on se rend compte de l’omniprésence de ce paradigme du grotesque et de son impact. « […] nell’invenzioni delle grottesche, più che in ogn’altra, vi corre un certo furore et una natural bizarria, della quale, essendone privi quei tali, con tutta l’arte loro non fecero nulla […] », 46 43 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Préface de Claude Roy, Notice et notes de Michel Jamet, Paris, Laffond, 1980, p. 101. 44 Rémy de Gourmont, op. cit., p. 215. 45 Sur Tristan et le grotesque voir Dorothea Scholl, « “Un mixte composé de lumière et de fange” : Tristan et le grotesque », dans Actualités de Tristan. Actes du Colloque international à l’Université de Paris X et à l’École Normale Supérieure (22, 23 et 24 novembre 2001), réunis et présentés par Jacques Prévot. Centre des Sciences de la Littérature Université Paris X-Nanterre, Littérales, n° spécial N° 3 (2003), pp. 61-77. 46 Giovan Paolo Lomazzo, Scritti sulle arti, a cura di Roberto Paolo Ciardi, Firenze, Centro Di, II, 1973, p. 369. Baroque, arabesque, grotesque 59 écrit Lomazzo, ennoblissant le grotesque comme mode d’expression et l’associant à la fureur poétique. « Le Ciel est plein de figures, & de crotesques, depuis que nos Poëtes, & nos Astrologues y ont attaché des images de fantaisie », écrit le Père Ménestrier. 47 Dans l’iconologie du XVI e et du XVII e siècle, l’usage d’images grotesques est très répandu. Beaucoup d’emblèmes et d’imprese suivent la tradition des grotesques (Fig. 6). Dans les contextes religieux, elles s’inscrivent dans la « mistura mistica » de la rhétorique sacrée qui considère l’image comme un simulacre de l’idée. 48 Chez beaucoup d’auteurs baroques, le grotesque est une dimension importante de leur œuvre s’il ne l’envahit pas tout entière. Il apparaît dans les textes qui se réfèrent aux métamorphoses, dans le roman et les nouvelles comiques, 49 dans la tragicomédie et les mascarades, dans les descriptions de songes et de visions, dans les textes qui décrivent des états pathologiques ou angoissés comme les visions mélancoliques (p.ex. Danielo Bartoli, Giulio Cesare Croce, Jean Auvray, Saint-Amant, Théophile, Tristan), dans les textes anti-pétrarquistes, anti-précieux, satiriques, burlesques et dans les textes liés au démoniaque et les farces (p.ex. Sigogne, Auvray, Scarron, Cyrano de Bergerac, Régnier, Molière). À chaque fois l’interdit horatien de représenter par les arts figuratifs ou par l’écriture des accouplements monstrueux est mis en cause. Ainsi Sigogne donne dans la caricature arcimboldesque (Fig. 7) : […] Visage de Crotesque : un jambon de Mayence, Broché de romarin, a de ta ressemblance, Quand sur ta teste folle tu plantes le bouquet, Meslant l’Esmail des fleurs à la Ratepenade : Car le mal estranger d’une chaude pellade, 47 François Ménestrier, L’Art des emblèmes. Par le P.C. François Menestrier de la Compagnie de Iesvs, Lyon 1662, p. 2. 48 Erminia Ardissino, Il Barocco e il sacro - La predicazione del teatino Paolo Aresi tra letteratura, immagini e scienza, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2001, p. 177. 49 P.ex. Charles Sorel, Relation Grotesque, Burlesque, Comique & Maccaronique des Amours & transformations de Vertumne, pour la belle Pomone, Nymphe Neustrienne, avec leur Généalogie ; Et la mort pitoyable du pauvre pendu d’Iphis, miserable amant de la cruelle Anaxarete : le tout fidelement extraict des Metamorphoses reformees, dans le Nouveau Recueil des pièces les plus agréables, Paris N. de Sercy, 1644, pp. 361-373. Sur le grotesque chez Sorel (surtout dans Francion) voir Robin Howells, Carnival to Classicism : The Comic Novels of Charles Sorel, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1989 (= Biblio 17, 48). Howels applique la théorie de Bakhtine à Sorel et l’analyse dans la perspective du grotesque carnavalesque. Sur l’aspect carnavalesque voir aussi Francis Assaf, « Francion - une étude carnavalesque », dans Littératures classiques 41 (2001), pp. 85-95. 60 Dorothea Scholl En suant t’arracha le poil de ton casquet. […] Effroyable Megere, hermaphrodite brune, Qui as l’œil d’une truye et le teint d’une prune, La main d’une grenouille et la peau d’un pendu, Le ventre et les tetins comme une bource vuide, L’eclat d’un asne mort, l’embonpoint d’une bride, Va t’en dans les enfers, Paris t’est deffendu ! 50 Ce genre d’imitation a été défendu par les apologètes du grotesque de la fin de XVI e siècle. Dans son dialogue Il Figino overo del fine della pittura, paru à Mantoue en 1591, le chanoine Gregorio Comanini se réfère à la distinction entre imitation icastique et imitation fantastique chez Platon (Sophistes). Comanini voit dans l’art composite pratiqué par le peintre Arcimboldo une « imitazione fantastica », qui se distingue de l’imitation icastique par le fait qu’elle reproduit des fantasmes : Quel pittore adunque, il quale imiterà cosa formata dalla natura, come sarebbe uomo, fiera, monte, mare, piano e altri simili, farà imitazione icastica; ma quegli che dipingerà un suo capriccio non più disegnato da alcun altro, almeno che egli sappia, farà imitazione fantastica. 51 Dans la théorie du grotesque de l’époque, le « capriccio » dans tous les sens est extrêmement valorisé. Il désigne l’inspiration particulière du peintre, de l’architecte ou de l’écrivain autant que la composition et le style de l’œuvre. Il désigne l’expression et la représentation de fantasmes et du chimérique. Il caractérise une allure qui va par sauts et par bonds. 52 C’est dans ce sens que le grotesque, associé au caprice, à l’arabesque et à la ligne serpentine - appelée aussi « furia della figura » 53 - est conçu dans les milieux des peintres 50 Charles Timoléon de Beauxoncles, sieur du Sigogne, Stances satyriques contre l’ollivastre Perrette, vv. 73-78, et vv. 175-180, publiées dans le Recueil des plus excellans cers satyriques de ce temps, Paris, A. Estoc, 1617, cité d’après Jean-Charles Payen et Jean-Pierre Chauveau, La Poésie des origines à 1715, Paris, Armand Colin, 1968, pp. 439-440. 51 Gregorio Comanini, Il Figino overo del fine della pittura (Mantua 1591) dans Paola Barocchi (éd.), Scritti d’arte del Cinquecento, Milano-Napoli, Ricciardi (La letteratura italiana - storia e testi - volume 32), t. I, 1971, p. 389. 52 « Le caprice, figure ingénieuse et pittoresque de la liberté pétulante des chevreaux abandonnés à eux-mêmes, n’a jamais été défini d’une manière plus frappante et plus fine que par son étymologie. » Charles Nodier, « Miscellanées », cité dans Hubert Juin, Charles Nodier, Paris, Seghers, 1970, p. 112. 53 « […] in questo precetto [della figura serpentinata] parmi che consista tutto il secreto della pittura, imperoché la maggior grazia e leggiadria che possa avere una figura è che mostri di moversi, il che chiamano i pittori furia della figura. » Lomazzo, Scritti sulle arti, éd. cit., p. 29. Baroque, arabesque, grotesque 61 et des auteurs comme essentiellement poétique. Ainsi Montaigne, qui place son écriture sous le signe du grotesque, conçoit même sa prose comme poétique : (b) Je vais au change, indiscrettement et tumultuairement. (c) Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. (b) Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise, (c) disent et les preceptes de nos maistres et encore leurs exemples. […] (c) Le poëte, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce que luy vient en la bouche, comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. 54 La fureur poétique, associée par les uns au sublime, est ici associée à la poétique capricieuse du grotesque. Par ailleurs Montaigne appelle les idées des « songes », des « rêveries », des « fantaisies ». 55 Si la vie est un songe, la raison humaine elle-même en est entamée et les pensées de l’homme sont les émanations d’un état proche de la folie. L’homme ne peut savoir. Il ne peut prendre la bonne perspective. L’homme, avec ses idées trompeuses, est alors comparable au prisonnier enchaîné dans la grotte de Platon, et les parois de cette grotte offrent des images étranges, bizarres, des êtres anamorphotiques qui bougent, qui s’accouplent, se transforment et se séparent. Dans leurs contorsions, ces ombres rappellent la patrie perdue et déclenchent la nostalgie d’une plénitude irréalisable. La grotte devient alors l’emblème du grotesque. Elle symbolise la condition humaine. Mais il faut envisager le fait que souvent, les références au grotesque restent discrètes. Attaqué par le Concile de Trente, le grotesque est soupçonné de relever d’un art occulte, lié au paganisme et à la magie. C’est pourquoi les auteurs qui s’inscrivent dans ce paradigme prennent des précautions : Lomazzo, Marino et le Père Ménestrier légitiment le grotesque par l’inspiration divine dans la fureur poétique. Rattachant le grotesque au concetto ou à l’art des emblèmes, ils lui confèrent une valeur hiéroglyphique et symbolique. La poétique du grotesque et le concept du chaos Aux yeux de Lomazzo, le grotesque dans l’art et dans l’écriture a une dimension universelle. Il permet d’exprimer toute la variété et la complexité du monde. Il correspond aux passions humaines. Il permet d’exprimer les 54 Montaigne, op. cit., pp. 973-974 [III, IX « De la vanité »]. 55 Voir à ce propos Gisèle Matthieu-Castellani, Montaigne : l’écriture de l’essai, Paris, PUF, 1988, pp. 40-62. 62 Dorothea Scholl fantasmes. Il a une valeur encyclopédique et cognitive. Il réunit l’obscurité et la clarté. Il dévoile en voilant. Nasce il bizar Grottesco, à cui s’apprende Ogni spirto gentil, dal naturale, Fra cavi, e più alto poi spiegando l’ale, Dimostra tutto quel, ch’à noi s’estende. E con diverse forme al mondo rende Diversi tuoni, ma in natura eguale A nostri affetti ; e non meno anco vale Quando in far una cosa un’altra prende. Quindi i concetti son si oscuri, e chiari, Ch’usciti paion fuor dal gran caosse, Rivolto in vari modi sottosopra. Che que’caprizzi dan si illustri, e rari ; Ch’à spor i gril non vi vorria che fosse. Men pronto d’un pittor, che dij à quegli opra. 56 Le grotesque devient une esthétique ontologique et une figure de pensée. Il comporte des aspects tragiques, comiques ou tragicomiques. Jean Godard associe lui aussi le grotesque au chaos. Dans La Nouvelle Muse ou les Loisirs (Lyon 1618), il présente l’emblème d’un bateau perdu dans l’immensité de la mer et compare les pensées humaines à l’équipage de ce bateau ivre qui, une fois arrivées au havre, prennent pour domicile la grotte ornée de grotesques : […] Ils [« les pensers »] voguent à nef de caprice L’est, l’oest, le nort et le su, Cherchans au monde la matrice, Où le monde a esté conceu. Ils ont, à l’heure que leur flote Prend terre, et loge toute en gros, Pour salle et pour tapis la grote, Et les grotesques du caos. […] 57 Plus de trois siècles plus tard, Baudelaire utilise une figure de pensée comparable : « Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? … Il y a un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des 56 Giovan Paolo Lomazzo, op. cit., p. 12. 57 Jean Godard, La Nouvelle Muse ou les Loisirs, Lyon, 1618, pp. 116-117, cit. par Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, t. 1, Paris, Armand Colin (Coll. « U »), 4 1968, p. 95. Baroque, arabesque, grotesque 63 éléments hétérogènes ». 58 Chez le grand poète baroque Jean de Sponde, le cerveau humain, en proie à la fièvre, est également le champ de bataille du chaos grotesque. […] J’ai cent peintres dans ce cerveau, Tous songes de vos frénésies, Qui grotesquent mes fantaisies De feu, de terre, d’air et d’eau. C’est un chaos que ma pensée Qui m’élance ore sur les monts, Ore m’abîme dans un fond, Me poussant comme elle est poussée. […] 59 Dans les poèmes sur la création du monde, redevables à la Bible autant qu’aux Métamorphoses d’Ovide (Fig. 8), le chaos est la « Macchina mal composta », 60 le « meslange difforme […] où tous les elemens se logeoient pesle-mesle ». 61 Comme le déluge qui est le retour du chaos originel, il peut toujours retourner lorsque l’ordre divin est menacé par les vices aveuglants des hommes : […] Ainsi ceste fureur, du bas Chaos bannie, Desbande pour coureurs Phrenesie, et Manie : Dont l’une eschaufant trop, l’autre trop dessechant Le debile cerveau, vont le fil rebouchant Du jugement humain : et gravent, mensongeres, En l’Ame un escadron de fantasques Chimeres. […] 62 La poétique du grotesque et le concept du cosmos Tandis que les uns associent le grotesque au chaos, d’autres déconstruisent cette idée et déclarent la création entière comme une émanation du grotesque. Déjà dans les textes de la Bible, la création du monde inclut celle de 58 Baudelaire, op. cit., p. 297. 59 Jean de Sponde, D’Amour et de Mort. Poésies complètes présentées par James Sacré. E.L.A./ Orphée/ La Différence, 1989, pp. 64-65. 60 Giuseppe Battista, « Il Caos », dans Poesia del seicento, a cura di Carlo Muscetta e Pier Paolo Ferrante, Torino, Einaudi, Bd. 1, 1964, p. 779. 61 Guillaume Du Bartas, cité dans Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, t. 2, Paris, Armand Colin (Coll. « U »), 4 1968, p. 11. Sur les différentes conceptualisations du chaos au XVI e siècle voir Michel Jeanneret, PERPETUUM MOBILE. Métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne, Paris, Macula (Coll. ARGÔ), s.d. [1998], pp. 91-115. 62 Guillaume Du Bartas, La Seconde Semaine (1584) I, éd. par Yvonne Bellenger et alii ; Paris, Klincksieck (S.T.F.M.), 1991, pp. 166-167 (Livre III : Les furies, vv. 313-318). 64 Dorothea Scholl « monstres ». C’est-à-dire, non seulement le chaos est grotesque mais aussi le chaos transformé en ordre, en cosmos qui signifie « ordre » et « ornement ». 63 Dans ce sens, Marino recourt au topos du Dieu artiste et présente la création divine comme une invention de grotesques merveilleuses : […] Dilettossi talora di far grottesche, formando tanta varietà d’animali, parte terreni, parte acquatili, parte volanti; compartendo il guizzo a’ pesci, il volo agli ucelli, lo striscio a’ serpenti, il corso alle fiere ; e dando al Cervo le corna, al Cavallo le zampe, al Cinghiale le zanne, all’Orso le branche, al Leone le artigli, all’Istrice le spine, al Camelo lo scrigno, all’Elefante la proboscide : illic praeclara opera et mirabilia, varia bestiarum genera et omnium pecorum et creatura beluarum. Compiacquesi alle volte di far festoni. […] 64 Ainsi le grotesque est tout l’insolite de la variété étonnante du monde, et le poète y répond par un acte créateur analogue : juxtaposition ou combinaison de genres, association de contraires, métissage, ligne serpentine, métamorphoses et abondance de métaphores surprenantes, ars combinatoria. Dans ce sens, Emanuele Tesauro caractérise l’écriture de Marino de « Sirena Marina ». 65 Contre les adeptes d’Horace, Tesauro prend la défense de la « Sirène ». 66 Pour lui, les grotesques et les arabesques sont un signe de qualité. Elles sont issues du ingenium du poète qui participe à celui de Dieu (« particella della mente divina »). 67 Par conséquent les œuvres qui relèvent de l’esthétique du grotesque et de l’arabesque sont particulièrement ingénieuses. 63 « […] the word kosmos in Greek signifies the imposition of order and beauty on chaos. Thus the very notion of the world implies the notion of art, the creation of the kosmos being the supreme work of art, the art of arts, the original and paradigmatic manifestation of art. » Michael J.B. Allen, Icastes : Marsilio Ficino’s Interpretation of Plato’s « Sophist » : Five Studies and a Critical Edition with Translation, Berkeley-Los Angeles-Oxford, University of California Press, 1989, p. 137. 64 Giovan Battista Marino, Dicerie sacre e la Strage de gl’Innocenti, a cura di Giovanni Pozzi, Torino, Einaudi, 1960, p. 95. 65 « […] chi più delicato nella lirica e nella prosa che la Sirena Marina ? » Emanuele Tesauro, Il Cannochiale aristotelico (1654) dans Ezio Raimondi (éd.), Trattatisti e narratori del Seicento, Milano-Napoli, Riccardo Ricciardi (La Letteratura Italiana - Storia e testi, Vol. 36), 1960, p. 59. 66 « […] siccome Iddio di quel che non è, produce quel che è, così l’ingegno di un non ente, fa ente, e fa che il leone divenga un huomo, e l’aquila una città. Innesta una femina sopra un pesce, e fabrica una sirena per simbolo dell’adulatore. Accoppia una busta di capra al deretano di un serpe ; e forma la chimera per ierglifico della pazzia. Onde fra gli antichi filosofi alcuni chiamaron l’ingegno particella della menta divina. » Ibid., p. 33. 67 Ibid. Baroque, arabesque, grotesque 65 Elles stimulent l’imagination du spectateur ou du lecteur et renferment un sens mystérieux. 68 Cette poétique d’ordre métaphysique est le fondement du conceptisme et se manifeste dans l’ars combinatoria du poète, dans sa faculté d’associer des contraires, d’opérer une synthèse d’antithèses et d’investir ses images d’un encodage polysémique - qui peut même désorienter et tromper le spectateur. L’image peut devenir trompe-l’œil. Mais Dieu lui-même crée des images trompeuses ! Ainsi l’homme est devant un monde dont les apparences changeantes sont douteuses comme les images fugitives d’un songe. Dès lors, la grotte de Platon se confond avec celle des Métamorphoses d’Ovide. Les images grotesques créées par des peintres et sculpteurs sont appelées « capricci » et « sogni dei pittori ». Encore La Fontaine, décrivant les grotesques dans la grotte de Versailles (Fig. 9-10), parle de « songes de l’art » : […] Au haut de six pilliers d’une égale structure, Six masques de rocaille, à grotesque figure Songes de l’art, Démons bizarrement forgez Au dessus d’une niche en face sont rangez. De mille raretez la niche est toute pleine. Un Triton d’un costé, de l’autre une Sirène, Ont chacun une conque en leurs mains de rocher. Leur souffle pousse un jet qui va loin s’épancher. […] 69 Dans la littérature du XVII e siècle, ce genre de références aux grotesques est lié au cadre culturel de l’époque. Elles apparaissent dans des textes ecphrastiques qui suivent le principe de l’ut pictura poesis et qui décrivent des lieux de plaisance. Dans ce cas, le grotesque prend un caractère plus enjoué, ludique, adouci : le grotesque baroque tourne au rococo. Le chaos semble perdre son caractère effrayant. Dans un texte « baroquisant », plein de métaphores marinistes, le jeune Racine, décrivant le monde renversé qui s’offre à la contemplation d’un étang, utilise l’oxymore d’un « chaos délicieux ». 70 Mais la menace du chaos inquiétant reste présente même dans la poétique de Racine. 68 Ibid., pp. 32-34, voir aussi p. 21. 69 Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. crit. de Michel Jeanneret avec la coll. de Stefan Schoettke, Paris, Librairie Générale Française, 1991, p. 64. La grotte de Versailles, décrite également par M lle de Scudéry, Charles Perrault et André Félibien, a été détruite en 1684, voir ibid., pp. 231-232. 70 Racine, Promenades de Port-Royal des Champs, composées vers 1657-58 (Racine avait alors 17 ou 18 ans), dans Rousset Anthologie I, éd. cit., p. 246. 66 Dorothea Scholl Le baroquisme des classiques Le cas de Phèdre révèle que lorsqu’on examine le champ littéraire à partir du paradigme du grotesque en tant qu’esthétique ontologique et métaphysique, on tombe sur le « baroquisme » des classiques. 71 Dans Phèdre, le « désordre éternel » (v. 147) qui règne dans l’esprit de la protagoniste - assimilée d’abord au Minotaure, 72 puis au monstre blessé par Hippolyte et qui finit par le tuer 73 - subsiste toujours à l’échelle psychologique, cosmique et mythique. Tant que l’homme peut transgresser la loi morale, le danger du « désordre affreux » du chaos n’est pas banni. « Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage, / La terre s’en émeut, l’air en est infecté ». 74 L’ordre humain et divin ne peut être rétabli que par la purgation cosmique. L’exemple de Phèdre enflammée de sa « monstrueuse » passion pour Hippolyte montre que le monstrueux se propage même au milieu de l’époque qu’on est convenu d’appeler l’époque classique et que la vision emblématique de l’ordre de la représentation reste présente. Comme Jean Rousset l’a déjà observé, « le Baroque est un démon subtil ; détruit d’un côté, il attaque de l’autre ». 75 Il peut se manifester « même dans les zones les plus classiques » de la France du XVII e siècle. 76 Le jeune Malherbe, qui dans les Larmes de Saint-Pierre « révèle un certain baroquisme » 77 , le quitte avec ses œuvres ultérieures pour s’approcher au paradigme classique, tandis que Théophile de Viau et Saint-Amant, contemporains de Malherbe, restent dans le paradigme baroque qui commence alors à être perçu comme « grotesque » et « ridicule » au sens nouveau, c’est-à-dire de « baroque » au sens ancien ! Mais même Boileau tombe parfois dans le baroquisme et poursuit la voie frayée par Théophile, Saint-Amant et Auvray lorsqu’il décrit des songes, des visions, des figures emblématiques et des monstres ou lorsqu’il assimile l’humain à l’animal. 78 Évidemment : « Il n’est point de serpent, ni 71 L’ouvrage de Philippe Butler, Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine, Paris, Nizet, 1959 montre la complexité du problème. Butler découvre dans l’œuvre de Racine et notamment dans Phèdre des éléments qui relèvent du baroque et des éléments qui témoignent d’une résistance au baroque. Selon Butler, cette résistance s’expliquerait par l’affinité de Racine au jansénisme. 72 « Digne fils du héros qui t’a donné le jour, / Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite. / La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! » Racine, Théâtre complet, éd. de Jacques Morel et Alain Viala, Paris, Garnier, 1980, p. 602 (Phèdre, v. 700-701). 73 Ibid., p. 627-629 (Phèdre, vv. 1507-1570). 74 Ibid., p. 627 (Phèdre, vv. 1522-1523). 75 Rousset, La Littérature de l’âge baroque, éd. cit., p. 203. 76 Ibid. 77 Ibid., p. 202. 78 Voir Dorothea Scholl, « Le Bestiaire de Boileau », dans Papers on French Seventeenth Century Literature (PFSCL) XXXI, 61 (2004), pp. 573-590. Baroque, arabesque, grotesque 67 de monstre odieux / Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux. » 79 Mais le grotesque, par son pouvoir polysémique et subversif, inquiète ceux qui désirent un ordre stable et des valeurs certaines. La peur du chaos et la démythification du grotesque Si Boileau accepte l’esthétique du grotesque à condition qu’elle garde certaines mesures et qu’elle se borne aux genres « comiques » comme la comédie ou la satire, il n’en est pas de même en ce qui concerne le concetto qui correspond à l’image combinatoire du grotesque dans la peinture. La mode du conceptisme, venue de l’Italie, aurait inondé tous les genres littéraires et provoqué un « désordre ». 80 Le concetto, composé de contraires, est monstrueux et trompeur, ce sont de « faux brillans ». 81 Alors que l’acte créateur divin consiste dans la séparation des éléments, les peintres et les poètes du grotesque retournent au chaos par leurs créations monstrueuses et créent des « images fausses ». Désormais, le grotesque est ressenti comme une menace anarchique. Déclassé et démythifié, il persiste uniquement dans le sens de « ridicule » et d’« extravagant » - comme en témoigne l’usage du terme dans les dictionnaires de l’époque. 82 La réaction de Boileau aux concetti de Théophile de Viau est symptomatique de ce changement de paradigme dans la conception du grotesque. Au lieu de saisir les concetti de Théophile dans leur expressivité poétique, Boileau les prend à la lettre et les déconstruit par la logique. Déjà en 1637, une des « victimes » de Boileau, Desmarets - qui de son côté cultive lui-même la poésie ecphrastique dans le goût des grotesques 83 - se moquait de l’ambiguïté « monstrueuse » créée par les antithèses et concetti : 79 Boileau, op. cit., p. 169 (Art poétique III, vv. 1-2). 80 Ibid. (Art poétique, II, vv. 105-129). 81 Ibid. (Art Poétique I, vv. 37-48). 82 Considérant l’emploi du terme dans les dictionnaires du XVII e siècle, Wolfgang Kayser constate une perte de l’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit) qui est selon ce grand critique constitutive de l’essence du grotesque. « Da ist also dem Grotesken alle Unheimlichkeit verlorengegangen, es erregt ein unbeschwertes Lächeln. » Wolfgang Kayser, Das Groteske. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung. Nachdruck der Ausgabe von 1957. Mit einem Vorwort « Zur Intermedialität des Grotesken » und mit einer aktuellen Auswahlbibliographie zum Grotesken, Monströsen und zur Karikatur von Günter Oesterle. Tübingen, Stauffenburg Verlag Brigitte Narr GmbH (Stauffenburg Bibliothek Bd. 1), 2004, p. 28. 83 Voir p.ex. Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires [1637], éd. crit. par Gaston Hall, Paris, Mercure de France (STFM), 1963, pp. 84-93. 68 Dorothea Scholl […] Aussi ton humeur apocryphe Fait que l’on te nomme en ce temps Des hypocondres inconstans. Le veritable hieroglyphe. Les crotesques illusions Des fanatiques visions Te prennent pour leur hypothese ; Et dedans mes calamitez Je n’attens que la synderese De tes froides neutralitez. […] 84 Les multiples aspects du grotesque expliquent différentes attitudes. Le cas de Desmarets - comme d’ailleurs aussi celui de Montaigne 85 - montre qu’un auteur qui rejette les pointes et les concetti peut cultiver la poétique du grotesque à un autre niveau. Chaque auteur s’inscrit d’une autre manière dans le paradigme du grotesque qui est pluridimensionnel. Mais jusqu’à la réhabilitation des « grotesques » par Théophile Gautier, la tendance affirmée par Boileau de ridiculiser et de dégrader des auteurs baroques du XVI e et du XVII e siècle ayant cultivé le grotesque dans l’une ou l’autre manière persiste. Le grotesque, considéré auparavant comme essentiellement « poétique », est désormais démythifié et déclassé. Il est alors privé de sa dimension ontologique et métaphysique. C’est à cause de ce changement de paradigme que la prose de Montaigne, la poésie de Marino, de Le Moyne, de d’Aubigné, de Du Bartas etc. sont ressenties désormais comme « grotesques » dans le sens de ridicule et d’extravagant. C’est ce qui explique aussi qu’un des défenseurs du grotesque, Justus Möser écrit dans son essai Harlekin oder die Vertheidigung des Groteske-Komischen (1762) que Du Bartas aurait transformé la grandeur de la création divine en vers burlesques (« in burleske Verse zu bringen » 86 ), ce qui n’était évidemment pas l’intention de Du Bartas. Jusqu’au romantisme qui renoue avec la vision poétique, ontologique et métaphysique du grotesque, l’expressivité baroque est ressentie comme grotesque dans le sens de ridicule et d’extravagant. Möser utilise même le terme de « baroque » dans le sens ancien d’irrégulier et déclare que ce « goût baroque » n’a pas droit à figurer dans les œuvres destinées à l’éternité : 84 Ibid., pp. 78-79. 85 « Je voy que les bons et anciens Poëtes ont evité l’affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui font l’ornement de tous les ouvrages Poëtiques des siecles suivans. » Montaigne, op. cit., p. 391 (II, X « Des livres »). 86 Justus Möser, Harlekin oder die Vertheidigung des Groteske-Komischen. Neue verbesserte Aufl. Bremen, bey Johann Heinrich Cramer, 1777, p. 53. Baroque, arabesque, grotesque 69 Der Geschmack des Schiefen oder der sogenannte gout baroc [sic], ist gewiß sonderbar schön, gehört aber nicht in Tempel und andere dauerhafte Werke, welche die Ewigkeit erreichen sollen. 87 On peut repérer la survivance de telles idées à l’heure actuelle encore chez certains critiques qui proclament une hiérarchie entre l’esthétique classique et l’esthétique baroque. Conclusion On a pris l’habitude de considérer le baroque par rapport à la Renaissance et au maniérisme comme une ère nouvelle ou une rupture. Tout dépend du point de vue et des présupposés. Tandis que pour les uns, le baroque est une post-Renaissance ou un préclassicisme, pour d’autres, il est une anti-Renaissance ou un anti-classicisme. D’autres encore l’identifient au maniérisme alors que certains le considèrent comme un anti-maniérisme. À chaque fois, les présupposés sont différents. Il n’était pas dans notre intention de déconstruire les oppositions entre les époques Renaissance, maniérisme, baroque, classicisme. Nous tenions seulement à montrer que lorsqu’on adopte le point de vue d’une catégorie esthétique de longue durée, la perspective se modifie. Lomazzo compte comme le grand théoricien du maniérisme. Sa théorie du grotesque comme aussi sa poétique révèlent cependant que les différences entre maniérisme et baroque s’effacent lorsqu’on adopte la « grille de lecture » du grotesque dans le sens de l’époque. La même chose se produit avec Montaigne. Qualifié par maintes critiques de baroque ou de prébaroque, d’autres le rattachent à la Renaissance ou au maniérisme. Dans la grille de lecture baroque, on peut dire que l’œuvre de Montaigne est ce que Jean Rousset a appelé « l’unité mouvante d’un ensemble multiforme en voie de métamorphose ». 88 C’est effectivement grâce à la découverte du baroque par l’École de Genève que Montaigne a été revalorisé dans le « perpetuum mobile » de sa personne et de son texte. 89 Dans la grille de lecture classiciste 87 Ibid. 88 Rousset, La Littérature de l’âge baroque, éd. cit., p. 181, voir aussi p. 161. Sur Montaigne et le baroque voir surtout Imbrie Buffum, Studies in the Baroque from Montaigne to Rotrou. New Haven/ Connecticut-London-Paris, Yale University Press (Yale Romanic Studies IV) [1957], PUF, Second printing 1967. Buffum découvre dans le style de Montaigne huit catégories qui le rattachent au baroque : « moral purpose ; emphasis and exaggeration ; horror ; incarnation ; theatricality and illusion ; contrast and surprise ; movement and metamorphosis ; organic unity and the acceptance of life. » Ibid., p. ix. 89 P.ex. Jean Starobinski Montaigne en mouvement (1982), éd. revue et complétée, Paris, Gallimard (folio essais), 1993 ; Michel Jeanneret, op. cit. 70 Dorothea Scholl ou maniériste, d’autres aspects de Montaigne apparaissent. On ne s’étonne pas que Montaigne se prête également à une grille de lecture moderniste et postmoderniste. 90 La catégorie du grotesque, liée à celle de l’arabesque et du caprice, permet de saisir une continuité esthétique en même temps qu’elle permet d’évaluer l’écriture d’un auteur comme Montaigne à partir d’une catégorie esthétique de l’époque. Elle permet de situer Montaigne dans le réseau de forces autour du grotesque qui à l’époque post-tridentine fait l’objet de controverses violentes. Lorsqu’on applique la catégorie de grotesque dans le sens de l’époque qui a créé ce paradigme, les oppositions entre les époques se relativisent. Dans cette perspective, le grotesque a sa place déjà dans l’esthétique de la Renaissance et ne se confond pas au maniérisme conçu comme une « anti- Renaissance ». Nos habitudes de voir ont empêché de découvrir la force du grotesque dans les époques dites « classiques » ou « classicistes ». Tout au plus on peut dire que le grotesque bouge, c’est-à-dire, il y a des époques où il se rapproche du centre - comme à l’époque baroque, à l’époque romantique et dans la modernité - et qu’il y a des époques où il est rejeté à la périphérie et aux marges. Selon le philosophe Ernst Bloch, il y a dès l’Antiquité dans l’esthétique du grotesque et de l’arabesque pompéienne un esprit utopique qui anticipe les styles d’époques postérieures comme le gothique, le baroque et le rococo : Man hat die pompejanische Spielerei noch nie in ihrem utopischen Zug betrachtet, obwohl er sogar in Einzelheiten, ganz greifbar, auftaucht : nämlich in der Vorwegnahme späterer Stile. Nur das «Unausführbare» wurde bemerkt, Vitruv machte es bereits dieser gemalten Baukunst zum Vorwurf. Doch gerade die unsolide Nichtigkeit erlaubte dem Maler, Effekte hervorzurufen, die auf solide Weise noch gar nicht fällig waren. So zeigt die winklig aufgetürmte Häuserfülle in der Dekoration von Boscoreale einen gotischen Zug. Noch unzweifelhafter tauchen barocke Motive auf : hier in einer geschwungenen Säulenreihe, dort in gebrochenen oder sich bäumenden Giebeln, dort wieder in Bosketten oder dergleichen, die das Rokoko nachher kopieren konnte, ohne deshalb aus seinem Stil zu fallen. […] 91 90 Après avoir découvert la modernité de Montaigne, on découvre sa postmodernité avec à peu près les mêmes arguments. Voir Dudley M. Marchi, Montaigne among the Moderns : Receptions of the Essais, Oxford, Berghahn Books, 1994, surtout pp. 278-320. 91 Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1959, pp. 820- 821. Baroque, arabesque, grotesque 71 Une remarque de Didier Souiller va dans le même sens : Souiller propose de « distinguer un art baroque, propre à l’Europe de la fin du XVI e siècle et du XVII e siècle, du baroquisme des formes déjà discernable, si l’on veut, à Rome dans la peinture décorative au temps de l’empéreur Néron et peut-être même antérieurement avec certaines manifestations de l’art hélléniste - le terme de baroquisme offrant suffisamment de généralité pour éviter toute systématisation réductrice oublieuse des spécificités historiques […] ». 92 Pour finir, jetons un coup d’œil sur la fortune de ce couple d’amoureux qu’est le baroquisme et le grotesque. Dans ses notes à La Cognizione del dolore Carlo Emilio Gadda, qui compte parmi les avatars modernes du baroque, 93 s’oppose à être renfermé dans la catégorie de « baroque » alors en vogue, en signalant une structure « grotesque et baroque » du monde, que l’écrivain découvrirait et communiquerait au moyen de son écriture baroquisante : Ma il barocco e il grottesco albergano già nelle cose, nelle singole trovate di una fenomenologia a noi esterna : nelle stesse espressioni del costume, nella nozione accettata « communemente » dai pochi o dai molti : e nelle lettere, umane o disumane che siano : grottesco e barocco non ascrivibili a una premeditata volontà o tendenza espressiva dell’autore, ma legati alla natura e alla storia : la grinta dello smargiasso, ancorché trombato, o il verso « che più superba altezza » non ponno addebitarsi a volontà prava e « baroccheggiante » dell’autore, sì a reale e storica bambolaggine di secondi o di terzi, del loro contegno, o dei loro settenarî : talché il grido-parola d’ordine « barocco è il G. ! » potrebbe commutarsi nel più ragionevole e più pacato asserto : « barocco è il mondo, e il G. ne ha percepito e ritratto la baroccagine ». 94 Cette vision ontologique, qui conçoit la création esthétique comme un reflet d’une structure cachée ou insolite du monde que l’écriture reproduirait avec ses moyens expressifs propres pour la révéler, hérite de l’ancien paradigme de l’esthétique ontologique du grotesque. On pourrait établir toute une généalogie d’auteurs qui s’inscrivent dans ce paradigme. « Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sen- 92 Didier Souiller, « Le baroque en question(s) », dans D. Souiller (dir.), Le baroque en question(s), Paris, Champion, 1999 (Littératures classiques ; N° 36), p. 9. 93 Voir à ce propos Ezio Raimondi, Barocco moderno : Carlo Emilio Gadda e Roberto Longhi. Appunti delle lezioni del corso monografico 1989/ 90 del professore Ezio Raimondi, Bologna, CUSL, 1990, pp. 481-546. 94 Carlo Emilio Gadda, La cognizione del dolore [1988], Milano, Garzanti, 1994, p. 198. 72 Dorothea Scholl sations et les idées que nous inspire l’aspect du monde », 95 écrit Théophile Gautier. Et Ionesco écrit un siècle plus tard : « Je tâche de projeter sur scène un drame intérieur (incompréhensible à moi-même) me disant, toutefois, que, le microcosme étant à l’image du macrocosme, il peut arriver que ce monde intérieur, déchiqueté, désarticulé, soit, en quelque sorte, le miroir ou le symbole des contradictions universelles ». 96 Et Calvino : « Il cosmo può essere cercato anche all’interno d’ognuno di noi, come caos indifferenziato, come molteplicità potenziale ». 97 L’esthétique ontologique et métaphysique du grotesque se rattache à l’idée de la correspondance entre microcosme et macrocosme. Elle réapparaît aussi dans la théorie des correspondances de Baudelaire dont le concept de la modernité est étroitement lié au baroque, au grotesque et à l’arabesque. 98 La modernité, dans la définition de Baudelaire, se manifeste par le fragmentaire, l’éphémère, le changement, le transitoire que Baudelaire oppose à l’éternel, au stable, au fixe et à la totalité close. 99 À l’« unité monotone et impersonnelle » de l’art académique, « immense comme l’ennui et le néant », Baudelaire oppose la notion du « beau [qui] est toujours bizarre », 100 du « beau multiforme et versicolore, qui se meut dans les spirales infinies de la vie ». 101 Cette définition ressemble à la définition de l’œuvre baroque comme « unité mouvante d’un ensemble multiforme en voie de métamorphose ». 102 C’est cet aspect cinétique et multiforme de l’œuvre baroque qui rend difficile toute catégorisation fixe. Par leur nature propre le baroque et le grotesque s’opposent à être enfermés dans une doctrine ou un système ou dans les limites d’une époque précise. Mais j’espère avoir pu montrer que le grotesque a une place privilégiée à l’époque qu’on est convenu d’appeler baroque, qu’il est une dimension importante du baroque ainsi que du baroquisme et que lorsqu’on reconsidère l’évolution de la littérature à la lumière de l’arabesque et du grotesque, apparaît un éclairage différent sur les filiations entre les auteurs et leur rapport à la culture. 95 Théophile Gautier, Histoire du romantisme suivie de Notices romantiques et d’une Étude sur la poésie française 1830-1868, Paris, Bibliothèque-Charpentier, nouvelle édition 1895, p. 216. 96 Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes, Paris, Gallimard, 1966, p. 226. 97 Italo Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millenio, Milano, Mondadori, 1993, p. 143. 98 Sur Baudelaire et le baroque voir Dorothea Scholl, « Barocke Aspekte bei Baudelaire ? », dans Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 42 (2001), pp. 245-270. 99 Baudelaire, op. cit., pp. 797. 100 Ibid., p. 724. 101 Ibid., p. 723. 102 Rousset, La Littérature de l’âge baroque, éd. cit., p. 181. Baroque, arabesque, grotesque 73 Annexe Fig. 1 : Anonyme. Ornement grotesque, Pays-Bas, 1527, dans André Chastel, Grotesques, Paris, Aventurine, 1996, p. 12. Fig. 2 : Jean Bérain, Panneau avec arabesques, dernier quart du XVII e siècle, dans André Chastel, La grottesca, Torino, Einaudi (Saggi brevi), 1989, p. 80. 74 Dorothea Scholl Fig. 3 : Grotesques de Callot, dans Daniel Ternois, L’Art de Jacques Callot. Paris, F. De Nobele, 1962, Fig. 11 a : Les deux Pantalons. Fig. 4 : Grotesques de Callot, dans Pierre-Paul Plan, Jacques Callot, maître-graveur (1593-1635), suivi d’un catalogue chronologique. Bruxelles, Oest, 1914. Baroque, arabesque, grotesque 75 Fig. 5 : L’emblème du Caprice dans Cesare Ripa, Iconologia [Roma 1593; 2 1603]. A cura di Piero Buscaroli. Prefazione di Mario Praz. Milano, TEA, 1992, p. 47. Fig. 6 : Frontispice des Sacre Imprese de Paolo Aresi, dans Erminia Ardissino, Il Barocco e il sacro - La predicazione del teatino Paolo Aresi tra letteratura, immagini e scienza, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2001, p. 197. 76 Dorothea Scholl Fig. 7 : Arcimboldo, figure composite qui représente un cuisinier, dans Werner Kriegeskorte: Giuseppe Arcimboldo 1527- 1593. Ein manieristischer Zauberer. Köln, Taschen 1988, p. 40. Fig. 8 : « Il Caos » entouré de grotesques, dans Carsten-Peter Warncke, Die ornamentale Groteske in Deutschland, Bd. I, Berlin, Spiess, 1979, fig. 94-95 [Jean de Tournes, Lyon 1559]. Baroque, arabesque, grotesque 77 Fig. 9 : La Grotte de Thétis, dans Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669). Éd. crit. de Michel Jeanneret avec la coll. de Stefan Schoettke. Paris, Librairie Générale Française, 1991, Illustrations p. V : Grotte de Thétis, pilier de coquillages et de rocailles, Triton et Sirène. Fig. 10 : La Grotte de Thétis, dans Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669). Éd. crit. de Michel Jeanneret avec la coll. de Stefan Schoettke. Paris, Librairie Générale Française, 1991, Illustrations p. IX : masques de coquillages et de rocaille.