Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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Francion: écriture moderne, écriture baroque
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2007
Francis Assaf
Comme on le sait, Théophile consacre le premier chapitre de Première journée à proclaimer les principes de l'écriture modern. Pastiche flamboyant de l'écriture maniériste, lìncipit est suivi de cette condemnation de l'imitation aveugle des Anciens:
Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit natuel et facile, le langage exprès et significant; les afféteries ne sont que mollesse et qu'artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu'on appellee imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la modern; Démosthène et Virgile n'ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres quand ils les firent étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux.
Théophil a-t-il influencé Sorel? C'est possible, encore qu'il soit difficile de trouver des correspondances directes entre ce texte et le Francion. Comme le chef-d'œuvre de Sorel, Première journée manifeste un souci profond de l'écriture, mode d'expression ques on auteur conçoit comme modern et veut avant tout distancier et du maniérisme et des Anciens.
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Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Francion : écriture moderne, écriture baroque Francis Assaf Comme on le sait, Théophile consacre le premier chapitre de Première journée à proclamer les principes de l’écriture moderne. Pastiche flamboyant de l’écriture maniériste, l’incipit est suivi de cette condamnation de l’imitation aveugle des Anciens : Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu’on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne ; Démosthène et Virgile n’ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres quand ils les firent étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux 1 . Théophile a-t-il influencé Sorel ? C’est possible, encore qu’il soit difficile de trouver des correspondances directes entre ce texte et le Francion. Comme le chef-d’œuvre de Sorel, Première journée manifeste un souci profond de l’écriture, mode d’expression que son auteur conçoit comme moderne et veut avant tout distancier et du maniérisme et des Anciens. Écrire (à la) moderne Sans entreprendre une comparaison point par point des deux auteurs, il est utile de faire voir d’emblée qu’ils se recoupent dans leur façon de faire face à cette problématique. Dans un précédent travail 2 , nous avions entrepris de tracer l’évolution des rapports de Sorel avec l’écriture à travers les paratextes de son œuvre, sans parler toutefois d’écriture baroque (ou moderne) en 1 Théophile de Viau, Première journée, Chapitre I., dans Libertins du XVII e siècle, T. I. Édition établie, présentée et annotée par Jacques Prévot, Paris, Gallimard (Pléiade), 1998, p. 7. 2 Francis Assaf, « Sorel et l’écriture, ou l’évolution d’une mentalité », dans Charles Sorel, polygraphe. Textes assemblés par Emmanuel Bury et édités par Éric van der Schueren, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, pp. 205-216. 82 Francis Assaf tant que telle, nous en tenant aux catégories barthésiennes du lisible et du scriptible. On peut toutefois voir dans l’Advertissement d’importance au Lecteur qu’il rejette fortement un certain mode d’écrire, visant certainement le « vrai » roman, c’est-à-dire héroïque et sentimental : Il y a plusieurs qui n’entendront pas seulement ce qu’elle 3 veut dire, ayant toujours crû, que pour composer un livre parfait, il n’y a qu’à entasser paroles sur paroles, sans avoir esgard à autre chose qu’à y mettre quelque advanture qui délecte les Idiots. Mais je ne parle pas principalement à eux, c’est à ceux qui se meslent d’escrire. Je seray bien ayse qu’ils facent un meilleur livre avec aussi peu de temps, et aussi peu de soin comme celluy-ci a esté faict. Je n’ay pas composé moins de trente-deux pages d’impression en un jour, et si encore a ce esté, avec un esprit incessament diverty d’autres pensées 4 . Par rapport à Théophile, on peut voir que Sorel se contente d’une entrée en matière plus sobre. Le Premier Livre commence ainsi : « Les voiles de la nuict avoient couvert tout l’Orison […] » 5 . Il reprendra à l’incipit du Cinquième Livre le même style relativement dépourvu de fioritures pour annoncer l’aurore : « Quand le Soleil eut chassé les ombres de la nuit par son retour … » 6 . On peut voir par là que Sorel ne cherche pas tant à satiriser le style maniériste qu’à pratiquer simplement une écriture moderne. C’est à ce point-là du texte que se situe l’entretien de Francion avec Raymond au sujet de la langue - par le truchement de la poésie, paradoxe s’il en fut, puisque inscrit dans un texte en prose … À noter ici que les vues respectives de Théophile et de Sorel diffèrent sur les origines de la modernité du discours, ainsi qu’on peut le voir en comparant ce qu’ils disent sur Ronsard. Théophile voit ce dernier comme confortant le discours des Anciens, tout en le dépassant : Ronsard, pour la vigueur de l’esprit et la nue imagination, a mille choses comparables à la magnificence des anciens Grecs et Latins, et a mieux réussi alors qu’il les a voulu traduire […] Il semble qu’il se veuille rendre inconnu pour paraître docte, et qu’il affecte une fausse réputation de nouveau et hardi écrivain. […] Pour moi, je crois que c’est un respect et une passion que Ronsard avait pour ces anciens à trouver excellent tout ce qui venait d’eux et chercher de la gloire à les imiter par tout 7 . 3 La « confession » qui précède ce passage, et qui est plutôt une vitupération. 4 Charles Sorel, Histoire comique de Francion, dans Romanciers du XVII e siècle (Éd. Antoine Adam), Paris, Gallimard (Pléiade), 1958, p. 63. 5 Ibid., p. 66. Adam relève d’ailleurs la connexion Sorel-Théophile dans les notes (n. 1, p. 1361), citant in extenso l’incipit de Première journée. 6 Ibid., p. 227. 7 Théophile, op. cit., pp. 7-8. Francion : écriture moderne, écriture baroque 83 Sorel, par contre, le trouve trop archaïque pour mériter vraiment l’appellation de moderne : continuant au Cinquième Livre la conversation commencée au livre précédent avec Raymond, Francion lui raconte, entre autres, comment il en est arrivé à fréquenter un groupe de poètes et lui rapporte leurs discussions sur l’usage de la langue : Toutes leurs opinions estoient puisées de la boutique de quelque vieil resveux 8 qu’ils suivoient en tout et par tout, et mesme se plaisoient en discourant a user de quelques façons de parler extremement sottes, qui luy estoient communes. Ils vindrent a dire beaucoup de mots anciens qui leur sembloient fort bons et tres utiles en nostre langue, et dont ils n’osoient pourtant se servir, parce qu’ils disoient, qu’un d’entr’eux qui estoit leur Coryphée 9 , en avoit defendu l’usage. Tout de mesme en disoient ils de beaucoup de choses tres loüables, vous renvoyans encore a ce Maistre ignare, dont ils prenoient aussi les œuvres a garand, lorsqu’ils vouloient authoriser quelqu’une de leurs fantaisies. Enfin il y en eut un plus hardy que tous, qui conclut qu’il falloit mettre en regne tous ensemble, des mots anciens que l’on renouvelleroit, ou d’autres que l’on inventeroit, selon que l’on cognoistroit qu’ils seroient necessaires ; et puis qu’il falloit aussi retrancher de nostre orthographe les lettres superfluës, et en mettre en quelques lieux de certaines mieux convenantes que celles dont l’on se servoit. Car, disoit il, sur ce poinct, il est certain que l’on a parlé, avant que de sçavoir escrire, et que par consequent l’on a formé son escriture sur sa parole, et cherché des lettres, qui liées ensemble eussent le son des mots 10 . Il importe de distinguer ici le discours « ancien » des « mots anciens » auxquels il est fait allusion ci-dessus. Ces derniers sont des mots bien français, qu’il faut préférer à ceux calqués plus étroitement sur le grec et le latin (sans doute ce que Sorel appelle « façons de parler extrêmement sottes »). Il est clair que Ronsard préoccupe l’un comme l’autre auteur. Plus d’un critique contemporain s’interroge également sur ses rapports avec l’écriture. Jean Rousset le présente (implicitement) comme « poète de la mort » 11 , préou proto-baroque. Nous aussi nous sommes penché sur le problème de la mort dans la poésie du premier âge baroque 12 , sans pour autant mettre Ronsard en cause, encore qu’il fasse l’objet d’autres travaux sur cette 8 Selon Adam, Sorel fait allusion à Ronsard. Voir n. 1, p. 1387, Romanciers du XVII e siècle. 9 Ici, il s’agirait de Malherbe. Ibid. 10 Ibid., p. 231. 11 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Librairie José Corti, 1960, pp. 93-100. 12 Francis Assaf, « Philosophies et visions de la mort dans le premier âge baroque » PFSCL XXXIII, 65 (2006): 403-418. Nous reproduisons certains passages de cet 84 Francis Assaf thématique 13 . La mort chez les poètes baroques prend, nous le pensons, des dimensions autres. De toute façon, ce n’est pas dans cette perspective que se réfèrent à lui Théophile et Sorel, mais uniquement pour discerner s’il pratique une écriture moderne (ou non). L’influence qu’exerce Ronsard sur la poésie française, maniériste ou baroque, a fait l’objet de nombreux travaux, notamment ceux de Marcel Raymond et de Jean Rousset, évoqués par Gisèle Mathieu-Castellani 14 . Sans prétendre y chercher des références directes au problème qui nous occupe ici, à savoir, celui de discerner les paramètres esthétiques de la prose baroque, nous pouvons y relever, cependant, certaines réflexions qui peuvent aider à cerner la question. M. Raymond, par exemple, déclare « qu’il est impossible de considérer l’œuvre en soi sans point de comparaison, sans référence à un ordre sous-jacent » 15 . D’autres auteurs ont fait la même remarque, dans le domaine du théâtre, notamment pour L’Illusion comique : « C’est seulement par référence à l’univers baroque qu’il est possible d’apprécier l’apport de Corneille à la dramaturgie », dit par exemple Annie Richard 16 . L’Advertissement d’importance aux Lecteurs, placé à la suite du Livre XI du Francion (édition de 1626) reprend en l’élargissant le texte de même titre placé en tête de l’édition de 1623. C’est de Rabelais que se réclame implicitement Sorel. Revendiquant son héritage, il réitère à sa façon la célèbre expression de maître Alcofribas : Puisque le ris n’est propre qu’à l’homme entre tous les animaux, je ne pense pas qu’il luy ayt esté donné sans sujet et qu’il luy soit defendu de rire ny de faire rire les autres. Il est bien vray que mon premier dessein a esté de ne rendre pas ce contentement cy vulgaire, ny de donner du plaisir a une infinité de personnes que je ne cognoy point, qui pourront lire mon Histoire Comique aujourd’huy qu’elle est imprimée, et ce n’estoit qu’une chose particuliere pour plaire a mes amis […] 17 . article dans le présent travail, avec l’autorisation de la rédaction des Papers on French Seventeenth Century Literature (PFSCL). 13 Citons en particulier l’article de Wolfgang Leiner, « Ronsard et Chassignet devant le spectacle de la Mort: Étude comparative de deux sonnets », dans Kentucky Romance Quarterly (Lexington, KY) 1975; 22, pp. 491-515. 14 Cité dans Gisèle Mathieu-Castellani, « Marcel Raymond et Jean Rousset, maîtrespilotes en baroquie : la critique séminale de Marcel Raymond ; portrait de Jean Rousset en critique amoureux », dans Œuvres et critiques, XXVII, 2 (2002), La critique littéraire suisse : Autour de l’École de Genève, pp. 152-168. 15 Mathieu-Castellani, op. cit., pp. 154-155. 16 Annie Richard, L’Illusion comique de Corneille et le baroque : étude d’une œuvre dans son milieu, Paris, Hatier, 1972, p. 40. 17 Francion, p. 1260. Francion : écriture moderne, écriture baroque 85 Écriture baroque : ordre, désordre ? Premier élément à la fois de la modernité et du baroque, le ludique fait partie intégrante de l’écriture sorélienne. Si Jean Serroy reconnaît que nombre de critiques refusent l’appellation de roman au Francion 18 , rappelons que Sorel lui-même ne place pas son ouvrage dans ce genre (supra). Il faut cependant s’interroger sur ce que signifie cette notion d’ordre évoquée plus haut. Comment, en effet, formuler une archéologie permettant de déduire à partir des spécimens disponibles l’existence d’un « ur-baroque » - forcément non-baroque, mais reconnaissable comme « baroquisant » ? Rousset envisage une ascendance chronologique, remontant à Ronsard et à Garnier (poésie et théâtre) avec une évolution vers des styles divers : d’Aubigné, Sponde, Hardy 19 . Peut-être. En tout cas, l’ordre dépend d’une façon de voir qui - c’est l’évidence même - conditionne le dire 20 . Claude-Gilbert Dubois évoque cette notion en la plaçant en regard de la diaclase qui, dit-il, isole dans les années 50 l’écriture de toutes autres formes d’expression et donc appauvrit d’avance l’expression littéraire (baroque) 21 . Pour M. Raymond, l’ordre sous-jacent réside dans la notion de forme, à lui inspirée par les travaux de l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin : [O]n peut se demander si l’on est en droit de nommer baroque au sens étroit une œuvre que l’on définirait par les sujets qui y sont traités, par les thèmes et les symboles. En dernière analyse, c’est la forme qui fait le style ; elle seule donne à l’œuvre une existence esthétique. La tentative la plus haute pour unifier l’idée du baroque en partant d’une considération de ses formes a été faite par Heinrich Wœlfflin. L’essentiel de sa pensée est contenu dans l’ouvrage qui a été traduit en français sous le titre de Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. […] Wœlfflin affirme que ce qui a changé, du classique au baroque 22 , c’est l’acte, c’est l’organe même de la vision. Le mot organe n’a pas ici un sens biologique, il désigne une 18 Jean Serroy, « D’un roman à métamorphoses : la composition du Francion de Charles Sorel », dans Baroque, Nº 6 (1973) : 97-103, p. 97. 19 Rousset, op. cit., p. 235. 20 Mathieu-Castellani, op. cit., p. 155. 21 Claude-Gilbert Dubois, « Le Prospecteur et son suiveur : Une promenade à pas rapprochés dans les labyrinthes du baroque », dans Œuvres et critiques, numéro cité, pp. 169-178 ; p. 170. 22 Pour Wölfflin, en architecture, le mouvement va du classique (Renaissance) au baroque (XVII e siècle), alors qu’en littérature c’est l’opposé. Ce point de vue peut se discuter : Versailles est-il un exemple d’architecture baroque ? Et Chambord, est-il classique, lui ? Mais Wölfflin s’occupe surtout d’architecture italienne. 86 Francis Assaf structure psychique : « Non seulement on voit autrement, mais on voit autre chose » … 23 Il est donc clair qu’il envisage un dépassement de la seule écriture. On peut comparer les cinq couples d’oppositions en fonction desquels Wölfflin définit le baroque et le classique, en architecture 24 , à ce que dit Eugenio d’Ors du baroque littéraire (nous paraphrasons ici), lorsqu’il rejette certaines définitions 25 : Wölfflin (conforte) D’Ors (rejette) 1. La présentation linéaire (classique) s’oppose à la présentation picturale (baroque). 2. La présentation par plans distincts s’oppose à une présentation en profondeur. 3. La forme fermée s’oppose à la forme ouverte. 4. L’unité qui enferme une multiplicité d’éléments (classique) s’oppose à une unité complexe ou globale (baroque). 5. La clarté absolue des objets s’oppose à une moindre clarté. 1. Le baroque est un phénomène dont la naissance, la décadence et la fin se situent vers les XVII e et XVIII e siècles et qui s’est produit exclusivement dans le monde occidental. 2. Il s’agit d’un phénomène exclusif à l’architecture et à quelques rares catégories de la sculpture et de la peinture. 3. Nous nous trouvons en présence d’un style pathologique, d’une vague de monstruosité et de mauvais goût. 4. Enfin, ce qui le produit est une espèce de décomposition du style classique de la Renaissance. On verra plus loin que les principes de Wölfflin aussi bien que ceux qu’évoque d’Ors peuvent s’appliquer (selon d’Ors, par la négative) à l’écriture baroque. Ce que rejette ce dernier, ce sont des distinctions basées sur l’accident (au sens cartésien du terme) et non le fond ou la substance. En cela, il recherche un ordre, mais dégagé de la chronologie et des questions de valeurs. Il formule une conception du baroque excluant l’ascendance maniériste. Tout en admettant une ressemblance superficielle entre les deux mouvements, il effectue une distinction radicale au niveau des attitudes respectives vis-à-vis des catégories du tangible. D’Ors présente cette appré- 23 Marcel Raymond, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Librairie José Corti, 1964, pp. 24-25. 24 Raymond, op. cit., pp. 26-28. 25 Eugenio d’Ors, Lo Barroco. Prólogo de Alfonso E. Pérez Sánchez, Madrid, Tecnos, 1993. Francion : écriture moderne, écriture baroque 87 hension du baroque dans tous ses avatars (littéraire, pictural, architectural, musical) sous forme d’un parallèle très serré entre les traités d’anatomie prémodernes 26 et le savoir historique. Selon lui, les ouvrages d’histoire ne font que substituer la chronologie à la topographie telle que la pratiquent ces traités : La anatomía anterior al Renacimiento se acomodaba a gusto con la división topográfica y lineal del cuerpo humano adoptada por el lenguaje vulgar: cabeza, tronco, extremidades. […] Por poco que uno se fije en ello, verá que la clasificación corrientemente empleada por los tratados de historia es enteramente análoga a la anterior, con solo sustituir el orden topográfico por el cronológico. Lo que el historiador llama Edad Media es, transportado al orden del tiempo, lo que el anatómico de antaño llamaba tronco. Al igual que este distinguía el brazo del antebrazo, aquel, el historiador, pretende distinguir todavía el siglo XV del siglo XVI. Para el anatómico, aún ayuno de disecar cadáveres, como para el historiador que no ha sondeado en profundidad los acontecimientos, la manera de enumeración se queda en lo superficial, grosero y sumario. Está fundada en la apariencia de las cosas, en su aspecto, y no es lo que el pintor Poussin llamaba su prospecto; es decir, su estructura interior, sus conexiones intimas y abscónditas 27 . Cela donne à penser qu’il envisage un baroque lato sensu, dégagé des contingences chronologiques, voire spatiales. Il recherche néanmoins une définition essentielle du baroque à travers ses manifestations historiques et locales. Pour tenter d’effectuer un rapprochement sémiotique entre d’Ors et Wölfflin, rapportons-nous à un exemple d’architecture que cite le premier (mais auquel le second ne fait pas allusion, pour autant que nous le sachions, dans Renaissance and Baroque 28 ) : il s’agit de la célèbre fenêtre de la salle capitulaire du couvent du Christ à Tomar 29 (Portugal). Il en parle en ces termes : 26 En fait, d’Ors demeure en deçà de la vérité de ce point de vue, puisque les traits d’anatomie de la première modernité, depuis Vésale jusqu’au XVIII e siècle, maintiennent cette classification. 27 D’Ors, op. cit., p. 59. 28 Heinrich Wölfflin, Renaissance and Baroque (tr. de l’allemand par Kathrin Simon, intr. Peter Murray), Ithaca, Cornell University Press, 1966. 29 Construit en 1160 par l’ordre des Chevaliers du Temple, il subit de nombreuses additions et modifications qui en font un véritable musée de l’architecture portugaise. La célèbre fenêtre est un exemple de style manuélin, développé au Portugal sous le règne de Manuel I er le Grand (1495-1521). La fenêtre fut sculptée entre 1510 et 1513 et constitue l’exemple le plus évocateur de la grande épopée maritime qu’a connue le pays. Algues, coraux et coquillages, mais aussi cordages, chaînes et, curieusement, arbres et racines soutenues par un marin composent les motifs du décor féerique de cette fenêtre marine (Wikipédia). MSN Encarta Premium (http: / / pageperso.aol.fr/ simchris94/ tomar.htm) 88 Francis Assaf A la primera mirada sobre la ventana de Tomar el espectador reconocía todos estos caracteres : una tendencia hacia lo pintoresco, reemplazando la exigencia constructiva, propia del clasicismo 30 ; el sentimiento de la profundidad, adquisición por la arquitectura de un a modo de tercera dimensión. Aquel síntoma, en fin, tan decisivo : el dinamismo con que se sustituía el gusto por la apariencia de esta estabilidad y las « formas que vuelan » y el empleo crudo de elementos morfológicos naturales. Y, por encima de todo, aquella propensión a lo teatral, lujoso, retorcido, enfático, que la sensibilidad menos ejercitada advierte inmediatamente en lo Barroco 31 . Cette conception du baroque semblerait contredire celle de Wölfflin, mais à l’examen de certains dessins architecturaux de celui-ci, on peut voir qu’il est bien conscient des « structures internes, connexions intimes et cachées » dont parle d’Ors (supra). Il n’y a qu’à voir le dessin de la « Cancelleria » à Rome, dans lequel il souligne les proportions et les rapports existant entre la petite fenêtre et la grande 32 . Nous l’avons d’ailleurs déjà dit : Wölfflin et d’Ors ont plus de similitudes que de différences. Mais revenons à notre propos : s’interrogeant sur la pertinence aux œuvres littéraires des cinq paires d’oppositions énoncées par Wölfflin dans le domaine de l’architecture, M. Raymond opère une distinction entre le classique et le baroque, distinction - ou plutôt dualité - qui, on le verra, peut se transposer entièrement dans le domaine de ce dernier : 30 Il implique donc - en accord tacite avec Wölfflin - qu’en architecture le classique précède le baroque. 31 D’Ors, op. cit., p. 71. 32 Wölfflin, op. cit., p. 66. Francion : écriture moderne, écriture baroque 89 Au sentiment (classique) de la discontinuité, de la distinction des parties, s’oppose alors un sentiment de la continuité, de la métamorphose, de la participation des parties à l’ensemble. Mais ce sentiment non-classique, s’il est celui des baroques, semble être aussi celui des romantiques, des symbolistes … La dérive commence ! 33 Il y a longtemps qu’on ne considère plus le baroque, encore moins le romantisme ou le symbolisme, comme des « dérives » par rapport au classicisme. En tout cas, paraphrasant Wölfflin (supra), Mathieu-Castellani fait remarquer que : « dire autrement, c’est dire autre chose 34 ; et dire autrement, c’est voir autrement, donc voir autre chose 35 . » Truisme sans doute, mais dont on ne saurait trop tenir compte. C’est cette façon de voir qu’il faut cerner. Didier Souiller, par exemple, la considère surtout comme historique. Il faut noter ici qu’il ne pose pas la question de l’ascendance maniériste, mais, dans sa quête, remonte aux mythes de l’Antiquité (c’est-à-dire à l’imaginaire collectif occidental), déjà étudiés par G. Mathieu-Castellani du point de vue de l’érotisme 36 . Tout en reconnaissant l’importance des travaux de Rousset, D. Souiller rappelle l’aveu de ce dernier que l’assimilation de l’architecture à la littérature posait des dangers 37 . Ce qu’il préconise, lui, c’est de mettre sur le même pied littérature et arts plastiques, les regardant comme des accidents (au sens cartésien du terme 38 ) d’une sensibilité ou d’une vision du monde essentielle. Se servant de la métaphore du cyclone, il en recherche « l’œil », c’est-à-dire ce qui gît au centre du baroque et qui en engendre les divers avatars littéraires (pour lui, nationaux). Notons bien ici qu’il ne s’interroge pas tellement sur les antécédents chronologiques du baroque, à la Rousset (supra), mais bien sur l’impulsion originelle qui lui donne naissance. Avec une grande lucidité, il effectue, dans une perspective comparatiste, un tour d’horizon dont l’objet est de faire coïncider non seulement les conditions socio-économico-politiques de la période allant en gros de 1580 à 1640, en Europe, avec l’obsession de la mort - que relève en détail, comme nous le savons, J. Rousset 39 - mais aussi et surtout avec la montée du baroque (littéraire et, plus spécifiquement, théâtral) : 33 Raymond, op. cit., p. 32. 34 En italiques dans le texte. 35 Mathieu-Castellani, op. cit., p. 155. 36 Gisèle Mathieu-Castellani, Mythes de l’Éros baroque, Paris, Presses universitaires de France, 1981. 37 Didier Souiller, « Baroque et méthodologie comparatiste », dans Cahiers de littérature du XVII e siècle, nº 8 (1986) : 67-83 ; p. 73. 38 Il emploie le terme « épiphénomènes ». 39 Rousset, op. cit., pp. 101-102. 90 Francis Assaf En effet, si le centre du « cyclone baroque » est informulé, on peut en avoir une idée plus précise grâce aux représentations littéraires dont il est à l’origine. Il est ce qui permet la constitution d’une logique de l’imaginaire collectif évidemment plus riche et source des créations particulières qui l’illustrent en quelque sorte 40 . Si Rousset définit une œuvre baroque selon des critères devenus maintenant traditionnels : instabilité, mobilité, métamorphose (n’est-ce pas là en fait la même chose ? ) et domination du décor 41 , Souiller s’interroge sur un problème plus focalisé, et qui est celui que nous tentons d’élucider ici : celui de l’écriture. Dans le cadre de ces critères, Rousset privilégie la métaphore, mais Souiller va plus loin. Le comparatiste qu’il est évalue la situation de la langue en Europe (France, Angleterre, Espagne, Italie) à la fin du XVI e siècle, notant l’importance de l’enseignement de la rhétorique, que soutient la Ratio studiorum jésuite 42 . Sans aucunement nier l’importance de la métaphore (loin de là ! ), Souiller la présente comme un masque rhétorique « dont la perfection consiste à ne pas nommer les choses par leurs noms, mais plutôt à les déguiser » 43 . Outre celle-ci et sa compagne la métonymie, l’hyperbole, le paradoxe, l’antithèse, l’oxymore, la paranomase, l’antanaclase 44 , avec leurs illustrations, viennent étoffer sa magistrale démonstration. Écriture : image(s), imagination(s) Or l’une des fonctions majeures des figures de style et de rhétorique n’est-elle pas de susciter chez le lecteur des images ? Pour comprendre ce qui fonde le baroque (l’œil du cyclone dont parle Souiller), ne faudrait-il donc pas en privilégier les structures intrinsèques génératrices d’images, plutôt que son hypothétique ascendance ou son aire chronologique ? Les formulations de J. Rousset, de G. Mathieu-Castellani et de D. Souiller concourent à établir les linéaments d’une taxinomie de l’imaginaire. Alors, si on se rapporte à l’ouvrage du philosophe Gilbert Durand Les Structures anthropologiques de l’imaginaire 45 , 40 Souiller, art. cit., p. 77. 41 Rousset, op. cit., pp. 181-182. 42 Souiller. La Littérature baroque en Europe, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 192. La Ratio atque Institutio Studiorum Societatis Jesu est achevée en 1599. 43 Ibid., p. 194. 44 L’antanaclase est la répétition d’un mot pris dans des sens différents. La paronomase est la réunion (ou juxtaposition) de mots de sons similaires, mais de sens différents. 45 Durand, Gilbert. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969. À noter que, s’il cite dans sa bibliographie un certain nombre d’auteurs littéraires (Baudelaire, Hugo, Poe, Verlaine, etc.) il ne mentionne aucun auteur baroque. Il Francion : écriture moderne, écriture baroque 91 on peut voir qu’il devient possible d’envisager des catégories qui permettent une appréhension structurelle du baroque, véritablement dégagée - mais sans les nier, ni même les dévaloriser - des contingences spatio-temporelles. G. Durand envisage deux régimes qui circonscrivent l’imaginaire. Le premier est le régime diurne ou « schizomorphe » de l’image 46 . Régime polémique, il engage des images de séparation, de conflit, d’antagonisme, de victoire ; c’est, essentiellement, un régime qui exprime la puissance, la différence, le conflit. Soleil levant (lumière dorée, feu), blancheur, pureté, victoire, mais aussi armes offensives ou défensives, magiques ou non 47 . Du point de vue performatif, ces images effectuent des opérations d’identification, en divisant, coupant, séparant, purifiant. On peut aussi rapporter au régime diurne les effets de clair-obscur d’un Georges de la Tour 48 . Ce qui ressortit au régime nocturne, ce sont les images qui rassemblent et assimilent : les ténèbres, ainsi que tout ce qui est creux, sombre, femelle : la matrice, mais aussi la coupe, le temple, la demeure, la tombe, l’œuf, l’île, la barque 49 . G. Durand n’attribue pas aux catégories du pôle diurne l’appellation de « classique » pour la simple raison que son discours ne fonctionne pas dans cette perspective. Une remarque s’impose ici : depuis M. Raymond, le classicisme a subi un réexamen qui, tout en maintenant la distinction d’avec le baroque, dévalorise dans une grande mesure l’idée de discontinuité et de distinction entre les parties (supra). Pour comprendre le fonctionnement de l’imaginaire baroque, il faut faire intervenir ici une autre source : l’article de Jean-Jacques Wunenburger 50 . Rejetant formellement une approche exclusivement historique 51 , il s’appuie sur la pensée de G. Durand et sa valorisation du domaine imagologique pour formuler en quoi consiste au juste l’imaginaire baroque, prélude absolu à l’écriture. Aux deux pôles diurne et nocturne, il en ajoute un troisième, qu’il appelle disséminatoire. Dans ce concept, il cherche à « tisser ensemble identité et différence, répétition et innovation 52 ». De ce fait peut s’accomfaut conclure qu’il n’inclut pas la littérature baroque en tant que telle dans son essai sur l’imaginaire. 46 Celui que conçoit M. Raymond pour le classicisme, sans pour autant le nommer ainsi. 47 Il faut préciser que M. Raymond ne parle d’aucune de ces catégories ; il envisage des structures classiques plutôt statiques. 48 Durand, op. cit., p. 250. 49 Rappelons ici que le rêve de Francion rassemble plusieurs de ces images. 50 Jean-Jacques Wunenburger, « L’Imaginaire baroque : approche morphologique à partir du structuralisme figuratif de G. Durand », dans Cahiers de littérature du XVII e siècle, nº 8 (1986) : 85-105. 51 Wunenburger, art. cit., p, 85. 52 Ibid., p. 89. 92 Francis Assaf plir la coexistence dans la diversité. L’harmonisation cyclique des contraires par laquelle il définit ce pôle disséminatoire ressortit aux catégories du nocturne. Toutefois, à la différence du pôle générateur, ce troisième mode de la construction de l’imaginaire engendre le paradoxe qu’il est en fait indépendant des catégories du diurne et du nocturne. Pour lui, ce pôle n’effectue pas une synthèse (Il parle de dialectisation, non de dialectique), mais signifie un schème hétérogène de coexistence où fonctionnent alternativement les images ressortissant au régime diurne et celles se rapportant au régime nocturne. Sa vision est dynamique : il parle d’alternance et de « tension antagoniste 53 », alors que nous préférons voir en général une coexistence permanente, en raison de la nature essentiellement syntagmatique des modes de représentation des textes littéraires (excepté dans les cas où le temps est formellement représenté dans la narration), qui se prête à la représentation paradigmatique. Mais que cette tension antagoniste se manifeste en alternance ou en simultanéité, elle n’en reste pas moins le moteur du discours baroque. En résumé, le travail effectué par Wunenburger constitue pour nous un outil qui permet d’exprimer intelligiblement un rapport entre image et discours. Francion : écriture baroque À part J. Serroy, la critique traditionnelle traite de l’écriture baroque surtout dans les domaines de la poésie et du théâtre. Mais qu’en est-il de la prose ? Dans deux articles, rédigés à quelque vingt ans de distance 54 , Wolfgang 53 Ibid., p. 91 54 (a) « Le Rêve de Francion : considérations sur la cohésion intérieure dans l’Histoire comique de Sorel », dans La Cohérence intérieure. Études sur la littérature française du XVII e siècle présentées en hommage à Judd D. Hubert, Paris, Jean-Michel Place, 1977, pp. 157-175. Repris dans Wolfgang Leiner, Études sur la littérature française du XVII e siècle. Préface de Roger Duchêne. Ouvrage préparé par Volker Schröder et Rainer Zaiser, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature (Biblio 17 nº 95), 1996, pp. 55-75. (b) « Regards critiques sur le statut picaresque du Francion », dans Création et recréation : Un dialogue entre littérature et histoire. Mélanges offerts à Marie-Odile Sweetser. Études réunies par Claire Gaudiani en collaboration avec Jacqueline Van Baelen, Tübingen, Gunter Narr Verlag (Études Littéraires françaises), 1993, pp. 209-221. Repris dans Leiner, Wolfgang. Études sur la littérature française du XVII e siècle, op. cit., pp. 77-89. Ces deux articles font la substance d’une intervention de notre part au cours de la journée commémorative tenue le 2 juillet 2005 à la Sorbonne, à l’occasion du décès de celui qui fut un grand animateur de la communauté dix-septiémiste. Voir « Comment Wolfgang Leiner voit Francion et son monde », dans PFSCL XXXIV, 66 (2007), pp. 35-40. Francion : écriture moderne, écriture baroque 93 Leiner s’interroge, non pas peut-être sur le statut baroque en tant que tel du Francion, mais, dans le premier, sur la contextualisation du rêve, peut-être la partie la plus baroque du texte du point de vue imagologique et, dans le deuxième, sur le statut picaresque qu’il faut accorder à l’ouvrage. Ces deux perspectives impliquent immanquablement la reconnaissance d’un mode d’écriture baroque. Les ouvrages de Martine Debaisieux 55 et de Wim De Vos 56 évoquent eux aussi implicitement cette propriété 57 . Nous examinerons en une approche non-linéaire - c’est-à-dire que nous ne suivrons pas systématiquement le fil du texte - les valeurs que conforte Sorel dans Francion. Tout d’abord, il le distingue des romans de son époque (supra), comme le feront plus tard Scarron et Furetière, respectivement, du Roman comique et du Roman bourgeois. Pour Scarron, Furetière et leurs contemporains, un roman « comique » ou « bourgeois » est un oxymore flagrant, tout comme l’est pour Molière un bourgeois « gentilhomme ». Sorel toutefois met à plat le roman plus directement que ses deux successeurs ; plus « naïvement », au sens que lui donnait le siècle. Témoin l’épisode du Sixième Livre dans lequel il « conte le conte d’un Comte de qui je ne fay guiere de compte 58 . » Il s’agit, aux pages suivantes, d’une satire désopilante de ceux qui veulent prendre un peu trop au pied de la lettre les topoï du roman sentimental : Quand elle 59 fut cessée, se souvenant d’avoir leu dans des Romants que de certains amoureux s’estoient souvent pasmez en voyant leurs Maistresses, pour montrer qu’il estoit excessivement passionné, il se de1ibera de feindre qu’il entroit en une grande foiblesse, et en fermant ses yeux, et entr’ouvrant un peu la bouche comme pour souspirer, il se laissa doucement tomber sur une chaire qui estoit derriere luy, puis l’on ferma ses fenestres. Incontinent sa Dame recoignoissant sa badinerie, afin de se mocquer de luy, envoya un laquais en sa maison, pour sçavoir par bienseance quel mal luy avoit pris si subitement, veu qu’il sembloit qu’il se portast bien, lors qu’il avoit joüé du Luth a sa fenestre 60 . 55 Martine Debaisieux, Le Procès du roman : écriture et contrefaçon chez Charles Sorel, Stanford, Anma Libri, 1989. 56 Wim De Vos, Le Singe au miroir : emprunt textuel et écriture savante dans les romans comiques de Charles Sorel, Tübingen/ Leuven, Gunter Narr Verlag (Études Littéraires françaises)/ Universitaire Pers Leuven, 1994. 57 Cf. Debaisieux, op. cit., pp. 58-59. 58 Francion, p. 291. 59 La musique de luth que le comte fait semblant de jouer mais fait en réalité jouer par un autre. 60 Francion, p. 293. 94 Francis Assaf On peut voir, en juxtaposant ce passage à d’autres, que Sorel fait jouer au roman divers rôles selon les circonstances. Au Troisième Livre (infra) il sert à Francion collégien de moyen d’évasion pour se distraire de l’insupportable apprentissage et pratique du latin, dont il a horreur ; au Sixième, anticipant Le Berger extravagant, il s’en sert pour illustrer le ridicule des amoureux transis (supra). Au Onzième Livre, Sorel se sert du roman à la fois pour exprimer ses idées libertines et pour (re)mettre en relief la pédanterie d’Hortensius 61 . À noter toutefois que dans le passage ci-dessus ce n’est pas le roman sentimental en soi qu’il ridiculise, mais son « usurpation », pour ainsi dire, par un maladroit qui veut à toute force se faire aimer d’une jeune fille qui n’éprouve qu’aversion pour lui. La suite de cet épisode tourne d’ailleurs en farce digne de la commedia dell’arte (et de Molière), avec force coups de bâton à l’appui. Chose intéressante : dans un article de 1973, J. Serroy cite la Bibliothèque françoise (1664), où Sorel définit son livre comme ayant la vraie forme d’un roman 62 . L’écart chronologique entre Francion et la Bibliothèque françoise permet-il de penser que Sorel avait changé sa conception du roman, à quelque trente ans de distance ? Cherchait-il à l’intégrer dans le genre ? C’est possible, mais on pourrait aussi avancer l’argument qu’il aurait voulu dire que l’histoire comique est destinée, non pas à s’intégrer dans le roman - tel qu’on le conçoit encore à cette époque - mais à le supplanter. M. Debaisieux l’a bien compris et le démontre dans sa titrologie (q.v.). Et n’oublions pas que, quatre ans après la Bibliothèque françoise, Furetière choisit sciemment le titre Le Roman bourgeois, le sous-titrant « ouvrage comique ». Et si Scarron n’a pas donné de sous-titre au Romant comique, ceux de ses chapitres sont éloquents quant à l’intention de faire la satire d’un genre considéré comme « vieux ». Si Francion se moque au Cinquième Livre des « façons de parler extremement sottes » du « vieil resveux » et de ses disciples (supra), c’est que son auteur refuse le compromis dans le domaine de la parole (ou de l’écriture, ce qui revient au même), privilégiant « le mot juste », témoin ses vitupérations dans l’Advertissement d’importance au Lecteur contre les typographes, qu’il accuse d’avoir charcuté son texte : 61 Selon Émile Roy, le pédant Hortensius est un type qu’emprunte Sorel à la comédie italienne. Il ajoute que le succès du Francion a peut-être encouragé les Comédiensitaliens à réserver ce nom aux personnages de pédants. Émile Roy, La Vie de Charles Sorel, sieur de Souvigny (1602-1674), Paris, Libraire Hachette et C ie , 1891, p. 88, n. 2. Roy consacre les pages suivantes (89-92) à démontrer que l’Hortensius du Francion est basé sur Gilles Ménage. 62 Serroy, « D’un Roman à métamorphoses », p. 99. Francion : écriture moderne, écriture baroque 95 Les Imprimeurs […] ont mis bestes au lieu de pestes, en d’autres endroits avant toict pour aucun toict, couche pour cruche, faux furon pour fanfaron, maistres pour monstres, courage pour cocuage, meffait pour mestier, gourdement pour grandement, commençoit pour contenoit, la veue pour le vent, pernicieux, pour pécunieux, et une infinité d’autres mots qui corrompent tout mon sens. Davantage on ne voit rien autre chose, que des articles oubliez, et des noms mis au pluriel au lieu d’estre au singulier, et des verbes au temps passé au lieu d’estre au temps present ou au futur. Ceux qui me cognoissent sçavent bien qu’il est impossible que je peche contre les loix de la grammaire 63 . On peut mettre ce passage en regard avec celui, au Deuxième Livre, où Agathe revendique le droit de parler comme bon lui semble : Alors la vieille tenant sa chandelle a la main, s’approcha du lit, et dit a Francion : Si vous aviez consideré que je suis vostre bonne amie Agathe qui vous a tousjours fait plaisir à Paris, vous ne me diriez pas tant d’injures ! Ha, c’est donc vous, respondit Francion, en faisant l’estonné, je vous cognoy ; il n’y a pas un mois que je suis guery du mal que vous me fistes gagner chez Janeton. Quant cela seroit, dit Agathe, vous ne m’en devriez point imputer de faute : aussi vray que voyla la chandelle de Dieu, la petite effrontée m’avait juré qu’elle estoit plus nette qu’une perle d’or riant. Vous voulez dire d’Orient, interrompit le Gentil-homme. II n’importe comment je parle, pourveu que l’on m’entende, respond Agathe 64 . Cette assimilation phonétique de l’« or riant » à l’Orient correspond-elle vraiment à l’idée qu’il faut alléger, réformer l’orthographe (donc l’écriture), comme semble le suggérer M. Debaisieux 65 , ou encore à un personnage libéré à tous points de vue, y compris de celui des contraintes du langage ? À la lecture du passage ci-dessus, on a plutôt l’impression que Sorel ne considère pas cela comme une « libération » du langage, mais plutôt veut faire voir que la correction, la précision sont autant affaire de classe sociale que de tenue. M. Debaisieux semble par ailleurs conforter cette notion lorsqu’elle compare le discours de Francion à ceux d’Hortensius et de Collinet 66 . Pécher contre les lois de la grammaire ou de la prononciation, substituer au terme correct un à peu près, se servir d’expressions démodées, surannées ou excessives sont choses bonnes tout au plus pour des ouvriers imprimeurs ignares, de vulgaires maquerelles, des poètes crottés, ou alors des pédants et des fous. On peut voir aussi son dédain pour tout ce qui dévie de la clarté et de l’élégance. Vers la fin du Premier Livre, Francion est visité dans l’hôtellerie 63 Francion, p. 64. 64 Ibid., p. 103. 65 Debaisieux, op. cit., p. 59. 66 Ibid. 96 Francis Assaf par un chirurgien venu panser sa blessure (conséquence de sa chute dans la cuve). Là dessus il [le chirurgien] vint a luy discourir en termes de son art barbares et inconnus, pensant estre au supreme degré de l’eloquence en les proferant tant il estoit blessé de la maladie de plusieurs qui croyent bien parler, tant plus ils parlent obscurement, ne considerants pas que le langage n’est que pour faire entendre ses conceptions et que celuy qui n’a pas l’artifice de les expliquer a toutes sortes de personnes est taché d’une ignorance presque brutale 67 . Notons le paradoxe, bien diurne puisqu’il tranche entre savoir et langage : Sorel déclare le chirurgien - celui dont la profession est de soigner les blessés - « blessé » de la maladie d’obscurité et de barbarisme, en présence de son malade, qui n’est atteint qu’au physique. Au Septième Livre, Francion fait à Raymond une démonstration péremptoire de l’importance d’user de termes élégants et raffinés même pour décrire des débordements sexuels 68 , afin de se différencier par là du vulgaire, même si en définitive l’acte accompli par un aristocrate ne diffère aucunement, au point de vue physiologique, de celui d’un rustre. C’est la marque de raffinement, le choix des termes reflétant à la fois l’esprit et la classe de celui qui a reçu une bonne éducation (c’est-à-dire qui pense d’avance à ce qu’il va dire, ce qui le porte au niveau de la parole écrite). Il va même jusqu’à traiter de « terrestres et brutaux » ceux qui usent de termes vulgaires, en contraste avec ses pairs : « nous avons quelque chose de divin et de celeste … » Pour Sorel, l’expression baroque, moderne, doit donc s’avérer d’abord décente même dans l’indécence, correcte, précise, intelligible à tous 69 . Notons également que dans les deux cas, celui d’Agathe et celui du chirurgien au Deuxième Livre, le discours défectueux est spontané, n’ayant pas passé par le crible de la réflexion. C’est d’autant plus important que l’auteur manifeste une conscience aiguë de cette différence qui existe entre l’écrit et le parlé : Or c’etoit ainsi que faisaient les Anciens Autheurs dedans leurs Comedies, qui instruisoient le peuple en luy donnant de la recreation. Cet Ouvrage cy les imite en toutes choses, mais il y a cela de plus que l’on y voit les actions mises par ecrit 70 , au lieu que dans les Comedies il n’y a que les paroles, 67 Francion, p. 88. 68 Ibid., pp. 321-322. 69 Molière a bien fait son profit de cette remarque. Il n’y a qu’à se rapporter au langage dont se servent ses personnages du Médecin malgré lui et du Malade imaginaire. Cf. Roy, supra. Roy effectue ailleurs d’autres comparaisons avec Molière. 70 Les italiques sont de nous. Francion : écriture moderne, écriture baroque 97 a cause que les Acteurs representoient tout cela sur le Theatre. Puisque l’on a fait cecy principalement pour la lecture, il a fallu descrire tous les accidens, et au lieu d’une simple Comedie, il s’en est fait une Histoire Comique que vous allez maintenant voir 71 . Noter le rapprochement qu’il effectue, au plan didactique, entre son ouvrage et le théâtre, et la différence implicite qui existe entre les modes de communication écrite et orale. S’il pratique tout autant qu’un autre le principe castigat ridendo mores, il le fait explicitement dans un contexte scriptural. Il est évident que le théâtre est à l’origine texte, mais ce texte n’est pas toujours immédiatement disponible au consommateur et ne l’était sûrement pas du tout, pour la plupart, aux spectateurs du théâtre antique. Il faut donc penser que lorsque Sorel se réfère aux « Anciens Autheurs », il implique par là une supériorité de l’écriture sur la parole, tout autant que celle de la modernité sur l’Antiquité. On retrouve cette notion au Troisième Livre, lorsque Francion va au collège. On y voit la parole comme un moyen de communication profondément dévalorisé, assimilée à la pratique obsessive de l’ancien : La loy qui m’estoit la plus fascheuse à observer sous son Empire, estoit qu’il ne faloit jamais parler autrement que latin, et je ne me pouvais desaccoustumer de lascher tous jours quelques mots de ma langue maternelle : de sorte qu’on me donnoit tous jours ce que l’on appelle le signe, qui me faisoit encourir une punition. Pour moy, je pensoy qu’il falloit que je fisse comme les disciples de Pythagoras, dont j’entendois assez discourir, et que je fusse sept ans a garder le silence comme eux, puisque sitost que j’ouvrois la bouche l’on m’accusoit avec des paroles aussi atroces que si j’eusse esté le plus grand scelerat du monde 72 . Il en sera réduit à baragouiner un sabir ni vraiment français, ni vraiment latin, langage dégradé que lui imposent des circonstances contraignantes. D’ailleurs, le collège est un lieu géométrique de dégradation, autant physique que langagière. Nous passerons sur le côté sordide de la vie matérielle qu’il est forcé d’endurer - topos familier depuis le Lazarille - pour noter, au début du Quatrième Livre, une condamnation sans appel de l’imitation des anciens : une déplorable caricature de théâtre, « une Moralité latine qui se joüoit par intermedes » 73 où il tenait le rôle de Mercure. Encore qu’il avoue à son hôte qu’il ne sait pas où sont les bons livres, il ne laisse pas de présenter la parole écrite comme lui apportant à la fois un soulagement par rapport à ce langage perverti qu’il est forcé de pratiquer et une stimulation de son imagination engourdie par cette langue latine qu’il hait sans réserve : 71 Francion, p. 1270. 72 Ibid., p. 170. 73 Ibid., p. 185. 98 Francis Assaf C’estoit donc mon passe-temps que de lire des Chevaleries, et faut que je vous die que cela m’espoinçonnoit 74 le courage, et me donnait des desirs nompareils d’aller cercher les avantures par le monde. Car il me sembloit qu’il me seroit aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié, qu’une pomme. J’estois au souverain degré des contentements quand je voyois faire un chapelis 75 horrible de Geans dechiquetez menu comme chair a pasté. Le sang qui issoit de leurs corps a grand randon 76 faisoit un fleuve d’eau roze, où je me baignois moult delicieusement, et quelquesfois il me venait en l’imagination que j’estois le mesme Damoisel qui baisoit une Gorgiase 77 Infante qui avait les yeux verds comme un Faulcon 78 . Comme on le verra par la suite, le pédant Hortensius, dégradé par rapport à l’orateur latin dont il a usurpé le nom 79 , confisquera ces livres de chevalerie pour y plagier un discours amoureux (oral, bien entendu) qui le ridiculisera d’autant lorsqu’il l’adressera à la belle Frémonde. On peut mettre en relation cet aspect peu admirable d’Hortensius avec ce qu’on constate de lui au Onzième Livre. Mis en demeure par Raymond de montrer à la compagnie ses ouvrages qui se moquent « de tout ce que les anciens avoient fait » 80 , il présente un « Autre Monde », anticipant celui de Cyrano de quelque treize ans. Ici, Sorel non seulement écrit « à la moderne » mais prend sans doute un certain risque faisant affirmer à Hortensius : Vous sçavez que quelques sages ont tenu qu’il y avoit plusieurs mondes. Les uns en mettent dedans les Planettes, les autres dans les estoilles fixes : Et moy je croy qu’il y en a un dans la Lune. Ces taches que l’on void en sa fasce quand elle est plaine, je croy pour moy que c’est la terre et qu’il y a des cavernes, des forests, des Isles, et d’autres choses qui ne peuvent pas esclatter 81 : mais que les lieux qui sont resplandissans, c’est où est la mer qui estant claire reçoit la lumiere du Soleil comme la glace d’un miroir. Hé que pensez vous, il en est de mesme de ceste terre où nous sommes. Il faut croire qu’elle sert de lune, a cet autre monde 82 . 74 Espoinçonner : exciter, aiguillonner (Furetière). Romanciers du XVII e siècle, p. 1378, n. 3. 75 Chapelis : carnage. Ibid., p. 1379, n. 4. 76 A grand randon : avec force. Ibid., n. 6. 77 Gorgiase : Selon Furetière : « Vieux mot qui signifioit autrefois une personne grasse & de belle taille, qui avoit une belle gorge, une belle representation. » 78 Francion, p. 174. 79 Voir nos réflexions sur le nom d’Hortensius dans notre article « Francion : une étude carnavalesque », dans Littératures classiques No. 41 (Hiver 2001), pp. 85-95, pp. 92-93. 80 Francion, p. 426. 81 Réfléchir l’éclat du soleil. 82 Francion, p. 427. Francion : écriture moderne, écriture baroque 99 Cyrano reprendra cela dans Les États et empires de la Lune : Et moi, dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois, sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune 83 . Mais, bien sûr, c’est un fou ou, tout au plus, un pédant qui énonce ce relativisme cosmique, encore fort suspect 84 . Plutôt que de faire un discours scientifique comme le fera Cyrano, Sorel camoufle par le canal d’Hortensius cette spéculation déjà fort ancienne 85 en utopie romanesque, qu’il truffe à plaisir des clichés du genre héroïco-sentimental : Il s’y fera des enchantemens horribles. Il y aura là un Prince ambitieux comme Alexandre qui voudra venir dompter ce monde cy. Il fera provision d’engins pour y descendre ou pour y monter (car a vray dire, je ne sçay encore si nous sommes en haut ou en bas) : il aura un Archimède qui luy fera des machines, par le moyen desquelles il ira dans l’Epicycle de la Lune eccentriquement a nostre terre ; et ce sera là qu’il trouvera encore quelque lieu habitable où il y aura des peuples incogneus qu’il surmontera 86 . Le passage d’où est tirée cette citation rappelle un peu le rêve du Troisième Livre ; l’énoncé entre parenthèses non seulement fait penser au rêve, mais surtout résume la vision baroque/ libertine. Rappelons que Cyrano reconnaît explicitement sa dette envers Sorel, lorsqu’il se réfère au Francion en reprenant le topos de la poésie en tant que moyen d’échange 87 . Comparons : Sorel Cyrano [L]es vers seront tant en credit que l’on leur donnera un prix. Qui n’aura point d’argent portera une stance au Tavernier, il aura demy septier : chopine pour un Sonnet : pinte pour une Ode : et quatre pour un Poëme, et ainsi des autres pieces, ce qui pourvoyra fort aux necessitez du peuple : Car le pain, Après ce déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non, qu’il ne lui devait plus rien, et que 83 Cyrano de Bergerac, Les États et empires de la Lune et du Soleil. Édition critique. Textes établis et commentés par Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2004. I, p. 6. 84 Le verdict du procès de Galilée fut prononcé le 16 juin 1633. 85 Cf. Cyrano, p. 7. 86 Francion, p. 426. 87 Alcover. Commentaire sur les lignes 1268-1269 de son édition (q.v.), p. 73. 100 Francis Assaf la viande, le bois, la chandelle, le drap et la soye s’acheteront au prix des vers qui ordinairement auront pour sujet la loüange des Marchands ou de leurs marchandises. L’on aura ce soulagement quand l’on n’aura point de pecune : Voyla ce que j’establiray pour le commerce 1 . c’étaient des vers. « Comment, des vers ? lui répliquai-je ; les taverniers sont donc curieux en rimes ? » - C’est, me répondit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. Je ne craignais pas de demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec neuf épigrammes, deux odes et une églogue 2 . 88 89 Francion : écriture moderne Il est un peu surprenant de constater qu’un article qui entend cerner l’écriture baroque et centre son propos sur Cyrano et Sorel ne fasse aucune allusion à ces passages, d’autant plus que l’auteure dit que : Nous voudrions cependant souligner, d’après l’analyse dont les résultats ont été ici brièvement esquissés, que la conception éventuelle d’une matrice narrative du baroque romanesque peut être obtenue tout en considérant sa façon de s’organiser comme une contradiction de mode et de sens. Le thème du voyage, qui se substitue au récit de la quête propre au Moyen Âge, développe la forme narrative dans la mesure où raconter devient le parcours essentiel du roman, soit parce que le personnage agit en racontant (dans la moitié des romans baroques, l’univers diégétique remplace l’action par la parole qui la dit, prolongeant la contradiction de la tradition boccacienne), soit parce que la voix du narrateur s’épaissit et transmet son volume au discours rapporté 90 . Notons le mélange, dans le discours d’Hortensius, du scientifique et du romanesque, du factuel et de l’utopique. Sorel réussit à faire passer à la fois son message libertin et son antipathie pour le roman traditionnel, dont il fustige le manque de réalisme, dans l’éblouissante description des villes 88 Francion, p. 450. 89 Cyrano, pp. 72-73. La référence au Francion se trouve p. 73. 90 Maria Alzira Seixo, « Penser la fiction baroque - Autour de Sorel et de Cyrano », dans Fiction, narratologie, texte, genre. Édité par Jean Bessière, New York, Peter Lang, 1989, pp. 173-179, p. 178. Francion : écriture moderne, écriture baroque 101 sous-marines qu’il fait faire à Hortensius et que commente Francion en ces termes : Ha Dieu quelles riches inventions ! Que nos anciens ont esté infortunez de n’estre point de ce temps pour ouyr de si belles choses, et que nos nepveux auront d’ennuy d’estre venus trop tard pour voir ! Mais il est vray que la meilleure partie de vous mesme, a sçavoir vos divins escrits, vivront encore parmy eux. O Paris, ville malheureuse de vous avoir perdu ; Rome ville heureuse de vous avoir acquis 91 ! Ce n’est pas l’inventio en elle-même qu’il rejette, mais sa mise au service d’une création divorcée du réalisme, sortie d’un esprit dérangé. Molière s’est-il souvenu du lien entre Rome et la folie pour le ressortir dans l’explicit du Bourgeois Gentilhomme 92 ? Le Cinquième Livre met en rapport Clérante et Collinet. C’est le premier qui a nommé le second, l’anoblissant en quelque sorte. Le changement du statut d’avocat à celui de fou, présenté comme une promotion sociale, peut sembler paradoxal. Souvenons-nous cependant des démêlés du père de Francion avec la justice, au Troisième Livre, et aussi de la vengeance qu’exerce Francion lui-même sur les membres de la profession juridique au Cinquième Livre 93 , les comptant parmi les sots, les ignorants et les vaniteux, qui méritent tous de subir les effets de sa colère. Malgré son incohérence, Collinet s’avère être un « fou sage » (donc supérieur à Hortensius), comme le font voir l’incident du petit chien et du biscuit 94 ainsi que ses commentaires sur la guerre 95 . Dans ce sens, le couple Collinet-Francion - ou plutôt la perception de Collinet à travers Francion, comme celle d’Hortensius - représente Sorel lui-même, dont l’intention avouée dans les paratextes est de corriger - par l’écriture - les mœurs dévoyées 96 . On peut avancer l’argument que c’est par la parole que Francion corrige ; cela est vrai, en particulier au Neuvième Livre avec l’avare Du Buisson 97 , qui vit en contradiction avec les principes que lui prescrit sa classe sociale - chose que réprouve fortement Sorel - mais cette parole passe par l’écriture, bien réelle. Le « moteur » de cette écriture est, comme nous le révèle Wunenburger, l’alternance disséminatoire des pôles diurne et nocturne. L’imagologie que circonscrivent ces deux pôles existe dès l’incipit, puisque l’action commence pendant la nuit. Se succèdent dans la première partie du Premier Livre une 91 Francion, p. 429. 92 Pour les rapports Sorel-Molière, cf. Roy, op. cit., pp. 97 ss. 93 Francion, p. 252. 94 Ibid., pp. 257-258. 95 Ibid., p. 258. 96 Cf. De Vos, op. cit., p. 143. 97 Francion, p. 345. 102 Francis Assaf chaîne de symboles et de situations privilégiant le pôle nocturne : la cuve, qui reviendra, dans le rêve au Troisième Livre et encore au Septième 98 . Il faut aussi considérer le rapport de Valentin à Francion. S’ils représentent à première vue des personnages diamétralement opposés, ils sont en fait assimilés - en un schème nocturne, donc, et à double titre - de plusieurs manières 99 : Valentin Francion • Déguisé pour pouvoir accomplir son rite magique. • S’immerge dans la cuve. • Incapable d’avoir des rapports sexuels avec Laurette pour cause d’impuissance (cause interne). • Cocufié (volontairement) par Laurette. • Déguisé (en pèlerin) pour pouvoir approcher Laurette et la séduire. • Tombe dans la cuve. • Incapable d’avoir des rapports sexuels avec Laurette pour des causes externes. • Cocufié (involontairement au départ, puis volontairement (post facto) par Laurette. La deuxième partie du Premier Livre, par contre, est explicitement diurne, non seulement à cause du lever du soleil, mais par une série de révélations qui démontrent et confortent l’aspect de contraste et de confrontation inhérent au pôle diurne. La première est celle du sexe de « Catherine », le bandit entré sous les apparences d’une fille au service de Valentin pour faciliter l’invasion du château par ses camarades. Il faut noter à ce sujet l’élément carnavalesque de cette révélation, qui non seulement crée le comique par son côté égrillard, mais aussi contient des références libertines vis-à-vis de la religion : Le bon fut que les femmes […] s’en allerent en trouppes jusques au Chasteau, où elles ne furent pas si tost, qu’ayans apperceu ce qui pendoit au bas du ventre de Catherine, elles s’en retournerent plus viste qu’elles n’estoient venuës. Celles qui estoient de belle humeur rioyent comme des folles, et les autres qui estoient chagrines, ne faisoient que gromeler, s’imaginants que tout avoit esté preparé a leur subjet et pour se mocquer d’elles. Ouy, c’est mon, disoit l’une, c’est bien en un bon jour de Dimanche qu’il faut faire de telles badineries que cela. Encore si 1’on attendoit apres le service : Cela seroit plus a propos a Caresme Prenant. Ho le monde s’en va perir sans doute ; tous les hommes sont autant d’Antechrists. Ne vous enfuyez pas, ma commere, dit un bon compagnon a cette bigotte, venez 98 Plus exactement un tonneau, celui du supplice du comte de Clarence. Voir Francion, p. 318. 99 Pour un traitement élaboré de l’assimilation Francion-Valentin, voir M. Debaisieux, op. cit., pp. 78-88. Francion : écriture moderne, écriture baroque 103 voir le gentil instrument que porte la servante de Valentin. Le Diable y ait part, luy respondit elle. Sur mon Dieu, repliqua t’il, vous avez beau faire la desdaigneuse, vous aymeriez mieux y avoir part que le Diable 100 . Mentionnons également la découverte que font les paysans de Valentin, attaché à un arbre (par Francion, rappelons-le), couvert d’habillements extraordinaires, l’air d’un épouvantail. Cela contraste fort (contraste diurne) avec l’estime et le prestige dont il jouit auprès des villageois, sentiment qui lui-même contraste avec la réalité de sa double condition de cocu impuissant. Nous voyons donc que, considéré du point de vue imagologique, le Livre Premier offre bien un mouvement disséminatoire, faisant alterner les pôles nocturne et diurne. L’histoire d’Agathe est ce qu’il y a de plus remarquable au Deuxième Livre et mériterait toute une étude à elle seule, mais ce serait trop nous éloigner de notre propos que d’en inclure une ici 101 . Le troisième, l’un des plus riches, contient le rêve de Francion, qui à lui seul a fait couler beaucoup d’encre. On en reparlera. Il fait pendant au Premier Livre par son usage du topos du travestissement, dont nous avons examiné les implications textuelles dans un article récent 102 . Nous observons dans le Premier Livre une série de déguisements : Valentin, Francion lui-même, « Catherine ». La portée du travestissement est décidément disséminatoire : il révèle et dissimule tout ensemble. Au Troisième Livre, il est tout aussi présent - dans l’étoffe même de la société, si on en croit le récit que fait Francion des démêlés de son père avec la justice. En apparence incorruptible, le juge accepte de manière détournée les présents de ceux qui le sollicitent. Il est significatif que l’agent médiateur de cette corruption judiciaire soit une pièce de satin noir, couleur de la robe des juges « couleur funeste, et mal plaisante, qui n’appartient qu’à des gens qu’il 103 n’aimoit guere, comme bien contraires à son humeur martiale 104 . » Le Troisième Livre renferme aussi un épisode capital, celui du singe, dont le pivot est aussi le travestissement. Rappelons pour commencer la place du singe dans l’histoire comique : après le Francion, on le retrouve dans Le Page disgracié, puis encore dans L’Autre monde. M. Debaisieux voit ainsi le singe du Francion : L’enfant prend l’animal « qui avoit une casaque verte pour un petit garçon » (p. 165). Cette rencontre initiale avec « l’autre » passe donc par 100 Francion, p. 83. 101 Voir « Francion : une étude carnavalesque », op. cit. 102 « Francion : roman du travesti, travestissement du roman », dans Cahiers du Dixseptième XI,1 (2006), pp. 147-160. Quelques passages de cet article sont reproduits ici avec l’autorisation de la rédaction des Cahiers du Dix-septième. 103 Le père de Francion. 104 Francion, p. 117. 104 Francis Assaf une perception analogique, par une « identité pervertie » - pour reprendre une expression de Genette. […]. Si l’apparition du singe altère la représentation de Francion dans son premier portrait, dans le contexte de l’œuvre l’épisode révèle surtout le problème fondamental de la menace du double. La présence du « singe » - nous avons vu que « l’autre » est toujours singe - correspond à la peur de perdre sa différence, d’être assimilé […] Perte d’intégrité également : la bête est prise pour un « diable », c’est-à-dire, selon l’étymologie, celui qui désunit 105 . Lorsque les servantes voient tous les dégâts occasionnés par le singe (qui revient encore la nuit suivante), elles croient aux agissements d’un lutin. Or, dans l’imagination populaire, un lutin est un petit démon malicieux qui revient de nuit tourmenter les hôtes d’une maison. Il faut donc reconnaître dans cet épisode un mouvement allant du nocturne au diurne (ce que fait implicitement Debaisieux). Ce mouvement se vérifie dans le texte même, lorsque le père de Francion découvre (au grand jour) que l’esprit malin qui hantait leur maison et y semait tout ensemble la peur et le désordre n’est qu’un singe 106 , créature somme toute naturelle, même si elle est exotique. On peut donc envisager ici une dialectisation répondant au pôle disséminatoire, alors que l’épisode des démêlés du père de Francion avec le juge ne peut se voir que dans un contexte diurne, illustrant la dichotomie entre judicature et justice. On trouve dans l’ouvrage de W. De Vos (q.v.) une remarque - parmi nombre d’autres - qui retient l’attention : « la singerie des modèles mène à un discours superficiel et irraisonné 107 . » Nous pouvons voir par là que Hortensius, puis Collinet (puis de nouveau Hortensius au Onzième Livre) se conforment précisément à cette notion ; le premier en totalité, par toquade de l’ancien et manque d’intelligence, le deuxième partiellement, par son dérangement mental intermittent. Ce sont donc des humains « déguisés en singes », signe de la contradiction entre le bon sens et le pédantisme ou la folie (ou du moins l’incohérence). Singeries imitatives, dichotomies diurnes ou assimilations nocturnes, le Troisième Livre est riche de ces épisodes, mais, sans conteste, le rêve en est la partie la plus chargée de sens. On peut le considérer comme une mise en abyme anamorphique du texte tout entier, ainsi que le fait W. Leiner (supra). Non seulement Francion, mais tous les personnages du rêve, sont engagés, peu ou prou, dans une dynamique disséminatoire mettant des oppositions soit en alternance, soit en coexistence. 105 Debaisieux, op. cit., p. 102. 106 Francion, p. 167. 107 De Vos, op. cit., p. 57. Francion : écriture moderne, écriture baroque 105 Comme l’histoire comique elle-même, le rêve commence sur une note nocturne, avec le lac sur lequel navigue Francion dans sa cuve percée, métaphore évidente du corps de la femme, renforcée par le fait que Francion bouche ce trou avec son pénis, n’ayant pas d’autre alternative s’il veut attraper les nourritures qui pleuvent sur lui. Ces aliments sont tous de forme phallique : cervelas, concombres, melons, saucisses. Nous avons parlé dans un autre article des implications œdipiennes de cette scène ainsi que celle de la « castration » du père 108 , aussi ne reviendrons-nous pas là-dessus. Le récit du rêve constitue une nomenclature paradigmatique de tout ce qui peut ressortir à l’union et à la division. Bien entendu, l’orgie au château de Raymond au Livre Septième est à la fois un rappel des débordements sexuels oniriques auxquels se livre Francion au Troisième Livre et, au Premier, de son échec amoureux. Mais cette fois l’accouplement est réussi, avec une Laurette bien réelle et non-fragmentée. La diarrhée collective due à la potion que Francion glisse dans la marmite du repas de la noce paysanne (Sixième Livre) ressortit à la fois au déguisement (supra) 109 et à l’instabilité, catégorie qu’identifie Rousset (supra) comme inhérente au baroque. Ce n’en est pas la seule instance dans le texte, mais c’est peut-être la plus flagrante. L’incident n’est pas gratuit, cependant, puisqu’il a lieu durant la danse (phénomène ressortissant au pôle nocturne, puisque reposant sur l’harmonie des sons, des gestes et des corps) qui suit le repas - chichement approvisionné, mais au cours duquel mariés et invités font preuve de cupidité et d’envie. En dépit de la pauvre chère (potage et riz jaune), les conviés ne se font pas faute de s’empiffrer ni de dire du mal de l’avarice du père de la mariée. On peut voir ce groupe d’événements : repas de noce, réception des cadeaux, puis diarrhée collective, comme une alternance disséminatoire entre l’assimilation (nocturne) et le rejet (diurne). Bien entendu, cet épisode illustre la propension de Francion à corriger les vices et les travers des hommes (et des femmes) où qu’il les rencontre. Dans ce sens, on pourrait voir Francion (Sorel) comme un « anti-singe », qui remet à l’endroit ce qu’il perçoit comme étant à l’envers. Cela pourrait expliquer son rôle de « taureau de village » au Neuvième Livre, lorsqu’il séduit les unes après les autres bon nombre de filles du village où il a pris un emploi de berger (jouant du luth). Considérant la pastorale comme un genre obsolète, voire carrément ridicule car dénué de tout réalisme, Sorel met son personnage dans une situation d’anti-pastorale bien réaliste, pour effectuer une mise à plat de celle-ci. Une autre façon (contraire) de voir cet épisode 108 Francis Assaf, « Le Corps baroque dans les histoires comiques », dans Littératures Classiques 36, 1999, pp. 79-94. 109 Francion et Clérante se déguisent en musiciens ambulants pour pouvoir s’introduire dans la noce et y semer le désordre. 106 Francis Assaf à travers le comportement de Francion est diurne : on peut dire que celui-ci fragmente son potentiel amoureux en séduisant tant de villageoises. Cela confirme d’ailleurs la polysémie baroque du texte ; Selon Wunenburger (et pas seulement lui), dans la perspective baroque, une chose peut signifier à la fois elle-même et son contraire. Bien sûr, Le Berger extravagant fera un sort encore plus rigoureux à la pastorale, mais Francion, contrairement à Lysis, est effectivement berger (et fait ce que faisaient - et font encore peut-être - réellement les bergers). En même temps, la poursuite de Naïs 110 , qui ne s’avère pas incompatible avec les nombreuses infidélités que lui fait son amant, aboutira au Onzième Livre par le mariage, qui illustre la quête disséminatoire de Francion - puisqu’en cherchant à se « réunir » à elle à partir du milieu du Septième Livre 111 , il s’éloigne aussi d’elle en ayant le plus de rapports sexuels possibles avec d’autres femmes. Mais l’infidélité dans la fidélité reflète précisément cette écriture non-linéaire, polysémique, qui fait le baroque. Pour ne pas conclure : ni conforme, ni contradictoire Dire que le moderne est inséparable du baroque est un truisme, aussi bien au plan chronologique qu’esthétique. Encore faut-il démontrer non seulement comment s’organise le rapport entre ces deux concepts, mais aussi leur indissociabilité. Revenant aux propositions de Wölfflin et de d’Ors, on peut voir que rien n’y contredit ni le contenu du texte de Sorel ni une approche critique structurale, imagologique, de celui-ci, soit au positif (Wölfflin) soit au négatif (d’Ors). En ce qui concerne la modernité de l’écriture, bien que Sorel n’emploie pas ce terme, il est évident, par ses prises de position, aussi bien dans les paratextes que dans le texte proprement dit, qu’il donne à la modernité une primauté absolue en tant que mode d’écriture. Les critiques de l’École de Genève ont fait œuvre de pionniers en matière de baroque, focalisant exclusivement leur regard, toutefois, sur la poésie, une poésie qu’ils voient comme essentiellement héritière en ligne directe de la Renaissance. Dans quelle mesure cette approche peut-elle aider à comprendre une écriture baroque en prose ? D’Ors a raison de rejeter l’idée que le baroque est lié exclusivement à un cadre chronologique et spatial. Non pas forcément que l’on puisse, à notre avis, trouver facilement des évidences baroques ailleurs (Pourrait-on arguer, par exemple, d’un baroque chinois du XIX e siècle ? C’est possible, mais cela se présenterait comme une entreprise à tout le moins difficultueuse). Tou- 110 Il la connaît par son portrait dès le Troisième Livre (p. 181). 111 Francion, p. 323. Francion : écriture moderne, écriture baroque 107 tefois, une approche à la fois imagologique et langagière permet d’observer la prose baroque, en particulier le Francion - archétype (français) sinon prototype - dans ses structures signifiantes, sans la faire dépendre d’une ascendance donnée. Que cela soit également valable pour la poésie et le théâtre va de soi, selon nous. Il faut préciser en tout cas qu’une évaluation contemporaine, ahistorique, de la modernité baroque ne revendique aucune exclusivité, ne contredit ni n’annule ce qui se fit avant. Nous ne voulons pas non plus tomber dans le piège qui consisterait à dire qu’elle complète car il faudrait alors démontrer, textes à l’appui, l’incomplétude de la pensée d’un Raymond ou d’un Rousset. Est-ce concevable ? Disons plutôt que ces deux perspectives coexistent de façon disséminatoire, enrichissant, renouvelant chacune à sa façon le regard que portent les chercheurs sur ce phénomène dont on a dit un jour : « Peut-on encore parler de baroque ? » On ne finit pas, on n’a pas fini d’en parler.
