Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Du théâtre au Théâtre du Monde: fragemtation et gibarrure. Contribution à une définition de l'espace de la représentation baroque
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Anne Surgers
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Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure. Contribution à une définition de l’espace de la représentation baroque. Anne Surgers Tenter de présenter en quelques pages l’espace et le lieu de la représentation baroque pourrait passer pour prétention ou méconnaissance 1 . En effet, et c’est une banalité que de le souligner, le spectacle est, à cette époque, foisonnant, divers, varié, multiple. On y assistait et on y participait dans les grandes occasions de la vie publique et politique (entrées royales, cérémonies liturgiques, carrousels, ballets de cour). On y assistait aussi pour se divertir, en public (dans les théâtres), ou dans la sphère domestique 2 (on jouait la comédie, on chantait en concert dans les salons, par exemple). Comment rendre compte d’une telle variété ? Une autre difficulté tient au fait que les sources que nous possédons sont certes nombreuses (relations, descriptions, gravures, édition de livrets, de partitions et de ballets, de textes de théâtres, etc.), mais elles sont fragmentaires. Enfin, cette période de l’histoire des spectacles a longtemps été méjugée, particulièrement en France. Elle en demeure assez méconnue : depuis le milieu du XIX e siècle, on la considérait comme « baroque », entendu au sens de « bizarre », parce qu’on la jugeait à l’aune de ce qui l’avait suivie, la « régularité » dite « classique ». Nous proposons ici une démarche inverse : nous analyserons l’espace de la représentation baroque en essayant de nous dépouiller, autant que faire se peut, d’un regard trop marqué par le code de représentation dominant actuellement, héritier direct du Rinascimento et du théâtre à l’italienne, et qui propose une représentation vraisemblable d’un volume sur un plan, celui de la pellicule photographique, ou de l’écran de cinéma, de télévision, ou d’ordinateur. C’est un filtre déformant. Ce mode 1 Le présent article est à la fois un état des lieux et une synthèse d’une recherche en cours. Il doit beaucoup aux échanges que j’ai pu avoir avec Pierre Pasquier, à qui je tiens à exprimer ma reconnaissance. Merci également à Catherine Treilhou- Balaudé, Fabien Cavaillé et Marc Surgers, pour leur écoute et leurs relectures. 2 « D OMESTIQUE . Qui est d’une maison, sous le même chef de famille. En ce sens il se prend pour femme, enfans, hostes, parens & valets. » Furetière, Dictionnaire universel, 1690. 110 Anne Surgers de représentation monosémique tend à faire prendre le faux pour le vrai. Il n’était ni dominant, ni le seul à être mis en jeu, à la fin du XVI e siècle ou dans la première moitié du XVII e siècle. Les codes, donc les outils, de représentation alors en usage étaient en grande partie hérités des siècles précédents : le spectacle, le décor, la scénographie jouaient toujours de la polysémie et des sens multiples à accorder au visible. Par essence, notre objet d’étude est éphémère, puisqu’il n’existe que dans l’« ici et maintenant » de la représentation. Il nous en reste, ensuite, des traces, des récits, des relations, des images. Le décor et l’organisation spatiale sont l’une des traces les plus lisibles, et parfois tangibles, de la représentation évanouie. Nous nous appuierons ici sur une analyse des outils, du vocabulaire et de la grammaire mis en œuvre pour construire le décor et l’espace de la représentation. Après avoir donné quelques précisions sémantiques préliminaires, nous partirons, dans un premier temps, d’un cas particulier : le décor et le lieu de la représentation théâtrale en France dans la première partie du XVII e siècle. Dans un deuxième temps, nous verrons que les composants du décor et du lieu théâtral baroques se retrouvent dans d’autres spectacles, au-delà des apparentes disparités. Enfin nous proposerons quelques pistes d’interprétation, qui contribueront à éclairer le rôle et la fonction de la scénographie et du visible baroques. Préliminaire : quelques précisions de vocabulaire Baroque Pour éviter les malentendus, et parce qu’en France l’emploi du mot provoque encore des débats, parfois âpres, je souhaiterais préciser d’entrée de jeu dans quel sens sera entendu le mot « baroque » dans le présent article. Au XVII e siècle, l’adjectif « baroque » n’était employé qu’en joaillerie, à propos de perles « qui ne sont pas parfaitement rondes » (Furetière). Par extension, la notion d’imperfection et d’irrégularité a progressivement contaminé le sens premier. Ainsi, l’édition de 1878 du Dictionnaire de l’Académie entérine l’acception morale de l’adjectif : « baroque » signifie alors « irrégulier, bizarre, étrange. Il se dit des choses physiques et des choses morales ». Dans son ouvrage Der Cicerone paru à Bâle en 1860, Jakob Burckhardt choisit l’adjectif « baroque » pour désigner une période de l’histoire de l’art s’étendant environ de la Contre-Réforme au milieu du XVII e siècle, période succédant à la Renaissance et précédant la réadoption des « règles » de l’architecture antique. Le choix du mot « baroque » est le reflet tant d’un jugement de valeur dépréciatif que d’une histoire de l’art et de la pensée établie en fonction du postulat qu’il y aurait « progrès » et « amélioration », à partir du moment où seraient respec- Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 111 tées les règles de l’architecture antique, celles de la perspective et celles de la poétique aristotélicienne. La tradition a longtemps retenu cette distinction entre un art baroque, irrégulier et bizarre, suivi d’un heureux retour aux règles. La période de retour à l’ordre après les extravagances baroques a été appelée « classique ». D’ailleurs, aujourd’hui encore, le théâtre français de la première moitié du XVII e siècle est parfois désigné comme « préclassique ». Il est alors implicitement envisagé comme la balbutiante préfiguration d’un théâtre enfin parvenu à maturité, le théâtre classique. Il paraît peu fondé d’étudier une période en fonction… de ce qui la suit. Et, malgré les écueils que le mot recèle, nous emploierons ici « baroque » pour désigner un courant de pensée, dont le spectacle a été l’une des expressions privilégiées, et qui s’est développé en Europe dans la seconde partie du XVI e siècle et au XVII e siècle 3 . Précisons enfin que, dans le présent article, nous n’aborderons pas les décors de théâtre inventés, dans la deuxième partie du XVII e siècle (le « palais à volonté » de la tragédie régulière), pour satisfaire au respect des règles d’Aristote : l’unité de lieu que souhaitent les « réguliers », impliquant une unité de point de vue, ne fait partie ni de l’esthétique, ni de la poétique baroques. Scénographie Le sens du mot scénographie a beaucoup évolué depuis l’Antiquité 4 : le terme désigne successivement l’art de dessiner (d’écrire) la skènè pour les Grecs, puis la représentation illusionniste plane d’un volume au moyen de la perspective de la Renaissance au XVIII e siècle, enfin, depuis la seconde partie du XX e siècle, l’organisation globale de l’espace de représentation (scène et salle). Les termes employés à l’âge baroque pour désigner la scénographie, et la fonction remplie par le scénographe, ne sont plus toujours en usage de nos jours, ou bien leur acception a changé : l’actuel scénographe pouvait être désigné par les mots inventeur, décorateur, intendant des Menus-Plaisirs, architecte, etc. Malgré l’anachronisme, nous emploierons ici scénographie et scénographe dans leur acception actuelle. I L’exemple de la scénographie du théâtre baroque en France : décors à compartiments et jeux de paume a. Le décor sur le « théâtre » Dans les années 1630 ou 1640, que voyait un spectateur qui allait, par exemple au jeu de paume du Marais ou à l’Hôtel de Bourgogne, assister 3 Voir en particulier Eugène Green, La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2000. 4 Voir à ce sujet Anne Surgers, [2000], Scénographies du théâtre occidental, Paris, Armand Colin, 2007. 112 Anne Surgers aux représentations de pièces de Hardy, Rotrou, Mairet ou Corneille ? Nous avons la grande chance d’en avoir une idée sans doute assez précise, grâce aux régisseurs et décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, puis de la Comédie- Française. À partir des années 1630 jusqu’en 1684, ils ont en effet pris le soin de rédiger une sorte de cahier de régie : pour chaque pièce jouée dans les années 1630-1640, ce manuscrit signale les éléments de décor et les objets nécessaires à la représentation. La notice est complétée par un dessin (mine de plomb et lavis), précis et soigné, représentant le décor. Le manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale de France, est connu sous le nom de Mémoire de Mahelot 5 . Les dessins du Mémoire nous font voir et comprendre ce que pouvaient être les décors de l’Hôtel de Bourgogne, parce qu’ils ne s’adressent pas à un public à qui le dessinateur souhaiterait laisser une image enjolivée ou élogieuse. Au contraire, ce sont des documents de travail, ils ont un rôle d’information et de mémoire, à usage « interne » à la troupe. On peut donc faire l’hypothèse qu’ils donnent une image assez fidèle de ce qu’ils représentent, puisqu’elle n’est pas déformée par la nécessité de l’éloge. Voici un exemple de dessin et de notice du Mémoire : Fig. 1: Décor pour La Folie de Clidamant, de Hardy (pièce perdue écrite avant 1626), dans P. P ASQUIER (éd.), Le Mémoire de Mahelot, pp. 254-255. 5 BNF, Ms. fr. 24330, microfilm 7919, F° 25 v. et 26 r. Pierre Pasquier a publié récemment une précieuse édition critique : Pierre Pasquier (éd.), Le Mémoire de Mahelot, Paris, Champion, 2005. Voir également Marc Bayard, Les dessins du Mémoire de Mahelot. Enjeux iconographiques et théoriques de l’image du décor théâtral, Thèse de Doctorat, sous la direction d’Yves Hersant, EHESS, 2003. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 113 La notice accompagnant le dessin précise que, pour « La Follie de Clidamant de Mr Hardy » 6 : Il faut au Milieu du theatre un beau palais, et a un des costez une Mer ou paraist un Vaisseau, garny de Mats, et de Voiles, ou paraist une femme qui se Jette dans la Mer, et a lautre costée une belle chambre qui souvre et ferme, ou il y ayt un lict bien paré avec des draps, du san [sic] 7 On appelle ce type de dispositif un « décor à compartiments » : il est particulier à la France de l’âge baroque. C’est une forme hybride, qui emprunte certains éléments à l’illusionnisme « à l’italienne » et qui, cependant, continue d’utiliser des codes de représentation hérités du Moyen Age. On peut résumer ainsi les caractères de ce type de décor et de scénographie : figuration d’un lieu par l’une de ses parties, rôle important donné à la parole de l’acteur dans la caractérisation du lieu, juxtaposition simultanée de temps et de lieux différents, donc disjoints, absence de changements de décor au cours de la représentation, pas de focalisation des regards dans une direction unique. Maintenant que nous avons indiqué les caractères principaux de l’organisation d’ensemble du décor à compartiments, nous en analyserons plus en détail quelques points. En premier lieu, on soulignera que le décor du théâtre baroque en France emprunte au modèle italien une perspective organisée à partir d’un point de vue central, installée sur une scène (en pente à l’Hôtel de Bourgogne comme au Marais), représentant des maisons au moyen de châssis à angle, construits en plan comme en élévation grâce à la perspective, éventuellement complétés par une toile peinte au dernier plan, ce qui accentue l’illusion de profondeur. À la même époque, en Angleterre ou en Espagne, les divers lieux de l’action n’étaient pas figurés sur la scène. L’organisation du décor à compartiments rappelle celle préconisée par Serlio 8 . Mais on soulignera en deuxième lieu que la parenté avec les décors à la Serlio s’arrête là, pour les raisons suivantes, regroupées ici en quatre points : 1. Le spectateur n’est pas invité, comme devant un décor à l’italienne, à regarder une fiction d’espace représentant un lieu unique, en un temps précis, mais la juxtaposition de différents lieux, représentés à partir de différents points de vue : chaque décor à compartiments réunit et associe plusieurs points de distance (plan rapproché et plan éloigné en termes 6 Pièce perdue, créée avant 1626. 7 [sic, le texte se termine ainsi]. 8 Dans Sebastiano Serlio, Secondo libro di perspectiva, première édition Lyon, 1545, nombreuses rééditions postérieures. 114 Anne Surgers cinématographiques). Dans l’exemple proposé, le « beau palais » au fond de la scène est vu en plan rapproché, le « Vaisseau, garni de Mats, et de Voiles » en plan intermédiaire, la « belle chambre », à gauche en plan rapproché. Le décor représente des fragments distincts, juxtaposés. Chaque fragment figure un lieu, par une de ses parties : c’est ce que l’on peut appeler une synecdoque du visible 9 . Les différents fragments sont associés pour l’œil par des lignes de fuites. 2. Ces lignes de fuite semblent convergentes en un point. En fait, elles s’organisent deux par deux sur un axe de fuite : en effet, plusieurs points de fuites sont utilisés, tous alignés sur l’axe vertical médiant. C’est une perspective dite « en arête de poisson », qui atténue la diminution de la dimension des objets représentée, diminution qui est la conséquence de l’emploi de la perspective et la cause de l’illusion. Ce type de construction « en arête de poisson » permet, d’une part, à l’acteur d’occuper l’ensemble de l’espace de jeu, jusqu’aux derniers compartiments, dont la dimension est compatible avec la mesure du corps de l’acteur et, d’autre part, magnifie la présence de l’acteur en le faisant paraître plus grand qu’il n’est. 3. Conséquence directe de la fragmentation et de l’emploi d’une perspective à point de vue et de fuite multiples : la séparation entre scène et salle n’est pas aussi nécessaire que dans un décor à l’italienne, construit à partir d’un point de vue unique et d’un cadre, en dehors duquel la perspective n’est plus vraisemblable pour l’œil. La présence des spectateurs sur la scène, attestée à partir de 1637, est la preuve que la présence d’un cadre, qui oriente et focalise le regard du spectateur vers le décor en perspective, n’était pas primordiale dans la représentation baroque. En d’autres termes, on pourrait dire qu’à la différence du décor en perspective « à l’italienne », la notion de frontalité, de face-à-face entre le public et la fiction visible n’est pas la pierre angulaire de l’organisation du décor et de l’espace de représentation. b. La salle Des points de vue multiples sont mis en œuvre dans la composition des décors « à compartiments ». Ils sont ainsi proposés - et imposés ? - aux spectateurs. Logiquement, la pluralité des points de vue se retrouve dans la scénographie de la salle. En effet, en France, comme en Espagne, le théâtre se jouait dans des salles rectangulaires, d’environ 30 m de long par 12 m 9 À propos de la construction rhétorique du décor et de l’image à l’âge baroque, voir Anne Surgers, Et que dit ce silence ? La rhétorique du visible, Paris, PSN, 2007. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 115 de large 10 : les troupes s’installaient soit dans des salles palatiales, prévues pour les fêtes et les spectacles (comme à l’Hôtel du Petit-Bourbon), soit dans des jeux de paume. À l’un des bouts du jeu de paume 11 , elles aménageaient une scène surélevée, qui occupait environ un tiers de la surface totale du rectangle. Grâce à un contrat passé en 1644 entre la troupe de Mondory et le charpentier chargé des transformations du jeu de paume du Marais, on connaît avec précision la taille du « théâtre » (on dit aujourd’hui plateau, ou scène) : Premierement le theatre doibt avoir six thoises et demye (≅ 12,68 m, n.d.a) de longueur et six toises ou environ de large (≅ 11,70 m), hault de six pieds devant (≅ 1,944 m), et depuis le devant il doict tousjiours aller en montant jusqu’à cinq thoises (≅ 9,745 m) auquel lieu il doit estre hault de sept pieds 12 . Les comédiens conservaient les loges latérales du jeu de paume, et celles du fond, déjà installées pour recevoir le public. Ils ne faisaient pas construire de cadre de scène, les montants des loges faisant office de limite optique pour le regard. Les comédiens aménageaient parfois des gradins au fond de la salle, en face de la scène. L’ancienne aire de jeu servait à accueillir le public modeste, qui restait debout, au parterre : les places y étaient peu chères. La visibilité devait y être médiocre, puisque le plancher du parterre n’était pas, à notre connaissance, réaménagé en pente : les spectateurs du parterre, s’ils étaient loin de la scène, voyaient plus les chapeaux des spectateurs placés devant eux que les acteurs. Les spectateurs plus fortunés étaient placés dans les loges du fond, ou dans les loges latérales réparties sur les deux grands côtés du rectangle, sur deux voire trois étages. Dans certains cas, des loges étaient situées sur ce que nous appelons maintenant l’avant-scène, et des spectateurs étaient assis sur la scène, de part et d’autre du plateau. 10 Ce sont les dimensions moyennes d’un jeu de paume. Les salles palatiales étaient plus vastes. Ainsi la salle du Petit-Bourbon mesurait 18 toises de long (≅ 35 m) par 8 toises de large (≅ 15,60 m), et la scène qui était installée pour les représentations de théâtre ou de ballet mesurait 6 pieds de hauteur (1,94 m), par 8 toises de largeur (15,60 m) et 8 toises de profondeur (d’après Le Mercure françois, 1615, pp. 9 sqq.) 11 À propos des jeux de paume, voir : Jeu des rois, roi des jeux. Le jeu de paume en France, catalogue de l’exposition, musée national du Château de Fontainebleau, 2 octobre 2001 - 7 janvier 2002, Paris, RMN, 2001. 12 La différence de niveau entre la face du plateau et l’arrière est d’un pied (≅ 2,268 m), ce qui donne une pente d’environ 3,32 cm/ m, ± 3,3 %. Ce contrat, « Mémoire de ce qu’il fault faire au jeu de paulme des Marets. Trois juin 1644 », est conservé à Paris aux Archives nationales, Minutier central, fonds XC, liasse 207. Il est publié dans Wilma S. Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, I, La période de gloire et de fortune 1634 (1629)-1648, Paris, Nizet, 1954, pp. 194-195. 116 Anne Surgers L’omniprésence, depuis le XVIII e siècle, du modèle illusionniste à l’italienne (et de ses avatars que sont le cinéma, la télévision ou l’image virtuelle de l’ordinateur) a rendu cette disposition latérale des spectateurs difficile à comprendre. Par conséquent, le fait qu’une proportion importante des spectateurs aient été situés perpendiculairement au nez de scène a pu être considéré, dans nombre d’études historiques, comme une incohérence, une maladresse, voire une aberration. De nombreux faits viennent infirmer ce jugement. On citera ici les plus marquants : - d’une part on retrouve en Espagne et en Angleterre une disposition des spectateurs que la frontalité n’organise pas. En Espagne, le public était disposé comme en France, sur les trois côtés du rectangle de la salle des corrales 13 . En Angleterre, dans les théâtres élisabéthains, le public était disposé en une portion de cercle de plus de 260°, entourant la scène et les acteurs. - D’autre part les places les plus chères n’étaient pas situées face à la scène, mais de côté : ce sont les places des loges latérales, près de la scène. Quand le roi, ou la reine, venaient assister à une représentation publique à Paris, ils étaient placés dans les loges d’avant-scène, de part et d’autre du plateau. En outre des spectateurs pouvaient prendre place sur les côtés de la scène. - Enfin l’acception actuelle de « coulisses », désignant la partie « hors champ » d’un théâtre, située sur les côtés et en arrière de la scène, et qui est cachée aux spectateurs, n’est attestée en français qu’à partir du début du XVIII e siècle, et semble être inconcevable pour le théâtre public en France 14 encore à la fin du XVII e siècle. Ainsi Furetière (1690) n’en fait pas état : il ne donne à « coulisse » que l’acception mécanique de rail où faire glisser une pièce de menuiserie. Parce qu’inutiles, les notions de « cage de scène », et de « quatrième mur » sont inconcevables en France, au moins jusqu’aux dernières décennies du XVII e siècle : après la composition du décor et de la scénographie, les mots de la langue indiquent bien que le plateau n’était pas alors conçu comme le lieu réservé à l’illusion obtenue au moyen de la perspective. 13 À propos des corrales du Siglo de oro, voir en particulier José María Ruano de la Haza, La puesta en escena en los teatros comerciales del Siglo de Oro, Madrid, Editorial Castalia, 2000. 14 Le théâtre des collèges jésuites, lui, était constitué avec le principe de cage de scène, donc de coulisses. Voir plus bas, troisième partie. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 117 II Un modèle scénographique pour le spectacle On reliera maintenant la scénographie pour le théâtre à un modèle plus vaste : la scénographie des spectacles en général. À l’âge baroque, on retrouve les éléments suivants dans les scénographies 15 des diverses formes de spectacle, comme les cérémonies publiques ou liturgiques ou les fêtes de cour (ballet, carrousels, sacre du roi, pompes funèbres, lit de justice, entrées royales, bals, banquets, etc.). Une étude croisée des diverses scénographies fait apparaître que, dans tous les cas, un même modèle spatial organise la représentation ou la cérémonie spectaculaire. Ce modèle se décline en plusieurs « types », déterminant la forme particulière des diverses scénographies. En voici les caractères les plus marquants : - Espace de représentation rectangulaire. Le rectangle peut être complété par un demi-cercle, comme dans les églises (abside) ou la salle du Petit- Bourbon par exemple. - Public disposé sur trois, parfois quatre, côtés du rectangle. - Lieu organisé et orienté, de façon géométrique et symbolique, à partir des trois dimensions de l’espace. D’une part, un axe horizontal principal relie la scène à la salle, la fiction ou le spectaculaire aux spectateurs, et vice-versa. Cet axe est souvent l’axe de symétrie de l’architecture (théâtre, grande salle palatiale, place royale, église). Dans la plupart des cas, le roi est placé sur cet axe horizontal. L’espace est orienté symboliquement en fonction de la gauche et de la droite du roi. D’autre part, la verticalité exprime et ordonne la disposition tant des spectateurs que des acteurs. Elle traduit l’ordre social et curial, et symboliquement l’ordre cosmique. À l’organisation étagée du public correspond une organisation de la fiction en trois niveaux : souterrain (apparitions infernales par les dessous pour le théâtre ou les ballets), terrestre (le niveau du plateau) et céleste (les vols, nuées, et apparitions divines). La verticalité de la scénographie a comme pivot et pilier le roi réel, assis dans la salle, au « haut-bout », ou sa représentation allégorique (sur le plateau). - La séparation entre public et fiction n’est pas nettement affirmée. La jonction entre la salle et la scène n’est pas assurée par un cadre autonome, mais par les loges, dont les montants font office de cadre, de limite optique. Quand le bâtiment comporte un cadre, comme la grande salle du Palais Cardinal (1641), la disposition des spectateurs n’est cependant pas organisée en fonction de la vision vraisemblable du décor en perspective. Autrement dit, il y a bien un cadre pour le décor, mais les spectateurs n’y sont pas nécessairement associés. 15 Ces caractères communs se retrouvent à la même époque en Espagne et en Angleterre. 118 Anne Surgers - Le regard des spectateurs n’est pas focalisé par une direction privilégiée. Les face-à-face sont multiples. - Association de fragments hétérogènes et conjonction de plusieurs codes (symbolique, allégorique, illusionniste en perspective). On le voit : la notion de frontalité n’est pas une notion qui sous-tend et organise l’ensemble de la construction du spectacle baroque. Au contraire, la scénographie baroque joue des variations sur les directions des regards, les échanges et les croisements possibles. Ce jeu est l’un des éléments qui permettent la polysémie du visible. Le spectacle à l’âge baroque, donc la scénographie, ne se fondait pas exclusivement sur l’illusion de réalité que procure un décor en perspective. Il ne cherchait pas à faire prendre le faux pour le vrai. III Interprétation. Du visible vers l’invisible La scénographie baroque est hybride : elle emprunte à des codes anciens la répartition des spectateurs autour des acteurs et la multiplication des points de vue. Et elle emprunte, tout en l’adaptant, la perspective aux Italiens. Scénographies et décors étaient conçus et organisés comme une allégorie, pour permettre au spectateur de passer du sens premier de ce qu’il voyait, à d’autres sens, abstraits ou spirituels. Et s’il était parfois invité à se faire charmer par les pièges de l’illusion, le spectateur était aussi invité à jouer de son imagination, pour entendre la polysémie, ce qui explique la permanence du modèle rectangulaire pour les salles de spectacles : la disposition rectangulaire permet une multiplication des points de vue, donc des lectures. Elle tisse un entrelacs de regards. Elle n’impose pas un point de vue unique, focalisé dans une seule direction, vers une image illusionniste monosémique, au contraire : le visible de la représentation, et le spectacle dans son ensemble, étaient encore pensés et construits pour servir de médiation vers un autre sens, vers d’autres niveaux de sens, abstraits ou spirituels. Il pouvait être le lieu de la manifestation de la gloire royale, il pouvait aussi être le moyen d’une épiphanie : c’est le cas des entrées royales. Il pouvait aussi être image du monde. Il était donc, fondamentalement, allégorique. On fera maintenant un rapprochement avec d’autres images, les emblèmes, dont la fonction était une médiation vers une réalité supérieure. « Emblème » est ici employé au sens qu’il avait pour les humanistes, d’image (gravée le plus souvent) polysémique, qui conduit le lecteur-spectateur vers une connaissance abstraite ou spirituelle 16 . L’emblème se construisait par 16 Voir à ce sujet le précieux ouvrage d’Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Champion, 1996. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 119 assemblage de fragments hétérogènes, que Guillaume Budé appellait des « tesselles » : « Emblema vermiculatum opus significat ex tessellis insitiis aptum atque consertum. 17 » L’assemblage des tesselles hétérogènes formait un tout cohérent. Après avoir étudié les « tesselles » qui construisent le décor à « compartiment », on étudiera maintenant les « tesselles » qui construisent l’emblème. On y retrouvera les caractères de la scénographie baroque définis précédemment : - Des « raccourcis », des fragments juxtaposés dans la gravure : un (ou des) textes, un cadre à figures allégoriques, des représentations de figures et de paysages. Les différents éléments sont représentés à différentes échelles. - Des signes polysémiques, qui procèdent par analogie, mais ne prennent sens que par juxtaposition avec d’autres signes. Au théâtre ou pour les fêtes de cour, ce rôle du signe est particulièrement important dans les costumes, le choix des couleurs, et la signification des attributs associés. Les costumes de ballet et de carrousels, étaient composés à partir des modèles allégoriques, connus et transmis soit par la tradition orale, soit par les livres imprimés, dont l’un des plus célèbres est l’Iconologia de Cesare Ripa 18 . - L’allégorie, en particulier l’allégorie mythologique, est une autre tesselle de l’emblème : elle ne peut entrer en jeu que par l’expression a minima du sens premier : une expression qui n’enferme pas le lecteur ou le spectateur dans une lecture (ou une vision) focalisée, donc monosémique. L’ellipse, la synecdoque, la fragmentation et la juxtaposition sont des conditions nécessaires - mais non suffisantes - à la construction et à la réception de l’allégorie, dans le texte, comme dans l’image. - La discontinuité et la fragmentation de l’espace de représentation (plan de la feuille pour l’emblème, salle ou place royale pour le spectacle), qui n’est pas focalisé par une direction unique ou dominante. - L’emploi ponctuel de la perspective, sans que l’ensemble de l’image ne soit organisé par un point de fuite unique. On le voit, l’emblème et la scénographie baroque, se construisent au moyen d’outils très semblables. Une identité de construction ne peut être que le signe d’une identité de propos : dans les deux cas, les moyens mis en œuvre contribuent à rendre visible l’invisible ou l’irreprésentable. 17 G. Budé, Annotationes in Pandectas, dans Opera omnia, Bâle, 1567, t. 3, p. 168, cité par Anne-Elisabeth Spica, op. cit., p. 12. 18 Cesare Ripa, Iconologia overo descrittione dell’imagini universali cavate dall’Antichità et da altri luogi, Roma, Eredi Gigliotti, 1593. Nombreuses rééditions et traductions ultérieures. 120 Anne Surgers Conclusion Le spectacle baroque tendait encore à être image du monde. On trouve plusieurs témoignages écrits de ce rôle, attribué au théâtre : ainsi, l’auteur anonyme du Discours à Cliton (plaidoyer en faveur du théâtre « irrégulier », publié en 1637, au moment de la querelle du Cid) définit le théâtre comme « un Abrégé de tout l’Univers. 19 » On citera aussi Les Illustres Fous (IV, 5), comédie de Beys, publiée en 1653. L’auteur y fait un écho, presque mot pour mot, au Discours à Cliton, et au rôle d’« Abrégé de tout l’Vnivers » dévolu au théâtre. Le concierge d’une auberge voit arriver une troupe de comédiens ambulants, et les décors entassés dans un chariot : L E C ONCIERGE Estants imitateurs de toute la Nature 20 , Ils doivent avoir peint tous les Estres divers, Que la Nature étale en ce grand Vnivers ; Et comme la Terre est un vaste eschaffaudage, Où chacun dit son roole, & fait son personnage, Pour la représenter, ils ont deu faire choix, De ce qui peut servir les Bergers & les Roys, Afin que leur Théâtre où tant de peuple abonde, Puisse être l’abrégé du Theatre du monde. B EYS , Les illustres fous, Paris, Olivier de Varennes, 1653, IV, 5, pp. 93 sqq. Nous avons souhaité donner quelques pistes pour contribuer à préciser les caractères et la fonction de la scénographie baroque. La représentation tendait alors à rendre visible l’invisible. La fragmentation, la juxtaposition de points de vue divers, l’entrelacs des regards, la bigarrure étaient les outils qui permettaient de passer du théâtre au Théâtre du monde. 19 Anonyme, Discours à Cliton sur les Observations du Cid, [1637], p. 72. 20 Nous soulignons. Le Concierge parle des comédiens.
