Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2007
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Les baroquismes de la mordernité
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2007
Wladimir Krysinski
L'image peut s'élancer contre les frondaisons
et contre la mort, devenir souffle volant,
et puis sortir par l'écorce arborescente,
comme un guerrier qui frappe sa proper armure
et reste prisonnier du ligament des deux vibrations.
Une vibration se méconnaît, quant à l'autre …
Analogue la prise est l'unique œil de l'image
et l'acte sur le nombril hydrargirique nous assujettit la corps irradiant.
(José Lezama Lima, Dador)
(La imagen puede alzarse contra las frondas
Y contra la muerte, se reduce al soplo volador,
que después va saliendo por la cortezza arbórea,
como un guerrero che golpea su propria armadura
y queda preso del ligamento de las dos vibraciones.
Una vibración se desconoce, y la otra …
La aprehension análoga es es único ojo de la ímagen
y el acto sobre el azogado ombligo nos rinde el cuerpo irradiante.)
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Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Les baroquismes de la modernité Wladimir Krysinski L’image peut s’élancer contre les frondaisons et contre la mort, devenir souffle volant, et puis sortir par l’écorce arborescente, comme un guerrier qui frappe sa propre armure et reste prisonnier du ligament des deux vibrations. Une vibration se méconnaît, quant à l’autre … Analogue la prise est l’unique œil de l’image et l’acte sur le nombril hydrargirique nous assujettit le corps irradiant. (José Lezama Lima, Dador) (La imagen puede alzarse contra las frondas Y contra la muerte, se reduce al soplo volador, que después va saliendo por la cortezza arbórea, como un guerrero che golpea su propria armadura y queda preso del ligamento de las dos vibraciones. Una vibración se desconoce, y la otra … La aprehensión análoga es el único ojo de la ímagen y el acto sobre el azogado ombligo nos rinde el cuerpo irradiante.) 1. Les rapports entre le baroque et la modernité ne semblent pas aussi évidents que certains critiques, de plus en plus nombreux, l’affirment avec insistance. En tout état de cause, ces rapports doivent être repensés et resitués dans un contexte discursif et critique pertinent. On sait que les deux termes, baroque et modernité, sont chargés d’une grande polysémie et par là même permettent des interprétations variables, larges, particulières ou globales. Il faudrait traquer cette polysémie, les interprétations circonstantielles de ces termes afin de rétablir le contexte critique où ils acquièrent des significations relativement nettes. À partir d’un ensemble de problèmes liés à ces deux notions, je voudrais spécifiquement m’arrêter sur le recyclage du baroque et la réécriture de la modernité, sur les rapports entre l’avant-garde et le nouveau, ainsi que sur les caractéristiques de ce que je propose d’appeler les baroquismes de la modernité. La perméabilité et l’indécidabilité de notions comme le baroque, la modernité, l’avant-garde et le recyclage facilitent et compliquent 138 Wladimir Krysinski l’analyse d’œuvres qui ont surgi et qui surgissent aux horizons historiques et géographiques de la modernité. Celle-ci peut se définir comme l’invention formelle et thématique. Cette invention est prise en charge par les avantgardes, qui sont les véritables véhicules et leviers de la modernité. Elle est également prise en charge par des œuvres dont le coefficient de nouveauté peut se mesurer par apport au corpus littéraire ou artistique déjà reconnu comme moderne. Cette vision du problème peut déplaire à certains postmodernistes purs et durs. Cependant, le postmodernisme, qui a voulu liquider la modernité, n’a pratiquement jamais situé le problème à l’échelle des œuvres qui auraient été prises en considération comme signes du moderne. Le moderne persiste en dépit des idéologies ambiantes qui, dès la fin des années soixante, ont promu le postmodernisme comme une « machine de guerre », comme le définit à juste titre Guy Scarpetta. 2. Si la notion de recyclage permet d’expliquer les mutations ou les involutions de la littérature moderne, particulièrement celle du XX e siècle, on doit reconnaître que cette notion est porteuse d’ambiguïtés. Il faut donc en préciser le sens et les limites dans le domaine théorique et pratique de la littérature. Avec sa coloration technologico-écologique, mais aussi intellectuelle, la notion de recyclage définit le réemploi d’un objet qui a perdu sa première raison d’être. Le terme est donc synonyme de renouvellement. Ayant déjà servi, l’objet qui a fait son temps peut être converti en un objet différent ou du moins destiné à un usage différent. C’est ainsi que le recyclage réduit l’oubli et le gaspillage. Le recyclage conserve le matériau au-delà de sa fonction première. Ou encore, il peut être le signe d’une régulation par rapport à la norme de l’actualité et de la nouveauté. Dans ce cas, le recyclage fait intervenir le sujet humain sur la matière non plus d’une façon strictement utilitaire et pragmatique, mais en tant que sujet créateur. 1 Dans l’économie de la littérature, ou de la création littéraire, peut-on considérer la présence du baroque dans la modernité ou dans le postmodernisme comme un cas de recyclage discursif ou esthétique ? La notion de recyclage concurrence celles d’intertextualité et d’interdiscursivité. Il faut alors reconnaître que cette notion introduit dans le processus créateur une nouvelle perspective, celle de procédés techniques qui déterminent un rapport strictement matériel aux objets littéraires reconnus 1 Voir Recyclages - Économies de l’appropriation culturelle, sous la direction de Claude Dionne, Silvestra Mariniello et Walter Moser, Montréal, Éditions Balzac, 1996. Dans ce volume collectif nous voulons particulièrement attirer l’attention du lecteur sur les deux textes suivants : celui de Silvestra Mariniello (« Le discours du recyclage ») et celui de Walter Moser (« Le recyclage culturel »). Ces textes problématisent de façon pertinente la question du recyclage culturel. Les baroquismes de la modernité 139 comme entités manipulables et transformables. Le recyclage enlève ainsi quelque chose à la dimension spirituelle et créatrice de la littérature. Le sujet créateur qui s’en dégage est un joueur pour qui la littérature offre un terrain de reconversion ludique. Dans le recyclage, la production du sens s’accomplit d’une façon différente que dans le discours littéraire spontanément fixé sur la mimésis ou fondé sur l’interdiscursivité. Le recyclage n’est pas dialogique. Il procède plutôt par le transfert global d’un objet dans un autre. Le recyclage peut annuler le sens d’une œuvre ou d’un thème mais il peut rarement le rehausser. Toutefois l’utilisation d’objets littéraires (style, anecdotes, narrèmes, idées, citations, intrigues) ne relève pas forcément du recyclage. Les interdiscursivités de Dostoïevski, de Proust, de Musil, de Guimar-es Rosa ou de Gombrowicz, sans parler de bien des poètes, fixent un autre type de production du sens. Dostoïevski ne recycle pas la Bible, pas plus qu’il ne recycle Cervantes, Gogol, Schiller ou Rousseau. Il établit un dialogisme polémique ou métaphysique ou bien strictement formel avec ces modèles narratifs et axiologiques pour promouvoir un discours dont le point d’aboutissement est la psychologie de l’insondable, l’homme souterrain. Le sens ne résulte pas d’un recyclage, mais d’une interdiscursivité problématisante. Proust, Musil, Guimar-es Rosa, Faulkner ou Gombrowicz procèdent de la même manière. Leurs interdiscursivités créent des structures sémiotiques, des systèmes de signes qui mettent dialogiquement à l’essai, comme le dirait Walter Moser, un faisceau de discours divergents contradictoires. Ces discours relativisent le sens et en démontrent la conjoncture historique et sociale. Le savoir, la représentation et le sens, la mathesis, la mimesis et la semiosis ont partie liée. Richard Kostelanetz redéfinit l’œuvre d’avant-garde en précisant qu’il s’agit : tout d’abord d’une œuvre rare qui satisfait aux trois critères suivants : elle transcende d’une façon essentielle les conventions courantes, en établissant une distance entre elle-même et la masse de pratiques courantes ; cette œuvre devra prendre beaucoup de temps avant de trouver son public maximum ; elle va aussi inspirer des entreprises artistiques futures aussi avancées qu’elle. 2 En déplaçant l’accent du groupe et du manifeste, des activités ostentatoires vers l’œuvre et ses caractéristiques différentielles et novatrices, Richard Kostelanetz nous permet de penser la modernité à travers ses réécritures. Cette modernité persiste alors bien au-delà du postmodernisme ambiant. 2 Richard Kostelanetz, Dictionary of the Avantgardes, Pennington, NJ, A Capella Books, 1993, p. XIII. 140 Wladimir Krysinski C’est dans une telle modernité qu’il faut interroger les finalités du baroque et des baroquismes. 3. Le baroque nous envahit. À en croire certains critiques et théoriciens, il est partout. Alejo Carpentier, Severo Sarduy, Omar Calabrese, Guy Scarpetta et Gilles Deleuze reconnaissent l’omniprésence du baroque dans de nombreuses pratiques artistiques modernes. Les invariants du baroque sont toutefois difficiles à saisir. Le sens du terme ne cesse de glisser vers des caractéristiques de plus en plus particularisantes, de sorte que la reconnaissance du baroque comme un des dénominateurs communs de la littérature moderne doit passer par la déconstruction des critiques et des théories qui en font l’emblème de notre temps. En premier lieu, le baroque y est présenté comme un rempart de l’identité de l’œuvre, identité à jamais indivisible. Par généralisation le baroque règne de façon absolue sur la scène artistique de notre temps. Ainsi apprend-on, non sans étonnement, que Maïakovski est un grand poète baroque. Tout comme le baroque serait la caractéristique centrale des œuvres de Gadda, de Gombrowicz et de Fuentes. La baroquisation de la modernité touche jusqu’à Mallarmé, Artaud, Michaux, Borges, Joyce et Proust. C’est par la catégorie du pli que Gilles Deleuze introduit le baroque de ces créateurs dans la modernité. On voit que cette pratique critique ne différencie presque jamais entre le sens et la fonction du baroque. Cette pratique, hautement descriptive, n’est pas à proprement parler analytique. On convoque le sens tantôt ancien, tantôt moderne, souvent métaphorique du terme pour effectuer une opération de transfert, expliquer la répétitivité du baroque et sa permanence dans les œuvres. Puisque le baroque est aussi envahissant essayons d’en saisir les particularités et de comprendre sa fonction et son sens dans quelques œuvres modernes qui n’ont aucune vocation baroque, ni au sens d’une vision du monde, ni au sens d’une finalité rhétorique ou stylistique. Voici quelques idées tirées des nombreuses études consacrées au baroque et qui concernent son actualité. 4. Omar Calabrese a publié en 1987 L’età neobarocca où il définit le baroque moderne de façon relativement modérée : « Ma thèse générale est que de nombreux phénomènes de culture de notre temps sont marqués par une ‹forme› interne spécifique qui peut rappeler le baroque (ou plutôt qui fait songer au baroque) » 3 . Pour Calabrese, le baroque est un dénominateur commun, une sorte de point de fuite qui, en dehors même de la création artistique, sous-tend 3 Omar Calabrese, L’età neobarocca, Roma, Bari, Laterza, 1987, p. 17. Les baroquismes de la modernité 141 certains comportements sociaux, comme l’exagération et l’excès. Calabrese essaie de définir les traits spécifiques d’une esthétique générale qui englobe toutes les créations artistiques y compris la télévision : répétition, limite, excès, détail, fragment, instabilité et métamorphose, désordre et chaos, complexité et dissipation, l’à peu près et le je-ne-sais-quoi, la distorsion et la perversion. Ces catégories relèvent de l’esthétique descriptive générale, de la thermodynamique, de la rhétorique et de la philosophie au sens large du terme. L’identité baroque ainsi redéfinie se prête à une multiplicité d’interprétations. Pour Guy Scarpetta, le baroque est aussi le trait dominant de la création contemporaine. Voici une des multiples définitions qu’il endosse : […] il y a dans l’art baroque et néobaroque une pulsation rythmique, un excès, un vertige, s’adressant directement au corps, et dont l’enjeu pourrait être désigné par le terme tout à fait profane et sacré, d’extase. Cette jouissance n’a rien de ‹naturel›. Elle passe forcément par un jeu de formes, de codes, de styles, d’artifices. 4 Scarpetta donne cette autre description du baroque par la voix de son interlocuteur fictif du premier chapitre de son livre : Le Baroque, c’est le décentrement, la prolifération, le mouvement ? Ce qui s’oppose au classicisme, à l’ordre, à la symétrie, à la stabilité, à la mesure. 5 Admettons que le propre du baroque moderne et postmoderne soit la mise en évidence de l’artifice et de la forme, le jeu des styles, la jouissance par l’artisme et par l’exubérance formelle. Cette façon de circonscrire l’identité artistique du moderne et du postmoderne fait problème.Une fois identifiée comme baroque, une œuvre moderne ou postmoderne se passe apparemment de toute autre caractéristique, comme si cette œuvre était classée, cataloguée une fois pour toutes. 5. La jouissance critique semble dispenser l’analyste de devoir spécifier en quoi consiste la modernité de l’œuvre donnée pour néobaroque. Le baroque qui sous-tend la création moderne et postmoderne acquiert rétroactivement des traits caractéristiques qui étaient déjà propres au baroque historique dans l’architecture, la peinture et la sculpture. Cela constitue un processus inverse à celui qui caractérisait certains travaux sur Góngora. Pour Gomez de la Serna, Góngora est « le premier des modernes. Une sorte de produit naturel et pur de la vie et du monde en leur moment de grande intensité » 6 . 4 Cf. Guy Scarpetta, L’Artifice, Paris, Grasset, 1988, p. 18. 5 Ibid., p. 15. 6 Voir Pierre Darmangeat, Gongora, Paris, Seghers, 1984, p. 80. 142 Wladimir Krysinski Et Dámaso Alonso spécifie : Pas de vide, pas de nihilisme poétique : une plénitude lumineuse, une plénitude pléthorique. Un bouillonnement de vie idéalisée, un fourmillement de formes, un grouillement de forces, une ébullition de couleurs, une harmonie tour à tour déchaînée et paisible. Passion et frein : liberté et régie. Exubérance baroque, certes, mais limée, purifiée jusque dans le plus fugitif scrupule du détail. Prurit constant de qualité, aspiration ardente à la perfection. Colline de l’extase : beauté. 7 Si Góngora peut être moderne, Mallarmé peut être baroque : a-t-il d’ailleurs besoin d’être baroque pour être moderne ? Pour être lui-même ? Rappelons à ce propos ce que dit d’une façon polémique Jacques Roubaud à propos du sonnet « baroque » tout en citant deux sonnets français du XVII e siècle, l’un de Cesar de Nostredame, l’autre signé par les initiales F.Z.D.V.R. (« interprété, mais sans certitude, en Frère Zacharie de Vitré, Recollet ») : Qualifier des poèmes de ‹baroques› est s’interdire de les lire comme ils peuvent être lus : comme des sonnets ; comme des sonnets en alexandrins ; des sonnets de méditation ; comme des poèmes construits selon un projet formel associé à un projet de contemplation, de mémoire, à la résolution d’un problème de soumission et de fusion d’une intention intellectuelle et religieuse aux exigences d’un art, l’art dont le matériau essentiel est la langue : poésie. Ce sont des moments poétiques réfléchis, contrôlés, délibérés, concentrés, aigus, efficaces. Il n’est aucun besoin de plonger, paresseusement et destructivement, leurs couleurs on ne peut plus nettes dans le détergent d’une esthétique molle. Il n’y a pas de ‹sonnet baroque› 8 . Emprisonnés dans le raisonnement identificatoire, nous ne pourrons pas sortir du cercle vicieux tant et aussi longtemps que les catégories esthétiques ne seront pas relativisées par un autre rapport à l’œuvre, un rapport explicatif, herméneutique, comparatif, relationnel et esthétique, opposé à l’idéologie de l’identification par le générique. Dire que Joyce, Gombrowicz, Guimar-es Rosa, Haroldo de Campos sont baroques ne règle pas l’affaire de la connaissance. Au contraire, cette façon d’aborder la modernité simplifie considérablement le problème : les identités génériquement fortes s’avèrent cognitivement insuffisantes. 7 Ibid., p. 81. 8 Jacques Roubaud, « Sonnet baroque ? », dans Magazine littéraire N° 300 : L’âge baroque (juin 1992), p. 47. Les baroquismes de la modernité 143 6. Reconnaître la présence du baroque dans la modernité ou dans le postmodernisme, cela renvoie-t-il à une connaissance spécifique, non identificatoire, des œuvres dites modernes ou postmodernes ? Pour répondre à cette question, il faut examiner quelques textes. Dans un premier temps, il s’agira de circonscrire les traits baroques de l’œuvre et en définir la fonction afin de préciser l’indépendance de l’œuvre par rapport au baroque. Pour preuve, pour commencer, deux définitions du baroque, celle d’Alejo Carpentier et celle de Gilles Deleuze, pour aborder le problème du nouveau en espérant que le baroque nous aidera à en expliciter la vitalité. Dans son étude « Lo barroco y lo real maravilloso » 9 , Carpentier définit le baroque comme suit : Le baroque, constante de l’esprit, se caractérise par son horreur du vide, de la surface nue, de l’harmonie linéaire géométrique. C’est un style dans lequel, tout autour de l’axe central […] se multiplient ce que nous pourrions appeler les ‹noyaux proliférants (focos proliferantes), c’està-dire des éléments décoratifs qui remplissent entièrement l’espace de la construction, ses murs, tout l’espace architectonique disponible, de motifs dotés d’une expansion autonome, qui lancent et projettent les formes avec une formidable force expansive. 10 Ce qui frappe chez Carpentier, c’est l’emploi fréquent du terme « baroquisme » sans qu’il en donne la moindre définition. Au début de son essai « L’éternel retour du baroquisme » Carpentier constate : « Il y a un éternel retour de l’esprit impérial dans l’histoire comme il y a un éternel retour du baroquisme à travers les âges dans les manifestations artistiques » 11 . Puisque dans les polémiques et dans le discours critique concernant le baroque on fait la distinction entre « il barocco » comme phénomène artistique positif et « il barocchismo » qui est considéré comme un baroque dégénéré (Carlo Calcaterra - Il problema del barocco. Questioni e correnti di storia letteraria, 1949), force nous est de reconnaître que Carpentier amalgame les deux termes. J’estime alors que le baroquisme peut être maintenu en tant que terme qui signifie la présence variable et variée du baroque au-delà de son territoire propre historique et géographique, c’est-à-dire l’Europe du XVII e et du XVIII e siècles. Voici maintenant la définition ou plutôt une des définitions de Gilles Deleuze : 9 Voir « Lo barroco y lo real maravilloso », dans Tientos, diferencias y otros ensayos, Barcelona, Plaza & James Editores, S.A. 10 Alejo Carpentier, « L’éternel retour du baroquisme », dans Magazine littéraire N° 300 : L’âge baroque (juin 1992), p. 28. 11 Ibid., p. 27. 144 Wladimir Krysinski Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. Il n’invente pas la chose : il y a tous les plis venus d’Orient, les plis grecs, romains, romans, gothiques, classiques … Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon le pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini. Et d’abord il les différencie suivant deux directions, suivant deux infinis, comme si l’infini avait deux étages : les replis de la matière, et le pli dans l’âme. 12 Deleuze définit aussi le récit baroque : Le Baroque introduit un nouveau type de récit où […] la description prend la place de l’objet, le concept devient narratif, et le sujet, point de vue, sujet d’énonciation. 13 On voit bien que pour Carpentier, le baroque est le style de la plénitude et de l’expansion, de la prolifération et de l’exubérance. Pour Deleuze, en revanche, c’est une opération discursive, philosophique ou narrative, picturale ou sculpturale, qui consiste à marquer l’espace par le pli, à multiplier les plis. Le pli est donc à la fois une métaphore et un repère tangible qui introduit de la discontinuité dans l’œuvre ou dans le discours. Le pli est une catégorie topologique et chronotopique. Il attire l’attention sur une déstabilisation régulière de l’espace du tableau ou du discours ; mais cette déstabilisation s’accomplit par un sujet d’énonciation dans un moment et dans un lieu discursif précis. Le pli définit la forme plutôt que la substance. À ce propos Deleuze n’hésite pas à invoquer René Thom et sa théorie de la morphogenèse : « la morphogenèse est toujours affaire de pli, on le voit chez Thom. La notion complexe de texture a partout pris une importance décisive » 14 . La topologie du pli permet de parler du texte et de la forme en termes de discontinuité systématique. Dans cette perspective la question du rapport sujet / objet revient au galop, même si elle n’a pas été tout à fait chassée de ce territoire. Si, maintenant, nous constituons une série littéraire romanesque et poétique, si nous constituons des séries où se sont jouées certaines métamorphoses importantes du littéraire nous pourrons les décrire et comprendre leurs baroquismes en fonction de leur modernité. En ce sens il y a plutôt une dynamique moderne du baroquisme et non pas une dynamique baroque du moderne. Il faudrait ensuite mettre en relief cette modernité non pas par contraste au baroque, mais comme un foyer discursif propre qui sait utiliser dialogiquement ou polyphoniquement les différents procédés baroques afin 12 Gilles Deleuze, LE PLI. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 5. 13 Ibid., p. 174. 14 Gilles Deleuze, Pourparlers ; 1972-1990, Paris, Minuit, 2003 [1990], p. 216. Les baroquismes de la modernité 145 de s’affirmer comme une formation discursive autonome. Voilà le sens de ma démarche. 7. En admettant que le roman moderne est un discours transnational et qu’il faut le saisir sur la scène du théâtre discursif universel, je voudrais proposer la série suivante en m’en tenant strictement au XX e siècle et en pariant intuitivement sur les différents baroquismes qui travaillent le corps textuel du roman. Andrey Bely, Witkiewicz, Joyce, Virginia Woolf, Oswald de Andrade, Macedonio Fernandez, William Faulkner, Gombrowicz, Gadda, Guimar-es Rosa, Alejo Carpentier, José Lezama Lima, Nabokov, Beckett, Osman Lins, Arno Schmidt, Claude Simon, Juan Benet, Giorgio Manganelli, Thomas Bernhard, Gabriel Garcia Marquez, José Donoso, Juan Goytisolo, Luis Goytisolo, Reinaldo Arenas, Antonio Lobo Antunes. Ces écrivains ont créé des œuvres dont le rang correspond à la définition de l’avant-garde donnée par Richard Kostelanetz. Ce qui est à mon avis évident, c’est que dans leurs œuvres romanesques agissent les baroquismes compris comme « foyers proliférents » et comme « plis ». D’une certaine façon ces romanciers pratiquent aussi ce que Gilles Deleuze nomme le « récit baroque ». Il suffit de penser aux romans de Joyce, de Faulkner, de Gadda, de Claude Simon, de José Donoso pour comprendre que chez eux la « description prend la place de l’objet » dans la mesure où s’y produit une prolifération des foyers épiphaniques. Joyce crée en l’occurrence une méthode et une stratégie discursives qui seront reprises par maints romanciers. Il est indubitable que chez Witkiewicz, Oswald de Andrade, Macedonio Fernandez, Gombrowicz et Manganelli pour ne citer que ces noms, le concept devient narratif et discursif. Le concept de roman, le concept de langue, le concept d’intrigue, le concept de personnage, le concept de livre. Un rappel significatif : à propos de Memórias Sentimentais de Jo-o Miramar/ Serafim Ponte Grande de Oswald de Andrade, qu’il considère comme « um grande n-o-livro », Haroldo de Campos souligne à juste titre le caractère instable, métadiscursif et ambigu de ce roman. Il constate notamment que le lecteur est tiraillé entre la « fiction » (le surgissement fictionnel d’un personnage) et la « confession » (la présence autobiographique de l’auteur-narrateur) O leitor é jogado entre a « ficç-o » (o comparecimento ficcional de uma personagem) e a « confiss-o » (a presença autobiografica do autornarrador), para nos valermos de uma feliz paronomasia de Antônio Cândido. 15 15 Haroldo de Campos, dans Oswald De Andrade, Memórias Sentimentais de Jo-o Miramar/ Serafim Ponte Grande, Rio de Janeiro, Edit. Civilaç-o Brasileira, 1980, p. 33. 146 Wladimir Krysinski Si l’on admet avec Deleuze que, dans le récit baroque, le sujet devient « point de vue » et « sujet d’énonciation », il faut reconnaître que c’est précisément le cas dans les romans de Guimar-es Rosa, Nabokov, Beckett, Faulkner, Thomas Bernhard, Reinaldo Arenas, Juan Goytisolo, Antonio Lobo Antunes. Cela dit, comment doit-on interpréter le pli, signe distinct du baroque, qui n’est pas une « essence » mais une « fonction opératoire » ? Dans la série précitée le pli sous-tend le texte romanesque. Le synonyme du pli ne sera rien d’autre que le discontinu du texte qui relève à la fois des aléas de l’énonciation et d’une structuration de la perception du monde et de l’humain. Ces romans ne renoncent pas à la narration d’une histoire, mais celle-ci est irrégulière et soumise au principe de la digression. Le pli, c’est précisément cela : cette prolifération de virages, d’arrêts et de commentaires, de retours sur soi et sur l’objet même du récit. Riobaldo Tatarana, le narrateur de Grande Sert-o : Veredas maintient tout au long de sa narration le fil de l’histoire qu’il raconte, mais en même temps c’est sa narration même, pensée comme discontinuité, qui devient primordiale et subvertit le principe épique et linéaire de ce roman à grand souffle de « veredas » : Lugar sert-o se divulga : é onde os pastos carecem de fechos ; onde um pode torar dez, quinze léguas, sem topar com casa de morador ; e onde criminoso vive seu cristo-jesus, arredado do arrocho de autoridade. O Urucuia vem dos montões oestes. Mas, hoje, que na beira dele, tudo dá - fazendões de fazendas, almargem de vargens de bom render, as vazantes, culturas que v-o de mata em mata, mandeiras de grossura, até ainda virgens dessas lá há. O gerais corre em volta. Esses gerais s-o sem tamanho. Enfim, cada um o que quer aprova, o senhor sabe : p-os ou p-es, é quest-o de opini-es … O sert-o está em toda a parte ! Do demo ? N-o gloso, Senhor pergunte aos moradores. Em falso receio, desfalam no nome dele - dizem só : o Que-Diga. Vote ! n-o… Quem muito se evita, se convive. Sentença num Aristides - o que existe no buritizal primeiro desta minha m-o direita, chamado a Vereda-da-Vaca- Mansa-de-Santa-Rita - todo o mundo crê ; ele n-o pode passar em três lugares, designados : porque ent-o a gente escuta um chorinho, atrás, e uma vozinha que avisando : - « Eu já vou ! Eu já vou ! … » - que é o capiroto, o que-diga … 16 . (Ledit sert-o ça se connaît : c’est là où les pâtures n’ont pas de clôtures ; où tout un chacun peut courir dix, vingt lieues, sans tomber sur une habitation ; où les criminels vont leur vie à bonne distance de la pression des autorités. L’Urucuia vient des monts de l’Ouest. Mais c’est que tout 16 Jo-o Guimar-es Rosa, Grande Sert-o : Veredas, Rio de Janeiro, Editora Nova Fronteira, 1985, pp. 7-8. Les baroquismes de la modernité 147 pousse, aujourd’hui, sur ses rives - des énormités de fazendas, des laines alluviales de bon rendement, des petites vallées très arrosées, des cultures qui vont de forêt à forêt avec des arbres de bonne taille, il y en a même encore des vierges. Les gerais, les terres-générales se déploient tout autour. Les terres-générales sont sans fin. Bref, vous le savez, chacun approuve ce qu’il veut : ail ou aulx, ça se vaut … Le sert-o est de par le monde. Du démon ? j’en glose pas. Demandez à ceux du coin. Par une crainte infondée, ils déparlent, au lieu de son nom - ils disent seulement : le Fume-Bouche. Foin de lui ! Hé, non … Qui tant l’on évite, on vit avec. D’un certain Aristides - celui qui habite dans la première de buritis à ma main droite, appelée la Bonne-Vache-de Santa-Rita - on raconte, et tout le monde le croit : qu’en trois endroits signalés, il ne peut pas passer : parce que alors aussitôt, se font entendre des petits gémissements, et une petite voix par derrière qui prévient : ‹J’arrive ! J’arrive …›, qui est le vert-bouc, le fume-bouche … 17 ). Comme l’observe Mario Vargas Llosa : « Riobaldo, en racontant, ne cesse de chambouler le temps qui avance en propulsant ses mots non pas en ligne droite mais en zigzag, comme un serpent […] le narrateur ouvre de trop longues parenthèses afin de réfléchir sur l’existence du diable, l’amitié, l’amour et la mort, et d’énoncer d’ésotériques postulats religieux » 18 . Tous les romans de la série précédemment constituée sont marqués par le baroquisme en ce sens qu’ils sont régis par le principe de prolifération énonciative qui rompt la linéarité du récit. Toutefois, la spécificité de ces romans est moderne plutôt que baroque. Leurs discontinuités fondent une esthétique romanesque spécifiquement moderne ayant pour invariants la subjectivité transgressive, la fragmentation, l’ironie et l’autoréflexivité. Cette esthétique mise sur le baroquisme dans la mesure ou celui-ci facilite la prolifération de l’énonciation, la discontinuité et la mise en place d’une structure perspectiviste qui sert à renforcer le discours autoréflexif de l’œuvre. La prolifération baroque semble viser l’exubérance formelle et la plénitude de l’artifice. Dans le roman moderne les baroquismes jouent le rôle d’embrayeurs du cognitif. La forme sciemment déréglée est, comme le dirait Herman Broch, « polyhistorique ». Elle convoque aussi bien la narration que le discours scientifique et la poésie lyrique. Les baroquismes sont au service d’une polyphonie de structures. La morphogénèse du discours romanesque moderne surgit d’une tentative d’organiser le désordre et la complexité. Bien que le polymorphisme du roman moderne puisse donner l’impression d’être 17 Jo-o Guimar-es Rosa, Diadorim, trad. Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Paris, Albin Michel, 1991, pp. 23-24. 18 Mario Vargas Llosa, « Préface. Epopée du sert-o, tour de Babel ou manuel de Satanisme ? », dans Jo-o Guimar-es Rosa, Diadorim, op. cit., p. 12. 148 Wladimir Krysinski baroque, 19 il s’agit en fait d’une expansion narrative et discursive des quatre invariants précités qui structurent la démarche du roman depuis Cervantès jusqu’à nos jours. 8. Dans la série poétique de la modernité il faut tenir compte du fait que la propension pour la forme et pour la métaphore est propre au discours lyrique. Les baroquismes de la poésie moderne peuvent être saisis comme « noyaux proliférants » d’éléments comme la métaphore, l’image, l’autoreprésentation du moi lyrique, la mise en évidence de la forme. Toutefois la poésie moderne s’est de plus en plus métatextualisée et métadiscursivisée. Ses baroquismes acquièrent des fonctions particulières dans l’espace irrégulier des poèmes. Voici une série qui englobe la longue et la courte durée : Mallarmé, Pessoa, Pablo de Rokha, Macedonio Fernandez, Pablo Neruda, José Lezama Lima, Vicente Aleixandre, Andrea Zanzotto, Juan Gelman, Edoardo Sanguineti, Haroldo de Campos. Aucun de ces poètes, sauf, peut-être Lezama Lima ne prolonge la tradition gongorienne, du moins pas de façon directe. Ce qui est le baroque de leur modernité se présente comme un dispositif discursif ancré dans la « tradition du nouveau » où le nouveau doit se dire par la prolifération de certains réseaux thématiques. Le baroquisme de ces poètes se constitue par l’insistance du subjectif et de l’autoréflexif. Leurs poèmes ne sont pas discontinus au même titre que les romans, mais ils sont suffisamment travaillés par le geste dialectique de passions absolues, l’amour, la haine, la détresse, l’aliénation, l’écriture et la rupture, pour que les tensions discursives qui se produisent à l’intérieur du poème portent le nom de baroquisme. Il s’agit, en fait, des « noyaux proliférants » du moi, de l’autre, du cosmos, du logos, du pouvoir, de la politique et de la poésie qui s’observe elle-même. Les enjeux modernes de ces baroquismes sont d’un ordre différent, ils sont tous reliés par le logos du poème. Ce logos se matérialise dans certains cas par un discours autotélique ou encore dans le pourquoi de la poésie à l’intérieur d’un monde d’aliénation politique et économique. Le télos ou l’hypertélos d’exubérance de la poésie baroque n’est donc pas engagé dans cette modernité poétique. Je voudrais m’arrêter sur deux poètes, Pablo de Rokha et Haroldo de Campos. Dès le début des années vingt, le poète chilien Pablo de Rokha construit un œuvre poétique d’une puissance d’expression exceptionnelle. Son œuvre dit la subjectivité exacerbée du poète et sa révolte contre 19 Selon Irlemar Chiampi, Barroco y modernidad, México, Fondo de Cultura Económica (Lenguas y estudios literarios), 2000, p. 17, l’avènement du néobaroque en Amérique latine est l’expression de la crise de la modernité. Les baroquismes de la modernité 149 l’injustice sociale. Nullement poésie de propagande, le discours de Pablo de Rokha s’élève à un rare niveau d’intensité énonciative. En ce sens la poésie de Rokha est focalisée sur le sujet. Pablo de Rokha chante le poème, ce qu’il appelle l’« événement floréal du poème » (« el acontecimiento floreal del poema estimula mis nervios sonantes », dans Los Gemidos). 20 Le noyau proliférant principal de cette poésie est le moi lyrique et la persistance du chant. Traversée anaphoriquement par le sujet de l’énonciation qui se définit comme un « je » en expansion discursive infinie, la poésie de Rokha est un chant de débordement. Celui-ci se traduit par de multiples énumérations, par un flux incantatoire d’une puissance lyrique exceptionnelle, un flux incessant qui vient par rafales. Les poèmes de Pablo de Rokha sont difficilement sécables. Il faudrait les reprendre dans leur totalité pour montrer comment, parmi les noyaux de prolifération, se trouvent des images et des métaphores auxquelles on pourrait donner le nom de baroque. Loin d’être autotéliquement fonctionnelles et dans ce sens n’ayant pas pour but d’exhiber la forme, ces métaphores et ces images servent de support à l’épiphanie permanente de l’objet ou du sujet. Marquée par Whitman et par Nietzsche, la poésie de Pablo de Rokha se présente comme un discours de rupture. Sa modernité se fonde sur le baroquisme, uniquement au sens où le débordement et la continuité incantatoire du chant exigent un accomplissement lyrique par l’intensité énonciative de la limite du subjectif. Pablo de Rokha pousse au paroxysme la tension entre l’individualisme lyrique et les raisons du social dans lequel le poète trouve sa source d’inspiration principale. Voici un passage, un des noyaux proliférants du discours parabaroque de Rokha qui illustre la tension entre l’individualisme et la présence du cosmos. A la sombra florida e inmensa de sus versos mundiales las paradojas juegan desnudas, completamente desnudas, con las entrañas ensangrentadas del que suscribe, saltan y brincan, brincan y saltan sobre la fiesta agraria ! » 21 (A l’ombre fleurie et immense de leurs vers mondiaux les paradoxes jouent dénudés, complètement dénudés avec les entrailles ensanglantées de celui qui souscrit, sautent et trinquent, trinquent et sautent pendant la fête champêtre ! ) 20 Pablo de Rokha, Los Gemidos, dans Epopeya del fuego, antologia, Santiago de Chile, Editorial Universidad de Santiago, 1987, p. 25. 21 Pablo de Rokha, Epitalamio, dans ibid., p. 61. 150 Wladimir Krysinski L’intensité de la poésie de Pablo de Rokha est une caractéristique spécifiquement moderne de son discours. Elle consiste à maintenir dynamiquement, mais non répétitivement une série de proliférations, de constellations thématiques et formelles, qui expriment les postulats lyriques et pulsionnels de la subjectivité transgressive du moi poétique en épiphanisation constante. La puissance de la vérité subjective traverse cette poésie au point de devenir l’impératif catégorique du chant poétique. Cette poésie ne préfigure aucunement la poésie postmoderne. Elle confirme plutôt la vitalité du nouveau. Celui-ci n’est pas absolu. Il a ses stéréotypes. En tout état de cause, il surgit soit comme message soit comme forme qui véhicule le message. Ainsi, la poésie de Pablo de Rokha synthétise les modalités poétiques du nouveau dans la perspective des années vingt et des années trente. Pablo de Rokha crée du nouveau par rupture et par message adjonctif et différentiel. Dans cette poésie la rupture se fait avec le discours encratique, 22 c’est-à-dire celui qui, comme le dit Roland Barthes, « se produit et se répand sous la protection du pouvoir » 23 . Dans la poésie de Rokha chaque poème produit et exhibe une nouvelle situation lyrique et pulsionnelle, une nouvelle configuration de ce que Rokha appelle « mon chant ». Dès lors la nouveauté de cette poésie ne passe pas par la prédominance de traits baroques. Elle se réalise plutôt en tant que différenciation de l’intensité. Et la finalité de cette différenciation est justement le savoir, la « verdad verdadera ». 9. Proliférer, plier, telle semble être la devise naturelle de Haroldo de Campos dans Galaxias. Le baroquisme serait un des « correlats objectifs » de ce discours : exactement comme Finnegans Wake peut être vu comme un texte baroque. Il s’agit donc d’un « correlat objectif », plutôt stylistique, qui ne tient pas compte de la structure plus spécifique du texte, ni de sa finalité, moderne et non postmoderne. Galaxias est un texte proliférant fixe, par analogie à « l’explosant fixe » de l’Amour fou d’André Breton. Qu’est-ce qui prolifère ici ? En premier lieu, la mobilité de l’écrit. C’est d’ailleurs la formule de Mallarmé que Haroldo de Campos met en exergue pour rendre explicite son projet créateur. L’exergue dit en substance : « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit ». Faire affleurer la fiction, la faire dissiper ensuite, 22 « Le langage encratique … est statutairement un langage de répétition ; toutes les institutions officielles de langage sont des machines ressassantes […] le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l’idéologie. En face, le Nouveau, c’est la jouissance ». Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 66. 23 Ibid. « […] j’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui reçoit ». Ibid., p. 11. Les baroquismes de la modernité 151 justement par la mobilité de l’écriture, c’est ainsi qu’on pourrait formuler la démarche de Haroldo de Campos. Le poète rappelle qu’initialement il avait l’intention de jouer sur les limites de la poésie et de la prose. Montrer leur réciproque exclusion et inclusion. Galaxias c’est aussi la mise en œuvre de quelques problèmes théoriques propres à la modernité. Rappelons-les : l’interpénétrabilité des genres littéraires, les bords du discours poétique, la nature de la fiction, l’écriture épiphanique, la question du Livre, la mise en effet du lyrique et du fictionnel. Galaxias c’est aussi un texte méta-poétique et méta-narratif qui met en circulation une quantité considérable de signes interdiscursifs et intertextuels. Le polyglottisme de ce méta-poème rappelle que le voyage dans un double espace, géographique et textuel, se joue en fonction de la création d’une « proesia », ainsi nommée par Gaetano Veloso. « Le Nouveau, c’est la jouissance » dit Roland Barthes. 24 Haroldo de Campos met en pratique cette jouissance du Nouveau. Chaque épisode poético-prosaïque est une découverte, un recommencement. La poésie et la prose sont comme la mer toujours recommencée. Travaillant sur les bords du poétique et du narratif, Haroldo de Campos inscrit dans ses épiphanies des références multiples privées, littéraires et culturelles. Ainsi son Livre, tout comme cette fiction de l’exergue de Mallarmé s’auto-détruit. Il faudrait analyser l’incipit de chaque épisode pour rendre compte de la densité de Galaxias. L’ironie qui s’installe dans la structure même du texte et dans son message consiste en ceci que deux axes de la mobilité de l’écriture, l’axe positif de la création et l’axe négatif de la destruction, se conditionnent réciproquement et se subvertissent. Aussi le livre devient un « cadavraescrito » ; « a dream that hath no bottom a oniroteca do tecelario ». En même temps : isto n-o é um livro de viagem pois a viagem n-o é um livro de viagem pois um livro é viagem quando muito adverto é um baedeker de epifanias quando pouco solerto é uma epifania em baedeker pois zimborios de ouro duma ortodoxa igreja russobizantina encravada em genebra na descida da route de malagnout demandando o centro da cidade através entrevista. 25 (ceci n’est pas un livre de voyage car le voyage n’est pas un livre de voyage car un livre est voyage et encore j’avertis c’est un baedeker d’épiphanies au pire j’avère est une épiphanie en baedeker car des coupoles d’or d’une orthodoxe église russobyzantine incrustée dans genève sur la pente de la route de malagnout en demandant où le centre ville à travers l’entrevue). 26 24 Voir note 22. 25 Haroldo de Campos, Galaxias, Sao Paulo, Editora 34, 2004, sans pagination. 26 Haroldo de Campos, Galaxies, trad. et présentation Inés Oseki-Dépré & l’auteur, 23300 La Souterraine (France), La Main Courante, 1998, sans pagination. 152 Wladimir Krysinski Galaxias est un texte thalassique, aquatique, où tout s’immerge. Ce poème reflète alors la nature même du langage dont la temporalité toujours évanescente crée et condamne à l’oubli tous les objets du discours. La mobilité de l’écrit à laquelle préside le principe joycien des mots-valises, mots-allusions, est une polygénération et polydestruction du texte. Le principe du stream of consciousness semble par ailleurs guider le mouvement du texte. Dans Galaxias se joue une double auto-réflexivité, celle du Livre et celle du Langage. Il en résulte un écrit aussi mobile que la pensée et que le souvenir, mais aussi une mise en abyme de la prose par la poésie et vice versa. Il s’agit de textualiser le topos de la création même et de le pousser à l’extrême. Galaxias est un texte moderne qui se nourrit constamment du pli et de la prolifération baroques. Au-delà de ce baroquisme Galaxias est un méta-discours sur le principe mallarméen du discours du Livre. Sans montrer ses limites la modernité démontre ici la puissance du texte comme ouverture infinie et comme clôture ontologique du discours qui ne peut, en définitive que dire soi-même. Le voyage de Galaxias est une promesse du bonheur et de jouissance que peut s’offrir un lecteur avisé qui prendra le mouvement et la mobilité du texte pour une activité ludique ne débouchant sur aucune tragédie. La démarche moderne de Haroldo de Campos signifie qu’il n’y a qu’un pas entre la mise en abyme du texte par lui-même et l’exubérance du baroque. 10. Si, à un niveau analogique où se structurent des éléments tels que : le corps textuel et thématique vs le style et la rhétorique baroques, le recyclage peut servir de médiation entre le baroque et la modernité, force nous est de reconnaître que notre parcours relativise considérablement la fonction et le sens du recyclé et du recyclable. Nos observations portant principalement sur certains faits littéraires dans les domaines romanesque et poétique cherchent à montrer la puissance d’inspirations subjectives dans la pratique créatrice. Ainsi, le baroque apparaît comme un domaine artistique, un paradigme disponible, « open-ended » comme le dirait Thomas Kuhn en réfléchissant sur les structures des révolutions scientifiques. Le baroque dans son expansion planétaire paraît tout à la fois recyclable, recyclé, et fortement original, subjectivement déterminé. Les « baroquismes de la modernité » constituent une formule à double tranchant : d’une part, elle signifie que certaines œuvres de la modernité possèdent des qualités « baroques » et celles-ci trouvent une fonctionnalité « moderne ». Dans cette configuration les baroquismes sont davantage des données d’invention que des faits de recyclage. Par ailleurs, les baroquismes compris comme idée discursive et comme pratique énonciative corroborent la polysémie proliférante du terme de baroque. Si nous admettons conformément à la vision critique d’Eugenio Les baroquismes de la modernité 153 d’Ors (voir son étude importante Du baroque) que le baroque fonctionne comme une « catégorie de l’entendement », alors les baroquismes jettent une lumière significative sur la vision du monde et du réel. Par énonciations interposées, ils explicitent et donnent à voir ce qu’on peut considérer comme certains dénominateurs communs du baroque : l’hyperabondance du formel (le « pli », mais aussi le « fractal »), le polymorphisme du représenté, l’ontologie insaisissable du monde dans sa complétude, l’infini esthétique du discours formellement connoté, mais aussi tourné vers l’exubérance ornementale du monde. Celui-ci étant pris dans un état d’interdétermination entre la mort implacable et la vie exubérante. Le monde serait alors objectalement saisi et compris comme un cosmos infini, mais compréhensible comme une forme menaçante et réconfortante à la fois, en envahissement permanent. Cette forme est un objet immense dont la caractéristique fondamentale exprime bien l’adjectif espagnol « baruecco ». Il « désigne les perles de forme irrégulière et un peu grossière » 27 . À cette supposition étymologique se mêle aussi le mot italien la « parruca ». Quoi qu’il en soit, le monde, les émotions et les convictions artistiques représentés de façon baroque apparaissent comme un domaine plein d’objets et de formes pliables et pliés. Ils émergent constamment et médiatisent à la façon baroque les perceptions variables du monde. 28 S’il en faut une preuve venant du domaine littéraire de la modernité, il suffit de lire des romans de Jo-o Guimar-es Rosa, de Claude Simon, de Juan Benet ou d’Antonio Lobo Antunes. Ainsi que la poésie (Dador) et la prose (Paradiso) de José Lezama Lima. 27 Cf. l’article « Baroque » dans Laffont-Bompiani, Dictionnaire universel des Lettres, publié sous la direction de Pierre Clarac, Paris, Société d’Édition de dictionnaires et encyclopédies, 1961. 28 Voici une observation juste de Per Aage Brandt dans son étude « Morphogenèse et Rationalité. Réflexions sur le baroque », dans Puissances du baroque, Les forces, les formes, les rationalités, Paris, Galilée, 1996, p. 109 : « Le baroque aura été un principe d’ouverture au réel. Chaque fois qu’un nominalisme, un dogme ou un fondamentalisme le refermera, ce réel, un néo-baroque resurgira sans doute. Cela est, Wölfflin en avait l’intuition, dans la nature des choses. »
