eJournals Oeuvres et Critiques 33/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2008
331

Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie

61
2008
Paul Delbouille
oec3310007
Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 1 Paul Delbouille Les éléments matériels qui permettent de dater la rédaction du seul manuscrit que nous possédions de Ma vie sont aujourd’hui indubitablement établis. Ils conduisent tous à désigner une période qui concerne les années 1811 et 1812. Pourtant, les circonstances qui ont amené Benjamin Constant à entreprendre ce travail, puis à l’abandonner alors qu’il est encore fort loin d’avoir atteint son but présumé, restent assez mal connues. Certes, des travaux dignes de foi ont été écrits sur le sujet. Dennis Wood a très bien fait le point sur le sujet dans son introduction au texte qui a paru dans le tome III des Œuvres complètes 2 , rendant compte à la fois des propos de Simone Balayé, qui estimait que Ma vie était un acte d’accusation envers Juste, « père incapable et négligent » 3 , de la subtile explication qui conduit Béatrice Didier 4 à estimer que le récit s’arrête parce que la perspective d’un duel et de la mort qu’il peut impliquer paralyse le narrateur, ainsi que du propos un peu simpliste d’Alfred Roulin 5 , qui croit que Constant a interrompu son autobiographie parce qu’il la trouvait fastidieuse. Il reste que la relecture attentive du journal intime et de la correspondance de l’auteur, pendant les deux années qui sont en cause, ne peut manquer de faire affleurer d’autres 1 Ce récit est connu aussi sous le titre Le Cahier Rouge, qui lui a été donné, en référence à la couleur de la couverture du manuscrit qui le contient, par sa première éditrice, la baronne L. Constant de Rebecque, dans la Revue des Deux Mondes (1 er janvier, pp. 67-81 ; 15 janvier, pp. 241-272) d’abord, en volume ensuite, Paris, Calmann-Lévy, 1907. 2 Benjamin Constant, Œuvres complètes, Tübingen, Niemeyer, 1995, p. 299, désigné ci-dessous par OCBC. 3 « Les degrés de l’autobiographie chez Benjamin Constant : une écriture de la crise », dans Benjamin Constant, Madame de Staël et le Groupe de Coppet, Actes du deuxième congrès de Lausanne et du troisième colloque de Coppet, 15-19 juillet 1980, publiés sous la direction d’Étienne Hofmann, Oxford, The Voltaire Foundation ; Lausanne, Institut Benjamin Constant, 1982, p. 355. 4 Benjamin Constant, Adolphe, Le Cahier Rouge, Paris, Le Livre de poche, 1988, p. 283. 5 Benjamin Constant, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1957, p. 1468. 8 Paul Delbouille thèmes de réflexion, à défaut d’une explication péremptoire qui ait chance de mettre fin au débat. Quand Constant entreprend de raconter sa vie - ou quand il remet sur le métier un projet ancien auquel il aurait renoncé sans que nous sachions ni quand, ni pourquoi 6 - c’est-à-dire quand il taille sa plume pour écrire les premières lignes de l’histoire qu’il veut nous raconter, on doit être à la fin de l’été 1811 et le narrateur se trouve en Allemagne, sans doute au Hardenberg, la propriété de la famille de Charlotte, sa seconde épouse, où il va résider, avec quelques interruptions, jusqu’à la fin d’octobre. C’est là, selon Roulin 7 , que Ma vie aurait été intégralement rédigé, pour être ensuite corrigé et recopié après février 1812, date de la mort de Juste, dont le récit fait indirectement mention 8 . Pour Kurt Kloocke 9 , en revanche, l’allusion à cette mort n’impose pas de penser à une correction et à une copie nouvelle, car la rédaction se serait prolongée à Göttingue, où Constant s’installe le 2 novembre et où il va résider jusqu’à la fin de 1812. Nous n’allons pas revenir sur la démonstration qui a été faite de ce que cette seconde explication est la bonne, le manuscrit étant en réalité daté, pour une bonne part, de 1811 et sa rédaction s’étant vraisemblablement prolongée au-delà de la réception, par l’auteur, de la nouvelle de la mort de 6 Cette supposition, qui n’a jamais été confirmée par un autre propos ou par un autre fait, repose sur une lettre que Victor de Constant adresse à son demi-frère Charles le 29 octobre 1809 : « Le mariage de Benjamin m’a bien étonné ; je connais beaucoup cette comtesse de Hardenberg ; elle m’a conté à Bronsvic toutes ses aventures avec Benjamin, m’a montré de ses lettres, et un commencement de l’histoire de sa vie qu’il avait écrit chez elle » (cité par Rudler, Jeunesse, p. 402, qui fait également état d’une autre lettre du même Victor à sa demi-sœur Rosalie, ce qui explique la légère bévue de Dennis Wood, OCBC, III, p. 297, qui attribue le passage cité non à la lettre de Charles, mais à celle de Rosalie). De son côté, A. Roulin suggère qu’écrivant Ma vie, Constant se serait servi des premiers chapitres de ce qui deviendra Adolphe, car « il serait assez étonnant qu’ils n’aient pas contenu un récit de sa jeunesse » (Pléiade, p. 1453). Pourquoi ne pas imaginer, à partir de là, que les deux explications pourraient se recouvrir, le « commencement » ayant servi à écrire le premier Adolphe avant d’être sacrifié, puis réutilisé dans Ma vie ? Mais une telle hypothèse manquerait assurément de sérieux. 7 Pléiade, p. 1454. 8 Il s’agit du passage où il est question de la perte par Juste de son procès hollandais : «… il lui en couta … sa place, sa fortune et le repos des vingt cinq dernières années de sa vie ». Une telle formulation n’est évidemment pas concevable si Juste est toujours en vie quand Benjamin l’utilise. 9 Kurt Kloocke, Benjamin Constant, une biographie intellectuelle, Genève, Droz, 1984, p. 342. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 9 son père. Qu’il suffise de renvoyer sur ce point à la contribution sur le sujet qui a paru dans les essais publiés en l’honneur de Brian Juden 10 . C’est donc bien, pour l’essentiel, des deux années déjà mentionnées que date le récit que nous lisons : séjour au Hardenberg d’abord, installation à Göttingue ensuite, avec un travail qui a dû s’interrompre dans le courant de 1812. La vie de Benjamin Constant, à cette époque, se développe sous le signe, majeur et affligeant, de l’espèce de démence qui a saisi Juste, son père, dans les derniers mois de son existence et l’a conduit à faire à son fils un procès à plus d’un titre injustifié 11 . Ne pas tenir compte de cela, c’est incontestablement refuser de voir la triste réalité, très présente dans la correspondance, et dont le voyage, les rencontres, l’arrivée en Allemagne, où il est accueilli le mieux du monde par la famille de sa femme, et où il va trouver l’aliment tant désiré pour ses recherches sur les religions, ne peuvent vraiment le distraire. Le journal intime que Constant tient à nouveau depuis qu’il a quitté Lausanne le 15 mai 1811 12 , nous permet de voir de quoi sont faites ses journées, mais reste, disons-le d’emblée, totalement silencieux sur le travail à un quelconque récit de son existence. Autant y sont présents ses déplacements, ses rencontres, ses découvertes, touristiques et autres, puis les moments 10 Paul Delbouille, « Note sur la date du Cahier Rouge », dans Ideology and Religion in French Literature, Essays in honour of Brian Juden, Camberley, Porphyrogenitus, 1989, pp. 133-137. 11 Le différend, qui ne conduira pas les protagonistes devant un tribunal mais les a amenés néanmoins, l’un et l’autre, à faire appel à un avocat, est impossible à résumer, tant les données en sont complexes et les motivations incompréhensibles, dans le chef de Juste en tout cas. Ce qu’on doit pourtant savoir, c’est que la cause est financière, liée au fait que les graves ennuis qu’il avait connus et qui avaient mis fin à sa carrière militaire avaient amené Juste, dans les années 1790, à transmettre l’essentiel de sa fortune à son fils, pour éviter d’en être dépossédé par décision judiciaire. La chose s’était faite alors en pleine entente entre les deux hommes, mais, l’âge venant, Juste, qui avait eu deux enfants (Charles, en 1784 ; Louise, en 1792) de Marianne Magnin, sa servante devenue sa compagne, s’est brusquement ravisé, à la fin de 1810, et a voulu obtenir de Benjamin, pour assurer l’avenir de ces deux enfants qui grandissaient, et en usant de procédés et de raisonnements injustifiables, une restitution des plus onéreuses. Benjamin, qui avait toujours aidé son père et s’était en outre engagé à assurer l’avenir de son demi-frère et de sa demi-sœur, n’accepta pas d’aller au-delà de ce qu’il avait promis, et les choses ne cessèrent de s’envenimer jusqu’au décès de Juste. 12 Le journal intime entrepris en 1804 s’est interrompu à la fin de 1807 (voir OCBC, t. VI, Niemeyer, 2003) pour reprendre, sous une forme nouvelle puisqu’il est alors écrit en caractères grecs, en mai 1811 et se poursuivre ainsi jusqu’à la fin de 1816 (voir OCBC, t. VII, Niemeyer, 2005). 10 Paul Delbouille qu’il consacre au travail sur les religions, autant y manquent les moindres indications qui nous permettraient de suivre son entreprise d’écriture autobiographique. Silence surprenant ? D’une certaine manière, sans doute, mais qui ne peut étonner vraiment quand on connaît la discrétion dont l’écrivain a toujours fait preuve, non seulement sur la tenue même de ce journal intime, dont l’existence pourrait et devrait même, en saine méthode, être mise en doute si nous ne le possédions et ne pouvions en lire les manuscrits indubitablement autographes, mais encore sur la rédaction de ses autres écrits autobiographiques. Adolphe, dont nous apprenons pourtant si peu de choses par le journal intime, fait d’une certaine manière figure d’exception, puisqu’il en est de temps à autre question, - dans la mesure sans doute où son auteur le considère comme un « roman », terme sous lequel il le désigne - à côté de Cécile et à côté de Ma vie, récits plus proches, celui-ci plus encore que celui-là, de la réalité vécue, mais qui n’existent pas, à proprement parler, dans les lettres aux amis, aux amies ou aux compagnes d’un homme qui n’a cependant jamais eu la réputation d’être taiseux. Mais c’est à la correspondance, sans doute, qu’on doit surtout penser puisque Cécile en tout cas a été rédigé à une époque où les journaux ne sont pas tenus 13 . Constant ne s’est en revanche jamais privé d’écrire des lettres, où qu’il soit, et il ne manque ni d’y faire état de ses occupations, de ses soucis (de certains d’entre eux, en tout cas) et de la vie familiale des autres, ni d’y porter des jugements sur le monde, sur ceux qui le mènent et sur ceux qui en subissent les soubresauts. Or ces lettres ne disent pas un mot non seulement de la rédaction de Cécile ou de Ma vie, mais encore, en ce qui concerne ce dernier texte, d’une quelconque réflexion de Constant sur son passé, sur ce qu’ont été sa jeunesse, ses années de formation, ses pérégrinations en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne à cette époque, bref sur ce qui fera la matière de la partie effectivement écrite du récit. Le seul point de rencontre évident entre le texte narratif et la correspondance de ces années 1811-1812 concerne un simple détail, même s’il a son importance, à savoir la visite que le jeune Benjamin a faite, lors de sa fugue en Angleterre, en 1787, à un banquier suisse travaillant à Londres et dont on trouve l’écho dans le récit 14 et, d’autre part, la réception, en décembre 1811, 13 Cécile, selon toute vraisemblance, date de 1810. Alfred Roulin, qui en a révélé le texte (Paris, Gallimard, 1951), datait sa rédaction des années 1810-1811, mais on estime aujourd’hui qu’elle doit plus vraisemblablement avoir été menée pendant l’été 1810 (voir OCBC, t. III, 1993, où le texte est présenté par Norman King ; on peut voir aussi, plus récemment, nos réflexions sur le sujet, dans une perspective qui est assez proche de celle que nous adoptons ici, dans « Réflexions nouvelles sur la rédaction d’Adolphe et de Cécile », Annales Benjamin Constant, 30, 2006, pp. 105-123). 14 OCBC, Œuvres, t. III, p. 339. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 11 du papier laissé entre les mains de ce même banquier en échange de l’argent reçu, et que Juste transmet à son fils pour lui en demander, avec vingt-cinq ans de retard, le remboursement 15 . L’allusion que le narrateur fait à sa démarche auprès du banquier figure au bas du folio 66 verso de Ma vie, ce qui implique que la rédaction de ce passage date d’avant toutes les mentions faites, par erreur, de l’année 1811 dans les titres courants du manuscrit 16 : ce n’est donc pas, comme on aurait pu le penser, la lettre de Juste de la fin de cette année-là qui a pu inspirer le passage du récit écrit précédemment. En vérité, le silence du journal intime et de la correspondance ne prouve rien. Au contraire, il faut écouter ce silence, y chercher le non dit, entre les lignes, pour y décrypter des signes qui pourraient cacher, sinon faire voir, que Constant a distrait une partie de son temps au profit de travaux indignes de ce nom, au profit d’essais qui n’ont, au moins provisoirement, d’intérêt pour personne et dont, dès lors, il ne souhaite parler à personne. Qu’on le veuille ou non, les preuves que nous avons de ce que Ma vie a été écrit en 1811 et en 1812 nous imposent de rechercher où se cachent les instants que leur auteur lui a consacrés. Recherche hypothétique, certes, et délicate, mais qui devrait, peut-être, permettre de comprendre mieux ce qu’était le projet véritable et les raisons pour lesquelles il a été abandonné. Rien ne permet de penser que Constant a pu s’adonner à l’écriture, sur Ma vie ou sur tout autre objet qui ne soit pas de nature épistolaire, avant l’été 1811. Au début de cette année-là, il est en Suisse, à Lausanne, à Genève ou à Coppet, trop pris par ses démêlés avec son père, qui est venu lui-même à Genève, où il a convoqué son fils, par les mondanités lausannoises, qui meublent ses journées, ou par les agaceries que lui fait Rocca, le jeune chevalier servant de Germaine de Staël, qui le provoque en duel, pour que nous puissions penser qu’il a trouvé à cette époque le temps et le calme nécessaires à la réflexion et à la concentration que suppose toute rédaction un peu suivie. Après quoi, c’est le voyage, lent et interrompu par diverses haltes consacrées à la visite des gens et des lieux, vers l’Allemagne. Il y a bien, pour cette période de la seconde quinzaine de mai et des premiers jours de juin, quelques mentions de travail dans le journal intime, qui a repris le jour même du départ, mais ce n’est, selon ses propres affirmations, qu’après l’entrée de Constant en Allemagne et sa halte à Francfort, au début de juillet, que les choses sérieuses vont commencer, sans qu’on sache clairement, du reste, de quel genre de travail il s’agit vraiment : relecture des papiers empor- 15 OCBC, CG, VIII, à paraître. 16 Rappelons que le manuscrit porte, en titre courant, l’indication de l’année ou des années en cause. A cinq endroits (folios 69 verso, 70 recto, 72 verso, 73 recto, 78 recto), au lieu de 1787, Constant a écrit 1811. Dans les trois derniers cas, il a corrigé son erreur. 12 Paul Delbouille tés sans doute, et réflexions sur la manière de procéder, plutôt que véritable marche en avant, qui ne se produira qu’après l’installation au Hardenberg 17 . Le journal intime 18 , où Constant rapporte sommairement tout cela, nous apprend ce qu’il a fait le 22 août : « rangé mes papiers ». Le 23, après avoir écrit beaucoup de lettres, il ajoute : « demain je travaillerai ». Ce n’est pourtant que le 28 qu’il s’y met réellement : « travaillé. le travail m’a remonté ». A partir de là, et tout au long du mois de septembre, la marche est régulière, avec pourtant d’assez nettes baisses de régime. Le 14, après trois jours passés à Göttingue, il avoue : « mal travaillé. la moindre chose me dérange » ; le 18 : « mal travaillé », le 27 : « assez bien travaillé », mais le 29 : « pas très bien travaillé ». Quand on lit ces notations extrêmement brèves et qui ne sont assorties d’aucune autre considération, on ne peut s’empêcher de se demander, d’une part, de quelle nature est le travail auquel Constant se livre et, d’autre part, à quoi il s’occupe quand il travaille mal ou pas du tout. La question reste évidemment sans réponse, puisque nous n’avons aucun élément à quoi accrocher notre réflexion. Le 13 octobre, Constant note : « lettre de Girod », ajoutant : « chaque jour a sa peine », et le 15 : « travaillé un peu. affaire de mon père. vivre m’ennuie ». Éditant le journal intime, nous avions noté à cet endroit 19 qu’il s’agit de la première apparition, sous la plume de l’auteur, de l’expression « affaire de mon père », qu’on retrouvera les 22, 24 et 27 décembre « dans des contextes qui établissent bien que BC est au travail », entendant par là qu’il s’était mis à la rédaction du dossier qui porte ce titre et est tout entier consacré à leurs différends financiers. Les jours qui suivront la mi-octobre, jusqu’à la fin de l’année, rien ne va fondamentalement changer : Constant travaille, tantôt bien, tantôt mal, tantôt encore sans qualifier la manière, et le déménagement à Göttingue, qui l’occupe le dernier jour de novembre et les deux premiers jours de décembre, ne change rien à la chose. Si nous tenons compte qu’en face de ce que nous venons de rappeler, relativement aux activités de Constant depuis la fin de son voyage, nous 17 L’ouvrage posthume de Patrice Thompson, Les Écrits de Benjamin Constant sur la religion (Paris, Champion 1998), guide indispensable pour la compréhension de ce que fut chronologiquement le travail de Constant, se fondant sur les indications du journal et de la correspondance, ne dit pas autre chose (p. 41) : la sixième phase de l’entreprise, que l’on situe du 18 mai 1811 au 30 octobre 1813, ne fait en réalité mention, jusqu’au 22 juillet 1811, que de la lecture de Creuzer, Historicum graecorum antiquissimorum fragmenta, Constant notant le 3 juillet « Creuzer, Excellents matériaux ». La lettre à Rosalie des 2-6 juillet n’est pas plus explicite, dans son enthousiasme : « Oui, je travaille. depuis que j’ai touché le sol allemand, il m’a pris une ardeur pour mon livre qui ne me laisse pas de repos ». 18 OCBC, Œuvres, t. VII, pp. 63-64. 19 OCBC, Œuvres, t. VII, p. 65, note 4. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 13 devons trouver le moyen d’inscrire ce que le manuscrit de Ma vie nous impose de prendre en compte, nous voici contraints, soit d’estimer que le concept « travail » recouvre aussi bien l’activité d’écriture autobiographique que celle qui est relative aux religions, sans négliger l’établissement du dossier de défense, soit de considérer au contraire que les jours où il travaille mal, ou moins bien, notre auteur meuble davantage ses journées par l’évocation de son passé, occupation qu’il ne considèrerait pas comme un véritable « travail ». Rappelons d’abord que le manuscrit de Ma vie compte 114 folios et que les cinq folios qui laissent apparaître la date de 1811 se trouvent tous parmi les 78 premiers. Ajoutons, pour que les choses soient d’emblée claires, que la phrase où l’on s’accorde à voir un signe que Juste est mort (depuis peu ou depuis un certain temps) apparaît au folio 108 recto. Cela signifie que, selon toute vraisemblance, les 78 premiers folios ont été écrits avant le 31 décembre 1811, tandis que les 7 derniers n’ont pu l’être qu’après le 19 février 1812, date où la nouvelle du décès parvient à Göttingue. Voilà qui laisse évidemment la porte ouverte à un certain nombre de suppositions que nous nous garderons bien de tenir pour des certitudes quant à la chronologie précise que ces repères autorisent. Il est très difficile de savoir quand Constant a éprouvé le besoin de raconter sa vie et, plus précisément, à quel événement survenu en 1811 on pourrait rapporter la naissance de cette intention. On perçoit bien, à travers la correspondance, que ses relations avec son père se sont dégradées progressivement à partir de la fin de 1810 mais on ne peut pas discerner vraiment quel élément aurait pu être le déclencheur du récit, avant la mise en route du dossier « Affaire de mon père ». Toutefois cela ne peut en aucune manière signifier que les deux entreprises soient nées conjointement. Si rien n’interdit de le penser, rien non plus n’autorise à le croire vraiment. Acceptons plutôt l’idée que la date du début de la rédaction du récit de Ma vie nous reste inconnue. Nous ignorons, de la même manière, à quel endroit exact de son autobiographie Constant était arrivé le 31 décembre 1811, au-delà du folio 78, et nous ne savons pas davantage quand, après le 19 février 1812, il en a écrit les derniers feuillets, avant de lever définitivement sa plume. Il a très bien pu continuer à écrire tout au long de l’année 1812 et au-delà. Il faut toutefois raison garder : s’il n’avait plus qu’au minimum 7 et au maximum 36 feuillets à noircir après le 19 février, il y a peu de chances qu’il ait fait traîner son travail durant de longs mois. Ne pourrait-on pas penser, par exemple, qu’il a abandonné son projet quand a été clôturée l’ « Affaire de mon père » ? Soulignons à ce propos que la dernière pièce du dossier est la lettre à Marianne du 14 mai 1812 et que l’avant-dernière, datée du 16 avril de la même année, est le « consentement à la levée des scellés après le décès de mon père ». 14 Paul Delbouille Ainsi le récit de Ma vie, après avoir peut-être été entrepris avant la mise en route de ce qui a pour titre Affaire de mon père, aurait été ensuite rédigé en quelque sorte parallèlement à l’élaboration de ce dossier de sa défense. Comme si, occupé à se battre sur le terrain de l’argent, des faits et du droit, il avait ressenti, à un moment ou à un autre de cette fin d’été ou de cet automne qui ne cessait de s’assombrir, le besoin de prendre un peu de hauteur et d’essayer de dégager le sens de son existence, non pour se disculper ni même se trouver quelques excuses, car son récit n’a rien d’un plaidoyer pro domo ou d’un auto-encensement, mais à l’inverse pour exprimer ce que la vie peut avoir de puissance ironique, si l’on accepte de se la remémorer et surtout de se regarder tel qu’on a été. Ceci ne signifie nullement que Simone Balayé se trompait quand elle estimait que Ma vie voulait donner de Juste une image négative, mais qu’il faut se garder d’oublier ou de ne pas voir combien les récits de Constant sont toujours, s’agissant des héros qu’il met en scène et de leurs responsabilités, complexes et nuancés. Quand on connaît bien Constant pour l’avoir longtemps pratiqué et pour l’avoir suivi dans ses diverses entreprises, on ne s’étonne pas d’une démarche qui l’aurait conduit, mettant alors à profit les pauses qui se produisent immanquablement dans la longue recherche relative aux religions, à rentrer en lui-même pour évoquer son passé, depuis son enfance, durant laquelle son père a tant compté pour lui, jusqu’à ces années de l’âge mûr où il se débat entre ambitions déçues, sentiments mêlés et querelles stupides, avec le sentiment d’avoir pourtant fait tout ce qu’il pouvait au moment des procès de Hollande 20 pour ce père dont il sait qu’il a toujours été bizarre, incompréhensible souvent, mais souvent aussi malheureux. Il doit se sentir obligé de tirer au clair les sentiments qu’il nourrit vis-à-vis de celui qui l’a élevé, tant bien que mal, au secours duquel il a volé quand il le fallait et qui est maintenant saisi d’une mâle rage, incompréhensible, à son égard. L’explication que nous formulons, qui n’est qu’une hypothèse même si elle repose sur des faits établis, consiste à penser que Ma vie n’est pas autre chose qu’une manière de se raconter en s’analysant, pour mieux se comprendre et se déterminer face à un drame né de l’agression paternelle et qui se dénoue de lui-même quand les héritiers acceptent les dispositions prévues, avec l’aval de son avocat, par un fils compréhensif et relativement généreux. La manière de narrer adoptée ici par Constant a fait dire 21 , à juste titre, qu’il était redevable de son ton à des romanciers anglais comme Fielding 20 Sur cet épisode et sur le rôle que Benjamin a joué, voir Benjamin Constant, The Affair of Colonel Juste de Constant and related documents (1787-1796), published with an Introduction by C.P. Courtney, Cambridge, Daemon Press, 1990. 21 Dennis Wood, introduction à Ma vie, dans OCBC, III, p. 299. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 15 ou Smollett, sans oublier une restitution émotive héritée du Rousseau des Confessions. On pourrait ajouter qu’il témoigne également d’une forme de curiosité teintée d’inquiétude à l’égard de soi-même qui explique peut-être les omissions qu’on doit bien constater dans son récit par rapport aux réalités vécues. Rudler le premier a perçu ce qu’il y avait de simplification dans un texte qui « altère les perspectives, en se réduisant au récit des folies, et ne faisant qu’indiquer par deux ou trois touches insignifiantes le développement intellectuel sérieux et élevé » 22 . L’éminent constantien n’a cependant pas été jusqu’à essayer de comprendre le pourquoi d’un gauchissement voulu, que le lecteur non prévenu ne perçoit pas ou que, s’il le devine, il attribue sans doute à une sorte de jeu littéraire. Or on peut penser que Constant ne jouait pas, mais cherchait au contraire à comprendre, par une réflexion rétrospective, si l’on ne pouvait pas mettre tous ses agissements, des plus lointains - qu’il rappelle avec un détachement ironique à l’égard de ce qu’il était dans sa jeunesse - aux plus actuels - dont il ne peut se détacher - sur le compte d’une propension permanente à la gaminerie, puis, chez l’adulte qu’il est devenu, sur le compte d’une irresponsabilité aveugle, dans une démarche qui illustrerait ainsi, en quelque sorte, la pensée de ceux qui disent que l’humour est la politesse du désespoir. Nul ne sait, bien entendu, ce qu’aurait été la suite de Ma vie, et il ne peut pas être question de l’imaginer. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que la force de ce récit tient à ce qu’il est inachevé, même si cet inachèvement transforme le point sur lequel il se termine provisoirement en une sorte de point d’orgue. Encore moins d’imaginer qu’un critique facétieux pourrait supposer un jour - sur le modèle de ce qui s’est parfois fait pour Cécile, dont on a dit que l’héroïne était morte, contre toute attente, de la maladie dont Charlotte a réchappé - que la biographie s’arrête parce que son héros va mourir au cours de ce duel qui aura lieu le lendemain du jour où Ma vie s’interrompt 23 . On est donc contraint à la prudence, non seulement sur les raisons de la mise à l’arrêt d’un récit dont le titre indique clairement qu’il devait se prolonger, mais encore sur l’orientation qu’il devait suivre. Il reste qu’on peut penser, sans risquer de trop se méprendre, qu’il allait se faire l’écho, peut-être, d’une nouvelle et rapide évocation des méandres sentimentaux dont l’auteur avait nourri, en en tirant la leçon, les récits qu’il avait précédemment rédigés : le journal au quotidien d’un échec matrimonial, dans le Narré 24 ; les hésitations d’un homme à la recherche de l’âme 22 La Jeunesse de Benjamin Constant, Paris, Colin, 1909, p. 506. 23 Ce n’est évidemment pas le cas, faut-il le préciser ? de Béatrice Didier, dans la fine analyse à laquelle il a été fait allusion plus haut. 24 Ce petit texte, qu’on peut lire dans OCBC, I, pp. 247-255, est surtout intéressant dans la mesure où il s’agit du premier écrit d’inspiration autobiographique qui soit sorti de la plume du jeune Constant, âgé alors de 26 ans. 16 Paul Delbouille sœur, dans Amélie et Germaine ; le début d’un roman qui devait être celui de la découverte de l’amour et s’était finalement mué, au fil des pages et des lectures, en un drame de l’impossibilité de rompre, dans ce qui allait devenir Adolphe ; le récit aussi, réentrepris mais à nouveau délaissé avant son achèvement, du bonheur enfin conquis, dans Cécile. Auraient pu être retenus aussi quelques autres aspects de ce qu’avait été la suite d’une existence qui semblait décidément se dérouler sous le signe du malheur, mais dont les dernières péripéties avaient sans doute été les plus lourdes à supporter. Il est difficile d’imaginer, quand on voit Constant vivre ces deux années au cours desquelles il rédige ou reprend son texte, que cette rentrée en soi-même et ce retour sur le passé ne se fassent pas sous l’influence de ce drame affligeant de la désintégration, jour après jour, semaine après semaine, du seul lien familial vraiment fort que son existence avait jusque là tressé. Un passage de la lettre à sa cousine Rosalie, en date du 27 février 1812, mérite assurément d’être cité à ce propos parce qu’il fait bien sentir, dans un aveu comme Benjamin sait quelquefois en faire à celle qu’il considère comme la plus proche de ses parentes, sinon comme sa véritable confidente, ce que signifie pour lui la disparition de Juste 25 : Je végète, la tête remplie de souvenirs douloureux, et le regard fixé sur cette tombe, ou sont venus s’abymer tant de projets, tant d’agitations, quelquefois de l’injustice, mais qui est en même [temps] une éternelle barrière entre tous mes efforts et une affection que peut être j’aurais reconquise, une affection qui a été vive, indulgente et infatigable pendant quarante ans. Il m’est impossible de travailler. Je pense à l’interet que mon père mettait autrefois à ma réputation littéraire, à tous les secours qu’il m’a donnés dans ce but, aux espérances qu’il avoit conçues, espérances que jusqu’ici j’ai trompées, et qu’il ne verra, quoiqu’il arrive désormais, jamais se réaliser. Il me répugne de chercher des distractions dans l’étude, parce que je pense que c’est à lui que je dois ce gout pour l’étude, qui m’a si souvent consolé de tout, et qu’il me semble presque sacrilège de tourner contre mes regrets les moyens mêmes que l’objet de ces regrets m’a donnés. Je ne sais pas du tout ce que produira sur ma tête et sur mes facultés l’impression qui pèse sur moi. Ce n’est pas une douleur simple. Nos tristes démêlés, l’impossibilité de me défendre sans blesser un père 25 Il répond ici à une lettre de condoléance que nous n’avons pas. Cette lettre, qui a été publiée déjà par A. et S. Roulin (Benjamin et Rosalie de Constant, Correspondance 1786-1830, Paris, Gallimard, 1955, pp. 161-163), paraîtra dans OCBC, série Correspondance générale, t. VIII, où elle voisinera avec des messages adressés, à l’occasion de la mort de Juste, à Marianne de Constant, à Charles de Constant son fils, à Madame de Nassau, à Charles (dit le Chinois), frère de Rosalie. C’est cependant cette lettre à Rosalie qui est, de loin, la plus explicite sur le sujet qui nous occupe. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 17 d’un age si avancé, l’impossibilité non moins tourmentante de calculer jusqu’ou iroient ses démarches contre moi, ont donné moins de violence au premier déchirement. Mais à mesure que ces pensées purement dues aux circonstances s’affaiblissent la peine devient plus sombre et je regrette presque jusqu’aux lettres qui m’apportoient des preuves d’une activité si déplorablement dirigée contre moi dans ces derniers tems. Comment ne pas rapprocher ceci du mouvement qui pousse Benjamin Constant, depuis des semaines sinon des mois, à se remémorer, la plume à la main, ce que fut son existence aux côtés de ce père fantasque, mais en même temps aimé et respecté, en qui il s’est brusquement découvert un ennemi ? Ce n’est assurément pas la mort imaginaire du héros qui a mis fin à son récit, mais ce récit avait-il encore le moindre sens après la mort de Juste ? C’est là, semble-t-il, la question que l’on peut se poser, même si elle est condamnée à rester à jamais sans réponse, quand on relit, dans le véritable contexte de sa mise en forme, cette histoire incontestablement superbe, assurément passionnante, mais aussi, vue comme nous pensons aujourd’hui qu’elle doit l’être, réellement déchirante qu’est Ma vie.