eJournals Oeuvres et Critiques 33/1

Oeuvres et Critiques
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2008
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Individualisme: Origine et réception initiale du mot

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2008
Marie-France Piguet
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Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Individualisme : Origine et réception initiale du mot Marie-France Piguet À la date de première publication du deuxième volume de Démocratie en Amérique (1840), Tocqueville écrit que « l’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître » 1 . Le mot individualisme vient en effet d’entrer dans les dictionnaires avec la huitième édition (1834) du Dictionnaire universel de la langue française de Pierre-Claude-Victor Boiste, et si l’on se réfère au Trésor de la Langue Française, il est attesté pour la première fois dans un article de Pierre-Isidore Rouen, publié dans le journal saint-simonien Le Producteur à la date de 1825. Le TLF retient cette date en s’appuyant sur une note de Célestin Bouglé et Elie Halévy 2 , mais il ne semble pas que individualisme soit présent avant le numéro dix-sept du journal paru en janvier 1826. Cette dernière information est bien connue des philosophes qui se sont interrogés sur l’origine d’un mot 3 à la définition incertaine 4 , de même que le 1 Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1998, [1840], t. 2, p. 143. 2 Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, [1830], Nouvelle édition publiée avec introduction et notes de Célestin Bouglé et Elie Halévy, Paris, Rivière, 1924, p. 378 note 248. Cette note présente des inexactitudes : elle renvoie au tome 1 du Producteur qui regroupe les articles publiés à la fin de 1825 mais ne semble pas attester le terme, et passe en revanche sous silence les occurrences du tome 2 où sont rassemblés les articles publiés durant les trois premiers mois de 1826. Le journal Le Producteur, Journal de l’Industrie, des sciences et des beaux-arts a paru d’octobre 1825 à octobre 1826. Sur Le Producteur, voir Sébastien Charléty, Histoire du Saint-Simonisme (1825-1864), Paris, Paul Hartmann, 1931 [1896], p. 25-44. 3 Entre autres Alain Laurent, L’Individu et ses ennemis, Paris, Hachette, Pluriel, 1987, p. 15 et suivantes ; Alain Renaut, « Individu et individualisme », Dictionnaire de philosophie politique, Philippe Reynaud et Stéphane Rials dir., Paris, Puf, 1996, p. 344. 4 « Mauvais terme, très équivoque, dont l’emploi donne lieu à des sophismes continuels », André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, (1926), 16 ème édition, 1988, p. 500 ; « Le terme ‹individualisme› recouvre les notions les plus hétérogènes que l’on puisse imaginer » selon Max Weber dans l’Ethique protestante, cité par Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, [1966], 1986, p. 22. 40 Marie-France Piguet contexte général qui lui a donné naissance : le discours post-révolutionnaire des disciples de Saint-Simon soucieux de réorganisation sociale. En revanche, les conditions plus larges de son établissement durable dans la langue française ont été peu explorées, que ce soit du côté de l’affrontement philosophique et politique qui a motivé les premières attestations retenues, ou en aval de celui d’une réception marquée par des résistances et des tensions que les dictionnaires du 19 ème siècle laisseront dans l’ombre. Ce sont les différents aspects de la création et de la mise en circulation difficile d’un mot devenu depuis emblématique des sciences sociales contemporaines et de la modernité politique, que je souhaite mettre en lumière, non pas dans « l’illusion qui voudrait que le plus ancien sens attesté fût une vérité philosophique » pour reprendre l’expression de Jean Starobinski 5 , mais plutôt dans la perspective d’identifier ce qui cherche alors à s’énoncer. Incertitudes Individualisme est un dérivé de l’adjectif individuel qui appartient à la très longue liste des mots construits avec le suffixe -isme. Ce suffixe savant issu du grec par l’intermédiaire du latin sert à former des substantifs à partir d’un adjectif comme c’est le cas ici mais aussi d’un verbe, d’un syntagme, d’un nom propre ou d’un autre substantif. Très productif depuis la Renaissance, on lui doit une multitude de mots qui désignent des courants de pensée, des doctrines, des systèmes, des conceptions philosophiques, politiques, mais aussi des comportements (altruisme, angélisme, égocentrisme, civisme …), des activités (journalisme, alpinisme, banditisme …), des caractéristiques (bilinguisme, professionnalisme, provincialisme …). Ces mots relevant des registres les plus variés, semblent partager à des degrés extrêmement divers une caractéristique sémantique commune, celle de marquer une abstraction par rapport à leur base lexicale, abstraction issue de la combinaison de certains traits majeurs de cette base. Le suffixe -isme a été tout particulièrement utilisé durant la première moitié du 19 ème siècle pour former un grand nombre de substantifs abstraits du vocabulaire politique, économique, philosophique, etc. Cette formation en français du mot individualisme est intéressante à rappeler car il ne semble pas s’agir d’un emprunt à l’anglais, l’Oxford English Dictionary n’excluant pas une influence française dans la création du terme 5 Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, La librairie du XXI ème siècle, 1999, p. 11. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 41 anglais individualism 6 . On a longtemps pensé d’ailleurs que individualism avait été introduit dans la langue anglaise par la traduction de H. Reeve de l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1840 pour le volume concerné), mais nous savons maintenant que le mot est attesté avant 1840 tant en Angleterre qu’aux Etats-Unis. On le rencontre en effet dans des journaux anglais liés au courant owenite dès le mois de mars 1834 7 , puis il est attesté en 1839 8 dans la traduction américaine des Lettres sur l’Amérique du Nord (1836) du Saint-Simonien Michel Chevalier et dans la revue américaine United States Magazine and Democratic Review 9 . Ce n’est pas non plus un emprunt à l’allemand. Selon l’Historisches Wörterbuch der Philosophie 10 , le mot individualismus aurait été mis en circulation en allemand par Friedrich W. Carove en 1831 11 , date indirectement confirmée par Wilhelm Traugott Krug qui ouvre en 1838 une sous-entrée « Individualismus » sous « Individuum » dans son Supplément au Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften nebst ihrer Literatur und Geschichte … 12 . Ici encore, il est employé en 1837 dans la traduction allemande des Lettres sur l’Amérique du Nord (1836) de Michel Chevalier 13 . Ces diverses indications qui convergent donc sur une antériorité de l’attestation française sans éliminer la possibilité de créations indépendantes les unes 6 The Oxford English Dictionary [1989] 1991, t. 7. L’OED donne pour première attestation un énoncé de L. T. Rede daté de 1827. 7 Selon G. Claeys qui en fournit deux attestations, l’une en mars, l’autre en mai 1834 dans son étude : « Individualism, Socialism and Social Science : Further Notes on a Process of Conceptual Formation, 1800-1850 », Journal of the History of Ideas, volume 47, n° 1, janvier - mars 1986, p. 81-86. La question reste ouverte pour G. Claeys de savoir si les Owenites ont créé le mot en anglais comme il incline à le penser, ou s’ils l’ont emprunté aux Saint-Simoniens fréquentés à Londres durant les années 1832-33. 8 Voir Koenraad W. Swart : « ‹Individualism› in the Mid-Nineteenth Century (1826- 1860) », Journal of the History of Ideas, vol. 23, 1962, n° 1, p. 86. 9 Swart souligne dans son art. cit. que le mot a une valeur négative dans la traduction de Chevalier, mais précise que sous la plume de l’auteur anonyme de United States Magazine and Democratic Review, il appartient à une philosophie de l’histoire qui implique un usage positif. 10 Historisches Wörterbuch der Philosophie, édité par Joachim Ritter et Karlfried Gründer, t. 4, (1976), entrée « Individualismus », col. 289-291. 11 Friedrich W. Carove, Der Saint-Simonismus und die neuere französische Philosophie, Leipzig, Hinrichs, 1831, p. 165. 12 Wilhelm Traugott Krug, Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften nebst ihrer Literatur und Geschichte …, Leipzig, Brockhaus, 1838, t. 5, p. 563. Le mot est absent de l’édition de 1833. 13 K. W. Swart, art. cit., p. 86. 42 Marie-France Piguet des autres, mettent aussi en lumière l’importance des Saint-Simoniens pour l’émergence du mot individualisme dans les trois langues 14 . Les dictionnaires ont coutume de dater et référencer de façon précise l’apparition d’un nouvel élément lexical, ou une acception nouvelle d’un mot déjà attesté, mais la première occurrence écrite d’un mot est une donnée des plus fragiles, toujours sujette à révision, et, sauf cas de mots délibérément construits, elle témoigne au mieux d’une création dont les premières manifestations nous resteront à jamais inconnues 15 . Aussi, une lecture un peu systématique de la presse de l’époque ou de documents moins diffusés modifierait très probablement l’information des dictionnaires. C’est ainsi que le nom de Joseph de Maistre a été avancé à la date de 1820 16 , mais l’examen de cette attestation 17 montre que l’on ne peut savoir avec certitude si elle témoigne d’un usage oral du terme dès 1820 ou si l’on a affaire à une reformulation, car il s’agit de la transcription tardive (20 juillet 1876) et indirecte d’une conversation de Maistre avec Ch. de Laveau au milieu de l’année 1820. Un autre indice laisse penser que le mot individualisme a pu circuler dès le début des années 1820. Une brochure 18 rappelle en effet qu’en 1823, après 14 Je remercie très vivement Daniel Becquemont et Kurt Kloocke qui m’ont permis par leurs indications et leurs conseils bibliographiques concernant les domaines anglais et allemand de mettre en perspective les datations dans les trois langues. 15 « Je ne me soucie jamais d’établir la première apparition d’une expression ou d’une valeur linguistique donnée car, dans la plupart des cas, cela se révèle impossible, et quand on croit avoir trouvé la première personne qui a employé ce mot, on finit toujours par lui trouver un prédécesseur […] Car un mot, une connotation ou une valeur linguistique donnés ne commencent à prendre vie dans une langue, à exister vraiment que lorsqu’ils entrent dans l’usage d’un groupe ou d’une collectivité et y affirment son identité », Victor Klemperer, LTI, la langue du III ème Reich [Leipzig, 1975], Paris, Albin Michel, 1996, p. 79-80. 16 En particulier par Koenraad W. Swart, art. cit., p. 78, et par Lucien Jaume, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, p. 81. 17 « Il [Maistre] me répondit ‹qu’effectivement la France marchait à la tête des idées, que malheureusement quand elle s’égarait, l’Europe la suivait aussi dans ses erreurs, que toutefois la mission providentielle du peuple initiateur [ital. dans le texte] était donnée à cette nation pour l’accomplissement des desseins de Dieu sur le monde, et qu’à cause de cela, cette profonde et effrayante division des esprits, ce morcellement jusqu’à l’infini de toutes les doctrines, le protestantisme politique poussé jusqu’à l’individualisme le plus absolu, serait le châtiment de la France et de l’Europe, châtiment précurseur de la miséricorde.› Ici le comte de Maistre, grave et calme jusqu’à ce moment, s’anima tout à coup, ses yeux s’illuminèrent, son langage s’éleva avec sa pensée […] », Œuvres complètes de Joseph de Maistre, nouvelle édition, Lyon, [1886], Slatkine Reprints, Genève 1979, t. 14, p. 285-286. 18 François de Corcelles, Documens pour servir à l’histoire des conspirations, des partis et des sectes, Paris, 1831. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 43 la dispersion de la Charbonnerie suite à la guerre d’Espagne, certains de ses membres se sont regroupés pour créer une nouvelle société. Ils avaient alors abandonné l’idée de conspiration et l’espoir d’une révolution immédiate pour s’intéresser aux spéculations philosophiques. Cette société aurait eu pour nom « société d’Individualistes » : « Elle s’appelait ainsi parce qu’on y faisait dériver tous les droits civils et politiques des facultés et des besoins de l’homme considéré individuellement. Cet aperçu provenait d’une opposition radicale aux systèmes qui subordonnent les droits individuels aux droits de la société, ou plutôt à l’action arbitraire des gouvernemens. » 19 Dans cette brochure, « Individualistes » est un nom propre qui désigne les membres de cette société. L’existence même de cette société dès 1823 témoigne d’un contexte propice à l’émergence de individualisme, car on observe généralement une simultanéité dans la dérivation en -isme et en -iste du même élément lexical 20 . Par ailleurs, sous la graphie éphémère de individuel(l)isme, une occurrence du terme a été repérée 21 chez le baron de Frénilly dans ses Considérations sur une année de l’histoire de France, dès 1815. Dernier indice en faveur d’une création du terme antérieure à la date de 1826, son traitement exceptionnellement rapide pour l’époque par les dictionnaires, dès 1834, dans la huitième édition du Dictionnaire universel de la langue française de Pierre-Claude-Victor Boiste, comme nous l’avons indiqué. Dans ce contexte, les attestations du Producteur sur lesquelles s’appuie la lexicographie contemporaine offrent un usage que l’on pourrait dire 19 Ibid., p. 19-20. 20 Selon Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, Paris, Larousse, 1962, p. 160-166. Dubois précise qu’il existe des exceptions à cette tendance générale. L’émergence de individualisme dans Le Producteur s’accompagne aussi de celle de individualiste au sens de d’adepte, de défenseur de cette doctrine. 21 Par C. Cassina (1996), « Appunti intorno alle origini di una parola, individualismo », Cromohs, 1, 1996,http: / / www.cromhos.unifi.it/ eng/ index.htlm « Un seul principe existait en France, l’individuellisme, l’universel égoïsme, fruit naturel d’un temps qui avait brisé tous les liens. Plus d’amour du prochain là où il n’y avait plus de religion pour en faire un précepte. Plus d’esprit de famille là où la famille se composait à peine du père et des enfants. Plus d’esprit de corps là où tout corps avait cessé d’exister », François-Auguste Fauveau de Frénilly, Considérations sur une année de l’histoire de France, Paris, Chaumerot, novembre 1815, p. 27. C. Cassina qui cite la première édition parue à Londres dans la même année souligne que la graphie du mot oscille entre individuelisme et individuellisme au fil des éditions. Le mot n’est pas resté tout à fait sans postérité puisque dans son « Supplément » à l’édition de 1872, le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré lui accorde une entrée à la graphie individuellisme suivie de cette définition : « se dit dans le langage des socialistes, par opposition à mutuelliste ». 44 Marie-France Piguet presque socialisé du terme : elles sont plurielles (une quinzaine d’occurrences environ) et énoncées par différents rédacteurs, P.-I. Rouen, Paul-Mathieu Laurent et Barthélemy-Prosper Enfantin. Même si l’on ne peut totalement exclure une circulation du néologisme dont Le Producteur ne serait qu’un relais, ce relais initial de diffusion a profondément marqué les premiers usages du terme. Premières attestations : un néologisme des Saint-Simoniens pour Benjamin Constant Les premières attestations de individualisme dans Le Producteur appartiennent au compte rendu critique d’un ouvrage de Charles Dunoyer, ancien rédacteur du Censeur Européen, L’Industrie et la Morale considérées dans leur rapport avec la liberté. P.-I. Rouen consacre trois articles successifs du Producteur à l’analyse de cet ouvrage publié en 1825, et c’est dans le premier de ces trois articles, paru à la fin du mois de janvier 1826 22 , qu’il emploie à quatre reprises le mot individualisme. Cet article porte « sur les idées générales ou les principes (ital. dans le texte) du système de M. Dunoyer » (p. 158) : « l’idée la plus générale de ce système est la conception de l’homme individuel, de ses besoins et de ses facultés, comme bases uniques de la politique, et principes générateurs des lois sociales » (p. 159). Selon Rouen, en dépit de l’impression de nouveauté que « la conception de l’homme individuel » de Dunoyer peut donner, cette conception est fondée sur un raisonnement qui va de l’individu à la société et elle appartient encore à la philosophie du 18 ème siècle. Elle se place du seul « point de vue d’observation de l’homme individuel » et tire ses savoirs de la « science de l’homme individuel » qui forme la base des théories politiques modernes. Cette conception qui a pour principaux attributs la « liberté individuelle », la « souveraineté individuelle », les « droits individuels » … (p. 159-160), possède une grande valeur car nous lui devons la destruction de l’ancien ordre social, mais elle constitue maintenant un obstacle à une intelligence générale de la société en raison de son absence de puissance organique (p. 159). C’est ce contexte qui entraîne les premières attestations du mot individualisme : Beaucoup de partisans de la liberté individuelle, non contens de la poser comme droit, la prescrivent comme devoir ; ils vont jusqu’à imposer à chacun de ne penser et de n’agir que d’après lui-même, et protesteraient 22 Le Producteur, n° 17, janvier 1826, t. 2, p. 158-170. Les deux autres articles sont parus dans le n° 23 du Producteur en mars 1826, t. 2, p. 451-464 et dans celui d’avril 1826, t. 3, p. 134-158. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 45 presque contre la domination bienfaisante qu’exercent infailliblement les hommes éclairés sur toutes les classes de la société. Ce sont ces exagérations de l’idée de liberté individuelle que nous repoussons ; ce sont ces sentimens d’affranchis ombrageux que nous condamnons, et non pas les principes qui expriment avec tant de justesse et de dignité la valeur morale des hommes du XIX e siècle. Cependant l’individualisme comme base positive de la morale privée a, par cela même, une valeur critique par rapport à la politique ; c’est-àdire qu’il est le plus puissant adversaire de tous les systèmes vicieux, bien qu’il n’ait point la vertu d’en engendrer un lui-même. Nous lui devons la destruction de l’ancien ordre social. […] L’individualisme depuis son origine, a cependant été sans cesse offert à la société comme système politique ; et dans ces derniers temps, M. Dunoyer vient le reproduire sous de nouvelles formes. (p. 162-163) Ces attestations laissent ouverte la question de la création du néologisme : elles ne s’accompagnent d’aucune définition, d’aucun retour réflexif, c’est-à-dire que le mot n’est pas une création lexicale voulue, assumée, revendiquée par Rouen, voire qu’il n’est peut-être pas senti comme un signe lexical nouveau sans que l’on puisse cependant conclure à une absence de conscience de la nouveauté de la part de l’auteur. En effet, et d’une manière presque ostentatoire elles illustrent jusque dans le détail le procédé même de la dérivation des adjectifs en substantifs mis en œuvre avec le suffixe -isme, un peu comme si Rouen avait voulu établir son emploi sur une rationalisation d’ordre linguistique : dans la logique du texte le mot individualisme est précédé par un grand nombre d’occurrences de l’adjectif individuel et il fait écho sous une forme condensée à l’expression « conception de l’homme individuel » ; il en subsume les différents traits qui sont clairement exprimés : « l’homme individuel », « les droits individuels », « la souveraineté individuelle », « la liberté individuelle ». De ces traits, individualisme privilégie celui de « liberté individuelle » et met l’accent sur les « exagérations de l’idée de liberté individuelle » énoncées en amont : ne penser et n’agir que d’après soi-même et protester contre la domination des hommes éclairés. Par ailleurs la trame discursive dans laquelle le mot prend sens, renseigne sur la désignation du terme : individualisme désigne la philosophie critique du 18 ème siècle qui a conduit à la Révolution, et la théorie de Dunoyer comme « système politique » issu de cette philosophie. Elle exprime en même temps ce que Rouen décrédite dans la théorie de Dunoyer, un système qui ne voit dans la société « autre chose qu’une collection d’hommes » (p. 160), qui fait de la liberté « le but de la société » (p. 165), un système qui échoue à subordonner la « politique critique » à une science porteuse d’un « caractère beaucoup plus général, et essentiellement organique », qui serait pour Rouen l’économie politique (p. 164) : 46 Marie-France Piguet Il est des temps où les idées de liberté n’ont plus que peu de chose à faire, où il est bien plus urgent de coordonner que de dissoudre, et où la théorie positive doit succéder aux théories critiques. Nous entrons dans une époque semblable, et chaque jour les doctrines du XVIII e siècle perdent de leur importance. […] Bien que le livre de M. Dunoyer atteste un effort pour se séparer des théories libérales et pour se placer dans un système purement économique ; cet effort reste sans résultat parce que l’auteur a puisé son point de départ dans l’individualisme qui ne peut jamais conduire à une vue complète de la société ; parce qu’il ne s’est point élevé au point de vue général de la philosophie de l’industrie. (p. 168-169) Cet emploi du néologisme pour critiquer le « système » de Dunoyer s’est d’emblée heurté à la résistance des défenseurs des idées attaquées, au premier rang desquels Benjamin Constant. L’usage de individualisme par Rouen a en effet fourni à Benjamin Constant le support lexical de sa dénonciation des opinions du Producteur au cours d’un compte rendu critique de ce même ouvrage de Dunoyer dans la Revue Encyclopédique du 1 er février sous le titre : L’Industrie et la Morale considérées dans leur rapport avec la liberté 23 . Pour Constant, Dunoyer se propose de « déterminer quel est […] le genre de vie le plus favorable au développement de toutes nos facultés » (p. 84) et il précise que par la nature même de sa problématique générale, Dunoyer « se sépare, dès ses premiers pas, d’une école […] aspirant à fonder je ne sais quelle théocratie, se disant industrielle, ennemie de tout examen et par là même aussi funeste à l’industrie qu’à la liberté » (p. 85). Il vise ainsi sans la nommer, l’école du Producteur et poursuit contre elle une polémique lancée au début de décembre 1825. Sa lecture de la recension de P.-I. Rouen le conduit à l’ajout d’un long « Post-scriptum » à son article qu’il introduit en soulignant que « la véritable question est enfin posée » : Le système de M. Dunoyer est ce que ses critiques appellent l’individualisme (ital. dans le texte) ; c’est-à-dire, qu’il établit pour premier principe que les individus sont appelés à développer leurs facultés dans toute l’étendue dont elles sont susceptibles ; que ces facultés ne doivent être limitées qu’autant que le nécessite le maintien de la tranquillité, de la sûreté publique, et que nul n’est obligé, dans ce qui concerne ses opinions, ses croyances, ses doctrines, à se soumettre à une autorité intellectuelle en dehors de lui. Ce système, que nous croyons le seul juste, le seul favorable au perfectionnement de l’espèce humaine, est en horreur à la nouvelle secte, qui veut fonder un papisme industriel. (p. 100) 23 Article réédité dans Benjamin Constant Publiciste, Ephraïm Harpaz (éd.), Genève/ Paris, Slatkine/ Champion, 1987, p. 83-103. Je cite d’après cette édition. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 47 À l’inverse presque de Rouen, individualisme est pour Constant, un mot qui « ne va pas de soi » 24 , probablement nouveau, mais surtout un mot rapporté du discours des autres, du discours des critiques du « système de M. Dunoyer », de ceux précisément dont il combat les idées et qui désignent un système dont lui, [B. Constant], partage la thèse centrale. C’est pour Constant, un mot qui a pour référent non pas de façon transparente un élément du monde matériel ou idéel, mais un élément du lexique de ses adversaires, un mot à valeur négative qui désigne le seul système politique qu’il juge « juste » et « favorable au perfectionnement de l’espèce humaine ». Son emploi, en mention et en incise dans la phrase, constitue en luimême un élément dans la critique lancée par Constant à l’égard des théories du Producteur, nous y reviendrons. Il s’accompagne d’une reformulation du système de Dunoyer qui entraîne une tout autre définition référentielle de individualisme que celle mise en œuvre par Rouen : toute référence au 18 ème siècle est abandonnée, et le mot désigne le système qui permet le libre développement des facultés individuelles dans la limite de l’ordre public, et l’indépendance intellectuelle la plus radicale. À la domination bienfaisante des hommes éclairés, Constant oppose le mouvement même de la recherche de lumière : La vérité est surtout précieuse par l’activité qu’inspire à l’homme le besoin de la découvrir. Quand vous auriez fait triompher la théorie positive que vous proclamez sur les théories critiques, et quand votre théorie positive ne se composerait que d’un enchaînement des vérités les plus lumineuses, savez-vous quel serait le chef-d’œuvre que vous auriez accompli ? vous auriez rendu à l’esprit humain cette habitude de croire sur parole, qui l’a tenu durant tant de siècles dans l’apathie et l’engourdissement 25 . Les traits du système de Dunoyer alors pris en charge par le mot individualisme définissent positivement la « liberté individuelle » jusque dans les « exagérations de l’idée de liberté individuelle » lesquelles concernent très concrètement la « liberté de conscience » qui a pris naissance avec la Réforme comme on peut le montrer. Le « Post-scriptum » de B. Constant constitue ce que le Producteur appelle sa seconde attaque de leurs opinions, et c’est dans la généalogie de cette polémique que se révèle la signification profonde des « exagérations de l’idée de liberté individuelle » en même temps que celle du mot individualisme. La 24 Je reprends cette expression à Jacqueline Authier-Revuz à propos de la propriété de réflexivité du langage et renvoie à son ouvrage pour l’analyse des multiples manifestations de l’autonymie, aux chapitres 1 et 5 (tome 1) en particulier. Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, coll. Sciences du Langage, 1995. 25 L’Industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté, op. cit., p. 103. 48 Marie-France Piguet controverse est compliquée dans le suivi des journaux où elle se déploie, et je n’en retiens ici que les éléments essentiels à cette étude 26 . Selon toute probabilité, le point de départ de la polémique est un article publié dans Le Producteur en novembre 1825 par Saint-Amand Bazard, intitulé « Des partisans du passé et de ceux de la liberté de conscience » 27 . Cet article défend l’idée que la « liberté de conscience » qui se présente aujourd’hui comme la « manière d’être essentielle de la nature humaine » (p. 408), n’est en fait que le résultat de circonstances historiques précises. Pour Bazard, la « liberté de conscience » a pris naissance dans la sphère religieuse avec la Réforme, s’est ensuite diffusée dans l’ordre politique, l’ordre civil, la vie sociale et individuelle et c’est ainsi qu’elle est devenue le « dogme de la liberté illimitée (ital. dans le texte) de conscience » qui implique maintenant pour chaque individu le droit, voire le devoir d’exercer son jugement selon sa raison personnelle, sans avoir à tenir compte des travaux, du jugement, de l’autorité des gens éclairés. La « liberté de conscience » est un principe de destruction des idées et des institutions anciennes qui empêche maintenant que « rien ne s’établisse », c’est un obstacle si l’on peut dire à la réorganisation sociale souhaitée par les Saint-Simoniens (p. 411). L’article de Bazard a fait l’objet de plusieurs critiques, dont celle de B. Constant qui, à l’occasion d’un discours prononcé le 3 décembre 1825 à l’Athénée royal de Paris, expose sa propre conception de l’industrialisme. Pour Constant, l’industrialisme est intéressé au meilleur développement possible des facultés physiques et intellectuelles de chacun et il est propice au déploiement du sentiment religieux dans ce qu’il a d’irréductible à tout déterminisme historique, social, politique. Le sentiment religieux, explique Constant, est inhérent à la nature humaine et il ne se confond pas avec l’esprit théocratique qui cherche depuis le fond des âges à étouffer à son profit l’intelligence et la liberté. Ce discours n’a jamais été entièrement publié, et seuls des extraits en sont parus dans la Revue Encyclopédique 28 où la dénonciation de l’école du Producteur apparaît, mais de façon voilée. Cependant, il a suscité une réponse de la part du Producteur à laquelle Constant a répliqué. Bref, sans jamais nommer Le Producteur, Constant a finalement 26 J’ai restitué le détail de cette controverse dans une précédente étude. Cf : Marie- France Piguet, « Benjamin Constant et la naissance du mot ‹individualisme› », Annales Benjamin Constant, n° 29, Paris/ Genève, Champion/ Slatkine, 2005, p. 101-124. 27 Le Producteur, n° 9, novembre 1825, tome 1, p. 399-412. Il s’agit du premier article de celui qui sera pendant un temps avec Enfantin le chef de l’Eglise saint-simonienne. 28 Revue Encyclopédique de décembre 1825, sous le titre : « Coup d’œil sur la tendance générale des esprits au 19 ème siècle », in E. Harpaz, Benjamin Constant Publiciste, op. cit., p. 69-81. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 49 reconnu cette attaque et il a développé son argumentation contre le dogmatisme étroit de ce qu’il appelle « une doctrine nouvelle » dans un article publié dans L’Opinion, Journal des mœurs, de la littérature, de l’industrie, etc. du 7 décembre 1825 29 où il fait ouvertement référence à la critique de la liberté de conscience énoncée par Bazard : « D’après une certaine école, toute philosophie qui n’a pas pour but l’exploitation de la nature physique, est chimérique et vaine ; les garanties politiques sont inutiles, parce que l’industrie se défend toute seule ; les arts s’égarent quand ils sortent de la sphère du pur mécanisme ; la poésie ne doit chanter que les machines ». Plus fondamentalement, il termine ainsi son article : enfin, ce qui est bien plus grave, la liberté de conscience même, n’étant qu’un moyen de destruction, bon aussi long-temps que l’erreur subsiste, ne doit plus exister quand on a découvert la vérité, comme si chacun ne regardait pas son opinion comme la vérité, et ne se trouvait pas autorisé, par cette doctrine nouvelle, à étouffer la liberté de ses adversaires en les accusant d’erreur. Voilà, Monsieur, le système que j’ai combattu, dans l’intérêt de l’industrie même. (p. 50-51) Aussi, lorsque Le Producteur débute sous la plume de Rouen la recension de l’ouvrage de Dunoyer en Janvier 1826 par un examen de sa « conception de l’homme individuel », qu’il appelle « individualisme », et souligne dans cette conception les « exagérations de l’idée de liberté individuelle », sans être nommée la « liberté de conscience » entre pour une très large part dans ces exagérations. De même que, sous le nom de « liberté d’examen », elle est aussi un élément central du système de Dunoyer tel que Constant le formule dans son long « Post-scriptum » à l’article de Février 1826. On peut rappeler que dans ce fameux « Post-scriptum », Constant prête à l’école du Producteur l’esprit théocratique qu’il a stigmatisé dans le discours de l’Athénée en évoquant à leur égard les « prêtres de Thèbes et de Memphis », les exhortant à respecter « la liberté d’examen » et à ne pas devenir « d’intolérants pédagogues ». La critique de Constant permet de préciser que la reconnaissance de la liberté individuelle par un système politique, et à l’intérieur de cette liberté individuelle, celle de l’exercice de la liberté de conscience et ce qu’elle 29 Article repris dans Benjamin Constant Recueil d’articles : 1825-1829, texte établi, introduit, annoté et commenté par E. Harpaz, Paris, H. Champion/ Genève, Slatkine, 1992, p. 47-48. Cet article vient de faire l’objet d’une nouvelle publication, dans le dossier très documenté qui accompagne la réédition du pamphlet de Stendhal initialement paru à la date du discours de Constant à l’Athénée, le 3 décembre 1825. Voir Stendhal, D’un nouveau complot contre les industriels, suivi de Stendhal et la querelle de l’industrie, Édition établie, annotée et présentée par Michel Crouzet, La Chasse au Snark, 2001, p. 109. 50 Marie-France Piguet implique de pensée, de jugement, d’action par soi-même et non selon une quelconque autorité extérieure, constitue l’un des traits majeurs des premiers emplois en négatif du mot individualisme dans Le Producteur. Elle montre aussi que l’emploi, voire la création de ce mot a obéi à la volonté des rédacteurs du Producteur de stigmatiser ainsi un système politique qui place la liberté individuelle au cœur de ses préoccupations, et très probablement de décréditer tout particulièrement la pensée de « l’individualité » soutenue par Constant 30 . Lorsque ce dernier rappelle, dans les Mélanges de littérature et de politique, « j’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité » 31 , le journal saint-simonien L’Organisateur 32 en donne une recension qui s’en prend au « principe même de l’individualisme, si cher à M. B. Constant » (p. 3). En fait, individualisme restera probablement pour B. Constant à la fois un mot péjoratif du discours de ses adversaires pour exprimer le principe qu’il a défendu sa vie durant sous le nom d’individualité 33 , et un néologisme dont il aura sans doute donné la première définition dans son « Post-scriptum ». 30 Sur cette notion capitale dans l’œuvre de B. Constant, sa portée politique, ce qu’elle doit au sentiment religieux, à la philosophie du temps et plus particulièrement à la pensée allemande, je renvoie aux travaux de Kurt Kloocke, « Benjamin Constant et l’Allemagne. Individualité - Religion - Politique », Annales Benjamin Constant, n o 27, Genève/ Paris, Slatkine/ Champion, 2003, p. 127-171 et « L’idée de l’individualité dans les écrits politiques de Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant, n o 29, Genève/ Paris, Slatkine/ Champion, 2005, p. 143-158. 31 « Préface », Mélanges de littérature et de politique, (1829) in Benjamin Constant, Ecrits politiques, Textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet, Gallimard, 1997, [1980], coll. « Folio/ Essais », p. 623-624. 32 L’Organisateur. Journal des Progrès de la Science générale, avec un appendice sur les méthodes et les découvertes relatives à l’enseignement, n° 4, 5 septembre 1829, p. 2-3. L’article n’est pas signé. L’Organisateur succède au Producteur entre 1829 et 1830. 33 On peut montrer que l’usage du mot individualité oscille chez Constant entre un pôle philosophique, celui du sentiment intime de la conscience de soi comme être singulier, et un pôle politique, celui de l’exercice de la liberté individuelle dans la sphère politique et qu’il se trouve dans ce dernier cas très proche de individualisme. Cf. « Benjamin Constant et la naissance du mot ‹individualisme› », art. cit. On trouvera par ailleurs des informations sur les rapports individualité/ individualisme au moment de l’émergence de ce dernier dans mon article à paraître : « Le mot individualisme : sources, enjeux et premiers traitements lexicographiques », Cahiers de lexicologie, Revue internationale de lexicologie et de lexicographie, Paris, Éditions Garnier, n° 93, 2008-2 (à paraître). Individualisme : Origine et réception initiale du mot 51 Réception initiale : usages négatifs/ usages positifs Dès le mois de mars 1826, l’emploi de individualisme se poursuit dans Le Producteur. La référence initiale à l’ouvrage de Dunoyer est abandonnée et l’usage du mot se déploie maintenant dans la problématique de la dissolution des liens sociaux consécutive à la Révolution : Comme les croyances, les préjugés, les passions et les intérêts qui maîtrisèrent long-temps un peuple, ne peuvent […] s’éteindre soudainement […] ; et, que d’ailleurs une réorganisation appropriée aux faits sociaux qui ont amené la chute des anciennes formes, ne peut s’accomplir non plus en un instant […] ; il résulte de cette double impossibilité un interrègne de l’unité sociale et un tel abus de l’individualisme, que les hommes dont les affections et les doctrines ont leur centre dans le passé ne s’entendent pas mieux sur ce qu’ils regrettent, que les réformateurs critiques ne s’accordent sur ce qu’ils désirent. 34 Au sein de cette problématique, on voit s’affirmer par glissement métonymique un infléchissement vers la dénotation d’un comportement social implicitement référé à la doctrine désignée par le mot individualisme, cet aspect étant rendu très sensible par une référence nouvelle, celle à la barbarie. Dans la philosophie de l’histoire de l’école du Producteur, la barbarie renvoie à la condition première du genre humain caractérisée par la primauté de la force sur le travail, de la guerre sur la paix, et le mot individualisme associe dans ce cadre, une doctrine, un système, à une manière d’être violente. Après avoir énoncé que « le genre humain, d’abord barbare, a pu se civiliser et échapper de plus en plus aux inconvénients de l’esprit d’hostilité inséparable du règne de l’individualisme, pour parvenir à goûter enfin les bienfaits qui doivent résulter désormais de l’esprit de paix et d’assistance mutuelle » 35 , le rédacteur du Producteur fustige « les excitations d’un individualisme barbare et la puissance illimitée du plus fort, dans l’état de nature ». Ce déplacement sémantique de la désignation d’une doctrine à celle du comportement et de l’attitude 36 qui lui sont associés, se maintiendra dans la langue, le TLF par exemple, organisant son entrée individualisme autour de cette grande distinction. 34 Laurent (Paul-Mathieu, dit Laurent de l’Ardèche), « M. l’abbé de Lamennais et M. le comte de Montlosier », Le Producteur, premier cahier, tome 3, avril 1826, p. 158-159. 35 Laurent, « De la foi et de l’examen », Le Producteur, n° 25, mars 1826, tome 2, p. 538. 36 C’est aussi sur l’attitude que Michel Foucault met l’accent dans la définition qu’il donne d’une « telle catégorie », Histoire de la sexualité. III Le souci de soi, Paris, Gallimard, Tel, 1984, p. 59. 52 Marie-France Piguet Le mot individualisme est souvent utilisé comme un outil pour critiquer des propositions, des articles venus des libéraux réformateurs, et il commence aussi à être opposé à celui qui va devenir le maître-mot du discours saint-simonien, association : Si la société, après avoir brisé les liens anciens qui unissaient toutes ses parties, pouvait prospérer par l’individualisme, par l’antagonisme aussi bien que par l’association, c’est-à-dire par la combinaison éclairée de tous les efforts, Le Globe et le Journal du Commerce seraient sur la bonne route ; 37 Les attestations de individualisme relevées dans Le Producteur sont dues aux rédacteurs les plus influents au sein du journal, Rouen, Laurent et Enfantin, ceux qui feront partie du groupe initial des Saint-Simoniens réuni durant l’année 1829 pour professer un enseignement régulier des principes de l’école publié dans L’Exposition de la doctrine de Saint-Simon 38 . On pourrait penser que cet ouvrage collectif sans réel auteur mais fortement marqué par Bazard, Carnot et Enfantin, qui cherche à systématiser la pensée de Saint- Simon et plaide pour une réorganisation sociale et l’établissement d’un pouvoir spirituel fondés sur une connaissance positive de l’homme, a servi de tremplin à la diffusion du néologisme. En fait, le mot reste peu employé, mais il creuse l’usage initié par Le Producteur. Pour l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon « la doctrine de l’individualisme » 39 s’appuie sur « la conscience et l’opinion publique » (idem) qui conduisent à « l’opposition à toute tentative d’organisation d’un centre de direction (ital. dans le texte) des intérêts moraux de l’humanité, la haine du pouvoir » (p. 378). Elle est rapportée aussi à la philosophie du 18 ème siècle, en particulier à d’Holbach, Voltaire et Rousseau, nommés « les défenseurs de l’individualisme (ital. dans le texte), dans les questions politiques » et au-delà aux écoles philosophiques ralliées au protestantisme et au gallicanisme. Mais le plus important pour le mot individualisme est sa participation au dogme de la pensée saint-simonienne qui s’énonce maintenant de façon beaucoup plus nette que dans Le Producteur, car il entre dans le paradigme des termes qui définissent « la série critique ». Il affirme alors et de nouveau son opposition au mot association et se place au plus près de celui avec lequel il entretient des relations de proximité sémantique, égoïsme. Cette opposi- 37 Enfantin (Barthélemy-Prosper), « Conversion morale d’un rentier », Le Producteur, deuxième cahier, août 1826, tome 4, p. 241. 38 Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, [1830], op. cit. 39 Ibid., douzième séance, p. 377. Cette séance aurait été écrite par Enfantin, selon C. Bouglé et E. Halévy, Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, op. cit., note 238, p. 367. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 53 tion sera capitale, comme nous verrons, pour son usage dans le discours des réformateurs sociaux : Oui, mon ami, ces mots, ordre, religion, association, dévoûment (ital. dans le texte), sont une suite d’hypothèses correspondantes à celles-ci : désordre, athéisme, individualisme, égoïsme. Tu trouveras peut-être que je traite bien mal la série organique, en lui donnant le même fondement qu’à la série critique, en les rattachant l’une et l’autre à deux conjectures ; rassure-toi : si je dis que deux hypothèses existent, j’affirme au même instant que l’humanité repousse l’une avec horreur, et embrasse l’autre avec amour 40 . Dans les écrits saint-simoniens où il est employé initialement de manière récurrente, individualisme reste donc un mot qui dénonce, un mot connoté de manière péjorative. Dès ses débuts pourtant le néologisme n’a pas reçu une valeur exclusivement négative, et des tentatives pour l’employer favorablement ont existé. Son appartenance à une axiologie positive est implicitement présente dès la définition donnée par François de Corcelles de la « Société d’Individualistes » en 1831 (et probablement dès la création de cette société en 1823, voir supra), et elle est bien attestée chez un autre des premiers adversaires du Producteur, lui aussi venu du courant libéral, Marcelin Desloges. Un peu avant Rouen et Constant, Desloges avait également donné un compte rendu du même ouvrage de Dunoyer, publié au Globe en deux textes successifs les 22 et 27 décembre 1825 41 . Au cœur de son argumentaire en faveur de la thèse de Dunoyer, il place la question de la liberté de conscience, ici aussi implicitement référée à sa critique par Bazard dans l’article cité. Au contraire des Saint-Simoniens, Desloges lie la liberté à l’association, et affirme que toute société est établie sur « l’antagonisme naturel, impérissable, de l’individualisme et de la sociabilité » 42 en raison des deux penchants indestructibles qui co-existent dans l’homme, « l’esprit d’association qui le porte à s’unir à ses semblables pour vaincre la nature extérieure » d’une part, « l’esprit de liberté qui l’engage à s’isoler pour jouir de sa personnalité » 40 Ibid., seizième séance, p. 464-465. Cette séance aurait été écrite par Enfantin, selon C. Bouglé et E. Halévy, Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, op. cit., note 319, p. 459. 41 Les articles sont signés M. D. Il s’agit de Marcelin Desloges, journaliste attaché à la rédaction du Journal du Commerce, collaborateur épisodique au Globe entre décembre 1824 et décembre 1828, d’après Jean-Jacques Goblot, La Jeune France libérale. Le Globe et son groupe littéraire 1824-1830, Paris, Plon, 1995, p. 250. Desloges est un des premiers à s’être opposé aux doctrines du Producteur en publiant dans Le Globe cette recension de l’ouvrage de Dunoyer où il critique sévèrement, sans le nommer explicitement, l’article de Bazard. 42 « De la doctrine sociale de M. de Montlosier, et des systèmes de corporations », Le Globe, 9 septembre 1826, tome 4, n° 12, p. 62. 54 Marie-France Piguet d’autre part. À l’inverse de Constant, Desloges emploie individualisme au profit de ses convictions profondes. Il fustige « la haine de l’individualisme » et donne au mot une valeur explicitement positive lorsqu’il en propose un peu plus tard une définition supportée par le mot individu : Aux droits de l’homme invoqués jadis contre la cour, elle [la nouvelle école philosophique] opposa les droits de l’individu, si souvent sacrifiés par la société. La doctrine beaucoup plus profonde de l’individualisme devint la base de la nouvelle politique rationnelle. L’individu fut en quelque sorte créé, élément vivant de la cité, obéissant aux lois qu’elle lui impose, mais n’en reconnaissant d’absolues que celles qui sont justes ; se soumettant à toutes les souverainetés mais n’acceptant comme légitime que celle de la raison. Cette doctrine est en guerre ouverte et permanente avec toutes celles qui l’ont précédée. Les vieux partisans de la théocratie, les champions moins sérieux de l’absolutisme monarchique, les sectateurs prétentieux du contrat social, […] les inventeurs plus récents de l’industrialisme politique 43 . Ces énoncés peu fréquents dans la première moitié du 19 ème siècle 44 , immédiatement critiqués 45 , attestent cependant que la connotation négative loin d’être inhérente au néologisme dépend du contexte de son emploi, des conceptions, des positions philosophiques et politiques de celui qui énonce le mot. L’entrée de individualisme dans le discours des réformateurs sociaux où il inscrit son usage en continuité avec celui des Saint-Simoniens, a contribué à maintenir et peut-être à accentuer cette valeur négative. D’emblée il se trouve opposé à association, à société mais surtout à socialisme presque par construction de ce dernier si l’on en croit Pierre Leroux qui affirme dans 43 « Du Ministère nouveau, par A. Cerclet, ancien rédacteur général du Producteur » (il s’agit de la recension par Desloges de cet ouvrage), Le Globe, 30 janvier 1828, n° 28, p. 164. 44 Il ne semble pas en aller de même à la même date pour ses équivalents anglais, individualism, et allemand, individualismus, d’après Steven Lukes : « While the characteristically French sense of ‹individualism› is negative, signifying individual isolation and social dissolution, the characteristically German sense is thus positive, signifying individual self-fulfillment and (except among the earliest Romantics) the organic unity of individual and society », « The Meanings of ‹Individualism› », Journal of the History of Ideas, Vol. 32, n° 1,1971, p. 57. 45 Par La Mennais en particulier : « Qu’est-ce que le droit sans le devoir ? L’individualisme (ital. dans le texte) qui détruit l’idée même d’obéissance et de devoir, détruit donc le droit ; et alors que reste-t-il qu’une effroyable confusion d’intérêts, de passions, d’opinions diverses ? Telle est la base de la nouvelle politique rationnelle (ital. dans le texte), et le terme inévitable où doit aboutir toute doctrine exclusive du christianisme. » Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’église, Paris, Bruxelles, 1829, p. 26-27. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 55 un ouvrage publié en 1857 : « C’est moi […] qui, le premier, me suis servi du mot socialisme. Je forgeai ce mot par opposition à individualisme, qui commençait à avoir cours. Il y a de cela environ vingt-cinq ans. » 46 En fait, Pierre Leroux sera seulement un utilisateur précoce du mot socialisme 47 , mais on lui doit peut-être une des premières manifestations de l’opposition entre les deux nouveaux termes, dans un article publié dans la Revue Encyclopédique en 1833, « Philosophie sociale » 48 où il analyse comment harmoniser « le principe de l’individualité de chacun » (p. 378) avec celui de la société. Les mots individualisme et socialisme dénotent dans cet article « deux systèmes exclusifs » (p. 375) également condamnés par l’auteur : Les partisans de l’individualisme se réjouissent ou se consolent sur les ruines de la société, réfugiés qu’ils sont dans leur égoïsme, les partisans du socialisme, marchant bravement à ce qu’ils nomment une époque organique, s’évertuent à trouver comment ils enterreront toute liberté, toute spontanéité sous ce qu’ils nomment l’organisation. (p. 376) Plus précisément, Leroux rapporte le mot individualisme à l’économie politique anglaise, à la maxime « chacun chez soi, chacun pour soi », à l’abandon de toute « providence sociale » pour les plus faibles. Socialisme, pour sa part, fait référence aux théories saint-simoniennes 49 qui « parlent de nous organiser en régiments de savants et en régiments d’industriels » et « s’avancent jusqu’à déclarer mauvaise la liberté de pensée » (p. 377). 46 Cité d’après J. Gans, « ‹Socialiste› ‹socialisme› », Cahiers de Lexicologie, Paris, Didier- Larousse, volume 14, 1969, p. 52. 47 Selon Elie Halévy, « Supplément » Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, 16 ème édition, 1988, p. 1276.Voir aussi sur cette question les indications fournies par Jean Dubois, Le Vocabulaire…, op. cit., p. 421. 48 Revue Encyclopédique, tome LX, octobre-décembre 1833, p. 94-116. Il s’agit du titre donné par la Table des matières, mais dans le cours de la revue, l’article s’intitule : « Cours d’économie politique fait à l’Athénée de Marseille par Mr Jules Leroux ». Il s’étend de la page 94 à la page 150, et regroupe deux articles : celui de Pierre Leroux nommé « Philosophie sociale » et celui de son frère à qui le premier sert d’introduction. L’article « Philosophie sociale » de Pierre Leroux sera republié dans la Revue sociale en 1845 sous le titre « De la recherche des biens matériels ou de l’individualisme et du socialisme » selon Paul Bénichou, Le temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, p. 356. Je cite d’après « De l’individualisme et du socialisme », Œuvres 1825-1850, Slatkine Reprints, Genève, 1978, p. 365-380, qui reproduit presque exactement « Philosophie sociale » de 1833, ajoutant parfois à socialisme l’adjectif absolu. Dans ce reprint de l’édition des Œuvres de 1850, il est présenté comme Appendice aux trois discours (aux philosophes, aux politiques et aux artistes). 49 Pierre Leroux a quitté l’Eglise saint-simonienne à la fin de 1831, suite à de profondes dissensions au sein de la communauté. Paul Bénichou dans son ouvrage cité a retracé les positions de Leroux dans les années qui ont suivi (p. 330-358). 56 Marie-France Piguet En 1833, individualisme et socialisme sont pour Leroux des mots nouveaux qu’il peut renvoyer dos à dos car ils dénoncent conjointement pour lui deux doctrines extrêmes. Cependant, lorsqu’il republie son article quelques années plus tard, s’il conserve une connotation négative à individualisme, il prend soin de distinguer socialisme de socialisme absolu, et de sauvegarder ainsi une valeur positive à socialisme. Il souligne alors en note : « depuis quelques années, on s’est habitué à appeler socialistes (ital. dans le texte) tous les penseurs qui s’occupent de réformes sociales, tous ceux qui critiquent et réprouvent l’individualisme » (note, p. 376). Cette opposition à socialisme se poursuivra et se développera dans le discours des diverses mouvances utopiques et socialistes de la première moitié du 19 ème siècle et au-delà : « Ils (les prolétaires) remueront la Société jusqu’à ce que le Socialisme ait remplacé l’odieux individualisme » 50 . Elle s’installera aussi et assez rapidement dans d’autres registres discursifs, montrant une capacité à intégrer des paramètres variés qui restent cependant dans la dépendance de la question de la liberté individuelle, et illustrant une inversion des valeurs portées par les termes. C’est ainsi qu’elle sert de titre dès 1850 à un livre publié à Bruxelles : Le socialisme gaulois et l’individualisme germanique 51 . Sans entrer dans le détail de cet ouvrage qui allie le caractère et l’esprit des peuples à leur origine, à ce que l’auteur appelle leur « race », « l’individualisme » caractérise les Francks dont les Belges constituent une partie des descendants, et il se manifeste par l’esprit de liberté individuelle, l’attachement à la propriété libre, une pratique tranquille de la souveraineté nationale : « le Belge trouve dans son individualisme une force de résistance qui est, non seulement la garantie de sa liberté, mais encore la source d’une certaine égalité » (p. 8). Au contraire, les Gaulois descendants des Celtes « tracent le plan d’une organisation sociale où tout est réglé par l’autorité, où l’individualisme est proscrit comme un fléau, et par conséquent où il n’y a de place aucune pour la liberté » (p. 7). Aussi le « socialisme » est-il « l’expression actuelle du sentiment gaulois » car « en France, c’est le sentiment du despotisme qui règne dans le cœur de l’homme » (p. 6). Premières définitions des dictionnaires du 19 ème siècle Aux alentours de 1830, le mot individualisme commence à étendre son usage au-delà du registre de la presse qui lui a donné naissance. Il entre dans la longue liste des néologismes qui se sont répandus au sein du langage parle- 50 Cabet, 1842, cité par Jean Dubois, Le Vocabulaire …, op. cit., p. 125. 51 A. F. Gérard, Le Socialisme gaulois et l’individualisme germanique, Librairie universelle de Rozez, Bruxelles, 1850. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 57 mentaire 52 , dans la littérature 53 , et s’installe dans les dictionnaires, avec la 8 ème édition du Dictionnaire universel de la langue française, avec le latin … de P.-C.-V. Boiste publiée en 1834. C’est la manière dont les dictionnaires ont accueilli le néologisme qui nous intéresse maintenant car si l’on considère généralement que l’enregistrement lexicographique d’un mot marque la fin de son statut de néologisme 54 , on sait aussi qu’il introduit un certain figement sémantique. Dans la première définition donnée du mot par le Dictionnaire universel de la langue française…, en 1834, l’entrée I NDIVIDUALISME est glosée par l’adjectif « nouveau », et l’énoncé définitoire composé de deux éléments : Système d’isolement dans les travaux, les efforts ; l’opposé de l’esprit d’association Par le mot système, le premier élément de la définition actualise sémantiquement la dérivation en -isme et il fait écho à la critique de l’ouvrage de Constant portée par L’Organisateur, où « l’individualisme, si cher à M. B. Constant » est assimilé à « une doctrine d’isolement et de désordre » 55 . Le mot « isolement » régulièrement présent dans Le Producteur y désigne l’état de choses ou de personnes que l’on pourrait dire non coordonnées : « Les élémens de la civilisation, dépourvus de liens, se perfectionnent dans l’isolement […]. Cet isolement qui existe dans les choses, se retrouve à un plus haut degré, peut-être, et nécessairement avec un caractère beaucoup plus grave, dans les relations sociales. » 56 Son second élément, « l’opposé de l’esprit d’association », définit individualisme par une antonymie, procédé rare en lexicographie, qui renvoie très exactement à un élément du paradigme de la « série critique » énoncée dans l’Exposition de la Doctrine. 52 Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe, [1951], Slatkine Reprints, Genève, seconde édition, 1967, p. 28 et 41. 53 Chez Balzac, en particulier dans Le Médecin de campagne (1833) : « Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation », Paris, Garnier, 1961, p. 430. 54 Jean-François Sableyrolles, « Néologisme et nouveauté(s) », Cahiers de lexicologie. Revue internationale de lexicologie et de lexicographie, Paris, Didier Érudition, vol. 69, 1996, p. 15. 55 L’Organisateur, Journal des Progrès de la Science générale, op. cit., n° 4, 5 septembre 1829, p. 2-3. 56 Bazard, « De la nécessité d’une nouvelle doctrine générale », Le Producteur, juin 1826, tome 3, p. 526. C. Bouglé et E. Halévy signalent dans une note que le mot isolement, titre de la première des Méditations poétiques de Lamartine (« L’Isolement ») publiées en 1820, caractérise pour les Saint-Simoniens « l’individualisme romantique », Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, op. cit., p. 146, note 30. 58 Marie-France Piguet Cette définition de Boiste dont on peut observer tout ce qu’elle doit à la pensée saint-simonienne sera reprise tout au long du 19 ème siècle, et presque textuellement par le Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français de Napoléon Landais dès sa 3 ème édition en 1836, le Dictionnaire national ou dictionnaire universel de Bescherelle (1848), le Complément (1842) de la 6 ème édition du Dictionnaire de l’Académie (1835) et le Complément (1881) de la 7 ème édition. Il faut souligner que malgré son traitement dans les Suppléments du Dictionnaire de l’Académie, individualisme reste encore absent de sa 7 ème édition (1878) et n’entrera donc dans la série qu’avec la 8 ème édition (1935). Sa définition sera alors renouvelée : « Subordination de l’intérêt général à l’intérêt de l’individu ». L’énoncé définitoire se modifie un peu avec le Nouveau dictionnaire universel de Maurice La Châtre (1865) qui reformule le second élément en termes d’opposition entre droits de l’individu et droits de la société : Système d’isolement dans la manière de vivre, dans les études et dans le travail. L’individualisme a créé l’esprit de concurrence 57 . Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société Il en va à peu près de même avec le Dictionnaire de la langue française de Littré : Terme de philosophie. Système d’isolement dans l’existence. L’individualisme est l’opposé de l’esprit d’association. Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société (Tome 3, 1873) Le Grand Dictionnaire Universel (Tome 9, 1873) de Pierre Larousse fournit probablement le développement le plus conséquent des définitions antérieures en raison de l’importance de sa rubrique encyclopédique qui rappelle en effet que « le mot individualisme est généralement employé dans un sens assez défavorable, par opposition au mot socialisme ». Elle s’appuie sur les travaux de Louis Blanc pour tracer une histoire détaillée « du principe de l’individualisme » qui apparaît avec la réforme religieuse du 16 ème siècle, se développe dans la philosophie rationaliste du 18 ème siècle puis la Révolution de 1789. Elle en dénonce les effets et l’article se termine sur des propositions pour « lutter contre l’esprit d’individualisme ». Cependant, l’ouvrage marque en même temps un infléchissement dans sa rubrique linguistique par rapport à la référence saint-simonienne. Dans la définition de la partie lexicologique qui débute l’entrée I NDIVIDUALISME , l’antonymie à association et l’opposition droits de l’individu/ droits de la société, qui lui a succédé sont 57 Référence possible aux idées de Louis Blanc : « De l’individualisme, avons-nous dit, sort la concurrence ; de la concurrence, la mobilité des salaires, leur insuffisance ... arrivés à ce point, ce que nous trouvons, c’est la dissolution de la famille. », Organisation du travail, Paris, Cauville, 1845, p. 42. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 59 abandonnées au profit d’un constat : « existence individuelle ». Individualisme est alors défini comme « système d’isolement des individus dans la société ; existence individuelle », suivi de deux énoncés dont le premier illustre une valeur positive du mot, tandis que le second s’en tient à sa valeur négative : « Vouloir anéantir l’ INDIVIDUALISME , c’est vouloir anéantir la raison, anéantir l’humanité. (Colins.) L’ INDIVIDUALISME étouffe les idées, le cosmopolitisme détruit les races. (T. Delord.) ». On observe donc, que la façon dont les dictionnaires ont traité le mot individualisme est restée très largement tributaire de la pensée saintsimonienne tant dans la formulation des énoncés définitoires que plus profondément dans ce que ces énoncés expriment des rapports de l’individu à la société. Sur le fond, malgré les transformations opérées au fil du temps, les définitions sont en effet écrites du même point de vue, celui des Saint-Simoniens, pour lesquels la société a « un but » qui engage en quelque sorte les individus au-delà de chacun d’entre eux et en limite l’autonomie : « Il n’existe point de société là où il n’y a pas un but désiré, là où les individus qui se trouvent rapprochés ne sont pas conduits, dirigés, entraînés par les hommes qui brûlent le plus d’atteindre ce but » 58 . On peut qualifier ce point de vue de « holiste », en référence aux travaux de Louis Dumont, car il « valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain » 59 . Pour l’exprimer autrement, en laissant dans l’ombre les usages positifs du mot, ces premières définitions qui ont probablement eu leur part dans la pérennisation de la valeur négative attachée au mot dans la langue française, ont enregistré et codifié une conception éloignée du consensus, une idéologie qui sera âprement discutée. Les premières attestations du mot individualisme constituent un étrange corpus d’énoncés de presse, où le néologisme, souvent employé au détour d’une recension d’ouvrage, quelquefois marqué par des italiques, ne semble avoir reçu de définition que de celui contre lequel il a été mis en circulation, en partie au moins, Benjamin Constant. Plus fondamentalement du point de vue de l’histoire intellectuelle, l’analyse de ces attestations montre que l’usage fondateur du néologisme s’est forgé dans un affrontement majeur qui a opposé, après la destruction des hiérarchies traditionnelles par la Révolution, deux conceptions des rapports entre l’individu et la société, l’une mettant l’accent sur l’individu et ses droits dans le prolongement de 58 Doctrine de Saint-Simon, Exposition …, op. cit., dixième leçon, p. 347. 59 Selon la définition de Louis Dumont formulée dans les Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1985, p. 303 : « holisme : on désigne comme holiste une idéologie qui valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain ; ». 60 Marie-France Piguet la philosophie des Lumières, l’autre sur la dépendance de l’individu envers la société. Un tel affrontement manifeste alors une grande nouveauté car il oppose les partisans de l’idée de liberté individuelle, non plus aux défenseurs de la tradition, aux nostalgiques d’un ordre anté-révolutionnaire ou aux théocrates contre lesquels ils luttent ordinairement, mais à ceux qui partagent avec eux la même idée de progrès liée au développement de l’industrie 60 . Dans cet important débat, le mot individualisme s’est imposé comme celui qui exprime la quintessence des oppositions à l’œuvre 61 . Les emplois de ce mot nouveau se sont d’abord déployés dans le discours des adversaires de l’individu, de ceux pour lesquels la volonté d’indépendance individuelle et d’autonomie intellectuelle constituent une menace pour le lien social et la cohésion de la communauté. Ces emplois stigmatisants, objets d’un enjeu philosophique et politique majeur, ont chargé le mot d’une valeur négative que des efforts initiaux de retournement axiologique ne réussiront pas à modifier durant la première moitié du 19 ème siècle, et que les dictionnaires ont entérinée dans une très large mesure 62 . Cependant, à la fin du 19 ème siècle l’enregistrement du sens du mot par les dictionnaires est apparu très insatisfaisant aux yeux de certains, et la définition de Littré a été sévèrement discutée en 1899 dans un article intitulé « Quelle est la véritable définition de l’individualisme ? » 63 60 Un article du Globe explique d’ailleurs que si la philosophie des « producteurs » s’oppose généralement à celle des théocrates, elle s’en rapproche cependant par son désir de voir se constituer « un pouvoir spirituel », et ce même article ajoute que les Saint-Simoniens « ne font d’autre grâce à la liberté que de la trouver bonne pour une transition ; après quoi, elle est bonne à rien, et doit finir », Le Globe, 6 mai 1826, tome 3, p. 305-306. 61 « La véritable question est enfin posée », note à ce propos Constant au début du « Post-scriptum ». 62 Des emplois positifs du terme se développeront dans la seconde moitié du 19 ème siècle. Cf. : Lucien Jaume, L’Individu effacé …, op. cit., p. 90. 63 Journal des Économistes, avril 1899, tome XXXVIII, p. 3-18. L’article est signé Henry-Léon [Follin].