Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2008
331
Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel: Exemple pour une lecture approfondie de Delphine de Madame de Staël
61
2008
Kurt Kloocke
Fabienne Detoc
oec3310079
Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel : Exemple pour une lecture approfondie de Delphine de Madame de Staël Kurt Kloocke Fabienne Detoc Lorsqu’on étudie la réception d’un ouvrage littéraire par les contemporains de l’auteur ou les générations suivantes, on peut se trouver face à un paradoxe. Comment apprécier la réception, comment en connaître la nature, comment définir la perspective dans laquelle un ouvrage a été lu ? Le fait en tant que tel est incontestable, mais la nature exacte de la réception est parfois difficile à préciser. Les sources dont nous disposons ne sont pas toujours éloquentes ni univoques. Elles se réduisent souvent à des notes de lecture plus ou moins laconiques dans une correspondance particulière, à des notes énigmatiques dans un journal intime, à des comptes rendus publiés dans un périodique 1 , à des indices détectés dans les textes des auteurs dont on étudie les œuvres pour essayer de prouver une influence éventuelle, une lecture en profondeur, un dialogue attentif avec l’œuvre d’un prédécesseur. Les lectures de Montaigne, de Saint Augustin ou de César par Rousseau, sont des exemples de la difficulté méthodologique inhérente à une des questions classiques de la critique littéraire. La réception de l’œuvre de Rousseau par Mme de Staël est peut-être un cas différent, car les Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, publiées pour la première fois en 1788, sont évidemment une source précieuse pour ce dialogue, mais que nous apprennent-elles au juste sur la présence de la Nouvelle Héloïse dans Delphine ? Cette dernière observation nous rappelle avec une évidence bien établie que la problématique évoquée ici est très complexe et qu’un cas apparemment résolu d’avance peut rester difficile à éclaircir. Ces remarques ne veulent donc pas dénoncer les faiblesses ou les défauts de méthode, réels ou imaginaires, des études littéraires. Il s’agit au contraire 1 Ceci est le cas le plus favorable, puisque les auteurs de ces textes expliquent leurs jugements. L’exemple de Delphine est révélateur. Voir La Réception de Delphine (Cahiers staëliens, 26-27, 1979), où l’on trouve des études sur des documents attestant la lecture de Delphine. Voir en outre l’introduction de Delphine (édition critique par Simone Balayé et Lucia Omacini), pp. 16-22. 80 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc d’attirer l’attention sur les aspects multiples d’une telle question. Le texte que nous publions en est un bel exemple. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Barjavel est au premier abord une modeste composition de citations tirées de Delphine de Mme de Staël, mais en réalité et en dépit des apparences, il s’agit d’un ouvrage particulièrement intéressant pour étudier quelques aspects de la réception d’un des grands romans de la littérature française. On verra par la suite que la lecture a été inspirée par un souci de philosophie pratique, qui est un souci de moraliste, mais aussi par l’attrait d’une pensée modèle pour exprimer les multiples nuances de la sensibilité romantique dans le contexte peut-être décevant de la Seconde Restauration. Le résultat est un ouvrage nouveau, une espèce de collage réalisé avec des morceaux de Mme de Staël et qui produit un petit traité de philosophie. Notre étude se propose d’analyser ce recueil de citations pour en faire ressortir l’intérêt afin d’éclairer la réception réservée au roman de Mme de Staël dans un milieu bourgeois cultivé de la province française autour de 1830. Le manuscrit resté inédit jusqu’à aujourd’hui, est un document élaboré, savamment composé, et qui témoigne d’une lecture en profondeur de la Delphine de Mme de Staël. Même si le texte n’a pas été rédigé en vue d’une publication, on y découvre un public que nous disons, faute de mieux, latent, qu’il faut se représenter comme porté vers la pensée sensible et critique de Mme de Staël, attiré par l’enthousiasme moral de l’héroïne du roman (qu’on identifie facilement avec l’auteur), par la doctrine idéaliste de la vertu professée par une femme supérieure de la bonne société, par les idées religieuses, par la délicatesse des sentiments, par la pensée politique et la doctrine de la liberté qui anime l’ouvrage, par les problèmes et les aspects tragiques d’une existence féminine au sein d’une société encore entièrement dominée par les conventions sociales des salons de l’Ancien Régime. Le manuscrit a été rédigé plus de 25 ans après la première publication du roman, pour un usage privé, par le littérateur Casimir Barjavel, qui le dédicace à une jeune fille, Mlle Bouchony, pour des raisons qui nous échappent totalement 2 . Puisqu’il s’agit d’un document personnel, comme l’est une lettre ou un journal intime, il faut le lire avec une certaine prudence et éviter des généralités prématurées. Mais on peut y découvrir néanmoins une signification générale et peut-être significative pour un certain public autour de 1830. Nous sommes convaincus effectivement que le florilège de citations peut nous fournir des informations sur la réception toujours soutenue du roman de Mme de Staël dans une époque qui commence à subir l’influence d’auteurs nouveaux, parmi lesquels Stendhal, Balzac et Victor Hugo, repré- 2 Il pourrait s’agir d’un cadeau offert par Barjavel à sa future épouse, Thérèse Bouchony. Mais nous ne disposons d’aucune donnée positive pour appuyer cette hypothèse. Voir ci-dessous, p. 82. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 81 sentants des temps modernes de la Seconde Restauration. Serait-ce un public d’orientation traditionnelle ? Peut-être. Mais il peut s’agir aussi bien d’un public décidément romantique, attiré par la sensibilité rousseauiste qui n’a rien perdu, en dépit de ses attraits, des fastes de l’Empire et de la brutalité des guerres, et qui se prolonge d’une manière exemplaire dans le roman de Mme de Staël 3 . Casimir-François-Henri Barjavel, né le 14 germinal an XI (4 avril 1803) à Carpentras, et mort dans cette ville le 27 septembre 1868, était un médecin et un littérateur 4 . Il a pratiqué à l’Hôtel-Dieu de Carpentras, après avoir été reçu docteur en médecine par la faculté de Montpellier en 1826 avec une thèse intitulée Essai sur l’unité du corps vivant 5 , et à partir de 1830 à l’hospice de la Charité de cette même ville, puis il fut nommé membre du comité de vaccine de l’arrondissement de Vaucluse. C’était un citoyen qui jouissait d’une certaine réputation dans sa ville, comme semble le prouver sa nomination comme maire de la ville en 1833. Nous savons encore qu’il a assumé des fonctions à la Bibliothèque inguimbertine de Carpentras et qu’il a publié, à partir de 1841, des ouvrages d’archéologie et d’histoire locale. Il est connu surtout pour son monumental Dictionnaire historique, biographique et bibliographique du département de Vaucluse, ou Recherches pour servir à l’histoire 3 La composition de Barjavel semble bien être représentative d’un type de texte. Pour Delphine, nous en connaissons en effet un autre exemple. Dans la lettre adressée le 4 mai 1802 par Charles de Villers à Mme de Staël, celui-ci décrit une soirée passée chez Karl Friedrich Reinhard, alors résident français près des villes hanséatiques à Hambourg : « M. La Chevardière (commissaire des relations commerciales, et qui a je crois l’honneur d’être connu de vous) nous apporta un soir un manuscrit, qu’il nous lut. C’était un recueil de sentences et de maximes, nous sourîmes dès la première. Nous en savions la plupart par cœur, mais nous le laissâmes continuer. Cette série de pensées détachées de votre Delphine forme un recueil plus vrai, plus profond, plus agréable que celui du sec et superficiel Larochefoucauld, qui a étudié la nature dans la glace des hauts lieux ». (Madame de Staël, Charles de Villers, Benjamin Constant, Correspondance. Etablissement du texte, introduction et notes par Kurt Kloocke avec le concours d’un groupe d’étudiants, Frankfurt, Lang, 1993, pp. 47-48). Auguste-Louis La Chevardière (1770-1828), commissaire des relations commerciales en 1802 à Hambourg, homme politique versatile qui a survécu à tous les régimes révolutionnaires ou impériaux, présente cette lecture comme une distraction agréable de la société. Le texte de La Chevardière ne nous est pas parvenu. 4 Tout ce qui suit sur Casimir Barjavel et Thérèse Bouchony, son épouse, repose sur les articles bioet bibliographiques qu’on trouve dans les Archives biographiques françaises (édition sur microfiches, München, Saur, 2001 et sv. avec des suppléments). Nous voulons exprimer ici nos remerciements à M. Jean-François Delmas, conservateur en chef de la Bibliothèque inguimbertine de Carpentras, qui nous a fourni de précieux renseignements tirés des papiers du fonds Barjavel. 5 Montpellier, Jean Martel aîné, 1826. 82 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc scientifique, littéraire et artistique, ainsi qu’à l’histoire religieuse, civile et militaire des villes et arrondissements d’Avignon, de Carpentras, d’Apt et d’Orange 6 , loué dans des comptes rendus contemporains comme une des œuvres « qui ont le plus concouru à sauver de l’oubli d’intéressants souvenirs, et ont mérité notablement l’estime de ceux qui ont sincèrement à cœur l’élaboration de notre histoire nationale » 7 . A cela s’ajoutent un ouvrage sur les Dictons et sobriquets patois des villes, bourgs et villages du département de Vaucluse 8 , des éditions de textes anciens avec des notes érudites 9 , des ouvrages d’archéologie locale 10 et de nombreux articles savants sur des questions du même genre dans les périodiques du département. Le futur membre de plusieurs académies et sociétés savantes de la France méridionale a eu lui-même, dans sa jeunesse, des velléités poétiques, ce qui explique peut-être pourquoi il se lance vers 1827, à la fin de ses études, dans la rédaction d’un ouvrage à mi-chemin entre littérature et inspiration philosophique et moraliste, le Dictionnaire sentimental et philosophique que nous éditons. Il le dédie à ceux « qui aiment à trouver, dans la lecture de Delphine, le cœur et l’esprit de Mme de Staël ». L’âme sœur à laquelle il pense plus particulièrement, est une « Mlle T. B******* », identifiée plus tard avec T. Bouchony, comme c’est indiqué entre parenthèses sur la page de titre. La jeune fille appartient à une famille de Carpentras, dont la présence est attestée dans cette ville au moins entre 1630 et 1850. Il pourrait s’agir de Thérèse Bouchony, future épouse de Casimir Barjavel. Cette identification reste pourtant hypothétique. Le manuscrit du Petit dictionnaire sentimental et philosophique est conservé aujourd’hui sous la cote Ms 971 à la bibliothèque de Carpentras, où il est entré après la mort de Casimir Barjavel. Il s’agit d’une liasse de 115 pages numérotées sur le haut des feuilles, en son milieu. Le texte est écrit recto et verso sur des feuillets non reliés, de 220 x 170 mm environ. L’écriture fine et soignée, bien qu’inégale, est parfaitement lisible, les retouches et repentirs sont plutôt rares et trahissent aussi bien des erreurs de copie que des corrections ou des interventions faites au cours d’une ou peut-être même plusieurs révisions ultérieures. Les citations sont appelées sous une rubrique qui est, en principe, classée alphabétiquement. Les lettres de l’alphabet se trouvent répétées en tête des pages, au milieu, en dessous des chiffres de la pagina- 6 Carpentras, L. Devillario, 1841, 2 vol., 1033 p. 7 Revue des deux Mondes, t. XVI, nouvelle série, p. 804. 8 Carpentras, L. Devillario, 1849-1853. 9 Voir le catalogue de la BnF à son nom. 10 Le seizième siècle, au point de vue des convictions religieuses, principalement dans les contrées dont a été formé le département de Vaucluse, esquisse philosophique et biobibliographique où l’on essaye d’interpréter une inscription gravée sur la tour de la grande horloge d’Apt, Carpentoracti Minimorum, In aedibus Devillarianis, 1866, 115 pp. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 83 tion, comme on peut le faire dans un ouvrage de référence. Les rubriques thématiques sont signalées chaque fois qu’il y a changement de sujet par le mot-clef en cause placé en tête de la première ligne et en plus mis en relief par un soulignement, et par une écriture un peu plus grande et plus grasse. A la fin des chapitres ainsi constitués Barjavel ménage normalement un espace plus ou moins important qu’il utilise parfois plus tard pour des rajouts ou pour introduire une rubrique additionnelle. Cela peut entraîner des perturbations de l’ordre alphabétique des entrées thématiques et révéler ainsi des couches différentes de la rédaction, très souvent confirmées d’ailleurs par des changements de l’écriture qui se fait plus fine et plus serrée si l’espace disponible l’exige. L’ouvrage donne ainsi environ 350 citations de Delphine. A cela s’ajoutent des citations tirées d’autres auteurs que Mme de Staël. Celles-ci se trouvent souvent accrochées en note à un mot des textes de Mme de Staël et placées, le plus souvent, au bas des pages et séparées du texte principal par un trait. Ces textes complémentaires, 38 en tout, sont tirés soit d’auteurs qui précèdent Mme de Staël (auteurs classiques, Mme Roland), soit d’auteurs qui sont ses contemporains (Mme de Genlis) ou de textes qui sont datables, d’après les éditions utilisées, entre 1828 et 1841 (Alexandre Dumas père 11 ). Ils ont effectivement une fonction explicative ou renvoient à des parallèles remarquables et sont des élargissements secondaires, des rajouts tardifs, écrits parfois de travers dans la marge gauche. Mais en dépit de ces irrégularités, le manuscrit reste une mise au net soignée d’un ouvrage de réflexion et de réception critique, mais dominée par l’empathie, du roman de Mme de Staël. Barjavel a choisi pour les textes de son florilège une présentation volontairement distancée. Il a groupé les extraits du roman de Mme de Staël en 93 unités thématiques de dimensions variables, le plus souvent de la longueur d’une page ou de deux. Mais il existe aussi quelques chapitres très longs (Femme, Romans, Société, Divorce, etc.). Chaque unité est chapeautée par un titre, toujours un seul mot, qui en désigne la matière. Barjavel adopte pour classer les morceaux l’ordre alphabétique, en principe du moins, ce qui justifie le titre de son recueil. L’arrangement pour ainsi dire arbitraire obéit sans doute au besoin d’une consultation commode d’un gros dossier au contenu assez complexe, mais peut signifier en même temps un souci d’objectivation, le rejet d’une approche trop subjective. A cela correspond d’ailleurs le fait 11 Rappelons qu’Alexandre Dumas a sympathisé avec les idées libérales et constitutionnelles. Nous savons qu’il les a soutenues publiquement à l’occasion de la mort du général Foy, dont les funérailles étaient un événement national. Alexandre Dumas a publié une Elégie sur la mort du général Foy (voir Le Constitutionnel, 7 décembre 1825, p. 2b) où l’on trouve ceci : « D’un héros généreux, dans sa course arrêté, / Chacun de nous se dit épouvanté : / Encore une pierre qui tombe / Du temple de la liberté. » 84 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc que l’entourage romanesque des maximes morales, philosophiques, psychologiques ou les réflexions sur les règles qui dominent la société ou la religion est systématiquement éliminé des citations. Ce qui apparaît chez Mme de Staël comme l’opinion d’un personnage de fiction, comme un sentiment personnel motivé par les circonstances dans lesquelles Delphine, Léonce ou les autres personnages du roman se voient placés, est présenté chez Barjavel comme une maxime de moraliste. Les extraits, choisis sans doute selon des critères personnels, dominés notamment par l’admiration pour la sensibilité romantique enthousiaste de Mme de Staël, acquièrent ainsi le statut de fragments d’une réflexion philosophique. Le discours narratif, dont la puissance réside dans les observations subtiles de situations constamment en mouvement et qui décrit l’enchaînement des circonstances tragiques où les héros vont finalement périr, créant le monde complexe et toujours menacé de destruction où leur sort peut se dérouler, est éliminé systématiquement par Barjavel, pour donner aux paroles de Mme de Staël une teinte d’objectivité qu’elles n’ont presque jamais, en dépit de l’acuité des observations, de la justesse réaliste des analyses psychologiques ou sociologiques et de la mise en scène des personnages dans les salons du grand monde parisien au début de la Révolution, encore tout à fait dominé par l’esprit de la noblesse de l’Ancien Régime. Les personnages qui ont souvent chez Mme de Staël un rôle exemplaire (Louise d’Albémar, infirme et écartée de la société, mais esprit très lucide et sensible ; Thérèse d’Ervins et M. de Serbellane, les héros parallèles du couple Delphine et Léonce ; les Lebensei, le ménage modèle de personnes sensibles et éclairées ; Matilde de Vernon, dévote et facilement soumise, une existence féminine vouée à la disparition ; Mme de Vernon, caractère presque machiavélique ; le couple Belmont, presque des Philémon et Baucis modernes, Mme d’Artenas, femme sensible et critique avertie de la société, etc.) et qui permettent la construction des structures narratives du roman, qui suggèrent aussi qu’on entre dans un monde diversifié et sont nécessaires à la polyphonie du texte, disparaissent de la compilation de Barjavel. Avec ces personnages disparaît aussi la diversité de la pensée pour être remplacée par un système nuancé, certes, mais plus univoque que ne l’est la pensée de Mme de Staël dans son roman. La compilation de Barjavel est le résultat d’une lecture attentive et de la volonté de produire un texte qui s’intègre dans la tradition des moralistes français. Ce sont ces écrivains qui sont choisis pour modèles de style. Mais c’est l’inspiration romantique de la pensée staëlienne qui domine, sur le plan de l’énoncé. Le discours fictionnel est sacrifié au profit d’un discours de réflexion. Barjavel y parvient de plusieurs façons : un procédé habituel chez lui est d’enlever aux extraits tous les éléments romanesques et toutes les marques subjectives. Une observation placée dans la bouche d’un personnage ou liée à une situation de l’action est retravaillée de telle sorte que les Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 85 liens avec la narration disparaissent. Coupures, changements de la personne grammaticale (du je en on ou nous), élimination des noms propres, généralisations qui font d’une observation isolée un cas typique, commentaires de Barjavel qui accompagnent les textes, sans être toujours reconnaissables au premier coup d’œil, voilà les procédés utilisés pour donner au discours de Mme de Staël cette teinte d’objectivité sentencieuse ou gnomique que Barjavel cherche à obtenir. Il est évident que cette méthode de rédaction est en fait une interprétation du roman. Elle peut aller jusqu’à changer profondément le sens des phrases citées. Ce que Mme de Staël place dans la bouche de ses personnages fictionnels ne représente pas forcément son opinion, au contraire. Elle s’explique sur ce chapitre d’une manière très univoque dans Quelques réflexions sur le but moral de Delphine, texte remarquable de critique littéraire et en même temps de théorie du roman 12 . Elle cherche à donner dans son roman un tableau différencié de la société française cultivée, du rôle difficile, sinon tragique, d’une femme sensible et à la pensée indépendante dans cette société toujours dominée par les traditions anciennes, de la sensibilité romantique où la vertu la plus noble, la religion du sentiment, le bonheur dans l’amour partagé, les manières d’expression, à savoir l’écriture épistolaire, la littérature, les arts graphiques et la musique, occupent une place exceptionnelle, un tableau enfin des conflits sentimentaux et pratiques qui en résultent, de la puissance destructive des conventions les mieux intentionnées symbolisée par la mort cruelle de Delphine et de Léonce ou le sort de Mme d’Ervins. Ce tableau, peint par Mme de Staël, est une mise en scène des contradictions de son époque, qu’elle analyse dans la lumière de la perfectibilité pour y découvrir à la fois les forces libératrices et les menaces d’anéantissement. Barjavel néglige largement cette puissance critique du roman. Les extraits arrangés comme nous l’avons dit ci-dessus, suggèrent une teneur factuelle moyenne, un esprit scientifique porté vers des vérités objectives qui est contraire à la pensée de Mme de Staël. Cette méprise est due, comme nous l’avons dit ci-dessus, à la tendance moraliste de Barjavel. Cette lecture de Mme de Staël est donc une simplification, voire une fausse interprétation du roman. Mais il y a à côté de cette méprise un autre phénomène, l’admiration pour Mme de Staël. Barjavel a reconnu en elle ce que l’on peut appeler l’esprit de la modernité. Les rubriques de son dictionnaire le prouvent : Amour, Agitation de l’âme, Bonheur, Consolation, Délicatesse, Devoir, Douleur, Divorce, Enthousiasme, Femme, Générosité, Imagination, Mélancolie, Opinion publique, Politique, Protestantisme, Prière, Solitude, etc., pour en citer quelques-unes. Il suffit de lire les extraits de Barjavel pour se rendre compte que son inspiration n’obéit pas uniquement à un besoin 12 Voir Madame de Staël, Delphine, édition critique par Simone Balayé et Lucia Omacini, Genève, Droz, 1987, t. I, pp. 991-1011. 86 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc d’objectivité, mais qu’il est attiré par l’orientation moderne de la pensée de Mme de Staël. Il ne cache ses sympathies ni pour l’opinion politique libérale, ni pour le protestantisme comme religion plus proche de l’esprit du premier christianisme, ni pour les conquêtes de la Révolution (liberté, divorce, abolition des vœux monastiques), ni pour les condamnations sans retour des préjugés de l’ancienne société, ni pour l’esthétique renouvelée du roman, ni pour tout ce qui ouvre à la sensibilité individuelle, en particulier celle des femmes, un nouvel essor. Il en résulte que le Petit dictionnaire, en dépit des transformations stylistiques que nous avons relevées, est néanmoins un manifeste de l’esprit romantique moderne. C’est la raison pour laquelle l’analyse des mouvements de l’âme, des réactions du cœur, de l’expression gestuelle secrète ou symbolique de ce que nous éprouvons, des mobiles de notre pensée, du pouvoir de l’enthousiasme, de la sensibilité vertueuse, est pour ainsi dire le fil conducteur des choix opérés par Barjavel. Il a découvert dans le roman un discours qui révèle la sensibilité romantique dans toute sa richesse, y compris les dangers qu’elle inclut : « Le bonheur même des âmes sensibles n’est jamais sans quelque mélange de mélancolie 13 . ». Bel exemple d’une phrase de Mme de Staël nuancée par le contexte fictionnel (Delphine écrit à Matilde de Vernon qui n’est guère exposée à ce genre de mélancolie) choisie par Barjavel pour sa teneur gnomique et parce qu’elle exprime un aspect important de la sensibilité romantique. L’idée contenue dans cette phrase trouve de nombreux échos dans le recueil, comme si ces échos étaient l’autre principe de composition qui domine l’ouvrage de Barjavel. Le Petit dictionnaire est un hommage de son auteur à Mme de Staël, dont il admire les ouvrages, dans lesquels il trouve exposée une sensibilité qui l’attire et une analyse des mobiles du cœur et de l’âme qui peut lui avoir ouvert les yeux, et où il veut trouver une ligne de conduite, des règles de vie, qu’il révèle peutêtre ainsi à celle qui va devenir son épouse. Ce qui est remarquable, c’est que la lecture devient chez lui à son tour écriture, que Barjavel rédige un texte calqué sur le modèle du roman, mais néanmoins distinct de sa source. Il crée, par sa technique de montage, un ouvrage de maximes et de sentences, un livre de réflexion, à la fois traditionnel et moderne. Son souci d’atteindre à une certaine objectivité est peut-être un anachronisme, mais la fascination qu’exerce sur lui la faculté de Mme de Staël de sonder le cœur humain est le signe que nous sommes en présence d’une lecture qui met en relief la modernité toujours ressentie de Mme de Staël, d’une lecture productive de Delphine, 25 ans après la première parution du roman et dans un contexte intellectuel profondément modifié après la chute de l’Empire et à la fin de la Seconde Restauration. 13 Voir ci-dessous, p. 133. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 87 Note sur l’établissement du texte. Nous reproduisons fidèlement le manuscrit du Petit dictionnaire sentimental et philosophique (Bibl. Inguimbertine, Ms. 971). Quelques rares fautes ou coquilles sont pourtant corrigées, sans qu’on signale ces interventions mineures. Nous ne tenons pas compte non plus des mots ou passages biffés, parce que nous voulons donner ici, simplement, une édition correcte, mais non une édition critique, du texte de Barjavel. L’orthographe a été modernisée. Les rubriques en tête des chapitres sont imprimées en caractères gras, suivies immédiatement de la première citation classée sous ce chapeau. A l’intérieur des chapitres ainsi constitués, les alinéas précédés d’un tiret long (-) signifient le début d’une nouvelle citation. Barjavel justifie chaque citation en renvoyant entre parenthèses, soit à l’intérieur, soit à la fin des citations, à l’édition des ouvrages qu’il a utilisée. Ce procédé, sans inconvénient dans le manuscrit, alourdirait considérablement la transcription, parce qu’il faut compléter et quelquefois corriger les renvois de Barjavel. Celui-ci a lu Delphine dans une édition de 1819 : Delphine, Nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Ledentu, H. Nicolle, 6 vol., 1819, ce qui signifie que presque tous ces renvois à Delphine s’écartent de la numérotation originale. Les éditeurs parisiens se sont permis, pour obtenir des volumes d’une épaisseur à peu près égale, de redéfinir les six parties du roman et de renuméroter en conséquence toutes les lettres. La seconde partie commence chez eux avec la lettre I, 31, qui prend le numéro II,1 ; la troisième avec la lettre II, 34, qui devient III, 1, la quatrième avec la lettre III, 28, la cinquième avec la lettre IV, 23, et la sixième avec la lettre V, 21. Pour corriger cet inconvénient majeur, nous avons uniformisé les renvois de Barjavel que nous donnons en note, et nous les complétons entre parenthèses par la numérotation originale des lettres, renvoyant à la page de l’édition critique de Delphine par Simone Balayé et Lucia Omacini pour faciliter ainsi la comparaison des citations avec le texte original. Nous n’avons pas relevé les différences entre les morceaux choisis par Barjavel et les textes originaux de Mme de Staël. Elles sont perceptibles partout, et les indiquer aurait exigé une annotation abondante. Les renvois aux autres auteurs cités par Barjavel ne posent pas de problème. 14 14 Notre édition a pu utiliser le mémoire de fin d’études non publié d’un de nos étudiants : Rainer Knatz, « Edition und kritische Untersuchung des Petit dictionnaire sentimental et philosophique von Casimir François Henri Barjavel », Zulassungsarbeit, Tübingen, 1979.
