eJournals Oeuvres et Critiques 33/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Petit dictionnaire sentimental et philosophique édité et annoté par Kurt Kloocke et Fabienne Detoc

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2008
Casimir Barjavel
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Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Petit dictionnaire sentimental et philosophique à l’usage de ceux qui aiment à trouver, dans la lecture de Delphine, le cœur et l’esprit de Madame de Staël-Holstein ; dédié à Mlle T. B[ouchony] rédigé et copié par C[asimi]r B[arjave]l d. m. Carpentras, décembre 1827 1 Edité et annoté par Kurt Kloocke et Fabienne Detoc Amitié. De bons amis en imposent toujours, quand ils le veulent, aux discours médisants de la société de Paris. … La phalange des sots ne se hasarde à attaquer les personnes distinguées, que dans les moments où elle ne les croit pas courageusement défendues par leurs parents ou amis … Une personne qui ne se permet aucun genre de blâme sur vous, ne doit pas, pour cela seul, être considérée comme votre amie. Lorsque ceux qui l’entourent se montrent souvent mal pour vous, c’est un motif suffisant pour ne pas avoir une confiance entière en son amitié. Rarement on peut se tromper à cet indice : on inspire à ses amis ce que l’on éprouve sincèrement ; et dans son cercle, du moins, une femme fait faire aimer ce qu’elle aime. Une personne qui se dit votre amie, mais qui ne l’est pas, vous louera beaucoup, j’en conviens, mais à haute voix, comme s’il lui importait surtout qu’on vous le répétât ; et je ne vois pas dans sa conversation, quand il s’agit de vous, ce talent conciliateur qu’elle porte sur tous les autres sujets : elle dit souvent que vous êtes la plus jolie, la plus spirituelle, mais c’est à des femmes qu’elle s’adresse pour vous donner cet éloge qui peut les humilier ; et je ne l’entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de cette sensibilité touchante qui pourraient vous faire pardonner tous vos charmes, par celles mêmes qui en sont jalouses. On pourrait croire enfin, en entendant cette fausse amie parler de vous, qu’elle s’acquitte par ses discours plutôt qu’elle ne jouit par ses sentiments ; et que, prévoyant d’une manière confuse que votre amitié finira 1 N. B. Toutes les citations employées dans cet écrit se rapportent à l’ouvrage intitulé Delphine, nouvelle édition, en 6 volumes, Paris 1819. Les autres citations de différents auteurs y sont en très petit nombre. 90 Casimir Barjavel peut-être un jour, elle ne veut pas, à tout hasard, vous donner des armes contre elle, en contribuant elle-même à consolider votre réputation 2 . - On s’attend peut-être, sans se l’avouer, que le temps amènera des changements dans les sentiments passionnés ; mais tout l’avenir repose sur les affections qui s’entretiennent par la certitude et la confiance. … Ah ! , quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d’années à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus loin de vous ! … (La perte de la confiance qu’on avait mise en une personne qu’on croyait en être digne, fait un double mal, d’abord en ce que l’on se trouve par là dépouillé de l’ami à l’acquisition duquel on avait attaché tant de prix, ensuite en ce que cette perte va vous rendre susceptible de la plus grande défiance dans la recherche d’un second ami. La douleur qui vous accable alors se fait ressentir dans tout le cours de la vie ; et l’on n’éprouvera jamais plus ces doux épanchements de cœur auxquels on se livrait avec tant de candeur et de jouissance lors du premier attachement contracté.) 3 La première amitié est un sentiment presque aussi profond que le premier amour 4 . Les souvenirs d’une longue et tendre amitié se renouvellent toujours, quand on se représente celle que l’on a aimée comme souffrante et malheureuse 5 . - Qu’il est rare que l’adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui blesse la délicatesse ! plus ou moins d’égards, une familiarité plus marquée, ou une aisance moins naturelle, tout est un sujet de peine ou d’observation pour celui qui est malheureux : soit qu’en effet il n’y ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument les mêmes, lorsqu’une idée nouvelle s’est introduite dans leurs relations avec nous ; soit qu’un cœur souffrant comme une santé faible s’affecte de mille nuances que le bonheur et la force n’apercevraient pas 6 . Attente. On ne pourrait donner une idée plus exacte du supplice de l’attente qu’en rapportant toutes les sensations que Delphine nous dit avoir éprouvées un jour qu’elle devait recevoir Léonce chez elle à son château de Bellerive : « Il faut l’avouer pour m’en punir ; le jour où je l’attendais, il m’était plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis l’instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui s’écoulait ! De combien de 2 V. t. 2, pp. 160-163, lettre XXI, (2, XIII, 315), conseils donnés par Mme d’Artenas à Delphine. 3 Tout ce qui est entre parenthèses n’est pas à Mme de Staël. V. t. 2, pp. 269-270, lettre XXXIX, (2, XXXI, pp. 372-373), Delphine à Mlle d’Albémar. 4 V. t. 2, p. 282, lettre XXXIX, (2, XXXI, 379), Delphine à Mlle d’Albémar. 5 V. t. 3, pp. 22-23, lettre VI, (2, XXXIX, 398), Delphine à Mlle d’Albémar. 6 V. t. 5, pp. 4-5, lettre première, (4, XXIII, 682-683), Delphine à Mme de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 91 manières je calculai quand il serait vraisemblable qu’il viendrait ! D’abord il me parut qu’il devait arriver à l’heure qu’il supposait celle de mon réveil, afin d’être certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai que j’avais tort d’imaginer qu’il la choisirait, et je comptai sur lui entre midi et trois heures. A chaque bruit que j’entendais, je combinais par mille raisons minutieuses, s’il viendrait à cheval ou en voiture. Je n’allai pas chez Thérèse, je n’ouvris pas un livre, je ne me promenai pas, je restai à la place d’où l’on voyait le chemin. L’horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures ; j’avais ma montre devant moi, et je la regardais quand mes yeux pouvaient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixais à moimême un espace de temps, que je me promettais de consacrer à me distraire. Ce temps était précisément celui pendant lequel mon âme était le plus violemment agitée. Ce que j’éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut l’instant où le soleil se coucha ; je l’avais vu se lever lorsque mon cœur était ému par la plus douce espérance ; il me semblait qu’en disparaissant il m’enlevait tous les sentiments dont j’avais été remplie à son aspect. Cependant à cette heure de découragement succéda bientôt une idée qui me ranima ; je m’étonnai de n’avoir pas songé que c’était le soir que Léonce choisirait pour s’entretenir plus longtemps avec moi, et je retombai dans cet état le plus cruel de tous, où l’espoir même fait presque autant de mal que l’inquiétude. L’obscurité ne me permettait plus de distinguer de loin les objets ; j’en étais réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus la nuit approchait, plus ma souffrance était uniforme et pesante. Combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures m’avaient été si pénibles ! Enfin, j’entends une voiture, elle s’approche, elle arrive, je ne doute plus ; j’entends monter mon escalier, je n’ose avancer, mes gens ouvrent les deux battants, apportent des lumières, et je vois entrer Mme de Mondoville et Mme de Vernon ! Non, vous ne pouvez pas vous peindre ce qu’on éprouve, lorsque après les supplices de l’attente, on passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, trompé tout-à-coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus désespéré qu’avant le soulagement passager qu’on vient d’éprouver. » 7 Adversité. Dans toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c’est avec les opprimés qu’il faut vivre ; la moitié des sentiments et des idées manquent à ceux qui sont heureux et puissants 8 . 7 V. t. 2, pp. 209-211, lettre XXXII, (2, XXIV, 341-343), Delphine à Mlle d’Albémar ; V. t. 3, p. 129, l’attente de Léonce. 8 V. t. 5, p. 4, lettre I, (4, XXIII, 682), Delphine à Mme de Lebensei. Voyez aussi p. 3 de ce cahier ; ainsi que le mot douleur. Mme de Genlis a dit aussi : « Le bonheur enhardit, l’adversité réprime ; et c’est parce que l’homme a besoin de frein, que l’école sévère du malheur est pour lui la plus salutaire. » (La duchesse de la Vallière, 92 Casimir Barjavel - La pauvreté rapproche naturellement beaucoup plus les parents de leurs enfants, et leur donne ainsi de nouvelles jouissances. Quand on est parfaitement heureux par les affections, c’est peut-être une faveur de la Providence que certains revers qui resserrent encore vos liens par la force même des choses. Par exemple, ce n’est pas un aussi grand malheur que la perte de la vue éprouvée par un père de famille ; cet accident fixe sa vie au sein de ce qu’il a de plus cher ; cet accident lui rend le bras, la voix, la présence de sa femme à tous les instants nécessaires. Il a vu son épouse dans les premiers jours de sa jeunesse, il conservera toujours d’elle le même souvenir 9 . - M. de Méry a dit : Le malheur est à la vertu ce que le ciment est à la pierre ; il l’affermit 10 . Amour. Parce qu’une femme ne sera point faite pour inspirer l’amour, il ne s’ensuit pas que son cœur ne soit susceptible des affections les plus tendres. Mais elle doit sentir qu’avec sa figure il serait ridicule d’aimer. Cependant imaginez de quels sentiments amers elle doit être abreuvée ! Il serait ridicule pour elle d’aimer ! et jamais pourtant la nature n’avait formé un cœur à qui ce bonheur fût plus nécessaire. Un homme, dont les défauts extérieurs seraient très marquants, pourrait encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature ; mais les femmes n’ont d’existence que par l’amour : l’histoire de leur vie commence et finit avec l’amour : et comment pourraient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agréments qui puissent plaire aux yeux ! La société fortifie à cet égard l’intention de la nature au lieu d’en modifier les effets ; elle rejette de son sein la femme infortunée que l’amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines dévorantes n’a-t-elle point à souffrir dans le secret de son cœur 11 ! - Un homme, avec beaucoup de raison et même assez de calme dans ses affections, peut quelquefois inspirer à une femme un sentiment très vif. Je crois en général, qu’un homme d’un caractère froid se fait aimer facilement p. 173, t. 2, 6 e édition, Paris 1804). Voici une maxime qui appartient à l’école de Pythagore : « Si tu es malheureux dans ta jeunesse, ne t’en plains pas : les nèfles mûrissent sur la paille » (p. 264. Résumé des traditions morales et religieuses par M. de S. …). Un proverbe dit aussi : « La fièvre quarte sied bien au lion », c’est-à-dire les maladies sont des leçons utiles pour un homme féroce et superbe en ce qu’elles le rendent plus traitable en lui rappelant qu’il est homme. Un autre proverbe dit : « le mal guérit les fous », c’est-à-dire, il n’y a pas de remède plus souverain que la douleur pour rappeler la raison égarée. 9 V. t. 3, p. 238, lettre XXVIII, (3, XVIII, 513), Léonce à Barton. 10 Histoire des proverbes, t. 3, p. 347. 11 V. t. 1, pp. 76-77, lettre VII, (1, VII, 117-118), Mlle d’Albémar à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 93 d’une âme passionnée 12 ; il captive et soutient l’intérêt en vous faisant supposer un secret au delà de ce qu’il exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, exciter davantage l’inquiétude et la sensibilité d’une femme : les liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les plus durables, mais elles agitent davantage le cœur assez faible pour s’y livrer 13 . - Delphine nous peint au naturel les symptômes de l’amour lorsqu’elle nous dit en parlant de son cher Léonce, la première fois qu’elle eut l’occasion de converser avec lui : « J’éprouvai tout-à-coup dans ce moment une tranquillité délicieuse : il y avait trois heures devant moi pendant lesquelles j’étais certaine de le voir ; sa santé ne me causait plus d’inquiétude et je n’étais troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps avec lui, devant lui, pour lui ; le plaisir que je trouvai à cet entretien m’était entièrement nouveau ; je n’avais considéré la conversation, jusqu’à présent, que comme une manière de montrer ce que je pouvais avoir d’étendue ou de finesse dans les idées ; mais je cherchais avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux affections de l’âme : nous parlâmes des romans, nous parcourûmes successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu’aux plus secrètes douleurs des caractères sensibles. J’éprouvais une émotion intérieure qui animait tous mes discours : mon cœur n’a pas cessé de battre un seul instant, lors même que notre discussion devenait purement littéraire ; mon esprit avait conservé de l’aisance et de la facilité, mais je sentais mon âme agitée comme dans les circonstances les plus importantes de la vie ; et je ne pouvais, le soir, me persuader qu’il ne s’était passé autour de moi aucun événement extraordinaire. » 14 - Une douce familiarité est la preuve la plus intime des affections de l’âme 15 . - Quel sentiment que l’amour ! Quelle autre vie dans la vie ! Il y a alors dans le cœur des souvenirs, des pensées si vives de bonheur, que l’homme jouit d’exister chaque fois qu’il respire 16 . 12 La nécessité des rapports de principes et d’une ressemblance essentielle, n’emporte cependant pas celle d’une entière conformité de caractère. Je crois, au contraire, qu’en amitié comme en amour, une légère différence dans les humeurs, de la diversité entre les idées piquent la curiosité, soutiennent le plaisir, resserrent la liaison : on va à la découverte l’un de l’autre ; et à la connaissance des qualités qui ont mérité notre pleine estime, on ajoute agréablement celle de mille nouveautés qui surprennent et qui plaisent. (Œuvres de J.-M.-P. Rolland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur ; t. 3, p. 54, Œuvres diverses ; De l’amitié. Paris, an 8). 13 V. t. 1, pp. 87-88, lettre VIII, (1, VIII, 124), Delphine à Mlle d’Albémar. 14 V. t. 1, pp. 197-198, lettre XXIII, (1, XXIII, 182), Delphine à Mlle d’Albémar. 15 V. t. 1, p. 232, lettre XXVI, (1, XXVI, 200), Delphine à Mlle d’Albémar. 16 V. t. 1, p. 237, lettre XXVII, (1, XXVII, 202), Léonce à Barton. 94 Casimir Barjavel - Très souvent dans notre sentiment pour une personne, il y a de la raison, de cette raison qui calcule l’avenir autant que le présent, et se rend compte des qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On parle beaucoup des folies que l’amour fait commettre ; je trouve plus de vraie sensibilité dans la sagesse du cœur que dans son égarement ; mais toute cette sagesse consiste à n’aimer, quand on est jeune, que celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel doux précepte de morale et de bonheur ! Et la morale et le bonheur sont inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle 17 . - Une sorte de timidité sauvage et fière nous rend souvent taciturne dans le monde ; mais plus le cercle se resserre, plus nous déployons dans la conversation d’agréments et de ressources, et seul avec l’objet de ses affections, l’homme sérieux est plus aimable encore qu’il ne s’est jamais montré aux autres 18 … Quand l’intimité est arrivée à ce point, qui fait trouver du charme à des jeux d’enfant, dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans fin auxquels personne que vous deux ne pourrait jamais rien comprendre, mille liens sont enlacés autour du cœur, et il suffirait d’un mot, d’un signe, de l’allusion la plus légère à des souvenirs si doux, pour rappeler ce qu’on aime du bout du monde 19 . - L’amitié comme l’amour doivent être fondés sur l’estime 20 . - Une femme qui a acquis de bonne heure l’art de feindre et qui a étouffé la sensibilité dont la nature l’avait douée, se permet difficilement le plaisir d’avoir un amant, bien qu’elle soit jolie et spirituelle ; elle craint l’empire de l’amour, sentant qu’il ne peut s’allier avec la nécessité de la dissimulation ; elle a pris d’ailleurs tellement l’habitude de se contraindre qu’aucune affection ne peut naître malgré elle dans son cœur … (L’amour n’entre point dans un cœur dont tous les mouvements sont soumis à une volonté absolue, parce que l’amour est un sentiment tout à fait naturel et irréfléchi ; ce sentiment ne peut être non plus le partage des âmes habiles à dissimuler, parce qu’il est lui-même essentiellement confiant et expansif.) 21 17 V. t. 2, pp. 116-117, lettre de Mme de Lebensei à Mme d’Albémar, contenue dans la lettre XV de Delphine à Mlle d’Albémar, (2, VII, 291). 18 Suit encore un passage biffé et repris plus loin dans la rubrique « solitude » : « Tous ceux qui aiment la solitude ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est dans les jouissances habituelles, ce besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentiments, ce goût de conversation qui jette de l’intérêt dans une vie où le calme s’achète d’ordinaire aux dépens de la vérité. » 19 V. t. 2, pp. 118-120, lettre XV, (2, VII, 291-292). 20 V. t. 2, p. 140, lettre XVIII, (2, X, 303), Léonce à Mme de Vernon. 21 Ce qui est entre parenthèses n’est pas de Mme de Staël. V. t. 3, p. 39, lettre de Mme de Vernon à Delphine contenue dans la lettre VIII, (2, XLI, 406-407). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 95 - Une femme devra toujours s’accuser d’avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre meilleur l’objet qu’elle aime, lui aurait fait perdre ses vertus … L’amour ne doit-il pas servir à perfectionner notre âme ? Oh ! Qu’est-ce que l’amour sans enthousiasme, et peut-il exister de l’enthousiasme, sans que le respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu’on éprouve 22 ? - Rien n’est plus propre à faire goûter les leçons de la morale et de la science, que d’entendre l’objet qu’on adore, parler sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, démêler les rapports les plus délicats ; l’homme s’éclaire en écoutant ainsi son amie ; il comprend mieux le but de l’existence ; il pressent avec plaisir l’utile direction qu’il pourrait donner à ses pensées. L’amour, quand il est ainsi inspiré, ennoblit l’âme, développe l’esprit, perfectionne le caractère ; il exerce son pouvoir comme une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur : … L’univers et les siècles se fatiguent à parler d’amour, mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme ; ils ne sont heureux qu’ensemble, animés que lorsqu’ils se parlent ; la nature n’a voulu donner à chacun des deux qu’à demi, et la pensée de l’un ne se termine que par la pensée de l’autre 23 . - (La Société condamne avec trop de rigueur les liaisons que la religion et les lois n’ont pas consacrées. Pourquoi, en effet, vouloir séparer deux êtres que la nature appelle l’un vers l’autre par le plus irrésistible des sentiments, lorsque ce sentiment est de nature à prendre place parmi les vertus les plus sublimes et les plus utiles ? ) N’existe-t-il pas des sœurs qui passent leur vie avec leurs frères ? Des hommes dont l’amitié honore et console les femmes les plus respectables ? Pourquoi, dans certains cas, une femme s’estimera-telle si peu qu’elle ne se crût pas capable d’épurer tous les sentiments de son cœur et de goûter à la fois la tendresse et la vertu 24 ? - Quelquefois, à travers les délices de ses sentiments, l’homme éprouve le pressentiment d’une destruction prochaine de son être. Mais cette idée prend alors un caractère nouveau ; l’âme n’est plus effrayée du présage, et ne désire plus de le détourner ; elle ne voit plus la vie que dans l’amour. Pourquoi donc la pensée de la mort se mêle-t-elle avec une sorte de charme aux transports de l’amour ? Ces transports vous font-ils toucher aux limites de l’existence ? Est-ce qu’on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l’âme de briser tous ses liens pour s’unir, pour se confondre plus intimement encore avec l’objet qu’elle aime 25 ? 22 V. t. 3, pp. 136-137, lettre XVI, (3, VI, 459), Delphine à Léonce. 23 V. t. 3, pp. 143-145, lettre XVII, (3, VII, 462-463), Léonce à Delphine. 24 V. t. 3, p. 157, lettre XVIII, (3, VIII, 470), Delphine à Mme d’Albémar. 25 V. t. 3, pp. 162-163, lettre XIX, (3, IX, 472), Léonce à Delphine. 96 Casimir Barjavel - Les pensées élevées sont aussi nécessaires à l’amour qu’à la vertu. La légèreté dans les principes conduirait bientôt à la légèreté dans les sentiments ; l’art de la parole peut aisément tourner en dérision ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; mais les caractères passionnés repoussent ce dédain superficiel qui s’attaque à toutes les affections fortes et profondes. L’enthousiasme que l’amour inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l’ont reçu, mais il est aussi inconnu à d’autres que l’existence à venir dont certains esprits ne veulent pas s’occuper 26 . - Les idées religieuses, alors même qu’elles condamnent l’amour, n’en tarissent jamais entièrement la source ; tandis que les mensonges perfides du monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et les écoute 27 . - La même ardeur du sang qui inspire les affections passionnées, fait ressentir vivement la moindre offense ; les vertus fortes et guerrières qui ont illustré les chevaliers de l’ancien temps, s’alliaient bien avec l’amour 28 . - Le don ou plutôt l’avilissement qu’une femme ferait d’elle-même, n’est pas le sacrifice qu’elle doit à ce qu’elle aime ; ce serait son amour qu’elle immolerait, si elle renonçait à cet enthousiasme généreux qui anime leur affection mutuelle. Si elle cédait aux désirs de son ami, ils ne seraient bientôt plus l’un et l’autre que des amants sans passion, puisqu’ils seraient sans vertu, et ils auraient ainsi bientôt désenchanté tous les sentiments de leur cœur … Si une femme était rendue criminelle par celui qu’elle a mis à ses pieds, ce dernier la chercherait vainement telle qu’elle était dans sa mémoire, dans son cœur ; elle n’y serait plus, et sa tête humiliée se pencherait vers la terre, n’osant plus regarder ni le ciel ni son amant 29 . - Il n’y a rien de réel au monde qu’aimer : tout le reste disparaît ou change de forme et d’importance, suivant notre disposition ; mais le sentiment ne peut être blessé sans que la vie elle-même ne soit attaquée. Il réglait, il inspirait tous les intérêts, toutes les actions ; l’âme qu’il remplissait ne sait plus quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui présentent plus, ni occupations, ni but, ni jouissances 30 . - L’amour est une passion qui tient lieu de tout dans l’univers, une passion sans laquelle il n’existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la raison ni de la sensibilité commune, qu’on ne rejette intérieurement avec mépris 31 . 26 V. t. 3, pp. 202-203, lettre XXIV, (3, XIV, 494), Delphine à Léonce. 27 V. t. 3, p. 205, lettre XXIV, (3, XIV, 495). 28 V. t. 3, p. 210, lettre XXV, (3, XV, 498), Léonce à Delphine. 29 V. t. 3, pp. 251-253, lettre XXXI, (3, XXI, 520-521), Delphine à Léonce. 30 V. t. 4, p. 4, lettre I, (3, XXVIII, 531-532), Léonce à Delphine. 31 V. t. 4, p. 171, lettre XXXI, (4, IX, 621), Delphine à Mme de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 97 - Buffon, Helvétius et, je crois Rousseau ont dit que le moral de l’amour ne valait rien et qu’il n’y avait que le côté physique de cette passion qui fût bon. Il est vrai que le plus souvent la vanité et l’illusion composent tout le moral de l’amour, et dans ce cas il ne peut guère produire que des peines réelles pour des biens factices, mais il me semble aussi que deux personnes unies par un rapport intime des sentiments, par un amour fondé sur l’estime, doivent jouir d’une félicité particulière et supérieure à toute autre 32 . - C’est un grand mystère que l’amour ; peut-être est-ce un bien céleste qu’un ange en nous quittant a laissé sur la terre ; peut-être est-ce une chimère de l’imagination qu’elle poursuit, jusqu’à ce que le cœur refroidi appartienne déjà plus à la mort qu’à la vie … De quelque manière que l’on combine les institutions humaines, bien peu d’hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui console de vivre, l’intime confiance, le rapport des sentiments et des idées, l’estime réciproque et cet intérêt qui s’accroît avec les souvenirs 33 . - Il entre dans la passion de l’amour tant de sentiments inconnus à nousmêmes, que la perte d’un seul pourrait flétrir tous les autres 34 . - L’amour ne serait pas la plus pure, la plus céleste des affections du cœur, s’il était donné à la puissance de la volonté d’imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n’ont que de l’amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment ; et les âmes longtemps confondues ne peuvent plus se rien cacher l’une à l’autre 35 . - Je ne sais par quelle bizarrerie cruelle, on craint toujours d’être plus aimée par l’homme qu’on n’aime pas, que par celui qu’on préfère 36 . - Ah ! C’est surtout pour mourir qu’il faudrait être unie à l’objet de sa tendresse ! Soutenue, consolée par lui, sans doute on regretterait davantage la vie, et cependant les derniers moments seraient moins cruels ; ce qui est horrible, c’est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans avoir joui du bonheur … Quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si l’on n’a pas connu l’amour sur la terre 37 ? - Il est des sentiments qu’on pourrait appeler romanesques, mais qui, donnant une haute idée de soi-même et de l’amour, préservent des séductions du monde comme trop au-dessous des chimères que l’on aurait pu redouter 38 . 32 Extrait des œuvres de Mme Roland, t. 3, p. 77, De l’amour. (Passage ajouté en biais dans la marge gauche du folio 13.) 33 V. t. 4, pp. 233-234, lettre XXXIX, (4, XVII, 654), M. de Lebensei à Delphine. 34 V. t. 4, p. 267, lettre XLII, (4, XX, 672), Delphine à Léonce. 35 V. t. 4, p. 268, lettre XLII, (4, XX, 672-673). 36 V. t. 5, p. 173, lettre XXIII, (5, VIII, 776), Delphine à Mlle d’Albémar. 37 V. t. 5, p. 244, lettre XXXIII, (5, VIII, 815), Delphine à Mme de Cerlèbe. 38 V. t. 1, p. 95, lettre VIII, (1, VIII, 127-128), Delphine à Mlle d’Albémar. 98 Casimir Barjavel - Note sur l’amour : « Les femmes ordinaires n’ont que médiocrement à craindre de l’amour ; elles n’ont que des goûts aussi passagers que l’espèce de mérite qui les fait naître ; d’ailleurs, le jeu de vigueur de leur âme et surtout leur vanité, les mettent à l’abri des ravages d’une grande passion. Ses victimes les plus à plaindre sont celles qui joignent à un grand fond de sensibilité, la délicatesse des sentiments et du goût : cette extrême délicatesse, qui semble être un préservatif contre l’amour, en ce qu’elle rend très rares les objets capables d’en donner, ne sert qu’à fortifier, nourrir et rendre plus durable cette passion, quand une fois elle est introduite dans le cœur. Donnez-moi de ces imaginations brillantes, de ces âmes énergiques, fières et élevées, qui semblent dédaigner les chaînes, et où domine fortement l’enthousiasme de la vertu, de la gloire et de l’honneur ; c’est là le vrai théâtre de l’amour, la scène de ses combats, de son pouvoir et de ses rigueurs ; ce sont celles-là qui doivent le plus se méfier d’elles-mêmes, quoiqu’il semblerait qu’elles puissent se reposer sur leur délicatesse. » 39 Amour-propre. Vous n’avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager l’amour-propre d’une personne médiocre : tout est si doux, tout est si facile avec un être vraiment supérieur ! Ses opinions sont mille fois plus aisées à modifier ; il ne peut jamais craindre d’être humilié ; il ne peut jamais éprouver les inquiétudes de la vanité ; son esprit est prêt à reconnaître une erreur, accoutumé qu’il est à découvrir tant de vérités nouvelles 40 . - Mme J.-M.-Ph. Roland a dit : « L’amour-propre se trouve dans les plus belles âmes ; nous devons ménager celui d’un ami : si nous avions sur lui des avantages continuels, nous devrions chercher à les voiler généreusement. » 41 - L’amour-propre, dit M. de Méry, est un pénitent qui ne dit pas tous ses péchés. 42 Agitation de l’âme. Il est des moments d’agitation où l’on voudrait abdiquer l’empire de soi, il n’y a point de volonté qu’on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut s’emparer de vous, le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir, de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille situation, ce qu’il faut, c’est ne prendre aucune résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentiments qui nous agitent, employer toute sa force à 39 Œuvres de J.-M.-Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur, t. 3, Paris, an VIII ; pp. 30-31 ; Œuvres de loisir et réflexions diverses ; La plainte secrète. 40 V. t. 2, pp. 11-12, lettre I, (1, XXXI, 233), Léonce à sa mère. 41 V. ses œuvres, t. 3, p. 49, Paris, an VIII; Œuvres de loisir et réflexions diverses ; De l’amitié. 42 Histoire des proverbes, t. 3, p. 216. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 99 rester immobile, et six mois jamais ne se sont écoulés, sans qu’il y ait eu un changement remarquable dans nous-mêmes et autour de nous 43 . - Il est des secousses morales si violentes, que la nature frémit de les éprouver. Nous devons craindre surtout tous les mouvements subits, même lorsque nous passons du désespoir à un grand bonheur. Il est des états extraordinaires où ce que l’on sent ne peut être ni du plaisir, ni de la peine ; c’est une agitation qui confond dans le trouble l’espérance comme la douleur 44 . - La nature donne toujours un moment de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un instant de mieux avant la mort ; c’est un dernier recueillement de toutes les forces, c’est l’heure de la prière ou des adieux 45 . - Quand toute espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l’âme frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n’a plus de cours. Dans cet état on pourrait parler devant nous sans que nous entendissions ; nos réflexions nous absorbent entièrement. Immobiles et pâles, quelquefois nous tressaillons, mais nous n’écoutons ni ne voyons plus rien et nous ne versons pas même une larme 46 . - Ceux qui se condamnent à paraître calmes, n’en sont que plus agités au fond du cœur 47 . - L’inaction du corps quand l’âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter 48 . - L’excès de l’agitation de l’âme semble commander quelquefois l’inaction du corps. 49 Bonheur. Le bonheur parfait étonne la nature humaine. (Cependant les hommes s’agitent sans cesse pour l’acquérir ; mais la sage Providence le tient toujours éloigné d’eux, ne voulant pas ruiner notre être par un excès de plaisir avec lequel notre âme n’a pas été proportionnée). 50 - Que le cœur est bon ! Qu’il est pur ! Qu’il est enthousiaste alors qu’il est heureux 51 ! 43 V. t. 6, p. 55, lettre VI, (5, XXVI, 846), Mlle d’Albémar à Delphine. 44 V. t. 6, p. 122, lettre XIX, (6, VII, 882), Léonce à Barton. 45 V. t. 6, p. 209, conclusion, (6, Conclusion, 930). 46 V. t. 6, p. 232, conclusion, (6, Conclusion, 941). 47 V. t. 4, p. 67, lettre XIII, (3, XL, 566), M. de Valorbe à Delphine. 48 V. t. 2, p. 45, lettre VII, (1, XXXVII, 249), Delphine à Mlle d’Albémar. 49 Tableau représentant Marcus Sextus revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. V. t. 2, p. 133, lettre XVI, Delphine à Mlle d’Albémar. 50 V. t. 3, p. 166, lettre XIX, (3, IX, 475), Léonce à Delphine. - Le texte entre parenthèses est un commentaire de Barjavel. 51 V. t. 3, p. 160, lettre XVIII, (3, VIII, 471), Delphine à Mlle d’Albémar. 100 Casimir Barjavel - L’âme qui n’a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne et douce 52 . - Il ne faut vivre ensemble que si l’on y trouve réciproquement du bonheur 53 . - Quand on est heureux, les idées religieuses exercent sur nous plus d’influence 54 . - Boèce a dit avec un grand sens : dans toutes les disgrâces, c’est le comble de l’infortune d’avoir été heureux. Bonté. La vertu dont toutes les autres dérivent, c’est la bonté ; et l’être qui n’a jamais fait de mal à personne, est exempt de fautes au tribunal de sa conscience 55 . - L’homme en qui l’on trouve l’incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, dirige ses étonnantes facultés vers un but unique, l’exercice de la bonté dans ses détails comme dans son ensemble. Il étudie le cœur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et ne trouve jamais dans sa supériorité qu’un motif pour s’offenser plus tard et pardonner plus tôt ; s’il a de l’amour-propre, c’est celui des êtres d’une autre nature que la nôtre, qui seraient d’autant plus indulgents qu’ils connaîtraient mieux toutes les inconséquences et toutes les faiblesses des hommes 56 . - Sans la bonté, il faut redouter une âme forte et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s’en rapprocher 57 . - L’amour et la bonté ne viennent-ils pas de la même source 58 ? - Aux yeux de la plupart des hommes, bonté est synonyme de bêtise ; rien n’est plus rare que la véritable bonté. La plupart de ceux qui croient en avoir, n’ont ordinairement que de la faiblesse. La douceur qui vient de la pusillanimité ou de l’indolence n’est point bonté. Pour être bon il faut savoir ne l’être pas toujours, nulle société, nulle relation ne peut exister sans bonté. La politesse a un faux air de la bonté 59 . Bienfaisance. « Il faut aimer les hommes assez pour s’occuper de leur bien-être, et les estimer assez peu pour ne point attendre de retour de leur part 60 . » 52 V. t. 2, p. 112, lettre XV, (2, VII, 288). 53 V. t. 2, p. 77, lettre XII, (2, IV, 269), Léonce à Barton. 54 V. t. 2, p. 112, lettre XV, (2, VII, 288). 55 V. t. 2, p. 152, lettre XX, (2, XII, 310), Mlle d’Albémar à Delphine. 56 V. t. 5, p. 229, lettre XXXII, (5, XVII, 807-808), Mme de Cerlèbe à Delphine. 57 V. t. 1, p. 112, lettre X, (1, X, 137), Delphine à Mlle d’Albémar. 58 V. t. 2, p. 40, lettre VI, (1, XXXVI, 248), Delphine à Mlle d’Albémar. 59 V. t. 3, p. 55, Histoire des proverbes par M. de Méry. 60 Œuvres de Mme Roland ; t. 3, p. 176, De la liberté. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 101 Caractère. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête lorsque l’on est heureux ; mais quand le hasard et la société vous condamnent à lutter contre votre cœur, il faut des principes réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité 61 . - Il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux ; l’homme faible ne hasarde rien ; l’homme fort soutient tout ce qu’il avance ; mais l’homme faible, conseillé par l’homme fort, marche, pour ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu’il ne peut ; se donne les défis à lui-même, exagère ce qu’il ne sait pas imiter, et tombe dans les fautes les plus disparates : il réunit les inconvénients des caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers avantages 62 . - Les caractères habituellement froids sortent quelquefois d’eux-mêmes et produisent alors une impression ineffaçable 63 . - Qui peut peindre l’effet que produit un caractère fort, lorsqu’il est abattu par la sensibilité ? Jamais les larmes des femmes, jamais les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le cœur à cet excès, ne sauraient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si douloureux 64 ! - Il n’est pas facile de rendre heureux un caractère aux vertus comme aux défauts duquel une éducation forte a donné une grande activité 65 . - Des souffrances arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être indigne de soi gâtent le caractère au lieu de le perfectionner 66 . - On doit permettre aux caractères passionnés de chercher une situation d’âme quelconque qui leur rende l’existence tolérable … Il leur faut certaines impressions, fût-ce de la douleur, il le leur faut 67 . - On ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère 68 . - Oh ! Que le cœur humain est inattendu dans ses développements ! Les moralistes méditent sans cesse sur les passions et les caractères, et tous les jours il s’en découvre que la réflexion n’avait pas prévus, et contre lesquels ni l’âme ni l’esprit n’ont été mis en garde 69 . 61 V. t. 1, p. 84, lettre VIII, (1, VIII, 122), Delphine à Mlle d’Albémar. 62 V. t. 1, pp. 154-155, lettre XVIII, (1, XVIII, 159), Léonce à Barton. 63 V. t. 1, p. 259, lettre XXIX, (1, XXXIX, 214), Delphine à Mlle d’Albémar. 64 V. t. 4, p. 262, lettre XLI, (4, XIX, 669), Delphine à Mme de Lebensei. Passage ajouté sous forme d’une note infra-paginale, avec une croix pour marquer l’endroit où la citation doit être intercalée. 65 V. t. 2, p. 9, lettre I, (1, XXXI, 232), Léonce à sa mère. 66 V. t. 2, p. 112, lettre XV, (2, VII, 288), Delphine à Mlle d’Albémar. 67 V. t. 2, p. 191, lettre XXVI, (2, XVIII, 331), Léonce à Barton. 68 V. t. 2, p. 276, lettre XXXIX, (2, XXXI, 376), Delphine à Mlle d’Albémar. 69 V. t. 3, p. 28, lettre VIII, (2, XLI, 401), Delphine à Mlle d’Albémar. 102 Casimir Barjavel - Les fautes que le caractère fait commettre, sont tellement d’accord avec la manière de sentir habituelle, qu’on finit toujours par se les pardonner ; mais quand on se trouve entraîné, forcé même à un tort tout à fait en opposition avec sa nature, c’est un souvenir importun, douloureux et qu’on veut en vain écarter 70 . - Les témoignages de sentiment qui s’accordent avec le caractère sont les plus vrais de tous 71 . - Un caractère ombrageux et susceptible occupe sans cesse une femme par la crainte de lui déplaire ; elle attache chaque jour plus de prix à satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l’honneur. Enfin, quand les défauts qui appartiennent à l’exagération même de la fierté ne détachent pas de ce qu’on aime, ils sont un lien de plus ; et l’agitation qu’ils causent, donne aux affections passionnées une nouvelle ardeur 72 . - On n’aime point à discuter le secret de son caractère 73 . - On rencontre dans le monde des personnes qui ont beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d’humeur et de personnalité qu’il faut, ou se brouiller avec elles ou céder à leurs volontés. Combien dans la plupart des associations de la vie, n’y a-t-il pas d’exemples de l’empire de l’humeur et de l’exigence, sur la douceur et la raison : dès qu’un lien est formé de manière qu’on ne puisse plus le rompre sans de graves inconvénients, c’est le plus personnel des deux qui dispose de l’autre 74 . - D’un âge à l’autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence qu’entre deux êtres qui se seraient totalement étrangers 75 . - Il est des caractères (portés naturellement ou par circonstance vers la dissimulation), du reste aussi spirituels et aimables qu’on puisse le désirer, et avec lesquels cependant il est impossible de discuter jusqu’au fond de nos pensées et de nos sentiments. Ils ne se plaisent pas beaucoup dans les conversations prolongées ; mais ce qui surtout abrège les développements dans les entretiens avec eux, c’est que leur esprit va toujours droit aux résultats et semble dédaigner tout le reste. Ce n’est ni la moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l’âme, qu’ils ont profondément étudiées, mais les conséquences et les effets de ces actions. Cette sorte d’esprit rend ceux qui en sont doués, meilleurs juges des événements de la vie, que des peines secrètes ; il n’existe aucune borne à notre confiance en eux ; mais on renvoie toujours au lendemain pour leur parler des pensées qui nous 70 V. t. 4, pp. 208-209, lettre XXXIII, (4, XI, 641), Delphine à Mme de Lebensei. 71 V. t. 4, p. 270, lettre XLIII, (4, XXI, 674), Léonce à Delphine. 72 V. t. 4, p. 282, lettre XLIV, (4, XXII, 680), Delphine à Mme de Lebensei. 73 V. t. 5, p. 209, lettre XXVII, (5, XIV, 796), M. de Lebensei à Léonce. 74 V. t. 6, p. 62, lettre IX, (5, XXIX, 850), Mme de Cerlèbe à Mlle d’Albémar. 75 V. t. 6, p. 155, lettre XXIV. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 103 occupent mais qui n’ont point d’analogie avec leur manière de voir et de sentir 76 . Coquetterie. C’est une coquetterie que de parler à un homme de ses sentiments, même pour une autre femme 77 . - « L’amour est une source de malheurs (du moins le plus ordinairement) et la coquetterie une source de vices 78 . » Caractère. Il est des caractères avec lesquels on trouverait plus de plaisir, s’ils répondaient vivement à notre amitié ; mais toutes leurs démarches sont calculées, toutes leurs paroles préparées ; on prévoit leur réponse, on s’attend à leur visite ; quoiqu’il n’y ait point de fausseté dans ces caractères, il y a si peu d’abandon, qu’on sait avec eux la vie d’avance, comme si l’avenir était déjà du passé 79 . - Les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères exaltés qui leur offrent toujours quelque prise 80 . - Il vaut mieux exposer mille fois sa vie que de faire souffrir son caractère 81 . Consolation. Combien souvent dans la vie n’a-t-on pas vu un cœur au désespoir être chargé de consoler, et que d’infortunés ont encore trouvé l’art de secourir des infortunés comme eux 82 ! - De quel droit offrirait-on des conseils pour le malheur qu’on aurait imposé à un autre ? C’est le dernier degré de l’insulte, que de vouloir être à la fois l’assassin et le consolateur 83 . - Je l’ai souvent remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un soulagement à notre âme lorsque ses forces sont prêtes à l’abandonner 84 . Convalescence. Toutes les sensations agréables et douces sont parfaitement d’accord avec l’état de l’âme dans la convalescence. … Dans de certaines situations, une grande maladie et la faiblesse qui lui succède donnent à l’âme beaucoup de tranquillité. On dirait alors que l’on ne regarde plus la vie 76 V. t. 1, pp. 55-56, lettre VI, (1, VI, 106), Delphine à Mlle d’Albémar. 77 V. t. 2, p. 183, lettre XXV, (2, XVII, 327), Mme de R. à Mme d’Artenas. 78 Mme Roland, t. 3, p. 78, De l’amour. 79 V. t. 1, p. 96, lettre VIII, (1, VIII, 128), Delphine à Mlle d’Albémar. 80 V. t. 1, pp. 99-100, lettre IX, (1, IX, 130), Mme de Vernon à M. de Clarimin. 81 V. t. 1, p. 160, lettre XVIII, (1, XVIII, 162), Léonce à Barton. 82 V. t. 2, p. 226, lettre XXXIV, (2, XXVI, 350), Delphine à Mlle d’Albémar. 83 V. t. 3, p. 133, lettre XV, (3, V, 457), Léonce à Delphine. 84 V. t. 2, p. 23, lettre II, (1, XXXII, 239), Delphine à Mlle d’Albémar. 104 Casimir Barjavel comme une chose si certaine, et l’intensité de la douleur diminue avec l’idée confuse que tout peut bientôt finir 85 . Conscience. Ce n’est point à l’opinion des hommes, c’est à la vertu seule qu’on peut immoler les affections du cœur ; entre Dieu et l’amour, je ne reconnais d’autre médiateur que la conscience 86 . - Une femme qui s’est exposée à la séduction, mais qui n’est pas encore criminelle, rougit déjà quand on parle des femmes qui le sont ; elle éprouve un plaisir condamnable, quand elle apprend quelques traits des faiblesses du cœur ; elle se surprend à désirer de croire que la vertu n’existe plus. Elle était d’accord avec elle-même autrefois ; maintenant elle se raisonne sans cesse comme si elle avait quelqu’un à convaincre, et quand elle se demande à qui elle adresse ces discours continuels, elle sent que c’est à sa conscience dont elle voudrait couvrir la voix. Si elle persiste longtemps dans cet état, elle émoussera dans son cœur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger avertissement disposait souverainement d’elle. Car quel intérêt mettra-t-elle aux derniers restes de la morale qu’elle conserve encore, si elle flétrit son âme en cessant d’aspirer à cette vertu parfaite qui avait été jusqu’à ce jour l’objet de ses espérances 87 ? - Celui qui brave sa conscience, est toujours coupable 88 . - Qui n’a pas été coupable, n’a point souffert. 89 - L’Etre suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d’après sa conscience : l’âme qui était plus délicate et plus pure, est punie pour de moindres fautes, parce qu’elle en avait le sentiment et qu’elle l’a combattu, parce qu’elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cœur, vivent sans réfléchir et se dégradent sans remords 90 . - Pour conserver son cœur dans toute sa pureté, il ne faut pas repousser l’examen de soi ; il faut triompher de la répugnance qu’on éprouve à s’avouer les mauvais sentiments qui se cachent longtemps au fond de notre cœur, avant d’en usurper l’empire 91 . Christianisme. On a dit que ce qui avait surtout contribué à la splendeur de la littérature du 17 e siècle, c’était les opinions religieuses d’alors, et qu’aucun ouvrage d’imagination ne pouvait être distingué sans les mêmes croyances. 85 V. t. 4, pp. 147, 150, lettre XXVII, (4, V, 610), Delphine à Mme de Lebensei. 86 V. t. 2, p. 125, lettre XV, (2, VII, 295). 87 V. t. 3, pp. 267-268, lettre XXXVII, (3, XXVII, 529), Delphine à Léonce. 88 V. t. 4, p. 254, lettre XL, Delphine à Mme de Lebensei. 89 V. t. 5, p. 54, lettre VIII, (4, XXX, …), Mme de R. à Delphine. 90 V. t. 5, p. 122, fragment VI, (748-749). 91 V. t. 1, pp. 118-119, lettre XII, (1, XII, 141), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 105 Un ouvrage, dont les adversaires mêmes doivent admirer l’imagination originale, extraordinaire, éclatante, Le Génie du Christianisme, a fortement soutenu ce système littéraire. J’avais essayé de montrer quels étaient les heureux changements que le christianisme avait apportés dans la littérature ; mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos chefs-d’œuvre en littérature seulement de deux, je pensais que les progrès de l’esprit humain en général, devaient être comptés pour quelque chose dans l’examen des différences entre la littérature des anciens et celle des modernes. Les grandes idées religieuses, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, et l’union de ces belles espérances avec la morale, sont tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme rêveur et tendre, qu’il me paraîtrait impossible qu’aucun roman, aucune tragédie, aucun ouvrage d’imagination enfin pût émouvoir sans leur secours ; et, en ne considérant un moment ces pensées, d’un ordre bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirais que ce qu’on a appelé, dans les divers genres d’écrits, l’inspiration poétique, est presque toujours ce pressentiment du cœur, cet essor du génie qui transporte l’espérance au delà des bornes de la destinée humaine ; mais rien n’est plus contraire à l’imagination, comme à la pensée, que les dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avait des images, et non des dogmes ; mais ce qu’il y a d’obscur, d’abstrait et de métaphysique dans les dogmes, s’oppose invinciblement, ce me semble, à ce qu’ils soient admis dans les ouvrages d’imagination. La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les cœurs, même à ceux des incrédules ; car ils ne peuvent se refuser à des regrets lors même qu’ils ne conçoivent pas encore des espérances ; ce qu’il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les pensées inconnues, vagues, indéfinies, au delà de notre raison, mais non en lutte avec elle 92 . - L’un des bienfaits de la morale évangélique, était d’adoucir les principes rigoureux du stoïcisme ; le christianisme inspire surtout la bienfaisance et l’humanité ; et par de singulières interprétations, il se trouve qu’on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à la volonté des prêtres, tandis que l’ancien rendait indépendant de tous les hommes ; un stoïcisme qui fait votre cœur humble, tandis que l’autre le rendait fier ; un stoïcisme qui vous détache des intérêts publics, tandis que l’autre vous dévouait à votre patrie ; un stoïcisme enfin, qui se sert de la douleur pour enchaîner l’âme et la pensée, tandis que l’autre du moins la consacrait à fortifier l’esprit en affranchissant la raison 93 . 92 V. Delphine, par Mme de Staël-Holstein, t. 1, préface, pp. XIX, XX, XXI, (86-88). 93 V. t. 4, pp. 241-242, lettre XXXIX, (4, XVII, 658), M. de Lebensei à Delphine. 106 Casimir Barjavel Critique. La critique ou la louange est souvent un amusement de l’esprit ; mais ménager les hommes, est nécessaire pour vivre avec eux 94 . - J’ai remarqué plusieurs fois dans la société, que l’on fait beaucoup de mal à ses amis, même en les justifiant, quand on irrite l’amour-propre de ceux qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on loue, que quand on blâme ; si l’on veut se faire honneur en défendant ses amis, si l’on cherche à faire remarquer son caractère en vantant le leur, on leur nuit au lieu de les servir 95 . - On craint de montrer aux autres de l’inquiétude sur ce que la critique dit de nous ; car il est bien peu de personnes qui ne tirent de ce genre de confidence une raison d’être moins bien pour celle qui la leur fait 96 . Considération. La plupart des hommes, il est vrai, ne méritent pas qu’on attache le moindre prix à leurs discours ; leur haine peut n’être rien, mais leur insulte est toujours quelque chose. Ils s’égalent à vous ; ils font plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient : faut-il leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir ? Avez-vous d’ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme peut se déconsidérer sans retour ? S’il est indifférent aux premiers mots qu’on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger nuage, quel sentiment l’avertira que c’en est trop ? D’abord de faux bruits circuleront, et ils s’établiront bientôt après comme vrais dans la tête de ceux qui ne le connaissent pas ; alors il s’en irritera, mais trop tard. Quand il se hâterait de chercher vingt occasions de duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation de son caractère ? Tous ces efforts, tous ces mouvements présentent l’idée de l’agitation, et l’on ne respecte point celui qui s’agite : le calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est l’ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le repos, vous rend incapable de trouver ou d’attendre le remède à votre malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde ; mais l’enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c’est d’avoir à supporter la moindre altération à cette intacte renommée d’honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie 97 . - Un homme s’affranchit aisément de tout ce qui n’est pas sa conscience, et s’il possède des talents vraiment distingués, c’est en obtenant de la gloire qu’il cherche à captiver l’opinion publique ; la gloire commence à une grande distance du cercle passager de nos relations particulières, et n’y pénètre même qu’à la longue. Il faut être parfaitement indifférent à 94 V. t. 1, p. 69, lettre VI, (1, VI, 114), Delphine à Mlle d’Albémar. 95 V. t. 3, p. 220, lettre XXVI, (3, XVI, 503-504), Mme d’Artenas à Delphine. 96 V. t. 4, p. 161, lettre XXIX, (4, VII, 617), Delphine à Mme de Lebensei. 97 V. t. 1, pp. 158-160, lettre XVIII, (1, XVIII, 161-162), Léonce à Barton. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 107 l’opinion de ce qu’on appelle la société, et être très ambitieux d’atteindre un jour à l’approbation du monde éclairé 98 . - Les femmes ont toutes de l’enthousiasme pour la valeur ; cette qualité dont il n’est pas possible de supposer qu’un homme puisse manquer, n’assure point assez encore sa considération, si elle n’est pas jointe à un caractère imposant. Il ne suffit pas d’une bravoure intrépide pour obtenir le degré d’estime et de respect dont une âme fière a besoin : il n’y va pas de la mort ou de la vie dans les circonstances journalières dont se compose l’ensemble de la considération ; mais lorsque l’on a dans sa conduite habituelle, une dignité convenable, des égards scrupuleux pour toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de l’honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l’on conserve cette réputation intacte qui fonde véritablement l’existence d’un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de récompenser par son suffrage. … La réputation de certains hommes sert au moins d’excuse à certaines femmes (et sous ce rapport celles-ci doivent souhaiter que ceux à qui elles ont sacrifié leur cœur soient fortement captivés par le désir de la considération publique) 99 . - On rencontre assez souvent, dans la société, des hommes qui ne disent pas deux phrases sans exprimer, de quelque manière, leur mépris pour l’opinion d’autrui, et qui dans le fond de leur cœur, sont très blessés de n’avoir pas dans le monde la réputation qu’ils croient mériter ; ils sont en amertume avec les hommes et la vie, et voudraient honorer ce sentiment, du nom de mélancolie et d’indifférence philosophique. … Parmi les individus sensibles aux jugements que l’on peut porter sur eux, il en est qui le sont par le besoin de la louange, et d’autres par la crainte du blâme, les premiers pour satisfaire leur vanité et les seconds pour préserver leur bonheur de la moindre atteinte 100 . - La considération est la seule jouissance des femmes dans leur vieillesse 101 . - La considération qu’on veut obtenir dans le monde, ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui nous aime ? Un homme n’est-il pas le protecteur de sa mère, de sa sœur et surtout de sa femme ? Ne faut-il pas qu’il donne à la compagne de sa vie l’exemple de ce respect pour l’opinion qu’il doit à son tour exiger d’elle 102 ? 98 V. t. 2, p. 123, lettre XV, (2, VII, 294). 99 V. t. 3, pp. 208-209, lettre XXV, (3, XV, 497-498), Léonce à Delphine. La phrase entre parenthèses est un rajout de Barjavel. 100 V. t. 4, pp. 69-70, lettre XIV, (3, XLI, 567), Delphine à Mlle d’Albémar. 101 V. t. 5, p. 181, lettre XXV, (5, X, 781), Mme de Ternan à Mme de Mondoville, sa sœur. 102 V. t. 1, p. 161, lettre XVIII, (1, XVIII, 162-163), Léonce à M. Barton. 108 Casimir Barjavel Conversation. (Le plus grand charme de la conversation consiste dans l’abandon des idées et dans l’échange mutuel qu’on en fait, sans tenir trop opiniâtrement à ses propres opinions. Ce charme disparaît, dès que la discussion s’établit et que le dogme prend la place du sentiment.) Quels caractères que ceux qui ne peuvent plus se modifier ni se changer ! Ils ont des raisonnements pour tout, et les pensées des autres ne pénètrent jamais dans leur tête. Ils opposent constamment une idée commune à toute idée nouvelle et croient en avoir triomphé. Quel plaisir la conversation pourraitelle donner avec de telles personnes ? Et l’un des premiers charmes de la vie intime n’est-il pas de s’entendre et de se répondre ? Que de mouvements, que de réflexions, que de pensées, que d’observations n’a-t-on pas à se communiquer dans les relations de l’intimité ! Et que ferait-on de tout ce qu’on ne pourrait pas se confier mutuellement, de cette moitié de notre vie à laquelle on ne pourrait jamais associer ceux qui partagent notre existence 103 ! Courtisan. C’est le Duc de Mendoce qui va nous offrir le portrait fidèle du courtisan : « Il n’y a point d’homme dans toute la cour d’Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C’est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient, dès qu’il l’aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes ; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri, que je ne doute pas qu’il n’ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la Cour d’Espagne depuis 30 ans. Sa conversation n’est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures ; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse ; il finit celles que le ministre a commencées ; sur quelque sujet que le ministre parle, le Duc de Mendoce l’accompagne d’un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l’objet. Quand il peut trouver l’occasion de reprocher au Ministre le peu de soin qu’il prend de sa santé, les excès, le travail qu’il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses ; on croirait, au ton de sa voix, qu’il s’expose à tout pour satisfaire sa conscience ; et ce n’est qu’à la réflexion qu’on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n’est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire du mal et ne s’y décide que pour son intérêt. Il a, si l’on peut le dire, l’innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu’il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du Pouvoir ; il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne 103 V. t. 2, pp. 7-8, lettre I, (1, XXXI, 231), Léonce à sa mère. La phrase entre parenthèses est un commentaire de Barjavel. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 109 se conduit pas comme lui. Si l’un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l’instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s’il l’a vu, il répond : vous sentez bien que dans les circonstances actuelles, je n’ai pu … et s’interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l’importance qu’il attache à la défaveur du maître. Mais si vous n’entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu’en aurait un honnête homme, en vous déclarant qu’il a cessé de voir un ami qu’il n’estimait plus. Il n’a pas de considération à la Cour de Madrid, cependant il obtient toujours des missions importantes ; car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux ; et les flatteurs parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper, mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l’autorité 104 ». Délicatesse. La délicatesse est pour les âmes élevées un devoir plus impérieux encore que la justice ; elles s’inquiètent bien plus des actions qui dépendent d’elles seules, que de celles qui sont soumises à la puissance des lois 105 . - Il n’y a de délicat que la parfaite bonté 106 . - Mme Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur a dit : « On peut dire en toutes choses, que la délicatesse en nous rendant capables d’une plus grande portion de bonheur, nous rend aussi ce bonheur plus rare » 107 . Défauts. J’ai souvent remarqué que c’est par ses défauts que l’on gouverne ceux dont on est aimé : ils veulent les ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s’y soumettre ; tandis que les qualités dont le principal avantage est de rendre la vie facile sont souvent oubliées et ne donnent point de pouvoir sur les autres 108 . - Ce n’est pas assez d’être aimable et excellent pour se démêler heureusement des difficultés du monde ; il y a d’utiles défauts tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup mieux pour égide que les qualités les plus belles 109 . - Après 40 ans, les habitudes dirigent encore alors même que les sentiments ne sont plus d’accord avec elles. Il faut de longues réflexions ou 104 V. t. 1, pp. 102-104, lettre X, (1, X, 131-133), Delphine à Mlle d’Albémar. 105 V. t. 1, p. 42, lettre III, (1, XXX, 99), Delphine à Matilde. 106 V. t. 1, p. 91, lettre VIII, (1, VIII, 126), Delphine à Mlle d’Albémar. 107 V. t. 3 de ses œuvres, p. 76, Paris, an VIII, Œuvres de loisir et réflexions diverses ; De l’amour. 108 V. t. 1, p. 33, lettre I, (1, I, 94), Delphine à Matilde. 109 V. t. 2, p. 163, lettre XXI, (2, XIII, 316), Mme d’Artenas à Mme de R. 110 Casimir Barjavel de fortes secousses pour corriger les défauts de toute la vie ; un repentir de quelques jours n’a pas ce pouvoir 110 . - Les défauts qui tiennent à notre nature ou aux habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu’il existe une circonstance qui les blesse 111 . - Les grands malheurs, les malheurs réels font disparaître les défauts qui sont l’ouvrage des combinaisons factices de la société. Aux approches de la mort on ne sent plus que la vérité 112 . Dissimulation. On se sentirait saisi d’une véritable terreur au milieu de la société, s’il n’existait pas un langage que l’affectation ne pût imiter, et que l’esprit à lui seul ne saurait découvrir 113 . … En observant bien tel ou tel homme, on pourra toujours dire que c’est par cette parole, par ce regard, par cet accent qu’il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme 114 . - Il est des personnes dont la physionomie, tout agréable qu’elle est, suffirait seule pour nous empêcher d’avoir la moindre confiance en elles. Je suis fermement convaincu que les sentiments habituels de l’âme laissent une trace très remarquable sur le visage : grâce à cet avertissement de la nature, il n’y a point de dissimulation complète dans le monde 115 . - Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les sentiments qu’on éprouve ; mais il n’y a que l’avilissement du caractère qui rende capable de feindre ceux que l’on n’a pas 116 . - Il est pénible d’être obligé de parler à des personnes à qui il ne nous est pas permis de confier ce que nous pensons. Car comment éloigner d’une conversation intime les idées qui nous dominent ? C’est causer avec ses amis comme avec les indifférents, chercher des sujets de conversation au lieu de s’abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi dire, des pensées et des sentiments dont l’âme est remplie. Il vaut mieux alors ne pas se voir. (Qu’il faut plaindre ceux qui sont forcés de dissimuler ! ) 117 110 V. t. 3, p. 52, lettre VIII, (2, XLI, …). 111 V. t. 3, p. 168, lettre XX, (3, X, 476), Mlle d’Albémar à Delphine. 112 V. t. 6, pp. 146-147, lettre XXIV, (6, XII, 895), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 113 Ne devrait-on pas à des signes certains/ Reconnaître le cœur des perfides humains ? (Racine dans Phèdre, acte IV, scène 2. Ce passage de Racine est emprunté d’Euripide.) Ovide a dit : heu quam difficile est crimen non prodere vultu ! Bernard de Ventadour, troubadour du 12 e siècle, s’élève contre les faux amants, dans une de ses pièces, et aurait voulu qu’ils fussent marqués par une [….] du front. 114 V. t. 1, préface de Delphine, p. VII, (80). 115 V. t. 1, p. 73, lettre VII, (1, VII, 116), Mlle d’Albémar à Delphine. 116 V. t. 1, p. 191, lettre XXII, (1, XXII, 178-179), Delphine à Mlle d’Albémar. 117 V. t. 1, p. 194, lettre XXII, (1, XXII, 180), Delphine à Mlle d’Albémar. La phrase entre parenthèses est un commentaire de Barjavel. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 111 - Une personne dissimulée par caractère pourrait-elle presser un enfant contre son sein ? Cet âge si vrai, si pur, serait-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté 118 ? - On peut deviner aisément les caractères dissimulés. Mais quand une âme franche ne veut pas laisser connaître un secret, sa réserve, simple et naturelle, déconcerte les efforts de l’esprit observateur 119 . - Un enfant acquiert de bonne heure l’art de la dissimulation, et étouffe ainsi la sensibilité dont la nature l’a doué, lorsque les sentiments qu’il exprime sont tournés en plaisanterie, qu’on fait taire son esprit comme s’il ne convenait pas à un enfant d’en avoir, et qu’on l’oblige ainsi à renfermer en lui-même tout ce qu’il éprouve 120 . - L’empire de l’amour ne peut s’allier avec la nécessité de la dissimulation 121 . - L’un des inconvénients de l’habitude de la dissimulation, c’est qu’une seule faute peut détruire le fruit des plus grands efforts ; le caractère naturel porte en lui-même de quoi réparer ses torts ; le caractère qu’on s’est fait, peut se soutenir, mais non se relever 122 . - C’est la punition d’une personne qui se croyait habile en dissimulation, que d’être déjouée par un enfant, quand elle avait réussi à tromper les hommes 123 . - Une personne qui a souillé sa vie par la dissimulation doit avoir une invincible répugnance pour ouvrir son âme à un prêtre ; elle ne lui dirait pas une seule de ses pensées ni de ses actions secrètes. Il n’y a que le sein de l’amitié qui pourrait recevoir ses aveux ; encore faudrait-il que ce fût au moment de la mort ou dans une circonstance extraordinaire et frappante 124 . - Faut-il consentir à se gêner pour ces prétendues convenances de société, auxquelles on s’astreint si facilement quand on a véritablement intérêt à dissimuler sa conduite 125 ? - Voltaire a dit : « On vous devine mieux que vous ne savez feindre ; / et le stérile honneur de toujours vous contraindre, / ne vaut pas le plaisir de vivre librement. » 126 118 V. t. 2, p. 148, lettre XIX, (2, XI, 307), Léonce à Barton. 119 V. t. 2, p. 160, lettre XXI, (2, XIII, 314), Mme d’Artenas à Mme de R. 120 V. t. 3, p. 35, lettre VIII, (2, XLI, 404-405). 121 V. t. 3, p. 39, lettre VIII. 122 V. t. 3, p. 45, lettre VIII, (2, XLI, 410). 123 V. t. 3, p. 51, lettre VIII, (2, XLI, 413). 124 V. t. 3, p. 61, lettre IX, (2, XLII, 418), Delphine à Mlle d’Albémar. 125 V. t. 1, p. 225, lettre XXVI, (1, XXVI, 196), Delphine à Mlle d’Albémar. 126 Gertrude ou l’Education d’une fille, conte, t. 16 de ses œuvres, p. 56, 4 e édit. de frères Baudouin, Paris, 1827. Passage ajouté sous forme d’une note infra-paginale, avec une croix pour marquer l’endroit où la citation doit être intercalée. 112 Casimir Barjavel - « Les âmes honnêtes sont confiantes ; la dissimulation au contraire sert de voile aux mauvais desseins : c’est le manteau du courtisan et la vertu de l’intrigue. Il faut dans les affaires un secret inviolable ; dans le commerce ordinaire de la vie une réserve prudente ; et dans les liaisons du cœur, une confiance sans bornes. La dernière partie de mon précepte n’est pas sans inconvénients, je le sais ; mais, pour ma part, j’aime mieux courir les risques de son observation, que de me priver des plaisirs qui doivent en résulter 127 . » Devoir. Il ne faut pas croire qu’il y ait des principes fixes sur tout. Il y a quelquefois de l’inconvénient à être stricte dans l’accomplissement de ses devoirs 128 . - Le véritable devoir est celui qui a pour but d’épargner des souffrances aux autres 129 . - Les peines de l’amour étouffent toutes les jouissances attachées à l’accomplissement du devoir, et le bonheur succombe alors même que la vertu résiste. Ce n’est pas pour notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été données, c’est pour seconder la pensée de l’Etre suprême en épargnant du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu’il a créés 130 . - L’approche de notre destruction est une époque éloquente pour dessiller les yeux de l’homme sur ses devoirs ; mais hélas ! il semble souvent que la nature ne donne sa plus terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la vie les sentiments qu’ont inspirés les approches de la mort 131 . - Les tourments peuvent quelquefois affranchir un homme de ses devoirs ; quand la fièvre vient l’assaillir, on n’exige plus rien de lui ; on le laisse se débattre avec la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus 132 . - Quand on s’est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les relations ne sont plus aussi simples ; mais la parfaite vertu préserve toujours de l’incertitude 133 . - Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit ; notre nature morale, je dirai plus, l’impulsion de notre sang, tout ce qu’il y a d’involon- 127 Œuvres de Mme Roland, t. 3, p. 165, Pensées diverses. 128 V. t. 2, p. 242, lettre XXXV, (2, XXVII, 359), Delphine à Mlle d’Albémar. 129 V. t. 3, p. 5, lettre II, (2, XXXV, 388), Delphine à M. Barton. 130 V. t. 3, p. 20, lettre VI, (2, XXXIX, 397), Delphine à Mlle d’Albémar. 131 V. t. 3, p. 27, lettre VIII, (2, XLI, 401), Delphine à Mlle d’Albémar. La première phrase est de BC. 132 V. t. 3, pp. 132-133, lettre XV, (3, V, 456-457), Léonce à Delphine. 133 V. t. 4, p. 155, lettre XXVIII, (4, VI, 613), Mlle d’Albémar à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 113 taire en nous, nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un effort pour soigner nos parents dont la seule voix retentit à tous les souvenirs de notre vie ? Si l’on pouvait se représenter une nécessité qui contraignît à les abandonner, c’est alors que l’âme serait condamnée aux supplices les plus douloureux ! Faut-il un effort pour protéger ses enfants ? La nature a voulu que l’amour qu’ils inspirent, fût encore plus puissant que toutes les autres passions du cœur. Qu’y aurait-il de plus cruel que d’être privé de ce devoir ? Parcourons toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité ; quel travail ne faudrait-il pas faire sur son caractère, quel travail ne ferait-on pas en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une bassesse, un mensonge, un acte de dureté ? D’où vient donc ce sublime accord entre notre être et nos devoirs ! De la même Providence qui nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire à notre conservation. Quoi ! La Divinité qui a voulu que tout fût facile et agréable pour le maintien de l’existence physique, aurait mis notre nature morale en opposition avec la vertu ! La récompense nous en serait promise dans un monde inconnu ; mais pour celui dont la réalité pèse sur nous, il faudrait réprimer sans cesse l’élan toujours renaissant de l’âme vers le bonheur, il faudrait réprimer ce sentiment doux en lui-même, quand il n’est pas injustement contrarié 134 . - Il est des devoirs que les qualités naturelles rendent faciles ; mais il en est d’autres qui exigent un grand effort 135 . - Ah ! Qui peut prévoir de quelle douleur l’accomplissement d’un devoir nous préserve 136 ! - Beaucoup de personnes croient qu’il suffit du devoir pour commander des affections du cœur ; elles sont faites ainsi ; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avait pas fait un crime de l’amour 137 ! - Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous inspirent tour à tour du dégoût ou du regret ; vous vous reprochez d’être oisif, vous vous fatiguez de travailler, vous êtes en présence de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connaître, le voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos propres goûts que les volontés d’un maître étranger. Dans la route du devoir, l’incertitude n’existe plus, la satiété n’est point à redouter, car dans le sentiment de la vertu il y a jeunesse éternelle 138 ! 134 V. t. 4, pp. 242-244, lettre XXXIX, (4, XVII, 659), M. de Lebensei à Delphine. 135 V. t. 4, p. 257, lettre XL, (4, XVIII, 667), Delphine à M. de Lebensei. 136 V. t. 5, p. 72, lettre XII, (4, XXXIV, 718), Delphine à Mme de Lebensei. 137 V. t. 5, p. 75, lettre XIII, (4, XXXV, 719-720), Delphine à Matilde. 138 V. t. 5, pp. 226-227, lettre XXXII, (5, XVII, 806), Mme de Cerlèbe à Mme d’Albémar. 114 Casimir Barjavel Duel. Rien ne me paraît plus mal dans une femme que d’exciter les hommes au duel. Il y a tout à la fois de la cruauté, du caprice et peu d’élévation dans ce désir de faire naître des dangers qu’on ne partage pas, dans ce besoin orgueilleux d’être la cause d’un événement funeste. Si une femme avait obligé un brave militaire à se battre, il le ferait ; mais le lendemain il se raccommoderait avec son adversaire et se brouillerait avec elle 139 . Douleur 140 . Les peines d’imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent ; elles s’effacent d’elles-mêmes, lorsque l’on ne voit ni entend rien qui en réveille le souvenir ; mais leur puissance devient terrible et profonde quand l’esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. Il faut pouvoir détourner son attention d’une douleur importune et s’en distraire avec adresse, car il faut de l’adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir 141 . - Avec quel tremblement l’on parle à un homme vraiment malheureux ! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu’il faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d’un cœur déchiré 142 ! - L’on n’est inconsolable dans un sentiment vrai, que de la douleur de ce qu’on aime ; l’on finit toujours par oublier la sienne propre 143 . - La douleur contient tout le secret de l’univers 144 . - Il y a dans la destinée des événements dont jamais on ne se relève ! Et lutter contre leur pouvoir, c’est tomber plus bas encore dans l’abîme des douleurs 145 . - Quand la nature frémit à l’approche de la douleur, la nature avertit l’homme de l’éviter ; son instinct serait-il moins puissant dans les peines de l’âme ? La Providence éternelle aurait-elle donc donné certains sentiments que l’homme éprouve pour le condamner à les vaincre 146 ? - L’âme douce d’une femme sensible n’éprouve que des impressions qu’elle peut dominer ; mais la douleur d’un homme est âpre et violente, la force ne peut lutter longtemps sans triompher ou périr 147 . - Un revers éclatant peut donner de nouvelles forces à une âme fière ; mais un chagrin continuel est le poison de toutes les vertus, de tous les 139 V. t. 4, pp. 48-49, lettre XI, (3, XXXVIII, 556), Mme d’Artenas à Delphine. 140 Voyez ci-après le mot Malheur. 141 V. t. 1, p. 79, lettre VII, (1, VII, 119), Mlle d’Albémar à Delphine. 142 V. t. 1, p. 136, lettre XIV, (1, XIV, 150), Delphine à Mlle d’Albémar. 143 V. t. 2, p. 124, lettre XV, (2, VII, 294). 144 V. t. 2, p. 83, lettre XIII, (2, V, 272), Delphine à Mlle d’Albémar. 145 V. t. 3, p. 110, lettre XII, (3, II, 445), Delphine à Léonce. 146 V. t. 3, p. 116, lettre XIII, (3, III, 448), Léonce à Delphine. 147 V. t. 3, p. 118, lettre XIII, (3, III, 449), Léonce à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 115 talents, et les ressorts de l’âme s’affaissent entièrement par l’habitude de la douleur 148 . - Dans un excès de malheur, l’état de notre âme a quelquefois de la ressemblance avec celui des malheureux condamnés à mort, lorsque, ne se sentant pas la force d’envisager cette idée, ils essaient d’étouffer en eux toute faculté de réflexion. … Dans cet état une sensation pénible, une souffrance vous fait quelquefois du bien ; on se plaît alors à détourner par un autre genre de douleur la pensée que l’on redoute comme un fantôme persécuteur 149 . - Il y a des chagrins qui donnent de la force ; ceux qui offensent une âme élevée sont de ce nombre 150 . - Celui qui veut conduire les hommes à la vertu par la souffrance, méconnaît la bonté divine, et marche contre ses voies 151 . - La nature nous a donné un immense pouvoir de souffrir. Où s’arrête ce pouvoir ? Pourquoi ne connaissons-nous pas le degré de douleur que l’homme n’a jamais passé ? L’imagination verrait un terme à son effroi. … Le génie de la douleur est le plus fécond de tous 152 . - Combien il est peu d’écrits qui vous disent de la souffrance tout ce qu’il faut redouter ! Oh ! Que l’homme aurait peur s’il existait un livre qui dévoilât véritablement le malheur, un livre qui fît connaître ce qu’on a toujours craint de représenter ; les faiblesses, les misères qui se traînent après les grands revers. Les ennuis dont le désespoir ne guérit pas ; le dégoût que n’amortit point l’âpreté de la souffrance ; les petitesses à côté des plus nobles douleurs ; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences qui ne s’accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même cœur par tous les genres de peines. Dans les ouvrages dramatiques, vous ne voyez l’être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible ; et cependant dans la fatigue d’une longue douleur, il est des moments où l’âme se lasse de l’exaltation, et va chercher encore du poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails inaperçus, dont il semblait qu’un grand revers devrait au moins affranchir 153 . - Quand on n’a point souffert, on a bien peu réfléchi 154 . 148 V. t. 3, p. 143, lettre XVII, (3, VII, 462), Léonce à Delphine. 149 V. t. 3, p. 153, lettre XVIII, (3, VIII, 467-468), Delphine à Mlle d’Albémar. 150 V. t. 4, p. 222, lettre XXXVI, (4, XIV, 648), Delphine à M. de Lebensei. 151 V. t. 4, p. 242, lettre XXXIX, (4, XVII, 658), M. de Lebensei à Delphine. 152 V. t. 5, pp. 105-106, fragment 2, (737-738). 153 V. t. 5, p. 110, fragment 3, (740-741). 154 V. t. 5, p. 196, lettre XXIV, (3, XIV, 491), Delphine à Léonce. Note sur la douleur : Mme J.-M.-Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur, a dit (t. 3 des ses œuvres, p. 161, Pensées diverses, Paris, an VIII) : « Tel n’écrivit jamais que par le besoin de se désennuyer : combien d’autres auraient peu pensé, si la douleur 116 Casimir Barjavel - La nature, dans la jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales s’accroissent encore à cet âge, et ce n’est que dans le déclin que sont les maux irréparables 155 . Doute. Le doute, le doute ! Cette douleur qui prend toutes les formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme pour l’atteindre. Les malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils sont punis ; mais souvent l’homme malheureux ignore la cause de son malheur, et cette incertitude ne le fait pas moins souffrir que son revers lui-même 156 . - (L’âme des malheureux n’est jamais plus agitée, que lorsqu’elle est dans le doute.) Mais lorsqu’on sait qu’il faut se résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser ; on ne sera jamais heureux, jamais ! … hé bien ! Quand cette certitude est une fois envisagée, pourquoi ne donnerait-elle pas du calme 157 ? - Alexandre Dumas (Angèle, acte 1, scène 2) a fait dire à Alfred d’Alvimar : Le doute, lorsqu’il naît, commence aux hommes et ne s’arrête pas même à Dieu. Divorce. Ce n’est pas pour les jours de délices placés par la nature au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion sur le reste ; ce n’est pas pour ces jours que la convenance des caractères est surtout nécessaire ; c’est pour l’époque de la vie où l’on cherche à trouver dans le cœur l’un de l’autre, l’oubli du temps qui nous poursuit et des hommes qui nous abandonnent. L’indissolubilité des mariages mal assortis prépare des malheurs sans espoir à la vieillesse ; il semble qu’il ne s’agit que de repousser les désirs des jeunes gens, et l’on oublie que les désirs repoussés des jeunes gens deviendront les regrets éternels des vieillards. La jeunesse prend soin d’elle-même, on n’a pas besoin de s’en occuper ; mais toutes les institutions, toutes les réflexions doivent avoir pour but de protéger à l’avance ces dernières années que l’homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus intrépide sans effroi. Je ne nie point tous les inconvénients du divorce, ou plutôt de la nature humaine qui l’exige ; c’est aux moralistes, active n’eût développé leurs facultés ! » - « Les maux physiques ne sont pas les plus dangereux pour une âme élevée et délicate. … hélas ! Nous sommes tellement faits pour la douleur, que tous les efforts employés pour nous raidir contre elle, ne servent qu’à nous la rendre plus vive dans certaines parties ». (id. p. 175, De la liberté.) 155 V. t. 2, p. 56, lettre IX, (2, I, 257-258), Mlle d’Albémar à Delphine. 156 V. t. 2, p. 167, lettre XXII, (2, XIV, 318), Delphine à Mlle d’Albémar. 157 V. t. 5, p. 143, lettre XIX, (5, III, 760), Delphine à Mlle d’Albémar. La phrase entre parenthèses est un rajout de Barjavel. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 117 c’est à l’opinion à condamner ceux dont les motifs ne paraissent pas dignes d’excuse ; mais au milieu d’une société civilisée qui introduit les mariages dans un âge où l’on a nulle idée de l’avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parents qui abusent de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l’un envers l’autre, en interdisant le divorce, la loi n’est sévère que pour les victimes, elle se charge de river les chaînes sans pouvoir influer sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles ; elle semble dire : je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de grands progrès, avant que l’on rencontre beaucoup d’époux qui se résignent au malheur sans y échapper de quelque manière ; et si l’on y échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la sévérité même des institutions, c’est alors que toutes les idées de devoirs et de vertus sont confondues, et que l’on vit sous l’esclavage civil comme sous l’esclavage politique, dégagé par l’opinion des entraves imposées par la loi. Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si le divorce autorisé par la loi peut être approuvé par le tribunal de l’opinion et de notre propre cœur. Un divorce qui aurait pour motif des malheurs survenus à l’un des deux époux, serait l’action la plus vile que la pensée puisse concevoir ; car les affections du cœur, les liens de famille ont précisément pour but de donner à l’homme des amis indépendants de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglais, cette nation morale, religieuse et libre ; les Anglais ont, dans la litanie du mariage, une expression qui m’a touché : Je l’accepte, disent réciproquement la femme et le mari, in health and in sickness, for better and for worse ; dans la santé comme dans la maladie ; dans ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes. La vertu, si même il en faut pour partager l’infortune quand on a partagé le bonheur ; la vertu n’exige alors qu’un dévouement tellement conforme à une nature généreuse, qu’il lui serait tout à fait impossible d’agir autrement. Mais les Anglais, dont j’admire sous presque tous les rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques ; les Anglais ont eu tort de n’admettre le divorce que pour cause d’adultère : c’est rendre l’indépendance au vice ; c’est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui peuvent exister entre les caractères, les sentiments et les principes. L’infidélité rompt le contrat, mais l’impossibilité de s’aimer dépouille la vie du premier bonheur que lui avait destiné la nature ; et quand cette impossibilité existe réellement ; quand le temps, la réflexion, la raison même de nos amis et de nos parents la confirment, qui osera prononcer qu’un tel mariage est indissoluble ? Une promesse inconsidérée dans un âge où les lois ne permettent pas même de statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais du sort d’un être dont les années ne reviendront plus, qui doit mourir, et mourir sans avoir été aimé ! La religion catholique est la seule qui consacre l’indis- 118 Casimir Barjavel solubilité du mariage ; mais c’est parce qu’il est dans l’esprit de cette religion d’imposer la douleur à l’homme sous mille formes différentes, comme le moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux. - … Peut-on croire que la Providence exige des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant à rester liés pour toujours à l’objet qui les rend profondément infortunés ? Ce supplice serait-il ordonné par la bonté suprême ? Et la miséricorde divine l’exigerait-elle pour expiation d’une erreur ? Dieu a dit : Il ne convient pas que l’homme soit seul ; cette intention bienfaisante ne serait pas remplie s’il n’existait aucun moyen de se séparer de la femme, insensible ou stupide, ou coupable, qui n’entrerait jamais en partage de vos sentiments ni de vos pensées ! Qu’il est insensé celui qui a osé prononcer qu’il existait des liens que le désespoir ne pouvait pas rompre ! La mort vient au secours des souffrances physiques quand on n’a plus la force de les supporter, et les institutions sociales feraient de cette vie la prison d’Hugolin, qui n’avait point d’issue ! Ses enfants y périrent avec lui ; les enfants aussi souffrent autant que leurs parents, quand ils sont renfermés avec eux dans le cercle éternel de douleurs que forme une union mal assortie et indissoluble. - … - Les moralistes qui ont écrit contre le divorce, en s’appuyant de l’intérêt des enfants, ont tout à fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfants qui seront des hommes à leur tour. On considère les enfants en général, comme s’ils devaient toujours rester tels ; mais les enfants actuels sont des époux futurs ; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause d’eux, l’âge viril d’un droit qui peut-être un jour les aurait sauvés du désespoir 158 . Désir. Du moment que je souhaite, a dit Mme J.-M.-Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur (t. 3 de ses œuvres, p. 159, Paris, an VIII, Rêverie au bois de Vincennes), l’existence acquiert un prix ; le désir lui rend un bien, puisqu’il fait croire qu’on peut jouir. Espérance. Il en coûte, je le sais, de se prononcer que l’on ne peut plus être heureux ; mais il serait plus amer encore de se faire illusion sur cette vérité ; et dans de certaines situations, c’est un grand mal que l’espérance ; sans elle, le repos naîtrait de la nécessité 159 . - L’on ne fait plus de fautes quand on n’a plus d’espérances, car on ne hasarde plus rien 160 . 158 V. t. 4, pp. 234-238 et 245-246, lettre XXXIX, (4, XVII, 654-656 et 660-661), M. de Lebensei à Delphine. 159 V. t. 3, p. 172, lettre XX, (3, X, 478), Mlle d’Albémar à Delphine. 160 V. t. 5, p. 178, lettre XXV, (5, X, 779), Mme de Ternan à sa sœur Mme de Mondoville. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 119 - Dans l’excès des malheurs, la puissance de la raison, que peut-elle nous inspirer ? Le courage, la résignation, la patience ; sentiments de deuil ! Cortège de l’infortune ! Le plus léger espoir fait plus de bien que vous 161 . - Le secret de la raison, c’est d’attendre ; mais qui attend en vain n’a plus qu’à mourir 162 . Eternité. Les sentiments, les regrets qui s’attachent aux morts, seraient-ils le seul mensonge de la nature, l’unique douleur sans objet, l’unique désir sans but ? Et la plus noble faculté de l’âme, le souvenir, ne serait-elle destinée qu’à troubler nos jours, en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous aurions appelée nos amis ? Delphine s’écrie avec un élan vraiment sublime : « Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre ; jamais je n’invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne : mais, si tout à coup l’affreux système dont l’anéantissement est le terme, s’emparait de mon âme, je ne sais quel effroi se mêlerait même à mon amour. Que signifierait la tendresse profonde que je ressens pour toi, si tes qualités enchanteresses n’étaient qu’une de ces combinaisons heureuses du hasard, que le temps amène et qu’il détruit ? Pourrions-nous dans l’intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos réflexions serait le désespoir ? Un trouble extraordinaire obscurcit ma pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans cette vie ; je sens alors que tout est prêt à me manquer ; je ne crois plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j’aime ; il me semble que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je suis environnée, je le vois placé sur le bord d’un abîme. Chaque instant où je lui parle me paraît comme le dernier, puisqu’il doit en arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à craindre, au lieu de jouir d’aimer. Oh ! Combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu’on s’anime mutuellement à se confier dans l’Etre suprême ! Ne résistez pas, Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il n’est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnements positifs ; mais la sensibilité nous apprend tout ce qu’il importe de savoir 163 . » - Quelquefois je me persuade que l’Etre suprême a abandonné le monde aux méchants, et qu’il a réservé l’immortalité de l’âme seulement pour les justes : les méchants auront eu quelques années de plaisir, les cœurs vertueux de longues peines, mais la prospérité des uns finira par le néant, et l’adversité des autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée ! qui 161 V. t. 5, p. 104, fragment 1, (737). 162 V. t. 2, p. 72, lettre XI, (2, III, 267), Delphine à Mlle d’Albémar. 163 V. t. 3, pp. 197-199, lettre XXIV, (3, XIV, 341-342), Delphine à Léonce. 120 Casimir Barjavel consolerait de tout, hors de n’être plus aimée, car l’imagination elle-même alors, ne pourrait se former l’idée d’aucun bonheur à venir 164 . - Qu’est la vie à venir ? C’est peut-être l’oubli de tout, hors le sentiment et la vertu 165 . Egoïsme. L’égoïsme est permis aux âmes sensibles ; et qui se concentre dans ses affections, peut, sans remords, se détacher du reste du monde 166 . - Les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont entourés d’amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes ; mais quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l’on se dévoue, tant de gens l’exigent de vous, que, par un mouvement assez naturel, on est tenté de se faire une existence d’égoïsme, puisqu’on ne vous tient plus compte de l’oubli de vous-même. Il est des qualités qu’il n’est doux d’exercer que quand les autres s’y opposent ; et à cinquante ans, personne ne nous aime autant que nous nous aimons nous-mêmes 167 . Expérience. Toute la science de la vie est renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent : si jeunesse savait et si vieillesse pouvait ; un grand mystère est contenu dans ce peu de mots. - … - L’expérience n’est jamais que la leçon de la douleur 168 . - « J’ai lu quelque part, et je l’ai trouvé vrai, dit Mme Roland (t. 3, p. 162, Pensées diverses), que l’expérience s’acquiert moins à force de vivre, qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on fait. - … - La raison la plus éclairée ne saurait (néanmoins) suppléer parfaitement à l’expérience réelle : les vieillards ont raison de la faire valoir. » Enfance. Hélas ! L’enfance fait peu de biens à la jeunesse ; on éprouve comme une sorte de honte d’être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge innocent et calme ; il s’étonne de vos peines, et ne peut comprendre les orages nés au fond du cœur, quand rien autour de vous ne fait connaître la cause de vos souffrances 169 . - Quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les remords ! Les années se marquent par les fautes ; si l’âme restait innocente, le temps passerait sur nous sans nous courber 170 . 164 V. t. 4, p. 39, lettre X, (3, XXXVII, 551), Delphine à Mlle d’Albémar. 165 V. t. 2, p. 195, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Delphine. 166 V. t. 4, p. 30, lettre VI, (3, XXXIII, 546), Delphine à Léonce. 167 V. t. 5, p. 180, lettre XXV, (5, X, 780), Mme de Ternan à Mme de Mondoville, sa sœur. 168 V. t. 4, p. 51, lettre XI, (3, XXXVIII, 557-558), Mme d’Artenas à Mme d’Albémar. 169 V. t. 5, p. 112, fragment IV, (742). 170 V. t. 5, p. 217, lettre XXXI, (5, XVI, 801), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 121 - Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l’éducation de ses enfants ! Ce n’est pas seulement les espérances qu’elle renferme qui vous rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces cœurs si jeunes fait éprouver ; leur ignorance des peines de la vie vous gagne par degrés, vous vous laissez entraîner dans leur monde, et vous les aimez non seulement pour ce qu’ils promettent, mais pour ce qu’ils sont déjà ; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts rafraîchissent la pensée, et si le temps que vous avez d’avance sur eux, ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur : l’âme d’un enfant doucement soutenue, doucement conduite par l’amitié, conserve longtemps l’empreinte divine dans toute sa pureté ; ces caractères innocents qui s’étonnent du mal et se confient dans la pitié, vous attendrissent profondément, et renouvellent dans votre cœur les sentiments bons et purs que les hommes et la vie avaient troublés 171 . - Un des caractères du premier âge de la vie est une douce confiance qui nous persuade que nous avons tout fait pour ceux que nous aimons, en leur montrant nos sentiments et leur développant nos pensées 172 . Enthousiasme. M. Alexandre Dumas (Angèle, acte 1, scène XI) a fait dire à Alfred d’Alvimar : « L’enthousiasme est une fleur de jeunesse, dont le désenchantement est le fruit. » Henri Muller (ibid.) dit : « L’enthousiasme est le partage de l’homme heureux, la croyance seule reste à celui qui souffre. » Fortune. Ce sont les habitudes de la vie qui rendent la fortune nécessaire ; dès que l’on n’est pas obligé d’éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de leur sort sur notre bienveillance, ou d’exciter la pitié des supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d’exister, l’on est à l’abri de toutes les peines que peut faire éprouver la diminution de la fortune 173 . - Il est des hommes qui songent, du matin au soir, à l’accroissement de leur fortune ; et l’on ne peut pas même se représenter cet accroissement comme de nouvelles jouissances ; car une augmentation de richesses leur fait toujours naître l’idée d’une diminution de dépense 174 . Folie. Un caractère enthousiaste et passionné ne serait-il qu’un premier pas vers la folie ? Elle a aussi son secret, la folie, mais personne ne le devine, et chacun la tourne en dérision 175 . 171 V. t. 5, pp. 227-228, lettre XXXII, (5, XVII, 806-807), Mme de Cerlèbe à Delphine. 172 V. t. 1, p. 56, lettre VI, (1, VI, 107), Delphine à Mlle d’Albémar. 173 V. t. 1, p. 29, lettre I, (1, I, 92), Delphine à Matilde de Vernon. 174 V. t. 1, p. 113, lettre XV, (2, VII, 288). 175 V. t. 5, p. 121, fragment VI, (747-748). 122 Casimir Barjavel - Tout n’est-il pas folie dans les sentiments des malheureux 176 ? Femme. Il existe une manière de prendre tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est entièrement dans la dépendance des hommes 177 . - Les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les défauts et dans les qualités mêmes d’un caractère fort, que des occasions de douleur 178 . - Une femme disgraciée de la nature est l’être le plus malheureux lorsqu’elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s’intéresse vivement à elle ; on l’humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n’est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux. Cette femme pourrait jouir, il est vrai, du bonheur d’avoir des enfants : mais que ne souffrirait-elle pas si elle avait transmis à sa fille les désavantages de sa figure ! si elle la voyait destinée comme elle à ne jamais connaître le bonheur suprême d’être le premier objet d’un homme sensible 179 ! - Une femme généreuse et fière, quelque distinguée qu’elle soit, que ferait-elle sans appui ? Elle exciterait l’envie et elle en serait persécutée. Son esprit, quelque supérieur qu’il fût, ne pourrait rien pour sa propre défense ; la nature a voulu que tous les dons des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d’usage pour elles-mêmes 180 . - La femme, faible par sa nature et réclamant un soutien, ne doit point mépriser l’opinion des hommes, tandis que l’être fort, celui qui doit la guider et lui servir d’appui, ne doit point être l’esclave de l’opinion publique 181 . - Il ne convient point à une femme de prendre parti dans les débats politiques ; sa destinée la met à l’abri de tous les dangers qu’ils entraînent, et ses actions ne peuvent jamais donner de l’importance, ni de la dignité à ses paroles. … - Comment une femme peut-elle être fortement dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du cœur, ou qui n’y ramènent pas de quelque manière ? Si son frère, son époux, son ami, son père jouaient un rôle dans les affaires publiques, alors toute son âme pourrait s’y livrer 182 . 176 V. t. 2, p. 87, lettre XIV, (2, VI, 274), Delphine à Mlle d’Albémar. 177 V. t. 1, p. 62, lettre VI, (1, VI, 110), Delphine à Mlle d’Albémar. 178 V. t. 1, p. 63, lettre VI, (1, VI, 111). 179 V. t. 1, p. 75, lettre VII, (1, VII, 117), Mlle d’Albémar à Delphine. 180 V. t. 1, p. 81, lettre VII, (1, VII, 120). 181 V. t. 1, pp. 167-168, lettre XIX, (1, XIX, 166), Delphine à Mlle d’Albémar. 182 V. t. 1, p. 213 et pp. 214-215, lettre XXV, (1, XXV, 190-191), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 123 - Les hommes, en séduisant les femmes, veulent toujours conserver le droit de les en punir 183 . - Ah ! De combien de manières le sort des femmes dépend des hommes 184 . - Le sort d’une femme est fini quand elle n’a pas épousé celui qu’elle aime ; la société n’a laissé dans la destinée des femmes qu’un espoir ; quand le lot est tiré et qu’on a perdu, tout est dit 185 . - On essaie de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur ; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu’agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l’unique gloire de la vieillesse et du tombeau 186 . - Quand l’on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu besoin des femmes ; tant d’intérêts divers animent leur vie, que ce n’est pas assez du goût le plus vif, de l’intérêt le plus tendre ; pour répondre de la durée d’une liaison, il faut encore que des principes et des qualités invariables préservent l’esprit de se livrer à une affection nouvelle, arrêtent les caprices de l’imagination, et garantissent le cœur longtemps avant le combat ; car s’il y avait combat, le triomphe même ne serait plus du bonheur 187 . - C’est un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l’opinion ; il faut, pour l’oser, se sentir, suivant la comparaison d’un poète, un triple airain autour du cœur, se rendre inaccessible aux traits de la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses sentiments ; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les ressources qui permettent de s’en passer, et ne pas être douée cependant d’un esprit ou d’une beauté rare, qui feraient regretter les succès pour toujours perdus. Enfin il faut trouver dans l’objet de nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du cœur et de la raison, et traverser la vie appuyés l’un sur l’autre, en s’aimant et faisant le bien 188 . - La vraie destinée pour laquelle les femmes sont faites, c’est aimer, encore aimer, et rendre enfin au Dieu qui nous l’a donnée, une âme que les affections sensibles auront seules occupée 189 . 183 V. t. 1, p. 275, lettre XXX, (1, XXX, 223), Delphine à Mlle d’Albémar. 184 V. t. 1, pp. 281-282, lettre XXX, (1, XXX, 226). 185 V. t. 2, p. 59, lettre X, (2, II, 259), Delphine à Mlle d’Albémar. 186 V. t. 2, pp. 59-60, lettre X, (2, II, 259-260), Delphine à Mlle d’Albémar. 187 V. t. 2, pp. 121-122, lettre XV, (2, VII, 293). 188 V. t. 2, pp. 125-126, lettre XV, (2, VII, 295). 189 V. t. 2, pp. 128-129, lettre XV, (2, VII, 297). 124 Casimir Barjavel - Dans son cercle, du moins, une femme sait faire aimer ce qu’elle aime 190 . - Il n’est pour les femmes sur cette terre que deux asiles, l’amour et la religion. - … - Rêver et prier, ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la terre aux âmes mêlées de l’amour. - … - Peut-être que par une faveur spéciale les femmes éprouvent d’avance les sentiments qui doivent être un jour le partage des élus du ciel ; mais elles ne peuvent exister de cette vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts du monde ; il leur faut quelque chose d’exalté, d’enthousiaste, de surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées 191 . - Hélas ! il est difficile d’être femme sans fortune, sans jeunesse et sans enfants qui nous entourent ; on essaie de tout pour oublier cette pénible destinée 192 . - Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant répond à tout ; cette magie reste encore au courage, il affranchit honorablement des liens qu’impose la société ; ces liens sont les plus subtiles et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme sans père ou sans mari, quelque distinguée qu’elle soit, n’a point de force réelle ni de place marquée au milieu du monde 193 . - Beaucoup d’hommes regardent les femmes comme des jouets dans leur enfance, et dans leur jeunesse comme des maîtresses plus ou moins jolies que l’on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable. Il est donc assez injuste que ceux qui comptent les femmes pour rien, qui ne leur accordent aucun droit et presque aucune faculté, que ceux-là mêmes veuillent exiger d’elles les vertus de la force et de l’indépendance, la franchise et la sincérité 194 . - Les femmes étant victimes de toutes les institutions de la société, elles sont dévouées au malheur, si elles s’abandonnent le moins du monde à leurs sentiments, si elles perdent de quelque manière l’empire d’elles-mêmes 195 . - Avez-vous réfléchi au malheur d’une femme dont tous les liens naturels sont brisés ? Savez-vous que par la dépendance de son sort et la faiblesse de son cœur, la femme ne peut marcher seule dans la vie 196 ? - La société, la Providence même peut-être, n’a permis qu’un seul bonheur aux femmes, l’amour dans le mariage ; et quand elles en sont 190 V. t. 2, pp. 161-162, lettre XXI, (2, XIII, 315), Mme d’Artenas à Mme de R. 191 V. t. 2, pp. 233-234, lettre XXI, (2, XXVI, 354-355), Delphine à Mlle d’Albémar. 192 V. t. 2, p. 245, lettre XXXV, (2, XXVII, 360), Delphine à Mlle d’Albémar. 193 V. t. 3, pp. 8-9, lettre III, (2, XXXVI, 390), Mme d’Artenas à Delphine. 194 V. t. 3, p. 35, lettre VIII, (2, XLI, 405). 195 V. t. 3, p. 40, lettre VIII, (2, XLI, 407). 196 V. t. 3, p. 135, lettre XVI, (3, VI, 458), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 125 privées, il leur est aussi impossible de réparer cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les dons immédiats de la nature et dont elle dispose seule 197 . - Les soins de la vie domestique ont une grâce singulière dans les femmes ; la plus ravissante de toutes, la plus remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces occupations minutieuses, ces attentions bonnes et simples qu’il est doux de retrouver dans son intérieur 198 . - On a dit souvent que les femmes devaient ménager l’opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes ; je ne le pense pas : notre devoir à nous, c’est de protéger ce que nous aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre vie ; si nous perdions cette gloire, rien ne pourrait nous la rendre ; mais, quand même une femme serait attaquée dans l’opinion, ne pourrait-elle pas se relever, en prenant le nom d’un homme honorable, en associant son existence à la sienne, et recevant, sous son appui tutélaire, les hommages qu’il saurait lui ramener ? Les femmes ont toutes de l’enthousiasme pour la valeur 199 . - Le premier bonheur d’une femme, c’est d’avoir épousé un homme qu’elle respecte autant qu’elle l’aime, qui lui est supérieur par son esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce qu’il opprime sa volonté, mais parce qu’il éclaire sa raison et soutient sa faiblesse. Dans les circonstances même où elle aurait un avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer une erreur quand même il l’aurait commise 200 . - Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques chagrins 201 . - La première accusation fait perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation ; elle pourrait la recouvrer dans une société qui mettrait assez d’importance à la vertu pour chercher à savoir la vérité ; mais à Paris l’on ne veut pas s’en donner la peine 202 . - Une femme doit se sentir affligée, lorsqu’on la cite pour avoir aimé la révolution. Il me semble qu’une femme ne saurait avoir trop d’aristocratie dans ses opinions, comme dans le choix de sa société ; et tout ce qui peut établir une distance de plus, me paraît convenir davantage à son sexe et à 197 V. t. 3, pp. 171-172, lettre XX, (3, X, 478), Mlle d’Albémar à Delphine ; v. aussi t. 2, p. 60, lettre X, Delphine à Mlle d’Albémar. 198 V. t. 3, p. 192, lettre XXIII, (3, XIII, 488-489), Léonce à Delphine. 199 V. t. 3, p. 208, lettre XXV, (3, XV, 497), Léonce à Delphine. 200 V. t. 3, p. 239, lettre XXVIII, (3, XII, 513-514), Léonce à Barton. 201 V. t. 4, p. 50, lettre XI, (3, XXXVIII, 557), Mme d’Artenas à Delphine. 202 V. t. 4, p. 138, lettre XXVI, (4, IV, 604), Mme de Lebensei à M. de Lebensei. 126 Casimir Barjavel son rang. Il me semble ainsi qu’il lui sied bien d’être toujours du parti des victimes 203 . - Il est si difficile d’avoir pour époux l’homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité ; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c’est le seul bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse 204 . - Il n’existe aucun moyen pour une femme de s’affranchir des peines causées par l’injustice de l’opinion 205 . - Un esprit supérieur, un cœur excellent, une figure charmante, de la jeunesse, de la fortune, tous ces avantages qui attirent des ennemis à une femme, rendent un protecteur encore plus nécessaire ; si son esprit éclairé donne de l’indépendance à ses opinions et à sa conduite, c’est un danger de plus pour son repos, si elle n’a ni frère, ni mari qui lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces liens, se sont placées pour la plupart à l’abri des préjugés reçus, comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre 206 . - Les haines politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme 207 . - Des enfants, voilà le seul bien qui donne aux femmes un avenir après trente ans 208 . - Que peut être une femme chargée d’elle-même, et devant seule guider son existence sans but, son existence secondaire, que le ciel n’a créée que pour faire un dernier présent à l’homme 209 . - Il est des esprits qu’on appelle supérieurs, qu’on ne peut jamais soumettre aux convenances de la vie ; il faut supporter qu’ils vous donnent un jugement nouveau sur tout, et qu’ils vous développent des principes à eux, qu’ils appellent de la raison ; cette manière d’être me paraît souverainement absurde, particulièrement dans une femme. La conduite des femmes est tracée, leur rang leur marque leur place, leur état leur impose leurs opinions 210 . 203 V. t. 4, p. 24, lettre V, (3, XXXII, 543), Léonce à Delphine. 204 V. t. 4, p. 170, lettre XXXI, (4, IX, 621), Delphine à Mme de Lebensei. 205 V. t. 4, p. 219, lettre XXXV, (4, XIII, 646-647), Mme de Lebensei à Mlle d’Albémar. 206 V. t. 4, p. 228, lettre XXXVIII, (4, XVI, 651), M. de Lebensei à Léonce. 207 V. t. 4, p. 248, lettre XXXIX, (4, XVII, 662), M. de Lebensei à Delphine. 208 V. t. 5, p. 52, lettre VIII, (4, XXX, 707), Mme de R. à Delphine. 209 V. t. 5, p. 107, fragment 2, (737). 210 V. t. 5, p. 175, lettre XXIV, (5, IX, 777), Mme de Mondoville à sa sœur Mme de Ternan. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 127 - L’histoire de toutes les femmes se ressemble 211 . - Une femme a perdu tous ses agréments, lorsqu’on commence à lui parler avec ménagement des femmes jeunes et belles, et à ramener devant elle la conversation sur des sujets d’un genre plus grave ; elle doit sentir alors que tout est dit pour elle 212 . - L’amour-propre a nécessairement beaucoup d’influence sur le bonheur des femmes ; comme elles n’ont pas d’affaires, point d’occupations forcées, elles fixent leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire la vie qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les observations journalières 213 . - Le plus grand malheur des femmes, c’est de ne compter dans leur vie que leur jeunesse 214 . - La femme qui n’a pu se consoler de n’être plus belle, doit avoir l’âme la plus froide et l’esprit le plus léger 215 . - Les femmes sont destinées à verser des larmes ; mais quand les hommes en répandent, je ne sais quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du cœur 216 . - Une femme peut se croire, même avec raison, un esprit très remarquable ; cependant, qu’est-ce que cet esprit pour diriger sagement non seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier ? … - Pensez-vous qu’un homme sage puisse être empressé de s’unir à une personne qui voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent les maximes reçues ? … - Les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de préjugés par les incrédules, veulent que leurs femmes ne se dégagent d’aucun lien ; ils sont bien aises qu’elles soient dévotes, et se croient plus sûrs ainsi qu’elles respecteront et leurs devoirs et jusqu’aux moindres nuances de ces devoirs 217 . - Telle femme n’est point dévote, et n’a guère de principe sur rien, qui a beaucoup d’esprit, n’a point aimé son mari et cependant n’a jamais eu d’amant. Défiez-vous de ces caractères-là ; il faut que leur activité s’exerce de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui se sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes par leur légèreté et leurs inconséquences, ont été bien moins occupées d’en faire aux autres 218 . 211 V. t. 5, p. 184, lettre XXVI, (5, XI, 782), Delphine à Mlle d’Albémar. 212 V. t. 5, p. 190, lettre XXVI, (5, XI, 785), Delphine à Mlle d’Albémar. 213 V. t. 5, p. 195, lettre XXVI, (5, XI, 788). 214 V. t. 6, p. 52, lettre VI, (5, XXVI, 845), Mlle d’Albémar à Delphine. 215 V. t. 6, p. 54, lettre VI, (5, XXVI, 845). 216 V. t. 6, p. 118, lettre XVIII, (6, VI, 880), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 217 V. t. 1, p. 37 et p. 38, lettre II, (1, I, 96-97), Matilde de Vernon à Delphine. 218 V. t. 2, p. 185, lettre XXV, (8, XVII, 328), Mme de R. à Mme d’Artenas. 128 Casimir Barjavel Fautes. Il est des fautes dont les vertus généreuses sont la cause ; il est des fautes, comme les anges en commettraient, s’ils étaient témoins des faiblesses et des souffrances des hommes 219 . Génie. Le génie ne dira jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle dans les situations même inventées tandis que l’homme ordinaire ne sera inspiré que par la sienne propre. … Les grands hommes du siècle de Louis XIV remplissaient l’une des premières conditions du génie, ils étaient en avant des lumières de leur siècle : ils ne sont plus ceux qui se sont élancés les premiers dans la carrière ; mais, s’ils renaissaient, partant d’un autre point, ils dépasseraient encore tous leurs nouveaux contemporains 220 . Générosité. La générosité ne convient pas à celui qui a offensé 221 . - On doit rougir d’avoir l’air de la générosité, quand, par le don qu’on fait, on ne dérange en rien les habitudes de sa vie 222 . Histoire. L’histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous 223 . Honneur. L’honneur a sa conscience comme la religion ; et rougir à ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les remords causés par la crainte ou l’espérance d’une vie à venir. On lit dans un poète anglais (Prior), ces paroles remarquables : Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte : nor tears that wash out guilt, can wash out shame. Le repentir absout les âmes religieuses, mais pour l’honneur point de repentir ; quelle pensée ! Et combien dès l’enfance elle donne l’habitude de ne jamais céder à des mouvements de faiblesse, et de ne point repousser les avertissements les plus secrets, quand la délicatesse les suggère. Si l’honneur cependant n’embrasse point toutes les parties de la morale, la sensibilité n’achève-t-elle pas ce qu’il laisse imparfait ? A quel devoir pourrait-il donc manquer, l’homme qui se respecte et qui aime un objet vertueux 224 ? 219 V. t. 2, p. 55, lettre IX, (2, I, 257), Mlle d’Albémar à Delphine. 220 Delphine, t. 1, préface, pp. XII-XIII, (86). 221 V. t. 4, p. 186, lettre XXXIII, (4, XI, 629), Delphine à Mme de Lebensei. 222 V. t. 1, p. 29, lettre I, (1, I, 92), Delphine à Matilde . 223 V. Delphine, t. 1, préface, p. IX, (81). 224 V. t. 3, pp. 212-213, lettre XXV, (3, XV, 499-500), Léonce à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 129 Injustice. Le premier tort des malheureux, c’est l’injustice. Racine, dans Britannicus, a dit : La douleur est injuste, et toutes les raisons/ qui ne la flattent pas, aigrissent ses soupçons 225 . Intérêts. L’on ne pense pas à 20 ans comme à 40, et si l’oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne, l’appréciation de nos intérêts est une chose très naturelle dans un âge avancé 226 . - Les hommes qui prennent leur intérêt pour guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions qu’ils soutiennent, ni à celles qu’on leur dispute : céder et se taire est tellement leur habitude, qu’ils la pratiquent avec leurs égaux, pour s’y préparer avec leurs supérieurs 227 . - Les personnes qui ne s’imaginent pas qu’elles doivent soumettre leur conduite à aucun genre de calcul, peuvent se nuire beaucoup à elles-mêmes, jamais aux autres 228 . Imagination. On a voulu établir une sorte d’opposition entre la raison et l’imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas avoir de l’imagination, commencent d’abord par manquer de raison, dans l’espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut distinguer l’imagination qui peut être considérée comme l’une des plus belles facultés de l’esprit, et l’imagination dont tous les êtres souffrants et bornés sont susceptibles. L’une est un talent, l’autre une maladie ; l’une devance quelquefois la raison, l’autre s’oppose toujours à ses progrès ; on agit sur l’une par l’enthousiasme, sur l’autre par l’effroi ; je conviens que quand on veut dominer les têtes faibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison proscrirait ; mais pour produire ce genre d’effet, les contes des revenants valent beaucoup mieux que les chefs-d’œuvre littéraires. L’imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d’œuvre tient par des liens très forts à la raison ; elle inspire le besoin de s’élever au delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet pas de rien dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est meilleur, de ce qui est plus grand que nous ; c’est ce qu’on appelle, en tout genre, le beau idéal, c’est l’objet auquel aspirent toutes les âmes douées de quelque dignité naturelle ; mais ce qui est contraire à nos connaissances, à nos idées positives, déplaît à l’imagination presque autant qu’à la raison même 229 . 225 V. t. 2, p. 63, lettre X, (2, II, 262), Delphine à Mlle d’Albémar. La citation de Racine est un rajout de Barjavel. 226 V. t. 1, p. 99, lettre IX, (1, IX, 129), Mme de Vernon à M. de Clarimin. 227 V. t. 1, p. 111, lettre X, (1, X, 137), Delphine à Mlle d’Albémar. 228 V. t. 1, p. 99, lettre IX, (1, IX, 129-130), Mme de Vernon à M. de Clarimin. 229 V. t. 1, préface, pp. XXI-XXII, (88). 130 Casimir Barjavel - L’imagination influe toujours sur notre bonheur, alors même qu’on l’empêche de diriger notre conduite ; aussi est-il très souvent plus nécessaire de ruser avec elle que de vouloir l’asservir 230 . Ingratitude. De tous les vices humains, l’ingratitude n’est-il pas le plus dur, celui qui suppose le plus de sécheresse dans l’âme, le plus d’oubli du passé, de ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles 231 ? - L’ingratitude ! C’est un grand mot dont on abuse beaucoup. On se sert parce que l’on s’aime, et quand on ne s’aime plus l’on est quitte, on ne fait rien dans la vie que par calcul ou par goût ; je ne vois pas ce que la reconnaissance peut avoir à faire dans l’un ou dans l’autre 232 . - Jugez combien les ingrats et ceux qui auraient envie de l’être, trouvent mauvais qu’on se souvienne des services qu’on a rendus 233 ! - Il est des cas où l’on est porté à reprocher les services qu’on a rendus ; mais les ingrats ne manquent pas de dire alors que tous les services du monde sont effacés par les reproches. Vous sentez aisément combien il serait facile de se dégager ainsi de la reconnaissance. On blesserait le cœur d’une personne qui se serait conduite généreusement envers nous ; elle s’en plaindrait et l’on dirait ensuite que toutes ses actions sont effacées par ses paroles 234 . - Il faut se dévouer, quand on le peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu’entraîne une révolution, et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette révolution même ; mais il ne faut pas compter en général sur le souvenir qu’elles en conserveront. … Un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu’il n’est pas de la même opinion que lui ; et peut-être arrive-t-il souvent, que l’on invente, pour se dégager d’une reconnaissance pénible, mille calomnies auxquelles on n’aurait pas pensé, si l’on était resté tout à fait étranger l’un à l’autre 235 . Jalousie. Léonce va nous retracer les sentiments de jalousie délicate qu’il éprouva à la vue des hommages que Delphine reçut dans une soirée chez Mme d’Artenas : « J’entendis les acclamations d’enthousiasme, je dirais presque d’amour, de tous ceux qui vous entouraient. Tandis que votre esprit se montrait plus libre, plus brillant que jamais, il m’était impossible de 230 V. t. 6, p. 159, lettre XXIV, (6, XII, 901). 231 V. t. 2, p. 271, lettre XXXIX, (2, XXXI, 373), Delphine à Mlle d’Albémar. 232 V. t. 2, p. 278, lettre XXXIX, (2, XXXI, 377). 233 V. t. 3, p. 10, lettre III, (2, XXXVI, 292), Mme d’Artenas à Delphine. 234 V. t. 3, pp. 14-15, lettre IV, (2, XXXVII, 394), Delphine à Mme d’Artenas. 235 V. t. 4, pp. 18-19, lettre IV, (3, XXXI, 540), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 131 me mêler à la conversation ; vous étiez gaie et j’étais sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi, je suis heureux. Pourquoi donc étais-je si embarrassé, si triste ? Expliquez-moi la raison de cette différence ? Ah ! si vous alliez découvrir que c’est parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m’aimez ? Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l’amour ; le sentiment que vous avez daigné m’accorder s’affaiblirait au milieu de tant d’impressions variées. Je le sais, votre cœur est trop sensible pour que l’amour propre puisse le distraire des affections véritables ; mais enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous paraissez, ne vous causentils pas quelques plaisirs ? Et ces plaisirs ne viennent pas de moi ; ce seraient eux, au contraire, qui pourraient vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun objet, mais s’attache aux moindres nuances des sentiments du cœur. Ces suffrages qui se pressent autour de vous, il me semble qu’ils nous séparent ; ces éloges qu’on vous prodigue, donnent à tant d’autres l’occasion de vous nommer, de s’entretenir de vous, de prononcer des paroles flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que je serai sans doute entraîné à vous redire encore » 236 . Liberté. Les Anglais cherchent l’utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres ; ils ont besoin d’être instruits, plutôt qu’amusés, parce qu’ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir 237 . - Toutes les fois qu’une nation s’efforce d’arriver à la liberté, je puis blâmer profondément les moyens qu’elle prend, mais il me serait impossible de ne pas m’intéresser à son but. La liberté est le premier bonheur, la seule gloire de l’ordre social ; l’histoire n’est décorée que par les vertus des peuples libres ; les seuls noms qui retentissent de siècle en siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont aimé la liberté ! Nous avons en nous-mêmes une conscience pour la liberté comme pour la morale ; aucun homme n’ose avouer qu’il veut la servitude, aucun homme n’en peut être accusé sans rougir ; et les cœurs les plus froids, si leur vie n’a point été souillée, tressaillent encore, lorsqu’ils voient en Angleterre les touchants exemples du respect des lois pour l’homme, et des hommes pour la loi ; lorsqu’ils entendent le noble langage qu’ont prêté Corneille et Voltaire aux ombres sublimes des Romains 238 . 236 V. t. 3, pp. 176-178, lettre XXI, (3, XI, 480-481), Léonce à Delphine. 237 Delphine, t. 1, préface, pp. XIII-XIV, (83-84). 238 V. t. 5, pp. 206-207, lettre XXIX, (5, XIV, 794-795), M. de Lebensei à Léonce. 132 Casimir Barjavel - De tous les sentiments, l’amour de la liberté me paraît le plus digne d’un caractère généreux 239 . - Il serait aussi impossible à un galant homme de ne pas aimer la liberté, de ne pas la servir, que de fermer son cœur à la générosité, à l’amitié, à tous les sentiments les plus vrais et les plus purs. Ce n’est pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter de semblables idées ; il s’y mêle un enthousiasme généreux, qui s’empare de nous comme toutes les passions nobles et fières et nous domine impérieusement 240 . - Cette révolution que beaucoup d’attentats ont malheureusement souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu’elle assurera à la France ; s’il n’en devait résulter que diverses formes d’esclavage, ce serait la période de l’histoire la plus honteuse ; mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu’il y a de noble dans l’espèce humaine est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événements qui l’ont amenée 241 . - Voici quelques idées sur la liberté, extraites des œuvres de Mme Roland, t. 3, pp. 169 et suiv. (De la liberté) : « Je distingue, dit-elle, la liberté de la volonté, celle des actions et celle de l’esprit. Je doute que la première existe ; la seconde me paraît très rare, et la troisième n’appartient qu’aux sages. La liberté métaphysique est un problème sur lequel je cherche à exercer mes idées : la liberté politique est un bien dont j’aime à me rappeler l’image et l’utilité : la liberté philosophique, la seule peut-être qu’il m’appartienne de connaître, est un trésor que je veux acquérir. La liberté politique consiste, pour chaque individu d’une société, à faire tout ce qu’il juge propre pour son bien, dans ce qui ne nuit point aux autres. C’est le pouvoir d’être heureux sans faire de mal à personne. … L’esclavage et la vertu sont incompatibles. … La tyrannie dégrade également celui qui l’exerce et ceux qu’elle asservit ; tous perdent avec elle le sentiment du vrai, l’idée du juste et le goût du bien. … Le véritable courage n’appartient qu’à l’homme libre. … La jouissance et l’inviolabilité des premiers droits de l’homme social, la sûreté personnelle et la propriété, avec le pouvoir de les réclamer au cas d’une lésion accidentelle, sont proprement l’essence de la liberté : c’est le chef-d’œuvre de la législation. … Tous les peuples ne sont pas capables de jouir de la liberté ; la même nation ne saurait la supporter également dans tous les temps. … Compagne assez ordinaire de la pauvreté, la fertilité d’un pays abondant en superflu, l’étouffe pour ainsi dire par sa richesse. Aussi est-il assez généralement vrai, que les plus beaux pays sont ceux qui ont le plus mauvais gouvernement. … La liberté ne convient qu’à des hommes simples 239 V. t. 1, p. 213, lettre XXV, (1, XXV, 190), Delphine à Mlle d’Albémar. 240 V. t. 4, p. 27, lettre VI, (3, XXXIII, 544-545), Delphine à Léonce. 241 V. t. 6, p. 157, lettre XXIV, (6, XII, 900). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 133 et qui ont peu de besoins. … L’industrie et les arts ouvrent la première porte à l’inégalité, isolant ceux qui les professent en leur donnant des moyens extraordinaires d’acquérir et leur offrant des ressources indépendantes de l’avantage commun. … J’entends par la liberté de l’esprit, non seulement cette vue saine d’un jugement éclairé qui n’est point troublé par les préjugés ni par les passions, mais encore cette ferme et tranquille assiette d’une âme forte, supérieure aux événements ; je l’appelle philosophique, parce qu’elle est le fruit de la sagesse et l’une de ses preuves les moins équivoques. » Mélancolie. Il est de grandes pensées vers lesquelles la mélancolie nous ramène invinciblement ; l’incertitude de la destinée humaine, l’ambition de nos désirs, l’amertume de nos regrets, l’effroi de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du cœur, enfin, dans lequel les âmes sensibles aiment tant à s’égarer 242 . - Le bonheur même des âmes sensibles n’est jamais sans quelque mélange de mélancolie 243 . Musique. Je ne connais rien de si touchant qu’un aveugle qui se livre à l’inspiration de la musique ; on dirait que la diversité des sons et des impressions qu’ils font naître, lui rend la nature entière dont il est privé. La timidité naturellement inséparable d’une infirmité si malheureuse, défend d’entretenir les autres de la peine que l’on éprouve, et l’on évite presque toujours d’en parler ; mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu’il vous apprend le secret de ses chagrins ; il jouit d’avoir trouvé enfin un langage délicieux qui permet d’attendrir le cœur sans craindre de le fatiguer 244 . - La musique est un langage mystérieux, et les émotions que l’harmonie nous fait éprouver sont tout à fait indéfinissables 245 . - L’âme qui repousse la musique, dit Shakespeare, est pleine de trahison et de perfidie 246 . - Quel langage conviendrait mieux aux anges que cette mélodie qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de 242 V. t. 1, p. 146, lettre XV, (1, XV, 155), Delphine à Mlle d’Albémar. 243 V. t. 1, p. 45, lettre III, (1, III, 101), Delphine à Matilde . 244 V. t. 3, pp. 233-234, lettre XXVIII, (3, XVIII, 510), Léonce à Barton. 245 V. t. 3, p. 254, lettre XXXI, (3, XXI, 522), Delphine à Léonce. 246 V. t. 4, p. 101, lettre XVII, (3, XLIV, 583), Léonce à Delphine. Shakespeare a dit crûment qu’il ne faut pas se fier à l’homme qui n’a dans son âme aucune musique ; qu’un pareil homme est capable de trahisons, de stratagèmes et […] la Ste baume, t. 2, p. 229. 134 Casimir Barjavel l’âme ! Il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole ne saurait peindre 247 . - La musique rappelle trop vivement tous les souvenirs 248 . Mort. J’ai toujours blâmé les cérémonies des catholiques auprès des mourants ; elles ont quelque chose de sombre et de terrible qui ne s’allie point avec l’idée que je me fais de la bonté de l’Etre suprême 249 . - Les moralistes anciens et modernes fourniraient plus d’une réflexion propre à soutenir l’âme défaillante devant la terreur de la mort. … Pourquoi ne chercherait-on point à environner la mort d’images et d’idées calmes, et à réveiller ainsi au fond du cœur ces impressions sensibles et religieuses qui font passer doucement des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau 250 ? - Qui pourrait absoudre d’un crime envers les morts ? Quelle voix dirait qu’ils ont pardonné 251 ? - Elle commence, la mort, à la première affection qui s’éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui disparaît ! Ses signes avantcoureurs se marquent tous à l’avance sur nos traits ; l’on se voit privée par degrés des moyens d’exprimer ce que l’on sent, l’âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce qu’on éprouve, et les impressions de notre cœur, comme renfermées au dedans de nous-mêmes, n’ont plus ni regards ni physionomie, pour se faire entendre des autres ; il faut alors mener une vie grave, et porter sur un visage abattu, cette tristesse de l’âge, tribut que la vieillesse doit à la nature qui l’opprime 252 . - A-t-on raison d’entourer nos derniers moments d’un appareil si sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant d’idées terribles l’imagination des infortunés qui expirent ? Le sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs. Ne vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l’homme comme celle du jour, et faire ressembler, autant qu’il est possible, le sommeil de la mort au sommeil de la vie ! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce qu’il aime, doit écarter de lui cette pompe funèbre ; l’affection l’accompagne jusqu’à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les cœurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour lui la bienveillance du ciel ; mais l’être infortuné qui périt seul, a peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel ; que des ministres 247 V. t. 4, p. 145, lettre XXVII, (4, V, 608), Delphine à Mme de Lebensei. 248 V. t. 5, p. 145, lettre XIX, (5, III, 761), Delphine à Mlle d’Albémar. 249 V. t. 3, p. 61, lettre IX, (2, XLII, 418), Delphine à Mlle d’Albémar. 250 V. t. 3, pp. 71-72, lettre X, (2, XLIII, 423-424), Mme de Lebensei à Mlle d’Albémar. 251 V. t. 3, p. 127, lettre XIV, (3, IV, 453), Delphine à Léonce. 252 V. t. 5, pp. 195-196, lettre XXVI, (5, XI, 788-789). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 135 de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes qui expriment la compassion du ciel pour l’homme, et que le plus grand mystère de la nature, la mort, ne s’accomplisse pas sans causer à personne ni pitié ni terreur 253 . - Rien n’est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d’un enfant ! Cette cérémonie n’a rien de sombre, il semble qu’on devrait plaindre davantage celui qui perd la vie avant d’avoir goûté ses beaux jours, et cependant on éprouve un sentiment tout à fait contraire ; ce qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l’ont précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n’ont pu conduire au but et n’ont creusé que l’abîme, où le temps et la douleur précipitent tous les hommes ; mais j’aime ces mots d’Hervey sur la tombe d’un enfant : « La coupe de la vie lui a paru trop amère, et il a détourné la tête. » Heureux enfant ! Dispensé de l’épreuve 254 ! - Quoiqu’on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n’en ont aucune idée ; il ne la craignent ni pour eux ni pour les autres : ils craignent de souffrir et non de mourir 255 . Mérite. C’est un rare mérite que celui qui est vivement senti, même par les hommes vulgaires ; et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de l’effet sur tout le monde, qu’à ces supériorités mystérieuses qui ne sont reconnues que par les adeptes 256 . Mariage. Peut-on regarder un mariage comme décidé, quand on n’a jamais vu celle qu’on doit épouser 257 ? - Oui, je ne crains pas de le dire, s’il était une circonstance qui pût nous permettre une plainte contre notre créateur, ce serait du sein d’un mariage mal assorti que cette plainte échapperait ; c’est sur le seuil de la maison habitée par ces époux infortunés, qu’il faudrait placer ces belles paroles de Dante qui proscrivent l’espérance. Non, Dieu ne nous a point condamnés à supporter un tel malheur ! Le vice s’y soumet en apparence, et s’en affranchit chaque jour ; la vertu doit le briser, quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur d’aimer, à ce bien dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature que le mépris de la mort 258 . - Le bonheur parfait ne peut jamais être le partage d’une femme à qui l’erreur de ses parents ou la sienne propre ont fait contracter un mauvais 253 V. t. 6, pp. 108-109, lettre XVI, (6, IV, 874-875), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. V. aussi La Nouvelle Héloïse, 6 e partie, lettre XI, M. de Wolmar à St. Preux. 254 V. t. 6, pp. 116-117, lettre XVIII, (6, VI, 879), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 255 V. Nouvelle Héloïse, 6 e partie, lettre XI, M. de Wolmar à St. Preux. 256 V. t. 1, p. 151, lettre XVI, (1, XVI, 157), Mlle d’Albémar à Delphine. 257 V. t. 1, p. 181, lettre XXI, (1, XXI, 173), Léonce à Barton. 258 V. t. 2, p. 113, lettre XV, (2, VII, 288-289). 136 Casimir Barjavel mariage. Pour les femmes, toutes les années de la vie dépendent d’un jour ; et d’un seul acte de leur volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur destinée 259 . - Pour que le mariage remplisse l’intention de la nature, il faut que l’homme ait, par son mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu’elle reconnaisse et dont elle jouisse ; malheur aux femmes obligées de conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les petitesses de leur mari ou de s’en affranchir en portant seules le poids de l’existence ! Le plus grand des plaisirs, c’est cette admiration du cœur qui remplit tous les moments, donne un but à toutes les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l’approbation de l’ami qui vous honore en vous aimant. Ne jugez pas le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la fortune ou de la nature ; connaissez le degré d’affection dont l’amour conjugal les fait jouir, et c’est alors seulement que vous saurez quelle est leur part de félicité sur la terre ! … Il n’est de bonheur pendant la vie que dans cette union du mariage, que dans cette affection des enfants, qui n’est parfaite que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux jouissances de la vie domestique ; mais je ne sais quelle force secrète la Providence a mise dans la morale, les circonstances de la vie paraissent indépendantes d’elles, et c’est elle seule cependant qui finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent pas ; des événements terribles, ou des dégoûts naturels brisent les liens qu’on croyait les plus solides ; l’opinion vous poursuit, l’opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur. Et quand il serait possible d’échapper à son empire, peut-on comparer le plaisir de se voir quelques heures au milieu du monde, quelques heures interrompues, avec l’intimité parfaite du mariage 260 ? - Quand le sort d’une femme est uni à celui de l’homme qu’elle aime, chaque fois qu’il rentre chez lui, qu’elle entend son pas, qu’il ouvre sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu’il fait concevoir comment la nature, en ne donnant aux femmes que l’amour, n’a pas été cependant injuste envers elle 261 . - C’est du mariage que doivent dériver toutes les affections d’une femme, et si le mariage est malheureux, quelle confusion n’en résulte-t-il pas dans les idées, dans les devoirs, dans les qualités même 262 ! 259 V. t. 2, p. 126, lettre XV, (2, VII, 296). 260 V. t. 3, pp. 239-240 et 243-244, lettre XXVIII, (3, XVIII, 514 et 516). 261 V. t. 5, p. 241, lettre XXXIII, (5, XVIII, 813), Delphine à Mme de Cerlèbe. 262 V. t. 5, p. 243, lettre XXXIII, (5, XVIII, 814), Delphine à Mme de Cerlèbe. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 137 - Quand une femme aime plus son mari qu’il ne l’aime, c’est à lui de la diriger ; celui des deux qui ne peut vivre sans l’autre est l’être soumis et dominé 263 . Maternité. Dans un mariage de raison, une femme peut goûter encore la douceur d’être mère ; il est si difficile d’avoir pour époux l’homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité ; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c’est le seul bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse 264 . - La nature prodigue envers la jeunesse, a réservé aux femmes les plus doux plaisirs de la maternité, pour l’époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de l’amour ; elles sont les premiers objets de l’affection de leurs enfants, à l’âge où elles peuvent l’être encore de l’époux, de l’amant qui les préfère, et quand leur jeunesse finit, celle de leurs enfants commence, et tout l’attrait de l’existence les leur enlève au moment même où elles auraient le plus besoin de se reposer sur leurs sentiments 265 . - Une incertitude presque habituelle, une réserve fière, se mêlent à l’amour que vous inspirent vos enfants. Ils s’élancent vers tant de plaisirs qui doivent les séparer de vous, ils sont appelés à tant de vie après votre mort, qu’une timidité délicate vous commande de ne pas trop vous livrer en leur présence à vos sentiments pour eux. Vous voulez attendre au lieu de prévenir, et conserver envers cette jeunesse resplendissante, la dignité qu’on doit garder avec les puissants, alors même qu’on a pour eux la plus sincère amitié ! Mais il n’en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s’exprimer sans crainte : elle est si sûre de l’impression qu’elle produit 266 ! Médiocrité. N’avez-vous pas souvent remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes distinguées s’accordent mal ensemble ! Les esprits tout à fait vulgaires s’arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs ; mais la médiocrité ne suppose rien au delà de sa propre intelligence, et regarde comme folie tout ce qui la dépasse 267 . Morale. Il n’est pas vrai qu’il ne faille point d’effort pour être vertueux : c’est le bonheur, j’en conviens, qu’on doit considérer comme le but de la 263 V. t. 1, pp. 123-124, lettre XII, (1, XII, 143), Delphine à Mlle d’Albémar. 264 V. t. 4, p. 170, lettre XXXI, (4, IX, 621), Delphine à Mme de Lebensei. 265 V. t. 5, p. 191, lettre XXVI, (5, XI, 786). 266 V. t. 5, p. 231, lettre XXXII, (5, XVII, 808-809), Mme de Cerlèbe à Delphine. 267 V. t. 2, p. 7, lettre I, (1, XXXI, 231), Léonce à sa mère. 138 Casimir Barjavel Providence ; mais la morale, qui est l’ordre donné à l’homme de remplir les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le bonheur particulier soit immolé au bonheur général 268 . - La morale nous rend l’avenir présent, c’est une de ses plus heureuses puissances, exerçons-la pour notre bonheur 269 . - Un parti peut blesser les convenances ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il ne s’accorde pas avec la morale, la raison et l’humanité. … L’homme fier, l’homme vertueux ne doit obéir qu’à la morale universelle ; que signifient ces devoirs qui tiennent aux circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des prêtres, et soumettent la conscience de l’homme à la décision d’autres hommes, asservis depuis longtemps sous le joug des mêmes préjugés et surtout des mêmes intérêts ? Certes, la morale est d’une assez haute importance pour que l’Etre suprême ait accordé à chacune de ses créatures ce qu’il faut de lumières pour la comprendre et pour la pratiquer ; et ce qui répugne aux cœurs les plus purs, ne peut jamais être un devoir 270 ! - Il faut respecter la morale publique ; elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins telle qu’elle est, il ne faut pas la braver ; car elle tient à quelque vertu dans l’opinion de ceux qui l’adoptent 271 . Mal. Alexandre Dumas dans Angèle (acte 1, scène 2) fait dire à Alfred d’Alvimar : « … Dès que je fus convaincu que le mal particulier concourait au bien général, il me parut de droit incontestable de rendre aux individus le mal que la société m’avait fait, du moment que du mal des autres naîtrait un bien pour moi ; car faire le mal pour le plaisir du mal est un travail inutile. » Malheur. Combien d’hommes à talent à qui il ne manque qu’un grand malheur pour devenir hommes de génie ! C’est ainsi que M. J. Reboul, le boulanger de Nîmes, est devenu poète : Il avait épousé une femme qu’il aimait : cette femme mourut. Les larmes de Reboul refluèrent vers son cœur et l’inondèrent ; car on tenta en vain de le consoler : il chercha la solitude, et à défaut d’âmes qui pussent le comprendre, il se plaignit à Dieu. Ces plaintes religieuses et solitaires prirent un caractère poétique et élevé qu’il n’avait jamais remarqué dans ses paroles : ses pensées se formulèrent dans un idiome presque inconnu à lui-même, et comme elles tendaient au ciel, 268 V. t. 4, pp. 257-258, lettre XL, (4, XVIII, 667), Delphine à M. de Lebensei. 269 V. t. 5, p. 237, lettre XXXII, (5, XVII, 811), Mme de Cerlèbe à Delphine. 270 V. t. 6, pp. 153-154, lettre XXIV, (6, XII, 898-899). 271 V. t. 2, p. 193, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Mme d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 139 à défaut de sympathies sur la terre, le Seigneur leur donna des ailes, et elles montèrent vers les hautes régions 272 . Nations (caractères de diverses). N’avez-vous pas remarqué combien il est facile de reconnaître au premier coup d’œil le rang qu’un Français occupe dans le monde ? Ses prétentions et ses inquiétudes le trahissent presque toujours dès qu’il peut craindre d’être considéré comme inférieur ; tandis que les Anglais et les Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de les juger, ni de les classer légèrement 273 . - Les Français à vingt-cinq ans sont rarement sauvages, savants et philosophes ; ils ne veulent pas, comme ils le disent, se gâter par les manières anglaises ; mais, à mon avis, ils ont tort ; car il n’existe pas de plus noble caractère que celui des Anglais 274 . - Quand une fois on connaît bien les hommes, aucune préférence vive n’est possible pour telle ou telle nation 275 . Nuit. Quelle égalité règne dans l’univers pendant la nuit ! Les puissants sont sans force, les faibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur ! Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez doux ; dans le jour il vous semble que les témoins, que les juges assistent à vos plus secrètes réflexions ; mais dans la solitude de la nuit, vous vous sentez indépendant ; la haine dort, et des malheureux comme vous pourraient seuls encore vous entendre 276 ! Opinion publique. Je crois tellement essentiel pour une femme de ménager en tout point l’opinion, que je lui conseillerais de ne rien braver en aucun genre, ni superstitions, ni convenances, quelques puériles qu’elles puissent être ; combien toutefois il vaut mieux n’avoir point à penser aux suffrages du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les sacrifices que l’opinion peut exiger de nous 277 . - Loin de chercher les suffrages du plus grand nombre, par les ménagements nécessaires pour se les concilier, je serais presque tentée de croire que l’approbation des hommes flétrit un peu ce qu’il y a de plus pur dans la vertu, et que le plaisir qu’on pourrait prendre à cette approbation, finirait par 272 V. Alexandre Dumas, Nouvelles impressions de voyage, Midi de la France, t. 2, pp. 153-154, 3 vol., Paris 1841. V. aussi ci-dessus le mot « douleur ». 273 V. t. 1, p. 114, lettre XI, (1, XI, 138), Delphine à Mlle d’Albémar. 274 V. t. 2, p. 114, lettre XV, (2, VII, 289). 275 V. t. 2, p. 194, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Delphine. 276 V. t. 5, pp. 145-146, lettre XIX, (5, III, 761), Delphine à Mlle d’Albémar. 277 V. t. 1, p. 39, lettre II, (1, II, 97), Matilde de Vernon à Delphine. 140 Casimir Barjavel gâter les mouvements simples et irréfléchis d’une bonne nature. … Une âme bien née n’a qu’un seul principe à observer dans le monde, faire toujours du bien aux autres, et jamais de mal. Qu’importe à celui qui croit à la protection de l’Etre suprême et vit en sa présence, à celui qui possède un caractère élevé et jouit en lui-même du sentiment de la vertu, que lui importe, dis-je, les discours des hommes ? Il obtient leur estime tôt ou tard, car c’est de la vérité que l’opinion publique relève en dernier ressort ; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l’envie excitent contre les êtres distingués. Cette indépendance, cette philosophie de principes conviennent peut-être mieux encore à un homme qu’à une femme ; mais je crois aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il faut d’avance fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l’opinion rend tant de femmes dissimulées 278 . - Les hommes médiocres ont au moins autant d’influence sur l’opinion publique que les hommes supérieurs 279 . - Lutter contre l’opinion, au milieu de la société, est, pour une femme, le plus grand supplice dont je puisse me faire l’idée. Il faut être ou bien audacieuse ou bien humble pour s’y exposer. Une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans la retraite, pour conserver son repos et sa dignité ; mais il y a une grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l’est qu’aux yeux des autres 280 . - Il faut respecter la morale publique ; elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins, telle qu’elle est, il ne faut pas la braver, car elle tient à quelque vertu dans l’opinion de ceux qui l’adoptent 281 . - Sous la proscription de l’opinion, une femme s’affaiblit, mais un homme se relève. Il semble qu’ayant fait les lois, les hommes sont les maîtres de les interpréter ou de les braver 282 . - La vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous apprendre à nous en passer 283 . - Je ne crains point les hommes tant que ma conscience ne me reproche rien, ils me feraient trembler si j’avais perdu cet appui 284 . 278 V. t. 1, pp. 164 et 166-167, lettre XIX, (1, XIX, 164 et 165-166), Delphine à Mlle d’Albémar. 279 V. t. 1, p. 236, lettre XXVII, (1, XXVII, 202), Léonce à Barton. 280 V. t. 2, p. 107, lettre XV, (2, VII, 285-286). 281 V. t. 2, p. 193, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Delphine. 282 V. t. 2, p. 247, lettre XXXV, (2, XXVI, 361), Delphine à Mlle d’Albémar. 283 V. t. 3, p. 16, lettre IV, (2, XXXVII, 395), Delphine à Mme d’Artenas. 284 V. t. 3, p. 105, lettre XII, (3, II, 442), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 141 - Le public veut toujours qu’une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle héroïque, il la condamne sévèrement 285 . - J’ai toujours pensé qu’un homme ne peut répondre ni de son bonheur, ni de celui de la femme qu’il aime, s’il ne sait pas dédaigner l’opinion ou la subjuguer 286 . - On ne doit point être tout à fait indifférent aux suffrages publics ; l’homme est juge de l’homme, et malheur à celui qui n’aurait pas l’espérance que sa tombe au moins sera honorée 287 ! - La source de ce qui est bien est-elle entièrement pure ? On veut les suffrages des hommes pour récompense d’une bonne conduite, et c’est ainsi que la vertu n’est jamais sans mélange ; mais dans le mal, il n’y a que du mal 288 . - Si notre conscience était d’accord avec le mal que les hommes peuvent dire de nous, chacun d’eux pourrait nous humilier, car notre cœur ne conserverait en lui-même aucune force pour se relever 289 . - C’est aux femmes peut-être qu’il est permis de trembler devant l’opinion ; mais c’est aux hommes surtout qu’il convient de la diriger ou de s’en affranchir 290 . - On ne peut jamais être sûr de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l’une et l’autre des jugements des hommes 291 . - Il est des personnes qui, bien qu’elles ne cherchent point à plaire, sont pourtant très inquiètes de ce qu’on peut dire d’elles ; elles n’ont ni l’indifférence sur les jugements des hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour l’opinion, que devrait leur suggérer leur désir de la captiver. Elles veulent obtenir ce qu’elles sont résolues de ne pas mériter, et cette manière d’être leur donne de la fausseté dans leurs relations avec les étrangers et de la violence dans leur intérieur domestique 292 . - L’idée générale de ménager l’opinion, de parvenir à la recouvrer quand une injustice vous l’a ravie, ne rappelle rien à l’esprit qui ne soit sage et noble ; mais combien tous les détails de cette entreprise répugnent à l’élévation des sentiments ! Combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance, et comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d’orgueil vous dit souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut mieux 285 V. t. 4, p. 226, lettre XXXVIII, (4, XVI, 650), M. de Lebensei à Léonce. 286 V. t. 4, p. 250, lettre XXXIX, (4, XVII, 663), M. de Lebensei à Delphine. 287 V. t. 5, p. 204, lettre XXIX, (5, XIV, 793-794), M. de Lebensei à Léonce. 288 V. t. 6, p. 130, lettre XXI, (6, IX, 886), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 289 V. t. 6, p. 161, lettre XXIV, (6, XII, 902). 290 V. t. 6, p. 164, lettre XXIV, (6, XII, 904). 291 V. t. 4, p. 29, lettre VI, (3, XXXIII, 546), Delphine à Léonce. 292 V. t. 2, p. 111, lettre XV, (2, VII, 288). 142 Casimir Barjavel à ce qui vaut le moins, et d’humilier un être distingué devant la capricieuse faveur de tant d’individus sans nul mérite, de tant d’individus qui, si vous étiez dans la prospérité, se rendraient bientôt justice, et se placeraient d’euxmêmes à cent pieds au-dessous de vous 293 ! Politique. En politique, comme dans toutes les actions de notre vie, il faut suivre scrupuleusement ce que l’honneur exige de nous ; mais prendrez-vous pour arbitre de l’honneur, l’approbation ou le blâme des hommes ? Je suis convaincu que, même dans les temps les plus calmes, il faut savoir sacrifier l’opinion présente à l’opinion à venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes momentanées ; mais si cela est vrai d’une manière générale, combien cela ne l’était-il pas davantage pendant les temps malheureux de la Révolution française ? On ne pouvait satisfaire alors que l’opinion d’un parti ; ce qui vous valait l’estime de l’un vous ôtait celle de l’autre, et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d’en appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles pendant lesquelles les hommes des bords opposés plaident contradictoirement et s’objectent également la morale et l’honneur. Ce n’est pas tout : l’opinion même du parti que vous choisiriez pourrait changer ; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus et positifs ; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles qu’en soient les suites ; mais dans les débats politiques, le succès est, pour ainsi dire, ce qu’était autrefois le jugement de Dieu ; les lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique, comme elles manquaient autrefois en jurisprudence ; et l’on prend pour juge le succès qui trompe sans cesse sur la vérité ; il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les épreuves du fer et du feu, par ces épreuves dont le hasard ou la force décident bien plus souvent que l’innocence et la vertu : Si vous acquérez de l’influence dans votre parti et qu’il soit vaincu, il vous accusera des démarches mêmes qu’il vous aura demandées et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront d’avoir été entraînées par leurs chefs ; les hommes médiocres se tirent toujours d’affaire ; ils livrent les hommes distingués qui les ont guidés, aux hommes médiocres du parti contraire ; les ennemis mêmes se rapprochent, quand ils ont l’occasion de satisfaire ensemble la plus forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d’amour-propre, de tous ces hasards de circonstances, de toutes ces préventions de parti, quand l’un vous injurie, quand l’autre vous loue, où donc est l’opinion ? A quel signe peut-on la reconnaître ? … Dans les questions politiques qui ont divisé naguère la France, où était la vérité, me direz-vous ? Le devoir le plus sacré pour un homme n’est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa patrie ? L’indépendance nationale 293 V. t. 4, p. 281, lettre XLIV, (4, XXII, 679), Delphine à M. de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 143 n’est-elle pas le premier des biens, puisque l’avilissement est le seul malheur irréparable ? Vainement on croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures institutions politiques : le ressort des âmes une fois brisé, le mal, le bien, tout est égal ; et vous trouverez dans le fond des cœurs, je ne sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait douter, au milieu d’une nation conquise et résignée à l’être, si vous vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas venus habiter la terre que la nature avait destinée à l’homme 294 . - Les hommes se ressemblent comme père, comme ami, comme fils ; c’est par ces affections de la nature que tous les cœurs se répondent, mais les fureurs des factions politiques ne peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu’on peut sentir contre des ennemis puissants, mais qui s’éteignent à l’instant quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentiments et leur malheur 295 . - Une femme doit détester les haines de parti, et quoiqu’elle aime vivement et sincèrement la liberté nationale, elle ne doit point se livrer à cet enthousiasme, parce qu’il l’entraînerait au milieu des passions qui ne conviennent point à son sexe 296 . - Dans les discussions politiques, un homme d’honneur doit détester la force, alors même qu’elle appuie la raison ; et s’il avait le malheur d’être de l’avis du plus fort, il devrait se taire 297 . - Quelle que soit l’opinion politique que l’on embrasse, les ennemis trouvent aisément l’art de blesser la fierté, par les motifs qu’ils vous supposent ; il faut en revenir aux lumières de son esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l’on fasse, s’efforcent toujours de ternir l’éclat de nos sentiments les plus purs. Ce qui est surtout impossible, c’est de concilier entièrement en sa faveur l’opinion générale, lorsqu’un fanatisme quelconque divise nécessairement la société en deux bandes opposées. 298 Philosophie. L’étendue des lumières, le caractère et les idées que l’on nomme philosophiques, sont aussi nécessaires au charme, à l’indépendance et à la douceur de la vie privée, qu’elles peuvent l’être à l’éclat de toute autre carrière 299 . - Un grand obstacle aux succès futurs des Français dans la carrière littéraire, serait la mode qui proscrit les progrès de l’esprit humain, sous le nom 294 V. t. 5, pp. 202-206, lettre XXIX, (5, XIV, 792-794), M. de Lebensei à Léonce. 295 V. t. 6, p. 214, conclusion. 296 V. t. 4, pp. 17-18, lettre IV, (3, XXXI, 739), Delphine à Léonce. 297 V. t. 4, p. 22, lettre V, (3, XXXII, 542), Léonce à Delphine. 298 V. t. 4, pp. 28-29, lettre VI, (3, XXXIII, 545), Delphine à Léonce. 299 V. t. 2, p. 111, lettre XV, (2, VII, 287). 144 Casimir Barjavel de philosophie ; la mode, ou je ne sais quelle opinion de parti transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles, et se servant de considérations passagères pour assaillir les idées éternelles. L’esprit alors n’aurait plus véritablement aucun moyen de se développer, il se replierait sans cesse sur le cercle fastidieux des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases ; dépouillé de l’avenir, il serait condamné sans cesse à regarder en arrière, pour regretter d’abord, rétrograder ensuite, et sûrement il resterait fort au-dessous des écrivains du 17 e siècle qui lui sont présentés pour modèles ; car les écrivains de ce siècle, hommes d’un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimaient et pressentaient les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps 300 . Protestantisme. La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de l’évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans les pays protestants, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Amérique, les mœurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les lois plus humaines ; tandis qu’en Espagne, en Italie, dans les pays où le catholicisme est dans toute sa force, les institutions politiques et les mœurs privées se ressentent de l’erreur d’une religion qui regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen d’améliorer les hommes. Ce n’est pas tout encore : comme cet empire de la souffrance répugne à l’homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion catholique, si elle a quelques martyres, fait un si grand nombre d’incrédules ; on s’avouait athée ouvertement en France avant la Révolution : Spinoza est Italien : presque tous les systèmes du matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis qu’en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestants enfin, personne ne professe cette opinion malheureuse ; l’athéisme n’ayant dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paraîtrait que le destructeur des plus douces espérances de la vie 301 . - C’est une chose touchante que les cérémonies des protestants ! Ils ne s’aident, pour vous émouvoir, que de la religion du cœur, ils la consacrent par les souvenirs imposants d’une antiquité respectable, ils parlent à l’imagination, sans laquelle nos pensées n’acquerraient aucune grandeur, sans laquelle nos sentiments ne s’étendraient point au delà de nous-mêmes ; mais l’imagination qu’ils veulent captiver, loin de lutter avec la raison, emprunte d’elle une nouvelle force. Les terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit l’esprit enfin, ne saurait développer aucune autre faculté morale ; les erreurs en tous genres rétrécissent l’empire de l’imagination au 300 V. Delphine, t. 1, préface, pp. XVII-XVIII, (85-86). 301 V. t. 4, pp. 239-240, lettre XXXIX, (4, XVII, 657), M. de Lebensei à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 145 lieu de l’agrandir, il n’y a que la vérité qui n’a point de bornes. Notre âme n’a pas besoin de superstition pour recevoir une impression religieuse et profonde ; le ciel et la vertu, l’amour et la mort, le bonheur et la souffrance en disent assez à l’homme, et nul n’épuisera jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer 302 . Plaisir. « Le plaisir, dit M. De Méry (Hist. génér. des proverbes, t. 3, p. 210), est une fleur délicate. Il faut la sentir légèrement si l’on veut lui trouver toujours le même parfum. A 20 ans on dévore le plaisir ; à 30 ans on le goûte ; à 40 on le ménage, à 50 on le cherche ; à 60 on le regrette. » Protection. On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés par elle, une femme, une sœur, une fille, mais jamais celle qui ne tient à nous que par l’amour 303 . Pitié. La douleur, la toute-puissante douleur réveille dans les âmes sensibles le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des sentiments du cœur. … L’intérêt qu’inspire la souffrance trompe une âme sensible : il peut arriver de croire qu’on aime, lorsque seulement on plaint 304 . - Il est des individus qui, sous des formes froides et quelquefois sévères, sont plus accessibles que personne à la pitié ; ils cachent ce secret de peur qu’on en abuse 305 . - L’être qui n’a jamais fait de mal à personne, est exempt de fautes au tribunal de sa conscience. La véritable révélation de la morale naturelle est dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver 306 . - La morale, qui défend de jamais causer le malheur de personne, est au-dessus de tous les doutes du cœur et de la raison ; plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir ; et ma sympathie pour la douleur des autres, s’augmente avec mes propres douleurs 307 . - Où se réfugier pour éviter le regret de la peine qu’on a causée ? Connaissez-vous un sentiment qui poursuive le cœur avec une amertume si douloureuse ! L’amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, serments ; l’amour même donne à la pitié une nouvelle force ; ce sont des sentiments sortis de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l’un de l’autre. L’ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu’il a fait éprouver pour 302 V. t. 5, pp. 215-216, lettre XXXI, (5, XVI, 800-801), Delphine à Mlle d’Albémar. 303 V. t. 4, p. 227, lettre XXXVIII, (4, XVI, 416-417), M. de Lebensei à Léonce. 304 V. t. 1, pp. 176-177 et 179, lettre XX, (1, XX, 171 et 172), Delphine à Mlle d’Albémar. 305 V. t. 2, p. 121, lettre XV, (2, VII, 293). 306 V. t. 2, p. 152, lettre XX, (2, XX, 310), Mlle d’Albémar à Delphine. 307 V. t. 3, p. 125, lettre XIV, (2, IV, 453), Delphine à Léonce. 146 Casimir Barjavel arriver à son but. Mais le bonheur de l’amour dispose tellement le cœur à la sympathie, qu’il est impossible de braver, pour l’obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de beaucoup de torts, la vertu est dans la nature de l’homme, elle reparaît dans son âme après de longs égarements, comme les forces renaissent dans la convalescence des maladies ; mais quand on a combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du cœur ne parlent plus 308 . - Les années qui refroidissent l’amour, laissent subsister la pitié 309 . - Abandonner le malheureux à son imagination, est-ce avoir pitié de lui 310 ? - On est heureux de consacrer sa vie et sa mort au bien des autres ; que signifieraient nos engagements, nos sacrifices, s’ils n’avaient pas pour but de secourir les misérables 311 ? - Je trouve une sorte de barbarie dans la raison appliquée à la douleur d’un autre 312 . - Qui peut se croire certain de n’avoir jamais besoin de la pitié 313 ? Préjugés. Ernestine (dans Angèle, par Alexandre Dumas, acte 3, scène 5) dit : « Je compris que le monde est ainsi fait, que lorsqu’on ne marche pas sur les préjugés, ils marchent sur vous, qu’il faut les fouler aux pieds si l’on ne veut pas qu’ils vous écrasent. » Prière. Que de ressources ne trouve-t-on pas contre le malheur dans l’élévation de son âme vers Dieu, dans les promesses qu’on lui fait de rester fidèle à la morale 314 ! - La prière est un doux moment, mais c’est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes que l’on jouit de s’en entretenir avec Dieu 315 . - La prière ! Cet élan de l’âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux hommes 316 . Père. La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres, convient véritablement à l’autorité paternelle. C’est votre père qui connaissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du ciel ; c’est lui dont le 308 V. t. 4, pp. 256-257, lettre XL, (4, XVIII, 666), Delphine à M. de Lebensei. 309 V. t. 5, p. 129, 7 e fragment, (753). 310 V. t. 5, p. 131, 7 e fragment, (754). 311 V. t. 6, p. 93, lettre XIII, (6, I, 866), Delphine à Mlle d’Albémar. 312 V. t. 1, p. 92, lettre VIII, (1, VIII, 126), Delphine à Mlle d’Albémar. 313 V. t. 2, p. 40, lettre VI, (1, XXXVI, 248), Delphine à Mlle d’Albémar. 314 V. t. 2, pp. 84-85, lettre XIII, (2, V, 273), Delphine à Mlle d’Albémar. 315 V. t. 6, p. 93, lettre XIII, (6, I, 867), Delphine à Mlle d’Albémar. 316 V. t. 6, p. 253, conclusion, (952). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 147 pardon vous annonce celui d’un Dieu de bonté ; c’est sur lui que vos regards se reposent avant de s’élever plus haut ; c’est lui qui sera votre médiateur auprès de l’Etre suprême, si, dans les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné votre cœur 317 ! Réflexion. « Si l’on entend par penser, l’action de l’esprit en tant qu’il considère ses propres idées, les combine et les rectifie, je mets en fait que l’homme le plus réfléchi n’a pas pensé le quart de sa vie. Nos besoins sont si multipliés, la nécessité de les satisfaire revient si fréquemment, entraîne tant de soins ; les sensations continues nous occupent tellement, par les seules images des objets, ou nous tyrannisent si fort par leur présence, qu’il est encore surprenant que nous puissions nous occuper d’autres choses. Que de temps perdu pour l’esprit ! En se représentant l’espèce comme un grand être individuel, doit-on s’étonner de la lenteur de ses progrès dans tous les genres, et de l’enfance presque éternelle dans laquelle il semble rester ? Je suis effrayée de l’immensité des temps qu’il a fallu pour nous amener seulement où nous sommes. Descendez dans les détails : voyez chaque homme, toujours distrait par des impressions variées et successives, il acquiert sans jouir, adopte sans examen et juge machinalement. L’inattention, l’habitude maintiennent et favorisent l’ignorance et l’erreur ; tout s’oppose à la découverte de la vérité, et l’expérience tardive ne peut la faire reconnaître que dans la suite des siècles. » (Œuvres de Mme Roland, t. 3, pp. 167-168, Pensées diverses.) Reconnaissance. Tous les sentiments qui naissent de la reconnaissance ont un caractère religieux ; ils élèvent l’âme qui les éprouve 318 . - J’ai souvent remarqué que, dans les sociétés de Paris, lorsqu’un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d’une reconnaissance importune envers un esprit supérieur, ils se choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d’une personne bien commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité pour se dispenser de tout autre 319 . Révolution française. La liberté, cette belle cause que de tout temps le génie et les vertus ont plaidée, a été, j’en conviens, à beaucoup d’égards, mal défendue parmi nous ; mais enfin l’espérance de la liberté ne pouvait naître que des principes de la révolution ; et se ranger alors dans le parti qui voulait la renverser, c’était courir le risque de prêter son secours à des événements qui auraient étouffé toutes les idées que depuis quatre siècles les 317 V. t. 5, p. 233, lettre XXXII, (5, XVII, 809-810), Mme de Cerlèbe à Delphine. 318 V. t. 1, p. 112, lettre X, (1, X, 137), Delphine à Mlle d’Albémar. 319 V. t. 4, pp. 228-229, lettre XXXVIII, (4, XVI, 651), M. de Lebensei à Léonce. 148 Casimir Barjavel esprits éclairés travaillaient à recueillir. Il y avait dans le parti de la noblesse, des hommes qui ne désiraient rien que d’honorable ; mais dans les temps où les passions politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu’à l’extrême des opinions qu’elle soutient ; et tel qui commence la guerre dans le seul but de rétablir l’ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu’il n’y a de repos que dans l’esclavage, de sûreté que dans le despotisme, de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte et se trouve entraîné, soit qu’il résiste, soit qu’il cède, fort au delà du but qu’il s’était proposé. Il n’y a point encore de nation en France ; il faut de longs malheurs pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à l’homme courageux sa route et lui présente au moins les suffrages de l’opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant il y a parmi nous si peu d’élévation dans l’âme et de justesse dans l’esprit, qu’on ne peut espérer d’autre sort dans la carrière politique que du blâme sans pitié, si l’on est malheureux ; et si l’on est puissant, de l’obéissance sans estime 320 . Résignation. L’indolence dans le caractère est le résultat naturel de l’habitude de la résignation 321 . Romans. Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de juges ; et de là une des premières difficultés de ce genre de composition. Les essais multipliés dans cette carrière ajoutent encore à sa difficulté. Les romans placés au rang des ouvrages sont en très petit nombre. En effet, il faut une grande puissance d’imagination et de sensibilité pour s’identifier avec toutes les situations de la vie et y conserver ce naturel parfait, sans lequel il n’y a rien de grand, de beau ni de durable. Les événements ne doivent être dans les romans que l’occasion de développer les passions du cœur humain ; il faut conserver dans les événements assez de vraisemblance pour que l’illusion ne soit point détruite ; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par l’invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfants. Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer, Clarisse, Clémentine, Tom-Jones, La Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentiments dont se compose au fond de l’âme le bonheur ou le malheur de l’existence ; ces sentiments que l’on ne dit point, parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent. … N’estimons les romans que lorsqu’ils nous paraissent, 320 V. t. 5, pp. 207-209, lettre XXIX, (5, XIV, 795-796), M. de Lebensei à Léonce. Voyez encore les mots Liberté et Politique. 321 V. t. 1, p. 62, lettre VI, (1, VI, 110), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 149 pour ainsi dire, une confession, dérobée à ceux qui ont vécu comme à ceux qui vivront. Observer le cœur humain, c’est montrer à chaque pas l’influence de la morale sur la destinée ; il n’y a qu’un secret dans la vie, c’est le bien ou le mal qu’on a fait ; il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses ; vous souffrez longtemps sans l’avoir mérité, vous prospérez longtemps par des moyens condamnables, mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la conscience l’avait dit bien avant que le destin l’eût répété. C’est ainsi que l’histoire de l’homme doit être représentée dans les romans ; c’est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentiments, les mystères de notre sort. Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui serait ainsi conçue ! Croyez-vous encore à la morale, à l’amour, à l’élévation de l’âme, enfin à toutes les illusions de ce genre ? Et si l’on n’y croyait pas, que mettrait-on à la place ? La corruption et la vulgarité de quelques plaisirs, la sécheresse de l’âme, la bassesse et la perfidie de l’esprit. Ce choix hideux en lui-même, est rarement récompensé par le bonheur ou par le succès ; mais quand l’un et l’autre en seraient le résultat momentané, ce hasard servirait seulement à donner à l’homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si l’histoire avait représenté les sentiments généreux comme toujours prospères, ils auraient cessé d’être généreux ; les spéculateurs s’en seraient bientôt emparés, comme un moyen de faire route. Mais l’incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la certitude sur ce qu’exige la morale, est une belle opposition qui honore l’accomplissement du devoir et l’adversité librement préférée. Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions fondées sur ces vérités ; et que les meilleures leçons de la délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les sentiments sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez assister à la vie réelle en les lisant. Un style commun, un style ingénieux sont également éloignés de ce naturel. … Il n’y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons des romans ; la patrie absorbait alors toutes les âmes, et les femmes ne jouaient pas un assez grand rôle pour que l’on observât toutes les nuances de l’amour : chez les modernes l’éclat des romans de chevalerie appartenait beaucoup plus au merveilleux des aventures qu’à la vérité et à la profondeur des sentiments. Mme de Lafayette est la première qui, dans la Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de ces mœurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées. Mais les véritables chefs-d’œuvre en fait de romans, sont tous du XVIII e siècle ; ce sont les Anglais qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral ; une autre nation aussi distinguée par ses lumières que les Anglais le sont par leurs institutions, les Allemands, ont des romans d’une vérité et d’une sensibilité profonde ; mais on juge mal parmi nous les beautés de la littérature allemande, ou, pour 150 Casimir Barjavel mieux dire, le petit nombre des personnes éclairées qui la connaissent, ne se donnent pas la peine de répondre à ceux qui ne la connaissent pas ; ce n’est que depuis Voltaire que l’on rend justice en France à l’admirable littérature des Anglais ; il faudra de même qu’un homme de génie s’enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands pour que les Français soient persuadés qu’il y a des ouvrages en Allemagne où les idées sont approfondies et les sentiments exprimés avec une énergie nouvelle 322 . Réveil. Le réveil, le réveil ! Quel moment pour les malheureux ! Lorsque les images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de retenir le sommeil, on retarde le retour à l’existence, mais bientôt les efforts sont vains et votre destinée toute entière vous apparaît de nouveau, fantôme menaçant ! plus redoutable encore dans les premiers moments du jour, avant que quelques heures de mouvement et d’action vous habituent, pour ainsi dire, à porter le poids des peines 323 . Religion. Aimons tous un Etre bienfaisant, vers lequel nos âmes s’élèvent ; ce rapport, ce lien réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande et la plus fraternelle de toutes. 324 - La religion, et une religion positive, est souvent le seul frein assez puissant pour dompter certains caractères forts dans les femmes 325 . - Il est beaucoup de personnes, dévotes et superstitieuses comme les Italiennes, qui n’ont jamais réfléchi sérieusement sur la morale, quoiqu’elles se soient souvent occupées de la religion 326 . - Les émotions douces peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire 327 . - Il serait possible que les superstitions même convinssent à la destinée des femmes ; ces êtres chancelants ont besoin de plusieurs genres d’appui, et l’amour est une sorte de crédulité qui se réunit peut-être assez bien avec toutes les autres. … On ne peut voir sans répugnance et sans dédain, l’insouciance et la légèreté qu’on affecte dans le monde sur les idées religieuses, qu’elles soient l’objet de la conviction, de l’espoir ou du doute, n’importe ; l’âme se prosterne devant une chance comme devant la certitude, quand il s’agit de la seule grande pensée qui plane encore sur la destinée des hommes 328 . 322 V. préface de Delphine, (79-84). 323 V. t. 5, p. 105, fragment 2, (737). 324 V. t. 1, p. 50, lettre III, (1, III, 103), Delphine à Matilde . 325 V. t. 1, p. 63, lettre VI, (1, VI, 111), Delphine à Mlle d’Albémar. 326 V. t. 1, p. 84, lettre VIII, (1, VIII, 122), Delphine à Mlle d’Albémar. 327 V. t. 2, p. 79, lettre XIII, (2, V, 270), Delphine à Mlle d’Albémar. 328 V. t. 3, pp. 194-195, lettre XXIV, (3, XIV, 490), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 151 - La vie religieuse est une œuvre d’efforts, et l’entraînement trop vif vers les penchants des plus purs détourne l’âme de son Dieu 329 . - Ceux qui ne se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous l’objet du courroux de la Divinité qu’ils auraient ignorée ? Il y a tant de mystères dans l’homme, hors de l’homme ; celui qui ne les a pas compris, doit-il en être puni ? Sera-t-il condamné sur cette terre à ne jamais posséder ce qu’il aime ? S’il a respecté la morale, s’il a servi l’humanité, s’il n’a point flétri dans son âme l’enthousiasme de la vertu, n’a-t-il pas rendu un culte à ce qu’il y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu’il ait attribué au Principe de tout bien 330 ? - Note sur la religion. Les vérités morales ont moins besoin d’être démontrées que d’être senties ; les leçons rebutent, un ton doctoral effraie, une maxime endort ; mais une peinture vraie nous émeut, nous persuade. La vertu est aimable, douce et charmante ; pourquoi lui donner un air dur, un front soucieux, un air chagrin ? Montrez-la dans ses diverses actions, embellissant la nature, dissipant les soucis, aimant les hommes, faisant le bien, et conduisant toujours le vrai plaisir sur ses traces. Quoi qu’en dise un zèle austère, la religion peut être présentée sous un pareil aspect ; son unique but est de faire le bonheur des humains, et de rendre hommage à la Divinité. Je ne sais si c’est une illusion que j’aime à me faire ; mais, en tout cas, l’expérience est mon excuse : je respecte et chéris ma religion ; je veux la garder à jamais ; et j’avoue que c’est moins une conviction parfaite qui m’entraîne, qu’une persuasion qui m’attache. Je crois qu’on peut douter, parce qu’il y a des choses qui ne me paraissent pas incontestables ; je ne suis pas surprise de voir des incrédules, et je trouve qu’ils ont leurs raisons. J’ai pris le parti de me soumettre, parce que j’ai cru apercevoir de ce côté, quelque chose de plus dans le nombre des raisons ; et que d’ailleurs toute compensation faite ce parti m’a semblé le plus sûr : enfin, ce qui a achevé de me ranger à la soumission, c’est que la religion, telle que nous l’avons, me paraît effectivement un bien pour les hommes en général, et particulièrement pour les ignorants et les malheureux. … Si dans la discussion des faits, l’éloignement des temps jette de l’incertitude, ainsi que les passions des historiens, les préjugés des peuples, les contradictions des savants, la petitesse de nos vues ; si dans ces différentes choses l’homme éclairé trouve des motifs de doute, ne trouve-t-il pas aussi des raisons de créance, dans la sagesse des règles, l’utilité et la liaison des principes, l’avantage des conséquences ? (Œuvres de J. M. Ph. Roland, t. 3, pp. 56-57 et 63, Pensées sur la morale et la religion). 329 V. t. 6, p. 105, (6, IV, 873), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 330 V. t. 6, p. 129, lettre XXI, (6, IX, 885-886), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 152 Casimir Barjavel Remords. On peut citer quelques hommes d’un grand talent dont la conduite n’a point été morale ; mais je crois fermement qu’en examinant leur histoire, on verra que, si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les ont cruellement punis ; ce n’est pas assez pour que la vie soit estimable ; mais c’est assez pour que le cœur n’ait point été dépravé 331 ! - Le remords est la seule douleur de l’âme que le temps et la réflexion n’adoucissent pas 332 . - Le plus grand des malheurs, c’est le remords 333 . - Ce qui caractérise le remords, ce sont les craintes, le trouble, la honte ; tels sont les cruels symptômes du mécontentement de soi-même 334 . - Que de vertus ne tire-t-on pas quelquefois du remords ! Combien cela vaut mieux que de se traîner sans forces sur les dernières limites de la morale, essayant de se persuader qu’on ne les a pas franchies 335 . - Nul repentir n’est imprévu, le remords s’annonce de loin, et qui sait interroger son cœur, connaît avant la faute tout ce qu’il éprouvera quand elle sera commise 336 . - Vous ne savez pas quelles sont les peines attachées au remords ! plus de repos, plus de douces jouissances ; au sein de votre famille, au milieu de vos concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation continuelle ; vous ne compterez plus sur l’estime ; vous ne vous fierez plus à l’amitié ; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous accuserez de l’avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans vos propres maux 337 . Raison. La puissance de la raison ne peut jamais nous créer un seul plaisir ; mais elle sert à supporter le malheur 338 . - Qui sait s’il n’y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes 339 ? Société. La société de Paris est peut-être la société du monde où un étranger cause d’abord le plus de gêne ; on est accoutumé à se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d’idées reçues, à tant d’usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l’on craint d’être obligé de recourir à un 331 V. préface de Delphine, pp. VI-VII, (80). 332 V. t. 2, p. 197, lettre XXVII, (2, XIX, 335), M. de Serbellane à Delphine. 333 V. t. 3, p. 172, lettre XX, (3, X, 478), Mlle d’Albémar à Delphine. 334 V. t. 3, p. 266, lettre XXXVII, (3, XXVII, 528), Delphine à Léonce. 335 V. t. 4, p. 87, lettre XV, (3, XLII, 576), Delphine à Mlle d’Albémar. 336 V. t. 4, p. 254, lettre XL, (4, XVIII, 665), Delphine à M. de Lebensei. 337 V. t. 6, p. 215, conclusion, (932-933). 338 V. t. 3, p.171, lettre XX, (3, X, 477), Mlle d’Albémar à Delphine. 339 V. t. 2, p. 86, lettre XIII, (2, V, 274), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 153 commentaire pour chaque parole, dès qu’un homme nouveau est introduit dans le cercle 340 . - On s’habitue aux grâces un peu recherchées qui s’accordent assez bien avec l’élégance même des grandes sociétés ; mais quand un caractère naturel se trouve au milieu d’elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances d’affectation 341 . A Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie d’humilier un sot ou d’irriter un méchant homme 342 ! - Il y a si peu de véritable amitié dans le grand monde, qu’encore vaut-il mieux compter sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le font volontairement 343 . - Dans la société de Paris, ce qu’on ne fait pas, vaut presque toujours autant que ce qu’on pourrait faire 344 . - Il faut fuir le monde ou ne s’y montrer que triomphant ; la société de Paris est celle de toutes, dont la pitié se change le plus vite en blâme 345 . - Quand, après de bruits qui ont circulé sur le compte d’une personne, celle-ci ne reparaît plus dans la société, ses amis se refroidissent, ce qui est dans la nature des amis ; et ses ennemis au contraire se raniment par l’espérance de réussir 346 . - Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale contre quelqu’un, c’est alors surtout qu’elle est redoutable. La plupart des personnes qui composent cette société sont en général très indulgentes pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des autres, lorsqu’elles n’ont pas intérêt à la blâmer ; mais, si par malheur il leur convient de saisir le côté sévère de la question, elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, résolues à se diriger elles-mêmes, d’après ce qu’elles disent sur les autres. Les développements de vertu qui servent à la jalousie ou à la malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et les coquettes font le plus de pathos, dans de certaines occasions. … Au milieu des plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres. Ce grand nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous ; mais ces mêmes gens, la plupart faibles et indifférents, laissent dire les 340 V. t. 1, pp. 113-114, lettre XI, (1, XI, 138), Delphine à Mlle d’Albémar. 341 V. t. 1, pp. 116-117, lettre XI, (1, XI, 139-140), Delphine à Mlle d’Albémar. 342 V. t. 1, p. 189, lettre XXII, (1, XXII, 178), Delphine à Mlle d’Albémar. 343 V. t. 3, p. 8, lettre III, (2, XXXVI, 390), Mme d’Artenas à Delphine. 344 V. t. 3, p. 18, lettre V, (2, XXXVIII, 396), Mme d’Artenas à Delphine. 345 V. t. 3, p. 186, lettre XXII, (3, XII, 485), Delphine à Léonce. 346 V. t. 3, p. 215, lettre XXVI, (3, XVI, 501), Mme d’Artenas à Delphine. 154 Casimir Barjavel méchants, quand vous n’êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas d’abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire ; mais ils finissent enfin par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se rangent alors à l’avis qu’ils supposent général, et qu’ils ont rendu tel, sans l’avoir un moment sincèrement partagé 347 . - Souvent dans la société, ceux qu’on est convenu d’appeler des amis, nous font plus souffrir encore que les ennemis même ; ils viennent se vanter auprès de nous des services qu’ils prétendent nous avoir rendus, et l’on ne peut démêler avec certitude, si pour augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer les attaques dont ils prétendent avoir triomphé : d’autres se bornent à nous assurer que, quoi qu’il arrive, ils ne nous abandonneront pas, et l’on ne peut pas leur faire expliquer ce quoi qu’il arrive ; il leur convient mieux de le laisser dans le vague. … Il est plus facile de se défendre contre les adversaires déclarés, que de s’astreindre à la conduite nécessaire avec de tels amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant combien est faible la résistance qu’ils ont à craindre ; et cependant s’ils se brouillaient avec vous, ils rendraient votre situation plus mauvaise. … funeste pays ! où le nom d’ami si légèrement prodigué n’impose pas le devoir de défendre et donne seulement plus de moyens de nuire si l’on abandonne 348 ! - C’est un hasard heureux dans la vie, que d’être secouru par les autres ; il n’y faut point compter, il faut encore moins le demander ; il vaut mieux reparaître courageusement dans la société où l’on a été calomnié et se conduire comme si on méprisait tellement les mensonges qu’on a osé répandre, qu’on ne daignât pas même s’en souvenir. Par degré, les faibles vous voyant de la force, se rapprocheront de vous, ils vous reviendront dès qu’ils croiront que vous pouvez vous passer de leur secours. Il y a dans le cœur de la plupart des hommes quelque chose de peu généreux qui les porte à se mettre en garde contre les démarches les plus communes de la société, dès qu’ils aperçoivent qu’on les désire d’eux vivement. Ils craignent qu’on n’ait un intérêt caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu’ils ne veulent 349 . - Pour vivre en paix dans le monde, il me semble qu’il ne suffit pas de toutes les qualités du cœur et de l’esprit ; il exige une certaine science qui n’est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop 347 V. t. 3, pp. 222-224, lettre XXVI, (3, XVI, 504-505), Mme d’Artenas à Delphine. 348 V. t. 4, pp. 212-214, lettre XXXIV, (4, XII, 643-644), Mlle d’Albémar à Mme de Lebensei. 349 V. t. 5, pp. 3-4, lettre I, (4, XXIII, 682), Delphine à Mme de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 155 avant dans le secret du vice et dans la défiance que les hommes doivent inspirer 350 . - Il faut toujours être sur la défensive avec la société 351 . Solitude. Il ne suffit pas de toutes les qualités du cœur et de l’esprit pour vivre en paix dans le monde ; il exige une certaine science qui n’est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant dans le secret du vice et dans la défiance que les hommes doivent inspirer. Quand, avec l’esprit le plus étendu, on a une âme trop jeune, trop prompte à se livrer, il convient de mettre sa sensibilité sous l’abri de la solitude et de se fortifier par la retraite. … Dans la solitude on goûte le calme, on se repose par l’absence des objets pénibles et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle ; ce tableau sans couleurs n’a rien d’attirant ; mais, à la longue, une situation monotone fait du bien, lorsqu’on a été tracassé par le monde ; si les consolations que la retraite fait puiser en elle-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable 352 . - Tous ceux qui aiment la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est dans les jouissances habituelles le besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentiments, ce goût de conversation qui jette de l’intérêt dans une vie où le calme s’achète d’ordinaire aux dépens de la variété 353 . - Ah ! Pour qui fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire 354 . - La solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l’absence des hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres saisons de l’année, le chant des oiseaux, l’activité de la végétation, animent la campagne lors même qu’on n’y voit pas d’habitants ; mais quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme les rochers dont elles pendent ; quand les brouillards confondent le ciel, avec le sommet des montagnes, tout rappelle l’empire de la mort ; vous marchez en frémissant au milieu de ce triste monde qui subsiste sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son impassible repos 355 . 350 V. t. 2, p. 56, lettre IX, (2, I, 258), Mlle d’Albémar à Delphine. V. Solitude. V. aussi t. 2, de Delphine, p. 163, lettre XXI, Mme d’Artenas à Mme de R. 351 V. t. 2, p. 164, lettre XXI, (2, XIII, 316). 352 V. t. 2, pp. 56 et 57, lettre IX, (2, I, 258), Mlle d’Albémar à Delphine. 353 V. t. 2, p. 118, lettre XV, (2, VII, 291). 354 V. t. 5, p. 101, 1 er fragment, (735). 355 V. t. 5, p. 115, fragment V, (743-744). 156 Casimir Barjavel - Le bruit du monde fait mal même dans la solitude la plus heureuse. … C’est une assez douce société que la tristesse, dès que l’on n’essaie plus de s’en distraire 356 . - Il n’y a pas un jour, parmi ceux qu’on passe dans le grand monde, où l’on n’éprouve quelques peines, misérables, si on les compte une à une, importantes, quand on considère leur influence sur l’ensemble de la destinée. Un calme doux et pur s’empare de l’âme dans la vie domestique, on est sûr de conserver jusqu’au soir la disposition du réveil ; on jouit continuellement de n’avoir rien à craindre, et rien à faire pour n’avoir rien à craindre ; l’existence ne repose plus sur le succès, mais sur le devoir ; on goûte mieux la société des étrangers, parce qu’on se sent tout à fait hors de leur dépendance, et que les hommes dont on n’a pas besoin ont toujours assez d’avantages, puisqu’ils ne peuvent avoir aucun inconvénient 357 . - Lorsqu’on a causé la mort de quelqu’un, il n’y a plus de solitude pour nous, les morts sont partout 358 . - Toutes les misérables peines de la société restent au niveau des brouillards des villes et ne s’élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l’esprit, étouffent dans l’âme les principes de l’énergie et de l’élévation ; le talent, l’amour, la morale, ces feux du ciel ne s’enflamment que dans la solitude 359 . - La solitude aigrit les remords de la conscience, tandis qu’elle console de l’injustice des hommes 360 . - « L’auguste vérité fut toujours solitaire : on s’approche d’elle en se tenant avec soi » (Œuvres de J. M. Ph. Roland, t. 3, p. 143, pensées mélancoliques). « On peut chérir la solitude sans être misanthrope : rien n’est moins susceptible d’attachement que les gens dissipés : les âmes sensibles se retirent de la foule. » (id. p. 167, pensées diverses). Susceptibilité. La susceptibilité doit être ménagée par les âmes sensibles ; car elle donne aux plus petites choses une grande influence sur le bonheur 361 . - Il y a dans presque tous les hommes quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui les fait souffrir, une faiblesse qu’ils n’avouent jamais, et qui a plus d’empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent ; c’est comme une manie de l’âme, que des circonstances particulières à chaque homme ont fait naître ; il faut la traiter soi-même 356 V. t. 5, p. 197, lettre XXVI, (5, XI, 789). 357 V. t. 5, p. 225, lettre XXXII, (5, XVII, 805-806), Mme de Cerlèbe à Delphine. 358 V. t. 6, p. 88, lettre XIII, (6, I, 864), Delphine à Mlle d’Albémar. 359 V. t. 6, p. 163, lettre XXIV, (6, XII, 903). 360 V. t. 2, pp. 107-108, lettre XV, (2, VII, 286). 361 V. t. 2, p. 103, lettre XV, (2, VII, 283), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 157 comme elle le serait par des médecins éclairés, si elle avait dérangé complètement les organes de la raison ; il faut éviter les objets qui réveilleraient cette manie, se faire un genre de vie et des occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au lieu de vouloir l’asservir 362 . Sentiments. N’avez-vous pas éprouvé vous-même qu’il existe quelquefois en nous des mouvements passagers les plus contraires à notre nature ? C’est pour expliquer ces contradictions du cœur humain qu’on s’est servi de cette expression : ce sont des pensées du démon. Les bons sentiments prennent leur source au fond de notre cœur ; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère qui trouble l’ordre et l’ensemble de nos réflexions et de notre caractère 363 . - L’enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables et dont il est toujours possible de donner une exacte analyse ; mais les sentiments ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu’aux âmes restées dignes de les éprouver 364 . Services. Ce n’est point par bonté pure qu’on rend service à ceux dont on a raison de se plaindre, on jouit de ce qu’ils s’humilient en vous sollicitant, et l’on est bien aise de se donner le droit de dédaigner ceux qui avaient excité notre ressentiment 365 . - Il faut être utile même à ses ennemis, quand on en a la puissance ; mais comme les moyens de rendre service sont très bornés pour les particuliers, nous ne devons nous occuper de faire du bien à nos ennemis, que quand il ne nous reste pas un seul de nos amis qui ait besoin de nous ; c’est un plaisir d’amour-propre que de condamner à la reconnaissance les personnes dont on a de justes raisons de se plaindre ; il ne faut jamais compter parmi les bonnes actions les jouissances de son orgueil 366 . - C’est presque refuser un bienfait du ciel, qu’éloigner l’occasion simple qui se présente de rendre un service essentiel, de causer un grand bonheur 367 . - Faut-il, pour rendre service à un malheureux, d’autres motifs que son malheur 368 ? 362 V. t. 6, pp. 158-159, lettre XXIV, (6, XII, 901). 363 V. t. 1, pp. 127-128, lettre XII, (1, XII, 145), Delphine à Mlle d’Albémar. 364 Préface de Delphine, p. VI, (79). 365 V. t. 4, p. 14, lettre III, (3, XXX, 537), Léonce à Delphine. 366 V. t. 4, p. 17, lettre IV, (3, XXXI, 539), Delphine à Léonce. 367 V. t. 4, p. 32, lettre VII, (3, XXXIV, 548), Delphine à Léonce. 368 V, t. 4, p. 214, lettre XXXIV, (4, XII, 644), Mlle d’Albémar à Mme de Lebensei. 158 Casimir Barjavel - Il est des gens qui ne cherchent qu’à vous plaire et ne songent point à vous servir 369 . Séparation. Delphine, obligée de rompre avec Mme de Vernon, raconte, comme il suit, tout ce que cette rupture eut de déchirant pour elle : « J’ai voulu ranger mes papiers avant mon départ, je trouvais partout des lettres et des billets de Mme de Vernon. Il a fallu ôter son portrait de mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu’elle m’avait prêtés ; c’est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les affections qui restent alors, répandent encore de la douceur sur les dernières volontés ; mais dans une rupture, tous les détails de la séparation déchirent, et rien de sensible ne s’y mêle et ne fait trouver du plaisir à pleurer 370 . » Sommeil. Le sommeil est le premier don de la nature ; il enseigne la mort à l’homme et semble fait pour le familiariser doucement avec elle 371 . Souvenirs. Les souvenirs de la vertu font jouir encore le cœur qui se les retrace ; les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur 372 . Timidité. On parle souvent de la timidité de la jeunesse, qu’il est doux ce sentiment ! Ce sont les inquiétudes de l’espérance qui le causent ; mais la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont on puisse se faire l’idée ; elle se compose de tout ce qu’on peut éprouver de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d’inspirer l’intérêt, et la fierté qui craint de s’exposer au ridicule. Cette fierté pour ainsi dire négative, n’a d’autre objet que d’éviter toute occasion de se montrer ; on sent confusément presque de la honte d’exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui la dirigent et la possèdent dans toute sa force 373 . Vieillesse. Quand on est jeune, les liens de parenté importunent, et l’on ne veut s’environner que de ceux que l’attrait réciproque rassemble autour de nous ; mais quand on est vieille, on souhaiterait qu’il n’y eût plus rien d’arbitraire dans la vie, on voudrait que les sentiments et les liens qu’ils inspirent fussent commandés à l’avance, on ne fonde aucun espoir sur le hasard ni sur le choix 374 . 369 V. t. 2, p. 154, lettre XX, (2, XII, 311), Mlle d’Albémar à Delphine. 370 V. t. 2, p. 298, lettre XL, (2, XXXII, 383), Delphine à Mlle d’Albémar. 371 V. t. 5, p. 145, lettre XIX, (5, III, 761), Delphine à Mlle d’Albémar. 372 V. t. 5, p. 109, fragment 2, (739). 373 V. t. 5, pp. 196-197, lettre XXVI, (5, XI, 789). 374 V. t. 5, p. 194, lettre XXVI, (5, XI, 788). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 159 - La vieillesse est rarement aimable, parce que c’est l’époque de la vie où il n’est plus possible de cacher aucun défaut ; toutes les ressources pour faire illusion ont disparu, il ne reste que la réalité des sentiments et des vertus ; la plupart des caractères font naufrage avant d’arriver à la fin de la vie, et l’on ne voit souvent dans les hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme des fantômes menaçants, des corps à demi ruinés ; mais, quand une noble vie a préparé la vieillesse, ce n’est plus la décadence qu’elle rappelle, ce sont les premiers jours de l’immortalité. … L’on nous assure souvent qu’on nous aime, mais peut-être est-il vrai que l’on n’est nécessaire qu’à son père. Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos contemporains de route ; mais le charme enchanteur de la vieillesse qu’on aime, c’est qu’elle vous dit, c’est que l’on sait que le vide qu’elle éprouverait en vous perdant, ne pourrait plus se combler 375 . - Ah ! que les peines de l’âge avancé portent un caractère déchirant ! Hélas ! la vieillesse elle-même est une douleur habituelle, dont l’amertume aigrit tous les chagrins qu’on éprouve 376 . - Dans un âge avancé, le cœur n’est point mobile, les impressions ne se renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun intervalle de soulagement 377 . Vérité. Dans tous les genres, la vérité est à la fois ce qu’il y a de plus difficile et de plus simple, de plus sublime et de plus naturel 378 . - Il est de certains hommes sur lesquels glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentiments les plus propres à faire impression ; ils sont occupés à se défendre de la vérité par le persiflage, et comme leur triomphe est de ne pas vous entendre, c’est en vain que vous vous efforcez d’être compris 379 . - Il est des vérités qu’on ne peut entendre sans détester celui qui vous les a dites 380 . - Les faits que la malice tient cachés, se développent enfin d’eux mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la vérité, malgré tous les obstacles que l’on peut y opposer. Il faut agir et agir sans cesse pour établir ce qui est faux, tandis que l’inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai 381 . 375 V. t. 5, pp. 229-230 et 232, lettre XXXII, (5, XVII, 808 et 809), Mme de Cerlèbe à Delphine. 376 V. t. 1, p. 133, lettre XIV, (1, XIV, 148), Delphine à Mlle d’Albémar. 377 V. t. 1, p. 137, lettre XIV, (1, XIV, 150), Delphine à Mlle d’Albémar. 378 V. préface de Delphine, p. XIII, (83). 379 V. t. 1, p. 265, lettre XXIX, (1, XXIX, 217-218), Delphine à Mlle d’Albémar. 380 V. t. 2, p. 222, lettre XXXIII, (2, XXV, 348), Léonce à Barton. 381 V. t. 5, p. 49, lettre VIII, (4, XXX, 705), Mme de R. à Delphine. 160 Casimir Barjavel Vertu. La vertu, est-elle autre chose que la continuité des mouvements généreux 382 ? - On peut avoir les vertus qu’une bonne nature peut inspirer ; mais on ne peut pas atteindre à celles qu’on ne peut exercer qu’en triomphant de son propre cœur : il est des rangs inférieurs parmi les âmes honnêtes ; les vertus qui se composent de sacrifices, méritent peut-être plus d’estime que les meilleurs mouvements 383 . Vie humaine. Non, la vie n’est pas cet enchantement que mon imagination a rêvé quelquefois ; elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent ; il faut marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se garantir du blâme en renonçant au bonheur 384 . - La vie est une œuvre qui demande du courage et de la raison 385 . - Jetez quelques regards sur la destinée humaine ; quelques moments enchanteurs de jeunesse et d’amour, et de longues années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets et de terreurs en terreurs, jusqu’à cet état sombre et glacé qu’on appelle la Mort. L’homme a surtout besoin d’espérance, et cependant son sort, dès qu’il a atteint 25 ans, n’est qu’une suite de jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain : il se retient dans la pente, il s’attache à chaque branche, pour que ses pas l’entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau ; il redoute sans cesse le temps pour lequel l’imagination est faite, le seul dont elle ne peut jamais se distraire, l’avenir 386 . - Shakespeare a dit : que la vie était ennuyeuse comme un conte répété deux fois 387 . - Les divers temps de la vie ne sont que les diverses formes du malheur 388 . - Voilà quelle est la perspective de la destinée humaine ! Quand les douleurs morales auront fini, les douleurs physiques s’empareront de notre âme affaiblie ! Et la mort s’annoncera d’avance par la dégradation de notre être. Oh ! la vie ! la vie ! Mais on l’interroge en vain, en vain on lui demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les cris, ni les pleurs, la raison ni le courage puissent jamais hâter ni retarder son cours 389 . 382 V. t. 2, p. 242, lettre XXXV, (2, XXVII, 359), Delphine à Mlle d’Albémar. 383 V. t. 4, p. 258, lettre XL, (4, XVIII, 667), Delphine à M. de Lebensei. 384 V. t. 1, p. 162, lettre XVIII, (1, XVIII, 163), Léonce à Barton. 385 V. t. 2, p. 80, lettre XIII, (2, V, 270-271), Delphine à Mlle d’Albémar. 386 V. t. 3, pp. 199-200, lettre XXIV, (3, XIV, 492-493), Delphine à Léonce. 387 V. t. 4, pp. 15-16, lettre III, (3, XXX, 538), Léonce à Delphine. 388 V. t. 5, p. 65, lettre XII, (4, XXXIV, 714), Delphine à Mme de Lebensei. 389 V. t. 5, pp. 147-148, lettre XIX, (5, III, 762), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 161 - De tous les spectacles qui peuvent frapper l’imagination, il en est peu qui réveillent dans l’âme autant de pensées que la vue de la chute du Rhin près de Schaffhouse en Suisse ; le spectateur reste quelque temps à la contempler, il regarde ces flots qui tombent depuis tant de milliers d’années, sans interruption et sans repos. Il semble qu’on entend le bruit des générations qui se précipitent dans l’abîme éternel du temps. On croit voir l’image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les grands mouvements de cette nature, toujours agissante et toujours impassible, renouvelant tout et ne préservant rien de la destruction. Voilà l’histoire de la vie ! Notre destinée, la voilà ! Des vagues engloutissant des vagues, et des milliers d’êtres sensibles souffrant, désirant, périssant, comme ces bulles d’eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent 390 . - « La vie humaine est ainsi faite ; la superficie est resplendissante de passions généreuses et d’actions désintéressées. C’est l’eau d’un étang dont la surface reflète les rayons du soleil. Mais regarde au fond, elle est sombre et boueuse 391 . Vœux monastiques. Il est moins cruel de descendre dans ce religieux tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne voyant plus ce qu’on aime 392 . - La régularité des occupations dans un couvent, le calme profond qui règne autour de nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux cause d’abord quelque ennui ; mais à la longue l’âme finit par prendre des habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs douloureux s’effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le cœur ; il s’endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne fait pas souffrir. Une pensée d’abord cruelle fortifie la raison avec le temps ; c’est la certitude que la situation où l’on se trouve est irrévocable, qu’il n’y a plus rien à faire pour soi, que l’irrésolution n’a plus d’objet, que la nécessité se charge de tout. Cette situation, selon l’heureuse expression d’une femme, apaise la vie, quand il n’est plus temps d’en jouir 393 . - Ah ! Nous connaissons bien peu nos rapports avec l’Etre suprême, mais sans doute il sait trop bien quelle est notre nature, pour accepter jamais des engagements irrévocables ! … Toute notre destinée serait attachée à un instant passionné qui nous aurait entraînés comme une force extérieure dont nous ne serions en rien responsables ! … Hélas ! D’un âge à l’autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence qu’entre deux êtres 390 V. t. 6, p. 46, lettre V, (5, XXV, 841), Mme de Cerlèbe à Mlle d’Albémar. 391 Angèle, acte 1, scène 2, par Alex. Dumas. 392 V. t. 4, p. 79, lettre XV, (3, XLII, 572), Delphine à Mlle d’Albémar. 393 V. t. 5, pp. 126-127, 6 e fragment, (6, I, 751). 162 Casimir Barjavel qui se seraient totalement étrangers ; et l’homme d’un jour enchaînerait l’homme de toute la vie ! Qu’est-ce que l’imagination n’a pas inventé pour se fixer elle-même ! Mais, de toutes ces chimères, les vœux éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature morale se soulève à l’idée de cet esclavage complet de tout notre avenir, il nous avait été donné libre pour y placer l’espérance, et le crime seul pouvait nous en priver sans retour. Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée ; mais l’Etre toutpuissant et souverainement bon n’a pas besoin que sa créature soit fidèle aux vœux imprudents qu’elle lui a faits. Dieu qui parle à l’homme par la voix de la nature, lui interdit d’avance des engagements contraires à tous les sentiments comme à toutes les vertus sociales. Et si d’infortunés téméraires ont abjuré, dans un moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n’est pas le bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre de rappeler de ce suicide, pour faire du bien et pour aimer 394 . F I N 394 V. t. 6, pp. 154-156, lettre de M. de Lebensei à Léonce, renfermée dans la lettre XXIV, (6, XII, 899). Voyez dans La duchesse de la Vallière de Mme de Genlis (t. 2, p. 219 et suiv., 6 e édition , Paris, 1804) les beaux motifs qui justifient le dessein d’embrasser la vie monastique.