eJournals Oeuvres et Critiques 33/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2008
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In memoriam : Jacqueline Leiner (1921–2008)

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2008
Dorothea Scholl
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Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) In memoriam : Jacqueline Leiner (1921-2008)* Prophétie Là où l’aventure garde les yeux clairs Là où la femme rayonne de langage Là où la mort est belle dans la main comme un oiseau saison de lait Là où les abeilles des étoiles piquent le ciel d’une ruche plus ardente que la nuit Là où le bruit de mes talons remplit l’espace et lève à rebours la face du temps Là où l’arc-en-ciel de ma parole est chargé d’unir demain à l’espoir et l’enfant à la reine Aimé Césaire, Hommage à Jacqueline Leiner Jacqueline Leiner nous a quittés le 5 avril 2008. Après la mort de son époux, Wolfgang, auquel elle a survécu trois ans, elle porta le deuil de celui qui avait été son affectueux soutien avec un courage qui frappait tous ceux qui la rencontraient régulièrement. Souffrante, étant devenue presque aveugle, elle agrémentait ses tristes journées en rassemblant autour d’elle des personnes qui lui tenaient compagnie et la réconfortaient : son fils, Stefan, qu’elle adorait, des amis, des membres du « cercle Proust » de Tübingen, des lecteurs et des lectrices qui lui faisaient la lecture de journaux ou de textes littéraires et avec lesquels elle discutait avec esprit et lucidité. La mort jette toujours un éclairage nouveau sur la personne que l’on croyait connaître. La mort nous révèle le caractère exceptionnel de certains instants passés avec la personne qui nous quitte. La mort nous confronte au silence et au fait que la richesse intellectuelle, les souvenirs et la vie de la personne nous sont désormais à jamais scellés, à jamais inatteignables. La mort fait resurgir des souvenirs ensevelis. Tant d’amis lointains, de tous les continents, ont évoqué de tels souvenirs, souvenirs chaleureux de bons et de tristes moments passés ensemble … … L’attachement sincère et fidèle de Jacqueline à ses amis, sa compassion lors d’une manifestation raciste à un colloque de l’African Literature Association. … Sa capacité de construire et de maintenir des liens entre intellectuels, créateurs, scientifiques d’horizons différents. … Son admiration et son enthousiasme pour la poésie et la personnalité d’Aimé Césaire, pour qui elle éprouvait une grande amitié et qui s’est éteint quelques jours * Je remercie Stefan Leiner et Jean-Pierre Durafour qui ont bien voulu relire ce texte. 4 Dorothea Scholl après elle. … Sa faculté d’émerveillement devant la beauté et sa capacité de dévoiler cette beauté à ses amis, à ses collègues et à ses étudiants, par un don exquis de la parole et de l’écriture. … Sa passion pour la recherche et l’enseignement qu’elle considérait comme une aventure toujours nouvelle. … Son intelligence, sa présence d’esprit, son sens critique aigu. … Son style si personnel, son élégance, son goût sûr. … Sa forte personnalité et un tempérament imprévisible, parfois impulsif et capricieux. … Ses regrets sincères quand elle avait vexé une personne ou quand la maladie et la fatigue l’empêchaient d’être à l’écoute des invités. … Sa profonde gratitude à chaque fois que quelqu’un demandait de ses nouvelles ou l’appelait au téléphone. … Le charme de sa conversation. … Sa faculté de saisir le côté comique des circonstances. … Ses commentaires plein de verve, d’humour et de clairvoyance … Tout cela nous manque. Née à Caen en Normandie, Jacqueline s’installa durant la guerre à Paris afin de pouvoir faire des études qui lui permirent d’obtenir entre 1945 et 1948 une licence ès Lettres et plusieurs diplômes (Langues Orientales-Roumain, Institut d’Art et d’Archéologie, Bibliothécaire-Documentaliste, Etudes Supérieures à la Sorbonne). Toujours portée par de nouvelles inspirations, elle travailla aussi comme journaliste-documentaliste et reporter à la BBC à Londres et organisa des expositions d’art et d’histoire. C’est à la Bibliothèque Nationale, où elle était employée comme Conservateur, qu’elle fit la connaissance de Wolfgang Leiner, qui devait devenir son mari. Déchirée entre deux cultures qu’elle percevait comme profondément différentes, la française et l’allemande, Jacqueline racontait souvent les problèmes et les obstacles que ce couple franco-allemand eut à affronter dans la difficile période d’après-guerre et au-delà. Alors qu’elle travaillait à sa thèse d’État sur Paul Nizan, qu’elle soutint à Strasbourg en 1969 et qui, dès sa publication un an plus tard (Le destin littéraire de Paul Nizan, Paris 1970), fut saluée comme un livre pionnier, elle garda le contact avec les milieux intellectuels parisiens, notamment avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, qu’elle avait interviewé à propos de Nizan. Sa correspondance avec Simone de Beauvoir fut publiée en 1994 dans Dalhousie French Studies 26, pp. 143-168. C’est à Simone de Beauvoir qu’elle dédie son premier roman, Le pied de lit, paru à Paris chez Julliard en 1962 sous le nom de Catherine Sarlat, nom d’emprunt qu’elle utilisera aussi pour signer les nouvelles parues dans la revue Waves (Toronto, 1978-1980). Le deuxième roman de Jacqueline, intitulé La loi de l’espèce, qui traite de la maternité, n’a pas été publié. Jacqueline renonça aux dernières retouches du manuscrit parce qu’elle avait décidé de se consacrer à la rédaction de sa thèse sur Nizan. Écrit dans un style captivant, oscillant entre le pathétique et la satire mordante, Le pied de lit raconte dans la perspective de la narratrice, une In memoriam : Jacqueline Leiner (1921-2008) 5 jeune fille nommée Isabelle Périnout, la vie parisienne dans les années qui suivent l’euphorie de la libération. À la recherche d’un gîte et d’un travail qui lui permettraient de réaliser ses rêves et de vivre une existence pleine d’amour et de beauté, Isabelle passe d’une déception à l’autre, et son espoir toujours renouvelé se transforme peu à peu en une profonde détresse. Les travaux monotones qu’on lui offre ne lui permettent pas de vivre, et elle est réduite à passer ses nuits au « pied du lit » d’une amie. Marginale et marginalisée, elle se sent « de trop ». La narratrice des Mémoires d’une battante s’appelle également Isabelle Périnout. Quand on lit les Mémoires sans connaître l’auteur, on dirait qu’on a affaire à un roman. Mais tous ceux à qui Jacqueline a raconté ses souvenirs reconnaîtront sans peine son histoire personnelle, de son enfance à la fin des années quarante. Ces Mémoires retracent d’une manière poignante la triste enfance d’une petite fille rêveuse, chargée dès son plus jeune âge de lourdes responsabilités, souvent punie parce qu’elle s’évade du réel par le rêve. Toute jeune, elle se révolte contre le rôle qu’on lui impose et prend en main son destin, sans pour autant rompre complètement avec sa famille. Elle se rend à Paris, où elle est logée dans des chambres mal chauffées et où elle gagne sa vie comme copiste à la Bibliothèque Nationale afin de pouvoir poursuivre ses études. Tous ses efforts se font au prix de sa santé qui, après plusieurs maladies graves, aggravées par les épreuves et les privations de la guerre, ne se rétablira jamais complètement. Redoutant la solitude, elle se laisse entraîner en Suisse par un journaliste ukrainien qui semble être en contact avec des milieux politiquement obscurs et impénétrables, puis, après avoir connu de nouvelles épreuves et de nouvelles déceptions, elle décide de quitter ces milieux pour terminer une thèse sur les Rapports entre la France et l’Angleterre dans le domaine de l’estampe à l’époque romantique. Ces Mémoires, malheureusement inachevés, attendent et méritent une publication. Écrits dans un style intense, haut en couleur, ils révèlent une grande perspicacité et une sensibilité artistique délicate. Ils sont un document précieux pour comprendre comment la jeunesse des années de guerre et de l’après-guerre parvient à survivre. Jacqueline y exprime la soif d’être de ces jeunes gens, leur rêve de construire un avenir splendide, fraternel et cultivé sur une Europe en ruines, un désir qui, par la force des évènements, aboutit à une déception profonde en raison des méfaits des temps dits modernes. Ce beau texte est un vibrant plaidoyer pour que l’existence soit élevée au-dessus de la médiocrité par l’accès pour tous à la culture dans toutes ses formes - littérature, arts, esprit, sentiment, éducation, relations sociales, amicales et amoureuses. L’œuvre littéraire de Jacqueline Leiner jette un instructif éclairage sur l’œuvre scientifique qu’elle réalisera lors de sa carrière universitaire, durant laquelle elle fut d’abord Assistant Professor (1971), Associate Professor (1973), puis full professor à l’Université de Washington à Seattle (à partir de 6 Dorothea Scholl 1977), professeur associée à l’Université de Provence à Aix-Marseille (à partir de 1981) et professeur invitée au Maroc et au Sénégal. La plus belle période de sa vie, aimait-elle à dire, fut le séjour de plus de vingt ans avec son mari à l’Université de Washington sur la côte nord-ouest du Pacifique, avec l’immensité sans fin des îles, des forêts, des grands espaces vierges à l’aspect primordial et une végétation riche et abondante. Toujours soucieuse d’ouvrir de nouveaux horizons à la recherche et de rendre accessibles des textes et des auteurs méconnus et, avec eux, des mondes inconnus, elle se consacre alors aux réimpressions de revues littéraires et artistiques d’avantgarde, Le Surréalisme au service de la révolution (Paris, 1976), Bifur (Paris, 1976) et Tropiques (Paris, 1978), accompagnées d’importantes préfaces qui sont rassemblées avec d’autres textes essentiels dans son étude Imaginaire - Langage - Identité culturelle - Négritude (Tübingen-Paris, 1980). Poursuivant le chemin ouvert par Sartre dans l’Orphée noir et encouragée par son amie Simone de Beauvoir, elle fait partie de la première génération des intellectuels qui s’engagent pour la reconnaissance et l’étude des littératures maghrébines, africaines, antillaises et québécoises. Elle crée le premier département de littératures francophones et antillaises aux Etats-Unis, se lie d’amitié avec Aimé Césaire, Albert Memmi, Léopold Sédar Senghor, édite des ouvrages collectifs consacrés à la littérature africaine, antillaise et maghrébine (Œuvres et Critiques III,2; IV, 1 et IV,2), travaille avec Antoine Vitez à une mise en scène du Roi Christophe et organise d’innombrables activités autour d’Aimé Césaire : colloques, interviews, documentations, films, disques, articles, monographies et publications collectives comme Soleil éclaté (Tübingen 1984), L’Athanor d’un alchimiste (Paris 1987), Aimé Césaire : Le terreau primordial (Tübingen, t. I 1993, t. II 2003). Elle collabore à des livres d’art et adopte des perspectives critiques novatrices, qui tiennent compte de l’anthropologie, du folklore et des recherches sur l’imaginaire. Les Mélanges offerts à l’occasion de son éméritat en 1993 (Carrefour de Cultures, éd. par Régis Antoine, Tübingen 1993) témoignent de la force de son inventivité et de son rayonnement extraordinaire au croisement des cultures américaines et européennes, africaines et antillaises, non seulement dans le domaine des universités du monde entier, mais aussi chez les peintres et les poètes. Comme son discours littéraire, le discours critique de Jacqueline Leiner est toujours à la fois un discours poétique cultivé, engagé dans l’aventure de la découverte de nouveaux mondes, de pénétrer au plus profond des états d’âme et d’explorer l’univers insolite du langage. Dans les deux cas, l’impulsion primordiale est de dépasser le réel par l’imaginaire, en frayant dans l’espace de l’écriture et des contacts humains des chemins de liberté et de beauté. Dorothea Scholl, Université de Kiel