Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Des chiffres et des lettres
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2008
Charlotte Simonin
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Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Des chiffres et des lettres : le théâtre de Voltaire entre les registres de la Comédie-Française et la correspondance de Françoise de Graffigny Charlotte Simonin La correspondance de Françoise de Graffigny (1695-1758), actuellement en cours de publication 1 , dévoile sans fards le quotidien captivant d’une femme exceptionnelle qui côtoya tous les grands noms de la première partie du dix-huitième siècle 2 . Mais cette épistolière diariste 3 fut aussi et 1 La Correspondance de Madame de Graffigny est publiée par la Voltaire Foundation, Oxford : tome I (1716-17 juin 1739), éd. E. Showalter, 1985 ; tome II (19 juin 1739-24 septembre 1740), éd. J. A. Dainard et E. Showalter, 1989 ; tome III (1 er octobre 1740-27 novembre 1742), éd. N. R. Johnson, 1992 ; tome IV (30 novembre 1742-2 janvier 1744), éd. J. A. Dainard, M.-P. Ducretet et E. Showalter, 1996 ; tome V (3 janvier 1744-21 octobre 1744), éd. J. Curtis, 1997 ; tome VI (23 octobre 1744-10 septembre 1745), éd. P. Bouillaguet, J. Curtis, et J. A. Dainard, 2000 ; tome VII (11 septembre 1745-17 juillet 1746), éd. P. Bouillaguet, N. Boursier et J. A. Dainard, 2002 ; tome VIII (19 juillet 1746-11 octobre 1747), éd. N. Boursier et E. Showalter, 2003 ; tome IX (11 mars 1748-25 avril 1749), éd. E. Showalter, 2004 ; tome X (26 avril 1749-2 juillet 1750), éd. M.-T. Inguenaud, 2006 ; tome XI (2 juillet 1750-19 juin 1751), éd. D. P. Arthur, 2007. J’ai accès au reste de la correspondance, encore non publiée, grâce à l’extrême gentillesse de l’équipe Graffigny. Une anthologie est par ailleurs disponible : Françoise de Graffigny, Choix de lettres, éd. E. Showalter, Oxford, Voltaire Foundation, 2001. 2 Voir E. Showalter, Françoise de Graffigny : her life and works, SVEC 2004: 11, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, et C. Simonin, « Vie privée, vie publique, hommes et femmes de lettres à travers la correspondance de Françoise de Graffigny », dans Pauvre diable : destins de l’homme de lettres au XVIII e siècle, éd. H. Duranton, Saint- Etienne, Presses universitaires de Saint-Etienne, 2006, p. 97-108. 3 Du jour de son départ de Lunéville le 11 septembre 1738 à celui de sa mort le 12 décembre 1758, c’est-à-dire pendant plus de vingt ans, elle écrivit presque quotidiennement à son meilleur ami François Devaux (1712-1796), surnommé « Panpan », demeuré à Lunéville, qui, après son décès, préserva ses lettres au lieu de les brûler comme c’était l’usage. La durée et la fréquence de cette correspondance comme l’unicité du destinataire autorisent à la considérer comme un journal intime : voir C. Simonin, « “Madame la Péruvienne”, “La Grosse” ou “Maman” : les jeux du je dans la correspondance de Françoise de Graffigny », dans les actes du 32 Charlotte Simonin surtout une exceptionnelle amatrice de théâtre 4 , qui, sa vie durant, ne cessa de lire, de commenter, de voir, de jouer parfois et d’écrire du théâtre, seule ou avec d’autres 5 . Logiquement figurent donc dans cette volumineuse correspondance de très nombreuses références au théâtre de Voltaire : auteur prolifique, son exact contemporain, on le considère alors comme le plus grand dramaturge de l’époque, sinon de tous les temps ; créées, jouées ou reprises, ses pièces tiennent presque sans discontinuer l’affiche à la Comédie-Française, et qui plus est, les deux auteurs se fréquentent et s’écrivent. Madame de Graffigny et Voltaire se rencontrèrent en 1735 à la cour de Lunéville ; elle l’admire, il n’est pas insensible à ses charmes qu’il célèbre dans un de ses poèmes en 1738 6 . Parce qu’il l’y a invitée, elle demeure à Cirey de la fin de 1738 au début de 1739, séjour heureux, interrompu, comme on le sait, par l’épisode malheureux du vol supposé de chants de La Pucelle 7 . Devant l’inimitié, voire l’hostilité manifeste de Madame du Châtelet 8 , Madame de Graffigny préfère distendre jusqu’à la mort de la « Mégère » en 1749 les relations avec l’« Idole », comme le surnomment l’épistolière et François Devaux. Mais ensuite elle retrouve Voltaire, et surtout devient l’amie de Madame Denis 9 . Ainsi Madame de Graffigny fréquente-t-elle Colloque « Moi privé, moi public au XVIII e siècle », organisé par R. Wintermeyer, Presses universitaires de Rouen, à paraître. 4 Voir ma thèse à venir, « Un nouveau regard sur le théâtre du XVIII e siècle : Françoise de Graffigny (1695-1758) lectrice, spectatrice, critique et auteur de théâtre ». 5 Outre Cénie et La Fille d’Aristide, ses deux drames joués à la Comédie-Française, Madame de Graffigny a aussi écrit une dizaine de piécettes (Phaza, Le Tuteur), dont certaines ont été jouées à la cour de Vienne (Ziman et Zénise, Le Temple de la vertu, L’Ignorant présomptueux, Les Saturnales). Elle a aussi beaucoup contribué à certaines comédies de Collé, Devaux et Bret et tragédies de Linant, Palissot et Guimond de la Touche. 6 « Car cette veuve aimable et belle / Par qui nous sommes tous séduits, / Vaut cent fois mieux qu’une pucelle » (Voltaire, « A Monsieur de Pleen, qui attendait l’auteur chez Madame de Graffigny, où l’on devait lire La Pucelle », éd. R. A. Nablow, dans Les Œuvres complètes de Voltaire, Genève, Institut et Musée Voltaire ; Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 18A, p. 319). 7 Voir E. Showalter, « Graffigny at Cirey : a fraud exposed », French Forum, 21 (1996), p. 29-44. 8 Voir M.-T. Inguenaud, « La Grosse et le Monstre : histoire d’une haine », SVEC 2006: 01, p. 65-90, et C. Simonin, « “Pompon Newton” versus “Marie Chiffon” ? Emilie du Châtelet (1706-1749) et Françoise de Graffigny (1695-1758) en miroir, et au miroir de leurs contemporains », dans Emilie du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, études réunies par Ulla Kölving et Olivier Courcelles, Ferney-Voltaire, 2008, p. 61-83. 9 Voir C. Simonin et D. Smith, « Du nouveau sur Madame Denis : les apports de la correspondance de Madame de Graffigny », Cahiers Voltaire, 4 (2005), p. 25-56. Des chiffres et des lettres 33 pendant plus de vingt ans et dans une relative proximité - d’autant que Linant, Thiriot 10 et ses amis du Bout-du-Banc lui permettent de compléter ses informations - le plus grand écrivain du siècle 11 . Aperçu global A la Comédie-Française 12 , Madame de Graffigny a vu quatre fois L’Enfant prodigue les mercredi 2 janvier et 12 juin 1743, dimanche 19 décembre 1751 et mardi 17 mai 1757 13 , et une fois Nanine, le samedi 5 juillet 1749 14 . Quant aux comédies, « La Grosse » a donc vu deux pièces pour un total de cinq représentations, soit une moyenne de 2,5 représentations par pièce. Du côté des tragédies, elle a vu six fois Mérope, les mercredi 20 février 1743, samedi 8 février et mercredi 4 mars 1744, mercredi 20 décembre 1752, mercredi 10 janvier et samedi 25 août 1753 15 ; quatre fois Mahomet, les jeudi 9 août 1742, mercredi 6 et lundi 11 octobre 1751 et mercredi 18 mai 1757 16 ; et trois fois Alzire, les samedis 4 mai et 14 septembre 1743, et le lundi 17 mai 1751 17 . Quatre pièces sont vues deux fois : Œdipe les samedi 12 janvier 1743 et mardi 10 Voir E. Showalter, Voltaire et ses amis d’après la correspondance de Mme de Graffigny, SVEC, 139 (1975). 11 Voir C. Simonin, « “L’Idole” et ses “balafres”, ou Voltaire et ses livres à travers la correspondance de Françoise de Graffigny », dans les actes du colloque « Voltaire et ses livres », réunis par F. Bessire, à paraître. 12 Voir l’ouvrage incontournable de Henry C. Lancaster, « The Comédie-Française, 1701-1774 : plays, actors, spectators, finances », Transactions of the American philosophical society, 41 (1951), p. 593-849. 13 Le 2 janvier comme le 12 juin 1743, L’enfant prodigue est joué avec Le Galant jardinier de Dancourt, le 19 décembre 1751 avec La Surprise de l’amour de Marivaux et le 17 mai 1757 avec La Sérénade de Regnard. 14 Nanine est jouée avec L’Oracle de Saint-Foix. 15 Le 20 février 1743, Mérope est jouée avec George Dandin de Molière, le 8 février 1744 avec Le Galant Jardinier de Dancourt, le 4 mars 1744 avec Le Philanthrope de Legrand, le 20 décembre 1752 avec L’Amant de lui-même de J.-J. Rousseau, le 10 janvier 1753 avec Le Mari retrouvé de Dancourt, le 25 août 1753 avec Les Hommes de Saint-Foix. 16 Le 9 août 1742, Mahomet est joué avec Le Dédit de Dufresny, le 6 octobre 1751 avec Le Triple mariage de Destouches, le 11 du même mois avec L’Oracle de Saint-Foix, et le 18 mai 1757 avec Le Consentement forcé de Guyot de Merville. Madame de Graffigny avait vu la pièce de La Noue, Mahomet Second, antérieure de trois ans, le lundi 9 mars 1739. 17 Le 4 mai 1743, Alzire est jouée avec Les Plaideurs de Racine, le 14 septembre 1743 avec Le Magnifique de La Motte et le 17 mai 1751 avec La Double extravagance de Bret. 34 Charlotte Simonin 1 er juin 1751 18 ; Zaïre les samedi 30 mars 1743 et lundi 24 mai 1751 19 ; Amélie ou Le Duc de Foix 20 les mercredi 23 août et lundi 4 décembre 1752 21 ; et Rome sauvée les jeudi 24 février 1752 et lundi 13 mars 1752 22 . En revanche, elle ne voit qu’une fois, le mercredi 8 juin 1740, Zulime 23 . Hapax également pour La Mort de César le mercredi 4 septembre 1743 24 , Oreste le mercredi 28 janvier 1750 25 et L’Orphelin de la Chine le lundi 27 octobre 1755 26 . Ainsi la somme tragique est-elle de onze pièces pour un total de vingt-cinq représentations, soit une moyenne de 2,27. Thalie et Melpomène additionnées donnent treize pièces pour trente représentations. Trente représentations avérées certes mais il faut compter avec les brouilles entre les deux correspondants - pas de lettres et donc pas de nouvelles parfois pendant plusieurs mois -, les séjours de Devaux à Paris 27 , les lettres perdues et les omissions de Madame de Graffigny. Il paraît bien plus raisonnable d’ajouter une bonne dizaine au total, et donc d’estimer à une quarantaine le nombre de représentations auxquelles elle aurait assisté rien qu’à la Comédie-Française, somme à laquelle s’ajoutent les pièces vues et jouées dans le cadre des théâtres de société à Lunéville, à Cirey et à Paris 28 , ceci sans compter les répétitions, ce qui donnerait au total une bonne cinquantaine pour le moins. Statistiques Pendant ses vingt ans à Paris, si l’on additionne Comédie-Française, Italienne, Opéra, Foire, et Théâtre de société, Madame de Graffigny assiste à 18 Le samedi 12 janvier 1743, Œdipe est joué avec Le Mari retrouvé de Dancourt, et le mardi 1 er juin 1751 avec L’Avocat Patelin de Brueys. 19 Zaïre est jouée le 30 mars 1743 avec Les Trois frères rivaux de La Font et le 24 mai 1751 avec L’Été des coquettes de Dancourt. 20 Cette pièce est une refonte d’Adelaïde du Guesclin. 21 Le 23 août 1752, Amélie ou Le Duc de Foix est jouée avec Le Florentin de Champmeslé, et le 4 décembre 1752 avec La Métempsycose de Dancourt. 22 Le 24 février 1752, Rome sauvée est jouée avec Le Mariage forcé de Molière et le 13 mars avec La Coquette de village de Dufresny. 23 Le 8 juin 1740, Zulime est jouée avec L’Esprit de contradiction de Dufresny. 24 La Mort de César est donnée le 4 septembre 1743 avec Le Fat Puni de Pont-de- Veyle. 25 Oreste est joué le 28 janvier 1750 avec L’Été des coquettes de Dancourt. 26 Le 27 octobre 1755, L’Orphelin de la Chine est joué avec Le Magnifique de La Motte. 27 Il demeure par exemple à Paris de novembre 1747 à mars 1748. 28 Petit Boursoufle (Le Comte de Boursoufle), Grand Boursoufle (Les Originaux), Zaïre et L’Enfant prodigue à Cirey (février 1739), Mahomet (juin 1750, rue Traversière chez Voltaire). Des allusions dans la correspondance font deviner que la troupe de Panpan connaissait et jouait La Mort de César, L’Enfant prodigue, Zaïre et Alzire. Des chiffres et des lettres 35 environ 300 représentations, c’est-à-dire au moins cinq cents pièces, puisque la coutume consiste, à la Comédie-Française comme à l’Italienne ou à la Foire, imitées d’ailleurs par les théâtres de société, à donner au moins deux pièces, une grande en cinq actes, et une petite en un ou trois actes pour l’accompagner, et parfois trois, dans la même séance. Si l’on considère le nombre de représentations et le nombre de pièces vues par auteur, Voltaire (11 pièces, 30 représentations) figure incontestablement en deuxième position. Il n’est devancé que par Molière dont Madame de Graffigny a vu 50 représentations avérées pour 16 pièces, mais cet auteur voit son importance numérique gonflée par la surreprésentation de ses petites pièces : Sganarelle, Le Mariage forcé, Le Médecin malgré lui. Suivent dans le classement Dancourt (12 p., 29 rep.), Legrand (9 p., 20 rep.), Racine (8 p., 18 rep.), Regnard (7 p., 14 rep.), Corneille (7 p., 12 rep.) 29 et Dufresny (4 p., 15 rep.), c’est-à-dire des auteurs du dix-septième ou du début du dix-huitième siècle. Dancourt, Legrand, Regnard et Dufresny doivent eux aussi leur score à leurs petites pièces. Autant dire que si l’on se restreint aux grandes pièces, seule la triade classique peut rivaliser avec la suprématie voltairienne. Quant aux dramaturges contemporains de Voltaire, ils font piètre figure, fût-ce en incluant leurs petites pièces : Boissy (9 p., 14 rep.), Marivaux (7 p., 10 rep.), Destouches (6 p., 13 rep.), Nivelle de la Chaussée (6 p., 8 rep.), Marmontel (1 p., 2 rep.), Piron (3 p., 10 rep.), Crébillon (3 p., 7 rep.), Cahusac (3 p., 11 rep.) … De ses rivaux, elle voit donc entre une dizaine et une quinzaine de représentations, soit deux tiers de moins ou la moitié moins que Voltaire. Les chiffres consacrent donc l’écrasante supériorité de l’auteur de Zaïre et Mérope. Tragédies versus comédies Pour le siècle des Lumières, Voltaire est avant tout un auteur tragique, et c’est d’ailleurs ainsi que lui-même se considère : de facto, ses comédies sont dédaignées. Madame de Graffigny voit à la Comédie-Française onze tragédies, mais seulement deux comédies 30 . Pourtant, paradoxalement, selon elle, les comédies rapportent davantage : Depuis neuf ans ou huit que je suis a Paris, je n’ai vu de plein succes qu’aux comedie. Les Dehors trompeurs, Melanide, L’Oracle en ont plus eu que Merope qui pourtant en a plus eu qu’aucune tragedie que tu puisse me nommer. Et de demi suces a demi succes, je te nommerois vingt comme- 29 Voir C. Simonin, « Présences de Corneille dans la correspondance de Mme de Graffigny », XVII e siècle, 225 (2004), p. 669-675. 30 Contraste bien moins flagrant dans le théâtre de société, qui recourt plus facilement aux comédies, faciles à apprendre et à monter. 36 Charlotte Simonin die contre une tragedie. Voila ce qui m’a fait juger que l’on aime mieux pleurer bourgeoisement, au coin du feu, que guindé sur des echasses. (13 février 1747 ; VIII, 243-244) Grande pièce versus petite Dans les représentations vues par Madame de Graffigny, Voltaire est joué huit fois avec Dancourt, trois fois avec Dufresny et avec Saint-Foix, deux fois avec Molière et La Motte, et une fois avec Bret, Brueys, Champmeslé, Destouches, Guyot de Merville, Lafont, Legrand, Marivaux, Pont-de-Veyle, Racine, Regnard et Rousseau. Les pièces du dix-septième et du début du dixhuitième siècle dominent (Dancourt, Dufresny, Molière, Racine, Regnard). Pour autant, Voltaire, en dépit de son orgueil sourcilleux, s’accommode d’associations nécessaires avec ses contemporains à la mode (Bret, Destouches, Pont-de-Veyle, Saint-Foix). Le fait que Mérope ait pu être jouée avec du Rousseau (20 décembre 1752), hapax certes, constitue en tout cas un duo amusant quand l’on songe à l’avenir des relations entre les deux hommes. Notons que les petites pièces servent parfois de contre-feu à l’insuccès des grandes : Cesar est joué tres mediocrement. Je n’ai pu aller qu’a la troisieme representation ; il y avoit assés de monde, mais on avoit mis Le Fat punis pour la soutenir. A la seconde il n’y avoit personne. On ne la joue cependant que deux fois la semene pour menager les forces, mais elles sont deja si epuisée que, pour lui faire soutenir l’agonie de cette semene, on a recours aux goutes d’Engletere, c’est-a-dire au Magnifique que l’on donne mercredi. (8 septembre 1743 ; IV, 361-362) Même scénario huit ans plus tard, où c’est une petite pièce de Madame de Graffigny qui servirait de remède : en juillet 1751, des amis de Voltaire souhaitent que Phaza 31 soit jouée en petite pièce avec Rome sauvée. La dramaturge s’y refuse avec sa vivacité coutumière le 2 juillet : « Babiolinet [Le comte de Stainville] est chargé d’une drole de negociation avec moi : les Voltairiens 32 le tourmentent pour m’engager a donner Phaza avec Rome sauvée dont on ecrit les roles 33 . Est-ce qu’on se défierait du succès, qu’on 31 Voir C. Simonin, « Phaza, la “fille-garçon” de Madame de Graffigny », dans Le Mâle en France, 1715-1830 : représentations de la masculinité, éd. K. Astbury et M.-E. Plagnol-Diéval, Bern, Peter Lang, 2004, p. 51-62. 32 Voir C. Simonin, « Note sur une occurrence de “voltairien” : une lettre de Madame de Graffigny », Cahiers Voltaire, 2 (2003), p. 266-268. 33 Rome sauvée ne sera finalement représentée qu’en février 1752, mais effectivement Voltaire se penche sur la pièce à l’été 1751. Des chiffres et des lettres 37 voudrait déjà l’étayer ? Ils peuvent chercher ailleurs des étais, car assurément je ne la donnerai pas, et dans ces circonstances-là ! ». En tout cas, la programmation bicéphale dépend plus du hasard et des comédiens disponibles, que d’une quelconque volonté de cohérence. A priori, nulle circularité ou intertextualité ne joue. Mais à considérer le couple Œdipe/ Le Mari retrouvé (12 janvier 1743) ou la paire La Mort de César/ Le Fat puni (4 septembre 1743), l’on s’interroge : ces oxymores à l’humour noir sont-ils dûs au hasard ou à la malice des comédiens ? Mois Trente représentations, potentiellement également divisées sur douze mois, se répartissent pourtant en quatre représentations au mois de janvier, trois en février, trois en mars, zéro en avril, cinq en mai, trois en juin, une en juillet, trois en août, deux en septembre, trois en octobre, zéro en novembre, et trois en décembre. Quelle lecture faire de cette inégale distribution ? Les vacances de Pâques correspondent traditionnellement aux vacances annuelles des comédiens et à la clôture de l’année théâtrale, et le mois de novembre au déplacement de la cour à Fontainebleau 34 ; leur score nul n’a donc rien de surprenant. De même, les mois d’été sont traditionnellement moins bons, puisque la cour et l’aristocratie sont hors les murs, fuyant à la campagne la chaleur parisienne. Les grands mois théâtraux sont donc décembre, janvier, février, mars et mai : ces 5 mois totalisent 18 représentations, tandis que juin, juillet, août, septembre et octobre n’en totalisent que 12. L’on constate donc à la fois la domination des grands mois traditionnels, mais aussi de façon concomitante que Voltaire est un dramaturge suffisamment apprécié et reconnu pour supporter d’être joué toute l’année. Au même titre que Racine ou Molière, il constitue une valeur sûre, un refuge pour les comédiens qui sont assurés avec lui de remplir un minimum la salle, quelle que soit la saison. Qui plus est, sa production prolifique lui vaut d’avoir en permanence plus d’une dizaine de pièces au répertoire à la fois, nouveautés, reprises ou refontes. Mais ses contemporains jalousent cette omniprésence : J’ai apris que la premiere piece de ton heros etoit La Femme Tartufe [La Prude]. La police ne l’a pas passée. Comme il en a sur lui copie, il en a vite donné une autre. On pretent qu’on la jouera vendredi. En attandant, comme il veut ocuper le theatre exclusivement, on joue Alzire. Je crois ne t’avoir pas parlé du compliment de la rentrée : c’est de lui. Il y parle de toutes ses marotes. Il dit au partere que la brigue et l’autorité donne les place, mais que lui donne la vray gloire ; il y parle contre Desfontaines 34 Les grands acteurs suivent la cour, et l’on ne joue alors à Paris que des pièces de piètre importance. 38 Charlotte Simonin sans le nommer ; il s’y louë splendidement. Enfin, tout le monde le critique. (30 avril 1743 ; IV, 256) Même reproche quant à cette dictature scénique six ans plus tard : « On dit que V. redonne encore Semiramis et sur cela Blaise [le comte de Caylus] a dit assés plaisament qu’il vouloit y accoutumer le public comme Silva la petite verolle a la seignée. On dit qu’il s’empare du theatre pour tout l’hiver, qu’il redonne Nanine et puis Catilina [Rome sauvée] a l’exclusion de Gresset et de Marmontel qui sont tout pret. Voila tout ce que j’ai apris » (13 novembre 1749 ; IX, 260). Six mois plus tard, le 26 mai 1750, l’on raille le théâtre de société où peut s’épanouir l’hybris du dramaturge : « J’ai eu la visite de l’abbé Du Renel qui m’a un peu amusée. Il m’a conté que V. fait faire un theatre chez lui ou il va faire jouër toutes ces pieces passées, presentes et future. On comence jeudi par Mahomet, et puis dimanche Zulime. Enfin il aura du moins un theatre ou on ne jouera que lui » (X, 527). Jours Affinons notre analyse, et demandons-nous si tous les jours sont égaux au royaume de la Comédie-Française. Pour trente représentations potentiellement également réparties sur les sept jours de la semaine, on compte six lundis, deux mardis, douze mercredis, deux jeudis, aucun vendredi, sept samedis et un dimanche. L’absence du vendredi, comme le faible score du mardi, s’expliquent aisément: il s’agit des jours de représentations de l’opéra : on jouera de préférence ces jours-là des classiques, ou des auteurs secondaires, mais l’on ne fera pas cet affront à Voltaire. Le dimanche attire un public plus populaire, friand de comédies et de reprises ; les acteurs ne se risqueront pas, ou rarement, à jouer alors une tragédie. Symptomatiquement, le seul exemple sur trente représentations de Voltaire est celui de L’Enfant prodigue, à savoir une comédie populaire. Les grands jours de sortie des pièces sont donc le lundi, le mercredi, le jeudi et le samedi, qui, à eux 4, totalisent 27 représentations sur 30, c’est-à-dire 90 % des représentations. Premières Ainsi l’étude fine des chiffres montre que les comédiens se livrent à une véritable stratégie de programmation, et que, quelles que soient leurs qualités intrinsèques, un destin fort différent attend une tragédie qui débute un mardi en juillet 35 d’une autre débutant un lundi en janvier. Demandons- 35 Comme par hasard, les pièces de dramaturges femmes, de Marie-Anne Barbier à Françoise de Graffigny en passant par Marie-Anne du Boccage, sont souvent reléguées à l’été. Des chiffres et des lettres 39 nous maintenant si la première a un impact sur la fréquentation. Sur vingt ans, du lundi 6 juillet 1739 (Thélamire de Thibouville d’Ervigny) au samedi 4 juin 1757 (Iphigénie en Tauride de Guimond de la Touche), Madame de Graffigny se rend à 69 représentations de pièces nouvelles à la Comédie- Française, somme considérable. Pour Voltaire, elle y va quatre fois le jour même de la première pour Zulime (8 juin 1740), Mahomet (9 août 1742), Mérope (20 février 1743) et Rome sauvée (24 février 1752). Lorsque cela lui est impossible, elle s’efforce néanmoins de s’y rendre dans la première volée de la quinzaine ou vingtaine. Elle y va le jour de la troisième représentation (4 septembre 1743) pour La Mort de César (première le 29 août), le jour de la quatrième (23 août 1752) pour Amélie ou le Duc de Foix (première le 17), le jour de la sixième (28 janvier 1750) pour Oreste (première le 12), le jour de la neuvième (5 juillet 1749) pour Nanine (première le 16 juin), comme pour Rome sauvée (13 mars 1752), dont elle a déjà vu la première représentation de la série. Si l’on considère la deuxième volée de représentation de la saison, l’on trouve encore deux pièces : L’Orphelin de la Chine le 27 octobre 1755 (première le 20 août) ; Amélie ou le Duc de Foix le 4 décembre 1752 (première le 17 août). Ainsi indubitablement, la nouveauté aimante-t-elle, puisque pour plus d’un tiers des représentations auxquelles elle assiste (12 correspondant à 11 pièces), ce sont des premières. D’ailleurs, si l’on considère toutes les tragédies de Voltaire qui connaissent leur première pendant son séjour à Paris, il appert qu’elle n’en manque qu’une, celle de Sémiramis (jeudi 29 août 1748) 36 . À la fois par goût personnel pour Voltaire, par désir de coller à l’actualité théâtrale, et de satisfaire son correspondant fou de « l’Idole », elle s’efforce de participer aux « D-days ». Mais l’attractivité des jours de première ne joue pas que pour les pièces de Voltaire : n’oublions pas, même si ce fait n’est pas toujours suffisamment pris en compte, que c’est parfois la petite nouvelle qui par ricochet attire du monde pour la grande. Ainsi, le mercredi 20 décembre 1752, est-ce bien plutôt la seconde représentation de la petite comédie L’Amant de lui-même de Rousseau (première le lundi 18), qui attire Madame de Graffigny que le fait d’assister pour la cinquième fois à la représentation de Mérope, qui se joue depuis neuf ans. Même remarque le samedi 25 août 1753 où les tout récents Hommes de Saint-Foix (première le 27 juin, 17 e rep.) l’intriguent sans doute plus que sa sixième Mérope. 36 Toutes les autres pièces ont eu leur première alors qu’elle n’habitait pas encore Paris : Œdipe (18 novembre 1718), Zaïre (13 août 1732), Alzire (27 janvier 1736), L’Enfant prodigue (10 octobre 1736). 40 Charlotte Simonin Voir et revoir 13 pièces pour 30 représentations se répartissent d’une part en 5 pièces qu’elle ne voit qu’une fois, d’autre part en 8 pièces qu’elle voit 25 fois. Ainsi, l’esthétique de réception qui prévaut alors se situe aux antipodes de notre frénésie actuelle de zapping : l’on revoit plus que l’on ne voit, et non seulement l’on revoit, mais l’on rerevoit 37 . Les grandes pièces s’apprécient aussi - surtout ? - dans la répétition, la familiarité et presque dans le par cœur 38 , et il faudrait davantage le garder à l’esprit quand nous les étudions. Parmi les pièces revues le plus grand nombre de fois à la Comédie-Française par Madame de Graffigny, toutes sont de petites pièces (11 fois pour Le Mariage forcé de Molière, 7 pour L’Esprit de contradiction de Dufresny, itou pour Zénéide de Cahusac et 6 fois pour L’Oracle de Saint-Foix) sauf Mérope que la spectatrice voit six fois. Ce chiffre montre, une fois de plus, la bonne place de Voltaire sur le podium Graffignien, mais surtout consacre la domination absolue de Voltaire sur tous les autres dramaturges, passés ou contemporains. Heure de la représentation Les représentations ont lieu à cinq heures et demie, mais lorsque la pièce est courue, mieux vaut se présenter plus tôt pour trouver place à coup sûr. Madame de Graffigny et ses amies n’hésitent donc pas à se rendre à la comédie près de trois heures à l’avance : « J’irai demain matin [voir Mlle Quinault], car je dine avec mon Angloise [la comtesse d’Orford] afin d’aler tacher d’atraper une place a Rome sauvee dès trois heures. Il faut en avoir bien la rage » (23 février 1752). De telles précautions n’empêchent pas les substitutions de dernière minute, ainsi narre-t-elle plaisamment sa déception le 12 juin 1743 : « Eh bien, je viens de ce Cesar, qui est devenu L’Enfant prodigue et Le Galand Jardiner. J’avois eté a trois heures et demie pour avoir 37 Si l’on tient compte des répétitions (L’Orphelin de la Chine, Oreste) et du théâtre de société (La Mort de César), le nombre augmente encore : seules Zulime et Nanine n’auraient été vues qu’une fois. 38 « On joue demain Zulime. Ce sont les nieces, le St, Mr de Tibouville, etc. On m’a fort prié d’y aller [voir Zulime le lendemain] mais mon diner m’en empechera. Et ce seroit trop souvent. Cependant, je veux revoir cette piece que j’aime. On la jouera plusieurs fois » (7 juin 1750; X, 544-545) ; ou encore : « On dit qu’il y a bien autre[s] chose[s] de changé. Elle [Rome Sauvée] reprend asses bien; il y avoit mercredi 2500 lt de recepte. Je compte y aller lundi, et je compte etre plus contante des details, dont beaucoup me sont echapés par l’eloignement où j’etois du theatre » (4 mars 1752). Des chiffres et des lettres 41 bonne place; a six j’aurois eu la meme. J’ai fait apeler Grandval; il m’a dit que Cesar etoit arreté a la police » (12 juin 1743 ; IV, 326). Ces heures d’attente et de latence post-prandiales au théâtre expliquent que celui-ci joue un rôle de socialisation important : « J’ai diné chez mon Angloise. Nous avons eté a trois heures a la comedie. N’est ce pas en avoir la rage? Mais […] je ne m’y suis pas ennuiée. Le grand garcon [Bret] y est presque arrivé en meme tems que nous. […] J’ai apercu la Merluche [Voisenon] dans l’enphitheatre. Je l’ai fait venir de force avec nous, aussi bien que l’abbé Onillon, et nous nous sommes fort bien amusé » (24 février 1752). Evidemment, quand l’on jouit sur invitation d’une place en loge, l’on peut s’autoriser des départs plus tardifs : « V. m’ecrivit hier soir pour savoir si je n’avois pas changé d’avis sur Oreste. Il viendra nous chercher a 4 heures et demie. […] J’arrive d’Oreste fatiguée, excedée et qui plus est ennuiée. V. nous est venu chercher a trois heures et m’a amené sa niece, qui est tout a fait aimable. J’en ai bien a te conter. Nous ne somes partie qu’a cinq. La sale a eté pleine » (28 janvier 1750 ; X, 348-349). La négation restrictive semble indiquer ici une légère crainte quant au peu de temps imparti au déplacement, mais noblesse oblige. Prix des places Le prix minimal à débourser est de quatre francs, du moins pour une femme de condition comme Madame de Graffigny, qui ne peut ni assister au spectacle dans les parties de salle réservées aux hommes (scène, amphithéâtre, parterre) ni dans celles moins coûteuses mais populaires (paradis…) et doit donc acheter des places de loge, les plus dispendieuses. Si elle se lamente le 26 février 1745 de son impécuniosité, le concetto final sait en sourire : « Plains-moi : le Voisin [Verdun de Monchiroux] m’envoye demain son carosse de remise a ma disposition. C’est une trouvaille a Paris, et je n’ai pas quatre francs pour aller voir Merope ou la Foire ou il y a, dit-on, une parodie charmante de Thesé. Enfin voilà trois grands mois, quatre vraiment, depuis la St-Martin enfin, que je n’ai pas eté aux spectacles par belle misere. J’irai demain courir les champs parce qu’il n’en coute rien pour y entrer » (VI, 218). Le plus souvent cependant, le prix pour une pièce nouvelle, et de Voltaire a fortiori, subit une inflation, et monte à six francs 39 , auxquels il faut 39 Comme l’indique clairement Lancaster, l’habitude fut prise dans les années 1740 de monter les prix lorsqu’il s’agissait de pièces nouvelles, ou à succès, ou de dates particulières (ouverture ou clôture du théâtre) : « When they [the prices] were raised, a lower box rented for 48 francs, an upper for 30 ; a seat on the stage or in a lower box for 6 francs, one in the second tier for 3 francs, one in the third for 2 » 42 Charlotte Simonin pouvoir ajouter le prix d’un carrosse, d’une frisure et d’une robe convenable. Heureusement, un(e) ami(e) généreux(se) invite parfois l’épistolière. Las ! Quand bien même tous les problèmes financiers sont réglés, Voltaire est si apprécié que rien ne garantit l’obtention du sésame : « Hier nous voulumes aller a Gingi Kam [L’Orphelin de la Chine]. Il n’y eut pas moien d’y entrer. Les loges etoient loueë jusqu’a la neuvieme » (28 août 1755). Cinq jours plus tard, la disponibilité ne s’est pas améliorée : « Gingil Kam est toujours aux nueës. Nous n’avons pas encore pu y aller tant les loges sont louée et voici Fontainebleau. Il faudra attendre a le revoir l’hivers mais quand reveronsnous l’auteur? » (3 septembre 1755). Huit jours après, nouveau camouflet, dû cette fois à la maladie de l’un des acteurs : Coment, je ne t’ai jamais nommé L’orphelin de la Chine ? Elle n’a point d’autre titre. J’espere y trouver place tantot. Sans doute que c’est la divine Clairon qui surpasse encore sa divinité ordinaire. […] Jeudi soir. Nous eumes encore hier l’afront d’aller a L’orphelin sans le voir. Le Kain as une grande fievre et un point de coté. On le seigne comme un beux. Adieu L’orphelin pour lontems. (11 septembre 1755) Rappelons en outre que la représentation et le succès de son drame bourgeois Cénie à la Comédie-Française (25 représentations en 1750) valent, comme c’est l’habitude pour tout auteur dont une pièce en cinq actes a été acceptée et jouée, à Madame de Graffigny ses entrées gratuites à ce théâtre de début 1751 jusqu’à sa mort en 1758. Or, dans la répartition des représentations de Voltaire auxquelles elle assiste, 14 sont antérieures à 1750, et 16 postérieures ; c’est-à-dire que la gratuité n’a pas occasionné de hausse soudaine ou de différence manifeste, alors que c’est le cas pour tous les autres dramaturges. C’est bien le signe d’une élection particulière : même lorsqu’elle tirait le diable par la queue 40 , Madame de Graffigny est toujours parvenue à se débrouiller pour assister aux pièces de Voltaire. (« The Comédie-Française, 1701-1774 », p. 730, à propos de la saison 1738-39). Il indique par exemple : « The year was distinguished by the first performances of Voltaire’s Mahomet and of his Merope. […]. Charges were increased to the same extent as the previous year. The higher charges were made at the ouverture (Mélanide, Amour pour amour : 552 s./ 1106 r.) and the cloture (30 mars : Zaïre, Trois Frères Rivaux : 1268 s./ 3937 r.), at all performances of Athalie, Mahomet, Le Comte de Warwick, and Mérope » (p. 741, à propos de la saison 1742-43). 40 Voir E. Showalter, « How Mme de Graffigny made ends meet », SVEC 2002: 06, p. 17-26. Des chiffres et des lettres 43 Les répétitions Pour se rendre au spectacle sans bourse délier, et sans risque de rentrer bredouille, une astuce peut consister à assister aux répétitions. Madame de Graffigny est suffisamment introduite dans le monde des lettres et auprès de Voltaire pour réussir à s’y glisser : Ce prince vint me lenterner la tete d’une repetition d’Oreste qui devoit se faire le lendemain matin. Je mourois d’envie d’y aller parce qu’il n’en coutoit point d’argent, mais d’autres raison m’en enpechoit. Minette [Anne-Catherine de Ligniville, future Madame Helvétius, cousine de Lorraine que Madame de Graffigny élève de septembre 1746 à son mariage en août 1751] qui s’en mouroit me determina. J’ecrivis a Voltaire dimanche matin pour lui demander la permission d’y entrer, qu’il m’accorda par un billet assés bien contourné. Nous devions diner chez ma Baliverne [marquise de Stainville]. Nous attendions le carosse de Nicole [Mlle Quinault] qui est toujours malade. Ce carosse ne venoit point. La repetition se faisoit a onze heures. Il etoit midi qu’il n’etoit pas arrivé. Nous sechions quand Boucault arrive. Nous ne l’avions pas vu depuis plus d’un an. Qu’importe. Il nous offre son carosse et sans lui donner le tems de s’assoir nous partons et il rete a la maison car il n’a qu’un vis-a-vis. Nous n’arrivames qu’au commencement du trois. Tu l’a vue, ainci je ne t’en dirai rien. Je fus touchée, je trouvai cela beau, mais peut-on juger sainement si pres d’acteur qui crient si haut et qui jouent si bien ? Clairon ce surpassoit selon moi. Le cinquieme me parut tres mauvais et meme ridicule. Je le dis au petit abbé Chauvelin qui me repondit qu’il etoit tel dans Sophocle. Je lui repondis, « Excuséz-nous, monsieur, nous ne sommes pas Grecs » 41 , et que je doutois que cet acte-la passe. En effet, je ne doute pas qu’il n’ait eté hué, car Nicole m’a ecrit « feu Oreste », et l’affiche d’aujourd’huy l’anonce pour samedi « avec les changemens que l’on a pu desirer ». C’est bien une chute en effet que cela. Il vint nous embrasser ce Voltaire. Mon Dieu, que je l’ai trouvé affreux. C’est une vray momie. Nous nous dimes peu de choses. Il couroit au foier gronder les acteurs qu’il n’avoit deja pas mal grondé. Je suis cependant bien aise d’en avoir vu cela. C’est toujours autant. (13 janvier 1750 ; X, 322) Quelques années plus tard, elle parvient aussi à se faufiler à la dernière répétition de L’Orphelin de la Chine : « Il est soir. J’ai vu la Belle Dame [marquise de Boufflers] un moment ce matin. J’y vais demain diner. Elle vient me prendre a onze heures pour aller a la repetition de Gingis Kin que l’on donne mercredi. Je veux au moins la voir en deshabille puisque je ne pourai la voir 41 Ce bon mot a sans doute été colporté à l’époque, car il est rapporté par Marguerite Briquet à l’article « Graffigny » de son Dictionnaire historique littéraire et bibliographique des Françaises, Paris, Treuttel et Würtz, 1804. 44 Charlotte Simonin de quelques tems. Les loges sont louées pour deux ou trois representations » (17 août 1755). Ainsi, comme le montre la jolie formule de l’épistolière, à défaut de pièces en costume officiel, on peut les saisir en déshabillé, à la fois formule salvatrice pour les impécunieux, et séance instructive pour une spectatrice qui est aussi une dramaturge. Conclusion Il faudrait encore, face au théâtre de Voltaire, peindre Françoise de Graffigny tour à tour anecdotière 42 , auditrice 43 , lectrice 44 , critique avertie d’une vaste culture théâtrale 45 - ses remarques sur les grands acteurs et actrices 46 , les débutants 47 , 42 « J’ai oublié de te dire hier que l’on appelle La Mort de Cesar, “Cesar a la morgue”, et “le sermon du pere Antoine”. Sans Le Fat punis et Le Magnifique, il y a lontems qu’elle seroit enterée » (13 septembre 1743 ; IV, 370). 43 A Cirey, elle goûte aux lectures de Mérope faites par le dramaturge lui-même : « Me voici enfin, le cœur plus gros qu’un balon. J’ai pleuré aux sanglots. Ces trois derniers actes sont admirables: sans amour, l’interest est plus vif que celui de Zaïre […] Si l’on a pleuré au troisieme, on s’arache les cheveux au quatrieme, et on s’egratigne le visage au cinquieme, dont l’interest n’est presque que dans un recit d’une suivante; mais c’est le plus beau recit qui soit dans le paiis des recits ». (12 décembre 1738 ; I, 214) 44 « Lundi au moment de sortir on m’apporta Semiramis et Nanine que je t’envoye. J’etois furieuse de ne pouvoir devorer cette piece [Sémiramis] dont on me bat les oreilles depuis deux ans que je n’avois ny vue ny lue. Il falut partir. En attendant le carosse je lus seulement la preface de Nanine, comptant y trouver l’apologie ou du moins la deffence du comique larmoiant. Je benissois deja l’auteur, je le maudis en finissant » (26 novembre 1749 ; X, 275-276). 45 Commentant L’Orphelin de la Chine, elle se réfère tout naturellement à une tragédie oubliée de Marie-Anne Barbier, Arie et Petus (1702) : « Cet amour croit a vue d’oeil au point de vouloir faire mourir le mari pour avoir la femme. Tout cela traine jusqu’au cinq et l’avant derniere scene et l’inverse d’Arie et Petus » (22 août 1755). 46 « Je fus enfin hier voir L’Orphelin, qui me toucha aux larmes dans deux ou trois endroits. Mais quelle actrice que Clairon ! Elle m’a ravi. Tout le reste de la piece ne sert qu’a ce role-la. Le Kain joue son pitoiable role comme [illisible]. En tout c’est une mauvaise piece, qui n’a ny font ny etoffe et qui est portée aux nuées pour le jeu de Clairon. On l’aplaudit a chaque mot, des pieds, des mains. Loge, theatre, tout s’en mele et moi aussi. Le reste a peine. On n’ecoute pas un aplaudissement pour Le Kain. Bellecour en a a tout moment. Il est beau comme un ange dans l’habillement tartare, et il a un jeu muet de betise excellent » (28 octobre 1755). 47 Dans une reprise de Mérope : « C’etoit le debut d’un jeune acteur de 19 ans, joli, bien fait, les geste noble, bien dessinés mais qui declame en ecolier. Il ne fut point gouté et moi je crois qu’il pouroit etre un vray sujet. Je ne ne doute pas que ce ne soit la foiblesse de sa voix, qui n’est pas encore formée, qui n’ait degouté le public qui n’aplaudit qu’aux cris et aux hurlemens » (26 août 1753). Des chiffres et des lettres 45 sur leurs costumes 48 , sur le décor 49 -, ou membre bien renseigné de la République des lettres - ses révélations sur les parodies 50 , les cabales 51 -, mais ce serait là matière à un livre et non à un article. Resterait à s’interroger sur la façon dont ils apparaissent dans les œuvres l’un de l’autre. À notre connaissance, Voltaire ne fait nulle allusion dans ses œuvres à celles de Graffigny, et il l’évoque dans sa correspondance avec une sorte de paternalisme alternativement compatissant ou dédaigneux, dont témoigne le surnom « Madame la Péruvienne », qui lie indissolublement le nom de l’auteur à celui de son héroïne romanesque. En revanche, la romancière, dans l’avertissement de son roman épistolaire justement 52 , rend hommage à Alzire, tragédie située au Pérou au temps de la Conquête, et mettant en scène des Péruviens d’une grande sensibilité morale qui l’ont sûrement inspirée : « Un de nos plus grands poètes, a crayonné les mœurs indiennes dans un poème dramatique** [Alzire], qui a dû contribuer à les faire connaître » 53 . Selon Claude Alasseur 54 , seules deux pièces de Voltaire eurent plus de représentations dans leur premier cours, attirèrent plus de spectateurs et rapportèrent plus d’argent que Cénie (25 rep., 18892 spec., 52823 livres) : Œdipe et Zaïre. Pour autant, les critiques et périodiques de l’époque ont-ils 48 « Je ne me souviens presque plus de l’habillement de Sarazin, c’etoit pour le [illisible] sur une longue veste et un manteau sans manche. Mais la coefur, je ne sais ce que c’etoit ; je crois pourtant que c’etoit un casque ou une espesse de toque. Je le demanderai. Il y a lontems que l’on veut etablir les casques a la comedie. Le tiran de Merope en a un pour la premiere fois, et les autres n’ont ny casque ny chapeau, je ne sais pourquoi. Dis-moi donc qui sont tes acteurs » (5 mars 1743 ; IV, 172). 49 « Mais non, Cesar ne m’a pas plu extremement, et il est vray que la tribune et le catafalque sont ridicule et d’un froit mortel » (20 septembre 1743 ; IV, 382). 50 « J’ai apris aussi une plaisante anecdote de lui. C’est qu’a comencer de son Edipe, il a toujours fait les parodie lui meme de crainte qu’on ne les fasse. Tu sais l’horreur qu’il en a, mais elles etoient si execrablement mauvaise que jamais personne n’a voulu les jouer. Il a toujours eu aussi une petite piece prete pour mettre apres ses tragedies, qui toutes ont eu le sort des parodie. Il faloit se batre avec lui pour lui faire entendre raison. Eh bien, on se devisageoit, et il retiroit ses turlupinades » (9 mai 1743 ; IV, 270). 51 « V. hait tout ce qui n’est pas lui. Il envie tout, il voudroit avoir tout fait. Sa cabale n’a pas eu honte ici de contribuer a la chute des Amazones, parce qu’elle n’est pas de lui » (7 août 1749 ; IX, 140). 52 Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, éd. J. Mallinson, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 99. 53 La tragédie d’Alzire offre le modèle d’une telle conclusion, réunissant les deux amants péruviens, Zamore et Alzire, malgré la menace posée par Gusman. En revanche, le roman se clôt sur une héroïne qui goûte seule le plaisir d’être. 54 C. Alasseur, La Comédie-Française au 18 e siècle : étude économique, Paris, Mouton, 1967, p. 138-141. 46 Charlotte Simonin comparé les deux auteurs en tant que dramaturges ? A notre connaissance, seul Grimm, dans sa Correspondance littéraire (1 er juillet 1759) effectue ce rapprochement, à propos de Socrate de Voltaire et de Cénie. Mais la façon dont il expédie en ouverture le conte philosophique de l’auteur aujourd’hui reconnu comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature occidentale nous laisse pour le moins dubitatifs sur la validité de ses jugements littéraires : Il serait sans doute injuste de critiquer avec la dernière rigueur un ouvrage qui paraît fait à la hâte, et auquel l’auteur paraît avoir donné aussi peu de soins qu’à Candide 55 ; mais il faut convenir cependant que La Mort de Socrate n’est pas digne de M. de Voltaire ; qu’il n’y a que le nom de l’auteur qui puisse sauver cette pièce de l’oubli, et le respect qu’on doit à ce nom, qui puisse la garantir de la sévérité des critiques. Tout y est croqué, tout y est sans force et sans vérité. Le plan est commun et mal conçu: tout roule sur l’épisode de Sophronime et d’Aglaé, dont nous avons vu les modèles sur le théâtre si souvent qu’ils ne sauraient plus toucher ; et puis, il est bien question de s’occuper de la passion de deux enfants le jour que Socrate boit la ciguë ! Le ton de cette pièce n’est pas au-dessus de celui de la comédie de Cénie, et réellement on croit lire une pièce de Mme de Graffigny ; mais les personnages de Cénie ne sont guère au-dessus de la condition bourgeoise, et M. de Voltaire avait à faire parler le plus grand des philosophes, celui que l’oracle avait déclaré le plus sage des mortels, et dans le plus beau moment de sa vie. Quelle différence ! Ce divin Socrate ne dit rien de divin, rien de sublime dans la pièce de M. de Voltaire ; son ton est celui d’un bon homme, mais sans force, sans élévation. Sa femme Xantippe est, comme l’auteur en convient dans la préface, une bourgeoise acariâtre, grondant son mari et l’aimant. M. de Voltaire prétend que ce mélange du pathétique et du familier a son mérite : pour moi, je le tiens pour barbare, et d’un goût absolument faux et gothique 56 . 55 Sans doute poussé par son succès plus que par une quelconque foi en ses qualités littéraires, il avait consacré tout le numéro du 1 er mars 1759 au conte : « Il ne faut pas juger cette production avec sévérité ; elle ne soutiendrait pas une critique sérieuse. Il n’y a dans Candide ni ordonnance, ni plan, ni sagesse, ni de ces coups de pinceaux heureux » (F. M. Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, 16 vol., t. 4, p. 85-86). 56 Ibid., p. 122-123. Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques Sophie Marchand Dès 1801, Cousin d’Avalon déclare : « Aucun auteur au monde n’a été tant loué et tant critiqué que Voltaire. Que de lettres, que de réflexions, que de commentaires, que de volumes enfin ! », et il relate cette anecdote : Un ouvrier en satires écrivit un jour à Voltaire : « Monsieur, j’ai fait imprimer un libelle contre vous, il y en a 400 exemplaires ; si vous voulez m’envoyer 400 liv., je vous remettrai tous ces exemplaires fidèlement ». Le philosophe lui répondit : « Monsieur, je me donnerai bien garde d’abuser de votre bonté ; ce serait un marché trop désavantageux pour vous. Le débit de votre livre vous vaudra beaucoup davantage » 1 . Un autre anecdotier constate que « Voltaire fut pour le peuple de Paris un objet de curiosité, tel que pourrait l’être un envoyé des Hurons 2 ». Ces propos révèlent, autant que la vigueur des polémiques et la publicité qui ont, de son vivant, entouré les productions et les actions de Voltaire, l’entreprise mythographique, inédite à cette échelle, qui, dès le dernier tiers du dix-huitième siècle, se déploie autour de la figure du philosophe, qui, bien avant sa disparition, se voit ériger en grand homme. Dès les années 1770, fleurissent les ouvrages consacrés à Voltaire, sous un angle biographique, polémique ou anecdotique ; le mouvement ne fera que s’amplifier au début du dix-neuvième siècle. Si ces ouvrages accordent une place importante à la carrière dramatique de l’auteur, on constate que parallèlement Voltaire devient une figure essentielle des recueils d’anecdotes dramatiques, dont la vogue, inspirée par l’expansion des rubriques théâtrales dans les périodiques, se développe dans les années 1760. Voltaire est partout dans la compilation de Clément et Laporte, qu’il soit question de ses pièces ou de celles d’autrui 3 ; et en 1859, dans le recueil de Curiosités théâtrales de 1 Cousin d’Avalon, Voltairiana, ou Recueil choisi des bons mots, plaisanteries, sarcasmes, railleries et saillies de Voltaire, etc., précédé de la vie de ce philosophe et suivi d’une foule d’anecdotes inédites et peu connues, 4 ème édition, Paris, Tiger, 1819, p. 159, 301. 2 Essai sur le jugement qu’on peut porter de M. de Voltaire, suivi de notes historiques et anecdotes, Amsterdam et Paris, Merigot, 1780, p. 22. 3 Clément et Laporte, Anecdotes dramatiques, Paris, Veuve Duchesne, 1775. 48 Sophie Marchand Fournel, son nom apparaît aux chapitres « mise en scène », « costume de scène », « salles de spectacles », « théâtres de société », « représentations dans les collèges », « théâtre français en province », « cabales », « effets produits par les pièces », et « relations des auteurs et comédiens », comme si rien de ce qui fait le théâtre et lui appartient ne lui était étranger 4 . Quelle image ce tissage anecdotique construit-il de Voltaire et de son théâtre ? Quels sont les lieux de cristallisation de cette mythologie naissante, bien évidemment tendancieuse, qui révèle moins une vérité historique que la manière dont la figure de Voltaire s’inscrit dans l’imaginaire collectif ? Si, faute d’un recensement rigoureusement exhaustif des anecdotes consacrées à Voltaire, il semble hasardeux de fournir un bilan statistique, il apparaît cependant que les œuvres ayant suscité le plus grand nombre d’anecdotes ne sont pas forcément celles qui rencontrèrent le plus grand succès ou furent considérées comme les chefs-d’œuvre de l’auteur. Le discours anecdotique, délaissant les préoccupations strictement littéraires, envisage le phénomène dramatique dans une perspective large et accorde un intérêt particulier à la matérialité du spectacle et aux enjeux sociaux de la pratique théâtrale. Au-delà de la diffraction rhapsodique des compilations et de la diversité thématique des anecdotes qui se comptent par centaines, se fait alors jour, au gré des reprises de recueil en recueil, un certain nombre de lieux de la réception voltairienne. Lieux qui, à l’image de la production hétéroclite d’un dramaturge soucieux d’explorer de nouvelles voies théâtrales, mais aussi à l’image d’un dix-huitième siècle tiraillé entre des aspirations et des postures diverses, ne dressent pas forcément une image cohérente de l’homme et de son théâtre, mais laissent apparaître des tensions révélatrices de la place singulière occupée par Voltaire dans l’histoire du théâtre. La construction du mythe voltairien pris en charge par les anecdotes semble indissociable du statut de poète dramatique de Voltaire et de la reconnaissance inédite que lui valut son œuvre théâtrale. Les recueils reconstruisent a posteriori le parcours d’une vie placée sous le signe du théâtre : « Depuis le jour où, tout jeune encore, Voltaire figura sur le théâtre en portant la queue de la robe du grand prêtre, à une représentation d’Œdipe, jusqu’au moment où, chargé d’ans et de lauriers, il assista à sa propre apothéose dans une loge du Théâtre-français, il ne cessa de jouer la comédie », déclare Manne 5 . Cousin d’Avalon estime, pour sa part, que « c’était au théâtre où il avait régné si longtemps, qu’il devait attendre les plus grands honneurs » 6 . Et nombreux sont les anecdotiers qui rapportent que Voltaire lui-même aurait 4 V. Fournel, Curiosités théâtrales, nouvelle édition, Paris, Garnier, 1910. 5 E.-D. de Manne, Galerie historique des comédiens français de la troupe de Voltaire, nouvelle édition, Lyon, N. Scheuring, 1877, p. 3. 6 Voltairiana, p. 53. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 49 déclaré à une députation de comédiens-français dépêchée à Ferney pour l’honorer : « Je ne puis plus vivre désormais que pour vous et par vous » 7 . Ce sacre par le théâtre, pourtant, n’allait pas de soi, et les recueils d’anecdotes, développant une mythologie du génie visionnaire, se plaisent à brosser le tableau d’une reconnaissance dramatique qui, pour être éclatante, n’en a pas moins été gagnée de haute lutte, au prix d’une transformation du public. Le tissage anecdotique ouvre ainsi à une nouvelle configuration de l’histoire littéraire, où le succès ne s’obtient qu’à l’encontre des mœurs actuelles, dans une prémonition du goût de demain et une foi en la postérité appelée à rédimer les vicissitudes passées. Ainsi, si Voltaire sacrifie parfois au goût étriqué de ses contemporains, avouant, par exemple, à propos de L’Orphelin de la Chine : « J’aurais fait mes Tartares plus Tartares, si les Français étaient moins Français » 8 , nombre de récits le montrent indifférent aux attaques et à l’échec, confiant dans une reconnaissance future. Cousin d’Avalon affirme qu’il avait prédit, en 1749, la résurrection de sa tragédie d’Adélaïde du Guesclin, rebutée en 1734 par la cabale et reprise en 1765 avec le plus grand succès. «Réservons-la, disait-il, comme un pâté froid. On la mangera quand on aura faim » 9 . Les anecdotes insistent sur ce volontarisme du génie, bien décidé à ne pas plier devant un public frivole et volontiers frondeur. L’insistance, dans les recueils, sur la chute de tragédies voltairiennes causée par un bon mot du public, grand classique des anecdotes dramatiques, prend ainsi une teinte originale, signalant la place à part qu’occupe le poète dans l’histoire du théâtre. Adélaïde du Guesclin tombant, à sa création, sous les coups des plaisants du parterre qui, à la réplique « Es-tu content, Coucy ? », s’amusèrent à répondre : « coussi, coussi » 10 , génère chez les anecdotiers moins une célébration de l’esprit du public, prompt aux applications sylleptiques et trouvant dans celles-ci un moyen d’affirmation sociale, qu’une valorisation de l’auteur capable de passer outre et de modifier les habitudes réceptrices. La Correspondance littéraire, lors de la reprise de 1765, écrit à propos de cette anecdote : « Il fallait peut-être rire de cette saillie […] ; mais il ne fallait pas 7 Voltairiana, p. 286 ; Mémoires et anecdotes pour servir à l’histoire de M. de Voltaire, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1779, p. 25-26 ; Chaudon, Mémoires pour servir à l’histoire de M. de Voltaire, Amsterdam, s.n., 1785, 2 vol., t. 2, p. 104-105 ; Gaston de Genonville, Cent et une anecdotes sur Voltaire, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1878, n°96. 8 Voltairiana, p. 261. 9 Ibid., p. 294. 10 Anecdote très souvent reprise : voir Clément et Laporte, t. 1, p. 16 ; Chaudon, t. 2, p. 214 ; Flaubert, Le Théâtre de Voltaire, éd. Th. Besterman, Studies on Voltaire and the eighteenth-century, 50-51 (1967), t. 1, p. 77. 50 Sophie Marchand qu’elle influât sur le sort de la pièce » 11 , et le Voltairiana note : « Étrange bizarrerie du public, dont les jugements, en fait d’ouvrages d’esprit, ne valent pas toujours ceux du temps ! En 1765, les comédiens redonnèrent cette tragédie […] sans y changer un seul mot, et elle fut accueillie avec beaucoup d’applaudissements » 12 . Et même lorsqu’une anecdote reprend un schéma topique, comme c’est le cas du « La reine boit » qui fit tomber Mariamne en 1724 13 , où le mot du plaisant du parterre s’inspire d’une saillie qui fut, en 1635, fatale au Mithridate de La Calprenède 14 , les commentaires et la chute de l’anecdote font échapper Voltaire au ridicule des auteurs mis en échec par les facéties du public. S’il y a une spécificité voltairienne de l’anecdote, c’est bien dans la ténacité de l’auteur, qui s’obstine, modifie sa pièce et finit enfin par l’emporter. En 1763, la Correspondance littéraire constate : « Depuis trente ans que cette pièce a paru […], nous avons fait quelques progrès en fait de goût ; l’esprit philosophique nous a guéris de quelques puérilités et M. de Voltaire aurait pu rétablir sans danger une action si intéressante et si pathétique » 15 . Voltaire en avance sur son temps, ayant seul raison contre tous : telle est l’image que forgent les anecdotes dramatiques, et que l’on retrouve sous la plume de Flaubert, notant, à propos de Mariamne : « Il y aurait de quoi faire un beau livre sur le goût du public et sur tout ce dont il nous chahute ou nous prive » 16 . Se construit ainsi, au fil des anecdotes, le portrait d’un auteur audacieux, devançant le goût de son temps et proposant des innovations que l’état du 11 Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, 16 vol., t. 6, p. 368 (septembre 1765). 12 Voltairiana, p. 239-240. 13 Clément et Laporte, t. 1, p. 522. Voir aussi Mercure de France, mars 1724, p. 529-530 ; Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, t. 2, p. 172 ; Monsieur de Voltaire peint par lui-même, ou Lettres de cet écrivain, dans lesquelles on verra l’histoire de sa vie, de ses ouvrages, de ses querelles, de ses correspondances, et les principaux traits de son caractère ; avec un grand nombre d’anecdotes, de remarques et de jugements littéraires, Lausanne, Compagnie des libraires, 1769, p. 20 ; Chaudon, t. 2, p. 184-185. D’autres anecdotes s’efforcent d’expliquer la chute de la pièce, dont la trace anecdotique est tout entière placée sous le signe de l’échec, par une réception distanciatrice : voir Clément et Laporte, t. 21, p. 522, Correspondance littéraire, t. 1, p. 212-213 ; Gazon-Dourxigné, L’Ami de la vérité, ou Lettres impartiales semées d’anecdotes curieuses sur toutes les pièces de théâtre de M. de Voltaire, Amsterdam et Paris, Jorry, 1767, p. 134 ; Cousin d’Avalon, Comédiana, Paris, Marchand, 1801, p. 97. 14 Clément et Laporte, t. 1, p. 562 ; voir aussi Comédiana, p. 44. 15 Correspondance littéraire, t. 5, p. 386. La Correspondance littéraire revient à plusieurs reprises sur cette anecdote (t. 2, p. 397 [15 août 1754] ; t. 11, p. 330 [septembre 1776]) pour condamner le pouvoir de nuisance d’un public qui fait obstacle au génie. 16 Flaubert, t. 1, p. 16. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 51 champ théâtral contemporain ne pouvait que condamner à l’incompréhension et à un échec provisoire. Audaces idéologiques, tout d’abord, comme lorsque Voltaire, de retour d’Angleterre et « rempli de cet esprit républicain qui convenait assez au sujet qu’il traitait », fait dire à Titus dans Brutus : « Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur / La liberté gravée et les rois en horreur », ce qui fait frémir d’indignation le public 17 , ou lorsqu’il fait jouer son Mahomet, dont Fontenelle dira : « Il est horriblement beau » 18 et qui sera « défendu […] comme une pièce dangereuse pour l’état et pour la religion » 19 . Mais aussi audaces esthétiques, dans la promotion des effets spectaculaires inspirés de Shakespeare et du théâtre grec. Adélaïde du Guesclin ose un coup de canon, qui « contribua beaucoup à la chute de la pièce dans sa nouveauté » mais « a fait un effet terrible à [la] reprise » 20 , et provoque par la présence, sur scène, de Nemours blessé qu’on siffla, réaction qui suscite chez Flaubert cette déploration : « Ô goût public, ô bon sens populaire ! » 21 . Oreste se heurte au même conservatisme du parterre, et fait dire à la Correspondance littéraire qu’« un Athénien qui se serait trouvé là pour la première fois aurait conçu une assez mauvaise opinion de ce peuple » 22 . Les anecdotiers rappellent que Voltaire, présent à cette représentation, haranguait les spectateurs en criant : « Les barbares ! […] c’est du Sophocle ! » 23 . L’efficacité dramatique de Sémiramis, portée par le jeu « terrible et animé » de Lekain, marque, sur le mode de la rupture et de l’exception, un premier pas vers la reconnaissance des effets spectaculaires 24 et annonce une veine dramaturgique que le dix-neuvième siècle revendiquera comme déjà « romantique » 25 . Dans cette perspective, une pièce comme Tancrède représente, en 1760, un tournant pour la dramaturgie française, dans la mesure où « M. de Voltaire en traça le plan dès qu’il eut appris que le théâtre de Paris était changé et commençait à devenir un vrai spectacle » 26 . 17 Clément et Laporte, t. 1, p. 162. 18 Correspondance littéraire, t. 1, p. 213 ; Clément et Laporte, t. 1, p. 504 ; Gazon- Dourxigné, p. 44. 19 Correspondance littéraire, t. 1, p. 213 ; Flaubert, t. 1, p. 151. À propos de Samson, Voltairiana, p. 302. 20 Correspondance littéraire, t. 6, p. 368 ; voir aussi Mouhy, Tablettes dramatiques, Paris, Jorry, 1752, p. 3. 21 Flaubert, t. 1, p. 83. 22 Correspondance littéraire, t. 4, p. 436 (15 juillet 1761). 23 Voltairiana, p. 262 ; voir aussi Fournel, p. 153 et Genonville, n°71. 24 Clément et Laporte, t. 2, p. 163 ; Diderot, Paradoxe sur le comédien, dans Œuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994-1997, 5 vol., t. 4, p. 1399. 25 Voir Fournel, p. 27. 26 Clément et Laporte, t. 2, p. 199. 52 Sophie Marchand Bien des pièces de Voltaire font ainsi date dans l’histoire du théâtre, soit parce qu’elles expérimentent de nouvelles combinaisons métriques 27 ou dramaturgiques 28 , soit parce qu’elles engagent un renouvellement des habitudes de représentation (instauration du véritable costume de scène dans L’Orphelin de la Chine 29 , libération du jeu des acteurs dans Mérope 30 , où Voltaire incite Mlle Dumesnil à « avoir le diable au corps » 31 ). Voltaire, par bien des aspects, apparaît, à travers les anecdotes dramatiques, comme un initiateur de progrès. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que son succès et sa reconnaissance soient décalés dans le temps. Bien des anecdotes, peignant le poète en visionnaire sublime, insistent sur la fortune du théâtre de Voltaire à l’époque révolutionnaire. C’est alors qu’une pièce comme Brutus trouve enfin son moment, sanctionné par des anecdotes relatant ses représentations fiévreuses 32 . Les Affiches notent que le public a enfin rendu justice à la pièce 33 , et Étienne et Martainville expliquent ce succès tardif par l’adéquation parfaite entre le texte et des circonstances pourtant bien étrangères à sa genèse et à son intentionnalité originelle 34 . Contre l’académisme et la soumission au goût du jour, Voltaire fait rétrospectivement figure de poète de l’avenir. La constitution du mythe voltairien du poète philosophe s’accompagne de nouvelles formes de reconnaissance et de l’élaboration, à l’occasion du culte rendu à Voltaire, de nouveaux rituels 35 . Le tissage anecdotique révèle ainsi le lien étroit qui unit la figure de Voltaire dramaturge à l’institutionnalisation de pratiques situées à la frontière du champ artistique et du champ social. Tout se passe comme si la figure singulière de Voltaire offrait le prototype d’une sacralisation laïque du dramaturge, fixée et diffusée par l’anecdote. 27 À propos de L’Enfant prodigue, voir Gazon-Dourxigné, p. 35. 28 À propos de La Mort de César, voir Chamfort et Laporte, t. 2, p. 269, et Fournel, p. 82. 29 Correspondance littéraire, t. 3, p. 89 (15 septembre 1755) ; Collé, Journal et mémoires, éd. H. Bonhomme, Paris, Firmin-Didot, 1868, 3 vol., t. 2, p. 34 ; Chaudon, t. 2, p. 215 ; Fournel, p. 42. 30 Clément et Laporte, t. 1, p. 549. 31 Voltairiana, p. 152 ; Genonville, n°66 ; Fournel, p. 63-65 et 277. 32 Voir notamment Correspondance littéraire, t. 16, p. 115-117 (novembre 1790). 33 Affiches, annonces et avis divers, ou Journal général de France, sup. du 19 nov. 1790, p. 3638-3639. 34 C. G. Étienne et A. Martainville, Histoire du théâtre français depuis le commencement de la Révolution jusqu’à la réunion générale, Paris, Barba, 1802, 4 vol., t. 1, p. 194-195. 35 Sur cette question, voir J.-C. Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 53 La reconnaissance du poète passe d’abord par l’affirmation de son magistère intellectuel. Comme le voyage à Ferney, la consultation du grand écrivain par les apprentis dramaturges devient un passage obligé des recueils 36 . Mais l’originalité de Voltaire est de faire accéder la reconnaissance de l’homme de lettres à la sphère publique : le dramaturge devient objet de spectacle. Serpe relate que, s’étant rendu, en 1778, à une représentation d’Alzire, Voltaire vit le spectacle s’interrompre et être remplacé par une ovation qui dura une heure 37 . Tous les anecdotiers rapportent qu’à la première représentation de Mérope, le 20 février 1743, « le parterre fit […] à l’auteur un honneur inusité jusqu’à ce temps ; il demanda à le voir à la fin de la représentation, et lorsqu’il parut, il reçut les applaudissements les plus flatteurs » 38 . Rite de légitimation, cet honneur a cependant son revers, dans la mesure où la reconnaissance se trouve désormais entre les mains du seul public et où le poète apparaît comme inféodé à ce dernier 39 . Le procédé, qui, « créé pour un grand écrivain, a été prodigué depuis à des auteurs médiocres » 40 , suscite la polémique : « À propos de cette coutume introduite par Voltaire, […] je la trouve indécente pour un homme de lettres ; […] c’est au comédien à monter sur un théâtre public, à l’auteur de refuser de se prostituer ainsi », écrit notamment Collé 41 . À mille lieues de cette dégradation d’un statut qui, à vrai dire, n’est pas encore, à l’époque où écrit Collé, bien assuré, les hommages rendus à Voltaire s’apparentent à une véritable « apothéose du poète philosophe » 42 , comme le montre son couronnement, en présence de son buste érigé sur un piédestal, lors de la sixième représentation d’Irène, en 1778. Pour la Correspondance littéraire, « le théâtre dans ce moment représentait parfaitement une place publique où l’on venait ériger un monument à la gloire du génie. […] Pour la première fois peut-être, on a vu l’opinion publique en France jouir avec éclat de tout son empire » 43 . L’exposition du buste, à la seconde représenta- 36 Voir Lettres philosophiques à Madame *** sur divers sujets de morale et de littérature, dans lesquels on trouve des anecdotes inédites sur Voltaire, Paris, François Louis, 1826, p. 36-37 ; Chaudon, t. 2, p. 76 ; Voltairiana, p. 159. 37 Charles-Thomas Serpe, Analyses et critiques des ouvrages de M. de Voltaire, avec plusieurs anecdotes intéressantes et peu connues qui le concernent, depuis 1762 jusqu’à sa mort, arrivée en 1778, Kehl, s.n., 1789, p. 200. 38 A. de Léris, Dictionnaire portatif des théâtres, Paris, Jombert, 1754, p. 223. Voir aussi Mouhy, p. 158 ; Voltairiana, p. 23 ; Genonville, n°25. 39 Voir Correspondance littéraire, t. 8, p. 328 (15 avril 1769). 40 Voltairiana, p. 23. Voir aussi Correspondance littéraire, t. 8, p. 328 et Clément et Laporte, t. 1, p. 346-347, t. 2, p. 188. 41 Collé, t. 2, p. 210 ; voir aussi Clément et Laporte, t. 1, p. 547-548. 42 Serpe, p. 193. 43 Correspondance littéraire, t. 12, p. 70-71 (30 mars 1778) ; voir aussi Serpe, p. 192-193 ; Essai sur le jugement, p. 22 ; Voltairiana, p. 53 ; Fournel, p. 277. 54 Sophie Marchand tion de la reprise de Brutus en 1790, réitère cette cérémonie, sur un mode commémoratif et explicitement politique 44 . Cet honneur est, semble-t-il, réservé au seul Voltaire, et lorsqu’en 1784, certains veulent couronner Mme Saint-Huberty, ce geste est perçu comme sacrilège 45 . Ces rites de sacralisation ne sanctionnent pas seulement une œuvre et une carrière exceptionnelles : ils valident la dignité civique de l’homme de lettres, que Voltaire ne cessa de proclamer. Si une anecdote datant de l’époque d’Œdipe le montre déférent à l’égard du maréchal de Villars 46 , bien d’autres manifestent sa conscience aiguë de sa valeur et son ambition de rivaliser avec les grands 47 . Ainsi, À la première représentation d’[Œdipe], un jeune seigneur frappa sur l’épaule de l’auteur, la pièce finie, en lui disant : « C’est à merveille, Voltaire ». Le poète, enivré de son succès, trouva ce ton trop familier, et riposta : Je suis bien monsieur pour vous. Mais, reprit le seigneur, il y a une si grande différence entre vous et moi ! - La seule que j’y trouve, répondit fièrement l’auteur tragique, c’est que j’honore mon nom et que vous déshonorez le vôtre 48 . Dans le nom de Voltaire, se joue la reconnaissance civique du poète, à laquelle participe activement le discours anecdotique. Pourtant, force est de constater qu’aux côtés de ces anecdotes mythographiques, qui font de Voltaire l’archétype d’un nouveau type de grandeur, existent d’autres récits plus iconoclastes, qui, en dressant l’histoire (pas si) secrète du milieu dramatique du dix-huitième siècle, dévoilent le revers de la médaille. Dans ces textes, qui illustrent l’autre pulsion - démystificatrice et plaisante, et non plus hagiographique - de l’historiographie anecdotique, Voltaire se révèle la parfaite incarnation d’un champ théâtral marqué par les querelles, les stratégies mesquines et le persiflage. La mention des échecs voltairiens, même réintégrée à une mythologie du génie, écornait déjà une image d’Épinal, qui ne résiste pas à l’évocation des soupçons de plagiat et 44 Correspondance littéraire, t. 16, p. 115-117 (novembre 1790) ; Affiches, sup. du 19 nov. 1790, p. 3638-3639. 45 Correspondance littéraire, t. 13, p. 454-455. 46 Voir Clément et Laporte, t. 2, p. 15 ; Gazon-Dourxigné, p. 9 ; Correspondance littéraire, t. 1, p. 212-213 ; Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres, Paris, Babault, 1808-1812, 9 vol., t. 7, p. 89-90 ; Voltairiana, p. 146 ; et L. Loire, Anecdotes de théâtre, Paris, E. Dentu, 1875, p. 69. 47 Sur ses remarques au prince de Conti, voir Mémoires et anecdotes, p. 8 et Voltairiana, p. 298 ; pour sa réponse au régent, à sa sortie de la Bastille, voir Clément et Laporte, t. 2, p. 16 ; Annales dramatiques, t. 7, p. 90 ; Genonville, n°5 ; Monsieur de Voltaire peint par lui-même, p. 17-18. 48 Voltairiana, p. 200. Autre anecdote dans L’Indicateur dramatique, ou Almanach des théâtres de Paris, Paris, Lefort, Malherbes, an VII, p. 9 et Genonville, n°50. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 55 des procès en paternité poétique qui parsèment les recueils. Si Voltaire s’y trouve souvent pillé (le plan d’Alzire aurait été volé par Le Franc 49 , Métastase l’aurait beaucoup plagié 50 ), il s’y révèle parfois pilleur. Mais la chose, alors, est prise à la plaisanterie : « À la première représentation d’une de ses tragédies qui eut un succès très équivoque, l’abbé Pellegrin se plaignit hautement de ce que Voltaire lui avait dérobé quelques vers. Comment vous qui êtes si riche, prenez-vous ainsi le bien des autres ? … Quoi ! je vous ai volé, répondit Voltaire ? je ne m’étonne donc plus de la chute de ma Pièce » 51 . À vrai dire, la propriété des vers importe peu, tant la pratique littéraire semble prise dans un vertige satirique, dont l’anecdote suivante est emblématique : À la fin de la première représentation d’Arlequin Deucalion, opéra-comique de Piron, ce poète fut complimenté […] lorsqu’il aperçut […] Voltaire […] qui l’apostropha ainsi : « Je me félicite, Monsieur, d’être pour quelque chose dans votre chef-d’œuvre. - Vous, Monsieur, lui répondit Piron ! eh ! quelle part, s’il vous plaît, pouvez-vous y avoir ? - Quelle part ! que sont ces deux vers que vous faites dire à votre Arlequin, lorsque vous le faites tomber de dessus Pégase : Oui, tous ces conquérants rassemblés sur ces bords / Soldats sous Alexandre et rois après sa mort [vers d’Artémire, tragédie de Voltaire]. - Je l’ignore, dit Piron, seraient-ils malheureusement de vous ? - Quittons le sarcasme, Monsieur, interrompit Voltaire en colère, et dites-moi ce que je vous ai fait pour me tourner ainsi en ridicule ? - Pas plus, répondit Piron, que La Motte à l’auteur du Bourbier [pièce satirique de Voltaire contre La Motte]… » À cette réplique, Voltaire baissa la tête et disparut en disant : Je suis embourbé 52 . Loin de tout idéal irénique, le milieu dramatique apparaît comme un champ de bataille où tous les coups sont permis et où le plus fin stratège obtient le succès. En la matière, Voltaire est passé maître. Afin d’éviter les cabales, il donne L’Enfant prodigue sous un nom d’emprunt, selon les uns 53 , en catimini, après avoir fait afficher Britannicus, selon les autres 54 . S’il est souvent victime de la cabale (pour Adélaïde du Guesclin et Mahomet notamment 55 ), il en orchestre aussi un certain nombre pour faire réussir ses propres œuvres (Oreste 56 ou Sémiramis, pour laquelle il aurait payé le parterre 57 ) et en perfectionne les pratiques. Manne note que « nous devons à Voltaire 49 Voltairiana, p. 67 ; Correspondance littéraire, t. 1, p. 212. 50 Voltairiana, p. 147. 51 Chaudon, t. 2, p. 127 ; Voltairiana, p. 83. 52 Voltairiana, p. 192. 53 Mémoires et anecdotes, p. 10. 54 Clément et Laporte, t. 1, p. 305 ; Fournel, p. 153. 55 Voir Fournel, p. 152 et Mémoires et anecdotes, p. 14. 56 Voir Fournel, p. 153. 57 Voir Collé, t. 1, p. 2. 56 Sophie Marchand l’institution précieuse des claqueurs. […] Il distribuait trois ou quatre cents billets d’entrée, et lorsque les sifflets commençaient à se faire entendre, le bruit en était aussitôt étouffé sous celui des battements redoublés des mains vendues à l’auteur » 58 . Les anecdotes relaient, en outre, complaisamment ses échanges perfides avec d’illustres contemporains et potentiels rivaux : La Motte « lui ayant dit un jour qu’il avait envie de mettre en prose le sujet d’Œdipe, - Faites cela, lui répondit Voltaire, et je mettrai votre Inès en vers » 59 . Chaudon raconte encore qu’« après avoir lu sa tragédie d’Ériphyle à l’abbé Desfontaines, il lui demanda : comment la trouvez-vous ? - Je ne la trouve pas bonne. - Tant mieux ! elle est excellente » 60 . Et on ne compte plus les anecdotes bien connues qui l’opposent à Piron, comme autant d’épisodes d’un duel à fleuret moucheté, sous lequel perce cependant une certaine forme de complicité 61 . Entre Voltaire et ses adversaires, l’histoire a tranché, assurant à l’un le sacre de la postérité et ravalant les autres au rang de faire-valoir et de tâcherons des lettres. L’honnêteté oblige néanmoins à reconnaître que, dans ce petit théâtre du bel esprit et des vanités, les coups d’éclat du grand homme ne le hissent guère au-dessus de ses adversaires et que les anecdotes qui appartiennent à cette veine démystificatrice célèbrent, en réalité, bien moins la singularité du dramaturge de génie, que le représentant, parmi d’autres, d’une forme de persiflage et d’esprit, à laquelle un certain dix-neuvième siècle, celui des Goncourt notamment, vouera un culte nostalgique. Tout ceci, en réalité, n’empêche pas Voltaire d’être reconnu, par ceux même qui le persiflent, comme un poète d’exception 62 . Une des anecdotes les plus répandues le concernant est celle qui rapporte que « Quelques personnes faisaient courir le bruit qu’Alzire n’était pas l’ouvrage de M. de Voltaire. Je le souhaiterais, dit un homme d’esprit. 2Et pourquoi ? lui demanda quelqu’un ? C’est, reprit-il, que nous aurions deux bons poètes au 58 Manne, p. 6-7. 59 Chaudon, t. 2, p. 62 ; Voltairiana, p. 198. 60 Chaudon, t. 2, p. 127 ; voir aussi Clément et Laporte, t. 1, p. 314 et Voltairiana, p. 164. 61 Voir, à propos de Sémiramis : Grasset de Saint-Sauveur, Esprit des ana, Paris, Barba, 1801, p. 122 ; Lacombe, Dictionnaire d’anecdotes, nouvelle édition, Riom, J.-C. Salles, 1817, 2 vol., t. 1, p. 172 ; Chaudon, t. 2, p. 127-128 et 207. Voir aussi, à propos de Nanine : Clément et Laporte, t. 2, p. 2-3 ; Geoffroy, Cours de littérature dramatique, Paris, Blanchard, 1825, 6 vols, t. 3, p. 94 ; Genonville, n°15 ; Voltairiana, p. 231-232. Piron est un personnage récurrent des anecdotes sur Voltaire : voir Voltairiana, p. 151, 199, 239, 246-247. 62 Cela vaut aussi pour ceux qu’il persifle, La Motte ou Crébillon : voir Voltairiana, p. 233, 283. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 57 lieu d’un 63 ». Et « dans le temps qu’on jouait Mérope, un bel esprit, sortant extasié de la première représentation de cette sublime tragédie, entra dans le café de Procope en s’écriant : «En vérité, Voltaire est le roi des Poètes». L’abbé Pellegrin, qui y était, se leva aussitôt, et d’un air piqué, dit brusquement : «Eh ! qui suis-je donc moi ? » - Vous, vous en êtes le doyen, lui répondit-on froidement » 64 . Ce qui vaut à Voltaire ce statut particulier au sein du champ dramatique, c’est sans doute le rapport, à bien des égards inédit et fusionnel, qui le lie à la chose théâtrale et en fait véritablement un homme de théâtre. Sous la désinvolture de la parade sociale, se joue, en fait, au plus intime de l’expérience individuelle, une nouvelle conception, éminemment sérieuse, de la création dramatique et des prérogatives de l’auteur. Ce n’est qu’en apparence que Voltaire plaisante de son œuvre théâtrale. Plusieurs anecdotes le montrent au contraire tentant d’empêcher les parodies de ses tragédies 65 , ou vexé par les suggestions d’améliorations qu’on ose lui proposer 66 . L’auteur entend garder la maîtrise absolue de sa création. Cet aspect de la psychologie de Voltaire est également sensible dans ses rapports avec les comédiens. Sous l’admiration enthousiaste et la reconnaissance de l’art de l’acteur qui lui font dire, devant la Clairon représentant une de ses pièces, « Est-ce bien moi qui ai fait cela ? » 67 , ou, à Brizard qui le couronne : « Vous m’avez fait voir dans votre rôle des beautés qu’en le faisant je n’avais pas aperçues » 68 , perce, en fait, une volonté de contrôle et une forme de concurrence. De nombreuses anecdotes relatent les coups de sang de Voltaire, perdant patience lors des répétitions - qu’il tenait à superviser -, face à des comédiens dont la déclamation n’est pas à la hauteur de ses attentes. Sarrazin, Mme Vestris, Frère, Legrand font les frais de son ironie et de son exigence 69 . Non content de défendre son territoire - en l’espèce, sa création, qu’une déclamation inappropriée risque de dénaturer -, Voltaire empiète sur 63 Clément et Laporte, t. 1, p. 40. Voir aussi Gachet d’Artigny, Nouveaux Mémoires d’histoire, de critique et de littérature, Paris, Debure l’aîné, 1749-1756, 7 vol., t. 6, p. 341 ; Annales dramatiques, t. 1, p. 164 ; Dictionnaire d’anecdotes, t. 1, p. 172 ; Esprit des ana, p. 81 ; Chaudon, t. 2, p. 192 ; Voltairiana, p. 297. 64 Voltairiana, p. 189 ; voir aussi Gazon-Dourxigné, p. 52-53. 65 Voir Clément et Laporte, t. 1, p. 529. 66 Voir Voltairiana, p. 154 et 244, et Chaudon, t. 2, p. 129. 67 Diderot, Paradoxe sur le comédien, p. 1402. 68 Étienne et Martainville, t. 2, p. 29. 69 Voir à propos de Sarrazin dans Brutus : Voltairiana, p. 284-285, Chaudon, t. 2, p. 106, Genonville, n°65 ; à propos de Mme Vestris dans Irène : Voltairiana, p. 106-107, Chaudon, t. 2, p. 105 ; à propos de Legrand dans Mahomet : Chaudon, t. 2, p. 105-107, Voltairiana, p. 285, Fournel, p. 278 ; à propos de Frère : Chaudon, t. 2, p. 106 ; Annales dramatiques, t. 7, p. 173, Voltairiana, p. 288. 58 Sophie Marchand celui des acteurs, n’hésitant pas à donner de sa personne pour leur montrer la voie. Il forme ainsi une jeune actrice, chargée du rôle de Palmire et « fort éloignée d’exhaler les imprécations qu’elle vomit contre Mahomet avec la force et l’énergie que la situation de son rôle exigeait » : M. de Voltaire, pour lui montrer combien elle était éloignée du sens du rôle, lui dit avec douceur : « Mademoiselle, figurez-vous que Mahomet est un imposteur, un fourbe, un scélérat qui a fait poignarder votre père, qui vient d’empoisonner votre frère, et qui, pour couronner ses bonnes œuvres, veut absolument coucher avec vous. Si tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, vous avez raison de le ménager comme vous faites ; mais si cela vous répugne à un certain point, voilà comme il faut s’y prendre ». Alors M. de Voltaire, joignant l’exemple au précepte, répète lui-même cette imprécation et parvient à faire de cette demoiselle une actrice intelligente et très agréable 70 . Lekain lui-même n’échappe pas aux reproches de Voltaire qui, trouvant qu’il joue Gengis-Kan « en tigre » et « tout de travers », profite d’un séjour du comédien à Ferney pour corriger sa déclamation, en récitant lui-même le rôle 71 . Outre sa susceptibilité (sans doute légitime) d’auteur, cette série d’anecdotes illustre le souci assez exceptionnel des realia scéniques qui anime Voltaire et sa place éminente dans l’invention de ce qu’on n’appellera que beaucoup plus tard la mise en scène. Le théâtre, pour Voltaire, n’a déjà plus rien d’un objet figé dans sa perfection poétique. Cette compréhension de la spécificité du théâtre engage un nouveau rapport au texte, sans cesse réévalué et retravaillé en fonction des effets produits lors des représentations. Une anecdote est, à cet égard, emblématique de la pratique voltairienne : [Fernand Cortez] ayant paru trop longue à la première représentation, les comédiens députèrent Le Grand à M. Piron pour le prier de faire quelques corrections à sa pièce ; l’auteur offensé du propos se gendarma contre le comédien mais celui-ci insista et apporta l’exemple de M. de Voltaire, qui corrige ses pièces au gré du public. Cela est différent, répondit M. Piron, Voltaire travaille en marqueterie et moi je jette en bronze 72 . Dans un renversement des hiérarchies poétiques classiques, le mot de Piron se retourne à l’avantage de Voltaire. Il en va de même de celui de Fontenelle qui, constatant que « la seconde représentation […] d’Oreste fut donnée 70 Fournel, p. 63-65 ; Affiches, 18 décembre 1792, p. 5215 ; Genonville, n°68. 71 Voltairiana, p. 129-130 ; Genonville n°69. Il corrige de même le jeu de Cramer, gâté par les conseils du duc de Villars : voir Voltairiana, p. 234-235 ; Genonville, n°70 ; Fournel, p. 63-65. 72 Clément et Laporte, t. 1, p. 359 ; voir aussi Esprit des ana, p. 120, Voltairiana, p. 198. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 59 huit jours après la première » et que « Voltaire avait employé cet espace de temps à y faire des corrections », aurait déclaré : « M. de Voltaire est un homme bien singulier, il compose ses pièces pendant leur représentation » 73 . Soucieux de la réception, ayant parfaitement saisi que le spectacle était un art social dépendant de l’assentiment du public, Voltaire agit en homme de théâtre plus encore qu’en poète. Entre autres originalités, on rapporte qu’il se serait rendu au Procope, incognito et déguisé, à l’issue de la première représentation de Sémiramis, afin d’entendre les critiques adressées à sa pièce et, fait plus singulier encore, qu’il aurait su en tirer profit 74 . Cette soumission de la vanité d’auteur au jugement du parterre, dont l’horizon est moins le succès immédiat que l’achèvement - esthétique et non plus seulement poétique - des œuvres, a parfois du mal à s’imposer aux comédiens. Une anecdote célèbre raconte que, pour obtenir de Dufresne les modifications qu’il souhaitait apporter à Zaïre et que le comédien refusait par paresse, Voltaire fut obligé de ruser, et de les faire parvenir à l’acteur cachées dans un pâté de perdrix 75 . Tout ceci témoigne d’une implication absolue dans la chose théâtrale, qui tourne parfois à l’obsession. Quand, soucieux de faire parvenir à Paulin les corrections de son rôle, il envoie, à trois heures du matin, son domestique frapper chez le comédien, en arguant que « les tyrans ne dorment jamais » 76 , quand, lors des représentations d’Alzire, il s’inquiète de ce que l’exécution d’un fameux voleur risque de faire de l’ombre à sa pièce 77 , Voltaire se montre tout entier habité par son théâtre, au détriment des convenances sociales. Cette identification de l’auteur à sa création, accentuée par le fait que Voltaire fut lui-même acteur de ses propres pièces sur des théâtres de société 78 , déborde parfois dans la réalité : On sait que Voltaire faisait représenter ses tragédies sur son théâtre de Ferney : son plus grand plaisir était d’y jouer un rôle ; jamais le jeune comédien le plus enthousiaste de son art ne s’est occupé avec tant d’ardeur du personnage qu’il devait remplir. […] Un jour qu’il devait 73 Voltairiana, p. 296. Voir aussi, à propos de Sémiramis, Clément et Laporte, t. 2, p. 162-163. 74 Manne, p. 6 ; Genonville, n°14. 75 Clément et Laporte, t. 2, p. 273-274 ; Correspondance littéraire, t. 1, p. 295 ; Chaudon, t. 2, p. 190-191 ; Voltairiana, p. 281 ; Gazon-Dourxigné, p. 135-136 ; Genonville, n°101. 76 Gazon-Dourxigné, p. 136, Voltairiana, p. 263 ; Genonville, n°72. L’acteur jouait Polyphonte dans Mérope. 77 Chaudon, t. 2, p. 92 ; Voltairiana, p. 193. 78 Voir le récit de ses débuts (Mémoires et anecdotes, p. 7 ; Genonville, n°6 ; Manne, p. 3) et les témoignages sur Voltaire acteur (Manne, p. 4 ; Flaubert, t. 1, p. 261 ; Fournel, p. 58). 60 Sophie Marchand jouer Cicéron dans Catilina, il avait endossé dès le matin la toge romaine, et se promenait dans son jardin en récitant son rôle, qu’il interrompait pour faire à son jardinier diverses questions. Celui-ci, étonné du singulier équipage de son maître, ne put retenir un grand éclat de rire. Voltaire se fâcha très vivement : « Que trouvez-vous d’extraordinaire à mon habit, lui dit-il ? Cicéron se promenait comme moi dans son verger avant d’aller au sénat : je le représente ce soir ; fallait-il faire deux toilettes ? » Il rentra avec humeur et fut longtemps sans pouvoir pardonner à son jardinier d’avoir ri au nez de Cicéron 79 . L’emportement du dramaturge lorsqu’il considère que ses pièces sont desservies par l’incarnation scénique ou la dissipation du public est généralement proportionnel à ce qu’il y a investi de lui-même, et on le voit, dans des scènes mi-comiques mi-poignantes, réagir violemment, en présence de Frédéric II, aux défaillances d’un acteur dans La Mort de César 80 , ou interpeller avec agressivité Montesquieu qui s’est endormi lors d’une représentation privée de L’Orphelin de la Chine 81 . Le théâtre, pour Voltaire, est une affaire éminemment sérieuse, et quasiment vitale. De ces anecdotes, où cohabitent le meilleur et le pire, le mythe et sa démystification, émerge finalement l’image d’un dramaturge singulier jusque dans ses contradictions et, à bien des égards, en avance sur son temps, par l’importance qu’il accorde au public, à l’incarnation scénique des pièces, à la dimension sociale du spectacle et à la stature civique de l’homme de lettres. Les tensions qui travaillent la mémoire anecdotique jouent, en ce qui le concerne, sur l’opposition de deux temporalités et de deux niveaux d’appréhension de l’homme de lettres : le temps, tout d’abord, de la contemporanéité et du biographème, petit fait vrai qui ressuscite le héros en déshabillé dans une certaine forme de proximité, à la fois narquoise et attendrie ; celui, d’autre part, de la reconstruction rétrospective d’une postérité glorieuse et d’un mythe triomphant, qui satisfait au besoin de symboles, fonde, autour de la reconnaissance du grand homme, une identité culturelle et octroie une légitimité à un théâtre du dix-huitième siècle bien maltraité par l’histoire littéraire. Tenant ensemble ces deux versants de la mémoire, la réception anecdotique de Voltaire épouse, d’une certaine manière, notre rapport culturel au dix-huitième siècle complexe dont il est l’emblème. 79 Voltairiana, p. 283 ; voir aussi Manne, p. 5. 80 Voltairiana, p. 145 ; voir aussi Annales dramatiques, t. 8, p. 168 et Voltairiana, p. 259. 81 Clément et Laporte, t. 2, p. 27 ; Comédiana, p. 65 ; Annales dramatiques, t. 7, p. 173 ; Voltairiana, p. 147.
