Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2008
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« Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche »
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2008
Valérie André
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Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » : le théâtre de Voltaire vu depuis la lorgnette de Julien-Louis Geoffroy Valérie André Nous venons de perdre Geoffroy. - Il est mort ? - Ce soir on l’inhume. - De quel mal ? - Je ne sais pas. - Je le devine, moi. L’imprudent par mégarde aura sucé sa plume 1 . L’épigramme est féroce. Elle circule dans les milieux parisiens aux lendemains de la mort de celui qui, pendant près de quinze ans, avait régné en autocrate sur la chronique théâtrale du Journal des débats, éloquemment rebaptisé Journal de l’Empire le 16 juillet 1805. L’auteur anonyme de ce persiflage un peu boiteux - l’alexandrin s’accommode mal des pieds trop longs ! - réglait ses comptes, sans doute. Peut-être faisait-il un clin d’œil à Voltaire, en pastichant ainsi - assez lourdement - ces célèbres vers tournés contre l’ennemi de toujours, le critique Élie-Catherine Fréron : L’autre jour au fond d’un vallon, Un serpent mordit Jean Fréron. Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva 2 . La métaphore venimeuse s’imposait, du reste, pour qualifier le style du maître comme de l’élève. Fréron avait beaucoup appris de l’abbé Desfontaines, Geoffroy avait succédé à Fréron à la rédaction de L’Année littéraire, les trois hommes tenaient Voltaire dans la même exécration viscérale. La boucle était bouclée, en quelque sorte. Il n’est pas inutile, avant de poursuivre, de nous livrer à une rapide présentation de Julien-Louis Geoffroy, que ses contemporains surnom- 1 Cité dans la Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, Firmin-Didot, 1855-1870, 46 vol., t. 20, p. 40. 2 Voltaire, « Epigramme imitée de l’anthologie », dans Œuvres complètes de Voltaire, éd. Louis Moland, Paris, Garnier, 1877-1885, 52 vol., t. 10, p. 568. 102 Valérie André meraient bientôt « le Père feuilleton » 3 . Fils d’un marchand perruquier de Nantes, Julien-Louis Geoffroy naît à Rennes le 17 août 1743. Pur produit de l’enseignement des jésuites, il fréquente d’abord le collège de sa ville avant d’entamer son noviciat, et de rejoindre les élèves de Louis-le-Grand sur les bancs des cours de philosophie. Le jeune homme a la vocation, certes, mais la suppression de la Compagnie de Jésus, en 1762, met un terme à ses ambitions cléricales. Contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, Geoffroy ne fut jamais ordonné. Il se lance dans le professorat, en tant que maître d’étude au collège de Montaigu, puis comme précepteur des enfants du financier Boutin. Son goût pour l’art dramatique semble déjà bien installé. Geoffroy fréquente les salles de spectacles et se met à l’étude du théâtre. Mais c’est sa profonde connaissance des langues anciennes qui lui permet de briller dans les concours universitaires où, par trois fois, il remporte le prix du meilleur discours en latin (en 1773, 1774 et 1775). Agrégé de l’Université de Paris, il obtient la chaire de rhétorique du collège de Navarre, puis du collège Mazarin. La disparition de Fréron, en 1776, allait lui offrir l’occasion d’exercer ses talents didactiques sur un tout autre public. Geoffroy devient en effet un collaborateur assidu de L’Année littéraire pour laquelle il rédigera les articles de critique théâtrale jusqu’en 1790, date de l’interruption du périodique. Lorsqu’éclate la Révolution, il rejoint l’abbé Royou 4 à la rédaction du monarchiste Ami du roi qui disparut en 1792, avec la royauté. L’air de Paris était devenu peu sûr pour le professeur, qui préféra se faire oublier en troquant la chaire pour le pupitre. Pendant tout le temps que dura la tourmente révolutionnaire, il se fit instituteur de village, loin des tumultes de la capitale. 3 L’étude la plus complète à ce jour concernant Julien-Louis Geoffroy reste la monographie de Charles-Marc Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l’Empire (1800-1814), Paris, Hachette, 1897. Elle tient davantage du plaidoyer virant à l’hagiographie que de l’approche universitaire, mais elle demeure une référence incontournable. On consultera en outre Eugène Hatin, Histoire du journal en France : 1631-1853, Paris, Jannet, 1853 et, du même auteur, Histoire politique et littéraire de la presse en France avec une introduction historique sur les origines du journal et la bibliographie générale des journaux depuis leur origine, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859-1861; Histoire générale de la presse française, éd. C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral et F. Terrou, Paris, PUF, 1969-1976; M. Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, Paris, Place, 1980, ainsi que les articles biographiques de la biographie Michaud, du Dictionnaire universel du XIX e siècle de Pierre Larousse, et surtout de Jean Sgard dans le Dictionnaire des journalistes, 1600-1789, éd. J. Sgard, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1976, p. 171-172. 4 Les deux hommes avaient déjà collaboré dans les années 1780, à la rédaction du Journal de Monsieur. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 103 Cette retraite prématurée n’avait pas le moins du monde affecté la passion de Geoffroy pour le journalisme. De retour à Paris en 1796, il reprit aussitôt du service en écrivant pour plusieurs périodiques et, surtout, en ressuscitant la défunte Année littéraire, en compagnie de l’abbé Grosier. Résurrection éphémère pour le journal de Fréron qui, visiblement, avait fait son temps. L’acte de décès, définitif, est arrêté au mois de février 1801. Le deuil ne fut pas trop lourd à porter, Geoffroy avait enfin trouvé sa place : depuis un an déjà, il s’occupait en effet de la partie « Spectacles » du Journal des débats. C’était le début d’une nouvelle carrière, d’un nouveau ton de parole, d’un tout autre style. Geoffroy allait à jamais révolutionner ce genre encore balbutiant qu’était alors le feuilleton et lui donner ses lettres de noblesse. L’italique est de mise car, à lire le journaliste, feuilleton, pamphlet et invective apparaissent comme de parfaits synonymes. Quoi qu’il en soit, le quinquagénaire breton allait enfin connaître la consécration en devenant le critique attitré du Consulat puis de l’Empire. Redouté et flagorné tout à la fois, vilipendé, conspué par les auteurs et les comédiens, apprécié parfois très sincèrement, le Père feuilleton était devenu l’incontournable baromètre de l’opinion parisienne en matière de théâtre. Jusqu’à la fin de sa vie, Geoffroy ne se lassera pas de noircir les colonnes du Journal des débats puis du Journal de l’Empire. Jugements péremptoires, attaques virulentes pouvant aller jusqu’à la calomnie, mais aussi critiques pertinentes, analyses judicieuses, le tout servi par une plume alerte et vigoureuse, tels seront pendant près de quinze ans les feuilletons du professeur reconverti. La masse est considérable et, dès après sa mort, en 1814, on songea à réunir et publier ses meilleures pièces. Le recueil verra le jour en 1818 sous le nom de Cours de littérature dramatique (en quatre puis cinq volumes). Il sera réédité en 1825, dans une version augmentée qui atteindra les dix volumes. Les historiens le soulignent avec pertinence - et c’est là sans doute l’un des aspects les plus remarquables de la carrière de Geoffroy -, l’homme a réussi à conquérir une formidable liberté de parole à une époque où la liberté de la presse avait totalement cessé d’exister. Le pouvoir exerce une censure drastique, un contrôle permanent sur les journalistes, muselés et contraints de soumettre leurs opinions aux exigences du « politiquement correct ». Rien de tout cela pour le Père feuilleton : « La littérature ancienne et moderne, l’histoire, la philosophie, la morale, la politique, tout rentra dans le feuilleton » 5 , rappelle Eugène Hatin, on lui avait donné un département, il en fit un royaume. « Le feuilleton conserva seul sa liberté jusqu’à la 5 E. Hatin, Histoire du journal en France, p. 132. 104 Valérie André mort de Geoffroy, qui mourut avec un rare à propos quelques jours avant la chute de Napoléon 6 . » Bien sûr, une telle indépendance avait un prix, et on a assez reproché au critique d’être le caudataire servile de Bonaparte. Rappelons cette nouvelle épigramme, colportée à l’envi par ses nombreux détracteurs : Si l’Empereur faisait un p** Geoffroy dirait qu’il sent la rose Et le Sénat aspirerait A l’honneur de prouver la chose 7 . « Ce n’était pas pour de l’argent que je m’efforçais de soutenir, dans L’Année littéraire, la religion et la monarchie, douze ans avant la révolution », confessait-il, le 15 juillet 1806 ; « car on ne gagnait rien alors à soutenir la monarchie et la religion » 8 . Autres temps, autres mœurs… La situation financière de Geoffroy était devenue très confortable, c’est vrai, mais on serait injuste cependant de relire ses chroniques comme de simples flatteries à l’adresse du trône et de l’autel. Toute sa vie, il resta fidèle aux opinions de sa jeunesse, que la Révolution ne fit qu’exacerber. Contrairement à un La Harpe - qu’il traite d’ailleurs avec le plus grand mépris -, transfuge du camp des philosophes et détracteur posthume de Voltaire, Geoffroy manifesta une constance inébranlable dans sa détestation de Voltaire et du dix-huitième siècle. La casquette de feuilletoniste au Journal des débats puis au Journal de l’Empire lui donnait l’occasion de se lancer à fond dans la croisade pour écraser l’impie, et il ne s’en est pas privé. Faut-il le rappeler, Voltaire a très vite fasciné l’opinion, tout le dixneuvième siècle est hanté par son indéfectible présence en tant que mythe mobilisateur : on est pour ou contre lui, et on le fait savoir. Si le Patriarche connaît une fortune contrastée sous la Restauration, son image s’était ternie sous le Consulat pour s’effondrer totalement sous l’Empire : Napoléon Ier voue aux gémonies Voltaire et les autres philosophes qui symbolisent les idéaux de la Révolution 9 . En cela, on peut dire que Geoffroy arrivait au bon moment. Ses imprécations contre l’antéchrist de Ferney allaient tomber dans des oreilles bienveillantes, toutes prêtes à applaudir aux méchantes diatribes du professeur. Car Voltaire est omniprésent sous la plume du critique, obsession lancinante qui se décline sous toutes les facettes. Bien sûr, c’est le Voltaire 6 Ibid., p. 138. 7 Ibid., p. 134. 8 Cité par J. Sgard, Dictionnaire des journalistes, p. 171. 9 Voir Richard Fargher, « The Retreat from Voltairianism (1800-1815) », dans The French Mind : studies in honour of Gustave Rudler, éd. W. G. Moore, R. Sutherland et E. Starkie, Oxford, Clarendon Press, 1952, p. 220-237. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 105 dramaturge qui retient notre Zoïle mais, on le verra, Geoffroy fait feu de tout bois : la biographie d’Arouet, ses écrits personnels seront convoqués à la barre des témoins au moment du réquisitoire. Le procédé est classique, bien connu des polémistes. Raymond Trousson l’a montré, « la tactique est toujours la même : déconsidérer l’homme pour ruiner sa pensée » 10 . Mais tous les adversaires de Voltaire n’ont pas le même talent, ni, surtout, la même érudition que Julien-Louis Geoffroy. Le père Harel, l’abbé Maynard ou Eugène de Mirecourt ont beau se lancer à l’assaut de la citadelle voltairienne, ils sont assez mal placés pour porter un jugement crédible sur sa production théâtrale 11 . En revanche, l’élève des jésuites, le titulaire de la chaire de rhétorique, le latiniste averti, le spectateur insatiable qu’était Geoffroy avait son mot à dire. La plupart des pièces de Voltaire sont passées au crible. Reprend-on Nanine ou L’Orphelin de la Chine ? Le Père feuilleton se met à l’écritoire. Les mêmes arguments reviennent, critique après critique, les mêmes reproches, les mêmes concessions laudatives. Dans les pages qui suivent, nous nous efforcerons d’en dresser un tableau le plus complet possible, en faisant appel aux citations les plus parlantes. Geoffroy ne se contente pas d’analyser des vers ou de commenter le jeu des acteurs. Il utilise tous les instruments qui sont en sa possession pour accréditer son argumentaire. Parmi ces derniers, la correspondance de Voltaire occupe une place de choix. « Ses lettres sont pour moi les coulisses et le derrière du théâtre », écrivait-il dans le feuilleton du 30 messidor an 11 12 . « Sa correspondance est le derrière du théâtre, ses lettres désenchantent ses pièces, l’homme fait tort à l’auteur ». Il concluait, péremptoire : « C’est Comus qui révèle les secrets de ses prodiges et qui fait rougir les spectateurs de leur admiration pour des puérilités » 13 . L’image est étonnante. On se représente assez mal le Patriarche avec les attributs juvéniles du petit Dieu rieur et lubri- 10 Raymond Trousson, « Louis Veuillot et l’homme-blasphème », dans Visages de Voltaire (XVIII e -XIX e siècles), Paris, Champion, 2001, p. 333. 11 Sur la réception de Voltaire au dix-neuvième siècle, on se reportera à l’excellent ouvrage de R. Trousson, Visages de Voltaire (XVIII e -XIX e siècles). On relira essentiellement la section IV, « Quel Voltaire pour la postérité ? » (p. 72-125), dans laquelle il est longtemps question de Geoffroy. Sur les écrits de Mirecourt relatifs à Voltaire, nous renvoyons à notre article « Eugène de Mirecourt, biographe de Voltaire », Oxford, SVEC, 2008, p. 375-384. 12 Les extraits et citations qui figurent ici sont empruntés à l’édition procurée par Etienne Gosse, Cours de littérature dramatique, ou Recueil par ordre de matières des feuilletons de Geoffroy, Paris, Blanchard, 1819-1820, 5 vol., t. 3. Nous citerons désormais uniquement le titre de la pièce dont il est question et les références dans le Cours de littérature dramatique. 13 14 brumaire an 12, p. 29. 106 Valérie André que. Qu’importe. Le message est clair : Voltaire est un illusionniste lançant de la poudre aux yeux de son public et prêt à tout pour s’attirer les bonnes grâces des grands, venus se distraire au spectacle de ses pitreries. Ce « charlatanisme théâtral » 14 , qui s’étale honteusement dans la correspondance, serait sans conséquence s’il ne servait à déguiser une pensée perverse, dangereuse pour l’État et la religion : Ce qui dégoûte aujourd’hui beaucoup des ouvrages de Voltaire, c’est qu’à l’exception de cette espèce de philosophie qui proscrit les prêtres, on n’y trouve rien, absolument rien que des idées superficielles, du clinquant, des bluettes et des bouffonneries satiriques 15 . On notera le mépris de Geoffroy pour le philosophe, dont les idées sont réduites à l’état de colifichets mondains. L’accusation de superficialité n’était pas neuve, on la trouvait déjà sous la plume des anciens adversaires de Voltaire, comme de certains contemporains peu suspects pourtant de partager les préventions du parti dévot 16 . En sacrifiant au plaisir du mot d’esprit et des artifices de salon, Voltaire avait, de son vivant, tendu la verge pour se faire battre. Il est « le premier écrivain peut-être qui à force d’esprit ait su se passer de génie » 17 , ironise Geoffroy. Son désir de paraître, que dissimulait mal une modestie affectée, ternit l’image du penseur et de l’écrivain. Le Père feuilleton aura vite fait de transformer le péché d’orgueil, assez véniel, et la passion de l’épigramme assassine, en crime contre le goût, la décence et, plus grave, contre la vraie philosophie : « Il y a un contraste choquant entre la pompe de ses pensées, le fracas de son style et la mesquinerie de ses plans », martèle le critique 18 . Cette accusation de mesquinerie est fréquente : le décalage entre le fond et la forme est rédhibitoire. Voltaire a beau faire de jolis vers, il n’en reste pas moins un dramaturge incapable de se hisser à la hauteur de ses prétentions : Il est vrai que souvent la faiblesse de l’intrigue ne répondait pas à la magnificence du sujet ; mais de pompeuses déclamations couvraient la 14 Ibid., p. 30, à propos de Zaïre. 15 Commentaire à propos de la préface de Rome sauvée, 12 mars 1817 [sic], p. 33. Il doit y avoir une erreur dans la date de ce feuilleton puisque Geoffroy est mort en 1814. 16 Voir nos articles « Mercier et Voltaire : la chronique d’un amour déçu », Romanische Forschungen, 115/ 3 (2003), p. 327-350, et « Entre innovation et restauration : une image du Voltaire dramaturge dans la Correspondance littéraire de Grimm (1753- 1773) », dans Le Préromantisme : une esthétique du décalage, éd. E. Francalanza, Paris, Eurédit, 2006, p. 101-127. 17 L’Année littéraire, 1774, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 54. 18 Alzire, 22 ventôse an 12, p. 36. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 107 mesquinerie de la fable, et au théâtre ce sont les lieux communs et les situations qu’on applaudit, jamais la beauté du plan et la sagesse de la conduite 19 . En d’autres termes, « il savait traduire en fort beaux vers ce qu’on lit dans tous les voyageurs ; aussi est-il un grand coloriste, beaucoup plus qu’un grand philosophe » 20 . Qu’on se le tienne pour dit ! Les ornements tombés, seuls demeurent l’imposture et le cabotinage : Ceux qui allaient chercher dans cette citadelle de la philosophie, le grand lama, le restaurateur de la raison, l’apôtre de la vertu et de l’humanité, étaient bien étonnés en arrivant, de n’y trouver qu’un mime et un histrion : la chose était cependant toute simple, puisque son évangile n’était qu’une farce et sa philosophie un masque comique 21 . Et Geoffroy de distinguer la vraie philosophie - entendons une pensée orthodoxe, respectueuse de la religion et de l’autorité - de l’esprit philosophique, fauteur de troubles et d’anarchie, dangereux ferment de corruption sociale : Philosophes, si vous êtes vraiment enflammés de l’amour de l’humanité, si vous êtes citoyens, cessez donc de porter de grands coups qui ne frappent que l’air. Arrêtez les progrès du mauvais goût, dirigez les jugements du public. Le succès d’une comédie ou d’un discours ne sont point des objets aussi frivoles qu’on se l’imagine. Le mauvais goût suppose toujours la dégradation des esprits et la perte de ce bon sens national si nécessaire pour le maintien de l’ordre 22 . On ne saurait mesurer exactement la portée de ces attaques sans rappeler ici l’idée que Geoffroy se fait de son sacerdoce 23 . Transfert de vocation, peutêtre, le critique s’est très vite senti investi d’une réelle mission sociale envers ses lecteurs. En cela, il se montrait le fidèle disciple de l’abbé Desfontaines et de l’illustre Fréron : le journaliste se doit de faire respecter les exigences du Goût et de veiller à la moralité des écrits. Avec Geoffroy, la doctrine est poussée à son paroxysme. N’écrivait-il pas, déjà en 1777, alors qu’il débutait dans la carrière : 19 L’Orphelin de la Chine, 9 germinal an 9, p. 50. 20 Ibid., p. 50-51. 21 Tancrède, 30 Messidor an 11, p. 117-118. 22 L’Année littéraire, 1787, t. I, lettre 1, citée par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 56. 23 S’il est outrageusement partial lorsqu’il parle de lui, Des Granges (Geoffroy et la critique dramatique) a bien montré cependant combien Geoffroy est sincère lorsqu’il parle de son métier de critique. 108 Valérie André Nous sommes, nous autres journalistes, comme les grands prévôts du Parnasse : lorsqu’un larcin littéraire échappe à la vigilance du censeur et à la sévérité des lois, c’est à nous qu’est confié le soin d’intimider les malfaiteurs par la peine du ridicule 24 . Voilà donc les chroniqueurs littéraires transformés en argousins des Lettres ! Et cela, le plus sincèrement du monde. Comment eût-on voulu, dès lors, que Geoffroy pensât et agît autrement ? C’eût été déroger à l’importance de son ministère. Aussi ne sera-t-on pas surpris de le voir affirmer la nécessité d’une lecture sévère, qu’on ne saurait confondre, dit-il, avec la méchanceté qu’on lui impute. L’expérience de la Révolution durcira encore cette position austère, résolument hostile à la moindre concession : « L’essentiel n’est pas de plaire, mais de plaire par des moyens que le bon sens et l’honnêteté avouent » 25 . C’est ce que n’a jamais su faire Voltaire. Et de citer l’exemple d’Adélaïde Du Guesclin : C’est une des premières règles au théâtre, de ne jamais faire commettre aux personnages qu’on veut rendre intéressants, quelqu’un de ces crimes dont la seule idée flétrit et déshonore 26 . Les temps changent, et à chaque société correspond une forme de critique. Le journaliste de L’Année littéraire travaille autrement que le feuilletoniste du Journal des débats. La France du Consulat et de l’Empire n’a plus rien à voir avec l’Ancien Régime : le public a changé, il faut tout apprendre aux nouveaux lecteurs. De la même manière, on s’efforcera de considérer les œuvres du passé avec un indispensable relativisme. Voltaire ne connaît rien aux anciens, il est « éminemment moderne et français » 27 . Le jugement pourrait paraître anodin. Il dissimule en réalité un coup de griffe acéré, qui rappelle la méconnaissance de la langue grecque - « il est plus que probable que Sophocle était pour lui du haut allemand et qu’il composa Œdipe sur la traduction de Dacier » 28 - et un parisianisme de mauvais aloi 29 . On ne peut pas donner à un héros antique le caractère d’un petit maître, ni transformer une tragédie classique en vulgaire mésaventure sentimentale. Cette fois encore, Geoffroy 24 Année littéraire, 1777, t. V, lettre 11, citée par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 54. 25 Nanine, 26 messidor an 12, p. 104. 26 Adélaïde Du Guesclin, 13 vendémiaire an 9, p. 44. 27 6 mars 1806, p. 147, à propos de Mérope. 28 Œdipe, 9 Thermidor an 10, p. 4. 29 Pour Geoffroy, le patriotisme est une vertu en morale et en politique - il attaquera d’ailleurs Voltaire sur ce terrain - mais un grand vice en littérature (Journal des débats, 13 octobre 1803, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 145). « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 109 reproche à Voltaire son manque de discernement 30 . La bassesse et la lâcheté de Vendôme, dans Adélaïde Du Guesclin, décidément peu épargnée par le professeur, sont « absolument contraires aux mœurs et à l’esprit du temps où l’on suppose qu’il a vécu » 31 . Même chose à propos de Zaïre ou de Tancrède, que Geoffroy exécute cependant avec une réelle bienveillance 32 . Il n’y a pas de héros dont le seul drame soit de souffrir d’un amour malheureux : « Ce sont cependant de tels héros et de tels malheurs que Voltaire nous présente dans Zaïre et Tancrède » 33 . Le critique en est convaincu, il ne faut pas se limiter à la littérature. Au contraire, le spectateur-lecteur privilégié qu’est le feuilletoniste doit introduire des considérations morales, philosophiques et historiques dans son commentaire des œuvres. On ne sera pas surpris, dès lors, de rencontrer sous la plume de Geoffroy des harangues engagées qui, reconnaissons-le, n’ont plus grand-chose à voir avec la chronique dramatique. Le feuilleton se confond souvent avec la tribune politique : tout Voltaire, puisque c’est de lui qu’il s’agit ici, est lu avec les lunettes réactionnaires d’un amoureux de l’ordre et de la religion. Le professeur veut en convaincre ses élèves, celui qui s’érigeait en pourfendeur de l’Infâme, a endoctriné des générations de lecteurs avec un fanatisme philosophique beaucoup plus dangereux encore : La France n’avait […] pas besoin d’être prémunie contre le fanatisme de la religion, puisqu’elle était déjà menacée du fanatisme de l’anarchie, plus terrible encore aux nations et à leurs chefs. Voltaire n’a donc écrit que pour satisfaire son propre fanatisme, qui l’animait à la destruction du culte de son pays : si dès lors sa haine eût été armée du pouvoir suprême, il aurait épargné beaucoup de besogne aux septembriseurs et aux décemvirs 34 . Nous revoilà en pays de connaissance : le règne de la Terreur, « c’est la faute à Voltaire ». Le slogan était voué à un avenir radieux, pendant tout le dixneuvième siècle. Il faut préserver la jeunesse des ravages de « la petite vérole philosophique et démocratique » 35 et lui ouvrir les yeux afin d’éviter une nouvelle gangrène : Il faut prémunir [les jeunes gens] contre le fanatisme qui exagère les beautés et cache les défauts; car il y a un fanatisme littéraire, comme il y a 30 Signalons que Louis-Sébastien Mercier lui faisait le même reproche : voir mon article déjà cité. 31 13 vendémiaire an 9, p. 43. 32 Le troisième acte de Tancrède est « l’un des plus beaux qu’il y ait au théâtre » (27 vendémiaire an 11, p. 112). 33 Ibid., p. 111. 34 Mahomet, 29 messidor an 11, p. 84. 35 L’Orphelin de la Chine, 30 brumaire an 13, p. 67. 110 Valérie André un fanatisme politique, et un fanatisme religieux : tout est fanatisme pour les ignorants qui ont l’esprit faible et la tête chaude 36 . Voltaire devait sa popularité à ses combats en faveur de la tolérance religieuse et de la lutte contre le fanatisme. Il se trompait de cible : « On n’écrit jamais contre le fanatisme, quand le fanatisme règne ; […] la peinture des abus de la religion ne divertit que ceux qui ont peu ou point de religion » 37 . Rien n’arrête Geoffroy dans ses élans rhétoriques où s’étalent parfois des accusations d’une affligeante mauvaise foi : « Jamais [Voltaire] n’accuse de fanatisme que les catholiques » 38 . Il fallait oser l’écrire ! Convaincu du rapport étroit entre les lettres et les mœurs - une fois n’est pas coutume, Geoffroy se range ici aux côtés de Germaine de Staël 39 -, le Père feuilleton refuse cependant de tomber dans l’angélisme. Il faut cesser de croire à l’amélioration du genre humain par la vertu du spectacle : Cessez donc, poètes dramatiques, de prétendre à la réforme du genre humain : quelque importance que le fanatisme des arts attache à votre agréable talent, vous n’avez point d’empire sur les passions, vous ne savez que les peindre, vous ne pouvez que les flatter : du moment que vous heurterez le goût général et la façon de penser à la mode, vous serez sifflés. Rimeurs, qui vous prétendez les précepteurs des hommes, vous ne donnez pas vos idées à vos disciples, ce sont vos disciples qui déterminent et commandent vos idées; ce ne sont pas vos écrits; votre siècle vous subjugue quand vous croyez le dominer, et, loin de maîtriser l’opinion, vous n’en êtes que les esclaves 40 . Paradoxe apparent, Geoffroy rend ici hommage à Rousseau qui, plus clairvoyant que l’optimiste Diderot, réfutait le caractère édifiant de l’émotion sur scène. Le méchant peut pleurer au spectacle, et demeurer un scélérat une fois sorti du théâtre : Une funeste expérience a décidé de mon mépris pour ces émotions théâtrales. J’ai vu le règne des drames, du pathétique et de la fausse sensibilité, immédiatement suivi de la férocité et de la barbarie la plus impitoyable ; j’ai vu les plus grands partisans de la terreur et de la piété théâtrales, les hommes qui avaient le plus pleuré et frémi aux romans tragiques de Voltaire, se montrer les plus cruels ennemis de l’humanité… C’est ce qui 36 Mahomet, 8 août 1810, p. 90. 37 20 pluviôse an 10, p. 76. 38 Ibid., p. 78. 39 « Observer l’influence des mœurs sur les idées et sur le style ; connaître à fond ces mœurs ; savoir les apprécier, les comparer ensemble, c’est en cela que consiste la philosophie de la littérature », écrivait-il dans le Journal des débats, 13 octobre 1803 (cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 144). 40 20 pluviôse an 10, p. 78-79. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 111 m’a autorisé à regarder ces pleurs du théâtre comme un enfantillage et une passion de femmelettes, qui n’a aucune influence sur la conduite et sur les mœurs, et peut même s’allier à l’insensibilité 41 . Rares sont les moments où le journaliste se découvre ainsi et nous laisse percevoir l’homme derrière le censeur. La Révolution avait définitivement convaincu le Breton catholique de la justesse de son credo artistique : il faut que le théâtre enseigne les bonnes leçons, mais il ne faut pas espérer de l’Art qu’il améliore la race humaine. La nuance est de taille. Surtout lorsque Geoffroy relit les pièces « démocratiques » de Voltaire, qui ont tant exalté les âmes révolutionnaires. Nous pourrions nous arrêter sur plusieurs d’entre elles, mais c’est La Mort de César qui nous retiendra ici. Le critique, en effet, y concentre l’ensemble de ses griefs. La pièce, « un des fruits du goût particulier de Voltaire pour la littérature anglaise », est une supercherie idéologique qu’il convient de dénoncer. Mal écrite - elle est l’œuvre d’un bon écolier dépourvu de talent véritable -, elle pose en exemple un attentat révoltant contre l’ordre et le droit. « Brutus et Cassius ne sont aux yeux du vrai philosophe que des furieux et des frénétiques qui ont couvert d’un nom sacré leur ambition et leur orgueil » 42 . « Les Dieux sont aussi des tyrans aux yeux de cette espèce de républicains qui font consister la liberté dans l’anarchie » 43 , « la démocratie fut bien plus tyrannique que ne l’avait été la royauté » 44 . Les citations se passent aisément d’exégèse : la république est exécrable, l’abandon de la religion l’est tout autant ; enfin, la démocratie est le nom « politiquement correct » de l’anarchie et du désordre. Afin d’étayer son réquisitoire, le critique retrouve la plume du rhéteur, du professeur de lettres : La Mort de César est une tragédie de collège, sous le rapport des amplifications collégiales dont elle est remplie ; du reste elle convient au collège encore moins qu’au théâtre, parce qu’il ne faut pas que, dans une monarchie, les enfants soient imbus des préjugés absurdes et féroces de l’ancienne démocratie. Heureusement la pièce est sans vigueur et sans verve, et ne peut produire qu’un effet médiocre ; c’est un ouvrage de collège fait par un bon écolier de rhétorique 45 . 41 Journal des débats, 23 et 29 janvier 1805, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 169-170. 42 La Mort de César, 7 messidor an 9, p. 164. 43 Ibid., p. 163. 44 La Mort de César, 12 mars 1806, p. 167. 45 Ibid. 112 Valérie André Les lecteurs étaient habitués à de telles accusations : langueur, « versification flasque, commune et prosaïque », autant de compliments adressés par Geoffroy au successeur présumé de Corneille et de Racine 46 . Désireux de prouver les ravages de la démocratie, il revient au personnage de Brutus qui ressemble ici étrangement à Robespierre : C’est un fait constant que Brutus, par l’expulsion des Tarquins, ne donna point la liberté à Rome ; il ne fit que la soumettre à la domination du sénat. Brutus ne fut qu’un factieux qui souleva le peuple contre son souverain, pour régner lui-même à sa place sous le titre de consul, et au nom du sénat dont il était un des principaux membres. […] Ce sujet de tragédie est donc très mauvais, puisque César, le libérateur, le bienfaiteur de la patrie, y est faussement présenté comme un usurpateur, comme le destructeur de la liberté, tandis qu’on porte l’intérêt sur les brigands appelés sénateurs, qui, sous le vain prétexte de la patrie et de la liberté, poignardent lâchement celui qui, sur le champ de bataille, leur a donné la vie après les avoir vaincus 47 . On ne peut s’empêcher de sourire en relisant ces quelques lignes : Napoléon Bonaparte, l’empereur adoré, avait-il fait autre chose que de confisquer le gouvernement démocratique « pour régner lui-même à sa place sous le titre de consul » ? Comme quoi, chacun voit midi à sa porte… Prenant la défense de Fréron et de Palissot dans son commentaire de L’Écossaise, le Père feuilleton enfourche une fois encore son cheval de bataille de prédilection. Les philosophes, Voltaire à leur tête, sont des opportunistes inconséquents dont l’ingratitude est sans bornes : Je réponds ensuite que c’est une lâcheté et une folie de cabaler contre le gouvernement sous lequel on vit, quels que soient ses abus ; que c’est un crime de souffler par des déclamations incendiaires, les feux de la discorde et de la guerre civile ; de faire éclore des factions, qui tôt ou tard renversent l’état où elles ont pris naissance : il n’y a pas de plus grand attentat envers l’humanité, que celui qui tend à détruire l’autorité. Les philosophes, comblés des bienfaits de la cour, étaient des ingrats qui déchiraient la main qui les nourrissait ; s’ils voulaient déclamer contre le despotisme, ils ne devaient pas en recevoir des pensions et des grâces 48 . La transition est aisée. On ne s’étonnera pas de voir le critique entonner le refrain nationaliste, et accuser Voltaire de trahison. Ce Voltaire anti- Français allait devenir la caricature favorite des adversaires du philosophe. On la retrouvera pendant tout le dix-neuvième siècle, en particulier aux 46 On relira, par exemple, la critique de Mérope, considérée pourtant comme l’une des meilleures pièces du dramaturge, dans le feuilleton du 8 mars 1806, p. 160. 47 Ibid., p. 168-169. 48 L’Écossaise, 3 nivôse an 12, p. 108-109. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 113 lendemains de la guerre franco-prussienne, où le sentiment germanophobe atteindra son paroxysme. Voltaire ne sera plus alors que le larbin de Frédéric, celui qui préféra la casquette de chambellan de l’ennemi, à l’honneur de demeurer historiographe de France ! « Un écrivain ne doit jamais rien exposer au théâtre qui tende à l’avilissement de la nation dont il fait partie, et du gouvernement établi sous lequel il vit », vitupère Geoffroy, toujours à propos d’Adélaïde Du Guesclin 49 . De même, pourquoi idolâtrer les croyances des autres peuples quand on cherche à détruire la religion de ses pères : Il me semble que, croyance pour croyance, je préfèrerais celle de mon pays ; je ne vois rien de philosophique à s’engouer des contes que débite sur son origine un peuple ignorant situé à deux mille lieues de nous 50 . L’Orphelin de la Chine permettait au journaliste de s’en prendre à la sinophilie du Patriarche ; elle l’autorisait, en outre, à stigmatiser la graphomanie de l’écrivain cacochyme (« L’Orphelin de la Chine est un enfant de douleur : le père infortuné y travaillait avec un rhumatisme goutteux : l’esprit n’était pas plus sain que le corps » 51 ) et à faire montre d’une phallocratie fort peu surprenante : « Idamé, qui soutient une thèse en faveur du suicide, n’est qu’une raisonneuse, dont l’orgueil effréné ne convient ni à son sexe ni à son état » 52 . Les personnages féminins ont beaucoup de mal à trouver grâce aux yeux du feuilletoniste. Relit-il Tancrède, l’une de ses pièces favorites (enfin, pour le seul troisième acte) ? Aménaïde est une pédante et une raisonneuse « comme toutes les héroïnes de Voltaire », une « tricoteuse de Robespierre ». Avec elle, le tragédien dresse le « portrait hideux d’une jeune personne maniaque, vaporeuse, possédée du double démon de l’amour et de l’orgueil » 53 . Pas plus de complaisance envers les femmes de chair qui ont soutenu le philosophe, comme le prouve cette sentence lancée contre la Pompadour : « Tout le peuple, qui n’a d’autre philosophie que celle de la nature et du bon sens, vous maudit et vous déteste » 54 . Jeanne-Antoinette Poisson n’était certes pas une femme du peuple, mais elle ne possédait pas les qualités requises pour devenir une favorite royale : la naissance et la condition lui faisaient défaut. Et puis, quelle outrecuidance de se mêler de politique ! Était-ce à cette besogne que Dieu avait destiné ses créatures femelles ? Assurément, Geoffroy aurait fort peu goûté les avancées du féminisme moderne. Lorsqu’il s’en prend à Nanine, ce « roman dialogué, 49 20 thermidor an 10, p. 48. 50 L’Orphelin de la Chine, 9 germinal an 9, p. 51. 51 25 thermidor an 11, p. 55. 52 L’Orphelin de la Chine, 30 brumaire an 13, p. 65-66. 53 Tancrède, 30 messidor an 12, p. 127. 54 6 thermidor an 12, p. 131. 114 Valérie André joliment écrit en vers de dix syllabes » tiré de Richardson 55 , le critique ne dissimule pas sa vision conservatrice de la femme, ni surtout, le discours de classes qu’il reprend inlassablement, de feuilleton en feuilleton. « Se marier avec sa servante est le dernier degré de l’indécence et de la folie » : Ce n’est point vanité, c’est prudence de chercher à s’assortir dans l’union conjugale, d’éviter une trop grande disproportion de naissance et de fortune. Ce n’est point préjugé, c’est sagesse dans un homme de choisir une compagne dans sa classe, et de ne point sacrifier les convenances de l’état et du rang à une fantaisie passagère. […] S’il ne faut pas chercher la grandeur dans les blasons, il faut encore moins la chercher dans les antichambres et dans les cuisines 56 . Il nous reste à aborder un dernier aspect de la critique de Geoffroy : l’importance capitale qu’il accorde à l’impression produite sur le spectateur. La chose est pour lui évidente : « Les succès de théâtre sont très subordonnés aux temps et aux lieux et dépendent singulièrement des circonstances » 57 . Conséquence logique du relativisme dont nous parlions plus haut, ce jugement, dont on soulignera la pertinence, rappelle la relation d’interdépendance qui unit les lettres et les mœurs. Il importe parfois davantage de comprendre les raisons de l’échec d’une pièce que de se faire le chroniqueur d’un succès attendu. Adélaïde Du Guesclin est tombée lors de sa création, trente ans plus tard elle recueillait tous les suffrages, autorisant Voltaire à se gausser de la versatilité d’un public imbécile. Le fat n’a rien compris, explique Geoffroy, sentencieux comme à son habitude. Tout d’abord, les comédiens n’étaient pas les mêmes, en 1734 et 1765, Lekain n’était pas là pour sauver Vendôme du désastre. Ensuite, le goût ne s’était pas encore perverti au contact d’une littérature dégénérée, contaminée par la décadence du siècle : En 1734, le public était encore nourri des chefs-d’œuvre des fondateurs de notre scène, exigeait encore que l’exacte vraisemblance y fût gardée ; il n’était point accoutumé aux intrigues romanesques, aux caractères forcés, aux situations outrées ; il démêlait aisément les absurdités à travers la guipure tragique ; mais en 1765, le public, dont le goût s’était formé par tant de rapsodies dramatiques, était mûr pour les beautés d’Adélaïde Du Guesclin 58 . Toute sa vie, le Patriarche a manqué de vérité. Le courtisan, le poète, le dramaturge, tous ses personnages en somme se sont complus dans un clinquant 55 Nanine, 24 thermidor an 11, p. 91. 56 4 brumaire an 12, p. 95. 57 Journal des débats, 16 février 1811, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 144. 58 Adélaïde Du Guesclin, 13 vendémiaire an 9, p. 42. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 115 d’apparat qui éloignait l’écrivain du Bon et du Vrai : « Voltaire ne s’est pas cru assez fort pour corriger son siècle ; il a jugé qu’il était plus facile et plus sûr de le flatter » 59 . Arouet, le successeur de Corneille et de Racine ? Allons donc ! Loin de ranimer la tragédie classique, Voltaire lui a porté l’estocade. Il a fait d’elle un assemblage de vers mal rimés, incompatibles avec les exigences du genre : Voltaire n’a pas trouvé dans son génie assez de ressources pour émouvoir et toucher les spectateurs par les moyens que Corneille et Racine avaient employés ; il a cru devoir appeler l’horreur et les effets au secours de son impuissance : c’est ainsi qu’il a dénaturé la tragédie française et qu’il a cherché à établir sa réputation sur les ruines de son art 60 . Mais il est temps de conclure. On l’aura compris, rien ne pouvait réconcilier le Père feuilleton avec le roi Voltaire. À ceux qui lui reprochaient la causticité de ses banderilles, il répondait, cynique : « Peut-être ai-je été séduit par l’exemple de Voltaire lui-même qui, dans son commentaire sur Corneille, n’épargne pas les railleries et les épigrammes » 61 . L’arroseur arrosé, en quelque sorte. En refermant le Cours de littérature et ses centaines de pages consacrées à Voltaire, le lecteur ressent un certain malaise. Le pamphlétaire agace, avec sa mauvaise foi et un dénigrement systématique de l’ennemi, qui privent souvent ses jugements de toute crédibilité. En revanche, le critique littéraire vise juste lorsqu’il montre les faiblesses, toutes littéraires celles-là, de nombreuses pièces et en particulier des comédies. Il fait preuve d’une réelle sagacité lorsqu’il souligne la supériorité du conteur et de l’épistolier sur le dramaturge : En vérité, les lettres de Voltaire valent bien mieux que ses comédies et même que ses tragédies. Voltaire, en déshabillé, me plaît davantage que Voltaire en habit de théâtre. [..] Mais dans tous les ouvrages enjoués et badins, dans les pièces fugitives, dans les petits pamphlets, dans les petits romans, dans les facéties et les turlupinades ; dans les lettres, surtout, c’est un homme divin ; c’est Voltaire qu’on trouve dans son talent naturel et vrai 62 . Geoffroy a indubitablement marqué l’histoire du journalisme. Ses excès et la partialité de son engagement nuisent trop souvent à la justesse de ses vues, mais on ne saurait lui dénier une érudition impressionnante et une réelle compétence. Tout comme le Lycée de Jean-François La Harpe, le Cours 59 27 vendémiaire an 10, p. 75, à propos de Mahomet. 60 Ibid., p. 74. 61 Alzire, 22 ventôse an 12, p. 36. 62 Cité par R. Trousson, Visages de Voltaire (XVIII e -XIX e siècles), p. 123. 116 Valérie André de littérature dramatique reste un monument de critique littéraire, qu’on apprend à utiliser cum grano salis. Si Geoffroy était parvenu à faire taire en lui le croisé monarchiste et catholique, sans doute aurait-il réussi à relire Voltaire avec plus de pertinence. Mais sa lorgnette était embuée de trop de préjugés. Malgré un talent reconnu, quoique peu apprécié, le Père feuilleton ne pouvait revoir une pièce de Voltaire sans que ne se dresse devant ses yeux l’image indélébile d’un « esprit infernal qui semble jouir des maux de l’humanité » 63 . 63 15 nivôse an 12, p. 101.
