Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2008
332
La première réception tragique de Voltaire en Italie
121
2008
Laurence Macé
oec3320133
Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) La première réception tragique de Voltaire en Italie Laurence Macé Dans un article consacré à la réception italienne de Voltaire resté confidentiel, l’historien Salvatore Rotta écrivait en 1970 que « le chapitre le plus dense » de l’histoire de cette réception « était, naturellement, celui des traductions des œuvres théâtrales ». Et condamnant à juste titre la légèreté avec laquelle Theodore Besterman avait dressé la liste des traductions du théâtre de Voltaire, il rappelait que, pour les tragédies, « l’essentiel du travail avait déjà été fait par [Luigi] Ferrari », conservateur vénitien des années 1920 et auteur d’un remarquable répertoire de traductions du théâtre tragique français 1 . Ce bref état des lieux résume assez bien les deux modalités selon lesquelles a été tour à tour abordée la question de la réception des textes dramatiques de Voltaire dans l’Italie du dix-huitième siècle : d’un point de vue essentiellement qualitatif d’abord, fondé sur la compilation de témoignages unanimes et tardifs saluant en Voltaire, à l’instar de Pietro Verri, « le maître vivant du théâtre » 2 ; d’un point de vue quantitatif, ensuite, dans le cadre d’une équation un peu vite posée entre réception et fortune éditoriale des tragédies voltairiennes d’un côté et entre fortune éditoriale et adhésion aux idées du philosophe de l’autre. Pour sortir du registre de l’évidence, nous nous proposons de remonter aux sources de ce succès en interrogeant la première réception tragique de Voltaire. Il s’agira de comprendre comment, en une quinzaine d’années, de la première traduction d’Alzire (1737) à la parution de la première collection 1 Salvatore Rotta, « Voltaire in Italia. Note sulle traduzioni settecentesche delle opere voltairiane », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 39 (1970), p. 387-444 (p. 409 pour la citation). Pour une approche bibliographique de la réception des tragédies de Voltaire en Italie, voir Theodore Besterman, « A provisional bibliography of Italian editions and translations of Voltaire », Studies on Voltaire and the eighteenth century, 18 (1961), p. 263-310, et surtout Luigi Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli XVII-XVIII, Paris, Champion, 1925. 2 Le Café, 1764-1766, édition bilingue, présentée et annotée par Raymond Abbrugiati, Fontenay-aux-Roses, ENS Editions, 1997, p. 119. C’est par exemple l’approche de l’ouvrage désormais daté d’Eugène Bouvy, Voltaire et l’Italie, Paris, Hachette, 1898. 134 Laurence Macé de théâtre voltairien (1752), Voltaire s’impose comme le modèle du vers tragique français et pourquoi la tragédie voltairienne, qui connaîtra tout au long du siècle une évolution cohérente et autonome, se présente d’emblée comme un domaine à part au sein des œuvres du philosophe. En déplaçant l’analyse de la question du « combien » vers les questions du « comment » et du « pourquoi », notre but sera de mettre en lumière quelques spécificités jusqu’ici peu étudiées de la réception italienne de Voltaire : la géographie de la première réception tragique du poète ; le poids des représentations ; les fonctions et les enjeux de la traduction avant 1750. Une énigme géographique Pour tenter de cerner l’intérêt porté à partir des années 1730 à certains textes tragiques de Voltaire, il n’est pas inintéressant d’essayer de comprendre où il naît et dans quels milieux il se déploie. Il faut donc, pour commencer, partir d’un constat frappant : entre la seconde moitié des années 1730 et la fin des années 1740, le triangle formé par les trois villes de Modène, Bologne et Venise concentre à lui seul la quasi-totalité des traductions et représentations tragiques du Français. Première pointe du triangle, le duché de Modène, résidence de la famille d’Este, s’illustre tout au long du siècle dans le domaine de la traduction. Au fondement de cette tradition : l’héritage du marquis Orsi, célèbre pour la querelle qui l’avait opposé au père Bouhours mais qui avait beaucoup œuvré à la diffusion de la tragédie française 3 , et le poids d’une institution, le collège San Carlo qui, depuis la fin du dix-septième siècle, initiait les jeunes nobles de la ville aux plaisirs de la scène 4 . Le premier traducteur de Voltaire, le marquis Alfonso Vincenzo Fontanelli, est un ancien du collège jésuite. Diplomate, il avait eu l’occasion d’admirer, sur les scènes européennes, la supériorité des textes et du jeu tragique français et de retour à Modène, sa carrière terminée, il avait entrepris de traduire, aux côtés des textes de Corneille et Racine, les principales tragédies de Voltaire. On lui doit les traductions d’Alzire, Mahomet et Brutus publiées à Bologne en 1737, 1746 et 3 Sur le rôle de Giovan Gioseffo Orsi dans les débats relatifs à la tragédie au début du dix-huitième siècle, voir Simonetta Ingegno Guidi, « Per una storia del teatro francese in Italia : L. A. Muratori, G. G. Orsi e P. J. Martello », Rassegna della letteratura italiana, 78/ 1-2 (janvier-août 1974), p. 64-94, et Gerardo Guccini, « Per una storia del teatro dei dilettanti. La rinascita tragica italiana nel secolo XVIII », Il teatro italiano nel Settecento, éd. Gerardo Guccini, Bologne, Il Mulino, 1988, p. 177-203. 4 Sur le rôle du collegio de’ Nobili de Modène dans la réception des tragédies classiques françaises en Italie, voir Ingegno Guidi, « Per una storia del teatro francese in Italia ». La première réception tragique de Voltaire en Italie 135 1747 mais aussi celles de Mérope et de Rome sauvée - restées manuscrites - et deux traductions d’Olympie et de La Mort de César, aujourd’hui perdues. Comme le marquis Orsi avant lui, Fontanelli joua sans doute à Modène un rôle de catalyseur, agrégeant autour de lui des vocations qui contribuèrent à la diffusion des tragédies voltairiennes hors des frontières du duché. C’est ainsi un comédien serviteur du grand-duc, Antonio Vitalba dit Florindo, qui donne la première représentation publique d’Alzira à Venise en 1738 tandis qu’à la suite de Fontanelli, de nombreux modénais d’origine ou d’adoption, professeurs ou anciens du Collegio San Carlo, traduisent Voltaire tout au long du siècle. À la fin des années 1750 encore, Agostino Paradisi fréquentera l’« académie » de Fontanelli avant de mettre en scène sa Morte di Cesare, l’une des meilleures traductions voltairiennes du Settecento, sur la scène du séminaire de Reggio. Le second centre important pour la diffusion de la tragédie voltairienne dans l’Italie des années 1730-1740 est Bologne. Pôle alternatif à Rome au cœur de l’Italie septentrionale, Bologne est au dix-huitième siècle une ville à la population importante férue de spectacles en tous genres 5 . La passion pour le genre théâtral y trouve à s’exercer sur des scènes publiques, nombreuses et généralement spécialisées, comme dans le reste de la péninsule, dans les opere à machines spectaculaires ou le genre comique mais aussi sur les scènes privées d’une aristocratie passionnée de tragédies, un genre quasi absent des théâtres publics. Commanditaires, traducteurs et acteurs tragiques se recrutent parmi les grandes familles de la ville. Dans un contexte aussi favorable, Bologne se distingue particulièrement dans le domaine des éditions dramatiques où elle joue, dans ces premiers temps de la réception tragique de Voltaire, le rôle principal. L’activité du libraire Lelio Dalla Volpe, qui fait rentrer Voltaire dans sa collection d’Opere varie trasportate dal franzese e recitate in Bologna (Bologne 1724-1750) en 1737, est vue d’un bon œil par les autorités ecclésiastiques de la ville, soucieuses de soutenir l’industrie locale, et c’est avec l’imprimatur de l’archevêque de Bologne, le futur Benoît XIV, que la traduction d’Alzire par Fontanelli paraît en 1737. Venise constitue enfin le troisième pôle du triangle dessiné plus haut. La force de la Sérénissime est double. Elle tient d’une part au nombre et à la vitalité exceptionnelle de ses scènes publiques, même si là plus qu’ailleurs, le genre tragique se heurte à la concurrence des autres formes de spectacles. En 1749, Gasparo Gozzi justifie les modifications qu’il fait subir au texte de Zaïre par l’accueil mitigé réservé à la pièce originale « dans toutes les représentations » et il faut attendre la voltairomanie des années 1770 pour 5 Bologne comptait environ 65000 habitants en 1718. Sur les théâtres publics de Bologne, voir Corrado Ricci, I teatri di Bologna nei secoli XVII e XVIII, Bologne, Monti, 1888. 136 Laurence Macé voir les tragédies voltairiennes représentées plus massivement sur les scènes publiques vénitiennes. Dans les années 1730, la force de Venise tient d’autre part à sa position médiane dans le débat poétique qui continue d’opposer Anciens et Modernes, débat dont la première réception voltairienne est encore l’otage : des Vénitiens comme Antonio Conti s’y démarquent à la fois des initiatives de la noblesse bolonaise, perçues comme trop « modernes », et des anathèmes lancés par les « Anciens » de la Terre-Ferme, comme Scipione Maffei. Enfin, à la différence de Modène et de Bologne, Venise perçoit d’entrée les tragédies voltairiennes comme des textes « à lire » et non à représenter. Dès le début des années 1730, les périodiques vénitiens signalent régulièrement les éditions « françaises », préparant la fortune éditoriale des grandes collections théâtrales de la fin du siècle. Une sensibilité particulière, des institutions « modernes » Pour qui connaît l’histoire des relations franco-italiennes entre la fin du dixseptième et le début du dix-huitième siècle, la concentration dans le Nord- Est de la péninsule des premières traductions et représentations de Voltaire a de quoi surprendre. Comment comprendre en effet que les tragédies voltairiennes emportent curieusement l’adhésion à la fin des années 1730, là même où s’était cristallisée la résistance au modèle français quelques décennies plus tôt ? Deux raisons majeures, liées à la sensibilité esthético-religieuse de l’Italie septentrionale et à l’organisation poético-institutionnelle de cette même région, expliquent la réception rapide par les élites locales d’une partie à vrai dire très limitée du corpus tragique voltairien, Alzire et Zaïre essentiellement. Le particularisme esthético-religieux de Bologne et de sa région, marqué depuis le seizième siècle au sceau de la sensibilité oratorienne, facilita sans doute grandement la rencontre entre les tragédies sentimentales de Voltaire et le public cultivé du Nord-Est de la péninsule 6 . L’examen des premières traductions tragiques de Voltaire démontre en effet de nombreux points de contact possibles entre les textes voltairiens et l’horizon d’attente du public formé dans cette sensibilité, qui réservait une part importante à des qualités comme la modestie et l’« humanité », la sincérité et l’imagination. Ainsi, la tentative de moralisation de la tragédie d’amour à la française engagée par Voltaire ne pouvait que rencontrer l’adhésion des lecteurs de l’aire lombardo-émilienne dans laquelle, dès le dernier quart du dix-septième siècle, le milanais Lemene avait délaissé les amours des dieux pour les chastes 6 Sur le poids de la sensibilité oratorienne sur l’esthétique septentrionale, voir Maria Grazia Accorsi, Pastori e teatro. Poesia e critica in Arcadia, Modène, Mucchi, 1999. La première réception tragique de Voltaire en Italie 137 aventures des patriarches juifs. Rapidement, les poètes bolonais lui avaient emboîté le pas, privilégiant l’approche psychologique et sentimentale du genre pastoral où les vertus chrétiennes de simplicité et d’innocence l’emportaient sur la mise en scène de la jalousie et des trahisons 7 . De fait, Alzire et Zaïre, deux héroïnes chastes, deux modèles de tendresse non équivoque, suscitent presque exclusivement l’intérêt des lecteurs septentrionaux jusqu’au début des années 1750. Dans l’« humanité » d’Alvarez ou les pleurs de Zamore, ceux-ci retrouvaient des valeurs familières, conformes à ce qui, depuis les mélodrames de Lemene, relevait de leur propre sensibilité, à savoir une psychologie modeste et « une moralité accessible » fondée sur « la liberté, la sincérité, la simplicité et la paix, où l’héroïsme se transfér[ait] au quotidien, au cœur, à l’amour et pour beaucoup aussi à la foi » 8 . Une vertu particulièrement goûtée dans le Nord-Est de l’Italie, la « simplicité », caractérisait en outre Alzire et Zaïre dans lesquelles l’intérêt pour le traitement raffiné des sentiments l’emportait de loin sur celui de l’intrigue. Formé à la lecture de Fontenelle, le public féminin appréciait tout particulièrement ces trames simples fondées, comme celle de la Dafni (1696) d’Eustachio Manfredi, sur un amour fidèle et délicat, dénué de toute affectation 9 . Sur un plan thématique, enfin, Alzire et Zaïre apparaissaient conformes à certains thèmes traditionnellement abordés dans les académies bolonaises comme celui de la « trahison formelle » dont les tragédies voltairiennes proposaient d’intéressantes variations 10 . On peut donc penser avec quelque fondement que la sensibilité propre à l’aire septentrionale contribua largement à la réception d’Alzire puis de Zaïre à partir de 1737. Mais cette sensibilité n’aurait pu cristalliser si elle était restée diffuse. Le succès rencontré par les tragédies sentimentales voltairiennes à partir de la fin des années 1730 s’explique également par le fait que des structures institutionnelles - les colonies arcadiennes - et un corpus de positions théoriques - les convictions poétiques de leurs membres - permirent aux hommes séduits par le nouveau modèle tragique voltairien de trouver la légitimation nécessaire à leurs initiatives alors même que ce modèle devait encore faire face à de puissantes résistances. Il faut rappeler en effet que, malgré la notoriété qu’il avait donnée à son jeune auteur, Œdipe, par exemple, n’avait 7 Ibid., p. 21. 8 Ibid., p. 94. 9 Ibid., p. 135-137 et, pour l’influence du Traité sur la nature de l’églogue de Fontenelle sur la pastorale septentrionale italienne, p. 130-131. L’étude de la fortune italienne de Fontenelle n’a plus fait l’objet de travaux depuis Gabriel Maugain, « Fontenelle et l’Italie », Revue de littérature comparée, 3 (1923), p. 541-603 et serait à reprendre. 10 Accorsi, Pastori e teatro, p. 134-135. 138 Laurence Macé pas été traduit en Italie. Dans ce contexte, la Colonia Renia bolonaise, l’un des plus puissants satellites de l’Arcadie crescimbenienne, apparaît comme la pointe avancée du camp moderne, gagnée aux propositions d’Alzire et de Zaïre 11 . En ouverture de l’édition séparée d’Alzira publiée à Bologne par Lelio Dalla Volpe, une série de sonnets dédiée aux nobles acteurs de la tragédie atteste l’ancrage des premières traductions tragiques de Voltaire dans la sociabilité de la Colonia Renia 12 . Dès la fin des années 1730 et dans un champ poétique encore très conflictuel, les options poétiques de Voltaire et celles de l’Arcadie crescimbenienne apparaissent manifestement compatibles et à Bologne comme à Modène, c’est vers le « moderne » Voltaire que l’on se tourne pour résoudre l’une des questions cruciales pour la réforme de la littérature italienne, celle du langage tragique. Traduire Voltaire, c’est alors s’opposer au parti des Anciens pourfendeur de la « modernité » voltairienne et contre l’idée d’une tragédie « à lire » qui ne s’imposera que dans un second temps, faire le choix d’un théâtre « joué » susceptible de faire renaître, de la scène d’abord, une langue italienne tragique. Représenter Voltaire La seconde piste, presque inexplorée, sur laquelle la première réception tragique ouvre des perspectives concerne en effet les représentations des tragédies voltairiennes. Comme l’indiquait déjà Salvatore Rotta, on s’est peu posé la question de savoir où, quand, par qui et dans quelles conditions, les textes tragiques de Voltaire furent représentés en Italie au dix-huitième siècle 13 . Or si lacunaires que soient les témoignages dont on dispose, leur examen conduit à constater, jusqu’au milieu des années 1740, l’antériorité systématique de la représentation sur la première traduction imprimée. Dans l’aire septentrionale, c’est pour représenter une pièce sur la scène qu’on traduit le texte en italien avant que, dans un second temps, le rapport ne s’inverse et que, dans la seconde moitié du siècle, les tragédies de Voltaire ne deviennent des succès de librairie, éditées et rééditées sans interruption sous forme de monumentales collections jusqu’au début du dix-neuvième siècle. 11 Sur la prosopographie et la production de la colonie arcadienne de Bologne, on renvoie à La Colonia Renia. Profilo documentario e critico dell’Arcadia bolognese. Vol. I. Documenti bio-bibliografici. Vol. II. Momenti e problemi, éd. Mario Saccenti, Modène, Mucchi, 1988. 12 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio Dalla Volpe, 1737, p. 7-10. 13 Rotta, « Voltaire in Italia », p. 420. La première réception tragique de Voltaire en Italie 139 Tragédie Création sur la scène parisienne 1 ère représentation italienne connue 1 ère traduction italienne imprimée Alzire 27 janvier 1736 1737 1737 Zaïre 13 août 1732 1738 1743 Brutus 11 décembre 1730 1738 1747 Mahomet 9 août 1742 1754 1746 Mérope 20 février 1743 1773 1744 Mariamne 1724 puis avril 1725 Pas de représentation connue 1751 La Mort de César 29 août 1743 1760 1752 Sémiramis 29 août 1748 1754 1752 Rome sauvée 24 février 1752 1753 1771 Le tableau ci-dessus compare la date de la création parisienne des principales tragédies de Voltaire à celles de leur première représentation italienne connue et de leur première traduction imprimée. L’analyse de ce tableau met d’abord en lumière le phénomène Alzire, traduite, représentée et imprimée dans sa première version italienne un an à peine après la création de la pièce à Paris. La rapidité de ce succès, sans commune mesure avec celui que rencontreront les autres textes tragiques, est directement à l’origine de celui de Zaïre, perçue comme proche car centrée comme elle sur le sort funeste d’une héroïne tendre et malheureuse. Pendant sept longues années, jusqu’à la traduction de Mérope par Antonio Conti en 1744, ces deux tragédies sentimentales résumeront à elles seules toute l’œuvre tragique de Voltaire. Alors qu’Œdipe et les autres tragédies voltairiennes enregistrent une fortune quasi nulle, Alzire et Zaïre servent en quelque sorte de cheval de Troie aux autres textes tragiques qui, dans le sillage de leur succès, pénètrent beaucoup plus tardivement la forteresse poétique italienne. Le sort réservé à Mérope et à Œdipe, toutes deux représentées par des troupes françaises dans les années 1750 mais peu - voire pas - attestées en italien sur les scènes de la péninsule, conduit à s’interroger également sur les absences de ce tableau, particulièrement significatives si on les compare à la fortune d’Alzire et de Zaïre. Même ouverts au modèle français, il apparaît évident que les Italiens ne reçoivent pas indifféremment toute la production tragique de Voltaire mais opèrent des choix, sur la base des critères esthétiques et idéologiques qu’on a commencé à dégager. Ces choix sont d’autant plus difficiles à mettre en lumière qu’ils ont été occultés par les grandes collections théâtrales de la fin du dix-huitième siècle où les considérations 140 Laurence Macé éditoriales - fournir l’édition la plus complète - et commerciales - faire plus original ou plus fidèle que le libraire rival - l’ont emporté sur les critères esthétiques de la première réception obsédée en revanche par l’idée de la « représentabilité » des textes. Témoin la mention fréquente dans les titres des premières traductions de la destination scénique des textes, « à représenter » sur telle ou telle scène de la péninsule ou « adapt[és] à l’usage des scènes italiennes » comme la collection florentine du jésuite Ambrogi 14 . Dans la situation de quasi-monopole réservé par les scènes publiques à la comédie et aux opere, c’est alors essentiellement sur les scènes privées que l’on monte les tragédies voltairiennes. De fait, l’absence d’une tradition tragique autochtone, la méfiance des auteurs à l’encontre du monde du théâtre professionnel et la médiocrité attestée des acteurs peu habitués au jeu tragique faisaient qu’il était pratiquement impossible de représenter une tragédie sur une scène publique. La porosité observée entre scène privée et scène publique confirme plus qu’elle n’infirme ce constat. Certes, des va-et-vient sont repérables d’un type de scène à l’autre et il n’existe pas de solution de continuité radicale entre scène aristocratique et scène publique comme le montre l’Alzira, représentée par la compagnie bolonaise du marquis Ercolani avant d’être reprise sur la scène du théâtre San Samuele de Venise au carnaval 1738. On peut se demander toutefois si cette porosité n’est pas plus apparente que réelle, la scène publique apparaissant encore en matière tragique, à la fin des années 1730, comme une simple extension de la scène privée. Ainsi, Alzire, Zaïre et Brutus sont bien représentées sur la scène du théâtre Malvezzi en juin 1738 mais à l’initiative de « la noblesse de Bologne », comme le rapporte le Mercure de France 15 . Exclue ou presque des scènes publiques, la tragédie voltairienne se développe en fait surtout sur les scènes de société selon les modalités propres à ce type de théâtre. Ainsi, à l’automne 1737, c’est dans le cadre de la villa, lieu naturel de l’activité théâtrale privée, que l’on enregistre la première représentation d’Alzire à la Crocetta, propriété bolonaise des marquis Ercolani. Sur le modèle des scènes princières, c’est « hors les murs », loin de l’agitation de la ville, que les amateurs de théâtre s’adonnent à leur activité préférée 16 . La villa « suburbaine », située au frais, dans les collines, est ainsi le cadre privilégié du théâtre de société bolonais. À La Crocetta en 1737, tous les acteurs sont des 14 Le Tragedie del signore di Voltaire adattate all’uso del teatro italiano, Florence, Stamperia Imperiale, 1752. 15 Mercure de France, juillet 1738, p. 1624-1625. 16 Sur la tradition ancienne du teatro in villa reprise par l’aristocratie bolonaise dans les dernières années du dix-septième siècle mais qui connaîtra ses plus beaux jours avec Francesco Albergati-Capacelli dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, voir Marina Calore, « Il teatro in villa nel Settecento : splendore e crisi dell’aristocrazia bolognese », Strenna storica bolognese, 34 (1984), p. 71-95. La première réception tragique de Voltaire en Italie 141 aristocrates ou des abbés qui trompent l’ennui d’un été étouffant en préparant pour l’automne une tragédie voltairienne. C’est dans ce modèle hérité de son père Lodovico que s’inscrira d’abord Francesco Albergati-Capacelli, traducteur et correspondant de Voltaire, avant d’organiser, à partir de la fin des années 1750, une véritable saison théâtrale dans sa villa de Zola Predosa. Les tragédies de Voltaire figureront au répertoire 17 . Cette pratique aristocratique trouvait son origine dans le théâtre d’éducation. À Modène, à Bologne ou à Parme, on attrapait très jeune la passion du théâtre. De la fin du dix-septième siècle à la fin du dix-huitième siècle, les collèges jésuites encadraient en effet l’éducation des jeunes aristocrates et il est assez surprenant de constater que la réception tragique de Voltaire s’inscrive, en Italie, dans de véritables dynasties de dilettantes qui se transmettent, de génération en génération, la passion de la tragédie voltairienne. Sans solution de continuité, Francesco Albergati-Capacelli reprend ainsi l’activité de son père Lodovico tandis que le marquis Aldovrandi, époux de Lucrezia Fontanelli, la fille d’Alfonso Vincenzo, monte en 1763 dans sa villa de Calmadoli l’Alzira que son ami Ercolani avait fait représenter à La Crocetta vingt-six ans plus tôt 18 . On peut s’interroger sur les motivations de ces nobles amateurs. Pour l’aristocratie bolonaise, incarner tel ou tel héros de Voltaire était d’abord un divertissement digne, conforme à son statut. Mais cette pratique s’inscrivait aussi dans une réalité sociologique et idéologique particulière, celle d’une aristocratie locale qui, à l’opposé d’autres options comme celle du poète Gravina par exemple, avait depuis les dernières années du dix-septième siècle fait le choix d’un théâtre profane reflétant, comme en France, les « sentiments et les mœurs » de la société bolonaise 19 . Dans une Italie septentrionale conquise de longue date par le modèle racinien, les nobles compagnies, à commencer par les dames, s’identifièrent facilement aux tendres héroïnes de Voltaire, ce qui explique sans doute en partie le succès d’Alzire et de Zaïre. Le poète Giampiero Zanotti témoigne de cette identification entre la comtesse Marianne Ercolani et son personnage quand il demande, dans l’un des sonnets qui ouvrent l’Alzira bolonaise de 1737 : « Qui pourra ne pas languir Marianne, alpestre et fière / Âme, lorsque tu feins la douleur, / Et ne pas verser par ses yeux son cœur / Tant ta peine paraît à autrui vive, et 17 Sur Francesco Albergati-Capacelli, voir Enrico Mattioda, Dilettante per mestiere. Francesco Albergati-Capacelli comediografo, Bologne, Il Mulino, 1993. 18 Cité dans Uomini di teatro nel Settecento in Emilia e Romagna. Il teatro della cultura. I. prospettive biografiche, éd. E. Casini-Ropa, M. Calore, G. Guccini et C. Valenti, Modène, Mucchi, 1986, p. 43-45. 19 Sur cette fonction de miroir, voir ibid., p. 106, et Accorsi, Pastori e teatro, p. 138. 142 Laurence Macé véritable ? » 20 . Formés dans l’idée que « seules les vertus chrétiennes étaient les vraies vertus héroïques » 21 , leurs époux n’éprouvaient quant à eux aucune difficulté à trouver leur place dans des tragédies centrées autour du thème de la conversion, une thématique chère à la pastorale septentrionale dans laquelle le pasteur, héros chrétien, apparaissait comme l’emblème de l’homme nouveau opposé à la férocité païenne du héros romain 22 . « Je deviens pour toi un autre homme que celui que je suis / Et né une seconde fois pour toi, pour toi j’ai le droit / D’espérer en Dieu pitié et pardon », écrit par exemple le florentin Caldari pour saluer l’interprétation par Fontanelli du rôle de Zamore 23 . On aurait donc tort d’interroger la « saison bolonaise » en termes exclusivement mondains. Elle témoigne en effet plus profondément de l’adhésion des milieux intellectuels bolonais à une conception résolument moderne des rapports entre littérature et société et trente ans après, le conflit poétique qui avait opposé Anciens et Modernes en 1711, atteste la victoire du parti crescimbenien au Nord-Est de l’Italie. Mieux que tout autre corpus, les tragédies sentimentales de Voltaire tombèrent à point nommé pour incarner cette victoire sur les scènes privées, au prix de quelques adaptations cependant : le choix de la prose au détriment du vers, la réduction d’un certain nombre de scènes ou de personnages et plus généralement de tout ce qui pouvait distraire les spectateurs, susciter l’appréhension des acteurs amateurs ou brouiller le message porté par la fin édifiante d’Alzire, tragédie « sacrée et chrétienne » 24 . Traduire Voltaire Dans ce contexte, ce n’est donc ni au prisme de la fidélité, ni à celui de la réussite esthétique - deux domaines dans lesquels elles n’excellèrent pas 20 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737, p. 8 [« Qual porìa, Marianne, alpestra, e fera / Alma, intanto, che tu fingi dolore, / Non languir, non persar per gl’occhi il core / Così tua pena altrui par viva, e vera ? »]. 21 Cité par Accorsi, Pastori e teatro, p. 96 [« Le sole virtù cristiane […] sono le vere virtù eroiche »]. 22 Sur le thème de la conversion dans la pastorale arcadienne septentrionale, voir Accorsi, Pastori e teatro, p. 41. 23 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737, p. 10 [« Per te divengo altr’uom da quel, ch’io sono, / E rinato per te, per te mi lici / Sperar in Dio pietà non che perdono »]. 24 Alzira tragedia di Monsieur di Voltaire, p. 5 [« Quello, che potrebbe sembrare altrui strano si è, che uomo del mio carattere faccia tale dedicazione, ma io a qualunque risponderà, che questo nel caso presente ben può convenirmi, essendo questa tragedia, come ella è, sacra e cristiana […] »]. C’est nous qui soulignons en italique. La première réception tragique de Voltaire en Italie 143 particulièrement, comme l’ont cruellement souligné Bouvy et Ferrari - qu’il paraît opportun d’interroger les premières traductions voltairiennes parues dans la péninsule. D’autres fonctions apparaissent dévolues à l’exercice qui, au-delà des nécessités des scènes privées, expliquent plus largement la réception de la tragédie voltairienne tout au long du siècle. La première relève de l’émulation. En l’absence d’une tradition tragique italienne, cette émulation s’ancre dans un sentiment d’admiration pour la personne et/ ou pour le texte de Voltaire. Dans l’avant-propos de sa Merope francese, Antonio Conti déclare ainsi l’admiration qu’il porte à « Monsieur de Voltaire » tandis que la préface placée par Lorenzo Guazzesi en tête de sa traduction de « la belle Alzire » salue le génie du « plus vif et du plus brillant esprit qu’ait de nos jours la France » 25 . Parfois, l’enthousiasme apparaît plus technique, lié au choix du sujet ou à la solution proposée par Voltaire pour résoudre tel ou tel problème théorique. Ainsi, le jeune Zanobetti salue-t-il dans Brutus la manière magistrale dont Voltaire a abordé le thème patriotique de « la liberté » et il reproche vivement aux Français d’avoir boudé la pièce, « œuvre sublime de l’illustre poète » 26 . L’auteur de la première collection voltairienne tragique en italien, le jésuite Ambrogi, qui destine sans doute ses versions à un public de collégiens, apprécie quant à lui La Mort de César, « très belle composition », estimable selon lui « parce que faite par l’auteur sans y introduire aucun personnage féminin » 27 . Mais l’émulation n’a pas Voltaire comme seul objet. Entreprendre de traduire une tragédie du Français, c’est en effet, dans ces années 1730-1740, se mesurer à des traductions antérieures qui ont parfois laissé une empreinte profonde dans le tissu intellectuel local. Dans l’Alzira de Fontanelli, par exemple, on croise ainsi les encombrants fantômes de Martello ou du marquis Orsi qui, dans des rôles différents, s’étaient employés à faire renaître le genre tragique au début du dix-huitième siècle, à Modène et Bologne précisément. L’émulation se fait aussi parfois polémique quand, trente ans après la Merope de Maffei, Antonio Conti ose reprendre le sujet grec en proposant une version en vers de la Merope francese. Plus largement, c’est de manière sérielle qu’il convient d’interroger ces textes comme le montre l’exemple de Zaïre dont on enregistre au moins six traductions en huit ans (1743-1751) 28 . En outre, les traductions voltairiennes s’insèrent dans la plus 25 « Il traduttore a chi legge », La Merope francese del Signor di Voltaire, Venise, Simone Occhi, 1744, p. 4, et Alzira tragedia del signor di Voltaire, Arezzo, Bellotti, 1751, p. x. 26 « Alla nobile donna Elena Zorzi Titi il traduttore » et « Al lettore », Bruto tragedia di Mr de Voltaire, Livourne, Antonio Santini, 1751, p. v et x. 27 « All’Illustriss. Sig. Cavaliere Giovanni Giraldi A. M. A. », Le tragedie del signor di Voltaire adattate all’uso, Florence, Stamperia Imperiale, 1752, t. 1, p. xix-xx. 28 Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli XVII-XVIII, p. 264- 269. 144 Laurence Macé vaste série des traductions du théâtre classique français qui éclaire souvent, là aussi, le choix des traducteurs. L’insertion de l’Alzira de Lorenzo Guazzesi dans la série formée par l’Iphigénie de Racine et l’Électre de Crébillon met ainsi en lumière son goût prononcé pour le théâtre moderne, son intérêt pour le style naturel et une prédilection pour les héroïnes tendres et malheureuses très représentative de la réception des premières tragédies voltairiennes 29 . D’autres rapprochements permettent d’éclairer les motivations de certains traducteurs comme Francesco Magnocavalli qui traduit tour à tour Zaïre et Polyeucte, deux « tragédies chrétiennes » 30 . Émulation ne signifie cependant pas imitation et s’ils sont tous des admirateurs plus ou moins fervents du modèle tragique français, la plupart des traducteurs, quand ils nous éclairent sur leurs intentions, présentent leur traduction comme une adaptation du texte au « goût de [la] langue italienne », au « génie » de celle-ci 31 . Les traducteurs se mesurent donc à l’auteur et au modèle français mais l’idée que la langue de traduction doit l’emporter sur la langue du texte traduit s’affirme assez tôt dans les éditions italiennes des tragédies de Voltaire 32 . De fait, la seconde fonction affectée à la traduction voltairienne semble être de servir de banc d’essai pour un nouveau langage tragique. En prose comme en vers, les traductions des années 1730-1740 peuvent en effet être lues comme autant d’expérimentations visant à la formulation d’une langue capable de ramener sur la scène italienne un genre tragique condamné jusque-là à l’espace de l’imprimé. Le caractère inachevé et/ ou inédit d’un certain nombre de traductions voltairiennes, en prose comme en vers, souligne cette fonction expérimentale. D’Alfonso Vincenzo Fontanelli, le premier traducteur de Voltaire, on conserve ainsi une traduction manuscrite de Rome sauvée et une Merope en vers martelliens, inachevée 33 . Le projet 29 « Prefazione », Alzira tragedia del signor di Voltaire, Arezzo, Michele Bellotti, 1751, p. ix. Pour un témoignage de la prégnance du modèle de tendresse racinien dans le milieu bolonais, voir par exemple la lettre du marquis Orsi à Muratori dans laquelle, en 1698, Orsi recommande vivement Bajazet, citée par Ingegno Guidi, « Per una storia del teatro francese in Italia », p. 66. 30 Sur Francesco Magnocavalli, voir Francesca Fedi, Un programma per Melpomene. Il concorso parmigiano di poesia drammatica e la scrittura tragica in Italia (1770-1786), Milan, Unicopli, 2007, p. 41-70. 31 « Il traduttore [A. Conti] a chi legge », La Merope francese, Venise, Simone Occhi, 1744. 32 Sur les théories de la traduction au dix-huitième siècle entre France et Italie, voir Augusta Brettoni, « Idee settecentesche sulla traduzione : Cesarotti, i Francesi e altri », A gara con l’autore. Aspetti della traduzione nel Settecento, éd. Arnaldo Bruni et Roberta Turchi, Rome, Bulzoni, 2004, p. 17-51. 33 Modène, Biblioteca Estense, Roma salvata o Catilina, tragedia di Voltaire tradotta, α G. 6.17 ; Merope tragedia di Voltaire, mss. autographe - K. I.18, cités dans Uomini di teatro, t. 1, p. 107. La première réception tragique de Voltaire en Italie 145 du jésuite Ambrogi, qui publie l’intégralité de ses traductions dans ce qui constitue la première grande collection de théâtre voltairien, Le Tragedie del Signore di Voltaire adattate all’uso del teatro italiano (Florence, Stamperia Imperiale, 1752) relève lui aussi de l’expérimentation : « étudier de quelque façon un langage étranger », « en pénétrer la force » puis « tent[er] pour [s]on usage personnel de rendre en italien la force même qu’il [lui] avait semblé percevoir dans le français » 34 . Pareille fonction invite à relire d’un œil nouveau les ajouts et autres modifications apportés par leurs premiers traducteurs aux tragédies de Voltaire, interprétés généralement jusqu’ici comme des « libertés » prises avec le texte. Parfois imposés par des contraintes scéniques, ces passages apparaissent aussi comme autant de lieux privilégiés où le traducteur, s’affranchissant du texte voltairien, s’essaie au langage tragique. Témoin la scène 8 de l’acte V ajoutée de toutes pièces dans le Bruto de Zanobetti 35 ou les modifications mineures, fréquentes et significatives par leur nombre, qui remodèlent souvent profondément la physionomie des pièces. Cette clé de lecture expérimentale permet également de reprendre à nouveaux frais la question du choix de la prose qui caractérise très nettement la première réception italienne des tragédies de Voltaire. Contre l’avis qu’avait exprimé Scipione Maffei au début du siècle, les toutes premières traductions voltairiennes optent en effet pour un prosaïsme radical où la traduction littérale du texte décalque l’ordre de la phrase française 36 . « Gli Dei stessi adorati in quest’orido clima non ottengono voti se non sono tinti di sangue », déclare par exemple Gusman dans l’Alzira (I, 1) de Fontanelli 37 . Ce n’est que dans un second temps qu’un autre modèle s’affirme peu à peu, qui s’appuie sur le choix du vers libre (verso sciolto ou endecasillabo sciolto), relativement souple sur le plan métrique, pour rompre avec la « servitude inutile » d’une « stricte fidélité » et rendre la force et l’« énergie » des vers frappés de Voltaire 38 . 34 «All’illustriss. Sig. cavaliere Giovanni Giraldi», Le tragedie del Signore di Voltaire, p. iv. 35 Voir Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli XVII-XVIII, p. 62. 36 Sur la question très controversée de l’ordre de la phrase, constitutive de l’identité de la langue italienne depuis la querelle Orsi-Bouhours, voir Tina Mattarese, Storia della lingua italiana. Il Settecento, Bologne, Il Mulino, 1993, p. 119-121. 37 Il s’agit d’une traduction littérale parfaite du texte voltairien : « Les dieux même adorés dans ces climats affreux / S’ils ne sont teints de sang n’obtiennent point de vœux ». 38 Voir par exemple la préface de Lorenzo Guazzesi, Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Arezzo, Michele Belotti, 1751, p. xv. 146 Laurence Macé La longue préface du jésuite Ambrogi, l’un des derniers à faire le choix de la prose, illustre les hésitations des premiers traducteurs tragiques de Voltaire devant les avantages et les inconvénients des deux options 39 . Ambrogi y explique en effet comment il avait initialement exclu ce choix. Celui du vers avait semblé s’imposer d’abord avec d’autant plus d’évidence que la contrainte de la rime n’existait pas en italien, que beaucoup d’auteurs anglais, italiens ou français célèbres avaient choisi le vers et que, depuis le second tiers du dix-septième siècle, la prose avait joué un triste rôle dans la « décadence du bon goût de notre scène ». Autant de bonnes raisons auraient dû porter Ambrogi à adopter le vers libre (verso sciolto). Or c’est par la nécessité de trouver une langue tragique adaptée à la représentation que le jésuite justifie son recours à la prose, « plus commode pour la récitation ». Si le vers a « une grâce particulière qui enchante qui l’écoute », l’expérience montrait en effet qu’il était difficile pour un acteur de « jouer en vers », deux écueils guettant la récitation : l’affectation - liée au retour uniforme de l’accent sur la quatrième, la sixième ou la huitième syllabe - et le « chant ». Le vers français offrait la pire illustration de ce phénomène, très généralement dénoncé par les spectateurs qui, au dix-huitième siècle, avaient l’occasion d’assister en Italie au spectacle d’une troupe française 40 . Mais la longue dissertation du jésuite Ambrogi montre en fait que, derrière le choix de la prose ou du vers, deux positionnements esthétiques s’affrontaient. D’un côté, les partisans d’une récitation « naturelle » et « sans affectation », représentés dans notre corpus par Fontanelli et Ambrogi. Opposée à la leçon de Maffei, leur démarche s’inscrivait dans le sillage des recherches initiées par Iacopo Martello pour la recherche d’un instrument métrique adéquat, comme le montre la traduction par Fontanelli de Mérope en vers martelliens évoquée plus haut 41 . À l’instar de Martello, les tout premiers traducteurs de Voltaire tendent en effet à privilégier le contenu sur 39 Toutes les citations qui suivent sont tirées du texte sans titre dédié « All’illustrissimo Sig. Cavaliere Giovanni Giraldi » qui ouvre Le Tragedie del Signore di Voltaire, p. iii-xxiii. 40 Tout au long du siècle, les Italiens semblent considérer les acteurs français détestables dans le domaine de la tragédie, comme en témoigne la lettre que Ferdinando Galiani écrit à Mme d’Epinay le 8 février 1777, après avoir assisté aux représentations d’une troupe française à Naples (Correspondance, éd. D. Maggetti et G. Dulac, Paris, Desjonquères, 1992-1997, 5 vol., t. 5, p. 137), ou encore l’insuccès de la troupe recrutée par Casanova pour le théâtre San Angelo de Venise en 1780 (voir Nicola Mangini, « Sul teatro tragico francese in Italia nel secolo XVIII », Convivium, 32, 1964, p. 347-364, et I teatri di Venezia, Milan, Mursia, 1974, p. 137). 41 Sur le modèle de l’alexandrin français, Martello avait inventé le doppio settenario aussi appelé vers martellien. La première réception tragique de Voltaire en Italie 147 l’expression et à réduire le vers à la prose 42 . La « simplicité » et le « naturel », deux critères mis en avant par Voltaire dans sa lettre à Falkener, sont pour eux les vertus principales d’une traduction. Ambrogi déclare ainsi « avoir tenté de rendre les sentiments naturels et très beaux de Zaïre en toute simplicité et sans [s]e préoccuper aucunement de les embellir d’un charme étudié qui lui serait extrinsèque » 43 . Mais dans le camp adverse, une autre conception de la traduction s’affirme peu à peu, qui privilégie au naturel la « force des images ». Les tenants de cette position considèrent que le vers libre de la Merope de Maffei, l’endecasillabo sciolto, qui satisfait l’exigence de naturel, est la seule voie possible pour réformer le langage tragique 44 . Pour ceux-là comme pour Maffei avant eux, c’est donc pure et simple hérésie que de vouloir réduire le langage poétique à son seul contenu. Dissoudre la forme du vers, c’est perdre la force d’une maxime comme celle de Mahomet sur laquelle Lorenzo Guazzesi, partisan déclaré du vers, clôt la préface de son Alzira : « Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance / C’est la seule vertu qui fait la différence ». Pour Guazzesi dont la préface s’oppose terme à terme à celle du jésuite Ambrogi, il s’agit de préserver à tout prix dans la structure d’un vers la leçon philosophique de « l’incomparable Monsieur de Voltaire » 45 , quitte à destiner le genre tragique à un public choisi, seul à même de goûter ce théâtre à lire. Au tournant des années 1750, le dialogue de Guazzesi et d’Ambrogi referme manifestement une première phase de la réception tragique de Voltaire en Italie. Après cette date, le choix du vers s’impose définitivement. Conclusion L’étude des premières traductions et représentations des tragédies voltairiennes est donc riche d’enseignements. Contrairement aux schémas idéologiques hérités de la fin du dix-neuvième siècle, elle témoigne d’abord de ce que la réception des premiers textes tragiques de Voltaire advint paradoxalement dans les États de l’Église ou plus largement dans cette Italie septentrionale que la poétique crescimbenienne et la passion pour la scène avaient préparée à recevoir Alzire et Zaïre. Elle montre également que si les tragédies voltairiennes retinrent alors l’attention, c’est moins par adhésion 42 Accorsi, Pastori e teatro, p. 279-282. 43 « All’Illustriss. Sig. Cavaliere Giovanni Giraldi », Le Tragedie del Signore di Voltaire, t. 1, p. xxiii [« […] ho tentato di voltare con ischietta semplicità, e senza appunto affannarmi a volergli far più belli di una vaghezza tutta studiata, ed estrinseca i naturali, e bellissimi affetti »]. 44 Accorsi, Pastori e teatro, p. 262. 45 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, p. xv. 148 Laurence Macé aux idées du philosophe que parce qu’elles permettaient à ceux qui s’y frottaient d’articuler des réponses expérimentales à un certain nombre de questions théoriques ou pratiques qui obsédaient les Italiens du temps : la représentabilité de la tragédie, le problème du choix des modèles, la recherche d’une langue pour la tragédie italienne. Alors que l’augmentation exponentielle du nombre des traductions sur la période 1737-1752 aurait pu laisser penser que la réception des tragédies était advenue sans heurts, de manière linéaire et consensuelle, l’analyse de ces textes montre enfin qu’ils s’inscrivirent au cœur de vifs débats hérités du conflit entre Anciens et Modernes opposant sectateurs de la prose et tenants du vers, amateurs de théâtre à jouer et partisans d’un théâtre à lire. À terme, c’est la ligne des seconds incarnée vingt ans plus tard par le dramaturge Vittorio Alfieri, partagé entre émulation et contestation à l’égard du modèle voltairien 46 , qui l’emporta. ANNEXE Traductions tragiques de Voltaire (1737-1752) Alzira tragedia di Monsieur di Voltaire in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737, t. 7, p. [1 2 ]-87 2 . Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737. L’Alzira tragedia del sig. di Volter da’ rappresentarsi nel famoso Teatro Grimani di s. Samuele nel carnovale dell’anno 1738, Venise, Alvise Valvasensi, [1738]. La Zaira di Voltaire portata dal francese, e consecrata alle nobilissime, ed ornatissime dame la Signora marchesa D. Giulia Pepoli nata marchesa Rangoni, e Signora marchesa Isabella Pepoli nata marchesa Zambeccari, Bologne, Bartolomeo Borghi, [1743]. La Merope francese del Signor di Voltaire trasportata in verso italiano, Venise, Simone Occhi, 1744. Il Maometto tragedia di Monsieur Voltaire, in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1746, p. [1 2 ]-96 2 . La Zaira tragedia di Monsieur Voltaire, in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1747, t. 9, p. [3]-108. Il Bruto tragedia di Monsieur Voltaire, in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1747, t. 9, p.[1 2 ]-96 2 . La Zaira tragedia del Signore di Voltaire tradotta in toscano da Giuseppe Finori, Florence, Stamperia Imperiale, 1748. Zaira tragedia del Signor di Voltaire portata dal francese da Giovambatista Richeri patrizio genovese detto fra gli arcadi Eubeno Buprastio, Gênes, Stamperia Lerziana, 1748. 46 Voir Guido Santato, Alfieri e Voltaire. Dall’imitazione alla contestazione, Florence, Olschki, 1988. La première réception tragique de Voltaire en Italie 149 Alzira tragedia da rappresentarsi nel Teatro di via del Cocomero nel carnevale dell’anno 1750, Florence, Andrea Bonducci, 1749. Il Bruto. Tragedia di M. Voltaire tradotta da Tassido Pegeo, Florence, [Viviani], [1749]. La Zaira tragedia rappresentata nel teatro del corso de’ tintori nel carnevale dell’anno 1749, Florence, Anton Maria Albizzini, 1749. La Zaira tragedia del signor di Voltere ridotta dal francese ad uso del teatro italiano, Venise, Antonio Mora, 1749. Alzira tragedia del Signor di Voltaire trasportata dal verso francese nell’italiano dal cavaliere Lorenzo Guazzesi Aretino, Arezzo, Michele Bellotti stampatore vescovile, 1751. Bruto tragedia di M r de Voltaire tradotta dal francese da Gio. Batt. Zanobetti, Livourne, Antonio Santini, 1751. Il Maometto tragedia di Monsieur Voltaire, Florence, Gio. Battista Stecchi, 1751. La Marianne tragedia del Signor di Volter tradotta in versi italiani dal co. Gasparo Gozzi, dans Teatro ebraico ovvero Scelta di tragedie tratte d’argomenti ebraici, parte tradotte dal francese, e parte originali italiane, Venise, Pietro Valvasense, 1751, t. 1, p. 1-72. La Marianne. Tragedia del Signor di Volter tradotta Da G[asparo] G[ozzi], Venise, Pietro Valvasense, 1751. Zaira tragedia del Sig. di Voltaire portata dal francese dall’abate Paolo Creponi patrizio modenese, Bologne, Gasparo de’Franceschi, 1751. Le Tragedie del Signore di Voltaire adattate all’uso del teatro italiano, Florence, Stamperia Imperiale, 1752, 2 vol.
