eJournals Oeuvres et Critiques 34/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/0601
2009
341

Flaubert, contemporain

0601
2009
Anne Herschberg Pierrot
oec3410003
Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Flaubert, contemporain Anne Herschberg Pierrot Flaubert est notre contemporain. Dans une lettre de 1872, il affirme à George Sand : « J’écris non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra ». Ces « lecteurs raffinés », dont fait partie George Sand, comprennent bien les écrivains lecteurs de Flaubert, qui écrivent à partir de lui, avec lui et sur lui. Pour toute une partie de la littérature contemporaine, celle du XX e et du XXI e siècle commençant, Flaubert marque une rupture, liée à la poétique du roman et de la prose qu’il inaugure, et à l’absolu de l’écriture qu’il représente. Les œuvres de Flaubert qui ne furent pas comprises à leur parution, trouvent un nouveau lectorat : L’Éducation sentimentale, chez Proust et Kafka, Bouvard et Pécuchet, chez Borges et Queneau. Il y a bien, toutefois, comme le remarque Bernard Pingaud, « des Flaubert », selon les prismes des différents lecteurs. Madame Bovary reçoit ainsi la préférence d’Henry James, de Nabokov, de Sartre, ou de Vargas Llosa, mais aussi de Nathalie Sarraute, qui n’aime pas Bouvard et Pécuchet 1 . Dans la seconde moitié du XX e siècle, certains reconnaissent en Flaubert un « précurseur » des recherches sur le roman. « Flaubert écrivait le nouveau roman de 1860 » affirme Alain Robbe-Grillet 2 . Il apparaît aussi à la nouvelle critique un modèle de l’« écriture intransitive », contre l’approche excessivement biographique de la littérature. Un nouveau Flaubert éditorial émerge au début des années 1960. Pour Bouvard et Pécuchet, se succèdent une édition renouvelée par Alberto Cento (1964), une présentation large pour la première fois du « second volume » par Geneviève Bollème (1966), qui a publié au Seuil une anthologie de la correspondance de Flaubert centrée sur la poétique de l’écrivain, pratiquée par des générations de lecteurs, Préface à la vie de l’écrivain (1963). Mais Le Seuil fait aussi redécouvrir la même année un autre Flaubert, le Flaubert romantique de L’Éducation sentimentale de 1845, sous le titre : La Première éducation sentimentale. 1 Bernard Pingaud, « Les Flaubert », L’Arc, 79, 1980, p. 1-2. Nathalie Sarraute, Flaubert le précurseur (1965), Paris, Gallimard, 1986. 2 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1961, p. 10. 4 Anne Herschberg Pierrot La décennie des années 1970 voit paraître le monumental Flaubert de Sartre, L’Idiot de la famille 3 . C’est aussi le début de la critique génétique qui met au centre de son intérêt le travail de l’écriture flaubertienne et offre un nouveau regard sur les manuscrits de Flaubert, dont certains, encore inconnus, comme les brouillons de L’Éducation sentimentale, entrent en 1975 à la Bibliothèque nationale. Flaubert est alors une présence forte et continue chez plusieurs générations d’écrivains de la seconde moitié du XX e siècle : Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, autour de la poétique du lieu commun, Georges Perec, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Jean Echenoz … Ces écrivains peuvent écrire sur Flaubert, parler de lui. Mais surtout ils écrivent avec Flaubert. Comme le souligne avec force Tiphaine Samoyault, « on ne se souvient pas de Flaubert » : il est une présence toujours déjà là, en concurrence chez certains avec Faulkner. Quelques publications, de ces trente dernières années, ont donné place à la voix d’écrivains sur Flaubert ou à des études critiques sur cette réception. L’Arc (n° 79, 1980) évoque Proust, Henry James, Kafka, publie un texte de Perec sur ses « emprunts à Flaubert » et un inédit de Sartre. Philippe Chardin consacre le n° 22 de Littérature et nation aux « Réceptions créatrices de Flaubert » (2000). Parmi les dossiers consacrés par Le Magazine littéraire à Flaubert, « Flaubert et ses héritiers » (février 1988) évoque la place de Flaubert chez Henry James, James Joyce, Ezra Pound, Samuel Beckett, mais aussi Kafka, Sartre, Vargas Llosa. « Flaubert, l’invention du roman moderne », coordonné par Pierre-Marc de Biasi (septembre 2001), publie des entretiens d’auteurs contemporains sur Flaubert : Florence Delay sur Gertrude Stein, Pierre Dumayet, Jean Échenoz, Claude Simon, Pierre Michon. Un autre entretien de Pierre Michon avec Pierre-Marc de Biasi sur Madame Bovary est paru dans le Magazine littéraire de novembre 2006 (« Les vies de Madame Bovary », dossier coordonné par Jacques Neefs) 4 . Ce numéro d’Œuvres et critiques porte sur la réception de Flaubert chez des écrivains contemporains, de la seconde moitié du vingtième siècle à nos jours. Il s’interroge sur le retentissement de Flaubert dans l’écriture d’aujourd’hui, sur les lignées flaubertiennes que l’on peut retracer, mais aussi sur les transformations apportées en retour à l’œuvre flaubertienne. Qu’est-ce qu’écrire à partir de Flaubert ? Qu’est-ce que lire Flaubert quand on écrit ? Comment cette lecture a-t-elle transformé l’image de l’œuvre ? 3 Voir le dossier sur « L’Idiot de la famille » de Jean-Paul Sartre dans le numéro 71, 2007, de la revue Recherches et travaux (Université Stendhal, Grenoble), qui contient une bibliographie établie par Gilles Philippe. Bruno Clément consacre une partie de son livre Le Lecteur et son modèle à la lecture de Flaubert par Sartre (Paris, PUF, 1999). 4 Les textes de Pierre Michon sont repris dans Le Roi vient quand il veut, Paris, Belfond, 2007. Flaubert, contemporain 5 Un écrivain contemporain majeur ouvre l’ensemble critique : Pierre Bergounioux. Flaubert habite les fictions de Pierre Bergounioux, qui est aussi l’auteur d’une thèse sur Flaubert préparée sous la direction de Roland Barthes, et de plusieurs textes sur Flaubert 5 . Il revient sur la question de la littérature pour Flaubert parmi les prosateurs du XIX e siècle. Qu’est-ce qu’écrire pour un cadet, né en 1821, pour un « héritier déshérité », « un homme sans qualité » ? Écrire devient une « lutte à mort contre le monde » dont Pierre Bergounioux retrace le parcours à partir des œuvres de jeunesse. En vis-à-vis, à la fin du volume, Tiphaine Samoyault, elle-même écrivain et critique, propose de définir trois lignes flaubertiennes dans l’écriture d’aujourd’hui : la « ligne Bouvard et Pécuchet » - celle de l’encyclopédie de la bêtise, et de l’idiotie (de Queneau et Perec à la revue Inculte, à Pierre Senges, en passant par diverses pratiques artistiques du burlesque et de l’érudition moquée), « la ligne Éducation sentimentale », « tracée par la mélancolie des paquebots et un rapport déçu à l’histoire », ligne du second degré (d’Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz, à Georges Perec), et la « ligne Madame Bovary », plus difficile à cerner, ligne du « suspens et du silence », de la « tension entre continu et discontinu » (Pascal Quignard, Pierre Michon). Un autre volet de la revue est consacré aux lectures de Bouvard et Pécuchet, œuvre flaubertienne qui émerge véritablement dans le second XX e siècle. Jacques Neefs étudie les « modernités » du roman interprété par Jorge Luis Borges et Raymond Queneau, qui tous deux s’attachent à dévoiler la puissance d’interrogation philosophique et symbolique de Bouvard et Pécuchet. Dans « Défense de Bouvard et Pécuchet » (Discussions), Borges analyse l’incompréhension qui a entouré la réception du roman et il exprime son intérêt pour l’œuvre au miroir. Pour Raymond Queneau, l’œuvre est une odyssée moderne. Par Queneau, s’est imposée la dimension encyclopédique de Bouvard et Pécuchet qu’il récrit avec l’encyclopédie des fous littéraires dans Les Enfants du limon, publié en 1938 6 . Bouvard et Pécuchet est aussi une œuvre phare pour Roland Barthes, qui en a souligné l’écriture « indécidable ». Anne Herschberg Pierrot retrouve à travers les écrits de Roland Barthes la présence 5 Pierre Bergounioux, Flaubert et l’autre : communication littéraire et dialectique intersubjective, thèse soutenue à l’EHESS en 1979. Deux volumes d’essais de Pierre Bergounioux portent en partie sur Flaubert : La Cécité d’Homère, Strasbourg, Circé, 1995 et L’Invention du présent, Saint-Clément, Fata Morgana, 2006. Flaubert est aussi très présent dans des récits comme Catherine (Gallimard, 1984) et L’Orphelin (Gallimard, 1994). 6 Sur Queneau, Les Enfants du limon, et Flaubert, voir Jacques Neefs, « Donner un cadre … Queneau et Flaubert », Europe, avril 2003, p. 152-162, et Anne Herschberg Pierrot, « De Bouvard et Pécuchet aux Enfants du limon », dans Les Fous littéraires, nouveaux chantiers, dir. Jean-Jacques Lecercle et Michel Pierssens. Tusson, Éd. Du Lérot, 2003, p. 179-181. (En ligne sur le site de l’ITEM, www.item.ens.fr). 6 Anne Herschberg Pierrot de Bouvard et Pécuchet, qui apparaît comme une référence fondamentale, en complément de l’œuvre de Proust, « l’œuvre-mandala » (Le Plaisir du texte). Cette présence accompagne Roland Barthes, de la démystification des Mythologies aux derniers textes, dans son travail d’écriture, sa réflexion sur l’encyclopédie des langages, sur l’énonciation de la bêtise, et la possibilité de sa propre bêtise. Le vertige de la bibliothèque se retrouve chez Italo Calvino. « J’aime Flaubert parce que, après lui, on ne peut plus écrire comme lui ». Flaubert, pour Italo Calvino, représente « un absolu de l’invention formelle » nous dit Susi Pietri, qui nous entraîne dans un voyage à travers les écrits de Calvino sur Flaubert selon trois constellations de lectures : l’invisible, l’inconnaissable et l’innommable, et met en relief les médiations à l’œuvre dans les lectures de Calvino : Flaubert par Cervantes, mais aussi Flaubert par Perec, et par Queneau. Dans un entretien du Magazine Littéraire paru en septembre 2001, à la question : « Entretenez-vous une relation particulière avec l’œuvre de Flaubert ? Cet auteur a-t-il joué un rôle dans votre conception du style, du métier d’écrivain ? », Claude Simon avait répondu un peu brutalement : « Non ». Gisèle Séginger retrouve cependant dans ses entretiens et son œuvre un « Flaubert de Claude Simon » : Claude Simon partage avec Flaubert une vision définalisée de l’histoire, un rapport au délabrement des croyances, une poétique du roman « par tableaux détachés ». Mais pour une écriture d’un cheminement tout autre.