Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2009
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Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau
0601
2009
Jacques Neefs
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau Jacques Neefs en face de l’autre côté du canal s’assirent sur un banc Bouvard et Pécuchet comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés 1 « Défense de Bouvard et Pécuchet » 2 est le titre que Borges donne au texte qu’il consacre au roman inachevé de Flaubert. Cette défense est suivie dans le recueil par une étude plus générale sur Flaubert, « Flaubert et son destin exemplaire » 3 . Les deux textes ont été repris dans les éditions françaises de Discussion 4 . Ils constituent en fait le double volet de cette « défense ». Dans « Flaubert et son destin exemplaire » Borges fait de Flaubert « le premier Adam d’une espèce nouvelle : celle de l’homme de lettres comme prêtre, comme ascète et comme martyr ». Il ne voit qu’un seul écrivain à qui le comparer dans l’Antiquité : « Pindare, le poète sacerdotal, qui compara ses odes à des chemins pavés, à une marée, à des sculptures d’or et d’ivoire et à des édifices, et qui ressentait et incarnait la dignité de la profession des lettres. » Il spécifie très précisément l’application esthétique de cette nouvelle dignité : « Milton, le Tasse et Virgile se sont consacrés à l’exécution de poèmes ; Flaubert a été le premier à se consacrer (je donne au terme son plein sens étymologique) à la création d’une œuvre purement esthétique ‹en prose› » 5 . Borges inscrit ainsi Flaubert dans la chaîne la plus haute de la littérature, celle qui est marquée par l’ambition « épique » aussi bien que par une probité artistique radicale 6 . 1 Raymond Queneau, « Tous les parfums de l’Arabie », dans Courir les rues [1967], Œuvres complètes, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 414. 2 « Vindicación de Bouvard et Pécuchet », publié dans Discusión, dès l’édition de 1957, Buenos Aires, Emecé editores, p. 137-144, article publié en édition pré-originale dans le journal La Nación, Buenos Aires, 14 novembre 1954. 3 « Flaubert y su destino ejemplar », p. 145-150, publié en pré-originale dans le journal La Nación, Buenos Aires, 2 décembre 1954. 4 Nous citons les textes de Discussion tels qu’ils ont été repris dans l’édition Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 260-264 et 264-268. 5 Idem, p. 265, et p. 267. 6 De nombreux témoignages et textes de Borges montrent que celui-ci a toujours manifesté une grande admiration pour Flaubert, qu’il décrivait comme l’un de ses auteurs français de prédilection. 22 Jacques Neefs Flaubert cependant, écrit encore Borges, marque un autre type de rupture : « Le poème de Milton embrasse le ciel et l’enfer, le monde et le chaos, mais c’est encore une Iliade, une Iliade à la mesure de l’univers ; Flaubert, en revanche, ne voulut pas répéter ou surpasser un modèle antérieur. Il pensa que chaque chose ne pouvait être dite que d’une seule façon et que c’est à l’auteur de découvrir comment. » 7 (267) Flaubert serait le premier à inventer une sorte d’héroïsme de l’écriture elle-même, dans son acte même, et dans le souci de l’exactitude extrême qu’elle peut atteindre : « Il crut en une harmonie préétablie de l’euphonique et de l’exact et s’émerveilla de la ‹relation nécessaire entre le mot juste et le mot musical› ». Borges souligne enfin l’apparent paradoxe d’un écrivain qui « ne voulait pas être dans ses livres, ou voulait tout au plus y être présent caché, comme Dieu dans ses œuvres. » Une sorte de paradoxe règne en effet entre le rapport « objectif » que Flaubert entretient avec ce que doit être l’œuvre et l’investissement « sacerdotal » total qu’il engage dans son travail pour l’œuvre : « Il n’est pas moins indéniable que penser à l’œuvre de Flaubert, c’est penser à Flaubert, au travailleur torturé et laborieux, à ses consultations nombreuses et à ses inextricables brouillons. » 8 Borges profile ainsi en deux versants le « destin exemplaire » de l’écrivain Flaubert, celui de « l’idéal de la prose », aussi bien que celui de « l’homme-plume », l’œuvre devenant indissociable du travail de l’écrivain, figure qui fut largement celle de la critique « structurale » française, à partir de la fin des années 50 et pleinement à partir des années 60 et 70, avec les études sur Flaubert de Jean-Pierre Richard, de Gérard Genette 9 , de Barthes, et des débuts de la « critique génétique » 10 . Borges inscrit enfin ce destin, qui est une sorte de rupture, et de marque, dans l’avenir que celui-ci permettait : « … son destin s’est reproduit, mystérieusement magnifié et varié, en celui de Mallarmé (dont l’épigramme ‹le monde est fait pour aboutir à un beau livre› exprime une conviction de Flaubert), en ceux de Moore, de Henry James et en celui de l’Irlandais 7 Idem, p. 267. 8 Idem, p. 267-268. 9 Borges occupe, cela a été très marquant, une place importante dans la définition d’une « Utopie littéraire » telle que Gérard Genette l’a analysée (Figures I, Paris, Le Seuil, 1966, p. 123-132) et dans la caractérisation d’un temps des œuvres à la fois historique et achronique, qui donne à la « littérature » son autonomie cognitive et esthétique. 10 Travail de Flaubert, publié sous la direction de Gérard Genette et Tzvetan Todorov, au Seuil en 1983, a marqué d’une manière significative les étapes de cette approche de la critique flaubertienne, ainsi qu’auparavant et pour la prise en compte du travail des manuscrits, Flaubert à l’œuvre, publié sous la direction de Raymonde Debray Genette, Flammarion, 1980. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 23 enchevêtré et presque infini qui trama Ulysse. » 11 Entre l’épopée germinale, lointaine, perdue, et l’épopée moderne future, tramée, entre les deux « Ulysse », Flaubert est ainsi présenté par Borges comme un « moment » puissant, décisif, de la « valorisation du poète ». Les douze chapitres inachevés de Bouvard et Pécuchet y trouvent leur place et leur chance. Cette situation de Flaubert dans le temps long de l’histoire littéraire, qui selon les termes de Borges est une sorte d’histoire d’éternité, est en effet ce que confirme l’étrangeté du dernier roman, inachevé, Bouvard et Pécuchet. Borges, dans sa « défense » du roman s’attache en détail à l’incompréhension dont l’œuvre fut l’objet. Il relève en particulier la myopie de Faguet, selon lequel, écrit Borges, « Flaubert rêva une épopée de l’idiotie humaine et, chose superflue, la dota (poussé par le souvenir de Pangloss et Candide et, peut-être, de don Quichotte et Sancho) de deux protagonistes qui ne se complètent pas, qui ne s’opposent pas, et dont le dualisme n’est rien d’autre qu’un artifice verbal » 12 . Borges insiste, au contraire, sur le retournement qu’opère l’œuvre, ou, plutôt, qui s’opère par le travail de l’œuvre : « Le fait est que cinq années de coexistence transformèrent Flaubert en Pécuchet et Bouvard ou (plus exactement) transformèrent Pécuchet et Bouvard en Flaubert. » 13 Il s’attache en particulier à ce moment de renversement qui marque le chapitre VIII : « Ceux-là sont au départ deux idiots, méprisés et malmenés par l’auteur, mais au chapitre VIII apparaissent les mots fameux : ‹Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.› Puis : ‹Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.› Flaubert, à ce moment-là, se réconcilie avec Bouvard et Pécuchet - Dieu avec ses créatures. » 14 Cette « implication » de l’écrivain dans son œuvre, cette sorte de figuration et de regard de soi qui devient regard de l’œuvre vers soi, cet échange par absorption dans la trame de l’écrit, font sans doute le propre de la vie de l’œuvre aussi bien que sa teneur proprement esthétique : forme et diction qui « entretiennent » un dialogue avec la tension et la possibilité de l’œuvre. Cette « réconciliation » est, ici, pour Borges, un moment particulièrement puissant : « Cela [l’échange entre l’auteur et le personnage] arrive peut-être en toute œuvre de quelque étendue ou simplement vivante (Socrate en vient à être Platon, Peer Gynt à être Ibsen), mais nous surprenons ici l’instant où le rêveur, pour nous exprimer dans une métaphore adéquate, remarque qu’il se rêve et que les formes de son rêve, c’est lui. » 15 11 Idem, p. 268. 12 Idem, p. 261. Borges se réfère au Flaubert publié par Émile Faguet, en 1899. 13 Ibidem. 14 Ibidem. 15 Ibidem. 24 Jacques Neefs Borges donne ainsi à Bouvard et Pécuchet cette profondeur d’introspection et d’imagination spéculative qui pour lui font la forme et la force des grandes œuvres. Dans l’article « Flaubert et son destin exemplaire », Borges ajoute une note, rattachée à la mention des grandes épopées de Virgile, du Tasse et de Milton, sur les « variations d’un trait homérique au cours des siècles. » 16 Il s’agit de ces moments où l’œuvre tend à elle-même une sorte de miroir : « Dans l’Iliade, Hélène de Troie brode une tapisserie, et ce qu’elle brode, ce sont les batailles et les malheurs de la guerre de Troie. Dans l’Énéide, le héros, un fugitif de la guerre de Troie aborde à Carthage, voit dans un temple la représentation de scènes de cette guerre, et, parmi d’autres figures de guerriers, voit aussi la sienne. Dans la deuxième Jérusalem, Godefroy reçoit les ambassadeurs égyptiens dans un pavillon historié dont les peintures représentent ses propres campagnes. » 17 Ce trait marque précisément la manière dont l’œuvre épique se fait figure d’un monde, miroir de la capacité de contenir l’infini. On pourrait ajouter à cette liste le double espace spéculaire de Bouvard et Pécuchet. Il s’agit d’une part de la manière dont le travail des deux bonshommes est comme la projection caricaturée (si peu en fin de compte) du travail de Flaubert lui-même (mêmes lectures, d’une certaine manière, prise de notes, même traversée des disciplines, débats épistémologiques, tentatives de classements, de hiérarchisation, copie, fabrication du Sottisier et du Dictionnaire des idées reçues), et d’autre part du repliement prévu pour la fin du livre des deux bonshommes sur eux-mêmes, copiant jusqu’à une lettre du docteur Vaucorbeil au Préfet « indiquant que ce sont deux imbéciles inoffensifs. En résumant toutes leurs actions, elle doit pour le lecteur, être la critique du roman. » 18 La fin sans fin de l’œuvre est ainsi « rêvée », dans ce dernier scénario connu, comme l’ombre de soi, dédoublée sur la table de l’écriture : « Finir sur la vue des deux bonshommes penchés sur leur pupitre, et copiant. » Subsiste le paradoxe de cette « imbécillité », ainsi développée et enveloppée en une œuvre qui se regarde, « imbécillité » qui cesse ainsi d’en être une tout en demeurant telle … La défense de Bouvard et Pécuchet que développe Borges s’appuie sur l’ambiguïté de cette « bêtise » - et très largement sur les différences d’appréciation des commentateurs. Il lui voit deux justifications. L’une est « d’ordre esthétique et n’a ni peu ni prou à voir avec les quatre figures et les dix-neuf modes du syllogisme. Une chose est la rigueur logique, une autre la tradition déjà presque instinctive qui place les paroles 16 Idem, p. 267. 17 Ibidem. 18 Scénario, Ms. gg 10 f° 67 r, dernier scénario connu de la fin du roman. Voir également f° 19 : « Cette lettre résume et juge B et P et doit rappeler au lecteur tout le livre. » Bouvard et Pécuchet, éd. Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « Folio Classique », 1979, p. 443. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 25 fondamentales dans la bouche des simples et des fous. » 19 La double voix de Bouvard et de Pécuchet débat, cherche, répète, résume, échoue, dans le soliloque de l’œuvre, avec une sombre profondeur d’inquiétude : « Flaubert (qui, en fin de compte, n’élabore pas une démonstration rigoureuse, une Destructio philosophorum, mais une satire) a très bien pu prendre la précaution de confier ses ultimes doutes et ses craintes les plus secrètes à deux irresponsables. » L’autre, qui est d’une certaine manière le corollaire de la précédente, est dans une option philosophique qui postule que toute connaissance est vertigineuse parce qu’infinie. « Il convient d’entrevoir une justification plus profonde. Flaubert était un fervent lecteur de Spencer 20 ; dans les First Principles du maître, on lit que le monde est inconnaissable pour la bonne et suffisante raison qu’expliquer un fait est le référer à un autre plus général, que ce processus n’a pas de fin ou nous conduit à une vérité si générale que nous ne pouvons la référer à aucune autre - c’est à dire l’expliquer. » 21 Borges résume ainsi fortement la capacité symbolique qui fait l’attrait du livre de Flaubert : « L’art opère nécessairement au moyen de symboles ; la plus grande sphère est un point dans l’infini ; deux copistes absurdes peuvent représenter Flaubert et aussi bien Schopenhauer ou Newton. » 22 L’« encyclopédie critique en farce » que construit Flaubert est bien une option active, radicale, profondément comique, sur l’aporie de la « connaissance », infinie, continûment discontinue. C’est ce que l’art étrange de cette œuvre choisit de prendre en charge 23 . 19 Idem, p. 262. 20 « Lisez-vous les œuvres d’Herbert Spencer ? Voilà un homme celui-là ! - et un vrai positiviste. Chose rare en France quoi qu’on die. - L’Allemagne n’a rien à comparer à ce penseur ! » écrit Flaubert à Edma Roger des Genettes, le 1 er septembre [1878]. Enthousiasme qu’il avait exprimé déjà dans une lettre antérieure à la même ([12 janvier 1878]) (Flaubert, Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 5, 2007, p. 426, p. 347). Lors de la préparation du chapitre sur l’éducation, Flaubert lit L’Éducation intellectuelle, morale et physique de Spencer (lettre à Caroline, [1 er février 1880], Ibidem, p. 803, et note 3 de la p. 803, p. 1435). 21 Cette interprétation est d’une certaine manière vérifiée successivement, à des degrés divers, pour chaque discipline, par les contradictions actives entre les théories, comme par le lien d’implication et de subordination des savoirs les uns aux autres. La formule emblématique pourrait en être la merveilleuse formule qui conclut le chapitre 2, à la suite des déboires agricoles, et inaugure l’aventure, au chapitre 3, des sciences « exactes » : « - C’est peut-être que nous ne savons pas la chimie ! » 22 Idem, p. 262-3. 23 Saturer une discipline, l’absorber et la rejeter, pour Bouvard et pour Pécuchet c’est ressentir jusqu’en leur corps cette sombre aporie. Juan Rigoli a très fortement montré comment cela s’accomplit dans l’épisode de la « physiologie » : « Car ce sont en fait toutes les séductions et les promesses du récit physiologique, toutes les 26 Jacques Neefs « Bouvard et Pécuchet est une Odyssée, Madame Bordin et Mélie sont les Calypso de cette errance à travers la Méditerranée du savoir et la copie finale est l’Ithaque où, après avoir massacré tous les prétendants, ils font avec un enthousiasme plein de sagesse l’élevage des huîtres perlières de la bêtise humaine. » Raymond Queneau file avec humour « les images maritimes et ulysséennes » dans la Préface qu’il consacra en 1947 à Bouvard et Pécuchet 24 . Comme pour Borges, le dernier roman de Flaubert se hisse à la hauteur de la plus haute littérature. Queneau place Bouvard et Pécuchet dans la longue chaîne des « Odyssées » : « La littérature (profane - c’est-à-dire la vraie) commence avec Homère (déjà grand sceptique) et toute grande œuvre est soit une Iliade soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les Iliade : le Satiricon, la Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte, et naturellement Ulysse (où l’on reconnaît d’ailleurs l’influence directe de Bouvard et Pécuchet) sont des récits de temps pleins. […] Mais, riche ou vide, le temps des épopées n’est pas susceptible de s’organiser selon la chronologie précise des romans ‹purs et simples›. » 25 Queneau souligne en effet que l’invraisemblance chronologique relevée par René Descharmes, dans Autour de Bouvard et Pécuchet, Études documentaires et critiques (Paris 1921) (chapitre III), quant à la durée que demandent les expériences (d’après Descharmes, Bouvard et Pécuchet devraient avoir 85 ans lorsqu’ils se remettent à copier) et la temporalité historique de la fiction (qui se déroule entre 1838, date à laquelle les deux personnages ont quarante-sept ans, et 1861), n’importe que a contrario, car précisément l’aventure des deux bonshommes se place, par sa force symbolique, hors du genre du roman : « […] l’invraisemblance est égale ; en effet leur jeunesse d’esprit, leur vitalité, leur santé parfaite, montrent que Bouvard et Pécuchet ne sont pas plus des vieillards ‹purs et simples› que le roman qui porte leur nom. » C’est également sur cette « invraisemblance », comme sur l’étrangeté certitudes qu’il dispense et l’histoire même de ses conquêtes, qui produisent des effets paradoxaux à la lecture de Bouvard et de Pécuchet. Non pas seulement parce que leur « bêtise » révèle dans ce qu’ils lisent des contradictions. […] Davantage et plus profondément, ce sont les débordements de la physiologie, les devoirs philosophiques qu’elle se reconnaît ou s’octroie, qui sont ici soumis ‹au point de vue comique›. Bouvard et Pécuchet ne retirent de leurs ‹expériences› aucune connaissance intime, mais un profond tourment ; ils ne parviennent plus à digérer sans le savoir, et leur corps, à force d’être sondé, devient plus opaque que jamais. » (« Digérer sans le savoir », dans Être et se connaître au XIX e siècle, textes recueillis par Johns E. Jackson, Juan Rigoli & Daniel Sangsue, Éditions Metropolis, 2006, p. 35-83.) 24 Préface reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 53-76, et, partiellement, dans l’édition de Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « Folio classique », 1979, p. 45-48. 25 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 69. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 27 de la fable, que Borges appuiera sa conclusion sur la dimension symbolique de Bouvard et Pécuchet : « Les négligences, les mépris ou les libertés du dernier Flaubert ont déconcerté les critiques : pour moi, je crois y voir un symbole. L’homme qui forgea le roman réaliste avec Madame Bovary fut aussi le premier à le faire éclater. […] C’est pourquoi le temps de Bouvard et Pécuchet penche vers l’éternité ; c’est pourquoi les protagonistes ne meurent pas et continueront à copier, près de Caen, leur ‹Sottisier› anachronique, aussi ignorants de 1914 que de 1870 ; c’est pourquoi l’œuvre regarde, dans le passé, vers les paraboles de Voltaire, de Swift et des Orientaux, et, dans l’avenir, vers celles de Kafka. » 26 En effet, ironie féroce, rapide, cruelle souvent, prise dans l’ombre d’un enfermement labyrinthique, les contradictions sont portées dans ce livre, jusqu’à une sorte d’apaisement conquis, qui est moins un dénouement qu’une transition vers le sans fin, vers le destin de l’œuvre. Pour Queneau aussi bien, le livre de Flaubert a une puissance symbolique qui le porte à hauteur des grandes fables de l’humanité, en particulier par la critique, que l’on peut ainsi dire « en acte », de la connaissance que le livre porte avec lui : « En somme le problème est là : comment se résout l’anxiété de deux hommes de bonne volonté devant le problème de la connaissance ? » 27 Comme le fera Borges dans sa « défense », Queneau argumente d’abord sur la question très contradictoirement débattue de la « bêtise » de Bouvard et de Pécuchet, et conclut sur l’exigence de l’esprit qui les anime : « Ici, la position intellectuelle de Bouvard et de Pécuchet est nette : ils sont épris d’absolu et ne peuvent supporter les contradictions. Ils croient à la validité absolue de l’esprit humain confronté avec les phénomènes. » 28 Queneau rapproche Bouvard et Pécuchet de La Tentation de saint Antoine, comme Flaubert a pu le faire lui-même, rapprochement qui est une donnée fondamentale de la compréhension que l’on peut avoir de la portée interrogative du travail de Flaubert 29 . Mais il marque le seuil que Flaubert franchit avec son roman des deux copistes : « Dans la Tentation, le défilé lugubre et malsain des croyances religieuses se terminait par une profession de foi spinoziste. Mais entre la Tentation et Bouvard et Pécuchet, Flaubert a lu Spencer et Bouvard et Pécuchet 26 « Défense de Bouvard et Pécuchet », Discussion, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 264. 27 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 73. 28 Idem, p. 72. Plusieurs détails - et le fait qu’il lisait tout - permettent de penser que Borges connaissait la préface de Queneau lorsqu’il a écrit sa « Défense de Bouvard et Pécuchet. » 29 L’étude de Michel Foucault sur La Tentation de saint Antoine, « La Bibliothèque fantastique », parue d’abord en mars 1967 (Cahiers Renaud-Barrault, n° 59), reprise dans Travail de Flaubert, Seuil, 1983, marqua fortement le rapprochement des deux œuvres. 28 Jacques Neefs se termine sur une conclusion ‹sceptique› - au sens où scepticisme et science sont identiques, et, en ce sens, Bouvard et Pécuchet est assez comparable à l’Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus qui exécute successivement non la grammaire, la rhétorique, etc. …, mais les prétentions des grammairiens, des rhéteurs, des géomètres, des arithméticiens, des astronomes, des musiciens, des logiciens, des physiciens et des moralistes. » 30 Sans doute est-ce bien ce retour des disciplines vers l’autorité des discours qui les porte et qu’elles produisent qui caractérise la dimension critique du « roman » de Flaubert. La fiction, et sa prose ironiquement « indirecte » (le style « indirect libre » est la clé principale du roman, comme une tonalité musicale qui porte les discours, les affirmations, les théories) disposent, prises dans l’activité passionnée, exigeante, des deux bonshommes, une déroute constante de la certitude - une épopée « intellectuelle » qui voit fondre devant elle les « autorités », toutes les « autorités ». Courage, indépendance, passion de la vérité, foi absolue dans le devoir de comprendre et de savoir, humour parfois, Raymond Queneau fait des deux bonshommes les héros d’une profonde aventure intellectuelle, Cela implique la prise en compte intégrale de la partie (ou plutôt les deux chapitres) non achevée du roman : le Sottisier, le Dictionnaire des Idées reçues, et tout ce qui devait apparaître tel quel, intégré dans le récit des chapitres 11 et 12. Raymond Queneau réfute sur ce point Descharmes qui « ‹prouvait› que le Dictionnaire des idées reçues n’aurait certainement pu figurer parmi les textes recopiés par Bouvard et Pécuchet ; comment, en effet, deux fantoches pourraient-ils être les auteurs d’une œuvre qui suppose chez son auteur une forte dose d’esprit critique, au moins ? » 31 Les scénarios prouvent le contraire (Queneau cite Demorest à ce sujet, qui avait le premier, en 1931, donné accès à de larges extraits des « plans, manuscrits et dossiers de Bouvard et Pécuchet » 32 ) et le Dictionnaire (médité et préparé avant même l’idée du 30 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 73. Queneau cite et commente auparavant la formule qu’emploie Flaubert, à propos de son livre, dans une lettre à Gertrude Tennant du [16 décembre 1879] (Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 5, 2007, p. 767) : « Le sous-titre serait : ‹Du défaut de méthode dans les sciences›. » Sur cette question du « défaut de méthode », voir le commentaire donné en note à l’édition citée de cette lettre, note 4 de la page 767, p. 1421. 31 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 56. 32 C’est le seul ensemble que Raymond Queneau pouvait connaître en 1947. C’est en 1950 que Marie-Jeanne Durry publie les notes et scénarios antérieurs, dans Flaubert et ses projets inédits, Paris, Nizet. La totalité des plans et scénarios qui constituent le dossier Ms gg 10 conservé à la Bibliothèque Municipale de Rouen, ainsi que divers notes et scénarios dispersés dans les autres dossiers manuscrits de Bouvard et Pécuchet, ont été publiés par Alberto Cento en 1964 : Bouvard et Pécuchet, édition critique, Naples, Istituto Universitario Orientale, et Paris, Nizet. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 29 roman des deux bonshommes, mais dont le roman devenait en effet le porteur) devait bien devenir l’œuvre de Bouvard et Pécuchet 33 : « Par conséquent, les deux copistes se hissent et se haussent ici au niveau de Flaubert lui-même. » 34 L’ensemble du « Sottisier », le Dictionnaire des Idées reçues et tous les textes qui devaient composer les chapitres 11 et 12 sont en effet les « pièces » mêmes que Flaubert prépare - ou fait copier, par ses copistes attitrés, Duplan et Laporte. Le propos est bien de considérer l’étrange coïncidence spéculaire que Flaubert organise progressivement entre son propre travail et ce qu’il confie aux deux personnages : « Le fait que les deux copistes soient finalement en mesure d’établir non seulement l’Album mais encore le Dictionnaire montre […] qu’ils sont devenus, dans une certaine mesure, les porte-paroles de Flaubert, Bouvard surtout, dont les méditations sur la philosophie et le monde, les critiques de la religion ou les attitudes philosophiques sont bien celles de Flaubert. » 35 La nuance du « dans une certaine mesure » est évidemment importante. Queneau reprend cette nuance dans deux rapprochements encore : « Lorsque Bouvard déclare : ‹La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir›, c’est du Flaubert - ou presque. Lorsque, avec Pécuchet, il fait des réserves sur l’œuvre de Walter Scott, de George Sand ou de Balzac, c’est encore du Flaubert - ou presque. » 36 L’existence et l’ironie de l’œuvre tiennent assurément dans ce « presque ». Et l’on pourrait ajouter que lorsque Bouvard et Pécuchet composent le Sottisier, le Dictionnaire des Idées reçues, l’Album des idées chic, etc., c’est encore plus du Flaubert, ou presque. Les chapitres 11 et 12 sont la transition vers une sorte d’indistinction étrange entre le travail de l’écrivain lui-même (composer le Sottisier, rédiger le Dictionnaire) et la figure qu’il en donne dans ses personnages, avec ses personnages. Ce sont comme de vieux compagnons qu’il « repose » devant lui sur la page dans une activité mimétique de la sienne propre, pour disposer et rendre tristement comique une matière étrange, celle des discours pulvérisés, des sottises retenues, et des « autorités », réduites par l’exposition de leur simple expression. Raymond Queneau avait expérimenté pour lui-même une version très proche de ce pas dans la fiction, regardant manifestement vers le roman de Flaubert, avec son roman Les Enfants du limon achevé et publié en 1938, 33 Un exemple, parmi d’autres mentions de ce type : « Ils font le Dictionnaire des Idées reçues et le Catalogue des idées chic - annotations au bas des copies », ms. gg 10, f° 32. 34 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 56. 35 Idem, p. 59. 36 Ibidem. 30 Jacques Neefs chez Gallimard. Il choisit en effet de composer le récit de la fabrication d’une « Encyclopédie des fous littéraires » par une sorte de couple diabolique « Chambernac-Purpulan », pris au sein des aventures très rocambolesques de la famille Chambernac-Hachamoth, pour y insérer de larges extraits d’une encyclopédie des « fous littéraires » qu’il n’avait pas réussi à publier comme telle en 1934. Le manuscrit, intitulé « Aux confins des ténèbres » avait été refusé par Gallimard et Denoël. « Queneau » se place lui-même - du moins son nom -, dans un dialogue final, comme le personnage qui reçoit de Chambernac, l’auteur de l’Encyclopédie, le manuscrit de celle-ci, pour le publier en l’intégrant dans une fiction. « Encyclopédie des sciences inexactes », dit encore Raymond Queneau : le roman de Queneau collecte en effet les « folies » spéculatives de ceux que Queneau nomme dans son livre les « hétéroclites », des textes qui prétendent résoudre l’impossible, qui sont marqués par la certitude de tout dire, par le désir de dire et de réduire la totalité, de dire pour tout et tous, de totaliser en formules. Ce qui est en jeu, dans chaque œuvre que cite l’encyclopédie (œuvres effectivement publiées mais jamais lues), c’est la maîtrise absolue du réel et du savoir, de la pensée et de la représentation du monde. 37 Il fallait sans doute ce cadre pour que les textes rapportés acquièrent une existence « lisible ». La fiction de Raymond Queneau offre ainsi à rêver et à méditer sur le vide de ces plénitudes, en écho, assurément, à cette méditation ironique et profonde sur la connaissance et le « scepticisme » que celui-ci reconnaît et décrit dans Bouvard et Pécuchet. L’œuvre ultime de Flaubert inventa un type de « comique » assurément nouveau, profond, rivé au cœur d’une interrogation sur la connaissance, comme le soulignent, de manière relativement proche, Queneau et Borges. L’un et l’autre accordaient à la Littérature une puissance d’interrogation ironique sans limite, et le roman des deux bonshommes pouvait en répondre. Mais il est frappant que l’étrangeté de l’œuvre, et sa puissance philosophique, n’aient été que progressivement dépliées, et ces deux lectures marquent une étape particulièrement importante dans l’identification de cette puissance 38 . Il fallait en particulier que la complexité de sa construction et 37 Sur les homologies entre Les Enfants du limon et Bouvard et Pécuchet, voir Jacques Neefs, « Donner un cadre … Queneau et Flaubert », Europe n° 888, avril 2003, p. 152-162. Par exemple, l’un des livres ainsi retrouvés et présentés, dont des extraits sont cités, s’intitule : Le Nom du livre intitulé le Mystère de l’Être suprême, livre de vie, immortel ouvrage parfait, fait à Cessenon, par M. Bousquet Augustin, millésime de 1860. An du commencement du monde, etc. Il n’y a que Dieu seul qui le sache : Le Commencement et la Fin. » (Les Enfants du limon, Œuvres complètes II, Romans I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 763.) 38 Il est tout à fait remarquable, par exemple, que ce parfait lecteur de Flaubert qu’est Charles Du Bos ignore totalement Bouvard et Pécuchet dans ses essais sur Flaubert. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 31 surtout de la nature de ses deux derniers chapitres non écrits soient mieux connues grâce à la publication des notes et scénarios, pour que sa figure globale apparaisse. Une « bêtise » dédoublée et réitérée, jusqu’à cesser d’être bêtise, et être convertie en une sorte de science de la bêtise partagée, un courage, une audace, une souffrance, un « tourment » qui sont la passion de la connaissance, des méthodes qui toujours font défaut, contre une volonté pourtant sans faille, la rédaction par Bouvard et Pécuchet eux-mêmes du « Sottisier » de Flaubert, les chapitres 11 et 12 qui glissent vers la copie indistincte de tout, qui égalisent l’hétéroclite, et qui font passer les dix chapitres qu’ils bouclent et « résument » vers une sorte d’éternité apaisée : l’Odyssée de Bouvard et Pécuchet est étrange par la trouble complicité qu’elle institue avec ses lecteurs, avec son auteur, dans une sorte de joie comique violente, qui porte précisément sur ce à quoi nous n’échappons pas, la forme diversement instituée de l’humanité : « Pour bafouer les aspirations de l’humanité, Swift les attribua à des pygmées ou à des singes ; Flaubert à deux sujets grotesques. Il est évident que si l’histoire universelle est l’histoire de Bouvard et de Pécuchet, tout ce qui la compose est ridicule et caduc. » 39 39 Borges, « Défense de Bouvard et Pécuchet », Discussion, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 264.
