Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2009
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Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes
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2009
Anne Herschberg Pierrot
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes Anne Herschberg Pierrot Dans le fragment « J’aime, je n’aime pas » du Roland Barthes par Roland Barthes, Bouvard et Pécuchet figure parmi les préférences de l’écrivain : « J’aime […] Bouvard et Pécuchet » 1 . L’œuvre ultime de Flaubert est constamment présente dans les écrits de Roland Barthes, du Degré zéro de l’écriture à La Chambre claire - une présence que Shigehiko Hasumi note dans S/ Z comme un « centre invisible » 2 . Si Roland Barthes n’écrit pas de texte sur Bouvard et Pécuchet, il en fait un thème de séminaire au début des années 1970, et l’entretien qu’il accorde en janvier 1976 au Magazine littéraire lui est entièrement consacré 3 . L’œuvre de Flaubert est portée en mémoire, comme celle de Proust. Comme la Recherche, elle intéresse Roland Barthes par son contenu fictionnel et l’expérience d’écriture qu’elle représente, mais d’une façon cependant différente, qui n’est pas centrée de la même façon sur le tissage de l’œuvre et de la vie. Elle l’intéresse pour l’encyclopédie critique des langages et la problématique de l’énonciation de la bêtise. Dans les années 1960, parallèlement à l’essor du « Nouveau Roman », Bouvard et Pécuchet commence à surgir de l’oubli, même si l’œuvre reste une lecture de connaisseurs. Elle est nouvellement éditée par Alberto Cento (1964), qui la délivre de ses ajouts apocryphes 4 . Geneviève Bollème publie 1 Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 692. Les œuvres de Roland Barthes sont citées dans la nouvelle édition des Œuvres complètes en cinq volumes par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002 (OC I-V). 2 Voir Roland Barthes, « Pour la libération d’une pensée pluraliste » (entretien de 1972, paru en 1973), OC IV, p. 476. 3 Sur Roland Barthes et Bouvard et Pécuchet, voir Yvan Leclerc, « R.B. et B.P. : Barthes lecteur de Bouvard », dans La Spirale et le monument, Paris, SEDES, 1988, pp. 171- 177. Claude Coste est intervenu sur « Barthes/ Bouvard et Pécuchet » au colloque de l’université Paris X : « Bêtise et idiotie du XIX e et du XXI e siècle » (17-18 octobre 2008). 4 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento, Naples, Istituto universitario orientale ; Paris, Nizet, 1964. À la fin du roman, Caroline Commanville avait ajouté « comme autrefois » au verbe « copier », apparemment sur les épreuves de l’édition originale, ce qui changeait l’interprétation du roman : les bonshommes retournaient à leur métier de copiste au lieu de « se mettre » à ce nouveau travail de collation et de collage des citations. 34 Anne Herschberg Pierrot une édition du « second volume » (1966), après son anthologie de la correspondance, Préface à la vie d’écrivain (Seuil, 1963) qui a joué un grand rôle dans la lecture de Flaubert. La lecture de Bouvard et Pécuchet par Roland Barthes a contribué à changer le regard sur cette œuvre de Flaubert encore méconnue, malgré la « Défense de Bouvard et Pécuchet » de Jorge Luis Borges (Discussions, traduit en 1957), et la préface de Queneau (1947), reprise dans Bâtons, chiffres et lettres (1965), qui met en avant la dimension encyclopédique de cette odyssée moderne. Roland Barthes évoque Flaubert dès les années 1950. Mais les références à Bouvard et Pécuchet, et à ses personnages éponymes, très tôt présentes, prennent une place grandissante dans les années 1970. Cette réception est révélatrice d’un parcours personnel de lecture et d’écriture. « Œuvre limite », Bouvard et Pécuchet est un sujet de réflexion sur le texte qui devient un modèle d’expérimentation pour l’écriture du Roland Barthes par Roland Barthes et un emblème de la relation à sa propre bêtise. En même temps elle a renouvelé la critique de Bouvard et Pécuchet. La flaubertisation de l’écriture Dans Le Degré zéro de l’écriture (1954), les personnages Bouvard et Pécuchet sont cités incidemment aux côtés d’Emma Bovary et de Frédéric Moreau. Dans « L’écriture du roman », puis « L’artisanat du style », Roland Barthes commente la force de rupture de l’écriture flaubertienne, et son rapport à l’histoire d’après 1848. Flaubert invente un tragique de l’écriture lié à la lucidité de son rapport à la bêtise bourgeoise, qui, selon une métaphore que Roland Barthes applique par la suite au stéréotype et à la doxa, « poisse » à l’écrivain : Pour Flaubert, l’état bourgeois est un mal incurable qui poisse à l’écrivain, et qu’il ne peut traiter qu’en l’assumant dans la lucidité - ce qui est le propre d’un sentiment tragique. Cette Nécessité bourgeoise, qui appartient à Frédéric Moreau, à Emma Bovary, à Bouvard et Pécuchet, exige, du moment qu’on la subit de face, un art également porteur d’une nécessité, armé d’une Loi. Et d’autre part, ce code du travail littéraire, cette somme d’exercices relatifs au labeur de l’écriture soutiennent une sagesse, si l’on veut, et aussi une tristesse, une franchise, puisque l’art flaubertien s’avance en montrant son masque du doigt. (OC I, 210). Pour Roland Barthes, cette relation d’aliénation au langage différencie Flaubert de Maupassant : Flaubert vise « l’aliénation statique de son langage ». Chez Maupassant « c’est moins la bêtise que l’impuissance petite-bourgeoise qui est décrite » (OC I, 642) 5 . Le Degré zéro de l’écriture partage avec les Mytho- 5 « Maupassant et la physique du malheur », 1956. Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 35 logies la démystification du mythe, appliqué à la littérature. Dans Mythologies, Bouvard et Pécuchet devient un exemple privilégié de la réflexion. La bouvard-et-pécuchéïté Bouvard et Pécuchet réapparaissent dans une épigraphe au second degré : « Le goût, c’est le goût », qui commente avec ironie la mythologie « Racine est Racine » 6 . Dans « Le mythe aujourd’hui » (1956), Bouvard et Pécuchet devient l’exemple phare d’une démonstration sur le « mythe au second degré » qu’offre la littérature. « La rhétorique de Bouvard et Pécuchet » est mise à distance et devient la forme d’un système second dont le concept, selon un beau néologisme, est « la bouvard-et-pécuchéïté » ou leur inassouvissement des savoirs : La rhétorique de Bouvard et Pécuchet va devenir la forme du nouveau système ; le concept sera ici produit par Flaubert lui-même, par le regard de Flaubert sur le mythe que s’étaient construit Bouvard et Pécuchet : ce sera leur velléité constitutive, leur inassouvissement, l’alternance panique de leurs apprentissages, bref ce que je voudrais bien pouvoir appeler (mais je sens des foudres à l’horizon) : la bouvard-et-pécuchéïté. Le roman de Flaubert assure ainsi à la fois la collection et la reconstitution de discours qu’il démystifie à l’aide du discours indirect (discours indirect libre), que Roland Barthes nomme « forme subjonctive, parce que c’est de cette façon que le latin exprimait le ‹style ou discours indirect› ». Quant à la signification finale, c’est l’œuvre, c’est Bouvard et Pécuchet pour nous. Le pouvoir du second mythe, c’est de fonder le premier en naïveté regardée. Flaubert s’est livré à une véritable restauration archéologique d’une parole mythique : c’est le Viollet-le-Duc d’une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que Viollet-le-Duc, il a disposé dans sa reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient : ces ornements (qui sont la forme du second mythe) sont de l’ordre subjonctif : il y a une équivalence entre la restitution subjonctive des discours de Bouvard et Pécuchet, et leur velléitarisme. (OC I, 847-848). À une époque où la critique littéraire ne s’en préoccupe guère, Roland Barthes souligne ainsi très tôt l’importance du style indirect libre et de l’énonciation dans la relation de Bouvard et Pécuchet aux discours des savoirs, aux savoirs comme discours. Il met en valeur leur lien ambigu à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie, dont le Dictionnaire des idées reçues offre une caricature - en écho aux Mythologies : le Dictionnaire, qui devait faire partie de la « copie » 6 Voir Yvan Leclerc, op. cit., p. 171. 36 Anne Herschberg Pierrot des deux bonshommes, a pour cible l’opinion, vers la démystification de la culture de masse 7 . Les éternels copistes La copie est précisément l’emblème de Bouvard et Pécuchet. Copistes de métier, ils « inachèvent » leur parcours encyclopédique en « se mettant » à copier, non pas « comme autrefois », mais à neuf : renonçant à toute spéculation, ils optent pour le plaisir de l’élémentaire et pour la vengeance contre l’arrogance des livres précédemment lus. La copie des citations permet de souligner les absurdités et les contradictions, en se contentant de mettre en parallèle des morceaux des discours du siècle, déliés de leur contexte, et souvent contradictoires. Pour Roland Barthes, la copie de Bouvard et Pécuchet est à la fois le modèle du plaisir de la scription, le modèle du texte comme imitation et travail de langages, et la mise en scène d’une problématique de l’écriture de la doxa. Le séminaire de 1971-1972 a ainsi traité de l’idiolecte et du sociolecte, puis s’est porté sur Bouvard et Pécuchet, comme œuvre emblématique. Le compte rendu du séminaire évoque « une œuvre dans laquelle se trouvent mis en scène les principaux problèmes évoqués au cours de l’exposé (de la copie à l’oppression du langage endoxal) » (OC III, 986). Dans « Variations sur l’écriture » (1973), Roland Barthes oppose au déplaisir de l’apprentissage enfantin, le plaisir de la scription pure, de la « caresse graphique », qui est le fait d’une sagesse plus tardive. Là encore l’apprentissage des deux bonshommes est l’exemple qui vient à la plume pour illustrer le bonheur d’écriture : « pour le romancier - il est vrai qu’il s’agit de Flaubert - le bonheur de la pure copie ne se produit qu’au terme d’une longue initiation : c’est une sagesse suprême : la sagesse du corps qui ne donne aucun alibi de sens à son exercice. (OC IV, 299). Mais le texte flaubertien est aussi invoqué à l’appui d’une définition du texte comme tissu de langages, dès « La mort de l’auteur » (1968) : Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le 7 Voir l’entretien de Roland Barthes sur Mythologies et la culture de masse (1971) : « Mon intérêt (très ambivalent) pour la petite-bourgeoisie vient en effet de ce postulat (ou de cette hypothèse de travail) : qu’aujourd’hui la culture n’est presque plus ‹bourgeoise›, mais ‹petite-bourgeoise› ; ou du moins que la petite-bourgeoisie essaye actuellement d’élaborer sa propre culture, en dégradant la culture bourgeoise : la culture bourgeoise revient dans l’Histoire, mais comme farce (vous vous rappelez le schéma de Marx) ; cette ‹farce›, c’est la culture dite de masse ». (OC III, 1031). Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 37 « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles […] (OC III, 43-44). Ce modèle du texte pluriel habite S/ Z (1970) comme le contre-point de Balzac, face à la doxa. En contraste avec l’énonciation balzacienne des « codes culturels », qu’il estime - probablement trop vite - un « mélange écœurant d’opinions courantes, une nappe étouffante d’idées reçues », Roland Barthes souligne l’incertitude énonciative de Bouvard et Pécuchet, et sa problématisation du métalangage, « métalangage en sursis », seul moyen de « critiquer le stéréotype (de le vomir) sans recourir à un nouveau stéréotype : celui de l’ironie » et il ajoute : C’est peut-être ce qu’a fait Flaubert (on le dira une fois de plus), notamment dans Bouvard et Pécuchet, où les deux copieurs de codes scolaires sont eux-mêmes « représentés » dans un statut incertain, l’auteur n’usant d’aucun métalangage à leur égard (ou d’un métalangage en sursis). Le code culturel a en fait la même position que la bêtise : comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? (OC III, 291). La question fait écho à des propos de Flaubert dans sa Correspondance, que Roland Barthes connaît bien, du moins par l’anthologie de Geneviève Bollème. Flaubert écrit en effet à son ami Louis Bouilhet (lettre du 1 er août 1853) : « La bêtise n’est pas d’un côté et l’Esprit de l’autre. C’est comme le Vice et la Vertu. Malin qui les distingue. » Roland Barthes fait ainsi surgir la nouveauté de Bouvard et Pécuchet, déplaçant la problématique de la bêtise de la question du contenu vers celle de l’énonciation de l’opinion. Et il souligne aussi le caractère irréductible de ces langages qui nous traversent. Bouvard et Pécuchet est un « carrousel de langages imités », dit-il à Maurice Nadeau (1974) : L’un des romans les plus vertigineux de la littérature française parce qu’il condense vraiment toutes les problématiques, c’est le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, qui est un roman de la copie, l’emblème même de la copie étant d’ailleurs dans le roman, puisque Bouvard et Pécuchet sont des copistes, qu’à la fin du roman ils retournent à cette copie … et que tout le roman est une espèce de carrousel de langages imités. C’est le vertige même de la copie, du fait que les langages s’imitent toujours les uns les autres, qu’il n’y a pas de fond au langage, qu’il n’y a pas de fond original 38 Anne Herschberg Pierrot spontané au langage, que l’homme est perpétuellement traversé par des codes dont il n’atteint jamais le fond. (OC IV, 550-551). Dans « La division des langages » (1973), il reprend l’opposition avec Balzac pour mettre en valeur chez Flaubert, non plus seulement la « caricature des langages », encadrée par le discours narratif, mais la mimesis des « codes d’opinion courante » et l’impossibilité de situer l’énonciation flaubertienne : […] si l’on se réfère au livre le plus « profond » de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, la mimèsis est sans fond, sans butée : les langages culturels - langage des sciences, des techniques, des classes aussi : la bourgeoisie - sont cités (Flaubert ne les prend pas au comptant), mais […] l’auteur qui copie (contrairement à Balzac) reste en quelque sorte irrepérable, dans la mesure où Flaubert ne donne jamais à lire d’une façon certaine s’il se rend lui-même définitivement extérieur au discours qu’il « emprunte » : situation ambiguë qui rend un peu illusoire l’analyse sartrienne ou marxiste de la « bourgeoisie » de Flaubert ; car, si Flaubert, bourgeois, parle le langage de la bourgeoisie, on ne sait jamais à partir de quel lieu cette énonciation s’opère : un lieu critique ? Distant ? « Empoissé » ? À la vérité, le langage de Flaubert est utopique et c’est ce qui en fait la modernité […]. (OC IV, 350) Une encyclopédie de langages Barthes déplace encore autrement la problématique de la bêtise. Ce qui le fascine aussi dans Bouvard et Pécuchet, c’est le rapport à l’encyclopédie. Queneau, déjà était séduit par la dimension encyclopédique du roman, qu’il avait continuée dans Les Enfants du limon. Barthes est retenu par « l’encyclopédie en farce », selon l’expression de Flaubert, et la dérision des langages, et des formes d’intimidation de la doxa : Depuis la Renaissance, le savoir a été dominé par une liberté : celle de concevoir, d’accomplir et d’écrire des encyclopédies. Cependant, un livre de Flaubert marque le terme dérisoire de cette possibilité : Bouvard et Pécuchet est la farce définitive du savoir encyclopédique ; conformément à l’étymologie, les savoirs y tournent bien, mais sans s’arrêter ; la science a perdu son lest : plus de signifiés, Dieu, raison, Progrès, etc. Et alors le langage entre en scène, une autre Renaissance s’annonce : il y aura des encyclopédies du langage, toute une « mathesis » des formes, des figures, des inflexions, des interpellations, des intimidations, des dérisions, des citations, des jeux de mots (« Situation », Tel Quel, 1974, in Sollers écrivain, 1979, OC V, 617). L’encyclopédie des langages lui paraît supplanter la question de la bêtise. Ou, du moins, elle en est le médiateur : Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 39 L’encyclopédie y est prise comme une dérision, une farce. Mais cette farce s’accompagne, en sous-main, de quelque chose de très sérieux : aux encyclopédies de savoir succède une encyclopédie de langages. Ce que Flaubert enregistre et repère dans Bouvard et Pécuchet, ce sont des langages. (« La crise de la vérité », entretien, janvier 1976, OC IV, 997). Dans Bouvard et Pécuchet, mais aussi dans Madame Bovary, et encore davantage dans Salammbô, Flaubert apparaît comme un homme qui se bourre, littéralement, de langages. Mais de tous ces langages, finalement aucun ne prévaut, il n’y a pas de langage-maître, pas de langage qui en coiffe un autre. Aussi, je dirai que le livre chéri de Flaubert, ce n’est pas le roman, c’est le dictionnaire. Et ce qui est important dans le titre Dictionnaire des idées reçues, ce n’est pas « idées reçues », mais « dictionnaire ». C’est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre. Le grand livre implicite de Flaubert, c’est le dictionnaire phraséologique, le dictionnaire des phrases, comme on trouve par exemple dans les articles du Littré. (Ibid., OC IV, 997-998) Se retrouve la question de l’énonciation et du métalangage, qui fascine Roland Barthes dans ces années 1970, et qui hante l’écriture du Roland Barthes par Roland Barthes (1975). Écrire avec la doxa L’écriture de Bouvard et Pécuchet et du Dictionnaire des idées reçues représente pour Roland Barthes un modèle citationnel où l’énonciateur se fond sans cesse dans la doxa. Le roman, comme le Dictionnaire, installent le scripteur au milieu de l’opinion sans effet d’extériorité. Et de Flaubert, on l’a vu, Roland Barthes retient l’idée qu’on ne peut opposer au stéréotype qu’une opinion immédiatement susceptible de « s’empoisser ». On ne peut avoir le dernier mot. Il faut au contraire composer avec sa propre bêtise, jouer, et se déplacer. L’écrivain s’en explique dans « Roland Barthes écrit un livre sur … Roland Barthes » (1975) : Il s’agit en somme d’une sorte de roman de l’intellect. Ce roman est-il « vrai » ? Ce que je dis là est-ce vraiment ce que je pense ? Quel est ce « je » qui pense cela ? Une image ? On le sait, l’imaginaire, c’est la méconnaissance de ces deux puissances nouvelles qu’on appelle l’inconscient et l’idéologie ; mon livre, dans un sens, est « bête » : il le sait mais ne le dit pas : c’est un peu comme si j’étais mon propre Bouvard et Pécuchet. (OC IV, 876) L’écriture du Roland Barthes par Roland Barthes - le déport énonciatif, l’échelonnement des degrés (la « bathmologie »), la réflexion en miroir - proviennent de cette réflexion sur la bêtise issue de Flaubert. De même, la forme 40 Anne Herschberg Pierrot du dictionnaire, l’ordre alphabétique, qui organise le livre, sert à contrer le « risque d’infatuation » lié à toute entreprise d’autoportrait. Roland Barthes a réfléchi sur la forme du dictionnaire, après avoir élaboré un index thématique de ses propres écrits 8 . Fragments d’un discours amoureux exprime aussi la conscience du stéréotype amoureux et montre la présence familière de Bouvard et Pécuchet 9 . La scène amoureuse est illustrée par deux moments du roman : la rencontre amoureuse de Bouvard et Pécuchet, et, en contraste, la description de l’accouplement des paons (citée aussi dans Le Plaisir du texte). Mais la référence au roman de Flaubert vient aussi qualifier la répétition du discours amoureux comme une encyclopédie : Le discursus amoureux n’est pas dialectique ; il tourne comme un calendrier perpétuel, une encyclopédie de la culture affective (dans l’amoureux, quelque chose de Bouvard et Pécuchet). » (OC V, 32) Le séminaire qui précède le livre, Le Discours amoureux, revient explicitement sur la thématique de la bêtise et du métalangage et sur la relation à l’expression de sa propre bêtise : Même problème que dans le Roland Barthes par Roland Barthes (livre écrit au premier degré, mais pour être lu au second degré : risque énorme) : dire des choses bêtes en le sachant, mais sans le dire, sans guillemets. Ceci est la transgression même du métalangage. (éd. cit., p. 357-358) Vertige de Bouvard et Pécuchet L’adjectif « vertigineux » qualifie l’œuvre de Flaubert de façon récurrente : vertige de la copie, œuvre-limite, Bouvard et Pécuchet n’est pas seulement l’emblème d’une problématique de la bêtise, mais celui d’une relation sans fond aux langages. Le vertige provient de l’illimité et de la folie. Flaubert, parlant du Dictionnaire voulait que le lecteur ne « sache pas si on se fout de lui, oui ou non » mais décrivait aussi son roman comme une œuvre destinée 8 Au cours du séminaire qui a précédé la rédaction de son livre, il a même constitué les éléments d’un « glossaire » ou d’un lexique d’auteur. La fascination pour l’encyclopédie l’a aussi conduit dans ses brouillons à constituer un réseau encyclopédique de ses fragments. Voir l’édition du séminaire de Roland Barthes de 1973-1974 à l’École Pratique des Hautes Études, Pour un lexique d’auteur, à paraître, Seuil, 2010. 9 Sur le lieu commun amoureux du hasard dans Bouvard et Pécuchet, voir aussi Le Discours amoureux, séminaire à l’École Pratique des Hautes Études (1974-1976), édition par Claude Coste, Paris, Seuil, 2007, p. 176. Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 41 à rendre fou son lecteur. Roland Barthes s’est attaché à cette folie. Il remarque la folie du méticuleux, celle de l’obsessionnalité encyclopédique, qu’il partage, et qui donne au texte de Flaubert, une dimension surréaliste avant la lettre. Commentant les planches de l’Encyclopédie, il écrit : « c’est à force de didactisme que naît ici une sorte de surréalisme éperdu (phénomène que l’on retrouve sur un mode ambigu dans la troublante encyclopédie de Flaubert, Bouvard et Pécuchet) » (OC IV, 53.). De même, la précision lexicographique de la description dans le roman confine à un hyperréalisme : Je lis dans Bouvard et Pécuchet cette phrase, qui me fait plaisir : « Des nappes, des draps, des serviettes pendaient verticalement, attachés par des fiches de bois à des cordes tendues. » Je goûte ici un excès de précision, une sorte d’exactitude maniaque du langage, une folie de description (que l’on retrouve dans les textes de Robbe-Grillet). (OC IV, 234) Mais Roland Barthes assigne aussi la folie du roman, et le malaise qu’il engendre chez certains lecteurs comme Sartre, à l’absence d’adresse des discours : Le psychotique, quand il parle, ne s’adresse pas et c’est pourquoi Bouvard et Pécuchet, sous un habillage tout à fait traditionnel, est un livre fou, au sens propre du terme. Dans le même ordre d’idées, ce qui frappe dans Bouvard et Pécuchet, c’est la perte du don […] C’est un monde sans dépense, sans écho, mat. L’art de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, est un art elliptique, donc en cela classique, mais où l’ellipse ne recouvre jamais aucun sous-entendu. Des ellipses sans reste. (« La crise de la vérité », 1976, OC IV, 999). L’ellipse, le discours troué, définit pour Roland Barthes l’écriture flaubertienne - et sa folie : C’est une œuvre pluralisée pour moi et qui me vient sans que je l’appelle, c’est l’intertexte direct et frappant. C’est la coupe des phrases, les trous entre les paragraphes, un comique aussi, un certain comique, enfin ce qu’il appelait, lui, le comique qui ne fait pas rire, donc des catégories tout à fait d’avant-garde d’ailleurs […]. L’écriture flaubertienne, à mon avis […] c’est une écriture qui est en réalité parfaitement lisible, puisque Flaubert est un écrivain tout à fait classique, on le lit très facilement. Mais, en sous-main, c’est une écriture qui est à la limite du lisible, aussi à la limite un peu d’une certaine folie du langage. (OC IV, 477.) Il rejoint ainsi le jugement du Plaisir du texte : « ce discours très lisible est en sous-main l’un des plus fous qu’on puisse imaginer : toute la petite monnaie logique est dans les interstices » (OC IV, 223.) 42 Anne Herschberg Pierrot Parmi les œuvres de Flaubert, Bouvard et Pécuchet est bien « l’intertexte » de Roland Barthes qui lui vient sans cesse à l’esprit. À une époque où l’œuvre est encore très méconnue, Roland Barthes transforme de manière décisive son image, en en faisant un texte d’avant-garde, l’emblème d’une relation contemporaine aux langages de la doxa. Du Degré zéro à Mythologies, l’œuvre est invoquée dans la démystification de la parole petite-bourgeoise. De S/ Z au Plaisir du texte et au Roland Barthes, elle apparaît ensuite de plus en plus comme un modèle d’énonciation ambiguë, qui permet de prendre en compte la relation à sa propre bêtise. Roland Barthes déplace ainsi la problématique flaubertienne de la bêtise en insistant sur la dimension énonciative et le rapport à l’encyclopédie des langages. Il souligne aussi la folie de l’entreprise encyclopédique comme une dimension fondamentale de l’œuvre qui implique le lecteur, sans pour autant laisser de côté le comique du roman, ce « comique qui ne fait pas rire ». La lecture de Roland Barthes est aussi une appropriation du roman et une relation personnelle aux bonshommes. A la question qu’on pose souvent : sont-ils vraiment ridicules ? il répond dans La Chambre claire en reprenant leur quête à son propre compte : « Flaubert se moquait (mais se moquait-il vraiment ? ) de Bouvard et Pécuchet s’interrogeant sur le ciel, les étoiles, le temps, la vie, l’infini, etc. C’est ce genre de questions que me pose la Photographie : questions qui relèvent d’une métaphysique ‘bête’, ou simple (ce sont les réponses qui sont compliquées) : probablement la vraie métaphysique ». (OC V, 856).
