Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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« Un firmament d’yeux qui nous regardent »
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2009
Susi Pietri
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert Susi Pietri « J’aime Conrad parce qu’il navigue sur les abîmes sans s’y enfoncer. J’aime Manzoni parce que je le détestais il n’y a pas longtemps. J’aime Flaubert parce que, après lui, on ne peut plus écrire comme lui 1 ». Flaubert est la figure emblématique, dans les écrits théoriques de Calvino, d’un absolu de l’invention formelle, de la capacité d’autonomie donnée à la définition de la prose narrative - prose « à mémoriser mot par mot, comme si c’était un poème en vers 2 », prose qui impose d’elle-même sa propre loi esthétique, ou « littérature pure » convertie en singularité stylistique 3 . L’ambivalence de la négation, néanmoins, qui frappe d’interdit la sphère de l’écriture (« après Flaubert, on ne peut plus écrire comme lui ») investit la dimension aussi de la lecture. Lire Flaubert est à la fois « l’inventer de nouveau » et aborder les deux questions strictement liées du « lisible » et du « scriptible » flaubertiens - « comment lire » Flaubert, « comment écrire », après lui 4 . Calvino cependant 1 I. Calvino, « Risposte a 9 domande sul romanzo [« Réponses à neuf questions sur le roman »] » (1959), dans : I. Calvino, Saggi 1945-1985 (M. Barenghi éd.), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1995, t. I, p. 1529 (dorénavant S, suivi par l’indication des pages) ; réponses à l’enquête de la revue Nuovi argomenti, n° 38-39, mai-août 1959, pp. 6-12 ; Calvino - qui, en 1959, est déjà l’auteur de Le Sentier des nids d’araignée, Le Corbeau vient en dernier, Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché - y essaye, entre autres, de dépasser la notion critique, trop simplifiée et schématique, de « crise du roman » (proposée par les responsables de l’enquête) et choisit d’interroger le roman contemporain en tant que « roman de la pluri-lisibilité », projeté sur l’enjeu essentiel « des représentations du monde à travers des approximations pluridimensionnelles et composites » (ibidem, p. 1525). 2 I. Calvino, « Carlo Collodi, Pinocchio », S, I, p. 803 ; article publié dans la Repubblica, 19-20 avril 1981, pour le centenaire du roman Pinocchio ; la lecture de Calvino, ironique et provocatrice, invite à l’envisager comme « un des plus grands livres de la littérature italienne » et, pour souligner les qualités formelles de son écriture et de son « orfèvrerie stylistique » (ibidem, p. 801), évoque l’exemple magistral, justement, de Flaubert. 3 I. Calvino, « Roberto Calasso, La rovina di Kasch », S, I, p. 1020 ; compte rendu du texte de Calasso publié dans la revue Panorama Mese, en septembre 1983. 4 Voir les références au « modèle flaubertien », toujours problématiques et dubitatives, dans les essais : I. Calvino, « Lettera a Pratolini su Metello » (1956), « La ragazza 44 Susi Pietri se refuse à la confrontation directe dans la plupart de ses essais. Il choisit, en principe, le chemin tortueux et complexe de l’interrogation indirecte, questionnant les interprétations flaubertiennes que d’autres (écrivains, philosophes, critiques) ont produites : relectures contre relectures, ou, le plus souvent, lectures créatrices, reconfigurations inédites. Discours critique et réinvention esthétique se relancent dans une inquiète « recherche de Flaubert » à travers les traces, les réécritures, les mouvements réflexifs des œuvres travaillées par la mémoire de l’œuvre flaubertienne. Se multiplient en même temps les évocations d’écrivains dits « flaubertiens » - un cortège éblouissant d’« élèves » encerclant la figure inaccessible du Maître. Disciples historiques, à commencer, naturellement, par Maupassant 5 . Descendants lointains et indisciplinés, comme Queneau et Perec 6 . Héritiers hétérodoxes, parfois imprévisibles : Henry James ou Joseph Conrad, aux prises avec « la perfection exquise du style flaubertien », et même R.L. Stevenson, « qui a lu son Flaubert et en a tiré surtout une leçon, celle de l’exactitude et de l’économie formelles 7 ». di Bube di Carlo Cassola » (1960), « Fruttero & Lucentini, Il palio delle contrade morte » (1983), S, I, p. 1243, p. 1028, pp. 1065-1066. 5 I. Calvino, « Cento anni di Maupassant » (1950), S, I, pp. 873-874 ; « Guy de Maupassant, Pierre et Jean » (1971), ibidem, I, p. 876 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro dans : Défis aux labyrinthes. Textes et lectures critiques (M. Fusco éd.), Paris, Seuil, 2003, t. II, p. 284 (dorénavant D, suivi par l’indication des pages) ; il est à remarquer que Calvino définit plusieurs fois Maupassant - « élève » du « Maître » Gustave Flaubert - comme un « frère », un « ami très proche », un « contemporain » (ibidem, p. 871, p. 872) ; surtout, lorsqu’il décrit et commente les exhortations au travail (et même les « réprimandes ») que Flaubert adressait au « disciple », le jeune Calvino s’identifie explicitement avec Maupassant (ibidem, p. 874). 6 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau » (1981) ; « Ricordo di Georges Perec » (1982) ; « Perec, La vita istruzioni per l’uso », (1984), S, I, pp. 1421 et suiv., pp. 1388- 1389, pp. 1398 et suiv ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « La philosophie de Raymond Queneau », « Souvenir de Georges Perec », « Perec et le saut du cavalier », D, II, pp. 392 et suiv., p. 456, pp. 445 et suiv. Queneau et Perec, amis personnels et interlocuteurs intellectuels de Calvino (voir : M. Fusco, « Italo Calvino entre Queneau et l’Ou.Li.Po », dans : Italo Calvino, actes du Colloque international de Florence, 26-28 février 1987, G. Falaschi éd., Milano, Garzanti, 1988, pp. 297-304 ; G. Teissier, « Italo Calvino et la France, ou un Italien à Paris », Letterature di frontiera, II, 1992, 1, pp. 197-213 ; J. Labarthe-Poste, « Flaubert et Calvino - roman encyclopédique et intertextualité inédite », dans : Littérature et nation, n° 22, « Réceptions créatrices de l’œuvre de Flaubert », sous la direction de Ph. Chardin, 2000, pp. 149-175), à partir des années Soixante-dix ont joué un rôle décisif pour ses « relectures flaubertiennes », qu’on va essayer d’éclaircir au sujet, du moins, de la question de « l’œuvre encyclopédique ». 7 I. Calvino, lettre à François Wahl, 22 juillet 1958, dans : Lettere 1940-1985 (L. Baranelli éd., introduction de C. Milanini), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 2000, p. 553 ; « Joseph Conrad scrittore poeta e uomo di mare », S, I, pp. 811-812 (article publié dans L’Unità, le 6 août 1949) ; « I capitani di Conrad », S, I, p. 814 ; « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 45 Presque toujours, donc, Calvino lit Flaubert « par quelqu’un d’autre », mobilisant des lectures de « médiation », de « transition », de « passage » - lectures-miroir, dont l’effet est la démultiplication des perspectives et des regards réflexifs, ainsi que lectures-écran, où dissimuler l’urgence de l’interrogation, équilibrer la fascination et la mise à distance, projeter des instances d’identification ou de rejet. Sous le signe de l’« indirect », la relation que Calvino entretient avec Flaubert est complexe, difficile, problématique 8 . D’autant plus qu’elle s’inscrit à travers une suite d’observations et notes fragmentaires, esquissant des lectures différentes « dans une succession qui n’implique pas un rapport causal ou hiérarchique, mais un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées et plurielles 9 » : une constellation de « figures flaubertiennes » à reconstruire, comme le dessin impalpable, mais rigoureux, des lignes et des images dans Les Villes invisibles. Trois figures centrales de ce dessin à retrouver nous retiendront : les rapports de Flaubert à l’invisible de la « vision », à l’inconnaissable du « savoir » et à l’innommable de l’« autre ». Flaubert et l’invisible Il existe une histoire de la ‹visibilité› romanesque - du roman comme art de faire voir les personnes et les choses - qui coïncide avec certains moments de l’histoire du roman, mais non pas avec tous. De Mme de La Fayette à Benjamin Constant, le roman explore l’âme humaine avec une acuité prodigieuse, mais les pages sont comme des persiennes closes qui ne laissent rien voir. La ‹visibilité› romanesque débute avec Stendhal et Balzac et atteint avec Flaubert le rapport parfait entre parole et image (la plus grande économie avec le plus grand rendement). La crise de la « visibilité » romanesque commencera un demi-siècle plus tard, parallèlement à l’avènement du cinéma 10 . tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Les capitaines de Conrad », D, II, p. 306 (article publié dans L’Unità, le 6 août 1954) ; « L’isola del tesoro ha il suo segreto », S, I, p. 968 (article publié dans L’Unità, le 1 er avril 1955). Conrad et Stevenson, en particulier, figurent parmi les auteurs favoris de Calvino, « depuis toujours » (ibidem, p. 815). 8 Voir : C. Milanini, « Il castigatore più amaro : Flaubert negli scritti di Calvino », dans : Le letture/ la lettura di Flaubert (L. Nissim éd.), Quaderni di ACME, 42, Milano, Cisalpino, Istituto Editoriale Universitario, 2000, p. 425. 9 I. Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millennio, Milano, Garzanti, 1988, S, I, pp. 689-690 ; tr. fr. par Y. Hersant : Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire, D, II, p. 65. 10 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes » (1980), S, I, pp. 850-851 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro, D, II, pp. 280-281 ; on reviendra ensuite sur cette importante préface, et sur la place qu’elle occupe dans les lectures flaubertiennes de Calvino. 46 Susi Pietri La visibilité flaubertienne est pour Calvino « nécessité interne 11 » du visuel rejouée matériellement dans le style, une sorte de paradigme de l’icasticità 12 cristallisée par une forme incisive, mémorable, autosuffisante. L’« infime » flaubertien, même le détail le plus prosaïque, est admirablement rendu disponible pour l’œil, pour l’appréhension du regard, à travers la qualité étonnante de sa présence, l’éclat qui coïncide avec sa propre plénitude par force autonome d’évidence visuelle - « dans la confiance de toucher par là le fond de la réalité 13 ». C’est pourtant la recherche de l’invisible qui inquiète Calvino. Il creuse l’espace du surgissement de la « chose » (sa prétention à être l’apparition incandescente d’une « chose précise », que l’œil parcourt dans son extrême netteté) d’une profondeur supplémentaire, qui investit également la « vision » et le « détail » flaubertiens. L’invisible de la « vision », ou visibilité, flaubertienne, est abordé dans « Les niveaux de réalité en littérature », texte capital de la poétique de Calvino sur les stratifications de la réflexivité, de l’auteur empirique et de ses masques ou projections narratives 14 . Flaubert, en ce sens, est évoqué comme un « cas exemplaire ». Pour commencer, les pôles opposés de la restriction la plus rigoureuse et de l’extension infinie cohabitent dans la « perspective », à chaque fois spécifique, singulière, qu’il se donne pour configurer ses univers narratifs. « Le Gustave Flaubert auteur de Madame Bovary exclut le langage et les visions du Gustave Flaubert auteur de La Tentation de saint Antoine ou de Salammbô, opère une rigoureuse réduction de son monde intérieur à cette somme de données qui constitue le monde de Madame Bovary 15 ». Mais, à l’inverse : « le Gustave Flaubert qui n’existe qu’en relation avec le manuscrit de Madame Bovary participe d’une existence beaucoup plus compacte et définie que le Gustave Flaubert qui, tandis qu’il écrit Madame Bovary, sait qu’il est aussi l’auteur de la Tentation et qu’il sera celui de Salammbô, sait qu’il oscille continuellement entre un univers et l’autre, sait qu’en dernière 11 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, p. 679 ; tr. fr. citée : D, II, p. 55. 12 En italien, la qualité saillante et la netteté de la représentation par des images. 13 I. Calvino, « Natalia Ginzburg o le possibilità del romanzo borghese » (1961), S, I, p. 1090 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Natalia Ginzburg ou les possibilités du roman bourgeois », D, II, p. 425 ; présentation du livre de N. Ginzburg Le voci della sera (Les voix du soir) pour le prix littéraire « Strega », le 23 juin 1961 ; publiée ensuite dans L’Europa letteraria, II, n° 9-10, juin-août 1961, pp. 132-138. La comparaison avec la « visibilité » chez Flaubert s’inscrit a contrario : le « détail », chez Ginzburg, ressortit d’une description « méticuleuse et anxieuse », « croyant encore à la possibilité de soustraire quelque chose de solide au vent de l’inexistence … » (ibidem, p. 1090). 14 I. Calvino, « I livelli della realtà in letteratura » (1978), S, I, pp. 381-398 ; tr. fr. par M. Orcel : « Les niveaux de la réalité en littérature », D, I, pp. 337-350. 15 Ibidem, p. 390 ; tr. fr. citée : p. 344. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 47 instance tous ces univers s’unifient et se dissolvent dans son esprit 16 ». Le regard et le point de vue flaubertiens sont alors le champ de manifestation d’un processus, toujours en acte, de dédoublement et démultiplication de celui qui à la fois « voit » et « écrit ». Toute chose, chez Flaubert, devient « visible », mais à travers un prisme invisible de projections, réflexions, visions plurielles : Le Gustave Flaubert auteur des œuvres complètes de Gustave Flaubert projette hors de soi le Gustave Flaubert auteur de Madame Bovary, qui projette hors de soi le personnage d’une bourgeoise de Rouen, Emma Bovary, laquelle projette hors de soi l’Emma Bovary qu’elle rêve d’être 17 . La multiplicité des moi et des conditions visuelles répond d’ailleurs à une dynamique de la réversibilité - elle se ‹rétro-réfléchit›, dit Calvino, dans un réseau circulaire de regards et visions à double mouvement qui « se donnent forme réciproquement », créant un entrelacement perspectif d’une complexité infinie : Chaque élément projeté réagit à son tour sur l’élément projetant, le transforme et le conditionne, si bien que les signes de relation doivent fonctionner dans les deux sens […] Il ne nous reste plus qu’à relier le dernier terme au premier, c’est-à-dire à établir la circularité de toute cette dynamique de la projection. C’est Flaubert lui-même qui nous a donné une précise indication dans ce sens, par la fameuse déclaration : ‹Madame Bovary c’est moi› 18 ». Même l’apparition narrative des « choses » appartient à cette esthétique de la complexité - en particulier dans « Exactitude », la troisième des Leçons américaines (le cycle des Norton Lectures que Calvino aurait dû tenir à l’Université de Harvard entre 1985 et 1986 : le compendium de trente ans d’écriture essayistique et, en même temps, une sorte d’introduction posthume à ses propres œuvres, aux inquiétudes de ses auteurs et de ses lectures privilégiées). D’après la Leçon le détail flaubertien, ce modèle indépassable d’« exactitude », de délimitation et tournure formelle, renvoie néanmoins au champ invisible de l’immensité dont il se détache, recherchant sa forme, sa consistance même, dans la double sphère de « l’attraction et la répulsion pour l’infini 19 ». Au juste, « j’éclairerais volontiers le mot de Flaubert, ‹le bon Dieu est dans le détail›, par la philosophie de Giordano Bruno … 20 ». 16 Ibidem ; tr. fr. citée : pp. 344-345. 17 Ibidem ; tr. fr. citée : p. 345. 18 Ibidem, p. 391 ; tr. fr. citée : p. 345. 19 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, p. 686 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 20 Ibidem, p. 687 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 48 Susi Pietri Flaubert par Giordano Bruno : cette « lecture de médiation », tout insolite qu’elle puisse paraître, se déploie avec élégance et légèreté dans l’essai de Calvino. L’idée de l’infini, dans la cosmologie de Bruno, tient à la théorie d’un univers ouvert et omni-centrique où des systèmes multiples peuvent graviter autour d’un système central, ou « principe infini de la vie qui est Dieu », de sorte que « d’un moteur universel infini, dans un espace infini, un mouvement universel infini se répand, qui engendre des mouvements infinis et des moteurs infinis, dont chacun est fini quant à la masse et à l’efficacité 21 ». Le principe dynamique de ce panthéisme moniste investit - partout et à tout moment, dans sa totalité et dans son développement sans bornes - la pluralité des mondes ainsi que chaque monde singulier, ou, comme le résume nonchalamment Calvino : … Giordano Bruno, le grand cosmologue visionnaire : l’univers lui apparaît infini et composé d’innombrables mondes, mais il ne peut le dire ‹totalement infini›, parce qu’est fini chacun de ces mondes ; le ‹totalement infini› c’est Dieu, ‹parce que dans le monde entier il est présent entièrement, et dans chacune de ses parties infiniment et totalement› 22 . Le Dieu de Flaubert, ou ce « Dieu » que serait Flaubert lui-même, nulle part et partout dans son œuvre, représente ainsi pour Calvino le principe d’infinitude qui ouvre tout élément « distinct » à la participation de l’infini dans et par la finitude. C’est « le vertige du détail du détail du détail », où s’accouplent « l’aspiration dans l’infinitésimal » et « la dispersion dans l’infiniment vaste 23 ». Ou bien, c’est la manifestation sensible, inscrite dans la substance même de l’écriture, de la virtualité de « renverser l’extension de l’infini dans la densité de l’infinitésimal » (mais nous sommes déjà, ici, dans l’espace de « rétroaction de la lecture » ouvert par Borges, autre « lecteur de transition » idéal de Flaubert 24 ). Avec Bruno et Borges pour complices, l’intensité de présence du détail flaubertien se charge invisiblement d’un immense halo d’inconnu et de « potentiel 25 ». Chez « ce » Flaubert de Calvino, tout regard ordinaire porté sur l’éphémère, le banal, le commun, est en même temps « regard cosmique », arrêté un instant dans le passage d’un mince trait distinctif. 21 G. Bruno, De l’infinito universo e mondi (1584), dans : Opere, N. Ordine éd., Torino, UTET, 2002 ; tr. fr. par J.-P. Cavaillé : De l’infini, de l’univers et des mondes, dans : Œuvres complètes, t. IV, texte établi par G. Aquilecchia, notes de J. Seidengart, Paris, Les Belles lettres, 1995. 22 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, p. 687 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 23 Ibidem, p. 687 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 24 Ibidem. 25 Ibidem, pp. 706-707 ; en particulier, dans les Leçons la cosmologie de Bruno est censée être, par excellence, « le monde de la multiplicité potentielle ». « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 49 Flaubert et l’inconnaissable Le chapitre de Blumenberg 26 le plus étroitement lié à mon sujet est dédié à Mallarmé et à Flaubert. […] je trouve fascinant de penser que Flaubert, après avoir écrit à Louise Colet : ‹Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien›, ait consacré les dix dernières années de sa vie au roman le plus encyclopédique qui a jamais été écrit, Bouvard et Pécuchet. […] Les deux Don Quichotte du scientisme ne connaissent rien d’autre, dans leur pathétique et hilarante traversée du savoir universel, qu’une série de naufrages 27 . On est encore dans les Leçons américaines, mais il s’agit, cette fois, de la conférence consacrée à la « Multiplicité », à une idée de littérature « en tant qu’encyclopédie, en tant que moyen de connaissance, et surtout en tant que réseau reliant les faits, les personnes et les choses du monde 28 » - une idée-limite, en d’autres termes, de l’utopie littéraire du dernier Calvino. Dans ce contexte, l’écriture flaubertienne devient l’espace paradoxal d’une « encyclopédisation de l’œuvre sans encyclopédie » : sans qu’aucun savoir, représentation, tension épistémique puissent se constituer et résister un seul instant à la décomposition qui, soudain, subtilement, les atteint. Cependant, si Calvino dessine plusieurs figures de l’« inconnaissable » flaubertien, il les double de contre-figures ambivalentes qui les déplacent et les remettent en cause - toujours « en miroir », toujours relisant des relectures d’autrui, par rétroaction et parfois même par « anticipation » de la lecture, comme le montrent les trois « re-créations exemplaires » que nous allons suivre. Flaubert par Cervantès. Calvino propose cette transition de lecture, ou cette « anticipation esthétique », essayant d’esquisser une sorte de généalogie idéale dans la macro-histoire du roman. Flaubert y figure comme l’héritier le plus exemplaire de Cervantès à travers la représentation d’un double passage capital, de l’Encyclopédie à l’atomisation des savoirs, et de la Bibliothèque à la dérive dérisoire des clichés de lecture. « Depuis lors, l’obsolescence d’une bibliothèque deviendra un grand thème narratif. Je ne pense pas à notre Don Ferrante 29 , qui n’est qu’une simple reproduction de Don Quichotte, mais bien à Mme Bovary, pour l’obsolescence de la littérature romantique, et à Bouvard et Pécuchet, pour l’encyclopédisme scientiste 30 ». 26 H. Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Frankfurt, Suhrkamp, 1981, tr. it. par B. Argenton : La leggibilità del mondo, Bologna, Il Mulino, 1984, pp. 297-320 (tr. fr. par P. Rusch et D. Trierweiler, La Lisibilité du monde, Paris, Éd. du Cerf, 2007). 27 I. Calvino, Leçons américaines, S, I, pp. 723-724 ; tr. fr. citée : D, II, p. 96. 28 Ibidem, p. 717 ; tr. fr. citée : D, II, p. 90. 29 Personnage des Fiancés d’Alessandro Manzoni. 30 I. Calvino, lettre à Paolo Valesio, 16 décembre 1971, Lettere, édition citée, p. 1137. 50 Susi Pietri « Dégradation », « obsolescence », plus loin « affolement des niveaux linguistiques » et « système de destitution de la raison 31 » : les figures du savoir flaubertiennes se construisent les unes contres les autres, se juxtaposent, prolifèrent dans une existence éphémère pour être aussitôt rendues à l’ombre de leur inconsistance, de leur défaillance. Mais par le même mouvement de dissolution qui emporte pensées, représentations, bibliothèques, se laisse lire, au miroir de Calvino, la tension proprement éthique et spéculative de ces épiphanies intempestives du connaissable. Traverser également les savoirs périmés ou en cours de transformation, le « déjà su » ou le « déjà lu », est une manière de les re-inventer, ou encore, comme écrit Calvino, de les « mettre à l’épreuve », à travers les oppositions et les dénivellements qui les constituent en même temps que se constitue l’espace langagier de l’œuvre. L’« encyclopédisme » devient alors « critique de la culture », pensée activement critique de la pluralité conflictuelle des langages : On ne peut définir Quichotte que par son opposition à Sancho Panza. Il y a une folie inhérente à la culture, avec ses apories et ses diachronies, et il y a une simplicitas inhérente à un niveau linguistique très bas, avec ses ruses et ses revanches. Du reste, même la culture démocratique et progressiste du pharmacien Homais n’est pour Flaubert que du folklore ; mais, justement, le sens du roman réside dans l’opposition entre les niveaux linguistiques différents et multiples du lore 32 bourgeois, et Flaubert inaugure par là la critique de la culture de masse dans la civilisation industrielle 33 . Ces pages de 1971 marquent aussi le dépassement définitif d’un subtil « malaise intellectuel » concernant Flaubert que Calvino avouait vers la fin des années Cinquante, dans le cadre des querelles sur le roman italien contemporain : les notes polémiques autour du « néo-flaubertisme maniériste », « tirant des effets d’effroi métaphysique d’une photographie minutieuse de la province, avec la mélancolie et la déception du présent 34 … ». L’insolite Flaubert de 1971, conçu en « analyste-critique » de la culture et des langages, est pour Calvino l’antidote contre les malentendus mimétiques du « flaubertisme de convention ». Flaubert par Queneau. Calvino relit Queneau qui relit Flaubert dans l’essai « La philosophie de Raymond Queneau 35 » et dans les Leçons américaines. 31 Ibidem, p. 1137, p.1138. 32 Le savoir traditionnel, la tradition culturelle bourgeoise. 33 Ibidem, p. 1137. 34 I. Calvino, lettre à François Whal, 22 juillet 1958, dans : Lettere, édition citée, p. 553 ; lettre à Pietro Citati, 21 octobre 1959, ibidem, p. 611. 35 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », D, II, pp. 1410-1430 ; tr. fr. citée : « La philosophie de Raymond Queneau », D, II, pp. 383-400 ; l’essai, écrit en 1981 pour introduire l’édition, chez Einaudi, de Bâtons, chiffres et lettres, est un des « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 51 Trois « Bouvard et Pécuchet » distincts - l’œuvre de Flaubert, l’œuvre lue par Queneau 36 , l’œuvre lue et relue par Calvino - sont mis en perspective, par une trame subtile de reprises, répliques, identifications, détournements réflexifs. Un complexe dialogue à distance s’ouvre alors entre trois virtuosi de la tentation encyclopédique - mais sur le fond commun « d’un radical pessimisme gnoséologique 37 ». Les points essentiels, « du côté calvinien » : - Queneau transforme les pérégrinations encyclopédiques des deux « bonshommes » en une leçon sophistiquée de scepticisme antidogmatique, ou de « l’absence de système employée en système ». Calvino, à son tour, les relit comme des exercices surréels et pourtant rigoureux de cynisme expérimental et d’anarchisme méthodologique 38 . - Queneau s’amuse à interroger, chez Flaubert, les ressources épistémiques imprévues de la prolifération des théories, ou des coïncidences « fortuites » entre théories infalsifiables, théories jamais falsifiées définitivement, théories conventionnelles, théories infondées et cependant efficaces et performatives 39 . Calvino « répond » questionnant (en même temps chez Flaubert et chez Queneau) les processus d’intellection inédits qu’ouvre la « circularité des savoirs », par la recherche de logiques et cohérences même dans les constructions les plus paradoxales, ou par le bricotextes différents consacrés à Queneau, « ami » et « collègue » de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) auquel Calvino participe, sur l’invitation de Queneau lui-même, à partir de novembre 1972. Voir aussi le compte rendu de la traduction italienne, chez Einaudi, de Pierrot mon ami : « Raymond Queneau, Pierrot amico mio », publié dans L’Unità le 1 er juin 1947 (S, I, pp. 1408-1409) ; et le compte rendu de la réédition, toujours chez Einaudi, de Les Fleurs bleues, traduit en italien par Calvino en 1967 : « Queneau e I fiori blu », publié dans la Repubblica le 25 février 1984 (S, I, pp. 1431-1435 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Raymond Queneau, Les Fleurs bleues », D, II, pp. 401-404). Peu avant sa mort, Calvino travaillait aussi à la traduction italienne de Le Chant du styrène. 36 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », dans : Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard (1947), 1965, pp. 97-124 (sur le rôle décisif joué par l’essai de Queneau dans les relectures flaubertiennes de Calvino - en particulier pour l’exploration du rapport de l’écriture à la science et à l’encyclopédie - voir l’article cité de J. Labarthe-Poste, « Flaubert et Calvino - roman encyclopédique et intertextualité inédite », Littérature et nation, n° 22, 2000, pp. 149-175). 37 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, p. 1421 ; tr. fr. citée : D, II, p. 392. 38 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », cité pp. 118 et suiv. ; I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, pp. 1421 et suiv. ; tr. fr. citée : D, II, pp. 392 et suiv. 39 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », cité, pp. 114 et suiv., pp. 118 et suiv. 52 Susi Pietri lage encyclopédique, l’invention téméraire de « systèmes universaux construits avec tous les matériaux culturels dont on dispose 40 ». - Queneau, encore, célèbre le vertige ironique de l’englobement du lecteur dans la pseudo-encyclopédie flaubertienne - « Livre unique », « par une sorte de Terreur éminemment salubre », qui aurait le pouvoir d’incorporer tout commentaire dans le second volume virtuel, métamorphosant même le discours critique sur Bouvard et Pécuchet en écriture « supplémentaire » (et involontaire) du « Sottisier » 41 . Calvino, quant à lui, invite à la mise en abyme de la « négativité radicale » d’une approche démystifiante au savoir telle que la conçoit Flaubert. Le voyage encyclopédique serait l’espace d’une « négation » qui ne s’affirme jamais comme valeur ou critère de vérité, d’une négation superlativement autoréflexive qui nie soi-même, outre ses innombrables objets, niant aussi son propre acte de nier. Ce « vide abyssal » flaubertien, cette poétique exigeante de l’inconnaissable, prennent les formes d’un nihilisme pluriel, dans l’ensemble des essais de Calvino. Nihilisme de la représentation microscopique de l’opacité, ou de l’hyper-définition de l’infime (« après Flaubert, la description minutieuse de la vie ne peut aboutir que sur l’effarement du néant, sur la vanité du tout 42 »). Nihilisme aussi « historique », inscrit dans le contexte et le développement du roman du XIX e siècle (« La défaite, la vanité de l’histoire, l’impossibilité de comprendre la vie selon un schéma rationnel, vont être le motif de fond qui serpente dans la grande prose narrative depuis la seconde moitié du XIX e siècle, jusqu’à notre époque dans laquelle l’atrocité absurde du monde deviendra une donnée de départ commune à presque toute la littérature. […] C’est un fait que, après avoir accumulé des détails minutieux et construit un tableau d’une vérité parfaite, Flaubert nous donne un coup de baguette sur les doigts et nous montre qu’en dessous il n’y a que le vide, que tout ce qui arrive ne signifie rien 43 »). Nihilisme enfin existentiel et presque métaphysique de l’absolu refus du tout, doublé, dans l’expérience intime du lecteur flaubertien, par une sorte de « rééducation spéculative au néant », 40 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, p. 1424 ; tr. fr. citée : D, II, p. 395. 41 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », cité, p. 101, pp. 98-99. 42 I. Calvino, lettre à Cesare Cases, 20 décembre 1958, Lettere, édition citée, p. 575. 43 I. Calvino, « Natura e storia nel romanzo » (1958), S, I, pp. 35-36 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Nature et histoire dans le roman », D, I, p. 42. Texte ambitieux, qui essaye un bilan sur « l’horizon littéraire de la formation » calvinienne, et que Calvino lui-même définit comme un essai de transition, de « passage vers l’horizon qui deviendra dominant pendant les années Soixante » (ibidem, p. 28) ; c’est le moment pour Calvino, qui vient de publier en 1957 Le Baron perché et publiera en 1959 Le Chevalier inexistant, du tournant politique post-communiste et du début de la collaboration à la revue il menabò, qu’il dirige avec Elio Vittorini. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 53 visant à dissoudre le monde en apparence, à le destituer de sa consistance même (« L’aspect terrible de ce grand roman, L’Éducation sentimentale, c’est qu’on voit se dérouler la vie privée des personnages ou la vie publique de la France pendant de centaines de pages, jusqu’à ce que l’on sente que tout se défait sous les doigts comme de la cendre 44 »). Mais l’appel nihiliste du Flaubert de Calvino s’installe toujours dans une dimension polémique et subversive. Les mots clé des essais calviniens sont « désacralisation », « culture de contestation », « radicalité », « mise en question de la hiérarchie des valeurs », « désagrégation », « démasquement » : les démarches intransigeantes et destructives d’« une pensée négatrice 45 » qui conduit au plus loin la perte de tout horizon de sens définitif. « Queneau s’identifie avec le dernier Flaubert, et semble reconnaître en ce livre sa propre odyssée à travers le « faux savoir », à travers le ‹nonconclure› 46 … », écrit Calvino, qui s’identifie, à son tour, avec Queneau, le Queneau « explorateur d’univers imaginaires », « bricoleur encyclopédique », jongleur de l’invention d’« ordres arbitraires », « pour défier l’immense chaos du monde sans aucun sens 47 » : ce même défi qui hante l’écriture du dernier Calvino, du Château des destins croisés à Palomar. Dans la mise en miroir de ces lectures d’identification, même Bouvard et Pécuchet se laisse lire, pour Calvino, comme un défi arbitraire à l’arbitraire du connaissable, un « exercice paradoxal de cohérence de la pensée 48 », on ne peut plus provocateur. L’encyclopédie flaubertienne devient alors la figure esthétique et théorique, à la fois, de « l’insoumission au désordre du monde » et de la « destruction des formes ossifiées » - à commencer par le roman et la « fin du romanesque ». Mais c’est justement « la raison pour laquelle on tient Flaubert pour l’initiateur de cette dissolution des formes littéraires, qui deviendra plus tard le programme des avant-gardes 49 ». 44 Ibidem, pp. 35-36 ; tr. fr. citée : D, I, p. 42 ; voir aussi la reprise, presque dans les mêmes termes, de ces notes sur Flaubert dans : « Cominciare e finire », Lezioni americane, S, I, p. 749 ; tr. fr. citée : « Commencer et finir », Leçons américaines, D, II, p. 118. 45 I. Calvino, lettre à Giuseppe Sertoli, 9 janvier 1973, Lettere, édition citée, p. 1190 ; « La sfida al labirinto » (1962), S, I, p. 110 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Le défi au labyrinthe », D, I, pp. 105-106 (un des essais les plus passionnés de Calvino, et un manifeste - provisoire - de poétique, dans le débat italien sur le roman et la néo-avant-garde des années Soixante : « c’est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, c’est une littérature du défi au labyrinthe que nous voulons cerner et surtout distinguer de la littérature de la reddition au labyrinthe … », ibidem, p. 122). 46 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, p. 1421 ; tr. fr. citée : D, II, p. 393. 47 Ibidem, p. 1424, p. 1413 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 394-395, p. 386. 48 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, pp. 749 ; tr. fr. citée : D, II, p. 122. 49 I. Calvino, « Il romanzo come spettacolo » (1970), S, I, p. 271 ; tr. fr. par M. Orcel : « Le roman comme spectacle », D, I, p. 243 ; article publié dans Il Giorno, le 54 Susi Pietri Flaubert par Perec. Au beau milieu de la Leçon américaine consacrée à la « Multiplicité », Calvino se plaît à renverser la « surface éblouissante » de la prose flaubertienne pour remonter au travail préparatoire de Flaubert, avec ses célèbres, interminables recherches, notes, redistributions, remaniements des livres et des savoirs qu’il s’assimile avant qu’ils soient résorbés dans l’œuvre. Si on passe donc « par-delà » la page, sur laquelle se déposent les bribes et les fragments d’une encyclopédie pulvérisée, on peut aller à la rencontre imaginaire avec Flaubert, un Flaubert en train de construire « sa » bibliothèque d’écrivain écrivant Bouvard et Pécuchet - bibliothèque labyrinthique et inquiétante, mais critique, active, lucide, et qui reste toujours « autre » et « double » par rapport à son « substitut » dérisoire représenté dans la fiction : Mais derrière les deux personnages se tient Flaubert : pour nourrir leurs aventures, chapitre après chapitre, il lui faut acquérir une compétence dans chaque branche du savoir, en édifiant une science que ses héros puissent détruire. Aussi absorbe-t-il des manuels d’agriculture et d’horticulture, de chimie, d’anatomie, de médecine, de géologie. […] L’épopée encyclopédique des deux autodidactes se double donc d’une entreprise titanesque, menée à bien dans le réel : c’est Flaubert lui-même qui se transforme en encyclopédie universelle, assimilant avec une passion égale à celle de ses héros tout le savoir qu’ils tentent d’acquérir, plus le savoir dont ils resteront exclus 50 . Les « deux » encyclopédies coexistent, sont co-impliquées dans la prise en compte réciproque que leur accorde la relecture de Calvino. La sarabande encyclopédique de Bouvard et Pécuchet est en ce sens la « forme » susceptible de contenir virtuellement le conflit entre l’épuisement ou l’atomisation des savoirs et « ce qui reste » de la tension vers la synthèse précaire, l’intégration infinie de l’irréductible pluralité - l’hyperbole formelle d’une encyclopédie impossible qui, par ses déséquilibres, dit aussi la dispersion de l’« informe » et la multiplicité du « pluri-forme », en l’absence de toute clôture unifiante. Or, c’est justement cet impératif de l’encyclopédie « ouverte » (« potentielle, 14 octobre 1970, dans le cadre d’une querelle entre Carlo Cassola et Pietro Citati sur « la fin du romanesque » (Cassola) contre sa « réhabilitation possible » (Citati). Calvino - qui mise sur la « réincarnation future » de la recherche littéraire sur les jeux virtuels du romanesque, mais aussi sur la virtualité du roman « d’être constamment un rite d’initiation pour nos émotions, nos angoisses, nos processus de connaissance » (ibidem, p. 273) - reproche à Cassola l’illusion d’« écrire à l’abri » du grand modèle du roman flaubertien. Par contre, « l’amour pour la leçon flaubertienne » ne peut se passer de la conscience « qu’on ne peut pas la reproduire à son propre gré » (ibidem, p. 271). 50 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, pp. 724-725 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 96-97. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 55 conflictuelle, plurielle 51 ») qui fait de Bouvard et Pécuchet « le roman le plus encyclopédique qui a jamais été écrit », le « chef de file » des romans encyclopédiques de la modernité, où serait à retrouver le principal « legs » flaubertien pour le XX e siècle : Le scepticisme de Flaubert, son infinie curiosité aussi pour tout le savoir humain accumulé au fil des siècles, telles sont les qualités que feront leurs les plus grands écrivains du XX e siècle ; mais dans leur cas je parlerais de scepticisme actif, de sens du jeu et du pari, de recherche obstinée des relations à établir entre discours, méthodes et niveaux. La connaissance conçue en tant que multiplicité, voilà le fil qui relie les œuvres majeures : aussi bien celles du modernisme, comme on l’appelle, que celles du mouvement dit postmodern. Et ce fil, sans plus me soucier des étiquettes, j’aimerais qu’on continuât de le dévider au cours du prochain millénaire 52 . Ces « héritiers » superlatifs de l’encyclopédie flaubertienne, sont désignés ensuite explicitement : Thomas Mann, T.S. Eliot, Joyce, Musil, Gadda, Valéry, Borges … Mais, en dernier, la place d’honneur est assignée à Georges Perec - un autre « compagnon de route » et « collègue » de l’OuLiPo, un autre bricoleur hérétique d’encyclopédies narratives construites par des contraintes formelles, à la fois, rigoureuses et arbitraires, ainsi que le Calvino des Villes invisibles, Le Château des destins croisés, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Or, Calvino semble intéressé à relire Flaubert chez Perec autant qu’à relire Perec chez Flaubert : « à rebours », comme dans le célèbre apologue de Borges sur la réversibilité temporelle des œuvres et de leurs relectures, où tout écrivain, en principe, reconfigure idéalement ses propres ancêtres littéraires, se forge ses précurseurs, « les crée et d’un certain côté les justifie », par une « dette réciproque 53 ». Dans ses réinventions « flaubertiennes », Calvino prend Borges au mot. On peut alors interroger Flaubert dans Les choses (« un Flaubert passé par la froide objectivité sociologique et l’accélération du sentiment du temps 54 ») et rechercher, dans La Vie mode d’emploi, le découpage, la copie, l’hétéroclite flaubertiens. Mais on peut aussi « restituer » à Flaubert, par Perec, « l’attention suspendue entre pietas et jeu, qui s’adresse 51 Ibidem, p. 726 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 96-97. 52 Ibidem, pp. 725-726 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 97-98. 53 J.L. Borges, Nathaniel Hawthorne (1949), Otras inquisiciones, dans : Obras Completas (C.V. Frais éd.), Buenos Aires, Emecé Editores, 1989, t. II, pp. 48-63 ; tr. fr. par R. Caillois : Nathaniel Hawthorne, Autres inquisitions, dans : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I., p. 719. 54 I. Calvino, « Ricordo di Georges Perec », S, I, pp. 1388-1389 ; tr. fr. citée : D, II, p. 456 ; hommage à Perec, au lendemain de sa mort, publié dans la Repubblica le 6 mars 1982, avec le titre : « Perec, gnomo e cabalista » [« Perec, gnome et kabbaliste »]. 56 Susi Pietri à l’entropie qui domine le monde 55 », ou projeter sur l’œuvre flaubertienne le plaisir perecquien de l’assemblage et du démontage, dans le « triomphe de l’énumération, le catalogue, la chronique de l’éphémère parcourus d’une ironie impassible 56 ». Relire Bouvard et Pécuchet par La Vie mode d’emploi signifie pour Calvino réactiver rétrospectivement, dans l’Encyclopédie perdue - ou la Bibliothèque de l’impuissance, la Bible de l’inconnaissable - les encyclopédies ludiques et aléatoires du virtuel, avec les combinaisons heuristiques inattendues de la multiplication des possibles que livre « le sens du jeu et du défi ». Comme si le foisonnement des citations, des formules, du « formidable apparat érudit » flaubertien devait se remettre en mouvement, chez Perec et par Perec, pour « donner comme résultat une liberté et une richesse d’invention inépuisables 57 ». L’« encyclopédie » en tant que critique de la culture, nihilisme actif de la pensée, réinvention ludique de la multiplicité des savoirs : à travers chacun de ses « lecteurs de médiation » (Cervantès, Queneau, Perec), Calvino cherche sans cesse à interroger la valeur inaugurale de l’œuvre flaubertienne pour les explorations de la connaissance que le « roman contemporain » continue à s’accorder, traversant (et parfois relayant) les défaites épistémiques de la modernité. Chez le Flaubert que Calvino lit et relit, même la fureur du vide recèle l’ouverture maximale sur le possible : « l’élément commun à tous ces parcours de recherche est le sentiment du néant sous nos pieds, ce qui a toujours été un bon point de départ pour explorer la richesse du monde dans la langue et dans les aventures humaines 58 ». Flaubert et l’innommable Les Trois contes représentent un peu l’essence même de Flaubert dans son ensemble, et je les conseille vivement […] Ceux qui ont moins de temps peuvent bien laisser de côté Hérodias (dont la présence dans le livre m’a toujours paru faire montre d’un manque d’esprit de suite, et être redondante) et concentrer toute leur attention sur Un cœur simple et Saint Julien, en partant de la donnée fondamentale, qui est visuelle 59 . 55 I. Calvino, « Perec, La vita istruzioni per l’uso », S, I, p. 1400 ; tr. fr. citée : D, II, p. 447 ; compte rendu de la traduction italienne, chez Rizzoli, de La Vie mode d’emploi, publié dans la Repubblica le 16 mai 1984, avec le titre : « Perec e il salto del cavallo » [« Perec et le saut du cheval »]. 56 I. Calvino, « Ricordo di Georges Perec », S, I, p. 1388, tr. fr. citée : D, II, p. 436. 57 I. Calvino, « Perec, La vita istruzioni per l’uso », S, I, p. 1398 ; tr. fr. citée : D, II, p. 445. 58 I. Calvino, « Ricordo di Georges Perec », S, I, p. 1390 ; tr. fr. citée : D, II, p. 438. 59 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 850 ; tr. fr. citée : D, II, p. 280. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 57 On peut lire cette étrange invitation au lecteur dans la préface aux Trois contes, écrite en 1980 - un moment clé de l’activité de Calvino, occupé, après la parution de Si par une nuit d’hiver un voyageur, par la publication du recueil d’essais Una pietra sopra, l’écriture de Palomar et de nombreux projets inaboutis, dont celui d’un court cycle de récits qui aurait dû prendre le titre de Les Cinq sens 60 . C’est le moment, aussi, d’une infraction manifeste des « contraintes de lecture » flaubertienne que Calvino s’était assignées : la préface aux Trois contes est l’un des textes rarissimes où Flaubert est questionné, enfin, directement, sans « lecteurs de médiation ». Après la liquidation sommaire d’Hérodias, quelques lignes sont consacrées à la qualité « visuelle » d’Un cœur simple. Puis, l’espace entier de la préface est envahi par La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Calvino « raconte de nouveau » la légende flaubertienne, en donne un court récit réflexif ou une méditation narrative métamorphosée aussitôt en un « second récit » - qui paraît néanmoins étrangement réticent et oblique, parsemé d’omissions, oublis, imprécisions stupéfiantes. « L’innommable » de La Légende de saint Julien l’Hospitalier (la rage meurtrière de Julien, son sadisme, le crescendo de volupté et violence des massacres) est résumé par un passage d’un laconisme presque surprenant (« le chasseur Julien est poussé vers le monde animal par une inclinaison sanguinaire 61 »). Aucune allusion à la tentation, ou à la convoitise assouvie, du parricide. Aucune mention non plus du lien ambivalent d’ensauvagement bestial et ascèse surhumaine. La lecture-récit de Calvino commence une fois encore par la « visibilité » propre à la Légende - « le monde visuel est celui d’une tapisserie ou d’une miniature dans un codex, ou d’un vitrail de cathédrale 62 » - qui exclut cependant toute mise à distance du regard. L’horizon que se donne ce « conte flaubertien » imprévu, dont Calvino devient simultanément le « lecteur » et le « second narrateur », est la dimension des archétypes narratifs « primitifs », du « récit oral », du « merveilleux 63 ». Comme dans un conte de fées, « nous sommes 60 Publiés posthumes avec le titre : Sotto il sole giaguaro, Milano, Garzanti, 1986 (tr. fr. par J.-P. Manganaro : Sous le soleil jaguar, Paris, Seuil, 1990). 61 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, pp. 851-852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 62 Ibidem, p. 851 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 63 Ibidem, p. 850 ; tr. fr. citée : D, II, p. 280. C’est le cas de rappeler que Calvino, au-delà des atmosphères fantastiques et féeriques de plusieurs romans et récits, est aussi l’auteur-éditeur, en 1956, d’un recueil imposant de fables et contes de fées de la tradition populaire italienne (Fiabe italiane, Torino, Einaudi, « I Millenni », 1956) ; par la suite, il a toujours poursuivi son intérêt théorique et structurel pour les contes, comme le témoignent les essais recueillis dans : Sulla fiaba (M. Lavagetto, éd.), Torino, Einaudi, 1988 (tr. fr. partielle : « Sur les contes », dans : D, II, pp. 457-574). 58 Susi Pietri au-dedans », nous habitons l’espace raconté en co-protagonistes. La Légende coïnciderait avec cette enceinte féerique enveloppante qui retient le lecteur, le captive pour le projeter à l’intérieur de son univers ensorcelant, « comme si nous étions, nous aussi, des figures brodées ou enluminées ou composées de verres colorés 64 ». Pris « dans » la miniature, Calvino s’adresse toutefois à des images privilégiées. Ce qui l’inquiète, et qui devient le sujet principal du « second récit », est cette « profusion d’animaux de toutes formes 65 », la plongée dans leurs figures énigmatiques, dans la présence sans voix de leurs chairs. Sans jamais rappeler la perversion animalesque du Julien flaubertien, son appétence aveugle de la mort d’autrui, le « narrateur » Italo Calvino ne se concède que l’interrogation des « bêtes », de leurs existences fabuleuses et cependant sensibles, à tout instant susceptibles d’anéantissement. Mais il néglige, apparemment, leur distribution narrative, ainsi que tous les dispositifs convergents des trois parties de la Légende qui organisent la représentation de l’univers animalesque à travers un réseau d’échos, correspondances, apparitions symétriques. Le « second récit », au contraire, propose une étrange énumération d’animaux, toujours au pluriel 66 , dont l’effet est de « synthétiser », dans l’homogénéité apparente d’une liste unitaire, les renvois multiples à plusieurs épisodes distincts de la Légende. On voit défiler, tous ensemble, les seuls animaux favoris et chéris par Julien, ceux qu’il emploie pour donner la chasse aux autres bêtes (les « faucons » procurés pour « apprendre la vénerie 67 », au début de la première partie du conte) ; des animaux fantômes (les « cigognes », écrit Calvino ; mais il n’y a qu’une cigogne dans la Légende : celle que Julien croit entrevoir dans son jardin et qu’il frappe par son javelot, manquant d’un souffle la mère, à la fin de la première partie 68 ) ; des animaux intertextuels (les « perroquets 69 » - deuxième partie du conte flaubertien - où Calvino aime à lire une allusion à Un cœur simple : « il y a même les perroquets, comme un signe adressé de loin à la vieille Félicité … 70 ») ; et, finalement, un choix insolite de bêtes tombées sous les coups de Julien : les « daims », qui apparaissent dans le texte flaubertien à l’entrée de Julien dans la forêt (première partie, avant le massacre des cerfs 71 ) ; les « coqs de bruyère » (mais, là aussi, Calvino multiplie le seul coq de bruyère flaubertien, à qui 64 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 851 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 65 Ibidem. 66 Ibidem, pp. 850-852 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 280-282. 67 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, Trois contes, éd. P.-M. de Biasi, Paris, Garnier Flammarion (1986), 2007, p. 85. 68 Ibidem, p. 91. 69 Ibidem, p. 98. 70 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 71 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, édition citée, pp. 87-88. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 59 Julien fauche les deux pattes « d’un revers d’épée 72 ») ; les « cerfs », renvoyant à la fois au « carnage » dans le vallon, au grand cerf noir qui se charge de la prophétie du parricide, mais aussi au cerf tué pendant les premières expériences de chasse de Julien adolescent (« et quand le cerf commençait à gémir sous les morsures il l’abattait prestement, puis se délectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante 73 »). La complexité du bestiaire flaubertien semble se raréfier, s’évanouir avec les subtiles différences et les analogies symboliques qui relient sa cohorte impressionnante d’espèces et exemplaires singuliers, redéployant l’énigme de leur présence éblouissante au rythme narratif des apparitions, des morts et des retours. À leur place, un autre « bestiaire » surgit, plus essentiel et à la fois plus insaisissable, métamorphique. Animaux-victimes, animaux-bourreaux, animaux-fantômes s’y mélangent et tourbillonnent, tous ensemble, autour du « lecteur » enchaîné au récit que Calvino suppose, dans une sorte de jouissance de la mobilité, de la multiplicité des formes et des transformations - « jusqu’à ce que nous ayons l’impression d’être entrés au cœur même de l’univers zoomorphe 74 ». Même l’espace scénique du « second récit » s’écarte du premier et s’élabore, à son tour, par des superpositions incertaines, des croisements ambigus. L’enceinte circulaire du vallon où Julien encercle les bêtes et accomplit son massacre solitaire et délirant, dans la première partie de la Légende, se confond avec l’« arène » hallucinée de la deuxième partie, où reviennent tous les animaux poursuivis par Julien, « faisant autour de lui un cercle étroit 75 ». Mais Calvino donne à ces deux « cercles » la dimension d’une coexistence presque onirique. Il les décrit et les raconte comme s’ils étaient indistincts, formant un moment unique de « sa » narration réflexive, enclos dans une seule coordonnée spatiale et temporelle - là où le conte flaubertien les sépare soigneusement, tout en multipliant les parallélismes, les inversions, les résonances internes à la « chasse-carnage » et à la « chasse impossible ». Par contre, le carnage « réel » et celui « virtuel » restent co-présents dans la mémoire du récit de Calvino. Les deux scènes de chasse en produisent une autre, qui pourrait appartenir à la Légende, qui semblerait en réfléchir plus d’un passage, mais qui ne correspond en effet avec aucun lieu clairement identifiable dans le texte flaubertien 76 . Cette « troisième scène » 72 Ibidem, p. 87. 73 Ibidem, p. 88, p. 89, p. 86. 74 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 75 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, édition citée, p. 98. 76 Rappelons que la Légende présente plusieurs contacts explicites de Julien avec des animaux, avant la scène du « siège » des bêtes dont il devient la « victime ». Toutefois il n’est pas immobile parmi les bêtes vindicatives, mais bien en marche vers son château ; de plus, les animaux, loin de se diriger tous ensemble contre 60 Susi Pietri est l’espace d’un fusionnement global des animaux - tous, les uns dans les autres - et de leur contact direct, simultané, avec un Julien en proie du cauchemar (ou de la pulsion inavouée) de l’abandon sans recours à la sauvagerie des bêtes, aux frôlements menaçants de leurs corps vivants : Dans une page extraordinaire, Julien est suffoqué par les plumes, par le poil, par les écailles ; la forêt autour de lui se transforme en un bestiaire enchevêtré, rempli de toute la faune, y compris exotique 77 . C’est alors que le récit de Calvino se hasarde dans le retour réflexif sur tous les « regards » des bêtes de la Légende : « les yeux flamboyants » du grand cerf noir mourant 78 , l’« ironie » des animaux « observant du coin de leur prunelles » Julien encerclé 79 , le « regard plein de douceur et de supplication » des victimes tremblantes 80 . Mais l’étreinte des regards et des corps, chez Calvino, est simultanée. Avec Julien, qui devient, de chasseur, chassé, le lecteur du « second récit » (tel que le veut, du moins, le « second narrateur », Italo Calvino) est investi par l’impact d’une inversion soudaine du regard, ouvrant à l’expérience déchirante, sans médiations, d’un « autrui » pluriel qu’on ne peut nullement ramener à soi-même - et à la présence perturbatrice d’une obscure conscience qui habite la prolifération des corporéités confuses des bêtes. La multiplication hypnotique des « yeux » animalesques devient la trace parlante de leurs existences incarnées dans une altérité non assimilable : À cet instant, les animaux ne constituent plus l’objet privilégié de notre vue, mais nous sommes nous-mêmes comme capturés par le regard des animaux, par le firmament d’yeux qui nous fixent … 81 lui, accompagnent son chemin et l’effleurent dans une succession rigoureuse et symétrique qui inverse, comme dans une nouvelle scansion rituelle et spéculaire, l’ordre des tentatives inutiles de meurtre, au cours de la chasse impossible. Et, surtout, en ce moment Julien ne peut plus voir leurs regards : « il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier ‹grâce ! › » (p. 99). Quant à la faune « exotique » mentionnée par Calvino, elle appartient plutôt, dans le texte flaubertien, au désir frustré de la chasse, que Julien s’interdit après son mariage (p. 94). 77 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 78 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, édition citée, p. 89. 79 Ibidem, p. 99. 80 Ibidem, p. 88. 81 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281 (ce « firmament » de Calvino reprend et modifie celui de Flaubert : « et ça et là, parurent entre les branches quantité de larges étincelles comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C’étaient des yeux d’animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes », p. 98). « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 61 Il ne s’agit pas, pour Calvino, de la célébration d’une simple « sortie de soi », ni de la virtualité d’intérioriser en quelque sorte la présence de l’autre pour en faire une dimension possible de notre propre conscience. Le « firmament d’yeux » flaubertien marque, dans le « second récit », une expérience bien plus inquiétante et essentielle. Les animaux cessent de se donner à « nous », sous un voile d’anonymat, avec la même extériorité que les objets, et « nousmêmes » nous cessons d’être un moi-objet sous le regard d’autrui : « nous nous saisissons en train de nous placer du point de vue des bêtes en train de se placer de notre point de vue ». C’est donc un véritable passage à la limite que vise le « second narrateur » : nous sentons que nous sommes sur le point de passer de l’autre côté : nous avons l’impression de voir le monde humain à travers des yeux de hibou, impassibles et ronds 82 . Mais l’œil du hibou - « le plus autrui des autrui 83 », la profondeur énigmatique d’un « sujet » sans « subjectivité » qui néanmoins « nous regarde », à la limite de nos représentations - désigne bientôt le regard de Flaubert lui-même : L’œil de Félicité, l’œil du hibou, l’œil de Flaubert. Nous nous rendons compte que le véritable thème de cet homme si renfermé en lui-même a été l’identification avec l’autre. Dans l’étreinte sensuelle de saint Julien au lépreux, nous pouvons reconnaître le point d’aboutissement difficile auquel tend l’ascèse de Flaubert en tant que programme de vie et de rapport avec le monde. Les Trois contes sont peut-être le témoignage d’un des plus extraordinaires itinéraires spirituels que l’on ait jamais accompli en dehors de toutes les religions 84 . Calvino s’arrête là. Quand la préface aux Trois contes s’achève sur la proximité avec ce Flaubert à la fois autre et retrouvé, l’épreuve de l’altérité appartient désormais au lecteur - le lecteur subversif de ce « conte de fées » inouï, le lecteur-écrivain Italo Calvino, tout lecteur flaubertien souhaité, ou à rechercher. Dans sa dernière interview, publiée en 1985, Calvino semble parcourir à rebours les moments et les phases d’une aventure intellectuelle qui a fait de la mobilité son ressort premier, jusqu’à Le Corbeau vient en dernier, un de ses récits de jeunesse, inscrit explicitement sous le signe de la relecture de Flaubert : 82 Ibidem, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 281-282. 83 Voir : E. de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, pp. 39-42, pp. 43 et suiv. 84 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 282. 62 Susi Pietri Mais les éléments qui contribuent à constituer un monde poétique sont plusieurs ; on peut retrouver les sources précises de chacun d’eux dans quelque lecture de la jeunesse. Récemment, en relisant la scène de la chasse dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier, j’ai vécu avec certitude le moment précis où avait pris forme, pour moi, ce goût gothique-animalesque qui se révèle dans un récit comme Le Corbeau vient en dernier, et dans d’autres récits de la même période, ou postérieurs 85 . Lectures et relectures flaubertiennes se redéploient, chez Calvino, suivant les chemins invisibles d’une relation d’écrivain à écrivain dont la complexité n’est égalée que par l’ambivalence de ses « interrogations indirectes », de ses silences suspects. Ce qui fait que le rapport à Flaubert reste une question ouverte et très controversée, pour la critique calvinienne. On a pu lire, chez Calvino, « une aversion manifeste pour Flaubert 86 », ou, à l’opposé, rechercher en Flaubert « une source souterraine de longue durée », le destinataire d’« une escarmouche prolongée, au lieu d’un corps à corps consommé une fois pour toutes 87 ». Cette « présence », au cours du temps, est bien double : dans les œuvres et dans les écrits théoriques. Les premières notes sur Flaubert remontent à 1949, pendant la soi-disant période néo-réaliste du jeune Calvino, avec Le Sentier des nids d’araignée et les récits recueillis dans Le Corbeau vient en dernier ; les dernières réflexions flaubertiennes accompagnent la publication ou la rédaction de Si par une nuit d’hiver un voyageur, Palomar et plusieurs textes narratifs inachevés. D’une saison à la suivante de l’écriture de Calvino, Flaubert occupe en même temps, dans les essais, cette étrange place d’« interlocuteur indirect » - par rapport aux auteurs favoris explicitement : Ariosto, Stendhal, Kafka, Stevenson … - et pourtant « consulté » sur les enjeux essentiels des œuvres écrites ou à venir, sur les différents espaces esthétiques qu’elles ouvrent, à chaque fois. Reste, aussi, la question de la multiplicité impressionnante des « figures » de Flaubert que Calvino redessine ou réinvente au cours de ses lectures créatrices. Flaubert, le nihiliste ; le Modèle suprême du travail de la forme ; le Maître du doute et du scepticisme ; le critique de la culture et de la pluralité des langages ; le précurseur des avant-gardes ; le paradigme de la visibilité narrative ; le « Dieu » invisible de l’infinitude au cœur de l’infime ; 85 I. Calvino, « Intervista a Maria Corti » (1985), S, I, p. 2921 ; (voir sur cette interférence flaubertienne dans Le Corbeau vient en dernier : G. Falaschi, « Prime letture : aggiornamenti », dans : Italo Calvino. A writer for the next millennium (G. Bertone éd.), Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1998, pp. 181 et suiv. ; et l’essai cité de C. Milanini, pp. 335 et suiv.). 86 U. Schulz-Buschhaus, « Calvino e il comico delle idée », dans : Calvino e il comico (L. Clerici, B. Falcetto éds.), Milano, Marcos y Marcos, 1994, pp. 7 et suiv. 87 C. Milanini, « Il castigatore più amaro : Flaubert negli scritti di Calvino », essai cité, p. 334. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 63 le témoin exemplaire de la dissolution des savoirs ; l’ancêtre littéraire de la « connaissance-en-tant-que-multiplicité » ; le chercheur d’absolu par la rencontre avec l’altérité ; l’exécuteur testamentaire du romanesque … Il s’agit toujours, certes, de figures livrées à une pluralité presque immaîtrisable, et souvent discordantes ou contradictoires. La suspension et la discontinuité sont également la « marque » que Calvino imprime sur toutes ses lectures flaubertiennes in itinere. Mais la « ville parfaite » aussi - la « ville-Utopie » sur laquelle s’achève le dernier dialogue de Marco Polo et Kublai Kan, dans Les Villes invisibles - porte cette même « marque ». « J’assemblerai pièce après pièce la ville parfaite, formée de fragments qui se mélangent avec tout le reste, d’instants séparés par des intervalles, de messages que quelqu’un lance sans savoir si quelqu’un pourra les recueillir. Mais, si je te dis que la ville vers laquelle se projette mon voyage est discontinue, ne crois pas qu’on puisse pour cela arrêter de la chercher 88 ». Repères bibliographiques I. Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millennio, Milano, Garzanti, 1988 ; recueilli dans : Saggi 1945-1985 (M. Barenghi éd.), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1995, t. I : « Esattezza », « Molteplicità », « Cominciare e finire », pp. 677-696 ; pp. 715-733 ; pp. 734-753 ; tr. fr. par Y. Hersant : Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire, dans : Défis aux labyrinthes. Textes et lectures critiques (M. Fusco éd.), Paris, Seuil, 2003, t. II, pp. 54-71 ; pp. 87-104 ; pp. 105-123. - Lettere 1940-1985 (L. Baranelli éd., introduction de C. Milanini), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 2000 (en particulier : lettre à François Wahl, 22 juillet 1958, p. 553 ; lettre à Cesare Cases, 20 décembre 1958, p. 575 ; lettre à Pietro Citati, 21 octobre 1959, ibidem, p. 611 ; lettre à Paolo Valesio, 16 décembre 1971, pp. 1137-1138 ; lettre à Giuseppe Sertoli, 9 janvier 1973, p. 1190). - « Joseph Conrad scrittore poeta e uomo di mare » (1949), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 811-813. - « Cento anni di Maupassant » (1950), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 871-874. - « I capitani di Conrad » (1954), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 814-819 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Les capitaines de Conrad », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 306-310. - « L’isola del tesoro ha il suo segreto » (1955), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 967-971. 88 I. Calvino, Le città invisibili, dans : Romanzi e racconti (sous la direction de C. Milanini, M. Barenghi et B. Falcetto éds.), Milano, Mondadori, « I Meridiani », II, 1992, p. 497 (tr. fr. par J. Thibaudeau : Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1974). 64 Susi Pietri - « Lettera a Pratolini su Metello » (1956), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, p. 1238-1244. - « Natura e storia nel romanzo » (1958), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 28-51 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Nature et histoire dans le roman », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 35-55. - « Risposte a 9 domande sul romanzo » (1959), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1521-1529. - « La ragazza di Bube di Carlo Cassola » (1960), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1028-1033. - « Natalia Ginzburg o le possibilità del romanzo borghese » (1961), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1087-1094 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Natalia Ginzburg ou les possibilités du roman bourgeois », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 422-428. - « La sfida al labirinto » (1962), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 105-123 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Le défi au labyrinthe », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 101-116. - « Il romanzo come spettacolo » (1970), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 269-273 ; tr. fr. par M. Orcel : « Le roman comme spectacle », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 242-245. - « Guy de Maupassant, Pierre et Jean » (1971), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 875-879 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 283-286. - « I livelli della realtà in letteratura » (1978), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 381-398 ; tr. fr. par M. Orcel : « Les niveaux de la réalité en littérature », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 337-350. - « Gustave Flaubert, Trois contes » (1980), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 850-852 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Gustave Flaubert, Trois contes », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 280-282. - « Carlo Collodi, Pinocchio » (1981), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 801-807. - « La filosofia di Raymond Queneau » (1981), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1410-1430 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « La philosophie de Raymond Queneau », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 383-400. - « Ricordo di Georges Perec » (1982), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1388-1392 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Souvenir de Georges Perec », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 436-440. - « Roberto Calasso, La rovina di Kasch » (1983), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1018-1022. - « Fruttero & Lucentini, Il palio delle contrade morte » (1983), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1059-1066. - « Perec, La vita istruzioni per l’uso » (1984), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1393-1400 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Perec et le saut du cavalier », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 441-447. - « Intervista a Maria Corti » (1985), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. II, pp. 2920-2929.
