eJournals Oeuvres et Critiques 34/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Le Flaubert de Claude Simon

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2009
Gisèle Séginger
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Le Flaubert de Claude Simon Gisèle Séginger Défenseur de l’art pour l’art ou de « l’art pur » 1 , Flaubert incarne une conception de la littérature dont se réclament bien des romanciers à partir des années 1950. Le manifeste de Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, rallie Flaubert contre Balzac à la cause du nouveau roman avant que Roland Barthes, pour la critique, n’en fasse le fondateur d’un nouveau régime d’écriture. S’il est difficile de parler d’un groupe du Nouveau roman sans tenir compte des différences, il est toutefois indéniable que le renouvellement des formes romanesques dans la seconde moitié du XX e siècle s’accompagne d’une relecture de Flaubert qui fait partie désormais d’un horizon de référence commun aux romanciers de cette époque. Dans les textes ou les entretiens de Claude Simon, on trouve des références explicites à Flaubert, des allusions ou des réécritures parfois difficiles à repérer dans les romans 2 mais aussi des réflexions qui laissent deviner les points de convergence. Un écrivain négocie toujours sa place par rapport aux autres auteurs, il s’invente une généalogie et accentue à sa manière l’histoire littéraire. On est particulièrement frappé en lisant les entretiens de Claude Simon par l’abondance des citations d’autorité par lesquelles il légitime son propos et des références à une tradition littéraire ou à la grande littérature de son temps. Il ne croit pas à la création ex nihilo : « nous sommes les héritiers de tous les écrivains 1 Flaubert emploie souvent cette expression comme synonyme de la première. 2 Mary Orr constate qu’il n’y pas de références explicites à Flaubert dans les romans de Claude Simon (« Simon and Flaubert », Claude Simon, the intertextual dimension, University of Glasgow French and German publications, 1993, p. 98). Les allusions sont parfois difficiles à détecter tant le travail intertextuel est important. On le voit dans un exemple qu’elle cite. Dans la « Correspondance », l’allusion est explicite : « Et elle, Bovary paisible et sanctifiée, s’éventant avec mollesse » (Tel Quel, 1964, n° 16, p. 31). À la fin d’Histoire, le passage est réécrit et le nom effacé : « Son casque à elle orné d’une de ces légères écharpes de gaze vert épinard ou rose négligemment nouée Yeux mi-clos radieuse repue S’éventant Suivant paresseusement du regard les petits nègres nus […] » (Histoire, Éditions de Minuit, 1967, p. 399). Dans Leçon de choses les noms « Saint Charles », « Sainte Emma » sont empruntés à Madame Bovary sans que Flaubert soit cité. Sur ce point voir M. Evans, « Two Uses of intertextuality : reference to impressionist painting and Madame Bovary, Nottingham French Studies, vol. XIX, n° 1 (may 1980), p. 33-45. 66 Gisèle Séginger qui nous ont précédés », explique-t-il dans un entretien de 1992-1993 3 . Parmi ses prédécesseurs 4 , il réserve une place de choix à Flaubert et désigne du même coup le lieu d’où il veut écrire. Mais, d’une part, il lit Flaubert d’une manière qui lui est propre, opérant des choix dans son esthétique ou faisant un usage surprenant des textes : il y a donc un Flaubert de Claude Simon, qui s’oppose moins à Balzac que chez Robbe-Grillet 5 . D’autre part, malgré son admiration, il est parfois critique et il tient à préciser le tournant qu’il a pris par rapport à Flaubert. La fin de l’Histoire Claude Simon s’appuie volontiers sur l’œuvre et la Correspondance de Flaubert parce qu’il y trouve un écho à ses propres préoccupations d’écrivain. Leur point de départ est similaire : une confrontation au monde dont découle une vision critique et désenchantée de l’Histoire. L’un a été témoin (Flaubert) et l’autre acteur (Simon) d’événements traumatiques qui resteront au cœur de leur œuvre et de leur réflexion sur l’Histoire : 1848 pour Flaubert, la débâcle de 1940 pour Simon 6 . Dans les deux cas cette expérience négative de l’Histoire a eu des conséquences sur leur esthétique et leur poétique du roman. On ne peut plus raconter de la même façon lorsque le temps perd sa force téléologique, lorsque la Raison est « infidèle » - selon le terme qu’emploie Claude Simon dans La Route des Flandres (1960) 7 - et que l’homme est dépossédé de cette maîtrise que lui avaient accordée la philosophie des Lumières et les idéologies progressistes du XIX e siècle. Un siècle plus tard, 3 « L’inlassable réa/ encrage du réel » (1992-1993), Claude Simon, Les Chemins de la mémoire, textes, entretiens, manuscrits, réunis par Mireille Calle, Éditions Le Griffon d’argile, Sainte-Foy (Québec), 1993, p. 25. 4 Christine Genin a montré l’importance des lectures dans l’œuvre de Simon et le discours critique des entretiens (L’expérience du lecteur dans les romans de Claude Simon. Lecture studieuse et lecture poignante, Champion, 1997). 5 Il reconnaît par exemple à Balzac un sens de l’imprévu dans l’écriture : « (Balzac lui-même a écrit : « Tout à coup, un mot réveille les idées ») » (« L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 15). Balzac est aussi à la fin de L’Acacia (1989) celui qui ramène le narrateur traumatisé par l’expérience de la guerre à la lecture. Même si elle s’effectue « sans plaisir », toutefois elle est menée jusqu’au bout et elle semble rendre le narrateur à nouveau disponible à la perception du réel (Éditions de Minuit, p. 379). 6 Précisons toutefois cette différence : Flaubert a été un simple spectateur des journées de février 1848 et n’était pas à Paris en juin 1848 ni pendant la Commune, alors que Simon a participé à la guerre, a frôlé plusieurs fois la mort et connu la captivité. 7 Édition de 1997, Éditions de Minuit, p. 294. Le Flaubert de Claude Simon 67 Claude Simon pense encore sa rupture par rapport aux mêmes conceptions de l’histoire et de l’homme que Flaubert dénigrait. Les deux écrivains font le même constat : l’Histoire ne mérite plus sa majuscule et elle invalide le sacre de l’Homme. Dans son Discours de Stockholm (1986), Claude Simon expose sa pensée de la littérature en se référant à plusieurs reprises à Flaubert. Définissant sa conception du langage littéraire et son objectif d’écrivain il avoue n’avoir rien à dire, au sens sartrien de cette expression. Bien qu’il ait été témoin d’une révolution, qu’il ait fait la guerre et frôlé la mort plusieurs fois, qu’il ait beaucoup voyagé, côtoyé des prêtres, des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois, des anarchistes, des philosophes et des illettrés, il avoue : « je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » - sauf qu’il est » 8 . Sa position d’écrivain se fonde sur l’expérience initiale et réitérée d’une absence de signification historique ou religieuse. Moqueur à l’égard de ceux qui prétendaient connaître la Cause 9 , Flaubert était persuadé que l’impersonnalité était une réponse à l’insignifiance du monde qui devenait alors une impassibilité : « Les gens comme nous doivent avoir la religion du Désespoir. Il faut qu’il soit à la hauteur du Destin, c’est-à-dire impassible comme lui. À force de se dire : « Cela est, cela est, cela est », et de contempler le trou noir, on se calme. » 10 Il était aussi un lecteur de Shakespeare. Cela est : le monde ne signifie rien en lui-même et n’a pas de but. Flaubert est agacé par les conceptions téléologiques dont il perçoit le rapport avec un ridicule anthropocentrisme. Il s’en moque volontiers dès que la nature envoie le moindre démenti. Il se réjouit par exemple d’un orage de grêle et contemple avec plaisir ses « espaliers détruits, les fleurs hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous ». L’homme est remis à sa place et sa volonté de maîtrise n’était qu’une forme de la Bêtise : Y a-t-il rien de plus bête que les cloches à melon ? Aussi ces pauvres cloches à melon en ont vu de belles ! Ah ! ah ! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu’on exploite si impitoyablement, qu’on enlaidit avec tant d’aplomb, que l’on méprise par de beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s’abandonne quand la tentation lui en prend ! Cela est bon, on croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux. 8 Discours de Stockholm, Éditions de Minuit, 1986, p. 24. 9 « Une solution ! le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. » (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 6 juin 1857, Correspondance, édition de Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » [Corr.], II, p. 731). 10 Lettre à Ernest Feydeau du 26 octobre 1859, Corr., III, p. 53. 68 Gisèle Séginger Suit alors une réflexion sur le « Mal-contingent qui n’est peut-être pas le Bien-nécessaire, mais qui est l’Être » - « chose que les hommes voués au néant ne comprennent pas », ajoute Flaubert 11 . L’Être et non le « Bien le nécessaire » : il faut noter cette distinction importante par laquelle Flaubert refuse les pensées qui prétendent savoir où l’on va. Comme Flaubert, Simon est conscient que donner un sens à l’existence ou à l’histoire, c’est placer l’homme au centre et limiter le monde à sa vision. « Je ne fais pas d’anthropomorphisme », déclare Claude Simon, qui développe alors, à la manière de Flaubert, lui aussi irrité contre l’anthropocentrisme 12 , une réflexion sur l’indifférence de la nature et de l’histoire : « Je ne pense pas que la terre ait une mémoire […]. Si la terre garde une empreinte des hommes (cultures, carrières, grands travaux de terrassement), elle est parfaitement indifférente à leurs souffrances, que ce soient celles des champs de bataille ou les autres. ‘Le massacre aussi bien que l’amour est un prétexte à glorifier la forme dont la splendeur calme apparaît seulement à ceux qui ont pénétré l’indifférence de la nature devant le massacre et l’amour’, écrit Élie Faure à propos de Poussin. » 13 Chez Claude Simon comme chez Flaubert l’histoire a la violence d’un cataclysme naturel et l’homme y est tragiquement broyé. Elle est cyclique comme la nature et les guerres ou les révolutions se ressemblent. De la révolte des mercenaires dans l’antiquité à la révolte du peuple en 1848, la même violence se manifeste et atténue la différence entre les victoires et les défaites, seulement rythmées par le changement des saisons dans Salammbô. À l’échelle de l’humanité, les races se succèdent, naissent et meurent, écrit Flaubert après la défaite de 1870 14 . Chez Claude Simon les guerres se suivent et se confondent : dans La Route des Flandres on ne sait pas toujours si on est en 1940 ou si le récit relate la guerre de 1914, ou encore la terrible guerre napoléonienne contre l’Espagne. La France qui avait remplacé la religion par le culte de la Raison était alors pourtant l’agresseur … L’Histoire dément les idées de progrès, de perfectibilité humaine. Rousseau incarne, dans La 11 Lettre à Louise Colet du 12 juillet 1853, Corr., II, p. 381. 12 « L’adoration de l’humanité pour elle-même » conduit « à tous les rétrécissements » (lettre à Louise Colet du 26 mai 1853, Corr., II, p. 334). 13 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 6. Flaubert évoque souvent dans sa Correspondance l’impassibilité de la nature : « Quelle canaille que cette vieille nature ! Comme c’est calme ! Quelle sérénité, à côté de nos agitations ! » (lettre à sa mère du 26 juillet 1850, Corr., I, p. 658). Et dans un scénario de Salammbô, il note à propos du dénouement d’un roman où les massacres abondent : « Impassibilité de la nature : pas une protestation pour la liberté et la justice, ce qui peut être la Moralité du livre » (f° 208 du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote N.a.f, 23662). 14 Lettre à Caroline du 5 octobre 1870, Corr., VI, p. 245. Le Flaubert de Claude Simon 69 route des Flandres, d’absurdes illusions dont l’origine remonte au XVIII e siècle et à la philosophie des Lumières 15 . On sait que Flaubert manifeste à de nombreuses reprises dans sa Correspondance son mépris pour le penseur de la démocratie et promoteur du sentiment. La folie et la violence qui règnent dans l’Histoire sont plus fortes que la culture. Après la défaite de 1870 et l’occupation prussienne, Flaubert s’indigne d’autant plus que l’Allemagne a fasciné l’Europe pendant tout le siècle par sa littérature, sa philosophie ou son érudition. Les docteurs ès lettres sont pourtant devenus des barbares qui cassent les glaces, volent les pendules 16 . Dans La Route des Flandres, évoquant le bombardement de la bibliothèque de Leipzig, Simon en vient à cette réflexion désabusée sur l’inutilité du savoir : […] si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins 17 . Il n’y a pas de raison dans l’histoire et l’homme a perdu sa suprématie, voire son humanité. Chez Flaubert, les hommes impuissants à orienter son cours sont irrémédiablement emportés dans le flux des siècles : « La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. […] votre coin de culture disparaîtra sous l’herbe, votre peuple sous d’autres invasions […] » 18 . Claude Simon rejoint Flaubert lorsqu’il parle de la « non maîtrise du « réel », du savoir, de la perception, de la mémoire elle-même » 19 . D’un siècle à l’autre, c’est la mort de l’Homme que l’irrationalité de l’histoire dévoile. Elle ne date donc pas du XX e siècle mais de ce siècle même qui l’a sacralisé et a fondé les sciences humaines, lui reconnaissant ainsi une place privilégiée. Que peut-on alors penser, croire ? Claude Simon met explicitement en rapport les événements traumatisants de l’histoire et une nouvelle approche du monde davantage réceptive que raisonnante : 15 Le texte tourne en dérision les « émouvantes lectures genevoises » et « les idylliques ombrages, l’idyllique et larmoyant règne de la Raison et de la vertu » (op. cit., p. 189-190). Le cocuage de l’ancêtre révolutionnaire du narrateur est la conséquence des « principes naturistes et effusionnistes dont n’avaient pas voulu les Espagnols » (p. 264) et dont Rousseau est l’auteur (p. 189). 16 Lettre à Ernest Feydeau 29 juin 1871, Corr., IV, p. 342. 17 Op. cit. p. 211. 18 Lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852 ; Corr., II, 203. 19 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 6. 70 Gisèle Séginger […] à mon avis la grande chose, ç’a été Auschwitz. Je ne suis ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais après Auschwitz les idéologies s’écroulent, tout humanisme apparaît comme une farce. Il me semble qu’après cette horreur, cet effondrement de toutes les valeurs, s’est fait sentir un désarroi qui a amené les plus conscients - ou les plus sensibles - à s’interroger, à recourir au primordial, à l’élémentaire. Non plus la question du pourquoi mais celle du comment. Comment c’est, a écrit Beckett » 20 . Il ne s’agit plus de demander au monde ses raisons : « Comment savoir ? » est un leitmotiv dans La Route des Flandres. La question « Comment c’est », qui était déjà celle de Flaubert, favorise une conversion du regard. La faillite des valeurs, de la culture et du savoir sera compensée par un déplacement de l’attention vers le sensible et l’élémentaire. L’infime, le souvenir des petites choses profondément vécues, les sensations prennent toute leur importance, aussi bien chez Flaubert que chez Simon. Un autre regard Dans son entretien de 1992 avec Mireille Calle - « L’inlassable réa/ encrage du réel » - Claude Simon tient à préciser à quel point il se démarque d’un « certain ‘humanisme’ » et en même temps il montre que ce nouveau point de vue qui prive l’homme de sa place centrale lui en redonne aussitôt une autre : « l’homme n’est plus le centre du monde mais parmi les choses. » 21 La mort de l’homme comme sujet et maître du sens a donc une contrepartie positive. Le décentrement qui replace l’homme au cœur des petites choses lui permet de trouver un nouveau rapport au monde. Dans le même mouvement, s’effectue un autre déplacement : aux transcendances mortes - celle de l’Histoire avec un « H » majuscule, celle de la Religion - se substitue un pouvoir tout intérieur au monde, la fascination de l’infime. La présence du monde et l’attention au grain du sensible compensent l’absence de signification historique et religieuse. Avant Claude Simon, Flaubert en fait l’expérience pendant son voyage en Orient (1849-1851). Tandis que l’histoire s’enlise et que l’enthousiasme de 1848 a cédé la place aux discours stéréotypés du parti de l’Ordre - dont certaines lettres d’Orient se moquent - il trouve dans la contemplation du monde une sérénité. Certes, il voit et note avec prédilection la présence de carcasses desséchées dans le désert, l’effritement des ruines, l’irrespect de la nature pour l’œuvre des hommes. Mais subitement le regard s’arrête sur un 20 « L’atelier de l’artiste. Visite à Claude Simon », entretien avec Jean-Claude Lebrun, Révolution, n° 500, 29 septembre 1989, p. 36. 21 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 21. Le Flaubert de Claude Simon 71 détail et Flaubert trouve le bonheur dans une présence au monde, dans une expérience d’immanence : […] au moment où je regardais trois plis de vague qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle ; et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière. Je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien - c’était une volupté intime de tout mon être. 22 L’abolition de la pensée rend possible une vision flottante et fascinée par le divers, une contemplation détachée qui est une com-préhension du monde : c’est cette « manière absolue de voir les choses » 23 qu’il tentera de restituer dans ces romans par le travail du style. L’intensité de la vision et l’harmonie proviennent d’une suspension des rapports artificiels qui finalisent les choses lorsque le regard est dominé par la volonté de savoir. La discontinuité propre à ce type de vision définalisée donne une puissance aux détails les plus anodins. L’omniprésence de la mort et du temps est le fond noir duquel le sensible tient l’intensité de sa présence. Le changement de regard, l’attention à l’infime chez Flaubert, à l’élémentaire chez Claude Simon 24 ont des conséquences esthétiques en particulier sur la façon de décrire et sur la place occupée désormais dans le roman par la description. Claude Simon les analyse en faisant le lien entre le nouveau regard qui abolit l’anthropocentrisme et une déhiérarchisation dans l’organisation de l’œuvre : il explique ainsi le primat de la description et l’importance des détails, des objets dans le roman et la peinture - celle de Cézanne par exemple 25 . Il perçoit déjà cette évolution chez Flaubert qui écrivait : « Pour qu’une chose devienne intéressante il suffit de la regarder assez longtemps » 26 . C’est ce qu’il montre dans Histoire à propos de la photo d’un modèle de peintre. De la nudité banale émane en définitive un mystère qui est celui de n’importe quelle chose longuement et puissamment observée : paradoxalement, c’est de l’absence de mystère et de la banalité qu’émane une « espèce de mystère au second degré, caché au delà du visible, du palpable, cette terrifiante énigme, insoluble, vertigineuse, 22 Voyage en Orient, édition de Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, coll. « Folio », p. 130. 23 Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, Corr., II, p. 31. 24 La faim, la sensualité, la conscience des parties de son corps par exemple dans La Route des Flandres ou la présence de la nature dans ce qu’elle a de primordial : la boue, l’herbe. 25 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 21. 26 La citation exacte est : « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » (lettre à Alfred Le Poittevin du 16 septembre 1845, Corr., I, p. 252). 72 Gisèle Séginger comme celle que pose le rocher, le nuage, l’esprit décontenancé disant : « oui ? simplement du silex, de la chaux, des gouttelette d’eau ? - Mais quoi encore ? Encore ? » l’œil s’acharnant à scruter pour la millième fois la mauvaise photographie » 27 . Dans les textes de Claude Simon, le voyage permet de découvrir la diversité des cultes et des croyances inventées par les hommes pour rendre compte de l’inexplicable et se rassurer. Dans Le Jardin des plantes se mêlent les souvenirs de l’éducation catholique et les rites, cérémonies et sacrements entrevus au cours des voyages, les objets liturgiques. Les références religieuses prolifèrent et pourtant Claude Simon reste réticent à l’égard des religions et radicalement tourné vers le monde, attentif à sa richesse sensorielle. Il est convaincu comme Flaubert que les monuments religieux et les représentations du divin procèdent d’une aspiration profondément humaine, d’un élan vers un au-delà du contingent. Dans Le Jardin des plantes (1997), il décrit à la fois le délabrement des constructions religieuses et le besoin infini qui pousse les hommes à refaire incessamment leurs dieux. Il place en exergue à la quatrième partie cette phrase de Flaubert : « Avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant » 28 . Dans cette partie, il décrit les ruines du temple de Médinet-Abou et les colosses de Memnon (visités autrefois par Flaubert), en montrant, comme Flaubert avant lui, les marques du temps sur les monuments antiques. Il remarque le nez brisé des colosses de Memnon : « Le temps, le vent, les sables, les siècles, l’alternance des brutales chaleurs et des froids brutaux de la nuit les ont amputés d’un bras, d’un pied, parfois d’un membre entier, ont fissuré les blocs de leurs sièges où, dit-on, le vent du désert faisait autrefois, à certaines heures, comme un bruit de harpe » 29 . Les dieux de pierre se taisent désormais, « les yeux fixés sur le vide » 30 comme les idoles mystérieuses qui intriguaient Jules (dans L’Éducation sentimentale) et après lui Antoine dans La Tentation de 1874 31 . Les colosses vus par Simon paraissent regarder un ailleurs auquel pour sa part il dit ne pas croire : « Monumentaux, insolites et solitaires, ils se dressent comme les gardiens de quelque inexistante énigme au-dessus des champs de tabac 27 Histoire, 1967, Éditions de Minuit, p. 283. 28 Il s’agit d’un extrait d’une lettre à Ernest Chevalier du 23 juillet 1835 (Corr., II, p. 19). 29 Éditions de Minuit, 1997, p. 363. 30 Ibid., p. 362. 31 « Vers quel horizon regardent, du fond de leurs pagodes, les yeux béants des idoles ? » (L’Éducation sentimentale, Œuvres de jeunesse, édition de Claudine Gothot- Mersch, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2001, p. 1083) ; « […] leurs formes surnaturelles m’entraînaient vers d’autres mondes. J’aurais voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles. » (La Tentation, édition de Claudine Gothot- Mersch, coll. « Folio », Gallimard, 1983 p. 161). Le Flaubert de Claude Simon 73 ou de fèves. » 32 Mais pour faire contraste avec cette illusoire existence et la monumentalité vaine des colosses, Claude Simon détache contre eux d’un trait net la petite silhouette des femmes bien vivantes, « armées de faucilles et les petits ânes dont les charges affleurent à peine leurs orteils. » 33 La certitude qu’il n’y a au-delà de la mort que le grand « trou noir » 34 ne conduit donc pas davantage Claude Simon que Flaubert au désespoir nihiliste. Les récits flaubertiens mettent au premier plan le non-sens de l’existence, de l’histoire et le caractère illusoire des rêves et des idéaux mais la narration est entrecoupée ou mêlée de notations descriptives ou de descriptions plus longues qui donnent une permanence obstinée au monde malgré le triomphe de la mort. Dans Salammbô, la violence de l’histoire est compensée par la présence silencieuse des petites choses de la nature comme dans ce passage où les détails se détachent dans une vision flottante : La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l’eau ; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise. 35 On trouve de tels passages aussi dans le roman de 1848, L’Éducation sentimentale 36 . Ce qui survit d’ailleurs après tous les événements politiques, après l’instauration d’une république et un coup d’État, ce sont quelques images simples mais profondément senties et ancrées dans le souvenir : l’ombre qui entourait une maison, un « bocal de poissons rouges près d’un pot de réséda sur une fenêtre » 37 , et un bouquet de fleurs qui a déclenché l’hilarité des prostituées. Dans la même perspective - à cette différence près qu’il y a chez Claude Simon une angoisse de la mort que Flaubert affirme ne pas éprouver 38 - le 32 Le Jardin des Plantes, op. cit., p. 363. 33 Ibid., p. 363. 34 L’expression est de Flaubert dans une lettre à Mme Roger des Genettes de 1861 (Corr., III, p. 191). 35 Édition établie par G. Séginger, Flammarion, coll. « GF », p. 158. C’est moi qui souligne. 36 Citons un exemple particulièrement frappant : l’épisode de l’enterrement de M. Dambreuse. Le regard flâne longuement, s’accroche aux petites choses et plonge jusqu’au fond des vitrines. 37 Édition établie par Stéphanie Dord-Crouslé, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 551. 38 Flaubert a été profondément affecté par la mort de ses proches : en 1846 par celle de son père et de sa sœur, puis en 1848 par celle d’Alfred Le Poittevin, et plus tard, en 1869 par celle de Louis Bouilhet puis de sa mère en 1872. Nous lisons sa souffrance dans la Correspondance. Pourtant, il affirme ne pas redouter sa propre mort et envisager sereinement le retour à la matière : « La Vie vient se replacer sur 74 Gisèle Séginger besoin de voir et de jouir de l’infime est au centre de l’expérience et de l’écriture simoniennes : Je veux voir. Je ne fermerai jamais les rideaux de mes fenêtres, même la nuit, et si je me réveille dans la nuit, j’ai besoin de voir les étoiles dans le ciel ou, s’il n’y a pas d’étoiles, le reflet jaunâtre et diffus du réverbère sur le plafond, et si je me réveille plus tard, la couleur de l’aube, cette couleur comme les margelles savonneuses des lavoirs, entrant, le jour qui se lève, se déploie, vertical, colosse, ses mains pleines d’angoisse et de temps. 39 Claude Simon raconte avoir éprouvé fortement ce besoin lors d’une maladie. L’attention au monde concret donne accès à une paradoxale forme de transcendance intérieure, qui procure la sérénité non par la promesse d’un au-delà mais par la certitude inébranlable d’une présence du sensible au delà de soi : De mon lit, par la fenêtre, je voyais des toits, des maisons magnifiques, et, nuit et jour, je regardais ce qui se passait en face de la chambre que j’occupais : des tuiles, mouillées par une averse, séchaient au soleil, des gens apparaissaient derrière une vitre, ou un rideau ; les souliers d’un enfant, passés au blanc d’Espagne, séchaient sur l’appui d’une fenêtre. Comme à la guerre, lorsqu’on croit qu’on va mourir dans la minute qui suit, j’éprouvais le désir de tout saisir d’un coup, de ne rien laisser perdre. 40 Ce regard, il le trouve déjà chez Dürer et il est frappé par le commentaire d’Élie Faure - dans le chapitre « Renaissance » de son Histoire de l’art - qui en souligne les effets, une espèce de sympathie générale et on sait que Flaubert se disait capable pour sa part d’une véritable « faculté panthéistique » 41 : […] tout l’inquiétait passionnément la forme des herbes des bestioles la mousse des rochers éclatés sous la poussée patiente des racines le monstruosités humaines ou animales les choses vivantes et les choses inertes les cuirasses de fer forgé les armes les casques à antennes les bannières armoriées sa sympathie la Mort, elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l’un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. Il m’est doux de songer que je servirai un jour à faire croître des tulipes. » (lettre à Louise Colet du 26 août 1846, II, p. 315). 39 La Corde raide, Éditions de Minuit, 1947, p. 104-105. C’est Claude Simon qui souligne. 40 « Techniciens du roman », entretien avec Pierre Bourin, Les Nouvelles littéraires, 29 décembre 1960, p. 4. 41 Pendant son Voyage en Italie, il fait l’expérience d’une communion avec la nature et évoque sa faculté panthéistique (« Lamalgue », Voyage en Italie, édition de Claudine Gotho-Mersch, Œuvres de jeunesse, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 1091). Le Flaubert de Claude Simon 75 universelle ne négligeait rien de ce qu’elle jugeait nécessaire au perfectionnement de son métier et de son esprit ni un bout de bois mort ni un tas de pierre ni la disposition de fortune de la clôture d’un champ maintenue avec des cordes on dirait que la nature est restituée pêle-mêle dans l’ordre ou plutôt l’absence d’ordre où elle se présente […] 42 Mais Claude Simon n’accepte pas la critique d’Élie Faure qui reproche ensuite à Dürer de s’intéresser aux choses humbles et de se perdre dans les détails au lieu de hiérarchiser la représentation en fonction de critères moraux et intellectuels. Ce qui est une faiblesse pour Élie Faure est une force pour Claude Simon qui retrouve dans la description flaubertienne - on le verra - cette tendance : Tout pour l’artiste allemand est au même plan dans la nature le détail masque toujours l’ensemble leur univers n’est pas continu mais fait de fragments juxtaposés on les voit dans leurs tableaux donner autant d’importance à une hallebarde qu’à un visage humain à une pierre inerte qu’à un corps en mouvement dessiner un paysage comme une carte de géographie apporter dans la décoration d’un édifice autant de soin à une horloge de marionnette qu’à la statue de l’Espérance ou de la Foi traiter cette statue avec les mêmes procédés que cette horloge. 43 Le reproche ressemble à celui que Barbey d’Aurevilly faisait aux descriptions flaubertiennes et à leur manque d’âme 44 . Dès la parution de Madame Bovary, on a attaqué son excès de description sans voir qu’il impliquait un nouveau rapport au monde et une pensée particulière de la place de l’homme dans la nature et dans l’histoire. Dans le domaine du roman, Claude Simon sait bien que c’est d’abord Balzac qui a donné plus de place à la description, pourtant il retient plutôt l’interprétation et l’usage que Flaubert fait de cette innovation : « Tout à coup, comme si le romancier prenait soudain conscience qu’avec Balzac (et c’est peut-être là que réside son génie) comme pour donner plus de crédibilité, de véracité, de réalité à la fable, on se met à l’étoffer de descriptions de plus en plus abondantes et détaillées, qui vont peu à peu avoir avec Flaubert la même importance que l’action. » 45 . L’innovation n’est pas tant dans l’usage balzacien de la description pour légitimer la représentation et créer l’illusion réaliste que dans le retournement opéré par Flaubert (à partir de 42 La Bataille de Pharsale, Éditions de Minuit, 1969, p. 173. Claude Simon cite (en italique) ce commentaire dans La Bataille de Pharsale. Le narrateur lit l’ouvrage d’Élie Faure - Histoire de l’art - au cours d’un voyage en train. 43 Ibid., p. 174. 44 Le roman contemporain, Les Œuvres et les Hommes, Slatkine reprints, 1968, XVIII, p. 91-135. 45 Entretien avec Claire Paulhan, Les Nouvelles littéraires, 15-21 mars 1984, p. 44. 76 Gisèle Séginger l’évolution balzacienne) du rapport entre l’action et la description. Le geste révolutionnaire est là car il s’accomplit aux dépens du récit - trop lié selon Claude Simon à l’anthropocentrisme : le récit traditionnel manifeste une volonté de savoir et de comprendre définitivement compromise dans un monde bouleversé par des cataclysmes historiques qui ont montré l’inutilité de ce type de rapport au monde. Or, l’attention au sensible est au contraire plutôt du côté de la contemplation que de la connaissance. Elle est au centre du travail même de Simon et préside souvent à l’écriture. Claude Simon laisse le monde venir à lui et c’est dans cet état de disponibilité qu’il parvient à débuter certains de ces romans. Il rattache cette méthode à Flaubert : Une lettre de Flaubert à Maxime du Camp commence ainsi : « J’ai pris une feuille de grand papier ave l’intention de t’écrire une longue lettre. Peut-être ne vais-je t’envoyer que trois lignes, c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert, les arbres ont à peine des feuilles … ». C’est en effet de cette façon que j’ai commencé à écrire Histoire. De même La Bataille de Pharsale : j’étais assis sur mon divan, la fenêtre ouverte, un pigeon est passé entre le soleil et moi. J’ai écrit ça en me disant : on va voir ce qui va venir … 46 Claude Simon choisit l’exemple particulier de l’écriture privée car, à l’inverse, l’invention de la fiction est davantage régie par une poétique de la programmation. Quoi qu’il en soit, il a bien été attentif à ce qui, chez Flaubert, s’apparente au regard que lui-même porte sur le monde et qui lui semble en accord avec un renoncement au vouloir dire. Contre la « littérature probante » Pour Flaubert comme pour Claude Simon les transformations de la littérature ont des fondements épistémologiques : une conception définalisée de l’histoire et une idée de la mort de l’Homme, en rapport avec les événements de leur temps. Tous deux répondent à la faillite de la raison et de son pouvoir explicatif sur le plan de l’esthétique. Ces réponses vont de pair avec un désengagement politique. Claude Simon adopte comme Flaubert une position de retrait par rapport à la politique. Dans Corps conducteurs (1971), on devine sa méfiance à l’égard de la littérature engagée et de la mission sociale de l’écrivain. En 1981, dans un entretien accordé à L’Humanité, il réaffirme sa position : « Je ne pense pas que le rôle […] du romancier soit contrairement à ce que voulait Balzac de délivrer un enseignement quelconque » 47 . 46 Entretien avec Lucien Dällenbach, « Attaques et stimuli », Claude Simon par Lucien Dällenbach, Seuil, 1988, p. 171-172. 47 Entretien avec Christian Haroche, « Claude Simon romancier », L’Humanité, 26 octobre 1981, p. 15. Il voit la descendance de Balzac du côté de Camus et de Le Flaubert de Claude Simon 77 Flaubert lui-même avait défini sa position contre celle de Balzac, trop présent dans son œuvre : « Balzac n’a pas échappé à ce défaut, il est légitimiste, catholique, aristocrate. - L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. » 48 En 1992, dans « L’inlassable réa/ encrage du réel », lorsque Mireille Calle lui demande si « on peut tirer des leçons » du passé », Claude Simon répond : Ni déchiffrer, ni prospecter (encore que …), ni surtout « tirer des leçons ». Écrire, c’est pour moi, avant tout, faire. (Valéry : « Et si l’on me demande ce que j’ai ‹voulu dire›, je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire, et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit »). 49 L’autorité invoquée est celle de Valéry mais l’unité du faire et du dire rejoint l’unité flaubertienne du fond et de la forme. Claude Simon, après Flaubert, défend l’unité de l’écriture et comme lui il refuse la « littérature probante » 50 et l’instrumentalisation du langage : l’expression littéraire n’est pas un simple « véhicule » 51 , dit-il. Pour lui aussi, la forme et le fond sont indissociables parce que l’objectif du langage littéraire n’est pas de tenir des discours, d’enseigner. Aucun message ne précède l’œuvre. Il en découle une idée particulière du style. Claude Simon rattache sa conception du travail, l’importance qu’il accorde au rythme et aux sonorités, à l’esthétique flaubertienne 52 : Je dirai qu’il est impossible d’écrire si on n’est pas dans un certain tempo … [le problème] hantait Flaubert. Vous savez qu’il a écrit dans une lettre à George Sand : « Pourquoi y-a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire des vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombre gouverne donc les sentiments et les images… et ce qui paraît être extérieur est tout bonnement dedans ». Il y a une chose très troublante : c’est de constater que l’on est souvent amené uniquement par les nécessités (je dirai même, les exigences) musicales de la phrase à rejeter un mot que l’on croyait juste ou, son roman La Peste. La fiction est forgée de toutes pièces comme une fable qui doit transmettre un savoir, rendant toute description inutile et nuisible, conception que récuse Claude Simon (« Roman, description et action », conférence de 1978, reprise dans Studi di Leteratura Francese, 1982, n° 8, p. 13). 48 Lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852, Corr., II, p. 204. 49 « L’inlassable réa/ encrage du réel » op. cit., p. 3. 50 L’expression est de Flaubert dans une lettre à Louise Colet du 27 mars 1852 (Corr., II, p. 62). 51 Discours de Stockholm, op. cit., p. 23. 52 Comme Flaubert il valorise le travail en allant même jusqu’au bout de la logique qui tendait à diminuer le rôle du talent et du génie : « quiconque travaille aussi dur que moi fera quelque chose d’intéressant » (colloque de Cerisy, Claude Simon, U.G.E, coll. « 10/ 18, p. 28). 78 Gisèle Séginger au contraire à rajouter un mot qui alors, s’avère juste ! … Une phrase qui n’est pas « bien balancée » est ipso facto sur le plan du sens, vide, creuse. 53 Il citera à nouveau cette phrase en 1978 dans sa conférence « Roman, description et action » qu’il termine sur ces mots : « je partage sans restriction avec Flaubert cette même conviction que la musique, le rythme d’un texte, ces qualités en somme dites purement « formelles » de la matière littéraire, sont, en définitive, ses plus sûrs garants » 54 . Il rappelle aussi cette autre déclaration de Flaubert dans une lettre célèbre de 1852 adressée à Louise Colet à propos du « livre sur rien » : « Le style […] est une manière absolue de voir les choses » 55 . La primauté flaubertienne du voir ou du montrer par rapport au dire est centrale dans le Discours de Stockholm. Claude Simon y définit en termes flaubertiens l’objectif du roman et l’oppose à la perspective naturaliste : « Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir. De même que la peinture, le roman ne se propose plus de tirer sa pertinence de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il s’efforce de refléter, comme la musique, une certaine harmonie. » 56 Son refus du réalisme rejoint la critique de la littérature probante comme cela était déjà le cas chez Flaubert. Lorsqu’il défendait « l’art pur », il rejetait tout à la fois la littérature probante et la primauté du sujet - la célèbre déclaration à propos du « livre sur rien » est bien à interpréter dans ce double sens. Le mot « harmonie » employé par Claude Simon appartient au vocabulaire esthétique de Flaubert : elle lui permettait en effet de fonder autrement la vérité de l’œuvre que dans son rapport à une exactitude référentielle. C’est dans la lettre de 1852 citée par Claude Simon que l’on trouve à la fois une évocation du « livre sur rien », du style comme « manière absolue de voir les choses » et l’idée que « l’art pur » est libéré et indépendant du sujet : « il n’y a ni beaux ni vilains sujets et […] on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses » 57 . Aussi n’est-il pas étonnant de voir Claude Simon aborder 53 « Un homme traversé par le travail », entretien avec Alain Poirson et Jean-Paul Goux, La Nouvelle critique, juin - juillet 1977, p. 33. 54 Conférence reprise dans Studi di letteratura francese, Firenze, Leo S. Olschki editore, 1982, p. 26. La phrase de Flaubert lui semble tellement en adéquation avec sa propre conception de l’écriture qu’il la reprend encore une fois dans le Discours de Stockholm en 1986 (op. cit., p. 24). 55 « Roman, description, action », op. cit., p. 23. 56 Discours de Stockholm, op. cit., p. 29. 57 Lettre du 16 janvier 1851 (op. cit.). Contre la tyrannie du sujet, Flaubert écrivait aussi : « J’aime dans la peinture, la Peinture ; dans les vers, le Vers » (lettre à Amédée Pommier du 8 septembre 1860, Corr., III, p. 111). Le Flaubert de Claude Simon 79 la question du réalisme aussitôt après avoir cité la lettre de Flaubert. Lorsque lui-même en vient, dans son Discours, à la question du réalisme, sans doute pense-t-il - même s’il ne cite pas l’intégralité du texte - à tout ce qui, dans la lettre de Flaubert, va dans son sens et le pousse à redéfinir la fonction de l’écriture : « ce que l’écriture nous raconte, même chez le plus naturaliste des romanciers, c’est sa propre aventure et ses propres sortilèges » 58 . Claude Simon pense souvent entre les lignes de Flaubert, en particulier dans le Discours de Stockholm. Le discours du Prix Nobel s’achève d’ailleurs sur une référence à Flaubert (et Novalis). Le passage métaphorique fait de l’écrivain un voyageur explorateur : Rien n’est sûr ni n’offre de garanties que celles dont Flaubert parle après Novalis : une harmonie, une musique. A sa recherche, l’écrivain progresse laborieusement, tâtonne en aveugle, s’engage dans des impasses, s’embourbe, repart - et, si l’on veut à tout prix tirer un enseignement de sa démarche, on dira que nous avançons toujours sur des sables mouvants. 59 On se souvient que pour Flaubert aussi le travail de l’écrivain est toujours une quête. Chaque œuvre à une « poétique en soi, qu’il faut trouver » 60 , qui ne la précède donc jamais. On ne devient pas non plus écrivain en faisant des esthétiques. Souvenons-nous de l’échec de Pellerin dans L’Éducation sentimentale. Du primat de l’écriture (mot qui désigne chez Claude Simon tout à la fois le style, la composition, le travail) dépend une conception du roman, de sa composition, de son objectif : il n’a plus pour but d’apporter une compréhension du monde. Interpréter ce n’est jamais que donner son point de vue en tombant dans l’illusion anthropocentrique. Aussi peut-on comprendre le parti pris littéraire de Claude Simon lorsqu’il définit son objectif d’écrivain dans La Corde raide en des termes à nouveau flaubertiens : « Je n’explique pas, je constate, et je me borne à raconter ce que j’ai vu » 61 . Flaubert n’aimait guère les « parce que » et les « donc » : au discours explicatif d’un narrateur omniscient il préférait souvent la multiplication des points de vue qui s’annulent et l’ambiguïté du style indirect libre. Le travail de déliaison qu’il accomplissait en supprimant souvent des articulations logiques à la dernière étape de la rédaction allait aussi dans le sens d’un refus du discours. On trouve chez Claude Simon la même méfiance à l’égard de la logique et un travail d’égalisation, bien qu’il trouve d’autres solutions narratives. Chez Flaubert, une structuration duelle confronte et alterne indéfiniment les 58 Discours de Stockholm, op. cit., p. 29. 59 Ibid., p. 31. 60 Lettre à Louise Colet du 29 janvier 1854, Corr., II, p. 519. C’est Flaubert qui souligne. 61 Éditions du Sagittaire, 1947, p. 138. 80 Gisèle Séginger points de vue, les discours, les personnages. Chez Claude Simon, la parataxe, la perte des repères, les participes présents créent un grand flux égalisateur et un effet de simultanéité déroulée, une progression par glissement métonymique, de proche en proche, dans le flux continu et infini de la phrase. Si on n’a jamais le dernier mot de la vie ou de l’histoire, l’approche du monde ne peut être que fragmentaire, à la fois profuse et confuse et la composition du roman en sera affectée. Claude Simon voit de nouveau en Flaubert le modèle de ce type de vison alors qu’il reproche à l’entreprise balzacienne sa volonté de totalisation. Dans La Peau de chagrin, Balzac faisait l’éloge de Cuvier capable de franchir le chaos, de réveiller le néant et de reconstituer par un regard rétrospectif l’unité du passé. C’est ce type d’entreprise qui apparaît désormais comme tout à fait impossible au début du Vent. Claude Simon y évoque une approche du monde bien différente de celle du Cuvier balzacien, multiple et hasardeuse 62 : connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforceraient de remédier par une suite de hasardeuses déductions - hasardeuses mais non pas forcément fausses, car ou tout n’est que hasard et alors les mille et une versions, les mille et un visages d’une histoire sont aussi ou plutôt sont, constituent cette histoire, puisque telle elle est, fut, reste dans la conscience de ceux qui la vécurent, la souffrirent, l’endurèrent, s’en amusèrent, ou bien la réalité est douée d’une vie propre, superbe, indépendante de nos perceptions et par conséquent de notre conséquence et surtout de notre appétit de logique - et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupées gigognes d’Europe Centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout ; et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster, n’obtenant qu’un résultat incohérent, dérisoire, idiot, où peut-être seul notre esprit, ou plutôt notre orgueil, nous enjoint sous peine de folie et en dépit de toute évidence de trouver à tout prix une suite logique de causes et d’effets là où tout ce que la raison parvient à voir, c’est cette errance, nous-mêmes ballottés de 62 Jacques Neefs a noté dans son œuvre l’absence d’un point de vue global qui permette de récapituler et sa conséquence : « le battement est incessant de l’indistinction à la forme, de la perception à l’indistinct » (« La grandeur de l’histoire », Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes réunis par Mireille Calle, 1993, Presses Universitaires de Grenoble, p. 109). Le Flaubert de Claude Simon 81 droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive, sans direction, sans vue, essayant seulement de surnager et souffrant, et mourant pour finir, et c’est tout … 63 Dès 1960, il repousse Balzac derrière lui, même si par certains aspects de son œuvre (l’importance des détails et du monde concret), il ouvre une voie qui aboutira à une vision du réel plus intéressante pour lui : « Je n’aime pas Balzac ni Stendhal, qui sont très loin de moi, mais cela aboutit à Flaubert et à l’impressionnisme » 64 . À l’inverse de Balzac, il ne cherche pas à nier le chaos qui fait la puissance du monde dans nos perceptions et qu’il veut restituer par son écriture 65 , même si cela perturbe les règles de la représentation traditionnelle. Lorsqu’il trouve dans l’œuvre de Balzac un regard qui pourrait se rapprocher du sien, c’est celui de Frenhofer, un anti-Balzac qui perd le fil de la représentation. Or, c’est cette figure, et non celle du romancier, qu’il invoque dans Le Vent lorsqu’il veut décrire l’espèce « d’anorexie » qui empêche son personnage - comme lui-même - « d’assimiler […] le monde extérieur devenu quelque chose d’informe » 66 . Plus tard, dans son entretien de 1984 avec Claire Paulhan, il revient sur l’impossibilité à organiser une vision complète et cohérente et il rattache son expérience de l’écriture du monde à Flaubert : « (comme Flaubert, Tolstoï […]) nous n’appréhendons le monde que de façon très fragmentaire […] » 67 . En effet, pour Flaubert la réalité est infiniment trop complexe pour se prêter aisément à une totalisation ou à un jugement rationnel et la confrontation des points de vue dans ses romans n’aboutit jamais à une synthèse 68 . De même chez Simon, le réel résiste même lorsqu’il s’agit d’événements en apparence simples : « Le monde extérieur vient s’inscrire en nous sous forme de fragments. Nous sommes absolument incapables de saisir une continuité. Si nous voulons simplement essayer de nous rappeler la journée que nous avons vécue la veille, nous allons apercevoir qu’elle est semée de trous […] » 69 . À plus forte raison la 63 Le Vent, Éditions de Minuit, 1975, p. 9-10. 64 « Nous avons choisi Claude Simon », entretien avec Jacques Senlis, Clarté, 31 décembre 1960, p. 27-28. 65 Le mot chaos revient souvent sous sa plume. Je n’en cite qu’un exemple dans son entretien avec Lucien Dällenbach : le vécu est une « masse confuse et emmêlée d’images » et c’est cet « afflux chaotique » dont il a voulu rendre compte dans la première partie des Géorgiques (« Attaques et stimuli », op. cit., p. 171). 66 Le Vent, 1957, p. 177. 67 Entretien avec Claire Paulhan, Les Nouvelles littéraires, 15-21 mars 1984, p. 44. Cette idée revient fréquemment chez Claude Simon. 68 Significativement, dans Bouvard et Pécuchet, lorsque les deux bonshommes ont recours à une troisième personne sollicitée pour trancher leur débat, elle se dérobe. 69 Entretien avec Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quaterly, 2, 1969, p. 183. 82 Gisèle Séginger totalisation du monde est-elle impossible. Alors que chez Balzac on peut espérer faire un Tout à partir de fragments et que le regard de l’écrivain a une puissance de synthèse comme un « miroir concentrique » 70 , chez Simon le miroir - métaphore traditionnelle de la mimésis - est irrémédiablement brisé et aucun discours d’un narrateur omniscient ne parviendra à recoller les morceaux. Au discours balzacien des causes, Flaubert opposait déjà un « cela est », tandis que la causalité était la forme que prenait la bêtise dans les discours d’Homais. Claude Simon de son côté s’en prend à la rhétorique « cette dérivée excrémentielle de la raison » 71 . Les « tableaux détachés » Flaubert est sur une ligne de partage. Claude Simon s’invente une origine qui lui permet de construire son histoire littéraire et de se placer dans une généalogie : « à partir de Flaubert, le roman s’est divisé en deux courants assez divergents, d’un côté le naturalisme avec Zola et ceux qui ont poursuivi cette voie ; et de l’autre côté, Flaubert et les pères du roman moderne : Joyce, Proust et Kafka » 72 . Il trouve chez Flaubert l’idée d’une forme de récit non linéaire, qu’il commente dans un entretien de 1969 avec Bettina L. Knapp : On connaît la fameuse définition de Stendhal et que les romanciers traditionnels ont fait leur : un roman c’est un miroir promené le long d’un chemin. Pour moi ce n’est pas ça du tout. C’est plutôt au contraire une très grande glace fixe où se reflète en même temps tout ce que l’on a à dire. Il y a à ce sujet dans Madame Bovary une toute petite phrase d’une importance capitale, et qui a présidé à tout un aspect de l’évolution du roman contemporain. C’est celle-ci : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappait à la fois, d’un seul coup (comme les mille pièces d’un feu d’artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés, son père, Léon, le cabinet de L’Heureux, leur chambre là-bas, un autre paysage des figures inconnues ». Comme vous voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité : « à la fois » et « par tableaux détachés. 73 Toutefois, remarquons que c’est moins Flaubert lui-même qui est crédité d’une modernité que l’une de ses phrases dans laquelle il est question non du discontinu de sa vision mais du discontinu de la vision d’Emma à un moment où la raison est anéantie par l’approche de la mort. Quoi qu’il 70 Balzac emploie cette expression dans la préface de La Peau de chagrin. 71 Le Palace, Minuit, p. 134. 72 Entretien avec G. Le Clec’h, « Claude Simon : le jeu de la chose et du mot », Les Nouvelles littéraires, 8 avril 1971, p. 6. 73 Entretien avec Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quaterly, 2, 1969, p. 185. Le Flaubert de Claude Simon 83 en soit cette phrase résonne pour Claude Simon comme l’énoncé d’une nouvelle poétique du roman à venir. Il lui reconnaît une force programmatique dans son propre travail de réinvention de la forme romanesque. Il y reviendra donc dans le Discours de Stockholm 74 mais précisera aussitôt la difficulté et le caractère paradoxal du type de récit que Flaubert l’a aidé à imaginer : « La question n’est plus de décrire successivement des choses qui se produisent successivement dans une durée, mais de décrire des tas de sensations ou d’images simultanées, et cela avec un seul instrument que nous ayons à notre disposition : le langage, c’est-à-dire dans une durée. » 75 . Il a trouvé dans l’expérience d’Emma l’idée d’un temps « englobant » dans lequel les éléments du roman « sont enserrés » et « coexistent » 76 . Mais se pose tout de même la question de l’ordre de présentation dans le récit, reconnaît Claude Simon. Il est à inventer complètement puisqu’il ne répond plus aux lois traditionnelles de la succession. C’est à partir d’une réflexion qui oppose Stendhal et l’intuition flaubertienne d’un autre ordre possible de la représentation que Claude Simon élabore sa conception du roman : les éléments se rassembleront non en suivant des lois de succession chronologique mais selon les affinités qui les lie dans notre mémoire. Il cite alors Proust qu’il place de ce fait dans la perspective ouverte par Flaubert. Ainsi se rencontrent dans son argumentation deux des figures majeures qui président à l’invention du roman simonien. C’est parce que le discontinu et le fragmentaire sont déjà au cœur du monde flaubertien que le travail du style vient au premier plan. Flaubert est l’inventeur d’une conception du style comme force structurante de l’œuvre. Le style et la poétique de l’œuvre ne se dissocient pas. Il en fait l’expérience en rédigeant Madame Bovary : « Dans un bouquin comme celui-là, une déviation d’une ligne peut complètement m’écarter du but, me le faire rater tout à fait. Au point où j’en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie. » 77 C’est aussi le travail du style qui crée dans les textes de Claude Simon une continuité par le langage, entraînant dans le grand flux de la phrase l’ensemble des tableaux détachés, et rend possible par son unité cette composition sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans ses entretiens. Claude Simon pousse à l’extrême l’idée flaubertienne : chez lui, c’est bien la phrase qui fait tenir le livre, même si elle est différente de celle de Flaubert et serait plus proche de la phrase proustienne. 74 L’écrivain cherche à déceler dans l’écriture « les mécanismes qui font s’associer en lui ce ‘nombre incalculable’ de ‘tableaux’ apparemment ‘détachés’ qui le constitue comme être sensible » (op. cit., p. 28). 75 Entretien avec Bettina L. Knapp, op. cit., p. 185. 76 Ibid. 77 Lettre à Louise Colet du 13 septembre 1852, Corr., II, p. 156. 84 Gisèle Séginger Claude Simon définit l’écriture contre le réalisme et la littérature engagée comme un « bricolage » qui n’a rien à dire. L’œuvre part de rien : « tout ce magma d’émotions que j’ai en moi, à la fois par morceaux détachés, comme disait Flaubert, tout ça remonte à la mémoire en formant des combinaisons, des harmonies, qu’il s’agit d’ordonner dans l’écriture » 78 . Dans « L’inlassable réa/ encrage du réel », il définit la particularité des romans traditionnels (en prenant pour exemple Stendhal) : ils sont fait aussi de « pièces et morceaux » mais « disposés dans un ordre chronologique et causal » 79 . Contre cette conception il définit une nouvelle forme la « description/ narration » (qui n’oppose plus les deux) et qui a l’avantage de régler le problème de l’ajustement des morceaux : « la langue a le pouvoir d’établir des rapports d’étroite contiguïté entre des objets, des personnages ou des événements qui se trouvent fort éloignés dans l’espace mesurable ou le temps des horloges, ceci non par des relations de causalité mais de qualité, au niveau du signifié ou du signifiant - parfois les deux tout ensemble. » Claude Simon donne alors deux exemples d’une telle organisation : Proust qui a réussi « à ordonner et ‹cristalliser› en un seul bloc cohérent tous ces petits fragments de ‹réalité›. Il ajoute, en revenant une nouvelle fois sur la vision d’Emma : « Avant lui, Flaubert décrivant l’afflux de souvenirs qui submerge Emma malade ‹par tableaux détachés, d’un seul coup et comme les mille pièces d’un feu d’artifice› avait pressenti cette combinatoire. » 80 Or, c’est bien d’une combinatoire dont il était question chez Flaubert, dans une lettre lettre à George Sand de 1876 : « Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? » 81 Dans les années 1850, il décrivait déjà la difficulté de son travail sur Madame Bovary en termes de maçonnerie et en filant la métaphore de la construction d’un mur bien uni : « j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie. » 82 78 « La guerre est toujours là », entretien avec André Clavel, L’Evènement du Jeudi, 31 août 1989. 79 Op. cit., p. 11. 80 Ibid., p. 12. 81 Lettre à George Sand du 3 avril 1876, Corr., V, p. 31. 82 Lettre à Louise Colet du 2 juillet 1853, Corr., II, p. 373. Le Flaubert de Claude Simon 85 Claude Simon se réfère à Flaubert lorsqu’il évoque la composition de La Route des Flandres et il revient une nouvelle fois de manière allusive à la vision d’Emma qui lui a fourni une poétique de l’œuvre : Je n’ai pas écrit La Route des Flandres d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, « par tableaux détachés », accumulant sans ordre des matériaux. À un certain moment, la question qui s’est posée était : de quelle façon les assembler ? J’ai alors eu l’idée d’attribuer une couleur différente à chaque personnage, chaque thème […]. J’ai ensuite résumé en une ligne ce dont il était question dans chacune des pages de ces « tableaux détachés » et placé en marge, sur la gauche, la ou les couleurs correspondantes. Je me suis alors trouvé en possession de plusieurs bandes de papier plus ou moins larges qui, étalées sur ma table, me permettaient, grâce aux couleurs, d’avoir une vision globale de cet ensemble de matériaux, et j’ai alors pu commencer à essayer de les disposer de façon que tel ou tel thème, tel ou tel personnage apparaisse ou réapparaisse à des intervalles appropriés. 83 Claude Simon travaille comme Flaubert sur « l’assemblage » dont dépend « le sens produit » 84 , mais tandis que Flaubert insiste sur l’harmonie et le poli, Claude Simon cherche dans la composition une rythmique et calcule des intervalles. Flaubert traque les redites, évite la surabondance des métaphores filées et cherche une structure qui fasse la « pyramide » 85 , Claude Simon fait de la répétition une puissance structurante et de l’enchaînement des métaphores une logique. Malgré ces différences, la métaphore flaubertienne du mur qui insiste sur le faire (au détriment du dire) hante Claude Simon. Dans le livre de photographies qu’il publie en 1992, il intègre deux photos de murs, l’une intitulé « Page d’écriture » et l’autre « Mur à Sales » 86 , ne montrant que deux agencements différents - et que les gros plans rendent non figuratifs - l’un de galets, l’autre de pierres de même qu’une troisième photo, « Rempart », cadrée plus largement qui présente un long mur avec une perspective en diagonale 87 . * * * Claude Simon mesure l’importance de Flaubert pour l’histoire du roman moderne mais il situe sa modernité moins dans l’œuvre que dans ses réflexions sur l’art pur et dans la fulgurante et inconsciente intuition (dans 83 « Note sur le plan de montage de La Route des Flandres », texte publié en 1993 par Mireille Calle dans Les Chemins de la mémoire, op. cit., p. 185-186. 84 Le sens ne précède pas, il dépend des rapports instaurés par l’écriture » (voir « Roman, description et action », op. cit., p. 17). Comme chez Flaubert, la notion de « rapport » revient souvent dans la réflexion de Claude Simon. 85 Voir la lettre à Jules Duplan du 15 avril 1863, Corr., III, p. 319. 86 Photographies, coll. « Photo-Cinéma », Éditions Maeght, Paris, 1992, p. 86 et 87. 87 Ibid., p. 86-88. 86 Gisèle Séginger la vision d’Emma) d’une composition que lui même ne réalisa pas si ce n’est dans ses scénarios 88 : Il me semble qu’au delà de ses romans, au delà des fulgurants « scénarios » […] son importance tient justement au fait qu’il a mis en question le dogme du « réalisme » […] il a, pour la première fois, posé les bases d’une littérature où le sens se dégagerait d’un travail de la langue, non plus l’expression d’un sens mais la production de sens pluriels. 89 Au récit flaubertien il préfère un état du texte plus fragmentaire dans lequel les éléments sont encore déliés. Il est surtout frappé dans la Correspondance par les réflexions de Flaubert qui pourraient aller dans le sens d’une écriture du fragmentaire et du simultané, d’une autre forme narrative moins chronologique, que lui-même réalisera. Mais l’admiration de Claude Simon a ses limites. Dans un entretien de 1977, il marque des réserves à l’égard de ce qu’il y a encore de traditionnel et de dix-neuviémiste dans la narration flaubertienne : l’attachement à la caractérisation du milieu propre à l’étude de mœurs et à la psychologie 90 . En 1982, il revient à la charge : Il est caractéristique de l’époque que Flaubert qui […] vomissait le réalisme (« j’exècre ce qu’il est convenu d’appeler le réalisme bien qu’on m’en fasse un des pontifes ») se soit cru obligé de se soumettre à cette sorte de totalisation rationnelle fondée sur des critères psychosociologiques et rejetant au second plan les impératifs proprement littéraires. 91 Il semblerait qu’il n’ait pas été sensible à l’invention d’un nouvel espace romanesque dans Bouvard et Pécuchet : le récit progresse pourtant par associations d’idées et de disciplines dans une logique fondée sur la contiguïté et non plus sur la causalité et la chronologie. En 1984, Claude Simon tient à dater sa rupture de la publication de L’Herbe, après Le Vent, le dernier livre où « comme Flaubert », dit-il, il s’est cru obligé de raconter une histoire 92 . 88 Dans un entretien de 1957 avec Gérard d’Aubarède, Claude Simon dit sa préférence pour le « premier état du roman avec toutes les notes de travail », avec les détails de la pensée des personnages à « l’état brut » : « cette première version à l’état sauvage était infiniment plus riche … que le chef-d’œuvre qui en est sorti après la terrible mise en forme que nous savons » (« Claude Simon. Instantané », Les Nouvelles littéraires, 7 novembre 1957, p. 7). 89 « Avec Claude Simon sur les sables mouvants », entretien avec Alain Poirson, Révolution, n° 99, 22-28 janvier 1982, p. 38. 90 Entretien avec Alain Poirson, L’Humanité du 20 mai 1977. 91 « Avec Claude Simon sur les sables mouvants », entretien avec Alain Poirson, Révolution, 22-28 janvier 1982. Il cite une lettre de Flaubert à George Sand du 6 février 1876. 92 Entretien avec Claire Paulhan, « J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture », Les Nouvelles littéraires, 15-21 mars 1984, p. 44.