eJournals Oeuvres et Critiques 34/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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On ne se souvient pas de Flaubert

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2009
Tiphaine Samoyault
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) On ne se souvient pas de Flaubert Tiphaine Samoyault De même que Queneau pouvait partager la littérature romanesque en deux blocs hérités d’Homère, les « iliades » et les « odyssées » et qu’il les instituait à l’occasion d’une relecture de Bouvard et Pécuchet qu’il comptait parmi les « récits de temps pleins », c’est-à-dire les odyssées 1 , de même on peut, à partir de Flaubert, tracer plusieurs lignées où distribuer la littérature française contemporaine. Non que celle-ci s’en prétende ouvertement l’héritière : il fut en effet tout un temps, récent, où l’on ne reconnaissait guère de dettes, ou bien timidement à l’égard de ceux qui refusaient de transmettre, ou transmettaient « rien » ou « pour rien » (Beckett), ou encore à l’égard de quelques grands écartés, délocalisés ou lointains (Faulkner, Kafka, Platonov si on le connaissait), un temps de fils reconnaissant des fils, un temps qui voulait en finir avec la généalogie 2 , avec la logique de la succession, avec l’homogénéité de la littérature monolingue et nationale. Pourtant, la référence à Flaubert ne prend pas la forme d’un retour à. Elle a toujours été là, massive et discrète, calme bloc d’évidence qui justifiait tout à la fois et alternativement, le fond et la forme, l’histoire ancienne et l’histoire contemporaine, l’intime et le social, le féminin et le masculin, le réel et la légende, le réalisme et l’art pour l’art. Qu’est-ce qu’une référence qui ne demande pas à être reprise ? Les images viennent en foule - basse continue, surmoi, 1 Raymond Queneau, préface à Bouvard et Pécuchet dans les éditions du Point-du- Jour, reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, « Idées », 1965, pp. 97-124, plus précisément p. 117. 2 Voir François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Léo Scheer, 2004, qui s’emploie surtout à dénoncer les effets normatifs induits par le paradigme et à montrer comme celui-ci se déplace dans les cultural studies. Des travaux récents montrent comment un roman généalogique peut se constituer néanmoins, à partir de traces, d’archives, d’enquêtes, de réminiscences et comment il suppose l’apparition des fantômes. Voir notamment le bel essai de Claire de Ribaupierre, Le Roman généalogique. Claude Simon et Georges Perec, La Part de l’œil, 2002. Faulkner apparaît comme une référence centrale dans le nouveau dispositif généalogique, en particulier chez Claude Simon. Voir aussi Anne Bourse, Les Appareillages de la mémoire : généalogie, archive, machine, thèse de doctorat en cours, sous la direction de T. Samoyault, Université Paris 8. 88 Tiphaine Samoyault stridulation de certains insectes, eau qui court -, aucune n’est satisfaisante. C’est sans doute une référence qui s’impose toujours sur le mode de la présence et qui ne se place pas, contrairement à presque toutes les autres, sous les auspices de la mémoire. On ne se souvient pas de Flaubert - il n’apparaît pas dès lors dans la littérature contemporaine sous la forme du souvenir ; de la citation recopiée, de l’obligation scolaire, des lectures familiales. À partir d’un certain âge, on ne le lit jamais, on le relit toujours. De quelque côté que l’on regarde, c’est jusqu’à lui qu’il faut aller, que l’on se place dans le sens de la chronologie pour trouver versés définitivement dans l’art la prose et les genres de la prose, ou que l’on aille à rebours parce qu’on ne peut jamais aller plus loin, parce que, quelle que soit la circulation que l’on cherche, elle se trouve toujours opérée là. Du livre total au livre sur rien, du savoir à l’art et de l’art au savoir, de l’homme à la femme et de l’humain à la bête, tout déplacement, toute métamorphose (et pas seulement toute histoire) nous conduisent jusqu’à Flaubert 3 . Ce point d’arrivée qui est aussi un point de bascule entre la littérature et ce qu’elle n’est pas (ou l’inverse, ce qui, dans le roman d’apprentissage d’un écrivain, n’est pas rien - rôle parfois également dévolu à Proust ou à tous les « irremplaçables » dont parle Pierre Michon) impose constamment la rencontre : si l’on ne se souvient pas de Flaubert, on s’y heurte souvent. 1. La « ligne Bouvard et Pécuchet » D’une façon ou d’une autre donc, tous les écrivains ont affaire à Flaubert. Sans nécessairement faire affaire avec lui, c’est-à-dire sans l’affirmer nette- 3 Jusqu’à Faulkner : ainsi Pierre Bergounioux titre-t-il son essai sur Faulkner pour évoquer un point de bascule opéré par Faulkner, lié à la très vive clarté soudain portée sur un monde qui était à lui-même obscur. Même si la vive présence de Flaubert n’est pas tout à fait de la même nature, je colle à ce titre à dessein pour dire aussi que, de Claude Simon à Pierre Bergounioux, en passant par Louis-René Des Forêts et Pierre Michon, les écrivains qui renvoient d’une façon ou d’une autre à Faulkner renvoient aussi à Flaubert. Voir par exemple, Pierre Michon : « Comment avouer que c’est de Faulkner que je me sens le plus proche ? […] Il y eut d’abord Rimbaud, évidemment, […]. Et Flaubert, Balzac, et Baudelaire, et Dostoïevski, et Proust, tous les irremplaçables. » Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 80. De Faulkner non plus, dont Pierre Michon fait dans ce texte (à l’origine réponse à une enquête de la Quinzaine littéraire sur les écrivains morts dont les écrivains vivants se sentent les plus proches) le « père du texte », on ne se souvient pas. Chez Pierre Bergounioux encore les références à Faulkner et à Flaubert sont souvent rapprochées. Voir par exemple « Entretien avec Pierre Bergounioux », dans Dialogues contemporains, Pierre Bergounioux, Régine Detambel, Laurent Mauvignier, sous la dir. de Stéphane Bikialo et Jacques Dürrenmatt, La Licorne, 2002, pp. 15-30, p. 20. On ne se souvient pas de Flaubert 89 ment ou l’exprimer crûment. Son œuvre est au départ de plusieurs lignes qui ne se croisent que rarement et où s’accroche ou chemine une part importante du roman français contemporain. Il y a, très nettement depuis Queneau, Perec, une « ligne Bouvard et Pécuchet », qui est à la fois celle de l’encyclopédie et de la bêtise, celle du savoir et de l’idiotie. La remise en cause du positivisme, la fin de la croyance dans le savoir absolu ont précipité l’évidence de la liaison entre les deux. Le savant fou, le fou génial, le fou littéraire élevé au rang des beaux arts par André Blavier et rencontrant sa propre légende dans Les Enfants du limon de Queneau, l’idiot détenteur d’un savoir plus vaste et plus profond, sont des figures qui entrent en parenté directe ou oblique avec les deux bonshommes et leur copie. Dans le premier volet de son diptyque consacré aux idiots en tous genres, Jean-Yves Jouannais fait du copiste, avec l’effaceur, une des manifestations de l’artiste sans œuvres, de tous ceux qui mettent en pratique une forme d’abstention caractérisant ce qu’il appelle l’idiotie 4 . Puisque aussi bien copier indique, en art, non le refus d’inventer mais la volonté de ne pas le faire. Il rapporte deux performances ou propositions d’artistes contemporains directement inspirées par le geste de Bouvard et Pécuchet. L’artiste Gérard Collin-Thiébaut recopie sur trois cahiers Clairefontaine l’Éducation sentimentale. Commencée le 17 mai 1985 - lendemain du jour où Flaubert avait achevé son livre, un 16 mai, 1869 - la copie est achevée le 13 octobre. Les trois cahiers sont ensuite exposés dans une vitrine de la salle Coypel de la Bibliothèque nationale le 18 novembre 1985, lendemain du jour anniversaire de la première édition du livre de Flaubert (17 novembre 1869). La seule chose que l’on ajoute à l’art, c’est donc un peu de temps. En signant de son propre nom quelques images très connues de Mondrian, de Morandi, de Walker Evans, l’artiste américaine Sherrie Levine compare son activité à celle des deux messieurs 4 Idiotie placée sous le double patronage de Dostoïevski et de Melville et considérée comme un trait définitoire de la modernité. « L’artiste moderne, non pas exactement doublement idiot, ajoutera plus exactement à l’idiotie caractérisant son statut dans le champ de l’art une comédie de l’idiotie qui le concernera en tant qu’individu, dans une pratique ironique, comique ou à tonalité plus tragique. » Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Hazan, 1997, p. 85. Le second volet du diptyque, L’Idiotie : art, vie, politique : méthode a été publié aux éditions Beaux Arts en 2003. La forme particulière d’idiotie héritée de Bouvard et Pécuchet apparaît là comme le principal trait de l’épopée moderne, nécessairement burlesque, et dont une réalisation particulièrement significative est donnée par le récit, comme par le destin éditorial, de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Jean-Yves Jouannais donne aussi toute une lignée de « duos » à la « stupidité invincible », dont Bouvard et Pécuchet constitue le premier : Laurel et Hardy, duo créé par Leo McCarey, Biefer et Zgraggen, duo d’artistes suisses apparu internationalement lors de la manifestation Aperto, à la biennale de Venise en 1993, The Art Guys, deux clowns texans influencés par Fluxus ; pp. 44-51. 90 Tiphaine Samoyault de Chavignolles pour affirmer que ce qui fait l’artiste, à la fin du XX e siècle, c’est moins la passion de créer que l’encyclopédie qu’il porte en lui et dans laquelle il puise. 5 Ainsi, ce qui fascine, chez Rimbaud, et notamment Pierre Michon, ce n’est pas seulement l’adolescent génial et le voyant magnifique, mais le marchand empoté qui, tel Bouvard ou Pécuchet, commande quantité d’ouvrages techniques, guides des chemins de fer, plans de machines à coudre, manuels de maintenance comme le décrit Alain Borer dans Rimbaud en Abyssinie 6 . Sans mettre en œuvre le geste brut de la copie ou l’acte pur de la disparition, un certain nombre d’écrivains contemporains placent leurs œuvres ou certaines de leurs œuvres sous le signe de cette idiotie, compatible avec des compétences intellectuelles ce qui distingue la référence à Flaubert de la référence à Faulkner et à Benjy. « Bouvard et Pécuchet sont un modèle parce qu’ils sont loin d’être carrément stupides, parce qu’il y a une hésitation constante entre leur avidité légitime de savoir et le fiasco de sa réalisation, que l’échec vienne par approximation de la pensée, découragement ou catastrophes commises sur le voisinage. La bêtise est troublante lorsqu’elle représente au sein des individus particuliers le langage fossilisé du groupe. 7 » Ce dont témoignent des textes de « fictions documentaires » qui mettent en évidence, d’une manière ou d’une autre, ce langage fossile : en particulier tous les livres de Jean-Charles Masséra, mais aussi L’Argent de Christophe Tarkos, ou l’analyse de la jeune fille par le groupe Tiqqun 8 . Cela peut prendre aussi la forme de l’exploration du versant burlesque et pathétique de la question, tel qu’il est mis en évidence par le dernier roman d’Olivier Rolin, Un chasseur de lion : le modèle, Eugène Pertuiset, qui est aussi celui d’un des derniers tableaux de Manet exposé au Museu d’Arte de Sao Paulo, est décrit comme un tartarin truculent qui côtoie pourtant les grands de son temps : Flaubert, Théophile Gautier, Nadar, les frères Goncourt. Loin d’opposer la grandeur de Manet au ridicule de Pertuiset, Rolin fait du portrait de l’artiste contemporain un croisement de ces deux figures, contemplant le 5 Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, op. cit., pp. 140-141. 6 Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Seuil, 2004. Voir aussi, pour tous les documents que ce volume contient Alain Borer, avec Philippe Soupault et Arthur Aeschbacher, Un Sieur Rimbaud se disant négociant, Lachenal et Ritter, 1984. 7 Emmanuelle Pireyre, « Fictions documentaires », dans Devenirs du roman, Inculte Naïve, 2007, pp. 119-137, p. 130. 8 Jean-Charles Masséra, France, guide de l’utilisateur, POL, 1998 ; Amour, gloire et CAC 40 : esthétique, sexe, entreprise, croissance, mondialisation et médias, POL, 1999 ; United emmerdements of New Order, précédé de United problems of coût de la main d’œuvre, POL, 2002 ; A cauchemar is born, Verticales, 2007. Christophe Tarkos, L’Argent, Al Dante, 1999. Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, Mille et une nuits, 2001. On ne se souvient pas de Flaubert 91 spectacle du monde « foisonnant et trivial », « où la beauté jaillit parfois de la laideur. » 9 On trouve aussi dans l’œuvre d’Alain Fleischer certains avatars de ces êtres anonymes, qui tiennent à la fois de l’enfant et du faux naïf et avec lesquels l’écrivain entre dans un rapport de connivence. Leur caractère grotesque porte aussi une intense mélancolie. Dans l’Homme du Pincio, film qu’il a réalisé à partir de dizaines et de dizaines d’heures de tournage, Alain Fleischer se met en scène comme le « filmeur idiot » d’un autre idiot, tous les deux jouant une partie « dont la règle particulière est dérisoire au regard de la Loi générale : jeu d’un innocent qui fait l’idiot pour être filmé par un autre idiot en qui on aurait pu voir un suspect, mais à rejeter finalement, sans perdre plus de temps ni d’efforts, du côté des deficiente : les débiles, les faibles, les quantités négligeables. 10 » Un autre versant de cette « ligne Bouvard et Pécuchet » est celui, parfois tout aussi burlesque, d’une érudition détournée ou moquée, conjuguée avec la mise en évidence de figures de la bêtise contemporaine, explorée notamment par le collectif fondateur de la revue Inculte. François Bégaudeau, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe et Joy Sorman n’ont pas produit d’autre manifeste que le titre de leur revue ou que l’effet de groupe qu’ils ont voulu susciter. Le premier numéro de la revue ne comprend aucun texte programme. Mais dans les textes signés du collectif et publiés dans Devenirs du roman, comme dans la promotion qu’ils font, dans leurs propres textes, soit du drolatique, truffé d’érudition imaginaire ou mise à distance, comme dans La Déconfite gigantale du sérieux d’Arno Bertina 11 , soit du générationnel décalé (Du Bruit de Joy Sorman 12 , consacré au groupe de rap NTM), on lit la volonté d’affirmer cette connivence avec des êtres grotesques, dont on fait les produits d’un double dérèglement - du rapport à l’histoire et du rapport au savoir. Dans Devenirs du roman, publié par la collection d’essais Inculte Naïve, créée en prolongement de la revue littéraire et philosophique Inculte, cette référence à l’idiotie est constante. Elle se lit dans la capacité de la fiction à mettre en évidence des figures bêtes, oubliées des biographies ou des livres 9 Olivier Rolin, Un chasseur de lion, Seuil, « Fiction & Cie », 2008. 10 Alain Fleischer, « Le filmeur idiot », dans Les Figures de l’idiot, sous la dir. de Véronique Mauron et Claire de Ribaupierre, Léo Scheer, 2004, pp. 228-233, p. 233. L’illustration de ce livre est presque entièrement constituée d’images empruntées à ce film, fruit d’un rendez-vous quotidien, pendant deux ans, avec un personnage d’apparence « honorable et modeste », d’une « étrangeté sympathique », indifférent à celui qui le filme, apparemment consentant. 11 Arno Bertina, La Déconfite gigantale du sérieux, Lignes/ Léo Scheer, 2004. Le texte se présente comme une (pseudo-)traduction annotée d’un texte de Pietro di Vaglio, auteur qui aurait existé entre 1795 et 1836 et dont parle Silvio Pellico dans Mes Prisons. 12 Joy Sorman, Du bruit, Gallimard, 2007. 92 Tiphaine Samoyault d’histoire, dans l’idée de « soustraction du sens », avancée par le collectif comme nécessité pour la littérature, ou dans les textes commandés, la citation de Flaubert par Emmanuelle Pireyre, le portrait de l’écrivain en idiot par Stéphane Audeguy. 13 Un dernier exemple récent de cette ligne apparaît avec l’œuvre de Pierre Senges, qui ne fait pas partie du collectif Inculte mais auquel il est parfois associé. 14 Dès son premier livre Veuves au maquillage il emprunte, pour la fabrique de son héros, des traits à Bouvard et Pécuchet : le personnage principal, qui va faire l’objet d’une minutieuse dissection, y est commis aux écritures. « Il y avait ce petit homme penché sur ses écrits : et ça a failli finir de la même façon : le même homme un peu vieilli, le dos penché sur le marbre, soudé par l’arthrose, et un tas de feuilles vierges, elles, inépuisables. 15 » Cette fiction extrêmement érudite (dans des domaines aussi variés que la médecine anatomiste du XVI e siècle européen, l’astrologie chinoise ou les tarots), associe donc la manie encyclopédique (que l’on retrouve dans les livres suivants de Pierre Senges 16 ) à la manie tout court, et il est à noter que parmi les textes que cet auteur a publiés depuis Veuves au maquillage en 2000 figure L’Idiot et les hommes de paroles qui contient un catalogue de fous ou d’ahuris parmi lesquels apparaît Bartleby le copiste aux côtés de Simplicissimus, de Mychkine, de Schlemiel, de Svejk ou encore de Zelig 17 . Cette première ligne fait ainsi de nouveau se rejoindre Flaubert et Faulkner, deux formes de singularités animales et géniales où l’idiot conjoint la pointe extrême de la culture et du savoir (qui est aussi leur point de bascule) et l’innocence brute. Flaubert l’écrivait à Louise Colet : « je suis une bête ». « Ce que j’ai de meilleur, c’est la poésie, c’est la bête. » Parce qu’il avait compris qu’écrire venait après ne pas écrire. Qu’il fallait d’abord refuser le langage pour pouvoir en user. Il y a chez tout écrivain un aphasique qui veille, un animal tapi, à l’écoute, aux aguets. Tous les écrivains qui comprennent cela marchent à un moment ou à un autre sur la « ligne Bouvard et Pécuchet ». 13 Devenirs du roman, op. cit., passim. 14 Dans Devenirs du roman, Pierre Senges donne un texte composé d’un prélude, d’une allemande, d’une courante, d’une sarabande, d’une gavotte, d’une gigue et d’une coda justement intitulé « Suite », op. cit., pp. 189-203. 15 Pierre Senges, Veuves au maquillage, Verticales, 2000, p. 9. 16 Par exemple la botanique dans Ruines-de-Rome (Verticales, 2002) ou la géographie, l’économie politique et les récits de voyage du XVI e siècle dans La Réfutation majeure (Verticales, 2004), qui se présente comme la version française d’un texte écrit en latin, conservé à la bibliothèque de Grenoble et rédigé par le confesseur de Charles Quint entre 1517 et 1525 démontrant que le nouveau monde récemment découvert n’existe pas. 17 Mais où ne figurent pas Bouvard et Pécuchet car les traits qui rassemblent ces ahuris, la solitude, l’étrangeté, le bégaiement les font être les « intrus au sein des grandes communautés ». Pierre Senges, L’Idiot et les hommes de paroles, Bayard, coll. « Archétypes », 2005, pp. 231-236. On ne se souvient pas de Flaubert 93 2. La « ligne Éducation sentimentale » Une deuxième ligne est tracée par la mélancolie des paquebots et un rapport déçu à l’histoire. C’est la ligne inspirée par L’Éducation sentimentale. L’interprétation qui est donnée du roman de Flaubert, si elle n’est pas univoque, est parcellaire. On n’en retient moins le rapport à l’histoire contemporaine que la façon un peu ennuyée dont Frédéric Moreau finit par faire avec son histoire d’amour ; moins la Révolution qu’une certaine forme de désœuvrement. Ce n’est pas le même enjeu que dans l’éloignement du faire et de l’œuvre identifiable sur la « ligne Bouvard et Pécuchet ». Ses conséquences sont psychologiques avant d’être esthétiques et touchent les traits canoniques du « héros de roman ». Les jeunes gens devenus des hommes moyens, d’âge moyen, sont moins évidemment tournés vers l’action et vers la séduction que ne le laissait supposer le roman d’apprentissage. Cette représentation engage un certain rapport à la masculinité, moins virile, plus fade et plus inquiète, marquée à la fois par le désir de départ et l’esprit de fuite. Empruntant certains de ses modèles au roman d’aventures ou au récit de voyages, la littérature qui abrite cette figure en détourne aussi les codes en brodant indéfiniment sur le motif de la fin des voyages (Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz) et en dessinant une « géographie du vide », pour reprendre la belle expression de Christine Jérusalem 18 . Cette désorientation des personnages ne fait que développer l’errance de Frédéric Moreau dont le trajet est caractérisé par « le défaut de la ligne droite » selon les propre mots de Frédéric 19 . Ce sont des personnages de faux explorateurs, des figures un peu paradoxales d’automates errants, peu sûrs de leur identité voire menacés par la dissolution, des Frédéric qui auraient intériorisé l’histoire à venir et se seraient radicalisés avec elle et en elle 20 . Si Jean Echenoz, dans le chapitre 28 18 Christine Jérusalem, Jean Echenoz : géographies du vide, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2005. 19 « Et ils résumèrent leur vie. Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé d’amour, celui qui avait rêvé de pouvoir. Quelle en était la raison ? - C’est peut-être le défaut de la ligne droite, dit Frédéric. » Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, GF Flammarion, 1985, p. 501. 20 Voir sur ce sujet, de Jean Borie, Frédéric et les amis des hommes (Grasset, 1995). « Dans le roman de Flaubert, le héros passe du rêve romantique à la médiocrité célibataire, sans avoir jamais tout à fait perçu l’enjeu social de son existence ni véritablement assumé la dimension politique de sa situation individuelle » (p. 20). Selon cet auteur, L’Éducation sentimentale, en valorisant le romantisme des âmes sentimentales, permet de comprendre « comment le héros romantique a pu devenir une sorte de mirage, de refuge ou de déguisement intérieur pour l’homme quelconque, pour l’individu des sociétés démocratiques, stimulé par l’obligation identitaire, mobilisé dans les combats de la concurrence et de la lutte des classes. » (4 e de couverture). 94 Tiphaine Samoyault de Je m’en vais réécrit la fameuse ellipse de L’Éducation sentimentale, c’est à la fois dans le cadre d’une poétique des effets spéculaires dont son écriture est coutumière et qui place Flaubert comme étoile majeure de sa constellation et parce qu’un siècle d’histoire à donné tout son sens à la formule tout autant rétrospective qu’anticipatrice de « mélancolie des paquebots ». Qu’est-ce que la mélancolie des paquebots à la fin du XX e siècle ? Ce n’est évidemment plus, ou plus seulement, la mélancolie que l’on ressent sur les paquebots, les chers restés sur le rivage ou ayant salué au port, mais c’est le regret que l’on peut avoir de ces voyages lents, de ces départs pour l’inconnu, les dangers qui vous y attendent et les richesses, spirituelles et matérielles, qu’ils vous promettent peut-être. « Il [Baumgartner] connaît la mélancolie des restauroutes, des réveils acides des chambres d’hôtels pas encore chauffés, l’étourdissement des zones rurales et des chantiers, l’amertume des sympathies impossibles. 21 » La forme et les formules de l’aventure ont changé, comme celles du regret. Ce qui se maintient, c’est le caractère ennuyeux et répétitif de ces déplacements, l’anticipation qu’ils proposent de la fin du monde et de la mort de soi 22 , la solitude d’un voyageur devenu VRP. Le grand nord dans Je m’en vais ne reste inexploré que dans la mesure où il est invivable. Sa blancheur même n’est plus promesse de récit comme chez Melville. L’aventure n’est plus grand chose, la mythologie est devenue relative et le roman pose la question de son existence, exhibant à son tour les traits de la reprise et son caractère secondaire. La conséquence en est un certain rapport « célibataire » au style, une défense sinon de la gratuité, du moins du jeu, d’une tension entre désinvolture et tenue. Cette relation « célibataire » n’est pas à entendre au sens où, pour caractériser certaines fictions fin de siècle, de Huysmans à Gide, Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois et Jeannine Paque parlaient de « roman célibataire », parce que son modèle se cristallisait « autour d’un personnage unique, solitaire, doté d’une stérilité productive, - le célibataire » 23 , mais plutôt comme une figure du dégagement. L’autorité est toujours derrière soi. Cette littérature au second degré, du second degré contribue à sa manière à la sacralisation de la littérature en feignant de la mettre à distance pour mieux affirmer son absence de dehors. On en connaît 21 Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, 1999, p. 196. La phrase de L’Éducation sentimentale est la suivante : « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des amitiés interrompues. » (op. cit., p. 500). 22 Pierre Bergounioux interprète en ce sens le « il voyagea » de l’Éducation sentimentale comme « une façon anticipée de mourir » : dans « Avant-propos » aux Lettres d’Orient de Gustave Flaubert, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1990, p. 11. 23 Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois, Jeannine Paque, Le Roman célibataire, d’À rebours à Paludes, José Corti, 1996, p. 11. On ne se souvient pas de Flaubert 95 la formule minimale : la littérature parle moins du monde que d’elle-même. Mais il s’agit bien d’une littérature redéfinie par Flaubert, accordant, pour sa caractérisation, une primauté au style. « Pour être sincère, déclare Éric Laurrent dans un entretien, j’estime n’avoir strictement rien à dire sur le monde. Il n’est aucun sujet que j’aborde qui ne soit avant tout prétexte à un tour de force formel. 24 » Cette promotion de l’écriture aux dépens non seulement du discours mais aussi de l’histoire, de la narration, est paradoxalement à la fois flaubertienne et anti-flaubertienne, comme si, dans cette deuxième ligne, l’influence du roman trahissait le discours de son auteur. Si en effet une certaine revendication d’originalité stylistique et formelle ressortit bien à l’influence de Flaubert et débouche sur la terreur évoquée et dénoncée par Paulhan, la distanciation créée à la fois par le recours à la référence et par l’humour défait la posture précédente et son esprit de sérieux. Il faut donc distinguer deux sortes d’écrivains dans cette même ligne, ceux qui identifient la littérature à Flaubert et ceux qui ne le font que de manière distancée. Les deux gestes se trouvent illustrés par l’œuvre de Georges Perec. Comme il le précise dans un texte donné à L’Arc pour un numéro spécial Flaubert, s’il s’agit, dans Les Choses, de parvenir à une « copie de l’écriture de Flaubert », procédant d’un « vouloir être Flaubert », la référence à l’auteur de L’Éducation sentimentale, dans La Vie mode d’emploi, est la marque d’un réseau. C’est un écrivain qui, avec d’autres, fait partie d’un espace fictionnel. 25 De la première posture relève aussi la fascination de Pierre Michon et la construction de sa mythologie personnelle : « Quiconque se destine à l’écriture pense et écrit très vite en Flaubert. 26 » Dans la deuxième s’inscrit l’écriture de Jean Echenoz qui soumet la phrase au gueuloir : il ne se contente pas d’introduire ça et là certain pastiche, ni de faire un discours sur la référence comme autorité tutélaire ; il exerce sur la langue française le même artisanat que Flaubert, dans le choix du vocabulaire le plus précis avec de temps à autres l’arrivée du mot surprenant, dans le travail de la syntaxe à des fins personnelles, pour établir et consolider le monde fictionnel. En un siècle et demi, la langue française a changé, mais la forcer de manière comparable n’est pas plus classique aujourd’hui qu’hier. 24 Éric Laurrent, « Le roman n’a rien à dire sur le monde », dans L’Aujourd’hui du roman, textes réunis par Laurent Zimmermann, Nantes, Cécile Defaut, 2005, p. 170. 25 Georges Perec, « Emprunts à Flaubert », L’Arc, n° 79, 1980, pp. 49-50. 26 Pierre Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Albin Michel, 2007, pp. 348-9. Première publication sous le titre : « Pierre Michon : ‹Le coup de génie de Flaubert›, propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine littéraire, n° 458, novembre 2006. 96 Tiphaine Samoyault 3. La « ligne Madame Bovary » La troisième et dernière ligne doit être nommée d’après Madame Bovary. Elle est évoquée la dernière parce qu’elle est sans doute la plus difficile à repérer. Elle introduit à quelque chose qui est à la fois suspens et silence et qui n’hérite en rien de la capacité flaubertienne à produire du roman, à proposer des mondes complets. Les écrivains de la deuxième ligne, s’ils revendiquent le second degré et marquent leur fiction d’un certain épuisement, ont néanmoins prolongé l’effort du roman. L’idée qu’introduit la « ligne Madame Bovary », c’est la tension entre continu et discontinu, le tiraillement que celle-ci provoque chez des écrivains comme Pascal Quignard ou Pierre Michon, dont l’écriture est coupante et trouée de silences, le désir de roman et le recours malgré tout au fragment. 27 Ce qui caractérise alors cette ligne, ce qu’on peut dire relever de Madame Bovary, c’est une tendance de l’écriture à l’extase et à l’engloutissement. Cela peut tenir à une certaine lumière, à un souci du ciel ou du vide qui provoquent une sorte d’évanouissement du sujet comme lorsque, dans Madame Bovary, la narration se perd dans les rêveries d’Emma. « Moments […] doublement silencieux, écrit Gérard Genette qui les repère et les décrit dans « Silences de Flaubert » : parce que les personnages ont cessé de parler pour se mettre à l’écoute du monde et de leur rêve ; parce que cette interruption du dialogue et de l’action suspend la parole même du roman et l’absorbe, pour un temps, dans une sorte d’interrogation sans voix. 28 » Ces scènes qui sont inscrites dans la fiction tout en paraissant sortir de la narration, on en récupère la forme et le sens chez des auteurs fragmentaires où elles trouvent une raison inverse : elles sont des moments romanesques dans des textes qui ne le sont pas. Ainsi dans les traités de Quignard ou dans les fragments de Dernier royaume : « Immobile dans la nuit qui tombait, je regardais la maison blanche aux six volets verts. Je vis une lumière qui s’allumait dans les pièces du haut. Deux fenêtres en bas étaient allumées. Je vis la Simca blanche sous la lune. 29 » Tenant à la fois du petit roman concentré et du haïku, une telle notation place le lecteur dans la fiction en même temps que devant la perte de tous les récits et de toutes les mémoires qui la précèdent ou l’impliquent. « C’est le monde des romans et 27 Le texte désormais célèbre de Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments (Fata Morgana, 1986 ; repris chez Galilée en 2005) évoque ce double bind dans lequel on se trouve avec le fragment, la fascination de notre époque pour lui et le dégoût que l’on peut ressentir à la fois devant l’abus du fragmentaire et devant une forme de déception provoquée par cette forme en qui tous les genres sont tombés. 28 Gérard Genette, « Silences de Flaubert », dans Figures I, Seuil, « Points », 1966, pp. 223-243, p. 237. 29 Pascal Quignard, Sur le Jadis, Grasset, 2002. On ne se souvient pas de Flaubert 97 celui des sonates, celui du plaisir des corps nus qui aiment la persienne à demi refermée ou celui du songe qui l’aime plus repoussée encore jusqu’à feindre l’obscurité nocturne ou qui l’invente. 30 » L’absorption, la menace de dissolution ne sont pas des états à prendre à la légère. Ils renvoient aussi à l’enfouissement dans la littérature et à la perte de soi qui peut en résulter. Pour y introduire, on peut évoquer le texte que Pierre Michon écrivit pour la transposition photographique, par Magdi Senadji, de Madame Bovary et repris dans Corps du roi. 31 Il y évoque Flaubert comme moine déchaus, figure de la dépossession. « Flaubert considérait l’art avec beaucoup de sérieux. Ce sérieux prêt à rire. Il serre le cœur. Ce serrement de cœur qui prêt à rire, c’est celui qu’on éprouve devant la misère. Flaubert est notre père en misère. […] Le sérieux avec lequel nous considérons la littérature serre le cœur. 32 » La littérature dont Flaubert instaure la nécessité absolue reprend à la religion sa dimension oraculaire. Mais ce sont des oracles ne prédisant rien, ils n’ont aucune autorité, ils sont de l’ordre animé de chaos 33 . On retrouve régulièrement l’expression du cœur ou de la gorge qui se serrent chez Pascal Quignard ; à propos de la musique - « La musique à l’égard du corps (de la double articulation non synchrone du rythme respiratoire à partir du rythme cardiaque) contracte un ressort jusqu’à son cran d’arrêt. 34 » - à propos de l’éloignement du passé : « Plus étendue se fit la nostalgie, plus lourde se fit l’angoisse. Plus l’angoisse se fit lourde dans le cœur, plus la gorge se serra. Plus la gorge se serra, plus le ressort de la voix fut remonté d’un cran et c’est la première aube et le premier soleil. 35 » Cette double expression de la compassion et de l’angoisse indique aussi un déca- 30 Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Grasset, 2002, p. 63. Dominique Rabaté rapproche en effet ces moments témoignant d’une fascination récurrente du vide - il analyse un passage de La Haine de la musique, le dernier fragment du neuvième traité - des petites extases de Madame Bovary. « Le charme étrange de ces scènes […] tient au type d’oubli de soi qu’elles mettent en jeu. Je crois que cet évanouissement du sujet est intimement lié à l’expérience même de la lecture, et à la lecture des fictions. » (Dominique Rabaté, Pascal Quignard, étude de l’œuvre, Bordas, 2008, p. 88). 31 Magdi Senadji, Pierre Michon, Bovary, Marval, 2002. « Corps de bois », le texte de Pierre Michon, occupe les pages 7 à 18. Il a été repris dans Corps du roi, Verdier, pp. 19-46. 32 Ibid., p. 8 et 9. 33 « Rendre des oracles, en effet, c’est bien la seule chose qui puisse nous faire écrire. On appelle oracle une parole au-dessus de celle des mortels, quoique énoncée en termes de mortel, qui s’autorise d’elle-même, de son énonciation, qu’elle appelle les dieux. Pour sérieusement appeler dieux sa propre parole, il faut se coudre le masque à pleine figure, sans anesthésie. » (Ibid., pp. 9-10). 34 Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998, p. 59. 35 Pascal Quignard, Sur le jadis, op. cit. 98 Tiphaine Samoyault lage, une discordance des temps. Que peut bien vouloir dire cet engagement dans la littérature à une époque où c’est la réalité qui se donne avec excès ? Que signifie la fiction, la production de monde possible lorsque l’on se sent soi-même dépourvu de monde ? Ce qui s’ouvre avec Flaubert, avec le grand récit de l’esthétique moderne, celui qui fascine Pierre Michon 36 , celui qui promet que nous existerons de nos fictions intimes, la leçon de Madame Bovary. La littérature est toujours ailleurs, non contemporaine et non stabilisée. Les conséquences en sont qu’il n’est même plus besoin de recourir au genre romanesque pour affirmer la fiction. Cette dernière peut tenir dans une figure grammaticale ou dans une image. C’est l’imparfait dont Pascal Quignard dit que toujours il « décale ». « Il était … Il allait … Il aimait … Il voulait … Il n’y a plus qu’à remplir. L’usage du passé est le roman même. La rime intérieure en ait, en lait, est la rime magique du perdu dès l’instant où il fait retour. Tous les verbes sont augmentés d’un suffixe identique qui les rassemble dans ce son. 37 » C’est une formule de Rodolphe, qui suffit à donner l’image finale de La Grande Beune : « ‹Pauvre petite femme ! ça bâille après l’amour comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine.› Dans mon texte, le récit se termine par des carpes que l’on jette sur un comptoir et sur les rêveries sexuelles de la vieille aubergiste qui s’apprête à les vider ; ‹Elle réfléchissait à tout ce rose qu’il y a dans les poissons quand on les ouvre.› La vulve, le couteau, le plaisir : on ne peut pas être plus flaubertien. 38 » Cette expérience de la dépossession est exprimée de façon plus radicale encore par Pierre Bergounioux qui explique comment, avec Flaubert, il a pris progressivement conscience de la privation extrême dont le romancier lui faisait faire l’expérience. Pendant toute une période, l’œuvre pèse et accompagne : « J’ai longtemps trimballé les livres de Flaubert dans les deux valises que j’emportais partout avec moi. 39 » Elle meurtrit l’épaule mais en la portant on porte quelque chose, on est plus riche qu’avant. Mais, et c’est le récit que raconte L’Orphelin, elle agit progressivement à rebours des autres œuvres, à l’opposé de ce qu’on attend ordinairement d’un livre : « [Ces livres] décrivaient si minutieusement la réalité qu’on ne pouvait douter que ce fût elle. Mais elle se trouvait simultanément dépouillée de ses principaux caractères, de l’apprêt, du clinquant, de l’attrait de tout ce qu’on pouvait 36 voir Stéphane Chaudier, « Michon, Echenoz : un parallèle », dans Jean Echenoz : « Une tentative modeste de description du monde », sous la dir. de Christine Jérusalem et de Jean-Bernard Vray, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006, pp. 59-68. « Michon et Echenoz sont les enfants du style de Flaubert, lui-même engendré par le commentaire de Proust. » 37 Pascal Quignard, Sur le jadis, op. cit., p. 118. 38 Pierre Michon, « Le coup de génie de Flaubert », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine littéraire, art. cit. 39 Pierre Bergounioux, L’Orphelin, Gallimard, 1992, p. 95. On ne se souvient pas de Flaubert 99 tirer de la malle. De sorte qu’on ne pouvait plus croire - à supposer qu’on l’eût fait, qu’on eût été tenté - qu’il vaille la peine de se fatiguer à y fouiller encore puisque rien, nulle part, n’a valu ni ne vaudra jamais la peine. 40 » La lettre du 10 janvier 1841 à Ernest Chevalier est évidemment déterminante pour la formulation de ce rien que compose finalement, par soustraction minutieuse et obstinée, l’œuvre apparemment monumentale. « Tu me dis de te dire quels sont mes rêves ? aucuns ! Mes projets d’avenir ? Point ! Ce que je veux être ? Rien. 41 » Pour un enfant surnuméraire et qui ne comptait pas, la mort du monde constitue en définitive la seule justification. La leçon de Flaubert, qui ne peut en aucun cas être un héritage, puisqu’on n’hérite pas d’une lacune, d’un manque ou d’un rien de chose, c’est cette privation. « J’appris de lui, écrit encore Bergounioux dans un récit qui porte à la fois sur son propre père et sur Flaubert, qu’une identité peut naître du refus de toute identité. Une seule, car en bonne logique, la chose qui s’oppose à toutes les choses, qui affecte quiconque, par leur entremise, est devenu quelqu’un, c’est la mort. 42 » Apprendre à ne se réclamer de rien implique aussi qu’on n’attende pas, pour vivre ou pour écrire, des richesses accumulées par d’autres. C’est aussi la raison pour laquelle on ne se souvient pas de Flaubert. S’il s’accroche parfois à des riens, le souvenir se fixe pourtant toujours sur quelque chose. La puissance de ce que son œuvre soustrait est telle qu’elle implique que son mode d’existence dans la mémoire ne soit pas d’advenir de façon accidentelle ou fortuite, comme advient souvent le souvenir. On n’oublie pas ce qui s’est absenté. On se souvient de choses ou d’événements qui se rattachent aux êtres que nous avons aimés. On ne se souvient pas de ce qui fait leur être et qui s’est absenté. 40 Ibid., p. 97. 41 Gustave Flaubert, Correspondance, I, Gallimard, « Pléiade », p. 77. 42 Pierre Bergounioux, L’Orphelin, op. cit., p. 99.