Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2009
342
Avant-propos - L’écriture-Lacan
121
2009
Michel Peterson
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Avant-propos L’écriture-Lacan Michel Peterson Dans « Pour l’amour de Lacan », une conférence prononcée en 1992, Jacques Derrida situe politiquement l’impératif catégorique d’une lecture systématique et déconstructionniste de l’œuvre du psychanalyste : Je considère comme un acte de résistance culturelle l’hommage public à une pensée, un discours, une écriture difficiles, peu dociles à la normalisation médiatique, académique ou éditoriale, rebelle à la restauration en cours, au néo-conformisme philosophique ou théorique en général (ne parlons pas de la littérature) qui aplatit et aplanit tout autour de nous, tentant de faire oublier ce qu’a été le temps de Lacan, l’avenir et aussi la promesse de sa pensée, et donc d’effacer par là le nom de Lacan […]. 1 Si l’acte de lecture de Lacan se fait aujourd’hui si nécessaire, plus que jamais, ce n’est pas (et aucunement) parce que la psychanalyse at large n’a pas toujours bonne presse. C’est surtout parce que la résistance organisée à Lacan persiste pour ainsi dire de l’intérieur, à savoir de la lacanerie ellemême, composée d’une myriade de sectes, certaines ne s’autorisant que de ce qu’elles assurent ne relever que de sa parole, d’autres de la vérité qu’elles croient détenir de ses textes, sacralisés. Le tranchant de la démarche de Lacan s’en trouve alors désarticulé dans sa coupe, dans son vacillement spéculatif permanent entre la voix et l’écriture, clivage qui reconduit sa pensée pourtant somptueuse au logocentrisme le plus terne. 2 Or, on rencontre malencontreusement sur la route trop de ces jacquots qui n’ont de cesse 1 Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p. 64. 2 Jacques Nassif écrit à ce propos, dans un texte qui souligne les aspects insidieux des sectes lacaniennes : « […] des transcriptions [il s’agit de celles du Séminaire], une fois publiées, cela donne des textes, une écriture privée de toute la charge contextuelle dont elle pouvait être bourrée et où le je du locuteur, loin de courir, était et reste encore bien encombrant. Car il se pourrait bien, en effet, que son invention touche moins aux choses mêmes dont il traite, qu’au style de son énonciation, que je pourrais définir comme une diagonalisation entre l’oral et l’écrit, faite pour rendre plus exhaustif le comput des effets du signifiant, les uns relevant de l’énonciation par la voix, et les autres de la lecture des énoncés dont elle part 4 Michel Peterson de faire fonctionner la compulsion de répétition, là où s’imposerait une éthique vivante et différenciatrice de la discussion. Heureusement, dirai-je non sans quelque morgue, les collaborateurs de ce dossier consacré à l’écriture et à la différance Lacan, à son archi-écriture - à son mouvement originaire, à ses traces, ses frayages, comme à ce que tout cela produit chez le sujet qui s’affronte à une telle œuvre, quelle que soit la porte d’entrée qu’il choisit -, ne tombent pas dans ces travers odieux et heuristiquement contre-productifs. Il reste tant à faire si nous voulons poursuivre Lacan, demeurer attentif à son graphein, à son nom, passer au troisième temps pour la psychanalyse appelé par Jacques Nassif 3 , aussi téméraire que ce geste puisse sembler à certains. Et d’abord, au lieu de verser dans la prose encomiastique ou dans les études d’influence, toujours gorgées d’anxiété, à dégager le magnifique et gigantesque intertexte qu’il faisait si princièrement travailler - y compris aux moments, nombreux, où il utilisa en écrivain et penseur le plagiat, la seconde main, pour reprendre la belle formule d’Antoine Compagnon. On songe à tout ce qui lui vient de Georges Bataille, qui le précède, n’en déplaise à ces oiseaux que j’évoquais, mais d’une précédence relevant de la logique de l’inconscient et non de l’ordre du temps réglant nos vies quotidiennes et nos tressaillements intellectuels. Il vaut la peine, pour remettre les choses en perspective et serrer d’un peu plus près l’événement Lacan, mettre en lumière un de ses points de capiton, peut-être même l’ombilic de l’un de ses rêves, de citer un long extrait (on voudra bien me le pardonner) du livre que Bernard Sichère consacre à Bataille : Remettre Bataille (le Bataille des années 1934-1939) en situation, ce n’est pas du tout effacer ou amoindrir la singularité de son intervention, c’est au contraire lui restituer toute son ampleur [idem en ce qui concerne Lacan] : c’est comprendre comment cette singularité découla d’un ensemble de hasards en regard desquels Bataille put décider d’être cet événement qui porte son nom. De cette singularité et de la manière dont elle put exercer un effet majeur dans le monde intellectuel juste à la fin de la guerre, nous avons au moins un témoignage éclatant, un puissant symptôme : la fameuse Conférence sur le péché donnée à Paris en mars 1944 (O.C., VI, pp. 315 sq.), Instantané stupéfiant propre à nous restituer l’influence d’une parole sans égale au moment où l’on aurait pu croire Bataille sans voix et disparu dans la tourmente. Qui avait répondu « présent » ? Les amis, bien sûr, Klossowski, Blanchot, Leiris (Lacan s’est absenté, choisissant de rester dans la coulisse), tout le clan existentialiste (Sartre, qui vient d’assassiner Bataille dans un article, Merleau-Ponty, Simone de ou, alternativement, qu’elle produit. » « Monsieur Valdemar, encore ? », version consultée sur le site des Cartels constituants de l’analyse freudienne, p. 14-15. 3 Un troisième temps pour la psychanalyse, Montréal, Liber, 2006. Avant-propos 5 Beauvoir, Camus), la NRF (Paulhan), les hégéliens (Hyppolite, faute de Kojève), la théologie catholique et la mystique (Daniélou, le père Dubarle, Madaule, Gabriel Marcel, Massignon)… Autant dire que, dans les derniers soubresauts de la guerre, Bataille est capable de mobiliser sur son nom une partie considérable de la scène intellectuelle (communistes exclus) depuis un ailleurs qui déconcerte la pensée religieuse (le père Daniélou apparemment n’en revient pas), qui embarrasse fortement un hégélien comme Hyppolite, qui exaspère enfin très fortement Sartre (lui qui vient de fustiger ce « nouveau mystique » et son « rire jaune »). Cette puissance doit être située exactement : elle est celle d’un homme qui pense, comme Lacan le pensera plus tard, que la « question Dieu » n’est pas réglée, que la question de l’athéisme ou de l’« athéologie » (puisque c’est le mot de Bataille) continue de devoir être posée d’une manière qui suppose la remise en chantier radicale de toutes les catégories philosophiques y compris la catégorie de « sujet », sur la base d’un matérialisme qui a ceci d’étrange (dans la tradition du moins du matérialisme philosophique) qu’il présuppose une mise en jeu nouvelle des forces subjectives, c’est-à-dire ce que Bataille nomme « expérience intérieure » (comme production d’un sujet hétérogène aux représentations philosophiques de la modernité). 4 Même s’il le faudrait, je ne commenterai évidemment pas ici ce passage qui repère de manière aiguë quelque chose d’essentiel que Lacan reprendra à Bataille, c’est-à-dire, d’abord et avant tout, la capacité de se décentrer par rapport au savoir et à la vérité, de même que par rapport à la psychanalyse et à ses institutions, quoi qu’on pense d’elles, bref, à déplacer la pensée, à la déporter sans mollir devant l’inquiétance pulsionnelle. D’où l’impérieuse nécessité de situer la situation de Lacan en s’avisant de ceci, que Sichère précise en note, après avoir souligné l’absence de Lacan à la conférence : « La proximité alors de Lacan à Bataille est certaine, mais en effet étrangement dérobée. Cette proximité problématique est certainement l’une des conditions de possibilité de l’élaboration de la pensée de Lacan en même temps qu’elle est liés fortement à des données biographiques que Lacan préféra taire. » 5 Car s’il est une question que Lacan tenta de penser à l’aide de l’incroyable batterie de concepts qu’il déployait, jusque dans la logique modifiée et la topologie, c’est bien le Malin génie de Dieu qui continue de nous hanter, de faire résonner ses cordes spectrales. Nous avons beau aborder une autre ère, fascinante et troublante, dans laquelle la technologie modifiera à tout jamais et rapidement la mémoire de l’humain de même que son rapport aux autres espèces, aux 4 Bernard Sichère, Pour Bataille - Être, chance, souveraineté, Paris, Gallimard, 2006, p. 71-72. De cet ouvrage, il faut lire le quatrième chapitre finement intitulé « Bataille, Lacan » (p. 139-164). 5 Ibid., p. 71. Sichère se réfère ici à Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Séguier, 1987, p. 256. 6 Michel Peterson autres règnes, y compris du virtuel, Dieu veille toujours… à moins que nous ne puissions, nous, nous empêcher de le veiller sur You-Tube et sur Twitter, dans la diffusion macrovisuelle comme dans le microblugging. Ne serait-il pas d’ailleurs captivant de se demander ce qui, au-delà, mais peut-être en deçà des enjeux spécifiquement académiques de la French Theory aux Etats-Unis, a pu faire que les théories lacaniennes fassent leur nid dans une culture et une subculture (encore que cette dichotomie soit des plus sujettes à caution) massivement habitée par la canonique formule In God We Trust. Il suffit d’écouter la star Slavoj Zizek pour constater à quel point la mise en branle du désir par Coca-Cola n’est pas étrangère à la jouissance de Ste-Thérèse. L’idée de proposer ce dossier consacré à l’écriture-Lacan s’est progressivement imposée à moi au cours du séminaire que je donne à l’École lacanienne de Montréal, et dans lequel j’ai pu avec les participants mesurer à quel point Lacan continue de ne pas être lu. Je fréquente son œuvre depuis maintenant près de 30 ans. Une langue de bois s’est désormais installée, aussi triste que la figure du chevalier de la Manche, qui assure que son écriture est redoutable, illisible, voire, plus sottement, que ses thèses étaient celles d’un fumiste ou d’un pécheur ne respectant pas les règles de l’« objectivité » scientifique, ce qui permet de rejeter son discours du côté du relativisme postmoderniste soi-disant de gauche. 6 Pourtant, on constatera, à la lecture d’Arkady Plotnitsky, qui clôt ce dossier, que le rapport de Lacan aux sciences - ici aux mathématiques -, sans avoir été celui d’un professionnel (et il le savait), fut celui d’un homme averti non seulement de la rigueur qu’elles impliquent, mais également de la dimension imaginaire de leur usage. S’appuyant sur Deleuze et Guattari, Plotnitsky se penche sur les relations entre les concepts mathématiques et les concepts psychanalytiques pour mettre en lumière comment les premiers permettent l’étayage pour ainsi dire métaphorique des seconds (ainsi qu’on le voit avec des figures comme la bande de Mœbius ou la bouteille de Klein) quand il s’agit d’entendre le fonctionnement des structures psychiques. En caricaturant la position de Lacan à l’égard des sciences, en multipliant la haine, c’est la psychanalyse elle-même qui se trouve - elle en a l’habitude et cela lui permet de garder la forme… - contestée à partir d’idéologies tablant sur l’élimination de la voix du sujet (éradication qu’on nommerait plus justement en utilisant le terme analytique de forclusion). Ce qui n’est pas en soi si mauvais… et qui constitue, comme le soulignait récemment Prado de Oliveira, une preuve de santé. 7 6 Je fais évidemment allusion au décevant ouvrage d’Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. 7 Luiz Prado de Oliveira, Les pires ennemis de la psychanalyse, Montréal, Liber, 2009. J’ai moi-même repris cette position dans « Entendre les voix », Spirale, no. 228, septembre - octobre 2009, p. 100-102. Avant-propos 7 Ce qui néanmoins inquiète avec ce fantasme de solution finale, c’est qu’on mise sur une époustouflante ignorance non seulement, souvent, de l’œuvre de Freud, sans laquelle on ne peut pas lire Lacan, mais des arrimages de ce dernier, c’est-à-dire sa discussion intense avec, entre autres, la philosophie (Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Hegel, Marx, Heidegger, Bataille, Althusser…), l’anthropologie (Lévi-Strauss, Mauss, mais pas seulement), la linguistique (Saussure, Jakobson, Guillaume, Peirce…) et la littérature - d’Aristophane et d’Apulée à Shakespeare, Racine, Goethe, Poe, Claudel, Péguy, Breton, Gide, Joyce… Dans cette tapisserie théorique digne tout autant des métiers des fileuses de Tout Ankh Amon que de l’art de Rubens, ne pourrait-on pas au fond, à l’autre bout des sciences, envisager l’œuvre de Lacan à partir de la question générale que pose Érik Porge : « En quoi la psychanalyse est-elle une forme de littérature ? », avec son corollaire : « Comment la littérature devient-elle affine à la psychanalyse ? » 8 Évidemment, les modalités de relation qu’entretiennent littérature et psychanalyse sont d’une grande complexité et le projet du présent dossier n’est nullement de les épuiser, d’autant plus que, « Dès son origine, la psychanalyse, rappelle Jean-Louis Hue, a partie liée avec la littérature. » 9 Dans un colloque consacré à la lecture lacanienne de la littérature, la question de l’autre scène, « endroit du dé-lire » 10 , de cet hypertexte des écrivains du monde, menait chacun des participants à tenter de dégager quelles ressources fournit la littérature à la psychanalyse, adoptant ainsi d’une certaine manière le point de vue de Pierre Bayard selon qui il est possible d’inverser les habitudes et d’appliquer la littérature à la psychanalyse. 11 Reste que la première ne saurait servir tout simplement de réservoir à la seconde, l’un de ses champs d’application ou l’un de ses Savoirs insus de l’écrivain qui est par elle investie. Le critique argentin Nicolás Rosa, proposait, lui, que littérature et psychanalyse soient pensées dans une relation de perfusion 12 , se nourrissant l’une l’autre, ce que l’œuvre de Freud démontre à chaque détour. D’autres, comme Éric 8 « Lacan, la poésie de l’inconscient », dans Lacan et la littérature, textes rassemblés et présentés par Éric Marty, Houilles, Manucius, 2005, p. 61. 9 « Voyage autour d’un divan », Magazine littéraire, « Les écrivains et la psychanalyse », no, 473, mars 2008, p. 3. 10 Pierre Glaude, Contre-textes. Essais de psychanalyse littéraire, Toulouse, Ombres, 1980, p. 21. 11 Outre Lacan et la littérature, on consultera également, parmi plusieurs autres publications, le no. 39 de la revue Texutel (UFR de Sciences des textes et documents de l’Université Paris 7), 1999, et Lacan, sous la direction de Jean-Michel Rabaté, Paris, Bayard, 2005. De Bayard, il convient de lire Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? , Paris, Minuit, 2004. 12 En particulier dans Los fulgores del simulacro, Santa Fe, Universidad Nacional del Litoral, 1987, et dans El arte del olvido, Buenos Aires, Puntosur, 1990. 8 Michel Peterson Marty, optent au contraire pour une hétérogénéité absolue entre ces deux champs de l’expérience humaine. 13 Encore une fois, il ne s’agit bien sûr pas de décider ici de cette indécidable, surtout que, comme le disait avec une grande force Derrida il y a déjà longtemps, « il y a peu de littérature », entendant par là une pratique de l’hymen non référée à l’Ontologie et mettant en jeu la mimesis. C’est ici l’immense question du sujet de et dans l’écriture qui est posée, et que Philippe Willemart, grand spécialiste de Proust et de l’étude des manuscrits, développe - en partant du ciel constellé des Incas pour nous emmener sur les rivages de Pascal Quignard et de Vincent Descombes - dans une théorie critique de Lacan qui prend pour point de départ l’idée que l’écriture se trouve pour ainsi dire « encadrée » par le désir et la jouissance. Avant d’écrire, l’écrivain ne saurait en effet savoir ce qui de son désir va se révéler. L’œuvre produit un auteur et non l’inverse, au point qu’elle tue l’homme et la femme en chair et en os. La lituraterre lacanienne n’est-elle pas le signe de cette thanatographie, de ce travail de « désénonciation » ? En confrontant plusieurs conceptions du sujet, Willemart éclaire le bout de réel qui, excitant libidinalement l’écrivain, le conduit sur les sentiers de la création. Épinglé à l’Autre, le scripteur construit ce que le critique, reprenant Butor, appelle un « texte mobile », approfondissant sa théorie selon laquelle la rature est la voie royale de la création. Un autre parcours nous est proposé par le regretté Serge Hajlblum dans sa lecture intrigante de l’Esquisse pour une psychologie scientifique (Entwurf) de Freud. Ceux et celles qui ne sont pas familier du champ psychanalytique pourront douter de la pertinence de cette contribution dans ces pages. En fait, les raisons de sa publication sont nombreuses. D’abord, après de longues années d’étude assidue de ce texte capital dans le déploiement de la pensée de Freud en particulier et de la psychanalyse en général, Hajlblum en était venu à le lire à la lettre, pourrait-on dire, disposant comme sur un tableau les différents systèmes neuronaux afin d’identifier dans la construction freudienne une figure typiquement lacanienne, à savoir la bande de Mœbius. 14 Il y a aussi que ce texte, qui demeurera à jamais interminable, et que j’ai transcrit pour ce numéro, était destiné à un livre dont nous rêvions lui et moi pour la collection « Voix psychanalytiques », que je dirige pour le compte des éditions Liber, à Montréal. Ce « 1 er essai de lecture » devait être déplacé et condensé par d’autres réflexions sur la question de l’aphasie, en particulier par la republication des Mémoires d’un médecin aphasique, du Dr Saloz, père, 13 « Lacan et Gide », dans Éric Marty, op. cit., p. 141. 14 Lacan s’était d’ailleurs intéressé à l’Esquisse comme l’un des schémas freudiens de l’appareil psychique, dans le Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, leçons VIII, IX et X. Avant-propos 9 atteint « instantanément » d’aphasie totale avec « cécité verbale et agraphie absolue », en 1911, alors qu’il allait entrer dans sa soixantième année, puis complètement guéri à la suite d’un courageux travail de rééducation. Le texte aurait été repris de la version publiée originalement par les Archives de psychologie (Genève, Librairie Kundig, 1919), recueillie et annotée par le Dr F. Naville. Serge n’aura eu le temps que de publier Hors la voix. Battements entre aphasie et autisme 15 , un petit livre au style vif, malheureusement passé quelque peu inaperçu, mais qui mériterait une lecture attentive parce que la question de la lettre et de l’écriture s’y posait constamment en sourdine, avec insistance - comme par exemple dans le débat entre Paul Broca et Émile Littré au sujet des mots aphasie et aphémie. Enfin, la présence de cette étude de l’Esquisse en tête de cet ensemble relève de l’hommage personnel et d’un salut de l’École lacanienne de Montréal, à qui sa pensée a tant apporté. Pour ma part, je propose une amorce de réflexion sur les liens problématiques entre Lacan et Derrida, massivement déniés par les lacaniens, aux prises avec une sorte de terreur inanalysée. 16 Il aura d’ailleurs fallu attendre la publication du séminaire de Lacan dédié à Joyce, Le sinthome, pour que Jacques-Alain Miller, responsable de son édition au Seuil, daigne en dire quelque chose d’une manière résolument ambiguë. 17 De mon point de vue, beaucoup de ce qui se sera écrit depuis Lacan et Derrida dans et sur la psychanalyse aura eu affaire, même sans qu’il y paraisse toujours, avec ce contentieux, d’où la nécessité de s’atteler à cette tâche analysante et déconstructionniste de lecture, laquelle n’en est qu’à ses débuts, comme je tente de le montrer. Anne Élaine Cliche, de son côté, insiste sur la fonction de la poésie dans le dévoilement ou de l’articulation de la vérité du rapport au signifiant et à la lettre. Alors que la démarche derridienne identifiait les lieux et les moments où Lacan se trouvait repris par la métaphysique et le phallogocentrisme, l’auteure met l’accent sur la poétique comprise comme logique et dégage une poétique du sujet de la création, rejoignant par là le propos de Willemart. Après avoir revisité la lecture par Lacan de la trilogie des Coûtfontaine, de Claudel, Cliche montre comment toute poétique singulière met en acte, à même le style, un rapport spécifique au signifiant et au Symbolique. Le corps devient dans cette topologie un effet d’écriture, « la mise à découvert, dans la langue et la forme du texte, d’une ‹brisure› [Hajlblum parlait, lui, 15 Montréal, Liber, 2006. 16 Laquelle fait d’ailleurs suite à la réflexion que j’ai dessinée dans « La galaxie baroque de Lacan », Œuvres et Critiques, dossier « La question du baroque », dirigé par Dorothea Scholl, XXXII, 2, 2007, p. 171-188. 17 « Lacan et Derrida, chacun est grand dans son genre, il s’agit seulement de savoir lequel. » « Notice de fil en aiguille », dans le Séminaire XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 235. 10 Michel Peterson de bruisures 18 ], celle, peut-être, du corps psychique archaïque du poète (pour reprendre le terme de Lacan), de sa matérialité : ce corps-là, dans son éclatement, mais tout de même nouveau parce qu’au dehors et articulé en langue. » S’impose là une prise en compte du fantasme informant le texte, le trauma originaire transpirant dans toute inscription, dans toute écriture, au point que la « mise à mal de la langue dans la langue » commande un rapport proprement physique à la vérité et au savoir de l’inconscient. C’est lui aussi dans l’horizon de la création que Daniel Puskas nous offre à penser le projet de l’Atelier d’écriture de la Libre Association de Psychanalyse de Montréal, lieu qui comporte parmi d’autres particularités celle de réunir six psychanalystes 19 passionnés par la question de l’écriture. Il associe le fonctionnement de ce groupe à la modalité que Lacan avait désignée par le vocable de cartel, qui implique une prise en compte du désir et du transfert tels qu’ils se manifestent dans un collectif. Lui-même mobilisé par le pourquoi écrire ? , Puskas en vient à soulever la question du rapport entre temps et acte d’écriture en s’appuyant sur le célèbre texte de Lacan « Le temps logique et l’assertion de la certitude anticipée » 20 , pour fournir un éclairage à la scansion ponctuant cet abord original de l’obsession des mots qui affecte le psychanalyste et l’écrivain. 21 Enfin, le remarquable article de Jutta Weiser nous entraîne dans une problématique fondamentale de la psychanalyse et de l’écriture lacaniennes, c’est-à-dire à l’intersection de la conception moraliste de l’amour-propre et du narcissisme. On sait à quel point Lacan appréciait les Maximes de La Rochefoucauld qui, lui, s’inscrit dans une lignée allant de l’Antiquité à Nietzsche et dans laquelle vient se coucher, selon Lacan, Freud lui-même. Prenant la suite de Serge Doubrovsky, auteur avant elle du seul article sur le sujet, Weiser nous propose une lecture cossue qui fait du moraliste un réel précurseur de Lacan, apportant ainsi une contribution significative à l’histoire de la découverte de l’inconscient inaugurée par Henri Ellenberger. La thèse de Weiser s’avère suffisamment stimulante pour qu’on doive la placer au cœur d’une réflexion sur la constitution du Symbolique et de la fonction du Nom-du-Père : « […] l’étude de la littérature moraliste et du courant anti-cartésien a laissé des traces profondes dans la pensée de Lacan et, qu’à côté de la perspective freudienne qui en reste bien sûr la clef de voûte, la perspective moraliste est entrée abondamment dans ses propres théories. » 18 « J’appelle bruisures les difficultés aphasiques par lesquelles il est possible d’aborder la question de l’objet voix dans le champ de la psychanalyse. » Op. cit., p. 65. 19 Il s’agit actuellement de Claude Brodeur, Denise Noël, Marie Normandin, Monique Pallacio, Daniel Puskas et moi-même. 20 Dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-214. 21 Jean-Louis Hue, op. cit. Avant-propos 11 Nous sommes au seuil du nouage entre l’identification, la connaissance de soi, l’aliénation du sujet et la méconnaissance, le mot amour-propre, « signifiant-carrefour » fonctionnant comme surface de rencontre de chaînes de signifiants construits selon un modèle qui ne peut pas ne pas nous reconduire à la pulsion de mort. Ce qui me ramène, pour conclure cet avant-propos, à la nécessité de lire l’écriture-Lacan et donc, à la question du rapport, outre lettre, entre psychanalyse et démocratie, rapport que Lacan ne cessa jamais de mettre sous le signe du lien social, du vivre-ensemble : « Le discours que je dis analytique, c’est le lien social déterminé par la pratique d’une analyse », dit-il justement dans Télévision 22 . Et pour en rajouter à ce sujet, je reprendrai Derrida affirmant à des nombreuses reprises que la psychanalyse constitue avec la littérature le cœur même de la démocratie. Lacan, s’appuyant sur la littérature, fut un penseur clinique du politique. Souhaitons que ce dossier en ouvre la mesure abyssale. 22 Dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 518.