eJournals Oeuvres et Critiques 34/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2009
342

L’Ésquisse à la lettre

121
2009
Serge Hajlblum
Ce "traitement", ce rapport de l'homme à l'homme, est celui qui se manifeste pour l'instant sous diverses rubriques, qu'un seul mot peut provisoirement représenter: psychologie. J'en vois le sens, c'est-à-dire j'en vois les dangers. La psychanalyse occupe là une position suréminente d'où chacun de ses tenants ne songe qu'à déchoir – pour concourir à quelque grand et général abaissement. Jacques Lacan, 7 avril 1953. … mais si l'on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police. Georges Canguilhem, "Qu'est-ce que la psychologie?" Cahiers pour l'Analyse
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 1 2 * Serge Hajlblum† Ce « traitement », ce rapport de l’homme à l’homme, est celui qui se manifeste pour l’instant sous diverses rubriques, qu’un seul mot peut provisoirement représenter : psychologie. J’en vois le sens, c’est-à-dire j’en vois les dangers. La psychanalyse occupe là une position suréminente d’où chacun de ses tenants ne songe qu’à déchoir - pour concourir à quelque grand et général abaissement. Jacques Lacan, 7 avril 1953. … mais si l’on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police. Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Cahiers pour l’Analyse C’est dans un état proche de celui du rêve que Freud a écrit φ ψ ω, autrement nommé par Ernest Jones Entwurf, soit l’Esquisse. 3 1 Dans ce travail, je me réfère simplement à la traduction de Claude Van Reth parue aux éditions PUF, Paris, 1969, dans l’ensemble intitulé La Naissance de la psychanalyse. Je la noterai PUF. Toutefois, quand cette traduction laisse quand même par trop à désirer, j’utilise celle proposée par Suzanne Hommel, avec la participation d’André Albert, Éric Laurent, Guy Le Gauffey et Erik Porge, parue en supplément réservé du bulletin PALEA, nos. 6, 7 et 8. Je la noterai Palea. Enfin, je n’hésiterai pas à recourir au texte allemand dans Aus den Anfängen der Psychoanalyse 1887- 1902, S. Fischer Verlag, 1952. À ce propos, si traduire c’est trahir, ce l’est aussi en ce sens que nulle traduction ne peut faire fi de la ou des théorie(s) courant les discursivités dans les langues où elle est effectuée. Ceci est particulièrement sensible dès ce texte. 2* Je remercie Stéphane Quinn, psychanalyste membre de l’École lacanienne de Montréal, d’avoir développé une version claire et compréhensible des esquisses graphiques laissées par Serge Hajlblum (N.d.é.). 3 « […] un long essai auquel nous avons donné le nom d’Esquisse… », dans La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, trad. fr. Anne Berman, Paris, PUF, vol. 1, p. 416. Aussi : la note anglaise renvoyant au titre, dans La Naissance de la psychanalyse : « Il fait aussi mention de ‹psychologie à l’usage des neurologues› et de ‹φ ψ ω› ». 14 Serge Hajlblum† Tout ce qu’il propose de la mise en forme du système général du fonctionnement de l’appareil (Apparat) du psychisme est présenté comme une formation jaillie et de la fébrilité consécutive à sa rencontre avec son ami Fliess (« Le 4 septembre, il se rend à Berlin pour y voir Fliess et certainement pour discuter avec lui des problèmes en question. Très agité après ces entretiens, il ne peut attendre d’être revenu chez lui et commence à rédiger son Esquisse dans le train ; c’est pour cette raison que la première partie du travail est écrite au crayon. » 4 ), et de la satisfaction d’un désir réalisé. D’un côté, dans sa lettre du 23.9.95, il écrit à Fliess, entre autres choses : « Si je t’écris aussi rarement, c’est uniquement parce que j’écris beaucoup pour toi. Dans le train, j’ai commencé à rédiger un exposé sommaire du ΦΨΩ que tu auras à critiquer […] … Cela forme déjà un imposant volume, du griffonnage [Geschmier : le brouillon] naturellement, mais qui constituera, j’espère, un bon support à tes données sur lesquelles je fonde grand espoir [ce qui est très certainement à rapprocher de ce rêve qu’il énonce dépouillé de tout récit, de toute narration et qu’il signifie dans la Traumdeutung : « Je me rappelle un rêve qui, au réveil, m’avait paru si bien construit, clair et complet [lückenlos : sans faille] 5 que, encore sous l’ivresse du sommeil [Schlaftrunkenheit : la torpeur]. Je projetais de créer une nouvelle catégorie de rêves qui ne serait pas soumise au mécanisme de la condensation et du déplacement, mais serait qualifiée de ‹fantasme pendant le sommeil›. Un examen plus attentif découvrit dans ce rêve d’espèce rare les mêmes déchirures et les mêmes incohérences [Risse und Sprünge] que dans les autres ; je dus laisser là les fantasmes pendant le sommeil. Le contenu du rêve était que je présentais à mon ami une théorie difficile et longtemps cherchée de la bisexualité » 6 . D’un autre côté, dans cette même lettre, il note ceci : « Avant-hier, un songe m’a fourni la plus amusante confirmation du fait que le motif des rêves est bien une réalisation de désir. » 7 φψω comme griffonnage serait-il un moment premier de nouage : « Le travail du rêve empiétait [griff über : enchaînait] en quelque sorte sur les pre- 4 Ernest Jones, op. cit., p. 418-419. 5 Lückenlos : ce terme apparaît dans un moment déterminant de la Contribution à la conception des aphasies, pour articuler la différence entre ce qu’il nomme la projection et la représentation : « Im Rückenmark allein […] sind die Bedingungen für eine lückenlose Projektion der Köperperipherie vorhanden. » Ce que Claude Van Reth traduit par : « les conditions d’une projection sans lacune de la périphérie du corps n’existent que dans la moelle épinière. » La représentation (dans la Contribution : Repräsentation) est donc un effet de Lücke, du lacunaire, de la faille. Quelques lignes après, il emploie le verbe vertreten pour dire représenter. 6 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 285. Soit « […] les mêmes solutions de continuité et sauts […] ». 7 Freud, lettre du 23/ 09/ 95, op. cit. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 15 mières pensées de la veille [das erste wache Denken : les pensées de la veille] […] » 8 , ou encore, « Il m’est arrivé souvent ainsi qu’à d’autres psychanalystes et à des malades suivant un traitement psychanalytique d’être, si l’on peut dire, réveillés par un rêve et de commencer aussitôt après à l’interpréter, avec une pensée pleinement éveillée et lucide […] » 9 ou, entre le rêve et une théorie dans et du rêve, il y aurait comme une continuité, ici sans condensation ni déplacement, c’est-à-dire sans coupure entre sommeil et veille, hormis l’oubli suffisamment marqué pour qu’il retienne la théorie même du rêve, sans coupure entre rêve à figuration théorique et théorie du rêve, où le rêve présenterait donc la théorie et rêvée et de rêve dans le temps de son élaboration comme rêve et comme théorie ? Ce débat est aussi un débat de confins, de frontières, et le fait que Freud y revienne par deux fois, en des moments très différents de la Traumdeutung, est loin d’être à négliger : dans ces deux temps, je ne dis pas qu’il pense directement, consciemment à ce moment de φ ψ ω, mais tout cela fait effectivement écho à ce qu’il écrit : « [...] au réveil, j’avais oublié le travail d’interprétation aussi complètement que le contenu lui-même, tout en sachant que j’avais rêvé et que j’avais interprété mon rêve. C’est plus souvent le rêve qui entraîne avec lui dans l’oubli les résultats de l’interprétation […]. Il n’y a cependant pas, entre mon interprétation et la pensée éveillée, l’abîme [Die Kluft : la faille] psychique par lequel les auteurs veulent expliquer l’oubli du rêve. » 10 Ce texte, auquel il faut bien rendre son nom étant entendu qu’il n’est pas titré, relève du langage de la neurologie. En cela, il se situe dans la même discursivité que la Contribution à l’étude des aphasies que Freud a publiée en 1892. Mais, à lire ces deux textes sur un seul plan de la neurologie, il est clair que ce qui ressort, à travers cette manière discursive, c’est une ligne de rupture. Quand Freud parcourt toutes les théories rendant compte de toutes les formes d’aphasie suivant les théories de la localisation de zones de la voix, de la parole et du langage dans le cerveau, il ne rencontre qu’impasses et interrogations : il termine son étude par ces mots quelque peu programmatiques : « […] l’importance du facteur de la localisation pour l’aphasie a 8 Freud, L’Interprétation des rêves, p. 285 : « dans les premières pensées de la veille ». Saisir par-dessus, empiéter, comme on empiète sur les plates-bandes d’un autre, implique l’idée d’un espace, de faire sien un domaine qui, a priori, relève d’un autre espace. Ce n’est pas là l’idée de Freud. Il évoque en quelque sorte un emmêlement, soit une idée qui vient avec une autre. Elle vient Über, par-dessus, pour, ensuite, se prolonger, c’est-à-dire comme revenant par-dessous. Ce que traduit bien le terme d’enchaînement. Ce que reprendra, par la suite, le terme de nouage que Freud emploie très souvent. 9 L’Interprétation des rêves, p. 443. 10 Ibid., p. 443. 16 Serge Hajlblum† été exagérée et […] nous ferions bien de nous occuper à nouveau des conditions fonctionnelles de l’appareil du langage. » 11 Quand il essaye de rendre compte, à Fliess, de l’appareil du psychique envisagé dans son ensemble, il retrouve, par les questions de la perception, de la mémoire et de l’oubli, de l’inconscient et du conscient, la question de la localisation en des termes fonctionnels, mais décollés de quelque réalité anatomo-physiologique ; et ce décollement, il en inscrit le lieu comme celui de la lettre : lieu d’un jeu de lettres qui font nom pour son brouillon, φψω, jeu qui va faire corps jusqu’à se saisir de ce corps de la neurologie. Tout se passe comme s’il était, si ce n’est en continuité exacte, pour le moins en écho à ce qu’il écrivait en 1892 : « […] les substances grises […] contiennent la périphérie du corps comme un poème contient l’alphabet […] dans un réaménagement qui sert d’autres buts, où les divers éléments topiques peuvent être associés de façon multiple […]. » 12 Comment lire φψω si ce n’est à partir d’une supposition de ce jeu de lettres transformant le poétique en proposition scientifique ! Alors, par ce nom, Freud nous donne une formule 13 : c’est ce qu’il écrit à Fliess, φψω 14 , c’est-à-dire ces trois petites lettres dont il laisse au lecteur le soin (ultérieurement) et de les reprendre et de les ordonner. Il parle d’« […] aboutir à un remaniement total - que je n’ose entreprendre pour le moment - de mes théories φ ψ. » 15 C’est donc par une présentation de la distribution et l’ordonnancement des lettres que je commencerais (fig. 1). C’est à partir de ce mode d’ordonnancement de la formule, tout à la fois formule de la psychologie et nom 16 pour ce texte, qu’il est possible de développer l’ensemble des énoncés qui font la force de ce griffonnage. Naturellement, ce ne sont pas les seules lettres inscrites dans ce texte : elles jouent avec et à partir d’une quatrième, Q, qui écrit la quantité en général 17 , 11 Contribution…, p. 155. [Serge Hajlblum a développé cette question en détail dans Hors la voix. Battements entre aphasie et autisme. Montréal, Liber, 2006. N.d.é.] 12 Ibid., p. 103. Je souligne. 13 Il va comme de soi que cette formule en trois lettres est à rapprocher de cette autre formule ternaire qui est laissée en suspens dans le récit et l’interprétation de l’Injection faite à Irma, et que Lacan reprend amplement. 14 Et dans sa lettre du 16/ 08/ 95, et dans celle du 23/ 09/ 95, et dans celle du 01/ 01/ 96 introductive au Conte de Noël. 15 Freud, lettre du 01/ 01/ 96. 16 Freud : « … j’ai commencé à rédiger un exposé sommaire du φ ψ… », lettre 28, du 23/ 09/ 95. 17 Il faut lire la note de la traductrice, Anne Berman, de l’édition française publiée aux PUF, Paris, 1969, à la page 315, dans laquelle elle précise son interprétation des lettres Q et Qη, à l’encontre de leur lecture par M. Mosbacher et J. Strachey. Elle choisit d’interpréter Q comme la quantité extérieure et Qη la quantité psychique, contrairement aux traducteurs anglais pour qui Q signifie la quantité en général et Qη la quantité neuronique : ce qui correspond tout à fait au texte. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 17 modulée en Qη qui, elle, écrit de la quantité, à savoir une grandeur. C’est le parcours de cette lettre au sein des trois autres, et prises une par une et prises toutes ensembles, qui va permettre de développer les énoncés quant aux processus psychiques qui se règlent sur le principe de l’inertie : « Des processus comme la stimulation, la substitution, la conversion, la décharge, qui étaient à décrire, ont directement suggéré la conception de l’excitation neuronique en termes d’écoulements de quantités. Il semblait possible de généraliser ce qui est ici admis. On pourrait poser à partir de ces considérations le principe fondamental d’activité des neurones en rapport avec la quantité (Q), principe qui promettait d’éclairer la question puisqu’il semblait embrasser l’ensemble de la fonction. C’est le principe de l’inertie des neurones ; il énonce que les neurones tendent à se défaire de la quantité. La structure et le développement ainsi que le travail des neurones, sont à comprendre selon ce principe. » 18 C’est dire aussi que ce griffonnage n’intervient ni comme quelque conclusion d’une approche neurologique du psychisme ni comme quelque schème liant une manière de scientificité dont Freud serait venu à s’écarter à une autre manière de scientificité positive dont il essaierait de dessiner la silhouette. Il s’agit d’une écriture, et c’est là que Freud (et ses traducteurs anglais) a essentiellement raison, quand il rompt avec ces diverses variantes scientifiques et propose un autre discours. 18 Freud, Esquisse, Palea. Fig. 1: Distribution et ordonnancement de la formule φ ψ 18 Serge Hajlblum† Je vais, uniquement pour l’instant, laisser de côté ce qu’il en est de la singularité de la lettre Q et la prendre en considération sous la forme Qη qui est principalement opérante, l’indexation η désignant un retour sur Q, dans le texte de Freud. Alors, on peut très aisément ordonner les questions : qu’en est-il de Qη.Φ, de Qη.Ψ, et de Qη.ω ? Mais on ne saurait s’en tenir là. Par exemple, si Qη.Φ et Qη.Ψ, alors qu’en est-il de ω, et/ ou de Qη.ω ? C’est, à la lettre, la série de questions que développe Freud. Il est possible de le dire, en première approche, linéairement : c’est-à-dire qu’il commence par exposer ce qu’il en est du système Φ, puis alors il passe au système Ψ, pour finir par énoncer la nécessaire hypothèse de ω. Soit Qη.Φ. Freud en propose un certain nombre de traits qui le caractérisent et le définissent ; au premier abord, il en fait un système, autonome, ayant sa fonction propre. Il est en charge de la perception externe et correspond, biologiquement, à la matière grise de la moelle. 19 Il est perméable et laisse passer la quantité Qη, il n’a pas de barrière de contact. Son trait essentiel est la perméabilité. Le système Φ est donc défini dans le rapport à la perception comme ce qui reçoit les excitations exogènes, et les neurones de ce système sont « ceux qui laissent passer la quantité (Qη) comme s’ils n’avaient pas de barrières de contact, qui sont donc après chaque écoulement d’excitation dans le même état qu’auparavant […] ». 20 Soit Qη.Ψ. Freud y insiste énormément parce que c’est là le cœur du système psychique par lequel il explique, entre autres, les phénomènes de la mémoire et de l’oubli. « Toute théorie psychanalytique digne d’intérêt se doit de fournir une explication de la mémoire. » 21 écrit-il. Il a également sa fonction propre. Il est en charge de tout ce qui ressort de la perception interne et correspond, biologiquement, à la matière grise du cerveau. Il est imperméable et c’est là la condition pour que la quantité se transforme en frayage. La mémoire est représentée par le frayage existant entre les neurones Ψ. Le système Ψ est donc défini dans le rapport à la perception comme ce qui reçoit les stimulations endogènes et les décharge comme autant de frayages au niveau des barrières de contact entre les neurones. Ces derniers sont « […] ceux dont les barrières de contact ont une action en ne permettant à la quantité (Qη) qu’un passage partiel ou difficile. Cette seconde catégorie de neurones peut avoir subi une modification, ce qui donne ainsi une possibilité de se représenter (darstellen) la mémoire. » 22 19 Ce qui, entre autres, lie ce texte à la Contribution. J’y reviendrai à propos de la différence entre Projection et Représentation. 20 Dans ce qu’on nommera, pour la commodité des références, du titre qui a été donné par les traducteurs français. l’Esquisse, dans PUF, Paris, 1969, trad. Anne Berman, p. 319. 21 Ibid., p. 319. 22 Ibid., p. 319. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 19 Quant au système Qη.ω, Freud le présente ainsi : « nous devons avoir le courage d’admettre qu’il existe un troisième système de neurones […] » 23 . Ce système est investi de quantité (Qη) : « Nous pouvons supposer que, par la suite, ω est mis en branle par des quantités encore plus faibles » 24 mais il a la propriété « […] de transformer une quantité extérieure en qualité […] » 25 . Il est donc en charge du changement de la quantité en qualité, et pour ce faire, aussi bien sa perméabilité que son frayage doivent être complets : « Les neurones de perception se comportent comme des organes de perception, et nous ne saurions que faire, en ce qui les concerne, d’une mémoire. Donc la perméabilité alliée à un frayage complet qui ne provient pas de quantités. » Donc ω est caractérisé par le minimum de quantité (Qη) reçue de Ψ, par sa fonction de transformation, et par une association de la perméabilité complète et du frayage complet. Soit Freud : « […] tout cela ne peut s’accorder qu’avec une complète perméabilité des neurones de perception accompagnée d’une totale restitution in integrum. » 26 Il suffit de poursuivre le tour, avec Freud et à sa lettre : en fait, de repartir d’une question posée à partir de l’hypothèse ω, et non plus à partir de Φ. La question : comment se tient l’association des principales caractéristiques des deux systèmes différents que sont Φ et Ψ, c’est-à-dire tant la perméabilité que le frayage, en ω ? C’est ici que Freud introduit la dimension du temps ; il la nomme période et la spécifie ainsi : « […] la période du mouvement neuronique se propage partout, sans rencontrer d’obstacle, à la manière d’un phénomène d’induction. » 27 Il est nécessaire de reprendre précisément là le texte de Freud : « Les organes sensoriels agissent non seulement comme des écrans contre la quantité (Q) de même que tous les appareils de terminaison nerveuse, mais aussi comme des tamis : en ne laissant passer que la stimulation de certains processus de période déterminée. Vraisemblablement, ils transfèrent ensuite à Φ cette différence en communiquant au mouvement des neurones des périodes dont les différences sont de quelque façon analogues (énergie spécifique). Ce sont (de telles) modifications qui, au travers de Φ, puis de Y, se transmettent vers W, et qui, en y aboutissant presque dépourvues de quantité, produisent des sensations de qualités conscientes. Cette propagation de la qualité (Qualitätsfortpflanzung) n’est pas durable, elle ne laisse derrière elle aucune 23 Ibid., p. 328. 24 Cette autre lettre pour ω désigne proprement le trait des ces neurones qui sont posés comme étant de perception (Wahrnehmungsneuronen). 25 Freud, Esquisse, Palea, je souligne. 26 Freud, ibid. 27 Freud, éd. PUF, p. 329. 20 Serge Hajlblum† trace, elle n’est pas reproductible. » 28 Ainsi donc, la perméabilité complète de Φ est remise en question par deux fois. Il existe et des écrans contre la quantité Q - et je reprends l’hypothèse de Freud que Qη est ce qui, de cette supposition de quantité Q, passe l’écran - et des tamis pour les périodes. Quant aux écrans, Freud souligne deux hypothèses qui, en fait, sont la même suivant la manière dont est envisagée la fonction : « Après tout Φ a, lui aussi, des barrières de contact, mais si elles ne servent à rien, pourquoi celles de Ψ fonctionnent-elles ? Admettre qu’il existe une différence originelle (ursprünglich) entre la valeur des barrières de contact de Φ et de Ψ, c’est à nouveau adopter arbitrairement une position douteuse ». Et il continue : « Il s’ensuit que la différence ne saurait être attribuée aux neurones mais bien aux quantités auxquelles ils ont affaire […] un neurone Φ deviendrait imperméable et un neurone Ψ perméable au cas où nous arriverions à échanger leurs localisations (Topik) et leurs connexions (Verbindungen : liaisons, nouages ; vertauschen : échanger) ; mais ils conservent leurs caractéristiques, parce qu’ils sont liés (zusammenhängen : s’enchaînent), les uns, les neurones Φ, à la périphérie seulement ; les autres, les neurones Ψ, uniquement à l’intérieur du corps. La différence de nature est ainsi remplacée par une distinction du milieu auquel ils ont été destinés. » 29 Je peux alors compléter cette bande de Mœbius à laquelle Freud, par le double tour qu’il vient de suivre, invite en pensant bien que ce que j’ai appelé le double tour n’est en fait qu’un seul tour, mais complet. Il n’y a pas deux circuits différents 30 qui seraient celui de la stimulation extérieure en tant que quantité (Qη) et période, ne sont que des quantités en général, c’est-à-dire (Q), à savoir une qualité appréhendée et nommée comme la quantité, comme elle pourrait se nommer amour ou angoisse. Ce qui revient à dire qu’il est supposé une qualité (Q) qui s’énoncerait comme quantité (je t’aime un peu, beaucoup…), ou comme mesurabilité (j’angoisse un peu, beaucoup…), et qui trouverait une effectuation (Qη) (peut-être à la folie ! ...). Freud écrit : « Les stimulations qui atteignent effectivement les neurones y ont une quantité et un caractère qualitatif, elles forment dans le monde extérieur une série de qualité égale et de quantité croissante, du seuil jusqu’à la limite de la douleur. » 31 Soit ce qu’en énonce Freud au niveau du principe, scientifique disons : « Tandis, en effet, que la science s’est donnée pour tâche de rapporter toutes 28 Freud, Esquisse, Palea, je souligne. Les traducteurs traduisent par P (Perception ? ) la lettre W (Wahrnehmung) du texte allemand. Je réinscris W. 29 Freud, éd. PUF. Les citations sont à la page 324. L’italique du terme milieu n’existe pas dans le texte allemand. 30 Comme Freud le note dans Le petit Hans. 31 Freud, ibid. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 21 les qualités de nos sensations à des quantités extérieures, la structure du système neurologique nous permet de soupçonner que la tâche de ce système consiste à transformer une quantité extérieure en qualité. » 32 Et ce que Freud appelle des qualités : « L’état conscient nous fournit ce que nous appelons des « qualités » - des sensations, très variées, de « différences » (Unterschiede), et ces dernières dépendent des relations avec l’extérieur. » 33 J’ai inscrit, en tant que cet appareil obéit au principe de l’inertie, les différents modes de décharge des quantités traversant les différents systèmes. En Φ, la décharge se réalise par la motricité : « La quantité de la stimulation Φ excite la tendance à la décharge du système nerveux en se transposant en une excitation motrice proportionnelle. » 34 En Ψ, cette décharge se réalise par les frayages. Et en ω, Freud introduit la motilité : « La décharge, comme toujours, prend la voie de la motilité […] » 35 . À ce propos, dans sa correspondance avec Fliess relative à ce griffonnage, Freud apporte cette précision : « […] les processus de perception impliqueraient eo ipso un état de conscience et ne produiraient d’effet psychique qu’après être devenus conscients. Les processus Ψ seraient, de par leur nature même, inconscients, et n’acquerraient qu’ensuite un état conscient secondaire, artificiel, en se trouvant liés à des processus de décharge et de perception (associations verbales). Une décharge de ω, telle que je l’ai exposée dans mon autre description, devient inutile. » 36 Ce que j’entends ainsi : la motilité est association verbale, verbalisation, par un effet d’après (d’après-coup) de ω sur Ψ et deviendrait, par là-même, caduque en tant que telle. J’ai, en cet endroit, déjà largement outrepassé - de toute évidence dans les représentations mœbiennes, mais aussi dans le fil du texte - la reprise du suivi linéaire de ces trois, quatre lettres. Je dis tout de suite qu’elle est impossible : de là, l’aspect aride, voire confus du texte de Freud. Il m’est apparu, au fil de cette lecture, que ce griffonnage de Freud, sans en avoir la disponibilité théorique, développe une théorie asphérique de l’organisation du psychisme comme appareil, qu’il n’appelle pas ici appareil psychique, mais appareil Φ Ψ ω : « On peut maintenant construire la représentation suivante du travail de l’appareil formé par f Y w. » 37 32 Freud, ibid. 33 Freud, ibid., p. 328, je souligne. 34 Freud, Palea. 35 Freud, Palea. Je dois souligner, à ce propos, que le terme de motilité fait l’objet de tout un travail, en cours, de Marc Ruellan [N.d.é. : cf. le site http: / / www.psychanalyste-ruellan.com]. 36 Freud, lettre 39, du 1/ 1/ 1896, dans La naissance de la psychanalyse, p. 127. 37 Freud, Palea. 22 Serge Hajlblum† Ce brouillon, proposition pour un appareil du psychisme comme appareil de lettres, et que je nommerai aisément, avec Freud, Q (ΦΨω) 38 , écrit une coupure d’avec toutes les discursivités scientifiques naturelles. L’appareil, c’est le jeu des lettres. « Tout semblait s’emboîter, les rouages s’ajustaient ; on eut l’impression que la chose était une machine et qu’elle ne tarderait pas à fonctionner d’elle-même. » 39 Comme jeu de rouages, d’emboîtements comme de nouages. Il me faut revenir sur ce qui était apparu sur la douleur comme une limite. « Les stimulations qui atteignent effectivement les neurones y ont une quantité et un caractère qualitatif, elles forment dans le monde extérieur une série de qualité et de quantité croissante, du seuil jusqu’à la limite de la douleur. » 40 Dans la première partie de ΦΨω, Freud lui consacre deux paragraphes : « La douleur », « Der Schmerz », et « L’événement de la douleur », « Das Schmerzerlebnis », qui fait pendant à l’événement de la satisfaction, « Das Befriedigungserlebnis ». Dans le texte, on peut tout à fait lire, de manière patiente et apparemment indiscutable, que la douleur consiste en un surgissement de quantités 38 Comment ne pas penser, entre autres ici, à ce Séminaire que Lacan a nommé RSI ? (Séminaire XXII, Paris, Association Freudienne Internationale, 2002) : à ceci près que Lacan n’a inscrit que trois lettres dans quatrième : « J’avance dès aujourd’hui, ce que dans la suite, je me permettrai de démontrer. J’avance ceci : le nœud borroméen, en tant qu’il se supporte du nombre trois, est du registre de l’Imaginaire. » (séance du 10 décembre 1974, p. 21) Dans la séance suivante (du 17 décembre 1974), il pose que le nœud est une écriture, une écriture qui supporte un Réel, et que le Réel, c’est le nœud. C’est-à-dire qu’il s’avance, avec les trois lettres, par et dans l’Imaginaire. Il est possible de soutenir, avec Lacan très peu après (séance du 14 janvier 1975), et avec Freud dans Φ Ψ ω, que seule la quatrième qui fait le trois permet d’échapper à cette imaginarisation. D’une autre manière, comme me le soulignait mon ami Denis Lecuru, on ne trouve pas de représentation artistique du nœud comptant quatre pour trois si on en trouve d’anciennes même du nœud à trois. C’est souligner que l’introduction du quatre fait ponctuation d’une pensée formelle échappant à toute production esthétique. C’est, pour le dire d’une autre manière, la recherche du trèfle à quatre feuilles ! 39 Freud, lettre 32, du 20/ 10/ 1895. Traduction privée. Soit le texte allemand : « Es schien alles ineinander zu greifen, das Räderwerk paßte zusammen, man bekam den Eindruck, das Ding sei jetzt wirklich eine Maschine und werde nächstens auch von selber gehen. » in Aus den Anfängen… op. cit., p. 115. Das Rad, c’est la roue : ce qui signifie que les rouages sont vraiment des roues qui fonctionnent l’une avec l’autre, comme des cercles…; man bekam den Eindruck… La traduction par un imparfait : « on avait l’impression de… » (PUF, p. 115), outre qu’elle ne correspond pas à l’expression allemande, omet ce caractère soudain, comme un tout d’un coup, tout à coup la chose devient machine quand les rou(ag)es s’emboîtent ensemble, puis qu’elle fonctionne. 40 Freud, Palea, je souligne. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 23 excessives dans l’appareil psychique : l’excès est posé comme étant soit une augmentation de stimulations externes qui, balayant tous les obstacles, font irruption dans Ψ, soit une stimulation, je dirai à l’excès faible et qui agissent directement sur Φ en sautant les écrans. Freud écrit, à propos de ce dernier point : « […] des quantités extérieures (Q) qui agissent directement sur les terminaisons des neurones Φ […] donnent de la douleur. » 41 La douleur git donc soit en Ψ, soit en Φ. On aura compris que, localement posée, la douleur peut avoir son lieu de chaque côté de la bande de Mœbius. Il ajoute que la douleur laisse des frayages qui suppriment les barrières de contact en Ψ et ouvrent une voie telle qu’en Φ. Je poserai que la première application de l’appareil du psychisme tel que formulé en Q(ΦΨω), témoigne bien qu’il est nécessaire de poser en continuité, de manière asphérique, les deux systèmes Φ et Ψ. Il continue un peu plus loin, quand il envisage l’événement de la douleur, juste après avoir envisagé l’événement de la satisfaction : comme si elle disait autrement la désillusion : « Je ne doute pas que cette reviviscence du vœu donne d’abord la même chose que la perception, c’est-à-dire une hallucination. Si l’action réflexe est ensuite amorcée, la désillusion ne fait pas défaut. » 42 Certainement. Le jeu du plaisir/ déplaisir appartient à W (ω en tant que Wahrnehmung), et la quantité associée à la douleur fait effet jusqu’à ce troisième système : la douleur est aussi une qualité. Je ne peux, maintenant, rentrer dans les détails du cheminement de Freud : mais il semble bien que dans l’événement de la douleur associé à un déplaisir délié, il y ait, au moment de l’événement, un changement d’orientation. Jusque là, j’ai considéré en fait, avec Freud, l’appareil du psychisme comme orienté, c’est-à-dire comme allant, par exemple, ce chemin : Φ → Ψ → ω Mais il semble bien qu’à suivre le cheminement qui fait douleur, il se passe quelque chose d’autre du côté de Ψ qui serait comme un moment d’inversion de l’orientation. Comment comprendre autrement ces quelques lignes de Freud : « On peut se représenter le mécanisme de cette déliaison comme suit : de même qu’il y a des neurones moteurs qui, pour un certain comblement, conduisent des quantités (Qη) dans les muscles et les évacuent ainsi, de même il faut qu’il y ait aussi des neurones ‹sécréteurs› qui, quand ils sont excités, permettent que s’établisse à l’intérieur du corps ce qui agit comme stimulation sur les conductions endogènes vers Ψ. Ils influencent donc la production de quantités endogènes (Qη), mais loin de les évacuer, ils 41 Freud, Palea. 42 Freud, Palea. 24 Serge Hajlblum† les ramènent en passant par des voies de détour. » 43 La douleur suivrait donc un chemin très particulier dans Ψ, un tour comme d’invagination qui aurait pour tâche de relier à ω ce qui s’est trouvé comme délié en Ψ. Et ce serait ce changement d’orientation qui serait la douleur, c’est-à-dire, comme Freud y insiste, un refus de l’appareil de fonctionner, une panne. Chez Freud, la douleur, la douleur comme limite, est un refus, une défaillance de l’appareil, un raté : il dit das Versagen, à savoir le moment où la machine se dédit dans son fonctionnement. Et il est alors possible de dire que la douleur est une panne qui se situe au niveau du lien entre une représentation et un affect : elle laisse de côté toute la fonction de représentance à l’œuvre au titre des représentations en Ψ et la lie directement à l’affect en ω. Quand je dis directement, je veux dire que le jeu de la représentance est mis en panne en tant qu’elle se fixe, au mieux, à une représentation (ce que Freud nomme : l’image de souvenir de l’objet) qui ne fonctionne, qui ne fonctionnerait plus que comme rustine vers l’affect. À suivre… 43 Freud, Palea.