eJournals Oeuvres et Critiques 34/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2009
342

Où est le sujet dans la rature du manuscrit?

121
2009
Philippe Willemart
Résumé: Ciel constellé des Incas, de Lituraterra et d'Un coup de dés de Mallarmé opposé au trait unaire; la musique, l'ordre et le cosmos de Pythagore opposés au chaos, le concept zéro de Frege relu par Lacan dans …ou pire (Séminaire 19), sont des tentatives d'appréhender le sujet. Ells seront confrontées aux conceptions de Vincent Descombes dans Le complément de sujet et de Pascal Quignard dans Le sexe et l'effroi pour être ensuite articulées au sujet qui circule dans les manuscrits et qui de rature en rature, construit l'écriture.
oec3420025
Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? Philippe Willemart Résumé : Ciel constellé des Incas, de Lituraterra et d’Un coup de dés de Mallarmé opposé au trait unaire ; la musique, l’ordre et le cosmos de Pythagore opposés au chaos, le concept zéro de Frege relu par Lacan dans …ou pire (Séminaire 19), sont des tentatives d’appréhender le sujet. Elles seront confrontées aux conceptions de Vincent Descombes dans Le complément de sujet et de Pascal Quignard dans Le sexe et l’effroi pour être ensuite articulées au sujet qui circule dans les manuscrits et qui de rature en rature, construit l’écriture. Introduction Parcourant rapidement le Pérou en 2007, j’ai été surpris de voir qu’un peuple qui avait tellement développé l’astronomie, l’architecture, l’agriculture et le réseau de routes à travers les Andes, qui avait un tel sens de l’organisation adaptée à un empire aussi vaste, n’avait aucune écriture sur papier ni d’idéogrammes. Je pourrais répéter ce que dit Jean Guilaine des peuples méditerrannéen avant l’écriture : « tout est déjà en germe dans l’économie de production : la capitalisation, la spécialisation technique, les établissements tôt hiérarchisés, la compétition entre individus, l’identité communautaire régionale. En vérité, les structures du Néolithique sont déjà le levain, le ferment de l’histoire ». 1 Hors les monuments (temples et palais), les ponts de cordes et les routes pavées qui dessinaient les montagnes, les Incas, car il s’agit d’eux, avaient cependant deux sinon quatre types d’écriture. Em premier lieu, les quipus, espèces de nœuds de cordes qui signifient l’unité, la dizaine, la centaine de lamas ou les chiffres de la récolte, etc. Tout comme l’écriture cunéiforme, l’ancêtre de la nôtre, qui servait au départ à compter, et par conséquent à dire, ainsi des quipus. 1 Catherine Commenge, « La Mer Partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000- 2000 avant Jésus-Christ de Jean Guilaine, Paris, Hachette, 1994, 454 pp. », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 1, automne 1997, [En ligne], mis en ligne le 30 juin 2008. URL: http: / / bcrfj.revues.org/ document5302.html. Consulté le 20 septembre 2008. 26 Philippe Willemart Deuxième témoignage d’écriture : les noms dont ils ont appelé leurs montagnes, leurs rivières et leurs forêts, leurs villes et les lieux-dit. Un exemple à peine : Cuzco qui vient du Quechua « Ousqu », qu’ils lisaient comme étant le nombril du monde et dont le périmètre aurait la forme d’un puma. Troisième forme : les broderies avec un motif caractéristique de chaque communauté… En quatrième lieu, les lignes de Nazka dont les trop nombreuses interprétations, qui vont de l’astronomique à l’extra-terrestre passant par la météorologique, l’astrologique, la religieuse et l’artistique, nous laissent assez perplexes. 2 Et enfin, certaines constellations du ciel. Le musée Inca de Cuzco, ex-capitale de l’Empire, montre une constellation représentant un puma, l’un des animaux sacrés, constellation qui pour nous occidentaux est celle du scorpion. Les Incas s’identifiaient au puma et écrivaient leur sujet dans les étoiles qui le représentent. Cette projection et la dispersion du sujet rappellent le texte de Lacan dans Lituraterre où il parle des Japonais : « Seulement voilà, elle (la lettre) est promue de là comme référent aussi essentiel que toute chose, et ceci change le statut du sujet. Qu’il s’appuie sur un ciel constellé, et non seulement sur le trait unaire pour son identification fondamentale, explique qu’il ne puisse prendre appui que sur le Tu, c’est-à-dire, sous toutes les formes grammaticales dont le moindre énoncé se varie des relations de politesse qu’il implique dans son signifié. La vérité y renforce la structure de fiction que j’y dénote, de ce que cette fiction soit soumise aus lois de la politesse. Singulièrement ceci semble porter le résultat de ce qu’il n’y ait rien à défendre de refoulé, puisque le 2 Il y a plusieurs hypothèses sur les lignes de Nazca : témoignage d’une grande connaissance de la géométrie. Presque tous les avis convergent vers l’idée qu’il s’agit d’un énorme calendrier qui marquerait l’orientation des étoiles et indiquerait les solstices et équinoxes. Les figures sont au total 32, entre zoomorphes et phythormones. Les animaux sont des mammifères (une baleine, un singe, un chien et deux lamas), des oiseaux (un héron, une grue, un pélican, un canard, un colibri, un perroquet et d’autres qui se répètent), des reptiles (un lézard, un iguane, un autre qui ressemble à un serpent), des poissons (deux exemples non identifiés) et des invertébrés (une araignée et un escargot). Les figures végétales représentent l’arbre du huarango, la racine de la yuca, le cochayuyo et du varech. María Reiche crut pouvoir mettre en relation le singe avec la constellation de la grande ourse. Le docteur Paul Koosk, chercheur sur l’irrigation pré-hispanique sur la côte péruvienne affirme aussi que les traits et les figures ont quelque chose à voir avec l’astronomie et la météorologie. Si cette supposition est exacte, il s’agirait du calendrier le plus grand du monde. C’est pourquoi, les dessins auraient servi au cours de cérémonies en relation à l’astronomie, à l’astrologie et au culte religieux. http: / / secretebase.free.fr/ civilisations/ ruines/ incas/ nazca/ nazca.htm Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 27 refoulé lui-même trouve à se loger de la référence à la lettre. En d’autres termes, le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ces registres peut se satisfaire de la référence de l’écriture, et l’autre de la parole ». 3 Le sujet se décompose dans la multitude des étoiles d’une constellation ou dans un rituel et se recompose, pour les Incas sans doute dans la structure des dessins de la tapisserie ou dans le « tu » japonais. William Pater, l’un des formateurs de la philosophie proustienne, observe que Pythagore, dont s’est inspiré Platon, structurait l’Univers avec la proportion, la musique, l’ordre ou le cosmos et s’opposait au chaos. 4 Le sujet pour Pythagore serait-il l’intermédiaire entre les nombres et la barre qui indique la proportion ? Dans la lecture de Gottlob Frege, le sujet serait-il le concept zéro ou l’ensemble de l’inexistant qui interfère à chaque calcul ? Ce sont donc quatre concepts de sujet que j’ai emunérés mais qui se résument en un seul : le sujet japonais, inca, pythagoricien et fregien se disperse dans l’ordre d’une constellation, dans les nombres ou dans les mécanismes célestes, mais ne rencontre son individualité, ou à défaut sa communauté, que dans le « tu » pour les japonais, dans le puma ou dans la tapisserie pour les Incas, dans la proportion pour Pythagore ou dans l’ensemble de l’inexistant pour Frege. Il semble y avoir un jeu entre les deux parties, le sujet allant de la constellation au tu, à la tapisserie ou au nombre, de la parole à l’écriture. J’aimerais confronter ces conceptions à trois autres dans l’espoir que le choc de celles-ci nous éclairera un peu plus sur le concept de sujet dans l’écriture. La première est de Vincent Descombes dans Le complément de sujet (enquête sur le fait d’agir de soi-même) de 2004. 5 La seconde est de l’écrivain Pascal Quignard : « L’écriture baroque de Pascal Quignard, admirateur de Freud et de Lacan, se situe après la psychanalyse. Orientée par la défaillance du langage qui fit pour l’auteur trauma de jouissance, elle rend hommage à une tradition littéraire marginale qui s’intéresse au fonds biologique silencieux abrité par la littera. Le Nom sur le Bout de la Langue et Terrasse à Rome abordent par la voie de la fiction les berges du langage et la lettre comme énigme au littoral du sens. Le savoir-faire de 3 Jacques Lacan. Lituraterre.Autres écrits. Paris, éd. du Seuil, 2001. p. 19. 4 William Pater. Platon et le platonisme(1893).Paris, Vrin, 1998, p. 55. 5 Philosophe, Vincent Descombes a écrit entre autres, une histoire de la philosophie en France intitulée, Le même et l’Autre en 1979, une philosophie du roman intitulée Proust en 1987 et Les institutions du sens en 1996, livre dans lequel il développe une conception holistique de l’intentionalité de l’esprit à partir de Peirce. 28 Philippe Willemart l’artiste, mis en écho avec « L’instance de la lettre » (1957) et « Lituraterre » (1971) où Lacan fait apparaître qu’une lettre détachée de la dimension signifiante peut faire creuset pour la jouissance, éclaire à son tour les deux versants du transfert comme fiction et comme « faire avec » le réel. ». 6 Ou encore, « La psychanalyse freudienne et lacanienne nourrit l’œuvre de Pascal Quignard dont elle influence notablement la position éthique et esthétique, en ce qui concerne notamment la question du langage. Pour l’auteur, elle est aussi un fabuleux réservoir d’images et de fictions en dormance, orientées vers le passé. Pascal Quignard, en quelque sorte contre Proust, médite sur le temps perdu, non pour le retrouver mais pour s’en affranchir au profit de ce qu’il nomme le Jadis, (le temps intime de l’individu qui s’oppose au passé, le temps social) dont l’objet sordide porte témoignage. Cette lecture engage une poétique singulière : l’écriture se fera analytique au sens premier du terme, cherchant à déjouer la préemption du langage pour laisser place à la surprise de l’ineffable ». 7 Il a écrit de nombreux livres, mais je retiendrai surtout Le sexe et l’effroi de 1994. Enfin, j’essayerai d’articuler Descombes et Quignard avec le sujet qui circule dans les manuscrits, proustiens entre autres, et ensuite, mettrai face à face leurs conceptions du sujet. 1. Descombes constate qu’ « « Aujourd’hui, nous cherchons une identité personnelle dans les particularités librement revendiquées, comme l’a noté Gauchet, « les croyances se muent en identités » 8 […] L’appropriation de soi n’est plus une affaire d’abstraction, mais plutôt de subjectivation des particularités. Il y a donc comme un ancien et un nouveau régime de la subjectivité. Selon une ancienne idée de subjectivité : « On était soi, ou plutôt on devenait soi dans la mesure ou l’ on parvenait à se dégager de ses particularités, à rejoindre 1’universel en soi ». 9 […] On était œcunénique luttant pour l’homme, peu importe sa race, la nationalité ou le pays. » » 10 6 Josiane Paccaud-Huguet.Pascal Quignard et l’insistance de la lettre.Transferts littéraires. 2005.6 : http: / / www.cairn.info/ revue-savoirs-et-cliniques-2005-1-p-133. htm 7 Lapeyre-Desmaison Chantal. Pascal Quignard : une poétique de l’« agalma » : Pascal Quignard, ou le noyau incommunicable UFM d’Aquitaine, FRANCE. Etudes françaises ISSN 0014-2085. 2004, vol. 40, n o 2, pp. 39-53 Presses de l’Université de Montréal, Montréal, PQ, CANADA (1965). 8 M.Gauchet.La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité. Paris, Gallimard, 1998. p. 89. 9 Ibid., p. 90. 10 Descombes. Le complément du sujet. Paris, Gallimard, 2004, p. 385. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 29 C’est reprendre les mots d’Aragon dans Le fou d’Elsa qui écrivait que peu importe la race, l’origine et la religion, ce qui unit les hommes et la terre où et de laquelle ils vivent. « Selon la nouvelle idée, au contraire, « Le vrai moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale. Je suis ce que je crois ou je suis ce que je suis né - mon « je » le plus authentique est celui que j’ éprouve en tant que Basque, ou bien en tant que juif, ou bien en tant qu’ouvrier » 11 et je pourrais compléter, en tant que Canadiens, Québequois, lacanien, freudien, psy, etc. » Nous nous définissons ou nous définirions donc par le groupe dont nous faisons partie et non plus par le caractère universel de l’homme. Le sujet d’aujourd’hui se disperse dans le groupe auquel il s’identifie comme l’Inca dans les étoiles et rétablit son identité à partir du groupe et non plus à partir d’un conflit ou d’une névrose singulière. La conséquence de ce point de vue pour les études littéraires en sera le culturalisme, la dérive culturaliste, c’est-à-dire, l’étude de la littérature islamique, hébraïque, féminine ou ses composés : la femme musulmane, juive, etc.ou encore l’étude d’un motif à travers différentes littératures. Ces analyses réduisent la complexité du réel privilégiant l’explication culturelle au détriment d’autres niveaux d’analyse. Elles s’inscrivent dans une logique linéaire et oublient que l’homme est essentiellement un être relationnel et complexe qui ne pourra jamais se définir à peine comme femme, juive, psy, etc. 2. Pour Quignard, « Le soi le plus intime de l’homme (vir) n’est jamais à l’intérieur de sa tête ni dans les traits de son visage, le soi est là où va la main masculine quand le corps se sent menacé ». 12 En d’autres mots, quand nous sommes attaqués, menaçés ou dénudés, quelle partie du corps protégeons-nous ? Pour les hommes, le pénis, pour les femmes, les seins ou le sexe. Alors que Descombes insiste sur la subjectivation des particularités ou sur la désocialisation ou sur la désocialisation/ socialisation qui constitue le sujet philosophique 13 , Quignard élève le corps, et particulièrement le sexe, 11 M. Gauchet. Ibid., p. 91 12 Quignard. Le sexe et l’effroi. Paris, Gallimard, 1994, p. 86. 13 « une des contradictions des Stoïciens... la réponse est que le procédé de l’intériorisation d’une position extra-mondaine rend possible la superposition des deux attitudes du détachement et de l’engagement, de l’inaction et de l’action ». Descombes. ibid., p. 278. 30 Philippe Willemart à la dignité de sujet, si je peux ainsi paraphraser la sublimation d’un objet pour Lacan. Le soi s’approprie et se reconnaît dans ce qui le distingue des autres groupes, d’un côté, et s’incarne dans le sexe, de l’autre. Cependant, Quignard qui fonde son livre sur la culture romaine, ajoute un élément qui le rapproche de Descombes : « Au bout de l’anachorèse (quitter le monde fut le mot d’ordre du monde antique), l’ego devient la domus intime […] L’âme est une chambre intériorisée […] L’âme devient elle aussi une villa à l’écart de la cité, un ermitage à l’écart de la sportule et du fisc. 14 Quignard reprend d’une autre façon le soi du socialisé de Descombes, mais fondé sur le désir et la jouissance et non plus sur une différence et sur la distance sociologique d’autres groupes. 3. Quel genre de sujet se construit ou est construit sur des folios raturés ? L’étude du manuscrit littéraire qui a favorisé la naissance de la critique génétique pourra-t-elle nous aider à comprendre le genre de sujet sur lequel l’écrivain travaille et comprendre ce que font non seulement les écrivains et les artistes, mais nous tous quand nous commençons à écrire des articles, des essais ou des livres ? Les folios proustiens pleins de ratures, d’ajouts, de suppressions, parfois de dessins, écrits dans les marges de gauche, du dessus et du dessous indiquent deux choses pour le moins. 1. Nous tous, écrivains ou critiques, sommes travaillés par l’écriture ; nous laissons l’ecriture dire ou dévoiler ce que nous sommes, la tradition, notre mémoire, ce à quoi nous aspirons, nos espérances, nos désirs, etc. Que nous utilisions n’importe quel langage, la structure des couleurs pour le peintre, les pas de danse pour le ou la ballerine, la distance ou la combinaison des sons pour le musicien, les constellations pour les Incas et Mallarmé, etc., nous sommes soumis à ces langages, ce qui est une vérité de la palisse pour la plupart des psychanalystes, mais il est bon d’insister. Autrement dit, les artistes sont exprimés par le matériel et le langage qu’ils utilisent et qui les entourent et auxquels ils sont plus sensibles que d’autres. Il n’expriment pas d’abord leurs sentiments et leurs idées comme beaucoup de critiques semblent le croire. 15 2. En conséquence, les mêmes processus d’écriture s’imposent à qui écrit durant une période donnée, qu’ils soient avocats, scientifiques, historiens 14 Quignard. Ibid., p. 179 à 181. 15 Willemart. De l’inconscient en littérature. Montréal, éd. Liber, 2008, p. 143. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 31 ou romanciers, processus qui dépendent plus d’un apprentissage et d’une insertion dans une époque que d’une invention. Hypothèse prouvée en partie par Michael Wetherill au congrès de critique génétique à Bellagio en 1987 quand il parlait de Flaubert : « La mentalité d’une époque se manifeste nécessairement dans les méthodes de travail des romanciers, c’est-à-dire, dans la façon dont ils s’y prennent pour découper le réel, l’organiser, privilégier ou non la narration, étoffer la représentation (ou non) de renseignements et d’explications, etc. ». 16 Le manuscrit littéraire dévoile les matériaux qui entourent les grands écrivains - la tradition, l’école, son époque, les préjugés, la bêtise et la médiocrité humaines - et sa lutte constante pour annoncer quelque chose d’inédit qui fera de l’écriture le porte-parole d’un au-delà du contemporain. Pour cela, l’écrivain devra se perdre dans l’écriture, perdre son identité, celle qu’il croit avoir et celle qui lui est renvoyée par ses voisins, pour en reconstituer une autre par ses brouillons, c’est l’identité de l’auteur. Remarquons, cependant, que cette identité auctorale ne se détermine pas seulement quand l’écrivain signe son manuscrit avant de le remettre à l’éditeur. À chaque rature, la question est remise en jeu ; à chaque rature suscitée par l’invasion subreptice du Réel, ce sont les trois petits points qui précèdent le « … ou pire du Séminaire 19, à chaque rature remplacée ou non, l’auteur émerge. Il y a donc une construction progressive de l’identité auctorale. Identité et sujet se recouvrent-ils ? L’identité paraît fixe, stable, référence pour les autres, contrairement au sujet qui pour la psychanalyse, attire les qualificatifs de volatile et d’inconstant puisqu’il saute d’un signifiant à un autre. Même si l’auteur reconnaît le manuscrit comme sien et assume l’identité d’auteur, il ne s’arrêtera pas pour cela et continuera sa recherche dans d’autres écrits. Etre auteur, pour un écrivain, ne se confond pas avec l’instance du sujet qui écrit. Apprécier Guimar-es Rosa, Dostoievski, Balzac ou Flaubert est facile pour nous. Cependant, sauf si nous sommes fanatiques de biographies, nous ne saurons leur vie en détail. Pour les lecteurs, l’artiste est son œuvre et non sa personnalité. Ce que nous appelons style est ce qui distingue un artiste d’un autre. 3.1 Comment et où commence l’écriture ? Il est impossible de savoir l’origine de l’écriture, celle des écrivains et la nôtre puisqu’elle surgit de mille sources. Quand nous demandons aux écrivains ce qui déclenche le travail de la création, la réponse est assez semblable. 16 Peter Michael Wetherill. Aux origines culturelles de la génétique. Sur la génétique textuelle. Amsterdam, Rodopi 1990, p. 19. 32 Philippe Willemart Valéry souligne que « les vrais dieux sont les forces ou puissances de la sensibilité (la Peur, la Faim, le Désir, les Maux, le Froid, etc.) ». 17 Il ajoute que « Tout un travail se fait en nous sans que nous le sachions / …/ notre état conscient est une chambre que l’on arrange en notre absence ». 18 Dans une interview récente, Pascal Quignard, disait la même chose : « je ne sais pas très bien ce que je fais ». 19 Ricœur commentant Proust souligne que « je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ». 20 Ces auteurs et critiques insistent sur quelque chose qu’ils ne dominent pas et qui les fait écrire, peu importe l’origine, extérieure ou non. Ce n’est pas nécessairement une souffrance physique ou psychique, comme une guerre, un camp de concentration, un massacre, mais quelque chose qui précède ces événements marquants. Toutefois ce quelque chose n’est pas seulement une puissance agissant sur l’écrivain sans qu’il le sache, c’est aussi quelque chose qui se rattache à lui par un autre facteur que Proust travaille habilement dans la construction de son personnage Swann. Emporté par l’écoute de la petite phrase de Vinteuil, Swann écoute quelqu’un qui jouissait et qui n’était personne d’autre que lui-même dans le passé, il pouvait dire : « j’ouïs jouir », comme le suggère Lacan ou « j’écoute quelqu’un qui jouit ». 21 S’il avait essayé de rencontrer la première jouissance, il aurait été probablement amené à trouver son secret ou sa vérité comme le héros qui l’avait retrouvée dans l’expérience de la madeleine, mais il a préféré se limiter à vivre son plaisir sans comprendre, devinant qu’y était sousentendu, une souffrance de laquelle il ne voulait rien savoir. Le sujet est-il le fruit de la jouissance qui s’oppose au plaisir ? C’est ce que rapporte Lacan dans le chapitre Kant avec Sade de ses Ecrits quand il définit la jouissance comme un excès de bonheur ou de jouissance qui fait mal. 22 17 Paul Valéry. Cahiers 1894-1914, T.II. Edition intégrale établie, présentée et annotée sous la co-responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry. Paris, Gallimard 1988, p. 446. 18 Id., ibid., p. 355. 19 Quignard. Les paradisiaques sordidissimes.Interview à France Culture le 5 janvier 2005. 20 Id., ibid. 21 Marcel Proust. Du côté de chez Swann. A la recherche du temps perdu. Paris, Gallimard, 1987. (la Pléiade. p. 9 et Willemart. Proust, poète et psychanalyste. Paris, L’Harmattan 1999, p. 71. 22 Lacan. Ecrits. Paris, Seuil, 1966. pp. 765 et s. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 33 Dans ce sens, la souffrance sous-entendra toujours une écriture et exigera une dose de résistance entrecoupée de bonheur, mais toujours présente. Quignard reprend Lacan opposant poésie et désir : « le désir est la peur […] Le plaisir rend invisible ce qu’il veut voir. La jouissance arrache la vision de ce que le désir n’ avait fait que commencer de dévoiler ». 23 3.2 L’encadrement de l’écriture entre la jouissance et le désir La jouissance de l’Autre que Swann ne pouvait écouter sinon de loin, mais qu’il aurait pu décrire s’il se l’était proposé, m’a encouragé à insister sur la priorité du binôme jouissance/ souffrance et à élaborer un concept qui définit la fabrication de l’écriture en terme de texte qui se construit et se déconstruit à tout moment, selon le passage par la représentation, texte instable de par son changement, puisque le manuscrit est fixé à peine dans la dernière version, mais stable pour être rattaché à un grain de jouissance toujours rattaché à la souffrance. J’ai appelé ce concept « texte mobile ». Le substantif insiste sur l’identité du grain de jouissance que je suppose être le même pour un roman, un article, un poème ou une pièce de théâtre et qui, une fois le texte publié, disparaît et n’excite plus l’écrivain puisque le travail ou la recherche suivante partira d’un autre grain de jouissance. Ce grain, ou ce bout de réel de comme dirait Lacan, peut-être identifié au grand Autre qui conduit la jouissance à se dire, à se désubjectiver 24 ou à se perdre. Le concept de texte mobile échappe aux conditions kantiennes du temps et de l’espace trop dépendante de la géométrie euclidienne. La jouissance de Swann est extra temporelle et ne se saisit en aucun signifiant sinon dans les plis de la langue. L’écrivain attentif à ce qui lui vient par la main, à ce qui s’écrit, le « se » pronominal indique en même temps le dialogue avec le grand Autre et soulignant l’instrument qu’il devient, un scripteur, le texte mobile déroule ses multiples dimensions De la même manière, le grain de jouissance dechaîne l’écriture, et rappelle plus quelque chose de minuscule, comparable la corde des physiciens infiniment petite. Isolé et oublié, le texte-corde cache ses richesses ; de la même manière le grain de jouissance. Et une fois saisi par l’écrivain attentif à ce qui lui vient par la main, à ce qui s’écrit, le « se » pronominal indique en même temps le dialogue avec le grand Autre et soulignant l’instrument qu’il devient, un scripteur, « le texte mobile » qui inclut le texte corde et 23 Quignard. Le sexe et l’effroi, p. 254. 24 Wladimir Safatle. A paix-o do negativo. S-o Paulo, UNESP 2005, p. 279. 34 Philippe Willemart sa jouissance, déroule ses multiples dimensions, linéaires et non linéaires, chaotiques ou non, et engendre l’écriture dans les manuscrits. 25 Je voudrais approfondir la citation de Quignard mentionné auparavant et la compléter : « le désir est la peur. Pourquoi durant des années, ai-je écrit ce livre ? Pour affronter ce mystère : c’est le plaisir qui est puritain. Le plaisir rend invisible ce qu’il veut montrer. La jouissance arrache la vision de ce que le désir n’avait fait que commencer à dévoiler ». 26 Comment interpréter ces lignes ? À mesure que l’écrivain a du plaisir à écrire, il cache le grain de jouissance de plaisir et poussé par la crainte, autre nom du désir, il a peur de devoir révéler le véritable moteur de l’écriture. Le désir d’écrire serait-il mû par le plaisir et la crainte de révéler la jouissance ? Les 75 cahiers de Proust serviraient à cacher la jouissance et ainsi susciteraient chez le lecteur la volonté de lire plus et de répéter sans cesse : Encore, encore, selon l’excellente observation de Quignard : « Le récit plus que le sexe, dit sans arrêter : Encore ! ». 27 Nous pourrions formuler le rapport ainsi : Peur d’écrire = désir, ce qui est s’inscrit parfaitement Jouissance sur une bande de Moebius. Le sujet de l’écriture serait représenté par cette jouissance ou ce grain qui force l’écrivain à aller de l’avant, ou mieux dit encore, à mettre ce va-et-vient entre la jouissance et le désir qui donnerait un ton de danse très particulier puisque l’aller à la la jouissance et le retour au désir sont silencieux. Cependant, en tant que généticien, je crois qu’il est possible de détecter le moment où intervient la jouissance. Regardons une page pleine de ratures d’un écrivain connu. Si chaque rature indique un arrêt dans l’écriture, c’est parce que quelque chose a attiré l’attention du scripteur. Cela peut être le souvenir d’une information, un rêve, le mot d’un proche, une idée au sujet de la trame ou des personnages, quelque chose d’inconnu ou une association à partir de ce qui est déjà écrit. J’avancerai l’hypothèse que la rature est peut-être suscitée par tout ce que je viens d’énumérer, mais elle est presque toujours dédoublée par la jouissance ou appuyée sur elle. La rature est pour moi la porte de la création, hypothèse que je défends depuis longtemps. Donc le sujet dans l’écriture est intimement rattaché à la création. Le soi qui devient objet ou se met au service de l’écriture, est une des figures du scripteur. 25 Willemart Au-delà de la psychanalyse : la littérature et les arts.Paris, L’Harmattan 1998, p. 115. 26 Quignard. Ibid. 27 Id., ibid., p. 264. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 35 Paraphrasant Quignard, je dirai que l’écrivain devient l’esclave d’une autre domus, d’une autre maison. Le contact avec le grain de jouissance semblable au S 1 lacanien, transfère le soi non pas dans un autre espace, mais dans les signifiants du langage. Il annule et inclut l’écriture précédente, et ainsi, surgissent un autre mot, un autre paragraphe, peut-être un autre chapitre. « L’inconscient apparaît et disparaît, donne un sens à un signifiant et disparaît jusqu’à apparaître à un autre moment dans le discours, valsant de lapsus en lapsus, de lapsus en rêve ou plus intensément dans le discours associatif sur le divan. L’écriture littéraire se constitue durant les nombreux allers et retours de l’écrivain qui relient son esprit au manuscrit à travers la main ». 28 Ce que j’ajoute aujourd’hui avec plus de vigueur avec l’aide de Quignard, est la soumission du soi à la jouissance. Se rapportant à l’auteur et au lecteur, Quignard souligne que « Ecrire désire » et « lire jouit ». 29 Mais le manuscrit témoigne que l’écrivain écrit, lit et se relit. Donc, en écrivant, le soi participe des deux mouvements, il désire et jouit. Ce double mouvement n’arrive pas seulement à la fin de l’œuvre comme pourrait le penser Quignard, mais à chaque relecture et à chaque rature. Différent du lecteur de l’œuvre complète cependant, je dirai que l’écrivain désire plus qu’il ne jouit et rature suivant son désir. L’œuvre à venir, inconnue, mais en partie présente dans les plis de la langue et dans l’esprit de l’écrivain, ne lui permet pas de jouir tellement puisque le travail difficile de l’écriture fait plus souffrir que jouir. Cette souffrance ne découle pas d’un excès de plaisir qui caractérise la jouissance, mais d’une douleur inhérente à la quête de quelque chose qui est là et n’est pas là. Pourquoi ? Parce qu’avant d’écrire, l’écrivain ne sait pas ce qui va suivre : « La pensée ne préexiste pas à sa préformation verbale et à son inscription dans la matérialité du texte pour celui qui écrit […] écrire déroute le fantasme » de l’idée pré-existante, souligne Quignard. 30 L’écrivain se livre à l’écriture comme le peintre aux couleurs, le sculpteur à la pierre, le musicien aux accords musicaux, l’analysant à son discours, etc. et se laisse emporter par le matériel utilisé, croyant qu’il rencontrera enfin la jouissance qui correspond au point final de son projet 28 Willemart. Comment se constitue l’écriture littéraire ? Critique génétique : pratiques et théorie. Paris, L’Harmattan 2007, p. 196. 29 Quignard. Ibid., p. 264. 30 Irène Fénoglio.Fête des Chants du Marais, un conte inédit de Pascal Quignard. Genesis 27. Paris, ed. Jean-Michel Place, 2007. 27. p. 104. 36 Philippe Willemart Tant qu’il n’arrive pas à la fin, il alterne une attitude passive féminine d’écoute et une attitude active de conclusion de la rature immédiate et ainsi de conclusion logique en conclusion logique, Il articulera la dernière version qui reflétera l’articulation de toutes les conclusions, mais qui ne lui donnera pas nécessairement la jouissance définitive qui, selon Quignard, serait la scène primitive. 31 Que dire alors des écrivains qui n’ont jamais terminé leurs œuvres comme Ronsard, Stendhal ou Proust ? 3.3 Comment articuler la lecture psychanalytique avec le sujet philosophique de Descombes ? Quelques éléments relevés par Descombes me serviront pour renforcer ou mieux discerner le sujet agissant dans la rature du manuscrit. Le philosophe base son argumentation sur l’œuvre du linguiste Lucien Tesnière (1893- 1954) auteur d’Eléments de syntaxe structurale paru en 1959 et réédité en 1988. 32 Tesnière soutient que le verbe est l’élément de niveau hiérarchique le plus élévé parce qu’il régit les compléments et y inclut le sujet grammatical. Le mot principal d’une phrase n’est pas le sujet comme on nous l’a enseigné à l’école, mais le verbe ; le sujet est son complément comme le prédicat ou l’adverbe. C’est l’action qui détermine le moi, le je et non plus un être unique comme Aristote le définissait. Kanzi, le fameux singe bonobo qui a appris à communiquer, n’utilisait qu’un faible nombre de verbes 33 , ce qui semble fortifier l’hypothèse de Tesnière. C’est une révolution des mentalités, grammairiennes pour le moins, mais qui confirme une donnée psychanalytique : le sujet ne commande pas, mais est un complément du verbe. Notons que dans le Séminaire 19, Lacan disait aussi : « Seulement, comme en logique le verbe, c’est précisément le seul terme dont vous ne puissiez pas faire place vide, parce que quand une proposition, vous essayez d’en faire fonction, c’est le verbe qui fait fonction et c’est de ce qui l’entoure que vous pouvez faire argument… ». 34 Le soi est donc subordonné à l’acte d’écrire ou de parler, rattaché inévitablement à la pensée et à la jouissance. De plus, l’instance du scripteur, celle 31 L’intrigue, c’est ce qui offre le temps, c’est ce qui permet d’instaurer l’instant entre l’avant et l’après en répétant sous forme de scènes rêvées la scène invisible qui hante. Ibid., p. 264. 32 Lucien Tesnière. Éléments de syntaxe structurale, Klincksieck, Paris 1988. 33 Sue Savage-Rumbaugh, Stuart Shanker,Talbot Taylor. Apes, language, and the human mind.in Gardenförs.Comment Homo est devenu Sapiens. Paris, ed. Sciences humaines, 2007, p. 212. 34 Lacan. Le séminaire. Livre XIX....Ou pire. Paris, AFI (1971), p. 10. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 37 qui se fait l’instrument du langage, est soumise aussi à une autre contrainte, la manière d’écrire ou le style de l’auteur. 3.3.1 Comment l’écrivain soumis à son style, manifestation de son désir, devient-il auteur ? Le narrateur proustien nous l’apprend : « Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport qui supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui - rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. 35 Mais qu’est-ce que le style ? Le style provient sans aucun doute de la capacité d’établir un rapport entre deux éléments, mais dans quel but ? Est-ce en vue du projet connu de l’écrivain ? Je ne l’affirmerai pas. Un projet connu de moitié si je veux être généreux, mais ignoré pour le reste dans ses détails pour le moins. A la recherche du temps perdu programmée en trois volumes en 1910, a fini par s’étendre à sept comme nous le savons après la mort de Proust en 1922. Autrement dit, le style surgit peu à peu au cours des ratures jusqu’à ce que l’écrivain remplisse le projet inconnu ou inscient. Ce projet n’est donc pas un Bien souverain arrêté au départ, mais il sera décidé peu à peu, au fur et à mesure que les pages sont remplies, achevées et réorganisées. Quand Descombes parle de la possibilité « d’acquérir le pouvoir de se diriger soi-même - c’est-à-dire en fait le pouvoir instituant lui-même - en s’exerçant à se diriger soi-même […], une telle acquisition ne peut consister qu’à participer (en première personne) à une puissance normative qui doit être présente (sous la forme des institutions d’une forme de vie sociale) pour qu’un individu puisse s’en approprier une part. » 36 , je comprends que le style est une marque d’originalité de l’auteur qui agit tout en se soumettant progressivement à une norme sociale qui exige et provoque la lecture. Autrement dit, être lu revient à entrer dans le registre du Symbolique qui régit les lecteurs. 35 Proust. « Id. Le Temps retrouvé. A la recherche du temps perdu. (sous la direction de J.-Y. Tadié). Paris, Gallimard, Pléiade, 1989. T.IV. p. 468. 36 Descombes. Ibid., p. 22. 38 Philippe Willemart Le travail constaté dans les manuscrits équivaut à l’apprentissage de l’autonomie, c’est un véritable exercice. L’écrivain apprend à être auteur et à se détacher d’une tradition d’habitudes, de coutumes ou de préjugés jusqu’à ce qu’il trouve son style, souvent dans la dernière version remise à l’éditeur. 37 Le procédé est semblable à celui d’une analyse sauf que l’analyste est remplacé par l’écriture. « L’homme qui se conçoit comme un sujet se veut discipliné par une raison impersonnelle. Il accepte d’être subordonné à une loi rationnelle qui lui fait un devoir de vivre honnêtement avec ses semblables » 38 selon le philosophe. De la même manière, l’écrivain sera auteur dans la mesure où il saura se soumettre à son style qui incarne cette raison impersonnelle. Celle-ci comporte les règles librement acceptées, les lois du bien écrire, celles du travail ardu, de la persévérance, de la volonté de découvrir ou de décrire de nouvelles choses, sa soumission critique à la tradition et au langage, etc. 3.3.2 Ainsi l’écrivain soumis à la jouissance verra le sujet sautant de signifiant en signifiant formant l’écriture. Beckett disait déjà dans l’Innomable : « je ne dirai plus moi, je ne le dirai plus jamais, c’est trop bête ! Je mettrai à la place, chaque fois que je l’entendrai, la troisième personne, si j’y pense… […] Il n’a que moi, moi qui ne suis pas là où je suis ». 39 En d’autres mots, l’œuvre travaillée par le sujet, produit un auteur. L’œuvre qui se construit dans les manuscrits, tue peu à peu le moi de l’écrivain, imaginaire comme nous le savons. C’est une thanatographie progressive. Les ratures montrent une « désénonciation » généralisée, expression que je reprends à Philippe Sollers quand il parlait de Chants de Maldoror de Lautrémont qui ont engendré Isidore Ducasse et ses Poésies. 40 Pouvons-nous scander le manuscrit et déterminer les moments de cette thanatographie ? Oui, par les ratures ! La rature n’est-elle pas le moment de l’apparition du sujet et la manifestation d’une souffrance ? Le manuscrit si bien ordonné au départ est tout à coup raturé à la première relecture. Sous quel effet ? C’est le sujet qui rattaché à la jouissance, surgit et nie ce qui avait été écrit. Il recommence la valse ou son vol jusqu’à ce qu’apparaisse un autre signifiant qui confirme la nouvelle donnée et annonce la conclusion du temps logique. Le temps de la résolution ou de la conclusion correspond à la collusion du sujet avec l’instance de l’auteur. 37 « L’autonomie n’est pas une habitude, mais elle se crée en s’exerçant, ce qui présuppose que, d’une certaine manière, elle pré-existe à elle-même. » Cornelius Castoriadis. Le monde morcelé. Paris, Seuil 1990. p. 221. 38 Descombes. ibid., p. 334. 39 Beckett L’innomable. Paris, Minuit 2004. pp. 113 et 114. 40 Philippe Sollers. La science de Lautréamont. Logiques. Paris, Seuil 1968. p. 252. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 39 4. L’ image du ciel constellé montre les infinies combinaisons et trajectoires possibles de l’écriture du sujet bien supérieures à celles de l’écriture qui a à peine 24 ou 26 positions ou lettres. Constatons l’inversion des couleurs. 41 L’alphabet du ciel écrit blanc sur noir et le poète écrit noir sur blanc comme si l’un était le négatif de l’autre, comme si l’écriture était le négatif de l’écriture du sujet. Belle image ! L’écriture se soutient de l’inversion des trajectoires du sujet écrivain. Les mouvements du sujet detectés dans les ratures émergent en lettres, en mots, en chapitres et en livres. Ou, en d’autres mots, chaque écriture se soutient grâce à une constellation stellaire si vaste qu’il est presque impossible de l’encadrer, raison pour laquelle n’importe quelle critique biographique ou analyse psychanalytique de l’écrivain par son œuvre est inutile. Je refuse pour cette raison les analyses de l’écriture joycienne par Lacan, Soler ou autre. De la même façon, je n’accepte pas l’analyse de l’œuvre proustienne par Michel Schneider. Mettant au même niveau, la correspondance, les essais, la vie et l’œuvre, Schneider prétend retrouver la clé de l’écriture dans le rapport de Marcel avec sa mère. L’hypothèse est très séductrice, mais réduit la littérature à un fait biographique. Répondant à Lacan et à Schneider, nous pouvons comparer l’écriture à la révolution prônée par le narrateur proustien. Il suggère à celui qui « voudrait raconter une vie, d’utiliser par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace ». 42 « Les hommes avec qui nous avons vécu forment une galaxie où les planètes et les étoiles que nous sommes, tissent leurs fils à la manière des ondes gravitationnelles. Les mondes ainsi constitués se recoupent évidemment et permettent à chacun de glisser dans d’autres mondes et d’augmenter son rayon d’action. » 43 Que fait le scripteur dans les manuscrits sinon tourner autour des mots jusqu’à former un tissu assez solide pour être remis à l’éditeur ? Où donc est le sujet dans la rature du manuscrit ? Le sujet, support de la jouissance, construit l’écriture par des ratures et des temps logiques successifs. Chaque ouverture du temps commence par la rature,continue dans le silence de la quête et est conclue par un remplacement ou un blanc. Ainsi de conclusion logique en conclusion logique, l’écriture se construit. Le sujet surgit dans la rature, dans son effort de nier à la fois ce qui a été écrit et le plaisir qui a suivi. 41 Rancière. Politique de la littérature. Paris, Galilée, 2007. p. 100. 42 Proust. Le Temps retrouvé. ibid., p. 608. Dans une interview retranscrite dans Essais et articles du volume Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1971, p. 557. Proust parle de psychologie dans le temps. 43 Willemart. Proust, poète et psychanalyste. p. 155. 40 Philippe Willemart Cette action force l’écrivain à reprendre ce que Quignard appelle volupté, ce qui vient avant la naissance 44 , la jouissance des parents, espèce de source primaire qui fonde l’être humain et qui conduit le scripteur à parcourir des siècles de civilisations, c’est le Jadis ou le grand Autre « conceptualisé » par Quignard. La traversée, imaginaire jusque là, mesure le temps de remplacement de la rature par un nouveau signifiant qui surgira. Dans ce parcours non chronologique qui correspond au saut d’un signifiant à l’autre, ou au vide produit entre les deux, le sujet traverse les structures dans lesquels il est inséré, le corps et l’esprit qui le supportent, ramassent ce qui lui convient et remplacent le premier signifiant. Articulant les conceptions du soi venant de Quignard, Descombes et du manuscrit, nous constatons le retour du scripteur au grain de jouissance à chaque rature, parallèlement à la construction progressive de l’écriture et de la figure de l’auteur Le sujet de l’écriture n’est pas l’écrivain ni l’auteur, mais celui qui saute de résolution de la rature en résolution de la rature au service de l’écrit. Ainsi, chaque substitution ayant comme base la jouissance, l’écrivain écrivant suscite le désir du lecteur, notre désir ou nous fournit des « éléments de subjectivité ». 44 Fénoglio. Fête des Chants du Marais, un conte inédit de Pascal Quignard. Genesis 27. Paris, éd.Jean-Michel Place 2006. p. 92. Fig. 1: Ilustraç-o de um livro do Quaman Poma de Ayala mostando um quipu camayo e sua ferramenta. Número de lhamas, quantidade de produtos agrícolos, acontecimentos da vida s-o « narrados » pelos quipus. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 41 Fig. 2: Cuzco qui vient du Quechua « Qusqu », qui signifie nombril du monde et dont le périmètre aurait eu la forme d’un puma. Fig. 3 42 Philippe Willemart Fig. 4: Le sujet dans le manuscrit (NAF 16668). Fig. 5 Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 43 Fig. 6: Herodias folio 583. 44 Philippe Willemart Fig. 7: Folio 20 du Cahier 28 de Proust. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 45 Fig. 8: Cahier 15 folio 5 Du côté de chez Swann de Marcel Proust. Fig. 9: Dispersion du soi dans la constellation de l’écriture.