eJournals Oeuvres et Critiques 34/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité

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2009
Anne Élaine Cliche
Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c'est qu'elle y montre son échec. Et c'est par là que je l'éclaire: quand j'invoque ainsi les lumières, c'est de démontrer où elle fait trou. On le sait depuis longtemps: rien de plus important en optique, et la plus récente physique du photon s'en arme. Méthode par où la psychanalyse justifie mieux son intrusion: car si la critique littéraire pouvait effectivement se renouveler, ce serait de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, l'énigme étant de son côté. La poésie est effet de sens mais aussi bien effet de trou. Il n'y a que la poésie vous ai-je dit, qui permette l'interprétation et c'est en cela que je n'arrive plus, dans ma technique, à ce qu'elle tienne: je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouatassé.
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité Anne Élaine Cliche Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre son échec. Et c’est par là que je l’éclaire : quand j’invoque ainsi les lumières, c’est de démontrer où elle fait trou. On le sait depuis longtemps : rien de plus important en optique, et la plus récente physique du photon s’en arme. Méthode par où la psychanalyse justifie mieux son intrusion : car si la critique littéraire pouvait effectivement se renouveler, ce serait de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, l’énigme étant de son côté. 1 La poésie est effet de sens mais aussi bien effet de trou. Il n’y a que la poésie vous ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouatassé. 2 L’acte poétique Jacques Lacan a plusieurs fois, dans son enseignement et dans ses Écrits, convoqué l’écriture poétique ou littéraire pour faire entendre, voire faire advenir dans la concrétude d’une actualisation, la spécificité si ce n’est la vérité d’un rapport au signifiant et à la lettre. C’est dans l’ouverture d’Athalie qu’il trouve la mise en acte la plus éclairante du « point de capiton », avec La Lettre volée qu’il démontre le primat du Symbolique et de la chaine signifiante, par le commentaire d’Antigone qu’il révèle le nouage de l’éthique à la pulsion de mort, en déchiffrant la Trilogie de Claudel qu’il interroge la figure du père dans sa consubstantialité au désir, en relisant Joyce qu’il donne sa fonction au sinthome, dans Le Balcon de Genet qu’il voit à l’œuvre la signification du phallus. Il suffit de dresser la liste fort longue de ces « détours » par la littérature pour constater à quel point les écrivains (qu’il appelle poètes), leurs textes, leur acte, constituent pour Lacan un champ inépuisable et constamment convoqué de connaissances et de reconnaissance. 1 Jacques Lacan, « Litturaterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 13. 2 Id., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, 17 mars 1977, inédit. 48 Anne Élaine Cliche Ces lectures ne sont pas l’occasion d’une improbable « psychanalyse appliquée », ni même, comme souvent chez Freud - mais pas toujours -, le dispositif le plus probant mis au service de la révélation du savoir analytique. 3 Il s’agit pour Lacan de lire, de déchiffrer à la lettre un travail du signifiant reconnu comme Loi à laquelle l’être parlant est assujetti. Peut-être plus radicalement s’agit-il chaque fois de retrouver, en acte, cette Loi dont le poète se fait le témoin et le serviteur. C’est à ce titre surtout que Lacan apporte au savoir littéraire une contribution importante qui pourrait se décrire comme la mise à découvert, dans l’art poétique, de la puissance créatrice du signifiant. Créatrice non seulement de sens - ce qu’on savait depuis au moins la Poétique d’Aristote -, mais créatrice d’un sujet dont je voudrais ici, avec Lacan, sonder la matière. L’ironie que manifeste Lacan à la fin de sa vie envers le pouâte - qu’il ne serait lui-même pas assez -, juste au moment où il loue une fois de plus la poésie comme condition de l’interprétation, ne fait sans doute que rappeler, souligner peut-être, la différence entre l’analyste et le poète qui, lui, est représenté par les signifiants de son œuvre et pour d’autres signifiants, le poète étant pour ainsi dire engendré par son œuvre ; sans compter que son savoir est au service non pas d’un acte analytique, mais d’un acte poétique. Différence que Lacan ne perd évidemment jamais de vue, bien que toute sa technique repose justement sur le constat d’un inconscient structuré comme un langage… poétique. Le « mythe individuel », la métonymie du désir, l’instance et l’insistance de la lettre, la métaphore paternelle, la fiction comme structure de la vérité, la langue ; toute la théorie psychanalytique dégagée par Lacan semble en effet vouée à rencontrer la grammaire de l’inconscient, comme l’appelait Freud, telle que ses lois en font une véritable poétique par laquelle le sujet est parlé. 4 Le terme de poétique n’a ici aucune espèce d’ancrage esthétique, mais désigne bien plutôt une logique, voire une topologie dont on sait qu’elle occupe chez Lacan une place privilégiée. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas pour fonction d’illustrer, ni d’imager un concept, mais de l’actualiser. Comme le rappelle Érik Porge, la topologie est une écriture nouvelle comportant « une réalité opératoire » qui ne propose pas une saisie facile (ou imaginaire) mais, 3 Freud n’a jamais « appliqué » un savoir préétabli à la littérature. Mais il lui est apparu que le roman, la fiction littéraire, permettait davantage la transmission du savoir analytique que les exemples cliniques toujours problématiques. 4 Voir Soraya Tlatli, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000, p. 23 : « Plus Lacan se démarque de la linguistique, plus il utilise comme argument d’autorité, la poésie. Le point important pour nous est le suivant : il n’y a plus de démarcation dans L’instance de la lettre entre le discours poétique et le discours inconscient. […] Lacan pose comme loi du langage ce qui n’est démontré qu’à partir d’un mode privilégié du langage qui est de poésie ou de création. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 49 au contraire, produit plutôt un effet de dessaisissement : « La bande de Möbius n’est pas un schéma du sujet divisé, elle est le sujet divisé 5 . » Il faut en effet la parcourir plusieurs fois pour en découvrir les propriétés. Les objets littéraires ont certainement, dans le Séminaire de Lacan, ce statut d’objets topologiques. Ce qui surgit, de là, c’est, d’une part, la lettre dans ses trois dimensions : symbolique, imaginaire et réel ; surgissement non négligeable dans la mesure où la fiction poétique devient le champ « opératoire » d’un maniement du signifiant. D’autre part, et au-delà de cette transmission recherchée, ce qui advient est la mise au jour d’un acte de création dont le sujet demeurait jusque-là, pour ainsi dire, inaperçu. Ce sujet, dont le statut freudien fut dégagé et poursuivi par Lacan, a eu, dans les années soixante, des conséquences nombreuses dans le domaine des études littéraires. 6 En effet, à l’encontre, voire à l’envers de la psychocritique issue d’un mésusage si ce n’est d’une méprise à l’égard des champs respectifs de la littérature et de la psychanalyse, l’enseignement de Lacan a permis de mettre au jour, dans le « travail » même du texte, un sujet dessaisi de sa subjectivité ; création inédite engendrée par l’écriture dont la structure de fiction (mythe et fantasme) exige d’être parcourue. Lacan affichera très tôt son mépris pour la psychanalyse appliquée soulignant l’hétérogénéité absolue de la psychanalyse et de la littérature. Comme le rappelle Éric Marty, « Lacan indique un cran de séparation supplémentaire entre sa pratique et la pratique littéraire. […] une séparation […] où la littérature serait à son tour prise par le désir d’un rapport, d’une production, d’une œuvre dont Lacan, lui, s’abstient… 7 ». Il faut donc revenir à ce qui constitue le sujet divisé, qui est précisément ce qui le destitue, l’exclut de la représentation. Ainsi, le rapport de Lacan à la texture signifiante de la parole et du texte aura ouvert la voie à une poétique du sujet avant lui méconnue. Ce n’est pas le mystère de la création ni même ce que certains appellent « l’acte créateur » qui intéresse Lacan. L’éblouissement ressenti par Freud devant le génie des poètes qui le précèdent dans la découverte des processus primaires, n’est pas, chez Lacan, le moteur de sa rencontre avec la poétique. Dans son hommage à Marguerite Duras, où il s’honore, en passant, du savoir de la romancière, Lacan rappelle la leçon de Freud en matière de 5 Érik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique : Freud, Lacan, aujourd’hui, Paris, Érès, 2005 p. 119. Voir aussi les chapitres intitulés : « Le style de Lacan » et « L’inconscient est structuré comme la poésie ». 6 Pour les écrivains et critiques gravitant autour de la revue Tel Quel, d’abord, puis chez des psychanalystes à l’écoute des effets de l’écriture/ lecture, comme Daniel Sibony, Catherine Millot, Hervé Castanet, entre autres. 7 Éric Marty, « Lacan et Gide, ou l’autre école », Lacan et la littérature, textes rassemblés et présentés par Éric Marty, Houilles, Éd. Manucius, 2005, p. 141. 50 Anne Élaine Cliche création artistique. « Je pense que même si Marguerite Duras me fait tenir de sa bouche qu’elle ne sait pas dans toute son œuvre d’où Lol lui vient […] le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie. Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. En quoi je ne fais pas tort à son génie d’appuyer ma critique sur les vertus de ses moyens. » De là, c’est d’abord la reconnaissance d’une articulation symbolique dans laquelle le sujet - qui, ici, « doit se compter trois » - est produit, plutôt que simple agent, qui permet à Lacan de prendre le texte littéraire pour un savoir. Ce qu’il explique lui-même comme la rencontre des lois de l’inconscient avec celles du langage poétique : « Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient, est tout ce dont je témoignerai […] 8 . » C’est d’ailleurs ce qui rend la poésie et l’écriture littéraire des plus convaincantes. « De même qu’il est tout à fait convaincant de voir Freud, dans La science des rêves, énoncer par avance les lois de la métaphore et de la métonymie. 9 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la métaphore paternelle n’est pas une expression métaphorique, comme plusieurs font mine de le croire en injectant dans le terme « métaphore » un coefficient d’on ne sait quelle sublime irréalité, mais bien un processus réel qui fait du père une fonction elle aussi réelle dans l’articulation du désir du sujet à la castration maternelle. C’est ce processus, dont l’efficacité et les productions psychiques sont incontestables et constituent la vérité du sujet, sa jouissance ; c’est ce processus en tant que tel, reconnu comme un processus opératoire du signifiant, donc, qui est l’équivalent exact du processus de la métaphore. C’est parce que la métaphore structure l’inconscient que celui-ci est accessible à l’interprétation. De là, on saisit peut-être mieux que la poétique est avant tout l’ensemble des lois qui président à l’agencement des signifiants dans lequel le corps est pris : corps parlant et jouissant, s’avançant entre deux morts, mais aussi corps sublimé de la poésie et de l’écriture. 10 8 J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, pp. 191-197. Dans ce texte, Lacan dégage la figure de la robe comme « thème » par lequel se nouent les regards et se dessine la place d’un dérobement que Jacques Hold - son « je pense » qui fait la matière du livre - tentera de faire tenir. 9 Lacan, Le Séminaire VIII : Le transfert [1960-1961], Paris Seuil, 1991, p. 345. 10 Voir Érik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique, pp. 65-66 : « Dire que le père est un signifiant signifie que l’attribution de la procréation au père, pour que celle-ci ait un sens pour le sujet, est un fait de langage […] Que le père soit agent de la procréation n’est pas une vérité d’expérience, c’est la conséquence d’un dire. La notion de pater incertus est inhérente, selon Freud et Lacan, à l’instauration Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 51 On se souviendra aussi, par ailleurs, que le « retour à Freud » s’est accompli d’année en année, de 1952 jusqu’à la mort de Lacan en 1980, comme un retour au texte freudien. Les séminaires de Lacan, tous sans exception, sont en effet marqués au sceau d’une lecture dont l’acuité et le parcours appartiennent, à mon sens, à l’histoire des études textuelles et à sa part la plus rigoureuse sur le plan de la méthode. Freud n’a cessé de décrire et de construire sa méthode analytique en rapport étroit avec les composantes spécifiques de l’objet à rejoindre. Chacun de ses textes (que ce soit le récit de cas, l’élaboration d’un concept, la « vue d’ensemble ») témoigne, et très souvent va jusqu’à rendre compte explicitement, du travail d’écriture et des difficultés particulières rencontrées - style, forme, parcours, découpage, ordonnancement - comme de l’effet direct et inévitable, non seulement de la méthode analytique, mais de l’objet même dont elle s’occupe et qui est, pour Freud, dans ces textes, à décrire. Débuter par une histoire de malade sans lacunes et bien polie voudrait dire placer d’emblée le lecteur dans de tout autres conditions que celles où se trouvait l’observateur médical. […] Il est vrai que je commence alors le traitement par l’invitation à me raconter toute l’histoire de vie et de maladie, mais ce qu’il m’est donné d’entendre en réponse ne suffit pas toujours à me repérer. Ce premier récit est comparable à un fleuve non navigable dont le lit est tantôt barré par des masses rocheuses, tantôt divisé et obstrué par des bancs de sable. 11 Mon travail sur L’Homme aux rats surpasse presque mes facultés de description, et ne sera sans doute accessible à personne sauf aux proches. Quel gâchis que nos reproductions, comme nous mettons lamentablement en pièces ces grandes œuvres d’art de la nature psychique ! 12 Je ne peux écrire l’histoire de mon patient ni d’un point de vue purement historique ni d’un point de vue purement pragmatique, je ne peux donner ni une histoire de traitement ni une histoire de malade, mais je me verrai obligé de combiner entre eux les deux modes de présentation. 13 Chez Lacan, l’enseignement de l’œuvre freudienne ne cessera de rencontrer l’opacité textuelle qui en est la marque et la condition d’accès à un savoir d’un ordre symbolique, distinct de celui du témoignage des sens. En passant de l’affirmation que le père est un signifiant à celui qu’il est une métaphore Lacan fait un pas qui noue plus étroitement le père au langage et plus précisément à la poésie. » 11 S. Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie [1905], Paris, PUF, Quadrige, 2006, p. 14. 12 Id. Lettre à Jung, 30 juin 1909. 13 Id. L’Homme aux loups. À partir de l’histoire d’une névrose infantile [1918], Paris, PUF Quadrige, 1990, pp. 10-11. 52 Anne Élaine Cliche inédit. Et c’est cette opacité, pourtant toujours ciselée, fine, quasi inapparente, qui, si elle n’est jamais par Lacan traduite en langage clair (peu s’en faut), connaît un déchiffrement obstiné qui demeure au plus près des signifiants freudiens un à un exposés dans leur évidence et dans leur rencontre avec l’impossible du réel à transmettre. Lacan inaugure son enseignement en se plaçant devant la nécessité de répondre à la question : Qu’est-ce que nous faisons quand nous faisons de l’analyse ? 14 La relecture de Freud n’a donc pas seulement pour but la restitution du texte freudien dans le tranchant de sa formulation, bien qu’il faille en passer par cette restitution, mais aussi, du début à la fin du Séminaire, la formation des analystes à une pratique qui n’a de commune mesure avec aucune autre. De là, l’opacité freudienne est pour ainsi dire reconnue dans sa texture lumineuse et radicalement signifiante, en tant que telle, ce qui a pour conséquence de faire de cet enseignement, en même temps qu’un enseignement de la lettre freudienne, un véritable enseignement « littéraire » au sens le plus spécifique du terme. Le rapport de Lacan au texte freudien relève bien d’une passion pour sa lettre, sa logique signifiante, sa fonction dialectique, son inadéquation au réel. Si la visée de cet enseignement est tout autre que celle de l’enseignement des lettres, il reste que tout enseignement littéraire a néanmoins beaucoup à apprendre du déchiffrement lacanien, dans la mesure où ce qui est pratiqué dans les séminaires de Lacan ce n’est pas l’acte analytique mais bien une méthode « pour réintroduire le registre du sens, registre qu’il faut lui-même réintroduire à son niveau propre. 15 » Lire Freud avec Freud, c’est se mettre à l’écoute de l’énonciation dont il s’est fait lui-même le témoin, mais c’est aussi ramener la savoir du côté de l’énigme. Si la découverte de la psychanalyse est bien d’avoir réintégré dans la science tout un champ objectivable de l’homme et d’en avoir montré la suprématie, et si ce champ est celui du sens, pourquoi chercher la genèse de cette découverte hors des significations que son inventeur a rencontrées en lui-même sur la voie qui le menait à elle pourquoi chercher ailleurs que dans le registre où celle-ci doit se confiner en pure rigueur ? […] Freud souligne que l’élaboration du rêve est ce qui fait du rêve le premier modèle de la formation des symptômes. Or cette élaboration ressemble beaucoup à une analyse logique et grammaticale […]. Son schéma analogue à celui du symptôme suffit à démontrer l’importance essentielle du signifiant. [Tous les déterminismes de la biographie de Freud] ne doivent tout de même pas nous faire méconnaître l’importance de la découverte de l’ordre positif du signifiant à laquelle sans doute quelque chose en lui le préparait, la longue tradition littéraire, littéraliste, dont il 14 J. Lacan, Le Séminaire I, Les écrits techniques de Freud [1954], Paris, Seuil, 1975, p. 16. 15 Ibid., p. 8. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 53 relevait. […] L’originalité de Freud, qui déconcerte notre sentiment, mais seulement permet de comprendre l’effet de son œuvre, c’est le recours à la lettre. 16 Le registre du sens et de lettre, dont Lacan souligne ici clairement la prégnance dans la culture juive et le judaïsme, est aussi celui auquel se mesure et dans lequel opère le poète, l’écrivain ; et ce qu’il construit peut certainement être reconnu dans sa spécificité signifiante qui, si elle ne recouvre pas point par point celle du sujet parlant ni celle du rêve, ne se dégage qu’à partir d’une écoute de l’articulation d’un sujet à son désir. Reste à voir quel sujet et quel désir la création poétique suscite. 17 Lacan a très tôt reconnu le travail du style comme un acte, et comme un acte d’enseignement. « Tout retour à Freud qui donnera matière à un enseignement digne de ce nom, ne se produira que par la voie, par où la vérité la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture. Cette voie est la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style 18 . » Il ne s’agit évidemment pas d’enseigner le style, mais bien de rendre perceptible l’acte que constitue une pensée pour dire le rapport particulier à la lettre et au signifiant qui la fonde. S’il y a bien un style lié à la structure psychique - ce que Freud a très tôt découvert, dès les études sur l’hystérie -, la poétique d’une œuvre littéraire répond quant à elle à une exigence qui n’est pas tant celle du sujet de la parole, que celle d’une création signifiante inédite et adressée, fonction d’une transmission symbolique. C’est donc peut-être la distinction entre vérité et savoir qu’il faudra ici reprendre. Lacan a soulevé cette question de poétique à plusieurs moments de son enseignement. Je retiens entre autres cette remarque qu’on trouve dans le séminaire Les Psychoses où il avance pas à pas dans la lecture des Mémoires extraordinaires du Président Schreber. Nous pourrions résumer la position où nous sommes par rapport [au] discours [de Schreber] quand nous en prenons connaissance, en disant que s’il est assurément écrivain [au sens de scribe], il n’est pas poète. Schreber ne nous introduit pas à une nouvelle dimension de l’expérience. Il y a poésie chaque fois qu’un écrit nous introduit à un monde autre que le nôtre, et, nous donnant la présence d’un être, d’un certain rapport fondamental, le fait 16 Id., « Freud dans le siècle », conférence du 16 mai 1956 publiée dans Le Séminaire III : Les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1975, pp. 266-272. 17 Sur les rapports étroits entre la « tradition littéraliste » juive et la littérature moderne, voir Anne Élaine Cliche, Dire le Livre : Portraits de l’écrivain en prophète, talmudiste, évangéliste et saint, Montréal, XYZ, 1998, 242 p. et Poétiques du Messie. L’origine juive en souffrance, Montréal, XYZ, 2007, 297 p. 18 Jacques Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, p. 458. 54 Anne Élaine Cliche devenir aussi bien le nôtre. […] La poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde. Il n’y a rien de tout cela dans les Mémoires de Schreber. 19 [Je souligne] S’il s’agit à ce moment-là pour Lacan d’éveiller les analystes à la fonction du signifiant et aux dispositifs spécifiques des Mémoires d’un névropathe, je note pour ma part la nécessité qu’il éprouve de rappeler cette exigence poétique qu’il nomme « création d’un sujet ». Si la psychanalyse peut apporter une contribution aux études littéraires, ce serait celle-là : qu’elle permet d’entrevoir, de penser, de reconnaître cette création d’un sujet, et d’en saisir la fonction éthique. À toute pompe sur Claudel […] ceux qui ici peuvent se sentir un petit peu égarés par le fait que nous allions à toute pompe en un endroit de mon séminaire, sur Claudel, […] ont le sentiment tout de même que cela a le rapport le plus étroit avec la question du transfert […] 20 . Aussi bien c’est là une nouveauté, je veux dire quelque chose qui, au jeu de cette singulière partie que nous appelons complexe d’Œdipe, en rajoute dans Claudel. […] et sans doute cette disposition du drame claudélien est ici quelque chose peut-être de nature à favoriser, à faire apparaître les éléments susceptibles de nous intéresser dans cette trame, dans cette topologie, dans cette dramaturgie fondamentale, pour autant que quelque chose de commun à une même époque la relie d’un créateur à l’autre : une pensée réfléchie à une pensée créatrice. 21 [Je souligne] Poétique de l’inconscient est peut-être l’autre nom que l’on pourrait donner à ce que Freud appelait « ces grandes œuvres d’art de la nature psychique » que sont les névroses, les psychoses et les perversions. Mais qu’en est-il du sujet créé par l’art poétique, par l’œuvre littéraire ? Lacan nous a, sur cette question, apporté un certain éclairage qui provient, non pas tant d’une préoccupation pour l’analyse littéraire, que de son enseignement du savoir 19 Jacques Lacan, Le Séminaire III : Les psychoses [1955-1956], p. 91. 20 Id., Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques, séance du 24 mai 1961, p. 347. Toutes les citations de ce séminaire proviendront désormais de la version Stécriture qui est la première transcription critique du séminaire (hors commerce). Il a été édité en 1991 (déjà cité) et corrigé en 2001, sous le titre abrégé Le transfert. On trouve cette version paginée à l’adresse électronique suivante : gaogoa.free.fr/ Seminaire.htm (de même que tous les autres séminaires de Lacan). 21 Ibid., 10 mai 1961, p. 296. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 55 analytique qui, à plusieurs occasions, se voit en quelque sorte obligé d’en passer par elle. C’est en interrogeant la nature du transfert, et donc la fonction et la place de l’analyste dans la cure - en tant que c’est le désir du sujet, sa tragédie contemporaine qui s’y rencontre - que Lacan décide de relire la trilogie des Coûfontaine de Paul Claudel. [C’est] pour avoir rencontré dans le dernier Bulletin de Psychologie une articulation - dont je puis dire qu’une fois de plus elle m’a fait sursauter par sa médiocrité - de cette fonction du fantasme […], c’est bien là ce qui m’a redonné… je ne puis pas dire le courage, il y faut un peu plus… une espèce de fureur, pour repasser une fois de plus par un de ces détours dont j’espère que vous aurez la patience de suivre le circuit, et chercher s’il n’y a pas dans notre expérience contemporaine quelque chose où puisse s’accrocher ce que j’essaie de vous montrer, qui doit toujours bien être là - et je dirai plus que jamais, au temps de l’expérience analytique qui n’est après tout pas concevable pour avoir été seulement un miracle surgi de je ne sais quel accident individuel qui se serait appelé le petit bourgeois viennois Freud. Assurément, et bien sûr par tout un ensemble, il y a à notre époque tous les éléments de cette dramaturgie qui doit nous permettre de mettre à son niveau le drame de ceux à qui nous avons affaire quand il s’agit du désir, et non pas de se contenter d’une histoire véritable […]. 22 Le détour annoncé déploiera son circuit sur cinq séances. 23 À cette occasion, Lacan ne semble pas se souvenir qu’il avait déjà convoqué Le Père humilié dans Les Complexes familiaux en 1938. Et c’est en parlant de la « mythologie claudélienne », au bout de quatre semaines, le 24 mai 1961, que, relisant son texte de 1953, Le mythe individuel du névrosé, il découvre qu’il y parlait déjà de cette pièce de Claudel. L’œuvre fait donc l’objet d’un oubli et d’un retour lorsqu’il s’agit de questionner la figure du père, et plus particulièrement la figure du père dégradé. Dans ce texte de 1953, Lacan écrivait avec une rare clarté : Nous posons que la situation la plus normativante du vécu originel du sujet moderne, sous la forme réduite qu’est la famille conjugale, est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation, d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles, à savoir les jouissances paisibles, ou plutôt symboliques, culturellement déterminées et fondées, de l’amour maternel, c’est-à-dire du pôle à quoi le sujet est lié par un lien, lui, incontestablement naturel. L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, ou le symbolique recouvrirait pleinement le 22 Ibid., 3 mai 1961, p. 296. 23 Séances du 3, 10, 17, 24 mai et 7 juin 1961. 56 Anne Élaine Cliche réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. Or il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans la structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait M. Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît ce qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur - non pas du tout normative, mais le plus souvent pathogène. 24 Le passage par Claudel demeure, à ce moment-là, essentiellement allusif et apparemment fortuit. Il se révélera nécessaire quelques années plus tard pour répondre à un ensemble de questions qui ne peuvent se résoudre dans la simple formule, et exigent, au contraire, de se mesurer à l’intrication complexe de la tragédie comme écriture, qui plus est chrétienne. Si Antigone a permis de rendre visible le désir dans sa splendeur mortelle en regard des dieux de l’Atè ; Claudel permet d’interroger le désir tel que l’époque moderne le rend pour ainsi dire « victime du logos », du Verbe fait chair. On suivra donc Lacan dans sa lecture des articulations spécifiques de cette trilogie qui noue entre eux les drames de L’Otage, du Pain dur et du Père humilié ; lecture qui, on va le voir, fait appel constamment à l’écoute d’un sujet qui ne serait jamais préalable au texte - et ne peut donc jamais rejoindre celui que Lacan appelle M. Claudel -, mais qui s’apparente plutôt à l’effet tangible, quasi matériel d’« un scénario qui n’appelle votre intérêt que sur le plan de la plus totale énigme 25 . ». La question de départ est on ne peut plus précise : « Dès lors est-ce qu’il n’est pas opportun, nécessaire, quels que puissent être nos goûts, nos préférences et ce que pour chacun peut représenter cette œuvre de Claudel, est-ce qu’il ne nous est pas imposé de nous demander ce que peut être dans une tragédie la thématique du père, quand c’est une tragédie qui est apparue à l’époque où, de par Freud, la question du père a profondément changé 26 ? » Le détour imposé pour répondre à cette question me donnera l’occasion d’exposer ce qui constitue, dans la lecture de Lacan, sa méthode. Je ne ferai donc pas un résumé des thèmes que Lacan dégage peu à peu de la trilogie, mais tenterai plutôt de mettre au jour la démarche, le circuit qui lui permet de lire le tissage complexe de l’écriture de Claudel comme une « décomposition structurale » de l’Œdipe, où se repère la topologie d’un sujet du désir. 27 24 J. Lacan, Le Mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007, p. 45. 25 Id., Le transfert, 10 mai, p. 323. 26 Ibid., p. 311. 27 « Vous voyez bien ce que je vous montre. Il y a là une décomposition exemplaire de la fonction de ce qui dans le mythe freudien, œdipien est conjugué sous la Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 57 C’est avec Claudel que Lacan va choisir de montrer ce qu’il en est du père et de l’Œdipe dans la culture contemporaine, afin de situer la place de l’analyste, son désir et son acte, dans le transfert. Il s’agit d’abord, pour Lacan, de faire le résumé de la pièce au programme. Le 3 mai, Lacan commente L’Otage, le 10 mai, la séance porte sur Le Pain dur et le 17 mai, sur Le Père humilié. Chaque fois, Lacan fait comme si les auditeurs n’avaient pas lu la pièce, et se charge lui-même de donner la ligne et le nœud de l’intrigue. Cette sorte de mise à plat du récit est en fait déjà une découpe orientée et particulièrement arrimée à la lettre - aux termes et expressions, aux signifiants - de l’œuvre, à sa fonction d’ordonnancement et à la tonalité générale produite par l’ensemble. La consigne, reformulée à quelques reprises au cours de ces séances concerne la levée de tout jugement hâtif qui poserait à l’avance une signification que la lecture a justement pour but de suspendre au profit d’une écoute du sens en cours. Ne vous arrêtez pas à la pensée qu’il s’agit là de ce qu’évoque toujours en nous la suggestion des valeurs religieuses, car aussi bien c’est là qu’il faut nous arrêter maintenant. Le ressort, la scène majeure, le centre accentué du drame c’est que celui qui est le véhicule de la requête à quoi va céder Sygne de Coûfontaine, n’est pas l’horrible personnage… et vous allez le voir pas seulement horrible, capital pour toute la suite de la trilogie… qu’est Toussaint Turelure mais c’est son confesseur, à savoir une sorte de saint, le curé Badillon. 28 Vous me direz que nous sommes des durs à cuire, à savoir qu’après tout on vous en fait voir assez de toutes les couleurs pour que rien ne vous épate, mais quand même… 29 Ne nous arrêtons pas trop à ces trop belles images où il semble que Claudel sacrifie plutôt à ce qui est exploité infiniment plus loin dans tout un dandysme anglais où catholicité et catholicisme sont pour les auteurs Anglais… à partir d’une certaine date qui remonte à peu près maintenant à deux cents ans… le comble de la distinction. C’est bien ailleurs qu’est le problème. 30 forme de cette espèce de creux, de centre d’aspiration, de point vertigineux de la libido que représente la mère. Il y a une décomposition structurale (Ibid., 24 mai, p. 356). » Deux excellents résumés ont été faits de cette lecture de la trilogie de Coûfontaine par Jacques Lacan : Danièle Arnoux, « La trilogie de Coûfontaine commentée par Lacan », Bulletin de la Société Paul Claudel, 2002, n° 166, pp. 16-25 ; Sabine Bauer, « La trilogie de Claudel au Séminaire », Lacan et la littérature, pp. 99-112. 28 Le Transfert, 3 mai, p. 301. 29 Ibid., p. 306. 30 Ibid., 10 mai, p. 312. 58 Anne Élaine Cliche Il s’agit en effet de suivre pas à pas, et presque mot à mot, le montage de cette tragédie dont Lacan ne cesse de souligner l’étonnante construction. La présentation de L’Otage s’ouvre sur la mise en exergue des « valeurs de foi » qui occupent tout le drame, et sur l’attachement mystique des derniers Coûfontaine, Sygne et son cousin Georges, à la terre des ancêtres. Lacan considère que ce qui est placé à l’ouverture du drame est précisément le fond sur lequel toute la péripétie va s’ordonner : « C’est dans le cours de cette entreprise, fondée donc sur l’exaltation dramatique, poétique, recréée devant nous, de certaines valeurs, qui sont valeurs ordonnées selon une certaine forme de la parole, que vient interférer la péripétie… 31 » En quelques phrases, Lacan donne le nœud du drame qui va mettre au centre des événements la figure de Sygne comme figure ultime de la négation. La lecture de Lacan souligne avec insistance ce qui, dans cette pièce, nous conduit « au-delà de tout sens ». L’accent mis sur la caricature, la dérision, la dimension quasi irrecevable de cette construction constitue le moteur de cette lecture qui s’oriente vers la mise à découvert d’une métaphore paternelle bien singulière. Lacan interpelle à tout moment la réaction du spectateur, l’effet cathartique ou plutôt l’émotion suscitée par cette forme qui, quoi que fondée sur elle, opère la trouée « au delà de toute valeur de la foi. » Mais pour comprendre ce que veut dire cette émotion… à savoir que non seulement le public marche, mais qu’aussi bien, je vous le promets, à la lecture vous n’aurez aucun doute qu’il s’agit là d’une œuvre ayant dans la tradition du théâtre tous les droits et tous les mérites afférents à ce qui vous est présenté de plus grand… où peut bien être le secret de ce qui nous la fait ressentir à travers une histoire qui se présente avec cet aspect de gageure poussée, j’insiste, jusqu’à une sorte de caricature, allons plus loin. 32 Cette pièce… en apparence de croyant et dont les croyants - et des plus éminents, Bernanos lui-même - se détournent comme d’un blasphème… est-ce qu’elle n’est pas pour nous l’indice d’un sens nouveau donné au tragique humain ? 33 Dans cette lecture, Sygne est sans doute prise, provisoirement, pour un sujet particulier du désir. Mais ce qui ressort de l’analyse, c’est que le nom même de Sygne se dissémine dans l’ensemble de cette tragédie et permet au poète de nous porter « à cet extrême du défaut, de la dérision du signifiant lui-même. […] Cette substitution de l’image de la femme au signe de la croix chrétienne, est-ce qu’il ne vous semble pas qu’il l’ait non seulement 31 Ibid., 3 mai, p. 300. 32 Ibid., 3 mai, p. 301. 33 Ibid., pp. 306-307. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 59 là désignée… vous le verrez, dans le texte de la façon la plus expresse car l’image du crucifix est à l’horizon depuis le début de la pièce et nous la retrouverons dans la pièce suivante… mais encore est-ce que ne vous frappe pas la coïncidence de ce thème en tant que proprement érotique/ héroïque avec ce qui ici est nommément… et sans qu’il y ait autre chose, un autre fil, un autre point de repère qui nous permette de transfixer toute l’intrigue et tout le scénario… celui du dépassement, de la trouée faite au-delà de toute valeur de la foi… 34 » La composition claudélienne donne donc à voir dans ce premier drame l’inscription tragique de « la marque du signifiant » que le nom et le non de Sygne font éclater dans toute l’écriture et dans les deux pièces qui succèdent à la première. 35 On le voit, aucune signification, aucune considération esthétique préalable ne donne ici la ligne à suivre. Tout est lu selon le principe d’une articulation signifiante commandée par ce qu’elle produit expressément, à savoir du sens inédit et par le fait même scandaleux. 36 La séance du 10 mai propose une lecture du Pain dur ; séance où la figure du père, humilié, se décline d’abord dans la tragédie de Hamlet pour rappeler l’inadéquation toujours marquante entre le père symbolique et le père réel. À cette occasion, Lacan pose la question très importante de savoir « quand le Dieu des juifs devient un père ; à partir de quand dans l’histoire. » Question centrale dans la mesure où nous sommes dans un drame chrétien hérité du premier monothéisme et fondé sur l’humiliation du père terrestre (Pape ou Turelure) par rapport au père de la transcendance et de la Loi. On sait que Lacan a creusé pendant des années cette référence au judaïsme, et que Claudel, dans cette trilogie, commence de s’avancer vers ce qui deviendra 34 Ibid., p. 306. 35 « Il serait bien facile de nous amuser à lire dans l’orthographe même donnée par Claudel à ce nom singulier de Sygne, qui commence par un S qui est vraiment là comme une invite à bien y reconnaître un signe, avec en plus justement, dans ce changement imperceptible dans le mot, cette substitution de l’y à l’i, ce que cela veut dire cette surimposition de la marque, et d’y reconnaître, par je ne sais quelle convergence une mater lectionis cabalistique quelque chose qui vient rencontrer notre S par quoi je vous montrais que cette imposition du signifiant sur l’homme est à la fois ce qui le marque et ce qui le défigure. (Ibid., 17 mai, p. 329) 36 « Est-ce qu’il n’est même pas étrange qu’on n’ait pas plus crié au scandale d’une pièce qui, quand elle sort toute seule trois ou quatre ans après L’otage, prétend retenir, captiver notre attention de cet épisode dont je trouvais qu’une sorte de sordidité aux échos balzaciens ne se relève que d’un extrême, d’un paroxysme, d’un dépassement là aussi de toutes les limites ? (Ibid., 10 mai, p. 312) » ; « Et devant les étrangetés d’un théâtre comme celui de Claudel, personne ne songe plus à s’interroger devant les invraisemblances, les traits de scandale où il nous entraîne, sur ce qu’en fin de compte pouvait bien être sa visée et son dessein. (Ibid., 17 mai, p. 329.) 60 Anne Élaine Cliche pour lui une interrogation et un dialogue adressés au peuple juif. Quoi qu’il en soit de ces questions, Lacan amorce la lecture du Pain dur par un résumé qui, une fois encore s’intéresse aux signifiants et aux noms, à leur création et à leur maniement. Il s’agit de déchiffrer le désir que chaque personnage met en jeu. La tonalité mise en lumière ici est bien celle de la comédie que suscite le père ; de la « codimensionalité du tragique et du bouffon ». Cette tonalité du drame se situe entre autres dans le registre de ce que Lacan appelle « le père joué » et que la pièce de Claudel est en effet bien propre à rendre. Nous atteignons dans cette pièce « l’obscurité totale d’une dérision radicale. » C’est en effet l’opacité de l’énigme bien propre à relever d’une construction que Lacan souligne ici, reconstruisant la pièce comme un « chiffre » dont le père est à lui seul l’enjeu. La structure œdipienne rejouée ici sur le mode d’une « étrange comédie » selon laquelle le fils de Sygne et de Turelure dont le nom de Coûfontaine a fait l’objet d’une abjecte tractation dans la première pièce ; ce Louis, donc, « tue » son père avec la seule menace de deux pistolets braqués sur ce guignol par avance mort de peur. Louis épousera aussi la maîtresse du père : Sichel, la juive, qui a tramé toute l’affaire. L’exposé de Lacan dans cette séance est occupé à déployer le réseau des intrications et des dettes que la fiction ordonne suivant une configuration dont il importe toujours de souligner l’opacité. « Est-ce qu’il ne vous semble pas… qu’à la voir se clore après cette étrange péripétie vous ne vous trouviez là devant une figure… comme on dit une figure de ballet, de scénario… d’un chiffre qui essentiellement se propose à vous sous une forme vraiment inédite par son opacité… 37 ». L’analyse littéraire à laquelle se livre Lacan dans cette séance consiste à souligner le travail de symbolisation dans lequel les personnages, bien que considérés à l’occasion comme des sujet vivants, ne cessent pas pour autant de se révéler dans leur statut de signifiant (nom) dont le destin appartient au devenir de la création poétique en cours. C’est dans la séance du 17 mai que Lacan, présentant la troisième pièce, Le Père humilié, s’interroge sur le désir de Pensée de Coûfontaine. « Il s’agit du désir de Pensée de Coûfontaine - désir de pensée - et le désir de Pensée nous allons y trouver bien sûr la pensée même du désir. N’allez pas croire que ce soit là, au niveau où se tient la tragédie claudélienne, interprétation allégorique. Ces personnages ne sont des symboles que pour autant qu’ils jouent au niveau même, au cœur de l’incidence du symbolique sur une personne. Et cette ambiguïté des noms, qui leur sont par le poète conférés, donnés, est là pour nous indiquer la légitimité de les interpréter comme des moments de cette incidence du symbolique sur la chair même 38 . » 37 Ibid., 10 mai, p. 323. 38 Ibid., 17 mai, p. 329. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 61 Dans cette séance et dans les suivantes où il sera encore question de Claudel, Lacan en vient à la solution de l’énigme qui ne tient pas dans un énoncé mais, on devait s’y attendre, dans une question. Question qu’il semble dégager de la tragédie et dont la réponse ne peut-être que la tragédie elle-même. « Le drame, tel qu’il se poursuit à travers les trois temps de la tragédie, est de savoir comment, de cette position radicale [celle de Sygne, héroïne de la tragédie moderne à qui il est demandé d’assumer comme une jouissance l’injustice même qui lui fait horreur], peut renaître un désir, et lequel. » C’est cet héritage du désir qui situe aussi la lecture de Lacan autour d’une question essentielle dont il retrouvera constamment les arêtes pour interroger la psychanalyse dans son destin et son origine : la question de la dette telle que le monothéisme et la mort de Dieu l’institue. Nous ne sommes plus seulement à portée d’être coupables par la dette symbolique, c’est d’avoir la dette à notre charge qui peut nous être - au sens le plus proche que ce mot indique - reproché. Bref, c’est que la dette elle-même où nous avions notre place peut nous être ravie, c’est là où nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. L’atè antique sans doute nous rendait coupables de cette dette, d’y céder, mais à y renoncer comme nous pouvons maintenant le faire, nous sommes chargés d’un malheur qui est plus grand encore de ce que ce destin ne soit plus rien. Bref, ce que nous savons, ce que nous touchons par notre expérience de tous les jours, c’est la culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez le névrosé. C’est elle qui est à payer justement pour ceci que le Dieu du destin soit mort. Que ce Dieu soit mort est au cœur de ce qui nous est présenté dans Claudel. Ce Dieu mort est ici représenté par ce prêtre proscrit qui n’est plus pour nous produit présent que sous la forme de ce qui est appelé L’otage, qui donne son titre à la première pièce de la trilogie, figure, ombre, de ce qui fut la foi antique - et l’otage aux mains de la politique, de ceux qui veulent l’utiliser pour des fins de Restauration. Mais l’envers de cette réduction du Dieu mort est ceci que c’est l’âme fidèle qui devient l’otage, l’otage de cette situation où renaît proprement, au delà de la fin de la vérité chrétienne, le tragique, à savoir que tout se dérobe à elle si le signifiant peut être captif. 39 La rencontre avec Claudel n’est pas sans aboutir sur le roc de la « tragédie » freudienne où s’articule aussi la dette envers le judaïsme, que ce Dieu mort, ne cesse d’interpeler. Cette affaire de dette et d’héritage apparaît en effet dans la figure de Pensée qui est pensée du désir et désir de pensée et, du coup, dispositif reconnu de la tragédie contemporaine. Le sujet qui est, là, créé de tout pièce, ne peut donc se saisir que dans la recollection des brisures du fantasme (ou mythe) engendré par l’œuvre claudélienne qui passe par le 39 Ibid., 17 mai, p. 332. 62 Anne Élaine Cliche Verbe dans sa dimension d’offense. Quelque chose en effet semble s’accomplir qui entraîne le Verbe, justement, à se rompre à la Loi du signifiant et à ce qu’elle appelle de jouissance. « La grandeur, par [Claudel] plus que respectée, exaltée de l’Ancienne Loi, n’a jamais cessé d’habiter les moindres personnages qui peuvent dans sa dramaturgie s’y rattacher. Et tout Juif, par essence, pour lui s’y rattache, même si c’est un Juif qui précisément se trouve, cette Ancienne Loi, la rejeter et dire que c’est la fin de toutes ces vieilles lois qu’il souhaite et à laquelle il aspire, que ce vers quoi il va, c’est au partage par tous de ce quelque chose qui seul est réel et qui est la jouissance 40 . » Pensée, sublime personnage de la dernière pièce de la trilogie exige la justice absolue. « Cette justice est l’envers de tout ce qui, du réel, de tout ce qui, de la vie, est - de par le Verbe - senti comme offensant la justice, senti comme horreur de la justice. C’est d’une justice absolue dans tout son pouvoir d’ébranler le monde qu’il s’agit dans le discours de Pensée de Coûfontaine. Vous le voyez, c’est bien la chose qui peut nous paraître la plus loin de la prêcherie que nous pourrions attendre de Claudel, homme de foi. C’est bien ce qui va nous permettre de donner son sens à la figure vers quoi converge tout le drame du père humilié 41 . » Et c’est dans cette figure de la synagogue aveugle, figure de l’âme manquant au monde que se dispose la figure de la femme divinisée et crucifiée. En cela qu’elle est, affirme Lacan, objet du désir. C’est la mise au jour, dans la trame du drame étalé sur trois générations, de l’extrême et quasi aberrante position chrétienne qui donne ultimement la vérité de l’articulation du désir interpellé dans le transfert. Désir dont l’incontournable Loi a trouvé à s’écrire dans l’énigme de la tragédie. Si le père est venu au début de la pensée analytique sous cette forme dont justement la comédie est bien faite pour nous faire ressortir tous les traits scandaleux… si Freud a dû articuler comme à l’origine de la loi, un drame et une figure dont il suffit que vous le voyiez porté sur une scène contemporaine pour mesurer, non pas simplement le caractère criminel mais la possibilité de décomposition caricaturale, voire abjecte comme je l’ai dit tout à l’heure… le problème, c’est : - en quoi ceci a-t-il été nécessité par la seule chose qui nous justifie, nous, dans notre recherche, et qui est aussi bien notre objet… - qu’est-ce qui rend nécessaire que cette image soit sortie à l’horizon de l’humanité, si ce n’est sa consubstantialité avec la mise en valeur, la mise en œuvre de la dimension du désir ? En d’autres termes, ceci : que nous tendons à repousser de notre horizon toujours plus, voire à dénier dans notre expérience, paradoxalement de plus en plus, nous autres analystes : la place du père. Pourquoi ? Mais simplement 40 Ibid., 10 mai, p. 322. 41 Ibid., 17 mai, p. 334. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 63 parce qu’elle s’efface dans toute la mesure - où nous perdons le sens et la direction du désir, - où notre action auprès de ceux qui se confient à nous, tendrait à lui passer - à ce désir - je ne sais quel doux licol, je ne sais quel soporifique, je ne sais quelle façon de suggérer qui le ramène au besoin. 42 Les études littéraires avec Lacan Dans le travail d’enseignement et d’écriture que je mène depuis des années et qui est à réinventer pour chaque texte, pour chaque poétique, il s’agit en quelque sorte de retrouver comment, dans la langue de l’écrivain, dans son style, est mis en œuvre un rapport au signifiant et à sa loi qui le dispose à produire un corps parlant inouï et inédit. 43 C’est le statut, la présence de ce corps assurément disséminé, éclaté dans la matière textuelle qui est à reconnaître. De quoi s’agit-il au juste ? D’abord de ceci : l’écriture crée un corps qui n’a jamais existé mais qui est, pourrait-on dire, la mise à découvert, dans la langue et la forme du texte, d’une « brisure », celle, peut-être, du corps psychique archaïque du poète (pour reprendre le terme de Lacan), de sa matérialité : ce corps-là, dans son éclatement, mais tout de même nouveau parce qu’au dehors et articulé en langue. C’est l’incomplétude du symbolique, dans la mesure où elle est prise en compte dans une narration, une pratique littérale, qui introduit directement la question de la poétique. Il ne s’agit pas tant ici de dire la nature de cet acte particulier qu’est l’écriture poétique, que d’entrevoir ce qu’il laisse de trace dans le texte, trace d’un sujet en cours que l’on peut dire « éclaté », pulvérisé, en morceaux, désigné par les retours de la lettre, la frappe particulière du littéral. Le texte serait alors un site où se déposent des brisures de fantasme faisant du dire poétique une partition - au sens musical, aussi, sans doute -, partition du fantasme, en ce qu’il y serait distribué, re-suscité sous forme d’histoires et de personnages à partir de cette voix que l’on dit narrative mais que l’on pourrait surtout reconnaître comme performative. Car la littérature, bien entendu, ne raconte pas le fantasme, ni ne le narre, ni ne le donne à lire directement. Les personnages n’y sont pas que des sujets fictifs, ni l’auteur un cas. Ce qu’on peut dire, toutefois, c’est que dans le texte poétique, le fantasme court vers sa formule sans la rejoindre, selon une motion qui produit la lettre comme bord, Nom, pour n’en faire résonner que la voix toujours irrepérable et pourtant toujours audible, voix qui passe par ces dispositifs de paroles que 42 Ibid., 10 mai, p. 323. 43 Voir Anne Élaine Cliche, Ouvrages déjà cités, et Le désir du roman, Montréal, XYZ, 1992. 64 Anne Élaine Cliche sont aussi les personnages. Le personnage de fiction n’est, en effet, qu’un débris parmi d’autres de ce fantasme éclaté, explosé dans la matière fictive. Ce qui nous conduit à considérer l’acte poétique non comme une simple mise en récit, mais comme une mise à mal de la langue dans la langue, comme un travail qui ne cesserait de révéler que c’est la langue, son tissage, sa matière littérale, son phrasé qui est l’enjeu premier : événement chaque fois inaugural qui vise la rencontre avec un réel, au-delà du principe de narration. On comprend aussi qu’il n’y a pas nécessairement acte dès qu’il y a écriture. S’il y a une vérité dans le texte poétique, elle est au delà de la narration, partagée entre les matériaux que sont les fragments de fiction qui se donnent à entendre dans leur puissance de rythme (retour, scansion, sonorité), de poids, de vitesse, de retenue, de suspend, de précipitation, d’éclipse, de rumination. Vérité du sujet, certes, mais aussi savoir sur ce qui l’ordonne à un surgissement qui, là, revient en acte. Voir Flaubert, Proust, Kafka, par exemple. Trois manières de faire avec la matière littérale et vocale. Chacun de ces auteurs se disant d’ailleurs à la recherche de la vérité. Visant à produire la vérité comme savoir poétique. Ce savoir en question n’est, il me semble, ni ontologique ni métaphysique : il est physique ; c’est un savoir qui frappe de plein fouet et fait exploser la volonté, l’effort de qui se met à écrire dans la perspective de cet au-delà de la narration : emporté qu’il est dans la dérive de l’objet à rendre, à produire. Tous les textes de Freud sont marqués aussi par cette dérive, par ces détours qu’il déplore d’ailleurs lui-même tout en affirmant qu’il y est forcé : exigence de l’objet et de la lettre. Voici ce qu’il écrit encore à la fin de sa vie : « La force créatrice d’un auteur n’obéit malheureusement pas toujours à son vouloir ; l’œuvre réussit comme elle peut et campe vis-à-vis de l’écrivain comme une chose indépendante, voire étrangère 44 ». Freud, on le sait, fait un travail scientifique et non poétique, il n’en est pas moins saisi par l’exigence de la lettre. Avec Freud, c’est le statut même de l’objet scientifique qui a changé. Cet objet perdu, troué, non saisissable dans l’espace euclidien, hétérogène au temps, entraîne la langue qui cherche à en rendre compte à se rompre elle aussi à l’inassignable. C’est la forme du savoir qui s’en voit transformé. Chez Lacan, c’est le style qui fonde la transmission du savoir. Le style, dans sa référence à la rhétorique classique, se présenterait comme l’idéal de la maîtrise d’une langue visant l’adéquation à l’objet. Or l’objet freudien a précisément révélé l’inadéquation du signifiant au réel. Mais cette « révélation » ne remet pas en cause, pour Freud, la rationalité. Elle lui impose au contraire la reconnaissance de l’impensable comme une part d’elle-même. C’est en cela aussi que la psychanalyse est depuis sa naissance concernée par la question littéraire. Et c’est aussi en cela que Freud, puis Lacan permettent 44 Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, pp. 200-201. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 65 de reprendre cette question. « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien 45 . » Cette expérience de l’écriture, qui est en somme expérience de l’Autre, mais aussi expérience du transfert qui fonde la parole, implique donc dans le registre poétique un « faire » dont la signature, le Nom, se soutient ; création, travail où l’on se fait aussi, et en même temps, l’étranger de l’expérience. Écrire, ce n’est donc pas produire un discours sur la jouissance, c’est en quelque sorte travailler à en payer le prix, à créer le corps qui la concerne et la vise, cette jouissance. En cela, l’œuvre poétique crée un corps qui n’a jamais existé ; mais il y a, pourrait-on dire, en lui, la mise à découvert d’un « je », de sa blessure ou brisure, de sa place comme point d’exil ; mise à découvert de ce corps d’énonciation, de sa matérialité impossible et de son énigme qui en constitue la signature. De plus, il s’agit peut-être de payer le prix d’une jouissance qui ne serait pas tant la mienne, celle du « je », que celle de l’Autre d’où « je » suis sorti, autre à moi-même et divisé, entamé. Cet Autre peut aussi être incarné par l’Époque (ce que Lacan croit trouver dans Claudel). De toute façon, il y a là le paiement d’une dette symbolique à la parole, à cette force obscure d’arrachement ; prix à payer pour en usurper la puissance d’engendrement, et signer. L’œuvre a à voir avec ce temps de l’assomption du « je », mais le « je » qu’elle crée est inédit, exilé de lui-même : disséminé par la fiction que produit la lettre. L’acte poétique frappe l’arête d’une Loi à laquelle l’écrivain, le poète, ou disons l’écriture est toujours assujettie. Cette Loi, c’est celle du signifiant, de la métaphore : loi du symbolique. Mais la poétique entretient aussi un rapport particulier avec cette Loi, avec la Loi, elle tend à la révéler, à la faire entendre, à la transgresser, donc, puisqu’il y a sans doute une part incestueuse à satisfaire dans ce travail étonnant qui consiste à écrire une fiction. Certaines poétiques, en effet, désengorgent la phrase de ses poches d’imaginaire, tendent à la retourner sur son envers qui est son lieu d’engendrement, sa causalité, montrant parfois la métaphorisation en train, là, se s’accomplir. (Je pense à Proust, à Beckett, à Joyce ou Duras). C’est en cela aussi, que ce monde fictif nous parle, peut devenir nôtre, par la présence qu’il assure. Ne finissons pas, avec Beckett : L’Innommable On se souvient de Mahoud-Worm, le personnage de L’Innommable : « piqué à la manière d’une gerbe, dans une jarre profonde, dont les bords [lui] arrivent jusqu’à la bouche, au bord d’une rue peu passante aux abords des abat- 45 J. Lacan, Écrits, p. 10. [Je souligne] 66 Anne Élaine Cliche toirs. » 46 Tout dans ce texte n’est plus, en effet, qu’une question de bords, de limites, de brisures, de voix, de bribes de paroles, de questions, d’allure, en quelque sorte, avec laquelle les ouvertures pratiquées dans le tissu du texte se referment pour se rouvrir plus loin. L’homme-jarre de L’Innommable semble mettre en lumière ce que je tente de décrire ici, et qui est que le personnage n’est qu’un fragment pris dans une texture plus vaste, fragment rythmé, scandé, qui met au jour une métaphorisation en acte qui est, il me semble, cette « création d’un sujet » inédit. À quoi avons-nous affaire, en effet, dans le roman de Beckett ? Je dirais à une partition donnée à lire dans sa constitution même. De là l’indécidable qui insiste et relance l’énonciation, ce personnage partagé entre Mahoud et Worm - au moins, car il y a aussi d’autres noms -, ce « je » innommable du roman n’apparaît pas seulement comme un perpétuel substitut de lui-même, mais davantage comme occupant « pleinement », si je puis dire, le vide de la jarre auquel il est confiné ; l’occupant au point de le devenir, ce vide, pour le remplir aussitôt d’un autre « nom » qui n’est en fait qu’une autre « distribution », un autre représentant du je proprement intarissable. Me voilà situé, je l’espère. […] Tout se ramène à une affaire de paroles, il ne faut pas l’oublier, je ne l’ai pas oublié. […] J’ai à parler d’une certaine façon, avec chaleur peut-être, tout est possible, d’abord de celui que je ne suis pas comme si j’étais lui, ensuite, comme si j’étais lui, de celui que je suis. Avant de pouvoir etc. C’est une question de voix, de voix à prolonger, de la bonne manière […] La bonne manière, la chaleur, l’aisance, la foi, comme si c’était ma voix à moi […] Je. Qui ça ? […] Car tantôt je me confonds avec mon ombre, tantôt pas. Et tantôt je ne me confonds pas avec ma jarre, tantôt si. Ça dépend, de comment nous sommes lunés. Et souvent je parvenais à ne pas broncher, jusqu’au moment où, n’étant plus, je ne me voyais plus. Instant vraiment exquis, coïncidant de temps à autre, je l’ai déjà signalé, avec celui de l’apéritif. 47 La poétique est certainement le lieu d’assomption d’un savoir sur la vérité comme structure de fiction. La vérité s’y trouve en effet partagée entre les débris que constituent les morceaux de l’histoire, les je, les personnages, entre les multiples fragments narratifs amorcés, inachevés, modifiés en cours de page, charriés par d’autres débris dont on repère les effets de dissémination qu’organise l’écriture. Le « sujet » de ce roman de Beckett, par exemple, n’est pas, on le voit, un personnage, ni même un sujet d’énonciation mais quelque vide creusé par la lettre et renfloué par la voix qui, là, parle et ne cesse de parler. 46 L’innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 67. 47 Ibid., pp. 68, 81, 89. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 67 La voix est bien celle d’un sujet fictif ; et l’informulable de cette vérité fait texte. Il n’y a pas de lecture ni d’analyse du roman qui se soutienne d’une « signification » dernière, d’une cohésion refaite, puisque nous n’avons affaire ici qu’à des éclats auto-interprétants, sorte de fulgurance à l’œuvre qui ne cesse de reprendre ses fragments comme des opérateurs de correspondance. Le statut de la vérité romanesque relève de cette « suspension » de la formule comme autant de particules ; suspension qui découle d’une explosion. Explosion qui, chez Beckett par exemple, n’en finit pas de s’effectuer explicitement par la bouche, la voix. (C’est pour cette raison que je prends Beckett en exemple, mais cette fracture opère toujours lorsqu’il s’agit de poétique, même si on ne l’entend pas du premier coup). L’homme-jarre de Beckett conduit ainsi directement à l’exil irréparable de la vérité. « Je suis en mots - dit encore l’Innommable -, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, les murs, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s’unissant, se séparant, où que j’aille, je me retrouve […] 48 . » Ce pourrait bien être le texte qui, là, parle enfin. Qu’est-ce que l’interprétation poétique ? Cette description que j’ai tenue à faire du texte fictif et donc de l’acte poétique, implique une méthode d’interprétation. Voilà précisément ce qui s’enseigne : une méthode. Si le texte est un acte à la fois de condensation et de brisure, il est donc, et lui seul, le dépositaire du savoir qui le fonde. Si le texte est construit comme un rêve, c’est aussi en tant qu’il accomplit, et lui seul, la mise à l’épreuve du travail du rêve. L’erreur serait de croire que le rêve est à décoder hors du texte. Un texte poétique n’est pas une parole d’analysant, et l’interprète n’est pas ce lecteur promu miraculeusement aux commandes d’un discours supposé analytique et toujours triomphal. Cette imposture est courante et découle d’une méprise sur la pratique psychanalytique elle-même. Le texte poétique est un rêve en proie à sa propre interprétation, entendez, en train de mettre en jeu dans la fragmentation de ses éclats, les associations qui sont les étincelles du savoir. Si l’on reconnaît cet acte, on peut se mettre à l’écoute des brisures et des fragments (répétitions, scansions, dispositions, constellations, retours, suspends) qui constituent le nouvel ordre de relations symboliques au monde et à l’Autre. C’est la mise en lumière, la description, de cette constellation qui constitue le travail de lecture, l’interprétation. 48 Ibid., p. 166. 68 Anne Élaine Cliche Voilà tout l’enseignement… qui réclame, on le voit, le courage d’aller au delà du principe de plaisir que la signification d’un texte, ou encore que la maîtrise du savoir, assurent. Il faut ici assumer l’émergence d’un autre savoir qui n’est pas savoir sur le texte ni savoir sur l’écrivain (ce qui n’implique pas que l’on doive se dispenser de ces savoirs ! ). Le savoir en question est celui que le texte produit sur les modalités d’une jouissance qui n’est encore que celle du sujet dessaisi par l’écriture.