Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Coup d'envoi
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2009
Michel Peterson
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Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Coup d’envoi 1 Michel Peterson Soit l’incipit du Facteur de la vérité, de Jacques Derrida : « La psychanalyse, à supposer, se trouve » 2 . Je laisserai ici se déployer de côté, comme en aparté, hors, les déformations grammaticales jouées à partir de cette formule qui défie la traduction pour me demander : que trouve-t-elle ? Que trouve-t-elle, la psychanalyse, lorsqu’elle détermine à l’avance, neutralisant et paralysant d’entrée de jeu les inquiétants retours de l’après-coup, ce qu’il en est de 1 Ce texte constitue une version préliminaire du chapitre d’un livre en cours de route, in progress, comme on dit (donc affecté par le facteur du progrès), provisoirement intitulé Derrida l’analyse. Cet ouvrage s’est imposé au cours du séminaire (intitulé « De Lacan à Derrida, pour en revenir à Freud ») que je donne à l’École lacanienne de Montréal depuis 2004, et qui prendra fin en juin 2010. Il y était question de proposer une traversée de la « psychanalyse derridienne ». Il s’en fallut d’ailleurs de peu pour que ledit séminaire n’arrive pas à résister à une très puissante résistance à Derrida, ne s’abîme dans l’évitement de son œuvre et, ne soit cadenassé par l’angoisse du face-à-face, qui se serait résumé à faire comme si on avait lu ses textes « psychanalytiques ». Rien ne permet aujourd’hui de prétendre que ce ne fut pas pour d’aucuns le cas, l’amour de Derrida pour Lacan restant à leurs yeux suspect pour ne pas rester aveugle. Derrida lui-même : « Et si je disais maintenant : « Voyez-vous, je crois que nous nous sommes beaucoup aimés, Lacan et moi… », je suis à peu près sûr que beaucoup ne le supporteraient pas. […] Beaucoup ne le supporteraient pas, non pour en être surpris, pas du tout, je me demande même si cette pensée ne leur était pas étrangement familière ; mais parce que c’est une chose qui n’aurait pas dû avoir lieu et qui ne doit surtout pas être dite sans outrecuidance, surtout par un seul qui dirait « nous » tout seul après la mort de l’autre. » « Pour l’amour de Lacan », dans Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p. 60. Cette histoire d’amour - et donc d’analyse et de transfert -, qui commence au moins avec Platon, circule dans une série rhizomatique de relais marquée par l’inscription et l’effacement avantcoup dans le titre Derrida l’analyse, du T de l’analysTe, son support en quelque sorte, que l’on retrouve, comme le soutient Francis Ponge (La Table, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 2002, p. 930), dans l’Apocalypse, lorsque l’ange marque d’un T (en fait, il s’agit d’un sceau) le front des prédestinés. Autre histoire de destination, de destinerrance, que nous verrons dans la « petite apocalypse de bibliothèque » (l’expression est de Derrida) que constituent les Envois qui vont nous retenir. 2 La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 441. Les citations tirées de cet ouvrage seront à l’avenir simplement indiquées entre parenthèses dans le corps du texte. 98 Michel Peterson la lettre et de la littérature, voire de la souffrance ? On reconnaît bien là, dans cette détermination a priori du sens, une « stratégie », une logique embrassant l’histoire de la métaphysique, allant de Socrate à Lacan et bien au-delà. Il s’agit d’une posture quasi généralisée impliquant la réduction de l’Unheimlich, du danger mortel de la lettre, et indiquant la certitude de la destination d’icelle, la nécessité pour une psychanalyse inscrite depuis si longtemps au Parti du Phallus d’une adresse et d’une poste sûre. Cette réduction, nous la retrouvons non seulement chez Lacan, mais chez de nombreux psychanalystes qui auront mis à profit la littérature, en auront profité en tablant sur sa prétendue transparence, en déniant l’obstacle qu’elle présente et feint de représenter. Le parangon de cette épochè aura été André Green, qui, avec Un œil en trop 3 , son premier ouvrage, broyait littéralement dans la machine herméneutique le texte tragique, Hölderlin se voyant énucléé et ramené à la simple « folie », comme il l’avait dans un premier temps été par Jean Laplanche 4 . Il aura fallu que Philippe Lacoue-Labarthe réponde en montrant comment s’opère la « césure du spéculatif » de Sophocle à Hölderlin et au-delà 5 via les questions de la représentation, de la mimesis et du mythe dégagées par Aristote, pour que l’œuvre du poète retrouve son hybris singulière, générée à partir de sa perspective politique dans laquelle Napoléon, en tant que support d’identifications, tint un rôle décisif. Préliminaires Que trouve-t-elle donc, la psychanalyse, lorsqu’elle suppose et impose à ses fins ce qu’il en est du texte, de la littérature ? Je ne pourrai pas reprendre pour les lire les nombreux commentaires 6 de Derrida et la « discussion » qu’il 3 Un œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Paris, Minuit, 1969. 4 Hölderlin et la question du père, Paris, PUF, 1961. 5 Hölderlin. L’Antigone de Sophocle suivi de La césure du spéculatif, Paris, Christian Bourgois, 1978. 6 Pour mémoire : René Major, Lacan avec Derrida, Paris, Flammarion, 2001, en particulier le chapitre 3 ; Gregg A. Hecimovich, « Derrida’s Anagrammatical Address : Audience, Text, and the Postal Era », Twentieth-Century Literature Conference, University of Louiseville, février 1995, http: / / www.vanderbilt.edu/ AnS/ english/ GHecimovich/ cv2.htm ; Terry Cochran, « Les échecs automatiques de Lacan », dans Les Cahiers du CLEF, no. 2, décembre 1995, p. 2-12 ; John Phillips, « Reading the Postcard. On “Envois,” the first section of Jacques Derrida’s The Post Card : From Socrates to Freud and Beyond », http: / / courses.nus.edu.sg/ course/ elljwp/ contents. htm, 2204 ; Massimo Leone, « 16 cartoline a Derrida », Storie di posta, 24, 2006, p. 65-73 ; Mark Alizart, « La lettre volée de l’Odyssée », dans M.U.L. (Macramé - Urbanisme - Littérature), 16, 2, http: / / mul.club.fr. On pourra également poursuivre ce relais postal en lisant, de Rudy Steinmetz, « La carte postale de Jacques Derrida à Marcel Thiry », dans Textyles, no. 7, novembre 1990, p. 173-182. Coup d’envoi 99 poursuivit aussi longtemps qu’il fut vivant avec Lacan (et au-delà de la mort de son interlocuteur) au sujet de La lettre volée, de Poe. On le sait, le litige porte (sur) la différance entre le principe dogmatique idéalisant selon lequel une lettre reviendrait toujours à destination, d’une part, et sa destinerrance, d’autre part ; entre son indivisibilité fétichisée d’une part, et sa catastrophe initiale, d’autre part. D’une part et d’autre part s’invaginant dans une indirection et une adestination générales, d’où l’impératif catégorique de la circulation, de la dé-localisation qui donne lieu à un renvoi de la psychanalyse freudienne à une théorie générale de l’envoi. D’abord la poste, l’effet postal. Mais ne prédestinons pas trop rapidement la lecture ; un very close reading serait de mise, que je remets. Pour le moment, au lieu de bander mon attention sur Le facteur de la vérité, je la rapporterai par glissements et associations aux textes auxquels il nous renvoie : « Vous pourrez [donc ; M.P.] lire ces envois comme la préface d’un livre que je n’ai pas écrit » (8). Voilà peut-être la catastrophe originaire : un livre disparaît avant même d’avoir été écrit. Il pré-cède sa disparition. La carte postale n’est pas un livre. Ce pourquoi sa préface, comme brûlée, n’en est pas une ou mieux, produit un leurre, au point de « faire de la fausse préface au Freud une longue description (contrefaite) du tableau ou plutôt de sa reproduction, de la carte postale ellemême, comme si mon Freud était un fortune-telling book » (58-59), un livre des destinées, un livre d’astrologie, une génération du motif de la chance. Qu’est-ce qu’une fausse préface ? Quelle en est la destinée ? La préface d’un livre apocryphe, inventé, dont la signature se dissémine d’impropriétés en impropriétés et rend impossible de compte. Qu’est-ce que ce livre ? Pour y entendre quelque chose, voici d’abord, grâce à la magie de la reproductibilité technique (13) et psychanalytique (178), la reproduction, la reproduction de la reproduction - triplée dans La carte postale (reproduite une première fois sur la couverture et deux fois à l’intérieur de l’ouvrage) - de la fameuse carte du moine bénédictin anglais Matthew Paris (v. 1200-1259), fervent admirateur de Saint-Albans : Cette carte - qui provient de la Boldeian Library, la plus prestigieuse des bibliothèques (familièrement, The Bod) de l’université Oxford (13) -, est en fait la reproduction du frontispice, réalisé par Paris, du 100 Michel Peterson Prognostica Socratis basilei, un fortune-telling book du XIII e siècle. Comment échoit-elle à Derrida ? La scène se passe au Balliol College et vaut la peine d’être tirée de La carte postale : Donc, hier, Jonathan [il s’agit de Jonathan Culler] et Cynthia me guident à travers la ville. Je les aime, il travaille à une poétique de l’apostrophe. En marchant, elle me raconte ses projets de travail (la correspondance au XVIII e siècle et la littérature libertine, Sade, toute une intrigue d’écritures que je ne peux pas résumer, et puis Daniel Deronda, de G. Eliot, une histoire de circoncision et de double-reading) et nous tournons dans le labyrinthe entre les collèges. Je les soupçonne d’avoir un plan. Ils connaissent, eux, la carte. Non, pas celle de la ville mais celle que je t’envoie, cette incroyable représentation de Socrate (si c’est bien lui) tournant le dos à Platon pour écrire. Ils l’avaient déjà vue et pouvaient facilement prévoir l’impression qu’elle me ferait. Le programme était en place et ça marche. Est-ce que tout cela est prescrit par ce mystérieux fortune-telling book ? Regarde bien Socrate signer son arrêt de mort, sur ordre de Platon son fils jaloux, puis place lentement sur la chaîne Selva morale (face 4, tu te rappelles ? ) et ne bouge pas jusqu’à ce que j’arrive en toi » (20) En attente de faire l’amour sur des airs sublimes de Monteverdi (il est d’ailleurs question, dès le paragraphe suivant, d’écrire sur un des lits, au dos de la carte, etc…. ce qui ne peut pas ne pas faire penser au fameux lit qui, dans la République, au chapitre de l’illustration de la théorie de l’imitation et de la théorie des Idées, sert à expliquer la synthèse du divers dans l’un), en annonce d’amour lyrique, d’un programme de baise (« j’arrive en toi », deux couples qui se croisent), une sorte de rêve éveillé, de tracé sinueux s’amorce, une intrigue-préhistoire conduite par deux tourtereaux, presqu’en lune de miel : Jonathan et Cynthia se tenaient près de moi à côté de la vitrine, de la table plutôt où à plat, sous le verre, dans un cercueil transparent, parmi les centaines de reproductions étalées, cette carte devait me sauter aux yeux. Je ne voyais plus qu’elle mais ça ne m’empêchait pas de sentir que, tout près de moi, Jonathan et Cynthia m’observaient obliquement, me regardaient voir. Comme s’ils guettaient pour finir les effets d’un spectacle qu’ils avaient mis en scène (ils viennent plus ou moins de se marier) (21). Comme si Derrida se voyait tout à coup fasciné, happé par le sexe offert en vitrine d’une femme… Qu’est-ce qu’il n’aura pas dit ! L’amour et le désir débordent de partout, en filigrane à peine voilé - la carte libertine de Paris ne gît-elle pas telle une Belle au bois dormant dans un cercueil de verre ? Mais aussi, sous le même pli - la mort, nécessairement, avec, ici, un relais « direct » à la troisième de quatre écritures autour de la peinture produites dans La Coup d’envoi 101 Vérité en peinture : la question du trait, de sa divisibilité, s’entrelace alors à un travail du deuil en peinture, masculin et féminin, selon ce que donne Gérard Titus-Carmel dans The Pocket Size Tlingit Coffin. 7 Amusement, principe de plaisir du couple Culler, « plus ou moins marié ». Voir regarder, regarder voir… une chambre claire où s’ouvre la fente du voyeurisme, procurant une scène qui prendra dans un moment des proportions proprement hallucinatoires. Bien sûr, je ne peux pas résumer tout ce qui se dessine ici dans cette gigantesque scène microscopique puisqu’il s’agit là, dans ce Red Light, cette bibliothèque, cette optique, panoptique, du retour de la matrice théorique de De la grammatologie - qui est tout sauf une grammatologie, insiste Derrida contre Lacan -, matrice qui poursuit la déconstruction du logocentrisme. Au cœur du cercueil la vie la mort, leur entrelacs monstrueux. Histoires d’amour Je vais donc pour le moment laisser le lit défait dans de beaux draps et tout simplement, plutôt que de dénuder la nudité, la nudité comme Vérité, commencer à suivre quelques-uns des relais, identifier certains des postes permettant la circulation - et le repos, lorsque nécessaire - de Lacan à Derrida à Lacan. Travail de déplacement, de déportation vers les 215 lettrescartes qui forment les Envois de La Carte postale. Lire Le facteur de la vérité sans le rapporter à ces relais ainsi qu’à Spéculer - sur « Freud » et à Du tout, respectivement les deuxième et quatrième sections du livre, reviendrait à répéter le geste de Lacan excisant La lettre volée de ses régimes narratifs et effaçant non seulement le débat voilé de ce Séminaire avec Marie Bonaparte (« Lacan avait lu Bonaparte, bien que le Séminaire ne la nomme jamais. » ; 474), mais également de la trilogie auquel appartient le texte de Poe, qui comprend Double assassinat dans la rue Morgue et Le mystère de Marie Roget. Envois - fausse préface d’un livre non-écrit, fragments, écarts et traces d’un discours amoureux dont certains éléments furent en principe brûlés dans le feu, incinérés. En ce point d’indétermination, nous pouvons commencer à suivre la chaîne de l’amors. Car cette incinération, elle brûle déjà depuis l’ouverture de la clôture de La dissémination pour se répandre dans feu la cendre 8 : « S’écartant d’elle-même, s’y formant toute, presque sans reste, l’écriture d’un seul trait renie et reconnaît la dette. Effondrement extrême de la signature, loin du centre, voire des secrets qui s’y partagent pour disperser jusqu’à leur cendre » 9 . Envois d’aucune marque indiqués, disparus, plongés 7 « Cartouches », dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 211-284. 8 Jacques Derrida, feu la cendre, Paris, des femmes, 2001. 9 Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 408. 102 Michel Peterson dans l’effacement de l’oubli, indiqués de blanc, comme chez ce Mallarmé ouvrant L’écriture et la différence : « le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture » (Préface à Un coup de dés). Espacement du genre, écartement des jambes en vue de la Chose. La carte postale s’adresse-t-elle à une femme, à un homme ? S’écartant aussi d’eux-mêmes d’elles-mêmes, un homme une femme : qui est l’homme, est la femme dans cette grande correspondance secrète, mise en rhizomes des filiations épistolaires de l’histoire. Qui écrit à qui ? Écrit, à qui ? S’adresse à qui ? Depuis où ? Les genres ne sont donc jamais si simples. Puisqu’il y a toujours déjà des restes. Par exemple, de ces Envois en subsiste au moins un, intitulé « Télépathie », qui rouvre l’urne le 9 juillet 1979 pour la refermer à nouveau le 15 du même mois. Dès la première lettre de cet « ensemble », qui était devenu à Derrida « inaccessible », on lit ceci, du narrateur-trice : « […] tu dis que tu commences par t’identifier à moi, et en moi à la figure en creux dessinée de cette destinataire absente avec laquelle je me muse. Certes, et tu as raison, comme toujours, mais […] mets-toi donc à la place d’une autre lectrice, n’importe laquelle, qui puisse même être un homme, une lectrice du genre masculin » 10 . Et qui dit identifications ne dit-il pas transfert ? Dans les Envois, c’est le 3 juin 1977, c’est-à-dire dans la première lettre que j’ai citée, que se dessine clairement le fragment amoureux comme venant mettre en folie la Raison cartésienne et interroger la théorie des speech acts, bifurquer donc sur un autre relais, celui des Strawson (19) et cie. (Ryle, Ayer, Searle etc.) déconstruit ailleurs dans Limited Inc. 11 De l’amour donc (Cours, toi ! - au-delà de l’objet) comme demande visant l’être de l’autre, comme mise en transe du désir (du discours et du phallus) de la méthode, dans cette jungle de signes sulfureux (ça glue en effet de partout) où se rencontrent les secrets les plus intimes de l’autre scène et la scène philosophique générale, la vie personnelle de Derrida (jusque dans son enfance à El Biar et les parties de poker de sa mère) jusqu’à sa critique de la philosophie du langage. Eros et logos noués dans un questionnement qui commande une refonte de la métaphysique par l’amour 12 . Est déconstructible cela - qui est aimé, d’où la nécessité de l’être-avec Lacan-Derrida, d’où l’amour de Derrida pour Lacan, en tant qu’aimer ne revient pas seulement, comme l’avançait ce dernier, à « donner ce qu’on n’a pas », à reconnaître et assumer son manque, mais également, et surtout, au-delà, à mettre en question le don, figure de l’impossible et de l’incalculable. Pas de retour au destinataire. 10 Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 240-241. 11 Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 2001. 12 À ce sujet, voir Jon Penney, « The Love Letter Always Reaches Its Destination : Jacques Derrida’s Valentine », sur http: / / theresalduncan.typepad.com/ witostaircase/ 2006/ 02/ the_love_letter.htmlFriday, 10 février 2006. Coup d’envoi 103 Ce pourquoi il serait maintenant juste et bon de rappeler trois petites histoires d’amour de mort de ce frayage à distance, au plus proche. La première est racontée par Derrida à René Major, au cours d’un entretien qui suit une séance de « Confrontation » autour de Glas et de différents textes concernant la théorie et le « network suburban de la psychanalyse » (533) 13 . Elle touche entre autres à l’épineuse question du dedans/ dehors de la théorie et de la pratique de la psychanalyse, avec les éléments qui permettraient de trancher hors de tout doute raisonnable, en particulier le transfert ou le tranche-faire, ce qu’il en est de l’analyste et du non-analyste et donc, de l’analysant et du non-analysant. Car au fond : « Du non-analyste, oui, qu’est-ce que c’est ? Y en a-t-il ? » Et : « Pourquoi poser la question sous cette forme ? » (544) Risquons une bête étourderie : parce qu’elle signale par son improbabilité le jeu infini introduit par l’inconscient dans le calcul des probabilités. Derrida est de passage dans une université états-unienne et voilà qu’une femme vient subrepticement lui « dire sur le ton de l’amitié » qu’elle sait de source sûre qu’un analyste de renom international fait une analyse chez lui et ce, depuis plus de dix ans… La « confidence » a de quoi surprendre et en tout cas, laisse Derrida sans voix, d’autant plus que le nom dudit analysteanalysant n’est pas prononcé durant la conversation et qu’il s’agit, comme le fera surgir l’après-coup, de Rudolph Loewenstein (décédé le 14 avril 1976), l’analyste de Lacan ! Que tirer de cette étrange affaire ? Ceci, qui concerne violemment l’incontournable inanalysé de l’analyse, son ombilic, et d’abord celui de Freud, des destins et desseins de l’analyse, ses frontières : « Ce sera, cet inanalysé [dont nul ne pourra jamais exposer la preuve absolue], cela aura été ce sur quoi et autour de quoi se sera construit et mobilisé le mouvement analytique : tout aurait été construit et calculé pour que cet inanalysé soit hérité, protégé, transmis, intact, convenablement légué, consolidé, enkysté, encrypté. » Mille et un fantômes et deuils et mélancolies - entend-t-on Maria Torok et Nicolas Abraham ? - viennent alors se relayer, au cœur de la crypte : « C’est ce qui donne sa structure au mouvement et à son architecture » (547). Protégés donc les secrets transmis sur l’oreillé, au bord de la tombe, poussière anticipée de génération en génération. Prochain épisode, à double-fond. À partir d’ici, on voudra bien me pardonner l’étendue de trois citations que je n’aurai pas le temps de déplier - il le faudrait tant pourtant ! On les versera pour l’instant au dossier comme preuves de rencontre d’amour à Baltimore, la ville de Poe. Lacan et Derrida aux États-Unis d’Amérique. Voici : 13 La rencontre eut lieu le 21 novembre 1977. Elle compose la quatrième et dernière partie de La carte postale. 104 Michel Peterson Or donc […], quand j’ai rencontré Lacan à Baltimore pour la première fois, en 1966, et quand nous fûmes présentés l’un à l’autre par René Girard, son premier mot fut, dans un soupir amical : « Il fallait donc attendre d’arriver ici, et à l’étranger, pour se rencontrer ! » Et je remarque ici peut-être à cause du problème de la destinerrance qui nous attend et peut-être à cause du nom de mort de Baltimore (Baltimore, dans ou transe et terreur), Baltimore qui est aussi la ville de Poe dont j’avais en vain cherché la tombe ces jours-là mais en tout cas pu visiter la maison en cette occasion (je suis allé chez Poe en 1966), je remarque ici peut-être à cause du nom de mort de Baltimore que les deux seuls fois où nous nous sommes rencontrés et où nous avons un peu parlé l’un avec l’autre, il fut question de mort entre nous et d’abord dans la bouche de Lacan. À Baltimore, par exemple, il me parla de la façon dont il pensait qu’il serait lu, en particulier par moi, après sa mort (69). La suite, le deuxième temps, où se trouve, à nouveau, redoublé le motif de la mort, du « jouer du mort », du « se servir de la mort », variante sur « jouer la mort », voire « sa mort » : De notre seconde et dernière rencontre, lors d’un dîner offert par sa belle-famille, il a tenu à archiver publiquement à sa manière, à propos d’une que je lui avais racontée, l’impasse que j’aurais tenté « sur l’Autre en jouant du mort ». Élisabeth Roudinesco raconte très bien toute cette séquence, que j’ai relue ce matin à la p. 418 de sa monumentale et classique Histoire de la psychanalyse en France (tome 2). La phrase de Lacan parle d’un « père » et c’est moi, d’un père qui « n’y reconnaît pas […] l’impasse que lui-même tente sur l’Autre [grand A] en jouant du mort ». Je ne suis pas sûr encore aujourd’hui d’avoir bien compris l’interprétation risquée dans ce qui fut, ne l’oublions pas, une publication signée dans Scilicet (où Lacan était le seul à s’autoriser à signer), mais je me suis toujours demandé si en faisant de moi le père, dans cette histoire, en me nommant « le père », il ne visait pas le fils ; je me suis toujours demandé s’il ne voulait pas dire le fils, s’il ne voulait pas faire le fils, de lui ou de moi, faire de moi le fils qui tente l’impasse sur l’Autre en jouant du mort, comme il dit, ou se faire lui-même le fils (69-70). Tel père, autre fils. Visa le père tua le fils. Car dans la folie du jour (et tous les relais indirigés vers Blanchot, 44, 54 et alii), s’agite une scène d’ombres primitives ayant à voir avec toute une histoire de fils-père-petits-fils-pèresgrands… Filiations, héritages, scènes et airs de famille : Fort-derrida-freud. Ne me tourne donc pas le dos ! Qui est le père, est le fils ? Derrida, Lacan, Freud ? Platon ou Socrate, s et p, ou p, ou PS ? Il faudra dans un moment reprendre la scène d’Oxford et la carte de Paris dont la « description » constitue le double de la préface écrite-non-écrite du Legs (p. 59). Insérons ici le dernier temps retenu, qui se joue au cours Coup d’envoi 105 de la même conférence dans l’horizon du souvenir et de l’amour, cette fois associée au tranchant du transfert : René Girard m’a rapporté qu’après ma conférence de Baltimore […], Lacan lui aurait dit : « Oui, oui, c’est bien mais la différence entre lui et moi, c’est qu’il n’a pas affaire à des gens qui souffrent », sous-entendu : en analyse. Qu’en savait-il ? Très imprudent. Il ne pouvait tranquillement dire cela, et le savoir, qu’à ne se référer ni à la souffrance (hélas j’ai aussi affaire, comme tant d’autres, à des gens qui souffrent - vous tous par exemple) ni au transfert, c’est-à-dire à l’amour qui n’a jamais eu besoin de la situation analytique pour faire des siennes. Lacan faisait donc de la clinique institutionnalisée sur un certain mode, et des règles de la situation analytique, un critère de compétence absolue pour parler - de tout ça. Quelques dix ans après […] Lacan commet dans un séminaire de 1977 (encore L’insu-que sait…) une imprudence compulsive : il dit qu’il me croit en analyse […]. De toute façon, qu’en savait-il, que je fusse ou non en analyse, et qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Que je n’aie jamais été en analyse, au sens institutionnel de la situation analytique, ne m’empêche pas d’être ici ou là, de façon peu comptable, analysant ou analyste à mes heures et à ma manière. Comme tout le monde. Et Lacan dit […] : « quelqu’un dont je ne savais pas - pour dire la vérité je le crois en analyse - dont je ne savais pas qu’il fût en analyse - mais c’est une simple hypothèse - c’est un nommé Jacques Derrida qui fait une préface à ce « Verbier » 14 . Ce non-savoir en vérité d’un croire (« pour dire la vérité, je le crois en analyse » ! ), d’une simple hypothèse, concernait donc l’être-en-analyse de quelqu’un de quelqu’un que lui, Lacan, n’avait pas peur de nommer, l’être-en-analyse auprès d’un couple d’analystes, rien de moins (« car il les couple », ajoutait Lacan qui visiblement ignorait que l’un des deux, qui était mon ami, était mort au moment où j’écrivais ladite préface en sa mémoire, en hommage et en son absence. 15 14 La préface en question s’intitule « Fors. Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok », dans Cryptonymie. Le verbier de l’homme aux loups, Paris, Flammarion, 1976, p. 7-73. C’est dans la leçon du 11 janvier 1977 que se trouve le passage que cite Derrida. Lacan y commente Cryptonymie en reprenant à son compte la théorie de la crypte : « je crois reconnaître la poussée de ce que j’ai articulé depuis toujours, à savoir que le signifiant, c’est de cela qu’il s’agit dans l’inconscient, et […] le fait que l’inconscient, c’est qu’en somme, on parle - si tant est qu’il y ait du parlêtre - qu’on parle tout seul, qu’on parle tout seul, parce qu’on ne dit jamais qu’une seule et même chose qui en somme dérange, d’où sa défense et tout ce qu’on élucubre sur les prétendues résistances. » L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre [traduction : L’insuccès de l’inconscient [Unbewußte] c’est l’amour], Paris, Association freudienne internationale, 1998, p. 52-53. 15 « Pour l’amour de Lacan », p. 86-87. Né en Hongrie en 1919, Nicolas Abraham est décédé en 1975. 106 Michel Peterson Encore une fois, il me sera impossible de déplier tous les motifs pointés par Derrida dans ces propos qui relèvent moins de la récrimination (même si elle n’en est pas absente, au contraire) que de la tristesse infinie, du deuil de l’ami, de l’analyse au sens strictement non-institutionnel du terme - en autant qu’on puisse établir, s’agissant d’analyse, une frontière naturelle entre institutionnel et non-institutionnel, dedans et dehors de l’analyse, surtout si l’on veut bien entendre, en arrière-fond de ce passage, la voix fantomatique de Ferenczi, « grand vizir » de la cryptonymie. J’insisterai cependant sur la nécessité, pour comprendre ce dont il s’agit dans cette histoire de disséminations filiales paternelles - où il faudrait également suivre le trajet des filles et des femmes - et pour commencer à lire (mais cela a commencé à commencer, à peine) Lacan de manière non dogmatique et prendre l’odd couple Lacan-Derrida au sérieux, faire retour au mouvement inauguré par Derrida depuis sa lecture de L’Origine de la géométrie de Husserl 16 et dans laquelle il reconnaissait déjà le mouvement même de l’analyse, c’est-à-dire la trace - écarts et cartes frayées de jeux anagrammatiques infinis (43) -, le gramme, l’écriture et la marque comme « mouvement de renvoi à l’autre » « au cœur du présent, à l’origine de la présence » (44). Retour, donc, à l’envoyeur, à la lettre en souffrance via mille et un relais, à la lettre volée : entendre la différance au point où la psychanalyse se retrouverait intimée d’initier un nouveau programme à venir : […] pour lire Lacan [mais pour le lire ; M.P.], le lire de façon problématique et non dogmatique, il faut lire aussi par exemple Husserl, et quelques autres, les lire de façon problématique ou déconstructrice. Il y a là, me permettrezvous de le dire, la silhouette d’une autre formation, d’un autre cursus pour les lecteurs psychanalystes de Lacan, si du moins ils veulent le lire de façon non psittaciste, non orthodoxique et non défensive ; c’est en somme un conseil symétrique de « nouvelle formation » que certains d’entre nous, rares philosophes professionnels à avoir lu et publié sur Lacan dans l’université philosophique (je pense d’abord à Philippe Lacoue-Labarthe et à Jean-Luc Nancy), avions donné aux philosophes en leur disant, ce qui était plutôt rare à l’époque, il y a près de vingt ans : lisez Lacan. (Si j’en avais le temps, je dirais pourquoi selon moi tous les textes de « philosophes professionnels », auxquels je viens de me référer ne sont pas lus et pas lisibles en France, en particulier par la plupart des « lacaniens » français.) (78-79) Je ne pourrai pas dire pourquoi trop de psychanalystes (ceux qu’on dit « lacaniens » et tant d’« autres ») ignorent Derrida et donc, pour aller très vite, l’histoire du phallogocentrisme (non seulement Platon, mais tout ses 16 Traduit et introduit par Derrida, Paris, PUF, 1962, qu’il faut lire avec La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, où la déconstruction du phonocentrisme et du logocentrisme convoque déjà la scène d’Oxford. Coup d’envoi 107 fils jusqu’à Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger et Husserl, pour ne nommer que ceux-là) à laquelle participe nécessairement Lacan. L’ignorent non par ignorance simple, mais portés et orientés par un profond et violent système de refoulement. Faute de temps, limite de structure, je ne pourrai non plus reprendre la multitude de motifs qui circulent sur la bande de Mœbius que composent les « œuvres » de Lacan et de Derrida 17 et qui s’élaborent, du côté de Derrida, dans une discussion serrée avec la psychanalyse allant de « Freud et la scène de l’écriture » à La bête et le souverain 18 et tant d’autres textes. Je ne pourrai revoir l’ensemble ouvert des équations « plus que métaphoriques » qu’implique la déconstruction de retrouvailles fissurant la pyramide analytique. Dix mille pages s’imposeraient, se déroulant tel un rouleau midrashite qui appellerait la scène de rêves-hallucinations : doubles modèles de lecture disséminante, chacun de ces doubles déjà dédoublé tel qu’en lui-même : 0 - Les mots anglais, de Mallarmé, « Petite Philologie » d’emblée de deux langues : l’anglais (de Poe et de Derrida) et le français (de Baudelaire et de Lacan) 19 ; 1 - Zettels Traum, d’Arno Schmidt, gargantuesque atlas (1334 pages) terminé en 1969 et commencé en 1963, soit la même année que celle où il entreprend… la traduction en allemand des œuvres de Poe, des morceaux de ces dernières et des cartes postales se disséminant dans ce rêve fou sans fin 20 . Rêves qui, coup sur coup, pli sur pli, nous ferait passer par toutes les déformations du texte qui, de sa puissante hétérogénéité, n’en finirait pas de voiler son accès, son atopie originaire. 17 Ce que j’ai initié dans « La galaxie baroque de Lacan », dans Œuvres & Critiques, XXXII, 2, p. 175-176. 18 « Freud et la scène de l’écriture », dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 293-340 ; La bête et le souverain, Paris, Galilée, 2008. 19 Dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléaide, 1945, p. 885- 1053. À lire, évidemment, avec les mots « anglés » de la préface à Abraham et Torok. 20 Zettels Traum, Frankfurt am Main, Fischer, 2004. C’est dans ce livre - je le mentionne en passant - que je trouvais, à la page 1303, la formule inscrite dans le premier titre du présent texte : Enthralling Love ! Il est là, à la gauche, très proche d’un éclat d’Eureka, la biographie de Poe par Griswold, sous-titrée Essai sur l’univers matériel et spirituel (Edgar A. Poe, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 693-813). Je crois pouvoir me permettre de pointer un des dix mille relais proposés par Schmidt dans son insolite pavé. Page 860, ceci : « ob Baudelaire : ‹dans les nouvelles de POE il n’y a jamais d’amour›/ ob W. LENNIG : ‹Das einzig verläßliche Moment ist die merkwürdige Tatsache, daß die Erotik in allen seinen Werken nicht die gerringste Rolle spielt : sie ist in einem Maße abwesend, das weit über alle Tabus hinausgeht.›/ ob MB 77f. : ‹that POEs marriage was never consumed, is accepted by several biographers, the first being WOODBERRY. But while H. ALLEN aclaims, that Ps opium-habit was the main cause of his impotence… KRUTCH considers his imp psychic in origin.› 108 Michel Peterson Fantasme des dix-mille pages-pattes : qui a à voir avec la question de l’analyse sans fin, le problème fondamental soulevé par la thèse « dogmatique » de l’insécabilité de la lettre arrivant toujours à destination, étant entendu qu’elle interrompt ce « sans fin » de l’analyse sans fin, qu’elle réduit la trace à sa plus simple expression (48). Dis-mille pages-pattes : peut-être ne voudrais-je pas faire le deuil - comme on dit faire le mort, du mort, le contrefaire, effet de contre-trans-faire - de ce qui ne sera pas écrit, de ce qui ne saurait d’écrire et pourtant se donne toujours déjà dans l’à-venir de la mémoire de ce texte, gigantesque flux de menstrues. Flots joyciens réunissant dans une divine comédie Mallarmé et Schmidt (le « centre secret de la littérature allemande »…). Et oui, bien sûr, mes relais de vagues risquent de donner au lecteur le sentiment d’entrer dans un délire (nous venons bientôt à cette question telle qu’elle se déploie dans les Envois). À moins que, levant le refoulement de l’écriture en la voix et de la voix en l’écriture, l’on consente au projet d’ouvrir un troisième temps de la psychanalyse appelé par Jacques Nassif, troisième temps « qui la voudrait moins inféodée à la logique de la signature du nom d’auteur, pour laisser les analysants euxmêmes être parties prenantes de sa transmission » 21 . C’est bien de cela que les Envois de La carte postale répètent le radical coup d’envoi. Et ce n’est pas un hasard si c’est à Derrida que revint la chance de donner les coups d’envoi du Collège International de Philosophie, coups en lesquels on pouvait lire, dans la section « Destination et finalité », au sujet de la psychiatrie et de la psychanalyse : « On sera ici attentif à les lier, certes, aux recherches que nous venons de situer [essentiellement les sciences du vivant ainsi que dans les problèmes philosophiques, éthico-politiques et juridiques posés par les nouvelles techniques médicales], à les lier entre elles, mais aussi à les dissocier dans leur originalité la plus jalouse et la plus irréductible » 22 . Lier-dissocier : s’il y a certes une irréductibilité de la psychanalyse, d’où lui viendrait-elle, qu’est-ce qui la produirait ? Que trouverait-elle qui ne se trouverait pas ailleurs ? L’un dans l’autre De telles questions obligent à un décadrage, à un déplacement de l’angle d’approche, lesquels nous apparaissent loin d’être aujourd’hui la doxa de la pratique et de la théorie psychanalytiques. Dans Le facteur de la vérité, Derrida, avant que de s’engager dans sa lecture du Séminaire sur La lettre 21 Un troisième temps pour la psychanalyse, Montréal, Liber, 2006, p. 8. 22 « Coups d’envoi », dans François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt, Le Rapport bleu. Les sources historiques et théoriques du Collège International de Philosophie, Paris, PUF, 1998, p. 110. Coup d’envoi 109 volée - publié comme on sait en ouverture des Écrits, déplacé chronologiquement par rapport aux autres textes publiés du recueil -, fait d’abord retour à Freud. Il revient en premier lieu à son interprétation d’Œdipe Roi, qui accomplit comme on sait la destinée familialiste, « écrasant toutes les différences entre : 1. « l’Œdipe » 2. la légende et 3. la tragédie de Sophocle [ce qui permet d’établir] une règle : appartient à l’« élaboration secondaire du matériau » (sekundären Bearbeitung des Stoffes) tout ce qui, dans un texte, ne constitue pas le noyau sémantique de deux « rêves typiques » qu’il vient de dégager (inceste avec la mère et meurtre du père), tout ce qui est étranger à la nudité absolue de ce contenu onirique » (442). Puis un second tour d’écrou, et Derrida passe au rêve de confusion à cause de la nudité (Nacktheit) que Freud, on s’en souvient, classe également parmi les rêves typiques 23 . Il s’agit du rêve des Habits neufs de l’empereur, d’Andersen, avec son déplacement par Fulda, sous le titre Le Talisman. Voici ce qu’en retient Derrida, introduisant implicitement du même souffle aux scènes de La lettre volée découpées par Lacan : Si l’on prend en compte l’équation plus que métaphorique [de Freud] entre voile, texte et tissu, le conte d’Andersen a le texte pour thème. Plus précisément, la détermination du texte comme voile dans l’espace de la vérité, la réduction du texte à un mouvement de l’aletheia. Il met en scène le texte de Freud quand celui-ci nous explique que le texte, par exemple, celui du conte, est une Einkleidung de la nudité du rêve de nudité. Ce que Freud énonce de l’élaboration secondaire (le texte expliquant de Freud) se trouve déjà mis en scène et d’avance représenté dans le texte expliqué (le conte d’Andersen). Celui-ci décrivait aussi la scène analytique, la position de l’analyste, les formes de son discours, les structures métaphoricoconceptuelles de ce qu’il cherche et de ce qu’il trouve. Un texte se trouve dans l’autre (446). Et de fait, un texte se trouve dans l’autre, tout comme la psychanalyse se trouve dans un texte, celui qu’elle élit, qu’elle veut, ou qui lui échoie. Le cercle se referme sur le texte, le dévoilement se trouve ajourné. Tout paraît dit, ou presque. Car ailleurs, dans « Résistances », Derrida analyse cette fois le Rêve de l’injection faite à Irma et y reconnaît la structure d’un passage du trois au quatre (dans le rêve de nudité, le quatre se composait d’un carré formé par une série de premiers textes repris par des seconds : Homère par Keller, Andersen par Fulda ; 443). Freud parle alors d’un « carré de femmes » : Irma, la gouvernante, l’amie d’Irma et… sa femme. Ce « passage du triangle au carré », on le 23 L’interprétation des rêves, trad. fr. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967. La lecture de Sophocle se trouve aux pages 228-230, dans la sous-section « Le rêve de la mort de personnes chères », et celle du conte aux pages 211-216. 110 Michel Peterson retrouve également dans Le facteur de la vérité, où la triangulation (les deux triangles « intersubjectifs » de La lettre volée) découpée par Lacan à partir des deux temps et des deux dialogues du conte de Poe se trouve débordée par le quatrième personnage, à savoir le narrateur, tout sauf neutre. Nous entrons alors, dans le cas des rêves comme dans celui de La lettre volée, dans des effets de décadrage appelant la figure du nœud : « Or ce qui à jamais excède l’analyse du rêve, c’est bien un nœud qu’on ne peut délier, un fil, qui, pour être coupé, comme un cordon ombilical, n’en reste pas moins à jamais noué, à même le corps, à la place du nombril. La cicatrice est un nœud contre lequel l’analyse ne peut rien » 24 . Si la lecture par Derrida du Séminaire sur La lettre volée demeure si fondamentale, c’est parce qu’elle rencontre et déconstruit le nœud à quatre éléments de Lacan puisqu’un nœud borroméen à trois (le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire) ne tient pas de lui-même et qu’il convoque en supplément le sinthome. C’est la nécessité de ce dernier que provoquerait la déconstruction de la métaphysique de la psychanalyse, le trois venant à être littéralement excédé par le quatre : « Comme si ce qui résiste le plus radicalement et le plus efficacement, c’était toujours le dernier carré » 25 . Bien sûr, c’est Lacan qui est interrogé par Derrida à travers ce passage, mais plus largement, la psychanalyse et tous ses effets postaux de noms propres, de propriété, de clôture. À commencer par ceux que provoquent ce que Lacan appelle, parlant de la fiction de Poe, le vol de la boucle (the rape of the lock), topologiquement surdéterminé par son discours : « [Au] lecteur de rendre à la lettre en question, au-delà de ceux qui firent un jour son adresse, cela même qu’il y trouvera pour mot de la fin : sa destination. À savoir le message de Poe déchiffré et revenant de lui, lecteur, à ce qu’à le lire, il se dise n’être pas plus feint que la vérité quand elle habite la fiction. » 26 Sa destination, pas l’autre. C’est-à-dire - insistons-y - moins celle du lecteur que celle de Lacan, qui sait y faire lorsqu’il s’agit de subtiliser la lettre - c’est d’ailleurs là tout son génie : faire retour à l’envoyeur de son imaginaire, lui, le pourvoyeur de la Vérité. Par la bande Arrêtons-nous un moment au seuil du Séminaire sur La lettre volée : Notre recherche nous a mené à ce point de reconnaître que l’automatisme de répétition (Wiederholungszwang) prend son principe dans ce que nous avons appelé l’insistance de la chaîne signifiante. Cette notion 24 « Résistances », p. 24. 25 Ibid., p. 41. 26 « Ouverture de ce recueil », Écrits I, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1999, p. 10. Coup d’envoi 111 elle-même, nous l’avons dégagée comme corrélative de l’ex-sistence (soit : de la place excentrique) où il nous faut situer le sujet de l’inconscient, si nous devons prendre au sérieux la découverte de Freud. C’est, on le sait, dans l’expérience inaugurée par la psychanalyse qu’on peut saisir par quel biais de l’imaginaire vient à s’exercer, jusqu’au plus intime de l’organisme humain, cette prise du symbolique 27 . L’ouverture de la tragédie telle qu’elle s’inaugure dans les Écrits (le grand théâtre du Séminaire se déroule déjà depuis 1953 28 ) met donc en relief le principe qui serait le plus actif de l’inconscient, soit l’automatisme de répétition, c’est-à-dire la pulsion de mort, redoutable et excitante au point d’avoir porté la spéculation freudienne dans ses derniers retranchements - y compris, comme le rappelle Derrida, à travers le déni massif de Nietzsche (sans compter Schopenhauer). Insistance du registre symbolique et inconsistance de l’imaginaire croisent donc leur trajets de manière à ce que l’automatisme de répétition en revienne toujours chez le sujet à faire éternellement retour. Mais chez Freud - du moins celui de Derrida -, la dialectique pulsion de vie / pulsion de mort se voit suspendue à même Au-delà du principe de plaisir, par un mode de pensée qui ajourne justement la dialectique. Ce texte accueille pour ainsi dire la rencontre de la psychanalyse et de la déconstruction autour de la compulsion de répétition afin que s’organisent leurs enjeux 29 . C’est d’ailleurs là, autour de la question de la mort, de la létalité de la déliaison, que se rencontrent - on l’a bien vu - Lacan et Derrida, jouant du mort autour de la résistance des résistances (la compulsion de répétition), la 27 « Le séminaire sur « La lettre volée », in Ibid., p. 11. 28 Lorsqu’il publie les Écrits en 1966, Lacan se trouve dans un passage de son séminaire qui le conduit de L’objet de la psychanalyse (65-66) à La logique du fantasme (66-67). Stephen Melville, cité par Derrida, avance que les Écrits auraient conduit Lacan à un tournant (« Pour l’amour de Lacan », p. 57), ce qui nous forcerait à reprendre les questions suivantes - point d’exclamation ! - en suivant leur formalisation en futur antérieur, mouvement déjouant non seulement l’appropriation de la parole du pourvoyeur de vérité, mais également la reconstitution philosophique à laquelle il se sera livré : « Qu’est-ce que Lacan n’aurait pas dit ! / Qu’est-ce qu’il n’aura pas dit ! » Il faudrait d’ailleurs pousser l’analyse plus loin, entre autres parce que, comme le rappelle Derrida, ce tournant ne concerna pas que Lacan, mais, de manière générale, la question du phonocentrisme telle qu’elle commençait alors à affecter l’ensemble de la pensée. 29 En particulier - mais il y aurait là toute une chaîne à reprendre sous la logique spectrale et de la psychanalyse et de la déconstruction - celui du déplacement de la répétition à l’itérabilité, cette dernière rendant possible le « devenir-objectif de l’objet ou le devenir-subjectif du sujet, donc le devenir-analysable en général. Mais (double bind), elle est aussi ce qui perturbe toute analyse puisqu’elle perturbe, en leur résistant, les oppositions binaires et hiérarchisées […]. » « Résistances », dans Résistance de la psychanalyse, p. 46. 112 Michel Peterson « résistance absolue », « la résistance de l’inconscient tout court », en fait une « non-résistance » (37) mettant en jeu en même temps, tout en écartant leurs temps, le mouvement archéologique et le mouvement de la dissolution. La pulsion de mort garde donc l’entrée des Écrits. Pourquoi ? Parce que, comme dit Fédida, son apparition après 1920 (mais déjà en 1915, dans « Notre rapport à la mort et à la guerre ») convoque moins un concept que « les principes d’une méthode » impliquant une démarche systématique, quoique périlleuse, en ce qui a trait aux nécessaires renoncements pulsionnels auxquels doit s’astreindre l’homme s’il ne veut pas sombrer dans la barbarie : « À partir du moment où il y a renoncement à tuer l’autre, l’homme originaire commence à prendre conscience de l’autre comme étant celui dont la mort va entraîner un certain nombre de conséquences (du deuil à la croyance en l’âme). » 30 Effectivement, la mort de l’autre nous affecte - comme elle affecte Lacan pensant à ce que pensera Derrida après sa mort -, la mort de l’autre veille sur nous. Qu’on le désire ou non, notre appareil psychique est peuplé de revenants, de fantômes, de doubles, de dédoublements, de redoublements, galerie de personnages masqués qui ne sont jamais directement présents dans la réalité psychique si ce n’est lorsqu’ils reviennent dans l’après de la pensée. Au commencement des Écrits se tient ainsi, avec La lettre volée, Au-delà du principe de plaisir, une « fébrile spéculation kantienne » au titre « quelque peu zarathoustrien » 31 . Lorsque Freud l’entreprend, les tranchées, pourtant froides, sont encore chaudes des morts qui s’y sont rencontrés. 1920 - rappelons-le -, c’est également l’année de la mort de son ami Anton von Freund et de sa fille Sophie. Beaucoup de morts, donc. Peut-être est-ce cette accumulation de cadavres qui l’amène à procéder à ce qu’Emilio Rodrigué appelle à juste titre « une révolution métapsychologique », donnant toute leur force aux deux termes en jeu mais sans délaisser « les pulsions séparées dans le cœur du sujet » 32 . Pour le psychanalyste argentin, comme pour Derrida et Costa Lima, Au-delà… fonctionne sur le mode de l’intrigue narrative 33 dans 30 « L’oubli, l’effacement des traces, l’éradication subjective, la disparition », dans Humain/ Déshumain. Pierre Fédida, la parole de l’œuvre, Paris, PUF, 2007, p. 49. 31 Emilio Rodrigué, Freud. Le siècle de la psychanalyse, tome 2, trad. fr. Patricia Rey, Paris, Payot, 2000, p. 229 32 Ibid., p. 228. 33 Ibid., p. 233. Commentant le jeu du fort-da, Luiz Costa Lima observe : « In such analysis Freud took a step which, although compatible with the romantics’ position, was not one that they contemplated. Psychoanalysis, one might say, is born of the horizon of inquiry opened up by the romantics. That inquiry was decisive in demonstrating that reason, as it was conceived by classical thought ands classical poetics, could not serve as an explanatory criterion for art. Reason sets up conscious models to be internalized through either direct or sublimate action. » Coup d’envoi 113 la mesure où c’est par le biais de micro-récits et d’une structure mimétique qu’il aborde successivement les névroses de guerre (qui remettent évidemment en question la théorie de la séduction dans le trauma), le jeu infantile (le fort-da qui illustre le renoncement à la satisfaction pulsionnelle et la compulsion de répétition), la névrose de destin et la névrose de transfert. Et comme Derrida, Rodrigué souligne l’idée selon laquelle le principe de plaisir, qui régulerait tous les processus mentaux, se voit d’entrée de jeu mis à la roue, ce qui conduit Freud à spéculer sur ce qui se passe au-delà du domaine du plaisir. Bref, alors que Melanie Klein avait radicalisé le concept de pulsion de mort, Lacan, aggravant la spéculation de Freud, en aura fait une nécessité théorique dès l’ouverture des Écrits 34 et l’aura dès le départ inscrit dans la dimension du sexuel et insistant sur la circulation du désir. Circulation et liaison, suivant en cela André Breton qui en avait fait déjà fait une nécessité poétique permettant de tabler sur l’association au point où le poète, avec Il y aura une fois et L’Immaculée conception, tous deux de 1930, « découvrait l’intuition qui porte Lacan à parler, bien plus tard, de lalangue » 35 . Qu’on m’excuse de m’autoriser un instant de lalangue du délire pour pointer l’audelà du principe de plaisir. Les Envois de La carte postale ne se construisent-ils pas à partir du « sentiment d’une hallucination », c’est-à-dire - cela est bel et bien écrit par Derrida - d’une « spéculation » (22). Dans l’histoire du logocentrisme telle que la produit la scène d’Oxford, la carte de Paris, loin d’être immaculée, est, littéralement « obscène » (21), pourvoyeuse d’une autre scène. Qu’y trouve Derrida lorsqu’il regarde, regardé - hanté par la mémoire de la première fois, où, à son lycée d’Alger, il entendit parler du célèbre couple ? Pour l’instant, moi, je te dis que je vois Plato bander dans le dos de Socrate et l’ubris insensée de sa queue, une érection interminable, disproportionnée, traverser comme une seule idée la tête de Paris et la chaise du copiste avant de glisser doucement, toute chaude encore, sous la jambe droite de Socrates, en harmonie ou symphonie de mouvement avec ce faisceau de phallus, les pointes, plumes, doigts, ongles et grattoirs, les écritoires même qui s’adressent dans la même direction (22-23). Si on avait voulu renverser un ordre, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Moment quasi sodomite et bien catastrophique de la métaphysique. On aura beau s’en tenir à la génération telle qu’elle nous a été donnée, taxant Control of the Imaginary. Reason and Imagination in Modern Times, trad. angl. Ronald W. Sousa, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p. 50. 34 Ibid., p. 235. 35 Jacqueline Chénieux-Gendron, « Jacques Lacan, ‹l’autre› d’André Breton », dans Éric Marty dir., Lacan & la littérature, Houilles, Manucius, p. 30. 114 Michel Peterson la pensée occidentale, la carte aura gardé la trace, au-delà de toutes les cendres, d’un moment où copiste et modèle auront échangé leur place dans la dimension du sexuel. Au fond, ça s’est passé (par) derrière, alors que dans l’histoire du logocentrisme, Socrate vient toujours avant Platon, la voix avant l’écriture. « Je t’envoie toujours les mêmes cartes. S. écrit sur un pupitre de scribe médiéval comme sur un phallus ou sur une cheminée » (30). Dès lors, tous les Envois tombent sous le coup d’une « hallucination dirigée » (44) puisqu’au commencement au commencement était l’hallucination ou une monstrueuse erreur : Paris se serait-il trompé de noms ? Socrates serait-il Thot (59 36 ), l’ordre des générations se serait-il inversé ? Chose certaine, il y a là, chez Derrida, l’élaboration de la logique du fantasme de l’archi-lettre toujours déjà disséminée dont les pluriels ne cessent de dériver. Déposons-en, avant de conclure provisoirement, quelques anagrammes dont les séries non-transcendantales pourraient être sans fin d’analyse : PP… Principe de Plaisir, Pharmacie de Platon, Principe Postal, Prospective Postale, Problématique psychanalytique, Psychanalyse et Politique… Et PR : Principe de Réalité, Poste Recommandée… Et si nous nous laissions aller pour de bon au délire, ne retrouverions-nous pas dans telle chose vierge, immaculée, l’effacement d’un nom : « J’avais d’abord signé sur les bords, sur le V, tu sais, où les deux parties se collent, des lèvres, l’une sur l’autre, de telle sorte que la lettre ne puisse être ouverte sans déformer ma signature sur la ligne où elle se rejoint elle-même, d’un bord à l’autre. […] J’ai donc remis le tout dans la plus banale des enveloppes auto-collantes et je lui ai donné la chose vierge, de la main à la main » (150). Une des premières lettres consignées dans La carte postale avait déjà apporté Babel : « j’aime toutes mes appellations de toi et alors nous n’aurions qu’une seule lèvre, une seule pour tout dire / de l’hébreu il traduit « langue », si l’on peut appeler cela traduire, par lèvre. Ils voulaient s’élever sublimement pour imposer leur lèvre, l’unique, à l’univers, Babel, le père, en donnant son nom de confusion, multiplia les lèvres, et c’est pourquoi nous sommes séparés et que moi je meurs à l’instant, je meurs d’envie d’embrasser de notre lèvre la seule que je veux entendre » (13). Derrida vient ici de nommer en silence Chouraqui et l’une de ses traductions de la Tour de Babel. En cet épisode vient déjà le diabolique d’Au-delà… et l’Apocalypse de livres que dénude La carte postale : apokalupsis, c’est « le découvrement, le dévoilement, le voile levé sur la chose : d’abord, si on peut dire, le sexe de l’homme ou de la femme, mais aussi les yeux ou les oreilles » 37 . Je découvre alors tant des greffes : vierge, verge, vérité, vulve, 36 Autre relais : « La pharmacie de Platon », dans La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 69-198. 37 Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983, p. 13. Coup d’envoi 115 vagin, vol, va, viens, Valdemar et… Voltaire, qui n’a pas la langue dans sa poche, et chez qui Derrida reconnaît déjà la chorégrammatique des postes de La lettre volée, à l’article Poste de l’immense poste restante que constitue l’Encyclopédie (77-79). De quoi proposer de joindre un moment deux lèvres deux langues (< >) au moins quatre en une très pointues : depuis « Le puits et la pyramide » 38 , qui déconstruisait la sémiologie hégélienne, un fantasme de quatre s’est sans doute mis en place, qui rejoint au fond sa logique de base telle que l’avait pour sa part ouverte Lacan avec le mathème S/ ◊ a 39 . P. S. Qu’est-ce que Lacan n’aurait pas dit et que les « lacaniens » auraient sûrement aimé lui voir dire au sujet de Lacan ? Alors qu’il en a tant et tant parlé ! Comment entendre le silence assourdissant à son égard, l’omission de son œuvre chez les émules du Maître ? Il faudrait et il faudra se demander ce que pointent un tel creux, un tel trou dans le discours et dans la culture. Mais je dois m’arrêter ici en insistant sur la nécessité d’une promesse, celle de lire minutieusement Lacan sans tourner le dos à Derrida, sans faire comme si ce dernier n’avais pas écrit sur et parlé de Lacan ou mieux, comme si des histoires d’amour et de mort n’intervenaient pas dans la transmission et la filiation de la psychanalyse, de la philosophie, de la littérature et de l’histoire. Car tant que nous ne prendrons pas véritablement le relais, nous restons aveugles aux logiques aporétiques qui se manifestent dès que nous nous confrontons dans la pratique et la théorie analytiques à la destinerrance des humains. Il y a là un reste, un objet a, un inanalysé peut-être inanalysable, encrypté dans l’ombilic du rêve de l’analyse, marquant le traumatique du sexuel. Si nous voulons prendre la mesure de la rencontre entre la déconstruction et la psychanalyse, de l’analyse et de la déconstruction auxquelles procède Derrida du Savoir Absolu hégélien (61 et 192), du Savoir Analytique et de la Situation Analytique 40 , à cette déconstruction qui repère le phallogocentrisme affectant depuis Socrate (celui qui écrit, contrairement à ce qu’avançait Nietzsche) la psychanalyse, nous devons relire sans fin et le Séminaire sur La lettre volée et La carte postale. Sans quoi, qui nous dit 38 Recueilli dans Jean Hyppolite dir., Hegel et la pensée moderne, Paris, PUF, 1970, p. 27-83. 39 Où S barré représente le sujet de l’inconscient, divisé, confronté à sa propre disparition par la logique même de son fantasme ; le a, de con côté marque l’objet dont se soutient le sujet au-delà de sa disparition ; le poinçon◊, décomposable, marque le nouage du sujet à l’objet a. 40 Comme le souligne René Major dans l’entretien (« Du tout », 527-528) que lui accorde Derrida et qui clôt La carte postale. 116 Michel Peterson que nous n’oublierons pas les effets d’indirection (512) de l’inconscient, refoulant du même coup l’écriture de la pulsion de mort et cédant alors à l’économie restreinte du propre, du sens, de la Vérité, captifs d’un amour asservissant.