Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Les Èpîtres spirituelles de Jeanne de Chantal et le commerce épistolaire conventuel: un secrétaire spirituel au féminin
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Thomas M. Carr, Jr.
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal et le commerce épistolaire conventuel : un secrétaire spirituel au féminin Thomas M. Carr, Jr. À la suite de La Bruyère pour qui « Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire », on répète souvent que l’épistolaire est un genre féminin. Même ceux qui soutiennent ce point de vue, oublient parfois que le premier grand recueil de correspondance écrit par une femme et publié au dixseptième siècle est celui de la grand-mère de Madame de Sévigné, Jeanne de Chantal. L’autre imposant recueil de lettres de femme édité sous Louis XIV est également celui d’une religieuse : les 675 pages des Lettres de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France (Paris, L. Billaine) de 1681 rivalisent avec les 904 pages des Épîtres spirituelles de la fondatrice de la Visitation parues à Lyon chez Vincent de Cœursilly en 1644, deux ans après la mort de leur auteur 1 . Si l’épistolaire est un genre féminin, on peut se demander s’il est également conventuel. Il y a là un vrai paradoxe. Les qualités que loue l’auteur de « Des ouvrages de l’esprit » dans les lettres écrites par des femmes - la spontanéité, la nouveauté, le sentiment, la délicatesse et le naturel - sont précisément celles dont la bonne religieuse doit se méfier. Mon propos est d’examiner les Épîtres de Jeanne de Chantal à la lumière de ce paradoxe, par ailleurs inscrit dans les textes liminaires du recueil. À lire l’avant-propos de 1644, on croirait avoir affaire à l’un des secrétaires ou manuels épistolaires qui offraient des lettres-modèles au public et dont l’un des plus répandus est celui de Puget de la Serre, Le Secrétaire à la mode, paru en 1640, tandis que la Mère de Blonay, dans son épître dédicatoire qui précède cet avant-propos, fait preuve de modestie monastique. 1 Je cite d’après l’édition de Lyon, Antoine Cellier, 1666. Guy Oury a donné une édition critique de la Correspondance de Marie Guyart en 1971 (Solesmes, Abbaye Saint-Pierre), et celle de Jeanne de Chantal a paru entre 1986 et 1996 en 6 volumes aux Éditions du Cerf, grâce aux soins de la regrettée archiviste de la Visitation d’Annecy, Marie Patricia Burns. Les Épitres ne figurent même pas dans la bibliographie de la mise au point de Christine Planté, L’Épistolaire, un genre féminin ? , Paris, Honoré Champion, 1998. 10 Thomas M. Carr, Jr. Les dangers de la correspondance Agnès Cousson résume bien les dangers que peuvent représenter les échanges épistolaires chez les religieuses dans un article sur les « tentations de la correspondance » chez une autre grande supérieure du siècle, Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, abbesse de Port-Royal, auteur, elle aussi, d’une ample correspondance à ce jour inédite. L’activité épistolaire est une infraction potentielle aux règles du silence et de l’oubli de soi […]. Elle offre la possibilité de satisfaire au désir naturel de communiquer et incite au bavardage […]. La lettre est une forme codée, propice à la réflexivité et aux discours personnels. […]. Le je invite à l’épanchement et à l’expression spontanée, contre la règle de la retenue 2 . Ainsi les textes normatifs rédigés pour les ordres féminins entourent-ils ce commerce de nombreuses prohibitions 3 . Bien que les Constitutions de la Visitation ne semblent consacrer aucun chapitre aux lettres, la Petite Coutume précise que « Les sœurs n’écrivent guère en leur particulier, même à leurs parents, sinon qu’il soit nécessaire 4 ». Le Coutumier ajoute qu’il faut éviter tout ce qui serait de nature à causer « de la risée aux séculiers », tout ce qui blesse la charité, ou ce qui constitue des « inutilités 5 ». Les Constitutions de Port-Royal mettent bien en avant la raison d’être de tels interdits en mettant la section qui traite des lettres à la fin du chapitre 23 « Du Parloir ». La correspondance, en tant que prolongement de la conversation, risque en effet de porter atteinte à la clôture physique et intériorisée qui doit isoler les moniales du monde. Le texte de Port-Royal ajoute une mise en garde qui ne semble pas explicite chez les Visitandines : « Elles ne doivent point exhorter 2 Agnès Cousson, « Les Tentations de la Correspondance : l’exemple d’Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly », XVII e Siècle, n° 244, t. 61, 2009, p. 494. On trouve des copies de cette correspondance préparées par R. Gillet, à la Bibliothèque de Port-Royal, rue Saint-Jacques, à Paris. 3 On trouve un excellent panorama de ces prohibitions, avec des exemples tirés des textes normatifs des Clarisses, des Bénédictines du Saint-Sacrement, de la Congrégation du Calvaire et de la Congrégation de Notre-Dame dans l’article de Daniel-Odon Huron, « L’Étude des correspondances et l’histoire du monachisme : méthodes et enjeux historiographiques », dans : Érudition et commerce épistolaire : Jean Mabillon et la tradition monastique, Paris, Vrin, 2003, p. 301-342. En fait, cet article est capital pour notre propos puisqu’il situe les échanges épistolaires des religieuses dans le contexte de l’histoire du monachisme masculin et féminin. 4 Petite Coutume de ce monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy, Paris, 1642, p. 91. 5 Coutumier et Directoire pour les sœurs religieuses de la Visitation Sainte-Marie, Paris, 1637 ; réimpression, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1999, p. 97. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 11 par leurs lettres, encore moins que de vive voix 6 ». En effet, il ne convient pas aux femmes d’enseigner sur des matières touchant la spiritualité. Enfin, un texte tardif de 1786 résume ce point de vue. Élisabeth Fleuret de la Congrégation de Notre-Dame, dans son Guide des supérieures, rappelle avec force une obligation que les supérieures avaient parfois tendance à oublier : « Réduisez toutes vos religieuses à vous faire part de ce qu’elles écrivent. Autrement assurez-vous qu’il passera bien des lettres qui ne feront honneur ni à votre maison, ni à celles qui les auront écrites 7 ». En principe, dans une maison bien conduite, la supérieure se doit de contrôler toutes les lettres que ses religieuses écrivent avant l’envoi 8 . Les Épîtres de Jeanne de Chantal : un secrétaire universel ? Marie-Aimée de Blonay, la supérieure du monastère d’Annecy, qui a dirigé la mise en forme des Épîtres spirituelles, est bien consciente des « tentations » liées à la pratique épistolaire chez les religieuses. Dans son épître dédicatoire adressée à ses « honorées sœurs de l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie », elle se défend d’écrire de sa propre initiative et précise qu’elle s’efforce de s’oublier complètement : Je vous confesse d’avoir eu quelque répugnance, à l’obéissance que l’on m’impose de vous écrire cette lettre ; mais voyant que je n’avais point de raison assez forte pour m’en exempter, je m’y laisse aller avec d’autant plus de facilité, que je tâche de m’oublier de moi-même, pour considérer que c’est à vous, à qui on m’oblige de parler. Elle évoque son « indignité particulière » et avoue que son « jugement ne mérite pas de trouver place parmi tant d’esprits bien faits », par référence aux approbateurs ecclésiastiques du volume. On entend un langage tout différent dans l’avant-propos : celui plus humaniste des théoriciens de l’épistolaire, tel qu’on le trouve chez Érasme, dans les manuels écrits pour les collèges jésuites, ou vulgarisé pour un public mondain dans les secrétaires. Selon la dédicace de la Mère de Blonay, la Visitation est le véritable destinataire du recueil : « ce volume est quasi uniquement pour nous ». Pour l’auteur anonyme de l’avant-propos, loin d’être réservées à l’usage interne de l’Ordre, les lettres de Jeanne de Chantal 6 Agnès Arnauld, Les Constitutions du monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, Paris, G. Desprez, 1721, p. 149. 7 Élisabeth Fleuret, La [sic] Guide des supérieures ou avis à une supérieure, Paris, J.G. Mérigot, 1786, p. 232. 8 Les Constitutions de la Visitation mentionnent ce contrôle dans l’article 35. Œuvres complètes de Saint François de Sales, Paris, Albenel et Martin, 1839, t. 4, p. 518. 12 Thomas M. Carr, Jr. appartiennent à tous : « Nous les donnons donc au public, comme les biens des amis de Dieu, dont tous doivent être les héritiers ». La fondatrice n’est pas passée par les collèges jésuites. Toutefois, selon l’avant-propos, elle connaît tous les secrets de la rhétorique, non par l’étude, mais par l’infusion divine : « le Saint-Esprit, qui répand la grâce de bien dire sur les lèvres de ses rhétoriciens […] avait imprimé dans l’âme de cette sienne secrétaire d’État tous les mystères de son art inimitable ». L’avant-propos lui attribue la parfaite maîtrise de tous les genres épistolaires communément énumérés dans les manuels : « Il n’est aucune sorte de lettres en laquelle elle n’ait excellé ». S’ensuit une liste quasi exhaustive des genres épistolaires : des lettres familières […], des lettres d’avis, de prière, de requêtes, de semonce, de condoléance, de consolation, de conjouïssance, de remerciements, de remontrance, d’exhortation, de direction, de négociation, de devoirs, de civilité, de doctrine spirituelle, de règles et d’ordre de vie, de morale chrétienne et religieuse, de gouvernement, de conseil, de réponses, de consultation, de résolution, de correction, d’encouragements, de remède, de saintes nouvelles, de reddition de compte de conscience. Dieu dicte aussi la matière, comme il fournit les outils rhétoriques : « Il semble que ce n’est point une femme, mais l’esprit de Dieu qui parle en toutes ces épîtres ». D’après l’auteur de l’avant-propos, toutes les matières essentielles de la vie spirituelle y sont traitées : « On y rencontre tous les préceptes de la vie, toutes les voies de saluts, toutes les maximes de religion, toutes les lois des bonnes mœurs […] et tous les mystères de la science des saints ». L’hyperbole est poussée à tel point que l’auteur se permet de conclure : « C’est un livre unique pour tous et en place de tous » ! Cette déclaration est d’autant plus étonnante si l’on considère que l’édition des Épîtres de Jeanne de Chantal fut conçue par la Mère de Blonay comme le complément ou le prolongement de la correspondance de François de Sales dont Jeanne de Chantal avait dirigé elle-même la publication après la mort de l’évêque en 1622, en vue de son procès éventuel en canonisation. Selon les méthodes éditoriales de l’époque, on ne respecte pas l’intégrité des autographes de l’évêque de Genève. On les amende, on en supprime des morceaux, on intercale des passages venus d’autres lettres. On va même jusqu’à fusionner deux lettres pour n’en faire qu’une. De plus, on élimine toutes les marques d’un véritable échange épistolaire. Le nom du destinataire est remplacé par un rôle social (« à une veuve » ; « à une supérieure ») et on fait disparaître les circonstances précises à l’origine de la lettre pour ne laisser qu’une sorte de texte générique. Le résultat de ce processus éditorial d’abstraction qui transforme une lettre réelle en lettre spirituelle, fait que ces épîtres spirituelles sont aux lettres entre deux correspondants ce que le portrait d’un individu est à un caractère de La Bruyère. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 13 Les textes liminaires des Épîtres de François de Sales, signés par le chanoine Louis de Sales, sont bien moins hyperboliques que ceux des Épîtres de la fondatrice. On a recours au lieu commun selon lequel les lettres sont le « miroir » ou le « portrait de l’âme » pour louer les Épîtres de l’évêque de Genève : « Rien ne pouvait sortir d’imparfait d’une âme si parfaite » tout en rappelant que Dieu « se sert coutumièrement de la voix et de la plume de certains siens serviteurs, choisis entre les autres ». La maîtrise de la rhétorique de François de Sales n’est évoquée à aucun moment. Louis de Sales ne met pas non plus en avant ce que Viviane Mellinghoff-Bourgerie a identifié comme la véritable nouveauté du recueil. Elle montre que c’est Gabriel Chappuys, qui, en publiant sa traduction des lettres de Jean d’Avila en 1588, a créé le genre du secrétaire spirituel, « un volume susceptible d’être proposé en modèle 9 ». Or, toujours selon V. Mellinghof-Bourgerie, « le livre des Épîtres spirituelles salésiennes était destiné à devenir un modèle épistographique de référence pour tous les milieux dévots […]. C’est donc bien l’anthologie salésienne qui a contribué à l’établissement définitif du genre de la lettre spirituelle dans la France post-tridentine 10 ». Les Épîtres de François de Sales classifient les divers genres de lettres en sept livres, reflétant ainsi son caractère de secrétaire spirituel : (1) les lettres officielles, (2) les enseignements touchant la dévotion, (3) les avis pour bien vivre spirituellement, propres à toutes sortes de personnes, (4) les enseignements touchant la pratique des vertus, (5) les consolations, (6) les avertissements pour ceux qui vivent en religion, (7) les considérations sur les principales fêtes. En ne gardant que trois de ces divisions (1, 4 et 6), les éditeurs de la correspondance de Jeanne de Chantal semblent proposer un receuil plus modeste : (1) un premier livre sans titre, mais comprenant des lettres adressées à des notables, comme le premier livre des Épîtres de François de Sales, (2) des avis utiles pour les âmes religieuses et particulièrement pour la Visitation et (3) des avis pour la pratique des vertus et divers états intérieurs. Il apparaît donc que l’avant-propos des Épîtres de Jeanne de Chantal, qui décrit le recueil comme un secrétaire universel, serait plus à sa place en prologue aux Épitres de François de Sales, davantage destinées à un public plus large et traitant d’un plus grand nombre de sujets. Le « secrétaire » des Visitandines : leurs textes normatifs Geneviève Haroche-Bouzinac, dans son étude sur la lettre féminine dans les secrétaires, a montré que ceux-ci présentent peu de lettres-modèles écrites 9 Viviane Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1567-1622) : Un homme de lettres spirituelles, Genève, Droz, 1999, p. 197 ; cf. p. 196-203. 10 Ibid., p. 244. 14 Thomas M. Carr, Jr. par des femmes et encore moins de conseils destinés aux femmes 11 . En revanche, les Visitandines ont déjà à leur disposition dans leur Coutumier une sorte de secrétaire dans un article qui traite « De la façon d’écrire ». La Petite Coutume reprend le même sujet et Jeanne de Chantal, dans ses Réponses, se livre à un commentaire du texte. Nous avons déjà évoqué quelquesunes des consignes visant à défendre la réputation de la vie en religion. En effet, les interdits sont fréquents dans ces textes, désignant ainsi les dangers de contamination avec le monde. Il faut éviter, par exemple, d’« abonder en paroles d’affection et compliments » ou d’utiliser des expressions de politesse « qui sentent la façon séculière 12 ». D’autres interdits visent l’emploi de papier doré et de poudre parfumée 13 . Les additions au chapitre vingtdeux des « Constitutions sur l’humilité » précisent que les sœurs n’écriront pas de lettres de compliment, « s’il n’est pas pour des occasions grandement légitimes comme de condoléance avec les parents, et que ce soit d’un style pieux et dévot 14 ». Les conseils positifs ne manquent pas, même si l’on ne trouve des suggestions précises que sur un seul genre de lettre, la lettre nécrologique qui contient un abrégé des principales vertus d’une religieuse décédée, et que l’on envoie aux autres monastères pour solliciter les prières de l’Ordre. Fort désireuse de conserver l’esprit du nouvel ordre au fur et à mesure que les monastères de la Visitation se multipliaient, Jeanne de Chantal était très attachée à ces lettres circulaires entre monastères qui sont lues à haute voix devant chaque communauté 15 . Elles renforçaient l’union cordiale et maintenaient l’uniformité des usages. Ainsi dans une lettre du 29 mai 1641, Jeanne félicitait une supérieure de son assiduité à cet égard : « Il faut, que vous soyez soigneuse, et cordiale envers les maisons, car elles se louent de votre fidélité de leur faire tenir les lettres ». On peut penser que ce sont les lettres adressées à l’extérieur dont elle se méfie le plus. Dans cette même lettre, elle loue cette supérieure qui lui dit que jamais le parloir de sa maison n’était moins fréquenté : « la grande fréquentation des parloirs est un mal plus dangereux, 11 Geneviève Haroche-Bouzinac, « La Lettre féminine dans les secrétaires », Web 17, Hommage à Roger Duchêne, avril 2007, http : / / web17.free.fr/ RD03/ 2200.htm (10/ 10/ 2009). 12 Coutumier, p. 98-99. 13 Petite Coutume, p. 91. 14 Op. cit. t. 4, p. 587. 15 Voir l’article de Bernard Dompnier, « ‹La Cordiale Communication de nos petites nouvelles› : les lettres circulaires, pratique d’union des monastères », dans : Visitation et Visitandines aux XVII e et XVIII e siècles. Actes du Colloque d’Annecy 3-5 juin 1999, éd. Bernard Dompnier et Dominique Julia, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 277-300. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 15 qu’on ne saurait penser : il n’est pas croyable, combien la bonne odeur des maisons religieuses s’évapore par là 16 ». Dans ses Réponses, elle donne des suggestions détaillées pour la rédaction de ces abrégés ; mais pour notre propos, ses remarques sur les qualités d’une lettre bien écrite sont plus significatives : Comme faut-il écrire les vertus des sœurs défuntes ? Il le faut faire naïvement, fidèlement, sans exagération ni redites, s’il se peut, ainsi véritablement, simplement, ne se contentant pas de dire les vertus en général, mais les actes plus remarquables qu’elles en auront pratiqués, et cela succinctement, tant qu’il se pourra bonnement faire 17 . En louant la naïveté, la simplicité, la concision et la fidélité au modèle, elle ne fait qu’amplifier en quelque sorte la consigne générale pour toutes les lettres que donne le Coutumier où quatre qualités sont recommandées : « Les Sœurs s’essayeront d’être succinctes, naïves, simples et dévotes dans leurs lettres 18 ». Dans cette description, on retrouve deux des trois qualités épistolaires principales énoncées par Mattei de la Barre dans son secrétaire, L’Art d’écrire en français (1662), qui propose une formule qui a souvent été reprise pour résumer le style épistolaire mondain : « La lettre doit être simple, courte, agréable 19 ». Dans le cas des Visitandines, « dévote » remplace « agréable », c’est-à dire, que la lettre d’une religieuse doit toujours viser le profit spirituel. Le Coutumier ne parle pas de cette exigence qui semble aller de soi, sauf pour dire qu’« en faisant des recommandations par lettres, ou autrement, [les religieuses] ajouteront le souhait de quelque bénédiction 20 ». Toutefois, Jeanne de Chantal n’exclut pas totalement le plaisir. « Ce n’est pas que je n’approuve et ne désire que l’on s’écrive cordialement des petits contes de joyeuseté et d’une sainte recréation 21 ». Et de raconter deux anecdotes concernant le zèle excessif et naïf des novices comme exemples de ce divertissement permis. Il convient de s’attarder sur une autre qualité qu’exige le Coutumier : à savoir la naïveté. Diffère-t-elle du naturel, que les secrétaires mondains de l’époque proposent comme l’essentiel de la supériorité des femmes dans le genre épistolaire ? Le concept de « naturel » y renvoie à la spontanéité, à la 16 Épîtres, p. 519-520. 17 Réponses de notre très honorée et digne Mère Jeanne Françoise Fremiot sur les Règles, Constitutions et Coutumier, Paris, 1632, p. 820. 18 Coutumier et Directoire, p. 98. 19 Cité d’après Geneviève Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p. 54. 20 p. 99. 21 Réponses, p. 824. 16 Thomas M. Carr, Jr. négligence, à l’absence de la recherche de l’artifice 22 . Toutefois, dans le cas des lettres spirituelles, « naïveté » reste très proche de l’image à résonance biblique du speculum animi, la lettre miroir de l’âme. Ainsi dans la lettredédicace des Épîtres spirituelles de François de Sales, Louis de Sales affirme que les lettres de l’évêque le dépeignent « avec tant de naïveté sur le papier ». De même, l’un des approbateurs des Épîtres de Jeanne de Chantal précise que le recueil est « la naïve image du grand esprit de cette héroïque femme, sans art, sans fard, et sans contrainte ». La naïveté est donc avant tout l’exigence d’une représentation fidèle de l’âme, dont le garant ultime est l’authenticité spirituelle du sujet. Dans son commentaire sur cet article « De la façon d’écrire » dans les Réponses, Jeanne de Chantal propose cet idéal à toutes les Visitandines. Il faut que leurs lettres « ressentent la piété et l’esprit de religion et soient tellement véritables que nous ressentions dans nos cœurs la correspondance aux paroles que nous disons 23 ». D’autres consignes positives concernent ce qu’on pourrait appeler la civilité religieuse. Pour marquer l’appartenance à l’Ordre, les sœurs doivent mettre à l’en-tête de leurs lettres « Vive Jésus », en quelque sorte la devise de la Visitation. Le choix des diverses formules à la conclusion des lettres est marqué par le souci de respecter la hiérarchie sociale relative aux destinataires des lettres et l’humilité religieuse de celles qui les écrivent : « Elles verront en la souscription des mots d’humbles, plus humbles et très humbles servantes, selon la qualité des personnes à qui elles écriront, et aux prêtres et religieux, elles ajouteront, filles 24 ». On distingue ainsi entre la souscription dans une lettre destinée à une supérieure et dans celle adressée à une simple religieuse. La Petite Coutume précise « Quand on écrit aux séculiers, l’on n’use point en la souscription du mot indigne, sinon à des personnes ecclésiastiques et de grand respect, que l’on s’en peut servir, mais après celui d’humble et très humble, on peut ajouter obéissante, obligée, affectionnée et fidèle servante et semblables 25 ». Dans son commentaire, Jeanne de Chantal rappelle l’injonction des Constitutions et du Coutumier ordonnant d’éviter les titres de Madame et Dame. Elle ajoute que les supérieures ne doivent pas permettre qu’on les appelle « notre Mère de Mouxy » ou « « notre Mère de la Grange », mais simplement, « la Mère Jeanne Charlotte 26 ». 22 Sur le naturel dans les lettres de femmes, voir Fritz Nies, « Un Genre féminin ? », RHLF, 78, 1978, p. 1000. Sur le naturel dans la théorie épistolaire, voir Geneviève Haroche-Bouzinac, Voltaire dans ses lettres de jeunesse, Paris, Klincksieck, 1992, p. 82-91, « Vers un style naturel », qui traite la question, sans faire allusion spécifiquement aux lettres de femmes. 23 Réponses, p. 822. 24 Coutumier et Directoire, p. 99. 25 Petite Coutume, p. 91. 26 Réponses, p. 823. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 17 Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal : un secrétaire au féminin Jeanne de Chantal aurait été choquée par le caractère hyperbolique de l’avantpropos de ses Épîtres. Ne reprend-elle pas, par exemple, une supérieure qui avait envoyé une lettre circulaire dont « les témoignages d’affections étaient affectés et exagérants 27 » ? Toutefois, l’édition de ses Épîtres constitue bien en quelque sorte un secrétaire spirituel dont il convient de cerner l’esprit. D’abord, rappelons quelques notions préliminaires : si une religieuse ne doit écrire que « sinon qu’il soit nécessaire », la charge de la supérieure (et d’autant plus celle d’une fondatrice comme Jeanne de Chantal) exige des échanges épistolaires beaucoup plus fréquents que ceux d’une simple religieuse. On estime que les 2 600 lettres qui nous sont parvenues ne représentent qu’un fragment de sa correspondance. Cette nécessité explique peut-être la raison pour laquelle elle ne semble pas particulièrement préoccupée par les « dangers de la correspondance », ne se sentant pas tenue, par exemple, de s’excuser quand elle exprime son affection en écrivant à une religieuse, comme la très aimée Mère de Blonay. De plus, la supérieure devait pratiquer des genres épistolaires peu usités par les religieuses ordinaires : lettres d’affaires aux fournisseurs et aux bienfaiteurs, lettres administratives aux officières des monastères, lettres de direction à ses religieuses, et même lettres de compliment. Bien que l’office ne semble pas mentionné explicitement dans les textes normatifs de la Visitation, la supérieure est souvent aidée par une religieuse qui lui sert de secrétaire. Jeanne de Chantal en avait plusieurs, dont la plus connue est Françoise-Madeleine de Chaugy 28 , à qui elle dictait ses lettres. Jeanne de Chantal a ainsi laissé une importante correspondance qui inclut toute une gamme de lettres que n’aurait pas écrites une simple religieuse. En deuxième lieu, même si les sources imprimées nous renseignent peu sur l’élaboration de l’édition des lettres de la fondatrice, les témoignages qui nous restent sur la préparation des Épîtres de François de Sales peuvent nous orienter. Marie-Aimée de Blonay, qui a dirigé la publication de la correspondance de Jeanne de Chantal 29 , a aussi joué un grand rôle dans celle de François de Sales. Elle était la supérieure du monastère de Lyon où elle en a supervisé l’impression. On trouve dans les lettres de Jeanne de l’année 1624 27 Épîtres spirituelles, p. 432. 28 Marie-Patricia Burns, Françoise-Madeleine de Chaugy : Dans l’ombre et la lumière de la canonisation de François de Sales, Annecy, Académie salésienne, 2002, p. 41-42. 29 La biographie de la Mère de Blonay (1655) donne peu de précisions sur l’élaboration de cette édition, mais note qu’elle a dû surmonter « un monde de difficultés et d’oppositions que l’esprit malin lui suscitait tous les jours, qui eussent été insurmontables à tout autre qu’à la grandeur de son zèle et de son courage ». Charles-Auguste de Sales, Vie de la Mère Marie-Aimée de Blonay, Paris, Sagnier et Bray, 1848, p. 187. 18 Thomas M. Carr, Jr. à la Mère de Blonay de nombreux commentaires sur leurs choix éditoriaux. Par exemple, Jeanne de Chantal a hésité sur l’opportunité de publier des lettres de compliment : « Vous ferez bien de retrancher les lettres de compliments, s’il y en a trop ; car il en faut laisser quelque peu à ce que l’on dit, afin que l’on voie le bel esprit de ce saint en tout 30 ». Toutefois, après la sortie du livre, elle rapporte le jugement favorable de Jean-François de Sales, l’évêque de Genève, selon lequel, privée de telles lettres, l’édition « ne ressembler[ait] pas [à] des épîtres 31 », c’est-à-dire, au genre de l’épître spirituelle. De même, Jeanne se demande si le langage du sentiment de François de Sales sera compris : « Je ressens fort de ce que l’on a trop laissé dans les Épîtres des paroles d’affection. Le monde n’est pas capable de l’incomparable pureté de la dilection de ce saint 32 » ; mais un magistrat d’Annecy ayant lu le livre lui fait remarquer que « si on retranchait les paroles affectives […] l’on ôterait l’esprit de notre Bienheureux Père 33 ». Il n’est donc pas étonnant de trouver dans les Épîtres de Jeanne de Chantal des lettres de compliment fort peu monastiques, même si elles sont édifiantes. Le premier livre du volume, après dix-sept lettres adressées à François de Sales, contient des lettres destinées à des dignitaires et à des membres de sa famille. Les plus attachantes sont les condoléances à l’occasion de la mort de son fils et de sa belle-fille ainsi que des lettres de famille où on parle du sort de « la pauvre petite orpheline 34 », la future Madame de Sévigné. Les lettres de ce premier livre méritent l’appellation d’« épîtres spirituelles » par le ton pieux avec lequel elles traitent les thèmes des lettres de compliment - lettres de remerciement, de congratulation ou de souhaits, etc. D’autres lettres proposent des conseils pour faire face aux diverses circonstances difficiles de la vie. Les laïcs en sont souvent les destinataires, parmi lesquels on trouve des membres de la Maison de Savoie et des bienfaiteurs. C’est ce premier tiers du volume adressé à un public d’élite vivant dans le monde qui justifie le mieux la prétention à l’universalité de l’avant-propos. 30 Correspondance, éd. Burns, t. II, p. 564. 31 Ibid., t. II, p. 638. 32 Ibid., t. II, p. 647. 33 Ibid., t. II, p. 637-638. 34 Épîtres spirituelles, p. 90 ; cf. p. 164. Mme de Sévigné a dû connaître les Épitres spirituelles de sa grand-mère puisqu’elle y est mentionnée plusieurs fois et qu’elle était accueillie dans les monastères de la Visitation. Mais elle ne les mentionne pas explicitement dans ses lettres qui nous sont parvenues. Elle parle généralement de sa grand-mère sur un ton léger, comme dans cette lettre du 3 juillet 1680 à sa fille qui montre une certaine familiarité avec son style : « J’embrasse tout votre aimable compagnie […] très cordialement ; c’est un mot de ma grand’mère ». Selon Roger Duchêne, Mme de Sévigné se désintéressait de l’œuvre et de la pensée de Jeanne de Chantal qui n’ont pas eu d’influence sur sa vie religieuse. Voir Mme de Sévigné, Paris, « Les Écrivains devant Dieu », Desclée de Brouwer, 1968, p. 15-16. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 19 Le second livre, qui traite de la vie religieuse et principalement de la Visitation, est composé de lettres adressées majoritairement aux supérieures de l’Ordre. Dans ses remarques à la Mère de Blonay, Jeanne de Chantal précisait qu’on avait gardé certaines des lettres de François de Sales relatives à « quelques points de l’Institut 35 ». Ces trois-cent-cinquante pages des Épîtres de la fondatrice vont plus loin dans ce sens. Elles constituent une sorte de supplément aux Réponses dans la mesure où Jeanne de Chantal, toujours soucieuse de rester fidèle à l’héritage du fondateur, tout en maintenant une certaine souplesse, répond aux questions sur les usages de l’Ordre. La forme épistolaire lui permet d’encourager vivement les supérieures à bien remplir leur charge avec fermeté et douceur en tenant compte de leurs propres besoins spirituels. Ces lettres se rattachent ainsi au genre de l’épître spirituelle par le souci qu’elles témoignent quant au progrès accomplis dans la vie religieuse de la destinataire. Elles dépassent largement le simple commentaire sur les textes normatifs de l’Ordre. Outre leur contenu spirituel, on y trouve des remarques pénétrantes sur ce qu’on appelle aujourd’hui la « psychologie de leadership », remarques qui pourraient être lues avec profit par les dirigeants de notre époque. Avec le livre trois, nous revenons plus formellement au genre. Ces lettres sont presque toujours adressées à des religieuses, mais elles traitent de questions qui pourraient intéresser tous ceux qui espèrent avancer dans la vie spirituelle : l’oraison ; la pratique des vertus ; la résignation devant la volonté de Dieu ; les sécheresses intérieures ; la modération dans les austérités, etc. Partout, on retrouve le courant optimiste salésien, comme dans ces conseils à une âme tourmentée : « Faites gaiement et de bon cœur ce que vous pourrez : humiliez-vous de vos manquements, mais joyeusement et courtement ; et allez grosso modo à la bonne foi, sans tant pointiller autour de vous-même 36 ». Isabelle Brian a noté que Jeanne de Chantal a très peu joué le rôle de directrice auprès des laïcs 37 . Cependant, en transformant en épîtres spirituelles les lettres de direction de la fondatrice adressées aux Visitandines, la Mère de Blonay diffuse sa pensée dans tous les cercles de dévots. Cette analyse des Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal nous permet donc de nuancer nos réponses à la question initiale de savoir si l’épistolaire est un genre à la fois féminin et conventuel. Sans présumer de la réponse à la première partie de la question dans son sens le plus large, on peut soutenir que la lettre spirituelle est en quelque sorte un genre féminin. C’est la thèse de V. Mellinghoff-Bougerie qui note que par leur manque de substance 35 Correspondance, éd. Burns, t. II, p. 564. 36 Épîtres, p. 869. 37 Isabelle Brian, « La Lettre et l’esprit. Jeanne de Chantal, directrice spirituelle », dans : Visitation et Visitandines, op. cit. p. 63. 20 Thomas M. Carr, Jr. théologique et leur style affectif, les lettres de François de Sales, qui fondent le genre en France, conviennent particulièrement aux femmes : « Un tel genre ne pouvait, finalement, remporter de véritable succès qu’auprès d’un public féminin qu’une éducation pour la plupart du temps rudimentaire rendait insensible aux subtilités théologiques, mais dont le style épistolaire ‹affectif› flattait le goût 38 ». Elle constate cependant que la grande majorité des recueils de lettres spirituelles publiés sous l’Ancien Régime a été écrite par des hommes, comme c’est le cas de 98 % des recueils qui portent le titre de « Lettres », selon Fritz Nies 39 . Les Épîtres de Jeanne de Chantal sont non seulement adressées principalement à un public féminin, mais écrites par une femme et publiées par une autre femme, la Mère de Blonay, contrairement au cas le plus fréquent où c’est le directeur qui publie les textes d’une religieuse. L’attitude condescendante que Viviane Mellinghoff-Bougerie reproche implicitement aux lettres de l’évêque de Genève vis-à-vis des femmes ne s’applique pas à celles de Jeanne de Chantal. Ses destinataires ne s’attendaient pas à des explications théologiques de sa part, mais à des conseils pratiques trouvant leur source dans une piété profonde. Le côté affectif de ses lettres est moins dû à une quelconque émotivité, qu’à sa « naïveté » : la lectrice d’une lettre de Jeanne de Chantal ressentait la présence d’une âme authentique s’adressant à une autre âme. L’encouragement qu’offre Jeanne de Chantal est efficace dans la mesure où elle révèle qu’elle a connu des situations similaires à celles qui troublent ses lectrices et qu’elle comprend leurs peines. Il n’appartient pas aux simples religieuses de cultiver une telle correspondance. Mais la supérieure a le devoir de suivre le progrès spirituel de ses religieuses par des entretiens qui peuvent se prolonger en échanges épistolaires. Elle reste en contact aussi avec des correspondants laïcs, les bienfaiteurs et amis du monastère. D’autres supérieures nous ont laissé des correspondances importantes : Marie Guyart, la carmélite Madeleine de Saint-Joseph, les trois abbesses Arnauld de Port-Royal, Catherine de Bar des Bénédictines du Saint-Sacrement, Marie-Catherine-Antoinette de Gondy des Bénédictines du Calvaire 40 . On ne peut prétendre connaître la richesse de l’épistolaire au féminin au Grand Siècle sans tenir compte des enjeux de ces correspondances conventuelles. 38 Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Un entretien sans dialogue ? De la correspondance de François de Sales aux Lettres spirituelles de Jean-Pierre de Caussade, » dans : Art de la lettre, Art de la conversation à l’époque classique en France, éd. Bernard Bray et Christoph Strosetzki, Paris, Klincksieck, 1995, p. 197. 39 Nies, « Un genre féminin ? », p. 999. 40 Voir mon « Checklist of Published Writings in French by Early Modern Nuns », EMF : Studies in Early Modern France, The Cloister and the World, t. 11, 2007, p. 231- 257, pour une liste des correspondances publiées.
