eJournals Oeuvres et Critiques 35/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2010
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Marie de Gournay: portrait d’une femme héroϊque

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2010
Giovanna Devicenzo
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque Giovanna Devincenzo Au XVII e siècle, le désir d’écrire pour une femme semble s’identifier presque toujours comme le lieu d’un conflit entre cette visée et une société qui manifeste à cet égard à la fois une hostilité systématique et cette forme atténuée, mais peut-être plus perfide encore, qu’est l’ironie ou la dépréciation. Le droit d’écrire pour la femme ne se posait à cette époque que dans des catégories sociales limitées. Ainsi la noblesse fut longtemps la seule classe relativement favorable à l’épanouissement de cette aspiration, ce qui entraînait qu’une dame qui vivait à la cour pouvait écrire, c’est le cas par exemple de Marguerite de Navarre. Si elle n’était pas tout à fait aussi haut placée, pour pouvoir mener une vie intellectuelle il lui fallait accepter de vivre en marge du système familial : être religieuse ou rester célibataire. Dans ce cadre, l’œuvre considérable de Marie le Jars de Gournay (1565- 1645) contribue à révéler le point de vue d’une femme face aux nombreux enjeux historiques, politiques et littéraires de cette époque. En particulier, la vie et les idées de Marie de Gournay présentent un penchant héroïque qui mérite d’être pris en compte dans la diversité de ses manifestations, afin de mieux cerner la singularité et la hardiesse des choix existentiels et professionnels de cette ‹femme en révolte›. Notre réflexion touchera d’abord l’audace dont Marie de Gournay fait preuve dans sa vie personnelle : entreprendre le chemin des lettres et vivre de ce métier à une époque qui ne réservait que des calomnies aux femmes auteurs. Ensuite, l’assurance de ses propositions dans les domaines littéraire et linguistique sera l’objet de notre analyse. C’est dans un fragment autobiographique publié en 1641, à l’intérieur de la dernière édition de ses œuvres complètes, Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, que Marie nous fournit le peu de renseignements concernant sa jeunesse : Le père mourant jeune, laissa cette fille petite orpheline, mais sa mère lui dura jusque à près de vingt cinq ans : sous laquelle à des heures pour la plupart dérobées, elle apprit les Lettres seule, & même le Latin sans Grammaire & sans aide, confrontant les Livres de cette Langue Traduits en François, contre leurs originaux. Et fit son étude ainsi, tant par l’aversion 22 Giovanna Devincenzo que sa mère apportait en telles choses, que parce que cette autorité maternelle l’emmena soudain après le trépas du père en Picardie à Gournay, lieu reculé des commodités d’apprendre les Sciences par enseignement, ni par conséquence 1 . Par la voie de la réfutation du système éducatif que sa mère avait tenté de lui imposer, la future femme de lettres commence à envisager sa lutte contre une société où la subjectivité féminine est complètement avilie. À la différence de ses sœurs, la jeune Marie refuse l’alternative mariage/ couvent puisqu’elle nourrit déjà l’exigence d’un changement dans la façon de vivre et de penser de son sexe. Après la mort de sa mère, en parfaite cohérence avec ses idées, elle prend alors une décision très courageuse : embrasser la carrière des lettres et vivre de ce travail, à Paris. Or, nous connaissons tous le rôle extraordinaire joué par Montaigne dans le processus de concrétisation des aspirations d’écrivain de Marie de Gournay. La rencontre avec celui qui deviendra son ‹père d’alliance› et la lecture des Essais constituent pour elle une véritable révélation. La jeune femme apprécie énormément la philosophie à la fois hardie et sensée, dont se nourrissent la personnalité et l’œuvre de son père spirituel. Montaigne lui apprend aussi à cultiver le goût pour une langue colorée, chaude et captivante par ses images. Peu à peu, Marie de Gournay devient d’une part, la détentrice quasi exclusive de la mémoire du célèbre écrivain, mais d’autre part, elle arrive aussi à se conquérir progressivement son propre espace d’expression. Ainsi la jeune femme de lettres parvient à se réserver un no man’s land, une zone de silence, autour d’elle et en elle, qui lui permet la création de son propre monument littéraire. En 1597, Marie de Gournay choisit alors de s’installer à Paris où elle désire vivre de son activité d’écrivain. Les quelques notes autobiographiques que l’on a sur elle nous disent que ses seuls revenus, à cette époque, sont représentés à la fois par des pensions royales assez maigres et par des dons en espèce faits par des personnes auxquelles elle écrit des poèmes ou des épigrammes entre 1594 et 1641. Notre femme de lettres est à même de garder les faveurs des gouvernants et elle entrevoit qu’il est fondamental de jouir de l’amitié des gens de lettres de l’époque qui peuvent, à loisir, faire ou défaire sa fortune. C’est pourquoi, elle participe à la vie mondaine en fréquentant, en particulier, le salon de Marguerite de Valois, épouse de Henri IV, dont elle reçoit une pension. Aussi, c’est à l’hôtel de Sens qu’elle rencontre, entre 1 Marie de Gournay, « Copie de la vie de la Damoiselle de Gournay », dans : Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, Paris, J. Du Bray, 1641, p. 992-993. Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque 23 autres, Maynard, Desportes, Régnier, Honoré d’Urfé et c’est ici qu’elle fait la connaissance de Malherbe. La première décennie du XVII e siècle est pour Marie très difficile. Son entrée dans la République des lettres de son temps lui impose une série d’obstacles à la fois psychologiques et sociaux. Armée de son intelligence et de sa plume, elle a le courage d’exprimer ses propres idées en matière de langue, de poésie, de morale s’engageant dans des débats que l’on considérait un terrain exclusif des hommes. Ces choix lui procurent inévitablement les attaques de nombreux détracteurs lui reprochant de se mêler des travaux savants qui seraient bien au-delà des capacités intellectuelles d’une femme. Marie de Gournay est consciente du caractère singulier de ses propositions et cela principalement à cause de la différence entre sa voix, ses points de vue et ce que les femmes font entendre d’ordinaire. Par ses choix, elle s’attache à montrer que c’est seulement à travers l’éducation, voire l’érudition que les femmes seront à même de conquérir leur indépendance. Bien sûr, les héroïnes de cette lutte ne seront pas armées d’épée, mais de leur intelligence. Forte de ses idées, elle entreprend ainsi un parcours d’écriture à la démarche héroïque. Fidèle à l’héritage humaniste, Marie nourrit un goût passionné pour les auteurs de l’Antiquité et elle ne craint pas de manifester son adhésion à ces valeurs, même dans un climat où celles-ci ne sont plus à la mode. C’est notamment contre Malherbe et ses disciples qu’elle se trouve à lutter avec véhémence. Dans ces années, l’influence de Malherbe à la cour est manifeste et ses idées laissent une empreinte dans tout ce que l’on publie à cette époque. Par leur censure linguistique, les Modernes veulent imposer à la langue une norme, une régularité. Aussi, visent-ils à classer les procédés rhétoriques sur la base d’un système de raisonnement logique. Il en résulte que l’œuvre littéraire est, pour eux, le produit de la raison plutôt que de la passion. Et par conséquent, la création poétique est un acte volontaire et réfléchi n’échappant pas au contrôle du rationnel. Tuant toute inspiration, ce qui fait pour eux la qualité majeure du véritable poète est dès lors la ‹pureté› de sa langue. Contre les propos des Modernes, Ogier, Malleville, Colletet, Habert, Régnier et beaucoup d’autres poètes mènent une protestation enflammée en faveur d’une langue poétique riche, libre et variée. Parmi eux, Marie de Gournay trouve une place à elle dans ce combat, se distinguant en particulier par l’audace et la vigueur avec lesquelles elle défend ses convictions. En connaisseur extraordinaire des problèmes du langage, son érudition la pousse à faire œuvre de linguiste. Il s’agit, sans aucun doute, de la première femme qui écrit des traités proprement philologiques en français et qui propose une étude analytique et critique du langage. Dans ce domaine, 24 Giovanna Devincenzo elle se montre plus clairvoyante que bien des linguistes de son époque. Et à partir de 1619, elle va systématiser sa réflexion dans une suite de traités 2 . Pour Marie de Gournay, la rupture avec le passé n’est pas la solution idéale. Son regard va plus loin, jusqu’à rejoindre une position conciliatrice où l’évolution et la conservation de la langue française figurent comme deux principes entremêlés. S’opposant à toute tendance au rétrécissement linguistique, elle « admet qu’on puisse enrichir la langue […] en dépassant la tradition sans pour autant l’abandonner ou la proscrire, comme le font les « modernes » » 3 . Marie lutte pour la sauvegarde de la vitalité et de l’énergie de la langue française. Ennemie résolue de l’épuration linguistique entreprise par la « nouvelle brigue » 4 , elle défend une langue colorée, fraîche et au caractère primesautier. Contre le recours aux « paroles plâtrées de miel » 5 , la véritable douceur des langues consiste, selon ses propres mots, « en un suc pénétrant et vif » 6 . Par conséquent, son écriture participe d’une esthétique privilégiant l’enrichissement de la langue et des moyens d’expression. Contre les Modernes, Marie encourage aussi l’emploi des synonymes, des archaïsmes et des néologismes, prônant la variété et « méprisant tout ce qui est de l’ordre théorique, à ambition généralisante et normative » 7 . Elle veut que la langue partage le caractère héroïque des idées auxquelles elle renvoie, puisque la pauvreté linguistique témoigne de la pauvreté intellectuelle. La richesse de la langue est alors à privilégier plutôt que sa correction grammaticale. En ce sens, elle fait preuve de toute son admiration pour Ronsard, Du Bellay, Montaigne et les poètes de la Pléiade, dont elle a hérité une très haute idée de la création poétique, qu’elle développe par la suite pour son propre compte. La réflexion poétique de Marie de Gournay va 2 « Du Langage François » ; « Consideration sur quelques contes de Cour » ; « Sur la Version des Poetes antiques, ou des Metaphores » ; « Des Rymes » ; « Des Diminutifs François » ; « Deffence de la Poesie et du langage des Poetes » ; « Lettre sur l’Art de traduire les Orateurs » ; « De la façon d’escrire de Messieurs l’Eminentissime Cardinal du Perron et Bertault, Illustrissime Evesque de Seez, qui sert d’advis sur les Poesies de ce volume ». 3 Heinrich Lausberg, « Gournay et la crise du langage poétique », dans : Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, Editions du C.N.R.S., 1974, p. 121. 4 Marie de Gournay, « De la façon d’escrire de Messieurs l’Eminentissime Cardinal Du Perron et Bertaut Illustrissime Evesque de Sées », dans : Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 956. 5 Marie de Gournay, « Deffence de la poësie et du langage des poetes », dans : Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 609. 6 Ibid. 7 Alain Rey, Frédéric Duval, Gilles Siouffi, Mille ans de langue française : Histoire d’une passion, Paris, Perrin, 2007, p. 620. Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque 25 donc, elle aussi, dans la direction de la différenciation et au niveau théorique et au niveau de ses réalisations concrètes. Une fois encore, Marie fait œuvre de pionnière en s’opposant à Malherbe. Pour cette pieuse admiratrice de Ronsard, la poésie est une fureur apollinique. Elle prend la défense des droits du génie et son jugement critique la pousse à trouver inadmissible que l’on attribue du mérite à un poète à cause de la manière dont il rime ou respecte la syntaxe. Ainsi elle réclame pour le poète la liberté totale et aucune contrainte ne doit gêner l’essor de son talent. C’est à ce prix seulement que la poésie pourra prétendre à la grandeur. Contre l’école de la perfection, Marie défend l’école du sublime et de la fantaisie, l’école de la grande poésie, dont Ronsard « est tout désigné pour porter le flambeau » 8 . Elle invite les poètes de son temps à « tracer des Poemes Epiques, ou des Odes moulées sur le pied de Pindare et d’Horace. Car alors verroit-on à bon jeu, ce qu’ils sçavent faire ou non faire » 9 . Sur la base de ces prémisses, on comprend les durs efforts que dut accomplir cette amazone des lettres pour exprimer sa surprenante inclination pour le genre épique dans un siècle qu’elle reconnaît « fort inique juge de la Poesie Heroique » 10 . Ainsi dans la complexe architecture de son œuvre trouvent place des écrits que l’on ne s’attendrait pas d’une femme à cette époque. Par la vigueur de la polémique, l’impétuosité de l’attaque ou de la riposte, la chaleur des idées développées, ces écrits révèlent toute la hardiesse de leur auteur. Ses descriptions des exploits guerriers dans la Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou, et tous les textes qu’elle écrit pour célébrer les victoires royales, font preuve par exemple de sa maîtrise du style majestueux et de son penchant pour le « magnifique, haut et flambant éclat de la Poésie Héroïque » 11 . S’y ajoute que le travail de traductrice représente pour Marie de Gournay une précieuse occasion pour se montrer une fois de plus comme l’héritière des grands humanistes français du XVI e siècle. Pour elle, la traduction permettra à la langue française de prouver ultérieurement sa primauté. Et posant l’accent sur les « ressources de la langue d’accueil » 12 , Marie accorde 8 Michèle Fogel, Marie de Gournay, Paris, Fayard, 2004, p. 245. 9 Marie de Gournay, « Deffence de la Poesie et du langage des Poetes », dans : Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 482. 10 Valerie Worth-Stylianou, « Marie de Gournay traductrice », dans : Marie de Gournay, Œuvres complètes, éd. critique par Jean-Claude Arnould, Évelyne Berriot, Claude Blum, Anna Lia Franchetti, Maire-Claire Thomine, Valerie Worth-Stylianou, Paris, Honoré Champion, 2002, t. I, p. 63. 11 Marie de Gournay, Traité sur la Poésie, op. cit., p. 18. 12 Jean Balsamo, Les rencontres des muses : Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1998, p. 105. 26 Giovanna Devincenzo à cette activité un rôle essentiel dans le processus d’illustration du français qu’elle a entamé. Loin d’être « un labeur misérable, ingrat et esclave » 13 , la pratique traductive est pour notre femme de lettres un travail complexe qui ne requiert pas seulement des compétences techniques, mais surtout la connaissance du « génie particulier de celui qu’on traduit » 14 . Si le traducteur ne possède pas une intelligence harmonique des textes qu’il s’apprête à traduire, peu lui sert la grammaire. En ce sens, Marie se situe sur la voie frayée par ses illustres prédécesseurs pour lesquels « connaître c’[était] traduire » 15 et ses choix en matière de traduction contribuent eux aussi à témoigner de la portée exceptionnelle du parcours littéraire qu’elle a entrepris. En 1619, Marie de Gournay fait paraître à Paris, chez Fleury Bourriquant, des Versions de quelques pièces de Virgile, Tacite et Salluste 16 . L’année suivante dans ses Eschantillons de Virgile 17 , elle donne sa traduction du premier livre de l’Enéide avec des fragments du quatrième qu’elle termine en 1621. De plus, elle adresse à M. de Gelas, évêque d’Agen, les versions de la Harangue de Galba adoptant Pison et du discours de Marius au peuple romain, respectivement de Tacite et de Salluste. Ensuite, paraît la version en français de l’Epître de Laodamie à Protésilas, empruntée aux Héroïdes d’Ovide et de la Seconde Philippique de Cicéron contre Marc-Antoine. Notre traductrice tourne son attention vers ses contemporains aussi, en réalisant la traduction d’une scène de l’Herodes Infanticida, tragédie sacrée de Daniel Heinsius, de la Vie de Socrate de Diogène Laërce et bien évidemment il ne faut pas oublier ses traductions des citations dans les Essais, apport personnel au chef-d’œuvre de son ‹père d’alliance›. L’ensemble du travail de Marie de Gournay dévoile une sensibilité, une vigueur et un pathos tout à fait surprenants. Son expérience a voulu prouver 13 Lettre d’Etienne Pasquier à l’éditeur L’Angelier datant de mars 1594, cit. dans Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique (1968), Paris, Albin Michel, 1995, p. 24. 14 Jean-Marie-Louis Coupé, Les Soirées littéraires, ou Mélanges de Traductions nouvelles des plus beaux morceaux de l’Antiquité ; de Pièces instructives et amusantes, tant françaises qu’étrangères, qui sont tombées dans l’oubli ; de Productions, soit en vers, soit en prose, qui paroissent pour la première fois en public ; d’Anecdotes sur les Auteurs et sur les écrits, etc…, t. 9, À Paris, de l’Imprimerie de Honnert, 1797, p. 184. 15 Charles Brucker, Avant-Propos à « Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance », dans : Actes du colloque organisé par l’Université de Nancy II, 23-25 mars 1995, éd. par Charles Brucker, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 7. 16 Ces versions seront rééditées respectivement en 1626 et en 1634 et, légèrement augmentées, en 1641. La « Version du Sixième Livre de l’Æneide », par exemple, ne se trouve que dans l’édition des Advis de 1641. 17 À Paris, s. éd., 1620. Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque 27 l’aptitude des femmes à penser et à juger et son combat d’arrière-garde a été essentiel pour le passage du français du monde non normé du XVI e siècle au processus de standardisation 18 , ainsi que pour l’évolution de l’histoire de la critique et du goût. Le caractère posthume de ses réflexions et l’anachronisme de sa position, dû uniquement au contexte historique et social qui l’entoure, concourent enfin à faire d’elle une héroïne à laquelle il ne reste qu’espérer la reconnaissance des siècles futurs. 18 À cet égard, cf. Rey, Duval, Siouffi, Mille ans de langue française, op. cit., p. 621, passim.